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Title: La chanson de la croisade contre les Albigeois
Author: Tudèle, Guillaume de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La chanson de la croisade contre les Albigeois" ***
CONTRE LES ALBIGEOIS ***



  Poèmes et Récits
  de la vieille France

  Publiés sous la direction de
  A. JEANROY
  Membre de l’Institut

  V



  POÈMES ET RÉCITS DE LA VIEILLE FRANCE

  V

  La Chanson de la Croisade
  contre les Albigeois

  Principaux épisodes
  TRADUITS PAR
  JEAN AUDIAU


  PARIS
  E. DE BOCCARD, ÉDITEUR
  1, RUE DE MÉDICIS, 1

  1924



    Il a été tiré de ce volume,
    le cinquième de la Collection des
    Poèmes et Récits de la Vieille France
    50 exemplaires sur papier de Hollande
    numérotés de 1 à 50.



AVANT-PROPOS


La _Chanson de la Croisade contre les Albigeois_[1], qui se compose de
près de dix mille vers, est formée par la réunion de deux poèmes d’une
étendue et d’une valeur bien inégales.

  [1] C’est le titre que porte l’édition donnée par Paul Meyer, dans les
    _Publications de la Société pour l’Histoire de France_, (2 vol.,
    Paris, 1875-79). Fauriel avait déjà publié cet ouvrage, en 1837,
    dans les _Documents inédits pour servir à l’Histoire de France_,
    sous le titre: _Histoire de la Croisade contre les Hérétiques
    Albigeois_.

Le premier, qui va jusqu’au vers 2770 et raconte les événements dont le
Midi fut le théâtre entre 1207 et 1213, est l’œuvre d’un clerc,
originaire de Tudela, appelé Guilhem, qui le commença en 1210: c’est le
récit d’un chroniqueur consciencieux plutôt que d’un poète habile.

Toute cette partie de la _Chanson_ est écrite dans une sorte de jargon
franco-provençal, qui témoigne d’une connaissance bien imparfaite des
deux langues: Guilhem, obéissant à une ancienne tradition, estima sans
doute que la langue d’oïl convenait davantage à l’épopée, et il
s’efforça de franciser son œuvre.

La deuxième partie de la _Chanson_, qui commence avec l’entrée en guerre
du roi Pierre d’Aragon (sept. 1213) et finit en 1219, est écrite, au
contraire, en langue d’oc, et plus spécialement, semble-t-il, dans le
dialecte fuxéen[2]; c’est une succession de scènes dramatiques et
nuancées, dont l’auteur nous est malheureusement inconnu; mais, comme
son devancier, le troubadour anonyme abuse trop souvent des répétitions
et des chevilles. Aussi son poème, plus personnel, plus vibrant que
celui de Guilhem de Tudela, ne mérite cependant pas d’être admiré sans
réserve: c’est le cri d’un partisan, ce n’est pas l’œuvre d’un vrai
poète.

  [2] Paul Meyer (_op. cit._, _Introd._, p. CXIV) suppose que l’auteur
    de cette seconde partie était un protégé du comte de Foix, et
    rapproche la langue de l’anonyme de celle parlée dans le pays de
    Foix.--On a proposé pour ce poète plusieurs identifications qui ne
    me paraissent pas fondées.

Les tendances des deux écrivains sont aussi bien différentes: Guilhem de
Tudela penche pour les Croisés, dont il ne partage pas toujours, il est
vrai, le cruel aveuglement; au contraire, l’écrivain anonyme ne cache
point son ardente sympathie pour le comte de Toulouse et les
malheureuses populations méridionales.

                   *       *       *       *       *

La longueur de la _Chanson de la Croisade contre les Albigeois_ ne
permettait pas de faire tenir dans les limites de cette collection une
traduction complète du poème. Aussi me suis-je résigné à sacrifier une
grande partie de l’œuvre de Guilhem de Tudela, pour réserver une place
plus grande au récit autrement vivant du troubadour anonyme.

Pour chacune des deux parties, j’ai traduit les épisodes qui m’ont
semblé mériter plus spécialement d’être connus, et j’ai résumé les
autres afin de garder autant que possible à la _Chanson_ son allure
générale. Cependant j’ai cru pouvoir supprimer dans la traduction les
répétitions inutiles, les énumérations fastidieuses et certaines
chevilles dont le retour trop fréquent serait d’un fâcheux effet pour un
lecteur moderne. Par contre, j’ai parfois complété entre crochets le nom
des personnages, pour qu’on n’ait nulle peine à les identifier, et j’ai
divisé la _Chanson_ en chapitres, pour en faciliter la lecture.



DATES

des principaux événements racontés dans la

_Chanson de la Croisade contre les Albigeois_.


  1208--15 janvier    : Assassinat de Pierre de Castelnau.
  1209-- 2 juillet    : Sac de Béziers.
   -- --15 août       : Prise de Carcassonne.
  1210--              : Le Comte Raimon livre le Château Narbonais aux
                          Croisés.
   -- --22 novembre   : Prise de Termes.
  1211--Mi-février (?): Parlement d’Arles.
   -- --   juin       : Premier siège de Toulouse.
  1213--              : Siège de Pujols.
   -- --13 septembre  : Bataille de Muret.
  1215--   novembre   : Concile de Latran.
  1216--   mars       : Le jeune Comte de Toulouse rentre en Provence.
   -- --   juin-août  : Siège de Beaucaire.
   -- --              : Les Toulousains se révoltent: dévastation de la
                          ville par Simon de Montfort.
  1217--13 septembre  : Raimon VI rentre à Toulouse.
   -- -- sept.-octobre: Siège de Toulouse.
  1218--              : Raimon VII, «le jeune comte», rentre à Toulouse.
   -- --25 juin       : Mort de Simon de Montfort.
  1219--   avril?     : Bataille de Baziège.
   -- --   juin       : Louis, fils de Philippe Auguste, marche sur
                          Toulouse.



PREMIÈRE PARTIE

PAR

GUILHEM DE TUDELA


Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, commence la chanson que
fit Maître Guilhem, un clerc qui fut élevé en Navarre, à Tudèle. Moult
il était sage et preux, comme le dit l’histoire, fort bien accueilli par
les clercs et les lais, aimé et accueilli par les comtes et les
vicomtes.

Pour la destruction qu’il vit et connut par la géomancie (car il avait
longtemps étudié), et parce qu’il sut que le pays serait brûlé et ravagé
à cause de la folle croyance que les habitants avait acceptée, que les
riches bourgeois seraient dépouillés des grandes richesses dont ils
étaient possesseurs, et que les chevaliers s’en iraient, bannis,
misérables et marris, en terres étrangères, il résolut en son cœur (car
il était bien doué, habile et prompt à l’action) de faire un livre qui
fût entendu par le monde, et par lequel fussent répandus sa sagesse et
son sens. Alors il fit ce livre, et l’écrivit lui-même. Du jour où il le
commença jusqu’à ce qu’il le finit, il ne s’appliqua pas à autre chose:
c’est à peine même s’il dormit.

Ce livre fut bien fait, et composé de bons mots, et, si vous le voulez
entendre, grands et petits y peuvent apprendre beaucoup de sens et de
beaux dires, car celui qui le composa en eut le ventre farci, et qui ne
connaît ni n’a éprouvé [son livre] ne saurait s’en faire une idée.



I

Assassinat de Pierre de Castelnau.


  L’hérésie avait gagné tant de terrain que le Pape et l’Eglise
  résolurent de la combattre par la prédication.

En ce temps, Pierre de Castelnau est venu vers le Rhône, en Provence,
sur son mulet amblant; il excommunia le comte de Toulouse, parce qu’il
soutenait les routiers qui ravageaient le pays. Alors, un écuyer de
méchant esprit, pour s’assurer désormais les faveurs du comte, le tua en
trahison en passant par derrière lui, et en lui portant à l’échine un
coup de son épieu tranchant; puis il s’enfuit au galop de son cheval
vers Beaucaire, d’où il était, où vivaient ses parents.

Cependant, quand il eut reçu la communion, vers l’heure où chante le
coq, Pierre de Castelnau, levant ses mains vers le ciel, pria le
Seigneur Dieu de pardonner à ce sergent félon. Il mourut ensuite au
point de l’aube, et son âme s’en alla au Père Tout-Puissant; il fut
enterré à Saint-Gilles, avec force cierges allumés, et force _kyrie
eleison_, que chantent les clercs.

  Le pape fit alors proclamer la croisade par l’abbé de Cîteaux: de
  nombreux villages sont mis à feu et à sang.



II

Sac de Béziers.


Ce fut à la fête qu’on nomme la Madeleine[3], que l’abbé de Cîteaux
amena sa grande ost: tout à l’entour de Béziers, elle campe sur la
grève. Je crois bien que pour les assiégés les tourments et la peine se
préparent, car jamais l’ost de Ménélas, à qui Pâris enleva Hélène, ne
dressa tant de tentes dans les ports, sous les murs de Mycènes, ni tant
de riches pavillons, la nuit, à la belle étoile, que ne fait l’ost des
Français: sauf le comte de Brienne, il n’est baron de France qui n’y
fasse sa quarantaine.

  [3] Le 22 juillet.

Pour ceux de la ville ce fut une mauvaise étrenne!...[4] Toute la
semaine ils ne font qu’escarmoucher. Oyez ce que faisaient ces vilains,
plus fous et plus naïfs que n’est la baleine! Avec leurs panonceaux
blancs de grosse toile, ils courent à travers l’ost en poussant de
grands cris, pensant épouvanter les croisés, comme on chasse les oiseaux
de l’avoine, en criant, en huant, en agitant leurs drapeaux, le matin,
quand il fait grand jour.

  [4] Je passe un vers dont le texte est corrompu.

Le roi des ribauds[5], lorsqu’il les vit escarmoucher contre l’ost, tuer
et mettre en pièces un croisé français après l’avoir fait par force
tomber d’un pont, appelle tous ses truands et les rassemble, criant à
haute voix: «Allons les assaillir!» Aussitôt tous vont s’équiper; chacun
prend une massue, car, me semble-t-il, ils n’ont point d’autre arme. Ils
sont plus de quinze mille qui n’ont rien à se mettre aux pieds! En
chemise et en braies, ils commencent tous à courir autour de la ville
pour en démolir les murailles: ils se jettent dans les fossés et se
prennent à cogner du pic, tandis que d’autres s’efforcent de faire voler
les portes en éclats.

  [5] C’est-à-dire le chef des valets de l’armée.

Les bourgeois de la ville, à cette vue, commencent à s’effrayer,
cependant que ceux de l’ost s’écrient: «Allons tous nous équiper!» Vous
auriez vu alors une belle cohue pour entrer dans la ville!...

Les habitants voient que les croisés accourent, que le roi des ribauds
va envahir la ville, que les truands sautent de toutes parts dans les
fossés, mettent les murailles en pièces et ouvrent les portes, tandis
que les Français de l’ost s’arment en toute hâte. Ils savent bien en
leur cœur qu’ils ne pourront résister, et s’enfuient au plus vite au
moutier principal. Les prêtres et les clerc revêtent leurs ornement
[sacerdotaux] et font sonner les cloches comme pour une messe des morts.

Enfin on ne put plus s’opposer à l’entrée des truands; ils s’emparent à
leur gré des maisons, car chacun, s’il le veut, peut bien en choisir
dix. Bouillants de colère, les ribauds n’ont point peur de tuer: ils
égorgent tout ce qu’ils trouvent et se saisissent des grandes richesses.
S’ils peuvent conserver ce qu’ils ont pris, ils seront riches à tout
jamais; mais bientôt il leur faudra rendre gorge, bien qu’ils aient
conquis tout cela par eux-mêmes, car les barons de France veulent se
l’approprier.

Les barons de France et ceux de Paris, les clercs et les laïques, les
princes et les marquis, ont décidé entre eux que, pour tout château où
viendrait l’ost et qui ne se rendrait point avant qu’on l’eût pris, on
passerait les habitants au fil de l’épée: de cette manière, en ne
trouverait plus par la suite personne que la peur n’empêchât de résister
aux croisés, à cause des exemples qu’on aurait vus!--Ainsi l’ost put
s’emparer de Montréal, de Fanjaux et de la région, car, sans cela, je
gage qu’ils ne les auraient pas encore pris par la force!--C’est à cause
de cette décision, que les habitants de Béziers furent mis à mort: les
croisés les ont tous tués: ils ne pouvaient leur faire pis! Ils ont tué
tous ceux qui s’étaient réfugiés au moutier: rien ne put les protéger de
la mort, ni croix, ni autel, ni crucifix! Les misérables ribauds ont
égorgé les clercs, les femmes, les enfants, si bien que nul, je crois,
n’en échappa. Dieu reçoive, s’il lui plaît, leurs âmes en Paradis, car
je pense que jamais, même au temps des Sarrasins, on ne fit ni ne toléra
massacre aussi sauvage!

Les vauriens se sont alors installés dans les maisons qu’ils ont prises
et qu’ils trouvent bourrées de richesses. Mais les Français, à cette
vue, peu s’en faut qu’ils n’enragent: ils les jettent dehors à coups de
triques, comme des chiens, et installent dans les demeures les chevaux
et les roncins...

Le roi et ses ribauds pensaient jouir à tout jamais des richesses qu’ils
avaient prises; aussi, quand les croisés eurent tout enlevé, les
misérables vauriens punais s’écrient d’une seule voix: «au feu!» et
apportent des torches aussi grandes qu’un bûcher. La cité s’enflamme et
l’épouvante se répand. La ville brûle tout entière, en long et en
travers. Ainsi Raoul de Cambrai détruisit et incendia une riche cité
près de Douai[6], et, par la suite, sa mère Aalais l’en blâma fort,
tellement que, pour cette raison, il pensa la frapper au visage.

  [6] Cf. la chanson de _Raoul de Cambrai_ (éd. P. Meyer et A. Longnon,
    1882), p. 35-6. Il s’agit ici probablement de l’incendie de l’abbaye
    d’Origni; mais dans le texte conservé c’est avant l’incendie que se
    place cette scène, et Raoul, s’il insulte sa mère, ne la frappe pas.

Quand les ribauds aperçoivent les flammes, chacun se retire. Alors
brûlent les maisons et tous les palais, où l’incendie détruit maint
heaume et mainte casaque qui furent faits à Chartres, à Blaye ou à
Edesse, et mainte bonne robe qu’il fallut abandonner. Tout le moutier
brûla, qu’avait fait maître Gervais: il se fendit par le milieu par
l’effet de la chaleur, et deux pans de murs s’effondrèrent.

Seigneurs, il fut certes merveilleux et grand l’avoir que les Français
et les Normands eurent de Béziers: pour tout le reste de leur vie ils
auraient été riches désormais, sans le roi des ribauds et ses misérables
truands qui brûlèrent la ville, les femmes, les enfants et les prêtres
qui étaient revêtus de leurs ornements sacerdotaux, là-bas dans le
moutier.

Trois jours, les croisés ont séjourné dans les prés verdoyants; le
quatrième, chevaliers et sergents se sont mis en route à travers le pays
où rien n’arrête leur marche, les étendards flottant au vent.



III

Prise de Carcassonne.


Un mardi soir, à vêpres sonnantes, les croisés arrivèrent à Carcassonne,
dont les habitants étaient dolents, à cause du massacre de Béziers, que
je viens de vous conter. Le vicomte [de Béziers] se tenait sur les murs
et sur les galeries, regardant l’ost avec stupeur. Il convoque au
conseil ses chevaliers et ses sergents, ceux qui s’entendent à manier
les armes et qui combattent le mieux: «Barons, leur dit-il, montez sur
vos destriers, et sortons de la ville, moi et quatre cents d’entre vous,
ceux dont les chevaux courent le mieux. Avant qu’il soit nuit noire, ou
que le soleil se couche, nous pouvons déconfire ceux qui se trouvent sur
ces pentes. Préparez-vous en hâte, mettez-vous en selle et frappez tous
ensemble sur l’ost!»--«Par ma foi, dit Peire Rogier de Cabaret, si vous
m’en croyez, vous ne sortirez point. Je crois que vous ferez assez si
vous gardez votre ville, car demain matin, après avoir déjeuné, les
Français s’approcheront de vos fossés et chercheront à vous enlever
l’eau dont vous vous abreuvez. C’est à ce moment là qu’il faudra frapper
et donner force coups!»

A ce conseil se rallient les plus sensés; des chevaliers en armes font
le guet autour de la ville, qui est très forte. L’empereur Charles, le
puissant roi couronné, la tint assiégée, dit-on, pendant plus de sept
ans, sans pouvoir la conquérir, ni hiver, ni été. Ses tours
s’inclinèrent devant lui quand il partit, et c’est pourquoi il la prit
quand il y revint[7]. La geste ne ment point: ce fut vérité, car
autrement, il n’aurait pu prendre la ville!

  [7] Sur cette légende, voyez Gaston Paris, _Histoire poétique de
    Charlemagne_, p. 254 sq.

Le vicomte de Béziers, après s’être bien gardé pendant la nuit, s’est
levé au point du jour; et les barons de France, après avoir déjeuné, se
sont armés par toute l’ost. De leur côté, ceux de Carcassonne se sont
équipés. Ce jour-là, il y eut force coups frappés et donnés, et, de part
et d’autre, nombre de morts et de blessés; mais les barons de l’ost ont
réussi à brûler tout le bourg jusqu’à la cité, et ils ont tellement
entouré les assiégés qu’ils les ont privés de l’eau de l’Aude. Ils ont
dressé contre le mur pierrières et calabres qui frappent nuit et jour,
en long et en large.

Oyez maintenant quel miracle fit le Seigneur Dieu! Les arbalétriers qui
sont montés sur les tours, pensent atteindre l’ost, mais leurs flèches
restent à mi-chemin et tombent dans les fossés. J’ai aussi entendu dire,
et je sais que c’est vrai, que jamais corbeau, vautour, ni aucun autre
oiseau [de mauvais augure] ne vola en l’ost, pendant tout cet été; et il
y eut telle abondance de vivres qu’on donnait trente pains pour un
denier monnayé. Les croisés prennent le sel des salins, et réparent
ainsi leurs pertes: s’ils ont déboursé pour le pain, de ce côté-là ils
font des bénéfices. Cependant sachez que nul n’est rentré dans ses
frais: je crois plutôt qu’ils sont en perte.

  Le roi d’Aragon, qui a rejoint l’armée des croisés, tente de sauver
  les assiégés: mais les conditions de l’abbé de Cîteaux sont telles que
  le vicomte de Béziers décide de continuer la résistance; quelques
  jours après il est fait prisonnier par ruse, et les Croisés entrent
  dans Carcassonne.

[Les habitants de la ville], les bourgeois et les chevaliers qui s’y
trouvent, les dames et les damoiselles, tous, à l’envi, se hâtent de
sortir, n’ayant pour tout vêtement que chainse[8] ou que braies, car on
ne leur laissa de rien autre la valeur d’un bouton. Les uns s’en vont à
Toulouse, d’autres en Aragon, d’autres en Espagne, ceux-ci en aval,
ceux-là en amont. Les croisés entrent librement dans la ville, occupant
la salle[9], les tours et les donjons; ils font un tas de tout le butin
précieux, et distribuent comme ils l’entendent les chevaux et les
mulets, dont il y a grande abondance.

  [8] Sous-vêtement de toile, sorte de chemise.

  [9] La grande salle du château.



IV

Vaines prédications.


  Le comte Raimon de Toulouse, ne pouvant obtenir de l’abbé de Cîteaux
  l’absolution qu’il lui demande, se rend auprès du Pape, et, dès son
  retour, livre à Simon de Montfort le Château Narbonnais.

A Toulouse entra l’abbé de Cîteaux: fort s’en étonnèrent vieux et
jeunes, et même les petits enfants. En présence de tout le peuple, le
comte leur livra le Château: personne n’en vit jamais en plaine de si
beau! Ils ont à ce sujet fait mainte charte, maint bref et mainte lettre
scellée que l’abbé transmit par le monde, jusqu’au Mont Gibel[10]. Le
roi d’Aragon vint le trouver du côté de Muret, et s’entretint avec les
seigneurs abbés, dans une prairie, à Portet; mais ils n’aboutirent à
rien qui vaille l’anneau d’une méchante boucle.

  [10] L’Etna.

L’évêque de Toulouse, Folquet de Marseille[11],--qui n’a son pareil en
prix,--et l’abbé de Cîteaux tiennent conseil. Chaque jour, ils prêchent
le peuple, lui reprochant de ne point se réveiller; ils s’élèvent l’un
et l’autre contre le prêt et l’usure. Par tout l’Agenais, les gens sont
tellement entachés [d’hérésie] que l’abbé chevaucha jusqu’à
Sainte-Bazeille! Mais les habitants ne se mettent dans l’oreille rien de
ce qu’on leur prêche; ils disent, au contraire, en se moquant: «Tiens,
l’abeille bourdonne autour de nous!» Aussi ne serai-je point surpris,
sur ma foi, si on les tue, les vole, les dépouille, si c’est par la
force qu’on les rend sages.

  [11] Folquet de Marseille, ayant renoncé à la poésie, s’était retiré à
    l’abbaye de Toronet, dont il devint abbé après 1201; il fut, en
    1205, élu évêque de Toulouse.

Les bourgeois de Toulouse, ceux de la confrérie, et les bourgeois du
Bourg discutaient chaque jour; mais à la fin, ils n’arrivèrent à rien
qui valût un gland ou une pomme pourrie. Les partisans des hérétiques,
ceux qui sont liés avec eux, disent que l’évêque, l’abbé et les clercs
les font se quereller entre eux, pour que, par cette folie, ils se
détruisent les uns les autres; car s’ils étaient unis, tous les croisés
du monde ne leur sauraient nuire. Elle fait entendre ces paroles au
comte [de Toulouse] et à ses compagnons, la gent folle et néfaste qui
s’est ralliée à l’hérésie! Ils verront bien un jour (Dieu me bénisse!)
quel conseil leur ont donné ces gens que Dieu maudisse! A cause de cela,
tout sera mis à mort, le pays sera dévasté, ravagé et désolé par la gent
étrangère, car les Français de France et les barons de Lombardie, tout
le monde leur court sus, et leur porte haine plus grande qu’à la gent
sarrasine.



V

Prise de Termes.


  A l’entrée du printemps, Simon s’empare de Minerve, où il brûle «maint
  hérétique et mainte folle hérétique qui braillent dans le feu»; puis,
  ayant confié Carcassonne à Guillaume de Contre, les croisés viennent
  assiéger Termes.

Raimon de Termes ne les prise pas un bouton, car je crois qu’on ne vit
jamais plus fort château. Là, les croisés passèrent les fêtes de la
Pentecôte, de Pâques, de l’Ascension, et la moitié de l’hiver, à ce que
dit la chanson. Jamais on ne vit garnison si puissante que celle qu’il y
eut en ce château du Roussillon, du côté de l’Aragon et de la Catalogne.
On fit là mainte joute, on y brisa maint arçon, et maint chevalier et
maint Brabançon y moururent, mainte enseigne et maint riche gonfanons y
furent perdus, que les assiégés plantèrent de force là-haut sur le
donjon malgré ceux de l’ost, qu’ils le voulussent où non. Ni mangonneaux
ni pierrières ne font à ceux de Termes la valeur d’un bouton de dommage:
ils ont assez de vivres, viande fraîche et porc salé, vin et eau pour
boire, et pain à foison. Si Dieu ne leur envoie quelque méchef, jamais
on ne les vaincra!

Voulez-vous savoir, Seigneurs, comment Termes fut pris, et comment
Jésus-Christ y fit grand miracle? L’ost demeura à l’entour jusqu’à ce
que, au bout de neuf mois, l’eau ayant tari, les assiégés en manquèrent.
Ils avaient bien assez de vin pour deux ou trois mois; mais je ne crois
pas qu’on puisse vivre sans eau. A ce moment, tomba une grande pluie, un
grand déluge (que Dieu et Foi me gardent!) dont mal leur advint: dans
des tonnes et des bassins, ils recueillirent beaucoup de cette eau, dont
ils se servirent pour pétrir et pour préparer leurs aliments. Ils furent
pris alors d’une telle dyssenterie qu’ils en perdaient la tête et
résolurent de s’enfuir plutôt que de mourir ainsi sans confession. Ils
ont mis les dames de la ville dans le donjon, et, quand vint la nuit
noire, sans que personne s’en aperçût, ils sortirent du château,
n’emportant, je crois, d’autre bagage que des deniers.

Alors Raimon de Termes dit qu’on l’attendît, qu’il retournait là-bas. En
chemin, les Français le rencontrèrent et le menèrent auprès du comte
fort. Les autres, Catalans et Aragonais, s’enfuirent pour éviter d’être
tués. Mais le comte de Montfort montra grande courtoisie, car il ne prit
pas aux dames la valeur d’une pougeoise[12], ni d’un denier monnayé.

  [12] Petite monnaie frappée au Puy.



VI

Le Parlement d’Arles.


  Après la prise de Termes, les croisés tiennent d’abord deux parlements
  à Saint-Gilles et à Narbonne, puis un troisième à Arles.

Là, les croisés font écrire sur une charte le jugement qu’ils donneront
au comte [de Toulouse], qui attend dehors avec le roi d’Aragon, par un
froid vif, en plein vent. L’abbé [de Cîteaux] le lui remet, en présence
de tout le monde, de maître Thézis qui est avec lui, le meilleur et le
plus savant clerc qui soit au monde, en présence de l’évêque d’Uzès, et
de cent autres clercs. Quand le comte a la charte en main, il appelle
secrètement l’écrivain, et quand il l’entend, l’écrivain la lui ayant
lue bien lentement, il mande, plein de tristesse et de ressentiment, le
roi d’Aragon: «Venez çà, sire roi, lui dit-il en riant, écoutez cette
charte, et l’étrange commandement auquel les légats me mandent d’obéir!»
Le roi la fait relire aussitôt, et quand il l’eut entendue, il dit
simplement, avec calme: «Voilà qui a besoin d’être amélioré, par le Père
tout puissant!» Le comte, tout préoccupé, tellement qu’il en néglige de
prendre congé, s’en va vers Toulouse aussi vite qu’il peut, la charte à
la main... Il la fait lire partout, pour que la connaissent clairement
chevaliers, bourgeois, et prêtres qui chantent messe. Elle dit que le
comte devra observer la paix, renvoyer les routiers, rendre leurs droits
aux clercs, qui seront maîtres souverains de tout ce qu’ils lui
demanderont, mettre hors de sa protection les juifs, et livrer les
hérétiques qu’on lui désignera à la discrétion des croisés. Le comte et
les siens ne devront ni manger plus de deux viandes, ni vêtir désormais
riches tissus, mais plutôt grosses capes brunes, qui leur dureront plus
longtemps; ils détruiront châteaux et forteresses, et jamais plus
chevalier ne résidera en cité, mais à la campagne, comme font vilains.
Ils ne percevront plus sur les chemins d’autres péages que ceux
anciennement établis, et donneront chaque année quatre deniers
toulousains aux «mainteneurs de la paix» établis par les croisés; les
usuriers renonceront au prêt à usure et s’ils ont fait quelque gain, ils
le rendront tout d’abord; si le comte de Montfort ou les croisés
chevauchent sur les terres du comte de Toulouse, et prennent des biens
lui appartenant, on ne devra point s’y opposer. Il faudra se conformer
en toutes choses à la volonté du roi de France; enfin le comte passera
la mer jusque vers le Jourdain, restera là-bas tout le temps
qu’exigeront les moines ou les cardinaux de Rome ou leurs commettants,
puis il devra entrer dans l’ordre du Temple ou dans celui de Saint-Jean.
Quand il aura fait cela, ses châteaux lui seront rendus, et s’il ne le
fait pas, on le chassera de partout, si bien qu’il ne lui restera rien.

Les hommes de la terre, chevaliers et bourgeois, en entendant la charte
qui leur est lue, disent qu’ils aimeraient mieux être tous tués ou faits
prisonniers que de souffrir cela, et qu’ils ne le voudraient faire pour
rien, car ils ne seraient plus alors que des serfs, des vilains ou des
paysans. Les bourgeois de Moissac, et ceux d’Agenais disent qu’ils
fuiraient par eau en Bordelais plutôt que d’avoir pour seigneur Barrois
ni Français, ou bien qu’ils s’en iraient, si le comte le veut, se fixer
avec lui où il lui plairait. Le comte les en a fort remerciés; il a fait
ses lettres scellées, et les a envoyées à tous ses amis.



VII

Un épisode du siège de Toulouse.


  Au printemps, les croisés, après avoir soumis de nombreux châteaux,
  passent l’Hers près de Montaudran et mettent le siège devant Toulouse;
  mais les assiégés, malgré l’opposition du comte de Toulouse, tentent
  une sortie.

Il était près de tierce lorsqu’ils sortirent; ceux de l’ost venaient de
dîner quand les Toulousains les attaquèrent; mais le comte de Montfort
n’avait pas voulu se désarmer, et la plupart des barons de l’ost
n’avaient point déposé le haubert; aussi sautent-ils prestement sur
leurs destriers. A cette rencontre, vous auriez vu frapper de part et
d’autre tant de coups d’épieu sur les heaumes retentissants, mettre en
pièces, fendre et rompre tant d’écus que vous auriez cru à la fin du
monde. Sans mentir, les Toulousains tuèrent Eustache de Caux (dont on
fit maint soupir) au moment où, quoiqu’il fût hardi, il allait s’en
retourner auprès des siens.

Grand fut le combat (Jésus-Christ me garde!) lorsque les Toulousains et
les Navarrais se jetèrent sur l’ost. Alors vous auriez entendu les
Allemands pousser de grands cris: la plupart criaient: «Bar! Bar! Bar!»
Au passage d’un pont, les Toulousains portèrent à Eustache de Caux un
tel coup d’une lance de frêne au gonfanon vair, que le prêtre ne put
arriver à temps pour l’administrer, lui donner pénitence et le
confesser. Mais il n’y avait pas deux jours qu’il avait reçu le
sacrement de pénitence: je crois donc que Jésus-Christ lui voudra bien
pardonner.

Quand les Français s’en aperçoivent, ils vont tous à son aide; mais les
félons soudoyers, lorsqu’ils voient ceux de l’ost accourir en masse, se
mettent à fuir, car ils savent bien qu’ils ne pourraient tenir contre
eux. Ils n’ont pas grande peine à emporter ce qu’ils ont conquis: ils
n’ont fait que tuer un homme dont beaucoup pleurent la mort, car il
était fort puissant, et de très haute condition. Ses hommes ont fait
porter son corps en sa terre, où ils voudront l’enterrer avec les
honneurs.

Le matin, à l’aube, quand parut le jour clair, ceux de l’ost, après
avoir, quinze jours durant, fait couper les vignes, se mettent à plier
tentes et pavillons, car, à ma connaissance, ils veulent changer
d’endroit; les vivres sont trop chers, et ne leur peuvent suffire: un
pain, pour un petit déjeuner, vaut bien deux sols, et, sans les fèves et
les fruits des arbres (quand ils en trouvent), ils n’auraient rien à
manger.

  Ils envahissent les terres du comte de Foix, y séjournent longuement,
  puis, au déclin de l’été, «ayant fait tout le mal qu’ils pouvaient»,
  ils se séparent. Le comte de Toulouse convoque aussitôt ses sujets et
  ses fidèles; mais Simon de Montfort les met en déroute à
  Castelnaudary.

Avant que la guerre soit terminée, maint coup sera donné, mainte lance
brisée; maint gonfanon neuf se dressera par les prés, mainte âme sera
jetée hors du corps, et mainte dame veuve ruinée. Le roi Pierre d’Aragon
se met en route avec toute sa mesnie; il a mandé toute la gent de sa
terre, si bien qu’il a rassemblé grande et belle compagnie. A tous il a
dit et déclaré qu’il veut aller à Toulouse combattre la croisade qui
dévaste et détruit tout le pays. Le comte de Toulouse a imploré sa merci
pour que sa terre ne soit ni ravagée ni brûlée [par les croisés], car il
n’a tort ni faute envers personne née. «Et, puisqu’il est mon
beau-frère, car il a épousé ma sœur[13], et puisque j’ai marié mon autre
sœur[14] à son fils, j’irai les aider contre cette gente maudite qui les
veut déshériter».

  [13] Eléonore d’Aragon, en 1200.

  [14] Sancie d’Aragon, en 1241.



DEUXIÈME PARTIE

(ANONYME)



VIII

Prise de Pujols et bataille de Muret.


«Les clercs et les Français veulent déshériter le comte, mon beau-frère
et le chasser de sa terre, sans tort ni faute qu’on lui puisse
reprocher, mais uniquement parce que cela leur plaît ainsi. Je prie donc
mes amis, ceux qui me veulent honorer, de songer à s’apprêter, car d’ici
un mois je passerai les ports avec tous les compagnons qui voudront me
suivre!» Tous répondirent: «Seigneur, il sied de faire ainsi; nous ne
voulons point vous faire opposition, quoi que vous veuillez». Là-dessus
ils se séparent, et vont faire leurs préparatifs.

  Le comte Raimon pense, entre temps, à reconquérir Pujols[15]. Les
  capitouls adhèrent à son projet et convoquent les habitants de
  Toulouse dans les prés de Montaudran. La proposition du comte est
  accueillie avec enthousiasme.

  [15] Petit château fort aux environs de Toulouse, dont on n’a pas
    exactement déterminé l’emplacement: il y a deux villages de ce nom
    près de Toulouse: l’un dépendant de la commune d’Escalquens, l’autre
    de la commune de Sainte-Foy d’Aigrefeuille. Aug. Molinier (_Hist.
    gén. de Languedoc_, VI, p. 420, n. 1) se prononce en faveur du
    dernier nommé.

Les soudoyers français sont entrés à Pujols, et le puissant comte de
Toulouse a investi la place; avec lui étaient le comte de Foix, le preux
Rogier Bernart, le comte de Comminges, les Catalans que leur a laissés
le roi [d’Aragon], et le peuple de Toulouse, chevaliers, bourgeois, et
le commun, qui vint en hâte. Le premier qui parla fut un sage homme de
loi, fort bien emparlé, qui faisait partie du conseil de la ville:
«Sire, dit-il, puissant comte et marquis, s’il vous plaît, écoutez-moi,
vous et tous ceux qui êtes assemblés ici. Nous avons chargé sur des
chariots les pierrières et les engins, afin que vous combattiez
énergiquement les ennemis et j’ai confiance que Dieu nous donnera la
victoire, puisque le droit est pour nous, et le péché du côté de ces
gens que nous voyons détruire nos terres. Sachez, seigneurs, que nous
avons appris par des lettres scellées que nous ont envoyées nos chers
amis que, si demain soir nous n’avons point forcé les assiégés, il leur
viendra aide et grand secours, nombre de chevaliers équipés et de
sergents en armes; et ils nous feront grande honte et double dommage, si
nous partons avant de les avoir mis en pièces. Nous avons quantité
d’arbalètes et de flèches empennées; allons ramasser des matériaux, et
hâtons-nous, pour que les actes suivent de près les paroles: allons tous
ensemble chercher des branchages et des gerbes et apportons-en
suffisamment pour combler les fossés, car dans ce château se trouve la
fleur de tous les croisés, et si nous réussissons à les faire
prisonniers, l’orgueil de notre ennemi juré Simon de Montfort en sera
abaissé. Et maintenant montrons pourquoi nous sommes réunis! Allons aux
matériaux!»

L’ost, en toute hâte, court ramasser des matériaux; il n’y a chevalier,
bourgeois ni sergent qui n’apporte sans tarder un faix de branches; ils
jettent le tout dans les fossés et les emplissent si bien qu’ils
atteignent le pied de la muraille qu’ils se mettent à creuser avec les
grands ferrements. Les Français se défendent et jettent du feu ardent,
de gros moellons, des pierres, puis de l’eau bouillante; ceux de
dessous, quand ils la sentent s’éloignent en se secouant, et se disent
l’un à l’autre: «La gale est plus douce que cette eau bouillante!» Les
archers lancent sur eux tant de flèches que nul Français n’ose se
montrer, de crainte d’être blessé par la joue ou par les dents, et les
pierrières leur font tant de mal que nul ne peut se tenir sur les
courtines sans être renversé ou obligé de s’en aller tout sanglant ou
mortellement blessé, sans espoir de guérison. Galeries ni parapets ne
leur servent de rien! Les chevaliers de Toulouse crient à haute voix:
«Jetons-nous sur eux, bourgeois, car voilà qu’ils en ont assez!»
Aussitôt ils s’emparent de la place et des maisons, où il ne reste aucun
français, pauvre ou riche, qui ne soit pris. Les uns sont passés au fil
de l’épée, les autres pendus, sans rémission.

  Entre temps (septembre 1213) Pierre d’Aragon est arrivé à Muret[16],
  où le comte de Toulouse et ses gens vont le rejoindre. La ville est
  bientôt prise, et les Français qui l’occupent doivent se réfugier dans
  le donjon; mais le roi persuade alors aux Toulousains d’évacuer la
  ville, et d’y laisser entrer les troupes de Simon: de cette façon, on
  pourra s’emparer de tous les croisés. Le lendemain le roi réunit ses
  compagnons:

  [16] Sur la bataille de Muret, cf. la savante étude de M. Dieulafoy,
    _La bataille de Muret_, in _Mémoires de l’Académie des Inscriptions
    et Belles Lettres_, tome XXXVI, 2e partie, p. 95-135, et
    l’importante introduction de M. Anglade, en tête de son édition de
    _La bataille de Muret_, Toulouse 1913. On y trouvera un plan de la
    bataille (p. 38) et un résumé de l’étude de M. Dieulafoy (p. 42-83).

--«Seigneurs, leur dit-il, écoutez ce que je veux vous dire: Simon est
ici, et ne peut nous échapper. Je vous annonce donc que la bataille aura
lieu avant la tombée de la nuit. Préparez-vous à conduire vos gens et à
frapper de grands coups, car, seraient-ils dix fois plus nombreux, nous
leur ferons tourner bride!»

Le comte de Toulouse se mit alors à parler: «Sire roi d’Aragon, si vous
me voulez écouter, je vous dirai mon sentiment. Faisons dresser les
barrières autour de notre camp, afin que nul cavalier n’y puisse entrer;
et, si les Français viennent nous attaquer, avec les arbalètes nous les
blesserons tous; puis, quand ils auront tourné le dos, nous pourrons
leur donner la chasse et les mettre en déroute.»

--«Il ne me semble pas bon, dit Miquel de Luzia, que le roi d’Aragon
commette cet acte indigne, et ce sera grand péché si, ayant la
place [pour combattre], vous vous laissez dépouiller par
couardise!»--«Seigneurs, dit le comte, je n’en puis mais. Qu’il en soit
à votre volonté! Avant la nuit, on verra bien qui sera le dernier à
lever le camp.»

  Les Toulousains essayent vainement d’entrer dans Muret et regagnent
  leur camp, où ils se mettent à dîner; mais Simon donne à ses troupes
  l’ordre de sortir en armes et il les harangue ainsi:

--«Seigneurs barons de France, je ne sais que vous dire, si ce n’est que
nous sommes tous venus ici pour risquer notre vie. De toute cette nuit,
je n’ai fait que penser et mes yeux n’ont pu trouver le repos. Or j’ai
découvert, à bien réfléchir, que c’est par ce sentier qu’il nous faudra
passer pour aller droit aux tentes, comme si nous voulions livrer
bataille. Si nos ennemis sortent, nous les attaquerons; mais si nous ne
pouvons les amener à quitter leurs tentes, il ne nous restera plus qu’à
fuir vers Auvillar.»--«Allons essayer, dit le comte Baudouin, et sachons
bien frapper, car mieux vaut mourir honorablement que vivre comme un
mendiant!» Alors l’évêque Folquet les bénit, et Guillaume de la Barre
les disposa en trois corps, toutes les enseignes en tête.

Tous vont droit vers les tentes, à travers les marais, enseignes
déployées et pennons au vent. Des écus, des heaumes dorés, des hauberts
et des épées reluit toute la place. Le bon roi d’Aragon, quand il les
aperçut, se dirigea vers eux avec quelques compagnons; et ceux de
Toulouse y sont tous accourus, car ils ne crurent ni roi ni comte. Tout
à coup, sans qu’ils se soient doutés de rien, les Français arrivent et
se dirigent tous vers l’endroit où le roi avait été reconnu. Il s’écrie:
«Je suis le roi!» Mais on n’y prit pas garde, et il fut si malement
frappé et blessé que le sang se répandit sur le sol, et qu’il tomba
raide mort.

Les autres, à cette vue, se croient trahis; ils fuient de çà, de là: nul
ne se défend. Les Français les poursuivent, les taillent en pièces et
les combattent avec tant d’acharnement que celui qui en réchappe vivant
peut s’estimer heureux; le carnage se prolongea jusqu’au ruisseau[17].
Les hommes de Toulouse, qui étaient demeurés au camp, se tenaient tous
ensemble en grande angoisse. Dalmatz de Creixell s’est jeté à l’eau en
criant: «Dieu nous aide! Grand malheur nous est advenu, car le bon roi
d’Aragon est mort, et beaucoup d’autres barons sont morts et vaincus.
Jamais plus on n’éprouvera si grand dommage!» A ces mots, il est sorti
de la Garonne, et les gens de Toulouse, grands et petits, ont couru vers
l’eau tous ensemble; les uns passent, mais beaucoup y restent, car le
courant, rapide en cet endroit, en a noyé bon nombre. Dans le camp est
demeuré tout leur bagage...

  [17] La Louge, qui baigne Muret.

Grands furent le dommage, le deuil et la perte, quand le roi d’Aragon
resta sur le champ de bataille, mort et sanglant, ainsi que bien
d’autres barons. Ce fut grande honte pour toute la chrétienté et pour le
monde entier.

  Le comte de Toulouse, conseille secrètement aux capitouls de traiter
  avec Simon, cependant que lui même ira se plaindre au pape des
  violences dont il est victime.



IX

Le Concile de Latran.


  Devant le concile, le comte de Foix plaide sa cause et celle de son
  seigneur, le comte de Toulouse.

Toute la cour l’écoute, le regarde et l’entend: il a le teint frais et
sa personne est agréable. Il s’avance vers le pape et lui dit avec
calme: «Sire pape droiturier, de qui relève le monde entier, qui occupes
le siège de saint Pierre et gouvernes à sa place, toi en qui tous les
pécheurs doivent trouver un protecteur, et qui dois maintenir droiture,
paix et justice, car tu es ici pour assurer notre salut, seigneur,
écoute mes paroles et rends-moi ce qui m’est dû. Je puis jurer avec
sincérité que je n’aimai jamais les hérétiques, que je repousse leur
société, et que mon cœur ne s’accorde point au leur. Puisque la sainte
Eglise trouve en moi un fils obéissant, je suis venu en ta cour pour
être loyalement jugé, moi et le puissant comte mon seigneur, et son fils
également qui est beau, bon, tout jeune, et n’a fait tort à âme qui
vive. Je me demande alors pourquoi et comment aucun prud’homme peut
souffrir qu’on le déshérite. Le comte mon seigneur, de qui relèvent
grandes terres, s’est mis à ta discrétion, te livrant la Provence,
Toulouse et Montauban, dont les habitants furent ensuite soumis au pire
ennemi, au plus cruel, à Simon de Montfort, qui les enchaîne, les pend,
les extermine sans merci. Et moi-même, seigneur, j’ai rendu par ton
ordre le château de Foix et ses puissants remparts; le château est si
fort qu’il se défend de lui-même; il y avait là pain et vin, viande et
blé en suffisance, eau claire et douce sous la roche qui surplombe, et
mes braves compagnons, et mainte luisante armure. Aussi ne craignais-je
point de le perdre, quelque effort que l’on fît: le cardinal le sait, et
peut, s’il le veut, en témoigner. Si tel que j’ai livré mon château on
ne me le rend, nul ne doit plus avoir foi en aucun traité!»

Le cardinal[18] se lève, vient vers le pape, et lui dit doucement:
«Sire, ce que dit le comte est vrai en tout point. J’ai reçu le château
et je l’ai livré, en vérité: en ma présence l’abbé de Saint-Thibéry s’y
est établi. Le château est très fort et bien pourvu, et le comte a
loyalement fait tes volontés et celles de Dieu».

  [18] Probablement le cardinal Pierre de Bénévont qui exerçait les
    fonctions de légat en France depuis l’année précédente.

Alors, l’évêque de Toulouse se lève, habile à la réponse: «Seigneurs,
dit-il, vous entendez tous le comte [de Foix] prétendre qu’il s’est
délivré et séparé de l’hérésie; moi, je dis que de sa terre en est
sortie la plus forte racine. Il a aimé, honoré et soutenu les
hérétiques: tout son comté en était plein et farci! Le château de
Montségur fut bâti pour qu’il pût les défendre, et il les y a
recueillis. Sa sœur[19] devint hérétique après la mort de son mari, et,
par la suite, demeura plus de trois ans à Pamiers, où elle a converti
bien des gens à sa mauvaise doctrine. Et quant à tes pèlerins,
serviteurs de Dieu, qui chassaient les hérétiques, les routiers et les
proscrits, le comte en a tué et mis en pièces un si grand nombre que le
champ de Montgey en est encore couvert, que la France les pleure encore,
et que tu en restes déshonoré! Là dehors, devant la porte, tels sont les
plaintes et les cris des aveugles, des proscrits, et des mutilés, qui ne
peuvent plus marcher sans qu’on les guide, que celui qui les a tués,
estropiés, mutilés, ne mérite plus de tenir terre!»

  [19] Probablement Esclarmonde, veuve de Jourdain de Lisle.

Arnaut de Villemur[20] s’est dressé; on l’entend bien, on le regarde et
on l’écoute; il parle bien en effet et n’est point intimidé: «Seigneurs,
si j’avais pu savoir que cette accusation serait mise en avant et qu’on
dût en faire tant de bruit en cour de Rome, il y aurait en vérité,
davantage d’hommes sans yeux et sans narines!»--«Par Dieu! se dit-on
l’un à l’autre, celui-là est fol et hardi!»

  [20] Il était co-seigneur de Saverdun et hérétique notoire.

--«Sire [pape], dit le comte de Foix, mon bon droit, ma sincérité, et ma
droiture me justifient; et, si l’on me juge selon justice, je suis sauf,
car je n’aimai jamais les hérétiques, ni leurs adeptes, ni les
«vêtus»[21]; au contraire, je me suis rendu, donné et offert à l’abbaye
de Boulbonne, où tout mon lignage s’est donné et fait ensevelir. Quant
au château de Montségur, la chose est claire: jamais, même un jour, je
n’en fus possesseur. Et si ma sœur fut méchante femme et pécheresse, je
ne dois point être condamné pour ses péchés à elle. Si elle demeura en
ma terre, c’est en vertu d’un droit, et parce que mon père, avant de
mourir, a dit que si l’un de ses enfants était en peine en quelque lieu,
il n’avait qu’à revenir en la terre où il avait été élevé, et qu’il
devrait y avoir le nécessaire et y être bien accueilli. Je vous jure
aussi par le Seigneur qui fut cloué en croix, que jamais bon pélerin
faisant bons pélerinages établis par Dieu ne fut exterminé par moi, ni
volé, ni mis à mort, et que jamais sa voie n’a été entravée par mes
compagnons. Mais de ces voleurs, traîtres félons, menteurs à leur foi,
qui portaient la croix pour ma perte, par moi et par les miens nul ne
fut atteint, qu’il ne perdît les yeux, les pieds, les poings, les
doigts! Et je me réjouis au sujet de ceux que j’ai tués et mis à mort,
et je regrette ceux qui m’ont échappé. Quant à l’évêque, qui montre tant
de violence, je vous dis qu’en sa personne Dieu et nous sommes trahis,
car avec ses chansons mensongères, aux couplets mielleux, qui sont la
perte de qui les chante, avec ses satires affilées et tranchantes, avec
nos présents, grâce auxquels il devint jongleur, avec sa mauvaise
doctrine, il est devenu si puissant que nul n’ose le contredire. Quand
il fut devenu moine et abbé, il n’y eut, tant la lumière s’y obscurcit,
calme ni repos en son abbaye jusqu’à ce qu’il en fût sorti. Et quand il
fut élu évêque de Toulouse, un tel feu se répandit par toute la terre
que jamais aucune eau ne pourra l’éteindre, car à plus de cinq cent
mille, grands et petits, il a fait perdre la vie, le corps et l’âme. Par
la foi que je vous dois, à ses actes, à ses paroles, à son attitude, il
semble qu’il soit plutôt l’Antéchrist que le messager de Rome! Le légat
de Rome m’a dit et promis que le seigneur pape me rendrait mon héritage;
et que nul ne me tienne pour niais ni pour fou si je désire recouvrer le
château de Foix! Le cardinal mon seigneur connaît la vérité: il sait que
je l’ai rendu loyalement et de plein gré. Or, celui qui retient ce qui a
été confié à sa garde doit être blâmé, selon le droit et la raison.»

  [21] C.-à-d. les hérétiques qui ont reçu le _consolamentum_ et qui
    portent les vêtements noirs.

--«Comte, dit le pape, tu as bien défendu ton droit, mais tu as un peu
diminué le nôtre; je saurai ton droit et la valeur de tes sentiments. Si
ta cause est juste, quand j’en aurai les preuves, tu recouvreras ton
château tel que tu l’as livré; et même si la Sainte Eglise te condamne,
tu dois trouver merci, pourvu que Dieu t’ait inspiré [le repentir].
L’Eglise doit recevoir tout pécheur mauvais, enchaîné [par les péchés],
quand elle le voit en danger, s’il se repent de bon cœur et fait ce
qu’elle lui ordonne.» Puis il a dit aux autres: «Entendez cette parole,
car je veux vous rappeler à tous ce que j’ai ordonné: que tous mes
disciples marchent illuminés, portant le feu, l’eau, le pardon et la
lumière, et douce pénitence, et franche humilité; qu’ils portent la
croix et le glaive, qu’ils jugent avec sagesse et fassent régner paix
sur terre; qu’ils observent chasteté, portent avec eux droiture et vraie
charité, et ne fassent rien que Dieu ait défendu! Et quiconque fait ou
prêche autre chose n’agit ni selon mes paroles ni selon ma volonté.»

Raimon de Roquefeuil alors s’est écrié: «Sire pape droiturier, aie pitié
d’un enfant orphelin, exilé tout jeune, le fils de l’honoré vicomte [de
Béziers] que les croisés et Simon de Montfort ont tué quand on le leur
eut livré. Parage a baissé d’un tiers ou de moitié, quand il reçut le
martyre à tort et à péché; tu n’as en ta cour ni cardinal ni abbé qui
soit chrétien plus fidèle qu’il ne l’était! Et, puisque le père est
mort, seigneur, rends au fils déshérité sa terre, au nom de ton honneur!
Et si tu ne veux pas la lui rendre, que Dieu mette cette iniquité au
compte de ton âme! Si tu ne lui livres point sa terre à bref terme
assigné, je te la réclamerai, selon le droit, au jour du jugement où
nous serons tous jugés!»

--«Barons, se disent-ils les uns aux autres, il l’a bien accusé.»--«Ami,
dit le pape, cela sera bien amendé!»

  Les ennemis du comte de Toulouse obtiennent, malgré l’intervention de
  l’archidiacre de Lyon, de l’archevêque de Narbonne[22] et de l’abbé de
  Beaulieu[23], que la garde des terres soit confirmée à Simon de
  Montfort. Le comte Raimon et le comte de Foix viennent alors protester
  contre la sentence et prendre congé du Pape. Celui-ci fait rendre son
  château au comte de Foix et retient auprès de lui le jeune comte de
  Toulouse, auquel il assigne le Venaissin et le pays d’Argence: il
  promet de lui faire restituer plus tard, s’il le mérite, tout
  l’héritage de son père.

  [22] Arnaut Amatric, élu archevêque de Narbonne le 12 mars 1212,
    autrefois abbé de Cîteaux et chef de la Croisade, était devenu par
    jalousie l’ennemi de Simon de Montfort.

  [23] Abbaye du Hampshire (Angleterre), aujourd’hui Bewley.



X

Le jeune comte rentre en Provence.


  Quelques jours après, le jeune comte rejoint son père à Gênes et
  rentre avec lui dans ses domaines de Provence. Les habitants de
  Marseille font aux deux comtes une réception enthousiaste.

Le quatrième jour, voici venir un messager, qui salue le comte et lui
dit en son langage: «Seigneur comte, ne vous attardez pas demain matin,
car les meilleurs d’Avignon vous attendent sur la rive [du Rhône]: ils
sont plus de trois cents qui vous feront hommage.» Le comte, lorsqu’il
entend ces paroles, en ressent une grande joie. Le matin, son fils et
lui se mettent en route, et quand ils sont parvenus sur la rive, le
comte descend de son bon mulet arabe, et trouve ceux d’Avignon à genoux
sur le gazon. Il les salue, et eux l’accueillent avec joie. Alors Arnaut
Audigier, homme preux et sage, né à Avignon d’une noble parenté, parle
le premier: «Sire comte de Saint-Gilles, vous et votre bien-aimé fils,
de noble lignée, acceptez cet honorable gage: tout Avignon se met en
votre seigneurie; chacun vous livre sa personne et ses biens, les clefs
de la ville, les jardins et les portes. Et ce que nous vous disons, ne
le tenez point pour chose vaine, car ce n’est de notre part ni égarement
ni présomption. Mille vaillants chevaliers d’une bravoure accomplie et
cent mille hommes courageux ont engagé leur serment garanti par des
otages que désormais ils poursuivront les auteurs de votre dommage. Vous
jouirez en Provence de tous vos droits, rentes, cens, tribut, péage, et
nul ne voyagera sans payer le droit de sauf-conduit. Nous occuperons
tous les passages du Rhône, et nous répandrons par le pays la mort et le
carnage, jusqu’à ce que vous ayez recouvré Toulouse et votre légitime
héritage; les chevaliers bannis sortiront des bois, n’ayant plus à
craindre désormais ni tempête ni orage, et vous n’avez au monde ennemi
si féroce que, s’il vous fait tort ni dommage, ce ne soit pour lui une
source de honte!»--«Seigneurs, dit le comte, vous faites montre de sens
et de noblesse en m’offrant votre appui, et vous y gagnerez l’estime de
toute la chrétienté et de votre pays, car vous restaurez les preux et
Joie et Parage.»

  Le lendemain, le comte et son fils se mettent en route; Ils passent la
  nuit à Salon, d’où ils repartent à l’aube.

Ils devisent d’armes, d’amour, et de présents, jusqu’à ce que le soir
tombe et qu’Avignon les reçoive. Quand le bruit de leur arrivée s’est
répandu par la ville, il n’y a vieillard ni jouvenceau qui n’accoure
tout joyeux, à travers les rues. Il se tient pour fortuné, celui qui
peut courir le mieux! Les uns crient: «Toulouse!» en l’honneur du père
et du fils, et les autres: «Joie! Désormais Dieu sera avec nous!» D’un
cœur résolu et les yeux mouillés de larmes, tous viennent s’agenouiller
devant le comte, et tous ensemble disent: «Christ, Seigneur glorieux,
donnez-nous le pouvoir et la force de leur rendre à tous deux leur
héritage!» Si grande est la presse et la procession qu’il faut recourir
aux menaces, aux verges, aux bâtons!

Le comte et son fils entrent au moutier pour faire leurs prières. Puis
vient un repas abondant et savoureux, où l’on sert mainte sorte de
ragoûts et de poissons, vins blancs, roux et rouges, parfumés de
girofle: et c’est alors le tour des jongleurs, des vielles, des danses
et des chansons.

Le dimanche matin, on célèbre la cérémonie du serment et tous disent:
«Seigneur légitime et bien aimé, ne craignez ni de donner ni de
dépenser: nous vous fournirons l’argent et les hommes nécessaires,
jusqu’à ce que vous recouvriez votre terre ou que nous mourions avec
vous.»--«Seigneurs, dit le comte, belle en sera la récompense, car grâce
à Dieu et à moi, vous serez plus puissants.»



XI

Le siège de Beaucaire.


  Quelques jours plus tard, le comte de Toulouse ayant conclu un accord
  avec le prince d’Orange[24], part pour l’Espagne afin d’y lever une
  armée. Cependant le jeune comte met le siège devant Beaucaire.

  [24] Guillaume de Baus, prince d’Orange de 1182 à 1218.

Au siège de Beaucaire vient le comte légitime, à travers la Condamine,
droit vers les portes. Avec le consentement de la ville, les habitants
les plus loyaux lui livrent les portes, et lui remettent les clefs. Le
comte mène grande joie avec ses amis fidèles. Ceux d’Avignon viennent en
bateau par le Rhône et ceux de Tarascon sortent de leur ville; tous
passent l’eau et entrent dans Beaucaire, criant: «Notre seigneur bien
aimé entre dans la ville apportant avec lui joie parfaite, car désormais
il n’y restera plus ni Français ni Barrois!» Là-dessus ils se logent et
occupent les maisons.

Mais avant peu, va reprendre la guerre meurtrière, car Lambert de
Limoux, un habile sénéchal, Guillaume de La Motte et le déloyal Bernart
Adalbert font armer leurs compagnies, hommes et chevaux, et sortent par
la porte du château. Ils entrent au galop dans les rues aux cris de:
«Montfort! Montfort!»

Nous aurons désormais de nouvelles choses à dire, car voici que
recommencent la destruction et le carnage.

A travers la ville s’élèvent les cris et le bruit des combats. Le menu
peuple court aux armes et grande est la presse des barons provençaux:
les trompes sonnent, on déploie les enseignes, en criant: «Toulouse!» La
poursuite va commencer!

  Le combat se termine à l’avantage du jeune comte; mais celui-ci, avant
  de poursuivre l’attaque contre la garnison du château, fait entourer
  son camp d’un solide retranchement. De son côté, Simon de Montfort
  vient au secours des siens; il livre sans résultat une première
  bataille et décide de continuer la lutte. Cependant de nouveaux
  renforts arrivent à ses ennemis.

Ceux de Marseille viennent avec grande allégresse. Au milieu du Rhône
chantent les rameurs; à l’avant sont les pilotes qui règlent les voiles,
les archers et les bateliers. Les cors, les trompes, les cymbales et les
tambours font retentir le rivage dès l’aurore; les écus et les lances,
l’azur, le vermeil, le vert et le blanc, l’or fin et l’argent se mêlent
à l’éclat du soleil et de l’eau, dès que la brume s’est dissipée. Sur la
rive, Ancelmet et ses cavaliers chevauchent pleins de joie, à la lueur
du jour, leurs chevaux garnis de housses, oriflamme en tête. De toutes
parts les meilleurs crient: «Toulouse!» en l’honneur du noble fils du
comte qui recouvre sa terre, et ils entrent dans Beaucaire.

  Cependant, les Français enfermés dans le château font à Simon de
  Montfort des signes désespérés. Les croisés, résolus à tout pour les
  sauver, livrent un nouveau combat.

Les cris, le tumulte de la bataille, le frémissement des enseignes,
agitent l’air et font trembler les rameaux; des cors et des trompes si
grand est le bruit que la terre en retentit et que tout le ciel en
frémit. Foucaut [de Berzi], Alain [de Rouci], Gautier de Préaux, Gui,
Pierre Mir et Aimon de Corneil franchirent les premiers les barrières
avec le comte de Montfort, emporté tout droit par son cheval sombre; il
s’écrie à haute voix: «Saint Pierre et Saint Michel, rendez-moi la ville
avant que soit perdu le château, et donnez-moi vengeance de ces nouveaux
ennemis!» Il entre dans la mêlée, et le carnage commence...

Pierres, dards et lances, flèches et carreaux, guisarmes et piques,
haches, brisant boucles, cristaux des heaumes, hauberts et chapeaux,
écus et bandes des boucliers, mors et grelots, pleuvent de toutes parts
comme flocons de neige. Le craquement des lances et le froissement des
clavains[25] font un bruit de tempête ou de marteaux. Si farouche est le
combat, si périlleux et si dur, que les croisés ont fait tourner bride à
leurs chevaux arabes: ceux de la ville les poursuivent de leurs coups et
de leurs cris. Alors vous auriez vu rester sur le terrain ou voler en
morceaux jambes, pieds, bras, entrailles et poumons, têtes, mâchoires,
cheveux et cervelles. Si cruelle est la guerre, si grands sont les
dangers et le carnage, qu’ils les mènent battant et qu’ils leur barrent
les chemins, les collines, les places, les prés et les marais même.
Quand le combat cessa, il y eut pour les chiens et les oiseaux de proie
abondante pâture.

  [25] Sortes de pèlerines de mailles ou de lames de fer, qui couvraient
    le cou et les épaules, et qu’on fixait au haubert.

  Simon, ayant échoué dans cette nouvelle entreprise, consulte ses
  barons, et, sur le conseil de Foucaut de Berzi, tente vainement une
  surprise; puis de nouveau, il réunit ses compagnons.

Dans la tente de soie, où l’aigle resplendit, ils parlent et délibèrent
en secret:--«Seigneurs, dit le comte, Dieu me prouve par signes évidents
que j’ai perdu le sens. J’étais autrefois puissant, preux et vaillant;
aujourd’hui ni ruse, ni force, ni hardiesse ne me suffisent pour
secourir mes barons et les tirer de là! Et si j’abandonne le siège de si
honteuse manière, on dira par tout le monde que je m’avoue
vaincu.»--«Beau frère, dit Gui, je vous dis en vérité que Dieu ne veut
point souffrir que vous teniez le château de Beaucaire ni le reste, car
il regarde et juge votre conduite: pourvu que tout l’or et tout l’argent
vous appartiennent, vous n’avez nul souci de la mort des gens.»

Là-dessus, arrive un messager qui vient droit, en toute hâte, à la tente
du comte:--«Sire comte de Montfort, dit-il tristement, votre énergie,
votre ardeur, votre audace sont vaines. Vous perdez vos hommes et les
condamnez ainsi à la mort, si bien qu’ils ont l’âme et l’esprit sur les
dents! Je suis sorti du château, et telle y est la détresse que, me
donnât-on l’Allemagne avec tout l’or du monde, je n’y resterais point,
si grand tourment on y endure! Il y a bien trois semaines passées que
l’eau, le vin et le froment leur manquent, et j’ai connu là-bas frayeur
telle que,--Dieu et les Saints me protègent!--mon corps tremble et mes
dents claquent.»

Quand le comte entend cela, triste et noir de colère, sur le conseil de
ses hommes et suivant leur volonté, il envoie en secret ses lettres en
la ville, à Dragonet, homme sage, prudent et avisé, pour qu’il entre en
pourparlers avec le comte [de Toulouse]: il promet de lever le siège
immédiatement si on lui rend tous ses hommes, sans qu’il en manque un
seul.

  Cette proposition est acceptée: la garnison française est rendue à
  Simon sans armes ni chevaux. Le lendemain dès l’aube les croisés se
  mettent en marche, et, quelques jours après, ils arrivent devant
  Toulouse.



XII

La colère de Simon.


Par deux et par trois, quelques-uns des meilleurs chevaliers et des plus
riches bourgeois sortent de la ville. Dès qu’ils aperçoivent le comte,
ils s’adressent à lui et lui disent avec douceur: «Seigneur comte, avec
votre permission, nous nous demandons comment il peut se faire que vous
veniez ici avec glaive et fer mortel, car il ne peut être profitable de
causer du dommage à son propre bien. Si par vous il nous arrivait
malheur, nous n’aurions guère de chance, car entre vous et nous il ne
devrait rien arriver qui pût causer mal, dommage ou violence. Vous aviez
bien voulu nous octroyer et nous promettre que jamais, de votre part,
mal ne nous adviendrait; mais il ne nous semble pas aujourd’hui, et cela
ne peut être, que vous ayez, pour notre bien, pris les armes contre la
ville. Vous devriez y entrer, avec vos palefrois, sans armes, avec des
jupes d’orfroi, chantant et couronné de guirlandes, comme il convient à
celui qui en est le seigneur. Et, quoi que vous puissiez demander, nul
n’eût dit non! Mais voici que vous nous apportez l’effroi et un cœur
farouche de lion!»--«Barons, dit le comte, qu’il vous plaise ou non, en
armes ou désarmé, en long ou en large, j’entrerai dans la ville, et je
verrai bien ce qui en est cette fois! Vous m’avez provoqué à tort, car
vous m’avez enlevé Beaucaire,--puisque [par votre faute] je n’ai pu le
prendre,--le Venaissin, la Provence et le Valentinois: en un mois j’ai
su, par plus de vingt messages, que vous êtes conjurés contre moi et que
vous avez fait dire au comte Raimon de venir recouvrer Toulouse afin que
je la perde. Par la croix où fut mis Jésus-Christ, je ne déposerai ni
mon haubert ni mon heaume de Pavie que je n’aie pris des otages parmi
les meilleurs de la ville; et je serais curieux de voir si quelqu’un
m’en empêchera!»--«Seigneur, lui répondirent-ils, ayez pitié de nous, de
la ville, et de ceux qui s’y trouvent. Nous n’avons envers vous ni tort
ni faute qui vaille un denier de Melgueil, et jamais personne n’a fait
de serment contre vous. Quiconque vous fait entendre cela veut vous
enlever le pays. Le vrai Dieu Jésus-Christ sait bien ce qui en est:
puisse-t-il nous sauver, lui et notre bonne foi!»--«Barons, dit le
comte, vous m’êtes fort hostiles et me cherchez querelle: jamais, depuis
que je vous ai conquis, ni auparavant, vous n’avez eu à cœur mon honneur
et mon bien.» Puis il appelle Gui son frère, Hugue de Laci, Alain,
Foucaut et Audri le Flamand. «Seigneur comte, dit Alain [de Rouci], il
vous faudra mettre un frein à votre colère et à votre ressentiment, car
si vous abaissez Toulouse, vous tomberez si bas que jamais plus vous ne
reprendrez votre place.»--«Seigneurs, dit le comte, je suis ruiné au
point d’avoir engagé toutes mes rentes et tous mes revenus, et mes
hommes m’ont remontré que la disette et le besoin les accablent, au
point que, si j’échouais ici, je ne saurais plus que faire. Je veux donc
qu’on s’empare sur le champ de ceux qui viennent ici, et qu’on les mette
aussitôt au Château Narbonnais. Leurs richesses et leur argent seront
destinés aux nôtres, jusqu’au jour où nous serons assez forts et assez
riches pour retourner en Provence.

Nous irons en Provence quand nous aurons assez d’argent; mais auparavant
nous détruirons Toulouse de telle manière que nous n’y laissions rien
qui ait quelque valeur: puisque c’est elle qui m’enlève la Provence, je
la reprendrai à ses dépens.»--«Sire frère, dit Gui, je vais vous donner
un bon conseil: si vous prenez seulement le cinquième ou le quart des
biens, vous pourrez attendre des jeunes pousses une récolte plus belle,
tandis que si, cédant à la colère, vous détruisez la ville, vous aurez
une fâcheuse renommée à travers toute la chrétienté, et vous attirerez
sur vous la vengeance de Jésus-Christ et les reproches de
l’Eglise.»--«Frère, dit le comte, mes compagnons veulent me quitter
parce que je n’ai plus rien à leur donner. Si je détruis Toulouse, je
n’agirai pas sans motif, puisque ses habitants me sont hostiles, et
puisque j’espère, avec l’avoir que j’en tirerai, reprendre Beaucaire et
conquérir Avignon.»--«Sire comte, dit maître Robert je vais vous faire
un discours bon à entendre. Depuis que le pape vous a élu, vous auriez
dû observer droiture et raison pour ne pas mettre l’Eglise dans
l’embarras; puisque ceux de Toulouse ne vous ont point trahi, vous ne
devriez point les détruire, sinon par jugement; et si vous observez
droiture en votre accusation, ils ne doivent ni perdre leurs biens, ni
endurer de souffrances.» En devisant ainsi, ils arrivent près de la
ville.

A ce moment voici l’évêque, piquant des deux. Il parcourt les rues,
donnant sa bénédiction, puis il mande les habitants, les prêche et les
sermonne: «Barons, dit-il, sortez à la rencontre de notre bon et aimé
comte: puisque Dieu, l’Eglise et moi vous l’avons donné pour seigneur,
vous devriez le recevoir en grande procession. Si vous l’aimez bien,
vous en serez récompensés dans ce monde et vous aurez, dans l’autre, la
gloire promise aux saintes personnes. Il ne veut rien du vôtre; au
contraire, il vous donnera du sien, et, en sa garde, vous connaîtrez de
meilleurs jours.»--«Seigneurs, dit l’abbé [Jordan] de Saint-Sernin,
monseigneur l’évêque dit vrai, et vous perdez l’indulgence. Allez donc
vers le comte, et que sa mesnie se loge à son gré dans vos maisons; ne
dites point non, et vendez-leur en faisant la juste mesure: ils ne vous
feront pas tort de la valeur d’un bouton.» Là-dessus ils sortirent dans
les champs: celui qui n’avait point de cheval y allait à pied. Mais
voici que par toute la ville court une rumeur: «Barons, retournez sur
vos pas sans bruit, à la dérobée, car le comte demande des otages et
veut qu’on les lui livre: et, si vous vous laissez prendre ici dehors,
vous agirez en sots.»

Tous aussitôt rentrent en hâte; mais, pendant que les barons [de
Toulouse] se consultent dans la ville, la mesnie du comte, sergents et
damoiseaux, brise les coffres des habitants, prend l’argent, et les
écuyers et les soudoyers disent à leurs hôtes: «Aujourd’hui vous serez
mis à mort, ou vous donnerez rançon, car vous avez excité la colère de
messire Simon.» Ils répondent secrètement, entre les dents: «Dieu! comme
vous nous avez livrés à Pharaon[26]!»

  [26] Cf. le _Livre des Rois_, livre I, ch. 8.

Par les rues pleurent dames et petits enfants; mais, d’une seule voix on
crie par la ville: «Barons, prenons les armes! Voici l’heure où nous
aurons à nous défendre contre ce farouche lion, car mieux vaut mort
honorable que passer sa vie en prison!»



XIII

Emeute et combats dans les rues.


De toutes parts, en courant et à force d’éperons, arrivent chevaliers,
bourgeois, soudoyers et sergents, apportant chacun tout un équipement:
écu ou chapeau de fer, pourpoint ou gambeson, hache émoulue, fauchard ou
pilon, arc à main ou arbalète, bonne lame de lance, petite côte ou
gorgerin, camail ou hoqueton. Quand ils furent ensemble, pères et fils,
dames et damoiselles, chacun à l’envi commence à dresser les barrières
devant sa maison: huches, coffres, tonneaux qui roulent, poutres et
chevrons reposent à terre ou sur des tables.

Par toute la ville, la défense se prépare si bien que les cris, le
tumulte et le son des trompes font retentir les rues et le ciel.
«Montfort!» crient Français et Bourguignons, et ceux de dedans:
«Toulouse! Beaucaire! Avignon!» Partout où ils se rencontrent, se
précipitant à l’envi, ils s’entrefrappent avec fureur: lances, épées, et
tronçons de piques, flèches, masses et tisons, guisarmes, lames,
pennons, piques, pierres, planches et moellons, volent de tous côtés, de
face et de flanc, brisant les heaumes, les écus, les arçons, défonçant
têtes, cervelles, poitrines, mentons, bras et jambes, poings et fesses.
Si farouche est la lutte, si grand l’acharnement, si nombreux les
dangers, que ceux de Toulouse les mènent battant, eux et le comte Gui.
Et quand les croisés ne virent plus d’autre moyen de salut, le comte de
Montfort s’écria: «Mettez le feu partout!»

Alors s’allumèrent les torches et les brandons. A Saint-Remezi, à
Jousaigues, et sur la place de Saint-Etienne, on frappe de grands coups.
Les Français sont barricadés dans l’église, dans la tour Mascaron et
dans le palais de l’évêque. Les nôtres combattent le feu, et font des
abattis de tous côtés pour arrêter les flammes. D’autres vont s’emparer
en hâte des Français qui, dès leur arrivée, se sont installés dans la
ville. Ceux-ci eurent grande peur et frayeur de mourir: dans l’hôtel du
comte de Comminges, les Toulousains vont les cerner de telle façon
qu’ils ne peuvent en sortir.

Le comte de Montfort crie de manière qu’on l’entende: «Barons, allons
les éprouver d’un autre côté, tout droit à Saint-Etienne, et voir si
nous pourrons leur nuire!» Et le comte, suivi des siens, s’élance avec
tant d’impétuosité qu’à l’orme de Saintes-Carbes ils font trembler la
terre. Ils débouchent par la place de l’église, mais ils ne peuvent
atteindre personne de la ville. Les hauberts, les heaumes, les enseignes
qu’on agite, le son éclatant des cors et des trompes font retentir le
ciel, la terre et l’air. Par la rue droite, se dirigeant vers la
Croix-Baragnon ils attaquent si violemment qu’ils brisent et rompent les
barrières. De toutes parts accourent, pour soutenir la lutte,
chevaliers, bourgeois, sergents, pleins d’ardeur, qui, à coups d’épée et
de masse, les serrent de près, si bien que des deux côtés on en vient
aux coups. On reçoit dards, lances, flèches, couteaux; on se lance des
épieux, des fléchettes, des fauchards, qui tombent si dru qu’on ne sait
où se tourner. Alors vous auriez vu faire grand carnage, rompre maint
camail, fausser nombre de hauberts, fendre quantité de poitrines, briser
force heaumes, abattre maint baron, tuer de nombreux chevaux, et le sang
se répandre avec les cervelles sur le terrain! Ceux de la ville
résistent si bien aux croisés qu’ils leur ont fait abandonner le combat.

--«Seigneurs, dit le comte, je peux bien vous dire que, de ce côté-ci,
nous ne réussirons pas à leur faire du mal; mais j’irai les surprendre
[ailleurs], si vous voulez me suivre.» Tous, car nul ne s’y voulut
soustraire, éperonnent ensemble. Ils pensent aller dans le Bourg par la
porte Cerdane, mais ceux qui s’y trouvent les reçoivent de telle manière
que la bataille s’engage dans les rues. A grand renfort de massues, de
pierres, d’épées, avec les guisarmes et les haches qui augmentent le
massacre, les Toulousains leur firent vider la rue et la place.

La bataille dura jusqu’au soir, et le comte se retira, triste et pensif,
au Château Narbonnais, où l’on fit maint soupir. Plein de colère il
envoya chercher les barons de la ville qu’il avait gardés en prison:
«Barons, leur dit-il, vous ne pouvez fuir et par la très sainte mort que
Jésus a voulu souffrir, nulle richesse au monde ne pourra m’empêcher de
vous faire couper la tête ou de vous faire sauter du haut en bas du
château!»



XIV

Représailles.


  Cependant, l’abbé de Saint-Sernin et l’évêque Folquet décident par de
  fausses promesses un certain nombre de bourgeois à se livrer comme
  otages. Le comte de Montfort recouvre alors ceux de ses hommes qui
  sont demeurés prisonniers dans Toulouse, puis il prend un plus grand
  nombre d’otages. Suivant l’avis de l’évêque, et malgré les conseils de
  modération que lui donnent son frère et quelques autres croisés, Simon
  fait raser les défenses de la ville, saisir les armes et exiler les
  otages après les avoir mis à contribution.

De la ville sortent les bannis, la fleur des habitants, chevaliers,
bourgeois et changeurs; ils sont escortés par une troupe furieuse et
armée qui les frappe et les menace, les injurie, les insulte et les fait
aller au pas de course. L’affliction, la tristesse, la poussière et la
chaleur, la fatigue, le danger mêlent sur leur visage les larmes et la
sueur. La douleur leur déchire le cœur et les entrailles, et leur
ressentiment s’accroît tandis que diminuent leurs forces. Dans la ville
s’élèvent les cris de deuil et les sanglots des barons et des dames, des
grands enfants, des fils, des pères, des mères, des sœurs, des oncles,
des frères: «Dieu, se disent-ils les uns aux autres, quels maîtres
cruels! Seigneur Dieu, vous nous avez livrés à des brigands; faites-nous
mourir, ou rendez-nous à nos seigneurs légitimes!»

Le comte de Montfort fait ordonner par tout le pays qu’il n’y demeure
personne sachant manier la pelle, le pic ou le coin à fendre, que tous
viennent l’aider à détruire Toulouse restée sans défenseurs. Il fait
donner l’ordre à tous ses lieutenants d’envoyer les démolisseurs dans la
ville, et de la raser si bien qu’on y puisse entrer en courant. Alors
vous auriez vu abattre maisons et tours, murs, salles et créneaux! On
démolit les demeures et les ouvroirs, les galeries, les chambres ornées
de peintures, les portails, les voûtes, les hauts piliers. Partout tels
sont la rumeur, la poussière et le fracas que le soleil en est obscurci,
et que l’on dirait un tremblement de terre, un grondement de tonnerre ou
un roulement de tambour. Dans toutes les rues, nombre de gens se
lamentent, car le bruit de la démolition réveille l’angoisse et les
soupirs: Toulouse et Parage sont vraiment aux mains de traîtres, on le
voit bien à l’œuvre!

Cependant on emmène, avec des menaces, des injures et des insultes, les
otages qu’on va disperser en terres étrangères, chargés de fers et de
lourdes chaînes, maltraités, endurant toutes sortes de maux, d’angoisses
et de dangers, morts et vivants attachés ensemble!

  Pourtant, Simon de Montfort n’est pas entièrement rassuré. Pour
  prévenir un nouveau soulèvement, et pour se procurer l’argent dont il
  a grand besoin, il voudrait encore faire des exemples et mettre la
  ville au pillage. Il confie ses desseins à ses compagnons:

--«Seigneurs, dit le comte, mon cœur et ma pensée me disent de répandre
à travers la ville le pillage, puis le massacre et l’incendie, car on ne
peut voir si orgueilleuses gens. Sans l’évêque qui est subtil et sage,
et qui les a trompés par ses paroles et ses promesses, toute ma mesnie
était tuée et perdue, ma personne honnie, ma valeur détruite. Si je n’en
prends pas vengeance, mon cœur en sera triste et dolent.»--«Seigneur
comte, dit Tibaut, c’est chose jugée que quiconque oppose résistance à
son seigneur, doit périr par le glaive.»--«Tibaut, dit Alain [de Rouci],
ce conseil causera grand mal au comte, si Dieu ne l’en défend. Le comte
mon seigneur n’a-t-il donc pas juré sur les reliques d’être envers ceux
de Toulouse bon et loyal, et de les traiter avec bonté? Eux, de leur
côté, lui ont prêté serment en vérité. Et puisque des deux côtés ils se
sont donné les assurances, il faudrait bien voir d’où vient la faute. Si
je suis votre homme et me comporte loyalement, si je vous aime d’un cœur
loyal et vous obéis; si je n’ai envers vous ni tort ni faute, et si vous
êtes pour moi un seigneur cruel; si vous violez vos serments, si vous
venez me détruire avec vos glaives tranchants, ne dois-je donc pas me
défendre de la mort? Mais si, bien sûr, je le dois! Le seul privilège du
seigneur est que son homme ne doit jamais le provoquer le
premier.»--«Frère, dit le comte Gui, vous êtes si vaillant et si preux
que votre sagesse doit vaincre votre ressentiment. Qu’il vous prenne
merci de ces gens, que ni eux ni leur ville ne souffrent
dommage. Prenez-leur seulement de l’argent qu’ils verseront en
commun.»--«Seigneur comte, dit l’évêque, qu’il leur en cuise, au point
qu’ils ne gardent que leurs corps. Que toute la richesse, les deniers et
l’argent soient vôtres. Je veux qu’ils vous versent trente mille marcs,
pas un de moins, d’une Toussaint à l’autre; ce sera un début: il ne leur
restera pas grand’chose! Et tenez-les toujours comme de lâches serfs, de
sorte qu’ils ne puissent jamais vous montrer les dents de
colère!»--«Seigneur, dit Tibaut, écoutez-moi un instant. Si forts sont
leur orgueil, leur entêtement, leur malignité, que vous et nous, nous
devons les craindre; car, si vous ne les tenez humiliés et faibles,
nous, vous et l’Eglise, nous aurons encore sujet de combattre.»

L’accord se fait sur ces paroles, et le comte de Montfort donne l’ordre
à ses cruels sergents de commencer à imposer aux habitants les
vexations, les insultes, les dommages, les affronts. Ils vont par la
ville, menaçant et frappant, demandant et prenant de tous côtés. Alors
vous auriez vu par toutes les rues les dames et les barons dolents,
marris, affligés et tristes, pleurant et souffrant, les yeux pleins de
larmes brûlantes, le cœur débordant de soupirs et de plaintes, car on ne
leur laisse ni farine, ni froment, ni ciclaton, ni pourpre, ni aucun bon
vêtement. Hélas! noble Toulouse, comme Dieu vous a livrée, pour vous
rompre les os, aux mains de méchantes gens!



XV

Raimon VI rentre à Toulouse.


  Simon de Montfort se rend quelque temps après en Bigorre, où il marie
  son fils Gui à la comtesse Pétronille; puis il revient à Toulouse, où
  il impose des taxes sur les absents. Il part ensuite pour Montgranier,
  qu’il assiège et fait capituler, s’empare de Posquières, de Bernis et
  de La Bastide.

  Il entreprend alors de reconquérir la Provence, ordonne à l’évêque de
  Viviers de lui fournir des bateaux, traverse le Rhône et s’empare
  d’une partie du Valentinois. Ces nouvelles inquiètent sérieusement les
  partisans du jeune comte; mais bientôt ils apprennent que Raimon, le
  père, est revenu d’Espagne et s’est réfugié auprès de Rogier de
  Comminges.

Le comte de Toulouse tient conseil avec ses privés: «Seigneurs, dit-il,
conseillez-moi, car vous savez bien, vous autres, que si je reste si
longtemps dépossédé, c’est par violence et par injustice. Mais parce que
les orgueilleux sont abaissés et les humbles élevés, sainte Marie et la
vraie Trinité ne veulent pas que je reste plus longtemps honni et
abaissé. Aussi ai-je envoyé des messagers à Toulouse, aux barons de la
ville les plus puissants et les plus honorés, qui m’aiment de cœur et
que j’ai toujours aimés, pour savoir s’ils voudront m’accueillir, ou
quelle sera leur pensée. Ils m’ont fait savoir par lettres scellées que
le comte de Montfort a emmené des otages; mais, entre eux et moi, si
grands sont l’amour, la droiture et la loyauté, qu’ils aiment mieux
perdre les otages que me voir exilé. Ils me livreront la ville, si je
peux m’y rendre en cachette, et, puisqu’ils sont tout dévoués à mon
service, je veux savoir ce que vous me conseillez.»--«Seigneur, dit le
comte de Comminges, si vous recouvrez Toulouse, Parage est restauré et
reprend son éclat. Et, vous nous aurez remis en splendeur, vous et nous,
car nous aurons tous assez de terre si vous rentrez en possession de
votre héritage.»

Après le comte honoré, parla Rogier Bernart: «Seigneur comte, je peux
bien dire que si vous reprenez Toulouse, vous aurez en main les clés et
les dés de tout votre lignage, et Prix et Parage peuvent être restaurés,
qui défendront bien la ville, si seulement vous y allez. Mieux vaut pour
vous en être le seigneur et y mourir qu’aller par le monde dans la honte
et la détresse.»--«Seigneur, dit Bernart de Comminges, mon cœur me dit,
et je suis tout disposé à l’écouter, de conformer toujours à votre
volonté mes paroles et mes actes. Je ne voudrais avoir ni richesses ni
terre, si vous aussi vous n’aviez votre part. Si vous recouvrez
Toulouse, si vous avez cette chance, il vous faut en hâte en assurer la
défense, de façon que qui que ce soit ne puisse désormais vous la faire
perdre.»--«Beau neveu, dit le comte, ainsi ferons-nous s’il plaît à
Dieu.»

Rogier de Comminges prit ensuite la parole: «Seigneur comte, allez de
l’avant, je serai là-bas aussitôt que vous. Je mettrai d’abord ma terre
en état, pour rendre impossibles toute surprise et toute invasion, car
j’ai beaucoup d’ennemis.»

  Rogier de Montaut, son frère Isart, dit _l’Abbé_, Guillem Guiraut,
  Guillem Unaut et Aimeric encouragent également Raimon de Toulouse, et
  lui promettent leur concours.

--«Barons, leur dit le comte, Dieu soit loué de ce que je trouve vos
cœurs fidèles et appliqués à me servir. Je vous vois impatients d’entrer
dans Toulouse: allons-y donc, puisque vous le voulez tous!»

  Ils partout aussitôt. Sur les bords de la Garonne, Rogier Bernart, qui
  ouvre la marche avec ses hommes, met en déroute une troupe de croisés
  commandée par Joris. Raimon et ses comparions apprennent cette
  nouvelle avec joie.

Ils chevauchèrent tout le jour par les chemins unis jusqu’à ce que vînt
la nuit obscure. Alors le comte [de Toulouse] a choisi ses fidèles
messagers et leur a ordonné en quelques mots d’aller dire en la ville, à
ses amis jurés, qu’il est arrivé là dehors avec les autres bannis, et
qu’on vienne sans faute le recevoir.

A l’aube, quand le jour brilla, et quand ils en virent la clarté, le
comte prit peur, car il craignit qu’on ne le vît et que par toute la
terre ne s’élevassent le tumulte et les cris. Mais Dieu fit pour lui un
miracle: le temps s’obscurcit et un brouillard épais assombrit l’air, si
bien que le comte entre dans le bocage où il est bientôt caché.

Le premier de tous Uc Joan est sorti de Toulouse, avec Raimon Bernier
qui était un homme fort avisé. Ils trouvèrent le comte à l’écart, et,
quand ils se montrèrent, la joie fut complète: «Seigneur, dit Uc Joan,
rendons grâces à Dieu! Venez recouvrer Toulouse, puisque vous en avez si
belle occasion: tout votre lignage y sera bien obéi, tellement que si
vous y mettez seulement ces quelques barons en armes, vos ennemis sont
morts et perdus, et vous et nous nous sommes à tout jamais maîtres de la
ville. N’entrons pas par les ponts car si nous étions aperçus, les
autres seraient bientôt fortifiés.»--«Seigneur, dit Raimon Bernier, il
vous dit la vérité: on vous attend là-bas comme le Saint-Esprit, et vous
nous trouverez si vaillants et si hardis que jamais plus vous ne serez
dépossédé.»

Là-dessus, tous chevauchent vers Toulouse, interrogeant les Toulousains,
et, quand ils voient la ville, nul n’est si insensible qu’il n’ait les
yeux mouillés de l’eau du cœur, et chacun dit en lui-même: «Vierge
Impératrice, rendez-moi le lieu où je fus élevé! Il me vaut mieux y
vivre et y être enseveli qu’aller plus longtemps par le monde dans la
détresse et la honte.» Ils sont sortis de l’eau et marchent dans les
près, bannières déployées et gonfanons flottants.

Quand ceux de la ville ont reconnu les enseignes, ils viennent vers le
comte, comme s’il était ressuscité. Et, quand il entre dans Toulouse par
les poternes, tous les habitants accourent, petits et grands, dames et
barons, hommes et femmes, s’agenouillant devant lui et lui baisant les
vêtements, les pieds, les jambes, les bras, les doigts. Il est accueilli
avec des larmes de joie, car c’est le bonheur qui revient, riche de
fleurs et de fruits!

  Le retour du comte de Toulouse ranime la colère contre les croisés: la
  garnison de la ville est massacrée, et celle du Château Narbonnais
  n’ose s’y aventurer. La comtesse de Montfort, enfermée dans le
  château, envoie prévenir son mari, tandis que les Toulousains
  organisent fiévreusement la défense.

Onques en aucune ville on ne vit si nobles ouvriers: les comtes et tous
les chevaliers y travaillent, les bourgeois et les bourgeoises, les
riches marchands, les hommes et les femmes, les courtois monnayeurs, les
garçons et les filles, les sergents et les trotteurs[27]: chacun apporte
un pic, une pelle ou un pellegril léger, et tous ont le cœur prompt à la
tâche. La nuit, ils font le guet en commun. Les lumières et les
flambeaux brûlent par les rues, les tambours, les timbales et les
clairons retentissent. Les jeunes filles et les femmes, pleines d’une
sincère allégresse, chantent danses et ballades sur des airs joyeux...
Que Dieu songe à les protéger!

  [27] Gens de basse condition qui accompagnaient les cavaliers pour
    tenir leur monture, le cas échéant.



XVI

Gui de Montfort attaque Toulouse.


Que Dieu songe à les protéger! car voici venu le temps où Toulouse
reçoit le comte avec amour, si bien que Prix et Parage sont à jamais
restaurés. Mais Gui et Guiot[28] arrivent furieux, avec leurs belles
compagnies et leur convoi. Avec Alain [de Pauci] et Foucaut [de Berzi],
montés sur leurs chevaux aux longues crinières, enseignes déployées et
gonfanons dressés, ils chevauchent vers Toulouse par les chemins connus.
Des écus et des heaumes, où brille l’or battu, si grand est le nombre
qu’on dirait qu’il en pleut. D’oriflammes et d’enseignes toute la place
reluit.

  [28] Le frère et le fils de Simon de Montfort.

Au val de Montoulieu, où était le mur en ruines, Gui de Montfort crie à
ses gens, et on l’entend bien: «Francs chevaliers, à terre!» Il fut si
bien obéi qu’au son des trompes chacun est descendu. Rangés en bataille,
l’épée nue, ils se sont jetés vigoureusement à travers les rues, brisant
et détruisant les passages. Les barons de la ville, jeunes et chenus,
chevaliers et bourgeois, ont soutenu le choc; les braves habitants ont
vaillamment résisté en combattant; les sergents, tendant leurs arcs, ont
donné et reçu maints coups. Cependant l’ardeur des assaillants devient
si grande que tout d’abord ils ont enlevé les barrières et les
palissades, et sont venus combattre dans les rues, si bien qu’en peu de
temps l’incendie est allumé. Mais ceux de la ville l’éteignirent avant
qu’il eût pu s’étendre, et Rogier Bernart est venu dans la mêlée, à la
tête de ses compagnons qu’il guide et conduit.

Quand on l’eut reconnu là, sa présence raffermit les cœurs. Peire de
Durban, à qui appartient Montégut, portait son enseigne. Il met pied à
terre et marche en tête. On crie: «Foix! Toulouse». Le carnage commence
de tous côtés.

Dards, masses, lames émoulues, pierres, flèches et carreaux tombent de
partout, comme s’il en pleuvait. Du haut des maisons, avec les pierres
aiguës, les habitants brisent aux ennemis heaumes, cristaux[29], écus,
poings et jambes, bras et troncs; ils les ont bien combattus de mainte
façon. A force de coups, de gourmades, de cris perçants et de tumulte,
ils ont mis la crainte et le désarroi au cœur des Français, enfoncé et
enlevé les débouchés et les passages et chassé les croisés qui, en se
défendant, cèdent et fuient, vaincus, effrayés et nus. Ensuite leur
force et leur courage devinrent si grands qu’ils les chassèrent hors de
la ville. Alors les Français se sont remis en selle et ont couru tous
ensemble vers le jardin de Saint-Jacques, où ils sont venus par
derrière; mais il en est resté beaucoup de morts et d’étendus: des
chevaux et des cadavres qu’ils ont laissés dans Toulouse la terre et le
marais sont rouges!

  [29] C.-à-d. les pierreries dont les heaumes sont incrustés.

  Gui de Montfort et ses compagnons se lamentent sur leur échec.

Le premier, Foucaut prend la parole: «Seigneurs, dit-il, je ne suis ni
Breton, ni Anglais ni Allemand; je vous prie donc d’écouter ce que je
vais vous dire en mon “roman”. Chacun de nous doit gémir et soupirer,
car c’en est fait de notre honneur et de notre gloire: la France tout
entière, nos parents et nos enfants sont honnis, car jamais, depuis la
mort de Roland, la France n’éprouva plus grande honte! Nous avons assez
d’armes, de bons couteaux, d’épées, de hauberts, d’armures, de heaumes
flamboyants, de bons écus, de masses, de destriers rapides, et c’est une
gent vaincue, à demi morte, sans armes, qui, en se défendant et en
criant, à coups de bâtons, de masses et de pierres, est parvenue à nous
jeter dehors de telle sorte que Jean y mourut, le meilleur homme d’armes
de ma compagnie! Aussi mon cœur sera-t-il toujours en souci, tant
que mon épieu tranchant et moi nous n’en aurons pas tiré
vengeance...»--«Alain, dit le comte Gui, vous vous souvenez bien que les
hommes de Toulouse sont venus nous implorer. Il semble que Dieu entende
leurs réclamations et leurs plaintes, car jamais le comte mon frère,
tant il est méchant et cruel, n’a voulu leur rendre son amour; clair est
donc leur droit! S’il avait modifié ses mauvaises dispositions, nous ne
perdrions pas Toulouse, et nous ne tomberions pas dans le mépris, car
celui qui fait tort à ce qui lui appartient doit, en toute justice, se
repentir de sa sottise. Et je ne croirai jamais, me le jurât-on sur les
reliques, que ce n’est point à cause de notre fourberie que Dieu s’est
détourné de nous. Il semble bien, d’ailleurs que le mal doive
s’aggraver, car la condition des Toulousains s’améliore, et la nôtre se
gâte, tellement que, si Dieu ne nous aide point, tout ce que nous avons
gagné en dix ans peut être perdu d’un seul coup.»--Il appelle ensuite
ses messagers: «Vous irez, leur dit-il, en Gascogne, à Auch, ordonner de
ma part au seigneur archevêque qu’il se mette en route et vienne nous
secourir avec tant de gens, des siens et des étrangers, que nous
puissions combattre la ville de tous les côtés. S’ils n’y viennent pas,
qu’ils soient assurés que jamais plus ils ne tiendront de terre pour la
valeur d’un gant!»



XVII

Arrivée de Simon de Montfort.


  Le messager envoyé par la comtesse de Montfort à son mari s’acquitte
  de sa mission:

En donnant à Simon la lettre scellée, il se met à soupirer, et le comte
le regarde et lui demande: «Ami, donne-moi des nouvelles. Comment vont
mes affaires?»--«Seigneur, répond le messager, les nouvelles sont
pénibles à dire.»--«J’ai perdu la ville?»--«Oui, seigneur, sans aucun
doute, mais, avant de leur laisser le temps de se fortifier, si vous
allez tout de suite à Toulouse, vous pourrez la reconquérir.»--«Ami, qui
me l’a prise?»--«Il me semble que, pour moi comme pour les autres, il
est facile de s’en faire une idée: j’ai vu l’autre comte y revenir avec
grande joie, et les barons de la ville l’y faire rentrer.»--«Ami, a-t-il
nombreuse compagnie?»--«Seigneur, je ne sais en estimer le nombre, mais
ceux qui vinrent avec lui n’ont point l’air de vous aimer, car ils se
sont aussitôt mis à tuer les Français qu’ils ont trouvés, et à
poursuivre ceux qui purent s’enfuir.»--«Que font ceux de la
ville?»--«Seigneur, bon travail: ils font des fossés, des abattis, et
dressent des échafauds; à mon sens, ils veulent assiéger le Château
Narbonnais.»--«Les comtesses sont-elles dedans?»--«Oui certes, seigneur,
tristes, marries, et toujours à pleurer car elles redoutent la mort et
la ruine.»--«Où était donc mon frère Gui?»--«Seigneur, j’ai entendu
conter qu’il voulait se rendre directement à Toulouse avec la bonne
compagnie que vous conduisez d’ordinaire, pour combattre la ville et la
prendre; mais il ne me paraît pas qu’il y puisse réussir.»--«Ami, dit le
comte, veille à bien garder le secret; car si quelqu’un te voit faire
autre chose que rire et plaisanter, je te ferai brûler, pendre ou
tailler en pièces. Et sache bien répondre, si l’on te demande des
nouvelles: dis que sur ma terre nul n’ose pénétrer!»--«Seigneur, point
n’est besoin de me faire la leçon!»

  Simon de Montfort dissimule à tous ses barons ce qu’il vient
  d’apprendre, et leur présente la situation sous l’aspect le plus
  brillant: son frère, dit-il, lui promet de nouvelles terres, pourvu
  qu’il arrive sans trop tarder, et le roi d’Angleterre lui propose un
  accord très avantageux. Ayant ainsi préparé tous les siens à un
  départ, Simon traite avec Adémar de Poitiers, à la file duquel il
  engage son fils Amauri; puis il se dirige précipitamment vers
  Toulouse.

Son frère vint à sa rencontre, avec maint capitaine, et quand ils se
présentèrent, s’affirma un amour cordial:--«Frère Gui, dit le comte, et
vous autres, comment n’avez-vous pas fait pendre les parjures déloyaux,
détruit la ville, allumé l’incendie?»--«Frère, répondit le comte Gui,
nous n’avons pu faire mieux. Nous avons attaqué la ville et nous sommes
entrés dans les fossés, si bien que nous nous mesurâmes à eux dans les
rues; mais nous avons trouvé là chevaliers, bourgeois et artisans qui,
armés de masses, de pics, de cognées tranchantes, criant, hurlant, et
nous frappant à mort, vous ont transmis par notre intermédiaire les
rentes qu’ils vous doivent. Gui, votre maréchal, peut bien vous dire
quels marcs d’argent ils nous donnaient du haut des toits! Par la foi
que je vous dois, il n’y a si vaillant qui, lorsqu’ils nous jetèrent
dehors par les portes de la ville, n’eût préféré la fièvre ou bataille
en plein champ!»--«Frère, dit le comte, c’est une honte que des hommes
sans armes vous aient tenu tête. Et que Dieu ni saint Martial ne me
viennent en aide, si l’on décharge bête de somme, harnais ni tonneau,
avant que nous soyons dans la ville, sur la place du marché!»--«Seigneur
comte, dit Alain [de Rouci], ne soyez pas ainsi! Je crains bien que
votre serment ne tienne guère plus que rosée, car, par la foi que je
vous dois, nous aurons le temps de parler d’autre chose! Et si vous
comptez entrer dans les fossés de la ville, les sommiers ne seront pas
déchargés avant Noël, car, par le corps de saint Pierre, s’ils ne nous
étaient point déloyaux, je n’ai jamais vu nul homme en chair et en os
qui fût, pour combattre, plus brave que ces gens-là!»

Puis vint la foule des puissants barons, par dessus tous le seigneur
cardinal, l’archevêque [d’Auch] et l’évêque [de Toulouse], mitre en
tête, l’anneau au doigt, avec la crosse, la croix et les missels. Le
cardinal parle, et proclame avec assurance: «Seigneurs, le Roi Spirituel
vous fait savoir à tous que dans cette ville est le feu d’enfer et
qu’elle regorge de péchés criminels, car là-dedans habite leur seigneur.
Quiconque la combattra sera sauvé devant Dieu. Vous reprendrez la ville
et vous vous emparerez des maisons: que nul, homme ni femme, ne soit
épargné; que ni église, ni reliques, ni hôpital ne les protègent! Il en
est ainsi jugé, et c’est la volonté de Rome qu’ils soient passés au fil
de l’épée...»

  Tous aussitôt se rangent en bataille, et viennent menacer Toulouse.



XVIII

Belle défense des Toulousains.


Les cris, le son mêlé des trompes et des cors font retentir la Garonne,
le Château et la prairie; on entend crier: «Montfort!» et «Narbonne!»
Les Français et les Bourguignons se sont tellement approchés qu’il ne
reste plus, pour se défendre, que les lices et les fossés, d’où on leur
lance aussitôt des pierres. Imbert de la Volp s’est avancé jusqu’au
milieu du fossé, où il a jeté des matériaux pour le combler; mais quand
il s’en retourne vers le gonfanon brodé, Arman de Montlanart lui porte
un tel coup qu’il lui laissa un demi-pied d’acier dans le flanc.

Au milieu de la ville on a dressé une pierrière qui taille, tranche et
brise de toutes parts. De son côté, le puissant comte de Comminges a
fait tendre une arbalète qu’on lui apporta volontiers, y place une
pointe d’acier fin, vise sagement, et frappe Gui de Montfort qu’il voit
au premier rang, lui donnant un tel coup sur son haubert, que, parmi les
côtes et à travers son vêtement de soie, le fer l’a traversé de part en
part. Gui trébuche et tombe; on le relève et le comte lui dit alors ces
paroles cuisantes: «Je crois vous avoir bien piqué, mais cependant,
puisque vous êtes mon gendre[30], je vous donnerai mon comté...»

  [30] Gui de Montfort, fils de Simon, avait en effet épousé en 1216,
    Pétronille, veuve du comte Gaston de Béarn, et fille de Bernart IV
    de Comminges.

Les dards et les lances, les carreaux empennés, les pierres, les épieux
niellés, les flèches, les traits, les bâtons équarris, les tronçons de
lances, et les moellons qu’on précipite viennent des deux côtés, drus
comme une pluie fine, tellement mêlés que l’on peut à peine apercevoir
la clarté du ciel. Là, vous auriez pu voir tomber maint chevalier armé,
fendre maint bon écu, défoncer des côtes, briser des jambes, trancher
des bras, ouvrir des poitrines, briser des heaumes, déchirer les chairs,
faire voler des têtes, répandre du sang en abondance et trancher des
membres.

La bataille fut grande et rudes les dangers, jusqu’à ce que les
assaillants, les meilleurs d’entre eux ayant été mis à mal, ont fait
demi-tour avec leurs enseignes. Ceux de la ville crient alors: «Toulouse
a maté les insensés! La croix[31] à elle seule vient d’abreuver le lion
de sang et de cervelle, et le rayon de l’étoile vient d’illuminer
l’obscurité! Prix et Parage recouvrent leur splendeur!»

  [31] Les armes du comte de Toulouse portaient une croix et une étoile;
    celles de Simon de Montfort un lion.

  Le comte de Montfort, auquel ses barons reprochent d’avoir mérité par
  sa cruauté les revers que Dieu lui inflige, fait appeler les médecins
  les plus habiles pour soigner ses blessés, et, dès le lendemain matin,
  réunit son conseil:

«Seigneurs, dit-il, j’ai bien raison d’être dolent, puisque, en si peu
de temps, je vois blessés mes parents, mes compagnons et mon fils même.
Si je perds mon frère et demeure seul, pour le reste de ma vie j’aurai
double tourment; j’ai défendu la sainte Eglise et ses volontés; la
Provence m’appartenait ainsi que ses dépendances, et je me demande
comment Dieu, puisque je le sers et lui obéis, consent à me voir honni,
et comment il m’a laissé détruire par ses adversaires.»--«Comte, dit le
cardinal, ne craignez rien! Puisque votre esprit est saint et patient,
vous reprendrez bientôt la ville; et que rien, ni église, ni hôpital, ni
saints, ne protège les habitants et ne les empêche de recevoir la mort!
Et si quelqu’un des nôtres y mourait en frappant, moi et le saint pape
nous lui garantissons qu’il portera couronne à l’égal des
Innocents.»--«Seigneur comte, dit Alain, vous m’avez l’air bien
conquérant; mais cette fois vous êtes responsable de votre sort, car
Dieu regarde les cœurs et la conduite: c’est l’orgueil, la colère et
l’outrecuidance qui ont changé les anges en serpents, et c’est parce
qu’orgueil et dureté vous dominent, parce que la modération ne vous est
point chère, parce que la clémence vous est odieuse, que vous êtes dans
un embarras qui causera votre perte et la nôtre. Le Seigneur, qui
gouverne et juge selon droiture, ne consent pas à ce que les habitants
de Toulouse soient tués et ruinés. Monseigneur le cardinal s’ingénie à
nous rendre durs et cruels. Sans doute, puisqu’il nous assure qu’il sera
notre garant, nous pouvons combattre désormais en toute sécurité, et
nous devons le remercier de nous appeler des saints. Mais, du moment que
notre salut lui est chose si agréable, il est aisé de voir où lui branle
la dent[32]: il lui restera l’argent de ceux qui mourront! Aussi que
Dieu ni saint Vincent ne me secourent point, si cette fois je suis le
premier à combattre!»--«Seigneur comte, dit Gervais, je vous dirai mon
sentiment: attaquer la ville est inutile, car de leur côté se sont
accrues la vaillance et la hardiesse, et du nôtre les fatigues et les
pertes. Nous n’avons plus affaire désormais à des novices: si nous les
attaquons, ils se défendent énergiquement et leur défense est farouche
et sauvage. Parce que nous leur avons fait saigner le cœur, ils aiment
mieux une mort honorable qu’une vie d’opprobre. Par la foi que je vous
dois, ils nous ont bien montré l’affection qu’ils nous portent et leurs
intentions; et nous les avons trouvés tellement acharnés à combattre que
notre mesnie est affaiblie de cent soixante hommes qui ne porteront plus
les armes de cette quarantaine!»

  [32] C’est-à-dire, de découvrir son jeu.

  Sur le conseil de Foucaut, les croisés décident de bloquer Toulouse,
  mais le comte de Foix et Dalmatz de Creixell réussissent à entrer dans
  la ville, où leur arrivée soulève l’enthousiasme. Simon, ne pouvant
  décider ses barons à attaquer, lève immédiatement le siège.



XIX

Raimon VI tient conseil.


  Tandis que le comte de Montfort est du côté de Muret, Raimon de
  Toulouse réunit son conseil pour organiser la défense de la ville, en
  prévision d’une nouvelle attaque des croisés.

C’est au Petit Saint-Sernin que se tient le conseil. Le comte fait taire
le bruit, réfléchit, puis prend ainsi la parole: «Seigneurs, je me
prosterne devant Jésus-Christ, et nous devons lui rendre grâces, car il
nous a tirés de peine et de langueur en nous envoyant une grande
splendeur qui nous a tous ranimés. Puisqu’il est saint, digne, et plein
de bonté, qu’il entende ma plainte, considère mon droit, comme celui
d’un pécheur qui s’est donné à lui, et qu’il nous accorde le pouvoir et
le courage de défendre notre ville à notre honneur: nous avons un
pressant besoin qu’il nous garde de la ruine! Par sainte Marie et le
saint Sauveur, il n’y a baron, comte, chevalier ni _comtor_[33], que je
ne fasse brûler, pendre ou jeter en bas de la tour, si, par
outrecuidance ou par cupidité, il fait du mal à une maison religieuse ou
à des pèlerins. Et puisque Dieu m’a rendu la possession de ma terre,
qu’il me prenne désormais, s’il le veut bien, comme serviteur.»--«Voici
une résolution qui me plaît, dit le comte de Comminges; Dieu et le monde
vous en sauront gré. Et si la sainte Eglise et ses prédicateurs nous
font quelque dommage, ne leur rendons pas la pareille, mais prions
Jésus-Christ, le Père Rédempteur, de nous donner devant le pape un
défenseur tel que nous vivions en paix et en amour avec la sainte
Eglise. Nous ferons de Jésus-Christ le témoin et le juge du mal et du
bien entre eux et nous!»

  [33] Celui qui, dans la hiérarchie seigneuriale, vient après le
    vicomte.

  Le comte de Foix prend la parole pour engager les Toulousains à faire
  confiance aux étrangers, dont ils ont besoin pour défendre la ville;
  puis, Dalmatz de Creixell ayant donné l’assurance de son entier
  dévouement, Rogier Bernart conseille de pousser les travaux de
  défense.

Entre les vaillants comtes se leva un bon et savant homme de loi, docte
et bien emparlé; la plupart le nomment maître Bernart, et il est natif
de Toulouse. Il répond avec douceur: «Seigneurs, grâces vous soient
rendues pour le bien que vous avez dit de la ville. Nous nous plaignons
à Dieu de l’évêque qu’il nous a donné pour pasteur, car il a mis ses
ouailles en détresse et les a conduites, pour leur perte, en un lieu où,
pour une brebis, il y avait mille ravisseurs. Et, puisque nous avons
Jésus-Christ pour protecteur, tels pensent nous tuer et nous attaquent
qui périront par notre glaive et mourront dans la douleur. Nous devons
être vaillants et fermes, car nous avons une bonne ville et nous la
rendrons meilleure encore. Soyons aux aguets le jour et la nuit, jusqu’à
l’aube, dressons des pierrières et des calabres à l’entour, et un
trébuchet qui mette en pièces le mur Sarrasin, le Château Narbonnais, la
tourelle du guetteur et la tour. Au nom du conseil, dont je suis, en mon
nom et au nom de tous les autres habitants, du plus grand au plus petit,
je vous donne l’assurance que nous risquerons tout, chair et sang,
forces et vigueur, richesses et puissance, intelligence et valeur, pour
le comte mon seigneur, afin qu’il conserve Toulouse et tout le reste de
sa terre! Et nous vous prévenons en secret que nos compagnons se
mettront en route à la Toussaint, pour louer des chevaliers, nous savons
bien où.» Arnaut de Montégut ajouta: «Je vais avec eux et les mènerai en
sûreté jusqu’à Rocamadour, puis Bernart de Cazenac les recevra à son
tour. S’il plaît à Dieu, vous nous verrez venir à Pâques. Quant à vous,
mettez la ville en état de défense, tant que vous en avez le loisir.»

Le conseil se sépare dans la joie et l’allégresse, et on le vit bien à
l’œuvre et aux travaux [qui furent entrepris], car, au dedans et au
dehors, nombre d’ouvriers fortifièrent la ville.



XX

Nouvelle victoire des Toulousains.


  Simon de Montfort se plaint amèrement aux chefs de son armée d’avoir
  perdu Toulouse et s’irrite de voir «les lièvres résister ainsi aux
  lévriers!»

--«Comte, dit Gui de Lévis, il est aisé de dire ce qui en est: quand le
dommage croît, le trésor s’affaiblit. Or, ce siège ne fait que traîner!
Jamais, avec vos liseurs de prières, vous n’entreprendrez rien qui ne
vous oblige à lutter pendant dix années entières! Mais, si vous voulez
m’en croire, nous en finirons: au matin, dès l’aube, à l’heure où le
tourier sonne [le lever du jour], faites que s’équipent tous vos
chevaliers, vos bonnes compagnies, vos écuyers, avec les cors, les
trompes et tous les porte-enseigne. L’hiver est âpre, dur, froid et
sombre, et les hommes [de Toulouse] seront au lit avec leurs femmes.
Tandis qu’ils demanderont leurs vêtements et leurs chausses, nous
tenterons la chance, nous et nos chevaux. Franchissons les passages ou
suivons les chemins jusqu’aux portes, pour y tuer les portiers, et que
par toute la ville commencent le carnage, les cris, le tumulte et
l’incendie! Que ce soit leur dernier jour ou le nôtre, car une mort
honorable vaut mieux que la misère!»

--Par Dieu, Gui, dit Alain [de Rouci], parce que vous êtes
miséricordieux et bon ami du comte, je veux que vous soyez le premier [à
entrer dans la ville], et, si le comte est second, je serai le
troisième!»--«Alain, dit le comte, pour cette fois il en sera fait
ainsi! Au point du jour, nous serons tous équipés, avec toutes nos armes
et nos bons coursiers arabes, et nous aurons préparé notre ruse en
secret. Nos meilleures mesnies et les plus habiles engageront la lutte,
jusqu’à ce que les Toulousains soient sortis. Et, quand ils se seront
répandus par la plaine, nous accourrons tous ensemble, en force, donnant
de l’éperon, combattant, portant des coups, si pleins d’ardeur que les
Toulousains seront dispersés par le glaive et par l’acier, et que, avant
qu’ils aient eu le temps de se remettre et de s’en apercevoir, nous
entrerons avec eux; et telle sera notre énergie que nous garderons la
ville ou que nous y laisserons la vie. Il nous vaut mieux mourir
ensemble ou mettre fin à nos maux, que tenir plus longtemps un siège
déshonorant!»--«Seigneur, dit Amauri [de Montfort], voilà qui est bien
parlé! C’est moi qui, avec ma mesnie, engagerai l’affaire!»

Quand le conseil se fut séparé, ils mangèrent et dormirent. [Le
lendemain], aux premières lueurs du jour, les uns établissent leur
embuscade, tandis que les autres éperonnent par la plaine unie. Quand
ceux de la ville les ont vus et entendus venir, les cris et le tumulte
retentissent de toutes parts, et les Toulousains, aussitôt réveillés,
prennent si promptement les armes qu’ils en oublient de mettre leur
chemise et leurs braies. Les cors, les enseignes, les trompes occupent
la place et s’emparent du terrain, avec des cris, tandis que les
Français s’élancent tous ensemble par la plaine. Bertran de Comminges
prend le commandement des hommes de la ville, et leur crie de ne point
souffrir qu’on les extermine. Le comte [de Montfort], Amauri [son fils],
Alain [de Rouci] tout dispos, Foucaut [de Berzi], Robert [de Piquigni],
Pierre de Voisins, Robert de Beaumont, Manassès de Cortit, Hugues de
Laci et Roger d’Andely éperonnent ensemble, si bien suivis que partout
où ils se montrent on frappe de beaux coups, tellement que les
Toulousains trébuchent et tombent, et que nombre d’entre eux choient
dans l’eau tout habillés.

Les Français ont attaqué si impétueusement qu’ils ont franchi le fossé
et l’eau et que les assiégés, grands et petits, s’écrient: «Sainte
Marie, secours-nous, que nous ne soyons pas exterminés!» Alors Rogier
Bernart[34] éperonne et vient défendre vaillamment le passage; les
hommes de la ville, unis aux bannis, chevaliers et bourgeois, et
courageux sergents, tiennent tête aux cris, au tumulte et au carnage. De
part et d’autre, on se porte de tels coups que le château, la ville et
la plaine en retentissent; mais les dards, les lances, les épieux qu’on
brandit, les masses fourbies, les écus brunis, les haches acérées et les
lames d’acier trempé, les pierres, les carreaux, les flèches et les
moellons tombent si dru, de part et d’autre, que les heaumes et les
hauberts sont brisés et rompus. Ceux de la ville résistent et frappent
si bien qu’ils poursuivent les assiégeants de leurs coups, et les
repoussent en un tel désordre qu’ils tombent dans le fossé, abattus ou
blessés. Broyés à coup de masses, égorgés, résistant et battant en
retraite, les barons [de l’ost] sont sortis de la ville, et leurs
chevaux restent ensevelis dans l’eau, sous la glace. Insignes,
couvertures, bons coursiers arabes, équipements rembourrés, écus peints
à fleurs, freins et selles, poitrails brisés couvrent le terrain en
mainte manière.

  [34] Le fils du comte de Foix.

Au sortir de la mêlée, ils se sont frappés de nouveau si violemment
qu’il n’y a corps ni membre qui ne s’en soit ressenti! Et, quand
assiégés et assiégeants eurent abandonné le massacre, les Toulousains
rentrent dans la ville, pleins de joie et d’allégresse, tandis que les
Français s’en retournent, le cœur débordant de colère.



XXI

Les croisés reçoivent des renforts.


  Simon de Montfort, après d’autres attaques qui se sont toujours
  terminées à l’avantage des Toulousains, envoie la comtesse et l’évêque
  Folquet solliciter l’aide du roi de France. Au printemps, d’importants
  renforts lui viennent de Paris.

L’ost tout entière se réjouit, car le comte de Montfort va recevoir
Amauri de Craon, Gillebert des Roches et Aubert de Senlis, avec
compagnie plus belle que je ne le saurais dire.

Les barons de Toulouse sont allés se mettre en armes, nul n’attendant
l’autre pour s’équiper; puis ils allèrent garnir lices et fossés, tandis
que sergents et archers sont sortis par les jardins. Et quand l’ost
parut, elle fit trembler la plaine, la place et la terre. Alors vous
auriez vu resplendir nombre de hauberts, luire quantité d’écus
admirables et de heaumes, flotter maintes belles enseignes et maints
pennons. Il n’y en a pas un qui ne regarde la ville, et ils se disent
entre eux: «Par ma foi, je peux bien avouer qu’ils ne me font point
l’effet de vouloir fuir!...»

Le comte de Montfort fit donner l’ordre à ceux de l’ost de venir tous
entendre sa proclamation. Le comte était beau et sage, fort habile à
ranimer les courages; ayant délacé son heaume, il se mit à parler:
«Seigneurs vous êtes venus pour servir l’Eglise, pour prendre la ville,
et pour m’aider à vaincre. Vous devez attaquer de manière à établir un
autre siège au bas de la ville pour mieux les tenir, de façon que ceux
de dedans ne puissent nous assaillir d’aucun côté. Ensuite nous les
ferons jeûner et languir, et si je peux soumettre Toulouse et ses
barons, les richesses et la terre seront à vous, au partage, car je ne
veux rien garder de ce qui est là-bas, mais seulement détruire la ville
et en exterminer les barons.»

Tous les barons l’écoutent et se mettent à murmurer. Quand il a fini de
parler, Amauri de Craon lui répond: «Par Dieu, beau sire comte, on doit
vous savoir bon gré de vouloir si tôt nous mettre à l’honneur; mais
auparavant nous voulons vous demander autre chose: c’est de ne point
risquer de nous tromper et de nous honnir, car celui qui a trop de hâte
se repent trop tard! Nous tous et nos chevaux nous sommes fatigués du
voyage; aussi ne pourrions-nous fournir un nouvel effort: un homme
affaibli ne sait où donner de la tête. Mais, du moment que vous nous
témoignez tant d’amour, et que vous prenez un tel souci de nous honorer,
cédez-nous la ville que vous avez fait fortifier: nous pourrons nous y
reposer, y manger et y dormir, sans que les barons de Toulouse puissent
nous en faire sortir. Vous au contraire, qui connaissez la ville, ses
entrées et ses issues, occupez les postes où vous voulez nous envoyer.
Par sainte Marie, j’entends raconter et dire que les barons de Toulouse
ne se laissent pas facilement honnir, que, si on les provoque, ils
savent bien combattre et frapper dur. Aussi vous prions-nous, beau sire,
de nous laisser reprendre nos esprits; puis, vous et nous, nous irons
ensemble les attaquer, et nous les recevrons si bien que nous emplirons
de leurs corps les lices et les fossés. Si nous réussissons à nous
emparer de la ville et de ses barons, que le tout vous appartienne!
Quant à nous, vous nous laisserez partir!»

  Le comte de Montfort s’établit alors sur la rive gauche de la Garonne,
  et livre quelques combats malheureux. Les Toulousains reçoivent des
  renforts et continuent à organiser la défense de leur ville; bientôt
  cependant, à la suite d’une inondation qui a détruit les ponts sur la
  Garonne, Simon réussit à s’emparer de l’une des deux tours qui se
  dressent au milieu du fleuve. Mais peu de temps après, Bernart de
  Cazenac fait entrer dans Toulouse un renfort de cinq cents chevaliers.
  Le comte de Montfort, à bout de ressources, livre une nouvelle
  bataille.

La guerre recommence, et les cris, et la lutte. La mesnie de Simon vient
par les places, et, de part et d’autre, on pique de l’éperon... Les
Français et les Bourguignons viennent ensemble, à une allure telle
qu’ils font voler la terre, l’herbe et le sable. Ceux de la ville,
l’habile Rogier Bernart, et les autres barons, chevaliers et bourgeois,
puis le peuple de la ville, les sergents et les gens à pied les
reçoivent avec courage. Ils mettent la barrière en état de défense et
placent dessus l’enseigne de Mont-Aigon.

Elie d’Auberoche, un vaillant Brabançon, ainsi que Bernart Navarra et
leurs autres compagnons, avec Ot de Terride, Guiraut de Gourdon, le
vaillant Amalvis, Ugo de la Motte, Bernart de Saint-Martin, Raimon de
Roussillon, et Pierre de l’Isle, qui frappa de son épieu le premier qui
venait attaquer, brisant la hampe de son arme et n’en gardant qu’un
tronçon, tous ceux-là soutinrent l’attaque au début. On crie
«Toulouse!», «Montfort!» et «Craon!», et trompes et clairons font
retentir le ciel...

Tels furent les cris et le tumulte que beaucoup de ceux de la ville
rentrent à la dérobée, se baignant jusqu’au menton dans l’eau du fossé.
Les autres cependant combattent dehors, dans les champs: gens de la
cité, bourgeois, archers et gens de pied. Ils ont tué dans la vigne
Guillaume Chauderon, et les leurs et les autres se disputent son
cadavre, que Sicart de Montaut défend vaillamment. Les carreaux, les
lances, les rangées d’étendards, les écus, les heaumes, les chevaux et
les épieux sont plus serrés que les piquants d’un hérisson. Pourtant
ceux de dehors enlèvent le corps de force.

A ce moment, une gent étrangère, Blaventins[35] et Bretons, s’avance sur
le champ de bataille, sans armes, portant feu et paille, torches et
tisons; ils courent vers la ville en criant: «Craon!» Mais les sergents
et les damoiseaux de Toulouse leur assènent de furieux coups, leur
brisant pieds et bras, et le comte de Monfort s’enfuit avec sa
multitude.

  [35] Flamands du pays de Furnes.

  Le lendemain Simon se porte à la rencontre du comte de Soissons qui
  arrive avec ses gens.

«Seigneur comte de Soissons, dit-il, je désire et vous demande votre
amour et vous pouvez bien voir quel désir j’en ai; je vous ai donné une
plus grande preuve d’amour qu’à nul autre chevalier, car, depuis que
j’ai vu vos lettres et votre messager m’annonçant que vous alliez venir
à mon secours avec Oton d’Angelier, j’ai fait construire une
_chatte_[36], un château et une pierrière; et, afin que vous en eussiez
toute la gloire, je n’ai point voulu prendre Toulouse avant que vous
fussiez ici. Vous aurez le cinquième ou le quart de tous les biens; les
meilleurs destriers seront à vous: vous les donnerez à ceux qui en ont
le plus besoin, et, par toute la terre, les messagers diront que c’est
le puissant comte de Soissons qui a pris Toulouse!»

  [36] Sorte de cabane recouverte de clayonnages, sous laquelle les
    assiégeants s’abritaient pour atteindre les murs d’une ville.

Le conte se prit à rire et repartit: «Sire comte de Montfort, je vous
dis cent fois merci de m’avoir fait si vite trésorier des richesses de
Toulouse, que vous me donnez si généreusement. Mais, si vous prenez la
ville, ou si je la prends moi-même, que toutes les richesses vous
appartiennent. Je ne vous en demande point ma part. Et même, si vous
m’en voulez croire, vous ne donnerez à personne, pas plus à moi qu’aux
autres, un seul denier, tant que vous n’aurez point payé tous vos
soudoyers... Nous venons d’une terre étrangère, comme nouveaux
pénitents, et nous servirons volontiers l’Eglise pendant toute la
quarantaine, jusqu’au dernier jour; puis nous repartirons par ce même
chemin.»



XXII

Le jeune comte entre à Toulouse.


Dans Toulouse, les habitants sont en souci, car de maint côté l’ennemi
les entoure, et toute la chrétienté les menace et les frappe; mais le
fils de la Vierge, pour les réconforter, leur transmit une joie avec un
rameau d’olivier, une claire étoile, l’étoile du matin sur la montagne.

Cette clarté, c’était le vaillant jeune comte, l’héritier légitime, qui
franchit la porte avec la croix[37] et l’acier. Dieu fit pour lui un
miracle et lui montra par un signe éclatant qu’il enchaînerait le lion
sanguinaire, car de la tour du pont, du plus haut créneau conquis par
les Français leur enseigne tomba dans l’eau, et le lion[38] chut sur la
grève. Tous ceux de la ville en ont joie entière et parfaite.

  [37] La croix de Toulouse, sur les enseignes.

  [38] Le lion que portait l’enseigne de Simon de Montfort.

Les chevaliers, les barons de la ville, les bourgeois, le viguier, les
dames et les bourgeoises, qui en ont grand désir, vont recevoir le
comte: il ne resta pucelle en chambre ni en demeure. Le peuple de la
ville, les grands et les petits, tous regardent le comte comme fleur de
rosier; larmes joyeuses, cris d’allégresse emplissent les places, les
maisons et les vergers. Le comte, avec grande joie, descendit au moutier
du baron saint Sernin, le saint miséricordieux qui opère des miracles,
et qui jamais n’admit ni ne rechercha la compagnie des Français.

Les trompes, les clairons, les cors, les cris des porte-enseigne, les
cloches et les clochettes qu’agitent les sonneurs font retentir la
ville, l’eau et la grève. Et, dans cette joie, cinq mille sergents et
écuyers sortent de la ville, et occupent les places. Ils crient à haute
voix: «Ici, Robin! Ici, Gautier![39] A mort! A mort les Français et les
porte-bourdon! Nous avons doublé les points de l’échiquier, car Dieu
nous a rendu le chef et l’héritier, le vaillant jeune comte qui nous
apporte la flamme!»

  [39] Noms fréquents au Nord de la France, attribués par dérision aux
    croisés.

Le comte de Montfort, entendant ces paroles cuisantes, passa l’eau et
vint sur la grève; ses nobles barons allèrent le recevoir. Il se prit à
rire, et les questionna: «Seigneur comte, dit Joris, vous avez
maintenant votre pareil, qui apporte avec lui sang et glaive, flamme et
tempête, et nous allons avoir à nous défendre avec le fer et
l’acier.»--«Joris, dit le comte, ne m’effrayez point! Celui qui ne sait
prendre une résolution en temps opportun ne doit point aller prendre
l’épervier à la cour du Puy[40]! Toujours Toulouse et le comte m’auront
pour adversaire: ni trêve, ni paix, ni accord, jusqu’à ce que je les aie
pris ou qu’ils m’aient pris! A mon avantage, et pour leur malheur, en
cet hôpital[41] je ferai un château parfait, avec créneaux, lices,
enceinte fortifiée, et, au dehors une palissade de pieux; partout à la
ronde un grand fossé transversal; de ce côté-ci, vers le fleuve un beau
mur sur un terre-plein élevé; là-bas, du côté de la Gascogne, un pont et
un port. Je serai de cette façon maître du rivage, des convois et des
vivres!»

  [40] Allusion à un usage mentionné dans divers romans courtois: un
    chevalier, en offrant à sa dame un épervier posé sur un perchoir,
    lui décernait le prix de beauté: mais il devait défendre son choix
    les armes à la main. Cf. _Erec et Enide_ (_Poèmes et Récits de la
    Vieille France_, XV) chap. 1, p. 15-24.

  [41] L’Hôpital de la Grave, sur la rive gauche de la Garonne.



XXIII

Mort de Simon.


  Après de multiples échecs, Simon de Montfort décide d’attaquer le
  rempart de la ville avec la _chatte_ qu’il a fait construire; mais les
  Toulousains parviennent à la détruire, mettant en déroute les croisés
  qui en assuraient la garde. Simon apprend la nouvelle à l’église.

Voici qu’un messager se dirige vers le comte, criant: «Sire comte de
Montfort, vous souffrez aujourd’hui grand dommage pour être si dévot,
car les hommes de Toulouse ont tué vos chevaliers et vos meilleurs
soudoyers. Guillaume, Thomas, Garnier et Simon du Caire y sont morts;
Gautier est blessé; Pierre de Voisins, Aimon, Rainier tiennent tête à
l’attaque et protègent les _targiers_[42]. Si la mêlée et la tuerie
durent davantage, jamais vous ne serez maître de cette terre.» Le comte
frémit, soupire, devient triste et sombre, et dit: «Au sacrifice!
Jésus-Christ droiturier, donnez-moi aujourd’hui la mort ou la victoire!»
Il mande ensuite aux mainadiers, aux barons de France et à ses soudoyers
de venir tous ensemble sur leurs coursiers arabes.

  [42] Sortes d’appareils défensifs formés de targes jointes.

Il en arrive bien soixante mille[43]; à leur tête le comte chevauche en
toute hâte avec Sicart de Montaut, son gonfalonier, Jean de Berzi,
Foucaut et Riquier. Derrière eux suit la grande masse des porte-bourdon.
Les cris, le son des trompes, des cors, la voix des porte-enseigne, le
sifflement des frondes et les coups des pierrières font un bruit de
vent, d’orage, de tempête, tel que la ville, l’eau et la grève en
frémissent. Ceux de Toulouse en furent tellement désemparés que beaucoup
tombèrent dans les fossés; mais en peu de temps ils se ressaisissent et
s’élancent au dehors entre les jardins et les vergers, sergents et
dardiers occupant la place.

  [43] Ce chiffre est évidemment très exagéré.

Cependant, du parapet de gauche, un archer tire et frappe à la tête le
cheval du comte Gui [de Montfort], si bien que le carreau se plante au
milieu de la cervelle; et, au moment où le cheval tourne, un autre
arbalétrier décoche à Gui, de flanc, un tel coup d’arbalète à tour que
l’acier demeure dans la chair nue et que le côté et la ceinture sont
rouges de sang.

Le comte de Montfort s’approche de son bien-aimé frère, met pied à terre
et lui dit ces paroles impies: «Beau frère, Dieu nous a pris en haine,
moi et mes compagnons et il protège les routiers; aussi, pour cette
blessure, me ferai-je moine hospitalier!»

Tandis que Gui parle et se lamente, il y avait dans la ville une
pierrière que fit un charpentier[44]; c’étaient des dames, des jeunes
filles et des femmes qui la servaient. Une pierre vint tout droit où il
fallait, et frappa le comte [Simon] sur son heaume d’acier, de sorte que
les yeux, la cervelle, les dents, le front et la mâchoire lui volèrent
en éclats, et qu’il tomba, par terre, mort, sanglant et noir.

  [44] Ici un vers dont le texte est altéré.

Vers ce côté éperonnent Gaucelin et Rainier. En gens avisés, ils le
recouvrent en toute hâte d’une chape bleue, tandis que se répand
l’épouvante. Alors vous auriez entendu maint baron chevalier gémir sous
le heaume et se répandre en imprécations, s’écriant à haute voix: «Dieu,
tu n’es pas juste, puisque tu souffres la mort du comte et ce dommage.
Bien fou qui te défend et se fait ton vassal! Car le comte, qui était
doux et hardi, est tué par une pierre, comme un impie; et, du moment que
tu frappes et fais périr les tiens, nous n’avons plus rien à faire en
cette terre!» On porta immédiatement le corps du comte aux clercs, et le
cardinal, l’abbé, l’évêque Folquet le reçurent, pleins de tristesse,
avec croix et encensoirs.

Dans Toulouse entre un messager qui conte la nouvelle. Si grande est
l’allégresse, que, par toute la ville, les habitants courent aux églises
où ils allument les cierges sur tous les chandeliers. Ils poussent des
cris de joie et remercient Dieu de ce que Parage a recouvré sa splendeur
et repris le dessus, tandis que le comte, cet homicide, cet homme
sanguinaire, est mort sans absolution. Les cors, les trompes, les
carillons, les volées et les sonneries de cloches, les tambours, les
timbales et les petits clairons font retentir la ville et le pavé.

  Les croisés; au contraire, sont plongés dans la tristesse. Sur le
  conseil du cardinal, ils transfèrent à Amauri de Montfort le titre de
  comte et la possession des terres que son père avait tenues; puis,
  après avoir vainement tenté d’incendier Toulouse, ils se dirigent vers
  Carcassonne. Amauri y fait ensevelir son père au moutier
  Saint-Nazaire, et, tandis que l’ost se sépare jusqu’aux beaux jours,
  il implore, pour le printemps suivant, le secours du roi de France.



XXIV

Bataille de Baziège.


  Pendant les mois qui suivent, le jeune comte de Toulouse reçoit
  l’hommage de l’Isle, et va occuper Condom, Marmande, Clairac et
  Aiguillon; de son côté, Bernart de Comminges donne la chasse à Joris,
  qui est venu ravager ses terres, le rejoint devant Meilhan, lui livre
  bataille et le fait prisonnier.

  D’autre part, le comte de Foix a conduit une expédition en Lauragais,
  où Foucaut de Berzi et ses gens se préparent à le combattre. C’est
  alors que maints barons de Toulouse, sous la conduite de leur jeune
  seigneur, viennent se joindre aux hommes de Raimon Rogier. On décide
  de livrer bataille le plus tôt possible; Arnaut de Villemur tente
  alors de dissuader Raimon de Toulouse de prendre part à la lutte:

--«Sire comte, dit Arnaut de Villemur, qu’il vous plaise de m’entendre:
vous ne gagneriez aucun honneur en cette bataille. Il ne sied pas à
votre rang de combattre contre ces gens, s’il n’y a ni Amauri, ni un
comte, ni quelque puissant personnage. Foucaut est preux et sage, mais
il n’est pas d’assez haute condition pour que vous risquiez votre
personne en cette aventure. D’ailleurs, même si vous le faisiez
prisonnier, vous n’y gagneriez guère, car vous n’auriez de lui ni terre,
ni accord, ni paix. Pourtant, s’il vous plaît de combattre, vous me
trouverez à votre côté, à droite ou à gauche.»--«Arnaut, dit le comte,
pourquoi me sermonner? Je prendrai part au combat et vous prie de
vouloir faire de même, car quiconque me fera défaut en portera la faute
à tout jamais. Tout homme, quel qu’il soit, fût-il roi couronné, doit
risquer sa personne et sa dignité pour détruire ses ennemis, jusqu’à ce
qu’il les ait abaissés!»

Le comte de Foix lui dit: «Seigneur comte, donnez-moi la première ligne
de combat, la plus périlleuse.» Le comte lui répond: «Vous et Rogier
Bernart, avec ceux du Carcassais, que je sais habiles à manier les
armes, bons frappeurs dans la bataille et audacieux, avec ceux aussi de
votre terre en qui vous avez le plus confiance, et avec votre compagnie,
telle que vous l’aurez, vous leur livrerez bataille, et je vous prie de
bien frapper. Avec les barons de ma terre que j’ai bien éprouvés, avec
ma compagnie et mes privés, avec ceux de Toulouse, en qui j’ai
confiance, avec mon frère Bertran qui est tout prêt, je viendrai vous
secourir avant que vous ayez longtemps soutenu leur choc, si bien qu’à
la fin de la guerre, nous resterons honorés. Seigneurs, pour cela n’ayez
point de crainte: à la mort, à la vie, quel que soit le succès de votre
entreprise, vous me trouverez à vos côtés, mort ou vif, car, pour cette
bataille, j’ai l’intention d’y perdre la vie ou d’en sortir avec
honneur. Et que le Fils de la Vierge, qui fut martyrisé, reconnaisse la
droiture et voie leurs crimes!»

  Peu de temps après, la bataille s’engage à Baziège[45], entre les gens
  du comte de Foix et ceux de Foucaut de Berzi.

  [45] Bourg à 23 km. au S.-E. de Toulouse.

Alors vient le jeune comte, galopant en tête, tel un lion ou un léopard
déchaîné; son cheval sombre l’emporte tout droit devant lui. Il vient,
lance baissée, la tête inclinée sous le heaume, fonce au plus fort de la
mêlée, portant à Jean de Berzi un tel coup de son épieu niellé qu’il lui
transperce le haubert, le pourpoint et le justaucorps, qu’il l’abat et
le renverse, et il passe outre en criant: «Toulouse! Francs chevaliers,
massacrez la gent étrangère! Frappez et tranchez!» Il se tourne, revient
en arrière, et frappe de nouveau de tous côtés: sa mesnie le défend et
veille sur lui, et Arnaut leur porte la bannière au visage. Jean de
Berzi se lève, et sa lame acérée taille, frappe, tranche et brise.

Peire Guilhem de Séguret s’approche alors en toute hâte, et frappe le
comte, là où il le peut, en plein sur le ceinturon, à l’endroit où le
haubert est serré, de sorte qu’il tranche la sangle et fait éclater
l’acier. «Montfort! Montfort! crie-t-il, francs chevaliers, portez de
beaux coups!» Mais le comte n’est ni renversé ni désarçonné...

Les barons du comte tous ensemble, poussant un seul cri, rompent les
bataillons avec leurs lames tranchantes, tournent et retournent les
Français en tous sens, si bien qu’ils les frappent et les blessent à la
poitrine et sur les flancs: les Français tombent deux par deux, dos à
dos.

Alors vient la grande masse des sergents rapides: ils se mêlent si
étroitement aux chevaliers dans la bataille que les Français, renversés
et dominés, sont tués et taillés en pièces à la fois par les chevaliers
et les sergents. Yeux, cervelles, poings, bras, chevelures, mâchoires et
membres mutilés, foies, entrailles séparées du corps, sang et chair,
cadavres sont répandus du tous côtés. Il y eut là tant de Français tués
et égorgés que le terrain et le rivage en sont jonchés et rougis!

Le vicomte de Lautrec s’est échappé vivant; Foucaut [de Berzi], Jean
[son frère] et Thibaut, sont mis à part et retenus prisonniers, la vie
sauve, tandis que les autres restent sur le champ de bataille,
massacrés. La vraie Trinité a fait en cette rencontre tel miracle que,
du côté du comte de Toulouse, il n’y eut personne de tué, sauf un écuyer
qui s’était porté au premier rang.

  Amauri de Montfort apprend à Marmande, qu’il assiégeait, la défaite de
  Foucaut. Il pousse énergiquement le siège de ce château et réussit à
  s’en emparer, grâce à l’arrivée de puissants renforts; la ville est
  livrée aux flammes, et ses habitants sont massacrés. Seul, Centule
  d’Astarac est épargné, pour être rendu au comte de Toulouse, en
  échange de Foucaut de Berzi.

  Cependant le fils du roi de France, à la tête d’une foule considérable
  de gens d’armes et de clercs, marche sur Toulouse.



XXV

Le fils du roi de France vient assiéger Toulouse.


Ce n’est point merveille si l’épouvante s’empare des Toulousains! Les
consuls de la ville se hâtent d’envoyer de rapides messagers aux barons
des terres et à tous les guerriers, afin que nul ne fasse défaut, ni
sergents, ni archers, ni chevaliers, ni soudoyers, ni bannis vivant dans
les bois, ni agiles jeunes hommes. Quiconque veut voir régner Prix et
Parage, gagner des terres ou retrouver l’aisance, obtiendra en
récompense, pour être venu à Toulouse, d’avoir à tout jamais part aux
biens qui s’y peuvent trouver.

Pour secourir la ville sont arrivés mille chevaliers habiles à manier
les armes et courageux, et cinq cents dardiers. Quand ils sont réunis,
au parlement plénier des hommes de la ville et de leurs chefs, Pelfort
parle le premier, car il est beau parleur; il expose les faits et les
moyens d’améliorer la situation: «Barons, vous autres de Toulouse, c’est
maintenant que le savoir, la réflexion, l’intelligence vous sont
nécessaires. L’entreprise du [fils du] roi de France est pour nous d’une
importance capitale; il amène des étrangers, des hommes cruels et
sanguinaires. Eh bien! Avant qu’il se loge là dehors, parmi les
vignobles, que monseigneur le jeune comte, puisqu’il est son feudataire
et son meilleur parent[46], lui envoie des messagers vaillants et
distingués, pour lui dire qu’il n’a à son égard tort ni faute, qu’il n’a
commis envers lui ni déloyauté ni mensonge, et que, s’il veut accepter
son hommage, il le lui fera volontiers, à lui, à l’Eglise, et à qui le
réclamerait en son nom. Que le messager dise au fils du roi que, s’il
vient à Toulouse avec peu de compagnons, le jeune comte recevra de lui
sa terre et sera son vassal, qu’il lui rendra la ville pour en faire
garder les tours, et que, du moment que le jeune comte offre de faire
droit--et droit absolu--il ne devrait point être détruit à cause des
paroles des médisants. Si le fils du roi repousse cette proposition et
la rejette, que Jésus-Christ, dont nous ferons notre gonfalonier, nous
défende!»

  [46] Ils étaient cousins issus de germains: la grand’mère de Raimon,
    Constance, était sœur du grand-père de Louis.

--«Voilà conseil excellent!» répondent les barons.--«Le conseil est fort
sage, dit le jeune comte, mais nous agirons autrement. Le roi était mon
seigneur, et, s’il eût observé droiture à mon égard, je lui aurais
toujours été loyal et fidèle; mais, puisqu’il est envers moi
malveillant, violent et hautain, puisque, tout d’abord, il m’a attaqué
par les armes, m’a enlevé Marmande et tué mes chevaliers, puisqu’il
chevauche contre moi avec tant de porte-bourdon, je ne lui enverrai pas
de messager, je ne lui ferai pas d’avances! Il a autour de lui
d’orgueilleuses gens, de cruels conseillers, et il ne me serait d’aucun
profit de lui faire quelque gracieuseté; au contraire, je doublerais
ainsi ma honte, mon dommage, et j’encourrais double reproche. Mais,
quand le fils du roi sera ici en face, quand le massacre et le carnage
auront duré nuit et jour, quand nous aurons vu trébucher et s’abattre
par les places barons et destriers, quand nous nous serons montrés aussi
forts que lui, si nous lui envoyons des messagers, il aura de nous
miséricorde. Si vous m’en voulez croire, puisque le brasier s’allume,
avant que le roi soit notre maître ou notre co-seigneur, nous mettrons
nos affaires et les leurs sur un pied d’égalité, et nous verrons bien
avec l’acier tranchant, en ce qui concerne Toulouse, si le mortier
contient de l’eau ou du vin, et s’il se brisera[47]. Si nous pouvons
défendre la ville, le rosier[48] s’épanouira, et l’on verra revenir
Parage, Joie et Allégresse!»

  [47] C.-à-d. nous verrons de quoi Toulouse est capable.

  [48] Peut-être Toulouse, que Guillem de Tudèle, lui aussi, compare à
    une rose (v. 1784): _que de totas ciutatz es cela flors e roza._

  Les consuls font alors distribuer des vivres en abondance, mettre les
  reliques des saints à l’abri, construire des calabres et des
  pierrières, tendre les trébuchets, et fortifier la ville. Les postes
  de combat les plus dangereux sont répartis entre les barons de marque
  et leurs gens: tous jurent de ne pas quitter, quoi qu’il advienne, les
  ouvrages qu’ils ont à défendre. Les Toulousains, de leur côté,
  constituent une réserve d’hommes, pour porter secours, le cas échéant,
  aux défenseurs les plus menacés.

Que le Fils de la Vierge, qui est clarté et splendeur, et qui donna son
sang précieux pour que vînt le pardon, considère raison et droiture, et
veille à ce que les coupables expient leurs torts et leurs crimes! Car
le fils du roi de France arrive avec trente-quatre comtes et tant de
gens qu’il n’est point en ce monde d’homme assez savant pour en évaluer
les mille et les cents! Il amène avec lui le légat de Rome qui prêche et
lit que la mort et le carnage doivent se répandre tout d’abord, si bien
que, dans Toulouse et ses appartenances, il ne reste aucun être vivant:
ni dame, ni damoiselle, ni femme grosse, ni autre créature, ni enfant au
sein; tous doivent recevoir la mort dans les flammes ardentes.

Mais la Vierge Marie les en gardera, elle qui redresse les torts selon
droiture. Et, puisque saint Sernin guide les habitants, qu’ils n’aient
point de crainte! Dieu, Droit, Force et Sens, avec le jeune comte,
défendront pour eux Toulouse.


Amen!



Table des Matières


  Avant-Propos                                                  V
  Dates des principaux événements                              XI

  PREMIÈRE PARTIE
  par GUILHEM DE TUDELA

      I.--Assassinat de Pierre de Castelnau                     3
     II.--Sac de Béziers                                        5
    III.--Prise de Carcassonne                                 12
     IV.--Vaines prédications                                  17
      V.--Prise de Termes                                      21
     VI.--Le parlement d’Arles                                 24
    VII.--Un épisode du siège de Toulouse                      28

  DEUXIÈME PARTIE
  (ANONYME)

   VIII.--Prise de Pujols et bataille de Muret                 33
     IX.--Le concile de Latran                                 43
      X.--Le jeune comte rentre en Provence                    54
     XI.--Le siège de Beaucaire                                59
    XII.--La colère de Simon                                   67
   XIII.--Emeute et combats dans les rues                      75
    XIV.--Représailles                                         80
     XV.--Raimon VI rentre à Toulouse                          87
    XVI.--Gui de Montfort attaque Toulouse                     96
   XVII.--Simon de Montfort arrive                            102
  XVIII.--Belle défense des Toulousains                       108
    XIX.--Raimon VI tient conseil                             115
     XX.--Nouvelle victoire des Toulousains                   120
    XXI.--Les croisés reçoivent des renforts                  126
   XXII.--Le jeune comte entre à Toulouse                     135
  XXIII.--Mort de Simon                                       139
   XXIV.--Bataille de Baziège                                 145
    XXV.--Le fils du roi de France vient assiéger Toulouse    152


Imp. Générale de Châtillon-sur-Seine.--Euvrard-Pichat.




*** End of this LibraryBlog Digital Book "La chanson de la croisade contre les Albigeois" ***


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