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Title: Un pari de milliardaires et autres nouvelles
Author: Twain, Mark
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Un pari de milliardaires et autres nouvelles" ***
AUTRES NOUVELLES ***



                       UN PARI DE MILLIARDAIRES

                         _A LA MÊME LIBRAIRIE_


CONTES CHOISIS, traduits par Gabriel de Lautrec et
  précédés d’une étude sur l’humour                 1 vol.

EXPLOITS DE TOM SAWYER DÉTECTIVE, ET AUTRES NOUVELLES,
  traduits par François de Gail                     1 vol.



                              MARK TWAIN


                                  Un

                         Pari de Milliardaires

                         _ET AUTRES NOUVELLES_


                             TRADUITS PAR
                           FRANÇOIS DE GAIL

                           QUATRIÈME ÉDITION

                       [Illustration: colophon]


                                 PARIS
                     SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
                       XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

                                 MCMV



  Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y
                    compris la Suède et la Norvège.



UN PARI DE MILLIARDAIRES


A l’âge de vingt-sept ans j’étais employé chez un courtier en mines de
San-Francisco et, sans me vanter, j’étais très au courant du maniement
des capitaux.

Seul au monde, je ne devais compter pour me sortir de l’ornière que sur
mes efforts personnels, et sur ma bonne réputation; ces deux atouts me
suffisaient d’ailleurs pour me mettre sur le chemin de la fortune, et
j’avais confiance dans l’avenir.

Comme je disposais généralement de mes après-midi du samedi, j’en
profitais pour faire des parties de canotage à la voile tout autour de
la baie. Un jour, je m’aventurai trop loin et fus entraîné vers la haute
mer. La nuit approchait, et je commençais à perdre tout espoir; le
bonheur voulut que je fusse recueilli par un petit brick qui faisait
route sur Londres. Le voyage fut long et tourmenté; on me fit gagner mon
passage en m’employant au service du pont. Quand je descendis à terre
sur le sol anglais, mes vêtements étaient en loques et complètement
usés; pour toute fortune, j’avais un dollar en poche qui me permit de ne
pas mourir de faim le premier jour; je passai le jour suivant sans
manger et sans abri.

Le troisième jour, vers dix heures du matin, exténué et mourant du faim,
je me traînais péniblement dans Portland Place, lorsque je croisai un
bébé qui donnait la main à sa gouvernante; à deux pas de moi il laissa
tomber dans la rigole une magnifique poire à laquelle il avait donné un
petit coup de dent. La vue de ce fruit souillé de boue n’en excita pas
moins ma convoitise; je la dévorais des yeux; l’eau me vint à la bouche
et mon estomac fit entendre à ce moment un appel désespéré. Je mourais
d’envie de ramasser cette poire, mais toutes les fois que j’esquissais
le mouvement de me baisser, je rencontrais le regard indiscret d’un
passant; alors, me sentant pris de honte, je faisais semblant de ne même
pas songer à cette poire. Mon supplice se prolongea si bien que,
finalement, je dus renoncer à ramasser ce fruit. Au moment où mon
désespoir était à son comble et où j’allais transiger avec le sentiment
de honte qui me retenait, une fenêtre s’ouvrit derrière moi et je
m’entendis appeler par un monsieur qui me cria: «Montez par ici, s’il
vous plaît!»

Un valet de chambre en grande livrée m’introduisit dans une pièce
somptueuse où deux messieurs d’un certain âge étaient assis. Ils
renvoyèrent le domestique et me firent asseoir: ils venaient à peine de
terminer leur déjeuner; la vue des restes du festin me tortura plus
encore que la poire de tout à l’heure. Impossible de détacher mes yeux
de cette table appétissante! Pourtant, comme on ne m’invitait pas à
goûter de ces mots, je dus faire tant bien que mal contre fortune bon
cœur.

Avant mon arrivée, il s’était certainement passé entre ces deux
messieurs quelque chose qui m’échappait en ce moment, mais dont je
devais avoir l’explication plus tard. Les deux frères avaient
probablement eu une chaude discussion quelques jours auparavant; pour
trancher la question, ils avaient fait un gros pari, comme tout bon
Anglais qui se respecte!

Vous vous souvenez peut-être que la Banque d’Angleterre avait émis deux
billets d’un million de livres sterling chacun, qui devaient servir à
une transaction internationale; pour une raison quelconque, un seul de
ces billets avait été mis en circulation; l’autre restait dans les caves
de la banque. Or, précisément les deux frères étaient en train de
discuter sur la façon dont se tirerait d’affaire un étranger honnête et
débrouillard à la fois, qui débarquerait sur le pavé de Londres sans un
seul ami, sans autre ressource que ce billet d’un million de livres, et
qui, par-dessus le marché, ne pourrait justifier la provenance de cette
fortune.

Le frère A paria que cet étranger mourrait de faim; le frère B soutint
le contraire; le frère A affirma qu’il ne pourrait présenter ce billet à
aucune banque sans être arrêté immédiatement! La discussion s’échauffait
de plus en plus, lorsque, pour en finir, le frère B paria vingt mille
livres que cet homme pourrait parfaitement vivre un mois sur le crédit
de ce billet d’un million de livres, et l’exhiber partout sans se faire
coffrer. Le frère A accepta le pari; le frère B se rendit sur-le-champ à
la banque pour y acheter le fameux billet; en véritable Anglais, il
tenait «mordicus» à son pari!!

Ensuite, il dicta une lettre à son secrétaire que ce dernier écrivit de
sa plus belle plume; cela fait, les deux frères passèrent un jour à la
fenêtre cherchant à découvrir l’homme intéressant auquel ils pourraient
confier la lettre.

Ils virent défiler bien des passants qui leur parurent honnêtes, mais
pas assez intelligents; sur d’autres physionomies, ils lisaient le
contraire: intelligents, mais pas assez honnêtes. Il fallait de plus que
l’individu en question fût un étranger pauvre et abandonné. Bref, je
leur parus le seul capable de satisfaire à toutes ces conditions, ils me
choisirent à _l’unanimité_, et me jugèrent digne de remplir leur mandat.
Et voilà comment je me trouvais devant ces deux messieurs, en train de
me creuser la tête pour découvrir ce qu’ils pouvaient bien me vouloir!!

Ils commencèrent par me demander qui j’étais, ce que je faisais; je les
mis vite au courant de mon histoire. Ils me déclarèrent finalement que
j’étais bien l’homme qu’ils cherchaient. Très content je leur demandai
en quoi consisterait ma mission: l’un d’eux me tendit une enveloppe, me
disant que j’y trouverais toutes les instructions nécessaires. Je fis
mine de l’ouvrir, mais il me pria de ne pas la décacheter.

--Emportez cette enveloppe, me dit-il, conservez-la chez vous
soigneusement et agissez avec sang-froid, sans précipitation.

Très intrigué, j’aurais voulu tirer cette affaire au clair avant de les
quitter; ils s’y refusèrent.

Je m’en allai donc très offusqué, persuadé que j’étais en butte à
quelque mauvaise plaisanterie de leur part. Mais, après tout, ma triste
situation ne me permettait pas de prendre la mouche et de me venger des
affronts d’un capitaliste!

J’aurais bien voulu maintenant retrouver ma poire, mais elle avait
disparu! Je venais de perdre cette bonne aubaine et les tiraillements de
mon estomac augmentaient encore ma rancune contre ces deux hommes.

Dès que je me sentis un peu loin de leur maison, j’ouvris la fameuse
enveloppe: à ma grande surprise elle contenait de l’argent! Ma colère
s’apaisa immédiatement, je vous en réponds.

En un clin d’œil, j’avais englouti ce billet de banque dans la poche de
mon gilet, et me mettais enquête du restaurant le plus voisin pour
apaiser ma faim.

Je dévorai mon repas à pleines dents! Quand je me sentis complètement
repu, je tirai mon billet de ma poche, et le dépliai. Quelle ne fut ma
stupeur en découvrant qu’il représentait cinq millions de dollars!
C’était à en devenir fou! J’ai dû certainement rester fasciné et plongé
en extase devant ce billet pendant plusieurs minutes, avant de reprendre
le fil de mes idées. Je vois encore d’ici la physionomie du patron du
restaurant: il restait pétrifié, abasourdi, les bras pendants et les
jambes paralysées. Me ressaisissant, je pris le seul parti possible dans
ma situation, et lui tendis nonchalamment mon billet, en disant:

--Faites-moi de la monnaie, je vous prie.

Sortant de son ébahissement, il se confondit en excuses de ne pouvoir
changer ce billet. Il n’osa d’ailleurs pas le toucher, me déclarant
qu’il se contenterait de le regarder avec admiration, que la vue de
cette merveille délectait ses yeux, mais qu’il ne se permettrait jamais,
lui pauvre hère, de porter la main sur cet objet sacré, de peur de le
profaner.

J’insistai à mon tour:

--Ayez l’obligeance de me le changer, car je n’en possède pas d’autre.

Il me répondit que cela n’avait pas la moindre importance; que cette
bagatelle se règlerait à la prochaine occasion.

J’eus beau protester que, peut-être, je m’absenterais... que...

Il ne voulut rien savoir; m’assura qu’il n’était pas inquiet de son
argent, et me déclara même qu’il mettait son restaurant à ma disposition
et qu’il m’ouvrait un compte à crédit illimité. Il ajouta que, si cela
me faisait plaisir, je pouvais évidemment me passer la fantaisie de me
moquer du public en m’habillant de hardes, mais que cela ne
l’empêcherait pas de me considérer comme un parfait gentleman, comme un
millionnaire de haut rang.

Au même moment entra un client; le patron me fit signe de cacher mon
billet; il me reconduisit à la porte avec force «salamalecks». Je
n’avais plus qu’à regagner la maison des deux frères, pour réparer
l’erreur qu’ils venaient de commettre avant que la police ne partît sur
ma piste. C’est ce que je fis de suite. Mais j’avoue que je me sentais
plutôt nerveux, plutôt inquiet; bien qu’au fond je n’eusse rien à me
reprocher. Je devinais parfaitement que mes deux donateurs, en
s’apercevant qu’ils m’avaient confié un billet d’un million de livres
pour un billet d’une livre, avaient dû entrer dans une rage
indescriptible contre moi, au lieu de s’en prendre à leur propre
étourderie, seule responsable de cette bévue. Pourtant, je me calmai en
approchant de leur maison, car je remarquai que tout y paraissait
tranquille: ils n’avaient pas dû s’apercevoir encore de leur méprise! Je
sonnai. Le domestique vint m’ouvrir; je demandai à voir ses maîtres.

--Ils sont tous sortis, me répondit-il, sur le ton que nous connaissons
tous aux domestiques, en pareil cas; ces messieurs sont partis.

--Partis? Mais où?

--En voyage.

--Pour quel endroit?

--Pour le continent, je crois.

--Le continent?

--Oui, Monsieur.

--Dans quelle direction, pour quel port?

--Je n’en sais rien.

--Quand reviendront-ils?

--Dans un mois, m’ont-ils dit.

--Un mois! C’est affreux! Indiquez-moi le moyen de leur faire parvenir
un mot; il le faut absolument.

--Vous m’en demandez trop, car je n’ai pas la moindre idée de l’endroit
où ils se trouvent.

--Ne puis-je pas voir alors un membre de leur famille? c’est urgent!

--Toute leur famille est, je crois, partie avant eux pour l’Egypte et
les Indes.

--Mon garçon, c’est impossible! Ils seront certainement de retour avant
la nuit. Vous leur direz que je suis venu, mais que je reviendrai pour
tout arranger; surtout qu’ils ne s’inquiètent pas.

--Je le leur dirai s’ils reviennent, mais je ne les attends pas. Ils
m’ont d’ailleurs prévenu que vous seriez ici dans une heure pour les
demander, et m’ont chargé de vous dire que tout allait bien, qu’ils
reviendraient au moment voulu et attendraient votre visite.

Après cela je n’avais plus qu’à m’en aller. Quelle énigme que tout cela!
Il y avait de quoi en perdre la tête. Ils ont dit qu’ils seraient là au
moment voulu! Que veulent-ils dire par là? Peut-être leur lettre me
l’expliquera-t-elle; c’est vrai, j’ai oublié de la lire.

Je la sortis de ma poche et lus ce qui suit:

     Vous m’avez l’air d’un homme honnête et intelligent; vous êtes
     certainement un étranger dénué de ressources. Vous trouverez inclus
     une certaine somme. Je vous la prête pour un mois, sans intérêt.
     Revenez ici après trente jours. J’ai engagé un pari à votre sujet.
     Si je le gagne, je vous procurerai la plus belle position qu’il
     sera en mon pouvoir de vous donner; il suffira pour cela que vous
     sachiez vous acquitter de vos fonctions.

Cette lettre ne portait ni signature, ni adresse, ni date. C’était pour
moi une énigme indéchiffrable; je n’y voyais que du bleu. Je n’avais pas
la moindre idée de la tournure que prendrait cette plaisanterie, et me
demandais si on me voulait du bien ou du mal. Je m’écartai dans un parc
voisin et m’assis sur un banc pour méditer sur ma situation.

Après une heure de réflexion, je n’étais pas plus avancé qu’avant.

Au fond, que me voulaient ces deux messieurs? Du bien ou du mal?
Impossible de le deviner. Ils s’amusaient certainement à mes dépens,
dans un but déterminé. J’admets, mais comment percer leurs desseins? Et
ce pari engagé sur mon dos! Mystère, comme tout le reste! Si je demande
à la banque d’Angleterre de porter ce billet au crédit de la personne à
laquelle il appartient, la banque le fera certainement, car elle connaît
le possesseur de ce billet; mais elle ne manquera pas de me demander par
quel hasard je détiens ce billet; si je dis la vérité, on m’enfermera à
l’asile des fous; si je raconte une blague quelconque, on me bouclera en
prison. De toute façon, que j’essaie d’encaisser ce billet ou
d’emprunter de l’argent en l’exhibant, le résultat sera le même: me
voilà bel et bien condamné à trimbaler ce dépôt gênant jusqu’au retour
de ces deux individus et cela, que je le veuille ou non! Ma fortune
passagère ne me sera d’aucune utilité, pas plus qu’une poignée de
cendres; je veillerai sur ce trésor et le couverai des yeux en mendiant
péniblement ma vie.

Impossible pour moi de me débarrasser de cet argent; aucun honnête homme
ne voudrait l’accepter pour me tirer de ce mauvais pas.

Mes deux individus ne risquent rien: car, en admettant que je perde ou
détruise leur billet de banque, ils peuvent immédiatement en arrêter le
paiement, et la Banque leur facilitera la chose. En attendant, je vais
passer un mois odieux, sans le moindre profit pour moi, à moins que je
ne réussisse à lui faire gagner son pari et que je ne mérite la belle
situation qu’il a fait miroiter à mes yeux. Comme je voudrais que cela
m’arrivât! Des gens de cette espèce-là doivent tenir la clef des
positions les plus enviables!

En réfléchissant bien à cette situation, je finis cependant par bâtir
des châteaux en Espagne. Sans aucun doute, on me donnerait la forte
somme; je commencerais à «palper» le mois prochain et, après cela, tout
irait bien pour moi. Pour le moment j’en étais réduit à errer dans les
rues.

La vue d’un magasin de tailleur me suggéra l’idée d’échanger mes
haillons contre un complet présentable.

Je ne le pouvais pas, puisque je ne possédais qu’un million de livres
sterling. J’en mourais d’envie, mais j’eus le courage de passer mon
chemin sans m’arrêter; la tentation me ramena sur mes pas; je passai et
repassai devant le magasin peut-être bien plus de six fois. N’y tenant
plus, j’entrai et demandai s’ils avaient à vendre un vêtement
d’occasion. Le commis auquel j’avais parlé ne me répondit pas et me fit
signe de m’adresser au rayon voisin; là, on m’envoya un peu plus loin,
toujours d’un signe de tête et sans m’adresser la parole.

Ce dernier commis me dit enfin:--Je suis à vous dans un instant. Quand
il eut terminé ce qu’il était en train de faire, il m’emmena au fond du
magasin, s’arrêta devant un tas de vêtements de rebut, choisit le moins
mauvais et me le donna à essayer: il ne m’allait pas; mais comme il me
paraissait à peu près neuf, je me décidai et arrêtai mon choix. Au
moment de prendre mon complet, je demandai timidement à l’employé:

--Verriez-vous un inconvénient à n’être payé que dans quelques jours? Je
n’ai pas de monnaie sur moi.

Le commis me répondit en prenant un air plutôt sarcastique:

--Vous n’avez pas d’argent; je m’en doutais bien; les clients comme vous
n’ont pas l’habitude de porter sur eux de fortes sommes.

Piqué au vif, je repris:

--Mon brave ami, vous ne devriez pas juger les étrangers sur les
vêtements qu’ils portent; je peux parfaitement vous payer ce complet. Je
voulais seulement vous éviter la peine de me faire de la monnaie sur un
gros billet.

Il changea de figure sensiblement, et me dit d’un air narquois:

--Je me permettrai de vous faire observer qu’il ne vous appartient pas
de nous supposer incapables de changer votre billet de banque. Nous
sommes parfaitement en mesure de le faire.

Je lui tendis le billet en disant:--C’est pour le mieux, veuillez donc
m’excuser.

Il reçut l’argent avec un sourire, un de ces sourires larges et béants
qui fendent la bouche jusqu’aux oreilles et vous font immédiatement
penser aux rides cerclées que vous avez remarquées à la surface de l’eau
lorsque vous jetez de grosses pierres dans un étang.

Au moment où il examina le billet, ce sourire se figea sur sa figure et
il pâlit immédiatement; on eût dit qu’un de ces torrents de lave qu’on
rencontre sur les flancs du Vésuve venait de se solidifier sur son
visage. Je n’avais jamais vu un homme aussi complètement pétrifié: il
demeurait stupide et immobile, en extase devant ce billet.

Le patron du magasin s’approcha pour voir ce qui arrivait, et dit:

--Eh bien, qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce qui vous embarrasse!

--Rien, répondis-je; j’attends tout simplement ma monnaie.

--Voyons, dépêchez-vous, Tod; finissez-en et donnez-lui sa monnaie.

--C’est facile à dire, reprit Tod, regardez donc le billet qu’il me
présente.

Le patron du magasin examina le billet, siffla entre ses dents, les yeux
écarquillés, et se dirigea vers la pile des vieux vêtements; il se mit à
les tripoter en les rangeant et en se parlant à lui-même d’un air très
agité:

--Oser vendre une telle défroque à un archi-millionnaire! Tod est fou à
lier, ma parole! Il n’en fait jamais d’autres. Il me fait perdre ma
meilleure clientèle, car il est incapable d’attirer le public, à plus
forte raison un millionnaire. Je vais essayer de réparer sa bévue. Je
vous en prie, Monsieur, débarrassez-vous de ce complet et jetez-le vite
loin de vous. Faites-moi l’honneur d’essayer cette chemise et ce
vêtement. C’est tout à fait ce qu’il vous faut: un riche complet, étoffe
parfaite, de bon goût, coupe à la dernière mode. Ce vêtement m’avait été
commandé par un prince--vous le connaissez sans doute--son Altesse
Sérénissime le Hospodar d’Halifax. Il me l’a laissé pour compte et
s’est commandé un complet de deuil, car sa mère venait de mourir. Mais
peu importe; tenez, le pantalon vous va à ravir; le gilet de même; quant
au veston, c’est tout bonnement une merveille. L’ensemble est parfait;
voyez vous-même, Monsieur, si on peut rêver un plus charmant complet?

Je me déclarai satisfait.

--C’est entendu, Monsieur, vous prenez ce complet comme pis-aller, si je
puis m’exprimer ainsi; mais vous allez voir ce que je vous livrerai sur
commande. Permettez-moi de prendre vos mesures. Tod! de l’encre, une
plume et le carnet. Inscrivez: longueur de la jambe 32; entrejambe 26...
etc.

Avant que j’aie pu placer un mot, il avait pris toutes mes mesures et
commandait pour moi des vêtements de cérémonie, complets du matin,
vestons d’appartement, des chemises, bref un trousseau complet.

Je finis pourtant par lui dire:

--Mais, mon bon Monsieur, je ne puis pas vous payer toute cette
commande, à moins que vous ne consentiez à attendre votre facture
«_indéfiniment_», ou que vous me changiez mon billet.

--Attendre indéfiniment! Vous plaisantez, Monsieur! Mais j’attendrai,
s’il le faut, éternellement! Tod, rassemblez tout ceci et envoyez-la
sans perdre une seconde à l’adresse de monsieur qui voudra bien vous
indiquer où il demeure. Ne craignez pas de faire attendre les autres
clients qui viennent d’entrer et mettez-vous exclusivement aux ordres de
monsieur.

--Je suis en train de déménager, répondis-je; aussi vais-je vous donner
ma nouvelle adresse.

--Parfaitement, Monsieur, comme il vous plaira. Voici la sortie. Au
revoir, Monsieur, au revoir!

Comme bien vous le pensez, je tirai parti de la situation et continuai à
acheter tout ce qui me manquait en essayant de changer mon billet. Au
bout d’une semaine j’étais équipé à neuf, très élégamment, et j’avais
pris pension dans un hôtel somptueux de Hanovre Square. J’y prenais mes
repas du soir, mais pour le déjeuner j’étais resté fidèle à l’humble
gargote de Harris, où j’avais mangé mon premier déjeuner sur
présentation du fameux billet d’un million de livres.

J’étais devenu le «clou» du restaurant et lui valais une vogue immense:
comme une traînée de poudre le bruit s’était répandu que l’individu qui
trimbalait un million de livres dans son gilet était le pensionnaire
assidu de la gargote; cela suffit pour transformer cette pauvre
guinguette, qui faisait péniblement ses frais au jour le jour, en un
restaurant où les pensionnaires affluaient.

Harris m’en sut tant de gré qu’il persuada à ses clients de me prêter de
l’argent; tous s’empressèrent si bien que je reçus des sommes
considérables et pus mener la vie à grandes guides.

J’avais pourtant peur de finir par un beau crac, car, engagé comme je
l’étais, il fallait pouvoir traverser le torrent des difficultés ou se
noyer irrévocablement. Il n’y a rien de tel que le danger d’un désastre
imminent pour donner aux choses et aux situations les plus grotesques un
caractère sérieux et sobre qui va même parfois jusqu’au tragique. La
nuit, dans l’obscurité, je n’envisageais guère que le côté tragique de
ma position; j’en avais des cauchemars, je gémissais, m’agitais et ne
pouvais dormir. Mais, au grand jour, mes idées s’égayaient et je me
promenais d’un pas alerte, grisé en quelque sorte par mon bonheur si
imprévu.

C’était d’ailleurs bien naturel, car je me sentais maintenant en passe
de devenir une des notoriétés de la métropole et mon succès commençait à
me tourner la tête.

Impossible de jeter les yeux sur un journal anglais, écossais ou
irlandais sans tomber sur un article relatif aux faits et gestes du
milliardaire qui porte un million de livres dans la poche de son gilet.
Au début, on me cita au bas de la colonne de la chronique locale; mais,
peu à peu, on me donna le pas sur les chevaliers et les barons; tant et
si bien que, ma notoriété augmentant de jour en jour, je finis par
atteindre le faîte des grandeurs et eus la préséance sur les ducs et les
hauts membres du clergé; seuls, la famille royale et le primat
d’Angleterre passaient avant moi dans les «mondanités». Mais notez bien
que tout ceci n’était que de la pure notoriété; j’aspirais à mieux
encore; il me fallait une renommée universelle. Le coup décisif fut
porté par _Punch_, qui me caricatura, et en un instant je vis mon humble
et périssable notoriété se transformer en une gloire inaltérable; je
venais de recevoir «l’accolade», j’étais maintenant un homme «arrivé»!
On pouvait plaisanter sur mon compte, mais avec respect et sans
grossièreté; on riait de mon aventure, mais personne ne se serait avisé
de se moquer de moi.

_Punch_ me représenta sous les traits d’un vagabond couvert de haillons,
en train de bavarder avec un garde de la Cour de Londres.

Vous imaginez-vous l’affolement que j’éprouvai? Moi, pauvre diable
auquel personne ne faisait attention hier, je devenais subitement le
point de mire universel; impossible de dire un mot sans qu’il fût
répété de bouche en bouche; impossible de remuer une jambe sans entendre
autour de moi: «Tenez, le voilà, il va par là.» Pendant mes repas, on me
regardait comme une bête curieuse; à l’Opéra, mille lorgnettes étaient
braquées sur ma loge. Bref, je nageais littéralement au milieu de la
gloire et cela du matin au soir.

Malgré tout, je n’avais pas complètement renoncé à mes vieux vêtements,
et, de temps à autre, je sortais dans mon piteux accoutrement des
premiers jours faire des emplettes et encourir les rebuffades des
marchands. Je me payais alors le plaisir d’estomaquer mon monde avec mon
billet d’un million.

Mais cela ne dura pas, car les journaux illustrés me croquèrent si
fidèlement qu’il me fut impossible de sortir sans être reconnu et suivi
par la foule; dès que je tentais de faire le moindre achat, on m’offrait
à crédit le magasin tout entier avant même que j’aie eu le temps
d’exhiber mon billet.

Sur ces entrefaites, je trouvai convenable d’aller remplir mes devoirs
de bon patriote en me présentant au ministre d’Amérique. Il me fit un
accueil des plus chaleureux, me reprocha de n’être pas venu le voir
plutôt, ajoutant très aimablement que la meilleure façon de réparer mon
oubli était de venir dîner chez lui le soir même, il avait précisément
une grande réunion et me pria avec insistance de prendre la place d’un
de ses invités indisposé au dernier moment. J’acceptai, et nous
engageâmes la conversation; je lui rappelai que mon père et lui avaient
été camarades d’école dans leur enfance, qu’ils s’étaient ensuite
retrouvés à l’Université de Jale et avaient conservé des relations
intimes jusqu’à la mort de mon père.

En souvenir de cette amitié, il me dit que sa maison m’était grande
ouverte et que je lui ferais plaisir en venant toutes les fois que je
pourrais.

Au fond j’étais ravi de cette bonne hospitalité, car la protection du
ministre pouvait m’être d’un grand secours le jour où le vent tournerait
et où le «crac» se produirait contre moi.

Maintenant et au point où j’en étais, je ne pouvais pas décemment me
déboutonner devant lui en le mettant au courant de ma situation; je
n’eus pas hésité à le faire il y a quelques jours, mais aujour’hui je me
sentais trop bien engagé, et puis, pourquoi hasarder une révélation
aussi importante à un ami de la veille?

En y réfléchissant, mon avenir ne me paraissait pourtant pas si assuré:
jusqu’à présent mes emprunts étaient modérés et ne dépassaient pas mes
appointements. Naturellement, je ne connaissais pas encore à combien
s’élèveraient ces appointements, mais j’avais tout lieu de supposer que
si je faisais gagner à mon bienfaiteur son pari, il m’assurerait une
belle situation, pourvu, bien entendu, que je sois à la hauteur de ma
tâche.

J’étais sûr de cette dernière condition et je pouvais répondre de ma
compétence: je gagnerais certainement mon pari, car j’avais toujours été
veinard.

J’estimais mes appointements à un chiffre variable de six cents à mille
livres par an; admettons six cents livres pour la première année avec
augmentation progressive, proportionnée à mon mérite. Pour le moment
j’étais endetté d’une somme équivalente à ma solde de première année,
car, bien que tout le monde ait rivalisé d’empressement pour me prêter
de l’argent, j’avais pu restreindre mes emprunts à trois cents livres;
les autres trois cents livres représentaient le montant de mes
acquisitions et le fonds de réserve nécessaire à ma subsistance pour
l’année. J’avais bien l’intention de ne pas dépenser plus que mes
appointements de la deuxième année, pendant les dernières semaines du
mois; mais, pour cela, il me fallait ouvrir l’œil, me montrer prudent et
économe.

A la fin du mois, mon bienfaiteur devait revenir de son voyage; tout
irait bien pour moi à ce moment-là: je répartirais entre mes créanciers
le montant de ma solde de deux années et prendrais immédiatement
possession de mes fonctions.

Le dîner fut des plus brillants et comportait quatorze
convives: le duc et la duchesse de Shoreditch; leur fille, lady
Anne-Grace-Eleonore-Celeste de Bohun; le comte et la comtesse de
Newgate; le vicomte Cheapside; lord et lady Blatherskite. D’autres
invités moins «gratin». Enfin, le ministre, sa femme et sa fille, et une
amie de sa fille nommée Partia Laugham, délicieuse jeune fille de
vingt-deux ans dont je tombai amoureux en moins de deux minutes; je dois
avouer que je lui inspirai la même passion (c’était d’ailleurs visible à
l’œil nu).

Pendant que tout le monde était réuni au salon et échangeait des
salamalecks en attendant le dîner, un domestique annonça: Mr Lloyd
Hastings.

Après avoir salué le maître et la maîtresse de maison, Hastings
m’aperçut et vint droit à moi en me tendant la main, mais il s’arrêta
net au moment de serrer la mienne et me dit d’un air très embarrassé:

--Je vous demande pardon, Monsieur, je croyais vous connaître.

--Mais vous me connaissez parfaitement, vieil ami.

--Non, que je sache. Seriez-vous par hasard le... le...?

--Le phénomène au fameux gilet! Vous l’avez dit, n’ayez peur de
m’appeler par mon surnom; j’y suis habitué.

--Quelle bonne surprise, par exemple! J’ai bien vu deux ou trois fois
votre nom agrémenté de ce surnom, mais il ne pouvait pas me venir à
l’esprit que vous étiez ce Henry Adams auquel on faisait allusion. Il y
a à peine six mois, vous étiez commis chez Blake Hopkins à
San-Francisco, et travailliez des heures supplémentaires la nuit pour
m’aider à mettre en ordre et vérifier la comptabilité de la Gould Curry
Extension. Vous voilà maintenant à Londres, un colossal millionnaire et
une grande célébrité?--C’est à se demander si nous sommes en plein conte
des Mille et une Nuits. Mon cher, je crois rêver; ne vous étonnez pas
s’il me faut quelques instants pour revenir de ma stupéfaction.

--Je suis aussi ébahi que vous, Lloyd, et n’y comprends plus rien
moi-même.

--J’en reste tout «baba», mon cher; et dire qu’il y a juste trois mois
aujourd’hui nous dînions ensemble à la gargote des mineurs!

--Vous vous trompez, c’était au What Cheer.

--Ah oui, parfaitement; au What Cheer; nous nous sommes rencontrés là à
deux heures du matin; nous avons pris une côtelette et du café pour nous
remettre d’un labeur pénible de six heures passées sur les comptes de
l’Extension; j’avais même essayé de vous persuader de me suivre à
Londres, en vous promettant d’obtenir votre congé et de subvenir aux
frais du voyage; je vous garantissais une part des bénéfices si notre
affaire réussissait. Vous m’avez envoyé promener, me prédisant que je
ferais un fiasco complet et alléguant que vous ne vouliez pas courir le
risque de lâcher la proie pour l’ombre.

Et maintenant, nous voici pourtant ici! C’est à n’y pas croire.
Dites-moi ce qui vous a amené à Londres, et quelle circonstance vous a
si brillamment mis le pied à l’étrier?

--Oh! le simple fait du hasard. C’est un long roman à vous raconter,
presque un problème. Je vous mettrai au courant de tout cela, mais pas
maintenant.

--Quand donc?

--A la fin du mois.

--Comment, il me faudra encore attendre plus de quinze jours? C’est une
dure épreuve pour ma curiosité. Voyons, promettez-moi votre récit pour
dans huit jours.

--Impossible. Vous verrez pourquoi. Mais à propos, comment vont vos
affaires?

Sa physionomie changea en un clin d’œil et il me dit avec un profond
soupir:

--Vous étiez un vrai prophète, Hal, un vrai prophète. Si seulement je
n’étais pas venu ici! J’aime mieux me taire à ce sujet, voyez-vous.

--Au contraire, confiez-moi votre déception. Venez chez moi ce soir,
après cette réception, et racontez-moi ce qui vous arrive.

--Vraiment? Vous croyez? et ce disant ses yeux se remplirent de larmes.

--Oui, je veux que vous ne me cachiez rien.

--Ah! merci. Je trouve donc encore une âme compatissante, un cœur
généreux qui s’intéresse à mes affaires! Je devrais vous remercier à
genoux.

Il saisit ma main et la pressa fortement.

Il paraissait tout réconforté et décidé à être très gai pendant le
dîner; ce dernier se fit attendre. Il arriva ce qui est inévitable avec
ce déplorable et navrant système anglais qui fait passer avant tout la
question de préséance; on ne dîna pas pour ne pas enfreindre le
protocole. Les Anglais d’ailleurs prennent toujours la précaution de
manger chez eux lorsqu’ils sont invités à dîner, car ils se méfient du
tour; ils devraient bien avertir les étrangers qui donnent en plein dans
le panneau.

Naturellement, ce dîner manqué ne fut une surprise pour aucun de nous,
qui connaissions ces louables habitudes anglaises; mais Hastings, qui
n’était pas initié à ce genre de facétie, trouva la plaisanterie de fort
mauvais goût.

Nous offrîmes nos bras aux charmantes invitées pour nous diriger vers la
salle à manger: là, les discussions commencèrent. Le duc de Shoreditch
réclama pour lui la préséance et la présidence de la table, alléguant sa
qualité de délégué du roi; il devait avoir le pas sur un ministre qui ne
représente, somme toute, que la nation.

Je ne cédai pas, bien décidé à maintenir mes droits: dans tous les
journaux mondains, je prenais rang avant les ducs, à l’exception de ceux
de la famille royale. J’avais donc le pas aujourd’hui sur le duc de
Shoreditch et je m’empressai de le faire observer.

La discussion dura tant et si bien qu’il fut impossible de trancher la
question; nous avions d’ailleurs tous deux usé d’arguments probants;
lui, essayant d’invoquer à tort sa naissance et sa descendance directe
de Guillaume le Conquérant, moi, me déclarant très proche parent d’Adam
(comme mon nom l’attestait); lui, somme toute, n’appartenait qu’à une
branche collatérale très récente.

En fin de compte, nous remontâmes au salon sans avoir dîné, avec le même
cérémonial que tout à l’heure: là, un lunch debout nous attendait; nous
pûmes attraper des sardines et quelques fraises, et les manger sans nous
occuper cette fois de l’étiquette et de la préséance; en pareil cas le
procédé employé est bien simple: pour couper court aux tergiversations,
les deux invités du plus haut rang jettent en l’air un shilling; celui
qui gagne a droit à la fraise, l’autre prend le shilling; les deux
suivants font la même chose; les autres les imitent jusqu’à extinction.

On apporta ensuite des tables et nous entamâmes tous une partie de
cribbage: la mise était de 50 centimes. Les Anglais ne considèrent pas
le jeu comme un simple amusement; il faut qu’ils gagnent ou perdent
quelque chose (peu importe quoi), sans cela ils ne toucheraient jamais
une carte.

La partie fut des plus agréables, au moins pour miss Laugham et moi; sa
présence me troublait tellement que je fus incapable de compter mes
levées et que je ne m’apercevais même pas quand je retournais un atout.
J’étais sûr de perdre dans ces conditions et comme d’ailleurs la jeune
fille n’avait pas plus la tête au jeu que moi, nous faisions deux
pitoyables partenaires. Nous ne savions qu’une chose: c’est que nous
étions au comble du bonheur, au sixième ciel, et que nous ne voulions
pas en descendre.

J’eus le courage de lui avouer mon amour; oui, j’eus cette force de
volonté! A ma déclaration, elle rougit jusqu’à la racine des cheveux,
mais me répondit d’un air radieux, qu’elle aussi m’aimait.

Oh, quelle délicieuse soirée! Toutes les fois que je marquais un point,
j’ajoutais un petit mot à son intention; à son tour, elle comptait les
levées en ripostant gentiment. Je ne pouvais plus dire un mot, sans
ajouter: «Que vous êtes délicieuse!» Elle reprenait: «Quinze deux,
quinze quatre, quinze six, et une paire font huit, et huit font seize.
C’est bien cela, n’est-ce pas?» Et, ce disant, elle me regardait de côté
à travers ses jolis cils blonds. Dieu, qu’elle était délicieuse et fine
pendant cette partie!

Je fus très loyal et droit vis-à-vis d’elle, et lui déclarai que je ne
possédais pas un sou vaillant en dehors du fameux billet d’un million de
livres dont elle avait tant entendu parler. J’ajoutai naturellement que
ce billet ne m’appartenait pas: mon aveu ne fit que piquer sa curiosité;
elle me demanda de lui raconter mon histoire sans omettre un détail; mon
récit la fit tordre de rire.

Je me demande ce qu’elle pouvait bien trouver de si risible à mon
aventure? A chaque nouveau détail, son hilarité augmentait et je dus
plusieurs fois interrompre mon récit pour lui permettre de reprendre
haleine.

Ce rire devenait inquiétant! J’ai bien vu des gens pris de fou-rire,
mais jamais en entendant le récit d’une histoire aussi triste et
d’aventures aussi désagréables pour celui qui est en cause.

Malgré cela je l’aimais à la folie, enchanté de voir qu’elle savait tout
prendre du bon côté; une femme de cette heureuse trempe de caractère me
serait des plus précieuses, au train où marchaient mes affaires!

Je lui dis naturellement que j’avais déjà dépensé par anticipation deux
années de mes appointements; elle me répondit que cela lui était égal,
pourvu que je susse modérer mes dépenses et que je n’empiétasse pas sur
ma troisième année de solde.

Elle parut pourtant un peu préoccupée et me demanda si je ne me trompais
pas, et si j’étais bien sûr du chiffre des appointements que je devais
toucher la première année. Cette question, quoique pleine de bon sens,
me donna un peu à réfléchir sur ma situation, mais elle me suggéra en
même temps cette heureuse réponse:

--Portia, ma chère Portia, consentiriez-vous à m’accompagner le jour où
je dois avoir un entretien avec mes deux bienfaiteurs?

Elle hésita un instant, puis me répondit:

--Pourquoi pas, si ma présence doit vous encourager ou vous servir en
quoi que ce soit. Cependant, ce ne serait peut-être pas très convenable,
qu’en dites-vous?

--C’est bien mon avis, au fond: mais voyez-vous, cette entrevue doit
avoir une telle importance pour notre avenir, que...

--Entendu, j’irai avec vous; tant pis pour le «qu’en dira-t-on?», me
répondit-elle, dans un élan sublime d’enthousiasme. Je serais si
heureuse de vous rendre service!

--Me rendre service, ma chérie? Mais c’est vous qui jouerez le rôle
principal dans cette entrevue. Vous êtes si jolie, si délicieuse, si
captivante, que votre seule présence va faire doubler mes
appointements: devant vous, mes deux vieux milliardaires n’oseront pas
marchander mes services.

Ah! si vous aviez vu son joli teint s’illuminer et ses yeux briller de
joie, quand elle me répondit:

--Vilain flatteur; dans tout ce que vous venez de dire, il n’y a pas un
mot de vrai! J’irai quand même avec vous, ne fût-ce que pour vous
prouver que tout le monde ne me voit pas avec les mêmes yeux que vous.

Ces paroles me réconfortèrent si bien et dissipèrent si complètement mes
doutes que, dans mon for intérieur j’estimai mes appointements de la
première année à un minimum de douze mille livres. Je ne fis pas part à
Portia de mes espérances bien fondées, préférant lui ménager cette bonne
surprise.

En rentrant chez moi, tout le long du chemin, j’étais passablement dans
les nuages; Hastings parlait, mais bien en pure perte, car je ne lui
répondis pas un traître mot. Quand nous entrâmes dans mon petit salon,
il s’extasia sur le confort et le luxe de mon installation:

--Oh, mon cher, laissez-moi m’arrêter pour admirer à mon aise votre
palais, car c’en est un véritable! Rien n’y manque, depuis le foyer, gai
et hospitalier, jusqu’à la table engageante et copieusement servie.--La
vue de cet intérieur somptueux ne me révèle pas seulement l’étendue de
vos richesses; elle me pénètre jusqu’à la moelle des os, jusqu’au plus
intime de mon être, en me convainquant de ma pauvreté, de mon infime et
trop réelle misère.

Que le diable l’emporte avec son compliment! Il me tira de ma torpeur et
me rappela soudain que tout cet édifice somptueux était bâti sur terrain
creux, sur une couche de sol à peine épaisse d’un centimètre, et minée
par un cratère.

Je ne m’aperçus que trop que je rêvais, complètement perdu dans les
nues.

Oui, voilà bien la triste réalité de ma situation: des dettes, rien que
des dettes; pas un sou vaillant devant moi; une délicieuse jeune fille
m’offre son cœur, trésor incomparable, moi, de mon côté, je ne puis
mettre en ligne que des appointements plus que problématiques! C’est
bien fini; je suis ruiné, perdu à tout jamais!

--Mais, Henri, reprit mon ami, une simple parcelle de vos revenus
quotidiens suffirait à...

--De mes revenus quotidiens? Tenez, asseyons-nous en face de cette
bouteille de vieux whisky et causons; mais, au fond, peut-être avez-vous
faim? Asseyez-vous en tout cas.

--Je n’ai pas faim et me sens peu d’appétit ces jours-ci; mais, je veux
bien boire avec vous et même je vous assure que je vous tiendrai tête
dignement.

--Entendu, je suis votre homme. Commençons, mais, pour nous mettre de
bonne humeur, dévidez-moi votre histoire.

--Dévider mon histoire, quoi? Encore une fois?

--Comment, encore? Que voulez-vous dire par là?

--Je vous demande si vous voulez l’entendre encore une fois?

--L’entendre encore une fois; mais vous plaisantez.--Voyons, mon cher,
ne vous servez pas de pareilles rasades; vous n’en avez certes pas
besoin.

--Décidément, Henri, vous m’inquiétez! Vous n’avez pas l’air de vous
douter que je vous ai raconté toute mon histoire en venant ici.

--Vous?

--Oui, moi.

--Je veux bien être pendu si j’en ai compris un traître mot.

--Henri, voyons, tu deviens fou! Je me demande ce qui te passe par la
tête, depuis ta réception chez le ministre?

Prompt comme l’éclair je lui répondis par cet aveu:

--Ce qui me passe par la tête? la plus délicieuse jeune fille que j’aie
jamais vue; et, qui plus est, son cœur m’appartient.

En entendant cette révélation, il bondit sur moi, me prit les mains et
les secoua à me rompre les os; cette fois, il me pardonna de n’avoir pas
écouté son histoire pendant que nous cheminions ensemble.

En brave ami résigné qu’il était, il s’assit et en recommença le récit;
voici en deux mots l’exposé de ses vicissitudes:

Il était venu en Angleterre pour lancer une affaire qu’il croyait
excellente: il s’agissait de placer des actions et pour le compte des
propriétaires de la mine connue sous le nom de Gould Curry Extension.
Ces actions représentaient un capital d’un million de dollars; tout ce
qu’il obtiendrait en plus serait du boni pour lui et lui appartiendrait.

En se donnant un mal énorme, en jouant de tous les expédients honnêtes
et malhonnêtes, il avait dépensé tout ce qu’il possédait sans pouvoir
trouver un seul capitaliste décidé à accueillir ses propositions. Et
pour comble de malheur il lui faudrait rendre compte de sa mission à la
fin du mois. Il était bel et bien ruiné!

Tout d’un coup il se mit à sauter en l’air et me cria:

--Henri, vous pouvez me tirer de cette impasse! Vous seul pouvez sauver
ma situation. Le voulez-vous?--Dites, répondez-moi vite?

--Dites-moi comment, mon cher; parlez vite.

--Donnez-moi un million et mon passage pour l’Amérique; en échange je
vous abandonne toutes les actions de la mine. Voyons, acceptez-vous?

A cette proposition, je sentis mon sang se glacer dans mes veines;
j’avais envie de lui crier:

--Mais, mon pauvre Lloyd, vous oubliez que je suis moi-même un panné, un
pauvre diable sans un sou vaillant et pourri de dettes!

Pourtant, je fis bonne contenance et j’essayai de maîtriser mon émotion
en serrant fortement la mâchoire; tel un capitaliste sûr de lui-même, je
lui répondis avec un aplomb imperturbable:

--Eh bien, oui, Lloyd, je vous sauverai.

--Oh! merci mille fois, mon cher ami; mon bonheur est désormais assuré.
Si seulement je pouvais...

--Laissez-moi achever, Lloyd. Je vous sauverai, mais à ma façon; car je
veux que maintenant vous n’ayez plus à courir le moindre risque. Je n’ai
pas besoin d’acheter des mines; je préfère au contraire laisser en
circulation mes capitaux; mon crédit n’en sera que plus grand à Londres.
Voici donc ce que je vais faire: je connais la mine dont vous parlez et
suis édifié sur son immense valeur; je peux donc en répondre les yeux
fermés. Vous allez vendre dans la quinzaine pour trois millions
d’actions comptant en vous servant de mon nom; après cela nous ferons la
répartition des actions.

Mon idée lui sourit tellement qu’il se mit à danser une sarabande folle;
dans sa joie, il aurait tout brisé autour de lui si je n’avais apporté
bon ordre à son délire en le ligotant.

Il se calma enfin, disant d’un air béat:

--Moi, me servir de votre nom! mais est-ce bien possible? Ces riches
Londoniens vont se précipiter chez moi pour attraper des actions; ce
sera une vraie course au clocher. Ma fortune est faite maintenant et
assurée; mais soyez tranquille, je n’oublierai jamais que je vous dois
mon bonheur, ça, je vous le jure.

En moins de vingt-quatre heures tous les richards de Londres furent sur
pied et vinrent chez moi: je les reçus en leur disant tout bonnement:
«C’est vrai, je lui ai permis de se recommander de moi. Je le connais,
et j’estime sa mine à sa juste valeur; lui, est un homme de tout repos;
quant à sa mine, elle vaut dix fois ce qu’il en demande.»

Pendant tout ce joyeux temps, je passais mes soirées chez le ministre
auprès de ma chère Portia; je ne lui parlai pas de la mine, voulant lui
ménager une surprise. Nous filions le parfait amour, causant avenir,
bonheur, carrière, appointements, amour; bref forgeant mille projets.
Vous ne vous figurez-pas, mon cher, combien tout cela intéressait la
femme du ministre et sa fille; toutes deux s’ingéniaient à détourner
l’attention du ministre pour l’empêcher d’interrompre mon récit.

Les deux dames étaient délicieuses de finesse.

A la fin du mois, j’avais un million de dollars à mon crédit, réparti
entre les banques de Londres et celles du Comté. Hastings comme moi
était ravi. Correctement vêtu, je me fis conduire en voiture à la maison
de Portland Place et m’assurai par une inspection rapide de l’extérieur
de l’hôtel que mes deux individus étaient de retour; de là, je retournai
chez le ministre pour chercher ma chère Portia; nous repartîmes en
voiture pour Portland Place et causâmes appointements tout le long de la
route. Cette question brûlante donnait à sa beauté un caractère
particulier; la voyant si fiévreuse et en même temps si irrésistible, je
ne pus m’empêcher de lui dire.

--Ma chérie, vous êtes si ravissante qu’on n’osera jamais m’offrir moins
de trois mille dollars par an.

--Henri, Henri, reprit-elle, vous n’y songez pas.

--Laissez-moi faire et fiez-vous à moi; avec des yeux comme les vôtres,
tout ira pour le mieux, j’en réponds.

Malgré mon affirmation, elle n’était pas convaincue et je dus remonter
son courage tout le long de la route.--Elle ne cessa de me dire:

--Henri, n’oublions pas que si vous demandez trop, on ne vous accordera
pas d’appointements. Que deviendrons-nous alors, sans aucune ressource,
sans possibilité de gagner notre vie?

Nous fûmes reçus par le même domestique qui m’avait ouvert la porte il y
a un mois, et je me trouvai en face des deux mêmes individus. Ils
regardèrent avec surprise la ravissante créature qui m’escortait, mais
je leur dis sans hésiter:

--Cette jeune fille, Messieurs, est mon futur soutien, mon compagnon
dans la vie.

Puis je présentai ces messieurs à Portia en déclinant leurs noms et
qualités. Ils n’en parurent même pas surpris; ils me croyaient sans
doute capable de consulter le «Bottin de Londres».

Ils nous firent très aimablement asseoir et redoublèrent d’empressement
autour de Portia pour la mettre à l’aise.

Je pris la parole et dis:

--Messieurs, je viens vous rendre compte de mon mandat.

--Nous serons enchantés de vous entendre, reprit mon bienfaiteur, car il
nous tarde de savoir qui de nous deux, mon frère Abel ou moi, a gagné
son pari. Si vous me faites gagner, vous aurez tout ce qu’il est en mon
pouvoir de vous donner.--Avez-vous le billet d’un million de livres?

--Le voici, Monsieur, répondis-je en le lui tendant.

--J’ai gagné, hurla-t-il, en tapant dans le dos d’Abel. Qu’en
dites-vous, mon frère?

--Je dis que c’est bien le même billet, et que je perds bel et bien
vingt mille livres. Je ne l’aurais jamais cru.

--Ce n’est pas tout, Messieurs, ajoutai-je: j’ai encore une très longue
histoire à vous raconter. Il faut que vous me laissiez revenir pour vous
narrer mes hauts faits pendant ce mois; cela en vaut la peine, je vous
assure. En attendant, regardez ceci:

--Quoi? Un certificat de dépôt de deux cent mille livres; et à votre
nom?

--Oui, et à mon nom! J’ai gagné cette fortune en me servant pendant
trente jours de la petite somme que vous m’aviez prêtée. Et, chose
curieuse, je ne m’en suis servi que pour acheter diverses bagatelles et
pour demander de la monnaie, du reste sans succès.

--Ça, mon cher, c’est renversant. Vous êtes un homme de premier ordre.
Ce que vous dites est vrai?

--Absolument vrai, et je vais vous le prouver.

Portia, elle aussi, n’en revenait pas; ouvrant des yeux comme des portes
cochères, elle me demanda:

--Voyons, Henri, cet argent est bien à vous? Mais vous m’avez raconté
des balivernes?

--J’en conviens, ma chérie; mais vous allez me pardonner, je suppose?

Elle fit la moue et me répondit:

--Ce n’est pas si sûr que cela; vous êtes un mauvais drôle de vous
moquer de moi ainsi.

--Voyons, ma chère Portia, ne vous fâchez pas; j’ai voulu plaisanter et
rien de plus. Maintenant, allons-nous-en.

--Non, non, attendez, me dit mon bienfaiteur. Vous oubliez la situation
que je vous ai promise.

--Ah! oui, c’est juste? Je vous remercie de tout mon cœur; mais,
vraiment, je n’en ai pas besoin.

--Rappelez-vous que je vous offre tout ce qu’il est en mon pouvoir de
mettre à votre disposition.

--Merci mille fois; merci encore; vos offres, même les plus généreuses,
ne sauraient me tenter.

--Henri, vous me confondez. Vous remerciez à peine votre excellent
bienfaiteur; laissez-moi au moins le faire pour vous et lui témoigner
notre gratitude.

--Je veux bien, ma chère; je vous délègue mes pouvoirs; voyons, comment
allez-vous vous y prendre?

Elle se leva, marcha droit vers le vieux monsieur, s’assit sur ses
genoux, passa ses bras autour de son cou et l’embrassa à pleine bouche.
Au même instant les deux frères éclatèrent de rire à l’unisson. Moi, je
restais pétrifié, absolument médusé, comme bien vous le pensez. Portia
cria de sa jolie voix claire:

--Papa, il vous dit que vous n’avez rien d’assez bien à lui offrir comme
situation! C’est un soufflet pour moi.

--Comment, ma chérie, repris-je, vous l’appelez papa?

--Mais oui, je vous présente mon beau-père, et un beau-père que j’adore.
Vous comprenez, maintenant, pourquoi je me tordais de rire, lorsque vous
m’avez raconté à la réception du ministre, ne connaissant pas ma
parenté, comme quoi la combinaison de mon père et de l’oncle Abel vous
mettait dans un pétrin complet?

A ces mots, je parlai sans détours, bien décidé que j’étais à frapper
droit au but:

--Maintenant, mon cher Monsieur, permettez-moi de retirer ce que je
viens de dire. Il y a une situation que j’accepte de vous immédiatement.

--Laquelle?

--Celle de votre gendre.

--Parfait, parfait. Mais je dois vous faire remarquer que, n’ayant
jamais rempli les fonctions de gendre, vous allez vous trouver très
embarrassé pour me fournir des certificats «ad hoc».

--Cela ne fait rien; prenez-moi à l’essai, je vous en conjure; ne fût-ce
que pour trente ou quarante ans. Si après cela je...

--Eh bien, soit! C’est entendu. Je vous accorde cette petite faveur.
Emmenez Portia; elle est à vous.

Inutile de me demander si nous étions heureux! Portia et moi, nous nous
sentions transportés au sixième ciel. Quand Londres eut vent de mon
histoire, un jour ou deux plus tard, et qu’on connut mes pérégrinations
avec le fameux billet de banque, vous devinez d’avance si la fin de mon
aventure fit les frais de toutes les conversations. On jacassa beaucoup
sur notre compte.

Mon beau-père reporta ce cher billet de banque à la banque d’Angleterre
et l’encaissa; celle-ci, par une attention très délicate, annula le
billet et en fit cadeau à mon beau-père. Le jour de notre mariage, le
père de Portia nous offrit ce billet à tous les deux; depuis ce jour,
vous pouvez le voir soigneusement encadré, pendu dans notre chambre à
coucher. Et je vous assure que je le vénère, ce morceau de papier, lui
qui m’a valu ma chère Portia!

Sans lui, en effet, je ne serais peut-être pas resté à Londres, je
n’aurais jamais été admis à la réception du ministre; par conséquent, je
n’aurais pas vu Portia.

Aussi je ne cesse de répéter à mes amis:

--Vous voyez bien ce billet d’un million de livres! Il ne m’a servi qu’à
faire une seule emplette dans ma vie, mais cette emplette, je ne l’ai
même pas payée le dixième de sa valeur réelle.



UNE PÉTITION A LA REINE D’ANGLETERRE


                                              Hartford, le 6 nov. 1887.

        Madame,

Votre Majesté se rappelle sans doute qu’en mai dernier Mr Edward Bright,
attaché au ministère de l’Intérieur, m’écrivit au sujet d’une taxe que
je devais, paraît-il, acquitter à votre gouvernement pour la publication
de mes livres à Londres. Cette taxe n’était autre chose qu’un impôt sur
mes droits d’auteur.

Je ne connais pas ce Mr Bright, et il m’est difficile dans ces
conditions de correspondre avec lui, j’ai d’ailleurs toujours habité
dans ce pays. La première partie de ma vie, pendant les années qui
précédèrent la guerre, s’est écoulée à Marion, état de Missouri, la
seconde à Hartford, état de Connecticut, près de Bloomfield, à environ
huit milles de Jarmington. Certains estiment cette distance à neuf
milles; je ne partage pas cet avis, car j’ai fait constamment le trajet
en moins de trois heures, et le général Hawley prétend même l’avoir
parcouru en deux heures et quart.

Je me suis donc permis d’écrire à Votre Majesté, bien que je n’aie pas
l’honneur de la connaître personnellement, et j’ose espérer que, dans
une circonstance comme celle-ci, Votre Majesté voudra bien m’excuser
d’implorer son appui en m’adressant au chef de la famille royale. J’ai
déjà eu l’honneur de rencontrer le Prince de Galles en 1873, dans une
circonstance des plus imprévues:

C’était dans Oxford Street, au coin de Régent Circus; le Prince
descendait la rue à la tête d’une procession, tandis que je la remontais
en sens contraire, sur l’impériale d’un omnibus. Le prince a
certainement dû me remarquer, car je portais un pardessus gris à pattes,
et j’étais presque seul dans l’omnibus. Quant à moi, je me souviens de
cette rencontre comme si j’avais vu passer la comète.

Le prince paraissait très gai et satisfait de vivre. Le contraire serait
d’ailleurs surprenant.

Un jour, j’allai rendre visite à Votre Majesté, mais Elle était sortie.
Cela n’a pas d’importance, et peut arriver à tout le monde.

Il me semble que je me suis un peu éloigné de mon sujet; j’y reviens
donc avec votre permission. Le jeune Bright écrivit à mes éditeurs de
Londres, Chatto Windus,--(leur maison est à gauche lorsque vous venez de
Piccadilly, un peu plus haut que le magasin de musique)--il leur écrivit
pour leur réclamer une taxe sur les droits d’auteurs de quelques
écrivains étrangers tels que: Miss de la Ramée (Ouida), le Dʳ Oliver
Wendell Holmes, Mr Francis Bret Harte et Mr Mark Twain. Chatto Windus
réussirent à esquiver cette taxe pour les autres, mais ils échouèrent
pour moi. Alors, le jeune Bright ne se contenta pas de m’écrire; il
m’envoya un grand imprimé, de la dimension d’un journal, en me priant de
signer en différents endroits. Plus on cherche à comprendre le texte de
ce genre d’imprimés, plus on s’y perd; c’est la bouteille à l’encre.

Pénétré de cette triste réalité, j’écrivis à Chatto Windus de payer la
taxe, leur promettant ensuite de les rembourser. Je m’imaginais
naturellement que cette redevance allait être acquittée une fois pour
toutes, et qu’elle ne dépasserait pas un pour cent; mais, hier au soir,
je rencontrai le professeur Sloane de Princeton--vous ne le connaissez
peut-être pas. Cependant vous avez dû le rencontrer quelquefois, car il
va souvent en Angleterre. C’est un bel homme aux épaules larges, et de
plus un grand penseur; vous avez pu l’apercevoir sur le quai des gares
après le départ des trains qu’il venait de manquer; car, comme tous ces
spécialistes et ces savants, il est incapable de joindre la pratique à
la théorie. Il m’a donc appris que cette taxe ne portait que sur les
trois années écoulées et qu’elle s’élevait à deux et demi pour cent.

J’en restai stupéfait, et de nouveau me mis à étudier l’imprimé; je
voulais absolument trouver un remède à cette situation et j’étais décidé
à mener la chose à bonne fin. Le texte de cet imprimé débutait poliment
et courtoisement, comme d’ailleurs tous les documents anglais:

«A Mr Mark Twain: conformément aux actes du Parlement qui confèrent à Sa
Majesté les droits et les profits, etc.»

A la première lecture je n’avais pas remarqué cette particularité.
J’étais persuadé que le gouvernement me réclamait cette taxe, et je
m’étais adressé, en conséquence, au gouvernement. Mais je venais de
m’apercevoir qu’il s’agissait d’une affaire privée, d’une question
d’intérêt intime, d’un revenu destiné à Votre Majesté et non au
gouvernement. Mon avis est qu’il vaut toujours mieux s’adresser au bon
Dieu qu’à ses saints, et je suis au fond bien aise de cette dernière
découverte.

Quand on remonte à l’origine d’une affaire on arrive toujours à
s’entendre, qu’il s’agisse de questions d’Etat ou de pommes de terre; le
fait n’en reste pas moins vrai, quelle que soit l’importance ou la
nature de l’affaire; en général, un sous-ordre se montre plus
pointilleux et difficile à satisfaire. Ceci n’est pas une critique, mais
bien un compliment à leur endroit. Ils ont leur devoir à remplir, et
sont tenus d’observer une règle stricte, sans permettre des concessions.
Si Votre Majesté laissait toute liberté d’action au jeune Bright, il est
plus que probable qu’il la chasserait de chez elle avant deux ou trois
ans. Il n’aurait certainement pas l’_intention_ de vous créer des
complications de famille, mais le résultat serait le même. Eh bien, en
supprimant l’intermédiaire de Bright, notre affaire n’en sera que plus
claire; nous nous arrangerons à l’amiable et à la satisfaction générale.
Quand ce litige sera réglé, Votre Majesté prendra le parti des
Américains comme elle l’a fait, il y a cinquante ans; il me semble
d’ailleurs que pour un souverain rien n’est plus enviable que l’alliance
d’une nation étrangère.

Nous autres Américains, nous ne payons pas tous un impôt au
gouvernement, mais cela viendra avec le temps, car notre nation compte
de nombreux et nouveaux auteurs chaque année; plus des quatre cinquièmes
de vos sujets canadiens sont de riches Américains, sans compter la
population flottante qui visite le Canada.

En parcourant le document en question, j’ai rencontré un article relatif
aux «détaxes». Je me permettrai de vous en entretenir, Madame. J’ai
remarqué aussi que les auteurs ne sont pas mentionnés sur cet imprimé.
Il est question des Carrières, des Mines, des Forges, des Sources
salées, des Mines d’alun, des Eaux, des Canaux, des Docks, des Egouts,
des Barrages des Pêcheries, des Foires, des Péages, des Ponts, des
Droits de passage, etc., etc., etc., bref une liste d’à peu près un
mètre cinquante de long. J’ai lu attentivement cette liste indéfiniment
longue, et, à mesure que j’approchais de la fin, mon espoir augmentait,
en constatant qu’en Angleterre tout est tarifé et prévu, excepté
peut-être la famille et le Parlement. Pourtant, il n’est pas question
des auteurs! Evidemment c’est un oubli, volontaire ou non. Mon cœur
tressaute de joie; mais je m’étais réjoui trop tôt. Au bas de la page je
trouvai une petite note de la main de Mr Bright, ainsi conçue: «Vous
êtes imposé d’après la série D. 14.»

Je me reportai à cette série et trouvai les trois rubriques: Commerce,
Bureaux, Usines à gaz.

Un moment de réflexion suffit à me convaincre qu’il y avait là une
erreur. Mr Bright se trompait et sortait totalement de la question. Un
auteur en effet n’est pas un commerçant; écrire ou composer ne constitue
pas un acte mercantile; un auteur n’a pas de bureaux: ses bureaux sont
partout sous la calotte des cieux, partout où souffle la brise, où
brille le soleil, partout où les créatures de Dieu sont heureuses de
vivre. Donc, puisque je n’exerce pas de commerce, et que je n’ai pas de
bureaux, je ne tombe pas sous le coup de l’article visé par la «série D.
section 14». Votre Majesté le comprend certainement. Je reviens alors à
la question des «Détaxes».

Il me semble que je pourrais obtenir cette détaxe, du moins sous
condition. Mr Bright me dit que toutes les détaxes que je puis réclamer
sont prévues aux termes du paragraphe nº 8 intitulé: «Usure et
détérioration de machines et appareils.» C’est curieux et cela prouve
combien une fois parti du mauvais pied il est resté ancré dans son
erreur; car les bureaux et le commerce ne comportent ni machines ni
appareils, ou du moins il n’en a jamais été question; de plus, ils ne
s’usent ni ne se détériorent. Votre Majesté conviendra que je suis dans
le vrai. Voici d’ailleurs le paragraphe nº 8:

«Sommes réclamées à titre de détaxe sur moins-value provenant de l’usure
et de la détérioration de machines et appareils, soit qu’ils
appartiennent à des particuliers ou à une compagnie, soit qu’ils soient
loués à des particuliers ou à une compagnie qui ont pris l’engagement
d’entretenir et de rendre ces machines et appareils en parfait état:

Ces sommes se montent à.......»

Je vous cite le texte même.

Je pourrais répondre à Mr Bright dans les termes suivants:

--Je suis fier de proclamer que mon cerveau est mon appareil, je ne
réclame aucune détaxe pour moins-value provenant de l’usure ou de la
détérioration.

Ce n’est nullement le cas, car sa solidité est à toute épreuve. Oui, je
pourrais lui dire: mon cerveau est mon appareil, ma tête est mon
atelier, ma main est ma machine et je suis le distributeur de toutes ces
énergies, je ne les ai affermées à personne; par conséquent il n’y a pas
de bail.

Voilà. Je ne veux pas trop porter aux nues cet argument et cette réponse
jetés sur le papier, tels qu’ils me sont venus à l’esprit; mais il me
semble qu’ils devraient confondre ce jeune homme; Votre Majesté sera de
mon avis.

C’est tout ce que j’ai à dire. Je m’arrête là; je ne piétine jamais mon
ennemi quand je l’ai renversé.

Après avoir ainsi prouvé à Votre Majesté que je ne puis être frappé
d’impôt, que je suis victime de l’erreur d’un clerc qui se trompe sur la
nature de mon commerce, il ne me reste plus qu’à solliciter de votre
justice le retrait de la lettre dont je vous ai parlé; il importe que
mon éditeur puisse recouvrer la somme que par mégarde et aberration je
lui avais ordonné de payer. Cette somme serait un bien faible appoint
dans votre budget; l’année s’annonce dure pour les écrivains, et je ne
crois pas que Votre Majesté ait jamais rencontré une aussi forte disette
de lectures intéressantes.

Avec un respect toujours nouveau, je suis, de Votre Majesté, le dévoué
serviteur.

                                                            MARK TWAIN.

_A Sa Majesté la Reine, à Londres._



LA CHICAGO ALLEMANDE


Je me sens perdu à Berlin. Cette ville ne ressemble en rien à la
conception que je m’en étais faite. Le Berlin d’autrefois, je l’aurais
reconnu aux descriptions des livres, le Berlin du siècle dernier et du
commencement du nôtre: une ville sale, bâtie sur des marais, aux rues
étroites et boueuses, éclairées par des lanternes sur lesquelles
s’alignaient des vieilles et vilaines maisons toutes pareilles les unes
aux autres; les maisons formaient des rectangulaires aussi droits et
monotones que les rayons d’un magasin de nouveautés. Mais ce Berlin-là a
cessé de vivre; il semble avoir disparu sans laisser aucune trace. Les
dimensions du Berlin actuel ne donnent aucune idée de la ville qui l’a
précédé.

Sa situation géographique a des traditions et une histoire, mais la cité
elle-même ne représente plus rien de tout cela. C’est une ville neuve,
la plus neuve que j’aie jamais vue. Chicago paraîtrait antique à côté
d’elle, car on voit encore des vieux quartiers à Chicago, tandis qu’il
n’en existe pour ainsi dire plus à Berlin.

La partie principale de la ville semble avoir été bâtie la semaine
dernière, le reste avec beaucoup de bonne volonté pourrait remonter à
six ou huit mois d’existence, au plus.

Un autre trait qui frappe le voyageur, c’est la grandeur de la ville. Il
n’existe pas d’autre ville, en aucun pays, qui possède de si larges
rues.

Berlin n’est pas UNE ville, mais LA ville aux grandes artères; et pas
une autre au monde ne peut lui être comparée sous ce rapport.

«Unter den Linden» représente en largeur la valeur de trois rues.
«Postdamerstrasse» est bordée de chaque côté par des contre-allées qui
offrent elles-mêmes plus de largeur que les rues principalement connues
des vieilles capitales de l’Europe; il n’y a ni rues étroites ni
passages, pas de raccourcis; de loin en loin, si quelques grandes
artères aboutissent au même carrefour, le périmètre de ce carrefour est
tel qu’il évoque un sentiment de grandeur majestueuse. Le parc au centre
de la ville est si vaste qu’il donne la même impression.

Un second trait caractéristique: les rues sont tirées au cordeau. Les
plus courtes n’ont pas la moindre courbe; les plus longues s’étendent
droites à l’infini; si elles s’infléchissent légèrement à droite ou à
gauche, elles reprennent ensuite leur rectitude à perte de vue. Le
résultat de cette configuration fait qu’à la nuit Berlin offre un coup
d’œil magnifique. Le gaz et l’électricité sont dépensés largement, de
sorte que, de quelque côté qu’on se tourne, on a partout devant soi une
double rangée de réverbères puissants, avec çà et là une magnifique
gerbe lumineuse qui éclaire les «Platzen»; entre ces interminables
rangées de lumières, on voit aussi les innombrables lanternes des
fiacres, qui ajoutent gaiement leur note claire à ce beau spectacle;
elles donnent l’idée d’une invasion de vers luisants.

Une chose encore vous frappe à Berlin: c’est la situation absolument
plane de la ville.

En résumé, la ville est plus neuve à l’œil qu’aucune autre, plus
éclairée et plus ordonnée; pas une autre cité n’a l’air aussi spacieux,
et n’est mieux à l’abri des encombrements; pas une n’offre autant de
rues droites, et Berlin peut facilement disputer à Chicago la platitude
de son aspect comme aussi la prodigieuse rapidité de son développement.

Berlin est le Chicago européen. Les deux villes ont à peu près la même
population--environ quinze cent mille habitants. Je ne puis donner des
chiffres plus précis, car je sais seulement la population que possédait
Chicago l’avant-dernière semaine; et, à ce moment, elle était d’un
million et demi. Il y a quinze ans, Berlin et Chicago passaient
certainement pour deux grandes villes, mais aucune d’elles n’était la
ville géante actuelle.

Là s’arrête le parallèle.

Quelques quartiers de Chicago seuls sont grands et bien percés, tandis
que Berlin paraît partout imposant et grandiose; la ville est
uniformément belle. A Chicago il existe des monuments plus remarquables
par leur architecture que ceux de Berlin, mais, malgré cela, ce que j’ai
dit plus haut est encore exact.

Ces deux villes plates seraient les premières pour leur salubrité
surprenante, s’il ne fallait compter avec Londres. A l’heure actuelle,
Londres a le premier rang.

La mortalité de Berlin représente seulement dix neuf pour cent; il y a
quatorze ans, elle était d’un tiers plus élevée.

Berlin est une ville à surprises sous bien des rapports. C’est la ville
la «plus» gouvernée du monde, mais il faut admettre aussi qu’elle est la
«mieux» gouvernée. On peut y admirer l’ordre et la méthode qui règnent
partout, dans les grandes comme dans les petites lignes, dans les
détails même les plus minimes.

Il ne s’agit pas d’un ordre et d’une méthode théoriques existant
seulement sur le papier, mais bien dans la réalité et dans toute
l’acception du terme. Il y a une règle pour tout, et cette règle
s’applique invariablement aux riches comme aux pauvres, sans préjugés ni
faveurs. Elle agit avec une égalité parfaite dans les grandes
circonstances comme dans les petites, avec une diligence clairvoyante et
soutenue, jointe à une persévérance très digne d’admiration.

Il existe plusieurs impôts qui sont recueillis trimestriellement;
«recueillis» est bien le mot, plutôt que «levés», car ils sont
«recueillis» chaque fois. Les impôts ne sont d’ailleurs pas exorbitants,
excepté dans les villes et les contrées où les habitants font des
difficultés pour les payer; dans ce cas on les majore et la police se
charge, par des visites calmes et fréquentes, de vous faire acquitter la
taxe. Elle vous demande vingt ou quarante pfennigs par visite après le
premier avis.

Au bout d’un certain temps, vous vous apercevez qu’elle a fini par
percevoir la somme en question.

Sous un certain rapport, les quinze cent mille habitants de Berlin
forment une grande famille; la tête connaît les noms des différents
membres, leur demeure, leur lieu de naissance, leurs moyens d’existence
et leur religion. Toute personne qui arrive à Berlin est tenue de
fournir immédiatement tous ces détails à la police; et de plus, si elle
sait combien de temps elle doit y séjourner, elle doit l’en prévenir
également. Si elle loue une maison, elle sera imposée d’après le loyer
et d’après ses revenus.

On ne lui demandera pas de déclarer son revenu, de sorte qu’elle pourra
réserver ses mensonges pour une meilleure occasion; la police l’estimera
d’après le loyer qu’elle paye, et prendra ce chiffre pour base de son
imposition.

Les droits sur les articles importés sont acquittés avec une exactitude
inflexible, que la somme soit grande ou petite; mais le procédé employé
pour y arriver est plein de douceur, et d’esprit de tolérance. Le
facteur fait toutes les démarches pour vous, si le colis arrive par le
courrier, et vous n’avez ni difficultés ni ennuis. Dernièrement un de
mes amis apprit qu’il était arrivé à la poste, à son adresse, un colis
contenant une ceinture de soie avec une boucle d’or, pour dame, une
chaîne d’or également pour y accrocher des clefs. Dans le premier moment
de son agitation, il voulut suborner le facteur pour esquiver les
droits, mais il se décida à laisser l’affaire suivre son cours régulier.
Un instant après, le facteur apporte le colis, avec la liste des droits
à percevoir: droit sur la ceinture de soie trente pfennigs; droit sur la
chaîne d’or: quarante pfennigs; droit pour la commission: vingt
pfennigs.

Ces impôts exorbitants sont levés pour la protection des industries
locales allemandes.

La ténacité calme, paisible et polie de la police est la chose la plus
admirable que j’aie jamais vue dans cet ordre d’idées. On imagina de me
demander le passe-port d’une camériste suisse que nous avions amenée, et
après six semaines de visites réitérées avec une patience angélique, la
police arriva à ses fins. Je n’avais nulle intention de lui causer des
ennuis, mais je comptais que la police se lasserait. Elle en pensait
autant sur moi de son côté, et bien lui en prit.

A Berlin, il est interdit de construire des maisons mal assises,
dangereuses, déplaisantes à l’œil; ceci vous explique pourquoi cette
ville est remarquablement belle et imposante, pourquoi elle se défend
mieux que d’autres contre les incendies et les éboulements;
l’architecture qu’on y préfère est celle de Gibraltar.

Les inspecteurs des bâtiments surveillent les constructions. Le système
paraît préférable pour éviter les effondrements. Ce peuple allemand est
vraiment pétri de manies!

Il est défendu de parquer les pauvres dans des maisons étroites et
malsaines. Chaque individu doit avoir un nombre calculé de mètres cubes
d’air, et les inspections sanitaires obligatoires s’en assurent.

Tout est prévu. Le corps des pompiers, très discipliné, a un uniforme
curieux, et leur tenue austère les fait ressembler à l’armée du salut.
On m’a raconté que, lorsque le tocsin sonne, les pompiers se réunissent
en bon ordre; ils répondent à l’appel, puis vont au feu. Là, ils sont
alignés militairement, forment des détachements désignés par leur chef,
qui assigne à chacun des groupes le travail qu’il devra faire pour
éteindre l’incendie. Tous les ordres sont donnés à voix basse, de sorte
que les spectateurs pourraient s’imaginer qu’ils assistent à un
enterrement. En général, dans ces grandes constructions en briques et en
pierres on localise l’incendie à un seul étage; cela permet aux autres
habitants de l’immeuble de voir venir les événements sans s’affoler.

Il y a abondance de journaux à Berlin; il existait aussi un vendeur de
journaux, mais il est mort. On trouve des kiosques environ à chaque
demi-kilomètre, dans toutes les rues principales, et c’est là qu’on peut
acheter ses journaux.

Les théâtres foisonnent, mais ils ne font pas une réclame tapageuse; pas
d’affiches sur les murs; pas d’annonces à gros caractères; pas de
photographies d’acteurs et de scènes présentées dans des cadres
sensationnels et reproduites sous des couleurs suggestives; cet étalage
est chose inconnue à Berlin. Si les grandes affiches existaient, on ne
saurait où les apposer. Car il n’existe pas de salles de pas perdus et
on défend formellement de placarder les murs de la ville. Tout ce qui
choque l’œil est prohibé: Berlin est un repos pour l’œil.

Et pourtant, le flâneur peut savoir sans peine ce qui se passe aux
théâtres. Partout, et très rapprochés les uns des autres, on rencontre
des piliers ronds, d’environ dix-huit pieds de haut et gros comme un
muid, sur lesquels sont affichés les programmes et autres notices
théâtrales. On trouve habituellement autour de ces piliers un groupe de
badauds qui lisent avidement les affiches. Il y a décidément à Berlin
une masse de choses qui mériteraient d’être importées en Amérique; je
les ai d’ailleurs notées avec beaucoup de soin.

Lorsque Buffalo Bill faisait sa tournée en Allemagne, son affiche
principale n’était sans doute pas plus grande qu’une étiquette à apposer
sur une malle. Il y a une forte quantité d’omnibus à chevaux, très
propres et confortables. Mais si vous vous imaginez savoir où va une de
ces voitures publiques, vous vous trompez étrangement; vous feriez bien
mieux d’en descendre, car elle ne va certainement pas dans la direction
que vous supposez. Ces routes carrossables sont très compliquées à
connaître, et souvent, lorsque les conducteurs s’y perdent, on n’entend
plus parler d’eux pendant des années.

Aucun écriteau sur l’omnibus n’indique son itinéraire: on ne mentionne
que le point terminus; puis, la route prise est celle qui convient le
mieux au conducteur; ce dernier cherche à faire le plus de chemin
possible avant d’arriver au but.

Le conducteur vous fera payer votre place plusieurs fois toutes les deux
ou trois lieues, et chaque fois il vous donne un ticket dont il n’a
évidemment pas gardé le talon; vous le conservez jusqu’à ce qu’un
inspecteur passe et en déchire un coin (qu’il ne garde pas), puis vous
jetez votre ticket et vous pouvez vous préparer à en payer un autre.
Inutile d’avoir de l’intelligence lorsque vous essayez de circuler dans
Berlin en omnibus. Lors de sa venue à Berlin, un des éditeurs les plus
malins de Brooklyn prit un omnibus de très bon matin et essaya en vain
d’arriver à un point central de la ville. Impossible; il dépensa
beaucoup de dollars en billets et ne put gagner l’endroit où il voulait
aller. C’était certainement le meilleur moyen de connaître Berlin, mais
assurément pas le plus économique.

Malgré ces inconvénients, le système d’organisation des omnibus a du
bon.

La voiture ne s’arrête pas, pour vous laisser monter ou descendre, en
dehors de certaines haltes; là seulement un poteau vous indique que
c’est une station d’arrêt. Le système évite d’ailleurs bien des
fractures de jambes! Il y a vingt places à l’intérieur; aussitôt
qu’elles sont occupées, personne ne peut plus entrer; il reste quatre ou
cinq places debout sur chaque plate-forme--un décret en fixe le
nombre--et, lorsqu’elles sont prises, on n’accepte plus aucun voyageur.

Comme il n’y a jamais de cohue, et que le tapage est interdit, les
femmes vont sur la plate-forme comme les hommes; et bien souvent elles
préfèrent ces places à celles de l’intérieur, parce qu’elles sont
confortables et qu’on ne sent aucun cahot.

Un Berlinois me raconte que lorsque parut le premier omnibus, il y a
trente ou quarante ans, le public l’avait tellement en grippe qu’il ne
consentait à monter ni à l’intérieur, ni à l’extérieur et qu’il força la
compagnie à poster à chaque croisement de rue un homme armé d’un drapeau
rouge. Personne ne voulait circuler dans les voitures publiques, excepté
les condamnés à la potence. Il résulte de cet état de choses que les
omnibus étaient fréquentés dans une seule et unique direction et qu’on
les voyait toujours vides au retour. Pour sauver la compagnie, le
gouvernement transféra le cimetière des criminels à l’autre extrémité de
la ligne; on vit alors des voyageurs dans les deux directions; ainsi la
compagnie ne fit pas faillite.

Ce racontar ressemble à ceux qu’on fait aux étrangers en Amérique, et ne
me dit rien qui vaille.

Le fiacre de première classe est propre et coquet, il y a des coussins
de cuir et un bon cheval.

Le fiacre de deuxième classe est généralement laid et lourd, toujours
vieux; il semble curieux qu’on n’en ait jamais construit de neufs. Du
reste, si pareil événement se produisait, tous les désœuvrés se
précipiteraient pour jouir du spectacle, or la police interdit les
attroupements et le désordre. S’il arrivait un tremblement de terre à
Berlin, la police interviendrait immédiatement et organiserait tout
avec une telle précision qu’on se figurerait assister à une cérémonie
religieuse. C’est d’ailleurs ainsi que se terminent en général les
tremblements de terre, mais, dans le cas qui nous occupe, tous les
assistants prieraient avec calme et recueillement, et chacun pour des
intentions particulières.

Pour une course d’un quart d’heure au moins, on donne un marc à un
fiacre de première classe, et soixante pfennigs à un de deuxième classe.
Le premier vous mènera plus vite que le second toujours attelé d’un
vieux cheval--aussi vieux que la voiture, disent les autorités,--malade
et mal nourri. Il fut de première classe; puis il déchut au rang de
seconde classe, par... reconnaissance pour ses longs et fidèles
services!

Pourtant, pour soixante pfennigs, il doit vous mener aussi loin que le
cheval de première classe à un marc. S’il ne peut pas effectuer sa
course en un quart d’heure, il doit la faire malgré tout pour soixante
pfennigs.

Le premier étranger venu peut vérifier les distances, au moyen de la
carte la plus curieuse que je connaisse. Elle est publiée par le
gouvernement, et s’achète à très bon marché dans tous les magasins.
Chaque rue y est indiquée et divisée comme un chapelet de perles de
couleur. Chaque perle longue représente un trajet d’une minute, et,
lorsque vous avez dépassé quinze perles, vous en avez pour votre argent.
La carte de Berlin est un labyrinthe aux couleurs les plus gaies; elle
ressemble une planche de la circulation du sang.

Les rues sont très propres. Elles sont bien tenues, non à la manière
fantaisiste des rues de New-York, mais au moyen de ratissoires et de
balais qui fonctionnent à heure fixe; et lorsqu’une rue a été
scrupuleusement nettoyée après la pluie ou une légère couche de neige,
on y jette du sable, ce qui évite les chutes des chevaux. En somme,
Berlin est une capitale qui ne regarde à aucune dépense lorsqu’il s’agit
des convenances des particuliers, de leur confort et de leur santé. Il
faut cependant excepter un détail: celui des noms et des numéros des
rues.

Quelquefois le nom d’une rue change au beau milieu d’une artère, entre
les maisons d’un même pâté. Vous ne vous en apercevrez qu’en arrivant au
coin suivant, en voyant une nouvelle plaque au mur, et bien entendu vous
ne savez pas à quel endroit a eu lieu ce changement.

Les noms sont placardés lisiblement à tous les coins de rues, sans
exception. Mais le numérotage des maisons constitue ce qu’on peut
imaginer de plus original après le chaos du commencement du monde! Et il
semble impossible de croire qu’il ait été inventé par un gouvernement
aussi pondéré. Au début, on s’imagine que ce numérotage est l’œuvre d’un
idiot; mais un idiot n’aurait jamais été capable de trouver autant de
variétés dans la confusion et de provoquer autant de jurons d’impatience
de la part du public. Les numéros montent dans un sens et descendent
dans l’autre; ceci serait encore admissible, mais ce qui suit ne l’est
pas! On emploie souvent le même numéro pour trois ou quatre maisons;
d’autres fois, une seule maison est numérotée; pour les autres, devinez
si vous pouvez.

Quelquefois on met un numéro sur une maison, le numéro 4 par
exemple--puis vous trouvez le 4 _a_, le 4 _b_, le 4 _c_, sur les maisons
suivantes, et avant d’arriver au numéro 5, vous avez le temps de devenir
vieux et décrépit.

Il résulte de ce système (qui n’en est pas un) que, lorsque vous partez
du numéro un d’une rue, vous ne pouvez savoir même approximativement à
quelle distance se trouve le numéro cent cinquante: il peut être à
quelques pâtés de maisons ou à deux lieues plus loin.

La «Friedrichs Strasse» est longue et représente une des plus grandes
voies; il y a quelque temps, quelqu’un paria son porte-monnaie qu’on
rencontrait dans cette rue plus de brasseries que de numéros--et il
gagna son pari: il y avait deux cent cinquante-quatre numéros et deux
cent cinquante-sept brasseries; il ne faut pas oublier que la rue est
longue!

Le pire de cette organisation défectueuse est que les numéros ne suivent
pas toujours la même direction: ils vont par exemple du numéro un au
numéro 50, ou 60, puis brusquement vous trouvez les centaines, le numéro
140 si vous voulez, ensuite viendra le 139. Alors vous vous apercevrez
que les numéros prennent une autre direction; cela durera un certain
temps puis, brusquement, sans que vous y pensiez, ils changeront de
sens.

Habituellement une flèche placée sous le numéro nous indique la
direction ascendante.

Il y a bon nombre de suicides à Berlin, quelquefois six dans une même
journée; pour en expliquer la cause, on ergote, on discute sur bien des
chiffres. Si l’on se décidait à numéroter les maisons d’une manière
rationnelle, peut-être trouverait-on une solution, ou tout au moins un
remède à ces suicides.

Il y a environ un mois on se préparait à célébrer à Berlin le
soixante-dixième anniversaire du Professeur Virchow. Lorsque arriva
cette date, le quinze octobre, il me sembla que tout le monde
scientifique s’était donné rendez-vous; les députations se succédèrent,
apportant au héros l’hommage et le respect de toutes les villes, de tous
les centres savants; pendant cette inoubliable journée, Virchow reçut
l’encens offert à son mérite avec une pompe inconnue à tout homme des
temps modernes comme de l’antiquité. Ces démonstrations se prolongèrent
et finirent par se confondre avec celles qu’on destinait au jumeau
scientifique de ce personnage, au Professeur Helmholtz, dont
l’anniversaire n’était séparé que de trois semaines de celui du
Professeur Virchow.

J’imagine que la clôture de ces fêtes fut particulièrement agréable à
nos deux savants: mille étudiants leur offrirent un banquet somptueux
qui eut lieu dans un grand «hall», long et spacieux, divisé dans le haut
en cinq galeries où environ quatre à cinq cents dames prirent place.

La décoration magnifique consistait en faisceaux de drapeaux, en
écussons aux devises variées; et l’illumination fut des plus brillantes.
Tout le long de la salle, étaient rangées des tables de vingt-quatre
couverts peu éloignées les unes des autres.

Au centre et sur les côtés, on avait monté une estrade haute et
richement décorée, de vingt-cinq ou trente pieds de long, que surmontait
une grande table à laquelle prirent place les six principaux
organisateurs du banquet; ils portaient des costumes du moyen-âge
représentant leurs différentes corporations.

Derrière ces jeunes gens une bande de musiciens étaient dissimulés. En
bas, juste devant l’estrade, une demi-douzaine de tables ornées se
distinguaient des autres qu’on avait laissées libres; la plus centrale
de ces dernières était réservée aux deux héros de la fête, et aux vingt
professeurs les plus éminents de l’Université de Berlin; les autres
tables ornées étaient destinées à une centaine de professeurs plus
modestes.

J’eus l’honneur d’être admis à la table des deux héros de la fête,
quoique mon érudition ne me donnât aucun droit à cette insigne faveur.
Certes, j’éprouvais un plaisir étrange à me trouver en pareille
compagnie et à m’associer ainsi à vingt-trois savants qui peuvent se
permettre d’oublier en un jour plus de choses que je n’en pourrais
apprendre durant toute ma vie. Cependant je ne me trouvai nullement
embarrassé, car un homme instruit et un ignorant se ressemblent
terriblement; je savais de plus qu’aux yeux de cette foule je passais
pour un érudit. Il ne me fallut qu’un peu d’attention pour prendre et
imiter les poses et les attitudes de ces grands hommes, et je réussis
sans peine à paraître aussi «professeur» que les professeurs qui
m’entouraient.

Nous arrivâmes de bonne heure, de si bonne heure même que, seuls, les
Professeurs Virchow et Helmholtz nous avaient devancés avec trois ou
quatre cents étudiants. Mais les invités arrivèrent à flots et en un
quart d’heure toutes les tables furent garnies, et la salle complètement
bondée. On prétendit qu’il y avait là quatre mille personnes. La scène
était certes très animée et donnait l’illusion d’une ruche immense. A
chaque extrémité de chacune des tables siégeait un étudiant dans le
costume de corporation. Ces costumes sont en soie et en velours; la
coiffure consiste en un chapeau à plume, ou un large béret écossais
entouré d’une grande plume; le plus souvent en un tout petit bonnet de
soie posé sur le sommet de la tête, comme une soucoupe renversée.
Quelquefois les culottes sont d’un blanc éblouissant, quelquefois elles
sont d’autres couleurs; mais, dans tous les cas, les bottes montent
au-dessus du genou, et les gantelets blancs sont de rigueur; en guise
d’épée une rapière dont la garde arrondie comporte différentes
couleurs.

Chaque corporation possède un uniforme spécial; tous sont faits des plus
belles étoffes, d’un coloris brillant et d’un pittoresque achevé; ces
costumes sont les derniers vestiges du moyen-âge, et ils caractérisent
pour nous l’époque où les hommes étaient beaux à contempler. L’étudiant
qui présidait au bout de notre table avait l’air grave et solennel; sa
haute silhouette ne manquait pas de grâce. Sans nul doute il ressemblait
de très près à un de ses ancêtres; il personnifiait dans tout son
ensemble le type accompli du moyen-âge.

Comme je l’ai déjà dit, la salle était comble. Un des bas-côtés était
bondé d’étudiants qui, en se levant, formèrent une haie et nous
empêchèrent de voir ce qui se passait derrière eux. Cependant, aussi
loin que pouvait s’étendre la vue, on remarquait que tous les jeunes
visages étaient tournés dans la même direction, que tous les yeux avides
et impatients était braqués sur la place occupée par M. Helmholtz.

Tous ces jeunes gens paraissaient absorbés dans leur contemplation, ils
ne quittaient pas des yeux les deux grands hommes, et cette sorte
d’extase était pour eux un vrai régal. Cette auréole de gloire, avec
son caractère paisible et sincère, était à mon avis mille fois plus
enviable qu’une grande victoire achetée au prix de combats acharnés et
d’une désolante effusion de sang.

Un verre de bière était passé devant chacun de nous, et on pouvait le
faire emplir à discrétion. On distribuait aussi une petite brochure
contenant les vers qui allaient être chantés. Et au-dessous des noms des
dignitaires de la fête, on lisait ces mots imprimés en gros caractères:

--Wæhrend des Kommerses herrscht allgemeiner Burgfriede.

Comme j’étais incapable de les traduire avec la poésie locale, un
professeur me prêta son aide; et voici ce qu’il m’expliqua:

Les étudiants appartiennent à différentes sociétés universitaires, mais,
pour faire partie de leurs corporations, il faut aimer les exercices
physiques et l’escrime. Ceux-ci organisent des duels au sabre toutes les
semaines, et chaque corporation est tenue de fournir un certain nombre
de duellistes pour la circonstance; chose à noter: c’est seulement sur
le terrain que les étudiants des différents corps se font des
politesses. Dans la vie usuelle, ils ne se parlent jamais et ne boivent
pas ensemble. Aussi la phrase en question signifie-t-elle:

--Il y a armistice pendant le banquet: trêve à la guerre et place à la
camaraderie.

La fête commença. L’orchestre dissimulé joua une marche militaire; puis
il y eut une pause. Les étudiants de l’estrade se levèrent, ceux du
centre burent à l’Empereur, puis toute la salle se leva, les verres en
main. Au commandement: Un, deux, trois! ils furent tous vidés d’un seul
trait, et posés bruyamment et en cadence sur les tables, en donnant
l’illusion d’un grondement de tonnerre. A partir de ce moment, et
pendant une heure, on chanta des chœurs à tue tête.

Après chacune des chansons, un petit nombre d’invités--les
professeurs--arrivèrent par groupes. Comme s’ils étaient prévenus par un
signal convenu, les étudiants de l’estrade saluèrent l’entrée du
professeur; ils se levèrent tous en même temps, dans une attitude
militaire, les talons réunis, et dégaînèrent leurs sabres.

Tous les étudiants de garde à chacune des innombrables tables en firent
autant; cette attitude martiale donnait à la fête un éclat inusité.

Un clairon fit entendre trois appels; les sabres s’abaissèrent
bruyamment par deux fois sur les tables, puis ils furent relevés. Aussi
loin que l’œil s’étendait, on apercevait les uniformes aux couleurs
voyantes et les sabres au clair de la garde d’honneur qui formaient la
haie au passage de chaque invité.

Les chants étaient très poignants; l’exubérance de ces jeunes poitrines,
le bruit des sabres, le choc des verres à bière impressionnaient
fortement l’assistance. Je croyais pourtant que le délire de cette
assemblée avait atteint son maximum, mais j’eus une nouvelle surprise
lorsque le dernier invité de haute marque eut pris possession de sa
place: de nouveau les trois appels du clairon se firent entendre et les
sabres furent tirés de leurs fourreaux.

Qui pouvait bien être ce dernier arrivant?

Les yeux des assistants se tournèrent instinctivement vers l’entrée: à
ce moment la garde d’honneur, dans son uniforme brillant et le sabre au
clair, se fraya un chemin à travers la foule. Puis, nous vîmes au fond
de la salle tous les étudiants se lever comme un seul homme, comme un
flot puissant de la marée, à mesure que la garde avançait. Jamais pareil
honneur n’avait été rendu à personne.

Un murmure parcourut notre table:--C’est Mommsen!--et toute la salle se
leva, criant, piétinant, applaudissant, entrechoquant les verres:
c’était un véritable ouragan. Le petit homme au visage «Emersonien» et
aux cheveux flottants passa près de nous en gagnant sa place. J’aurais
presque pu le toucher, cet homme célèbre!--Mommsen!--

Quelle prodigieuse surprise!

Son apparition causa une de ces émotions inattendues, qui se produisent
rarement dans une vie.

J’étais bien loin de songer à lui; il m’apparut comme un mythe
gigantesque, un spectre immense qui couvre le monde de son ombre, et non
comme une réalité. Mon étonnement peut seul être comparé à celui
qu’éprouve le voyageur lorsqu’il approche du Mont-Blanc et voit
subitement son sommet se dresser vers le ciel, sans se douter qu’il en
était si près.

J’aurais parcouru bien des lieues pour voir ce grand homme; au lieu de
cela, il était venu à moi et je le contemplais aujourd’hui sans le
moindre effort.

C’était bien lui, vêtu avec une simplicité étonnante qui ne le
distinguait pas des autres hommes. Il était là, englobant dans son
cerveau le monde romain et tous les césars de l’empire, avec la même
facilité que la voûte céleste porte la voie lactée et les
constellations.

Un des professeurs raconta qu’autrefois une jeune Américaine présentée
à Mommsen se trouva devant lui effarée et muette. Elle était terrorisée
à la pensée que ses lèvres allaient s’entr’ouvrir pour aborder un sujet
qu’elle ignorait totalement et qui dépassait sa compréhension; elle ne
pouvait supposer qu’un tel génie fût capable de s’abaisser jusqu’au
terre à terre du commun des mortels; mais lorsqu’elle entendit ses
paroles simples: «Eh! bien, comment allez-vous? avez-vous lu le dernier
livre de Howell? Il me paraît très bon», ses préjugés disparurent.

Les solennités de la soirée se terminèrent par des discours de bienvenue
prononcés par deux étudiants, auxquels répondirent les professeurs
Virchow et Helmholtz.

Virchow a fait partie pendant longtemps du gouvernement municipal de
Berlin. Il travaille autant que tout autre échevin de la ville et reçoit
le même salaire: c’est-à-dire: rien. Je ne sais si nous pourrions nous
risquer à demander, en Amérique, à nos plus illustres citoyens de faire
partie du conseil municipal; en admettant qu’ils acceptent, nous ne
serions pas sûrs de pouvoir les élire!

Mais ici l’organisation municipale est telle que les gens les mieux
posés de la ville considèrent comme un honneur de remplir sans
rémunération les fonctions d’échevin; les électeurs ont d’ailleurs le
bon goût de les nommer d’année en année.

Il en résulte que Berlin est admirablement administré. C’est une ville
libre dont les intérêts ne se confondent pas avec ceux de l’Etat; ils
sont régis par les citoyens eux-mêmes et d’après des systèmes de leur
choix.



LA TÉLÉGRAPHIE MENTALE LA TÉLÉGRAPHIE MENTALE


Mai, 78. Il vient de m’arriver un de ces événements insignifiants qui
étonnent et vous laissent rêveur au moins pendant quelques heures, une
de ces coïncidences que notre esprit ne peut définir et qui restent sans
explication. En voici un exemple: je suis obligé de reconnaître que le
fait est d’importance médiocre.

Il y a quelques jours je pensais en moi-même: «Frank Millet ignore
certainement que nous sommes en Allemagne, sans cela il nous aurait
écrit depuis longtemps. Voilà six semaines que je suis chaque jour sur
le point de lui envoyer un mot, et je remets toujours au lendemain, pour
voir si je ne recevrai rien de lui. Mais maintenant je suis décidé à lui
écrire.» Ainsi dit ainsi fait, et j’adressai ma lettre à Paris, en
faisant cette réflexion: «Certainement nous aurons de ses nouvelles
avant que cette lettre ne soit à cinquante milles d’Heidelberg; le
contraire m’étonnerait beaucoup.» Voici précisément le «hic».

Pourquoi les faits se passent-ils ainsi? C’est là l’énigme! Nous parlons
toujours de lettres qui «se croisent», et nous considérons ce fait comme
un accident ordinaire de la vie; mais en l’appelant «accident» nous
faisons une erreur grossière. Certainement, nous avons douze fois par an
le pressentiment que la lettre que nous écrivons «croisera» la réponse
que nous destine la même personne; et si le lecteur veut bien fouiller
dans sa mémoire, il reconnaîtra que cette intuition a eu souvent assez
de force pour l’amener à n’écrire qu’un simple billet laconique parce
qu’il préférait ne pas perdre son temps à rédiger une épître qui devait
se croiser avec la réponse attendue.

Je crois que, pour ma part, cette intuition m’est venue lorsque dans
certains cas j’avais remis une lettre au lendemain avec l’espoir que mon
correspondant m’écrirait.

Pour en revenir à ma première histoire: j’avais attendu cinq ou six
semaines; puis j’écrivis trois lignes à Millet, pressentant qu’une
lettre de lui croiserait la mienne. C’est ce qui advint. Il écrivit le
même jour que moi, et nos lettres se croisèrent. La sienne alla à
Berlin, adressée au ministre d’Amérique qui me la fit parvenir. Millet
me disait que depuis six semaines il avait vainement cherché quelqu’un
qui connût mon adresse en Allemagne, et finalement il s’était dit qu’une
lettre adressée à l’ambassade à Berlin me serait peut-être renvoyée.

Peut-être faut-il attribuer à une simple «coïncidence» qu’il se soit
décidé à m’écrire au moment où j’allais en faire autant de mon côté;
cependant je ne le crois pas.

Ce qui m’a le plus exaspéré à cette occasion a été certainement de
perdre un temps précieux en attendant que Millet m’écrive, puis de
penser que j’allais me mettre à mon bureau au moment précis où mon
correspondant s’asseyait devant le sien pour m’adresser une lettre qui
devait se croiser avec la mienne. Et pourtant, il faut écrire tout de
même; car, si vous quittez votre bureau et remettez au lendemain,
l’autre en fait autant de son côté. Il semble que vous soyez solidaires
l’un de l’autre comme l’étaient les frères Siamois dans leurs mouvements
combinés.

Quelques mois avant mon départ, un fournisseur de New-York fit chez moi
une installation qui ne me parut pas réussie. Lorsque vint la note,
j’écrivis que je payerais lorsque le travail serait complètement
terminé. On me répondit que pour le moment on était débordé, mais que,
dès que ce serait possible, on m’enverrait un ouvrier habile pour tout
mettre au point. J’attendis plus de deux mois, supportant avec patience
des sonnettes qui carillonnaient souvent sans qu’on y touchât, et qui à
d’autres moments restaient muettes, malgré mes appels désespérés.
Plusieurs fois je voulus écrire, et chaque fois je remis; mais un beau
jour je me décidai et déversai ma bile sous forme d’une lettre bien
sentie; puis je m’arrêtai subitement, convaincu qu’au magasin on
commençait à penser à moi. Lorsque le lendemain matin je descendis
déjeuner, le facteur n’avait pas emporté ma lettre, mais l’électricien
était venu, avait fait son travail et disparu! Il avait reçu des ordres
la veille au soir, et était venu par un train de nuit.

Si c’est une «coïncidence», il a en tout cas fallu trois mois pour lui
permettre de se réaliser.

L’année dernière, arrivé à Washington un soir, je descendis à
Arlington-Hôtel et gagnai ma chambre. Je lus et fumai jusqu’à dix heures
puis, n’éprouvant aucune envie de dormir, j’eus l’idée de prendre l’air.
Je sortis malgré la pluie, et j’errai à travers les rues, en goûtant
tout le plaisir de l’inconnu. Je savais que mon ami M. O... habitait la
ville, et j’avais le désir de le rencontrer; mais je ne pouvais songer
à le trouver à cette heure avancée, d’autant plus que j’ignorais son
adresse. Vers minuit les rues étaient si désertes que j’eus l’impression
de la solitude; j’entrai alors dans un bureau de tabac assez loin dans
l’Avenue, et j’y restai environ un quart d’heure à écouter quelques
énergumènes qui parlaient politique.

Tout d’un coup, sous l’effet d’une inspiration subite je me dis: «Je
vais sortir d’ici, tourner à gauche et, après avoir fait dix pas, je
rencontrerai mon ami O...

--Ce que j’avais présumé arriva! Je ne vis pas son visage, caché par son
parapluie, et dissimulé par l’obscurité, mais je reconnus sa voix
lorsqu’il interrompit son compagnon de promenade, et je l’arrêtai net.

Ma sortie et ma rencontre avec M. O... pourraient paraître chose
naturelle mais, avoir pressenti cette rencontre, voilà certes le plus
curieux. En y réfléchissant, le fait est singulier. J’étais au fond du
bureau de tabac lorsque je formulai ma prophétie: je sortis, et fis cinq
pas derrière la porte; je l’ouvris, la fermai derrière moi; je descendis
trois marches, tournai à gauche, refis quatre ou cinq pas et me trouvai
nez à nez avec mon individu. Je répète que la chose en elle même n’a
rien de surprenant; le seul côté bizarre est d’avoir pressenti cette
rencontre.

J’ai si souvent cassé du sucre sur le dos des absents et découvert
ensuite, à ma grande confusion, que je parlais devant leurs parents, que
je suis devenu superstitieux à ce sujet, et que maintenant je tiens ma
langue. On se sent si bête après une gaffe de cette espèce!

Constamment, nous parlons de gens qui au même instant surgissent devant
nous. Nous rions en disant: «Lorsqu’on parle du loup, etc.»; nous n’y
faisons plus attention, et ne voyons là qu’une simple coïncidence. C’est
une manière commode de donner une solution à un problème grave et
complexe, et de mettre cette particularité sur le compte d’une
coïncidence banale.

J’arrive maintenant à la chose la plus singulière qui me soit arrivée.
Il y a deux ou trois ans, j’étais couché paresseusement un matin.
C’était le deux mars--lorsque, subitement, une idée me traversa l’esprit
et s’y implanta avec une telle insistance que toutes mes autres pensées
s’évanouirent devant elle. Cette idée, accapareuse de mon cerveau,
semblait simple au premier abord: je pensais tout uniment qu’il était
temps de préparer un livre à mettre en vente, un livre sensationnel qui
offrirait un intérêt particulier pour le public. Il s’agissait d’un
livre sur les mines d’argent du Névada.

Le «Great Bonanza» était la grande merveille actuelle, et tout le monde
en parlait. Il me semblait que nul ne serait plus autorisé à traiter ce
sujet que Mr William H. Wright, journaliste de Virginia (Névada) sous la
direction de qui j’avais écrit pendant de longs mois comme reporter, il
y a dix ou douze ans. Etait-il mort ou vivant? Je l’ignorais, mais à
tout hasard je lui écrirais. Je commençai par lui suggérer timidement
l’idée d’écrire un livre, puis je m’enhardis, et me hasardai à lui
indiquer ce qui, à mon avis, devrait être le plan de l’ouvrage; enfin,
je lui demandai d’excuser mon outrecuidance, en le priant de n’y voir
que de très bonnes intentions d’un ami. Je lui fournis force détails,
lui indiquant même l’ordre dans lequel il pourrait les relater. J’étais
sur le point de mettre mon élaboration sous enveloppe, lorsque je
réfléchis que si aucun éditeur ne voulait publier ce livre suggéré par
moi, je serais fort contrarié; et je me décidai à garder ma lettre
jusqu’à ce que j’aie l’acceptation d’un éditeur. Je serrai donc mon
document dans mon bureau, et j’adressai un mot à mon éditeur lui
demandant de m’indiquer un jour pour un rendez-vous d’affaires. Comme il
était en voyage, mon mot demeura sans réponse, et au bout de trois ou
quatre jours je perdis mon affaire de vue. Le neuf mars, le facteur
m’apporta plusieurs lettres; parmi elles, j’en trouvai une plus lourde
que les autres et dont l’écriture m’était à peine connue. Je ne
découvris pas tout d’abord d’où elle venait, mais j’eus comme un
pressentiment, et je dis à un parent qui se trouvait là:

--Vous allez assister à un miracle. Je vais vous exposer tout le contenu
de cette lettre, date, signature, tout en un mot--et cela sans briser le
cachet. Elle est d’un Mr. Wright de Virginia (Névada) et datée du deux
mars, c’est-à-dire qu’elle remonte à sept jours. Mr. Wright me propose
d’écrire un livre sur les mines d’argent du Bonanza, et me demande mon
opinion, en vrai ami. Il expose son sujet, l’ordre et la suite de ses
détails, et annonce qu’il finira par un historique sur l’avenir de Great
Bonanza. C’est même le sujet principal du livre.

Je décachetai la lettre, et montrai l’exactitude de ce que j’avais
annoncé. La lettre de Mr. Wright contenait tout ce que contenait la
mienne, écrite le même jour; seulement cette dernière était restée dans
mon bureau, depuis une semaine, depuis le deux mars.

Il n’y a aucune «extralucidité» là-dedans si nous voulons bien donner à
ce mot la vraie signification qui lui appartient.

En effet le «voyant» se flatte de percevoir réellement l’écriture cachée
et de la lire mot pour mot; ce n’est pas mon cas. Je savais seulement le
contenu de la lettre, j’en connaissais tous les détails ainsi que
l’ordre dans lequel ces détails étaient présentés, mais il me fallait
encore les exposer moi-même, les traduire, pour ainsi dire, du langage
de Wright dans le mien.

La lettre de Wright et celle que j’avais écrite sans l’envoyer étaient
bien identiques quant à la substance.

Sans aucun doute nous n’étions pas en présence d’un simple accident, et
je prétends que des coïncidences aussi complètes ne peuvent se produire.
Le hasard aurait pu expliquer un ou deux faits isolés, mais pas une
continuité de faits aussi soutenue.

A n’en pas douter, l’esprit de Mr. Wright avait été en communication
immédiate et directe avec le mien, à travers trois mille lieues de
montagnes et de désert, dans la matinée du deux mars. Je n’en conclus
pas que nos deux esprits engendrèrent en même temps cette succession
d’idées, mais que l’un d’eux conçut et la télégraphia tout simplement à
l’autre. Curieux de savoir quel cerveau avait influencé l’autre,
j’écrivis pour tirer l’affaire au clair. La réponse de Mr Wright
démontra qu’il avait conçu le plan, que mon cerveau n’avait été que
l’appareil récepteur. Partant de cette constatation vous comprendrez
aisément combien d’idées géniales ont pu être volées inconsciemment à
des distances de trois mille lieues et plus!

Si l’on admet cette hypothèse, il suffit d’étudier l’encyclopédie pour
rencontrer une fois de plus dans l’histoire des inventions ces
coïncidences bizarres qui ont toujours frappé les esprits clairvoyants:
on sera frappé de la fréquence avec laquelle une machine ou une
invention quelconque a été imaginée simultanément par plusieurs
personnes sur différents points du globe.

Le télégraphe électrique a été méconnu pendant plusieurs milliers
d’années; puis il a été découvert en même temps, par un Américain, le
Professeur Henry, par l’Anglais Wheatstone, par Morse sur mer, et par un
Allemand à Munich.

La manière d’utiliser la vapeur a été trouvée la même année dans deux ou
trois pays. N’est-il pas admissible, alors, que les inventeurs se volent
constamment et inconsciemment leurs idées quoique séparés par des
milliers de lieues?

Au printemps dernier, un littérateur de mes amis, Mr D. Howells, qui
demeurait à cent lieues de moi, vint me voir et, au cours de la
conversation, il me raconta qu’il venait de faire une découverte,
d’arrêter son esprit sur une idée nouvelle qui n’avait certainement
jamais été exploitée en littérature. Il me l’expliqua. Je lui tendis
alors un manuscrit, et lui dis qu’il y trouverait en substance la même
idée: j’avais écrit le manuscrit huit jours avant. L’idée m’était venue
à l’esprit à l’automne précédent, tandis que mon ami ne l’avait conçue
qu’au moment où je la transcrivais, il y a de cela 8 jours. Il n’avait
pas encore commencé son travail, de sorte qu’il abandonna son projet et
me laissa très gracieusement la paternité de ladite idée.

L’exemple suivant, que j’ai trouvé dans un journal, est véridique. Je
tiens le fait de la bouche de Mr Howells au moment où l’épisode a eu
lieu:

--On relate un fait étonnant de coïncidence littéraire dans la revue
_Atlantic Monthly_ de Mr Howells: Une dame de Rochester (New-York),
soumit à la revue qui publiait la nouvelle _Dʳ Breen Practice_, un
manuscrit qui ressemblait tellement à celui de Mr Howells que celui-ci
crut nécessaire d’aller la trouver pour lui expliquer qu’il ne
s’agissait nullement d’un cas de plagiat. Il lui montra les brouillons
de sa nouvelle, et lui prouva que la similitude entre leurs écrits était
due à une de ces coïncidences étranges qui se rencontrent de temps à
autre dans le monde littéraire.

J’avais lu moi-même des extraits de la nouvelle de Mr Howells dans son
manuscrit avant que la dame n’ait remis le sien à la revue. Voici un
autre exemple tiré d’un journal.

La réédition de la nouvelle de Miss Alcott: _Moods_, rappelle à un
collaborateur de _la Poste_ de Boston, une singulière coïncidence qui
fut mise en lumière avant que le livre ne parût pour la première fois:
Miss Anna Crane, de Baltimore, publia un roman intitulé _Emily Chester_,
qui offrait au lecteur des particularités frappantes et
caractéristiques. La comparaison entre cet ouvrage et _Moods_ montra que
les deux auteurs, complètement étrangers l’un à l’autre, vivant à des
centaines de lieues de distance, avaient tous les deux choisi le même
sujet, et développé les mêmes idées jusqu’à un certain point, puis, le
parallèle cessant, les conclusions divergeaient. Et, détail plus curieux
encore, les principaux héros portaient les mêmes noms dans les deux
romans, de sorte que Miss Alcott dut changer les noms de ses
personnages. Après cela, le livre fut publié par Loring.

A ma souvenance, j’ai vu ici quatre ou cinq conflits violents éclater
dans un journal littéraire à propos de poèmes dont la paternité était
revendiquée par deux ou trois personnes à la fois. Il y a eu discussion
au sujet de _Nothing to Wear_, _Beautiful Snow_, _Rock me to Sleep_,
_Mother_, et d’une des premières ballades de Mr Will Carleton, je crois.
Ces conflits étaient tout bonnement attribuables à des cas de
télégraphie mentale involontaire et inconnue.

Encore un mot sur Mr Wright. Il avait son livre en tête depuis quelque
temps; donc c’est lui, et non moi, qui en conçut l’idée. Le sujet
m’était complètement étranger, car je préparais toute autre chose. Et
cependant cet ami que je n’avais pas vu, et auquel j’avais à peine pensé
depuis onze ans, avait le pouvoir de m’infiltrer ses idées à trois mille
lieues de distance et d’exercer une sorte d’accaparement mental de mon
cerveau. Il s’était mis à écrire après avoir terminé son travail de
journaliste--un peu après trois heures, me dit-il. Or trois heures à
Névada représentaient six heures à Hartford, et c’est à ce moment précis
que je rêvassais dans mon lit, sans fixer autrement ma pensée. C’est à
ce moment-là que l’idée d’écrire ce livre se présenta à mon esprit; je
me levai alors et me mis à écrire, croyant fermement que j’agissais
sous la propre impulsion de ma volonté.

Je n’ai jamais assisté à aucune expérience mesmérienne ou de double vue
ni à aucune séance de spiritisme qui fût pour mon esprit convaincante;
le fait est d’ailleurs sans importance, seulement je suis obligé de
reconnaître qu’un esprit humain (incarné) peut communiquer avec un
autre, quelle que soit la distance, et sans aucune préparation
«artificielle» destinée à créer un état sympathique favorable à la
transmission.

J’estime que lorsque l’état sympathique existe entre deux esprits, ils
peuvent communiquer; autrement ce doit être impossible; et si la
sympathie est entretenue par des relations suivies, les deux esprits
peuvent continuer à correspondre pendant un temps illimité.

Je vous cite un autre phénomène que tout le monde a pu remarquer: tout
d’un coup, une série de pensées ou de sensations nous envahit, et vous
êtes obsédé par l’idée qu’autrefois, dans une existence antérieure, vous
avez éprouvé ces mêmes sensations et conçu les mêmes idées.

L’hypothèse de l’existence antérieure est très vraisemblable, mais je
reste persuadé qu’elle ne constitue pas la solution de ce mystère ardu;
je suis convaincu que dans ce cas un étranger très éloigné vous a
télégraphié mentalement, et à votre insu, ses pensées et ses sensations;
cette transmission s’est arrêtée lorsqu’un courant contraire ou un
obstacle quelconque est venu s’interposer et couper le fil de
communication. Peut-être croyez-vous que ces idées et ces sensations
sont une répétition; dans ce cas, elles ne deviennent une répétition
qu’au moment où elles vous sont communiquées. Il est possible que Mr
Brown, le «voyant», lise dans le cerveau d’autrui. L’hypothèse contraire
est également admissible; en tout cas je sais de source certaine qu’il
m’est arrivé de lire dans l’esprit d’autrui; par conséquent, je ne vois
pas pourquoi Mr Brown n’en ferait pas autant.

J’ai écrit ce qui précède il y a trois ans, à Heidelberg, et j’ai mis de
côté mon manuscrit en me proposant d’y intercaler des exemples de
télégraphie mentale à mesure qu’ils se présenteraient à moi.

Pendant ce temps, le «croisement» des lettres est devenu si fréquent
qu’il en est presque monotone.

Aussi ai-je mis à profit mes observations relatives à ces
«coïncidences»; maintenant, lorsque je suis las d’attendre des nouvelles
de quelqu’un, je m’asseois et le force à m’écrire, qu’il le veuille ou
non; c’est-à-dire que je lui écris, puis je déchire ma lettre sans la
faire partir. Cela suffit amplement et les nouvelles de ce quelqu’un ne
tardent pas à m’arriver.

Bien entendu, je suis devenu superstitieux au sujet de ces croisements
de lettres. C’est du reste bien naturel! Nous sommes restés un peu de
temps à Venise après avoir quitté Heidelberg. Un jour, je descendais le
grand canal en gondole, lorsque j’entendis un cri derrière moi; je me
retournai pour voir ce qui se passait et j’aperçus une gondole qui
suivait la mienne en faisant force de rames. Le gondolier m’invita à
m’arrêter. Je stoppai, et le petit bateau vint se ranger auprès du mien.
Il y avait dedans une Américaine, fixée à Venise. D’un air très
préoccupé, elle me dit:

--Il y a à l’hôtel Britannia, depuis huit jours, un Américain de
New-York, et sa femme, qui sont désespérés de n’avoir pas reçu de
nouvelles de leur fils dont ils ne savent rien depuis huit mois: la mère
en est malade de chagrin, et le père ne peut ni manger ni dormir.

Le fils arrivé à San-Francisco, il y a huit mois, leur a écrit le jour
même; c’est tout ce qu’ils en savent. Ses parents sont en Europe depuis
ce temps, mais leur voyage s’effectue dans des conditions très tristes,
car ils ne font que changer de place, écrire de tous les côtés et à tout
le monde pour demander des nouvelles de leur fils; mais le mystère reste
aussi obscur. Maintenant le père a renoncé à écrire et veut
télégraphier. Il veut câbler à San-Francisco. Il ne l’a jamais fait
parce qu’il a peur... il ne sait trop de quoi,--de la mort de son fils,
sans doute. Mais il voudrait que quelqu’un lui conseillât de
télégraphier; il voudrait que je l’y engageasse. Je ne l’ose pas, car si
aucune réponse ne venait, sa femme en mourrait certainement. Alors j’ai
couru après vous pour vous prier de m’aider à l’exhorter à la patience
et à attendre une semaine ou deux avant de télégraphier. Venez, ne
perdons pas de temps. Il y va de la vie de cette pauvre femme.»

Je la suivis, mais j’avais mon idée bien arrêtée et, lorsque je fus
introduit auprès du monsieur, je lui dis: Je suis très superstitieux, et
je ne vois pas de mal à cela. Si vous voulez câbler à San-Francisco tout
de suite, vous aurez des nouvelles de votre fils avant que vingt-quatre
heures se soient écoulées. Je ne sais si elles viendront de
San-Francisco ou d’ailleurs; la seule chose urgente est de _câbler_,
voilà tout. Les nouvelles arriveront immédiatement. Télégraphiez à Pékin
si vous voulez, là n’est pas la question: l’absence de nouvelles vient
de ce que vous n’avez pas câblé dès que vous en avez eu l’idée.

Il semble absurde que ce monsieur ait été réconforté par ce raisonnement
enfantin, mais il le fut réellement; sa physionomie s’éclaira et il
envoya son câblegramme; le lendemain à midi, arrivait une longue lettre
de son fils qu’il croyait perdu; le pauvre père me témoigna autant de
reconnaissance que si j’avais été pour quelque chose dans la venue de ce
message. Son fils avait quitté San-Francisco par le premier bateau venu
et sa lettre avait été écrite du premier port où il avait touché
quelques mois après.

Cet incident ne signifie rien et n’a aucune valeur. Je ne le relate que
pour prouver combien est invétérée en moi la superstition que m’inspire
le «croisement des lettres». J’étais si sûr que le télégramme adressé
n’importe où irait au-devant de la lettre attendue que je n’ai pas
hésité à consoler cet homme découragé, et à lui rendre l’espoir et la
gaieté.

Voici encore deux ou trois incidents qui me viennent à l’esprit à propos
de télégraphie mentale. Un lundi matin, il y a de cela un an, je pris
une lettre au hasard dans le courrier, et je dis à un ami: «Sans ouvrir
cette lettre, je vous raconterai ce qu’elle contient. Elle est de Mᵐᵉ
de..., cette dernière me dit qu’elle était à New-York samedi dernier,
qu’elle se proposait de venir ici par le train de l’après-midi pour nous
faire une surprise, mais qu’au dernier moment elle a changé d’avis et
est rentrée chez elle.»

J’avais raison; mes prévisions étaient parfaitement exactes. Et
cependant aucun indice ne pouvait me faire supposer que Mᵐᵉ X...
venait à New-York ou qu’elle avait la moindre envie de nous faire une
visite.

Je fume beaucoup,--c’est-à-dire tout le temps--et depuis sept ans j’ai
essayé de cacher une boîte d’allumettes à ma portée, derrière un cadre
sur la cheminée; mais j’ai dû l’ôter de là, car Georges (le nègre), qui
prépare les feux et allume le gaz, se sert toujours des allumettes, sans
les remettre en place. Conseils et ordres, rien n’y fait, et cela dure
depuis sept ans. Un jour de l’été dernier, tandis que toute ma famille
s’était absentée pour plusieurs mois, je dis à une personne de la
maison:

--Eh bien! pendant ces longues vacances où rien ne viendra nous gêner...

--Je puis finir votre phrase, répondit-elle.

--Voyons, faites-le.

--Georges devrait bien prendre l’habitude de laisser ces allumettes en
place.

C’était précisément ce que j’allais dire. Et cependant, jusqu’alors, ni
Georges ni les allumettes ne m’étaient venus à l’esprit depuis trois
mois; d’autre part il est certain que cette partie de phrase que
j’allais énoncer n’avait aucun rapport avec ce que je devais dire
ensuite.

Ma mère (elle vivait encore lorsque ces lignes furent écrites) descend
du plus jeune des frères Lambton qui se sont établis ici voilà bien des
années. La tradition raconte que l’aîné hérita d’une grande propriété
anglaise (érigée depuis en comté) et qu’il mourut. C’est ce qui est
toujours arrivé dans ma famille. Ils meurent tous tandis qu’ils
pourraient faire quelque chose d’utile sans être obligés de travailler.
Les deux Lambtons laissèrent beaucoup de petits Lambtons derrière eux;
et lorsque enfin, il y a une cinquantaine d’années, la propriété
anglaise fut érigée en comté, la nombreuse tribu des Lambtons américains
(c’est-à-dire les descendants de l’aîné) commença à s’agiter. Depuis
cette époque ces descendants se démènent inutilement pour arriver à
faire valoir leurs droits. Le véritable comte actuel--je veux dire
l’Américain--m’écrivait de temps en temps et essayait de m’intéresser à
cette question brûlante de titres et de propriété, en m’offrant une part
de son futur butin; mais j’ai toujours agi de manière à éviter les
tentations.

Eh bien! un jour de l’été dernier, j’étais couché sous un arbre, ne
pensant pas à grand’chose, lorsqu’une idée me vint à l’esprit. Je dis à
quelqu’un de la maison:

--Supposez que je vive jusqu’à quatre-vingt-deux ans, que je devienne
sourd, aveugle, édenté, et qu’au moment de rendre le dernier soupir sur
mon lit de mort...

--Attendez, laissez-moi finir votre phrase,--interrompit l’autre.

--Allez, lui dis-je.

--Quelqu’un se précipite avec un papier, s’écrie: «Tous les autres
héritiers sont morts, vous êtes comte de Durham!»

C’était juste ce que j’allais dire. Et pourtant jusqu’à ce moment,
jamais cette idée ne m’était venue à l’esprit.--Il y a quelques années,
j’aurais été stupéfait d’une chose pareille, mais je n’en étais plus à
m’étonner de particularités qui m’arrivaient couramment chaque semaine,
et je suis bien convaincu maintenant qu’un cerveau peut communiquer
clairement avec un autre, sans l’aide du véhicule lourd et lent de la
parole.

Ce siècle paraît avoir épuisé presque toutes les inventions; cependant
il en reste une encore à exploiter, c’est la «phrénophonie». Elle
consisterait à trouver une méthode permettant à deux esprits d’établir
une communication mentale entre eux à l’aide de la volonté; cette
communication serait en quelque sorte codifiée comme le télégraphe
électrique. Le télégraphe et le téléphone vont devenir trop lents et
trop verbeux pour nos besoins. Il faut que notre pensée puisse franchir
les distances, quitte à la transformer en paroles si cela devient
nécessaire; en tout cas, nous réserverions cette besogne ennuyeuse pour
nos moments perdus. Il est évident que la force qui transmet notre
pensée d’un cerveau à un autre revêt une forme plus fine et plus subtile
que l’électricité; nous devons tout d’abord chercher à nous rendre
maître de cette force, et essayer de la capter comme nous avons dû le
faire pour les courants électriques. Avant l’invention du télégraphe,
pas un de ces phénomènes ne semblait plus facile à expliquer que la
transmission de la pensée.

Pendant que j’écris ceci, il y a certainement quelqu’un sur un autre
point du globe qui en fait autant; la question se résume à ceci: lequel
des deux inspire cette pensée à l’autre? A cela je ne puis répondre,
mais je reste persuadé que toutes les idées ont traversé un autre
cerveau pendant tout le temps qu’elles m’ont absorbé.

Je terminerai par une observation que j’ai trouvée il y a quelque temps
dans le _Johnson_ de Boswell.

--Le _Candide_ de Voltaire est absolument identique, comme plan et
conception, à _Rasselas_ de Johnson; il l’est à tel point que j’ai
entendu dire à Johnson que si les deux ouvrages n’avaient pas paru à
quelques jours d’intervalle (la possibilité du plagiat étant de ce fait
écartée, faute de temps matériel), il aurait été impossible de nier que
le second paru avait été copié sur le premier.

Les deux hommes étaient éloignés d’une distance énorme, et la mer les
séparait.


_Post-scriptum._

Dans le nº de _Atlantic_ de juin 1882, Mr John Fiske fait allusion à la
«coïncidence» Darwin-et-Wallace, coïncidence souvent citée, et s’exprime
ainsi: «Je veux parler de la «circonstance imprévue» qui décida Mr
Darwin en 1859 à rompre le silence et à composer les _Origines des
espèces_. Le succès extraordinaire de son livre, en même temps que cette
circonstance particulière, servit à démontrer combien l’esprit humain
était mûr pour entendre traiter les grandes questions soulevées par Mr
Darwin. En 1858, Mr Wallace, qui était plongé dans l’étude de l’archipel
Malais, envoya à Mr Darwin (comme à l’homme le plus à même de le
comprendre) l’esquisse d’une théorie identiquement pareille à celle que
préparait Mr Darwin depuis si longtemps.

»La même suite d’observations et de conclusions qui avait amené Mr
Darwin à la découverte de la «Sélection naturelle» et de ses grandes
conséquences venait également de conduire Mr Wallace au seuil de la même
découverte; seulement, dans l’esprit de Mr Wallace, la théorie n’était
pas poussée aussi loin que dans l’esprit de Mr Darwin. Et au cours de la
préface de son charmant livre sur la _Sélection naturelle_, Mr Wallace
reconnaît, avec une rare modestie et une grande franchise, que sa propre
découverte, bien qu’elle ait une valeur incontestable, est largement
surpassée en intérêt et en force par celle de Mr Darwin. C’est
parfaitement vrai, et Mr Wallace a si bien travaillé à l’illustration
future de leur théorie qu’il peut être très satisfait d’avoir la seconde
place dans la propagation de cette thèse.

»La coïncidence, cependant, n’en reste pas moins remarquable quand on
compare les conclusions de Mr Wallace et celles de Mr Darwin. Mais
quand on y réfléchit, des coïncidences de ce genre ne sont pas
surprenantes dans l’histoire des découvertes scientifiques. Et il n’y a
rien d’étonnant à ce qu’elles se produisent de temps à autre; il suffit
de se rappeler en effet qu’une découverte notoire se rapporte toujours à
une question dont l’étude absorbe les grands esprits du monde entier.
C’est ce qui arriva au moment de la découverte du calcul différentiel et
de la planète Neptune. Il en fut ainsi lors de la lecture des
hiéroglyphes égyptiens et de la théorie ondulatoire de la lumière. Le
même fait eut lieu jusqu’à un certain point, au moment de l’introduction
de nouveaux principes de physique, de la découverte de l’équivalent
mécanique, de la chaleur et de la corrélation des forces. De même, pour
l’invention du télégraphe électrique et la découverte du spectre de
l’analyse. Il n’y a donc rien d’extraordinaire à ce que le fait se soit
reproduit pour la doctrine de l’origine des espèces par la sélection
naturelle.»

On attribue ces «coïncidences» au fait que ces graves questions, par
leur origine et leur nature, ont préoccupé à cette époque tous les
grands esprits du monde entier. Je crois plutôt que dans chacune de ces
découvertes un seul homme télégraphie mentalement aux autres savants de
l’univers. Et maintenant j’arrive à une énigme: Comment se fait-il que
des objets inanimés puissent impressionner un esprit?

Le fait se produit; j’ajoute entre parenthèse qu’il se produit
constamment. Je vous cite l’exemple d’une réponse claire et détaillée à
un télégramme qui n’est pas encore arrivé à destination. Ceci se produit
lorsque votre dépêche a été envoyée mentalement d’un esprit à l’autre
avant de passer par la voix lente du fil électrique; vous avez dû
constater ce fait souvent dans votre existence.

Mais revenons aux objets inanimés. Dans les expériences d’extralucidité
non professionnelle pratiquées par la Société psychique, on bande les
yeux du médecin, puis on met dans sa main un objet ayant touché la
personne ou ayant été porté par elle: immédiatement le médium dépeint la
personne, et finit par le récit de quelque événement ou détail auquel
l’objet en question a été mêlé. Si une chose inanimée peut impressionner
et instruire l’esprit du médium, rien n’empêche qu’elle ait la même
vertu dans un domaine de télégraphie mentale. Un jour, une dame de
l’Ouest m’écrivit que son fils venait à New-York pour trois semaines,
qu’il me ferait une visite, et elle me donna son adresse. J’égarai la
lettre, et les trois semaines s’écoulèrent sans que j’y pensasse. Puis,
un remords subit m’envahit et je me hâtai d’écrire à la dame pour lui
demander l’adresse perdue. Mais, après mûre réflexion, je compris que
l’irruption subite de ce souvenir dans mon cerveau n’était pas un pur
accident, et j’ajoutai un post-scriptum à ma lettre, annonçant que
sûrement j’aurais une lettre de son fils dans la soirée. Effectivement
je la reçus; la lettre était arrivée au bureau de poste, mais ne m’avait
pas encore été distribuée; et cependant j’avais subi son influence. J’ai
fait tellement d’expériences de ce genre, une douzaine au moins, que
j’ai actuellement acquis la conviction que les objets n’agissent pas
seulement sur les «voyants» pour les guider, mais qu’ils prêtent encore
leur énergie à la télégraphie mentale.--Je ne sais trop à quelle
catégorie appartient le fait auquel j’arrive maintenant. Je l’ai extrait
d’un journal local, il y a six ou huit ans, et je garantis
l’authenticité des détails qui s’y rapportent, car l’histoire m’a été
racontée dans les mêmes termes par une des deux personnes intéressées
(un pasteur de Hartford), au moment même où cette _chose étrange se
passait_.



«UNE COINCIDENCE REMARQUABLE


»Les coïncidences bizarres servent de thème aux histoires les plus
intéressantes et aux études les plus curieuses. Personne ne peut les
expliquer, mais chacun les constate lorsqu’elles se sont produites.
Celle que je vais relater constitue une des plus frappantes et des plus
véridiques qui se soient produites dans cette ville:

»Au moment de la construction d’une des plus belles résidences de
Hartford, un peintre de la ville fournit la tapisserie de certaines
pièces, et s’engagea en même temps à la poser. On calcula mal les
dimensions d’une des pièces, et au dernier moment on se trouva à court
d’un rouleau de papier. Le peintre demanda un sursis pour le faire venir
de la fabrique; celle-ci répondit qu’il ne lui en restait plus et qu’on
avait détruit les planches originales; elle possédait cependant une
liste des marchands auxquels elle avait fourni ce papier; en leur
écrivant à tous, on finirait par se procurer un rouleau. Cela
demanderait une quinzaine de jours, mais on trouverait certainement ce
qu’on désirait.

»Au bout de ce temps, arriva une lettre disant qu’à leur grand
étonnement il n’existait plus un rouleau de papier. On demanda à la
fabrique un nouveau sursis, disant qu’on allait écrire aux clients
particuliers de la maison, et que certainement l’un d’eux céderait le
rouleau désiré. Mais nouvelle surprise, il fut impossible de se procurer
le moindre bout de ce papier. Un grand laps de temps s’était écoulé, et
il devenait inutile d’attendre davantage. Le fournisseur s’était engagé
à tapisser cette pièce; pour lui, la seule façon de s’en tirer était
d’arracher le papier déjà posé et d’en coller un autre. A cet effet, un
ouvrier fut envoyé pour ôter le papier; ses outils étaient prêts et il
allait se mettre à l’œuvre sous la direction du propriétaire, lorsque
celui-ci fut appelé par un domestique. Quelqu’un demandait
l’autorisation de visiter la maison et, avant de répondre, le domestique
avait cru bon de consulter son maître.

»Cette visite inopinée avait pendant quelques instants interrompu les
préparatifs de l’ouvrier peintre. Le propriétaire alla recevoir
l’étranger, et consentit à lui faire visiter la maison. Mais il lui
demanda la permission de s’arrêter pour donner des ordres à l’ouvrier;
chemin faisant, il raconta la singulière aventure du papier. Ils
entrèrent ensemble dans la pièce; le premier mot de l’étranger, en
apercevant le papier, fut: «Mais, j’ai identiquement le même papier
dans une des chambres de ma maison, et il m’en reste un rouleau que je
mets bien volontiers à votre disposition.»

»Quelques jours après le mur était tapissé du papier choisi dès le
début. Si le propriétaire n’avait pas été chez lui, l’étranger n’aurait
pas visité la maison; en tous cas, s’il était venu vingt-quatre heures
plus tard, et si on ne lui avait pas raconté l’aventure par le plus
grand des hasards, c’en était fait du fameux papier. L’enchaînement de
toutes les circonstances est très remarquable, et je puis affirmer sans
trop m’avancer que cette histoire ne résulte pas d’un pur hasard.»

Un incident qui m’est arrivé l’autre jour vient de me revenir à
l’esprit; je le relate aujourd’hui et le repêche à cette occasion des
profondeurs poussiéreuses de mon bureau.

Une dame me posa à brûle pourpoint cette question: «Avez-vous jamais eu
une vision à l’état de veille?» J’allais répondre sans hésiter, lorsque
les derniers mots de cette question me firent réfléchir en éveillant un
doute dans mon esprit. Cette dame ne pouvait pas deviner la portée de
ces paroles, qui m’ont peu à peu amené à éclaircir un mystère qui
m’avait beaucoup intrigué. Vous allez en juger par vous-même dans
quelques instants:

Depuis que la Société anglaise des Recherches psychiques a commencé à
s’occuper d’histoires de revenants, de maisons hantées, d’apparitions de
vivants et de morts, j’ai lu ces articles avec avidité et une grande
régularité. La question que vous pose le plus fréquemment un voyant à
l’état de veille est celle-ci: «Pouvez-vous affirmer que vous étiez
éveillé à tel moment?» Si la personne interrogée ne peut pas répondre
avec assurance, cela suffit pour jeter un doute sur la véracité de son
récit. Mais si elle affirme avoir été éveillée, et donne des preuves
palpables à l’appui, on accorde généralement une certaine foi à son
histoire. Le commun des mortels n’agit pas autrement et c’est d’ailleurs
ainsi que je procédais jusqu’au moment où, l’autre jour, cette dame m’a
posé la question que je viens de vous soumettre.

Ce point d’interrogation me donna à penser et m’amena à conclure qu’on
peut être endormi, ou tout au moins inconscient, pendant un certain
temps, sans s’en apercevoir, et sans avoir perçu nettement ce qui s’est
passé à ce moment. Un cas mémorable me revient à l’esprit. Il y a un an,
je me tenais un matin sous le porche, lorsque je vis un homme s’avancer
dans ma direction. C’était un étranger; je comptais bien qu’il sonnerait
et entrerait dans la maison sans s’arrêter pour me parler; il lui
fallait pour cela passer devant moi par la grande porte; pour éviter
qu’il m’adresse la parole je pris moi-même l’air d’un étranger. Cela
réussit quelquefois.

Je vis cet homme très nettement au moment où il était à dix pas de la
porte et à vingt-cinq de moi, puis subitement il disparut. Je demeurai
aussi médusé que si j’avais vu une église s’éclipser en un clin d’œil
pour faire place à un terrain vague. J’étais ravi de ce phénomène, car à
n’en pas douter, je venais d’assister à une apparition; je l’avais vue
de mes propres yeux, vue, et au grand jour. Je me promis d’en rendre
compte à la Société. Je courus à l’endroit où j’avais d’abord vu le
spectre, puis à l’autre bout du porche et regardai tout autour de moi.
J’acquis la certitude absolue que je me trouvais bien en présence d’une
apparition. Il ne me restait plus qu’à consigner le fait pendant qu’il
était encore frais à ma mémoire. Ravi de ma découverte, je me dirigeai
vers la maison. Lorsque je pénétrai dans le vestibule, mon cœur cessa de
battre et ma respiration s’arrêta. Je vis l’homme qui m’était apparu,
assis sur une chaise, seul, aussi calme et aussi paisible que s’il
s’était installé là pour un temps indéfini. L’ébahissement m’empêcha de
parler; je me ravisai et lui demandai:

--Etes-vous entré par cette porte?

--Oui.

--Avez-vous ouvert la porte vous-même ou avez-vous sonné?

--J’ai sonné, et le nègre est venu m’ouvrir!

Je pensai en moi-même:--C’est bien étonnant. Il faut à Georges deux
minutes pour répondre à la porte lorsqu’il se presse, et je ne l’ai
jamais vu se dépêcher. Comment cet homme est-il resté deux minutes à la
porte, à sept pas de moi, sans que je l’aperçoive?

Sans la question de la dame:--Avez-vous eu une vision--à l’état de
veille? j’aurais cherché jusqu’à ma mort la solution de cette énigme.
Tout s’explique maintenant. Evidemment, ce jour-là, j’ai été endormi
soixante secondes, ou du moins inconscient sans m’en douter. Dans cet
intervalle, l’homme a passé près de moi, sonné, attendu là, puis il est
entré et a fermé la porte; je ne l’ai pas vu, pas plus que je n’ai
entendu la porte se fermer.

Si, pendant cette minute d’absence mentale, il s’était caché dans la
cave (il avait largement le temps de le faire)--j’aurais fait part de
cette aventure à la Société des Recherches et, en l’amplifiant,
j’aurais crié au miracle; la force déployée par trente bœufs réunis ne
m’aurait pas ôté de la tête que j’étais «un privilégié» de ce monde, et
que je venais d’avoir ma vision--à l’état de veille.

Et maintenant, comment prouver que j’étais conscient ou non? La chose me
paraît impossible et personne n’a encore résolu ce problème.

Je compte sur un rêve pour trouver la clef de ce mystère.



LE COURRIER AMATEUR LE COURRIER AMATEUR


L’époque de notre départ d’Aix-les-Bains pour Genève approchait. De là,
nous devions aller à petites journées et par un itinéraire compliqué à
Bayreuth, en Bavière. Pour mener une caravane aussi importante que la
mienne, il me fallait songer à prendre un courrier, bien entendu.

Mais je perdis du temps. Les jours se passaient et, un beau matin, je me
réveillai en constatant que nous étions prêts à partir, mais que je
n’avais pas encore de courrier. Je pris alors un parti qui me parut bien
un peu téméraire, mais je me sentais d’humeur à ne pas m’arrêter en
chemin. Je déclarai que je ferais le premier relais à moi tout seul, et
je le fis.

Oui, je conduisis à moi tout seul, d’Aix à Genève, toute la
bande,--quatre personnes. Il y avait un peu plus de deux heures de
route, et il fallait changer une fois de wagon. Cela se passa sans
aucun accident, à part que j’oubliai sur le quai une valise et quelques
menus objets,--mais on ne peut pas appeler cela un accident. Du coup, je
m’offris à conduire la caravane jusqu’au bout du voyage, à Bayreuth.

Je commis là une «gaffe», bien que la chose parût très faisable à
première vue. L’équipée était beaucoup plus compliquée que je ne le
pensais. Premièrement, il fallait rallier deux personnes que nous
avions, quelques semaines auparavant, laissées dans une pension à
Genève, et les amener à notre hôtel. Deuxièmement, je devais signifier
aux individus qui ramassent les bagages sur le grand quai d’avoir à
porter sept malles à l’hôtel pour en remporter sept autres qu’ils
trouveraient empilées sous le hall. Troisièmement, il me fallait
découvrir dans quelle partie de l’Europe était Bayreuth, et prendre sept
billets de chemin de fer pour cette localité. Quatrièmement, j’avais à
envoyer un télégramme à un ami, dans les Pays-Bas. Cinquièmement, comme
il était deux heures de l’après-midi, il fallait se dépêcher pour être
prêts pour le premier train de nuit, et assurer des places dans le
sleeping. Sixièmement, je devais enfin retirer de l’argent à la banque.

A mon avis, les tickets de sleeping étaient la chose la plus
importante; j’allai donc à la gare moi-même, pour plus de sûreté; les
commissionnaires d’hôtel sont si peu dégourdis en général! Il faisait
très chaud, et j’aurais dû prendre une voiture, mais je crus mieux faire
en économisant une course, et je partis à pied. Mal m’en prit, car je me
perdis et fis trois fois le chemin. Au guichet, on me demanda quel
itinéraire je désirais prendre; cela m’embarrassa fort et tout de suite
je perdis la tête. Il y avait un tas de monde autour de moi, et je ne
connaissais rien aux itinéraires; je ne savais même pas qu’il pût y en
avoir deux. Aussi je jugeai préférable de rentrer pour consulter la
carte et de retourner à la gare ensuite.

Cette fois, je pris un fiacre, mais en remontant l’escalier de l’hôtel,
je me souvins que je n’avais plus de cigares, et je voulus en acheter
pendant que j’y pensais. Le bureau de tabac faisait le coin de la rue;
ce n’était donc pas la peine de prendre le fiacre pour si peu, et je dis
au cocher de m’attendre.

La télégramme me revenant à l’esprit, je le composai dans ma tête en
marchant, et du coup j’oubliai mes cigares et mon fiacre. Je comptais
envoyer ce télégramme de l’hôtel, mais, réfléchissant que je ne devais
pas être loin de la poste, je me décidai à l’y porter moi-même. La
poste était bien plus loin que je ne le pensais. Je finis par la
dénicher, j’écrivis mon télégramme et le remis au guichet. L’employé,
qui avait une tête rébarbative et était un monsieur fort tracassier, me
posa en français un tas de questions si déliquescentes que je
recommençai à patauger et que je perdis le nord de nouveau.
Heureusement, un Anglais qui passait par là m’expliqua que cet employé
désirait savoir où envoyer mon télégramme. Cela, je l’ignorais
totalement, car il ne s’agissait pas de «mon» télégramme, mais bien d’un
télégramme que j’envoyais pour le compte d’un des membres de ma
caravane: je m’évertuai à le faire comprendre à ce maudit employé qui ne
voulut rien savoir. De guerre lasse je lui déclarai que puisqu’il était
aussi bizarre, j’allais revenir et la lui donner, son adresse!

Cependant je pensai que je ferais bien d’aller, auparavant, cueillir à
leur pension les deux personnes qui devaient m’y attendre avec
impatience; il valait certainement mieux suivre le programme que je
m’étais tracé et faire chaque chose en son temps: cette réflexion me
remit en mémoire le fiacre que j’avais laissé à l’hôtel et dont la
location courait toujours; alors, j’appelai un autre fiacre, et lui dis
de descendre chercher le premier et de l’amener à la poste, où il
attendrait que je revienne.

Il me fallut marcher longtemps et par une jolie chaleur pour arriver
chez ces gens; une fois là, je découvre qu’ils ne pouvaient me suivre
illico avec leurs sacs, et qu’il fallait prendre une voiture. Je sortis
pour en chercher une, mais avant d’en avoir trouvé, je m’aperçus que
j’étais tout près du grand quai,--du moins, je me le figurais,--et je
jugeai que ce serait une économie de temps d’y passer pour régler la
question des bagages. Après avoir rôdé près d’un mille, je rencontrai
une boutique de cigares; cela me fit penser à mon projet d’emplette. Je
dis au marchand que j’allais à Bayreuth et qu’il m’en fallait une
provision pour mon voyage. L’homme me demanda quel itinéraire je devais
prendre; je lui répondis que je n’en savais rien. Il me conseilla de
passer par Zurich et un tas d’autres endroits dont il me donna les noms,
et m’offrit de me vendre 7 billets de seconde classe, directs pour
Bayreuth, à 22 dollars chaque, avec le bénéfice de l’escompte que le
chemin de fer lui consentait. Je commençais à en avoir assez de voyager
en seconde avec des billets de 1ʳᵉ, et je lui pris ses billets.

Quelques minutes après, j’avais déniché le bureau des Messageries
Natural Co, et je lui avais passé l’ordre de porter sept de nos malles
à l’hôtel et de les y empiler sous le hall. Il me sembla bien cependant
que j’oubliais quelque chose en donnant mes instructions, mais je me
creusai en vain la tête.

Ensuite, je découvris la banque, et m’y présentai pour avoir de
l’argent; mais comme j’avais oublié, je ne sais où, ma lettre de crédit,
il me fut impossible de rien toucher. Il me revint à l’esprit que
j’avais dû laisser cette lettre sur la table où j’avais écrit mon
télégramme; je pris un fiacre, me fis conduire à la poste, montai
l’escalier, et là on me dit qu’une lettre de crédit avait été en effet
oubliée sur la table, mais qu’elle avait été remise à la police et qu’il
faudrait y aller et prouver qu’elle m’appartenait.--On me donna un
garçon pour me conduire; nous sortîmes tous deux et marchâmes une couple
de milles pour arriver à la police; là je me rappelai mes deux autres
fiacres et demandai au garçon de me les renvoyer quand il rentrerait à
la poste.--La nuit tombait et le commissaire était parti dîner. J’aurais
bien été dîner moi-même, mais l’agent de service m’en dissuada, et
j’attendis. Le commissaire reparut subitement à dix heures et demie,
mais dit qu’il était trop tard pour rien faire, et me renvoya au
lendemain matin, à neuf heures et demie. L’agent voulait me garder
toute la nuit, prétendant que j’avais une mine assez louche; que la
lettre de crédit n’était assurément pas à moi; que je ne savais pas même
ce que c’était qu’une lettre de crédit; que tout simplement j’avais vu
le propriétaire de cette lettre l’oublier sur la table et que je voulais
me la faire remettre, comme font d’ailleurs les individus qui ont la
manie de prendre tout ce qu’ils trouvent, que cela puisse avoir de la
valeur ou non.--Heureusement, le commissaire déclara qu’il ne trouvait
rien de suspect à ma mine, que j’avais l’air assez inoffensif, tout au
plus légèrement timbré.--Je le remerciai beaucoup; il me rendit la
liberté et je retournai à l’hôtel avec mes trois fiacres.

J’étais éreinté, et hors d’état de répondre décemment à un
interrogatoire; aussi, je résolus de ne pas déranger la caravane à une
heure aussi tardive, d’autant que je savais qu’il y avait une chambre
libre à l’autre bout du hall. Mais je n’eus pas le temps de gagner cette
chambre; on me guettait; toute la bande commençait à s’inquiéter à mon
sujet.

Je me trouvais dans de beaux draps!

Avec un air maussade et rébarbatif, la caravane était alignée sur quatre
chaises, siégeant au milieu de châles et d’un tas de choses disparates,
des sacoches et des guides sur les genoux. Il y avait quatre heures
qu’ils étaient là!

Et ils m’attendaient, ils m’at-ten-daient!...

Je compris que seul, un tour de force brillant, heureusement exécuté, et
désopilant, pouvait rompre la glace et créer une diversion en ma faveur;
aussi je lançai mon chapeau au beau milieu d’eux, et, sautant après,
dans une preste cabriole, je m’écriai, plein de gaîté:

--Ah! ah!... nous voici au complet, M. Merryman!

Le plus profond silence remplaça les applaudissements sur lesquels je
comptais.

Force me fut donc de m’expliquer, quoique mon assurance, assez mal
assise jusqu’ici, vînt de recevoir un rude choc, une douche plutôt
glacée. La mort dans l’âme, j’essayais de paraître folâtre; je tentai
d’attendrir ces cœurs de marbre et de dérider ces visages sévères par de
légères et piquantes saillies; je tentai d’enjoliver la sinistre réalité
par une anecdote badine et joyeuse; mais j’avais mal calculé mon effet.
Ce n’était pas la note, oh! pas du tout! Je ne récoltai pas un sourire;
pas un muscle de ces faces crispées ne se détendit; pas un glaçon de ces
regards chargés de banquises ne vint à dégeler. Je tentai de nouveau un
pauvre petit effort, mais le chef de la caravane m’arrêta net par ces
mots:

--Où avez-vous été?

Je vis à son ton qu’il fallait cette fois ramener la question au
terre-à-terre des affaires. Je commençai donc l’exposé de mes démarches,
mais aussitôt il m’interrompit:

--Où sont les deux autres? Nous avons été mortellement inquiets à leur
sujet.

Oh! ils vont très bien, répliquai-je. C’est ce maudit fiacre que j’avais
dû chercher... Venez, je vais y aller tout droit...

--Asseyez-vous! Vous ne vous doutez pas qu’il est onze heures... Où les
avez-vous laissés?

--A la pension.

--Pourquoi ne les avez-vous pas ramenés?

--Parce que nous ne pouvions pas porter leurs sacoches. Alors, j’ai
réfléchi...

--Réfléchi! Vous ne deviez pas essayer de réfléchir. Il y a deux milles
d’ici à cette pension. Vous n’y étiez pas allé à pied, je pense?

--Moi?... Ce n’était pas mon intention, mais c’est tout de même ce qui
est arrivé!

--Et comment est-ce arrivé?

--Voilà. J’étais à la poste, et je me suis rappelé que j’avais laissé un
fiacre ici, à m’attendre. Alors, pour arrêter les frais, j’ai envoyé un
autre fiacre au... à...

--Où ça, au... à?...

--Allons bon! J’ai oublié maintenant. Toujours est-il que la nouvelle
voiture était chargée de faire régler la première à l’hôtel, et de la
renvoyer ensuite.

--A quoi bon?

--A quoi bon? Mais pour arrêter les frais, vous dis-je...

--Vraiment? en prenant un nouveau fiacre pour les augmenter encore,
n’est-ce pas?

A cela je ne répondis rien. L’autre reprit:

--Pourquoi n’avez-vous pas dit au nouveau fiacre de venir vous
rechercher?

--Mais, c’est ce que j’ai fait! Je m’en souviens à présent, c’est bien
cela. Oui, je me rappelle que lorsque j’ai...

--Eh! bien alors, pourquoi la voiture n’est-elle pas allée vous
reprendre?

--A la poste?... Mais elle est venue...

--Eh! bien alors, comment se fait-il que vous ayez été à pied à la
pension?

--Dame, je ne vois plus du tout comment cela s’est fait. Attendez, j’y
suis. Après avoir écrit la dépêche pour les Pays-Bas, j’ai...

--Enfin, Dieu merci, vous avez donc fait quelque chose! Je tenais tant à
ce que ce télégramme partît... Mais pourquoi regardez-vous comme cela?
Vos yeux cherchent à éviter les miens. Cette dépêche était la chose la
plus importante que.... Vous n’avez pas fait partir cette dépêche?...

--Je n’ai pas dit que je ne l’avais pas fait partir.

--C’est inutile. Oh! mon ami, je n’aurais pas voulu pour tout au monde
que ce télégramme fût oublié. Pourquoi ne l’avez-vous pas expédié?

--Oh! vous savez, j’avais tant de choses à faire et à penser... Et puis,
à la poste, ils sont si bizarres qu’après avoir écrit le télégramme
je...

--C’est bon, n’y pensons plus, aucune explication ne pourrait réparer...
Oh! que doit-il penser de nous là-bas?

--Ça ne fait rien, je vous assure. Il pensera que nous avions donné le
télégramme aux gens de l’hôtel et qu’ils n’ont...

--Vraiment! Mais pourquoi ne l’avez-vous pas donné à l’hôtel? C’était la
seule chose raisonnable à faire.

--Je sais bien, mais je croyais que ce serait plus sûr de faire cela
moi-même, et j’ai été à la banque pour toucher de l’argent...

--Bon! il faut vous savoir gré d’avoir tout de même pensé à cela....
Allons! je ne veux pas me montrer trop dur envers vous, bien que vous
reconnaissiez, n’est-ce pas, que vous nous valez là bien des ennuis qui
pouvaient s’éviter. Combien avez-vous touché?

--Dame! j’ai idée que...

--Que quoi?

--Que,--dame! je crois bien que dans ces circonstances,--que beaucoup
d’entre nous, vous savez... enfin...

--Qu’est-ce que vous avez à bafouiller?... Ah! regardez-moi en face,
n’est-ce pas?... Enfin, vous n’avez pas touché d’argent?

--Dame! le banquier a dit...

--Je me moque de ce qu’a dit le banquier. Vous devez avoir une raison
quelconque, une raison à vous, ou quelque chose qui y ressemble pour...

--Eh bien! c’est tout bonnement parce que je n’avais pas ma lettre de
crédit.

--Vous n’aviez pas votre lettre de crédit?

--Je n’avais pas ma lettre de crédit.

--Ne répétez pas tout ce que je dis.--Où était-elle, cette lettre?

--A la poste.

--Qu’est-ce qu’elle y faisait?

--Tiens, je l’y avais oubliée, parbleu!

--Parole d’honneur, j’ai vu bien des courriers dans ma vie, mais jamais,
jamais, de tous les courriers que j’ai...

--J’ai fait de mon mieux pourtant.

--Allons, c’est vrai, mon pauvre ami. J’ai tort de vous maltraiter, et
d’oublier que vous vous êtes échiné, pendant que nous restions là, à
nous faire du mauvais sang, au lieu de vous voter des remerciements pour
tout le mal que vous vous donniez pour nous. Tout cela s’arrangera. Nous
pouvons très bien prendre le train de sept heures trente demain matin.
Vous avez les tickets?

--Oui, et une belle occasion encore. Des tickets de seconde.

--Bon, très bien. Tout le monde voyage en seconde, et cela nous fera
économiser un surcroît de dépense très appréciable. Qu’avez-vous payé
pour les billets?

--22 dollars chacun, directs pour Bayreuth.

--Comment? Je croyais qu’on ne pouvait se procurer des billets directs
qu’à Londres et à Paris.

--Il y a des gens qui ne peuvent s’en procurer que là, et d’autres qui
peuvent s’en procurer ailleurs. C’est mon cas, paraît-il.

--Dites donc, c’est pas mal cher!

--Pas du tout, le marchand m’a fait la remise de sa commission.

--Le marchand?

--Oui, je les ai achetés dans une boutique de cigares.

--Ah! pendant que j’y pense, puisqu’il faut nous lever de bonne heure
demain, il ne faut pas attendre jusque-là pour faire nos paquets.
Voyons, votre parapluie, vos caoutchoucs, vos cigares... Eh! bien,
qu’est ce qui vous prend?

--Diable! j’ai laissé les cigares à la banque.

--Allons, bon! Et votre parapluie?

--Je le retrouverai, ça ne presse pas.

--Qu’est-ce que vous voulez dire?

--C’est bon, je vais m’en occuper.

--Où est ce parapluie?

--C’est simple comme bonjour, je n’ai qu’à...

--Où est-il?

--Oh! je crois que je l’ai laissé dans la boutique de cigares, mais...

--Otez-moi vos pieds de là! C’est bien ce que je pensais. Où sont vos
caoutchoucs?

--Ah! ça... dame!

--Où sont vos caoutchoucs?

--Oh! il fait si sec aujourd’hui! Tout le monde dit qu’il ne tombera pas
une goutte de...

--Où-sont-vos-caoutchoucs?

--Attendez, attendez un peu!... D’abord l’agent a dit.

--Quel agent?

--L’agent de police... Mais quant au commissaire, il a...

--Le commissaire? Quel commissaire?

--Le commissaire de Genève... Mais moi, j’ai répondu.

--Assez! qu’est-ce qui vous prend?

--Moi, rien! Tous les deux voulaient me persuader de rester...

--Rester où?

--Et le fait est que...

--Où avez-vous été? Pourquoi êtes-vous resté dehors jusqu’à dix heures
et demie ce soir?

--Vous allez voir. Après avoir perdu ma lettre de crédit, j’ai...

--Assez de bafouillages! Répondez à mes questions sans détours. Où sont
ces caoutchoucs?

--Les caoutchoucs?... A la prison municipale.

Je risquai un sourire placide, mais il se figea sur mes lèvres.
L’atmosphère ambiante portait d’ailleurs peu au rire. Et mes amis ne
trouvèrent pas drôle du tout que j’aie pu passer trois ou quatre heures
au violon. Au fond, cela ne m’avait pas non plus paru si drôle que cela!

Il me fallut tout expliquer après cela, il devint évident qu’on ne
pourrait pas prendre le premier train, sous peine de laisser en plan ma
lettre de crédit. Je crus que nous allions nous quitter pour aller nous
coucher tout à fait brouillés et grincheux, mais heureusement il n’en
fut rien, car lorsque mes amis me parlèrent des bagages, je pus leur
affirmer que je n’avais pas oublié cette grave question.

Cette déclaration me valut des paroles réconfortantes:

--Vous êtes aussi bon, aussi attentif, intelligent et dévoué que
possible.--Allons! qu’il ne soit plus question de nos reproches.--Vous
m’en voyez tout honteux.--Tout est très bien, admirablement
arrangé.--Encore toutes mes excuses de ce que j’ai pu vous dire de
désagréable!...

Ces paroles de paix m’émurent plus profondément que toutes les sottises
que j’avais reçues avant; j’en éprouvai quelque gêne, car je ne me
sentais pas la conscience si tranquille sur cette affaire de
bagages.--Il me semblait bien un peu qu’elle clochait de quelque part,
sans pouvoir préciser où; et je préférais ne pas voir agiter cette
question pour le moment, trouvant qu’il était bien temps d’aller nous
coucher.

Bien entendu, le lendemain, la caravane fit une certaine musique en
s’apercevant qu’il devenait impossible de prendre le premier train.

Mais je n’avais pas le loisir de m’attarder, et après avoir subi les
premières mesures de l’ouverture, je filai à la recherche de ma lettre
de crédit.

Auparavant il me parut prudent d’éclaircir cette histoire de bagages et
de la mettre au point, si besoin en était; mais il était trop tard.--Le
concierge me dit qu’il avait fait filer les malles sur Zurich dès hier
soir.--Je lui demandai comment il avait pu faire cette expédition sans
les billets.--Il répondit:

--Ce n’est pas nécessaire en Suisse.--Vous payez pour vos bagages et les
envoyez quand il vous plaît.--Rien ne va en franchise que vos bagages de
main.

--Combien avez-vous payé pour le tout?

--140 francs.

--28 dollars! Sûrement, il y a quelque erreur dans les malles.

Un moment après, je rencontrais le portier, qui me dit:

--Vous n’avez pas bien dormi, n’est-ce pas? Vous semblez éreinté. Si
vous vouliez un courrier, il en est arrivé un cette nuit qui est libre
depuis cinq jours.--Il s’appelle Ludi.--Nous vous le recommandons, ou
plutôt c’est le grand hôtel Beau-Rivage qui vous le recommande.

Je refusai froidement. Tout mon courage n’était pas abattu encore, et il
me déplaisait de me voir ainsi couper l’herbe sous le pied.--Je partis
pour la prison municipale à neuf heures, espérant que le commissaire
serait en avance, mais il s’en garda bien. Je ne m’amusai pas
précisément en l’attendant. Quoi que je voulusse toucher, ou regarder,
ou faire, ou ne pas faire, toujours l’agent de police me disait: «C’est
défendu!»--J’essayai, en son honneur, de sortir tout ce que je savais de
français, mais il ne s’y prêta pas davantage. On eût dit qu’il lui était
particulièrement désagréable d’entendre parler sa propre langue.

Enfin le commissaire arriva, et mit fin à mes ennuis.--Dès qu’il eut
réuni la cour suprême--ce qui se fait pour régler tout litige en
suspens--disposé tout en ordre, fait placer des factionnaires, invité
l’aumônier à réciter la prière, on apporta mon enveloppe décachetée, on
l’ouvrit et on ne trouva dedans que quelques photographies.--Cela venait
de ce que j’en avais retiré ma lettre de crédit pour la remplacer par
lesdites photographies, et que--je m’en souvins tout à coup--j’avais
remis la susdite lettre de crédit dans une de mes poches.

Je le prouvai d’ailleurs immédiatement, à la satisfaction générale en
fouillant dans ma jaquette et en exhibant la précieuse lettre d’un air
plutôt joyeux.

Les membres du tribunal se regardèrent non sans un certain ahurissement,
puis me regardèrent, puis se regardèrent de nouveau; finalement on me
congédia, en insinuant qu’il était peut-être peu prudent de me laisser
en liberté. Ils me demandèrent aussi ma profession. Je répondis que
j’étais courrier. Alors ils levèrent les yeux au ciel, avec componction,
en disant: «Du lieber Gott!» Après les avoir remerciés en peu de mots,
et très poliment, de l’admiration qu’ils me témoignaient, je filai à la
banque.

Toutefois, ma qualité de courrier m’obligeant à procéder par ordre, et à
faire systématiquement chaque chose en son temps, je brûlai la banque et
aiguillai dans la direction des deux membres de la caravane que j’avais
laissés la veille dans le pétrin. Je pris un fiacre qui se trouvait
flâner par là.

Je ne m’attendais pas à faire de la vitesse, le cheval me paraissait un
animal de tout repos, et puis, au fond, un peu de farniente ne me
déplaisait pas. On était au plus beau moment de la grande semaine de
réjouissances en l’honneur du six centième anniversaire de
l’indépendance suisse et de la signature de la Convention. Toutes les
rues étaient pavoisées de drapeaux flottant au vent.

Le cheval et le cocher étaient sur pied depuis trois jours et trois
nuits et, pendant tout ce temps-là, n’étaient pas plus rentrés l’un dans
son écurie que l’autre dans son lit. Ils avaient l’air piteux et
éreintés, mais leur mine cadrait assez avec mon état d’âme. Nous finîmes
cependant par arriver. J’entrai, je sonnai, et demandai à une femme de
chambre de faire vite descendre mes vieux clients. Elle marmotta quelque
chose que je ne compris pas: je redescendis et regagnai ma voiture.
Cette fille m’avait peut-être dit que ces gens ne logeaient pas à cet
étage, et en homme avisé j’aurais dû monter plus haut et sonner d’étage
en étage jusqu’à ce que je les aie trouvés; dans ces appartements
suisses, en effet, quand on veut dénicher les gens qu’on cherche, il
faut s’armer de patience et fureter, le nez en avant, à travers les
escaliers.

Je fis le calcul que j’aurais un quart d’heure à attendre mes clients,
le quart d’heure représentait le temps moralement nécessaire pour les
trois opérations suivantes, inévitables en pareil cas: premièrement,
mettre son chapeau, descendre et remonter; deuxièmement, rentrée de la
première personne pour chercher «son autre gant»; troisièmement, rentrée
de la deuxième personne pour chercher son livre oublié: _les Verbes
français en un clin d’œil_. Je devais donc avoir quinze minutes à flâner
et à ne pas me faire de bile.

Ici, une lacune dans mes souvenirs: une paix profonde, un calme
absolu... et puis la sensation d’une main qui, se posant sur mon épaule,
me fit tressaillir d’effroi. L’intrus était un agent de police. D’un
seul coup d’œil je mesurai l’impromptu de ce changement de décor. Il y
avait autour de moi un attroupement assez respectable, avec cette
physionomie satisfaite et béate que prennent les foules lorsqu’elles
contemplent un être humain victime d’une fâcheuse aventure. Pendant que
mon cheval et mon cocher dormaient, des gamins les avaient enguirlandés
(comme moi aussi d’ailleurs) d’ornements criards arrachés aux
innombrables mâts pavoisés. C’était un spectacle scandaleux.

L’agent me dit:

--Je regrette beaucoup, mais impossible de vous laisser dormir là toute
la journée.

Je fus blessé et répondis d’un air froissé:

--Pardon, je ne dormais pas, je réfléchissais.

--Dans ce cas vous auriez dû commencer par réfléchir au scandale que
vous causez! Vous ne voyez donc pas que vous ameutez toute la rue!

La plaisanterie était de mauvais goût, mais fit rire toute la foule. Je
savais bien que je ronflais quelquefois la nuit, mais je ne me serais
jamais douté que cela pût m’arriver dans la journée et en pleine rue.

L’agent nous débarrassa de nos guirlandes, il eut même l’air de prendre
en pitié notre situation et s’efforça de nous traiter avec affabilité;
mais il nous déclara que nous ne pouvions rester là davantage; qu’il
fallait circuler; sans cela il serait obligé de nous appliquer la taxe.
C’était la loi, disait-il; il ajouta, non sans une certaine ironie, que
j’avais l’air plutôt abruti et qu’il voudrait bien savoir ce que
j’avais...

Je l’arrêtai net en disant que j’espérais bien qu’il était permis de
fêter un peu cet anniversaire, surtout quand il vous touchait
personnellement.

--Personnellement? demanda-t-il... Comment cela, personnellement?

--Parce que, répondis-je, il y a 600 ans qu’un de mes ancêtres a signé
la Convention.

Il réfléchit un moment, me regarda en dessous, puis me dit:

--Un de vos ancêtres? Etes-vous sûr que ce n’est pas vous-même. Car de
tous les vieux débris que j’ai jamais... Enfin, passons!
Qu’attendez-vous là depuis si longtemps?

--D’abord, je n’attends pas depuis si longtemps, répondis-je. J’ai
attendu quinze minutes qu’ils aient été chercher un gant et un livre
qu’ils avaient oubliés.

Et puis je lui expliquai qui j’étais venu chercher.

Il fut plein d’obligeance, et commença à interpeller les rangées
d’épaules et de têtes qui émergeaient des fenêtres au-dessus de nous.
Alors du 5ᵉ étage une femme se prit à glapir:

--Oh! ces gens-là... mais je leur ai cherché une voiture et il y a beau
temps qu’ils ont déguerpi! Ils sont même partis à 8 heures 1/2!

C’était très vexant. Je regardai ma montre sans répliquer. L’agent me
dit:

--Il est midi moins le quart, savez-vous. Il aurait fallu mieux vous
informer. Vous avez dormi là trois quarts d’heure en plein soleil!...
Vous devez être sec comme un hareng... C’est épatant! Et vous allez
probablement manquer votre train. Décidément, vous m’intéressez
beaucoup. Que faites-vous, de votre métier?...

Je répondis que j’étais courrier. Il en tomba à la renverse et avant
qu’il soit revenu à lui, mon cocher, mon cheval et moi, nous avions
disparu.

En arrivant à l’hôtel, je montai trois étages pour ne trouver plus
personne dans nos appartements. Je n’en fus pas autrement surpris; il
suffit qu’un courrier perde une minute de vue ses clients pour qu’ils
aillent immédiatement rôder dans les boutiques. Et cela, généralement,
au moment de prendre le train. Je m’assis pour réfléchir à ce qu’il y
avait de mieux à faire, mais aussitôt le groom du hall vint me trouver
pour m’annoncer que toute la bande était partie à la gare depuis une
demi-heure. C’était bien la première fois que ces gens faisaient quelque
chose de sensé, mais l’aventure n’en était que plus déconcertante pour
moi. La vie d’un courrier est remplie de difficultés et de surprises de
cette nature, et c’est généralement au moment où tout semble marcher sur
des roulettes, que ses clients se permettent d’intervenir dans un accès
de lucidité, en dérangeant toutes ses combinaisons.

Le train devait partir à midi précis. Il était alors midi dix. Je
pouvais me rendre à la gare en dix minutes. Evidemment il ne fallait pas
s’amuser en route, d’autant que c’était un rapide, et que, sur le
continent, les rapides ont le mauvais goût de partir parfois à la date
annoncée. De tous les voyageurs mes clients restaient seuls dans la
salle d’attente, tout le monde était déjà «monté dans le train», suivant
l’expression du pays. Ils étaient au paroxysme de la nervosité et de
l’affolement, mais je leur mis un peu de baume sur le cœur et nous nous
dépêchâmes de passer sur le quai.

Là, nouvel accroc. Le contrôleur trouva à redire à nos billets. Il les
examina soigneusement, sur toutes les faces, avec un air de soupçon,
puis me regarda en dessous et appela un autre employé. Celui-ci en
appela d’autres, et tous ensemble se mirent à discuter, à gesticuler et
à ergoter; je leur fis observer que le temps pressait et les invitai à
nous laisser passer. Alors ils me dirent très poliment qu’il y avait
quelque chose de louche dans ces billets et ils me demandèrent où je les
avais pris.

Du coup, je devinai la cause de leur embarras. Vous vous souvenez que
j’avais acheté ces tickets chez un marchand de cigares; naturellement
ils devaient sentir un peu le tabac. Alors, sans aucun doute, ils se
demandaient s’il ne fallait pas les signaler à la douane et me faire
payer des droits pour leur odeur. Je me décidai donc à user de
franchise, ce qui souvent est le meilleur moyen; je leur dis donc:

--Messieurs, je ne cherche pas à vous tromper. Ces billets de chemin de
fer, je les ai...

--Ah! pardon, Monsieur, ce ne sont pas des billets de chemin de fer!

--Comment! c’est pour cela que vous faites tant d’histoire?

--Mais parfaitement, Monsieur. Ce sont tout bonnement des billets de
loterie, et encore d’une loterie qui a été tirée, il y a deux ans...

J’eus l’air de très bien prendre la chose; je n’avais que cela à faire,
mais ce simulacre de bonne humeur et de gaieté ne mène pas à
grand’chose; on a beau faire le malin, personne ne s’y laisse prendre,
et tout le monde vous regarde avec pitié et est rempli de confusion pour
vous.

Je ne crois pas qu’il existe au monde une position plus pénible que
n’était la mienne: la mort dans l’âme, sous l’impression d’une aussi
pitoyable déconfiture, il me fallait faire bonne contenance et laisser
croire à une exubérante gaîté pendant que je sentais que mes propres
compagnons, ces amis si chers à mon cœur, à l’estime et au respect
desquels je tenais tant, que mes compagnons, dis-je, rougissaient de
honte devant des étrangers en me voyant devenir un objet de risée et de
compassion...

Oui! J’étais marqué d’un vrai stigmate, d’une flétrissure indélébile;
c’était affreux pour moi de perdre tout droit à la considération de mes
semblables!...

J’assurai d’un air dégagé que tout allait très bien, que ce n’était là
qu’un de ces petits accidents qui arrivent à tout le monde.

Je produirais les bons tickets dans deux minutes, et nous aurions tout
le temps de prendre le train. Cette aventure nous amuserait au moins
pour tout le voyage. Je me fis délivrer des billets bien timbrés, bien
en règle, et encore à temps, somme toute; mais ne voilà-t-il pas qu’il
me fut impossible de les retirer du guichet parce que, dans toute cette
bousculade occasionnée par la recherche des deux personnes restées à la
pension, j’avais oublié la banque et n’avais pas d’argent! Pendant ce
temps-là le train partit; il ne restait plus qu’à rentrer à l’hôtel,
c’est ce que nous fîmes, avec une certaine mélancolie et sans échanger
beaucoup de paroles. J’essayai bien, pour rompre la glace, d’aborder
quelques sujets généraux de conversation en m’étendant sur les beautés
du paysage, les mystères de la transsubstantiation, et autres choses de
ce genre, mais mes efforts ne réussirent pas à dissiper l’orage qui
grondait au-dessus de ma tête.

On avait donné à d’autres voyageurs nos bonnes chambres de la veille; on
nous en procura d’autres qui, bien qu’un peu éparpillées dans l’hôtel,
suffisaient amplement à nos besoins. Je croyais que l’on allait pouvoir
se dérider un peu, quand le chef de la caravane me dit: «Faites monter
les bagages!» Ceci me refroidit un peu. Il devait y avoir quelque chose
de louche dans cette histoire des bagages, j’en avais le pressentiment.

Je me disposais à tenter une nouvelle insinuation, quand une main
impérieuse me fit signe de me taire, et je fus avisé que nous allions
séjourner trois jours ici, et voir si nous ne pourrions pas y rester
tout à fait.

--Très bien, fis-je. Inutile de sonner. Je descends m’occuper moi-même
des bagages.

Je pris un fiacre, filai droit chez M. Natural, et lui demandai quels
ordres je lui avais laissés. Il me dit:

--Vous m’avez commandé d’envoyer sept malles à l’hôtel.

--Et ne vous ai-je pas dit d’en reprendre d’autres?

--Non.

--Etes-vous sûr que je ne vous aie pas dit de reprendre sept malles que
vous trouveriez empilées sous le hall?

--Absolument sûr que vous ne me l’avez pas dit.

--Alors toutes les quatorze sont parties pour Zurich, ou Jéricho, ou
ailleurs... et cela nous promet encore plus de «casse», tout à l’heure à
l’hôtel, quand...

Je n’achevai pas; car toutes mes idées se mirent à tourbillonner dans ma
tête; généralement, quand on se trouve en pareil pétrin, on s’imagine
avoir fini une phrase, on la laisse inachevée, et on s’en va droit
devant soi en rêvant à la lune; alors la première chose qui vous en fait
descendre est un camion, une vache ou tout autre objet contre lequel on
est allé se cogner.

Je laissai là mon fiacre,--à vrai dire, je l’oubliai tout à fait,--et en
m’en retournant je méditai sur mon triste sort: ma conclusion fut qu’il
me fallait donner ma démission, faute de quoi je me verrais certainement
remercier dans un très proche délai. Il me sembla préférable de ne pas
remplir moi-même cette pénible mission et d’employer la voie d’un
message. Je fis donc chercher M. Ludi, et lui expliquai que je
connaissais un courrier qui devait quitter sa place, pour raison de
mécontentement, de fatigue, etc..., et que, puisque lui était disponible
pour quatre ou cinq jours, je lui procurerais volontiers cette place
pour ce laps de temps, s’il croyait pouvoir faire l’affaire. Quand tout
fut arrangé, je l’expédiai à l’hôtel prévenir mes clients que, par suite
d’une erreur de M. Natural, nous nous trouvions ici sans malles, mais
que, nous en trouverions une collection à Zurich; que par conséquent, ce
que nous avions de mieux à faire, c’était de prendre le premier train,
avec armes et bagages, pour aller droit là-bas.

Il s’acquitta de la commission et revint pour me dire qu’on me priait de
revenir à l’hôtel,--comment donc, avec plaisir!--Au lieu de cela nous
allâmes à la banque retirer l’argent, puis m’approvisionner de cigares
et de tabac; par la même occasion je comptais rendre au marchand de
cigares ses billets de loterie et lui reprendre mon parapluie, puis
payer chez M. Natural le fiacre que je congédierais. Il me restait
encore à passer à la prison municipale, pour retirer mes caoutchoucs et
laisser des cartes p. p. c. au commissaire et à la Cour suprême. Chemin
faisant, M. Ludi me fit une description imagée de l’état de
surexcitation et d’indignation dans lequel se débattait ma caravane,
là-bas à l’hôtel; j’en conclus que je ferais tout aussi bien de rester
là où je me trouvais pour le moment.

Je disparus de la circulation jusqu’à quatre heures de l’après-midi,
pour laisser le vent tomber, et alors je me dirigeai vers la gare, juste
à temps pour prendre l’express de trois heures pour Zurich; je devais
retrouver toute la bande, désormais pilotée par Ludi, qui eut bien aussi
quelque peine à se débrouiller dans tout cet imbroglio. Vous
reconnaissez que j’avais travaillé comme un nègre pendant l’exercice de
mes fonctions; j’avais fait de mon mieux, n’est-ce pas? Croyez-vous que
tous ces gens m’en aient su gré? Non! Ils ne se souvinrent, pour me les
reprocher, que des imperfections de mon administration, et oublièrent
toute la peine que je m’étais donnée pour mener ma mission à bonne fin.
Ils me rabâchaient toujours les mêmes reproches et faisaient des gorges
chaudes à l’infini sur cette malheureuse «gaffe» que j’avais commise.
Ils ne considéraient qu’une chose: c’est qu’après m’être improvisé leur
courrier à Genève, qu’après avoir remué ciel et terre, et m’être donné
plus de mal qu’il n’en fallait pour conduire tout un cirque jusqu’à
Jérusalem, je n’étais pas même arrivé à faire sortir six personnes des
murs de la ville.

De guerre lasse, je finis par leur déclarer que je ne voulais plus
entendre parler de cette grotesque équipée, et que j’avais par-dessus la
tête de toutes leurs histoires. Je ne me gênai pas pour leur dire que je
ne consentirais plus jamais à faire le courrier, même s’il s’agissait de
sauver la vie à quelqu’un. Je vous réponds que si je vis assez longtemps
ils verront que je tiens parole... Au fond, ce métier de courrier est
des plus ingrats, c’est un vrai casse-tête, une source d’affolement et
de tracas odieux. En l’exerçant on ne peut récolter qu’une maladie de
cœur ou un beau ramollissement du cerveau.



UN

MAJESTUEUX FOSSILE LITTÉRAIRE UN MAJESTUEUX FOSSILE LITTÉRAIRE


Supposons que l’on me donne à deviner à brûle-pourpoint, sans me laisser
le temps de me documenter sur la question, quelle est la cause
fondamentale des prodigieux progrès matériels et intellectuels réalisés
pendant le demi-siècle qui vient de s’écouler. Je répondrais
probablement qu’il faut les attribuer au fait que les hommes
d’aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait autrefois, veulent bien
reconnaître qu’une idée nouvelle peut avoir quelque valeur. Prenez la
liste fort longue des grands noms que l’histoire peut évoquer. Il n’est
pas douteux que dans un passé de vingt à trente siècles les générations
n’aient enfanté des intelligences capables des inventions et créations
qui font de notre époque une merveille; alors, pourquoi ne pas en
déduire que si ces génies n’ont pas révélé au monde ces merveilles,
c’est qu’ils ont été maintenus dans l’ornière de la médiocrité par le
culte tenace du public pour les vieilles idées et son aversion pour
toute nouveauté, obstacles qu’ils n’ont ni franchis ni renversés.

La note qui domine dans les vieux livres, chaque fois qu’il s’agit
d’idées nouvelles, est un sentiment de méfiance, d’inquiétude, voire
parfois de mépris. Au contraire, de nos jours, on ne fait aucun cas des
vieilles idées; on les apprécie d’autant moins qu’elles sont plus
anciennes; mais s’agit-il d’une idée nouvelle, on saute dessus avec
enthousiasme, et grand espoir, et, fait curieux, cet espoir a rarement
été déçu.

Je ne prétends pas indiquer le moment précis où cette tendance a fait
son apparition parmi nous, mais elle est le propre de notre époque;
aucun siècle ne l’accuse avant nous, elle est le signe caractéristique
du nôtre; et voilà pourquoi, sans doute, nous sommes actuellement une
race de petits Mercures, aux talons ailés, fiers de leur
émancipation--au lieu d’être restés, comme nos ancêtres, une race de
cancres balourds, fiers de leur balourdise.

Et la transition entre ce demi-jour, qui dura trente ou quarante
siècles, et l’éclatant grand jour d’à présent est si récente que j’ai pu
vivre sous ces deux régimes bien que je ne sois pas vieux. Rien de ce
qui se passe aujourd’hui ne ressemble à ce que je voyais quand j’étais
gamin; par contre, ce que je voyais dans mon enfance n’était pas très
différent de ce qui avait toujours existé dans ce monde. Je prends pour
exemple les remèdes. Galien, en personne, aurait pu entrer dans ma
chambre quand j’étais malade, à n’importe quel jour de mes sept
premières années (il s’agit naturellement des jours où, le vent n’étant
pas bon pour la pêche, il ne me restait qu’à choisir entre l’école ou
mon lit),--il aurait pu s’asseoir à mon chevet et assister sans surprise
à la consultation de mon médecin. En fourrant son nez dans la collection
de tasses, de bouteilles, de fioles qui traînaient sur la table et sur
les rayons, il aurait retrouvé toutes les drogues qui lui étaient chères
il y a deux cents ans, sans en découvrir une seule qui fût plus récente.
En m’examinant, il aurait constaté à sa grande stupeur qu’on m’avait
déjà fait saliver! Oui, ne lui en déplaise, je salivais abondamment; le
calomel est si bon marché!--S’il lui avait pris fantaisie de tirer sa
lancette, il aurait été encore bien attrapé; le médecin de ma famille ne
tolérait pas les embarras sanguins dans l’organisme. Il ne lui serait
plus resté qu’à s’armer de pochons et de cuillers pour me faire
ingurgiter quelques-unes de ces vieilles potions conservées depuis le
père Adam jusqu’à son temps... et au mien. Au surplus, il aurait encore
pu aller se promener au jardin avec une brouette pour ramasser des
mauvaises herbes et des plantes mortes. Et si notre respectable docteur
avait reconnu Galien, il en serait devenu muet d’émotion, et se serait
précipité à ses pieds en l’adorant. Mais si d’aventure Galien
reparaissait de nos jours, personne ne ferait attention à lui, personne
n’aurait pour lui la moindre considération. On lui dirait qu’il est
«vieux jeu» et on le traiterait de parfaite baderne. Il se perdrait au
milieu de nos remèdes et de nos procédés. Et la première fois qu’il
essaierait d’offrir ses services à l’humanité on le pendrait sans autre
forme de procès.

Cette introduction m’amène à parler de ma relique littéraire. C’est un
_Dictionnaire médical_ composé par le docteur James, de Londres, et le
docteur Samuel Johnson, médecin ordinaire de M. Boswell; le livre a cent
cinquante ans, et date de l’insurrection de 1745. Si l’on en avait fait
usage contre les troupes du Prétendant, il est probable qu’il n’en
serait pas resté un homme vivant. En 1861, ce livre meurtrier se
chargeait encore de peupler les cimetières de Virginie. Pendant trois
générations et demie, il a contribué paisiblement à enrichir la terre de
ses victimes. Malgré cela il continuait à régner sur la crédulité
publique, et l’on suivait toujours avec confiance ses avis dévastateurs,
ainsi qu’en témoignent les annotations insérées dans ses feuillets. Mais
nos soldats mirent la main sur cet ouvrage et le rapportèrent dans leurs
foyers; depuis, on l’a retiré de la circulation. Les considérations qui
vont suivre, tirées de la préface de ce livre, sont bien dans la note du
vieux temps; elles respirent le culte de l’antiquité et le dédain de la
nouveauté:

«En constatant les progrès modernes, nous devons reconnaître que nous
sommes d’autant moins autorisés à nous estimer supérieurs aux anciens,
et à les mépriser, que ces progrès mêmes constituent les preuves les
plus flagrantes de notre ignorance et de notre vanité.

«Parmi tous les écrivains systématistes, Jérôme Fabrizio d’Aquapendente
est incontestablement le moins discutable comme érudition et jugement;
eh bien! il ne rougit pas de déclarer à ses lecteurs que Celsus, chez
les Latins, Paul d’Egine, chez les Grecs, et Albucasis, chez les
Arabes,--que je ne puis ranger parmi les modernes, bien qu’il ne vécût
qu’il y a six cents ans,--sont les trois lumières auxquelles il a eu le
plus souvent recours pour composer son éminent volume.»

Et les auteurs du _Dictionnaire médical_, qui, dans un paragraphe
précédent, s’étaient répandus en tirades sur Galien, Hippocrate, et
autres débris de la période silurienne de la médecine, terminent leur
préface par cette péroraison:

«Combien peut-on citer d’opérations, en usage aujourd’hui, qui n’aient
pas été connues des anciens?»

C’est, ma foi, vrai! Les savants d’un pays n’ont pas de plus sûr moyen
pour cacher leur vanité et leur ignorance que de prétendre avoir
découvert quelque chose de neuf dans l’espace de dix siècles. Evidemment
les peuples, à l’époque où a paru ce livre, se regardaient comme des
enfants, et considéraient leurs ancêtres comme les seuls êtres parvenus
à l’état de développement complet. Au contraire, nos savants modernes
peuvent, sans leur faire injure et sans trop de forfanterie, regarder
leurs grands-pères comme des enfants et s’estimer eux-mêmes de parfaits
adultes.

Voilà peut-être la transformation la plus radicale que puisse
enregistrer l’histoire de l’humanité.

Nous avons assisté, dans l’intervalle d’une ou deux générations, au
renversement complet de principes qui, depuis les temps les plus
reculés, étaient conservés dans toute leur intégrité. C’est comme si
l’homme s’était vu tout à coup créer une seconde fois sur un nouveau
modèle: avant, il n’était qu’un chaland bon à flotter sur les canaux
d’eau douce; maintenant, le voici devenu le lévrier de l’océan. La
transformation du reptile en oiseau n’est pas plus prodigieuse, mais
elle exigea plus de temps.

Chose curieuse: lisez entre les lignes écrites par l’auteur que je viens
de citer sur Bred Albucasis. Vous aurez l’impression que, tout en
cherchant à le glorifier, il s’y reprend à deux fois, et cela parce
qu’Albucasis, qui vivait voici seulement 600 ans, était de ce fait
entaché de modernisme, on ne pouvait donc pas l’admirer sans courir
soi-même un certain risque.

La Phlébotomie et la Vénésection,--termes alors usités pour la
saignée--sont d’un usage inconnu aujourd’hui parce que nous avons cessé
de croire que le meilleur procédé pour assurer la prospérité d’une
banque,--ou la santé du corps,--est d’en gaspiller le capital. Mais au
temps de notre auteur, tout médecin portait sur lui un boisseau de
lancettes et crevait la peau de tous ses clients pour peu qu’il leur
restât un souffle de vie, à chacun, il enlevait d’un seul coup des
litres de sang. En lisant ce livre, on en a la chair de poule. On y voit
que même les bien portants n’y échappaient pas: douze saignées par an,
à un jour spécial de chaque mois et, par-dessus le marché, une purgation
complète.

Voulez-vous un échantillon des traitements énergiques du bon vieux
temps? Prenons notre auteur dans l’apologie qu’il fait d’un certain
docteur Arétée, assassin patenté, au temps d’Homère, ou vers ces
environs-là:

«Pour une esquinancie, il fit la Vénésection et laissa le sang couler
jusqu’à presque complète défaillance du patient.»

On essaie couramment, de nos jours, de faire passer une migraine. On n’y
arrive pas, mais ces petites expériences sont toujours assez amusantes,
et relativement inoffensives; généralement, on en sort assez vivant pour
pouvoir en parler; c’est un résultat à considérer. Il y a quelques cents
ans, on avait aussi une collection de remèdes contre la migraine, mais
quant à pouvoir en essayer deux, il ne fallait pas y compter. Du premier
coup, on était nettoyé. Ecoutez plutôt:

«Les autopsies de personnes mortes de sérieuses migraines, qu’on peut
trouver relatées dans les auteurs, sont trop nombreuses pour prendre
place ici. Force nous est donc de résumer quelques-unes des observations
les plus curieuses et les plus importantes recueillies à ce sujet par
le célèbre Bonetus.»

L’«Observation nº 1» du célèbre Bonetus me semble offrir un échantillon
suffisant de ce que, depuis la création du monde jusqu’à la naissance de
nos pères, l’espèce humaine avait le courage de supporter à chaque «mal
de tête» dont elle se voyait affligée.

«Un certain marchand, âgé de quarante ans environ, que les soucis de la
vie avaient rendu profondément hypocondriaque, fut pris, pendant les
chaleurs de la canicule, d’un violent mal de tête qui l’obligea bientôt
à garder le lit.

«Appelé près de lui, j’ordonnai la vénésection des bras, l’application
de sangsues aux narines, au front et aux tempes, ainsi que derrière les
oreilles.--Je prescrivis également l’application de ventouses dans le
dos, avec scarification.--Mais, malgré toutes ces précautions, il
mourut. Si j’avais eu sous la main un chirurgien expert en artériotomie,
j’aurais également fait pratiquer cette opération.»

Ayant cherché dans ce même dictionnaire le mot «Artériotomie», j’y
trouvai cette définition:

«Ouverture d’une artère en vue d’en tirer le sang.»

Voici donc un pauvre diable saigné aux bras, au front, aux narines, au
dos, aux tempes et derrière les oreilles, et avec cela le célèbre
Bonetus, ne se déclarant pas satisfait, parlait de lui ouvrir une artère
«en vue» d’y introduire....... un siphon, j’imagine.--Et «malgré toutes
les précautions il mourut». Est-il une réflexion plus comique pour
figurer la déconvenue naïve de ce boucher? A en juger par tous les
expédients qu’employa le célèbre Bonetus pour venir à bout d’un mal de
tête, il nous est permis de supposer que si son patient avait souffert
de l’estomac, il l’aurait tout bonnement étripé?...

Je n’ai cité qu’un «cas», un simple cas de migraine; mais le célèbre
Bonetus en donne plus de onze. Sans m’attarder davantage sur ce
chapitre, je noterai cette simple coïncidence, c’est que tous ces cas
furent mortels. Pas un des patients n’échappa, et pourtant cette
sinistre hyène ne nous fait pas grâce du moindre détail, de la plus
petite goutte de sang; on dirait qu’il croit vraiment faire œuvre utile
et méritoire en perpétuant le principe de ses assassinats!--Ce sont les
«observations», assure-t-il--oui, ma foi! je trouve plutôt que ce sont
des aveux concluants!!--D’après ce même livre, «la cendre de sabot d’âne
délayée dans du lait de femme guérit des engelures». Le temps requis
par l’efficacité du remède n’est pas indiqué. On y lit encore: «L’usage
constant du lait est néfaste aux dents; il en cause la carie et
déchausse les gencives.»--Cependant, de nos jours, les bébés en usent
couramment sans aucun préjudice.--L’auteur ajoute qu’il faut se rincer
la bouche avec du vin avant de se risquer à boire du lait.--Or, en
songeant aux immondes décoctions que les gens de cette époque
s’introduisaient dans l’estomac sous forme de médecines, n’est-on pas en
droit d’admirer qu’ils aient eu si peur du lait?

Il paraît qu’à cette époque-là on portait déjà des fausses dents. Elles
étaient soit en ivoire, soit en os, encastrées dans les alvéoles
naturelles et reliées les unes aux autres, ainsi qu’aux dents d’à-côté,
par des fils de fer ou de soie. Défense de manger ou de rire avec, car
elles se déchaussaient au moindre mouvement. Avec un peu d’entraînement,
on pouvait se permettre de sourire sans les perdre. Mais ce n’étaient
pas des dents de service, c’étaient des dents de parade.

L’auteur de notre livre assure que «la viande de porc est la plus
nutritive de toutes les viandes comestibles». Après l’énumération de
différentes denrées, il ajoute: «Toutes ces choses sont très faciles à
diréger; le porc l’est autant.»

Voilà un beau mensonge, il me semble. Mais il est passé maître dans
l’art d’en faire, et quand il n’en a plus dans son sac, il en emprunte à
d’autres compères.

Ainsi, dans un chapitre intitulé «Matières aspirantes», il nous met en
présence de Paracelse qui affirme qu’un certain «spécifique» mystérieux
a le pouvoir (à une dose indéterminée d’ailleurs) d’attirer à lui (à
quelle distance, on n’en sait rien) environ «cent livres de viande». Et
il ajoute: «Il est arrivé tout dernièrement qu’un spécifique de cette
nature a fait remonter les poumons d’un homme dans sa bouche; le
malheureux en mourut étouffé.» Avouez que c’est un peu raide!

Primo, jamais la bouche de cet homme n’aurait pu contenir ses poumons;
son chapeau n’y eût pas suffi.--Secundo, son cœur, se trouvant aux
premières loges pour déguerpir, aurait vraisemblablement commencé le
mouvement, et, comme il est moins lourd que les poumons, il serait
arrivé bon premier pour occuper la place.--Tertio, je mets en principe
qu’un homme qui a déjà le cœur dans la bouche, n’y peut plus loger ses
poumons; il a largement son compte. Enfin, où diable ce pauvre homme
pouvait-il avoir placé la fameuse «matière aspirante»? Dans son chapeau,
je pense? Alors, en voyant ce qui allait lui arriver, il l’aurait bien
vite ôtée pour s’asseoir dessus, et, dans ce cas, ses poumons ne
pouvaient plus l’étouffer! Non, vraiment, je ne saisis pas
l’enchaînement de cette histoire.

Paracelse toutefois revient à la charge: «J’ai vu, de mes yeux vu,
dit-il, un certain plâtre capable d’aspirer assez d’eau pour en remplir
une citerne. Et par ces «matières aspirantes» les branches peuvent être
arrachées des arbres, et, chose encore plus surprenante, une vache peut
monter dans les airs.»

Aujourd’hui, Paracelse est mort!!!

Dans le bon vieux temps, on aimait assez mêler une pointe de mystère aux
remèdes; et les médecins de l’époque, à l’instar des charlatans de nos
tribus indiennes, s’y prêtaient de leur mieux.

Je cite, à l’appui, quelques définitions:

«Arcane.--Sorte de remède dont le mode de préparation et la remarquable
efficacité sont tenus soigneusement cachés, pour en rehausser la valeur.
Les chimistes entendent généralement par là une chose mystérieuse,
immatérielle, impérissable, que l’homme ne peut apprécier que par
l’expérience; la vertu de chaque chose en effet est mille fois plus
efficace que la chose elle-même.»

Pour moi, voici une explication qui manque quelque peu de clarté.

Dans mon Dictionnaire, on trouve encore çà et là des échantillons des
connaissances de cet âge primitif en histoire naturelle:

«Araignée.--Se trouve en abondance dans les maisons et y est assez mal
vue. L’araignée et la toile d’araignée sont d’un usage courant en
médecine. L’araignée, appliquée sur le pouls ou sur la tempe, aurait la
propriété de calmer les accès de fièvre; contre la fièvre quarte on
recommande tout spécialement de l’employer, renfermée sous une coquille
de noisette.

»Parmi les remèdes les plus autorisés, je citerai pour les blessures,
l’eau secrétée par l’araignée noire. C’était une des recettes favorites
de sir Walter Raleigh.

»L’araignée, communément appelée attrapeuse ou loup, écrasée dans un
mortier puis cousue dans un morceau de linge, et appliquée sur le front
ou les tempes, préserve du retour de la fièvre tierce.

»Il est une autre sorte d’araignée qui tisse une toile blanche, fine et
belle. En en roulant une dans du cuir et en se l’accrochant au bras, on
arrête les accès de la fièvre quarte. Pour les maux d’oreilles, cette
araignée bouillie dans de l’essence de rose constitue un excellent
calmant. (_Dioscorides_, liv. II, chap. 68.)

»Nous voyons par là que de tout temps l’araignée a été réputée par ses
qualités fébrifuges. Il est bon de remarquer qu’on donne généralement
des araignées aux singes, comme remède souverain aux affections
auxquelles sont sujets ces animaux.»

Puis vient un long récit pour prouver qu’une femme moribonde, qui huit
semaines durant souffrait d’une fièvre intermittente et qu’on avait
saignée à blanc une douzaine de fois sans succès apparent, vit son état
s’améliorer et recouvra la santé grâce à l’ingestion forcée d’un paquet
de toile d’araignée. Et notre savant de s’extasier sur les mérites de la
toile d’araignée! Il mentionne pourtant en passant qu’on avait cessé la
saignée quotidienne; et dans sa naïveté il n’a pas l’air de se douter
que cette sage mesure a peut-être provoqué la guérison.

«Quant au venin des araignées, Scaliger rapporte qu’une certaine espèce
de ces animaux (dont le nom lui échappe) secrète un poison si violent
qu’un nommé Vincentinus en ressentit les effets, à travers la semelle de
sa chaussure, rien que pour avoir écrasé un de ces insectes.»

Notre savant accepte cette assertion sans sourciller, mais ce qui suit
lui semble plus difficile à digérer. Voyez plutôt:

«En Gascogne, prétend Scaliger, il y a une toute petite araignée qui, en
passant sur un miroir, le fait craquer par la seule force de son venin.»

Il s’empresse d’ajouter entre parenthèses: «Ceci me paraît une pure
fable.»

Mais, par contre, il ne trouve rien à redire aux faits suivants:

«La haine de l’araignée pour le serpent et le crapaud est curieuse. Si
le serpent, assure-t-on, vient à se coucher à l’ombre d’un arbre, s’y
croyant en sûreté, l’araignée se laisse glisser au bout de son fil et le
pique à la tête avec sa trompe ou son dard; la puissance du venin
qu’elle lui inocule est telle qu’après s’être tordu en tous sens le
serpent est pris tout d’un coup de vertige et meurt presque aussitôt.

»Quant au crapaud, s’il se fait mordre ou piquer dans un combat avec une
araignée, un lézard, une vipère ou autre bête venimeuse, il se sert du
plantain comme contre-poison. L’araignée, pour combattre le crapaud, use
du même stratagème que pour le serpent; elle se pend à la branche d’un
arbre par son fil et pique de son dard la tête de son ennemi qui
devient enragé, enfle subitement et quelquefois en éclate.

»A l’appui de cette théorie, voici une anecdote qu’Erasme prétend tenir
d’un témoin oculaire: Une personne étendue sur le parquet de sa chambre
y faisait la sieste par une lourde journée d’été. Un crapaud, sortant
d’une touffe de joncs qui garnissaient la cheminée, lui monta sur la
figure et s’accroupit sur ses lèvres. Ecraser le crapaud c’était risquer
de tuer net le dormeur, insinue l’historien: le laisser là c’était bien
dangereux. Après mûre réflexion, on se décida à dénicher une araignée
qui avait tendu sa toile au travers d’un carreau. Avec mille
précautions, on apporta l’araignée et la vitre à laquelle elle était
accrochée et on renversa le tout au-dessus de la tête de l’homme.
Aussitôt l’araignée, apercevant son ennemi, se laissa glisser, le perça
de son dard et regrimpa bien vite au bout de son fil. Le crapaud se mit
à enfler sans quitter sa position. L’araignée revint à la charge sans
plus de succès: le crapaud enflait toujours mais ne crevait pas. A la
troisième piqûre, le crapaud, retirant ses pattes de la bouche de
l’homme, roula raide mort.»

Notre sage éprouve le besoin de faire cette grave remarque: «Ceci
s’applique au côté historique de la question.» Puis il passe à une
étude des «effets produits par le Poison et des remèdes pour le
combattre».

Une des choses les plus curieuses à noter est le double sexe du crapaud
et de l’araignée.

Enfin notre sage cite le cas suivant qu’il tient d’un certain Turner:

«Jadis, quand je faisais mes premières armes dans la médecine
opératoire, je fus un jour appelé près d’une femme qui avait l’habitude,
quand elle descendait à la cave avec sa chandelle, d’y faire la chasse
aux araignées; elle mettait le feu à leurs toiles et les grillait avec
sa chandelle après les avoir poursuivies.

»En se livrant à ce petit sport attrayant, il arriva qu’un de ces
insectes sut vendre sa vie plus chèrement que les centaines d’autres
victimes faites par cette femme. Cette araignée, en effet, tomba dans le
suif fondu de la chandelle, tout contre la flamme; elle ne put dégluer
ses pattes et devint la proie du feu, à la grande joie de son bourreau,
qui regardait avec délices la flamme accomplir son œuvre de destruction.
Soudain l’araignée éclata avec un crépitement sinistre et lui cracha son
venin dans les yeux et sur les lèvres; la femme, jetant sa chandelle,
hurla au secours et se crut perdue. Le soir même, ses lèvres enflèrent
énormément, et un de ses yeux se boursoufla, sa langue et ses gencives
en firent autant, soit que l’appréhension d’avoir reçu du venin dans la
bouche, soit que le poison ait impressionné les fibrilles nerveuses du
ventricule par l’intermédiaire des mêmes fibrilles de la bouche, cette
femme fut prise de vomissements violents. Pour les arrêter, j’ordonnai,
dès mon arrivée, un verre de vin d’Espagne chaud et fortement épicé,
avec un soupçon de sel d’absinthe, et quelques heures plus tard un bol
de thériaque qu’elle rendit aussitôt. Je frictionnai ses lèvres avec une
mixture d’huile de scorpion et d’essence de rose; quant à l’ophtalmie,
je me demandais si la chaleur du venin, surchauffé par la flamme de la
chandelle avant l’explosion de l’insecte, n’avait pas pu à elle seule,
tout autant que le venin lui-même, causer ce désordre. Je veux bien que
la deuxième hypothèse se trouve suffisamment confirmée par l’exemple que
cite M. Boyle, d’une personne aveuglée par une goutte de venin provenant
d’une araignée en vie. Quoi qu’il en soit, en présence de la grande
tuméfaction des lèvres et d’autres symptômes qui ne pouvaient être
attribués vraisemblablement à une simple brûlure, je crus pouvoir
conclure à un réel empoisonnement. Je n’osai pas cependant faire
pratiquer la saignée au bras (oh! dans le bon vieux temps...
eussiez-vous le cou coupé qu’il se serait encore trouvé un médecin pour
vous saigner à l’autre extrémité!) mais je lui appliquai très
heureusement des sangsues aux tempes, et l’inflammation s’en vit
diminuée; ses souffrances furent également calmées par l’injection dans
l’œil d’une décoction de graines de coings et de pavots blancs dans de
l’eau de rose. Comme l’enflure de ses lèvres augmentait, j’y fis
appliquer, dans la nuit, un cataplasme de farine de vesces délayée dans
une infusion de feuilles de scordium, et de fleurs de sureau. En même
temps, comme ses vomissements s’étaient arrêtés, on lui fit prendre, de
distance en distance, une petite potion de carduus Benedictus et de
scordium additionnée d’un peu de thériaque. Au moment même où les
symptômes inquiétants venaient de céder à cette médication, survint une
vieille femme qui, avec l’aplomb ordinaire des gens de son espèce,
enleva tous les pansements et garantit la guérison en deux jours. Bien
qu’elle y mît en réalité deux semaines tout le mérite de cette cure lui
revient. Elle s’était bornée à appliquer des compresses de feuilles de
plantain hachées avec des toiles d’araignée, à injecter dans l’œil
malade des gouttes de cette drogue, et à en administrer quelques
cuillers, deux ou trois fois par jour.»

Ainsi finit cette prodigieuse aventure. Notre sage, avant de passer
outre, ne perd pas l’occasion de décocher à son M. Turner cette remarque
judicieuse, qu’il écrit en italiques pour lui donner plus de portée:

«Je dois faire observer, au sujet de cette histoire, que le plantain par
sa vertu rafraîchissante était plus indiqué que les pansements chauds et
les autres remèdes.»

Avouez que le récit semble peu ordinaire de nos jours; il est
parfaitement dans la bouche d’un médecin de haut renom qui envisage ce
fait comme une découverte précieuse pour la science médicale! Voilà bien
des embarras, pendant deux semaines, pour une femme qui s’est échaudé un
œil et les lèvres avec le suif de sa chandelle!... La pauvre créature
est droguée à fond, saignée, frictionnée, turlupinée dans tous les sens,
comme si tout cela pouvait y faire quelque chose; et quand une
charitable vieille matrone vient, après tout ce grabuge, apporter à ce
cas très banal les soins de son gros bon sens, le savant ignorantin
semble rire de son ignorance, dans la sereine inconscience de sa propre
nullité. Voilà bien une preuve flagrante de l’encroûtement de la
médecine d’autrefois: cette terreur inspirée par les araignées pendant
trois mille ans ne s’est dissipée que depuis trente ou quarante ans!...

Voyez un peu ce que l’imagination peut faire. Il paraît que «cette même
jeune femme» était d’ordinaire si impressionnée par l’odeur forte,
d’ailleurs complètement imaginaire, répandue par les araignées, «en
brûlant», que tout lui semblait «tourner autour d’elle», et qu’elle
s’évanouissait avec des sueurs froides, accompagnées souvent de légers
vomissements. C’est à se demander s’il n’y avait pas, dans cette cave de
la bière plutôt que des araignées?

Voici, d’autre part, des effets d’imagination encore plus surprenants:
«Sennertus indique comme signes caractéristiques de la morsure et de la
piqûre de cet insecte: la stupeur et l’engourdissement de l’endroit
piqué, une sensation de froid, de frisson et d’enflure à l’abdomen, la
pâleur de la face, des larmes spontanées, un tremblement nerveux, des
contractions, des convulsions, des sueurs froides (ces derniers
symptômes apparaissant surtout lorsque le poison a été avalé).» Or, les
médecins actuels soutiennent qu’un oiseau ou qu’un homme peuvent avaler
des araignées sans en souffrir le moins du monde.

Il faut noter que ces symptômes ne sont pas exclusivement les
caractéristiques de la morsure des araignées; ils peuvent provenir d’une
simple frayeur. J’ai vu une personne qui, sentant un frelon dans son
pantalon, les présentait tous et au plus haut degré.

«Quant au traitement, sans négliger les procédés spéciaux à l’usage
interne, il convient de laver la morsure immédiatement avec de l’eau
salée, ou avec une éponge imbibée de vinaigre chaud. On peut encore
employer une décoction de mauves, d’origanum et de thym. Après quoi, on
appliquera un cataplasme de feuilles de laurier, de ronce et de
poireaux, ou bien de farine d’orge bouillie dans du vinaigre, ou encore
d’oignons et d’ail pilés avec de la fiente de chèvre et des grosses
figues. En même temps le patient devra manger autant d’ail et boire
autant de vin que possible.»

Pour ce qui est de moi, j’aimerais mieux être remordu par l’araignée.

Pour clore cette récapitulation, je ne citerai plus qu’un ou deux
exemples des mélanges détonants que les médecins d’autrefois avaient
coutume de faire avaler à leurs victimes suivant la capacité de chacun.
Dans le genre, nous avons «l’Antidote d’or d’Alexandre», qui est
merveilleux pour tout ce qu’on voudra.

C’est vraisemblablement la première en date des panacées universelles,
brevetées sans garantie. En voici la recette:

«Prenez Afaraboca, jusquiame, carpobalsamum, deux drachmes et demi de
chaque; clous de girofle, opium, myrrhe, cyperus, deux drachmes de
chaque; opobalsanum, feuilles des Indes, cinnamone, zedoarie, gingembre,
coftus, corail, cassia, euphorbe, gomme adragante, encens, styrax
calamita, celtique, nard, spignel, séséli, moutarde, saxifrage, anet,
anis, un drachme de chaque; xylalos, rheum, ponticum, alipta moschata,
castor, nard indien, souchet odorant, opoponax, anacardium, mastic,
soufre, pivoine, eringo, pulpe de dattes, hermodactyles rouges et
blancs, roses, thym, glands, pouliot, gentiane, écorce de racine de
mandragore, germandrée, valériane, herbe d’évêque, baies de laurier,
poivre long et blanc, xylobalsamum, carnabadium, macodonian, graine de
persil, angélique, graine de rue et sinone, un drachme et demi de
chaque; or vierge, argent pur, perles imperforées, blatta byzantina,
corne de cerf, avec équivalent de quatorze grains de blé; saphir,
émeraude, pierre de jaspe, un drachme de chaque; pellitory d’Espagne,
poudre d’ivoire, calamatus odoratus, avec équivalent de 29 grains de
blé; joignez-y du miel et du sucre en quantité suffisante.»

Après une préparation aussi compliquée, on pourrait s’attendre à avaler
une entière pelletée de ce mélange. Eh bien, non! La dose prescrite ne
dépasse pas la quantité d’une noisette. C’est tout! La faiblesse de la
dose tient sans doute à la grande quantité de métaux précieux et de
pierres entrés dans cette préparation.

«Aqua Limacum.--Prenez un peck d’escargots de jardin, lavez-les dans une
forte quantité de bière; nettoyez votre cheminée et préparez un boisseau
de charbon de bois que vous allumerez. Quand le feu a bien pris, écartez
les charbons incandescents, placez au centre les escargots et
recouvrez-les de feu; vous les laisserez cuire jusqu’à ce qu’ils
commencent à chanter. Retirez-les, puis avec un couteau et un morceau de
toile grossière débarrassez-les de leur écume. Écrasez-les ensuite avec
leur coquille dans un mortier. Après cela, prenez un quart de vers de
terre, saupoudrez-les de sel abondamment. Placez au fond du récipient
deux poignées d’angélique et recouvrez le tout de deux poignées de
célandine. Mélangez deux poignées de pieds d’ours et d’agrimony, une
once de safran, de bardane, d’oseille et d’épine-vinette. Placez les
escargots et les vers sur ce lit d’herbes mélangées; recouvrez-les de
fiente d’oie et de mouton dans la proportion de deux poignées. Versez
sur le tout trois gallons de bière forte et placez le récipient sur le
feu où vous le laisserez séjourner toute une nuit. Le matin vous
ajouterez trois onces de clous de girofle bien pilés et une petite
quantité de safran en poudre, puis six onces de corne de cerf râpée.
Au-dessus du récipient fixez un alambic et un chapeau, et laissez la
distillation se faire normalement.»

Et voilà! Le livre ne spécifie pas s’il faut avaler le tout en une seule
fois, ou si vous avez la faculté de boire la drogue à deux reprises (en
admettant que vous ne soyez pas mort aux premières gorgées). Il n’est
pas non plus mentionné à quelle maladie ce remède s’applique. Cela n’a
d’ailleurs aucune importance.

En feuilletant un peu plus loin, j’apprends que cette drogue fantastique
a pour but de «provoquer des flatuosités dans l’estomac». Je suppose
qu’on a voulu dire «faire évacuer les flatulences de l’estomac»?

Ainsi quand il arrivait par hasard à nos ancêtres d’avaler de travers un
soupir mal rentré, ils n’avaient d’autre ressource que d’ingurgiter un
de ces produits immondes pour mettre ce soupir à la porte! Autant dire
que pour déloger les vers d’un fromage il faut amener une batterie
d’artillerie.

En songeant à toutes les horreurs que votre père a dû avaler comme
médecines, et à toutes celles que vous eussiez absorbées vous-même de
nos jours, si l’homéopathie n’avait pas fait son apparition en ce monde,
obligeant les médecins de la vieille école à secouer leur torpeur et à
se meubler l’esprit de connaissances rationnelles, vous devez vous
estimer bien heureux que l’homéopathie ait pu résister aux assauts des
allopathes qui voulaient sa mort.--Quoi qu’il en soit, mieux vaut
n’avoir recours à aucun médecin, fût-il homéopathe, voire allopathe.



ESSAIS HUMORISTIQUES SUR DES SUJETS VARIÉS BATEAUX MODERNES ET VIEUX
BATEAUX


On croit assez généralement que, pour se faire une juste idée des
progrès actuels, il suffit de parcourir les articles et revues qui
paraissent à tout bout de champ.

Pour ma part, j’étais bien loin de supposer qu’un bateau moderne pût me
causer quelque étonnement, et pourtant me voici aussi surpris d’en avoir
visité un que si je n’avais jamais rien lu sur la question.

Je parcours ce grand bâtiment, «le Havel», pendant qu’il creuse son
sillon à travers l’Atlantique, et chaque détail qui me tombe sous les
yeux me rappelle son pendant en miniature, tel qu’il existait sur les
petits bateaux à bord desquels j’ai traversé l’Océan voici 14, 17, 18 et
20 ans.

Sur «le Havel», on peut sous bien des rapports trouver plus de confort
que dans les meilleurs hôtels du vieux continent.

Ainsi, ce bateau dispose de plusieurs salles de bain, aussi commodes et
bien aménagées que celles d’une belle maison particulière en Amérique,
tandis que dans les hôtels du Continent on se contente d’une seule salle
de bain, généralement mal tenue et reléguée dans un recoin de la
maison;--par-dessus le marché, il faut commander son bain une heure
d’avance.

Dans les hôtels, impossible de dormir tant il y a de bruits de toutes
sortes; de ma cabine, à bord, je n’entends pas un son. Dans les hôtels,
l’électricité s’éteint d’habitude à minuit; à bord, on l’a dans sa
chambre toute la nuit.

Sur «le Batavia», il y a vingt ans, une bougie fixée dans la cloison
était chargée d’éclairer deux cabines; en réalité elle n’éclairait ni
l’une ni l’autre. On l’éteignait à onze heures, en même temps que toutes
les lampes du salon, à l’exception d’une ou de deux, qui restaient
allumées pour montrer aux passagers le meilleur endroit où se rompre le
cou en rôdant dans l’obscurité.

Les passagers s’asseyaient, à table, sur des longues banquettes faites
du bois le plus dur; à bord du «Havel», ce sont des chaises tournantes,
à dos capitonné.

Dans ces temps reculés, le menu du dîner ne changeait pas: une pinte de
potage ordinaire, soupe de ménage ou autre, de la morue bouillie avec
des pommes de terre, une semelle de bœuf bouilli,--comme dessert, de la
compote de prunes, le dimanche «dog-in-a-blanket», le jeudi «plum-duff».
Sur les bateaux d’à présent, menu soigné et de choix variant tous les
jours. Autrefois, le dîner était lugubre; maintenant, musique charmante
par un orchestre invisible. Autrefois, les ponts étaient toujours
mouillés, aujourd’hui, ils sont presque continuellement secs, car le
pont-promenade est couvert et les paquets de mer ne balayent que
rarement les ponts. Dans l’ancien temps, dès qu’il y avait un peu de
mer, un «terrien» pouvait à peine se tenir sur ses jambes, alors qu’à
présent les ponts restent aussi d’aplomb qu’une table.

L’intérieur d’un vieux bateau personnifiait la chose la plus laide, la
plus négligée, la plus sombre et la moins confortable qu’on pût
imaginer; un bâtiment moderne est au contraire une merveille de
décoration, de luxe et de bon goût. On y trouve des appartements
somptueux, et rien de ce que la dépense peut ajouter à toutes les
commodités du confort n’a été épargné. Tandis qu’autrefois il n’existait
pas d’autre lieu de réunion que la salle à manger, aujourd’hui les
passagers peuvent disposer de plusieurs salons spacieux élégants. A
bord des vieux bateaux on ne pouvait fumer que dans le seul endroit
appelé «violon», sorte de réduit sordide construit en planches mal
équarries et à peine jointes. On n’y voyait pas clair; pas de sièges;
pour toute lumière, une lampe à mèche infectant l’huile rance; il y
faisait froid aussi, et toujours humide, car les embruns, cinglant à
travers les fentes, inondaient parfaitement bien ce taudis. De nos
jours, on trouve à bord trois ou quatre grands fumoirs, pourvus de
tables à jeu et de sofas bien rembourrés, chauffés à la vapeur, éclairés
à l’électricité. Peu d’hôtels en Europe en ont d’aussi bien aménagés.

Les bâtiments du vieux temps, construits en bois, avaient dans la cale
deux ou trois compartiments étanches avec des portes, et ces portes
restaient souvent ouvertes, de préférence lorsque le bateau venait à
donner sur un récif.

Le léviathan moderne est en acier, et ses cloisons étanches n’ont pas de
portes; elles partagent le bâtiment en neuf ou dix compartiments
hermétiques qui le rendent aussi dur à crever qu’un chat. A preuve
l’accident mémorable survenu, il y a un an ou deux, à la «City of
Paris».

Une chose curieuse qui frappe de suite dans un bateau moderne, c’est
l’absence de tapage, de bruit de pas, de cris de commandement. Tout
cela a disparu. Les manœuvres nécessaires pour amener à quai le bâtiment
se déroulent sans bruit; on ne peut rien voir de l’opération, on
n’entend pas passer un ordre. Un calme d’une solennité imposante
remplace le tumulte infernal d’autrefois. Sur la passerelle spacieuse,
tout encadrée de toile, avec son parquet grillagé et ses deux kiosques
avant et arrière bien fermés où cent cinquante hommes pourraient tenir
assis, il y a trois gouvernails indépendants; chacun d’eux suffit à
commander la direction, si les autres viennent à manquer. Toute la
conduite et la manœuvre se font de la passerelle. La manœuvre n’est plus
commandée à la voix ni au sifflet, mais à l’aide de signaux à timbre
automatique, trois axiomètres munis de cadrans à lettres bien apparentes
assurent la direction, la manœuvre et la transmission des ordres aux
aides invisibles qui assurent l’accostage ou le démarrage. L’officier
qui est à l’avant est hors de vue, trop loin pour entendre les ordres au
porte-voix, mais, à ses côtés, le timbre lui signifie de tirer, de
filer, d’amarrer, de lâcher, etc... Il entend tout, les passagers
n’entendent rien et, de cette façon, le bateau semble accoster de
lui-même, sans le secours d’un homme.

Cette grande passerelle est à 30 ou 40 pieds au-dessus de l’eau, ce qui
n’empêche pas la mer d’y monter de temps en temps; aussi y a-t-il une
autre passerelle perchée à 12 ou 15 pieds plus haut, pour servir dans
les occasions critiques. La force de l’eau est une chose étrange. Elle
vous glisse entre les doigts comme de l’air, mais dans d’autres cas elle
agira comme un corps solide, pliera en deux une tige de fer. Sur «le
Havel», elle brisa une lourde rampe de chêne et en fit des éclats aussi
menus que les brins d’un balai, au lieu de la casser en deux comme on
aurait pu s’y attendre. Au moment de l’affreuse catastrophe de
Johnstown, au dire de plusieurs témoins, des rochers furent entraînés
assez loin sur le parcours du prodigieux torrent. A Sainte-Hélène, il y
a plusieurs années, un raz-de-marée fit gravir à toute une batterie un
remblai escarpé de quarante pieds, et y déposa les canons en rang comme
des oignons. Mais l’eau a opéré un prodige encore plus extraordinaire
dont l’authenticité est absolument garantie. On appelle «épissoire» un
outil long d’un pied environ qui va en s’effilant du talon à la pointe
qui se termine très aiguë. Cet outil est en fer et fort lourd. Dans une
tempête, une vague embarqua à l’arrière, déferla de toute sa hauteur en
emportant avec elle un épissoire, la pointe en avant, avec une violence
et une rapidité si foudroyante qu’il entra de trois à quatre pouces dans
le corps d’un matelot et le tua net.

A tous points de vue, le moderne «lévrier de l’océan» semble important
et impressionnant à quiconque n’est pas familiarisé avec les gravures
récentes de bateaux. Pour la taille, il pourrait se comparer à l’Arche
de Noë, et pourtant cette masse monstrueuse d’acier abat ses cinq cent
milles à travers les flots en vingt-quatre heures. Il me souvient du
tour de force accompli par un paquebot sur lequel j’ai traversé jadis le
Pacifique, et il ne s’agissait alors que de deux cent neuf milles en
vingt-quatre heures; un an plus tard, ou à peu près, j’avais pris
passage sur «le Quaker City», un «raffiot» de touristes, et, une seule
fois, on nous proclama que nous venions de faire deux cent onze milles
de midi à midi, par une vraie mer d’huile; encore avait-on légèrement
forcé le point.

Ce petit vapeur, avec ses soixante-dix passagers et son équipage de
quarante hommes, avait l’air d’une ruche d’abeilles; aujourd’hui, à bord
du «Havel», nous passons ces douces journées d’été dans une sorte de
solitude, tantôt avec une centaine de passagers éparpillés à de grandes
distances, tantôt sans une âme en vue; et pourtant, dans les flancs du
navire, il y a là, équipage compris, près de mille cent personnes.

Ces vers, très majestueux dans la poésie de la mer, peignent bien la
situation actuelle.

    L’Angleterre n’a besoin ni de remparts,
    Ni de tours haut perchées; elle marche sur
    La montagne des flots, elle demeure stable sur l’abîme.

C’est bien ce qui se passe maintenant! Alors que, jadis, les petits
bateaux bondissaient sur la crête des vagues et s’effondraient dans le
creux des lames, les gigantesques navires d’à présent n’escaladent plus
les montagnes de la mer; ils creusent une tranchée et les traversent.
Leur poids formidable, leur masse et leur élan maîtrisent les flots les
plus déchaînés.

Comme les hommes de la génération actuelle sont ingénieux! Aujourd’hui,
à bord du «Havel», j’ai trouvé accroché dans la chambre des cartes un
cadre rempli de fiches mobiles en bois; ces fiches portaient les
inscriptions que voici:

    Caisse à eau               vide
    Double-fond nº 1          plein
    Double-fond nº 2          plein
    Double-fond nº 3          plein
    Double-fond nº 4          plein

Pendant que j’essayais de deviner à quel jeu pouvaient bien servir ces
morceaux de bois, un matelot entra et retourna la première fiche «vide»;
au revers apparut l’inscription «plein». Il fit d’autres changements que
j’ai oublié du noter, et je compris alors le rôle joué par ce cadre à
fiches. Son rôle était d’indiquer la répartition du lest dans le bateau,
et, chose remarquable, le lest était de l’eau. J’ignorais qu’un navire
se fût jamais lesté avec de l’eau. J’avais lu seulement, un jour par
hasard, qu’on devait mettre le procédé à l’essai. Ceci vous prouve que
de nos jours entre l’essai d’un procédé nouveau et son adoption, il
s’écoule très peu de temps, lorsque l’essai a paru concluant.

Accroché au mur, à côté du cadre à fiches, il y avait un plan du navire,
montrant qu’il existait à bord vingt-deux grands «ballast» destinés à
contenir de l’eau. Ces ballast sont dans la cale, entre la vraie coque
du bâtiment et une fausse coque. Ils sont séparés par des cloisons
étanches perpendiculaires à l’axe; un compartiment également étanche
coupe la cale en deux, aux quatre cinquièmes de la longueur du bateau en
partant de l’avant. Ces cloisons forment un chapelet de «ballast» sur
une longueur de quatre cents pieds et d’une profondeur de cinq à sept
pieds. Quatorze de ces bassins contiennent de l’eau fraîche prise à
terre (environ quatre cents tonnes). Le reste est rempli d’eau salée,
(six cent dix-huit tonnes). Le tout ensemble donne un peu plus de mille
tonnes.

Voyez la commodité de ce lest. Le navire quitte le port tous bassins
remplis. S’allégeant en route de la consommation de son charbon, il perd
son assiette, lève le nez et donne de l’arrière. Alors on vide un des
bassins de l’arrière et l’équilibre est rétabli. L’opération se répète
chaque fois qu’il en est besoin. De même, l’eau d’un bassin situé à un
bout du navire peut être transvasée dans un bassin à l’autre bout par
des siphons et des pompes à vapeur. C’est un déménagement de cette
nature que voulait marquer mon matelot en manipulant ses fiches.

La mer ayant grossi, le bateau avait besoin de prendre du poids à
l’avant pour pouvoir couper l’eau sans monter à la lame; dans ce but, on
fit passer vingt-cinq tonnes d’eau d’un bassin tout à fait à l’arrière,
à l’avant du navire.

On garde les compartiments à eau entièrement pleins ou tout à fait
vides: il faut que la masse liquide reste compacte, sans le moindre
ballant. Il est évident qu’il ne faut pas de jeu dans le lest.

De toutes les ingénieuses inventions dont se sont vu doter les bateaux
modernes, celle-là me semble constituer le «clou du genre». J’aimerais
mieux l’avoir trouvée à moi tout seul que toutes les autres. Il est
probable que jusqu’alors on n’avait jamais pu assurer complètement
l’équilibre des navires. Or, un bateau déséquilibré ne peut gouverner,
perd sa vitesse, fatigue à la mer. Pauvres bateaux! Dire que, depuis six
mille ans, il sont si mal à l’aise! Depuis six mille ans, on les faisait
voguer à travers le meilleur lest, le plus économique qui soit au monde;
ils nageaient au milieu de ce lest (c’est bien le cas de le dire), mais
comme ils ne pouvaient le dire à leurs maîtres, ceux-ci n’étaient pas
assez malins pour s’en apercevoir.

Ne trouvez-vous pas étrange qu’un navire puisse se remplir de presque
autant d’eau qu’il en déplace, et cela sans danger!...



L’ARCHE DE NOÉ


Les progrès faits dans l’art de la construction navale depuis Noë sont
bien remarquables. Il faut avouer que, de son temps, les lois de la
navigation étaient quelque peu négligées, et que, par contre, de nos
jours, elles se trouvent réglées comme papier à musique. Le pauvre Noë
ne pourrait guère entreprendre aujourd’hui ce qu’il se permit alors, car
l’expérience nous a enseigné la nécessité de prendre, avec plus de
scrupules, soin de la vie de nos semblables. A l’heure présente, Noë se
verrait refuser la permission de sortir du port de Brême. Les
inspecteurs venus pour passer la visite de l’arche lui feraient toutes
sortes d’objections. Quiconque connaît l’Allemagne peut aisément
s’imaginer la scène et tous les détails du colloque qui s’engagerait.
Voici l’inspecteur, dans son superbe uniforme militaire, impressionnant
de majesté et de correction, parfait gentleman, mois aussi immuable que
l’étoile polaire dans la fidèle exécution de sa consigne. Il obligerait
Noë à lui décliner: son lieu de naissance, son âge, la secte religieuse
à laquelle il appartient, le chiffre de ses revenus, son grade et sa
position sociale, le genre de ses occupations, le nombre de ses femmes,
de ses enfants et de ses domestiques, ainsi que le nom, le sexe et l’âge
de chacun d’eux. Au cas où il n’aurait pas de passe-port, il serait
requis de s’en faire délivrer un sur l’heure. Puis, on passerait à
l’arche.

--Sa longueur?

--Six cents pieds.

--Son tirant d’eau?

--Soixante-cinq.

--Entre baux?

--Cinquante à soixante.

--Construit en...

--Bois.

--Quelle essence?

--Cèdre et acacia.

--Décorations extérieures et intérieures?

--Goudronnée au dedans et au dehors.

--Passagers?

--Huit.

--Leur sexe?

--Quatre mâles, quatre femelles.

--Ages?

--Les plus jeunes, cent ans.

--Et les plus vieux?

--Six cents ans.

--Ah! vous allez à Chicago. Bonne idée. Le nom du médecin du bord?

--Il n’y a pas de médecin.

--Il faut vous en procurer un, et aussi un entrepreneur de pompes
funèbres, c’est absolument indispensable. Des personnes aussi âgées
doivent s’entourer de tout ce qui est nécessaire pour vivre. L’équipage?

--Les mêmes huit personnes.

--Les mêmes huit personnes?

--Parfaitement.

--Et là-dessus, quatre femmes?

--Oui, Monsieur.

--Ont-elles déjà servi dans la marine?

--Non, Monsieur.

--Et les hommes?

--Non plus.

--Un de vous a-t-il jamais navigué?

--Non, Monsieur.

--Où donc avez vous été élevés?

--Dans une ferme, tous.

--Ce navire, n’étant pas à vapeur, doit avoir un équipage de 800 hommes.
Il faut vous les procurer. Il doit avoir aussi quatre seconds et neuf
cuisiniers. Qui est le capitaine?

--C’est moi, Monsieur.

--Il faut que vous ayez un capitaine, voire même une femme de chambre,
et des gardes-malades pour les personnes âgées. Qui a dessiné ce bateau?

--C’est moi, Monsieur.

--C’est votre début dans le genre?

--Oui, Monsieur.

--Je m’en doutais un peu. Quelle cargaison avez-vous?

--Des bêtes.

--De quelle espèce?

--De toutes les espèces.

--Sauvages ou domestiques?

--Surtout sauvages.

--Exotiques ou du pays?

--Surtout exotiques.

--Quelles sont vos principales bêtes sauvages?

--Megatheriums, éléphants, rhinocéros, lions, tigres, loups, serpents,
toutes les espèces sauvages de tous les climats,--et une paire de
chaque.

--Leurs cages sont-elles solides?

--Mais il n’y a pas de cages...

--Il vous faut des cages en fer. Qui donne à boire et à manger à toute
cette ménagerie?

--Mais nous...

--Comment, vous, de si vieilles gens?

--Oui, Monsieur.

--C’est dangereux pour les bêtes et pour les gens. Il faut que ces bêtes
soient soignées par des gaillards qui s’y entendent. Combien d’animaux
avez-vous là?

--Des gros, sept mille; gros et petits, tout ensemble,
quatre-vingt-dix-huit mille.

--Il vous faut douze cents gardiens. Par combien d’ouvertures le navire
reçoit-il le jour?

--Par deux fenêtres.

--Où sont-elles situées?

--Sous les rebords du toit.

--Deux fenêtres pour un tunnel long de 600 pieds et profond de
soixante-quinze?... Il faut mettre la lumière électrique, quelques
lampes à arc et 1500 lampes à incandescence. Que feriez-vous pour parer
à une voie d’eau? Combien de pompes y a-t-il à bord?

--Il n’y en a pas, Monsieur.

--Il vous faut des pompes.--Comment prenez-vous de l’eau pour les
passagers et les animaux?

--Avec des seaux, par les fenêtres.

--Ce n’est pas admissible--quelle est votre force motrice?

--Ma force... quoi?

--Force motrice.--De quoi vous servez-vous pour faire marcher votre
bateau?

--Mais de rien.

--Il vous faut des voiles ou la vapeur.--Comment est fait votre
gouvernail?

--Nous n’en avons pas.

--Vous n’avez pas une barre?

--Non, Monsieur.

--Alors, comment gouvernez-vous?

--Nous ne gouvernons pas.

--Il vous faut un gouvernail, convenablement installé. Combien d’ancres?

--Pas une.

--Il vous en faut six.--Il est défendu de laisser partir un navire de
cette dimension sans cette garantie. Combien de canots de sauvetage?

--Pas un, Monsieur.

--Il en faut vingt-cinq. Combien d’appareils de sauvetage?

--Pas un.

--Il en faut deux mille.--Combien de temps votre voyage va-t-il durer?

--Onze ou douze mois.

--Onze ou douze mois. C’est un peu long, mais vous arriverez encore pour
l’Exposition.--Avec quoi votre bateau est-il doublé? Avec du cuivre?

--Sa coque n’est pas doublée du tout.

--Mon brave homme, les petites bêtes de la mer qui rongent le bois vont
vous percer votre bateau comme un crible et vous le couler avant trois
mois. Il ne peut pas partir dans ces conditions; il faut le faire
doubler.--Encore un mot.--Avez-vous réfléchi que Chicago est une ville
de l’intérieur et qu’un bateau comme celui-ci ne peut pas y arriver?

--Chicargo? Qu’est-ce ça, Chicargo? Je ne vais pas à Chicargo.

--Vraiment?--Alors puis-je vous demander ce que vous voulez faire de
toutes ces bêtes?

--Mais les faire reproduire.

--Oh! n’en avez-vous pas assez comme cela?

--Il y en a assez pour les besoins actuels de la civilisation, mais
comme tous les autres animaux vont être noyés par le déluge, ceux-ci
serviront à en perpétuer l’espèce.

--Un déluge?

--Oui, Monsieur.

--Vous en êtes sûr?

--Absolument sûr.--Il va pleuvoir quarante jours et quarante nuits.

--Ne vous en effrayez pas, cher Monsieur, cela arrive assez souvent ici.

--Pas ce genre de pluie. Celle-là recouvrira la cime des montagnes, et
on ne verra plus la terre.

--Entre nous,--(mais là, tout à fait officieusement)--je regrette que
vous me fassiez cette révélation. Je suis obligé de ne pas vous laisser
le choix entre la voile et la vapeur, et de vous imposer la vapeur.
Votre bateau ne peut pas porter la centième partie de ce qu’il faudrait
d’eau pour les animaux pendant onze mois.--Il vous faut une machine à
distiller l’eau.

--Mais puisque je vous dis que j’en puiserai par les fenêtres avec des
seaux.

--Belle réponse! Avant que le déluge n’ait recouvert la crête des
montagnes, l’eau douce par infiltration de l’eau de mer sera devenue
salée. Il vous faut la vapeur pour distiller de l’eau. Je vous présente
mes civilités, Monsieur. Ai-je bien compris que c’est là votre premier
essai d’architecture navale?

--Mon tout premier, Monsieur, parole d’honneur. J’ai construit cette
arche sans posséder la moindre notion des constructions navales.

--C’est un ouvrage bien remarquable, Monsieur, bien remarquable.
J’estime qu’il n’y a pas un bateau sur mer d’un caractère aussi nouveau
et aussi étrange.

--Vous me flattez infiniment, cher Monsieur, infiniment. Croyez bien que
je garderai de votre visite un impérissable souvenir. Tous mes devoirs,
Monsieur, encore grand merci et... adieu!

Adieu? non pas! L’inspecteur allemand, avec une courtoisie infatigable,
ferait à Noë toutes sortes de protestations d’amitié, mais ne lui
permettrait jamais de prendre la mer sur son arche.



LA CARAVELLE DE CHRISTOPHE COLOMB


De Noë à Christophe Colomb, l’architecture navale subit quelques
modifications, et passa d’une médiocrité ineffable à une condition un
peu moins précaire. J’ai lu quelque part, je ne sais quand, qu’un des
bateaux de Colomb jaugeait quatre-vingt-dix tonnes. En comparant ce
navire aux modernes «lévriers» de l’Océan, on peut se faire une idée de
la petitesse des barques espagnoles, et convenir qu’elles seraient mal
outillées pour soutenir de nos jours la concurrence et transporter des
passagers à travers l’Atlantique. Il en faudrait soixante-quatorze pour
représenter le tonnage du «Havel» et avaler une de ses fournées. Autant
que je m’en souviens, il leur fallut dix semaines pour faire la
traversée. Avec nos idées actuelles, ce serait peu goûté comme vitesse
de marche. La caravelle avait probablement un capitaine, un second,
quatre matelots et un mousse pour tout équipage. L’équipage d’un
«lévrier» moderne comprend deux cent cinquante personnes.

Le navire de Christophe Colomb étant petit et très vieux, nous pouvons à
coup sûr en déduire certains détails secondaires qui ont échappé à
l’histoire. Par exemple, nous nous doutons un peu, qu’avec ses faibles
dimensions il devait rouler, tanguer et «faire bouchon» en mer calme,
pour ne plus poser que sur la tête ou sur la queue, et se coucher les
oreilles dans l’eau, au moindre coup de mer; nous supposons que les
lames devaient s’y promener comme chez elles et balayer son pont de
l’avant à l’arrière; que les «violons» étaient installés à table en
permanence, ce qui n’empêchait pas la soupe des hommes de passer plus
souvent sur leurs genoux que dans leur estomac; que la salle à manger
pouvait avoir dix pieds sur sept, était sombre, étouffée, puant l’huile
à plein nez; que la seule cabine du bord,--grande comme une
tombe--contenait une rangée de deux ou trois couchettes, étroites et
étranglées comme des cercueils, et qu’une fois la lumière éteinte il y
faisait une obscurité lugubre si compacte qu’on aurait pu mordre dedans
et la mâcher comme un morceau de caoutchouc. Nous en déduirons encore
qu’on ne pouvait se promener que sur le pont supérieur du gaillard
d’arrière (car le bateau était taillé comme un soulier à haut-talon); en
réalité cette promenade ne comportait qu’un piste de seize pieds de long
sur trois de large, car tout le reste du navire était encombré de
cardages et inondé par les flots.

Tout cela n’est pan douteux. Si nous considérons que ce petit bateau
était un vieux «raffiot», il faut nous rendre à certaines autres
évidences. Par exemple, il était infesté de rats et de cancrelais; par
les gros temps, il y avait autant de jeu dans ses jointures qu’entre les
doigts de votre main et il prenait l’eau comme un panier. Qui dit «voie
d’eau» dit eau dans la cale; or, de l’eau dans la cale, c’est la mort
sans phrases, l’asphyxie à bref délai provoquée par une odeur à côté de
laquelle un fromage de Limbourg est un parfum exquis.

D’après ces données rigoureusement exactes, nous pouvons suffisamment
nous figurer la vie journalière du grand explorateur. De grand matin il
accomplissait ses dévotions devant le reliquaire de la Vierge. Sur le
coup de huit heures, il faisait son apparition sur le pont-promenade du
gaillard d’arrière. S’il faisait froid, il montait tout bardé de fer,
depuis le casque à plume jusqu’à ses talons éperonnés, revêtu de
l’armure damasquinée d’arabesques en or qu’il avait pris soin de
chauffer auparavant au feu de la galère. S’il faisait chaud, il portait
le costume ordinaire de la marine de l’époque: un grand chapeau rabattu
en velours bleu, avec un panache ondoyant de plumes d’autruche blanches,
retenu par une agrafe resplendissante de diamants et d’émeraudes; un
pourpoint de velours vert tout brodé d’or, avec manches à crevés
cramoisis; une large collerette et des manchettes de dentelles riches et
souples; des chausses de velours rose, avec de superbes jarretières en
ruban de brocart jaune; des bas de soie gris-perle élégamment brodés,
des brodequins citron en chevreau mort-né, dont les tiges en entonnoir
se rabattent pour faire valoir la coquetterie du bas gris-perle;
d’amples gantelets en peau d’hérétique taillés par la Sainte-Inquisition
dans la peau veloutée d’une grande dame; une rapière au fourreau
incrusté de pierreries, retenue par un large baudrier rehaussé de rubis
et de saphirs.

Christophe Colomb faisait les cent pas en méditant; il notait l’aspect
du ciel et la vitesse du vent; il jetait un regard inquisiteur sur les
herbes flottantes et les autres indices de la terre prochaine; puis, par
manière de passe-temps, il gourmandait l’homme de barre; il sortait de
sa poche un faux œuf, histoire de s’entretenir la main en le faisant
tenir sur son gros bout (son tour classique); de temps en temps, il
jetait une amarre à un matelot en train de se noyer sur le gaillard
d’arrière; le reste de son quart, il bâillait et s’étirait, en jurant
qu’il ne recommencerait pas ce voyage, fût-ce pour découvrir six
Amériques. Car tel était Colomb dans sa simplicité naturelle, quand il
ne posait pas pour la galerie.

A neuf heures, il faisait le point et déclarait avec aplomb que son
brave navire avait fait trois cents yards en vingt-quatre heures, que
désormais il était certain de «gagner la poule».--Tout un chacun peut
gagner «la poule», quand personne d’autre que lui n’a le droit de
toucher à la direction du bateau.

L’amiral déjeunait tout seul, en grande cérémonie: jambon, haricots et
gin; à neuf heures, il dînait seul, en grande cérémonie: jambon,
haricots, gin; à dix heures, il soupait seul, en grande cérémonie:
jambon, haricots et gin; à onze heures du soir, il prenait son en-cas de
nuit seul et en grande cérémonie: jambon, haricots et gin. Pendant aucun
de ces festins, il n’y avait de musique; l’orchestre à bord est
d’introduction moderne.

Après son dernier repas, l’amiral remerciait le ciel de toutes ses
bénédictions, avec peut-être plus de gratitude qu’elles n’en valaient la
peine, puis il dépouillait ses soyeuses splendeurs ou sa ferblanterie
dorée, et s’introduisait dans son petit cercueil; là, après avoir
soufflé son lumignon peu odorant, il commençait à se rafraîchir les
poumons en aspirant par petites bouffées, alternativement, l’huile rance
et l’eau de cale. Puis sa respiration se faisait plus sonore: il
ronflait, et alors rats et cancrelats de surgir par brigades, divisions
et corps d’armée pour danser en rond autour de lui. Telle était la vie
journalière du grand explorateur dans son «saladier aquatique» pendant
les quelques semaines qui ont fait de lui un grand homme; il me semble
que la différence entre son navire, si confortable, et nos bateaux
actuels n’échappe à aucun œil.

A son retour, nous dit l’histoire, le roi d’Espagne, émerveillé, lui
dit:

--Ce navire me paraît faire eau quelque peu. Réellement, faisait-il eau
tant que cela?

--Sire, jugez-en. Pendant ma traversée, j’ai vu pomper seize fois tout
l’océan Atlantique.

C’est le chiffre donné par le Général Horace Porter. D’autres personnes
fort autorisées disent quinze fois seulement.

Il est évident que les contrastes entre ce bateau et celui d’où j’écris
cet article sont remarquables à plus d’un point de vue. Prenons le
chapitre de la décoration, par exemple. En regardant de nouveau autour
de moi, hier et aujourd’hui, j’ai noté plusieurs détails qui
n’existaient certes pas à bord du navire de Colomb, ou au moins qui
laissaient fort à désirer. Voici les portes du grand salon en bon chêne
ciré, de trois pouces d’épaisseur. Voici les vestibules avec, aux murs,
aux portes et aux plafonds, des panneaux de bois dur également ciré,
tantôt clairs, tantôt foncés, d’une même série élégante et délicate,
d’un ajustage rigoureusement hermétique; de belles mosaïques en carreaux
bleus y sont incrustées,--quelques-unes de ces mosaïques ne comprennent
pas moins de soixante carreaux,--et l’assemblage de ces carreaux est
parfait. Voilà bien de hardies innovations. On aurait pu craindre qu’au
premier jour de gros mauvais temps ces carreaux ne vinssent à se
décoller et à tomber en miettes. Eh bien! non, il n’en est rien. Ceci
est la preuve évidente que l’art de la menuiserie n’a pas mal progressé
depuis le temps primitif où les bateaux étaient si mal ficelés qu’à la
moindre poussée d’une mer un peu forte, toutes les portes se mettaient à
battre. Passons à la salle à manger: les murs en sont ornés de gaies
tapisseries, et au plafond je vois des fresques peintes à l’huile. Dans
les autres endroits de réunion, voici de grands panneaux en cuir de
Cordoue repoussé, avec dessins où l’on n’a ménagé ni l’or ni le bronze.
Partout, je découvre de riches assemblages de couleurs,--de la couleur,
partout de la couleur; tous les tons, toutes les teintes, toutes les
variétés de couleurs.

Il en résulte que le bateau est clair et gai à l’œil, et que cette gaîté
vous gagne l’âme en vous rendant joyeux. Pour bien apprécier la profonde
impression que vous donne cette radieuse débauche de couleurs, il faut
se tenir dehors, la nuit, dans l’épaisseur des ténèbres et la pluie, et
regarder tout cela par un hublot, à la splendeur aveuglante de
l’éclairage électrique.

Les vieux navires étaient sombres, laids, sans aucune grâce, d’une
tristesse affreusement déprimante. Ils vous poussaient à un spleen
inévitable. L’idée moderne est la bonne: entourer les passagers de
confort, de luxe et d’une profusion de couleurs agréables à l’œil. Dans
ces conditions, vous êtes presque tentés de dire qu’on ne se trouve
nulle part mieux qu’à bord,--sauf peut-être chez soi.



UN SENTIMENT DISPARU


Une chose a passé, qui ne reviendra plus: la poésie de la mer. La
sentimentalité suave que la mer évoquait a disparu devant l’activité de
la vie actuelle, et ne comptera plus que comme un souvenir, déjà
lointain et bien atténué, mais chaque individu de notre génération avait
cette sentimentalité au fond de l’âme; plus il vivait loin de l’eau
salée, et plus il en faisait provision. Elle était aussi pénétrante,
aussi ambiante que l’atmosphère elle-même. Devant ce seul mot: la mer,
«la mer romanesque», vous voyiez, dans n’importe quelle réunion, tout le
monde prendre des airs penchés et tomber dans la sensiblerie. La grande
majorité des anciennes chansons pour jeunes gens à la mode avaient pour
motif l’insaisissable mélancolie, et pour refrain des fioritures sur la
mer. Dans les pique-nique en canot, en barbotant dans quelque petite
crique, il était très bien porté de chanter, aux approches du
crépuscule:

    Cinglant vers sa patrie,
    D’un rivage étranger, etc...

Cette chanson était d’ailleurs très populaire dans l’Ouest à bord des
petits bateaux à roues. Il y en avait une autre:

    Mon navire est près de terre,
    Et ma barque est à la mer,
    Mais avant de lever l’ancre, Tom Moore,
    Buvons deux fois à ta santé!

Et encore celle-ci:

    Pilote, en cette nuit terrible,
    L’Océan dangereux...

Ou bien:

    Je vis sur les flots de la mer,
    J’habite un abîme mouvant,
    Où gémit l’onde et où le vent
    Roule en ses jeux le flot amer.

Ou celle-ci:

    Mouillons l’écoute au sein des flots.
    Un joli vent nous court après.

Ou encore!

    Sous mes pieds, mon vaillant navire!...
    Le corsaire est bien libre encor.

Et la chanson «Au quart! Bâbord!», où le héros est grimpé à la pomme du
mât, ou quelque part très haut dans ces environs:

    Oh! qui dira sa joie immense
    Quand, le vaisseau roulant sur l’écume,
    Il sent ses paupières lourdes de sommeil,
    Et qu’enfin éclate le bienheureux appel:
          «Au quart! Bâbord!... Oh! oh!»

Et cette réplique invariable était braillée par quelque jeune gars:

    Bercé par l’abîme
    Je dors en paix!

D’autres chansons très en vogue portaient des titres suggestifs: «la
Tempête», «l’Oiseau de mer», «le Rêve du mousse», «les Pleurs du
prisonnier du Pirate», «Loin du pays, sur l’océan furieux», etc...
etc... la liste n’en finirait plus.--Dans chaque ferme, tout le monde
vivait en pleins dangers de l’océan... en imagination. Ah! le bon temps!

Mais tout cela est loin. Il n’en reste plus trace. Le cuirassé, avec son
aspect peu sentimental et le positivisme de sa mission, a banni la
romance de la marine de guerre; le steamer pratique en a fait autant
pour la marine de commerce. Les dangers et les incertitudes qui
rendaient si romanesque la vie des gens de mer ont disparu en emportant
avec eux tout élément de poésie. De nos jours, les passagers ne chantent
plus à bord de chansons de mer, et l’orchestre n’en joue pas davantage.
Les chansons pathétiques sur les navigateurs qui errent en d’étranges
pays loin de leur patrie, chansons jadis si populaires qui empruntaient
à l’imagination tout leur feu et leur couleur locale, les chansons ont
perdu tout leur charme et sont réduites au silence de l’oubli; car tout
le monde aujourd’hui est un errant des lointains pays; cette carrière
est devenue banale.--Personne ne s’inquiète plus de cet errant: il n’a
plus ni périls de mer, ni imprévus à craindre. Il est à bord,
probablement, aussi en sûreté que chez lui, où il pourrait bien lui
arriver d’avoir un ami à enterrer, et de poser, tête nue, par un bon
petit grésil, devant la tombe de cet ami,--ce qui lui vaudrait une
pneumonie, d’ailleurs bien méritée.--Dans sa traversée, au contraire,
que risque-t-il? D’arriver au jour dit, dans l’après-midi, ou bien
d’avoir à attendre jusqu’au lendemain matin.

Le premier navire sur lequel je montai était un voilier.--Il avait mis
vingt-huit jours pour aller de San-Francisco aux Iles Sandwich. La
principale cause de cette lenteur est qu’il avait rencontré le calme
plat, et fait le bouchon sur place pendant quatorze jours au beau milieu
du Pacifique, à deux milles de la terre. Aujourd’hui, sur «le Havel», je
n’entends pas de chansons de mer; mais sur mon voilier j’en avais les
oreilles cassées.--Sur ce bateau se trouvaient une douzaine de jeunes
gens--qui doivent être, hélas! passablement vieux aujourd’hui--et qui
avaient la douce habitude de se réunir à l’arrière, chaque soir, au
clair de la lune ou des étoiles, pour chanter ces fameuses complaintes;
ils miaulaient jusqu’après minuit, au milieu de ce calme étouffant et
morne. Le sentiment de l’à-propos leur manquait totalement, à tel point
qu’ils chantaient en chœur: «Au quart! Bâbord!» sans s’apercevoir
combien ce chant était ridicule et déplacé pendant que nous restions là
sans pouvoir avancer dans aucune direction.--Pour comble de grotesque,
ils terminaient généralement par cette stance: «Sommes-nous presque
arrivés, sommes-nous presque arrivés? disait la jeune fille en
approchant de sa patrie.»

C’étaient de plaisants compagnons que ces jeunes gens, et je me demande
ce qu’ils sont devenus. Qui pourrait me le dire? Et l’éclat, la grâce et
la beauté de leur jeunesse, où tout cela a-t-il passé? Parmi eux se
trouvait un incorrigible menteur que personne n’était arrivé à guérir de
son défaut. Aussi l’avait-on laissé complètement à l’écart et personne
ne voulait-il lui tenir compagnie. Depuis, j’ai souvent revu en
imagination sa silhouette dans sa pose abandonnée, appuyé au bastingage
de l’arrière; et je me suis demandé si, en nous montrant plus
persévérants dans nos efforts, nous ne serions pas arrivés à le guérir
de son défaut par persuasion. Malheureusement, ce garçon était tellement
vicieux qu’il nous paraissait à tous incorrigible.

--Pour ma part, j’ai conscience d’avoir fait tout mon possible pour le
remettre dans le droit chemin.

Notre histoire eut un singulier épilogue. Le navire, immobilisé par le
calme plat, n’avait pas bougé depuis quinze jours, quand se leva une
belle brise qui éventa toute la mer. Aussitôt nous déployâmes nos
blanches ailes pour prendre notre vol, mais le bateau ne bougea pas. Les
voiles étaient gonflées à plein ventre, les cordages tendus à craquer et
le navire n’avançait pas de l’épaisseur d’un cheveu. Le capitaine n’en
revenait pas. Il nous fallut plusieurs heures pour découvrir la cause de
ce phénomène que nous finîmes par attribuer aux anatifes. Ces animaux
abondent dans cette région du Pacifique et, en bons mollusques, ils
s’étaient cramponnés aux flancs du navire; à la première grappe formée,
d’autres anatifes étaient venus s’ajouter pour en former une seconde, et
ainsi de suite, en descendant toujours, jusqu’au fond de la mer où la
dernière grappe s’était collée, fixant solidement toute cette colonne de
mollusques sur une hauteur de cinq milles!... Et ainsi le bateau n’était
plus que la poignée d’une gigantesque canne de cinq milles; malgré le
vent qui gonflait ses voiles, il était devenu aussi inébranlable que la
terre ferme.

On s’accorde pour trouver ce fait peu ordinaire.

Ce qui n’empêche que, la semaine prochaine, Sandy Hook sera en vue....



TABLE


UN PARI DE MILLIARDAIRES                            7

UNE PÉTITION A LA REINE D’ANGLETERRE               53

LA CHICAGO ALLEMANDE                               65

LA TÉLÉGRAPHIE MENTALE                             93

UN COURRIER AMATEUR                               129

UN MAJESTUEUX FOSSILE                             163

ESSAIS HUMORISTIQUES SUR DES SUJETS VARIÉS        191

    Bateaux modernes et vieux bateaux             193
    L’Arche de Noé                                205
    La Caravelle de Christophe Colomb             215
    Un sentiment disparu                          223



                          _ACHEVÉ D’IMPRIMER_

                 le vingt-cinq mai mil neuf cent cinq

                                  par

                              BLAIS & ROY

                              A POITIERS

                                pour le

                                MERCVRE

                                  de

                                FRANCE



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Un pari de milliardaires et autres nouvelles" ***


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