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Title: Éloge de la paresse
Author: Marsan, Eugène
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Éloge de la paresse" ***


  ÉLOGE
  DE LA
  PARESSE

  PAR
  EUGÈNE MARSAN


  Se trouve
  à Paris chez HACHETTE Éditeur.



Il a été tiré de cet ouvrage: 35 exemplaires sur papier du Japon,
numérotés de 1 à 35; 15 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 36
à 50; 100 exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 51 à 150; 250
exemplaires sur papier de Madagascar, numérotés de 151 à 400. L’édition
originale a été tirée sur papier Alfa.

ÉDITION ORIGINALE


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour
tous pays.

Copyright by Librairie Hachette 1926.



Tout est dans tout. Chaque vertu a son avers, comme une médaille; et des
poisons les plus noirs d’experts praticiens tirent habilement des
remèdes capables de guérir. Cette considération nous a fait penser qu’il
serait excessif de condamner toujours sans appel les défauts que l’on
voit habituellement aux personnes appelées à vivre en commun,
c’est-à-dire à toutes celles qui composent la société.

Que penserait-on d’un homme que l’horreur entière du mensonge obligerait
à dire toujours la vérité? Il finirait en cour d’assises, sous
l’accusation de calomniateur et perturbateur de la paix publique. Que
pourrait-on attendre d’une femme qui ne serait point un peu coquette?
D’un causeur qui se défendrait d’être médisant? D’un savant qui n’aurait
pas de curiosité? D’un amphitryon qui ne serait pas lui-même adonné à la
gourmandise? D’un homme d’esprit qui ne saurait pas être bête quand il
faut? Ils tourneraient tous bientôt à la misanthropie la plus hypoconde
et seraient à fuir, comme Alceste, dont c’est l’erreur d’être à ce point
intransigeant sur la vertu.

Philinte n’est pas moins honnête; mais il sait mieux user des hommes et
ne déteste rien tant que l’excès. C’est pour lui que nous avons
entrepris cette petite collection d’éloges des défauts commodes, utiles,
nécessaires, qui s’appellent la Médisance, la Gourmandise, la Frivolité,
le Mensonge, la Coquetterie, etc...

Sous le voile transparent de l’ironie, la morale la plus difficile y
trouvera son compte et sera très exactement servie. Mais, pour une fois,
avec gaieté, ce dont nul ne pourra se plaindre.

LES ÉDITEURS.



ÉLOGE DE LA PARESSE



COQUETEL AU BORD DU LOIR


Imaginez un château.

Un château vous plaira. Et non pas une vaste fabrique rétablie à grand
frais, comme un musée, mais une demeure.

La grosse tour de l’ouest est du XIIIe. La légende veut, comme toujours,
que ses fondations remontent jusqu’aux Romains. La tour du levant est du
XVe, avec une porte si basse qu’il faut se baisser, curieux vestige d’un
âge antérieur. Entre elles, tout le corps de logis est d’une Renaissance
retouchée. La petite aile droite a double visage: Empire et Louis XVI.

Il est certain qu’une telle bigarrure serait laide dans un objet récent.
Il n’est pas moins sûr que le château de B... est délicieux. Après tout,
vous comprenez pourquoi. Chacun a subordonné ce qu’il apportait selon le
goût nouveau à ce qu’il laissait par besoin ou par respect. Une sorte
d’unité est venue de l’usage et de la succession. Le ciel angevin, pour
finir, a doucement mûri ce fruit de greffe. Il vous est arrivé de
découvrir au fond d’une belle allée donnant sur la route une de ces
maisons qui vous troublait soudain comme une femme. Et vous souhaitiez
d’y vivre.

Ce qui attriste certains châteaux est un air d’aridité. Ils n’ont aucune
eau vive. Et ce peut être l’isolement. Ils perchent ou gisent au milieu
d’un désert. B..., à la lisière du bourg, ressemble à une mère poule qui
marche en tête de ses poussins, ou bien à quelque capitaine sobrement
empanaché qui réunit sa troupe. Je parle comme Aloysius Bertrand. Et le
Loir l’embrasse avec tendresse. Le Loir en a fait une île. Les heures
reçoivent, dans ce miroir pâle ou ardent, l’image de B..., à demi
enveloppée par les arbres.

Nous étions une bonne demi-douzaine qui causions en buvant. La terrasse
porte un gros arbre autour duquel l’habitude veut qu’on se range à la
fin de l’après-midi. On s’éloigne, à mesure que l’ombre s’allonge. Les
derniers rayons nous trouvent établis sur la margelle de la rive, autour
d’une petite crique pleine d’algues, d’où nous regardons pencher l’astre
du jour. Il était, ce soir-là, et tout le ciel avec lui, d’un blanc
d’argent que le fleuve, sans une ride, répétait en moins vif.

Fabrice, Charlemagne, Ghirlandaio, Colbert, Ajax, Savonarole,
Livingstone, nous étions plus de six. Vous saurez tout à l’heure
l’origine de ces noms bizarres. Nous étions plus de six, et deux dames
avec nous. Mme Reine, la dame du château, qui semble une reine, en
effet, ou plutôt une bonne sainte de nos églises. Renoir l’a peinte,
dans son éclat, mais il l’a épaissie; la postérité en soit prévenue. Mme
Reine et sa belle-fille, la femme de Savonarole: nous la nommions
Minerve, parce qu’elle est la raison même, cela va sans commentaires.

Peu à peu, la bulle que formait l’espace parut s’alléger encore, devenir
un fluide plus transparent, éthéré, tout à fait impondérable. Puis, des
vapeurs en foule naquirent dans le firmament. Il semblait qu’elles se
fussent rassemblées à la hâte. Il avait seulement fallu que le soleil
les frappât de biais. En même temps, il les avait transfigurées. Un amas
d’archanges, de «chars vivants», et de trônes, et de glaives.

--On a beau dire, déclara Fabrice, tout répandu dans l’herbe, la paresse
est bonne. Un idiot qui est paresseux, il s’ennuie à ne rien faire. Il
me semble pourtant qu’il doit s’ennuyer toujours. Au lieu qu’un
paresseux homme d’esprit goûte des plaisirs sans fin.

--Vous ne comptez pas, dit Mme Livingstone, qui nous était arrivée à
l’instant (jolie brune aux yeux bleus et gris), vous ne comptez pas tous
ceux que la paresse lui fait perdre. La dame d’onze heures ne verra pas
ce couchant.

--La malavisée! dit Mme Reine. A force de bâiller sur un livre ou sur
elle-même, elle finira par ne plus rien savoir du globe qui la porte.

--Mais nous, dit Ajax, savons-nous bien ce qui l’enchante? Je me
rappelle une pensée de Jean-Jacques. Ce dément attrapait quelquefois un
bon reste de nos moralistes, et il savait une langue magnifique:
«L’oisiveté des cercles est triste parce qu’elle est de nécessité; celle
de la solitude est charmante, parce qu’elle est libre et de volonté.»

--En d’autres termes, vous encouragez la dame d’onze heures à nous fuir?

--Oh! la pauvre petite. Je crois seulement qu’elle se cherche. Ses
pensées, ses livres. Elle cherche à se reconnaître dans cet orage de
découvertes qui étonne ses dix-huit ans. De là ses rêveries, sa
distraction. Elle est paresseuse comme La Fontaine.

Ainsi naquit un beau soir un beau sujet de conversation.



LA BELLE LENDORE


Charlemagne est ainsi nommé par nous à cause de sa grande barbe. La pipe
ne quitte point cette bouche, une longue pipe recourbée, malgré la mode.
Il a passé sa vie à se dévouer. Il n’imagine pas un plus grand bonheur.

Ghirlandaio est ainsi nommé parce qu’il est capable d’ajouter à toutes
les beautés de la terre, encore des ornements, encore des guirlandes. Il
connaît tous les tableaux, a lu tous les livres, parle trois langues. Il
est puissant comme un dogue, fin comme l’ambre, bon comme le pain,
gourmet comme une chatte. (Ces expressions toutes faites, quel régal!
Prétendez-vous rivaliser avec leur génie?) Ghirlandaio a un raffinement
du XVIe siècle; avec cela, un grand esprit de simplicité.

Le même, à peu près, qui distingue Fabrice, où il est presque sans
frein. On le surnommait Fabrice, par allusion à la _Chartreuse de
Parme_, à cause de cette simplicité justement qui lui garde une candeur
enfantine au delà de la trentaine. Il est toujours étonné lorsqu’il
découvre une vilenie au monde. Il s’émerveille de l’irrégularité de la
pluie, de la méchanceté des hommes. Après quoi, se ravisant tout à coup,
il rit de lui-même, de son propre personnage.

Colbert est un homme politique, toujours à deux doigts du ministère. Je
ne dis pas un politicien: il y a longtemps qu’il serait ministre.
Républicain comme on l’est en Lorraine, il est suspect à ceux de la
majorité. Ses rapports sont des chefs-d’œuvre lus par une dizaine de
personnes. Il vit dans une garçonnière où toute la politique, toute
l’économie de l’Europe sont en fiches. Et il épuise honnêtement trois
dactylographes dépourvues de toute coquetterie. Un Colbert blond, aux
yeux bleus, pareillement silencieux quoique moins bourru, ayant, en
clair, jusqu’aux gros sourcils de son modèle.

Ajax, nous le nommions aussi Sardanapale, selon le cas. Fabrice l’avait
d’abord nommé Gladiateur, du nom d’un cheval fameux sous Napoléon III,
mais il s’était plaint. Il avait dit qu’il détestait le caractère de ce
coursier. Va donc pour Ajax ou Sardanapale. C’était la même idée
fastueuse. Notre homme avait bien la tête maigre des pur-sang, et leurs
pattes fines, et leur allure, leur majesté, leurs découragements. Les
champs de course lui sont un domaine privé. Il rivalise avec les ombres
les plus fameuses: Morny, d’Orsay. Au lieu de travailler de son métier
de poète, il soupe, joue, et bâille.

Savonarole est dévoré de scrupules. Il doit son nom à un dépit d’artiste
insatiable, qui l’a jeté un jour sur l’une de ses œuvres, brisée en
miettes. On le voit décrire des cercles autour de sa statue. Il l’aime
et il la hait, la fuit et lui revient. Les deux forces étant égales, il
tourne en rond, à cause d’elles, dans les escaliers, dans les couloirs,
dans le parc. Il est chrétien chaleureux, qui adore le moyen âge.
L’ardeur et la subtilité se battent dans son jeune cœur.

Le dernier de la pléiade, nous le nommions Livingstone parce qu’il est
toujours par monts et par vaux. Vous le rencontriez un matin, tranquille
dans son quartier. Vous appreniez le lendemain qu’il était parti la
veille au soir, avec sa jeune femme, pour Nijnii-Novgorod: un taxi
jusqu’à la gare de l’Est, chacun sa petite valise. Entre tant, il
s’occupe de politique et de poésie.

Je n’oublie pas de noter que Fabrice et Ghirlandaio sont des écrivains
de carrière, et ce dernier, peintre et céramiste. Il s’occupait alors de
son premier roman, où l’on vit les Treize de Balzac, Stendhal en
personne, et l’un des faux dauphins. Le délicieux été nous caressait par
les fenêtres ouvertes. Fabrice assurait que les acrobates chinois
dansant sur la tenture lui fatiguaient l’âme par l’idée de l’effort
inutile. Il n’avait rien fait depuis quinze jours qu’il était à B... Sur
cet aveu, Savonarole le considéra avec un redoublement d’amitié. Sa
Vierge n’avait pas bougé d’un fil. Livingstone avait arpenté la commune,
puis l’arrondissement, il allait s’attaquer à la province; mais d’écrit,
point. Ghirlandaio change seulement de travail, et il croit se reposer.
Son plus grand repos est fait de lectures insondables: Balzac à la file,
l’_Astrée_ en huit jours, les _Mille et une nuits_ à la vapeur. Colbert
observa qu’il était arrivé n’en pouvant plus, qu’il se reposait donc,
mais qu’il était surpris de trouver pour la première fois tant de
plaisir dans l’inertie. Ajax déclara que, pour lui, c’était ce qu’il
avait toujours fait, le travail étant, selon la loi même de l’Écriture,
un châtiment qu’il pensait n’avoir point mérité.

Lecteur, avise-toi qu’il s’agit, dans tout ce qui précède, bel et bien
d’une préparation, à vrai dire un peu trop lente. Si tu as jamais écrit
toi-même, tu m’excuseras.

Quant à Charlemagne, il souriait avec tant de mystère que nous lui en
fîmes un ultimatum.

La porte s’ouvrit sur Mme Reine et sur Minerve. Presque aussitôt, Mme
Livingstone en coup de vent.

Nous entourions Charlemagne d’un cercle peu amène, dont les dames
voulurent savoir la cause.

--Je constatais une fois de plus, expliqua-t-il, la magie de ce château.
Messieurs que voilà ont bouclé leurs malles, la tête bouillant de
projets. Mais les livres dorment dans les caisses, et les dossiers
prennent la poussière, le service n’osant les remuer. C’est que B... est
enchanté. Avez-vous seulement des remords?

--Parbleu, non! fit Ajax. Nous mourons seulement de faim. La dame d’onze
heures n’est plus même de midi. Je propose de la nommer la belle
Lendore, en changeant en nom propre une épithète qui est dans Mme de
Sévigné et dans Brantôme. La Belle Lendore...

                   *       *       *       *       *

Elle entra comme la cloche sonnait pour la troisième fois. Elle avait
l’insouciance peinte sur sa face un peu ronde, comme celle de certaines
héroïnes d’Ingres. Elle ne s’excusa point, parce qu’elle se croyait à
l’heure.

--Vous avez donc corrompu Mariette, lui demanda Colbert, qu’elle sonne
trois coups, à présent?

Il est vrai que cette petite est charmante. Comment tout le monde ne lui
cèderait-il pas? Qui pourrait lui en vouloir? Cette loyauté que l’on
sent chez elle, cette obligeance, cette aptitude à se vaincre pour
rendre service. Belle, aussi. Elle a ses cheveux courts qui surmontent
en boule une nuque divine. Elle a ses yeux mordorés qui brillent tout
d’un coup sous la paupière un peu épaisse. La bouche et la courbe de la
joue jusqu’au menton sont parfaites. Un corps des plus justes
proportions. Enfin, un air de beauté classique animée: hellène,
italienne, provençale...



LES MEILLEURS PARESSEUX DE FRANCE


Un ange était entré avec nous dans la salle à manger. Il s’agit d’un
ange silencieux, non plus de la belle Lendore, ci-devant dame d’onze
heures. Savonarole essaya de mettre la conversation sur le temps, mais
la jeune fille:

--A présent, j’en suis tout à fait sûre; vous parliez de moi.

--Nous parlions de ces messieurs. Figurez-vous qu’ils ne travaillent
point, sauf Ghirlandaio, bien entendu (qui travaillerait sur le gril de
Saint Laurent et à Capoue) et ils n’en ont point de remords, à part
l’iconoclaste; ce qui les surprend tous, Ajax excepté. Je leur révélais
que nul n’a jamais travaillé à B..., de mémoire d’homme. A dix lieues à
la ronde, nul ne travaille. L’arbre et la prairie travaillent «en lieu
de l’homme», comme disait Ronsard. Le paradis terrestre s’est retrouvé.
C’est en Anjou.

--Oh! que c’est bien dit. Mais je persiste: conversation sur la paresse,
vous me nommâtes.

--Eh bien! mon enfant, dit Mme Reine, ce méchant Ajax vous a pourvue
d’un autre surnom.

C’était l’usage à B... de faire connaître les sobriquets que nous nous
donnions. Ils devaient rester innocents.

La petite Livingstone:--Ajax Sardanapale était sûrement jaloux.

--Parce que, fit Ajax, vous exagérez. Nul ne m’entendra jamais honnir la
paresse. Mais vous l’altérez, vous la corrompez. Voilà que vous n’aimez
plus à contempler la planète: vous laissez les soleils se coucher sans
vous. Et voilà que vous n’êtes plus gourmande, la première à table. Vous
faites manger à l’heure anglaise nos bouches de France. Ce n’est plus de
jeu. Ce n’est plus la paresse. La douce, la pensive, la chaste, la
courtoise, l’aimable. Mais cette résignation hébétée (je vous demande
pardon) que l’obsession de sa guigne donnait à Toulet, à ce qu’il
prétendait. Ou bien ce pessimisme, dont parle Gœthe, si décourageant
qu’il inspira le suicide à un jardinier de sa connaissance, fatigué
d’avoir à arroser toujours les mêmes parterres. A coup sûr, vous avez
cessé de mériter même ce nom d’une fleur lambine que Ghirlandaio vous
donna.

--C’était donc un nom de fleur? dit la pauvrette, avec une naïveté que
Fabrice admira. J’avais cru que j’étais comparée aux dames de la messe
de midi, qui se lèvent à onze heures. Et leur chocolat leur est servi
sur l’oreiller, au lieu que l’on exige de nous, malheureuses, que nous
l’avalions debout, comme des hérons, et que l’hiver il y ait de la glace
sur l’eau de notre toilette.

Parce qu’on riait de l’hyperbole, elle se rengorgea comme une colombe,
fière et rougissante à la fois, par un mélange à elle.

--Monsieur Ghirlandaio, soyez gentil: racontez-moi la dame d’onze
heures.

--Beaucoup de citadins imagineraient, s’ils y songeaient, que les fleurs
s’ouvrent toutes au même instant, au signal de l’aube, comme si les
jardins et les champs étaient pareils à des dortoirs de jeunes filles
élevées par la cruelle Mme de Genlis. Il n’en est rien. Les fleurs n’ont
pas moins d’humeurs diverses que les femmes. Quelques-unes sont
héroïques, comme le salsifis, lequel a aussi des fleurs. Elles
s’éveillent à 4 heures du matin. La crépide est prête à 5 heures, la
scorsonère à 6, et le doux nénuphar, qui flotte sur nos douves, à 7. La
chicorée sauvage et la piloselle ont des levers bourgeois: 8 heures, 9
heures. Nous en sommes à la dame d’onze heures. Seulement dépassée par
les plantes grasses, qui s’étirent à midi.

--On m’aura donné le nom d’une plante grasse!

C’était trop cruel. Il devenait charitable de la rassurer. Ajax déclara
son invention.

Nous en étions au plus joli dessert du monde, lorsqu’elle imagina de se
venger de tous et de chacun. Elle demanda:

1º Que nos réunions du soir dans le salon blanc fussent consacrées à
l’examen de la paresse: il fallait savoir au juste ce que c’était.

2º Qu’Ajax, le plus coupable, eût à porter la parole, à diriger les
débats, à recevoir la contradiction.

Mme Reine était ravie du secours qui lui venait par là.



LA PLUS SAGE DE NOS PASSIONS


La paresse mérite bien mieux l’élogieuse définition que s’est à lui-même
accordée le peuple de Dieu, Israël. Elle est véritablement le sel de la
terre.

Sans la paresse, la terre serait une autre Géhenne. Dans cette amère
aventure de l’existence, l’homme trouve quelque répit en elle et grâce à
elle. Dans cette amère aventure, qui ressemble au noir rocher de
Sisyphe. Telles sont les voies que les astres nous ont ouvertes: nous
succomberions à la peine, et sans doute à la fatigue moins qu’à
l’inquiétude; mais nous délassant du premier de ces maux, le bain de la
paresse dissipe mystérieusement nos soucis. Il loge à leur place, dans
notre âme tout à coup détendue, la sérénité, le repos, la paix, une
gerbe ineffable.

Qu’elle soit notre perpétuelle libératrice dans ces combats de l’homme
et du destin, La Rochefoucauld l’a gravé. Personne n’a mieux vu sa
nature profonde: «Le repos de la paresse, a-t-il dit, est un baume
secret de l’âme, qui suspend soudainement les plus ardentes
poursuites... Elle est une béatitude qui nous console de toutes nos
pertes et qui nous tient lieu de tous les biens.» Pesons tous ces
termes. Ils reviennent à dire que la paresse est en quelque sorte le
bouclier du sage. Elle lui a été donnée afin qu’il parvienne à détacher
de la roue agaçante des choses sa personne souveraine.

«On s’est trompé, dit encore La Rochefoucauld, quand on a cru qu’il n’y
avait que les violentes passions, comme l’ambition et l’amour, qui
pussent triompher des autres. La paresse ne laisse pas d’en être souvent
la maîtresse.» Que la paresse soit donc notre recours, notre pourvoi,
notre défense, notre oasis.

Comme elle nous aide à fuir les passions violentes, elle nous incline
vers toutes les vertus paisibles,--l’expression est encore de La
Rochefoucauld. Ces vertus paisibles où s’éprouve et s’apaise la
délicatesse d’un cœur, et dont la paresse est à la fois le témoin et le
guide, le garant, peut-être le principe.

Jamais on ne verra la paresse nourrir, par exemple, une ambition hostile
au bien de l’État. Le grand coupable que devint Fouquet fut d’abord ce
frénétique dont la devise (_Où ne m’élèverai-je pas?_) et le blason (un
écureuil grimpant), annonçaient à coup sûr le malheur et les crimes. Le
paresseux redoutera cette agitation de l’écureuil sautant de branche en
branche, comme de vanité en vanité un homme avide. Content de son état,
humble lorsqu’il se regarde, fier lorsqu’il se compare, le paresseux ne
sera jamais un ennemi des lois.

Non plus de ses voisins. Il vit en paix avec ses proches. Il n’intrigue
pas contre eux, par un travail qui d’abord lui semble pénible, avant que
de lui paraître injuste. Il n’en médit pas même, voulant épargner à son
esprit cette contention et ces regrets. Il lui suffit d’un petit effort
pour être bon. Il ne lui en faut aucun pour n’être point méchant. Les
alarmes de l’hypocrite, toujours armé, toujours bandé, l’épouvantent.
Lui, il a de l’abandon, il est ingénu. Est-ce qu’il ne convient pas
d’admirer et pour ainsi dire d’adorer, cette efficacité, cette économie
de la paresse? Elle est seule à nous frayer si aisément le chemin de la
philosophie. Si bien qu’un auteur du XVIIIe siècle, qui est peut-être
Caylus, ou peut-être Crébillon, ou peut-être Duclos, dans un curieux
recueil que seul le premier a signé, n’a pas craint de dire, puisqu’elle
se confondait avec la philosophie, que la paresse était la philosophie
même.

Elle est clémente, parce que la rigueur et l’oppression veulent un
tracas, parce qu’elles ont des suites qui la fatiguent par avance. Elle
est modérée: la modération est son climat. Elle est constante, par haine
naturelle du changement. Elle appréhende les affres de la rupture, les
sapes des raccommodements, les campagnes d’une nouvelle conquête. Elle
est donc fidèle comme on respire. Et elle est exempte, aussi bien, de
toute envie. La face décharnée, la face travaillée de l’Envie lui ferait
horreur, si elle n’évitait spontanément même de la concevoir.

Si tel est l’effet multiplicateur de la paresse sur les vertus
paisibles, ou, si l’on veut, passives, on aurait tort de croire qu’elle
détruit forcément les vertus actives. Elle ne les annihile pas.
Ménagées, tenues en balance, elles composent un magasin, un arsenal dont
le paresseux bien né garde la clef et l’usage... Le paresseux bien né.
Il est évident que je ne songeais point aux autres, aux âmes perverses
et basses qui brandissent la paresse comme le criminel son alibi, ou qui
s’y vautrent comme dans une boue. Dans la paresse, un cœur bien né se
retrempe.

Un amant paresseux ne sera ni brutal, ni blasé, ni dégoûté, ni affolé.
Déjà fidèle par habitude, il sera tendre, non par politique mais par
élection, par ce goût inné qu’il a de la volupté la plus douce.

Un lettré paresseux, un savant paresseux, ils seront calmes, ils évitent
la précipitation. Il ne parcourt pas son laboratoire en insensé, il ne
choque pas au hasard les cornues. Sans le blé de l’esprit, il ne
labourera pas une page, un livre ingrats. Non. Sa fraîche imagination,
un jour aura jailli, comme le bras vivace d’une source. Son invention
reposée a pris un jour sa course comme une nymphe pleine d’élan.
Archimède n’était-il pas au bain, ses jambes doucement soulevées par la
force de l’eau, lorsqu’il découvrit, dans cette occupation d’oisif, l’un
des premiers principes de la physique? Est-ce que la gravitation des
mondes n’a pas été rencontrée par un autre paresseux, qui se promenait
dans les champs? Et il rêvait, étendu, lorsqu’une pomme lui révéla dans
sa chute cette attraction qui maintient, à travers l’éternité, la ronde
des sphères. Il émeut de songer qu’une pomme, un fruit d’arbre, s’est
retrouvée là, dans cette seconde invention du monde.

Les affaires publiques elles-mêmes souffrent volontiers un peu de
paresse. Témoin, cet homme qui a tenu dans ses mains la grandeur de la
France et l’a peut-être laissé couler comme de l’eau, parce qu’il
n’avait de pensée que pour l’étude à la loupe d’un million de dossiers.
Témoin aussi, dans l’autre sens, ce comte de Grignan, qui avait renom de
paresseux. Et musicien, bon écrivain, bel esprit, quasi poète,
profondément pénétré par les impressions du chant et des paroles
cadencées, il devait l’être. Son château provençal, où résidait ce
gouverneur de province, plein de monde pour le servir et d’amis pour lui
complaire, il vivait dans le faste, dans les concerts, il ruinait chaque
année ses finances personnelles. Sa belle-mère pourtant le défendait
partout. Sa belle-mère: rien de moins que Mme de Sévigné! Elle
protestait qu’il n’était point paresseux au service du roi.

Et c’était vrai. Et Tacite nous fait voir dans Pétrone ce miraculeux
passage de la noble paresse à l’action heureuse: «Pétrone, nous dit-il,
consacrait les jours au sommeil, la nuit aux soins et aux douceurs de la
vie. Où les autres tirent leur réputation du travail, il devait la
sienne à la paresse... Il affichait en paroles et dans sa conduite un
nonchaloir et une désinvolture qui jouaient la simplicité, ce qui leur
donnait un charme de surcroît. Toutefois (achève Tacite), proconsul de
Bithynie, puis consul, il sut montrer sa vigueur et traiter de
plain-pied les affaires de sa charge.»

La chronique et l’histoire enregistrent que Pétrone fut équitable et
fier jusqu’à la magnanimité, au lieu qu’elles ont flétri la cruauté
rampante de son rival, l’industrieux Tigellin.

                   *       *       *       *       *

Ajax parlait devant un verre d’eau que la belle Lendore lui avait
moqueusement sucré. On lui avait permis à peine d’avaler son café. On
avait versé son cognac dans ce verre d’eau. Et il aurait commencé, selon
les règles, déclara-t-il, par une invocation aux muses, si:

--Si, merveilleusement vivante, je n’avais aperçu devant moi l’une
d’elles, ou plutôt leur dixième sœur, et qui commande à leur troupe:
vous-même, madame [_petit salut à la belle Lendore; dent pour dent_],
bien que cachée sous le nom et les traits d’une mortelle. Muse entre les
Muses, qui inspirez non seulement les faibles hommes, mais jusqu’à vos
sœurs, la Paresse étant, comme les Anciens l’avaient bien vu, le lieu et
l’occasion, la Mère immortelle de la Connaissance et de la Poésie.

Sur cette tirade, Ajax avait bravement pris son sujet de droit fil,
comme on vient de le voir. Emphase et archaïsme, nous admirions son
ironie.



LE BONHEUR PAR LA PARESSE


Je ne sais pas, dit Fabrice à Ajax,--ils sont amis intimes,--si vous
trichez au jeu, mais vous tronquez les citations. La Rochefoucauld n’a
pas vraiment loué la paresse. Il l’a seulement expliquée. Comme
toujours, il a fait un constat.

--Oui bien, comme disait le père Faguet. Voulez-vous que je récite La
Rochefoucauld de bout en bout? J’en prends un peu, ce qu’il me faut.

--La Rochefoucauld dit de la paresse que, de toutes nos passions, elle
est celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes.

--En effet, la paresse est mystérieuse. Hélas! fugitive à douter qu’elle
puisse être autre chose qu’un rêve[1]. Elle nous échappe toujours.

  [1] Claude Barjac.

--Elle est, dit La Rochefoucauld, «la remore qui a la force d’arrêter
les plus grands vaisseaux, une bonace plus dangereuse que les écueils et
les plus grandes tempêtes»... Que la paresse soit couverte d’éloges par
des bourreaux de travail, comme Ghirlandaio et Colbert, ils se
divertissent. Chez toi, Sardanapale, une telle louange est cynique. Elle
est d’ailleurs imprudente. Rappelle-toi comme la paresse est vilaine
dans le tableau de Mantegna: une face verte, le corps d’une
grassouillette limace. Tu défies le sort. Jupiter ne permet pas que son
royaume s’endorme dans une lâche indolence. Virgile _dixit_.

Écrivez, belle Lendore, conclut Fabrice. Nous allons rivaliser avec les
plus illustres maximes.

  PENSÉE:

  Pour goûter la paresse, il faut aimer à suivre le travail. Les vrais
  paresseux savent tout ce que leur ôte des mains une si insidieuse
  passion. Et ils la maudissent. Mais l’impuissance prétend se parer
  d’elle, comme d’un masque dans les grelots du Carnaval.

Sa bouchette encore entr’ouverte d’admiration, la dame d’onze heures
voulut avoir aussi le texte de Gœthe dont on avait parlé.

--Vous le demanderez à André Maurois, répondit Ajax. Il s’agit de la
stupeur où l’on peut tomber devant l’agitation humaine; et plutôt que de
vouloir bouger ainsi, tous les jours les mêmes mouvements, on se tue.

--Ce n’est plus la Paresse, dit Savonarole, c’est la Mélancolie.

--Celle qu’il faut fuir, dit Livingstone.

FABRICE.--Paresse et mélancolie, deux sœurs.

AJAX.--Autre pensée vertueuse à graver, petite fille.

Encore Fabrice:

--Dante méprisait tellement les paresseux qu’il les loge en dehors du
ciel et de l’enfer, dans un vestibule. Le ciel les chassait, pour n’être
pas moins beau, l’enfer n’en voulait pas. Et Virgile dit à Dante:

«_Non ragionam di lor... Regarde et passe._»

Encore Ajax:

--C’est toi qui triches. Dante ne parle point des paresseux, mais des
tièdes. Tiédeur et paresse peuvent se rencontrer. Elles sont diverses.

FABRICE, _de plus en plus lugubre, exprès, par exagération, par feinte
mondaine_.--La paresse trahit un empoisonnement de l’âme ou du corps,
sinon des deux. Les confesseurs et les médecins...

AJAX, _éclatant comme dans Homère_.--A la fin, tu nous ennuies. Tu
cherches une querelle d’Allemand. Tu sais très bien que le prétexte même
t’en manquerait, et l’ombre du prétexte, si nous parlions latin. Car le
sujet de tes verbes serait _pigritia_, et _otium, otia_ celui des miens.
On verrait tout de suite que j’ai raison. Majestueusement raison. Les
mots sont des miroirs psychologiques. Celui-ci reflète la véritable
figure de la paresse. On l’y voit dans son authenticité, dans sa pureté,
dans sa candeur. Paresse, autant dire loisir. Tu te rappelles: loisir,
repos, absence d’occupations. Mais loisir, c’est-à-dire contemplation,
invention, étude. Ce n’est pas tout. La paresse est aussi la paix: _per
otium_, dans la paix. La paresse est aussi la poésie. Ovide nomme les
poèmes _otia_, c’est-à-dire les fruits de la paresse. Dis-moi: que
serait un poète sans la rêverie? Un poète qui ne connaîtrait pas cet
état d’attente, de disponibilité, de solitude, le seul où les ombres
consentent à venir, ses propres ombres, témoins de sa vie, et d’autres,
plus incertaines et toutefois lancinantes, qui dictent d’une voix
inconnue. Paresse de Baudelaire. Paresse de Musset. Paresse de Villon.
Paresse même de Ronsard: ses veilles si studieuses. Et tu as su comment
vivait Moréas. Il avait renoncé à tout. A la fortune, parce qu’elle
exige trop de soins. A l’amour, pour la même raison, et pour uniquement
se souvenir de la belle étrangère qui ravit à jamais sa jeunesse, puis
disparut. A l’ambition vulgaire, parce qu’il en avait une autre.
Scrupuleusement oisif, il se tenait aux ordres d’Apollon. Il attendit,
guetta, espéra le moment d’_Ériphyle_, le moment des _Stances_. Ne
m’objecte pas que l’art, ce passage du songe à l’acte poétique, exige
une fabrication, une élaboration. Vois, te répondrai-je, vois cet homme
immobile, ce muet. Si tu élèves la voix, tu vas lui faire mal. Si tu
veux qu’il t’écoute, l’importuner. Il caresse dans sa tête, que tu crois
indolente, les formes et les nombres de la beauté.

Et récapitule, je te prie. Foyer des vertus paisibles (sans blague),
lampe qui brille sur un livre ami, second ciel du promeneur,
consolatrice de la peine, avant-courrière de l’oubli, nieras-tu que la
paresse soit le bonheur? «Il ne manque, disait La Bruyère, à l’oisiveté
du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire, et être
tranquille, s’appelât travailler.» Voilà dénoncée par un meilleur que
moi la querelle de mots que tu me faisais. «Il faut en France _beaucoup
de fermeté et une grande étendue d’esprit_ pour se passer des charges et
des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi et à ne rien faire;
personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni
assez de fond pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire
appelle des affaires.» Comme cela, la pensée de La Bruyère est complète.
Je t’ai seulement donné la fin avant le commencement. Tu ne peux plus
m’accuser. Paresse égale dignité, capacité, scrupule, modestie, étude,
désintéressement. Elle est aussi liberté et fantaisie: «On ne vole point
des mêmes ailes pour sa fortune que l’on fait pour des choses frivoles
et de fantaisie.» Voilà un beau merle blanc, La Bruyère! Il y en a
donc... Le prince Kaunitz, en 1840, qui ne se lavait jamais...

--Pouah! dit Minerve. Ne nous dégoûtez pas!

--Le prince Kaunitz n’était pas un paresseux, mais un abruti. Il suffit
de définir. Les dames qu’il aimait, il lui plaisait qu’elles eussent un
gros nez, et de remplir ce nez de tabac. Un paresseux véritable est
propre parce qu’il aime son bien-être. Il ressemble au chat, qui ne
passe point pour un foudre de labeur. De même, il est gourmand, et non
pas goinfre, qui fatigue. N’est point paresseux qui veut. Lessing:
«Paressons en toutes choses, sauf en paressant.» Il faut savoir posséder
et conserver la paresse. Savoir en jouir. C’est Renan, qui passait des
heures à regarder la mer. Saint François de Sales, qui se plaisait dans
les bois. Et c’est, paraît-il, Bourget, bien que je ne puisse garantir
l’anecdote. Il était chez le comte d’Haussonville, sur les bords du lac
de Genève. Je l’ai vu, ce beau lac, des fenêtres de Jacques Chennevière,
qui avait sa maison sur la rive. Il est ravissant. Un bleu du ciel entre
le bleu de l’Ile-de-France et le bleu méditerranéen. Le comte
d’Haussonville, un matin, aurait surpris Bourget encore au lit vers dix
heures: «Mon bon ami, je travaille, je réfléchis.» Le lendemain, mais
une heure plus tard, M. d’Haussonville prenait les devants: «Je vous en
prie, cher ami, levez-vous, vous allez vous surmener.» Oh! vive
l’esprit! Mais vive un paresseux qui écrit cinquante chefs-d’œuvre du
roman, et les _Essais de psychologie contemporaine_...

Rappelle-toi encore Virgile disant: «_Amat otia Daphnis._» Ce qui peut
être traduit fidèlement: «Daphnis aime la paix.» La paix, la
tranquillité, la flûte et le clair de lune. Je préfère celui qui a
traduit, dans le beau goût abstrait et psychologique de l’ancienne
France: «Daphnis aime qu’on soit heureux.»

Par la paresse, Fabrice, par la paresse.



VÉRITABLE INTENTION DE DIEU


Ajax, dit Ghirlandaio, a certainement raison, puisqu’il est du même avis
que Dieu.

--Attention! dit Mme Reine, tandis que Savonarole sautait de joie.

--Ayez confiance, intervint Minerve.

Et Ghirlandaio:

--Dieu n’a pas imaginé, comme l’on dit quelquefois, et tous nous sommes
tombés dans cette erreur, que le travail fût un châtiment dans tous les
cas. Mais il eut lui-même une idée de l’oisiveté féconde, ou du loisir,
qui rend notre Ajax tout à fait orthodoxe. J’en administre la preuve.

Il reposa une étrange et belle pipe qu’il fumait, qui est taillée dans
une calebasse. Charlemagne en est jaloux et Fabrice la nomme Virginie,
pour son aspect colonial.

--Adam et Ève n’ont pas encore désobéi. Que dis-je? Il ne semble pas
qu’Ève soit déjà née. Adam vit seul et dans l’innocence entre les quatre
fleuves. Je n’ai point parlé par redondance. Les quatre fleuves étaient
bien quatre. C’étaient quatre canaux, issus de la même fontaine: Phison,
dans le pays de l’or, du bdellion et de l’onyx; Géhon, qui coule en
Éthiopie; le Tigre et l’Euphrate, que nous connaissons mieux. Adam vient
d’être formé du limon de la terre. Dieu vient de répandre sur son visage
un souffle de vie. Il vient d’introduire sa créature dans le délicieux
jardin qu’il avait planté dès le commencement... Je cite: «Le Seigneur
Dieu prit donc l’homme et le mit dans le paradis de délices, _afin qu’il
le cultivât et le gardât_.» Travail ingénu, gratuit, rose sans épine.
Adam est capable de goûter la saveur d’un fruit, ses yeux jouissent de
la beauté d’un arbre. Il ignore l’affreux aiguillon du besoin. Avant de
devenir si misérable, il était pareil à un patricien romain ou à un
berger de pastorale: _amabat otia._

Après leur crime, ce crime énigmatique qu’aucune glose ne finira jamais
d’expliquer, Adam et Ève reconnaissent qu’ils sont nus et se cachent.
Les approches du destin ont quelquefois un air de familiarité. Nous
voyons le Seigneur Dieu «se promener dans le paradis», en appelant les
hommes, ces deux-là. Et c’est Adam qui répond, qui paraît. Il avoue
qu’il a eu peur. Nous le voyons faiblir, nous l’entendons élever, pour
la première fois, une plainte qui sera reprise d’âge en âge: «La femme
que vous m’avez donnée...» Les misères qui seront les misères du genre
humain fondent à ce moment sur le premier couple. En punissant, Dieu
trace le plan d’une vie nouvelle, où perce la condition du rachat. Le
sort des hommes gardera une clarté et une harmonie qui seront les
reflets du jardin. Le reste, tout ce qui semblera absurde ou trop cruel,
est la marque du châtiment, ineffaçable avant le dernier jour. Au
serpent: «Je mettrai une inimitié entre toi et la femme...» C’est
l’épouvante des mères et des fils devant les monstres. Virgile s’en
souvient encore lorsqu’il parle, dans les _Géorgiques_, des noirs
serpents de Jupiter. A la femme: «Je vous affligerai de plusieurs maux,
vous enfanterez dans la douleur, vous serez sous la puissance de votre
mari et il vous dominera...» A Adam! «La terre sera maudite à cause de
ce que vous avez fait, et vous n’en tirerez de quoi vous nourrir qu’avec
beaucoup de travail, elle vous produira des épines et des ronces, vous
vous nourrirez de l’herbe de la terre...»

La punition a été de muer le passe-temps du jardin de délices en travail
contraint sous peine de mort; le plaisir et le jeu, en nécessité.

Inversement, l’effort pénible tenant à l’imperfection de notre
intelligence et à la faiblesse de notre être physique, il doit être
exclu des actes divins. Et les jeux, les plaisirs de l’oisiveté ne
peuvent donc être criminels, s’ils distinguent la création divine. Dans
la Bible, la genèse du monde est radieusement aisée. De telle sorte que
le repos du septième jour paraît une grâce conçue à notre intention.

                   *       *       *       *       *

Au seuil des divins vergers, lorsqu’ils partirent, Ève n’avait pas
encore un nom. Elle était le double, elle était l’ombre de l’homme. Ce
fut Adam qui la nomma Ève, parce qu’il l’aimait, sans doute; Ève, la
Vie, parce que d’elle allaient naître tous les vivants. Cela n’a plus
aucun rapport avec ce que nous cherchions, mais la pensée s’y arrête
volontiers.



LA PAIX UNIVERSELLE


Fabrice comme un flâneur, Colbert comme un homme méthodique, aimaient
les longues promenades à pied. Livingstone s’enfuyait dès
patron-minette. Eux entraient dans la campagne sur le coup de 10 heures.

Après un silence qui permit aux deux hommes marchant d’un bon pas de
savourer dans l’air les dernières fraîcheurs du matin:

--Si tout le monde, prononça Colbert, si tout le monde était
semblablement et totalement paresseux? Ajax n’y a pas songé.

--Il vous reprocherait de tomber dans le sophisme de Paris et du flacon.
Si Paris était tout petit, il tiendrait dans une bouteille. Le monde est
comme il est.

--Mais les raisonnements par l’absurde ont du bon. Ils permettent
quelquefois de voir clair.

--Il en serait alors comme dans cette ville du Thibet... Les habitants
sont si lâches qu’ils laissent les débris domestiques devant leur porte,
et quand la motte est devenue une montagne, ils y ouvrent un tunnel.

--Voilà. Connaissez-vous le socialiste Lafargue et son _Droit à la
Paresse_?

--Il veut la paresse pour tous. Avec ses trois heures de travail
général, ses trois heures fabuleuses, il n’est pas raisonnable comme La
Bruyère. Il oublie ce qu’il faut de talent à l’oisiveté utile ou
seulement égayante. Et il sacrifie tout, jusqu’à la sûreté de l’État.

--Il expose, mais c’était avant les ruines de la dernière guerre, que
l’Europe a payé l’erreur des économistes, la cupidité des industriels,
et les préjugés de la morale bourgeoise, par les travaux forcés de la
classe ouvrière, et son affreuse pauvreté au milieu de l’abondance... Il
est plein d’astuce.

--Il est plein des sales chicanes de la haine, sous une apparence
joviale. Il enverrait Auguste Comte limer et forger. Et il condamne le
luxe, c’est-à-dire, en fin de compte, toute la parure du monde, la vie
ornée, les dentelles, les perles, et jusqu’aux beaux-arts,--jusqu’aux
collections d’Anatole France...

--_Mais_, fit Colbert, vous alliez dire: _mais_...

--Mais la coutume de l’ancienne France assurait aux ouvriers plus de
quatre-vingts jours de repos, les cinquante-deux dimanches, une
trentaine de saints: «Et M. le curé, de quelque nouveau saint charge
toujours son prône...» Tandis que les règlements des corporations, en
répartissant le travail, prévenaient le cruel, le hideux chômage. Le
XIXe siècle n’a été ni si charitable ni si prudent. Je vous étonne, beau
_libéral_... Curieuse fortune de ce mot, si noble dans la langue pure,
lorsqu’il était synonyme de généreux... L’explosion individualiste du
XVIIIe siècle finissant a été une faute, un malheur dont nous n’avons
pas fini d’essuyer les conséquences. Juste au moment que la terre et les
choses allaient devenir entre nos mains plus fertiles et maniables!
Quand les voitures allaient n’être plus traînées comme du temps des
Pharaons! Quand les charrues allaient n’être plus poussées comme par les
premiers agriculteurs, immédiatement après l’âge du renne! Dans
l’ancienne Europe, la disette venait quelquefois de la nature. Elle
n’avait pas le blé d’Amérique. Dans l’Europe d’il y a cinquante ans, la
misère venait souvent des lois. La liberté n’est pas féconde, mais la
règle. Tous les vrais chefs le savent, qu’ils mènent un peuple ou une
équipe. L’anéantissement des corporations par le décret révolutionnaire
a longtemps empêché les artisans de tirer une meilleure part de cette
augmentation, de cette prolifération des richesses. Nos pères ont ainsi
déterminé une injustice de surcroît, qui n’était pas inscrite dans la
destinée fatale des hommes, et des troubles immenses. Entre l’ignoble
prétention de l’anarchie, entre son égalité d’une seconde, celle du
partage, entre son retour à une rusticité entièrement dénuée, entre cet
abîme et l’inclémence du XIXe siècle, l’esprit imagine avec regret un
état normal dont tous les principes existaient. N’admire-t-on pas encore
à Venise les vestiges de la puissante fortune des Corporations? Les
artisans n’auraient pas été durement bannis tout un siècle des douceurs
du repos, de l’oisiveté. Leurs têtes ne seraient pas égarées par les
ressouvenirs et la rancune. Au lieu de cette guerre sociale, l’exception
autrefois et la règle aujourd’hui, nous connaîtrions la paix. Qui sait?
Aurions-nous vu ces vastes guerres des nations, ces guerres d’affamés?
J’ai chez moi un tableau de bataille du XVIIIe siècle, dont la
contemplation doit rendre modeste un homme d’à présent: le fleuve, la
colline, une batterie sur la pente, une cavalerie enrubannée qui
caracole dans la vallée. Utopie pour utopie, j’aime mieux la mienne...
Savoir si Ajax sera content ou mécontent de l’eau que nous lui amenons.

                   *       *       *       *       *

Ils ne causèrent point toute la matinée de Paul Lafargue et du
socialisme. Il régnait sur l’Anjou un temps plein de langueur, doux et
précaire, couleur de tourterelle.



L’OISIVETÉ MÈRE DE TOUS LES BIENS


Nous croyons trop, disait Ajax, que tout sur la terre, vient du travail.
Il se peut. Mais quoi? Le travail n’est-il pas son propre ennemi? Il se
hait. Il s’exerce pour s’abolir, et plus il fait rage, plus il désire sa
propre fin. Car il n’est pas un but mais un moyen. Il n’est pas un port
mais une route. Le port s’appelle Oisiveté.

J’irai jusque là: je dis que l’oisiveté nous sert bien mieux, que nous
lui devons plus, que nous lui devons tout. Elle n’est pas seulement le
port, elle est la voile; si j’ose ainsi entre-choquer les images.

Représentez-vous un homme accablé de travaux. Que l’aube réveille, que
les heures pressent, qui n’a pas un seul moment, dont la fatigue brise
les muscles, et il s’endort comme une bête de petit cerveau.
Représentez-vous qu’une grâce du sort lui donne quelque répit. Dans
cette paix nouvelle, sa chair une fois reposée, l’esprit s’éveillera:
plaisirs de l’oisiveté, tels que je les ai définis: un philtre. L’esprit
s’éveillera: bonheur de l’invention. Je viens de dire l’histoire des
hommes. L’inventeur de l’imprimerie songeait à sa gloire, et songeait au
fastidieux labeur des copistes, sinon par charité, du moins par calcul.
La preuve serait encore meilleure, tirée de son égoïsme supposé.

--En ce cas, l’écriture est elle-même une conquête de la paresse.

La remarque venait d’un Charlemagne dont le lorgnon brillait.

--Oui, fit Ajax... Disons une conquête de l’oisiveté en vue de contenter
la paresse. Les trouvailles naissent de l’oisiveté, et la paresse en
profite. L’encre et la plume ont diminué l’effort du style; la cire,
l’effort de la pierre et du ciseau; l’écriture, celui de la mémoire. On
me croit paradoxal et je parle comme M. de la Palisse... L’homme a
toujours eu l’idée d’un travail-plaisir, d’un travail _otieux_, à la
place du travail-fatigue et du travail-douleur qui était son loyer. Il a
toujours eu l’idée d’une oisiveté, chérie comme un trésor inaccessible
ou perdu. De là, l’Age d’or... _Ante Jovem_, dit la genèse virgilienne,
«avant Jupiter, aucun agriculteur ne travaillait les champs, ni pouvait
même se permettre de les signaler en les bornant pour son usage...
D’elle-même, la terre fournissait tout, sans qu’il en coûtât aucun
effort à personne... C’est lui, dans son inexplicable volonté, qui donna
un fatal venin aux serpents, montra au loup sa proie, ordonna à la mer
de se soulever. En les secouant, il fit pleurer aux feuilles leur miel,
et il nous retira le feu, et il arrêta le cours des ruisseaux de vin,
pour que leur misère peu à peu découvrît aux hommes tous les arts. Mais
on vit aussitôt le tronc creusé de l’aune peser sur les fleuves, on vit
les marins compter et nommer les étoiles...» Un abrégé des travaux du
genre humain est l’histoire des peines qu’il s’est données pour alléger
ce joug insupportable du travail. L’oisiveté se confond avec la
civilisation. Elle est l’objet de la civilisation, sa toison d’or.
L’homme croyait avoir ses seules mains. Ses ongles. Ses dents. Il
courait au milieu d’une embûche universelle, Et je recommence ma
litanie. La première massue diminua l’effort de son bras; la première
pierre lancée, l’effort de son bras et de ses jambes; la première pierre
taillée, l’effort de ses mains et de sa bouche. Ainsi, de la première
épée, de la première boîte, de la première enclume, de la première roue,
de la première charrue. Chaque fois, un effort moindre, l’obsession
écartée d’une nécessité contraignante. Le premier chien séduit courut à
la place de l’homme. Le premier cheval soumis le porta. Nous devons le
respect aux fatigues des laboureurs. Nous savons qu’elles sont assez
grandes. Concevons toutefois la félicité des premiers paysans lorsqu’ils
virent la terre travailler pour eux. Au lieu de s’essouffler encore à la
poursuite des animaux rapides, les hommes regardaient enfin la terre
germer.

La belle Lendore leva sa petite main. Elle avait une maxime à proposer,
en pendant à celle de Fabrice.

  PENSÉE:

  L’oisiveté est la halte et la couronne du travail. Les paresseux
  béants l’ignorent. Ils n’ont pas de loisir. Ils n’en ont pas le temps.

--Voyez l’insidieuse, glissa Ajax.

Et enchaînant:

--Les Anciens ont si bien compris les services rendus à l’espèce par
l’oisiveté qu’ils l’ont garantie à tous ceux qu’ils nommaient des
citoyens. Les seuls travaux qui leur fussent réservés ou permis étaient
réputés nobles: la guerre, les champs, la nourriture et la défense de la
cité. Et la science, qui augmente les pouvoirs de l’homme. Et la poésie,
et les beaux-arts, joie des yeux, voix de l’âme. Il faut connaître et
confesser la vérité. L’esclavage ne fut pas seulement l’abus du
vainqueur. Il fut un vaste système organisé par les hommes contre la
dureté de leur sort commun, les meilleurs ayant mission de commander, de
conduire, de supputer. C’est un fait que les inventions de l’homme se
sont multipliées de plus en plus vite à mesure qu’il savait mieux
changer en loisirs nouveaux les efforts anciens, attestés par les signes
durables et transmissibles de la monnaie et des titres. Le travail et
les services de chacun acquirent ces hypothèques sur le travail de tous.
Les apparentes injustices que l’on remarque dans le maniement et la
répartition de ces signes ne sont pas du même degré. Les usurpations
sont criantes, mais susceptibles de réforme. Les inégalités portent la
marque du destin, des talents, des chances, ou celle de l’ordonnateur:
réseau d’épreuves et de tentations qui forment sa politique... Ici,
j’invoquerai une petite chanson russe, l’un de ces chants qu’un peuple
trouve, comme pour fixer et fasciner le sort, ou pour s’en consoler:

    La jeune Ouliana
    Se promenait dans son jardin,
    Elle cueillait des fleurs d’aubépine,
    Elle les comparait à son visage;
    Elle demandait à sa mère:
    Dis-moi, oh! ma mère,
    Serai-je jamais comme cette aubépine?
    Marie-moi avec un seigneur.
    On vit bien avec un seigneur.
    Il ne faut pas remuer ni travailler,
    Rien que se vêtir joliment.

    REFRAIN: Tzobé-Iob!--Tzobé, Tzobé, Tzob!

La chanson d’Ouliana découvre les deux pentes de la paresse, celle des
fleurs, et celle du crime et de la honte, ou du péché et de la vergogne.
Mais il en va ainsi de toutes nos passions, peut-être de tout ce qui est
humain. L’orgueil naît de la dignité, de la fierté, et lui-même, il
dégénère. L’avion vole et tue. La calomnie et l’amour sont sur la même
bouche.

L’oisiveté pourtant est la récompense dont notre cœur nous renouvelle
sans cesse la promesse. Elle est le terme de notre ambition. La terre
hérissée des premiers âges rendue pareille au jardin des délices. Nous
nous servons, avec ce grand espoir, peut-être sans nous défier assez
d’elles et de leur usage, de nos machines enlaidissantes. Cependant, il
est permis d’espérer en des machines plus subtiles, plus dépouillées,
qui nous enlèvent ce tohu-bohu de bielles et d’engrenages, qui soient
réduites, comme déjà la T. S. F., à quelques tracés, à quelques fils
énigmatiques. Et cependant aussi, comparez cet ancien laboureur, courbé,
rompu, à celui-là, qui est campé sur sa machine, et fume en plein air,
libre, distrait, _paresseux_. S’il est véritablement plus heureux, c’est
une autre question. Nous devrions savoir garder nos anciens bonheurs,
nos anciens pouvoirs, quand nous en acquérons d’autres.

Le ciel lui-même, le paradis d’en haut, nous le concevons comme un
immense loisir, avec des harpes.



ÉPILOGUE ET MORALE


I

La belle Lendore s’est mariée. Si belle et gentille, véritablement
princière, elle a épousé, avec sa maigre dot, un homme sans fortune.

Une certaine paresse, une certaine inaction peuvent résulter, dans les
jeunes années, d’une surabondance de forces spirituelles, où l’embarras
est de choisir. Ces forces morales et poétiques dont l’être plie
supposent qu’il a beaucoup de générosité, et beaucoup de courage. Ainsi
la belle Lendore. Pour suivre son cœur, elle n’a pas même hésité. Adieu
les songes! Adieu, loisirs! Elle travaille à présent, comme des milliers
de ses sœurs, barbares que nous sommes. Elle enseigne. Avec un sourire
encore surpris que le monde ne soit pas tout entier une idylle. Elle
assure que la _paresse_ de son adolescence lui a beaucoup appris.


II

Chénedollé nous rapporte un grand nombre des plus étincelants propos de
Rivarol. Il se flattait de n’être pas ingrat, et cependant il n’est pas
pur de toute jalousie. Rivarol le jetait dans un enivrement. Il ne
pensait d’abord qu’à Rivarol. Le charme rompu, il n’a pas su se priver
d’un peu griffer son dieu.

Ils ont parlé de Voltaire, de Thomas, de Buffon. C’est ce que Rivarol
disait de ce dernier qui nous intéresse. Il était difficile, contenté
par la seule perfection. «Le portrait du _cheval_, disait Rivarol, a du
mouvement, de l’éclat, de la rapidité, du fracas; celui du _chien_ vaut
peut-être mieux encore, mais il est trop long...» Quant à l’_aigle_, il
est manqué. Manqué aussi, le _paon_... Qu’il fût de Buffon ou de
Guéneau, n’importe, c’était une description à refaire (Guéneau était le
nègre de Buffon). Elle était trop longue et pourtant incomplète, elle
manquait de cette verve intérieure qui anime tout, et de cette brièveté
pittoresque qui double l’éclat des images en les resserrant. «J’ai dans
la tête,--concluait Rivarol,--un paon bien autrement neuf, bien
autrement magnifique, _et je ne demanderai pas une heure pour mieux
faire_.»

Mais cette heure, il ne l’a jamais eue, elle s’envola toujours. Son
scrupule, son entrain, sa folle confiance, ses feux d’artifice: il a
tout gaspillé. Jusqu’à ce qu’il fût trop tard, éternellement.

Ami, prends garde aux heures. Chacune d’elles est unique. Telle est la
morale de cette histoire, moins immorale que tu ne l’attendais
peut-être.



    IMPRIMERIE CRÉTÉ
    CORBEIL (S.-ET-O.)
    609-10-1926.




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