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Title: Sac au dos à travers l'Espagne
Author: France, Hector
Language: French
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Copyright Status: Not copyrighted in the United States. If you live elsewhere check the laws of your country before downloading this ebook. See comments about copyright issues at end of book.

*** Start of this Doctrine Publishing Corporation Digital Book "Sac au dos à travers l'Espagne" ***
***



  SAC AU DOS
  A TRAVERS
  L’ESPAGNE

  PAR
  HECTOR FRANCE

  DEUXIÈME MILLE


  PARIS
  G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1888
  Tous droits réservés



DU MÊME AUTEUR


  Le Roman du curé                              1 vol.
  L’Homme qui tue                               2 vol.
  L’Amour au Pays bleu                          1 vol.
  Le Péché de sœur Cunégonde                    1 vol.
  Marie Queue-de-Vache                          1 vol.

CHEZ G. CHARPENTIER & Cie:

  Les Va-nu-pieds de Londres                    1 vol.
  Les Nuits de Londres                          1 vol.
  Sous le burnous                               1 vol.
  L’Armée de John Bull                          1 vol.

Sous presse:

  Les Anglais peints par eux-mêmes              1 vol.

En préparation:

  La Fille du Christ                            1 vol.


12770.--Imprimeries réunies, A, rue Mignon, 2, Paris.



A HENRI DE LA MARTINIÈRE

MON COMPAGNON DE ROUTE A TRAVERS L’ESPAGNE

H. F.



SAC AU DOS

A TRAVERS L’ESPAGNE



I

ENTRÉE EN ESPAGNE


«Je ne connais, disait J.-J. Rousseau, qu’une manière de voyager
meilleure que celle de voyager à cheval: voyager à pied.» Je partage
l’avis de Jean-Jacques, à condition toutefois que l’étape ne soit pas
trop longue, ni le sac trop lourd. Le plus mince bagage semble augmenter
de poids en raison des heures de marche. Je m’en suis vite aperçu, et
d’étape en étape j’ai diminué le mien, si bien qu’il était à peu près
réduit à zéro quand j’atteignis Malaga. C’est par là que j’aurais dû
commencer.

Dès Irun, j’entrai en campagne, et secouant l’engourdissement d’une nuit
en wagon, je frappai le sol d’un pied léger. Certes, si la meilleure
manière de voyager est celle citée plus haut, la dernière et la plus
abominable est bien le chemin de fer pour les gens pas pressés.
Parcourir un pays en wagon, c’est se condamner à ne rien voir, et
cependant combien ne parcourent l’étranger que de cette façon et à leur
retour racontent leurs impressions et écrivent un livre sur les mœurs et
coutumes d’un pays entrevu à travers un nuage de fumée par une portière
de voiture roulant à la vitesse de 60 kilomètres à l’heure.

Dès Irun, on sent l’Espagne. De coquets petits gendarmes, coiffés de
minuscules bicornes que borde économiquement une tresse de laine
blanche, et épaulettés de macarons blancs, vous en font tout de suite
apercevoir. Ils n’ont ni le prestige ni la majesté des nôtres et
ressemblent un peu, moins le brillant, aux gardes françaises
d’opéra-comique. Misère et vanité, l’Espagne entière; ils portent tous
faux col et manchettes amidonnés. La gare d’Irun en est remplie, comme
du reste toutes les stations d’Espagne; deux ou trois brigades montent
dans chaque train pour le protéger. Le temps est loin, chez nous, où
l’on attaquait les diligences; ici, ce n’est pas seulement les
diligences que l’on attaque encore, mais les trains de voyageurs. C’est
un des rares reflets de couleur locale qui restent à l’Espagne, et je
serais désolé qu’il disparût.

Les gendarmes, assure-t-on d’ailleurs, sont là pour la forme. En cas
d’offensive, ils se hâtent de décharger leur fusil en l’air et de crier
aux assaillants: «Attachez-nous pour qu’il soit constaté que nous
n’avons pu nous défendre.» Aussi, dans ces attaques de train, jamais ne
vit-on gendarme blessé.

Après et même avant ce singulier gendarme, un autre trait
caractéristique fait sentir l’Espagne, et celui-là des plus piquants.
J’en fus poursuivi d’Irun à Grenade, de Malaga à Séville, de Cadix à
Algéciras, et il ne cessa de m’empoisonner que devant les uniformes
rouges des factionnaires de Gibraltar.

Dans ses _Lettres sur l’Irlande_, George Moore prétend que la verte Erin
rappelle l’odeur de l’huile de paraffine.

«Le pays, dit-il, exhale l’odeur humide, moisie et malsaine de la
pauvreté, d’une pauvreté qui sent la terre, et cette odeur vous prend au
nez à la porte de chaque cabane; elle flotte au-dessus des cheminées
avec la fumée de la tourbe, elle couve sous les fumiers, elle rampe le
long des fondrières profondes et noires qui bordent les chemins;
l’aspect chétif et maigre des champs marécageux et des collines sans
arbres vous rappelle cette odeur de pauvreté, d’une pauvreté qui rend
malade à mourir.»

Ce n’est pas une odeur de pauvreté qui vous poursuit de l’autre côté des
Pyrénées. La misère n’y est pas hideuse comme au Royaume-Uni. Elle
s’épanouit gaiement dans ses haillons roussis, et chauffe paresseusement
ses plaies au soleil. Elle est cynique et quelque peu gouailleuse; très
philosophe, elle sait se contenter de peu. Elle déjeune d’un oignon et
soupe d’une poignée de pois chiches; l’eau du puits voisin fournit sa
boisson.

Les misères du Nord sont plus exigeantes. Il leur faut pain et lard,
pouding, bière forte, thé. Cela représente au moins deux schellings par
jour. Le Castillan se contente de deux sous.

Non, l’Espagne misérable, exploitée, l’Espagne somnolente et paresseuse,
n’a pas, même dans les bas-fonds de ses villes, dans ses villages
solitaires et ruinés, dans les antres de ses gitanas l’odieuse puanteur
de la crasse humide, mais les parfums qu’elle exhale ne valent pas
mieux. C’est une odeur _sui generis_, mélange d’huile rance et de
vidange fraîche qui vous saisit de quelque côté que vous vous tourniez,
vous enveloppe et ne vous lâche plus.

Eh! l’on peut bien lui reprocher ses tares, au vieux pays des rois
Maures; il a, pour les couvrir, assez de magnificences.

                   *       *       *       *       *

Dès le début le pays est d’une beauté grandiose. Ce n’est pas la Suisse
avec ses vues léchées, ses _landscapes_ à l’usage des jeunes Anglaises,
ses vallons rétrécis et mièvres, ses chalets jouets d’enfants, ses
cascades soigneusement aménagées, cette nature trop jolie, trop
encombrée de _misses_ correctes, de respectables _ladies_ et de parfaits
gentlemen, de _snobs_ britanniques enfin, et qu’exploite un peuple
d’hôteliers voleurs.

Ici la montagne sauvage et déserte, les grands rochers à pic, les
villages accrochés sur l’abîme, où en dix ans l’on compte la venue d’un
étranger, la plaine séchée où l’on marche des journées sans rencontrer
d’ombre, les vieux couvents en ruine avec leurs tours et leurs bastions,
les auberges rares, le confort inconnu, les hommes rudes et les femmes
jolies. «L’Afrique commence aux Pyrénées.» A chaque pas, hors des villes
comme dans les villes, au nord comme au sud, on rencontre des coins de
Mauritanie.

A la sortie d’Irun, laissant à notre droite Fontarabie qui semble surgir
du milieu des flots, nous nous engageons dans la montagne, sourds aux
appels du conducteur et du cocher d’une patache attelée de quatre mules
et qui nous crient à tue-tête pour mieux nous faire comprendre:

«La diligence de Saint-Sébastien, voici la diligence de Saint-Sébastien!

--Merci, nous allons à pied.

--A pied! ah! ah! _que tontos!_ (quels fous!)»

Et ils riaient d’un air incrédule. La distance n’est pourtant pas bien
longue: une vingtaine de kilomètres; mais on est au commencement d’août
et les Espagnols ne craignent rien tant que la marche et la chaleur.
C’est le défaut des races latines; elles comprennent peu les voyages
pédestres. Cela me rappelle ces villageois qui, voyant des gens de la
ville faire après dîner leur digestion en arpentant la route, se
demandaient stupéfaits ce que ces bourgeois avaient ainsi à marcher pour
n’aller nulle part, tandis qu’ils pouvaient rester tranquillement chez
eux, se chauffer les mollets, faire un cent de piquet ou lire la
gazette!

A l’entrée du chemin nous nous croisons avec un attelage de bœufs. Le
joug est entouré d’une peau de mouton qui, descendant de chaque côté de
la tête, semble coiffer les bœufs d’une perruque Louis XV. Un fier
gaillard à jambes nues et à béret bleu les guide d’un long bâton, et
derrière le chariot à roues pleines comme celles des chars antiques, un
autre jeune gars retient l’attelage sur la pente trop rapide en sifflant
un air arabe, mélancolique et doux. Ils nous saluent en passant d’un
_Vaya usted con Dios!_ (allez avec Dieu!) qui est la traduction exacte
du salut des Musulmans.

Par le sentier raboteux nous traversons un merveilleux paysage,
végétation tropicale, fouillis de fleurs et de verdure qui se détache
harmonieusement sur le fond indigo des Pyrénées. Les maisons très rares,
disséminées çà et là, ont l’aspect pauvre et délabré, un des cachets
caractéristiques des fermes et des villages espagnols.

Un balcon au premier étage, ou une galerie de bois extérieure d’où
pendent des guirlandes d’oignons, d’ails, de piments; des murs en ruine
où sèchent des hardes, jupes jaunes ou rouges. Des petits garçons et des
petites filles habillés d’une chemisette qui ne descend guère plus bas
que le nombril, accourent pour voir passer les deux voyageurs.

Je jette deux sous à une fillette qui loin de les ramasser se réfugie
près de sa mère: «Les Basques ne sont pas des mendiants,» dit fièrement
celle-ci.

Nous voici loin de l’Angleterre, de l’Italie surtout où à l’entrée de
chaque village, le voyageur est assailli par des nuées de petits
guenillards. Partout, dans le Guipuzcoa, j’ai trouvé la même dignité.

Nous traversons le col de Jainhurqueta, laissant à notre droite le
Jasquibel avec ses sommets revêtus de bruyère, qui, du cap du Figuier,
plonge ses flancs ravinés dans la mer, jusqu’à la merveilleuse baie des
Passages.

Ces pâtés de montagnes de la Biscaye et de la Navarre forment un
amoncellement de chaînons hérissés de crêtes, de rochers granitiques et
calcaires, coupés de gorges et de vallons au fond desquels bondissent
des torrents qu’entretiennent de continuelles pluies.

Hêtres, pommiers, châtaigniers, chênes percent en touffes épaisses les
fissures des parois basaltiques au milieu de toute la flore rupellaire,
et çà et là, aux pentes des monts, dans des guirlandes de vigne,
s’éparpillent les blanches fermes.

Parfois un grand rocher aux tons de rouille surplombe la route; il
semble ne s’accrocher à la montagne que par de fragiles crampons de
lierre et l’on se demande s’il ne va pas glisser tout à coup au moindre
tremblement du sol, emportant avec un bruit de tonnerre au fond du
précipice où murmure un torrent caillouteux, avec un morceau de la
montagne, route et voyageurs.

On se croirait dans les gorges de l’Atlas et l’on s’attend à voir surgir
des têtes de Berbères derrière les broussailles.

De distance en distance, une croix de bois ou de pierre indique qu’un
meurtre a été commis. Rien de plus propice aux embuscades que ces coins
solitaires, fourrés, défilés, cavernes: _Malos sitios!_ comme on dit
ici.

J’ai parlé de voyageurs; ils ne sont pas nombreux. Nous seuls, sac au
dos, la Martinière et moi, arpentons la route, et dans toute notre
traversée des Espagnes, nous avons rencontré en trois fois six voyageurs
pédestres et de fort mauvaise mine dont trois nous ont demandé l’aumône;
je dois ajouter que c’étaient des compatriotes. Non, rien sur la route.
De temps à autre deux gendarmes arrêtés devant une gorge ou au coin d’un
bois. Ils attendent la diligence. Quand elle arrive, ils se postent de
chaque côté du chemin, arme au pied, et font mine de la fouiller d’un
œil scrutateur. En grande tenue comme pour la parade. Parfois encore un
char mérovingien chargé de grands fûts de vin des Castilles passe
lentement avec un bruit strident et aigu fait par l’essieu tournant des
roues pleines; ou c’est un âne efflanqué crevant sous un faix trop lourd
et que chasse devant lui un petit drôle féroce, armé d’une trique, ou
bien encore une mule montée par un cavalier qui la frappe à bras
raccourcis.

Dès les premiers pas, la brutalité à l’égard des bêtes s’étale sans
vergogne. Dans tout véhicule public, un jeune garçon, le _ragal_,
auxiliaire du cocher, n’a d’autre mission que de frapper à grands coups
les têtes ou les maigres échines des attelages. La Société protectrice
des animaux aurait fort à faire ici.

Nous nous sommes embarqués sans biscuit pensant trouver des auberges le
long de la route; à jeun depuis la veille, la faim nous prend. Voici une
maison d’aspect misérable; un rameau séché à la porte indique une
_venta_. On aperçoit en effet, du dehors, un comptoir de bois blanc,
fait de débris de caisses d’emballage, des cruches et des verres. Nous
demandons à manger. Une femme à tête de maugrabine, portant un affreux
marmot couvert de teigne, nous fait signe d’aller plus loin.

«Vous avez bien du pain et du vin?

--Ni pain, ni vin. Seulement de l’_aguardiente_.»

C’est une sorte de vitriol allemand ayant la spécialité de donner à
l’eau une teinte d’orgeat et vendu au détail dix ou douze sous le litre.
Je me rappelais en avoir bu à Paris dans un café du boulevard sous le
nom d’absinthe blanche à raison de 75 centimes le verre.

Ici, dans le Guipuzcoa, comme au fond de la Sierra Morena, où les
communications avec Berlin sont cependant plus difficiles que pour les
industriels du voisinage de Montmartre, on ne le fait jamais payer plus
d’un sou.

MM. les limonadiers parisiens objecteront avec raison que les
_hosteliers_ castillans n’entendent rien aux affaires et qu’il doit s’en
trouver très peu qui deviennent millionnaires en cinq ans.

Après plusieurs questions restées sans réponse, occupée qu’elle est à
essuyer le marmot teigneux, la maugrabine se décide à nous dire qu’à
moins d’une demi-heure, en haut de la côte, nous pourrons trouver à
manger.

Nous gravissons pendant une heure la montagne poussiéreuse sans rien
apercevoir. Ne demandez jamais en Espagne la distance d’un endroit à
l’autre, nul ne la sait, même ceux qui ont fait dix fois le trajet; on
vous répond un chiffre au hasard; mais il faut toujours compter sur le
double. Après une longue heure nous atteignons la _venta_. Moins
délabrée que la première, des images enluminées de saints et de madones
égayent ses murs blanchis.

Une petite fille d’une douzaine d’années, visiblement enceinte, est
assise sur le pas de la porte.

Elle se prépare aux devoirs de sa maternité prochaine en mouchant une
sœur cadette qu’elle tient nue sur ses genoux.

Un peu surprise à notre vue, elle appelle sa mère d’un ton chantant et
traînard: _Madre! Madre!_ Une grosse commère mamelue, à cheveux
grisonnants et à tête de procureuse, arrive nonchalante et maussade.
C’est la façon de tous les aubergistes espagnols. Hommes ou femmes, il
semble que vous les dérangiez d’une occupation des plus importantes pour
vous faire servir gratis. Vous entrez en fâcheux dans leur vie pour leur
voler leur temps et leurs peines, car, par le fait, vous les troublez
dans leur oisiveté ou leur somme.

Ils se dérident à la longue, une fois qu’ils sont décidés à vous servir,
semblant se dire: «Puisque le mal est arrivé, prenons-en notre parti, et
faisons contre fortune bon cœur.» C’est ce que fit la matrone après nous
avoir offert du pain et du vin. Le pain est frais et le vin excellent;
nous nous régalons, assis près du comptoir, sur un banc boiteux, mal
équilibré sur le sol battu, en face de trois chats faméliques qui se
jettent avec avidité sur les miettes, en se lançant l’un à l’autre des
grondements pleins de colère. Oh! les chats espagnols! Le Belzébuth du
château de Misère du capitaine Fracasse était un gras matou comparé à
ces misérables. Pelés, étiques, torves, hideux, tout en tête, l’œil
lamentable et avide, ce ne sont que des squelettes de chat, revêtus
d’une peau râpée. Que mangent-ils? de quoi vivent-ils? Que font-ils pour
satisfaire les impérieuses exigences du ventre? Comme l’odeur _sui
generis_ et innommable dont je parlais, leur ombre fantastique m’a
poursuivi dans toute l’Espagne!

Je les ai rencontrés aussi hâves, aussi maigres, affamés, anguleux,
hérissés, au Palatio de Urvaza comme au col de Piqueras, dans la Sierra
Morena comme dans les rues désertes de Tolède, où tout à coup en
surgissaient deux ou trois effarés et fantasques, uniques fantômes de la
rue morte en plein midi, spectres de la peur, de la détresse et de la
faim.

Alléchés par cette ripaille, des poules étiques envahissent la salle, et
plus effrontées que les chats, sautent jusqu’à nos mains pour nous voler
les bouchées.

«Vous ne donnez donc pas à manger à vos poules?

--A manger, s’écrie l’hôtesse, ah bien, s’il fallait les nourrir, cela
ne vaudrait pas la peine d’en avoir.»

Toujours accroupie sur le seuil, dans le but évident de nous dissimuler
son état, la petite nous examine avec ses grands yeux noirs. Elle est
assez jolie et sa position nous intéresse. Nous lui demandons son âge.
«Treize ans aux vendanges.» Nous n’osons pas pousser plus loin
l’interrogatoire; mais la mère, qui surprend nos regards attachés sur
cette rotondité insolite, s’écrie:

«Tout est arrangé, tout est arrangé. C’est un accident.

--Ah! vraiment?

--Oui, une mère ne peut toujours surveiller ses filles. Il y a tant
d’occasions dans le Guipuzcoa!

--Des occasions! Il y en a partout!... Alors vous êtes contente?

--Il le faut, fit-elle en haussant les épaules.

--Et la _niña_?

--La _niña_ est contente aussi.»

Allons, tout va bien et tout est bien qui finit bien.

Nous réglons notre note, qui s’élève à un réal par tête (25 centimes) et
nous prenons congé de la mère et de la fille qui nous saluent d’un
aimable: _Vaya usted con Dios!_



II

LES PASSAGES


Des ruines partout. La Biscaye en est jonchée. La guerre civile y fit
rage, plus meurtrière que la guerre étrangère. Depuis cent ans, elle
ronge le pays comme une fièvre périodique. A tout détour de route se
dresse un pan de mur déchiqueté par la mitraille, une chapelle éventrée,
une maison trouée par les boulets et que la détresse ou la mort du
maître, la misère des héritiers ont abandonnée aux broussailles
envahissantes, aux nids de corneilles et de vipères, aux terriers de
renards. Le sol que l’on foule s’arrosa du sang des combats épiques. La
poussière qui vole et que le vent de la montagne souffle aux yeux et
dans la gorge fut jadis une boue rouge. Carlistes, christiniens,
républicains se sont égorgés en rivalisant de bravoure. Fermes,
auberges, églises, hameaux, bourgades ont été des forteresses. Misères
trop visibles! L’ouragan destructeur de la folie homicide s’est rué dans
ces coins de paradis.

Mais ce ne sont pas que les bâtisses de pierre jetées bas par le boulet
qui donnent à l’Espagne son aspect de dénûment; c’est la nation entière
qui s’est couchée sur la terre et semble frappée de mort. Les ruines
matérielles se réédifient, les ruines morales restent. Torpeur, incurie,
ignorance, blessures mortelles que l’Espagne porte aux flancs.

Elle s’est cependant débarrassée de ses moines qui dévoraient son sol,
stérilisaient son cerveau, mais les dix mille monastères abandonnés
n’ont fait qu’augmenter le nombre de ses décombres, et les fertiles
domaines des abbayes sont restés en friche. Les bâtiments déserts
eussent pu servir à des hôpitaux, à des écoles; l’idée n’en est pas
venue. Tout s’émiette, tout s’écroule, tout s’efface de ces richesses du
passé dont ne songe pas à profiter le présent[1].

  [1] Sous Philippe II, on comptait 11 400 abbayes d’hommes et de femmes
    réparties dans les 680 évêchés d’alors et sous la juridiction de 48
    archevêques. Ces abbayes contenaient une armée de 400 000 moines ou
    nonnes. Il y avait, de plus, 32 000 prêtres séculiers. A la fin du
    dernier siècle, il ne restait que 71 000 moines et 35 000 nonnes,
    mais le nombre des prêtres séculiers montait à 144 000; il est
    encore de 50 000 aujourd’hui. A l’expulsion des moines en 1835, leur
    nombre était de 50 000.

    Il n’y a plus maintenant que 54 évêques et 8 archevêchés: Tolède,
    siège primatial; Burgos, Grenade, Santiago, Saragosse, Séville,
    Taragone, Valence, Valladolid.

Nous voici à _los Passages_, bourgade de pêcheurs pittoresquement assise
des deux côtés de l’étroit goulet de la baie, vrai décor d’opéra.
C’était aux derniers siècles un des ports les plus sûrs de la côte de
Biscaye. La Fayette s’y embarqua pour la guerre d’Amérique sur une
frégate équipée à ses frais.

Le _Passage_ maintenant n’est plus qu’un refuge pour des barques de
pêche, une promenade en canot pour les touristes de Saint-Sébastien que
de brunes batelières à la langue libre et au geste déluré se disputent à
grand bruit.

L’insouciance, l’oisiveté, la misère ont laissé combler ce merveilleux
havre par les atterrissements de tous les ruisseaux d’alentour.

Les Passages! doux souvenir cher à mon ventre, c’est là que nous fîmes
notre premier repas arrosé de bon vin et égayé par les beaux yeux d’une
fille des Espagnes.

La _posada_ était de très médiocre apparence, et nous hésitions à entrer
lorsqu’une jolie fille nous sourit de la porte. C’était la meilleure de
toutes les enseignes. Nous voilà installés dans un _comedor_ d’aspect
décent et plongé dans une demi-obscurité nécessaire pour arrêter la
tumultueuse invasion des mouches. Nous demandons une friture et, tandis
que nous attendons, trois hommes en tenue de maçon, et à mine de prince,
entrent après avoir salué d’un _buenos dias_ plein de dignité et
s’assoient à la table voisine. Coiffés de bérets bleus, ils ont les
pieds nus dans leurs _alpargatas_ blancs.

Est-ce le sang maure qui leur donne ce grand air, cette aisance de
manières? _Io no sé_; mais j’ai rarement vu convives se conduire plus
correctement que ces maçons du Guipuzcoa. Nous entrâmes en conversation
en échangeant des cigarettes; deux d’entre eux ont guerroyé dans les
bandes carlistes et sont prêts à recommencer. Ils n’ont rien gagné
pourtant, si ce n’est l’un une balle, l’autre de voir sa bicoque brûlée.
Le troisième, qui parle un peu français, et a travaillé quelques mois à
Bayonne, s’avoue républicain. Il est des Asturies et hausse légèrement
les épaules quand pérorent ses camarades les Basques. Tous trois
gentilshommes, d’ailleurs, ils tiennent en profond mépris Andalous et
Castillans. «Nous avons du _sang bleu_ dans les veines, disent-ils, et
nous sommes, quoique maçons, aussi nobles que le roi.» Tous ces gens du
Guipuzcoa, des Asturies, de la Biscaye, _se disent nobles_; allez donc
parler d’égalité sociale dans un pays où trois millions de paysans et
d’ouvriers se vantent d’avoir du «sang bleu!»

Pendant que les maçons disputent en gentilshommes sur les mérites
respectifs de leur race, on apporte le potage. Nous avons demandé du
poisson frit, on nous sert un repas complet. Rien n’y manque, pas même
le café ni le petit verre. Je le regrettais pour la couleur locale, mais
la Martinière me consola en me promettant dans la Sierra Morena et les
villages de la Manche des _ventas_ où, sous le rapport du manque de
confort, nous n’aurions rien à désirer.

Qui donc a dit qu’on mangeait mal en Espagne? Quelque boulevardier
sybarite! En tous cas, je ne me souviens pas d’avoir jamais fait dîner
plus exquis. Peut-être la marche, le grand air et surtout les beaux yeux
de la _chusca_ y furent-ils pour quelque chose, car je dois le
confesser, au risque de déplaire à messieurs les garçons d’hôtel, j’ai
l’horreur du service mâle; un simple morceau de fromage servi par un
frais minois m’est plus agréable que le plus savant des plats présenté
par un solennel laquais.

Ce n’est pas un morceau de fromage que nous donne la jolie servante,
mais un repas copieux et de haut goût: panade à l’ail et à l’huile, lard
aux choux et aux pois chiches, galettes au poisson, et comme pièce de
résistance, un de ces ragoûts extraordinaires qui font époque dans la
vie d’un voyageur: un mélange de bœuf et de saucisses, de chèvre et de
tomates, de carottes, de riz et de piments, le tout entremêlé
profusément d’oignon et d’ail, et saupoudré de poivre rouge.
Combinaisons culinaires à faire sauter d’horreur toutes les cuisinières
bourgeoises, mais dont je me délectai souvent par la suite en pensée,
car nous ne trouvâmes plus rien de pareil.

Aussi, dans notre enthousiasme et égayés par le gros vin des Castilles,
servi à pleins pots comme de l’eau de fontaine, nous voulûmes régaler
d’un flacon de cognac les trois maçons gentilshommes qui déclinèrent
poliment cette offre. Nous avions oublié que les Espagnols sont les plus
sobres des hommes et, en effet, pendant tout notre voyage, nous ne
rencontrâmes en état d’ivresse ni un paysan, ni un soldat, ni un
ouvrier.



III

DE SAINT-SÉBASTIEN A DEVA


Saint-Sébastien, la vieille capitale du Guipuzcoa, n’a d’intéressant que
ses environs, ses souvenirs, sa plage. Le reste est moderne et banal.
Ses rues éclairées à la lumière électrique sont tirées au cordeau avec
une rectitude désespérante, ses maisons régulières et monotones, ses
hôtels dispendieux, ses magasins jolis et, sur ses promenades, les
_señoras_ y étalent les toilettes de Paris, les _hidalgos_ des complets
de _clubmen_, tout ce qui constitue le beau de nos jours!

Comme c’est le siège du capitaine général des provinces basques, on y
coudoie la nuée des fonctionnaires espagnols fiers et pauvres, car,
autant que les nôtres, les administrations y sont prodigues d’employés
aussi inutiles que mal rétribués. On y est donc correct, gourmé,
officiel, solennel et ennuyé.

Aussi les gens de bon ton, la saison venue, accourent-ils à
Saint-Sébastien de tous les points des Castilles. _Cockneys_, gommeux,
_snobs_, oisifs, idiots et filles viennent parader sur la plage de la
Concha où des cabines de baigneurs pittoresquement groupées et
enluminées donnent un aspect tout forain. Une ville d’eaux, enfin, la
ville à la mode c’est tout dire, et pourvue d’un casino.

Il ne faut donc pas s’y arrêter plus de vingt-quatre heures si l’on est
amant de l’imprévu. J’aime mieux Zarauz, Zumaya, Deva où les voyageurs
ne passent guère, pressés qu’ils sont de rouler à Bilbao ou à Burgos par
les routes banales et battues.

Dans ces trois vieilles petites villes, les baigneuses se promènent sans
prétention en mantille ou tête nue comme de simples Rosines, et n’en
sont que plus jolies.

Cependant Saint-Sébastien mérite mieux qu’une courte visite: un souvenir
terrible y reste attaché; 1813 est écrit en chiffres sanglants dans les
pages de son histoire. Dans la citadelle dressée sur le mont Orguello,
une petite garnison française commandée par le brave Rey repoussa, sous
le feu de soixante canons, les sommations du général Graham, quand
Anglais et Portugais mirent à sac la ville qu’ils prétendaient venir
délivrer. Ni femme ni fille n’échappa au viol, pas une maison au
pillage; puis les habitants massacrés, les maisons vides, on mit le feu
dans chaque quartier et les _libérateurs_ dansèrent à la lueur de
l’incendie.

Les vieilles rues qui escaladent le mont au pied de la forteresse de
Motta offrent encore quelque intérêt, mais le vandalisme légendaire des
municipalités commence à les atteindre, et l’inepte pioche des faiseurs
de neuf s’abat sur ces reliques du passé.

A Saint-Sébastien je me trouvai pour la première fois en face des
splendeurs des églises espagnoles; j’en fus ébloui et stupéfait. Tant de
richesses et tant de misères, tant d’art et tant d’ignorance, tant de
luxueux gaspillage et une si crasse parcimonie! La première impression
d’étonnement passée, on s’aperçoit du grotesque; l’ensemble est
merveilleux, le détail ridicule. D’admirables tableaux de maîtres à côté
de saints de bois barbouillés de couleur, une somptueuse et artistique
orfévrerie et des christs affublés de jupons. A de vieux et précieux
panneaux sont cloués têtes, bras, cuisses, pieds et mains de cire. Dans
l’église de _San-Vicente_, j’ai vu, près d’une statue de saint Joseph
habillé d’étoffe d’or, un derrière en miniature parfaitement moulé. Une
bonne femme, à qui nous en demandâmes l’explication, nous répondit que
c’était celui d’une _señora_ qui, à la suite d’un accident, avait eu
cette partie du corps paralysée, et se voyant dans l’impossibilité de la
remuer jamais, l’avait offerte en _ex-voto_ au grand saint Joseph.
Pourquoi le grand saint Joseph? Néanmoins, flatté de l’offrande, il la
guérit miraculeusement. On y voit aussi de longues mèches, dont de
brunes Espagnoles se dépouillèrent dans des élans de pieuse extase; çà
et là, des vierges en perruque blonde et en robe de brocard, avec des
têtes mignardes de poupée; et, par le fait, ce sont des poupées plus
grandes que les autres, à l’usage des dévotes personnes, qui jouent avec
la Madone de bois comme, quand elles étaient petites, avec des poupées
de carton.

Superstition, oisiveté et amour, c’est encore toute l’Espagnole. Sa vie
semble être une perpétuelle lutte entre l’ardeur du plaisir et la peur
d’offenser la bonne Vierge. Mais c’est là surtout qu’il est avec le ciel
des accommodements. On rachète un baiser par un tour de rosaire, et une
messe lave les souillures du péché mignon.

Les directeurs de ces consciences ne sont du reste pas trop sévères. Je
suppose qu’ils permettent un ou plusieurs amants à celles de leurs
pénitentes dont le tempérament l’exige, comme ils accordent de faire
gras le vendredi aux natures délicates et aux estomacs débiles, tout
prêts à s’offrir et à se sacrifier s’il le faut pour la plus grande
gloire de Dieu et de la Vierge Marie.

La santé avant tout. Dieu n’aime pas les corps chétifs. A en juger par
tous ces bons gros pères, il veut à son service de vigoureux gaillards
sains et dispos, ardents à faire aimer le Créateur par l’intermédiaire
de la créature.

C’est peut-être dans cette église de _San-Vicente_ ou de _Santa-Maria_,
plus riche encore, que s’est passée, avant l’expulsion des moines,
l’aventure que voici: Un franciscain prêchait sur le jugement dernier,
exhortant les pécheresses au repentir: «Courbez-vous, leur disait-il,
malheureuses que vous êtes, et demandez miséricorde. Peut-être l’heure
approche où la trompette de l’archange va réveiller les morts dans la
vallée de Josaphat. Demain, que dis-je, aujourd’hui, dans une heure, à
l’instant, qui peut répondre qu’elle ne va pas sonner?...» A ces mots,
le fracas de plusieurs trompettes éclate dans l’église. La foule,
terrifiée, se lève et se précipite éperdue aux portes. C’est la fin du
monde! Voici le jugement! Les femmes s’évanouissent. On s’entasse, on
s’écrase, on vide l’église. Pendant ce temps, les bons pères relèvent
les défaillantes, les introduisent dans la sacristie et dans diverses
cellules adjointes pour leur donner des soins. Elles en sortent, quelque
temps après, rougissantes, encore émues, mais bénies et rassurées.



IV

LE CAPITAINE BONELLI


Comme nous ne courions ni après la fortune, ni après une maîtresse, ni
après une affaire, que nous n’étions pas des missionnaires patentés de
quelque ministère, mais de simples touristes, cherchant des impressions,
nous étions résolus à ne point suivre les grandes routes, à nous engager
autant que possible dans les chemins creux, les sentiers de chèvre, les
défilés de montagne.

Cependant nous suivîmes la voie royale dès la première étape, puis de
Saint-Sébastien à Orio, et d’Orio à Deva par Zarauz, Guetaria, Zumaya;
mais nous n’y perdîmes rien en pittoresque, bien qu’elle fût toute
nouvelle, ouverte après la dernière guerre des carlistes, pour faciliter
le rapide transport des troupes au cœur du pays basque, en plein foyer
de l’insurrection.

Tantôt taillée dans le roc, creusant la montagne, coupant les forêts,
jetée au-dessus des abîmes, traversant de vrais paysages kabyles, tantôt
suivant les sinuosités de la côte, elle offre à chaque pas d’admirables
points de vue.

Ce n’est plus maintenant que l’on peut se plaindre de la rareté et du
mauvais état des routes espagnoles. Alphonse XII a fait réparer les
anciennes et ouvrir de nouvelles, larges, bien entretenues, n’attendant
que les voyageurs.

Le capitaine Bonelli, gouverneur du protectorat espagnol sur la côte
occidentale d’Afrique, nous attendait à Deva. Il y avait donné
rendez-vous à mon compagnon avec qui il correspondait à la suite des
relations et des travaux orographiques de celui-ci sur le Maroc[2].

  [2] _Itinéraire d’Alkazar à Ouezzann_ (1884), avec cartes, par H. de
    la Martinière. Depuis notre voyage en Espagne, de la Martinière est
    retourné au Maroc pour y compléter ses travaux.

Le capitaine Bonelli est bien connu de tous ceux que préoccupent nos
intérêts coloniaux. C’est un des rares Européens qui possèdent à fond la
langue arabe et le dialecte marocain.

Chargé par le gouvernement espagnol d’une mission scientifique, il
parcourut la côte du cap Bojador au cap Blanc, limite septentrionale de
notre colonie sénégalaise, et prit possession au nom de l’Espagne de
territoires beaucoup plus riches et surtout plus productifs qu’on ne le
croit, car ils ouvrent, par les tribus de l’Adrar, la route des régions
voisines de Tombouctou où nous tentons, depuis tant d’années, de
pénétrer par le haut Sénégal[3].

  [3] Il vient de publier à Madrid un volume sur le Sahara: _El Sahara_,
    descripción geográfica, comercial y agrícola desde cabo Bojador á
    cabo Blanco, viajes al interior, habitantes del desierto y
    consideraciones generales, par D. Emilio Bonelli.

Après avoir négligé de nous assurer les oasis de l’extrême Sud-Oranais,
Fidikett entre autres, qui nous auraient facilité les moyens d’atteindre
le Soudan, nous devons constater avec dépit, sans doute, mais avec
admiration, les résultats obtenus par l’énergie d’un simple officier.

Disposant dès le début de moyens insuffisants et infimes, n’ayant en
quelque sorte qu’un appui moral du gouvernement, il a pu non seulement
enrichir la science et l’hydrographie de précieuses données, mais son
pays d’un territoire de 540 kilomètres de côtes[4]. Il est juste
d’ajouter que le capitaine Bonelli fut appuyé par une puissante
association: _la Sociedad de Africanistas y colonistas_, établie à
Madrid depuis cinq ans, pour faciliter les entreprises des explorateurs
espagnols. Certes, voilà une Société digne de tous éloges et qui fait
plus œuvre patriotique que certains de nos bruyants groupes, chauvins à
coups de grosse caisse qui ne savent que nous rendre, à l’étranger,
odieux et ridicules.

  [4] C’est sur les explorations de ce jeune officier dans le Sahara et
    la région de l’Adrar qu’Alphonse XII proclama, en décembre 1881, la
    côte d’Afrique, du cap Bojador au cap Blanc, sous le protectorat de
    l’Espagne.

Au moment où l’alliance des peuples latins semble plus que jamais
devenir une impérieuse nécessité, après les projets d’union douanière
dans la Méditerranée pouvant permettre à notre race, menacée jusque dans
son berceau, de faire échec aux envahissements des Anglo-Saxons, se pose
une question majeure que dans notre proverbiale et désastreuse
insouciance de ce qui se passe au dehors de nos frontières, nous
négligeons trop: l’alliance franco-espagnole en Afrique.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire diplomatique de la
seconde moitié de ce siècle pour reconnaître que l’Angleterre est
politiquement et commercialement, de Gibraltar à Suez, l’ennemi commun,
et la voici qui commence à inonder de ses produits doublés des
pacotilles germaniques les ports de la Méditerranée qui devrait n’être
qu’un lac latin.

Le lecteur me pardonnera cette digression, semblant ici un hors-d’œuvre,
mais en face des établissements anglais et allemands qui s’installent
peu à peu sur les côtes de ce Maroc, par eux tant convoité, il est
permis, même à un modeste voyageur, de pousser le cri des Romains quand
ils voyaient menacer les intérêts de la patrie: _Careant consules_.

Nous devisions de ces choses sous les arbres qui font à la plage de Deva
une délicieuse avenue et j’écoutais la parole claire et précise du
vaillant capitaine espagnol, familier avec notre langue, comme si au
lieu d’être né sur les bords du Mançanarès il l’était sur ceux de la
Seine. La nuit tombait, les jolies _hospederias_ de la vieille bourgade
s’allumaient et les _señoras_, tête nue ou en mantille, se promenaient
par groupes, respirant la brise marine en attendant le dîner, que, pour
laisser plus de loisirs aux baigneurs, on ne sert pas avant neuf heures
du soir; et nous parlâmes longtemps de cette Afrique aimée, du Maroc si
peu connu, dernière épave de l’Orient, du Sahara où le jeune gouverneur
allait retourner bientôt pour établir de nouvelles relations avec les
chefs des oasis et continuer l’impulsion commencée dans le commerce
d’échanges entre les tribus de l’Adrar et les comptoirs espagnols,
dédommager l’Espagne des Carolines!

Le lendemain matin, nous partîmes de bonne heure, et comme nous nous
étions détournés de notre itinéraire, nous dûmes prendre le coche qui
nous transportait à Asconia, non loin de Loyola, la patrie de saint
Ignace. Et, huchés sur l’impériale, une sœur de charité à notre droite
et un prêtre à notre gauche, nous dîmes adieu au capitaine Bonelli, à
Deva, à sa jolie plage, à la mer que nous ne devions revoir que deux
mois plus tard, sur la côte méridionale, et nous nous enfonçâmes dans la
montagne, au galop de six mules étiques qu’excitaient les furieux coups
du ragal et les terribles jurons du cocher.



V

LOYOLA


Entre Azcoitia et Azpeitia, à une demi-lieue environ de ces deux
bourgades, au fond d’une délicieuse vallée resserrée entre des montagnes
boisées où coule dans un cadre de verdure la jolie rivière d’Uzola, se
dresse solitaire et majestueuse une masse énorme de bâtiments. La façade
principale en est formée par une coupole panthéonienne dont le triple et
gigantesque portique s’avance sur un perron à trois corps et à
balustrades de pierre, flanquée de lions de marbre, et de deux longues
ailes d’une architecture de séminaire et de caserne.

C’est Loyola, surnommé la merveille du Guipuzcoa, la maison trois fois
sainte, le sanctuaire des soldats de Jésus, le berceau de saint Ignace,
la grande jésuitière enfin.

Cet étrange bâtiment, qui seul apporte le mouvement et la vie dans cette
vallée tranquille, offre de quelque côté qu’on en approche un spectacle
bien fait pour frapper les imaginations dévotes, en leur donnant du
premier coup l’impression de la formidable puissance de cet ordre resté
debout et prospère au milieu du désastre monacal.

En face du portail, sur une large esplanade, s’élève l’idole, en marbre
de Paros, du dieu de céans, le _señor de aqui_, devant lequel tout
passant doit se découvrir. Deux _hospederias_ dont l’une, celle de
droite, a l’aspect d’un vieux manoir, avec sa galerie aux quatre arches
massives, son monumental escalier et son écusson seigneurial, forment
les deux côtés de la place dont le quatrième bordé d’une double ligne
d’orangers est ouvert sur la vallée même, au fond de laquelle
s’échelonnent les blanches maisons d’Azpeitia pittoresquement groupées
sur les premières pentes des montagnes vertes et bleues qui coupent
l’horizon. De là descend, par cascades, dans une bordure de joncs, de
saules et de roseaux, coupant de grands champs de maïs, la petite
rivière qui fertilise l’étroite et profonde vallée.

Emplacement choisi à souhait. A Azpeitia et à Azcoitia poussent, dit-on,
les plus jolies filles du pays basque, et les servantes de
l’_hospederia_ où nous descendîmes et qui porte le nom glorieux du
saint, nous en offrirent de gracieux échantillons. Ah! quel gynécée que
cette hôtellerie de Loyola! Et quelle différence entre ces Guipuzcoennes
aux yeux de velours, propres et gracieuses, et nos grossières filles
d’auberge, maritornes aux dessous crottés! Peut-être les bons pères,
propriétaires de la _posada_, les avaient-ils triées avec soin, mais
saint Ignace lui-même eût passé la langue sur ses lèvres devant la
délicatesse du mets et l’abondance du festin. Il y en avait encore, et
encore, et toujours. Deux pour la chambre, une pour prévenir que le
déjeuner est prêt, une demi-douzaine pour servir à table et verser à
boire, et combien dans les corridors, occupées à je ne sais quoi, avec
lesquelles on se trouvait tout à coup nez à nez et qui disparaissaient
majestueusement avec des mines de princesses.

De saints pères jésuites errant çà et là expliquaient ce phénomène; ils
n’avaient pas la physionomie hypocritement pateline qu’on leur prête. De
belle humeur, aimables garçons, la plupart bedonnants et solides, ils
semblent prendre la vie comme elle vient, le temps comme il se présente
et goûter en gourmets la satisfaction d’être au service de Dieu en
général et de saint Ignace en particulier. Ils se sentent chez eux, cela
se voit; l’hôtellerie, je l’ai dit, est à eux et non seulement celle-ci,
mais l’autre en face, succursale de la première, et aussi le coche et
ses six mules, et les fermes d’alentour et les jolies filles, et le pays
circonvoisin.

Tout le monde, je dois l’ajouter, semble ici parfaitement heureux. La
règle est douce, la tyrannie des Pères très supportable. Ils ne règnent
pas en pays conquis, mais sur des sujets d’une fidélité éprouvée. Pourvu
qu’on croie ou qu’on fasse semblant de croire, cela suffit. Les
servantes nous avouèrent qu’elles devaient se confesser une fois par
semaine, communier une fois par mois, sans compter les fêtes. Elles n’en
prenaient pas pour cela des allures plus béates, et mon compagnon que
l’étincelle de tous ces yeux allumait fort n’eut pas à se heurter à de
trop farouches vertus. Quant à moi, mes cheveux gris m’obligeaient à
plus de réserve, et comme j’employais une grande partie de mon court
séjour à visiter la maison du saint, à parcourir l’église et à
stationner près des chapelles où s’adressaient les pieuses épîtres aux
dévotes, je passais sans nul doute pour un fervent admirateur d’Ignace,
et je dus laisser, à mon départ, à notre pieuse hôtelière, une bonne
odeur de piété.

Cette matrone, compagnonne grisonnante et mamelue, s’était de prime
abord montrée rébarbative. Notre qualité de Français était tare à ses
yeux.

Ce n’est pas à Loyola que nous sommes en haute estime, et tout
compatriote de Voltaire y est voué à la damnation. Aussi commença-t-elle
par nous déclarer qu’elle ne pouvait disposer d’un seul lit; mais, ayant
eu l’heureuse idée de nous informer de l’heure de la messe pour le
lendemain dimanche, la dévote changea de ton.

«Il y a plusieurs messes, répondit-elle. De cinq heures à midi les
révérends pères officient. A laquelle voulez-vous aller?

--A toutes!» répliquai-je.

Cette réponse pénétra la bonne femme de respect et d’admiration, sans
toutefois lui causer trop de surprise, certaines pieuses personnes
ayant, paraît-il, l’habitude d’assister le dimanche à plusieurs offices
du matin, pour se préparer à ceux du soir.

En tous cas, elle nous valut une belle chambre ornée de trois jolies
chambrières; une de trop, mais nous eussions eu mauvaise grâce à nous
plaindre, d’autant plus qu’il y avait trois lits dans la pièce et qu’il
pouvait survenir un troisième compagnon.

Désagrément des auberges espagnoles: les chambres contiennent deux,
trois et quatre lits.

Je me souviens qu’à Tolède, on voulut nous imposer un tiers, un
_torero_, qu’à son grand étonnement nous refusâmes avec énergie.
L’hôtelier le casa je ne sais où, mais le lit resta vide. On nous le fit
payer d’ailleurs, et comme nous occupions la seule pièce pourvue d’une
table, le _torero_ n’en vint pas moins, alors que nous étions couchés,
nous demander la permission d’écrire à sa _señorita_, ce qui, vu sa
lenteur à tracer ses lettres, lui prit une partie de la nuit.

«Voulez-vous, dit Voltaire, acquérir un grand nom, être fondateur, soyez
complètement fou, mais d’une folie qui convienne à votre siècle. Ayez
dans votre folie un fonds de raison qui puisse servir à diriger vos
extravagances, et soyez excessivement opiniâtre. Il pourra arriver que
vous soyez pendu; mais, si vous ne l’êtes pas, vous pourrez avoir des
autels.»

C’est pourquoi Ignace de Loyola, après avoir mérité cent fois la corde,
siège au rang des plus grands saints; que le monde est plein de ses
temples, dont le premier est sa propre maison.

La _Santa casa_, qui n’est, paraît-il, qu’une tour de l’ancien manoir
détruit dans les guerres civiles, est cachée du dehors par un mur percé
de fausses fenêtres, disposition de l’architecte Fontana, que la veuve
de Philippe IV appela tout exprès de Rome pour la construction du
sanctuaire, et qui a ce triple but: préserver le précieux monument, le
voiler aux profanes et donner plus de régularité à la façade de
l’édifice. Une étroite cour le sépare du mur extérieur, et le visiteur
ne voit d’abord qu’un carré de grosses pierres brutes mêlées de briques,
n’ayant d’autre ornement que l’écusson des Loyolas sculpté au-dessus de
la porte, et une plaque de marbre avec cette inscription:

    _Casa solar de Loyola
    Aqui nacio San Ignacio en 1491_[5].

  [5] Maison originaire de Loyola. Ici naquit saint Ignace.

Dans le vestibule, on trouve un escalier antique qui ne déparerait pas
l’hôtel de Cluny; et des murs couverts de tableaux de vieux maîtres
espagnols, de portraits du saint, d’épisodes de sa vie militaire et
religieuse jusqu’en haut de la maison. Elle a trois étages et chacun
donne accès à une succession d’oratoires et de chapelles. Là je vis,
derrière une grille, à côté d’un autel chargé de fleurs, et flanqué de
confessionnaux, un révérend père, gras et superbe, coiffé du bonnet
carré, assis au milieu d’une douzaine de jeunes femmes, les entretenant
de sujets pieux en attendant l’office divin.

Rangées en demi-cercle, vêtues d’une robe noire et coiffées d’une
mantille, rosaire au bras et scapulaire au cou, les _señoras_, tout en
maniant leur éventail, recueillaient béatement les perles saintes
tombant des lèvres sacrées de l’aimable directeur.

Le clou du spectacle, je veux dire la chambre du saint, au dernier
étage, est transformée en chapelle et la plus extraordinaire qu’on
puisse voir. Le plafond est si bas qu’en levant la main on en touche les
moulures d’or. Or et émaux partout, pierres fines et mosaïques; c’est le
plus parfait spécimen en miniature de l’art jésuito-catholique
fulgurant, flamboyant, rutilant, échevelé avec ses scintillements, ses
placages, ses sculptures, ses fleurs, ses magots, ses rosaces, ses
boiseries fouillées, ses précieuses châsses, ses riches triptyques et
toute cette ferronnerie habilement ciselée, ces autels qui ressemblent à
des étalages d’orfèvrerie, l’art religieux enfin, qui rappelle les
étourdissantes bizarreries des pagodes et que les jésuites ont poussé
aux dernières limites du papillotage théâtral et de l’extravagance,
moyen infaillible de gagner les cœurs féminins. Comme mise en scène,
rien de plus savant. Dans la pièce coupée par une grille qui sépare
l’autel des profanes règne le plus respectueux silence troublé parfois
de souffles, lambeaux de prières qui s’échappent des lèvres, par le
bruit léger de doigts faisant sur la poitrine courbée le signe du _mea
culpa_.

Çà et là une femme, une jeune fille accroupie récite son rosaire; un
jésuite se glisse sans bruit, jette un regard discret, s’agenouille,
paraît un instant plongé au septième ciel, puis se relève et sort. Alors
une des dévotes roule son chapelet, se lève à son tour et disparaît
derrière l’apôtre.

Je pensais trouver dans la _Santa casa_ la célèbre épée dont s’arma le
fougueux Ignace avec l’intention de pourfendre un Maure qui plaisantait
sur la virginité de la mère de Jésus.

On sait que, pour se préparer au combat, Ignace se déclara chevalier de
la Vierge, et fit la veillée des armes. Bayard aussi assistait
pieusement à la messe pour calmer ses transes avant de se rendre en
champ clos.

Il est de bon ton aujourd’hui d’affecter l’indifférence, comme si la vie
est de si mince valeur qu’elle ne mérite pas qu’on y prête attention.
Simple jactance qui cache de terribles malaises. J’aime mieux Henri IV
avouant bravement sa colique, et le bon Ignace ses tranchées à la Vierge
Marie. C’est moins héroïque à coup sûr, mais beaucoup plus conforme à
notre pauvre nature. Il en fut, d’ailleurs, pour sa peur, ses frais de
messe et de veillée. Le Maure, homme sage, refusa de risquer sa peau
pour une virginité dont il n’eût eu que faire et dont il se souciait
moins que d’un plat de couscous. Le fou déposa donc sa vaillante épée
restée immaculée, aux pieds de la Vierge qui, reconnaissante de tant de
marques de dévouement, descendit de sa niche pour lui recommander
chaudement son fils.

Au lieu de cette Durandal, on me montra un doigt en un reliquaire
enchâssé dans la poitrine du saint, d’où il semble encore menacer le bon
sens. Quant à l’épée, un révérend père m’assura que je pouvais l’aller
voir dans un couvent du mont Serrat, aux environs de Barcelone.

Après la maison du saint, la maison de Dieu; elle forme, je l’ai dit, le
milieu du bâtiment. C’est une coupole soutenue par huit grandes
colonnes, ayant plutôt la forme triste et froide d’un panthéon que celle
d’une église de Jésus.

Pour les gens à imagination, elle représente l’image d’un aigle prêt à
prendre son vol: «Le corps, dit Germond de Lavigne, est formé par
l’église, la tête par le portail, les ailes par la _sainte maison_ et
par le collège, la queue par divers bâtiments secondaires.» Tout cela
est bien fantaisiste, mais, avec un peu de bonne volonté, on finit par
voir tout ce qu’on s’imagine. L’aile droite est occupée, outre la _Santa
casa_, par le séminaire, boîte de Pandore d’où s’échappent chaque année
quantité de maux qui, sous la forme de petits jésuites endiablés, se
répandent par le monde; et l’on travaille actuellement à l’achèvement de
la gauche, restée presque en ruines depuis l’édit d’expulsion de Charles
III.

J’éprouvais une impression singulière en pénétrant dans ce sanctuaire,
et je crus un instant que, pour me punir de ma téméraire présence, le
saint me frappait d’aveuglement. Bien qu’il fût trois heures, il était
plongé dans une obscurité complète par d’épais rideaux tendus sur les
étroites fenêtres, et que l’éclatant soleil rayonnant au dehors rendait
plus profonde.

Je fis quelques pas à tâtons et me heurtai les jambes contre des paquets
mouvants d’où sortirent des grognements irrités. Je me tins alors
immobile, demandant, comme Gœthe, mais _in petto_: «De la lumière! de la
lumière!»

Elle sortit lentement des profondeurs de l’église, d’abord faible ligne
de points rougeâtres, flammèches des cierges; puis, m’habituant à
l’ombre, je vis le sol couvert de larges taches noires où couraient des
frémissements semblables à des ailes de chauves-souris agitées.

C’étaient des entassements de femmes assises par terre, sur de petits
ronds de paille nattée, dans toutes les postures, mais principalement à
la façon des Mauresques. Elles écoutaient un prêcheur forcené dont les
éclats de voix furieux cinglaient superbement sous la coupole sonore,
comme des lanières de fouet, sur cette foule accroupie. Et, tout en
frissonnant sous la colère du saint homme, elles agitaient, fermaient et
déroulaient leur éventail avec une agaçante rage, comme si elles se
sentaient déjà léchées par les flammes de l’enfer dont l’apôtre les
menaçait.

De grands scapulaires bleus ornaient la poitrine et le dos de ces
saintes qui portaient, en outre, au bras, un rosaire enroulé. Tout
autour du troupeau et près des piliers, des jeunes gens agenouillés ou
debout et décorés aussi de larges scapulaires, semblaient attendre
impatiemment la fin de l’office, plus attentifs aux coups d’œil des
_niñas_ qu’aux menaces du prédicateur.

Disons en passant que le scapulaire et le rosaire sont, d’après les
fervents Espagnols, les deux plus beaux présents que la Vierge ait faits
au monde; aussi les dames s’en parent-elles à l’envi, sans se croire
pour cela engagées à la vertu.

L’_hospederia_ de Loyola a un aspect à la fois claustral et seigneurial.
Vastes salles, larges corridors, portes sculptées, parquet ciré,
escalier monumental.

Les murs, comme ceux de toutes les auberges espagnoles, sont ornés de
tableaux de piété, d’enluminures, dans le genre de celles qui ont rendu
Épinal célèbre. Ici, c’est naturellement saint Ignace dans toutes les
phases de sa vie. Crucifix et bénitiers sont accrochés près des lits, et
l’on a posé aux fenêtres des grillages en forme de croix. Des prières,
comme des murmures de fantômes, flottent dans les corridors; ce sont des
dévotes qui passent et qui, pour ne pas perdre de temps, récitent l’_Ave
Maria_. Sur la table d’hôte constamment garnie de pèlerins, est un coin
réservé aux bibelots de sainteté, chapelets, scapulaires, médailles, où
l’on a joint des objets d’une utilité plus immédiate, éventails et
poudre de riz. Une bonne odeur de menthe est répandue partout; la cause
m’en fut expliquée en voyant les servantes se servir de balais faits
avec de gros bouquets de menthe verte, _utile dulci_.

Tout fort propre, d’ailleurs, et cette propreté du linge, je l’ai
rencontrée partout, même dans les plus infimes _ventas_ de la montagne.
Je ne sais pourquoi l’on médit toujours de la propreté des auberges
espagnoles. Alexandre Dumas lui-même, gaillard difficile à coucher et à
nourrir, ne s’expliquait pas ce mauvais bruit. «Il y a un point sur
lequel les auberges espagnoles sont calomniées, dit-il, c’est celui de
la propreté.» Gautier dit comme lui, et tous les autres. Où donc remonte
cette calomnie? A des voyageurs sans doute qui n’ont visité l’Espagne
que du coin de leur feu et en ont fait le tour dans leur chambre à
coucher.

Mon ami Edmond Lepelletier écrivait récemment, dans une critique de
livres, qu’on savait l’Espagne par cœur; Madrid, Tolède, Grenade,
Séville, peut-être; mais quant au reste, je crois au contraire qu’il
n’est pas de pays en Europe qui soit moins connu.

En sortant de table où le gros vin des Castilles, que les Allemands
commencent à empoisonner avec leur trois-six, est servi plus abondamment
que l’eau, je me trompai de porte pour gagner ma chambre; au lieu de
prendre à droite, je tournai à gauche; et ouvrant brusquement, en homme
qui entre chez lui, je me trouvai en face d’une grosse dame très brune,
habillée d’un simple scapulaire. A ce vêtement qui ne remplissait même
pas le but de la feuille de vigne légendaire, il faut ajouter une
demi-douzaine de médailles scintillant à son cou. Je ne sais qui elle
attendait dans ce costume des îles Sandwich. Sûrement ce n’était pas
moi, car elle poussa un cri de détresse en se cachant de l’immense
éventail dont elle se caressait mollement derrière sa jalousie. Elle
accompagna ce geste d’un regard si courroucé, que, frappé de confusion
et ne trouvant dans mon trouble aucune excuse dans la langue castillane
qui, d’ailleurs, ne m’était nullement familière, je la lui balbutiai
dans celle de John Bull.

Le soir elle ne parut pas au dîner, mais je la revis dans l’église,
agenouillée sur les dalles aux pieds du grand saint Ignace auquel elle
demandait sans doute pardon de s’être laissée surprendre dans une si
sommaire toilette, tandis qu’au confessionnal voisin un grand jésuite à
mine affamée la couvait d’un œil goulu.

Je rencontre aussi à l’église des voisins de table d’hôte, un monsieur
d’environ cinquante ans qui, accompagné de sa nièce, vient tout exprès
de Madrid faire ses dévotions au saint.

La _señorita_ est d’un âge et d’une physionomie fort tendres et tous
deux excitent l’admiration par leur ardente piété. Trois fois le même
jour, ils assistèrent au saint sacrifice, et le matin je les ai vus
communier dévotement. Maintenant les voici courbés sur les dalles,
l’oncle à genoux, tandis que la nièce accroupie à ses côtés semble
recevoir le bon Dieu.

«Une bonne histoire! nous dit le lendemain à notre départ une des
petites bonnes, qui, élevée dans le vieux sérail, nous en aurait, si
nous étions restés quelques jours de plus, dévoilé tous les détours;
j’ai regardé ce matin par le trou de la serrure du numéro 6, et, bien
qu’il y ait deux lits, j’ai vu la _señorita_ sortir de celui du
_caballero_.»

Et de rire comme une folle.

«Vous allez être obligée de raconter cela en confesse au révérend père
Frapardo.

--Domingo! rectifia-t-elle. Oh! il en a entendu et vu bien d’autres.

--Cela ne l’effarouchera pas?»

Et elle s’en alla toujours riant et secouant la tête.

Eh bien, à la bonne heure, voilà comment je comprends la religion.

Après vêpres, c’est-à-dire vers quatre heures, lorsque la grande chaleur
est tombée, les jeunes gens des environs viennent jouer à la paume sur
la vaste esplanade. C’est le jeu national, comme en Angleterre le
cricket. Pas de village, pas de hameau qui n’ait un jeu de paume, unique
ressource des dimanches et des soirées d’été. La place offre alors un
aspect pittoresque et gai, remplie qu’elle est d’ânes, de chevaux, de
mules, de voitures de toutes formes qui ont apporté les pèlerins et les
curieux d’alentour. A l’un des coins, une fontaine où s’abreuvent les
bêtes et, au pied de l’escalier de l’église, une petite boutique, la
seule de l’endroit, semblable à nos étalages forains, où
s’approvisionnent les simples. Là se débitent, avec des photographies du
sanctuaire et des portraits de Loyola, toute la sainte pacotille des
objets de piété, médailles, reliques, vierges en plâtre et chapelets.
Comme la succursale de l’hôtel, elle appartient aux saints pères qui,
tout en propageant la bonne cause, ne négligent-pas les occasions de
faire leur petit commerce.

Lourdes a envoyé jusque-là ses produits, car j’y ai vu un paquet de
rosaires, portant son nom et sa marque, que l’on débite aux badauds
comme provenance du cru.

Si les femmes sont jolies, les hommes n’ont pas mauvaise mine. Avec leur
veste jetée négligemment sur l’épaule, leur gilet ouvert laissant voir
la blancheur de la chemise, la taille serrée dans une ceinture rouge,
coiffés du coquet béret bleu et chaussés de blanches espadrilles, ils
marchent fièrement, la cigarette aux lèvres, exempts de la lourdeur et
de la gaucherie de nos campagnards. Ils n’en ont, du reste, ni l’astuce
ni la fausse bonhomie et regardant en face le passant quel qu’il soit,
le saluent d’égal à égal: _Buenos dias, hombre!_ Bonjour, homme.

La place est garnie de bancs, où viennent s’asseoir, à l’ombre des
orangers, les voyageurs des deux hôtelleries. Voici les jésuites
rentrant pour souper. L’un arrive sur une mule, assis à la façon des
femmes, son grand rosaire pendant derrière lui et battant de sa croix de
cuivre les flancs de la bête.

Nous l’avons rencontré, il y a trois jours, remontant sur sa mule la
vallée d’Azcoitia, lisant son bréviaire, allant remplir je ne sais
quelle mission. Sa mission terminée, il regagne allègrement le gîte,
répondant d’un air bonasse aux saluts des paysans.

Deux autres moines s’approchent de l’hôtellerie, fumant des cigarettes.
Ils sont jeunes et bien tournés. La matrone et quelques servantes qui
prennent le frais du soir à la porte s’avancent à leur rencontre; les
voyageurs se lèvent et saluent; ils s’assoient à une table sous la
galerie et se font servir des _azucar esponjados_, petits pains de sucre
ovales et spongieux qu’on laisse fondre dans l’eau.

Ces prêtres, cigarette aux lèvres, je les ai retrouvés dans toute
l’Espagne; en revanche, je n’y ai vu que rarement le long chapeau
légendaire de Basile. Les belles choses s’en vont.

La nuit descend. On entend au loin les tintements d’une cloche sur la
montagne, et dans la plaine hérissée de maïs, les chants des jeunes
filles qui jettent dans le paysage une note mélancolique et douce,
oubliée par les Maures au fond de ces vallons.



VI

A TRAVERS LES ANDES


Nous nous étions munis de passeports, pensant être arrêtés à chaque bout
de chemin, mais nous n’en eûmes besoin que pour retirer nos lettres.
Même après deux mois de marche, par la pluie et le soleil, éclaboussés
de taches d’huile, souvenir indélébile de la cuisine des _ventas_,
déchirés par les siestes dans la broussaille, poudreux et brûlés, avec
des souliers percés et des chapeaux invraisemblables, faits comme des
gentilshommes de grand chemin, jusque et y compris le revolver, les
gendarmes, gens fort aimables, ne nous arrêtèrent que pour nous demander
du feu et nous offrir des cigarettes.

Cependant, à mesure que nous nous enfoncions dans le pays, nous
excitions l’étonnement général. Voir des gens qui n’ont pas mine de
demander l’aumône voyager à pied, sac aux reins, quand il y a la patache
et le chemin de fer! _Que tontos! Que tontos!_

«Quel métier faites-vous?» me demanda un bohémien que nous rencontrâmes
avec ses voitures dans un village perdu des Andes.

Je ne pouvais pas lui dire que nous voyagions pour notre plaisir par
cette chaleur torride, il ne nous aurait pas compris; aussi j’hésitais à
répondre.

«Êtes-vous peintres en voitures? continua-t-il.

--Non.

--Peut-être vous êtes pour les mines?

--Pas du tout.»

Il réfléchit un instant.

«Je vois, vous venez acheter du vin.

--Nous le buvons sur place.

--Ah! ah! c’est bon quand on a de l’argent. Nous autres, nous ne buvons
que de l’eau. Vous faites un bon métier alors?

--Nous sommes voleurs! répondis-je imperturbablement.

--Voleurs!» s’exclama-t-il en me regardant en confrère et, se tournant
vers une brune créature assise dans la voiture, il lui répéta ma
réponse. Elle ne parut pas autrement surprise d’ailleurs; cette
profession lui semblait naturelle.

«On gagne sa vie comme on peut, dit-elle philosophiquement. Les temps
sont durs.»

Toute cette conversation était en français, car ces gueux avaient jadis
traversé la France, traînant leurs chariots et leurs chaudrons, et le
bohémien ajouta d’un air convaincu:

«Tout le monde il est f..., mon ami. On va tous crever de faim.»

On nous dit la bonne aventure à prix réduit en qualité de camarades,
mais deux petites bohémiennes de quatorze à quinze ans qui, à notre vue,
avaient sauté hors des voitures, nous harcelèrent par de telles
supplications insinuantes, obstinées et câlines que, somme toute, nous
payâmes largement les mystères de l’avenir dévoilé.

Je raconte les événements sans chercher à leur donner rien de dramatique
ni d’extraordinaire, mais à mesure qu’ils se déroulent, comme les
accidents de la route, devant nous. Ici un arbre, là une maison, plus
loin un rocher, à côté un coche, puis un passant chevauchant sur sa
mule. Ce n’est pas ma faute si à cet arbre n’est pas accroché un pendu,
si la maison n’est pas hantée, si le passant n’est pas un voleur de
grand chemin et si le rocher ne s’écroule pas sur la diligence. Mais
alors pourquoi raconter? Mon Dieu! pour rien, pour le seul plaisir de
dire comme le pigeon de la fable:

    J’étais là, telle chose m’advint.

Libre à vous si cela vous ennuie de passer outre.

De Loyola à la bourgade d’Alsasua au pied des Andes, la route traverse
un pays d’aspect kabyle, côtoyant les sinuosités de la rivière ou plutôt
du torrent profondément encaissé de l’Uzola, qui, à quelques lieues du
sanctuaire, sépare les deux petites villes de Villareal et de
Zummarraga. Je remarquais aux maisons municipales ce qui m’avait frappé
déjà dans tous les villages basques: les portails surmontés des armes
sculptées du lieu et de la province. Nombre d’habitations sont ornées
d’écussons hiéroglyphiques que d’habiles paléographes pourraient seuls
déchiffrer et que soutiennent des anges, des hercules, des chimères, des
apôtres, des animaux fantastiques, des femmes nues, avec toute une
ornementation renaissance ou gothique fleurie, rehaussée de crânes
devises: _Muy noble y leal. Muy valeroso y piadoso. Muy benemerito y
generoso._ On les voit sur des maisons de la plus piètre apparence
habitées par de pauvres diables aussi fiers que gueux; résidences
seigneuriales des antiques membres de la petite noblesse espagnole
presque aussi nombreuse que les pierres du chemin. Sur une masure
délabrée dont un fermier anglais n’eût pas voulu pour étable, j’ai lu au
bas d’un écusson: _Dieu, le roi, ma dame et mon épée_, quadruple
patronage dont le propriétaire semble n’avoir guère tiré profit.

A Alsasua je fis pour la première fois connaissance avec la vraie
_venta_, car jusqu’ici nous avions logé dans des hôtelleries.

Je n’ai jamais compris ces touristes qui remorquent à l’étranger leurs
us et coutumes avec leur nécessaire de voyage, s’embarrassant de tout un
attirail comme s’ils s’imaginaient que les autres peuples sont des
idiots ou des sauvages et que l’on ne peut vivre que dans la mère
patrie.

Selon le proverbe des Anglais, qui cependant ne le suivent guère: «Il
faut faire à Rome comme les Romains font», et, n’ayant pas la prétention
d’apporter aux indigènes des réformes de cuisine, je me suis contenté de
celle du cru, et plus le plat était imprévu, en dehors de nos traditions
et de nos préjugés, mieux je le dégustais.

Mais en Espagne, sous peine de mourir de faim en route, il faut se munir
de vivres, car le plus souvent dans les _ventas_ on ne trouve rien à
manger.

_Venta_, endroit pour se mettre à l’abri du vent; on ne peut guère en
effet y exiger autre chose. On entre par une porte cochère dans une
sorte de cour couverte, pavée de cailloux pointus que les balayages
quotidiens déchaussent chaque jour davantage de leur alvéole de terre,
et où picorent incessamment de petites poules affamées cherchant une
graine tombée ou une miette de pain. Des cochons, dégoûtés de trouver
l’auge vide, la traversent rapidement avec des grognements de colère
pour aller chercher leur pâture dans le fumier voisin. La salle est
coupée de piliers soutenant l’étage supérieur, trouée d’arcades
irrégulières où l’on distingue vaguement dans l’ombre, des croupes de
mules, d’ânes ou de chevaux.

Sur un côté, un escalier de pierre ou de bois, aux marches usées et
branlantes. Aux murs, des bâts et des selles, des guirlandes de piments
rouges, d’oignons et d’ails. Dans un coin, une outre pleine d’eau; sur
une table boiteuse, un alcarazas où tous, hôtes, servantes et hôteliers
s’abreuvent à même; des bancs trop étroits ou trop hauts, des assiettes
peintes sur un dressoir mal équarri, une cheminée gigantesque dans
laquelle trouverait aisément place une famille de clergyman, où, sur un
feu de veuve, mijote dans un vaste chaudron de cuivre quelque
ratatouille à l’huile que couvent d’un œil sournois un chien ou des
chats faméliques. En face de la porte, dans une niche qu’éclaire, le
soir, une lanterne, seul luminaire, une statuette de plâtre, une image
de la Vierge ou le saint peinturluré, patron du maître du logis.

Telle était la _venta_ d’Alsasua et telles sont à peu près toutes les
_ventas_ espagnoles.

Et l’hôtelier? si l’on peut appeler de ce nom l’homme qui n’a pour les
voyageurs ni un morceau de pain, ni un sourire de bienvenue: un gros
pandour à visage rasé, à tête de curé campagnard gras de fainéantise.
Grasse aussi la matrone dont l’unique occupation semble de regarder
voler les mouches, et elle ne chôme pas, car il y en a d’effroyables
légions. Quant aux clients, muletiers, bergers, mendiants et _toreros_
sans emploi, ils fument silencieux et graves d’innombrables cigarettes,
dînent d’un oignon et soupent d’une gousse d’ail; puis, la nuit venue,
enveloppés dans un sac ou d’une couverture, ils s’étendent sur les
cailloux.

Vous entrez, nul ne bouge. Un Espagnol, quand il dort ou quand il fume,
ne se dérange jamais, et c’est à peine si l’_amo_ qui tortille une
cigarette, daigne lever la tête pour vous dire: _Que quiere usted?_
Comme s’il était fort surpris de voir entrer un voyageur.

Dans la plupart des auberges, on nous regardait manger avec le plus vif
intérêt. Comme les badauds dont parle Montesquieu, qui s’exclamaient:
«Ah! ah! monsieur est Persan; c’est une chose bien extraordinaire!
Comment peut-on être Persan?» ces bonnes gens se disaient sans doute:
«Comment peut-on être Français?» et ils paraissaient stupéfaits de nous
voir manger comme les camarades. Souvent l’hôte et l’hôtesse
s’asseyaient près de nous, à droite et à gauche, les coudes sur la table
et, bouche béante, regardaient partir les morceaux.

«Est-ce bon? demandaient-ils.

--Délicieux,» répondais-je invariablement.

Ils se faisaient alors un petit signe d’intelligence, échangeant un coup
d’œil qui disait clairement: Je te crois. Ces _Pugnateros_ de Français
n’ont jamais fait pareil festin dans leur sale pays de vachers!



VII

LE PALACIO D’URVAZA


Entre Vittoria et Pampelune, au point culminant qui sépare les provinces
vascongades de la Navarre et où, par le seuil d’Alsasua, la _Sierra de
Andia_ se rattache aux Pyrénées, est assis sur un large plateau
solitaire et triste le _palacio_ d’Urvaza.

_Palacio!_ c’est le nom pompeux dont on décora cette gentilhommière
délabrée, quand à Alsasua nous en demandâmes le chemin, et nous
reconnûmes bien là l’emphase espagnole.

Par le fait, ce _palais_ est une espèce de bordj dans le genre de ceux
d’Algérie, flanqué de quatre bastions couverts, et qui dut, au temps des
guerres civiles, soutenir plus d’un assaut, car comme un vieux reître il
étale dans sa misère de glorieuses cicatrices. Trois larges
arcades,--celle du milieu seule est libre,--donnent accès à une galerie
où s’ouvrent deux portes charretières, celle du manoir et celle de la
chapelle dont le beffroi surmonte avec sa cloche la toiture de l’un des
bastions, ce qui donne à ce châtelet un aspect monacal. Les murs sont
troués de petites croisées étroites et grillées, ressemblant à des
meurtrières, mais la façade principale est ornée d’un vieux balcon en
fer forgé et des armoiries, sculptées dans la pierre, des anciens
seigneurs.

A l’exception d’un jardinet qui d’un repli de terrain jette une note de
gaieté dans la tristesse environnante, on n’aperçoit, aussi loin que la
vue s’étende, que la plaine nue, sèche, caillouteuse, déserte, coupée à
l’horizon par la ligne sombre d’un bois de sapins. Sans le soleil qui
darde ses chauds rayons on se croirait transporté dans un steppe stérile
du Nord.

Mon compagnon de route, qui chassait dans ces montagnes il y a quelques
années, déboucha, par hasard, sur ce plateau, et le besoin de se
ravitailler de vin l’avait fait pousser jusqu’au fortin solitaire.
C’était le chemin le plus fatigant, mais aussi le plus pittoresque pour
arriver à Estella. Nous avions passé par des sentiers de chèvre,
rencontré les traces d’une vieille voie romaine presque enfouie sous les
mousses et les fougères, traversé des gorges et des bois de chênes où
nous nous serions égarés sans un jeune garçon d’Alsasua qui consentit à
nous servir de guide.

En route depuis midi, il était plus de six heures quand nous arrivâmes
talonnés, par la faim et la soif, la soif surtout, car dans notre marche
ou plutôt notre suite d’escalades, nos bidons s’étaient depuis longtemps
séchés.

Des enfants qui, à notre approche, s’enfuirent comme à la vue du diable,
avaient signalé au domaine l’arrivée d’étrangers, événement rare en ces
solitudes, et donné l’éveil à un chien hargneux que nos bâtons ne
tinrent qu’à grand’peine à distance de nos mollets. Un homme d’aspect
farouche, coiffé d’un béret bleu et ceint de la ceinture noire des
Navarrais, bras et jambes nus, fumait superbement sa cigarette, assis
sur une pierre devant la porte de son castel comme s’il voulait en
défendre l’entrée. Il avait du reste la mine suffisamment rébarbative
pour éloigner des passants plus timides ou moins affamés, et attendait
avec une impassibilité toute castillane, ne montrant de surprise que ce
que lui permettait sa gravité.

«Señor José, dit respectueusement le guide, voici des seigneurs
voyageurs qui m’ont demandé de les conduire ici.»

Sa Seigneurie se contenta de jeter sur les nôtres un regard oblique et
continua à tirer des bouffées.

L’ayant poliment saluée, nous lui demandâmes la faveur de l’hospitalité
d’une nuit, vivre et coucher, en échange de notre considération
accompagnée, bien entendu, d’espèces sonnantes aux effigies des
souverains d’Espagne. Sur quoi le _señor_ José, sans quitter son siège,
ni lâcher sa cigarette, nous engagea vivement à poursuivre notre chemin.

«Il y a, dit-il, sur l’autre versant du plateau, une _venta_ où vous
trouverez toutes les commodités.»

Une femme, jeune mais pas jolie et peu avenante, vint appuyer les dires
du maître: elle eut même la bonté d’ajouter qu’en partant sans plus
tarder et en pressant un peu le pas, nous avions la chance d’arriver
avant la nuit.

«Nous sommes ici et nous y restons, s’écria la Martinière furieux,
parodiant un mot célèbre. N’avez-vous donc rien quand il passe des
voyageurs?

--Des voyageurs! il n’en passe jamais. Des voyageurs pour où? Pour
Estella? Alsasua? Il y a une route, ils la suivent. On n’a que faire au
palacio d’Urvaza. Excepté les pâtres de la montagne, nous n’avons vu
personne depuis quatre ans, depuis l’année où sont passés les deux
Français.

--Mais c’est moi, repartit la Martinière, c’est moi qui suis passé il y
a quatre ans avec un Anglais. Nous nous sommes arrêtés ici pour cuire
notre gibier et remplir nos gourdes. Ne me reconnaissez-vous pas,
_señorita_?»

La _châtelaine_ le regarda attentivement, puis frappant ses mains,
s’exclama:

«En vérité, c’est lui.»

Alors les physionomies changèrent. On nous fit entrer; le mari nous aida
à nous décharger de nos sacs, tandis que sa femme courait chercher à
boire. Les enfants, cachés en quelque coin, se montrèrent, et une jolie
petite fille avança en riant son brun minois.

Il y a du vin, du pain, du lait, des œufs, de l’ail, des piments, des
oignons, des olives, du lard. On nous offre de tuer une poule, de faire
une soupe et une omelette... un festin.

Une figure étrange paraît sur le seuil. C’est un tout vieux petit homme,
vêtu d’un veston et d’un pantalon brun et coiffé d’une calotte noire. Un
col de la couleur qui rendit le nom de la reine Isabelle célèbre,
encercle son cou à la façon des prêtres.

«C’est le _padre_,» dit le châtelain.

Nous nous levons avec empressement pour saluer le _padre_. Ce n’est ni
le moment, ni le lieu de _manger du curé_ dans la _Sierra de Andia_.

Et puis, quel pitoyable morceau!

    Si Dieu prodigue ses biens
    A ceux qui font vœu d’être siens,

il a sûrement oublié celui-ci le jour de la distribution.

Oncques ne vis sur un oint du Très-Haut tant de pièces et de taches.

Son veston, évidemment façonné avec les lambeaux d’une vieille soutane,
avait depuis longtemps perdu, sous de nombreuses couches d’huile, sa
couleur primitive; quant au pantalon, fendillé, rapiécé, luisant
d’usure, il était retenu par une ficelle dont les extrémités
descendaient sur les cuisses. De plus, par une éraillure, accroc récent
sans doute, s’échappait indiscrètement un bout de chemise de la couleur
du faux col. Il était chaussé d’alpargatas et sa calotte paraissait
couverte d’une telle couche de crasse que ce devait être celle qu’il
portait à l’époque lointaine où il servait le Père éternel en qualité
d’enfant de chœur. Le bonhomme comptait soixante-quinze ans.

«_Padre! padre!_ cria la petite fille en se pendant familièrement à ses
jambes, des Français! des Français!

--Ah! ah! des Français! répliqua le vieux en soulevant sa calotte pour
répondre à notre salut, montrant sa tête grise aussi fournie de cheveux
coupés ras que celle d’un jeune, soyez les bienvenus! Des Français!
reprit-il, j’en ai connu un au temps du roi Louis-Philippe. Un brave
homme. J’ai appris qu’il était mort.

--Qui? Louis-Philippe?

--Oh! il y a longtemps. L’empereur aussi.

--Duquel parlez-vous? Napoléon Ier ou Napoléon III?»

Le _padre_ nous jeta un regard effaré; puis tapotant d’une main les
joues brunes de la fillette qui jouait gentiment avec le bout de chemise
du vieux qu’elle tournait en tire-bouchon, et repoussant de l’autre le
petit garçon cramponné à son paletot, il répliqua, hochant la tête:

«Voyez-vous, je n’aime pas parler politique, moi. Je n’y entends rien.»

Le pauvre vieux pasteur d’hommes n’entendait pas à grand’chose, et il
était certes aussi ignorant que les pasteurs de moutons de la plaine. Né
au _palacio_ de quelque maritorne à l’époque où les hobereaux d’Urvaza
l’habitaient, il ne l’avait quitté que pour aller au séminaire, là-bas,
à Logroño, bien loin dans la vallée de l’Èbre, à dix bonnes lieues. A sa
sortie du séminaire, on l’envoya dans un village, puis dans un autre, et
il revint au point de départ. Qu’avait-il fait pour échouer dans cette
thébaïde? Quel crime contre Dieu, les hommes ou l’Église avait-il
commis? Quel mystère planait dans son passé? Quelle honte ancienne
pesait sur ses épaules octogénaires? Nous nous le demandions et nous
eussions bien voulu le lui demander à lui-même, comptant que quelque
aveu tomberait de sa sénilité. Mais il fut muet sur les secrets de sa
vie.

Il n’avait jamais vu de chemin de fer, bien qu’il lui eût suffi de
descendre à Alsasua. Depuis nombre d’années, ses jambes lui refusaient
le service d’un tel voyage; puis, il n’était pas curieux. D’ailleurs, il
a voyagé; il est allé à Rome, voici quarante ans; et quand on a vu la
_Ville éternelle_ et le Pape, on peut mourir satisfait; on a repu ses
yeux de tout ce qu’il y a de beau sur terre.

«Avez-vous été à Rome, vous autres?

--Pas encore.

--Allez-y, mes enfants. Vous aurez tout vu.

--Et à quoi passez-vous votre temps, _padre_, dans cette solitude?

--Oh! les occupations ne me manquent pas. Ma messe, mon rosaire, mon
jardin, mes abeilles. Voulez-vous voir mes abeilles? je vous montrerai
aussi ma maison.»

Nous le suivîmes. Il nous conduisit à une sorte de cahute basse et
recouverte de chaume, que nous avions prise pour une étable, à côté du
jardinet. Il n’y avait qu’une fenêtre et il fallait se baisser pour
passer sous la porte. Une chambre blanchie à la chaux; un lit de sangle
sur le sol battu, un grand crucifix au mur, une table avec une Vierge de
plâtre manchote, un bouquet de fleurs artificielles dans un vase acheté
à quelque faïencier forain, une caisse peinte en noir servant de
commode, deux escabeaux, un bénitier, un chapelet, un almanach et un
bréviaire, tels étaient le logis, la bibliothèque, le mobilier.

«Je vis ici depuis quarante ans, nous dit-il. C’est moi qui ai bâti la
maison avec le père de José, que Dieu ait son âme! Et il m’a aussi aidé
à faire les meubles. De ma fenêtre, je vois mon jardin, ma vigne, mes
oliviers, mes abeilles, mes oignons, mes choux. J’ai créé tout cela.

--Et le gouvernement vous paye?

--Soixante douros par an.

--Oh! oh! vous devez faire des économies.

--Non, je dépense tout, répondit naïvement le bonhomme. Je paye ma
nourriture à ces braves gens; ce qui reste, je le donne pour les
petits.»

Pendant qu’il parlait, je remarquais un cadre accroché derrière la
statuette de la Vierge, un portrait au daguerréotype à demi effacé par
le temps. Selon toute apparence, la tête d’une jeune fille.

«Voici peut-être la clef du mystère de la vie de cet homme,» me dis-je
en moi-même, et tout haut:

«Est-ce le portrait d’une sainte, _padre_?

--Si, señor, fit-il gravement, sainte et martyre!»

Peut-être allait-il entrer dans la voie des confidences, mais la petite
fille vint tout à coup nous appeler pour le dîner.

Malgré notre insistance, il refusa obstinément de partager ce festin. En
dépit de sa crasse et de ses taches d’huile, nous n’eussions pas été
fâchés de le voir à notre table; tout ce que nous pûmes obtenir, c’est
qu’il viendrait nous voir pendant notre repas.

Il tint parole, mais ne voulut même pas goûter au gros vin de Navarre
que notre hôte nous versait à pleins bords, et comme les mouches
réveillées par la chandelle et l’odeur inusitée des victuailles
accouraient par myriades bourdonner sur nos assiettes et nos verres, le
bon curé s’empara d’un chasse-mouches et, debout près de la table, le
fit gravement tournoyer au-dessus des plats et de nos têtes jusqu’à la
fin du repas.



VIII

MESSE AU PALACIO


La nuit était depuis longtemps venue, étoilée, majestueuse, sereine, une
de ces nuits tièdes et transparentes, comme il n’en est qu’aux pays du
soleil, et j’allai m’étendre sur un léger renflement de terrain à
quelque distance du _palacio_.

Tout autour un grand silence, mais bientôt un bruit effacé, lointaine et
immense rumeur dont je ne me rendis pas compte tout d’abord, surgit
doucement, puis, comme la chanson des djinns, montait en grandissant, de
tous les côtés à la fois. Indéfinissable et mystérieuse musique, elle
s’élevait du fond de la vallée, des bois, des mamelons, avec une variété
infinie de notes comme un orchestre de follets, âme de la terre, souffle
d’Obéron et de Titania tressautant dans la nuit fantastique.

C’étaient les troupeaux qui arrivaient, s’éloignant du bois dans la
crainte des loups; chaque tête de bétail, bœuf, vache, mouton, chèvre,
agitait une clochette ou un grelot, et la multiplicité de ces tintements
formait un ensemble d’une incomparable harmonie.

Ah! la merveilleuse sérénade autour de ce vieux castel solitaire
dressant ses murailles et ses bastions roussis dans les découpures
sombres des horizons!

Comme cette vie sauvage est pleine de jouissances! comme l’on se sent à
l’aise loin du tumulte des cités, du monde artificiel et menteur, des
exigences factices de la civilisation, où les années s’écoulent en
inquiétudes et en luttes stériles! Et je me pris à envier le sort de ces
pâtres qui traversent la vie drapés dans leur fière et indépendante
misère, plus heureux cent fois que l’ouvrier des villes dont ils n’ont
ni les besoins, ni les dures fatigues, plus heureux que le bourgeois
gagnant le pain quotidien, cloué à un banc de cuir, plus heureux que
nous tous sans repos ni trêve à la tâche, poursuivant un but qui ne sera
jamais atteint. L’oubli, l’oubli de tout, et que le passé s’écroule!

Ces sensations, je les avais éprouvées jadis, quand j’avais vingt ans,
dans les grandes solitudes, sous les palmiers des oasis sahariennes, aux
portes des ksours, et je les retrouvais aussi vives, aussi fortes, après
vingt ans écoulés, avec la philosophie en plus, celle qui pousse en même
temps que tombent les cheveux.

L’extase dura longtemps et la nuit devait être fort avancée quand je
rentrai au bordj. Je passai près de la chaumière du vieux curé; une
lampe y brûlait, et j’aperçus le bonhomme assis devant la Vierge
manchote, un rosaire autour du bras.

«_Buenas noches, padre!_» criai-je. Il fit un soubresaut, se retourna
vivement avec un geste effaré, et je revis le petit cadre noir que
j’avais remarqué déjà, le portrait de la _sainte et martyre_, sur le
socle de la statuette.

Il poursuivait donc, lui aussi, sa chimère, et je me rappelai ce
gentilhomme castillan, dont j’ai lu, je ne sais plus où l’histoire, que
toute la ville admirait pour sa dévotion à Marie.

Dans sa chambre à coucher, il lui avait dressé un autel où brûlait une
lampe perpétuelle. Il l’entourait de fleurs et, chaque soir, avant de se
mettre au lit, s’agenouillait devant la douce image et la contemplait
avec adoration.

C’était le portrait de sa maîtresse.

Le vieux curé se souvenait. Le cœur n’a pas d’âge et peut-être aimait-il
encore et confondait-il dans sa sénilité le visage de l’amie de sa
lointaine jeunesse avec celui de sa Vierge mutilée.

«_Buenas noches! buenas noches, señor_,» répliqua-t-il avec quelque
brusquerie, et il ferma son volet.

Le lendemain, nous étions de bonne heure dans la salle commune, car nous
avions une longue étape devant nous. Un berger à mine rude écrivait
laborieusement sur la table. Ayant appris le passage de voyageurs, il
profitait de cette rare occasion pour mettre en ordre sa correspondance.
Jamais courrier ne passe par Urvaza. Si par hasard on écrit, si l’on
attend une réponse, il faut descendre à Alsasua ou à Subayrès. C’est à
ce dernier village qu’il nous pria de jeter sa lettre dans la boîte,
dont on fait la levée à peu près régulièrement tous les huit jours, sans
répondre toutefois que les lettres arrivent jamais à destination.

Le petit garçon de l’_amo_ entra au moment où nous nous délections d’un
bol de lait.

«_La misa, señores, la misa!_»

Nous allions l’envoyer au diable avec sa _misa_, mais nous nous
rappelâmes que le _padre_ nous avait prévenus la veille qu’il dirait sa
messe à notre intention et l’avancerait même d’une heure, pour que nous
puissions en profiter avant de nous mettre en chemin.

Il nous attendait, en effet, s’habillant lentement dans la sacristie,
revêtant une aube de calicot d’un blanc douteux, et une étole si
misérable que pas un séminariste, nouveau tonsuré, n’eût voulu s’en
affubler.

Deux fidèles vinrent nous rejoindre dans la chapelle, le berger et la
petite fille au brun minois. Elle était déjà à genoux, modestement, près
de la porte de la sacristie, placée obliquement de façon à bien nous
voir, et je vous certifie que le bon Dieu n’eut ce matin-là qu’une très
minime part de son attention. Déjà coquette, comme une femme, bien
qu’elle eût huit ans à peine, elle minaudait quand par hasard nous la
regardions, et s’étant fait un éventail avec une feuille de son
psautier, elle en jouait par habitude malgré la fraîcheur matinale.

Quant à son frère, d’une année plus jeune, il remplissait l’office
d’enfant de chœur, et notre présence lui donna à lui aussi de si
fréquentes distractions que le _padre_ se vit contraint de le gourmander
plusieurs fois. Il était si petit qu’il ne pouvait porter le missel pour
le changer de place ainsi qu’il est d’usage, mais son père, quatrième et
dernier fidèle présent, se chargeait de ce soin.

Il remplissait aussi les fonctions de sacristain. Je le vis allumer et
éteindre les cierges et tirer une ficelle à gauche de l’autel; un rideau
de toile s’ouvrit alors, découvrant le corps d’un grand Christ
enjuponné, que l’on recouvrit aussitôt après le sacrifice.

Il n’est guère possible d’imaginer rien de plus misérable et de plus
naïf que cette chapelle du _palacio d’Urvaza_. Magots de bois
affreusement peints, louches, manchots, décapités, culs-de-jatte, rebuts
de boutique de bric-à-brac; anges de cire avec des perruques de chanvre,
et si vieux, que tous les traits du visage s’étaient effacés et fondus;
un extraordinaire triptyque qui pouvait aussi bien représenter une scène
de l’Arétin, le massacre des innocents, le jugement dernier, que des
nymphes s’ébattant sur la plage, car on ne distinguait qu’un fouillis de
cuisses, de têtes et de bras; des fleurs artificielles centenaires dans
des vases ébréchés, une Vierge habillée d’une robe de mousseline à
paillettes au travers de laquelle on distinguait les articulations de la
poupée, portant au cou un chapelet de scapulaires et coiffée d’une tiare
en papier doré. Elle foulait aux pieds le serpent tentateur qu’une
ouaille ignorante avait cravaté d’un rosaire.

Tout ce catholicisme grossier, matérialisé dans ce qu’il y a de plus
puéril, de plus laid et de plus grotesque, offrait un ensemble et des
détails si ridicules qu’il était difficile de garder son sérieux. Mais
la vue du _pastor_ et du _posadero_ agenouillés et courbés sur le sol,
se frappant avec conviction la poitrine, nous rappelèrent aux
bienséances, et nous mîmes à notre tour un genou sur la dalle humide, si
humide que je dus le préserver par mon chapeau du froid contact, car il
n’y avait, comme dans la plupart des endroits affectés ici à la prière,
ni banc, ni siège, ni tapis.

Je ne sais si je gagnai la faveur du ciel, ce qui est certain c’est que
je gagnai un fort rhume qui me poursuivit jusqu’à Soria.

Notre conduite, en tous cas, édifia le vieux curé, car quand nous
allâmes prendre congé de lui, dans son jardin, où il arrosait ses choux,
comme Dioclétien, avec une casserole, il quitta bien vite sa besogne
pour nous serrer les mains avec une touchante effusion, nous appelant
_ses fils, ses chers fils_. Il est vrai que nous lui avions remis au
préalable deux _pesetas_ pour les _pauvres de sa paroisse_, ce qui,
assurément, avait dû contribuer à l’attendrir.



IX

ESTELLA


Je pensai plus d’une fois au _padre_ du palacio d’Urvaza, il me
rappelait un pauvre frère lai dont parle la George Sand andalouse qui
signait Fernando Caballero.

Quand vint le décret de l’expulsion des moines, un vieux frère lai
sortit le dernier et s’assit sur les marches du couvent et, la tête dans
ses mains, les coudes sur les genoux, se mit à pleurer: «Que faites-vous
ici? lui dit un moine. Ne venez-vous pas?--Et où puis-je aller? répondit
fray Gabriel. Voici cinquante ans, j’ai été recueilli dans ce monastère,
tout enfant et orphelin, et depuis je n’en suis jamais sorti. Je ne
connais personne au monde. Je ne sais que soigner le jardin. Où
irais-je? Que ferais-je? Qui voudrait de moi? Je ne puis vivre qu’ici.»
Alors, un paysan à qui l’on avait confié la garde du monastère vide le
vit et lui dit: «Reste avec nous, homme. Tu partageras le pain de la
famille.» Et le vieux fray Gabriel resta, vivant avec ces paysans,
continuant comme autrefois à soigner le jardin des moines, les attendant
tous les jours, plongé dans ses souvenirs, arrêté par le passé, espérant
chaque nuit entendre au réveil la cloche muette s’ébranler joyeusement
et retrouver sa voix pour saluer à grand éclat le retour des maîtres du
logis désert.

La descente de la Sierra de Andia et la marche sur Estella nous prirent
deux jours.

Estella, que l’on pourrait croire le nom d’une jolie fille, est celui
d’une des plus riantes villes de la Navarre. Importante position
stratégique, commandant plusieurs défilés sur les chemins des Castilles
et de l’Aragon, les carlistes la choisirent comme point central de
défense et don Carlos y établit son quartier général. C’est là qu’en
1839 Rafael Maroto, après une entrevue avec Espartero, fit fusiller les
généraux Garcia, Guergné, Carmona, Sanz et l’intendant militaire Urriz,
ses frères d’armes.

Dans la _posada_ où nous nous arrêtâmes, nous avons mangé avec des
campagnards, tous soldats ou partisans dans la dernière insurrection[6].
Rien n’égale la courtoisie et la dignité de ces paysans. On nous
attendait à la table commune et, comme dans notre visite de la ville,
nous avions laissé passer l’heure, l’hôtelier nous envoya chercher par
une servante qui nous ramena triomphalement aux convives attablés, mais
qui ne voulaient pas commencer sans nous. Dans la journée, un homme qui
travaillait aux champs laissa sa bêche pour nous servir de cicérone à
travers les ruines du couvent de Santo-Domingo, détruit à coups de canon
pendant les guerres de Charles V, et, bien qu’il se fût dérangé
longtemps de sa besogne, il refusa, avec un geste noble et offensé,
l’argent qu’on lui offrait pour sa peine. Je dois avouer que ces preuves
de désintéressement ne dépassèrent pas les provinces basques.

  [6] Durant les deux guerres civiles contemporaines, les Basques ont
    mis sur pied de guerre presque le dixième de leur population totale,
    et, pendant des années entières, ils ont tenu tête aux forces
    réunies de la nation.

    (V. Almirall, _l’Espagne telle qu’elle est_.)

L’église est une énorme construction carrée, lourde, massive, avec des
murs de plusieurs pieds d’épaisseur et des créneaux pour fenêtres. C’est
d’ailleurs l’aspect de la plupart des églises de ces bourgades du Nord,
qui presque toutes ont servi de forteresse. Moines et prêtres y firent
le coup de feu. La maxime _Ecclesia abhorret a sanguine_ ne fut jamais
pratiquée par le clergé espagnol. Les autels resplendissants d’or et de
richesses artistiques jurent étrangement sur les murailles décrépites et
lépreuses. Deux chaires avec leurs dais d’or font dans la pénombre un
extraordinaire effet. La ville est pleine de curieuses constructions. Un
vieil hôtel seigneurial, actuellement occupé et mutilé par des tanneurs,
est une merveille architecturale.

Les toits surplombent la plupart des maisons comme des auvents, et
beaucoup sont couverts de riches ornementations fouillées dans le bois.
La place de la Constitution--un nom dont abusent les Espagnols, car
chaque ville ou village a sa place de la Constitution, et quelle diable
de constitution est-ce?--n’est pas une des moindres curiosités. Entourée
de galeries formées par des arcades d’inégale grandeur, avec ses maisons
peintes de diverses couleurs, ses fenêtres à balcon sur la grille duquel
descend un grand rideau blanc attaché au linteau et où se postent, pour
coudre ou guetter le passage du _querido cortejo_, les jolies
Estelliennes, elle offre un cachet singulièrement pittoresque au
voyageur habitué à la rectitude désespérante de nos constructions
modernes, qui, si elles sont le triomphe de la ligne droite, sont en
même temps l’idéal de la monotonie. On nous engage vivement à aller
présenter l’hommage de notre vénération à l’épaule du grand saint André,
apôtre, précieusement conservée, non dans la saumure, mais dans une
châsse. Comme nous n’avions aucune raison pour rendre notre déjeuner,
nous préférâmes achever paisiblement notre digestion sur une colline
ensoleillée en adorant la belle nature, culte plus sain que celui des
vieux os.

Estella s’étendait à nos pieds avec ses jardins, ses promenades, sa
rivière Ega, qui la coupe en deux, et sa délicieuse vallée toute
verdoyante d’oliviers et de vignes. Dans un bouquet d’arbres se dresse
le coquet ermitage de Santa de Rocomador, célèbre dans la Navarre, où
les pauvres diables poursuivis pour dettes trouvaient un refuge, ce qui
ne devait que médiocrement satisfaire leurs créanciers.

Mais il était écrit que nous verrions de vieux os. Un passant--le seul
que nous rencontrâmes sur cette colline--s’arrêta stupéfait à la vue de
deux individus allongés en plein soleil d’août sur le bord d’un chemin
sans ombre. S’apercevant que nous étions Français, il continua sa route
en riant, se retournant toutefois pour nous prédire une mort incessante.

«Là, nous cria-t-il, au _Campo Santo_, on va vous porter tout à l’heure.

--Où est-il, le _Campo Santo_?»

Il nous indiqua la direction du geste, à quelque cent mètres.

«Eh bien, nous allons y aller tout seuls.»

Les cimetières ne sont pas d’ordinaire des lieux d’une folle gaieté,
bien que plus d’une fois en Angleterre, je les aie entendus retentir des
rires joyeux de fillettes jouant à cache-cache autour des tombes, mais
celui d’Estella est le plus parfait spécimen de la désolation.

On eût dit que la guerre y avait fait rage, qu’une tempête d’obus en
avait fouillé la terre, éparpillant ossements et cercueils.

Le sol bouleversé est jonché de débris macabres. On les sent craquer
sous les pas dans les allées envahies par l’herbe séchée. On foule une
sorte d’humus pestilentiel. Le pied s’enfonce tout à coup; c’est un
cercueil pourri qui cède sous votre poids.

Des croix de fer vacillent sur leur socle de pierre et celui-ci se
couche à demi chez le voisin. En deux ou trois coins, des ossuaires; sur
le tas sinistre, des couleuvres glissent leur tête fine et de gris
lézards hument les rayons du soleil.

Une rangée de petites chapelles funéraires adossées aux murs indique que
d’anciens morts cossus, pompeusement scellés dans l’épaisseur, y
attendent le jugement dernier. Là encore l’abandon et l’oubli. La
nécrolâtrie un peu puérile des Parisiens avec son bric-à-brac funèbre
trouverait ici un cynique réactif.

Cependant, au-dessus de la porte monumentale, un ange, assez semblable à
un diable de Callot, sonne désespérément dans une trompette, comme s’il
appelait les vivants à la visite des trépassés.

En sortant du _Campo Santo_, nous vîmes s’avancer, marchant en bon
ordre, de longues files d’hommes habillés de gris. Je pensai à des
équipes de forçats commandés pour la corvée des routes. Ils portaient
des blouses de toile et des pantalons rapiécés, de grossières
espadrilles laissant voir leurs pieds nus, et ils étaient coiffés de
méchants bonnets de police. Un coup de clairon m’apprit que j’avais en
face de moi la troupe. C’étaient, en effet, deux compagnies d’infanterie
garnisonnées à Estella qui partaient pour la manœuvre. On les accoutre
ainsi par économie, afin de ménager la tenue de drap réservée pour les
grandes occasions. Pauvreté n’est pas vice, et l’économie est une belle
chose, mais je doute que des fantassins ainsi affublés se sentent fiers
d’être soldats.

Je recommande ce costume à nos niveleurs économes qui réclament à grands
cris l’unification de l’uniforme militaire, ainsi qu’aux intelligents
champions de la suppression des armées permanentes; ils ne pourront
mieux dégoûter la jeunesse du métier de Mars. Le _nec plus ultra_ du
misérable et du bon marché sera d’un seul coup atteint.

L’aspect de ces fantassins, petits et grêles, ne rappelle guère cette
redoutable infanterie espagnole «dont les gros bataillons serrés, dit
Bossuet, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient
réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le
reste en déroute...» Certes, je ne mets pas un seul instant en doute
leur énergie et leur vaillance, je ne parle que de l’extérieur, et il ne
paye pas de mine. Il est vrai que leur uniforme, qui semble une copie
maladroite du nôtre, n’est pas de nature à la rehausser. A Gibraltar
surtout, à côté des superbes et corrects soldats anglais, cette
apparence défectueuse d’une armée mal accoutrée, mal payée et mal
nourrie, frappe l’œil désintéressé de l’étranger.

C’est à Estella que je fus, pour la première fois, réveillé en sursaut
par une voix lamentable. Elle jetait par intervalles, des profondeurs
d’une rue voisine, des modulations prolongées et lugubres qui
approchaient grandissant, éclataient sous mes fenêtres, puis
s’éloignaient et retournaient se perdre dans la nuit.

Ce sont les _serenos_, gardes de nuit, qui crient le temps et l’heure en
commençant par une invocation à la Vierge: «_Ave Maria sanctissima! Il
est minuit. Le temps est serein!_» Ce chant nocturne, car il est rythmé
comme tous les cris de rue, restant de vieilles coutumes générales dans
presque toute l’Europe, ne manque pas d’originalité. L’usage, il n’y a
pas longtemps encore, existait chez nous dans nombre de villes de
province. A Douai, il y a dix ou quinze ans, un homme criait les heures
au beffroi. Mais c’est surtout au siècle dernier que le veilleur de nuit
offrait un aspect fantastique. Vêtu d’une longue robe brune, bigarrée de
têtes de mort et de tibias en sautoir, il passait à pas lents, agitant
une cloche et criant d’une voix sépulcrale:

    Réveillez-vous, gens qui dormez,
        Priez pour les trépassés.

Les _serenos_, à Madrid, ouvrent la porte aux locataires attardés.
Chaque quartier, chaque rue, a les siens; ils ont les clefs de toutes
les maisons. On se passe ainsi de concierge, et les bourgeois peuvent
dormir sur leurs deux oreilles:

    Car sur la grande ville
    Veille un brave gardien,
    C’est le bon mile, mile,
    C’est le bon milicien!



X

LOGROÑO


Depuis notre entrée en Espagne, nous avons traversé de merveilleux
paysages, d’abord en côtoyant le golfe, puis, à mesure que nous nous
enfoncions par les chemins de la montagne, le panorama se déroulait
pittoresque, varié; villages enfouis dans des nids de verdure, bourgades
échelonnées sur les flancs d’un mont, vieux ponts croulants jetés sur
des abîmes.

Mais passé Estella, la scène n’est plus la même, l’aspect du pays change
presque subitement; la végétation diminue; de grandes roches à aiguille
se dressent çà et là au milieu de bouquets de chênes qui vont en
s’éclaircissant.

Après la Navarre, nous entrons dans la vieille Castille. Ce sont des
montagnes arides, des bourgades qu’on aperçoit tout à coup comme des
forteresses arabes au sommet d’un pic, sans un arbre, sans un brin de
verdure, le pays brûlé. Mais dans une trouée, une crevasse du roc, au
fond d’un vallon reparaît tout à coup la luxuriante flore des chaudes
régions, vignes, figuiers, oliviers. Il semble que le sol séché et
grisâtre ait craqué, laissant de longues déchirures où la végétation
s’entasse comme si la nature féconde voulait se dédommager de la
stérilité d’alentour. D’Estella à Logroño, la route large et soutenue
par des travaux de maçonnerie a dû coûter gros, vu les accidents de
terrain. L’Espagne est sillonnée de ces belles routes ne servant guère
et se détériorant de distance en distance par morceaux qui s’effritent
et s’écroulent. Les Espagnols qui voyagent soit à pied--et ils sont
rares--soit à cheval ou à mule, prennent autant que possible les chemins
de traverse. C’est ce que nous faisions généralement, laissant la voie
royale aux piétons sybarites qui craignent de s’échauffer par les
sentiers raboteux. Reste la diligence qui s’arrange comme elle peut.
Quant aux cantonniers, ils en prennent à leur aise et travaillent à
leurs heures. «Le cantonnier en Espagne, disait plaisamment le vieux
Dumas, voyageur fantaisiste, est un individu qui a pour mission, drapé
dans un grand manteau amadou, de regarder passer les gens.» Le fait est
qu’ils ont chacun trois kilomètres à entretenir, en plein soleil,
travail terrible pour un Espagnol. De six kilomètres en six kilomètres,
on leur a bâti de petites maisons pour deux familles. Dans les grandes
plaines désolées de la Manche, dans les gorges profondes des _Sierras_,
je me suis demandé bien souvent ce que pouvait faire la femme livrée à
la solitude tout le jour. Il est vrai qu’il y a la marmaille, graine
absorbante, les visites des bergers du voisinage, le passage des coches
et des muletiers. Quelques-unes vendent en cachette, car
l’administration le leur défend, de l’aguardiente à un sou le verre;
maigre ressource, le débit d’une bouteille est une affaire qui demande
du temps.

Nous en avons rencontré une dans la Sierra Morena qui nous offrit
l’hospitalité: bon feu et gîte passable; quant au reste... le mari le
saisit. C’était une belle luronne de vingt-cinq à vingt-six ans, brune à
souhait, aux seins dodus, méritant mieux que l’incessant tripotement
d’un affreux marmot qui semblait payé pour les déformer. Elle
baragouinait un peu de français, et nous raconta au souper, non entre la
poire et le fromage--le luxe du dessert n’ayant pas encore pénétré dans
la _Sierra_--mais entre la soupe à l’huile alliacée et le vin goudronné,
qu’elle avait été jadis servante dans une _fonda_ de Logroño, et qu’un
_caballero_ français des mieux tournés lui avait proposé de l’emmener
là-bas, là-bas, _tra los montes_. Elle faisait de grands gestes avec la
main pour indiquer que la France était à ses yeux si éloignée, qu’elle
se perdait dans l’espace. Le cantonnier écoutait d’un air admiratif le
jargon pour lui incompréhensible de son épouse tout en fumant
philosophiquement sa cigarette.

Nous demandâmes à la jeune femme s’il était jaloux. Elle leva les yeux
au ciel avec un geste expressif.

Il a chassé malhonnêtement le _padre_ du village voisin parce que le
saint homme venait ici en son absence.

Sur la poitrine velue du mari s’étalent cependant un scapulaire fort
crasseux et deux ou trois médailles de cuivre usées, indice d’un long
usage, et qui eussent dû témoigner de plus de confiance de sa part.
Mais, en Espagne, catholicisme n’implique pas cléricalisme. En nombre de
provinces, on est froid pour le prêtre tout en fanatisant chaudement au
pied de l’autel; on ferme sa porte à l’apôtre, d’autant plus qu’on a
jolie femme, mais on écoute dévotement le sermon.

L’abolition des dîmes, le désamortissement des biens du clergé, la
suppression des couvents, la sécularisation de l’enseignement ont été
partout accueillis avec enthousiasme, et cependant pas de peuple ne
s’agenouille avec plus de foi devant les images et n’invoque avec plus
de ferveur la _Virgen Santissima_, ne baise plus dévotement ses
chapelets et ses agnus.

Logroño est une ville de quinze à vingt mille âmes, avec une garnison
qui m’a paru nombreuse; elle n’offre de curieux que ses églises et
quelques vieilles rues. Nous avions une lettre d’introduction pour le
gouverneur, appelé ici brigadier général. Il ne nous fut donné de voir
que son premier aide de camp, que nous rencontrâmes sur une promenade
assez sèche et poudreuse appelée _las Delicias_, où lui seul, superbe
garçon, semblait faire en effet les délices d’un groupe animé de jeunes
señoritas.

Après l’absorption de consommations à la glace--pour la confection
desquelles les limonadiers espagnols n’ont pas de rivaux--nous gagnâmes
le _comedor_, où nous trouvâmes la banalité commune à tous les hôtels.

Seulement, pas de garçon. De jolies filles fort dégourdies les
remplaçaient avantageusement.

De la salle à manger j’aperçois les deux étranges flèches guillochées de
l’église de Santiago, où se fonda, dit-on, l’ordre de chevalerie de ce
nom. De gros nids de cigognes sont accrochés à chacune des aiguilles et,
perchées sur le bord, elles claquent mélancoliquement du bec. En bas,
dans la rue étroite, monte le chant doux et un peu traînard de jeunes
filles qu’accompagne un tambour de basque, musique bientôt couverte par
les aigres disputes des servantes de l’hôtel qui, avec la verbosité
méridionale, s’apostrophent abominablement au sujet d’une carafe cassée.

Après dîner, le hasard me pousse dans une antique petite église
d’extérieur assez misérable; mais quel luxe au dedans! Luxe de vieux
tableaux surtout; l’un presque dissimulé dans un coin sombre attira
spécialement mon attention. Il représentait une sainte à robe montante
jusqu’au menton, avec un voile couvrant le front et les épaules, ne
laissant à découvert que les mains et le visage, mais dans un drapement
si savamment voluptueux qu’il valait toutes les splendeurs du nu. C’est
Rose de Lima. Agenouillée, bras en croix, corps en arrière, dans
l’extase, elle semble jouir par avance de célestes béatitudes. Et il y a
de quoi, car un beau séraphin accourt impatient, perçant les nues pour
lui apporter une couronne de roses. Sur le divin corps de la sainte
pâmée, l’artiste a collé, comme une draperie mouillée, sa robe de
dominicaine, dessinant avec une telle exactitude les provocantes
ampleurs des hanches et les contours du ventre et des seins que, dans la
pénombre, elle semblait entièrement nue. Un voile sombre comme une
chevelure noire couvrant ses épaules jusqu’à ses rotondités postérieures
complète l’illusion. Jamais lascive abbesse posant pour la chaste
Suzanne aux yeux ravis de quelque Rubens monacal ne fut plus
scrupuleusement et plus amoureusement peinte. Le visage, surtout, est
remarquable d’ardente passion. En s’approchant, on distingue de petites
touffes crépelées d’un blond vénitien s’échappant de chaque côté du
voile, près de la mignonne oreille. Il était visible que la belle
créature avait exigé de l’artiste admirateur ce sacrifice à la sincérité
du costume pour paraître plus séduisante. L’œil bleu foncé se noyait
dans la jouissance extatique; la bouche entr’ouverte aux lèvres
sensuelles humait des plaisirs inconnus aux humains.

«Eh bien, voilà comme j’aime les saintes!» m’exclamai-je _in petto_,
pour ne pas profaner le lieu sacré.

Le vieux sacripant de bedeau qui m’examinait, lut sans doute ma pensée
dans mon œil.

«Ah! dit-il en soupirant, on n’en fait plus dans ce goût-là.»



XI

LE COL DE PIQUERAS


Il n’est pas de vrai voyage en Espagne sans histoire de brigands; j’y
comptais, et si je n’avais pas eu mon histoire de brigands, je
considérerais mon excursion manquée. Dans un pays où l’on arrête encore
non seulement les coches--ce qui est l’enfance de l’art--mais les trains
de chemin de fer, deux touristes pérégrinant, sac au dos, doivent
s’attendre à quelque aventure cartouchienne; aussi en étions-nous à
peine à notre quinzième journée de marche, après avoir couché à
Villanueva de Cameros et traversé l’Iregua, que nous fûmes pris dans une
venta isolée de ce malaise qui saisit, dit-on, les plus braves lorsqu’on
sent des dangers inconnus rôder comme des loups dans les affres de la
nuit.

En pleine Sierra de Cebollera, près du point culminant qui sépare les
provinces de Soria et de Logroño, nous arriva cette mémorable aventure.
L’endroit est propice aux choses tragiques, désert et suffisamment
sauvage. Il y vente sans cesse et il y souffle même dans les matinées
d’été un froid de loup. Aussi les loups semblent y avoir établi leur
quartier général.

Des forêts de hêtres qui couvrent les hauteurs leur offrent dans l’été
un refuge assuré, et les troupeaux qui paissent dans les pâturages des
flancs des monts et des creux des vallons, une assez suffisante pitance.
J’ai ouï dire que la bourgade de Lumbreras, au milieu de la Sierra de
Cameros, à quelques kilomètres de celle de Cebollera, possédait
autrefois quatre-vingt mille moutons, réduits aujourd’hui à trois mille.
Les bonnes gens de la montagne prétendent que la différence est passée
dans le ventre des loups. Je suppose qu’on exagère et que l’épizootie et
l’incurie castillane ont été plus funestes aux moutons que le terrible
appétit des carnassiers.

Quoi qu’il en soit, bien avant la venue d’octobre, la neige couvre déjà
les _sierras_, et pendant plusieurs mois, le pays entier est bloqué.
Gens et bêtes hivernent dans les fermes avec les provisions d’une place
assiégée. Alors les loups affamés descendent. Par bandes de dix à vingt
ils entourent les habitations isolées, hurlant jusqu’au jour aux portes
des étables le lamentable cri de la famine. Ces pauvres bêtes ont, comme
tout le monde, un estomac à satisfaire, et, comme les anarchistes,
réclament le droit au gigot. Moutons, vaches, chevaux, chiens, enfants,
tout ce qui tombe sous leur dent y passe, et au matin ils regagnent
lentement la forêt. On en détruit bien un grand nombre, mais ça
repousse. Puis, à quoi bon? leur peau ne vaut pas le coup de fusil, et
autant que l’Arabe, l’Espagnol est ménager de sa poudre. On les laisse
donc pulluler, comptant que la misère et la faim les tueront comme elles
tuent les races trop prolifiques, et que, comme les races trop
prolifiques aussi, les loups, à l’encontre du proverbe, finiront par se
manger entre eux.

La _venta_ de Piqueras forme le point central de ces territoires
misérables. C’est un long bâtiment délabré, très bas, sans fenêtre au
rez-de-chaussée, avec un seul étage. Deux portes cochères y donnent
accès, mais l’une est celle d’une chapelle dont le clocheton se dresse à
l’extrémité du toit. C’est là que nous heurtâmes, après avoir vainement
frappé à la première. Elle était ouverte et nous nous trouvâmes dans un
sanctuaire du genre de celui du palacio d’Urvaza, aspect réjouissant
pour de pieux pèlerins, mais lamentable pour des profanes affamés.

Nous appelons: «Hé! le maître? Hé! le curé? Hé! le sacristain?» rien.
Nous retournons à la porte première que nous secouons à grands coups de
pied.

A quelque distance, un homme et deux petites filles battaient le blé à
la manière arabe, c’est-à-dire à l’aide d’un cheval, qui en tournant
écrase les gerbes. Ils nous voyaient bien heurter, mais continuaient
leur besogne sans mot dire.

Nous les hélons.

«Il n’y a personne, nous crie l’homme.

--Où est le maître de la _venta_?

--Il ne rentrera qu’à la nuit.»

Nous nous approchons du batteur, qui nous engage comme avait fait le
_châtelain_ d’Urvaza à continuer vivement notre route pour atteindre la
Poveda, village sur le versant opposé, c’est-à-dire à quatre ou cinq
lieues. Mais nous commençons à nous habituer à l’hospitalité espagnole;
aussi, déposant nos sacs, nous nous allongeons sur la paille hachée,
résolus à attendre le propriétaire de la _venta_, dût-il ne rentrer qu’à
minuit; ce que voyant, l’homme dit quelques mots à l’aînée des petites
filles, gamine fort sérieuse, de dix à onze ans, occupée à balayer le
terrain et à mettre en tas le blé battu.

Elle ramasse une grosse clef, cachée sous la veste paternelle, appelle
sa sœur et nous crie: «Venez, hommes.»

Nous la suivons à la _venta_, nous traversons une grande étable vide et
entrons dans une cuisine qui d’abord nous parut aussi noire qu’un four;
et, en effet, elle ne reçoit le jour que par le trou de la cheminée,
percé juste au milieu de la pièce, comme dans les huttes des
Peaux-Rouges. On peut, ainsi qu’à un feu de bivouac, entourer le foyer
et la marmite. Le feu, la cadette le prépare et l’allume, et la marmite,
l’aînée en entreprend le nettoyage avec un bouchon de paille; puis elle
sort et rentre bientôt avec une énorme cruche pleine d’eau qu’elle porte
sur une de ses hanches.

Étendus sur des bancs, nous goûtions le doux farniente après la fatigue,
et mon regard allait de la flamme joyeuse aux recoins obscurs de l’antre
enfumé où la lumière dansante envoyait ses reflets, éclairant tout à
coup, pour les rejeter dans l’ombre, des rangées de pots et de vieilles
assiettes dressées sur un buffet rustique; des casseroles de cuivre, une
image de la Vierge, des guirlandes d’oignons et d’ail, un portrait en
pied de _torero_ dont l’enluminure primitive disparaissait sous une
couche de suie, un morceau de lard jauni accroché à la voûte, un vase à
huile, deux ou trois lampes de cuivre de forme antique, un chapelet de
dents de loups et un vieux fusil. Et les petites filles allaient et
venaient, passant comme des ombres de gnômes, nous regardant de leurs
grands yeux noirs et sérieux, vaquant silencieusement aux soins du
ménage autour du feu pétillant.

Une odeur d’étable mal tenue mêlée à celle de l’huile rance et de la
fumée de bois vert emplissait et alourdissait l’atmosphère, et la nuit
était tout à fait venue.

Je ne sais depuis combien de temps je dormais, lorsque je fus réveillé
par un grand bruit confus. Près du foyer une horrible femme accroupie
frottait une casserole; maigre et dévastée avec des cheveux grisâtres
qui s’échappaient, en mèches de crin, d’un foulard sale enroulé sur sa
tête, elle me produisit du premier coup l’impression de ces aïeules de
brigands qu’artistes et romanciers représentent préparant au fond des
cavernes le souper de la bande. Son visage était plus criblé de trous
qu’une cible et l’un de ses yeux manquait à l’appel; mais celui qui
restait, le bon, semblait si farouche qu’on l’eût, ma foi, crevé sans
remords. Bien qu’on fût au cœur de l’été, une demi-douzaine de gros
jupons au moins s’accrochaient à ses hanches sèches, ce qui lui faisait
une énorme croupe, contraste étrange avec la maigreur et la platitude du
reste de la charpente.

Elle grommelait je ne sais quoi entre ses dents jaunes qui paraissaient
vouloir s’échapper continuellement de cette mauvaise bouche,
apostrophant de temps à autre l’aînée des petites filles qui n’obéissait
pas assez vite aux exigences d’un affreux marmot qui, le cul par terre,
trépignait de rage, raclait la poussière de ses sales doigts et la
lançait dans la direction de sa sœur en réclamant impérieusement du
lait. Un chat famélique au poil hérissé guignait la tasse de son œil
jaune et scélérat, tandis que deux solides mâtins de haute taille
faisaient une entrée brusque et triomphante qu’un tison ardent lancé par
la vieille changea en fuite honteuse et précipitée. Et une grande
clameur emplissait la maison, jurons de bergers, bêlements de moutons et
de chèvres que dominaient les grognements aigus de cochons.

Le troupeau rentrait.

Entraient en même temps un jeune garçon de quatorze à quinze ans, à
l’œil sournois, visiblement le fils ou le petit-fils de la sorcière, qui
s’assit dans un coin, après un brusque bonsoir; puis, un gaillard de
mauvaise mine, chaussé d’espadrilles de peau, avec un fusil en
bandoulière, et enfin le batteur de blé. Ils s’installèrent sur le banc
faisant face au nôtre, avec des visages dépourvus d’affabilité, celui du
batteur de blé spécialement, sur lequel nos revolvers et nos
cartouchières accrochés au mur, derrière nous, paraissaient produire une
fâcheuse impression.



XII

HISTOIRE DE BRIGANDS


Enfin le souper est prêt; souper d’anachorète. Une panade au lait de
chèvre c’est là tout le menu. Avec de tels repas les mœurs doivent être
pures. On songe aux pastorales genre Daphnis et Chloé. Mais quelle sale
Chloé que cette vieille! Au fait, la fraîche héroïne de Longus devint
sans doute aussi une sorcière avec l’âge, et la maugrabine qui nous sert
fut peut-être une beauté jadis. Belles dames, ce que c’est que de nous!

Je me faisais ces réflexions philosophiques en dégustant ma panade à la
gamelle commune avec la cuillère qu’on avait, pour me la donner,
arrachée de la bouche de l’affreux marmot qui réclamait son bien avec
des cris de colère. Je n’engage pas les gens dégoûtés à s’arrêter à la
venta du col de Piqueras. Il n’y passe d’ailleurs pas deux voyageurs par
an. Aussi, hôte, hôtesse et jusqu’aux petites filles semblaient nous
examiner d’un air goulu; nous étions une de ces proies rares que le bon
Dieu envoie deci, delà aux honnêtes hôteliers, et d’autant mieux qu’en
fouillant ses poches mon compagnon de route avait commis l’imprudence
d’en tirer deux ou trois pièces d’or.

Après la panade au lait suffisamment piquetée de belles mouches, pain et
oignon, vin à discrétion. Cependant le sommeil nous gagne et nous nous
demandons avec une certaine inquiétude dans quel coin d’étable on va
dresser nos litières; calomnie gratuite: on nous a préparé des lits. Par
un escalier de bois auquel manque la moitié des marches et dont le reste
crève sous le pied, l’aînée des petites filles nous guide à l’étage
supérieur, munie d’une lampe, et nous conduit à nos chambres.

Nos chambres! C’est la première fois depuis notre entrée en Espagne que
nous avons chacun la nôtre et toutes deux éloignées l’une de l’autre,
séparées par un long corridor. Voilà qui n’est pas de nature à nous
inspirer confiance, d’autant qu’en montant l’escalier nous avons entendu
des chuchotements suspects. Nous avons nos revolvers heureusement,
décrochés bien ostensiblement, malgré l’observation de l’_amo_ que nous
pouvions aussi bien les laisser à leur clou.

La première chambre où s’arrête mon compagnon est une sorte de cellule
qui n’a d’ouverture que la porte. Je m’empresse de la lui laisser,
aimant les pièces où l’on peut respirer à l’aise. Je suis servi à
souhait. J’entre dans une sorte de halle ouverte à tous vents et qui
couvre une partie de l’étage inférieur.

La petite fille qui me précède avec sa lampe me prévient de faire
attention où je pose le pied. Recommandation tardive, j’avais déjà
failli disparaître deux ou trois fois dans des dessous inconnus. Le
plancher, ou du moins ce qui jadis a été le plancher, n’existe plus qu’à
l’état de carcasse et, d’entre les crevasses, montent d’asphyxiantes
buées. Des grognements et des bêlements partant d’en bas expliquent le
phénomène.

Au rebours du recoin, précédent orné d’une porte, mais privé de
fenêtres, il y a ici quatre fenêtres et pas de porte, et les fenêtres
ouvertes sur la montagne sont barrelées comme celles d’une prison.

Après des tours d’équilibriste sur des planches pourries posées comme
des ponts sur des abîmes béants, j’atteins une sorte d’alcôve, où un lit
est dressé au-dessous d’une image du grand saint Joseph qui, la main
ouverte, vous invite à y dormir sous sa bonne et digne garde.

Comme le plancher, le lit vermoulu fait bascule. Il est, d’ailleurs,
aussi sommaire que le dîner. Deux sacs de paille; le plus petit posé en
travers forme le traversin. Le tout recouvert d’un carré de laine et
d’un drap dont la flamme insuffisante de la lampe ne me permet pas de
vérifier la blancheur.

Je pris la lampe des mains de l’enfant, l’accrochai à la muraille à côté
d’un bénitier et me préparais non à dire mes prières, comme vous
pourriez le supposer, et comme semblait m’y engager le vénérable époux
de la Vierge Marie, mais à me débarrasser de mes culottes, lorsque je
m’aperçus que la petite fille, au lieu de se retirer discrètement, comme
il sied à une personne de son âge, restait plantée devant moi et suivait
tous mes mouvements avec ses grands yeux noirs chargés de curiosité.

«Tu peux t’en aller, lui criai-je en mon patois, je n’ai plus besoin de
tes services.»

Mais elle ne bougea pas, paraissant s’être juré à elle-même d’assister
au coucher d’un Français.

Rapidement débarrassé de mon veston, de mon gilet, de mes chaussures, de
ma ceinture de laine, j’avais placé mon revolver sous mon traversin.

Il ne me restait donc plus que le vêtement que les Anglaises appellent
l’_inexpressible_, mais que, n’étant pas Anglaise, la _niña_ n’avait
nulle raison pour ne pas exprimer, et qu’elle exprima d’ailleurs fort
bien, voyant mon hésitation, en me demandant avec une sorte d’impatience
si je couchais avec mes _calzones_.

Assez surpris de la question, je lui fis entendre que je n’avais pas
l’habitude de retirer mes culottes devant d’aussi jeunes demoiselles,
sur quoi elle s’avança vers mon lit et se saisit de la lampe.

Je crus un instant qu’elle allait l’éteindre afin de ménager ma pudeur,
mais elle n’avait d’autre but que de l’emporter, ce qu’elle fit
rapidement en me souhaitant une bonne nuit.

«Hé! lui criai-je, où vas-tu?

--Me coucher, répliqua-t-elle.

--Pourquoi emportes-tu ma lampe?

--Parce que maman me l’a dit.

--Elle est bien aimable, ta maman, mais j’en ai besoin.

--Pour quoi faire? demanda-t-elle.

--Tu es bien curieuse. Mais puisque tu es si curieuse, je vais l’être
autant que toi. Indique-moi certain endroit indispensable, surtout après
les repas de panade au lait.

--Là! dit-elle.

--Où çà, là?

--Eh bien là! ici! là! où vous voudrez.»

Et elle me montra les crevasses du plancher.

Il était bien inutile de lui disputer la lampe. Je m’aperçus bientôt
qu’elle n’avait que pour quelques minutes de vie, et, en effet, une
dizaine à peine écoulée il ne resta qu’une mèche charbonneuse.

Une heure environ se passa.

Sur ce squelette de plancher, il était dangereux de s’aventurer sans
lumière. J’avais bien un bout de bougie dans mon sac, mais ma boîte
d’allumettes était restée entre les mains de notre hôte qui me l’avait
demandée pour allumer une cigarette.

Je me décidai d’aller en emprunter à mon compagnon. M’assurant du
terrain avec le pied avant de l’y poser, comme font les bons chevaux
dans les mauvais chemins, je me guidai sans trop d’encombre jusqu’à son
réduit.

Il ronflait déjà comme un juste, et tandis que je tâtonnais, cherchant
ses allumettes, en évitant de troubler son somme, j’aperçus, par une
large crevasse, un filet de lumière, en bas, et l’ombre projetée sur le
mur d’un homme qui chargeait silencieusement son fusil. Puis l’ombre se
doubla; se tripla; se quadrupla; le rayon lumineux se déplaça, les
marches de l’escalier craquèrent, et je distinguai l’horrible vieille,
une lanterne à la main, précédant une troupe de brigands armés.

Les deux hommes, le fils, la mère. La bande au complet.

Je me remémorais en vain, pour me rassurer, l’aventure des faux brigands
que raconte si plaisamment Courier, lorsqu’il voyageait en Calabre. La
mienne s’offrait toute semblable. Rien n’y manquait: la nuit, l’endroit
isolé, le désert environnant, l’aspect farouche de nos hôtes, leurs
armes, la vieille scélérate, jusqu’aux deux énormes chiens qui, sans
doute attachés en bas, près de la porte, coupaient toute retraite;
jusqu’à mon compagnon qui, rompu de fatigue, dormait comme un sourd.

Ils n’étaient pas une quinzaine, il est vrai, comme les charbonniers de
Paul-Louis, et je n’avais pas entendu le mari dire à sa femme: «Faut-il
les tuer tous deux?» mais je voyais distinctement celui-ci lever et
baisser le bras pour ordonner de marcher doucement, geste qu’il appuyait
du mot «_chuto! chuto!_» prononcé à voix basse par deux fois.

Que diable venaient faire ces gens? Évidemment ils ne venaient pas avec
l’intention de nous inviter à une noce. Je pensais bien au jambon de
l’histoire de l’illustre pamphlétaire tourangeau, mais il n’y avait pas
de jambon appendu dans ces soupentes et d’ailleurs ce n’est nulle part
la coutume de les décrocher à coups de fusil.

Il va sans dire que réflexions et réminiscences eurent la durée d’un
éclair, car les brigands montaient toujours, avec le moins de bruit
possible; mais leurs pieds quoique chaussés d’espadrilles font craquer
quand même les marches pourries.

Je songe que mon revolver est resté là-bas, sous mon traversin. Il faut
y arriver sans encombre. Je secoue brusquement mon compagnon, qui répond
par un gémissement et fait un demi-tour sur l’autre oreille. Au risque
de me rompre le cou ou les jambes, ou de passer au travers du plancher,
trébuchant, basculant et me heurtant, j’atteins ma couche.

La bande est sur mes talons: elle a dû entendre le bruit de ma course et
n’ayant pas à s’inquiéter de mon compagnon qui ronfle, arrive à ma
chambre presque en même temps que moi.

A la faible lueur de la lanterne, que porte la vieille gueuse, je vois
les faces patibulaires. Je ne me suis pas trompé. Ils sont bien tous
trois armés de fusils. Notre hôte, en éclaireur, se dirige vers
l’alcôve.

«_Chuto! chuto!_ dit la sorcière; ne le réveillez pas.

--_Pugnatera!_ réplique le second brigand, il va bien se réveiller tout
à l’heure!»

Et tous d’ouvrir la bouche en un rire silencieux et diabolique.

«Mon affaire est faite! pensais-je. Aussi quelle diable d’idée de passer
dans ces gorges et de nous arrêter dans cet antre. Et cet animal qui
ronfle là-bas!

--Gare au revolver! murmura la vieille. La _niña_ à vu l’homme le placer
sous son traversin. Attention!

--Ah! la petite gueuse, me dis-je, c’est donc cela qu’elle guettait!»
J’ai la main posée dessus, le doigt sur la détente et au même moment
avec quelque étonnement on me voit debout, appuyé contre mon lit.

«_Que quiere usted?_ m’écriai-je d’une voix terrible.

--_Chuto! chuto!_ réplique le premier brigand avec un grand geste. Pas
de bruit.»

Je répète ma question.

«Rien, dit l’homme, nous ne voulons rien à vous. Je voulais seulement
voir si vous dormiez.»

Ils se répandent dans la vaste pièce, occupant trois des fenêtres chacun
avec son fusil, comme gens assiégés s’apprêtant à repousser une attaque.

«Qu’est-ce qu’il y a donc? demandai-je à la vieille qui entrait dans
l’alcôve avec sa lanterne pour la placer flamme au mur de façon que la
lumière ne pût être aperçue du dehors.

--Ah! les brigands, répondit-elle, j’espère qu’on va en tuer deux ou
trois.

--Qui donc? On attaque la _venta_?»

Elle me prit la main, me guida jusqu’à la fenêtre restée vide.

«Vous allez les voir. Ils sont là, tenez, tenez... comptez... un, deux,
trois, quatre. Je ne parle pas des capons embusqués, là-bas, dans les
broussailles et qui attendent le signal des camarades pour se mettre en
train. _Ole! ole!_»

Dans la belle nuit claire, je vis se glisser quatre formes allongées
semblables à des silhouettes de gros épagneuls. Et presque au même
instant, trois détonations retentirent, suivies de terribles hurlements
auxquels répondirent les aboiements furieux des chiens enfermés dans
l’étable.

«Bien! s’exclama la vieille. Deux!»

Deux loups en effet se débattaient, pattes en l’air, dans la poussière
du chemin, tandis que mon compagnon, réveillé en sursaut par
l’effroyable bruit, accourait en chemise, œil effaré et revolver au
poing.

«_Vaya! vaya! aségûrese!_ dit en riant notre hôte. Là! là!
tranquillisez-vous!»

Puis se tournant vers moi: «Ça les dégoûtera pour quelques jours.»

Le lendemain, remis des émotions de la nuit, nous partons en même temps
que les troupeaux, après un déjeuner de _panetela_ restant du souper.

Nos hôtes qui, à la lumière fumeuse, nous ont paru avoir des mines de
fieffés coquins semblent au contraire de fort honnêtes gens. Si la
matrone, avec son œil crevé, n’est pas un échantillon séduisant du beau
sexe des Castilles, elle a l’air moins revêche et moins sordide que la
veille, et la vue de quelques _pesetas_ glissées dans sa main adoucit la
dureté de son unique prunelle.

Quant au maître de céans, il nous raconte que les loups lui ont encore
dévoré un mouton le soir précédent, au moment où le troupeau rentrait,
et étranglé deux chiens depuis le commencement de l’été.

Son acolyte, l’homme au fusil, qui n’est autre qu’un honnête cantonnier
du voisinage, est venu à la rescousse dans sa haine des loups. Chaque
année, il est obligé de quitter sa maison dès que tombent les neiges
pour se réfugier à Pajarès, et elles commencent dès septembre pour ne
cesser qu’en avril ou mai; et chaque année il trouve sa porte enfoncée
et sa maison envahie. Les loups entrent parfois, par bandes, dans le
village de Pajarès, et poussent l’audace, comme on l’a vu, jusqu’à rôder
près des étables, même dans les nuits d’été. «Que voulez-vous, dit
philosophiquement notre hôte: _Lo que ha de ser no puede faltar_»,
variante du vieux proverbe fataliste arabe: «Ce qui est écrit est
écrit.»

Et ainsi se termine mon histoire de brigands.



XIII

LA VIEILLE CASTILLE


«Nous ne pouvons passer dans cette partie des Castilles sans aller
visiter les ruines de Numance,» m’a dit mon compagnon de route. J’aurais
désiré voir Burgos, mais notre temps était limité. Il fallait opter
entre la cathédrale, merveille du treizième siècle, et ces ruines, sous
lesquelles s’ensevelirent, il y a deux mille ans, les héroïques
Numantins, et que mes vieux souvenirs de collège me représentaient
semblables à celles de Pœstum.

«Tout le monde court à Burgos, personne ne songe à Numance», cette
raison m’avait décidé.

Nous voici donc traversant les monts ibériques, droit devant nous,
marchant sur le sud. Au sommet de la Sierra de Cebollera, bien qu’au
milieu d’août, il souffle un vent qui rappelle les froides brises du
Nord. En haut de la montée, nous retrouvons la route. Une pierre
milliaire indique qu’on entre dans la province de Soria, qui est
certainement le pays le plus sauvage et le plus désert de l’Espagne.

Ceux qui ont des affaires pressées ou qui attendent impatiemment des
nouvelles de leur maîtresse, ne doivent point passer par ici. Ni
courrier, ni coche, ni poste, dans ces hameaux misérables, entourés de
décombres et saturés de mauvaise odeur.

Les belles routes neuves ne servent guère. Cependant, comme c’était jour
dominical, nous fîmes la rencontre de deux mules montées l’une par un
fier Castillan, et l’autre par deux jolies filles endimanchées, pas
farouches, qui nous crièrent gaiement bonjour.

Je les note, car ce furent les dernières jolies jouvencelles rencontrées
dans les campagnes des Castilles, je dirai plus, nous ne rencontrâmes
même pas une _niña_ vraiment digne de ce nom. Où étaient-elles? Ne
poussait-il dans ces terres argileuses que de vilains garçons? On me
donna à entendre qu’aussitôt nubiles et en âge de jouer des
castagnettes, elles partaient pour la ville, ce que, vu la désolation du
sol natal, je trouvai tout naturel. Pas un bocage pour faire l’amour,
dans ces solitudes, pas un coin discret pour cacher des échanges de
baisers, pas un arbre pour prêter son ombre.

Plaines sans fin, sables, herbes maigres, monticules pierreux, champs de
chardons aux tiges bleues et, çà et là, surgissant de loin en loin,
pittoresques et désolés, des villages roussis, délabrés, silencieux,
comme des gueux somnolents qui sèchent leurs guenilles et leurs plaies
au soleil, ou une vieille forteresse en ruine, peut-être un monastère
abandonné, car rien ne ressemble ici à une forteresse comme un cloître,
tel est l’aspect général des Castilles.

A la vue de ces roches, de ces terrains caillouteux, de ces torrents aux
bords effrités et au lit sec, en sentant les âpres morsures du vent, qui
souffle durant toute l’année, on s’explique la dépopulation de ces
immenses régions, qui coupent obliquement l’Espagne, des portes de
Burgos et de Salamanque à celles de Murcie, et, remontant vers l’ouest,
s’étendent, par les pâturages de la Manche et de l’Estramadure, jusqu’au
Portugal.

L’Espagnol est pour une grande part dans cette œuvre de dénudement. Le
paysan est partout ignorant et fatalement stupide. Bien qu’avide au
gain, il ne comprend pas ses propres intérêts, ou du moins ne les
comprend que par le côté le plus étroit. Au siècle dernier, le Conseil
des Castilles obligeait chaque habitant des campagnes à planter cinq
arbres au moins. Je ne sais ce qu’il est advenu de cette sage
ordonnance, ni des arbres plantés; ils ont été coupés, sans doute, car
il n’en reste pas de traces.

Les paysans les ont en grande haine, leur reprochant de servir d’asile
aux petits oiseaux; et le petit oiseau est, comme l’on sait, l’ennemi du
paysan, qui l’accuse de dévorer sa moisson, sans se rendre compte que
pour un grain volé, le moindre roitelet, en détruisant les insectes, en
sauve dix mille. Pas d’arbre, partant pas d’eau, et pas d’eau, pas de
récolte. Il faut des siècles de luttes pour que le sens commun l’emporte
sur la routine et l’imbécillité.

Aussi marche-t-on des jours entiers sans rien voir que des chardons.
«L’alouette doit emporter son grain lorsqu’elle traverse les Castilles,»
dit le proverbe.

C’est ce que nous n’avions pas fait, et fûmes-nous fort en peine lorsque
nous arrivâmes assoiffés et affamés au village de la _Poveda_, de
l’autre côté du versant. Il y avait cependant une _venta_, mais on nous
refusa des vivres. «Les _Turcs_ ont tout mangé,» nous dit-on. Les Turcs,
c’étaient des Bohémiens passés deux heures auparavant.

Venant de Barcelone, trimbalant leurs chaudrons de cuivre, et traînant
leur smala dans sept ou huit voitures, ils avaient fait main basse sur
toutes les provisions, qu’on s’était hâté de leur céder, à condition
qu’ils iraient camper loin du village, tant ils inspiraient confiance!
Un vieux mendiant de haute mine, drapé dans une couverture trouée, aussi
fièrement qu’un caïd dans son burnous écarlate, témoin de notre
embarras, s’offrit de nous conduire dans une maison où il pensait que
nous trouverions peut-être à manger. Le _peut-être_ n’était pas
rassurant. Enfin, nous arrivons dans le coin le plus infect du village,
où une mare nauséabonde forme un petit lac pestilentiel devant une
chaumière lépreuse; sur le bord de la mare, cottes troussées jusqu’aux
aisselles, deux petites villageoises d’une douzaine d’années se
soulagent bruyamment: «Nécessité n’a point de loi.» C’est ce qu’elles
semblent se dire à notre vue en continuant gravement leur besogne.

Une femme laide, couverte d’une demi-douzaine de jupes à l’instar de la
matrone du col de Piqueras, flanquée de sales marmots et entourée de
chats faméliques, est assise près d’un brasero.

Elle nous refuse d’abord; c’est toujours le premier mouvement. Une pièce
blanche et la recommandation chaleureuse de notre cicérone la décident
au second, qui est de tirer une moitié de miche d’une crédence et un
broc d’une outre de vin. Mais nuls autres apprêts de festin. Elle se
rassoit satisfaite, persuadée de notre béatitude. Comment vivent ces
gens? De rien. Et le plus singulier est qu’ils s’en contentent.

«L’Espagne n’a que six péchés capitaux, écrivait Dumas, tous, excepté la
gourmandise.»

«Olives, salades et radis sont mets de chevalier,» dit encore un ancien
proverbe castillan. Sur les instances du vieux mendiant, qui jure que
nous sommes des _caballeros_, habitués à meilleure chère, si l’on ne
nous offre pas l’entrée ci-dessus, la femme se décide à nous
confectionner une soupe à l’huile rance accompagnée d’une omelette aux
œufs pourris. Comme il ne restait plus assez d’huile au fond de sa
jarre, elle alla décrocher une lampe appendue près de la cheminée, et,
après avoir proprement retiré la mèche, en versa avec une belle
tranquillité le contenu dans la casserole.

Bien que par nature et par éducation je sois dépourvu de préjugés
culinaires et que j’aie lu quelque part que les Chinois, peuple savant
et raffiné, ne se délectent des œufs que lorsque ceux-ci ont atteint un
âge fort avancé, je laisse mon compagnon, doué d’un appétit plus sérieux
que le mien, dévorer ma part et la sienne, me contentant de tremper mon
pain dans le vin, d’ailleurs très passable de notre hôtesse; puis, après
avoir récompensé le mendiant avec une demi-_peseta_ qu’il reçut ainsi
qu’un seigneur accepte l’hommage d’un vassal, nous nous arrachons aux
douceurs de cet Eldorado pour atteindre, vers la fin du jour, Almarza,
centre un peu plus civilisé et patrie de don Juan Ramirez, nom célèbre
dans les pages sanglantes de l’Inquisition.

Nous y trouvons une _posada_, un ragoût à l’huile et le coche, attelé de
trois mules, qui doit, le lendemain, nous conduire aux ruines de
Numance.



XIV

LES RUINES DE NUMANCE ET SORIA


«Seigneurs voyageurs, veuillez monter.» Les seigneurs voyageurs, c’est
un prêtre campagnard et nous. Coiffé d’un chapeau mou, vêtu, comme le
curé du palacio d’Urvaza, d’une jaquette et d’un pantalon noirs fort
crasseux, il ne se distingue du commun des mortels que par son col
clérical et sa face maflue, sournoise et béate. Nous prenons place sur
la banquette, lui s’engouffre dans l’intérieur. A peine installés, le
cocher non encore sur son siège, une mule, sans doute piquée d’un taon,
se cabre et part au galop, entraînant les autres, et toutes s’emballent
dans la rue tortueuse, abrupte, brides à terre; la patache bondit sur
les cailloux, se heurte aux bornes, rase les maisons. Gare au coin
voisin! Nous sommes menacés d’une belle culbute. Cocher et palefreniers
courent derrière, dégoisant leur complet répertoire de jurons, auxquels
se mêlent ceux du curé dans l’intérieur. Mon compagnon parvient à
détacher le frein, ce qui entrave un peu la course.

Voici le coin. Crac! Ça y est! Nous roulons les uns sur les autres. Rien
de cassé, heureusement, que des vitres. Cinq ou six indigènes aident à
relever les mules et la carriole. Pendant ce temps le curé, qui a une
bosse au front, crie comme un possédé en nous montrant:

«_Franceses! Danados! Pugnateros!_»

Il paraît ivre, bien que certainement il n’ait rien bu, et bave de rage.

Nous rions de sa mine grotesque et de son inexplicable colère à notre
égard, et une grosse matrone, jaune de peau, mais blanche de dents et
riche de poitrine, qui riait aussi, nous fait signe, en se touchant le
front, que le _padre_ a quelque chose de craqué dans la cervelle. Nous
reprenons nos places. Le cocher saute sur son siège, tape sur ses mules
à tour de bras avec le manche de son fouet: _Arre! Arre!_ et nous voici
repartis en un galop désordonné, tandis que le _padre_ nous interpelle
par la cloison sans vitre:

«_Ah! Franceses! danados! pugnateros!_»

Et il ajoute:

«_Destructores de las Santas imagenes!_

--Qu’a donc à crier ce vieux fou? demandons-nous au cocher.

--C’est parce que les Français ont dévasté son église.

--Quand cela?

--A l’invasion.»

Longue rancune! La haine de l’étranger se réveille à tout propos, dans
le clergé comme dans le peuple, après trois quarts de siècle. Il paraît
que les soldats de Ney, en traversant son village, ont détroussé les
saints et troussé les vierges. Il n’était pas encore au monde; mais le
souvenir des horreurs du sacrilège est soigneusement gardé et amplifié
dans les veillées.

La soldatesque de tous pays commet partout des excès et les Français
n’en sont pas exempts plus que les autres, surtout quand les généraux
ont donné l’exemple. On se souvient que la fameuse _Assomption_ de
Murillo, enlevée dans une église de Séville par Soult, fut vendue par sa
veuve 600 000 francs. Depuis, toute destruction de monument ou d’objet
d’art nous est attribuée. Sculptures effritées par le temps, statues
mutilées, nez de saint enlevé par la pierre d’un polisson, tableau rongé
par l’humidité: «C’est les Français! les _pugnateros_ de Français.»
C’est ainsi qu’à Soria, où Ney mit une garnison qui occupa quatre ans la
ville, les habitants ne manquent pas de rejeter sur le vandalisme de nos
soldats les mutilations de l’église et du cloître de _San Pedro_, celles
du palais de Gomara et de tous leurs vieux monuments.

D’Almarza à Garray, petit village au pied de la colline sur laquelle
s’élevait Numance, la distance n’est que de dix-sept kilomètres. Les
mules l’ont bientôt dévorée. Nous descendons, laissant le courrier
continuer sur Soria, et traversons le village, qui n’offre d’autre
intérêt qu’un superbe pont de seize arches jeté au confluent du Tera et
du Duero, le _Durius_ des Romains; nous gravissons le raide sentier, à
mi-chemin duquel se dresse une chapelle d’où la vue s’étend sur la
grande plaine que nous venons de parcourir.

Enfin, nous voici en haut de la côte, et je me prépare non pas à lancer
l’invocation de Volney: «Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux
saints, murs silencieux», mais à m’essuyer prosaïquement le front en me
reposant sur quelque débris de colonne.

Je regarde autour de moi. Rien. Où sont les ruines? Le sol est
bouleversé de place en place; quelques pierres sont semées çà et là.
C’est tout. Les archéologues qui ont de bons yeux et beaucoup
d’assurance prétendent reconnaître dans ces petits tas de pierres et de
terre remuée les restes des murailles de l’héroïque cité et même ceux du
camp de Scipion. Mais est-ce bien l’emplacement de Numance? Beaucoup de
gens, entre autres Élisée Reclus, paraissent en douter.

Ces ruines sont une mystification, et sans deux monuments commémoratifs
haut de quatre à cinq pieds, j’eus pensé que nous nous étions trompés de
chemin. L’un porte la date du 26 juin 1886 avec cette inscription:

    _A los heroes de Numancia
    Regimiento de San Marcial._

On dit que, dans des fouilles récentes, on découvrit des armes, des
idoles, des poteries, des pièces de monnaie. Un manœuvre mit la main sur
un collier d’argent d’une grande valeur artistique pesant dix-huit onces
et orné de médaillons. Dans son ignorance, il le vendit 160 réaux (40
francs) au curé de Garray, non moins ignorant que lui, car le triple
idiot ne trouva rien de mieux que de le fondre pour le transformer en un
vase qu’il offrit à la Vierge Marie, ce qui dut excessivement la
flatter.

Les Numantins, on le sait, bloqués étroitement par Scipion, se mangèrent
entre eux, et les survivants, après quinze mois de siège, incendièrent
la ville et se jetèrent dans les flammes. Les habitants de Lutia, petite
cité voisine, qui avaient promis leur aide aux assiégés, eurent tous la
main droite coupée.

On ne badinait pas en ce temps-là.

Je croirais plutôt que les ruines de Numance sont celles que l’on voit à
Soria, capitale de la province, que nous atteignîmes après une marche de
4 ou 5 kilomètres, lestés à Garray d’un excellent _puchero_, pot-au-feu
agrémenté de pois chiches et de tranches de lard. Soria, la maussade
Soria, est l’ancien fief de Du Guesclin, mais ce n’est pas cela qui
pourrait lui donner un air plus gai. Henri de Transtamarre, pour
récompenser le capitaine des routiers de l’avoir rétabli sur le trône
des Castilles à l’aide de ses _grandes compagnies_, lui fit don de la
ville comme on offrirait maintenant un cigare ou la Légion d’honneur. Du
Guesclin dut s’y ennuyer fort, car il ne garda pas longtemps le cadeau
royal et le recéda au donateur moyennant 260,000 doublons.

Les anciens monuments y sont intéressants et nombreux; et les rues
étroites, les maisons à arceaux, les _miradores_ (fenêtres en saillie)
offrent l’aspect le plus curieux aux rares étrangers qui s’y aventurent,
car, éloignée de tout, au centre de montagnes escarpées, balayée sans
cesse par un vent glacial, avec des moyens de communication primitifs et
incomplets, sans commerce et sans industrie, Soria n’attire guère les
touristes.

Mais après plusieurs jours de pérégrination au travers des déserts et
des villages terreux des Castilles, on est agréablement surpris de se
trouver dans un centre vivant. Il y a une poste où l’on peut sans trop
de difficultés obtenir ses lettres, des rangées de boutiques, des
_paradors_, ce qui est le _nec plus ultra_ de l’hôtellerie espagnole,
une garnison et des cafés! J’y ai même vu un magasin, le Louvre de
l’endroit, où s’étalaient aux vitrines une demi-douzaine de chapeaux
d’élégantes, _à la mode de Paris_, et des bottines vernies et pointues,
dernier degré du crétinisme de la civilisation! Horreur! retrouver le
soulier à la poulaine en pleine Sierra de Penalba, dans le plus sauvage
chef-lieu de la province la moins peuplée des Castilles[7]. C’est à fuir
au delà des mers à la recherche de rares peuplades qui foulent le sol
d’un pied léger et sain, auquel le cor, juste châtiment infligé à notre
puérile vanité, est supplice inconnu.

  [7] Les provinces centrales, Albacete, Caceres, Cuenca, Guadalajara,
    Soria, n’atteignent pas le chiffre de 15 habitants par kilomètre
    carré, le chiffre des provinces russes; celle de Madrid est de 76
    habitants par kilomètre carré, tandis que la province de Barcelone
    en a 108, à peu près la densité des comtés anglais.

Cependant, grâce à l’éloignement de toute voie ferrée, les costumes du
peuple ont conservé leur cachet pittoresque. On voit des paysans à
cheval, culottes courtes et jambes nues, la tête serrée dans un foulard,
chétive réminiscence du majestueux turban, et enveloppés de grandes
couvertures rayées; des femmes au chignon minutieusement tressé comme un
filet, travail qui, vu le temps qu’il exige, ne doit pas se renouveler
souvent et laisse de nombreux doutes sur la propreté de ces laborieuses
mailles.

San Pedro, la principale église, est un bel édifice dorique à trois
nefs, couvert de vieilles toiles dont une de Titien. Les chapelles,
d’une grande richesse artistique, sont fermées par des grilles
habilement forgées; et comme dans toutes les églises espagnoles, le
grotesque est inévitablement accouplé à l’art, on remarque, à la place
d’honneur du maître autel, un grand diable de Christ affublé d’un jupon
blanc qui produit le plus réjouissant effet. Ce jupon bordé d’une large
dentelle rouge pailletée d’or tombe décemment jusqu’à la cheville dans
le but d’éviter les coupables pensées aux dévotes timorées mais
inflammables, en leur cachant la vue des cuisses et des mollets du fils
de Dieu.

Attenant à San Pedro est un vieux cloître dont la galerie antérieure
enclave un jardin, ancien cimetière des moines. Le soleil radieux riait
sur les tombes enfouies dans des buissons de fleurs et de verdure où de
petits oiseaux trillaient leurs gaies notes. Comme nos pas
retentissaient dans ces longues galeries désertes, le sacristain ouvrit
tout à coup dans le mur une sorte de volet en forme de couvercle de
tabatière et nous découvrit le corps parcheminé recouvert de débris
d’ornements pontificaux, d’un abbé de céans. A ses pieds était une boîte
où l’on trouva, paraît-il, de précieuses archives. Cette vue macabre
nous emplit d’un froid que la gaîté du cimetière fut impuissante à
chasser.

Comme nous sortions, nous aperçûmes dans la boutique d’un barbier, notre
curé de la veille.

Aussitôt, pluie d’apostrophes:

«_Hé! Franceses! pugnateros! destructores! ladrones! Vaya usted al
demonio!_

--Hé! curé, vieux bouc, vieux rustre, vieux crétin, vieille canaille,
vieux marchand de pains à cacheter!» lui ripostai-je en français.

Je ne sais s’il me comprit, mais il vit bien que je ne lui retournais
pas des compliments, car il fit de la main un geste énergique me
montrant toute la satisfaction qu’il éprouverait à mettre ce qu’il
appelait mes _tripas_ au soleil.

Nous rencontrâmes d’autres prêtres plus convenables, portant la soutane
et quelques-uns le grand chapeau à la Basile. La besogne semble ne pas
les accabler, car on les voit flânant sur le seuil des boutiques et des
portes, plaisantant avec les commères en roulant des cigarettes.

Le plus remarquable monument de Soria est le palais du comte Gamara,
actuellement transformé en hôtel de ville, gigantesque masse crénelée
dont les rousses façades à double colonnade supérieure sont ornées de
belles sculptures. Une tour carrée très haute et d’un grand style
flanque l’un des côtés du palais, dont les écuries sont assez vastes
pour contenir cent cinquante chevaux.



XV

MADRID


«La parfaite félicité, dit un proverbe espagnol, est de vivre au bord du
Mançanarès; le second degré du bonheur, d’être en paradis, mais à
condition de voir Madrid par une lucarne du ciel.»

Ceux qui se seraient fait une idée des délices de Madrid par ce proverbe
éprouveraient, en arrivant dans la capitale de la monarchie espagnole,
une grande déception.

Je n’avais heureusement, afin de ne pas défraîchir mes impressions, rien
lu des modernes sur l’Espagne, rien des descriptions enthousiastes de
Théophile Gautier, ni des aventures fantaisistes et des bavardages
mystificateurs de Dumas le père; mais je fus quand même fort déçu.

Amateurs du pittoresque et de la couleur locale, ne venez pas les y
chercher à Madrid. Des rues comme à Bordeaux, des places comme à Nancy
ou à Lille, des gens habillés comme à Paris ou à Londres. A Paris, du
reste, Madrid se pique de ressembler.

C’est la grande banalité. La capitale de l’Espagne ne tranche sur les
autres capitales que parce qu’elle est au milieu d’un désert. Pas un
monument remarquable, pas même la curiosité qui s’attache à une vieille
ville, puisqu’elle est nouvelle et, son musée à part, n’offre rien de
vraiment artistique ou digne d’intérêt.

A peine arrivés, nous rencontrâmes d’affreux voyous en blouse bleue et
en casquette de soie qui, nous prenant pour des Basques à cause de nos
bérets, se mirent à nous huer. Il faut dire que les différentes
provinces passent leur vie à se détester entre elles.

On a comparé l’Espagne à un habit coupé de morceaux d’étoffes
disparates. Basques, Andalous, Aragonais, Galiciens, Madrilènes,
diffèrent autant que le sol et le climat, de tempérament et de
caractère[8]. Les Basques haïssent les Andalous, ceux-ci les Castillans,
qui méprisent les Catalans, lesquels ont en horreur les Manchois. Et
l’on parle de la fraternité des peuples!

  [8] Les exploiteurs de la politique espagnole cherchent à faire croire
    que notre nation est peuplée par une race uniforme, et rien n’est
    plus éloigné de la vérité que cette assertion. Parmi les 16 millions
    et demi d’habitants, on compte:

      Basques-Navarrois              890 000
      Catalans                     3 410 000
      Galiciens et Asturiens       2 400 000

    Soit environ 6 millions et demi d’Espagnols qui appartiennent à des
    races, variétés ou groupes complètement distincts de celui qui
    prédomine, qui ont des mœurs différentes et ne parlent pas même, en
    général, la même langue.

    (V. Almirall, _l’Espagne telle qu’elle est_.)

Sauf la sonore langue castillane et les fenêtres en saillies, on eût pu,
dans ce faubourg, se croire en un coin de Belleville.

C’est le soir que nous arrivâmes, et bien qu’on fût en août, il faisait
presque froid. Devant les nombreux cafés, pas une table au dehors. Le
climat de Madrid est rude et dangereux pour les poitrines délicates.
L’air y est si subtil qu’il tue un homme et ne fait pas, suivant le
dicton, vaciller la flamme d’une chandelle:

    El aire de Madrid es tan sotil
    Que mata a un hombre,
    Y no apaga a un candil.

On prétend que le déboisement et la sécheresse des environs sont la
cause de cette rudesse de la température; c’est, d’ailleurs, la capitale
la plus élevée de l’Europe, ce qui fait dire aux Andalous, avec leur
modestie ordinaire, que le trône d’Espagne est le premier après celui de
Dieu. «Trois mois d’hiver, neuf mois d’enfer,» telle est la division de
l’année par les Madrilènes. J’avoue que pendant ma semaine à Madrid je
n’ai en rien essuyé cette _pluie de feu_ dont se plaignent nombre de
voyageurs.

_Il y fait soif._ C’est tout ce qu’on peut affirmer, mais à chaque pas,
indépendamment des petites _aguadoras_ qui crient sur tous les tons:
«_Agua, agua fresquita como la nieve!_» on trouve des débits où l’on
peut se rafraîchir dans les prix les plus modérés.

Ces estaminets, ou plutôt ces laboratoires de limonade,--car ce ne sont
guère que des limonades qu’on boit et désire boire--s’ils sont moins
luxueux que ceux de Paris, sont mieux partagés pour la qualité de ce
genre de consommations.

Nos meilleurs établissements du boulevard n’ont rien qui puisse se
comparer de près, ni de loin, aux variétés infinies des breuvages glacés
des limonadiers espagnols. Le café, en revanche, qui est d’un usage
assez rare, est généralement aussi mauvais que la boue épaisse servie
sous le nom de chocolat. Heureusement qu’on présente cette dernière
médecine dans des sortes de dés à coudre, ce qui permet de l’avaler
rapidement.

La _Puerta del Sol_ est sinon le plus beau quartier de Madrid, du moins
le plus mouvementé. Là aboutissent toutes les grandes artères. C’est le
Forum, le centre de l’activité, si l’on peut appeler activité le
nonchaloir castillan, où affluent flâneurs, _toreros_, oisifs,
chercheurs de nouvelles, bourgeois, étrangers, courtiers, hâbleurs,
politiciens, tripoteurs, gesticulant la cigarette aux lèvres. C’est à la
fois le _Cheapside_ de Londres, les boulevards et la Cannebière. Les
boutiques ne sont garnies que de produits étrangers, français, anglais,
allemands, surtout allemands, depuis les bottines jusqu’aux éventails.

Dans cette terre ensoleillée de l’Occident, cette belle _Hespérie_,
comme la surnommaient les Grecs, les modes du Nord ont fait invasion. Il
est de bon ton à Madrid, aussi bien qu’à Cordoue et à Séville, de
s’habiller comme à _Regent Street_ ou au boulevard de la Madeleine. La
_Puerta del Sol_, inondée de clarté, est tachée de redingotes sombres.
On y voit de petits messieurs malingres, osseux, jaunâtres, se dandiner
dans des souliers pointus, des vestons étriqués, étranglés dans un
faux-col raidi d’un triple amidon.

Ce n’est pas le beau monde, me disait-on, c’est la petite bourgeoisie.
Le monde, le vrai, le tout Madrid, est aux bains de mer, à
Saint-Sébastien, dans les villes d’eau de la Guipuzcoa. Mais ce _tout
Madrid_ je venais justement de le coudoyer là-bas, d’assister à son
désœuvrement, à son impuissance, à son mortel ennui, avec ses
habillements du Nord, ses coiffures extravagantes, ses grotesques robes
à poufs, ses chaussures difformes, ses modes exotiques empruntées à
Paris, à Bordeaux, à Londres, amplifiées et exagérées avec le mauvais
goût et l’infériorité de tous les imitateurs.

Par une chaleur de 40 degrés à l’ombre, il est de bon ton de se coiffer
du grotesque et incommode tuyau de poêle. Où est cette population
bariolée qui faisait la joie de Dumas et qu’il comparait à un magnifique
arc-en-ciel, ces vêtements qui étaient une palette, ces rues
ressemblantes à des parterres étoilés de fleurs? La couleur locale est
partie, la mantille, la gracieuse mantille qui rend jolies même les
laides, disparaît. Réellement, la femme est sotte. La rage d’imitation
l’aveugle à tel point qu’elle s’enlaidit avec conscience. Les
montagnardes écossaises ont, depuis longtemps, délaissé leur si coquet
et si commode costume pour s’accoutrer comme les petites bourgeoises de
la ville. Et les fiers _highlanders_ ont dû suivre le courant. Ici, plus
même de castagnettes; la gracieuse guitare a disparu de toutes les
maisons qui se respectent. On ne la trouve plus que chez les _gitanos_
et dans les _flamencos_ populaires; le piano, le stupide piano remplace
le doux accompagnateur des romances. Il est partout, détonnant partout,
embourgeoisant tout, jetant les éclats de ses notes abominables dans la
grande sérénité des villes. Je l’ai entendu et j’ai pesté contre lui à
Tolède comme à Madrid, à Cordoue, à Grenade, à Malaga, à Séville,
partout harcelé par ses gammes agaçantes. Ce ne sont pas les filles de
portiers qui en tapotent, car il n’y a heureusement pas de portiers en
Espagne, mais toutes les _señoras_ sont infectées de cette
assourdissante manie comme les filles des clergymen de Gibraltar.

Sur les bords du Guadalquivir, du Mançanarès et du Tage, les lavandières
ne se distinguent de celles de l’Oise ou de la Seine que par leurs yeux
plus grands et leurs cheveux plus noirs. Un _caballero_ ne sortirait
jamais déganté. Le grand air et le soleil bruniraient ses mains oisives,
et l’on pourrait le prendre pour un travailleur. Faire profession de ne
rien faire est ici, plus qu’ailleurs, le plus beau titre au respect et à
l’admiration.

Plus encore qu’à Paris et à Londres, les préjugés et l’étiquette
courbent toutes ces têtes imbéciles. C’est le coup de vent qui fait
baisser gourdes creuses et roseaux vides.

L’Espagne a de tout temps été la terre classique de l’étiquette ridicule
et féroce, et les _Mémoires de Madame Campan_ ne relatent sur la cour de
Marie-Antoinette rien d’aussi puéril que les solennelles niaiseries de
la cour d’Espagne.

Au temps de Philippe III, la reine, qu’elle en eût envie ou non, était
forcée de se coucher à neuf heures en hiver et à dix en été. Lorsque le
roi se sentait pris la nuit d’ardeur amoureuse, le règlement lui
imposait une tenue officielle pour s’approcher du lit de son épouse.
Manteau noir et souliers en pantoufles; une bouteille de cuir passée au
bras gauche pour lui servir de vase de nuit, une lanterne sourde d’une
main et son épée nue de l’autre; marcher en silence et ne pas tousser.
Vous le voyez d’ici.

«Ce n’est pas en cet équipage, observe le chevalier de Saint-Gervais qui
relate le fait, que François Ier et Henri IV allaient en bonne fortune.»



XVI

FLAMENCOS ET PETENERAS


Il est cependant quelques coins qui ont conservé le vieux cachet
espagnol. Ce sont les _flamencos_ ou cafés chantants, bien supérieurs en
couleur et en pittoresque à tous nos pastiches exotiques, mauresques ou
byzantins, connus sous les noms d’Alcazars, Alhambras, Édens ou
Eldorados; certainement, ce n’est pas le luxe extravagant qu’il faut
s’attendre à trouver dans les _flamencos_ de Madrid et des villes
andalouses. Nos entrepreneurs de guinguettes accepteraient difficilement
pour leur public les salles basses, lépreuses et enfumées des cafés
chantants les plus populaires de Madrid, de Malaga ou de Séville; mais,
comme me le disait avec quelque raison un consommateur, quand j’entre
dans un _flamenco_, c’est pour admirer de jolies filles se tortillant
sur leurs hanches au son de la guitare, entendre des _peteneras_, jouir
de la vue de vieux types qui disparaissent, et non contempler les
moulures du plafond.

Moulures, dorures, fresques et autres somptuosités décoratives ne gâtent
rien au spectacle, mais elles obligent l’entrepreneur à augmenter le
prix des places, souvent à diminuer les appointements des artistes,
tandis qu’au _flamenco_, pour une consommation d’un réal (25 centimes),
y compris la gratification au _muchacho_, vous avez le plaisir de boire
frais et de passer la soirée gaiement. Nous sommes loin des prix de
Paris.

Il est juste de dire que la société y est très mêlée, qu’il ne faut pas
y aller chercher la fleur de l’aristocratie madrilène. Des parfums
accentués de toutes provenances, surtout les alliacés et les oléanaires,
qui percent même l’épaisse fumée du tabac, en chassent les jeunes
messieurs délicats et comme il faut.

«Vous vous amusez donc là?» me dit, avec une surprise teintée
d’indignation, un gommeux bordelais, commensal de notre _casa de
Huespedes_, que la curiosité et nos descriptions enthousiastes firent
condescendre un soir à nous accompagner dans ce qu’il appelait ces
_bouges_.

«Comment! si nous nous amusons! mais nous sommes dans le ravissement, et
ne comptons sortir que quand on fermera les portes.»

Il prit un air excessivement dégoûté, nous souhaita le bonsoir et gagna
rapidement la rue pour aller étudier les mœurs espagnoles au _Grand Café
de Paris_.

Muletiers, _toreros_, soldats, ouvriers, bourgeois, matelots, commis et
des essaims de très jolies filles se pressent à toutes les tables,
fumant des cigarettes, rien que des cigarettes, qui ont toujours l’air
de vouloir se dérouler. On parle haut, on s’interpelle, on frappe dans
ses mains, suivant le vieil usage maure, de vingt côtés à la fois, pour
héler un garçon qui semble avoir pris pour règle de conduite ce sage
précepte des anciens: «Hâte-toi lentement.»

Au milieu des groupes, des tables, de la fumée et du brouhaha,
circulent, en attendant la représentation, des enfants, principalement
des petites filles, qui offrent des oranges, des journaux, des boîtes de
_fosforos_, des cahiers de papier à cigarette dont l’enveloppe est ornée
d’un dessin qui ferait rougir même un abonné de la _Pall Mall Gazette_:
«Achetez, señor, nous en vendons beaucoup à messieurs les Anglais»; de
minuscules brochures à deux sous, _Mariquita la tripona_ (la ventrue) ou
_Dolorès la helada_ (la gelée), récits d’aventures rabelaisiennes que M.
Prud’homme déclarerait sans hésiter contraires à la décence et au bon
goût.

Cependant, toutes les bonnes choses disparaissent peu à peu de la
surface du globe; les _flamencos_, hélas! subissent la règle commune:
comme les dieux, ils s’en vont.

La reine a ordonné, ces temps derniers, la fermeture d’un grand nombre;
non parce que de petites Madrilènes y sont envoyées par leur tendre mère
pour y débiter aux étrangers des vignettes que réprouve la morale,--il
faudrait alors fermer tous les cafés,--mais parce qu’on y dansait les
_boleros_, les _jaleos_, les _cachuchas_ et les _jotas_, c’est-à-dire
qu’elle a supprimé à Madrid les danses espagnoles. Ces furieux poèmes
d’amour chantés avec les yeux, les lèvres et le geste ont choqué sa
royale pudeur ou plutôt celle des dames de sa _camérilla_. Autant que
les Anglaises, les Autrichiennes, on le sait, sont à cheval sur les
convenances. Elles chevauchent le même boiteux bidet. Chacun son dada:
nous vous abandonnons volontiers les vôtres, belles dames, mais, par
saint Jacques de Compostelle, laissez le pauvre monde en paix!

Qu’il s’amuse comme il l’entend, et ne venez pas couper court à ses
joies, puisque vous ne coupez court à ses misères.

Si vous fouillez dans ses guinguettes et l’empêchez de s’ébattre à sa
guise avec le maigre salaire gagné en suant à la peine, pourquoi
n’irait-il pas fouiller à son tour dans les princières alcôves où l’on
s’enrichit à suer sans douleur?

Quand il veut danser, il paye ses guitares: il a bien le droit
d’ordonner la mesure qui lui plaît. Il n’oblige personne à venir
assister à ses divertissements. Petits messieurs et grandes dames n’ont
qu’à passer outre, si l’orchestre heurte leur tympan et la chanson
l’exquisité de leur goût. Mais c’est toujours la vieille histoire du
curé qui prétend empêcher Guillot et Perrette de danser la gavotte
devant le portail de son église, tandis qu’au fond de la sacristie il
essaye le branle du loup avec sa nièce Séraphine et sa cuisinière
Jeanneton.

Quoi qu’il en soit, et qu’il en puisse être, la plupart des Madrilènes
ignorent sinon l’existence, du moins l’emplacement des trois ou quatre
_flamencos_ ayant survécu au naufrage général, car du jour où les danses
furent interdites, les clients ont vidé la salle.

C’est dans les quartiers populaires, bien entendu, les fonds de
faubourgs, qu’on découvre ces épaves mutilées. L’homme du peuple reste
plus attaché que le bourgeois aux vieilles traditions locales, aux
coutumes du pays; moins blasé par le nouveau, il garde plus longtemps la
poésie et la religion du souvenir.

Il nous fallut prendre quantité d’informations pour arriver à trouver un
vrai _flamenco_, un _genuine_, comme eût dit un Anglais, car on nous
avait d’abord conduit dans plusieurs, et naturellement les mieux
fréquentés, où des Andalouses engrotesquées à la parisienne ou à
l’anglaise tapotaient fiévreusement sur des pianos de Berlin, et nos
divers cicerones avaient été fort surpris que ce ne fût pas ces belles
choses étrangères que nous voulions voir.

Enfin, deux _manolas_, aux yeux de velours, nous guident à un _flamenco_
vraiment national. Je dis _manolas_ pour donner à mon récit un peu de
tournure exotique, et si j’ajoute _yeux de velours_, c’est que ce fut
vraiment tout ce que je trouvai en elles de couleur locale. Il n’y a
plus de _manolas_, du reste: elles ont disparu comme la grisette de
Béranger.

Théophile Gautier s’est vanté d’avoir vu la dernière; elle avait
vingt-quatre ans, la plus haute vieillesse où puissent arriver les
_manolas_. Les miennes n’accusaient pas trente ans à elles deux, ce qui
paraissait les rendre très fières, car elles nous le répétèrent
plusieurs fois le long du trajet, et craignant notre défaut
d’intelligence, chacune d’elles compta son âge sur ses doigts; car, si
elles étaient par la nature douées et profusément de l’art de parler,
leur famille, plus avare, ayant jugé cela suffisant à de jolies filles
pour faire leur chemin dans la vie, pensèrent inutile de leur enseigner
l’art d’écrire.

Par le fait, l’une déclarait quinze ans et l’autre quatorze, mais
d’après leur apparence et leur science pratique, elles devaient avoir
beaucoup plus. Nous nous étonnions fort de cette insistance à se
rajeunir, à un âge assez tendre pour qu’une fille ne fasse pas mystère
du sien, mais nous eûmes bientôt la clef de l’énigme. A nos complets
taillés et vendus dans _Cheapside_, elles nous prenaient pour des sujets
de la reine Victoria, qui, comme l’on sait, raffolent des primeurs.

Ce fut sous ce double et juvénile pilotage qu’après force tours et
détours dans des ruelles d’un quartier inconnu et malpropre, pavé de
cailloux dangereux et pointus, nous arrivâmes sans encombre au port.

                   *       *       *       *       *

La scène? Une estrade où l’on grimpe par quelques marches de bois,
quelquefois une chaise, un banc, un escabeau. Pas de rideaux, pas de
décors, pas même de rampe. La flamme qui jaillit des yeux des chanteuses
est préférable à tous les lustres; garnissant le fond sur une rangée de
chaises, appuyées contre la muraille blanche, elles forment le plus
attrayant des décors. Tête nue, la chevelure relevée très haut par un
peigne gigantesque, le buste enveloppé dans les plis d’un châle, en robe
claire, elles bavardent, rient, grignotent des pois chiches ou des
olives, jouent de l’éventail, fument des cigarettes, trempent le bout de
leurs lèvres dans des verres qu’on leur passe de la salle, interpellent
à haute voix les clients. Jolies? Toutes ne le sont pas, mais toutes
provocantes, capiteuses comme ces vins de Val de Peñas qui grisent sans
qu’on s’en doute, si l’on s’approche trop souvent de la coupe.

Deux ou trois hommes sans âge, à menton glabre, portant le costume
andalou, veste noire très courte, pantalon serré aux reins par une
ceinture noire ou rouge, souliers vernis, tachent de leur vulgarité
cabotine l’étalage coloré des filles, et parmi eux l’improvisateur à
mine fine, descendant dégénéré des _chevaliers arabes_, ancêtres de nos
troubadours.

Au premier plan, le guitariste entonne doucement une ouverture; près de
lui est une chaise destinée à la chanteuse en scène.

Les _cantaoras_ chantent assises, à Madrid du moins. J’ai pensé que
c’est depuis l’interdiction des danses. La chanteuse debout, entraînée
par son sujet, céderait irrésistiblement au désir d’essayer des jeux de
hanches qui, pour être naturels, n’en offenseraient que mieux les
susceptibilités farouches de la police espagnole.

Une très gracieuse fillette de quinze à seize ans ouvre le spectacle.
Elle est blonde, du blond cher à Titien, avec un chignon énorme sur le
sommet de la tête. Des cheveux frisottants ramenés soigneusement sur les
tempes, et jusqu’au-dessous des oreilles, lui cachent les côtés de la
face. Elle rejette son châle bleu clair à franges, étalant un corsage
qui, en dépit de sa juvénilité, atteint de très attrayantes dimensions.

Posant sans façon la main sur la cuisse du joueur de guitare, elle
promène un regard assuré sur l’assemblée, se recueille et lance tout à
coup une longue note ou plutôt une plainte prolongée d’une grande
douceur. Pendant une minute la guitare continue seule, puis la chanteuse
reprend sa note et commence sa romance, mélodie sauvage, d’un charme
infini.

Certes, les amateurs des Meyerbeer, des Wagner et autres meurtriers de
la vraie musique, comme on les a justement appelés, priseraient
médiocrement ces notes qui n’ont rien de commun avec l’orchestration
savante, si fort à la mode de nos jours. Moi qui n’entends rien à toutes
ces complications et qui, vrai barbare, préfère une sonnerie de
trompette ou même un vieil air de violoneux à toute la cuistrerie
artistique importée de l’Allemagne, je me suis senti ému aux larmes à
ces accents naturels qui me rappelaient les naïves modulations des
jeunes filles arabes dans les soirées étoilées des oasis, des douars des
grands plateaux du Tell, ou encore celles des Mauresques, surprises au
fond des vieux quartiers d’Alger ou de Constantine.

Aussi simples que la musique sont les paroles:

«_Mon amant m’a quittée comme un lâche, mon cœur plus lâche encore
l’appelait chaque nuit._

«_Je me suis sauvée dans le désert pour y cacher mes larmes. Mes yeux
ont tant pleuré qu’ils ont fait pousser l’herbe._

«_Tandis que la terre s’humectait et que l’espérance croissait avec les
tiges vertes--mon cœur se desséchait, et maintenant les cailloux du
chemin ne sont pas plus durs._»

Voici deux couplets d’une autre _malagneña_ empreints de douceur et de
naïveté:

    J’ai dans l’âme deux baisers
    Qui ne me laissent pas vivre:
    Le dernier de ma mère
    Et le premier que je te donnerai.

    Hélas! ton amour est comme le taureau,
    Où on l’appelle il va;
    Le mien est comme la pierre,
    Où on le pose, il reste.

Le côté comique est que pendant la romance, chanteurs et chanteuses
continuent à bavarder; puis, soudain, comme rappelés au sentiment de la
réalité et aux devoirs de la camaraderie, ils interrompent l’artiste,
éclatent en bravos, battent des mains, saisis d’un enthousiasme
indescriptible, et crient à tue-tête:

«Bien! bien! Vive la mère qui t’a mise au monde! Heureux l’homme qui se
dit ton père! Bien! bien! _Ole! ole!_»

Bien entendu, chacun ou chacune reçoit à son tour une semblable ovation
à laquelle le public ne participe pas toujours.

Vient une fille plus mûre, à l’œil superbe et sombre, aux gestes félins
et énergiques. Le sang arabe coule certainement dans ses veines. Brune,
maigre, nerveuse, c’est la vraie cavale de race, infatigable et ardente.
Sa voix sonne comme un clairon de combat... des combats de Paphos.

Pendant qu’elle chante, les autres battent la mesure en frappant
bruyamment leurs mains, et le guitariste que les paroles émoustillent,
perdant sa gravité première, se dandine sur sa chaise en roulant des
yeux pâmés.

L’improvisateur lui succède. On l’appelle _Surito_; il est, paraît-il,
en grande faveur dans Madrid, car on l’applaudit à outrance dès qu’il
remplace la _cantaora_.

Corps en avant, un coude sur les genoux, il tapote avec sa canne le
plancher, sans doute pour mettre ses idées en branle. La salle entière
est attentive; les demoiselles de l’estrade cessent de bavarder. Enfin,
il lâche ses improvisations. C’est une succession de quatrains; la
raison y manque quelquefois, mais la rime est, dit-on, correcte.

Critiques des derniers actes politiques, épigrammes, apostrophes aux
clients, satires contre les généraux, les députés, les évêques, les
ministres, les _toreros_ malheureux, tout se succède avec assez de
rapidité. Nombre de ces _improvisations_ ont été sans nul doute
préparées à l’avance, mais la plupart sont forcément impromptues, le
poète _travaillant_ sur commande et répondant par quatrains aux
interpellations variées des auditeurs.

Pour revenir aux chansons, un grand nombre, indépendamment de leur
rythme oriental, ont gardé une étrange physionomie biblique. A côté de
l’emphase espagnole, l’exagération arabe et l’incroyable excentricité
des images. C’est ainsi que, dans l’une des plus populaires, un amant
décrit les charmes de sa bien-aimée:

«_Ton front est une place de guerre où l’amour victorieux a hissé son
étendard.--Tes yeux sont semblables à la lumière de l’aube, dont l’éclat
s’adoucit aux rayons de la lune.--Ton nez fin ressemble à la lame d’une
épée qui perce tous les cœurs._»

Un nez bien extraordinaire qui descend en droite ligne de celui de la
Sulamite, comparé par Salomon à la tour du mont Liban.

«_Tu as un menton avec une fossette; si l’on devait m’enterrer là, je
voudrais être mort..._»

Image un peu risquée. Représentez-vous cette jeune fille portant son
amant enterré dans son menton. Comme singularité et mauvais goût, voici
un verset qui ne le cède en rien:

«_Ta gorge est si belle et si claire, que ce que tu bois se voit au
travers._»

Et ce qui se mange aussi, sans doute. Je préfère le suivant, bien qu’il
soit un peu cruel:

«_Tes bouts de seins ressemblent si bien à des cerises que j’ai envie de
les croquer quand j’y mords..._»

Je me hâte de franchir les vers du milieu, beaucoup sont trop légers
pour qu’on s’y appuie, et saute au dernier:

«_Tes pieds, ô jeune fille, foulent si fièrement la terre que partout où
tu passes, les roses fleurissent..._»

Peut-être Maurepas s’inspira-t-il de ce passage lorsqu’il adressa à Mme
de Pompadour son fameux quatrain:

    La marquise a bien des appas,
    Ses traits sont vifs, ses grâces franches,
    Et les fleurs naissent sous ses pas...
    Mais, hélas! ce sont des fleurs blanches.



XVII

A LOS TOROS!


Ville en fête! _Manolas_ et _señoritas_ aux grands yeux, _niñas_ et
_muchachos_, _ganaderos_ et _dueños_, ouvriers et bourgeois, rudes
paysans et frêles citadins, à pied, à cheval, à mule, en voiture, en
charrette, en char, tous passent dans un tourbillon de poussière,
courant à la _Plaza de toros_.

C’est aujourd’hui dimanche. Le septième jour de la semaine n’est pas
pour l’Espagne le _dies Domini_, mais le _dia de toros_, car on s’y
occupe beaucoup plus de taureaux que du Seigneur.

_A los toros! A los toros!_ Là seulement se réveille l’Hespérie
somnolente; et dans cette époque d’effacement, d’engrisaillement et de
désolante uniformité, se revêtant de ses antiques splendeurs, elle en
offre à l’étranger le tableau vivant et encoloré, au milieu des débris
croulants du passé mort. «Et ce spectacle, disait Théophile Gautier, est
un des plus beaux que l’homme puisse imaginer.» Au risque de heurter la
sensiblerie de vieilles hystériques et de petites bourgeoises et la
sentimentalerie de quelques-uns de mes compatriotes, j’avoue partager
l’avis du maître.

Je conseille d’entrer quand l’amphithéâtre est presque garni. Comme
toutes les places sont numérotées et retenues à l’avance par les billets
achetés au _despacho_, il n’y a nul encombrement; personne ne prendra la
vôtre, ou, si l’on s’en est emparé déjà, on vous la rendra aussitôt avec
des excuses.

Quels flots de lumière! Quels ruissellements de couleurs! Une foule
bigarrée est entassée par grappes de mille et de mille. Tous ces
éventails qui s’agitent, ces têtes qui remuent, ces chapeaux de femmes,
ces mantilles blanches et noires, ces parasols aux tons variés forment
avec les effets d’ombres et de clartés le plus curieux coup d’œil.

Et quel plafond à ce théâtre: l’azur du firmament, et pour lustre le
soleil! De celui-ci on ne cesse de se plaindre. _Que calor! Que calor!_
Ces gens mériteraient de passer un hiver dans les brouillards de
Londres. Aussi les _sombras_, places à l’ombre, sont-elles chères, elles
valent jusqu’à deux et quatre pistoles, tandis que les autres coûtent
une _peseta_ (un franc). Dans ces modestes je me rangeai.

Les grandes plaques humaines s’épaississent, s’étendent par paquets
multicolores; les trouées vides diminuent et se comblent.

Çà et là, traversant l’arène, les valets du cirque, habillés de bleu et
de rouge, avec des bandes jaunes. On achève d’arroser le sable. Des
_toreros_ passent rapidement, salués à grands cris par le populaire qui
les appelle par leurs noms:

«_Manuel Ereria!_

--_Salvador Sanchez._

--_Garcia!_»

Des marchands d’olives, d’oranges, de fleurs, de _garbanzos_, circulent
dans les gradins, et aussi de petites vendeuses d’eau, criant d’une voix
dolente: _Agua fresca! Agua fresquita!_ Elles tiennent l’alcarazas sur
la hanche et n’ont qu’un verre pour tous les assoiffés.

Des galeries supérieures, juste au-dessus de la porte du _toril_,
l’orchestre joue des _peteneras_. Les derniers arrivants débouchent des
vomitoires, gravissent à la hâte les gradins de pierre. Les taches
grises des dernières places restées vides se colorent de noir, de rose,
de bleu. Des châles, des mantilles, des capes pendant sur la _barrera_,
et partout, incessant, rapide, le grand frémissement d’éventails.
L’orchestre se tait et un air doux et prolongé de musette sort de
quelque coin de l’amphithéâtre.

La foule applaudit, des lazzi épicés se croisent en tous sens. Mais
l’heure sonne, la porte principale s’ouvre à deux battants, tous se
taisent: voici l’escadrille.

Rien de plus théâtral. En tête s’avancent les deux alguazils à cheval
dans des selles andalouses au large étrier maure. Leur vêtement sévère
fait d’autant plus ressortir les gaies couleurs du reste de l’escouade.
Coiffés de grands chapeaux à plumes blanches, chaussés de bottes à
l’écuyère, ils portent le justaucorps et le petit manteau noir avec la
collerette de dentelle du temps de Henri IV. Puis trois par trois,
retenant sur leur hanche gauche leur cape de soie, marchent fièrement
les _matadors_ ou _espadas_, les _capadors_ et les _banderilleros_ dans
le costume du Figaro traditionnel, chignon dans la résille, veste et
culotte de satin vert, bleu, rose, violet, rouge, surchargées de
broderies d’argent ou d’or d’une richesse inouïe.

Ces costumes, lorsqu’ils sont neufs, coûtent de 8 à 10 000 réaux (2000 à
2500 francs), mais la plupart des _toreros_ qui débutent les achètent
d’occasion pour un prix très inférieur. Suivent les _picadors_ à cheval,
lance au poing, aussi dans la selle andalouse et dont le costume diffère
de celui des autres _toreros_ par le pantalon et le chapeau, et enfin,
fermant la marche, l’attelage de mules empanachées d’aigrettes et de
houpettes rouges, destiné à emporter les morts.

Ils font processionnellement le tour de l’arène et s’arrêtent devant la
loge de la municipalité. Un des alguazils reçoit de l’alcade la clef du
_toril_, enrubannée aux couleurs espagnoles, la jette à un valet de
l’amphithéâtre, puis tous deux sortent au galop.

On ouvre le toril. Moment solennel. Le taureau paraît dans un
éblouissement de lumière. Tous les yeux sont sur lui. Les connaisseurs
le jugent à la façon dont il se présente. Amené pendant la nuit de la
_ganaderia_ au milieu de laquelle il paissait, il est resté jusqu’à
cette heure dans l’obscurité profonde et croit sans doute voir s’ouvrir
devant lui la grande prairie et la liberté. Mais au moment où il sort du
toril, on lui enfonce sur le cou, au-dessous des cornes, par un hameçon
de fer, une rosette aux couleurs de sa _ganaderia_. Irrité, il va bondir
au dehors, il s’arrête ahuri. Au lieu de la plaine aux grands horizons,
où depuis sa naissance il vivait en paix, au lieu de son troupeau et de
la source et de tous les objets familiers, c’est l’inconnu, l’arène
sablonneuse. Une montagne d’êtres l’entoure, l’enserre, l’étouffe: vingt
mille spectateurs avides de sa stupeur et de sa colère. Ses yeux
s’ensanglantent, il pousse un court gémissement. Tout à coup, devant
lui, à quinze pas, il voit des couleurs brillantes; des ennemis semblent
le braver. Tête basse, il se précipite. Comme une nuée d’oiseaux, les
_capadors_ s’envolent par-dessus la barrière, et le taureau se heurte à
une muraille de bois. Mais déjà ses ennemis ont resauté dans l’arène,
agitant devant lui leurs capes. Il fond sur le plus proche, ses cornes
ne traversent que le vide. Il revient sur ses pas; le voici entouré. A
droite, à gauche, devant, derrière, ce ne sont qu’étoffes qui s’agitent;
ébloui, furieux, par ces couleurs flottantes et insaisissables, aveuglé
par le soleil, il continue à frapper dans le vide. Depuis deux minutes à
peine la _course_ a commencé et sa rage est à son paroxysme. Alors on
lui offre les victimes.

Un _picador_ monté sur un vieux cheval que la mort dans l’arène sauve du
couteau de l’équarrisseur, le pousse au taureau. On lui a bandé un œil
pour l’empêcher de voir son ennemi, mais il flaire furieusement le
danger et ce n’est qu’à coups d’éperon qu’il avance. Toutes ces pauvres
bêtes sentent bien qu’on les traîne à la mort. La lance en arrêt, non
pour se défendre, mais pour exciter le taureau, car le fer très court
pénètre le cuir à peine d’un centimètre, le picador reçoit l’assaut
formidable. Il n’est guère de situation plus déplaisante et moins
glorieuse; il va sans pouvoir l’éviter à un horion certain. Toute son
adresse et ses efforts tendent à présenter son cheval aux cornes, de
façon à n’être point encorné lui-même. La bête frappée s’abat, et
fatalement il tombe avec elle, avec l’appréhension d’un fâcheux inconnu:
se rompre le cou sur la barrière, se casser un bras ou une jambe, se
fouler un poignet, être écrasé par le poids de sa monture. L’attaque
est, en effet, parfois si violente et la force telle, que cheval et
cavalier sont enlevés de terre, et dans la chute, le picador doit encore
songer à se garer d’un second assaut, se servant de son mieux, comme
bouclier, du corps du cheval. Les valets le dégagent promptement en le
soulevant par les aisselles, dans l’impossibilité où il est de se
remettre lui-même sur pied à cause des cuissards qui encerclent ses
jambes, et pendant ce temps les capadors attirent ailleurs la rage du
taureau.

Souvent le cheval est tué sur le coup, les cornes tout entières ont
plongé dans son ventre. Alors les valets le débrident, le dessellent et
le laissent dans l’arène. Quand il n’est que blessé, la blessure est
rapidement tamponnée d’étoupe, et le picador remis en selle va l’offrir
de nouveau au sacrifice. On voit arriver clopin-clopant un cheval dont
on vient de boucher une ou deux blessures. «Chat échaudé craint l’eau
froide.» Il n’y a pas lieu de s’étonner que cheval encorné déjà deux
fois redoute les coups de cornes. Aussi refuse-t-il d’avancer, et
l’éperon du picador devenu impuissant, deux valets, armés de bâtons, le
frappent par derrière. C’est le côté ignoble des courses. Enfin, le
taureau, d’un nouveau coup, termine son agonie.

Souvent encore ses entrailles échappées par un ou deux trous béants,
traînent à terre, et toujours portant son cavalier, essayant, en
trébuchant, de fuir, il s’embarrasse les pieds dans ses intestins qui se
déroulent sanglants sur le sable. La pauvre bête n’a pas la force
d’atteindre l’écurie pour y mourir. Elle s’affaisse lourdement près de
la barrière, lève deux ou trois fois la tête comme pour protester contre
cette mort imméritée, jetant un reproche muet de son grand œil triste;
puis la tête retombe, la queue crépite et bat faiblement le sol.
Quelques ruades et c’est fini; elle a rendu au dieu injuste son âme de
cheval.

Il y a deux, trois, quelquefois quatre éventrements, et les corps
jonchent çà et là l’arène. On ne les enlève qu’à la fin de chaque
course; or, comme la _corrida_ comprend six ou sept taureaux, cela fait
une trentaine de chevaux tués ou blessés.

Massacres indispensables, dit-on. Outre qu’ils plaisent aux instincts
sanguinaires de la populace, ils servent à fatiguer le taureau, épuisent
une partie de sa fureur et de sa force, lui donnent une luxation des
épaules qui rend le jeu des _capadors_ et des _banderilleros_ moins
dangereux, et plus facile le coup final du _matador_.

Le sacrifice des chevaux est le prélude nécessaire du drame, c’en est la
tierce partie. Cependant, en Portugal, les cornes sont emboulonnées; il
n’y a donc pas d’éventrement. Mais les Espagnols tiennent en profond
mépris les _corridas_ portugaises. Jeux d’enfants, prétendent-ils. Pas
de sang, partant pas de danger, et, sans danger, ni gloire, ni émotion,
ni plaisir.

Trois chevaux sont tués, deux blessés, le taureau haletant dresse ses
cornes sanglantes; voici le tour des _banderilleros_.

Les _banderilles_ sont des piques d’un pied et demi, dont la pointe
forme l’hameçon; enfoncées dans le cuir, elles ne s’en détachent plus.
Une guirlande de papier doré et découpé en franges tourne autour. Le
_banderillero_, une dans chaque main, pointe en l’air, attend l’animal;
aux capadors à le lui amener, et lorsqu’il se précipite, les cornes à
hauteur et à un pouce de ses flancs, d’un geste rapide il plante les
deux flèches au-dessus des épaules et pirouette gracieusement sur ses
talons.

La bête bondit en mugissant sous la double blessure; elle se secoue pour
se débarrasser de ces fers qui la brûlent. Mais les capes miroitantes
viennent encore l’aveugler; un deuxième, un troisième _banderillero_,
recommencent, un quatrième quelquefois, et le taureau affolé court
éperdu dans l’arène, avec six ou huit javelots battant ses épaules
déchirées.

Harcelé par les _capadors_, il essaye de frapper encore, fondant à
droite, à gauche, accrochant parfois un lambeau d’étoffe, sans atteindre
jamais l’insaisissable ennemi. Il s’arrête essoufflé. Ses flancs se
lèvent et s’abaissent comme un soufflet de forge; il regarde de tous
côtés pour fuir et ne voit que le terrible cercle qui l’enserre, la
foule hurlante, et plus près les couleurs éclatantes de ses ennemis.

Que faire? Sa force est vaine, sa colère stérile. Pris de panique, il
tourne autour de l’arène. Une issue? Pas une issue! Cette course du
taureau en détresse est lamentable, et certes plus empoignante que la
mort des rosses éventrées. Enfin, fondant sur un ennemi qui s’échappe
encore ou franchit une barrière, il la franchit derrière lui.

Cette barrière, qui enferme l’arène, _las tablas_, haute d’environ six
pieds, est garnie d’un rebord en charpente qui sert aux _toreros_ pour
sauter. On se trouve alors dans un couloir resserré entre _las tablas_
et une seconde barrière appelée _barrera_, élevée de plus de deux
mètres, bordure du premier gradin. Dans cette étroite piste tombe le
taureau. Il y tourne, harcelé par la foule lâche qui hurle et le frappe
de coups de canne, abritée derrière la _barrera_ qu’il ne peut franchir.
On en a vu cependant escalader les gradins.

La _Lidia_, revue taurine, montre un taureau lâché dans les escaliers et
les vidant comme une trouée de mitraille. Le fait n’est pas neuf,
puisqu’une gravure de la _Tauromaquia_ de Goya représente un alcade
embroché sur son estrade par un taureau sauteur.

Après un trot dans le couloir, il trouve une porte ouverte et s’y
engouffre, et de nouveau le voici dans l’arène, de nouveau en face de
ses ennemis. La foule féroce le raille à grands cris.

Ahuri il regarde. Où sont ses grandes plaines aux horizons bleus? Que
lui veut tout ce peuple? Ah! il y a dans son œil effaré autre chose que
des lueurs sanglantes.

Si les embryons confus des pensées se heurtent dans sa tête, sous son
épais crâne, il en est une qui domine toutes les autres, l’instinct
suprême de la conservation, la nécessité de fuir la mort, et il franchit
encore la barrière pour déboucher à nouveau, après des huées et des
coups, dans la fatale arène.

Alors fou, aveugle, il court, frappe au hasard, se débarrasse d’un coup
de corne, à mesure qu’il en rencontre, de ces capes qui flottent devant
ses yeux et l’affolent d’autant plus qu’il sent bien ne frapper que
l’air. Il est au point voulu; il a reçu le nombre complet de
_banderilles_, il lui faut mourir. Sur un signe de l’alcade, un clairon
sonne la mort.

Du groupe des _capadors_ et des _banderilleros_, le _matador_ se
détache. C’est le roi de la fête. Grand, admirablement découplé,
souriant, confiant en son adresse, il s’avance vers la tribune de
l’_ayuntamiento_ (municipalité), jette avec un grand geste noble sa cape
et sa _montera_ empennée découvrant son faux chignon de femme, il
demande la permission de tuer.

Il prend son épée nue, la couvre d’une étoffe écarlate, la _muleta_, et
alors commence l’épisode le plus émouvant du drame.

Les _capadors_ manœuvrent de façon à lui amener la bête comme ils ont
fait pour les _banderilleros_; il doit l’attendre de pied ferme sans
jamais tourner le dos ni fuir, l’épée dissimulée par la _muleta_. C’est
au moment où il sent le souffle du taureau lui brûler les jambes, que le
_matador_ frappe, et il frappe d’une façon convenue, à un endroit
précis, entre la nuque et les épaules, en passant le bras entre les
cornes, et plonge l’épée jusqu’à la garde.

Il arrive souvent qu’il manque son coup, et des huées s’élèvent de tous
les points de l’amphithéâtre; on le couvre d’exécrations et d’injures;
si l’épée n’est pas enfoncée assez profondément, il l’arrache et
recommence.

Quelquefois, le taureau choisit une place dans l’arène où il retourne
comme à une sorte de refuge. J’en vis un qui, poursuivant un _capador_,
s’arrêta devant le corps d’un cheval éventré dès le début. Comme
beaucoup font, il allait le labourer de ses cornes, mais il sembla se
raviser et flaira la bête morte. Dès lors, il revint constamment à elle
comme s’il retrouvait un compagnon de misère. Peut-être ce cheval lui
rappelait-il quelque libre étalon mêlé à son troupeau dans les plaines
du Mançanarès. Chassé par les manœuvres de l’_escadrille_, il y
retournait sans cesse, et enfin frappé à l’extrémité opposée du cirque,
chancelant, l’épée enfoncée entre les épaules jusqu’à un demi-pied de la
garde, il revint retrouver le cheval, et tombant sur ses genoux,
s’affaissa sur le cadavre.

Si le taureau blessé tarde à mourir, c’est l’affaire du _cachetero_,
appelé ainsi du poignard qu’il porte. Vêtu de noir, il saute dans
l’arène, et de son couteau affilé comme un scalpel, tranche l’épine
dorsale au-dessous de la nuque. Alors, aux éclats d’une fanfare, s’ouvre
la porte par où est entrée l’escadrille, et l’attelage des cinq mules
empanachées arrive au galop; on y accroche chaque victime qui est
entraînée aussitôt. Autant de tués, autant de courses de l’attelage. Le
taureau est enlevé le dernier.

Les valets du cirque passent rapidement un râteau sur les traces du
sang, la porte du toril s’ouvre et un nouveau combattant s’élance. La
foule impatiente ne supporte pas d’entr’acte.

Quand le taureau a fait preuve d’une grande bravoure, qu’il n’a pas été
possible de le tuer, le peuple à grands cris demande sa grâce. On
introduit alors trois ou quatre bœufs dans l’arène, et la bête, à la vue
de ses frères, court heureuse les rejoindre et disparaît avec eux.

Le peuple applaudit; un soupir de soulagement s’échappe des poitrines,
on est satisfait d’avoir arraché à la mort le fier animal.

Mais pendant que ces beaux sentiments s’épanouissent, le taureau livré
au boucher est traîtreusement égorgé dans le toril. Exécution
nécessaire. La bête furieuse est désormais inabordable. Impossible de la
faire servir pour une nouvelle course. Échappée aux savantes manœuvres
des toreros, elle y échapperait d’autant plus à une seconde reprise, et
ce serait vouer plusieurs d’entre eux à la mort.

A l’une des _corridas_ de Madrid, un jeune taureau de mine honnête avait
toutes mes sympathies, un _novillo_ de quatre ou cinq ans à peine.
Celui-là ne cherchait pas la bataille; l’étonnement plutôt que la colère
se lisait dans ses grands yeux noirs; il ne voulait la mort de personne
et semblait se demander pourquoi on l’avait arraché de ses prairies de
l’Andalousie pour le livrer à ces hommes étranges qui le torturaient et
lui enfonçaient des harpons dans le corps. Et dans l’espoir de retourner
là-bas, taureau de bon sens, plus soucieux d’une génisse que de la
gloire, il franchit seize fois la barrière. A la seizième il refusa de
rentrer, frappant du pied la terre, mugissant de détresse. Enfin,
harcelé par les _chulos_, étourdi par les clameurs de vingt mille
bouches furieuses, il bondit sur l’ennemi. Encore deux banderilles à
recevoir; on les lui plante. Au moment où il se secouait, cherchant à
s’en délivrer avec son mufle, et où la fanfare sonnait la mort, un
_capador_ s’approcha, le narguant de sa cape. Une fois de plus il
s’élança; le _torero_ fit une fausse manœuvre, glissa, tomba sur un
genou et une des cornes aiguës traversa sa poitrine. Ce fut un grand
tumulte; les spectateurs se levèrent, et, moi, j’éprouvai une
satisfaction grande. La bête enfin se vengeait. Je compris l’ardente
frénésie de la foule, et debout, appuyé sur la _barrera_, très excité,
grisé par la vue du sang, je criai frénétiquement comme les brunes
Madrilènes: «_Bravo toro! bravo toro!_»

Ceux qui sautent ainsi sont souvent les plus dangereux, car c’est par
sauvagerie et non par lâcheté; le fait seul de franchir _las tablas_
indique une incroyable force de jarret. Mais certains s’acculent à la
barrière, refusent de combattre. On les appelle les _applomados_, les
plombés, et le peuple exige à grands cris qu’on leur mette le feu.
_Banderillas de fuego! Banderillas de fuego!_ Ces mots comme un tonnerre
roulent de tous les gradins. Mais il faut le consentement de l’alcade.
S’il hésite, c’est contre lui que se tournent les colères, c’est lui
qu’on menace de brûler. La férocité de la population madrilène s’étale
sans vergogne: _Fuego à l’alcade! Fuego à l’alcade!_ Enfin il agite son
mouchoir, signe de son acquiescement. Les banderilles de feu sont
prêtes; ce sont des fusées qui s’enfoncent comme les banderilles
ordinaires, éclatent sous cuir, déchirent et brûlent la peau; pas de
bête, si _plombée_ qu’elle soit, qui ne s’échauffe et ne se _déplombe_ à
ce régime. Les plus apathiques font des prodiges, les moutons deviennent
enragés. Et, devant les souffrances, l’affolement, les torsions et les
sauts, se manifeste à grand bruit la joie de la foule. L’enthousiasme
touche au délire, si les gradins n’étaient de pierre, ils crouleraient
sous les trépignements.

Ah! ce sont bien les fils de ces hommes qui brûlaient dans leurs
autodafés les victimes de leur rage religieuse, enfermées en masse dans
des statues de plâtre, qui mutilaient leurs prisonniers de guerre; les
descendants de ces bandits qui à la suite des Pizarre et des Cortez
grillaient leurs otages, dévastaient le Nouveau Monde, détruisant les
opulentes cités, massacrant femmes et enfants!

Que cinquante paires de gladiateurs s’entre-choquent dans l’arène,
qu’ils se tuent pour l’amusement de la plèbe, puisque à la plèbe il faut
du sang! Au moins ils savent ce qu’ils font et pourquoi ils
s’entaillent; on les a payés pour la mort; ils ont vendu leur chair à la
cité féroce et ils luttent, armes égales, œil contre œil, muscles contre
muscles, glaive contre glaive. Mais l’acharnement de cette foule contre
une bête, ces chevaux éventrés, ces taureaux torturés, déchirés,
sanglants!... Mais que dis-je? de cette foule, nous en sommes; nous
comptons tous des bandits parmi nos ancêtres; nos pères aussi faisaient
des hécatombes; et l’antique férocité qui sommeille au fond du cœur de
chacun, il suffit d’une étincelle, d’un reflet de lame, d’une goutte de
sang pour la réveiller, et alors nous voyons rouge. Et c’est pourquoi,
quand nous avons assisté à une de ces boucheries, nous voulons en revoir
une autre. On y retourne une fois, deux fois, dix fois; on devient un
habitué de l’arène, un dilettante de tauromachie. Pas un Français, pas
un Anglais, rencontré en Espagne, qui après les premiers écœurements
n’ait pris goût à ces tueries.

Dans les villes et bourgades du Nord, à proximité de nos frontières, à
Saint-Sébastien, à Bilbao, à Pampelune, à Barcelone, les _Plazas de
Toros_ sont amplement garnies de nos méridionaux, venus tout exprès
chercher des émotions violentes, et ils ne sont pas les derniers à crier
comme les Biscayens ou les Catalans, lorsque la bête a été brave, qu’il
y a eu poitrine d’homme ouverte: _Bravo! bravo toro!_

Le dernier taureau de la journée tué, la populace escalade gradins et
barrières, envahit l’arène, et comme une nuée de chacals se précipite
sur le cadavre. Les uns se vautrent sur le corps, d’autres saisissent
ses cornes sanglantes, d’autres le frappent du pied, plongent le doigt
dans la blessure béante. On l’accroche enfin au brancard, et lorsque les
mules l’emportent au galop, il y a toujours quelqu’un de la plèbe qui,
cramponné à la queue, se laisse traîner avec le corps. En une minute
l’arène est comble, cinq ou six cents drôles, rebuts de la ville
s’agitent en tous sens, hurlent, sifflent, se poussent, se roulent; et
je formais ce vœu impie: Si la porte du _toril_ pouvait s’ouvrir,
lâchant un de ses hôtes, cornes dressées! Quelle belle trouée dans
l’amas grouillant! Quelle panique, quelle fugue et quelles culbutes!

Je me délectais à cette pensée cynique, devenu féroce par contagion,
lorsque tout à coup le _toril_ s’ouvre et de la noire ouverture surgit
un superbe taureau. Je n’étais pas revenu de ma stupéfaction que comme
un boulet monstre il trouait la multitude. Grands cris et terrible
bousculade. Je n’en croyais pas mes yeux et haletant, le corps penché,
je plongeais dans l’arène.

Du sang! des flots de sang! Non, du sol ne se lèvent que des flots de
poussière et cependant, cornes basses, le taureau furieux continue ses
trouées.

Déception! ceux qu’il renversait et foulait de son sabot se relevaient
presque aussitôt. Les cornes étaient emboulonnées, mais elles pouvaient
encore endommager reins et poitrines; aussi plus d’un qui recevait le
choc s’en allait chancelant, soutenu par des camarades.

On lâche ainsi l’un après l’autre, dès que la course est finie, trois ou
quatre taureaux dans la foule pour son propre amusement. La plèbe joue
au _capador_. Vestes et paletots retirés sont agités en guise de capes
autour de la bête qui bientôt s’affole, et la première fureur passée,
finit par tourner éperdue sur elle-même. Quand son désarroi a
suffisamment duré, on pousse dans le cirque trois ou quatre bœufs qui
emmènent leur compagnon.



XVIII

LES TOREROS


Les Parisiens n’ont pu qu’imparfaitement juger, par les courses de
l’Hippodrome, de ce que peuvent être les véritables _corridas_ quand la
bête furieuse menace de ses cornes ensanglantées la poitrine des
_toreros_.

Ce n’est pas un métier facile, et plus d’un sort de l’arène le corps
troué, estropié pour la vie. Aussi, dans chaque cirque, une chambre et
des lits garnis de sœurs de charité attendant l’hôte de cet hôpital
provisoire. Il est peu de _toreros_ qui n’aient une côte enfoncée ou une
cuisse traversée après un an ou deux d’exercice.

Le célèbre Manuel Dominguez, mort à Séville, en 1885, à l’âge de
soixante-quinze ans, était criblé de cicatrices comme rarement le fut
vétéran de la Grande Armée. Outre des éraflures, avaries, meurtrissures,
horions, coups de corne sans nombre, il eut quatre fois la cuisse
traversée de part en part, un œil crevé, une profonde encornade près de
l’anus, deux autres dans la fesse, une au côté droit. Il mourut, on le
voit, couvert de blessures et de gloire. Passé soixante-dix ans, il
tuait encore le taureau: sa dernière bataille fut livrée à Séville, en
faveur des inondés de Murcie.

Manuel Ereria, jeune _matador_ qui, pendant mon séjour à Séville, me
donna maints détails sur les gens de sa profession, eut, dès ses débuts
dans la carrière, deux côtes enfoncées, et dans sa chute une
_banderille_ lui traversa la cuisse.

Il n’est guère plus d’une douzaine de célébrités tauromachiques; on les
appelle les _primas espadas_, premières épées, et leur réputation
surpasse celle des plus illustres écrivains et des plus grands hommes
d’État.

Si donc le métier est dangereux, il est glorieux, et la gloire qui en
jaillit n’est pas improductive. _Jerez Frascuela_, _Salvador Sanchez_,
_Manuel Garcia_, _Lagartijo_, _Cara Ancha_, _Angel Pastor_, _Valentin_,
_Raphael_, _Mazzantini_ gagnent de 10 000 à 14 000 réaux par course
(2500 à 3500 francs). Ce n’est pas, il est vrai, ce que gagnent certains
de nos chanteurs ou de nos histrionnes, mais c’est déjà un beau denier.
Mazzantini, demandé en 1885 à Buenos-Ayres, avec son escadrille, réalisa
en deux mois un bénéfice de 150 000 francs.

Mais ceux-là sont les gros seigneurs des courses, les Hugos, les Dumas,
les Zolas, les Ohnets de la corporation. Les autres bons _matadors_ se
contentent de sommes moindres, 1000 à 1500 francs par _corrida_. Quant
aux _banderilleros_ et aux _picadors_, leurs appointements ne dépassent
guère 30 ou 40 douros (150 à 200 francs), bien qu’ils courent presque
autant de dangers.

L’été dernier, une très jolie fille, la _Frayosa_, fit les délices de la
foule en qualité de _prima espada_. On l’a dit d’une agilité et d’une
grâce étonnantes. Probablement que le brillant costume qui mettait ses
charmes en relief fut pour beaucoup dans l’engouement.

En tous cas, c’est une vaillante, et rien qu’à ses débuts, elle gagnait
de 2 à 3000 réaux. Les Anglais en raffolent, des lords sérieux lui
firent des propositions déshonnêtes, elle les repoussa en haine de
l’étranger qui vola Gibraltar. Je doute qu’elle ait plu aux femmes
autant qu’un mâle _matador_,

    Mais tous les hommes en sont fous,

et les dévotes scandalisées apprendront quelque jour

    Que l’archevêque de Tolède
    A dit la messe à ses genoux.

De toutes les idoles qu’acclama jamais la multitude penchée béante sur
les gradins d’un théâtre ou d’un cirque, il n’en est pas de plus
glorieuse que la _prima espada_, au moment où, le taureau mortellement
frappé, elle reçoit les applaudissements frénétiques de vingt mille
spectateurs.

Quels bravos et quel triomphe! et comme celui du pâle comédien usé par
le travail en une atmosphère chaude et viciée, brûlé par les feux de la
rampe, vieux avant l’âge, est misérable comparé à l’apothéose en plein
soleil du fier _matador_, jeune, beau, agile, plein de vigueur et de
santé, brillant et élégant emblème de l’adresse et de la valeur. Les
acclamations retentissent, les hourras éclatent, la fanfare lance ses
airs de victoire, hommes et femmes crient son nom et les yeux des
_señoritas_ le caressent et le brûlent. A cet instant, d’un geste, il
aurait un gynécée. _Bravo! Bravo! Manuel Ereria!_ Éventails, fleurs,
oranges, parasols pleuvent autour de lui; les plus enthousiastes
détachent leurs bracelets, qui vont rouler aux pieds du triomphateur. Et
lui se baisse, ramasse le gage d’admiration et rejette à chacune son
bien en saluant d’un geste gracieux.

A l’égal des soldats, les toreros sont la coqueluche des femmes. Rien
que de naturel. Dans tous pays la femme admire le courage, elle aime
meurtrir son cœur aux rudes approches de celui dont le cœur est d’acier.
Et c’est justice; est plus digne d’admiration celui qui joue sa vie
contre les hommes, les fauves ou les tempêtes, que celui qui coule la
sienne assis sur un rond de cuir.

Aussi, fiers des bravos, portent-ils une sorte d’uniforme qui les
distingue de la foule. Petit chapeau à ruban de soie, veste courte à
collet de velours, gilet ouvert montrant le jabot de la chemise brodé
par une douce main et dont le col rabattu est d’une extrême exiguïté,
manchettes également brodées, ceinture bleue et souliers vernis. Une
lourde chaîne et une montre énorme, grand luxe des Espagnols, complètent
l’habillement sur lequel jure le hideux pantalon. C’est le costume
andalou, et Andalous ils sont presque tous.

L’Andalousie est réputée pour ses _toreros_. Les courses de Séville
passent pour les meilleures d’Espagne. Là fut fondée en 1830 une fameuse
école de tauromachie sous la direction des illustres maîtres _Candido_
et _Pedro Romano_. C’est à Séville que _Joaquim Rodriguez_ inventa,
voici cent ans, un coup fameux, but des études de toutes les _espadas_:
frapper le taureau de telle sorte qu’aucune goutte de sang ne rougisse
sa peau et qu’il meure comme s’il demandait grâce en tombant sur ses
genoux.

Une autre école célèbre formait de bonnes épées dans la vieille ville
andalouse de Ronda.

C’est aussi en Andalousie, en pleins champs, au milieu de grands
troupeaux de taureaux, que s’apprend le dangereux art.

On joue de la cape comme dans les courses ordinaires et l’on fait avec
des baguettes le simulacre de planter les _banderilles_; un bâton
remplace l’épée. Les propriétaires des troupeaux, leurs femmes, leurs
filles assistent à ces «entraînements» sur des estrades improvisées ou
derrière de fortes barrières, quelquefois à l’ombre, sous l’arche d’un
pont. Il y a toujours quelques coups de corne, un peu de sang répandu,
ce qui procure des émotions dont raffole toute vraie fille d’Ève,
qu’elle s’appelle Mary, Marie, Meriem ou Mariquita, qu’elle ait les yeux
bleus, verts ou noirs. Quand les élèves se sentent assez forts, ils
s’essayent dans les petites villes et bourgades; les courses ont lieu
sur une place publique, à défaut d’une _Plaza de Toros_, et ce ne sont
pas les moins émouvantes.

On barricade de planches les rues adjacentes, on dresse des estrades, et
croisées, balcons, toitures se garnissent de spectateurs. Puis ils
donnent des courses de _novillos_, jeunes taureaux de quatre à cinq ans,
plus faciles à tuer que les autres.

La meilleure époque est le printemps, quand l’animal est dans toute sa
fougue. Les courses, d’après ce que m’ont dit les _toreros_ eux-mêmes,
seraient aussi intéressantes si l’on ne tuait pas, mais il faut
satisfaire la férocité du bas peuple. Quand on se laisse surprendre par
la nuit, on ne tue pas le taureau, l’effet serait manqué; on l’emmène
par le procédé ordinaire et on l’égorge dans le toril.

Les taureaux coûtent de 9000 à 10 000 réaux (2500 francs), les
_novillos_ de 6 à 7000. Les chevaux sont fournis par un entrepreneur qui
reçoit de 15 000 à 20 000 réaux par course. Il doit en fournir autant
qu’il est nécessaire. C’est pourquoi il est de son intérêt de faire
resservir les blessés qui peuvent encore se tenir debout.

Après la course, il faut faire une visite au _desolladero_; c’est là
qu’on écorche, et l’on procède rapidement à la besogne. La chair est
donnée aux hôpitaux ou aux troupes, à moins qu’un _torero_ n’ait été
blessé; alors elle lui appartient comme juste dédommagement.



XIX

L’ESCORIAL


Quand on a vu les courses de taureaux, le musée, les ombres de
_flamencos_, il n’y a plus rien à voir à Madrid, pas même le Prado
poussiéreux, bien au-dessous de sa réputation qui n’a d’autre cause, je
le crois, que

    L’éventail de jeune fille,
    Tout en ivoire et garni d’or,

que près de sa grille, l’imagination d’un poète y ramassa un soir.

C’est le moment de partir pour l’Escorial, éloigné d’une dizaine de
lieues, et comme autour de Madrid le pays est désert, les plaines
brûlées et jaunes avec les tons bleus des montagnes rocheuses de
Guadarrama pour constant horizon, il est préférable de laisser cette
fois le sac et le bâton du voyageur pédestre pour le train, qui ne met
guère plus de deux heures à vous déposer à l’Escorial de Abajo, à vingt
minutes du palais. Deux heures pour dix lieues, c’est à peu près la
moyenne de la vitesse des trains espagnols, formés de tout notre
matériel de rebut. Il y a là des locomotives qui datent de Watt ou de
Stephenson; celle qui nous traînait avait dû échapper, par miracle, à
une nombreuse succession d’accidents depuis 1840. Quand je parle de cinq
lieues à l’heure, je ne compte pas les imprévus, toujours nombreux ici,
car comme les lignes ne sont dotées que d’une voie, le train est tout à
coup obligé de s’arrêter en pleine campagne pour laisser passer un
camarade annoncé à l’arrière ou à l’avant, et comme nul ne se pique de
ponctualité, on stationne quelquefois trente ou quarante minutes. On
discute alors, on se répand dans les environs, chose simple vu l’absence
de toute barrière, ou bien l’on se couche au bord d’un fossé. C’est
ainsi que j’ai fait une bonne sieste en compagnie d’une escouade de
gendarmes, ornés d’un trompette, qui seul veillait, et dont la mission
est sans doute de donner l’alarme à l’approche des brigands. La vérité
m’oblige à dire que dans ce voyage à l’Escorial, aller et retour, nulle
bande n’attaqua le train.

Partis de Madrid à huit heures du matin, nous arrivâmes à dix heures et
demie. Une troupe de drôles nous attendait, nous tendant des cartes,
nous criant des adresses extraordinaires. C’étaient les députés des
différentes gargotes qui flanquent les abords du palais et se disputent
les visiteurs. On n’y est du reste nullement écorché, et pour trois
_pesetas_ et demie, on y peut faire un déjeuner qui coûterait le double
ou le triple dans un restaurant du boulevard. La _tortilla_ (omelette)
traditionnelle, du jambon, une _chuleta_ (ragoût), des rognons et du
fromage, le tout arrosé de vin de Val de Peñas, versé par une jolie
fille, que peut-on demander de plus?

L’Escorial et non _Escurial_, puisque le mot tire son origine des
_scories_ de fer abondantes dans les rocs du voisinage, serait, suivant
les Espagnols, la huitième merveille du monde artistique. Il en est de
cette réputation comme de celle du Prado.

C’est un amas de constructions du style cher à nos architectes de
séminaires et de casernes; par le fait, l’un et l’autre, puisqu’il
contient un cénacle de moines et un détachement de soldats.

On dit que l’Escorial affecte la forme d’un gril, en l’honneur de saint
Laurent; je veux bien le croire, mais rien n’en paraît au dehors.

L’aspect, par sa masse même, est imposant; mais cette monumentale
majesté est écrasée par les énormes roches qui la dominent.

Quant aux détails, ils sont assez laids. Triomphe de la ligne droite; si
c’est un gril, c’est un gril triste, comme tout gril. Ajoutez qu’il est
en granit, ce qui, malgré ses douze cents fenêtres et les dorures du
soleil, ne lui donne pas une teinte de gaieté.

On sait que Philippe II le fit construire pour accomplir un vœu à saint
Laurent, qu’il voulait dédommager du bombardement de son église à la
prise de Saint-Quentin. Il y dépensa vingt et un ans et six millions de
ducats.

De grandes cours froides et désolées, de vastes galeries couvertes de
fresques, d’immenses salles silencieuses, des corridors humides, de
larges escaliers de pierre, et tout à coup, montant de soupiraux
grillés, des bouffées nauséabondes que vous envoient, du fond de leurs
sépulcres, des générations de morts royaux, sans doute pour se rappeler
à la mémoire des vivants.

Je dis des soupiraux, mais cette odeur sépulcrale doit émaner de
partout. Outre le Panthéon des rois, l’Escorial, avec ses caveaux et les
quarante-huit autels de son église, est une véritable mine à reliques.
On pourrait y puiser pour en fournir tous les temples du monde chrétien:
onze corps de saints auxquels il ne manque pas un poil; cent trois têtes
en bon état, parmi lesquelles une douzaine au moins appartenant à
l’armée des onze mille vierges; le squelette au complet d’un des
innocents; des bras, des jambes et des cuisses pour tous les goûts, car
on en compte plus de six cents appareillés et dépareillés; trois cent
quarante-six veines--je vous prie de croire que je ne les ai pas
comptées, mais le nombre est inscrit en toutes lettres--et des doigts,
et des ongles, et des crânes, et des mèches de cheveux, et des dents «à
bouche que veux-tu?» et à faire pâmer cent générations de dévotes;
enfin, plus de sept mille pieux rogatons[9].

  [9] Une inscription détaillée, placée dans le chœur, constate que
    l’église contient 7422 reliques.

Ajoutez à ces trésors des morceaux de la vraie croix, un bout de la
corde qui servit à attacher Jésus, un débris de l’éponge avec laquelle
on lui présenta du vinaigre et du fiel, un fragment de la crèche et des
guenilles provenant de la sainte chemise (?) de la Vierge Marie, le jour
où elle accoucha, à la stupéfaction de Joseph.

Un moine, à l’œil vide, nous ouvre la bibliothèque. Il y a là des
incunables, des merveilles de bibliographie, des manuscrits arabes
enluminés, des œuvres inédites, travail de patience et de compilation,
écrites au fond des cloîtres, monuments de bénédictins, tout cela sous
cloche ou sous une couche de poussière, enveloppé d’une odeur de moisi.

Personne ne les ouvre, les moines moins que tout autre. Les gardiens de
ces richesses ne sont pas bénédictins; simples hiéronymites, la science
n’est pas de leur partie.

On sent planer en tous lieux la froide et sinistre figure du fondateur.
Son ombre s’étend sur l’Escorial et pèse encore sur l’Espagne entière.
Moine fanatique et hypocondriaque, monarque farouche, despotique et
cruel, il a de l’Escorial continué l’œuvre de destruction commencée par
son père et son bisaïeul et que devait achever son fils imbécile; la
destruction du génie et de l’industrie espagnols par les persécutions et
finalement l’expulsion des Maures. Au temps glorieux des conquérants
arabes, l’Espagne comptait trente-deux millions d’habitants; elle en
compte à peine la moitié aujourd’hui.

Dans son _habitacion_, il faut évoquer la sombre figure. En un coin du
palais, près de l’immense église, est une salle longue, carrelée, sans
meubles, avec des murs nus, blanchis à la chaux, et une seule fenêtre.
C’est l’antichambre de Philippe II; là qu’attendaient princes, généraux,
ambassadeurs. Au fond, deux portes de chêne, dont l’une donne accès à
une cellule qui ne reçoit de jour que quand elle est ouverte, la chambre
à coucher. La seconde pièce, oratoire et cabinet de travail, n’est
éclairée que par une fenêtre dans le mur de l’église; de cette ouverture
le roi assistait à l’office, lorsque la goutte l’empêchait de prendre sa
place dans le chœur ou un coin du chapitre. Une table de chêne, un
pupitre, un fauteuil et deux chaises, c’est, avec un crucifix, tout le
mobilier royal. Dans ce réduit, pendant quatorze ans, se discutèrent les
destinées du monde.

Nous rentrâmes de nuit à Madrid. A cinq ou six lieues de la ville, il y
eut une panique. On apercevait au loin des gens armés, qui escaladaient
les fossés et accouraient à travers champs. Les gendarmes faisaient mine
de préparer leurs armes, lorsque l’on découvrit qu’on avait affaire à de
paisibles chasseurs attardés. Ils faisaient de grands signes, agitaient
leurs chapeaux. On arrêta le train pour les attendre et, dix minutes
après, on les recueillait, eux et leurs chiens, sans qu’aucun voyageur
eût songé à murmurer.



XX

TOLÈDE


De Madrid à Tolède, vingt lieues de campagne plate et triste. On entre
dans la Manche, _manxa_, terre desséchée: c’est bien le nom. On peut
marcher une demi-journée sans rencontrer ni un arbre, ni un homme, ni un
chien. Parfois la route traverse des pâturages où paissent, paisibles et
inconscients des prochaines tueries de l’arène, des troupeaux de
taureaux.

Comme division territoriale, partie de l’ancien royaume des Castilles,
la Manche n’existe plus. Elle forme maintenant les provinces d’Albacete,
de Cuenca, de Ciudad Real, de Tolède, les plus pauvres de l’Espagne.
Mais elle existe toujours comme pays de Don Quichotte, des pierres, des
chardons et des moulins à vent. A mesure qu’on approche du Tage, le
paysage, jusqu’ici monotone, devient grandiose avec ses grandes lignes
grises, jaunes et vertes, ses oasis le long des rives et ses hautes
montagnes bleues crénelant les horizons.

Tolède, la merveilleuse, assise comme Rome sur sept collines, dominée
par son vieil Alcazar, devenu École militaire, paraît tout à coup au
milieu de ses portes colossales, de ses murailles et de ses tours. Son
aspect féerique dédommage des fatigues du chemin et du vulgarisme de
Madrid.

La _Ciudad imperial_, la reine des villes, la cité la plus fameuse de
l’histoire, et, comme l’appelait Juan de Padilla, la couronne de
l’Espagne et la lumière du monde!

Vous pensez qu’il faut un peu en rabattre, comme toujours, pour ne pas
se voir encore arracher de nouvelles illusions.

Tolède est une ville qui se meurt, voilà plus de cent ans qu’on le dit;
depuis cent ans, elle se meurt toujours. Cependant, toute moribonde
qu’elle soit, elle vaut à elle seule le voyage d’Espagne. Ses alcazars,
ses portes mauresques, ses synagogues et ses mosquées transformées en
églises, ses murailles roussies, ses deux ponts jetés sur le Tage, sa
cathédrale, siège du primat, ses palais, ses innombrables monuments,
jusqu’à ses rues étranges, témoignent de son antique splendeur et du
rang de capitale dont elle fut indignement spoliée.

Si ses titres de noblesse ne sont pas antérieurs au déluge, ainsi que le
prétendent ses habitants, elle était déjà, sous l’empire romain, une
importante cité. Sa position centrale en faisait le grand carrefour, la
place d’armes, en même temps que le dépôt général, où venaient
s’entasser les richesses minières du pays, avant d’être expédiées à la
Ville des forbans qui, pendant des siècles, détroussèrent l’Europe,
l’Afrique et l’Asie. Puis, pendant deux cents ans, elle fut la capitale
religieuse et politique des rois Visigoths, et, quand les Maures s’en
emparèrent, ils eurent la clef de l’Espagne.

Romains, Goths, Juifs, Maures y ont donc chacun laissé leur empreinte,
que l’on retrouve pêle-mêle, des fondations de ses murs au faîte des
maisons particulières, dans les arcs, les ogives de ses fenêtres, les
colonnettes, les voûtes, les écussons armoriés, les animaux
fantastiques, les délicieux _patios_, les grilles en fer forgé des
balcons et des portes. «Souvenirs à occuper un historien pendant dix ans
et un artiste toute sa vie.»

Il faudrait, dit-on, une année pour étudier Tolède et cela jour par
jour, et le peintre Villa Amil prétendait qu’après neuf mois il n’en
connaissait rien encore.

Aussi, moi qui n’y ai même pas séjourné huit jours, ne parlerai-je que
de mes impressions.

Ce qui m’a frappé le plus, c’est l’aspect oriental de certains
quartiers. On s’y croit en pleine ville arabe. Ruelles silencieuses,
escarpées, étroites, tortueuses, désertes, pavées de cailloux pointus,
bordées de maisons mauresques blanchies à la détrempe, où tout, depuis
la porte constellée de clous énormes et bardée de fer jusqu’aux petites
fenêtres hermétiquement grillées, jusqu’à la saillie des toits, sent sa
forteresse musulmane. Un clocher qui a gardé presque intacte sa
physionomie première de minaret, un baudet errant, un chat maigre qui
traverse la rue, et soudain un refrain mélancolique et doux, comme en
chantent les filles du Tell, et qui s’élève dans le silence pour montrer
que derrière ces murs vivent la jeunesse et l’amour, complètent
l’illusion.

Çà et là une porte ouverte pour établir de bienfaisants courants d’air,
laisse pénétrer l’œil ravi dans le _patio_. Près d’un bouquet
d’orangers, de plantes et de fleurs tropicales qu’arrose un petit jet
d’eau, sous l’ombre du _tendido_ de toile, une brune et belle fille aux
yeux arabes, semblable à une odalisque, est mollement étendue.

Dans ce _patio_, cour intérieure entourée d’une galerie, les dames
espagnoles passent les trois quarts de leur vie. C’est le salon, la
salle à manger, le dortoir dans les nuits chaudes.

Ces belles créatures coulent leurs jours dans le doux _farniente_,
nonchalantes et rêveuses. Elles ne lisent pas, la lecture est un
travail, et tout travail une fatigue. Aussi leur ignorance est
légendaire. Aimer, elles ne savent autre chose et ne veulent rien savoir
de plus. Elles se laissent vivre près des fleurs, à l’ombre, attendant
la fraîcheur des étoiles pour s’aventurer au dehors. C’est alors que le
boutiquier, qui a somnolé, lui aussi, tout le jour, reçoit ses clientes.
Des sièges sont disposés le long des comptoirs des magasins sans
vitrines, et la _señora_ regarde les marchandises qu’on étale et qu’on
lui vante, jouant de l’éventail, semblant encore écrasée par la fatigue
et la chaleur.

Qui peut remplir le vide de leur journée quand elles ne font pas
l’amour? S’habiller, bavarder, dormir, rêver? Mérimée raconte qu’au
temps de l’Empire, toutes les Espagnoles de petite noblesse songeaient à
devenir _impératrice_.

Et il cite plaisamment une demoiselle de Tolède ou de Grenade qui, se
trouvant au spectacle quand on annonça dans sa loge le mariage de la
comtesse de Teba avec Napoléon III, se leva avec impétuosité et dépit en
s’écriant: _En este pueblo, no hay porvenir_. «En ce pays, il n’y a pas
d’avenir.»

Tolède est le faubourg Saint-Germain de l’Espagne, le centre de
l’étroite orthodoxie, le siège de l’aristocratie la plus encroûtée. On y
a compté trente-deux couvents de femmes, seize monastères, vingt-trois
hospices religieux; tout cela maintenant désert. Les vieilles maisons
nobiliaires sont hantées par des maîtres farouches qui boudent la
société moderne. Plusieurs exhibent une chaîne au-dessus de leur porte,
signe honorifique de celles qui reçurent des hôtes royaux. Mais les
_hidalgos_ qui ne peuvent en parer leur fronton haussent les épaules.

«Vieille taverne n’a pas besoin de rameau,» disent-ils.

Il n’est peut-être pas dans le monde nombreux des formidables ignorants
et des sots incurables, seigneurs plus hautains que les hobereaux
espagnols.

Cette chaîne symbolique des altières demeures semble river les habitants
dans les ténèbres des âges enfouis.

Elle attache aux murs du passé leurs idées et leur intelligence. La
vieille Espagne est réfugiée dans Tolède, et l’on peut dire de ce coin
silencieux ce que Lara disait de sa patrie entière: «Ici on ne parle, on
n’écrit, on ne lit.»

Si tous les naturels de Tolède ne sont pas petits-neveux du roi
Ferdinand ou de l’empereur Charles-Quint, ils sont au moins cousins
germains de ce cuisinier de l’archevêque de Burgos qui répondait
menaçant à une réprimande du prélat:

«Homme! je ne souffrirai jamais qu’on me querelle, car je suis de race
de vieux chrétiens, nobles comme le roi et même un peu plus.»

Aux yeux de beaucoup de ces braves gens, le fils de Dieu lui-même n’est
pas assez bon gentilhomme. Quand se forma l’ordre de Calatrava, et qu’on
proposa la candidature de Jésus-Christ comme membre honoraire, les
chevaliers se récusèrent poliment.

«C’est le fils d’un charpentier,» dirent-ils.

On passa cependant aux voix. Jésus fut blackboulé, mais désireux de
sauver l’amour-propre du fils de Dieu, les chevaliers de Calatrava
fondèrent en sa faveur l’ordre du Christ, où l’on acceptait des gens de
plus mince noblesse, et lui en conférèrent la grande maîtrise[10].

  [10] La sainte Vierge est colonel d’un régiment de cavalerie. On lui a
    donné en cette qualité une sentinelle en permanence à la chapelle
    d’Atocha, qui, paraît-il, est son quartier d’état-major.



XXI

LA PETITE DÉVOTE DE COMPOSTELLE


Il n’est guère de voyageurs qui, relatant leurs impressions, n’aient à
raconter une demi-douzaine d’entrevues au moins avec les hauts
personnages du lieu qu’ils traversent. Les princes les ont priés à
dîner, les généraux ont ordonné pour eux des revues, les hommes d’État
leur ont fait des confidences, sans parler du grand artiste ou de
l’éminent littérateur qui a soulevé pour eux le voile de l’ébauche du
chef-d’œuvre impatiemment attendu.

«J’étais là, disent-ils négligemment, quand le fameux Tartanpionado, qui
est aussi un artiste et un lettré, passant son bras sous le mien...» «Au
dîner somptueux offert en mon honneur par le ministre Esculado...» «Le
consul, apprenant mon arrivée, s’empressa...» «La délicieuse marquise de
la Friponnetta, à côté de qui j’eus le plaisir de me trouver à table
chez l’archevêque de Tolède...»

Humble piéton, pérégrinant sac au dos, poudreux et roussi, je fus privé
de ces honneurs prodigués à mes confrères princiers. Je n’eus de
conversation intime avec aucun diplomate, aucun ambassadeur, aucun
prélat, aucun maréchal. Loin de recevoir l’hospitalité de quelque
monarque, c’est à grand’peine que j’obtins parfois celle des plus
modestes _posadas_, et encore fallait-il, au préalable, montrer un
_douro_ entre le pouce et l’index.

Eh! mes camarades, une pièce de bon aloi frappée aux effigies
nationales, est encore dans tout pays ce qu’il y a de mieux comme lettre
de recommandation, et même de plus économique. Joignez-y une forte
trique, de bonnes jambes, des pieds sains, et vous passez à peu près
partout.

C’est du moins ce que je croyais et me disais avant de traverser
l’Espagne. Grave erreur, le douro ne suffit pas toujours. L’aubergiste
espagnol, le moins commerçant de tous les aubergistes, ce qui ne veut
pas dire le moins voleur, place ses aises avant le douro. C’est ce que
fait chaque Andalou, d’ailleurs, à tous les degrés de l’échelle sociale.
Fainéant comme un lézard, il se console de sa misère et excuse sa
paresse par ce fier proverbe: _Profit et honneur ne vont pas dans le
même sac_.

Dans le faubourg de Tolède, où nous débouchions tout poussiéreux,
fatigués et assoiffés, nous montrâmes vainement le douro. Nous étions en
si triste équipage que j’hésitais à pénétrer en cette cité qui se
dressait devant nous comme une merveille oubliée de l’Orient. Je tenais
à faire préalablement toilette, mais l’_amo_ nous engagea à continuer
notre chemin.

Il est vrai qu’il était midi passé, heure où les vagabonds et les
_bandoleros_ seuls osent se présenter aux portes. En un pays où tout
gentilhomme qui se respecte est bravement étendu à l’ombre ou ne
s’aventure au soleil que muni d’une vaste ombrelle par égard pour le
teint, le _posadero_ ne pouvait que s’indigner d’être dérangé à l’heure
de sa méridienne, heure sacrée, que peuvent seuls s’aviser de troubler
des étrangers malappris.

Il faut de bien graves événements pour réveiller un Espagnol qui fait sa
sieste. Turenne, voulant ravitailler je ne sais plus quelle place
assiégée par un corps d’armée de Sa Majesté Catholique, attendit midi.
Tout le monde dormait au camp, général, officiers, soldats,
factionnaires. Le convoi, sans entrave, passa.

Nous dûmes donc continuer notre chemin et traverser le pont d’Alcantara.
Notre pas résonna sous les vieilles et gigantesques portes mauresques
qui le flanquent, et à ce bruit insolite un carabinier de la reine
entr’ouvrit un œil qu’il referma aussitôt.

Nous gravissons la chaussée montueuse qui côtoie les remparts et passons
sous la porte _del Sol_, pour nous arrêter à la première auberge
d’aspect honnête, que nous rencontrons, la _posada_ de _Santa-Cristina_,
à l’entrée de la place de la Constitution. Heureusement on y est
éveillé.

Si jamais, lecteurs, vous allez à Tolède, gardez-vous de la _posada_ de
_Santa-Cristina_. Elle est tenue par le _señor_ Manuel Fernandez, le roi
des aubergistes filous.

Il soupçonna, sans doute, en nous des millionnaires déguisés en
colporteurs et nous le fit sentir sur sa note.

Je lui sus gré, cependant, de ses louables efforts pour nous délivrer
d’un visiteur qui voulut à tout prix, pendant que nous étions à table,
nous offrir ses civilités et services, en qualité de compatriote.

Quand sur le sol étranger on rencontre un Anglais, un Russe, un
Allemand, un Turc, un Yankee, un Chinois, rien que de très naturel; mais
la vue d’un Français étonne toujours un peu et quand ce Français vient à
vous, la bouche en cœur, si le premier mouvement est de lui serrer la
main, le second est de serrer son porte-monnaie, car neuf fois sur dix
c’est à ce dernier qu’il veut rendre hommage.

Je ne cherche ni à expliquer, ni à excuser cette impression, je la
constate simplement.

«_Señores_, nous dit le soir au souper le _señor_ Manuel Fernandez, car
tout le monde est seigneur dans ce pays-là, le seigneur français insiste
pour vous parler. C’est la quatrième fois qu’il vient. Je l’ai renvoyé;
il ne se lasse pas. C’est un homme persévérant.

--Que nous veut-il?

--Souhaiter la bienvenue à ses compatriotes.

--Il est bien aimable.

--Tous les Français le sont, _señor_.»

On ne peut décemment refuser de recevoir un compatriote qui se présente
si obstinément pour vous souhaiter la bienvenue.

«Qu’il entre donc.»

Nous voyons une sorte de Gascon moitié sacristain, moitié souteneur qui
débute par nous dire qu’il est placier en vins et finalement se propose
comme cicerone.

«Je connais tous les bons endroits de Tolède, nous dit-il en clignant de
l’œil, vous savez, tous les bons endroits, les cafés et le reste.

--Merci, nous ne venons pas ici pour voir des cafés.»

Il ne se décourage pas et nous offre des cigarettes. Pour nous en
débarrasser, nous l’engageons pour le lendemain et, afin d’être certains
de ne plus le voir, nous lui payons sa journée d’avance.

En effet, nous ne le revîmes plus.

Un autre gré que je sais au señor Manuel Fernandez, c’est d’avoir mis à
notre service une petite brunette à teint mat, pas plus haute que ça, et
qui est bien la plus singulière petite créature que j’aie rencontrée
dans les _posadas_, _ventas_, _hospederias_ et _paradors_. Elle n’était
pas enceinte comme celle de l’auberge de la route de _los Passages_,
bien qu’elle eût au moins quinze ans, mais il était visible qu’elle ne
tarderait pas, car elle avait la bosse de la maternité.

Tout d’abord, elle trompait fort son monde; quoique assez mignonne et
jolie, elle prenait un air si terriblement revêche, pincé et
désagréable, avec sa petite face toute confite en vertu et la multitude
de médailles pendues à son cou, que je l’avais surnommée la _petite
dévote de Compostelle_. Dévote? Fiez-vous à ces dévotes-là!

Je ne sais si elle allait souvent s’agenouiller devant le somptueux
autel de la miraculeuse Vierge de Tolède, mais il est bien certain
qu’elle lui préférait de beaucoup celui du dieu Pan, et sa dévotion y
était ardente autant qu’infatigable.

Fort maussade, farouche et sévère au dîner, elle se dérida au souper et
le lendemain matin était tout à fait apprivoisée et gentille.

Le seul désagrément attaché à cette jeune personne est qu’elle était
habitée par des puces. Chaque fois qu’elle s’approchait de nous, il nous
en arrivait deux ou trois en éclaireurs; mais il faut leur rendre cette
justice, aux premiers mouvements hostiles, elles regagnaient prestement
le gros du bataillon.

Ces petites bêtes, paraît-il, ne se dépaysent pas facilement; elles ont
la nostalgie de la chair natale--je parle des puces de Tolède--comme les
poux arabes, elles retournent vite à leur premier propriétaire.

C’est ce qu’elles durent faire à notre départ de la posada; elles
délogèrent de nos personnes pour reprendre leur ancienne demeure, qui,
debout sur le seuil de la porte, nous disait: _A dios! a dios!_ d’un air
plein de dignité.

Et jusqu’au détour de la rue, nous aperçûmes la petite _dévote de
Compostelle_ nous faisant signe de la main droite, tandis que de la
gauche elle se grattait avec nonchalance.

Le dernier souvenir vivant que j’emportais m’abandonna sur le pont de
Tolède, juste au moment où je me croisais avec un paisible muletier qui
rentrait en ville fredonnant quelque vieil air, un client sans nul doute
de l’_hôtel de Santa-Cristina_, où il dut la réintégrer.



XXII

LA VIERGE EN CHEMISE ET LE CHRIST EN JUPON


Une des singularités de la plupart des vieilles cités espagnoles, ce
sont des rues entières dont de chaque côté, les fenêtres barricadées par
d’épais grillages, le plus souvent en saillie, donnent l’aspect
attristant d’une succession de petites prisons. Mais dans les quartiers
riches, les réjouissantes enluminures des façades mitigent cette
impression pénible. Les méridionaux raffolent des fresques et des
trompe-l’œil: fleurons, rosaces, mascarons, médaillons, fifres et
hautbois, guirlandes de fruits, de fleurs et d’amours, Vénus et Apollon,
cornes d’abondance, Cérès et Pomone, voltigeant dans des flottements
d’écharpes diaphanes, courent des frises au rez-de-chaussée. L’amour du
décor est porté si loin qu’on peint de fausses portes, de faux volets,
des colonnades, des balustres, de fausses grilles[11].

  [11] Les Italiens surpassent sous ce rapport les Espagnols. Non
    seulement ils imitent à la perfection une fenêtre ouverte, mais ils
    la garnissent souvent d’une belle dame qui tient un bouquet et
    sourit aux passants.

Pour en revenir aux portes barrelées de fer et aux grilles véritables,
l’on se demande comment, avec de semblables précautions, une fille bien
née et si bien gardée peut perdre son capital. Avec ce luxe de
ferronnerie, les mamans dorment sur leurs deux oreilles, oubliant qu’à
l’âge de leurs filles elles les gardaient ouvertes et qu’il n’y a ni
grille ni verrou qui tiennent quand l’amour, plus que les puces,
commence à démanger.

C’est ainsi que, par de chaudes soirées d’août, j’aperçus plus d’un joli
minois avec des allures inquiètes de l’oiseau en cage, aspirant à la
liberté.

Une nuit, entre autres, que mon pied se foulait aux cailloux pointus de
la rue tortueuse et déserte, je découvris un élève de l’École militaire
de Tolède, adolescent imberbe, filer, près d’une fenêtre basse, ce qu’on
appelle, je ne sais pourquoi, le parfait amour, vu qu’il est fort
imparfait.

Un grillage serré laissait juste une petite place pour une toute petite
main, et celle-ci l’occupait de son mieux. Elle passait, se retirait,
puis repassait encore pour se livrer à des lèvres goulues. Quel appétit,
mon futur capitaine! A cet âge on a de telles faims, et n’avoir qu’une
main sous la dent!

Le reste du plat était des plus croustillants et apéritifs, autant que
j’en pus juger par une inspection rapide; chaussé que j’étais
d’_alpargatas_, le couple absorbé ne m’entendit pas, et je distinguai
dans un fond intense d’ombre, grâce à une lanterne urbaine, la blanche
esquisse d’une ravissante fillette, que l’amour, quand tout dormait,
tenait éveillée. Elle me vit et, retirant brusquement sa main, disparut
dans les ténèbres, comme l’image fugitive du bonheur.

Le jeune affamé, qui pourtant ne se repaissait que d’un festin de
Tantale, me jeta un regard sombre, furieux de ce que j’eusse interrompu
une seconde la frénétique succession de ces bouchées illusoires.

Mais d’autres pas s’approchaient et une voix, celle du veilleur de nuit,
retentit dans le silence:

«_Ave Maria carissima!_ Il est minuit. Le temps est serein.»

Minuit! Tout le monde dort à Tolède.

    Pas une lumière aux balcons.

L’amoureux jugea qu’il était temps de partir.

«A dimanche, dit-il, _amiga de mi alma_.»

Je n’entendis pas la réponse, mais je compris bien que c’était à la
cathédrale qu’on se donnait rendez-vous.

Cela m’amène à en parler, mais je veux dire préalablement un mot de la
synagogue, la seule que possédèrent les juifs d’Espagne.

Tolède fut, en effet, la ville bénie des tribus d’Israël, et bien que
les membres en soient à peu près disparus,--je parle des juifs
judaïsants,--l’on y rencontre à chaque pas le type de la race dans toute
sa pureté.

Ils devaient la faveur spéciale dont ils jouissaient à la tradition qui
prétend que les juifs de Tolède, consultés par le grand prêtre Caïphe,
votèrent l’acquittement de Jésus.

D’après les historiens, cette synagogue était une merveille
architecturale de l’art oriental. Les Maures la transformèrent en
mosquée. A leur expulsion, elle passa au culte catholique, et finalement
fut mutilée et dépouillée de toute richesse artistique sentant le juif
ou le Sarrasin, par une prêtraille imbécile secondée par l’ignorante et
fanatique canaille.

D’une antiquité respectable, la cathédrale subit, comme la synagogue,
diverses destinées, mais échappa au vandalisme. D’église elle devint
mosquée, pour redevenir église. C’est maintenant la primatiale et l’une
des plus riches du royaume. Immense et magnifique, ses cinq nefs
produisent sur tout ce qui n’est pas absolument anglais ou philistin la
plus profonde impression. Cent fois, de plus autorisés que moi l’ont
décrite, aussi n’insisterai-je pas sur les merveilles qu’elle contient,
mais ce que vous ignorez peut-être, c’est que la bonne Vierge Marie en
personne la visita.

Vous me croirez si vous voulez, la chose est authentique, et il n’y a
pas à hausser les épaules et à dire: «Mon bel ami, vous nous en contez»,
puisque je l’ai vu. Oui, j’ai vu l’endroit précis où la sainte Vierge
s’arrêta après son voyage du ciel à Tolède. Le sacristain, personnage
digne et grave, m’a montré l’empreinte de son pouce sur la pierre où
elle posa le pied, pierre religieusement enchâssée dans le mur. Si vous
ne me croyez pas, allez-y voir. Vous trouverez même l’inscription gravée
qui l’atteste:

    _Cuando la Reina del Cielo
    Puso los pies en el suelo
    En esta piedra los puso._

«Quand la Reine du ciel posa le pied sur le sol, c’est sur cette pierre
qu’elle le posa.» Il faut croire qu’elle était fatiguée du voyage, car
elle pesa lourdement.

Comme bien vous le supposez, les Tolédains furent excessivement flattés
de cette bonne visite. Mais dans l’impossibilité de la lui rendre ils
ont tenu à lui prouver leur gratitude, et par de petits cadeaux
entretenir cette amitié distinguée.

Dans une chapelle belle comme un rêve des _Mille et une Nuits_, ils
parèrent leur Vierge comme jamais sultan amoureux ne para l’odalisque
chérie. Ils lui achetèrent les plus riches écrins, la plus somptueuse
des garde-robes. Certaines de ces jupes sont chargées de pierreries
d’une valeur de plusieurs millions de réaux. A chaque fête de l’année,
on renouvelle sa toilette, on lui change de robe, de diadème, de boucles
d’oreilles, de bagues, de collier.

Le grand luxe des dames espagnoles consistant principalement en bagues,
il est tout naturel que la Dame du Paradis en soit chargée.

Vous avouerez avec moi que les bons Tolédains ne pouvaient mieux faire
les choses et montrer plus décemment combien ils étaient sensibles aux
excellents procédés de la Mère de Dieu.

En m’extasiant devant cette splendide toilette, l’idée me vint de
demander si le trousseau était complet, si enfin en lui changeant de
robe on lui changeait aussi de chemise.

Le sacristain que j’interrogeai timidement me répliqua, indigné de mon
doute:

«Une chemise! certainement elle a une chemise, et toute brodée de fleurs
d’argent.

--Ah!

--Oui, monsieur, et je vous prie de croire qu’elle est aussi propre que
le reste.»

Le reste! quel reste? Le fonctionnaire avait une mine si rébarbativement
dévote que je n’osai pousser plus loin mes investigations.

A côté d’une aussi somptueuse Vierge, le pauvre Jésus fait triste
figure, sur sa vieille croix de bois, affublé de son jupon qu’on change,
j’espère, aussi quelquefois.

Que n’est-il venu rendre visite, comme sa mère, à la cathédrale de
Tolède!

Devant cet inconvenant jupon, je me suis remémoré le mot de Diderot:
«L’indécent n’est pas le nu, mais le troussé,» car il me semble placé là
tout exprès pour donner une furieuse envie aux curieuses petites
Espagnoles de le trousser pour voir ce qu’il y a dessous.

Ce jupon, dont on affuble non seulement Jésus, mais les deux larrons qui
le flanquent, est un obstacle sérieux à l’investigation que citait Fra
Gabriele de Barletta, l’une des lumières de la chaire au quinzième
siècle, et dans les sermons macaroniques duquel la Fontaine tira,
dit-on, sa fable des _Animaux malades de la peste_. Prêchant à Naples
pendant un carême, il raconta aux dévotes extasiées que la belle
Samaritaine reconnut Jésus-Christ à trois choses: son vêtement râpé, sa
barbe blonde et sa circoncision.

Voilà qui était pousser un peu loin l’examen!



XXIII

LES BONNES LAMES DE TOLÈDE


Venir à Tolède pour voir _Steel_ ou _Sheffield_, marqué sur le couteau
dont vous vous servez à table, produit le même désenchantement que lire
sur les pyramides une réclame vantant les bienfaits du _cirage
américain_ ou de la moutarde anglaise.

C’est ce qui nous arriva dans le _comedor_ de _Santa-Cristina_.

«Il n’y a donc plus de coutelleries à Tolède? demandai-je, indigné, au
patron de l’auberge.

--Si, señor, et de belles, aussi bien garnies qu’à Madrid. Et la preuve,
c’est que ce sont les Anglais et les Allemands qui les approvisionnent.

--Les Allemands!»

Je venais justement d’acheter un superbe couteau. Je le tirai de ma
poche, et, après avoir vérifié la marque de Tolède gravée au milieu d’un
grand luxe d’arabesques, je l’exhibai fièrement à mon hôte.

«Ça, dit-il, après l’avoir examiné, c’est un Berlin tout pur. Vous
l’avez acheté chez le _señor_ Pedro, la grande boutique du coin. Il ne
se fournit qu’en Allemagne.

--Vous plaisantez. Et cette marque de fabrique?

--C’est pour filouter les étrangers. Les Anglais mettent leur marque sur
leur coutellerie; celle-là, les Espagnols l’achètent; les Allemands, au
contraire, mettent la nôtre, et on la vend aux visiteurs.»

Encore une désillusion. Qu’on vienne nous parler des bonnes lames de
Tolède: elles sont confectionnées de l’autre côté du Rhin!

Le _posadero_ disait vrai. Là, comme partout, comme à Paris, comme à
Londres, comme à New-York, l’Allemagne envahit, gagne du terrain, se
faufile dans les industries privées dont elle finit par s’emparer
entièrement. Les Allemands ont donc obtenu, de la plupart des armuriers,
à l’aide de fortes remises, le droit de forger une coutellerie de
pacotille qu’ils leur expédient frappée de la marque de la maison
espagnole.

La manufacture de l’État garde heureusement le monopole des armes
blanches pour l’armée, mais je n’oserais jurer qu’il ne s’y introduit
pas des cargaisons des manufactures prussiennes.

Elle fabrique en même temps une certaine quantité d’armes de luxe pour
les très rares amateurs. Ces armes portant l’estampille officielle, ce
qui est au moins une garantie, ne sont pas au-dessous de leur antique
réputation. On ploie des sabres et des épées devant vous aussi aisément
que branches de saule.

On y fait aussi de menus objets de bijouterie d’acier, broches, épingles
affectant la forme de poignards et de yatagans très habilement ornés
d’arabesques d’argent et d’or. Les ouvriers cherchent leurs modèles dans
les magnifiques reproductions de l’_Alhambra_ de Grenade, réduites avec
beaucoup d’art et d’exactitude par un artiste grenadin, _Diego Fernandez
Castro_, et qui fournissent des variétés infinies de merveilleux
dessins.

La manufacture se trouve à un kilomètre environ des derniers remparts de
la ville, au bord du Tage, à l’extrémité d’une riche plaine couverte de
jardins et d’abricotiers, l’une des ressources de Tolède. On y arrive
par un joli chemin carrossable, le _Paseo de la Vegabaja_.

C’est un bel et vaste édifice, construit par Charles III, qui fit de
louables efforts pour relever cette vieille industrie moribonde. Rien
qu’à cause de cela, on peut lui pardonner d’avoir vécu vingt-neuf années
sans femme et sans maîtresse.

Quand on traverse ces grands ateliers presque déserts, on se demande ce
que sont devenus ceux d’où, au premier appel, s’élancèrent vingt mille
armuriers pour suivre Jean de Padilla, le chef des _communeros_, au
secours de Ségovie!

Mais alors Tolède comptait deux cent mille habitants, réduits
aujourd’hui à dix-huit mille.

Aussi les bourgades des environs, jadis si riches, si populeuses, ne
sont plus que de misérables hameaux.

Les ruines mêmes des palais ont disparu. Plus trace de celui des rois
visigoths, et c’est par hasard qu’un paysan découvrit, il y a une
trentaine d’années, en heurtant le soc de sa charrue à une pierre de
taille enfouie, un caveau du palais où se trouvaient encore suspendues
neuf couronnes royales.

A propos de Visigoths, comme nous suivions les bords du Tage, passant
devant les forts éventrés des Sarrasins, nous aperçûmes une vieille tour
et quelques débris d’arcades.

«C’est la tour de Roderic,» nous dit une jolie lavandière à jupon jaune.

La tour de Roderic! Quel réceptacle de souvenirs!

Nous voici en face du seul témoin d’un de ces épisodes romanesques comme
il en fourmille dans les dessous de l’histoire officielle et grave et
qui changent et bouleversent mieux encore que les coups d’État et les
Parlements la destinée des peuples.

Un après-midi, un gracieux essaim de jeunes patriciennes, folâtrant sur
les rives du Tage, s’assit pour chercher la fraîcheur sous l’ombre
projetée de la tour solitaire.

La place était déserte. Les grands arbres des jardins royaux bordaient
le fleuve et empêchaient d’être vu des sentinelles des remparts. Qui fit
la proposition d’un bain? Qu’importe! Elle fut acceptée avec joie, et
voilà les jouvencelles s’ébattant dans les eaux; elles se livrent aux
plus folâtres jeux, et quand elles furent lasses du bain, dans le simple
appareil des Naïades, on paria sur les plus gros mollets. La belle
Florinde l’emporte. Des mollets on passe aux cuisses. Encore Florinde.
Sur cette voie, il n’était guère possible de s’arrêter, bien qu’on allât
remontant. Une feuille de glaïeul, unité de circonférence suffisante
pour toutes, se trouva au point extrême trop courte pour Florinde; il
fallut chercher parmi les robes éparses une cordelette de lin.

A ce concours, plus divin que celui dont fut juge le sot et placide
Pâris, la belle Florinde fut donc déclarée victorieuse, et chose
surprenante, elle l’emporta aussi pour la finesse de la taille. Cette
victoire lui valut mieux que la pomme de la fable. Elle lui gagna le
cœur du jeune et beau Roderic, roi des Visigoths. Caché derrière une
meurtrière traîtresse, il assistait, témoin invisible et muet, mais non
aveugle, aux émouvantes péripéties de la lutte callipyge. Si, comme vous
le pensez, il n’en perdit pas un détail, il en perdit la tête et enleva
la belle Florinde qui, sans doute, ne se fit pas trop prier.

Amour, tu perdis Troie et aussi Tolède! Florinde était la fille du comte
Julien, gouverneur de l’Andalousie et de Ceuta. Pour venger le
déshonneur de sa maison, il ne trouva rien de mieux que de livrer Ceuta
aux Maures et de les appeler en Espagne. Le brave et amoureux Roderic
courut à leur rencontre, fut vaincu, et tomba noblement à la bataille de
Xérès. Et voilà à quoi tiennent les destinées des peuples!

Et voilà aussi pourquoi les femmes de Tolède, filles et matrones, dont
pas une n’eût hésité à faire ce que fit la belle Florinde, ont flétri
l’endroit où se baigna avec ses compagnes l’aimable fille, cause
inconsciente des malheurs de sa patrie, du nom odieux qu’il porte
encore: _El baño de la cava_ (le bain de la p...).

Mais nous autres, étrangers, d’une vertu moins farouche, nous ne pouvons
que féliciter la divine Florinde. Sans elle, nous n’aurions pu admirer
ni la mosquée de Cordoue, ni l’Alhambra de Grenade, ni les jardins du
Généralife, ni l’Alcazar de Tolède, ni la _Puerta del Sol_, ni les
autres merveilles mauresques. Tout ce qu’il y a de beau, de vraiment
artistique, d’utile et d’agréable, vient des vainqueurs des Visigoths,
depuis les palais jusqu’aux poteries; depuis les canaux d’irrigation[12]
jusqu’à la _guitare_ et au _fandango_. Ils ont été les éducateurs de
l’Europe. Astronomie, mécanique, médecine, histoire naturelle,
philosophie, nous leur devons tout, et l’Espagne plus que tous.

  [12] Les magnifiques jardins qui entourent Valence, ceux de Cordoue,
    de l’Alhambra de Grenade et du Généralife sont dus aux Arabes.
    Depuis eux, nulle amélioration n’a été apportée.

Le sombre et néfaste Philippe III, qui, à la sollicitation du
Saint-Office, promulgua le funeste édit qui chassait définitivement les
Maures, porta un coup fatal à l’industrie et au génie espagnols. Et à
travers les siècles écoulés, c’est encore le reflet de leur grande et
majestueuse image qui couvre l’Espagne de ses plus brillantes couleurs.

En rentrant en ville par la porte Cambron, construite par le roi Wamba
et réédifiée par les Arabes, nous nous trouvâmes en face de _San Juan de
los Reyes_, dont les fenêtres sont ornées de guirlandes de chaînes
énormes, qu’on dit être celles des captifs chrétiens délivrés à Malaga
et à Alméria par Ferdinand et Isabelle. Pour porter de pareilles
chaînes, ces captifs devaient être de terribles géants. Cette église,
dont l’architecte Juan Guas occupa cent vingt-deux maîtres tailleurs de
pierre, est bien l’un des monuments religieux les plus curieux qu’on
puisse voir. Je parle de l’intérieur, car la façade, construite
cinquante ans après la mort d’Isabelle la Catholique, n’est en quelque
sorte qu’une muraille laide et sans style. Malheureusement, les
splendeurs architecturales de la nef, la frise, le transept, les
statues, les tableaux des vieux maîtres, furent mutilés pendant
l’invasion et les guerres civiles, et le sacristain nous montra de
vieilles et précieuses toiles sur lesquelles une soldatesque ivre avait
tiré à mitraille, vandalisme qu’il ne manqua pas d’attribuer aux
_Franceses_.



XXIV

VISITE AUX FOUS


Je ne sais si c’est à notre qualité d’étrangers--qualité cependant peu
appréciée partout, excepté en France--que nous eûmes l’avantage de
pénétrer sans lettre d’introduction, sans _ticket_, sans formalité
aucune et sans pétition préalable dans l’hospice des fous et des folles
de Tolède.

En revenant de l’Alcazar, l’ancien palais de Charles-Quint, assis sur
les fondations de celui des rois maures, qui domine majestueusement la
ville et sert d’École militaire aux cadets, nous trouvâmes la porte
ouverte et nous entrâmes comme chez nous.

«Il faut d’ordinaire la permission du docteur, nous dit le concierge,
auquel nous offrîmes un _bonjour_ métallique; il est absent, mais je
vais prévenir la mère Gertrudis.»

Nous attendons dans un vestibule coupé par un long corridor, et en
examinant les _bondieuseries_ de la muraille, nous arrivons à une solide
grille, porte donnant accès à une cour plantée d’arbres et entourée
d’arcades. Quatre ou cinq hommes assis sur un banc, vêtus les uns du
costume andalou, les autres de la courte blouse des Manchois, coiffés de
sombreros ou de foulards, semblent causer paisiblement comme de
tranquilles citoyens devisant du changement de ministère.

Mais nous sommes aperçus. Une tête de Don Quichotte après ses
mésaventures s’avance précipitamment vers la grille:

«Caballeros, nous dit à la hâte ce chevalier de la Triste Figure, béni
soit le ciel! Je m’appelle Pedro Lopez d’Alsasua, et j’offre 100 000
réaux à qui me fera sortir d’ici.

--Il faut le croire, nous cria un petit vieux à cheveux blancs et à mine
également lamentable; don Pedro n’est pas plus fou que moi, et si ma
fille ne m’attendait pas...

--Cent mille réaux, señores, continua le premier, il suffit d’aller
trouver l’alcade... Mon frère, pour me voler, m’a fait enfermer ici. Une
enquête...»

Une religieuse d’une quarantaine d’années, à physionomie dure, la mère
Gertrudis sans doute, arrivait avec un énorme trousseau de clefs, suivie
d’une compagne plus jeune et de mine plus avenante.

Elles nous jetèrent un regard scrutateur et voyant que nous n’avions
l’air ni d’huissiers ni de procureurs, on nous donna sans plus de
formalité l’accès de l’antre.

Nous voici dans la cour. Une vingtaine d’hommes, les uns assis sur les
bancs, fument des cigarettes; d’autres sont étendus à l’ombre des
arbres; ils se lèvent et viennent nous examiner avec curiosité. Nos
bérets nous firent d’abord prendre pour des Basques. Un superbe gaillard
d’encolure herculéenne et de fière tournure sous son vêtement de
montagnard du Guipuzcoa nous adressa quelques mots en langue vasconne.
Nous lui faisons signe que nous ne comprenions pas, et dès lors il se
tut, mais s’attacha à nous avec ténacité; sa veste rejetée sur l’épaule
à la manière castillane laissait à découvert ses bras musculeux et nus,
ornés et réunis aux poignets par une solide paire de menottes.

«Il est très dangereux, nous dit la plus jeune sœur chargée de nous
chaperonner, et d’une force extraordinaire. Quand il est furieux, il n’y
a pas trop de huit à dix hommes pour le contenir. C’est pourquoi on lui
met les menottes... par précaution. C’est plus sûr.»

L’hôpital est bien tenu. Je ne dirai pas qu’il est dans les conditions
de _Sainte-Anne_ ou de la _Salpêtrière_, mais cellules, préau, dortoirs,
cuisine, sont d’une grande propreté. De la salle de récréation,
c’est-à-dire du jeu de paume, large galerie d’où l’on domine la ville,
on jouit d’un splendide panorama sur la riche vallée du Tage, et bien
que les Espagnols passent pour être insensibles à la beauté de la
campagne, la vue de ces fertiles _huertas_ ne peut avoir sur les fous
qu’un effet bienfaisant.

Quelques-uns, le visage collé contre les grilles, suivaient
mélancoliquement les méandres du fleuve ou la route blanche qui
serpente, comme s’ils y cherchaient les traces de l’écroulement de leur
vie.

Beaucoup de ces fous d’ailleurs me paraissaient en possession de leur
raison entière. Qui sait le point précis où la folie commence? Que de
gens courent libres par les rues plus fous que les fous enfermés! Il est
vrai que le chancelier Bacon disait, il y a quelques siècles: «Les
Espagnols paraissent plus sages qu’ils ne le sont.» C’était aussi l’avis
de Charles-Quint qui ajoutait: «Les Français, au contraire, sont sages
tout en ayant l’air de fous.»

Était-il réellement fou ce malheureux qui me répétait sans cesse à
l’oreille:

«Monsieur, je vous jure que je suis aussi sain d’esprit que vous. Ce que
je vous dis est sérieux. Des parents infâmes m’ont fait enfermer pour
s’emparer de mon bien. J’offre cent mille réaux...

--Il dit vrai, interrompit encore le petit vieux; si ma fille n’était
pas si jeune, elle s’occuperait de son affaire; ce serait beau pour
elle, cent mille réaux! Quelle dot! Elle est si jolie; mais si jeune...
comment voulez-vous? Seize ans, monsieur, seize ans! Puis elle elle est
toute seule, puisqu’elle n’a plus de mère et que je suis ici.»

Il réfléchit un moment et continua se parlant à lui-même:

«O santa Maria! comment suis-je ici? Comment peut-il se faire que j’aie
laissé ma fille toute seule! Comment? Comment?...»

Il se tut, regarda autour de lui comme s’il cherchait à se rappeler le
drame, et de grosses larmes coulèrent sur ses vieilles joues
parcheminées.

«Allons! Manuelo, dit la sœur d’une voix douce... Encore! Votre fille va
venir vous chercher; elle vous grondera si vous avez les yeux rouges.»

Le bonhomme s’essuya rapidement de ses doigts, puis regardant ses hardes
usées:

«Je vais vite changer d’effets pour sortir avec Anita.

--Tenez-vous tranquille, Manuelo, il n’est pas l’heure. Quand elle
viendra, je vous appellerai.»

Et, s’adressant à nous:

«C’est tous les jours ainsi. Il a perdu la raison à la suite de la mort
de sa fille. Et, depuis dix ans, il l’attend chaque jour.»

Les fous s’étaient mis à une partie de paume, et chacun rivalisait
d’adresse voulant nous montrer son savoir-faire, se tournant, heureux,
de notre côté, à chaque coup habile, cherchant notre approbation.

Quelques-uns interrompaient de temps en temps la partie pour nous
demander ou nous offrir des cigarettes.

Nous laissâmes quelques _pesetas_ pour ceux qui me pouvaient se procurer
du tabac, et en honnêtes gens, ils nous remercièrent avec beaucoup de
dignité, puis nous prîmes congé de la _section des hommes_ pour nous
diriger vers celle des femmes, suivis de tous les locataires qui nous
serrèrent la main avec effusion, comme à des confrères, même l’athlète à
menottes qui nous tendit forcément à la fois les deux siennes, tandis
que le vieux se haussait sur la pointe des pieds pour voir si sa fille
n’apparaissait pas au fond du corridor et que le señor don Pedro Lopez
d’Alsasua me répétait une dernière fois à l’oreille:

«Cent mille réaux, monsieur, cent mille réaux! Ne l’oubliez pas. Cent
mille réaux...»



XXV

LE COIN DES FOLLES


«Comment cela est-il arrivé?» demande un personnage de roman espagnol à
quelqu’un qui vient de lui raconter le désastre et la ruine de toute une
famille: «Le vin et les femmes, _señor_; la cause de tous les malheurs.»

On ne pouvait pas dire du troupeau enjuponné, parqué dans la cour
ouverte devant nous, que le vin et les femmes l’avaient poussé dans cet
enclos de misère. Un certain nombre, les hommes peut-être; en tous cas,
pas la boisson. Les maisons de folles de la Grande-Bretagne renferment
quatre-vingts pour cent de détraquées par l’alcool; en Espagne, on en
trouverait à peine une sur mille. Le mysticisme et toutes les formes du
délire religieux, l’érotomanie, l’abandon d’un amant, et aussi, là comme
partout, l’avidité d’héritiers et de collatéraux impatients, peuplent
les hospices d’aliénés.

Beaucoup de vieilles, plus idiotes que folles, des filles mûres à
l’aspect ascétique et terrible, une dizaine de très jeunes, deux ou
trois très jolies.

Parmi celles-ci, je remarquai une étrange figure de gitana, aux cheveux
noirs ébouriffés, crépus, coupés à la Ninon; quinze ou seize ans au
plus. Couchée sur le ventre, au soleil et nu-tête, malgré la chaleur, le
menton appuyé sur les mains, elle regardait attentivement une fille d’à
peu près son âge qui, à genoux, à quelques pas, marmottait des prières
coupées de signes de croix, exécutés avec une rapidité risible, tandis
que non loin d’elle, une autre jeune fille à mine vulgaire, se tâtait
successivement et sans relâche les membres et toutes les parties du
corps comme pour s’assurer que rien ne manquait.

Notre arrivée, ou plutôt les exclamations des folles arrachèrent la
gitana à la contemplation de la dévote; elle tourna vers nous son visage
doré de lumière, ses grands yeux ardents et noirs, puis, se dressant
d’un bond, accourut grossir le groupe qui déjà nous entourait.

Deux gardiennes laïques, redoutables matrones, se précipitèrent, lui
barrant le passage.

«_Niña_, va-t’en, lui dirent-elles, il faut être sage, va-t’en.

--Je veux, moi! riposta la jeune fille en se débattant.

--Tu n’approcheras pas, coquine.»

Elle cherchait vainement à se dégager des solides bras qui la
retenaient, essayant de griffer et de mordre, et, dans son impuissance,
se mit à pousser des cris aigus.

La religieuse avait prêté main-forte aux gardiennes, et les folles
regardaient la scène, les unes avec indifférence, les autres en riant.

«La douche! et au cabanon!» cria, d’une galerie supérieure, la mère
Gertrudis.

On l’entraîna et elle s’engouffra bientôt dans les ténèbres d’une
cellule d’où, même à travers la porte close, perçaient ses cris et ses
supplications de petite fille:

«Je serai sage, pardon, ma bonne sœur, je serai sage!»

Nous étions assez émus de cette exécution subite, par notre présence
occasionnée, car nous comprîmes, d’après les explications brèves et
indignées de la religieuse, vertueuse sans doute par vice de nature ou
manque d’occasion, que la pauvre enfant n’était que malade d’amour et
que plus sûrement que toutes les douches, un vigoureux dragon eût suffi
pour la calmer.

Nous quittâmes bien vite la cour, et à l’extrémité d’un long corridor la
sœur nous arrêta devant une porte fortement verrouillée. Elle frappa
quelques petits coups cabalistiques et une gardienne à l’air
horriblement féroce ouvrit. Nous nous attendions au spectacle de quelque
folle furieuse essayant de se briser le crâne aux murailles ou dansant
dans l’état de nature une gigue du sabbat: nous nous trouvâmes, au
contraire, en face d’une grosse dame fort tranquille, aux cheveux
grisonnants, à la physionomie sympathique, résignée et douce. Assise
dans un fauteuil, près d’une fenêtre barricadée d’une double rangée de
grilles, elle semblait n’avoir d’autre occupation que de contempler la
campagne ou, triste diversion, la vilaine figure de sa gardienne.

«C’est une _señora_, nous dit la religieuse, qui appartient à une des
plus grandes familles de la Manche. Elle a quarante-neuf ans et est
depuis trente-deux ans notre pensionnaire. Comme vous le voyez, on la
traite avec égards. Sa famille paye pour qu’elle ait un appartement à
part et toutes ses commodités.»

Et elle nous montra avec beaucoup de complaisance l’appartement de la
_señora_ qui se composait de la salle à manger, d’une chambre à coucher
et d’un oratoire, le tout meublé à l’espagnole, c’est-à-dire de la façon
la plus lacédémonienne.

«Vous le voyez, beaucoup voudraient être folles pour être aussi bien
logées.

--Et en quoi consiste sa folie?

--C’est difficile à dire: depuis des années, elle devient très calme;
mais autrefois elle avait des crises, hurlait jour et nuit, refusait de
manger, voulait se détruire; on lui a donné tant de douches, tant de
douches, qu’elle a fini par devenir un peu plus raisonnable. Maintenant
elle reste des semaines sans prononcer une parole.»

Un cas bien singulier pour une femme que celui de ne pas parler, et le
sien m’intéressait vivement, d’autant qu’on m’expliqua qu’un frère aîné
l’avait fait enfermer parce qu’en dépit de ses remontrances elle s’était
enfuie avec un jeune _caballero_ sans nom et sans fortune, dont elle
était éperdument éprise.

«Mais la pauvre fille n’était pas folle?

--Cela dépend du point de vue où l’on se place, répondit la sœur,
l’amour entraîne à toutes les extravagances. D’ailleurs, ajouta-t-elle,
si elle n’avait pas été folle, on ne l’eût pas reçue ici.»

Devant cette raison concluante, nous ne pouvions que nous taire, et la
pauvre femme demeurait impassible.

Ses regards ne se tournaient même pas vers nous. Elle avait l’aspect
résigné des victimes qui savent qu’il n’y a plus d’espoir. Combien de
fois depuis trente-deux ans, combien de fois alors qu’elle était encore
belle jeune fille, et depuis, femme mûre, le grincement des verrous de
sa porte a dû la faire tressaillir! Était-ce la délivrance?

Fouillez les hospices d’aliénés, vous y trouverez, soyez-en sûrs, avec
des variantes, l’histoire de la folle de Tolède. Car si, comme le dit le
romancier espagnol, le vin et les femmes occasionnent toutes les folies,
elles sont encore en moins grand nombre que les crimes patronisés par la
société.



XXVI

A TRAVERS LA MANCHE


Traverser la Manche à pied; voir poindre au matin, dans les teintes
violettes de l’horizon au delà des plaines safranées le hameau terreux
où l’on gîtera le soir; suivre le monotone chemin tracé au milieu des
pierres et des gigantesques chardons aux tiges bleues; n’avoir pour
rompre l’implacable uniformité du paysage que l’aile décarcassée d’un
moulin à vent, une tour éventrée, un mur en ruines, ou le rocher
solitaire et nu où viennent tourbillonner les aigles; ne pouvoir
s’abreuver qu’au vin surchauffé de la gourde battante aux flancs, voilà
qui est fait pour lasser les plus intrépides marcheurs: aussi, dès la
troisième journée après notre départ de Tolède, nous hissâmes-nous sur
un coche qui passait.

_Arre! Arre!_ Il pouvait contenir huit personnes au plus: deux à côté du
cocher et six à l’intérieur. Mais le nombre limité des places n’arrête
jamais le voiturier espagnol, non plus du reste le voyageur. Quinze déjà
occupaient le coche quand nous l’arrêtâmes; en m’accrochant aux colis et
en enlaçant de mes jambes une sœur des pauvres, juchée sur un panier de
grenades et qui s’offrit avec complaisance à me servir de point d’appui,
je réussis à m’installer. Cinq cents mètres plus loin, on remorqua une
marchande de pastèques qui, sans façon, s’assit sur mon ventre, et l’on
se remettait à peine en route, que deux gendarmes suants et poussiéreux
voulurent à leur tour monter à l’assaut.

Cette fois, voyageurs et voyageuses protestèrent énergiquement. La
religieuse allégua les carabines dont elle avait grand’peur et qu’elle
soutint être chargées malgré les dénégations officielles; d’autres, plus
irrévérencieux, alléguèrent les bottes qui, elles aussi, étaient
chargées et fortement. Ils durent céder devant l’indignation générale
et, pour les consoler, la marchande de pastèques leur offrit un de ses
fruits qu’ils se partagèrent aussitôt fraternellement.

_Arre! Arre!_ Nous dévorons le pays. Les cochers de Paris devraient bien
prendre exemple sur leurs confrères espagnols et changer leurs
somnolentes rosses contre des mules de Castille. Ils verseraient tout
autant, mais iraient au moins plus vite. Nous traversons Temblèque et sa
ceinture de moulins à vent; Puerto Lapice où Don Quichotte rencontra de
si aimables demoiselles. Mais d’aimables demoiselles nous n’en vîmes
point. Quelle collection de laiderons que toutes ces petites Manchoises!
Peut-être nous eussent-elles semblé moins laides sous la mantille, mais
coiffées d’un affreux foulard plié en triangle et noué sous le menton,
elles semblaient toutes affligées de maux de dents.

Femmes et jeunes filles paraissent suffisamment malpropres. Si elles
prennent des bains, ce ne doit être que rarement. Ces races méridionales
ont l’eau en horreur. Récemment, sur le versant sud des Alpes-Maritimes,
dans la vieille et pittoresque bourgade de Roquebrune, assise sur des
blocs de conglomérats écroulés, dont les pentes plantées d’orangers vont
se perdre dans les flots bleus, je demandais à de brunes jeunes filles
si elles descendaient souvent se baigner dans la mer.

«Nous baigner! s’écrièrent-elles. Nous ne nous baignons jamais.

--Et pourquoi?

--Nous n’aimons pas cela. Ce n’est pas la coutume. C’est bon pour les
belles dames de Mantoue et de Monaco. On se moquerait de nous.»

Et à quoi servent donc les maîtres et les maîtresses d’école s’ils
n’enseignent pas aux enfants les premiers principes d’hygiène?

Espagnoles ou Provençales, petites-nièces ou petites-filles des Arabes
ne devraient pas ignorer que, dans la sagesse de l’Islam, il est
prescrit aux femmes cinq ablutions par jour.

Partout dans la Manche, le sang maure est visible, dans l’éclat des
yeux, la teinte orangée de la peau, le noir des chevelures. Au village
de Villasecca, entre Tolède et Aranjuez une coutume qui empêche les
femmes de se montrer sur la place aux heures du marché témoigne encore
de cette origine musulmane.

Si les _posadas_ et les _ventas_ des Castilles laissent à désirer,
celles de la Manche sont pires. C’est toujours le réduit blanchi à la
chaux, avec des images coloriées de saints jusque sur la couchette de
fer, pour les voyageurs de distinction; mais, s’il est déjà occupé, le
nouvel arrivé s’étend comme il peut et où il peut sur les cailloux
pointus de la salle commune, vestibule ouvert à tout venant, gens ou
bêtes. On ne peut pas dire que cela soit sale, malgré l’irruption
incessante de poules faméliques escortées de leurs couvées, à cause des
fréquents coups de balai que donne la matrone ou ses filles, mais
certains sentiments de propreté, surtout une délicatesse des nerfs
olfactifs, font absolument défaut. Comme beaucoup de Parisiens habitués
dès l’enfance à la mauvaise odeur des ruches malsaines et des égouts
pestilentiels, ces gens ne la sentent plus.

C’est ainsi qu’à Santa-Elena, bourgade d’aspect civilisé où nous
trouvâmes le luxe d’une _posada_ qui s’intitulait hôtel, nous fûmes
saisis dès notre entrée dans la salle à manger par d’affreuses
émanations dont ni hôtelier ni servante ne semblaient incommodés.

Un petit garçon et une petite fille, aimables chérubins, pêchaient à la
ligne dans un vase de nuit complet laissé négligemment près de la porte
par quelque maritorne paresseuse. La maman les voyait faire et souriait.
Il faut bien que les enfants s’amusent.

La Manche était, affirme-t-on, autrefois, le pays d’Espagne où l’on
chantait et où l’on dansait le plus. Peut-être du temps de Don Quichotte
ou de Gil Blas, mais on a, semble-t-il, changé cela. Tous ces Manchois
m’ont paru fort tristes, aussi taciturnes que peu hospitaliers. Quand
vous êtes chez eux, on dirait qu’ils n’ont qu’une pensée, celle d’être
débarrassés de vous. Ce n’est pas là qu’il faut s’attarder à
politicailler autour du comptoir. Le marchand de vins de _Val de Peñas_
diffère essentiellement de celui de la Villette. «Nous payons, nous
buvons, nous sortons,» répète constamment, dans un roman espagnol, un
_mastroquet_ à ses clients, pour leur rappeler leur devoir. Si tous les
confrères ne le disent pas, leur mine renfrognée démontre suffisamment
l’impatience de vous voir reprendre votre route aussitôt que vous avez
bu, mangé et payé. L’Espagnol ignore l’art si français de pousser à la
consommation.

Pas partout, cependant; la femme, loin du mâle, maître légitime ou non,
se déride. Une joyeuse commère chez qui nous nous étions rafraîchis nous
engagea à demeurer.

«Mon mari est parti ce matin pour Mançanarès, nous dit-elle; il ne
reviendra que demain soir; je puis vous offrir un lit et vous fricasser
un poulet.»

Le poulet fut aux tomates et excellent, mais le lit fut aux puces.

La dame était ornée de deux assez jolies filles, brunes à point et de
l’âge d’un vieux bœuf, comme eût dit maître Alcofribas, ce qui nous
avait tentés.

Après avoir passé la soirée en jeux aimables et innocents, nous nous
retirâmes dans la chambre commune. Avant de se dévêtir, la mère et les
deux sœurs s’agenouillèrent au pied de leur lit et firent leurs prières
à la _señora_ du ciel. Puis l’on souffla la chandelle et l’on se
déshabilla chastement dans l’ombre.

Tout se passa convenablement. Encore cette fois, la vertu, objet de mes
plus chers désirs, fut sauve. Rien ne fut perdu, pas même l’honneur. En
cette chaude nuitée manchoise, dans les combats qui se livrèrent, il n’y
eut que des puces de tuées.



XXVII

MANÇANARÈS


A mesure que nous avançons, les plaines deviennent plus désolées, les
chardons plus hauts, plus grosses et nombreuses les pierres. Elles y
poussent comme marmaille en logis de mendiants. Chaque année, les
paysans les rassemblent, en forment de grands tas, mais l’année
suivante, ils en trouvent encore et toujours plus nombreuses. Triste
récolte qui n’en permet pas d’autre.

En cette désolation au fond d’un pli de terrain s’étend _Argamosilla de
Alba_, où Michel Cervantès écrivit les premiers chapitres de son œuvre
immortelle. C’est là qu’il fait naître et mourir son héros. Le cadre
sied bien au chevalier de la Triste Figure. La maison est encore debout
avec sa vieille façade roussie, son portail écussonné. Il y a une
dizaine d’années, un éditeur de Madrid, Ribadeneiro, eut l’idée
originale de l’acheter et d’y installer une imprimerie d’où sortit, pour
les amateurs, une superbe édition de _Don Quichotte_.

Nous nous rafraîchîmes d’un large broc de vin du _Val de Peñas_, dont
les plants de vigne ont été, dit-on, apportés de Bourgogne, à la _venta
de Quesada_ où se fit la fameuse veillée des armes, servie par une
maritorne mal peignée, qui devait descendre en droite ligne de celle du
Toboso. Il ne faudrait pas, d’ailleurs, s’aventurer à vouloir démontrer
aux gens d’Argamosilla que Don Quichotte est sorti tout armé du cerveau
de Cervantès; de par tous les saints de la Manche, vous vous feriez
rompre les os. Il n’est si mince grigou du pays qui ne compte parmi ses
ancêtres un des personnages du roman. L’hôte de la _venta_ se déclare
l’arrière-neveu du patron primitif. J’ai trinqué avec un barbier
chirurgien qui se prétend petit-fils ou petit-cousin de celui qui soigna
Don Quichotte et m’a dit être l’ami d’un gros meunier du voisinage,
descendant de Sancho Pança. Je n’ai pas osé lui répondre qu’il mentait
comme un arracheur de dents.

Car ce sont encore les barbiers qui, dans la plupart des bourgades,
soignent, purgent, posent des ventouses, raboutent et arrachent les
dents. Ils s’intitulent _barbiers-chirurgiens-dentistes_ et sont
glorieux de leur triple art. A Baylen, de funeste mémoire, j’admirais le
portrait d’un de ces praticiens pompeusement exposé à la devanture de
son échoppe, dans un magnifique cadre formé d’une triple rangée de
canines et de molaires. Je ne sais s’ils sont habiles en qualité de
chirurgiens, mais, comme barbiers, ils sont de première force, dignes de
leur vieille réputation et excellent toujours «à raser à poil et à
contre-poil et à mettre une moustache en papillote».

En approchant de Mançanarès, on voit tout l’horizon crénelé par la
grande ligne d’un bleu sombre de la Sierra Morena, et bientôt la ville
se montre toute blanche dans une ceinture de verdure, comme un ksour
dans l’oasis.

Mais, dès l’entrée, l’aspect enchanteur disparaît. Je ne sais plus quel
voyageur, peut-être Alexandre Dumas, l’a représentée charmante à
l’excès, pleine de rires et de chansons. Elle a bien changé depuis, et
les peu affables habitants semblent devenus bien tristes, à la suite de
quelque calamité publique, sans doute, dont la nature m’est restée
inconnue. Ou bien, ce qui paraît plus vraisemblable, le voyageur a vu
les choses au travers du prisme de quelques flacons de Val de Peñas,
écoutant résonner dans la cité silencieuse l’écho de ses propres rires
et de ses propres chansons.

En fait de chansons, je n’y ai entendu que des patenôtres psalmodiées
dans l’église par un groupe de mauvaises petites vieilles. Elles
allaient d’un pilier à l’autre, s’agenouillaient et marmottaient d’un
air pressé, puis se relevaient et couraient à l’autre pilier. Il était
visible qu’elles accomplissaient quelque corvée obligatoire, peut-être
une pénitence du confesseur compatissant pour un mari victime, et qui
tenait ainsi pour quelques heures le diable hors du logis. Elles
traînaient à leur suite une toute jeune fille qui certainement eût
préféré une distraction plus profane, car ses yeux brillants ne
paraissaient nullement empreints de la piété et de la modestie séant au
saint lieu.

Il faut avoir tué père et mère pour habiter ce centre de mortel ennui.
Ou croit entrer dans un ksour du Sahara, en plein midi, alors que gens
et bêtes font la sieste, que du minaret de la mosquée le silence plane
sur la ville. Mais la chaleur passée, le ksour s’éveille, les chameaux
dressent la tête, les chiens secouent leurs puces et les Bédouins leurs
guenilles; un grand mouvement de vie circule; les femmes vont à la
fontaine, les marchands lèvent leur auvent, les belles négresses du
Soudan étalent leurs dents blanches, leurs seins et leurs figues; la
caravane passe, la foule s’amasse, les vendeurs publics crient de groupe
en groupe le haïk de prix, l’arme damasquinée, la ceinture brodée d’or;
les âniers à cheval sur la croupe passent au petit trot, effleurant de
leur épaule nue la botte rouge des caïds superbement montés et fendant
les flots grossissants de la rue encolorée et tumultueuse.

Ici personne. Le soleil est bas et la torpeur règne encore. Les rues
larges et droites, les maisons blanches accentuent la solitude du pavé.
Derrière l’éternelle fenêtre grillée, paraît, au bruit de vos pas,
quelque figure, symbole du désœuvrement. Chacun s’enferme, fatigué du
voisin. Mais, çà et là, par une porte entr’ouverte, l’œil plonge dans le
_patio_, le simulacre de jardin au milieu des pierres, la délicieuse
cour arabe, fraîche, fleurie, où une treille épaisse, chargée d’énormes
grappes, étend son ombre dorée.

Aussi est-il impossible à un étranger de se procurer du raisin. Chacun
possédant sa vigne à domicile, les paysans n’en apportent pas au marché.
Il fallut mettre à contribution la complaisance un peu rétive de notre
hôtelier pour obtenir une grappe qu’il acheta chez un voisin.

Mançanarès ne s’éveille que la nuit. Fatigués de la route et de l’ennui
ambiant, nous allions nous coucher à neuf heures lorsque à l’église d’en
face éclata, je ne sais pour fêter quel saint noctambule, un carillon
enragé. L’orchestre aérien à peine a-t-il lancé sa dernière note que
voici un vacarme d’une autre nature. Gens et bêtes arrivaient sur la
place de la Constitution qui est aussi celle du marché. J’ai déjà dit
que toutes les villes et bourgades espagnoles ont une place de la
Constitution, comme elles ont un jardin public, sec, brûlé et
poussiéreux appelé les _Délices_.

A grand fracas, on déballe les marchandises. Dix heures n’ont pas sonné,
que la place est encombrée d’amas de pastèques, tomates, grenades,
citrons, concombres, de guirlandes d’oignons, de piments et d’ail. Une
terrible clameur s’élevait. Tous ces paysans paraissaient se disputer
avec de grands gestes et prêts à se battre.

«Ils ne se disputent pas, me dit mon hôte, ils arrangent le prix pour le
marché de demain. C’est leur manière de traiter les affaires.»

La tempête de voix dura jusqu’au petit jour, puis peu à peu tout se tut.
Les maraîchers s’enveloppèrent dans leurs couvertures et s’allongèrent à
côté de leurs tas.

Je pensais pouvoir dormir à mon tour, mais le crieur de nuit m’éveilla
en sursaut, annonçant à la population qu’il était trois heures du matin,
temps serein et le moment de prier _Maria carissima_; comme si elles
n’attendaient que ce signal, cinq ou six douzaines de cailles enfermées
dans des cages où elles ont autant de place qu’un factionnaire en sa
guérite, et accrochées à toutes les fenêtres, commencèrent, avec une
désolante uniformité et jusqu’au soleil levé, leurs lamentables appels.

C’est la manie en Espagne d’emprisonner une caille à sa fenêtre pour se
donner l’étrange satisfaction d’entendre toute la nuit ce cri triste et
bien connu qui rappelle à la réalité le pauvre diable égaré dans le
rêve: «_Paye tes dettes! paye tes dettes!_» mais qui dans l’imagination
des races du Midi, moins préoccupées des intérêts matériels et dont les
exigences de la vie sont moins impérieuses, réveille les amants
somnolents par cette plus douce antienne: «_Fais l’amour! fais l’amour!
fais l’amour! fais l’amour!_»



XXVIII

EL MURADIEL


A Mançanarès, trompés par la fertilité de la campagne environnante, nous
reprîmes à pied la route.

Mais ce n’est qu’un coin de verdure, et nous marchions depuis une heure
à peine que le désert recommençait avec ses tas de pierres et ses
chardons qui dépassent la taille d’homme.

C’est l’Afrique du Nord dans son côté aride et désolé, ses longues
plaines nues, ses torrents à sec; l’autre, la riche et la plantureuse,
va bientôt paraître, au delà de la Sierra Morena.

On avait bien raison de dire jadis «les Espagnes», car chaque province a
son cachet distinct et bien tranché, différant autant par le sol que par
les habitants. Dix peuples dans un seul royaume.

«Par son aspect général, sa faune et ses populations elles-mêmes, cette
partie, écrit Élisée Reclus, appartient à la zone intermédiaire qui
comprend toutes les contrées barbaresques jusqu’au désert de Sahara. La
Sierra Nevada et l’Atlas qui se regardent, d’un continent à l’autre,
sont des montagnes sœurs. Le détroit qui les sépare n’est qu’un simple
accident dans l’aménagement de la planète.»

En approchant de _Val de Peñas_, les oliviers d’abord clairsemés
s’épaississent, forment de délicieux petits bois, puis disparaissent peu
à peu pour laisser tout le terrain aux vignes qui continuent jusqu’à
_Santa-Cruz_. Bientôt l’horizon se rétrécit, borné par les premières
assises de la Sierra. Nous atteignons _El Muradiel_, la dernière
bourgade de la Manche, nous enquérant vainement d’une _posada_. C’est
cependant une station de la ligne de Madrid à Cordoue, mais la bourgade
est assez éloignée, et comme elle est de lamentable aspect, personne ne
s’y aventure.

On y venait pourtant autrefois, car c’est la première des colonies
appelées _nuevas poblaciones_ que fonda Charles III pour faciliter aux
voyageurs la traversée de la dangereuse montagne, aider à la chasse et à
la destruction des bandits. Maintenant nul ne passe, le chemin de fer
l’a ruinée. Le pays vaut pourtant la peine d’être vu, et j’engage les
touristes que n’effraye pas trop la fatigue à prendre la route d’El
Muradiel pour traverser le défilé de _Despeñaperros_. Ils ne perdront ni
leur temps, ni leur peine.

En attendant, nous cherchions un souper et un gîte. Le chef de station,
homme civilisé, nous indiqua un couple de vieux bourgeois, qui
consentaient parfois à obliger les _seigneurs voyageurs_ étrangers en
échange d’un petit dédommagement en espèces. Ces braves gens, qui
paraissaient d’une classe supérieure aux paysans du voisinage, nous
reçurent avec une courtoisie à laquelle nous n’étions pas habitués. Une
tristesse douce et résignée pesait sur la vieille dame, qui avait perdu
tous ses enfants au dernier choléra et sa fortune je ne sais dans quel
krach espagnol. Le lendemain, comme nous déjeunions, un Français demande
à nous voir. Je me rappelle celui de Tolède et je fais la grimace. Mais
ce Français est le châtelain du pays.

Nous voyons entrer un petit jeune homme, à moustache naissante, maigre
et au teint basané. Il a appris l’arrivée de compatriotes, événement
rare à El Muradiel, et vient nous serrer la main et nous offrir de
visiter sa résidence avant notre départ.

Qui veut acheter un château en Espagne? Non pas le château proverbial
fait de la quintessence lumineuse de nos rêves que nous bâtissons tous
dans les nuages d’or, mais un manoir solide en bonnes pierres de taille,
dont la façade forme un côté de la _place de la Constitution_ d’El
Muradiel et en fait l’unique ornement.

A vrai dire, c’est plutôt une vaste maison bourgeoise comme on en
construisait au siècle dernier, mais le jardin est seigneurial, entouré
de murs de dix pieds et occupant à lui seul la moitié de la bourgade.

Même au pays des alcazars et du Généralife, il pouvait passer pour un
coin joli de verdure et de fleurs, et le propriétaire en était fier à
juste titre. Maintenant il n’en reste plus que des épaves. C’est une
ruine de jardin. Les plantes tropicales, les arbres fruitiers
transplantés à grands frais, les tonnelles ombreuses et touffues, les
arbustes rares, tout cela meurt faute de soins. Les herbes parasites
couvrent les allées, dévorent les parterres. Les crapauds infectent les
viviers.

Un ingénieur français de la ligne de Madrid à Cordoue avait créé, il y a
vingt-cinq ans, cette oasis.

Stationné à El Muradiel et devenu l’heureux possesseur de la main d’une
jolie _señorita_ et en même temps de la résidence, il transforma une
maigre _huerta_ manchoise, où quelques plants d’oignons et de tomates
disputaient la terre aride aux ronces et aux cailloux, en un petit Éden.

Il y travailla durant vingt années; mais depuis cinq ans il est mort et
sa veuve a tout laissé périr. Son fils, jusqu’ici au lycée de Bordeaux,
ne vient qu’une fois chaque année pour assister au désastre.

Les bons paysans du voisinage qui n’ont pas le courage de planter un
radis devant leur masure, parce qu’il faudrait prendre la peine de
l’arroser, accélèrent la ruine en pillant et gaspillant ce qui reste de
cet orgueilleux verger qui insultait à leur paresse.

«Dès la nuit, nous dit le jeune homme, ils escaladent les murs, où ils
se sont fait des escaliers en enlevant les pierres, pour grimper plus
facilement. Ils cassent les branches pour cueillir les fruits, arrachent
les arbustes, volent nos poules, empoisonnent nos chiens, et font cuire
leur soupe avec notre faisanderie. Aussi ma mère dégoûtée laisse tout à
l’abandon.

--Ne pouvez-vous donc flanquer quelques pruneaux aux maraudeurs? c’est
votre droit.

--Des pruneaux?

--Oui, des pruneaux de plomb.

--Ah! bien oui. J’y ai songé plus d’une fois; ma mère m’en a dissuadé.
Si je tirais seulement à poudre au-dessus de leur tête, nous serions mis
à sac. Vous n’avez pas idée comme on déteste les Français.

--Cependant votre mère est Espagnole.

--Oui, mais elle a épousé un Français et les gens du pays ne le lui
pardonnent pas. Voici mes études terminées; moi demeurant ici, les
choses changeraient peut-être, mais je ne veux pas m’enterrer à El
Muradiel, et si je trouvais le moindre prix raisonnable, je vendrais
avec joie.»

Il me donna un chiffre ridiculement minime qui satisferait son ambition.

L’offre était bien tentante, devenir châtelain dans la province de Don
Quichotte! Cette perspective me souriait assez!

Mais je regardai autour de moi, je vis la tristesse et la misère
ambiante, la désolation des murs, des champs, des rochers et des
pierres, les laides petites Manchoises, les regards hostiles des mâles,
et je pris congé du pauvre châtelain pour m’enfoncer dans la montagne,
lui faisant la promesse de dire, aussitôt de retour en France, à mes
connaissances et amis:

«Qui veut acheter un château en Espagne?»

Ma promesse est remplie.



XXIX

LA CAROLINA


Après le défilé de Despeñaperros, le plus sauvage et le plus pittoresque
passage de la Sierra, on entre par _Santa-Elena_ dans l’ancien royaume
maure de Jaen. Le pays change subitement d’aspect. C’est la belle
Andalousie avec ses lauriers-roses, ses orangers, ses chemins bordés
d’aloès et de cactus, ses délicieux jardins, ses coins brûlés, les
teintes violettes de ses horizons, son ciel plus bleu et ses femmes plus
belles.

Nous nous en aperçûmes dès _las Navas de Tolosa_, où nous rencontrâmes
un essaim de jeunes filles dignes de parer un harem, et surtout à _la
Carolina_ où les grands yeux noirs de notre jeune hôtesse nous retinrent
vingt-quatre heures.

La Carolina est comme El Muradiel et Santa-Elena une des _nuevas
poblaciones_ de Charles III et de beaucoup la plus attrayante.

Bien bâtie, gaie et coquette, avec ses rues plantées d’arbres, ses
places et ses artères principales à arcades, elle a de plus une
garnison, agrément que semblent apprécier fort les beautés
caroliniennes. C’est après les sauvages bourgades de la Manche un centre
civilisé.

Cependant, à la première _posada_ devant laquelle nous nous arrêtâmes,
on nous refusa tout d’abord l’entrée. Une matrone, qui eût fait les
délices de Balzac, cousait sur le seuil de la porte avec une petite
Andalouse. Elles se lèvent, non pour nous rendre les honneurs, mais nous
barrer le passage.

Il faut dire à leur excuse que depuis six semaines que nous arpentions
les petits et les grands chemins, nos toilettes et nos visages n’étaient
plus de première fraîcheur; nos sacs, maculés, pendaient lamentablement
sur nos épaules; nos manches retroussées jusqu’aux coudes montraient des
bras couleur de cuir de Cordoue, et, de plus, indépendamment de fortes
triques, la crosse de nos revolvers au-dessus de nos ceintures, avec le
manche de longues _navajas_, achetées à Santa-Cruz, ne nous donnaient
pas la mine de paisibles touristes.

Bref, les hôtesses de la _posada_, intimidées et méfiantes, nous prenant
pour des bandits, avaient «la frousse», selon l’expression pittoresque
de mon compagnon, qui ne put s’empêcher de rire de la frayeur de ces
dames.

«Pas de place ici,» dit résolument la matrone. Mais la demoiselle,
apitoyée sans doute par la jeunesse de La Martinière et rassurée par la
chevalière armoriée de son doigt, dit quelques mots en notre faveur à sa
mère.

«C’est un _douro_! reprit la mère, pensant nous effrayer par l’énormité
du prix.

--Un douro, quoi?

--La chambre et les repas.

--Mais cela nous va très bien.»

La matrone paraît surprise que de tels vagabonds puissent lâcher si
aisément cinq francs pour le vivre et le couvert, et ses appréhensions
augmentent. Aussi on nous installe dans une chambre à deux lits tout
près de la porte, afin d’avoir sans doute plus de facilité à nous y
jeter au premier méfait.

Il y avait un piano dans la chambre, un piano apporté à grands frais de
Paris. A la Carolina, ce moderne instrument de supplice est encore une
rareté, et voilà mon compagnon qui, toilette faite, se met à jouer tout
son répertoire.

«Ces bandits me paraissent des _caballeros_,» dit la jeune fille.

On nous appelle pour le dîner; on nous fait mine avenante. Une petite
servante accorte nous indique, en nous présentant les plats, les
meilleurs morceaux.

L’Andalou comme le Castillan est peu hospitalier, encore moins
démonstratif; mais, si la glace est rompue, il devient charmant.

Tous ces gens s’apprivoisent si bien, que nous passons la soirée en
famille et qu’au lieu de rester seulement la nuit nous stationnons une
partie du lendemain.

Oui, les grands yeux de la belle Claudia nous retinrent, et l’énorme
tresse de soie noire qui tombait de sa nuque presque au-dessous des
jarrets, et son pied chaussé de la pantoufle de Cendrillon, et sa main
fine d’Andalouse.

Elle trouva tout naturel qu’on lui fît une cour assidue. Je crois même
que sa mère et elle se fussent offensées s’il en eût été autrement,
comme cette marquise d’Alcanizas dont parle la comtesse d’Aulnoy, qui
avouait que si un cavalier restait en tête à tête avec elle pendant une
demi-heure sans lui demander tout ce que l’on peut demander à une jolie
femme, elle en eût éprouvé un si vif dépit qu’elle aurait volontiers
poignardé le malhonnête.

«Et lui accorderiez-vous toutes les faveurs qu’il voudrait? lui
demanda-t-on.

--Ce n’est pas une conséquence, répondit la marquise; j’ai même lieu de
croire que je ne lui accorderais rien du tout, mais au moins je n’aurais
aucun reproche à lui faire; au lieu que s’il me laissait si fort en
paix, je le prendrais pour un témoignage de son mépris.»

La séduisante Claudia n’eut sur ce point aucun reproche à nous adresser.
Œil brillant, lèvres épanouies, étalant ses blanches quenottes, friandes
de la grappe de vie, elle en écouta de toutes les façons. Elle
paraissait être habituée du reste à cet encens brûlé sous ses charmes de
seize ans et nous ne retirâmes de nos madrigaux que le plaisir qu’ils
lui faisaient. C’est que la galanterie, cette spécialité des races
latines, le culte de la femme qu’on ne rencontre vraiment que là, n’est
pas chez l’Espagnol, comme chez le Français et l’Italien, une
distraction et un passe-temps, c’est un besoin de sa nature. «L’Andalou
courtiserait jusqu’à sa grand’mère,» dit le proverbe.

Nous eussions volontiers passé une semaine à courtiser non la
grand’mère, mais la petite-fille, mais il fallait nous arracher aux
chauds effluves de ses yeux noirs, et nous prîmes congé de toute la
famille qui nous reconduisit jusqu’à la porte qu’on refusait de nous
ouvrir la veille, avec poignées de main et des _Vayan con Dios_ vingt
fois répétés. Et au coin de la rue, nous nous retournâmes pour voir une
dernière fois la brune _señorita_ qui avait, comme les filles de
l’Andalousie, «le soleil dans les yeux, l’aurore dans le sourire, le
paradis dans son amour», et, agitant son mouchoir, eût peut-être, ainsi
que l’hôtesse arabe, bien voulu nous retenir.



XXX

DE BAYLEN A CORDOUE


Baylen, nom de sinistre mémoire. Nous y entrâmes un soir à la suite
d’une compagnie de muletiers chantant par les rues raboteuses. La ville
n’offre aucun intérêt, et le souvenir de la capitulation de Dupont
semble la rendre plus maussade.

Une fontaine commémorative de notre désastre est dressée sur la place
principale, surmontée de la statue de l’Indépendance. On l’appelle la
_place de la Vierge_; une vierge souvent violée. Une autre petite place
plantée d’orangers d’un aspect riant, quelques vieilles maisons
écussonnées au milieu de masures, une église où flamboie le gothique
fleuri et où toutes les statues sont habillées ou peintes, c’est tout ce
qu’il y a d’intéressant à Baylen.

A propos de Dupont, on raconte un mot de son vainqueur Castaños.

Officier de salon, il avait gagné ses grades dans les antichambres
royales. La chaleur, les bagages dont on s’était encombré, la suffisance
du commandant en chef et, il faut bien l’avouer aussi, l’indiscipline
des troupes qui se livraient au pillage gagnèrent pour Castaños la
victoire. Il eut le bon sens et la modestie de convenir qu’il n’était
pour rien dans ce succès inespéré, tandis que Dupont eut le mauvais goût
de faire ce que firent nos généraux de 1870, de rejeter la faute sur
tous.

Aussi, lorsqu’il présenta son épée à l’Espagnol en disant:

«Vous pouvez être fier de votre journée, général. Jusqu’ici je n’avais
jamais perdu de bataille. J’ai été à plus de vingt, je les ai gagnées
toutes.

--C’est d’autant plus extraordinaire, en effet, répliqua Castaños, que
moi, je n’ai assisté à aucune bataille dans ma vie.»

Pas plus que Baylen, Andujar, la prochaine étape, n’offre d’intérêt.

Elle est d’un aspect triste et la fièvre y règne une partie de l’année.

Il s’y rattache encore un souvenir de notre histoire. Là, le duc
d’Angoulême, pendant que Ferdinand VII était prisonnier des Cortès à
Séville, signa l’ordonnance de 1823 qui mit fin aux atroces violences du
parti royaliste.

On traverse, au sortir d’Andujar, une des plus riches campagnes de
l’Andalousie, par de véritables forêts d’oliviers, de mûriers, d’arbres
fruitiers de toutes sortes et de longues étendues de vignes.

Après avoir passé Montoro, on aperçoit, sur la gauche du Guadalquivir,
dominant une bourgade, les ruines imposantes des sept tours vieilles de
mille ans du château des rois de Cordoue.

Enfin, un dimanche matin, aux sons joyeux des cloches, nous entrons dans
la capitale d’Abderahman, le lieu de naissance de Sénèque et le
soi-disant de Gonzalve, le grand capitaine, appelé _de Cordoue_ parce
qu’il est né à Montilla.

Au temps des Maures, Cordoue comptait 200 000 maisons, 80 palais, 700
mosquées ayant chacune son minaret, 900 bains,--ce qui prouve que la
propreté était plus en honneur chez les Arabes que chez les Espagnols,
car j’eus certaine difficulté à en trouver un--des marchés, bazars,
ateliers sans nombre et 12 000 villages comme faubourg. Là se trouvait
le sérail d’Abderahman III avec ses 6300 hôtes, femmes, maîtresses,
esclaves, eunuques.

Alors que l’Europe restait plongée dans la barbarie, Cordoue se faisait
l’asile des sciences et des arts, et ses écoles de médecine, d’anatomie,
de géométrie, de chimie, de musique étaient fameuses. La bibliothèque
royale contenait plus de 500 000 manuscrits. Aujourd’hui, la ville est
morte, silencieuse, la campagne déserte, l’herbe pousse dans les rues,
les palais sont en ruines; les arcades aériennes, les galeries à ogives
s’effondrent; les vieilles basiliques mauresques mutilées par le
replâtrage catholique sont même vides de chrétiens. Il arrive un moment,
dans la richesse des villes comme des nations, où il n’y a plus au delà
que la décadence.

Le soir seulement Cordoue reprend un peu de vie. Ses rues désertes
s’animent. Les matrones sortent pour les achats, les jeunes gens pour
les rendez-vous, et les _señoritas_ se cachent derrière le rideau de
leur fenêtre pour les voir passer. Partout encore des grilles. Il faut
que les Espagnoles soient bien enragées d’amour pour obliger pères et
époux à pareille débauche de ferronnerie.

Mais l’église est là pour mitiger l’effet de ces précautions jalouses.
Le bel oiseau, en cage dans la maison paternelle, déploie ses petites
ailes dans la maison de Dieu. Comme au temps de Rosine, elle sert de
rendez-vous. On y attend son amant en brûlant un cierge à la Vierge, et
sous prétexte de réciter les cent cinquante _Ave_ du rosaire, on murmure
les doux propos d’amour. Le lieu sanctifie la chose. Le clergé ferme les
yeux; il y trouve son compte, paraît-il.

Les rues de Cordoue sont comme celles de Tolède, tortueuses et étroites.
La grande préoccupation des méridionaux est de se garantir du soleil, et
leurs maisons sont disposées de telle sorte qu’il ne puisse y pénétrer
un rayon. Rien de mieux; mais au dehors ils se couvrent de parasols et
d’éventails comme s’ils craignaient de s’abîmer le teint. On entend les
messieurs se plaindre comme s’ils tombaient de Sibérie:

«_Oh! que calor! que calor!_»

De vigoureux gaillards barbus, à mine de condottiere, poussent des
gémissements de petites-maîtresses pâmées.

Par le fait, j’ai remarqué qu’il n’y a guère que les gens du Nord qui
sachent supporter le soleil; je mets les Arabes à part, race dure à
toutes les fatigues.

Si les rues sont étroites, elles sont en revanche hérissées de cailloux
dont la pointe est tournée en haut pour la joie des cordonniers et des
pédicures. Le pavage remonte, dit-on, à Abderahman III, c’est-à-dire au
milieu du neuvième siècle. Je n’ai pas de peine à le croire, et je doute
que s’il n’y en avait pas eu, les Espagnols l’eussent inventé. Ils se
sont contentés de le laisser tel quel, se bornant aux plus urgentes
réparations. Celui de Paris est plus récent de trois siècles, a du moins
progressé.

    Connais-tu le pays où fleurit l’oranger?

chante Mignon. Oui, je le connais, mais ce n’est pas à Cordoue qu’il
faut respirer ses parfums.

Paris, l’été, a bien mauvaise bouche, mais la brise qui souffle pendant
certaines soirées tout imprégnée des miasmes des dépotoirs semble
essence de rose à côté de l’haleine de Cordoue.

Je me souviens d’une vespasienne placée sur le _cours du Grand
Capitaine_, à l’endroit fashionable de la ville, là où les Cordovanes
viennent prendre le frais du soir et entendre la musique militaire sous
les allées d’orangers, qui coupait la respiration à quinze pas et se
faisait sentir à plus de cinquante.

Je ne sais si, comme MM. les chimistes le prétendent, ce vent est
excellent pour l’hygiène; il est en tous cas bien mauvais pour le nez.

D’ailleurs, pas plus que nombre de Parisiens, les Cordovans ne
paraissent doués de nerfs olfactifs fort sensibles. Un luxueux café
étale ses tables encombrées de clients dans ce vilain voisinage et
chacun consomme, rit, badine et jaspine à côté de cette puanteur. Des
cavaliers s’arrêtent, des _señoras_ causent longuement de leurs petites
affaires, sans paraître le moins du monde incommodés. J’ai vu des amants
s’enlacer amoureusement au-dessus d’un égout.

Sur ce cours du _Grand Capitaine_, on assiste dans les soirées douces et
lumineuses à un défilé de brillantes étoiles. Ce sont les beaux yeux des
Cordovanes qui étincellent dans la nuit. Malheureusement, ici comme
ailleurs, la gracieuse mantille disparaît. Les _señoras_ qui n’ont pas
encore adopté la mode de Paris en affublent leurs fillettes, et rien de
plus drôlet que ces petites Andalouses se promenant gravement près de
leur mère, toutes fières d’être enlaidies par ce laborieux échafaudage
de carton sur leur tête, tandis qu’il serait si simple de rester
gracieuses et jolies.

Des files de voitures font le tour de la promenade, au pas, tristement,
comme à la corvée obligatoire des funérailles. C’est la grande
_fashion_, la marque aristocratique par excellence. Je ne sais si ces
gens s’amusent beaucoup à cet exercice, mais ils n’en ont pas l’air;
c’est s’amuser à l’anglaise.

Montés sur de superbes andalous, les jeunes gens de la ville, les rares
qui osent porter encore le costume national, parcourent aussi au pas les
côtes de la promenade. Il est remarquable comme ces montures ressemblent
à celles que peignaient les vieux maîtres flamands: tête fine et
busquée, élégante encolure, largeur de croupe terminée par une queue
longue et touffue battant le jarret nerveux.

Les Espagnols qui ont abîmé et mutilé tant de belles choses, ont eu le
bon esprit de ne pas enlaidir leurs chevaux; ils leur laissent comme les
Arabes leur queue et leur longue crinière, utile parure dont les privent
si sottement nos _sportsmen_ anglomanes; aussi le cheval espagnol,
vigoureux et élégant, ne ressemble en rien à ces squelettes recouverts
de tendons, longue échine supportée par des échasses, fabrication de nos
voisins d’outre-Manche qui, sous prétexte de perfectionnement, déforment
tout, depuis le cochon jusqu’aux caractères.

Au grand Abderahman Cordoue doit sa mosquée, chef-d’œuvre sans pareil,
que la lourde stupidité d’une bande de prêtres mutila. Au milieu de ce
monument, qui suffirait à la gloire d’un règne, les catholiques ont
élevé leur cathédrale, trouant l’harmonie et la pureté des lignes des
magnificences orientales par une excroissance de barbarie gothique;
«vraie verrue architecturale», comme dit Théophile Gautier, qu’on
pourrait admirer ailleurs, comme spécimen le plus complet du style
plateresque, mais qui détonne étrangement dans la grande majesté
primitive.

Il faut le dire à l’honneur de la municipalité de Cordoue, ce ne fut pas
sans ses véhémentes protestations que s’accomplit cet acte de
vandalisme. Elle en appela à Charles-Quint et, en attendant la décision
souveraine, menaça de mort tout ouvrier qui prendrait part à la
démolition.

Le conseil du roi donna tort à l’_ayuntamiento_; le chapitre triomphant
se mit immédiatement à l’œuvre. Quand, trois ans après, le roi vint à
Cordoue, il fut vivement contrarié et témoigna son mécontentement aux
chanoines. Il était trop tard; le flamboyant champignon catholique avait
déjà crevé les voûtes et renversé soixante-trois colonnes de porphyre et
de jaspe.

Charles-Quint, du reste, traita l’Alhambra de Grenade de même façon que
les chanoines la mosquée de Cordoue. Se trouvant trop à l’étroit dans le
palais des rois maures, il en fit démolir une partie pour construire à
la place et avec l’argent extorqué aux Arabes de la ville un palais
renaissance. Vaine dépense, et stérile extorsion. Le palais ne fut
jamais achevé et ses murs sans toiture font une grande tache sombre dans
les splendeurs de l’Alhambra.

Errant dans la forêt de colonnes de la vieille mosquée d’Abderahman, il
me semblait voir surgir dans de longues allées solitaires les fantômes
du passé. Les majestueux Maures traversent silencieusement les nefs et
vont s’agenouiller devant le _Mihrab_, le saint des saints, chapelle
sacrée, rêve d’Orient. Tout à coup, dans les profondeurs mystérieuses,
éclate le bruyant orchestre de la musique catholique. Les notes de
l’orgue déchirent le religieux silence. Là, dans le temple chrétien
auquel le temple musulman forme en quelque sorte un vestibule
circulaire, se célébrait en grande pompe je ne sais quelle cérémonie.

Dans les opulentes stalles du chœur, derrière les flamboiements du
maître autel et les ferronneries dorées, au milieu des fleurs, des
cierges, des statues, des nuages d’encens, une troupe de prêtres à l’air
ennuyé entonnaient leurs tintamarresques prières. Mais ils jouissaient
seuls de leur propre bruit, de leur pompe, de la splendeur ambiante. Pas
un fidèle ne faisait chorus; pas de jolie dévote accroupie sur les
dalles jouant de la prunelle et de l’éventail, pas une _manola_ ne
caressait les beaux et gros chanoines du rayon de ses yeux veloutés.

En vain les éclats retentissaient dans la cathédrale, appels désespérés
à la foi fuyante, en vain l’orgue lançait ses notes les plus saintement
endiablées. Rien ne venait. Les acteurs en furent pour leur parade, la
salle resta vide. Un vieux mendiant lépreux au profil sémitique qui
dévorait une tranche de _chorizo_ à côté d’un pilier fut avec mon
compagnon et moi le seul spectateur de la représentation. Et je pensais
aux malédictions qui semblent parfois peser sur les races comme sur les
familles, inconscientes cependant des crimes ou de l’imbécillité des
ancêtres, et je me dis: C’est le châtiment.

Les autres mosquées, que sont-elles devenues? Un tremblement de terre
les a, paraît-il, détruites en 1589. A chaque pas dans les ruelles on
aperçoit sous d’épaisses couches de plâtre de délicates sculptures, les
fines lignes de l’ogive musulmane, seul vestige d’un ancien lieu de
prières devenu hangar, grange, magasin ou écurie.

Comme pour Tolède, la description de Cordoue demanderait vingt
chapitres; mais ces descriptions ont été faites cent fois, et après
celles de Théophile Gautier rien ne peut plus être dit. Aussi ne sont-ce
que des impressions que j’essaye de rendre.

Moyennant un laissez-passer métallique, une vieille maugrabine nous fit
les honneurs des jardins de l’Alcazar,

    Délices des rois maures.

Amas d’orangers, de citronniers, de grenadiers, de buissons de fleurs,
coupés par de petits chemins couverts de treilles, le tout arrosé et
rafraîchi par une canalisation savante et cette recherche constante de
l’ombre particulière aux jardins du Midi. Les bocages mystérieux, les
parfums capiteux des fleurs, la tiède atmosphère vous pénètrent d’une
langueur étrange, et l’on sent combien, sous ces berceaux enchantés, les
voluptueux rois maures devaient aimer à s’y décharger avec l’esclave
favorite des soucis du pouvoir. Cependant l’exiguïté relative de ces
jardins contraste trop avec la magnificence orientale pour que je ne
soupçonne pas les Espagnols d’en avoir mutilé la plus grande partie.

Quant aux _Alcazars_, le vieux et le neuf, _viejo_ et _nuevo_, le
premier n’offre de remarquable que les souvenirs qui s’y rattachent, et
le second sert de prison.

C’est non loin de là qu’Abderahman fit élever à la plus aimée de ses
maîtresses, la belle Zohrah, un palais qui n’a d’égal que dans les
contes des _Mille et une Nuits_. Quarante colonnes de granit, douze
cents de marbre rare soutenaient et décoraient l’édifice. Les murs des
appartements étaient couverts de plaques d’or ouvragé; ceux du boudoir
où l’odalisque attendait son seigneur également couverts d’or incrusté
d’arabesques en pierres précieuses; des animaux fantastiques en or
massif versaient jour et nuit, dans des bassins d’albâtre, des flots
d’eau parfumée, où de jeunes esclaves chrétiennes, aussi belles que
nues, venaient aider aux ablutions du maître.

Cet Abderahman semblait s’entendre assez à mener joyeusement la vie.
Cependant, après son long et glorieux règne, on lut sur la feuille de
parchemin où il traça ses volontés dernières:

«J’ai régné cinquante années, j’ai épuisé toutes les joies. Au sein de
la puissance, entouré de gloire et de voluptés, je n’ai compté que
quatorze jours de bonheur.»

Quatorze jours! La belle Zohrah devait être bien inhabile!



XXXI

GRENADE


«Grenade, coin du ciel, plus éclatante que la fleur, plus savoureuse que
le fruit dont elle porte le nom!» Ce n’est pas moi qui parle ainsi, je
vous le jure; je me contente de citer un dicton. Mais si Grenade possède
la saveur du fruit et l’éclat de la fleur, elle est loin d’y joindre les
parfums.

Par le fait, comme la plupart des villes espagnoles, Grenade est infecte
en été. Le drainage défectueux, insuffisant, fait des délicieux jardins
qui enveloppent ses faubourgs, des réceptacles d’égouts et des foyers
d’infection. De plus, l’eau y est impure à cause des infiltrations
putrides. Pour obvier au mal, une somme de quinze millions a été
dépensée ou plutôt gaspillée sans grands résultats par une municipalité
ignorante ou grapinarde.

La capitale de Boabdil, qui comptait au quinzième siècle soixante-dix
mille maisons, n’a pas aujourd’hui soixante-dix mille habitants. Sur ce
nombre, le choléra de 1855 en tua plus de dix mille en trois mois, de
juillet à fin septembre, tandis qu’il ne faisait aucune victime dans sa
voisine Cordoue. Il y eut en un seul jour neuf cent treize décès. Les
cercueils manquèrent; les mêmes durent servir à quantité de voyages. On
y mettait les corps, on les versait dans la fosse et les bières vidées
se remplissaient pour de nouveaux transports.

Les fossoyeurs, découragés et effrayés, renoncèrent à la besogne; ils
s’enfuirent du cimetière laissant trois cents morts sans sépulture. En
vain la municipalité fit appel aux ouvriers, aux bourgeois, à toute la
population. Personne n’osait approcher du charnier, et pendant onze
jours se putréfiant sous l’ardent soleil, il accrut la peste de la
ville.

Enfin un capitaine de la garnison se dévoua. A la tête de ses hommes il
procéda à la lugubre, répugnante et redoutable besogne, donnant le
premier l’exemple, charriant cet amas de corruption, et, par un héroïsme
plus admirable que celui des champs de bataille, contribua à délivrer la
cité. Les cadavres, entassés dans de larges fosses, furent brûlés dans
la chaux vive.

Il y a trois choses remarquables à Grenade: l’_Alhambra_, le
_Generalife_ et l’_Albaycin_, quartier des Gitanos.

L’Alhambra et le Généralife, dont le nom signifie _Maison des fêtes_,
m’avaient été trop vantés pour que je ne les trouvasse pas au-dessous de
leur réputation; en revanche, l’Albaycin me parut pittoresque et étrange
au delà de ce que je me l’imaginais; je parle du lieu et non des
habitants qui sont la plus belle collection de sacripants et de
drôlesses que l’on puisse rencontrer. Mais, avant de faire connaissance
avec ces descendants dégénérés d’une race de forbans aux grandes
allures, nous courûmes longtemps par la ville à la recherche d’une vraie
danse espagnole.

Je commençais à croire qu’il en était des cachuchas et des fandangos
comme des biftecks saignants à l’anglaise, c’est-à-dire une invention
purement parisienne, lorsque le hasard nous conduisit dans les environs
de la _Viuda de Pena_, à la porte d’une sorte de café d’honnête
apparence. Comme nous hésitions à entrer, jetant un coup d’œil dans
l’intérieur à peu près vide, un _caballero_ qui fumait une cigarette sur
le pas de la porte nous dit que la représentation ne tarderait pas et
que dans cinq minutes au plus la salle serait comble.

Nous voici installés en face d’une bouteille de Mancenilla qui est bien
le plus insipide vin que j’aie jamais bu et qui est prisé là-bas à
l’égal du champagne, et nous attendons une longue demi-heure que les
tables se garnissent peu à peu, sans nous douter que nous allions
rassasier notre vue de fandangos, de cachuchas, de jotas et autres
ragoûts mimiques au piment andalou.

Qu’à côté de ces danses encolorées et chaudes les nôtres semblent
puériles et fades! Chez nous les jambes seules fonctionnent et c’est à
peine si quelque hanche audacieuse ose montrer qu’elle est en vie.
Là-bas, tout le corps palpite, s’agite, se trémousse de la tête aux
talons, des lèvres à la croupe, des épaules au bout des doigts, de la
prunelle au ventre. Chaque organe a son rôle dans la scène amoureuse que
la grâce de la femme poétise malgré sa lascivité.

Et quand on songe que c’est encore aux Arabes que l’Espagne doit ces
_poèmes_ mimés, le sage ne peut que s’incliner devant le grand Mahomet,
qui seul entre tous les fabricants de religion ait intelligemment et
humainement compris les plaisirs de la vie!

Ainsi que dans les _flamencos_ de Madrid, les danseuses se rangèrent sur
une grossière estrade contre un fond de muraille blanchie à la chaux.
Mais qu’importe le cadre à de pareils tableaux? Malheureusement
l’inintelligente vanité féminine gâte la mise en scène. La rage de
suivre des modes inappropriées au climat, au pays et aux êtres fait
partout son inepte irruption. La coquette et séduisante jupe courte de
Rosina s’est allongée jusqu’à cacher sa fine cheville, et sa délicieuse
mantille est détrônée par le stupide casque en carton. Couleur locale,
que deviens-tu? Les jaunes dames de Yego s’affublent comme nos blanches
mondaines et les _manolas_ de Grenade et de Séville ne se distinguent
plus des rôdeuses de la Villette.

Il y a quelque trente ans, Mérimée écrivait de Grenade: «Ici on ne voit
plus guère que des costumes français. Hier, aux Taureaux, il y avait des
chapeaux.» Chapeaux d’hommes et de femmes, on peut ajouter que
maintenant on ne voit pas autre chose.

Néanmoins les anomalies et les réformes maladroites de la toilette ne
peuvent enlever l’éclat des yeux, la piquante étrangeté de la
physionomie, l’opulence des cheveux et la pourpre des lèvres; et, parmi
les six ou sept almées de l’estrade, il s’en trouvait de vraiment
charmantes, jeunes beautés dans toute la pureté du type castillan.

Pas bégueules, d’ailleurs, et acceptant sans façon les cigarettes et les
verres de vin de Mancenilla que nous leur fîmes passer. L’intérêt du
patron était visiblement le mobile de leur bonne volonté, car, bien que
chacune d’elles s’emparât de deux ou trois verres à la fois, comme si
elle se sentait dévorée d’une soif saharienne, elle y trempait à peine
ses lèvres, en répandait la moitié par terre avec désinvolture et
rendait le reste au garçon.

Pendant les entr’actes, quelques-unes, répondant à notre appel, vinrent
s’asseoir à notre table, ne touchant encore au vin qu’elles se faisaient
servir avec abondance que pour rendre le salut. Il est digne de
remarquer combien toutes ces cabotines et ballerines espagnoles sont
sobres et peu gourmandes à l’encontre de leurs congénères des nations
plus raffinées, et je me demande si jamais aucune a songé par ses
excentricités à mettre ses amants sur la paille.

Pendant que nous causions, l’une d’elles nous prévint qu’à une table
voisine un _caballero_ désirait boire à notre santé. C’était notre
garçon de chambre de la _Casa de Huespedes_ qui levait son verre, nous
faisant gracieusement signe qu’il le portait en notre honneur à ses
lèvres. Nous lui rendîmes son _toast_ muet, et il salua avec une dignité
d’alcade.

Bien entendu, chacune de ces filles a son _novio_, amant de cœur qui la
surveille de près. Il est là, dans la salle, fronçant le sourcil et
faisant bonne garde, tenant d’une main sa cigarette et de l’autre
caressant au fond de sa poche sa bonne lame de Tolède fabriquée à
Berlin, car il est jaloux en diable. Le seigneur garçon d’hôtel devait
être l’un de ces élus.

Si la fille est toute jeune, débutante et jolie, le plus souvent
l’entrepreneur du spectacle la garde et la tient sous clef. Quelques-uns
en ont ainsi trois, quatre et même plus pour leur usage particulier,
restant des modes musulmanes que beaucoup apprécieront.

Ces pauvres filles sont logées, nourries, entretenues enfin, à condition
qu’elles ne mettent jamais leur joli nez hors de la taverne. Vous pensez
si l’envie les en démange par les chaudes nuitées. Mais l’impresario
ouvre l’œil.

Toute brebis échappée ne rentre d’ailleurs plus au bercail. Rien de
commun, vous le voyez, avec le Bon Pasteur.

Une mignonne petite créature de quinze ans, dont le pas de cachucha nous
avait remplis d’enthousiasme, n’eût pas demandé mieux que de prendre la
clef des champs, mais par son talent naissant elle aidait à vivre une
aïeule infirme et nous n’avions, mon compagnon et moi, ni le désir
coupable d’arracher les enfants à leur mère, ni les moyens de faire des
rentes à la vieille señora.

Avec nos malles qui nous attendaient à Grenade, nous avions renouvelé
notre équipage; aussi nous prenant pour des _mylords_ anglais prêts à
toutes les extravagances, ces demoiselles nous reconduisirent-elles
jusqu’à la porte, bravant les regards furibonds des habitués jaloux.

Elles nous firent promettre de revenir, promettant de leur côté d’être
libres le dimanche suivant et, après la sainte messe, de nous consacrer
leur loisir. Leur ambition se bornait à se montrer en voiture découverte
dans les faubourgs de Grenade et leurs rêves de gourmandise à tremper
des _azucar esponjados_ dans les limonades glacées.

Mais le temps qui pressait et le dieu hasard, souverain des voyageurs,
nous privèrent de ces distractions honnêtes et peu coûteuses comme
toutes les pures joies.



XXXII

LES GITANOS


Ne vous attendez pas à ce que je vous présente le gitano légendaire avec
son éclatant costume, ses cheveux tressés, ses _navajas_ et sa guitare
en sautoir. Celui-là n’existe plus que dans les opéras-comiques. Le
gitano s’est civilisé, il porte des souliers et des chaussettes,
consulte l’heure non plus au ciel mais à sa montre, change de linge
presque chaque semaine, ou du moins le dimanche exhibe un faux col
propre.

Cependant il n’a pu changer de teint ni de visage et ces hommes qui sous
le vieux costume seraient superbes avec leurs grands yeux noirs, leurs
lèvres rouges et sensuelles, leur peau dorée, ressemblent, accoutrés des
hardes modernes, à de lamentables juifs, ce qu’au fond ils sont tous.
Tels quels cependant dans ce quartier de l’Albaycin, ces habitations
creusées dans le roc de _Sacro-Monte_ séparé de la montagne du
Généralife par la vallée étroite et profonde où coule le Darro, et de
Grenade par une enceinte de murailles arabes, ils offrent à l’étranger
l’aspect le plus imprévu.

Au flamenco de la _plaza Campillo_, nous avions trouvé un petit gitano
qui nous offrit de nous servir de cicerone et de nous recruter pour un
_baile_ un personnel complet de danseuses assorties; car quelles que
fussent les séductions pimentées des fandangos et des cachuchas, nous
avions ouï dire qu’elles n’étaient que menuet de pensionnaires auprès de
celles des _gitanas_.

Le drôle qui faisait la joie des clients en imitant au moyen de
pétarades buccales tous les airs du clairon, nous sonna dès six heures
le réveil sous nos fenêtres.

Nous voici partis, lui devant, tantôt faisant la roue, tantôt jouant de
la trompette avec son nez, distraction qu’il interrompait tout à coup
lorsqu’il rencontrait des jeunes filles ou des femmes en faisant mine de
se jeter sous leurs jupons, puis il se relevait et reprenait sur le
clairon une marche triomphale. Quelques-unes se fâchaient, mais la
plupart riaient, la première surprise passée, habituées sans doute aux
facéties du chenapan.

Nous sortons de Grenade et nous débouchons dans l’Albaycin, racolant sur
notre route un second bohémien d’une quinzaine d’années qui nous salue
d’abord d’un _good morning, gentlemen_, puis d’un _bonjour, messieurs_,
et s’attache à nos talons. Comme ses congénères, il baragouine dans
toutes les langues de façon à pouvoir voler cosmopolitement.

Nous montons par des chemins kabyles, poussiéreux, malaisés, bordés de
cactus et d’aloès. Çà et là, une misérable hutte sur laquelle sèchent
des loques et d’où sort un chant mélancolique, une voix fraîche et douce
de jouvencelle; à côté une chambre creusée dans le roc, où des femmes et
des filles demi-nues procèdent à leur toilette du dimanche. On
interpelle nos guides, on leur demande qui nous sommes, et, réponse
faite, on rit; on va _pelar la pava_, «plumer la dinde», ou plutôt les
dindons! Les dindons, bien entendu, c’est nous.

Après plus d’une heure de montées et de descentes et d’autres montées,
nous rentrons dans le faubourg. Nos deux drôles n’ont pas rencontré les
demoiselles du corps de ballet qu’ils se proposaient de nous offrir.
Enfin, au détour d’une ruelle empuantie, nous tombons sur trois ou
quatre _donzellas_ semblables à celles qui rôdent autour des casernes.
Le bruit s’est rapidement répandu dans le Landerneau bohémien que nous
cherchons des danseuses, et elles viennent offrir leurs services.
Quelques fillettes les escortent et se mettent à nos trousses, mendiant.
Nous enfilons d’autres ruelles désertes et empestées et précédés par une
ravissante petite gitana, bouton d’or de la troupe, nous pénétrons dans
une sorte de taverne où un jeune monsieur à la tête sémitique nous offre
des sièges avec force salutations.

C’est le _prince des gitanos_, nous disent nos guides, dont l’un, celui
racolé en route, paraît être de sa plus proche parenté. S’il est prince
des gitanos, il n’en paraît pas pour cela plus glorieux, car il est vêtu
comme un dauphin de barrière, et c’est lui qui va nous jouer de la
guitare.

Dumas père a donné jadis un récit détaillé de sa rencontre avec les
gitanos de Grenade. Il parle d’un jeune garçon de quinze à seize ans, à
mine vicieuse, frère de la troupe. Il y était, je l’ai déjà nommé. Il y
avait aussi le père de famille, le patriarche, vieille canaille; la
mère, sorcière maugrabine, et toute la bande de coquines et de coquins,
parents, frères, cousins, jusqu’au marmot pendu à la mamelle roussie et
donnant déjà des signes de scélératesse profonde. Rien de changé. La
même famille renaissait avec ses stigmates, l’aïeul remplacé par le
fils, la sorcière par la jolie jeune fille devenue sorcière à son tour,
et ainsi de suite à travers les générations.

Seulement, plus de couleur locale, plus de robe écourtée et chargée de
volants, plus de jambes nues, plus de paillettes, plus même de
castagnettes, car les quatre ou cinq coquines qui dansèrent les
remplaçaient par des claquements de doigts. A part le teint basané, les
yeux énormes chargés d’éclairs, les lèvres lippues et le profil
hébraïque, rien ne distinguait ces fruits grenadins des _pêches à quinze
sous_ des boulevards extérieurs.

Le _prince_ s’assoit en face de nous, les princesses prennent place à
ses côtés; il pince une ouverture et une chorée de faunes commence.

C’est d’abord l’_ole_, que l’on ne danse sur aucun théâtre et qui exige,
comme d’ailleurs les scènes qui suivirent, un huis clos absolu. Mais le
huis clos est inconnu chez les gitanos, race simple et primitive, qui
fait tout au grand jour. La porte, grande ouverte comme celle de la
maison du sage, permet à une fourmilière de fillettes, petites et
grandes, attirées par les airs de guitare, de passer la tête et de
témoigner, par leur mine épanouie, le plaisir qu’elles prennent à cette
petite fête de famille. Plus d’une, sans doute, a cent fois assisté au
spectacle, mais il est, paraît-il, de ceux dont jamais fille ne se
lasse.

L’_ole_, pantomime de bacchante endiablée, fut suivi par le _vito_,
sorte de trépignement amoureux où les hanches jouent le principal rôle,
lequel fut remplacé par la _moca_, scène épileptique où un homme et une
femme se font vis-à-vis. Je n’en décrirai pas les péripéties, pas plus
que celles d’une autre danse, qu’on peut appeler la _danse du chapeau_,
un chapeau y étant l’accessoire indispensable.

C’est celui du danseur que, d’un coup de main, la danseuse a enlevé, non
pour se le mettre sur la tête, au contraire. Le fond du feutre est plié
et placé de façon à offrir au partenaire un orifice digne de l’âne
d’Apulée, et gestes et coups de hanches d’aller leur train.

Cela dépasse les limites du naturalisme; aussi acteurs et spectateurs
indigènes, natures peu éthérées, semblent y prendre un extraordinaire
plaisir. Fillettes et garçons crient bravo et demandent _bis_.

Nous dont la pudibonderie ne dépasse pas le niveau de celle d’une
chambrée de dragons, finissons par être écœurés de ces priapées
immondes, et demandons qu’on baisse la toile.

C’est le quart d’heure de Rabelais. Nous avions eu l’imprudence de ne
pas faire de prix, pensant qu’avec quatre _douros_ et une bouteille
d’_aguardiente_, dont nous avions régalé la bande, toute cette abjecte
bohême s’estimerait largement payée. Nous étions loin de compte; on
exigeait 50 francs. Nous n’en avions, par prudence, que 25 en poche. On
les refusa fièrement. Le _prince_ fut superbe de dédain, et il s’en
fallut de peu que les _princesses_ ne nous crachassent à la figure, tant
était profonde leur indignation.

Nous voulons sortir, on nous barre le passage. La chambre est pleine de
gitanos et de gitanas criant tous à la fois. On se prépare à nous faire
un mauvais parti lorsque la vue des revolvers calme soudain les plus
enragés. Enfin, en levant les bras et les yeux au ciel, comme pour
prendre le Seigneur à témoin des iniquités dont il souffre, le
patriarche accepte nos 20 francs.

Ce n’est pas fini. Aussitôt, un petit panneau branlant dans une
imitation de vieux cadre, sort comme par enchantement de la foule. Le
vieux voleur nous présente un _Murillo_ authentique et signé. Il n’y a
pas à s’y méprendre.

C’est au moins le dixième qu’on nous offre depuis notre arrivée à
Grenade et dans les prix les plus doux. Grenade, comme Séville,
fourmille de _Murillos_. Tout le monde vous en propose: marchands,
bourgeois, hôteliers, cabaretiers, bohémiens, voyous. Il va sans dire
que le _Murillo_ est une affreuse croûte qu’on vous fait d’abord 1000
francs et qu’on finit par vous laisser pour 10. Celui qu’on nous
présente n’est que de 20 douros. Nous le repoussons avec indignation et,
par degrés, il descend à cent sous.

«Refuser cent sous pour un _Murillo_ authentique,» s’écrie la bande en
chœur. Et l’on nous accable de diverses épithètes qui, bien que lancées
en langue gitane, ne nous laissent nullement indécis sur leur
signification. Nous sommes des _cancres_, des _épiciers_, des
_philistins_.

Nous sortons enfin, heureux de revoir le ciel au-dessus de nos têtes,
mais sous l’appréhension de recevoir d’en haut quelque projectile;
heureusement, nos craintes étaient mal fondées; nous ne sommes suivis
que par deux ou trois petites gitanas, filles, sœurs, cousines ou nièces
du prince, qui, pendant plus de cent pas, nous harcèlent pour avoir un
sou.



XXXIII

LES BANDOLEROS


Si l’Espagne pittoresque, celle de Figaro, de Rosine, de la cachucha et
de l’échelle de soie, s’en va ou plutôt est depuis longtemps morte pour
le touriste banal qui la cherche aux alentours des voies ferrées,
descend à l’hôtel de Paris ou de Londres et s’étonne que l’insipide
garçon cosmopolite en habit noir qui lui sert le bifteck aux pommes
commandé, ne lui apporte pas, en même temps, la couleur locale sur ses
épaules, on la retrouve pourtant çà et là, en s’aventurant par les
chemins peu fréquentés de la plaine et en s’enfonçant dans la montagne.

--Mais il y a les brigands?

--Oui, madame, il y a les brigands, mais ceux-là encore deviennent
rares, c’est comme les lions d’Algérie, il faut courir après et chercher
longtemps pour en apercevoir, et encore ne les rencontre-t-on plus guère
que dans les _Sierras_ de l’Andalousie.

Malaga, Jaen, Séville, Grenade, ont de temps en temps les colonnes de
leurs feuilles quotidiennes agrémentées par les exploits des
_Bandoleros_, mais, à moins que le crime ne soit bien audacieux et bien
atroce, il n’a qu’un faible écho au delà des monts. Je ne parle pas,
bien entendu, du bandit isolé qui travaille pour lui seul, vole et
assassine honteusement dans la nuit, mais du vrai routier, du descendant
des Mandrin, des Georges Duval, des Jack Turpin, des Cartouche, qui
opère en grand et en plein soleil, commande à une bande de gaillards
audacieux et solides qui mettent leurs talents au service de la
communauté.

C’est ainsi que depuis une douzaine d’années, deux aimables pandours,
vraies figures d’opéra-comique, tiennent en échec carabiniers et garde
civique, avec une poignée de gentilshommes de grands chemins et
rappellent les hauts faits des plus légendaires héros de la geôle et de
la potence.

J’ai nommé _Melgarès_ et _El Visco de Borges_.

Belles dames et gentes demoiselles, ne tombez jamais entre leurs mains,
vous passeriez un émouvant quart d’heure, car autant qu’_escarpes_ ils
sont amoureux.

Beaux garçons, bien tournés, musculeux et agiles, ayant à peine quarante
ans, braves et généreux à l’excès, durs aux riches et doux aux pauvres,
dépensant sans compter le bien mal acquis, je ne connais pas beaucoup de
nos aimables fils de rastaquouères et de banqueroutiers qui pourraient
se flatter d’atteindre à leur taille. Aussi sont-ils fort aimés des
femmes--comme ils le méritent,--et pour eux-mêmes, chose peu commune.

Il n’est pas de village de la _Sierra Nevada_ où Melgarès et El Visco ne
comptent une ou plusieurs jeunes et jolies jouvencelles, toutes prêtes à
tirer pour eux le poignard de la jarretière.

Ce qui me gâte ces beaux bandits, c’est qu’ils se mêlent de politique,
non pas que je leur croie des convictions profondes--combien de nos
politiciens en ont-ils?--mais à l’époque des élections, ils se font les
agents actifs des candidats peu scrupuleux. Dans certains cantons de la
montagne ils exercent même plus d’influence que curés et alcades.

Ils se montrent dans les bourgades, se promènent sur la place publique
quand le gendarme a le dos tourné, et souvent ce fonctionnaire le tourne
avec intention, vont dîner à l’auberge, visiter leurs amis, protégés par
la crainte qu’ils inspirent aux hommes, et la sympathie des femmes pour
tout ce qui sent l’audace et la virilité.

Si par hasard ils sont signalés et que la garde civique arrive en
nombre, les habitants n’ont jamais rien vu et les gendarmes reçoivent
invariablement la réponse: _No sé nada_.

Ces romantiques brigands ne commettent d’ailleurs aucune déprédation
dans les villages, ni dans les _ventas_ et _posadas_ les plus isolées,
et ne tuent qu’à leur corps défendant, pour leur légitime salut. Ils
entrent, s’assoient, boivent et mangent, se mêlent à la conversation des
muletiers, apprennent les nouvelles, et payent largement leur écot.

Souvent on les connaît, on leur fait bonne mine; la petite servante
quoique un peu effrayée leur glisse ses regards de velours; mais
d’autres fois on ignore l’importance de pareils hôtes et alors Melgarès,
d’un naturel enjoué, s’amuse à terrifier la compagnie. Un jour dans une
auberge, près de Mançanarès, il se présente avec trois ou quatre de sa
troupe.

«Je suis Melgarès, dit-il à l’hôte épouvanté, il nous faut servir
prestement à manger et à boire, et ce que tu as de meilleur. Or, çà, où
est ta femme? tes filles sont-elles jolies? Qu’elles paraissent céans,
ou j’incendie ta baraque, après quoi je donnerai de l’air à tes boyaux.»

L’aubergiste appelle sa femme et ses filles qui arrivent toutes
tremblantes. La mère, matrone mamelue, est encore fort passable, les
filles sont fraîches et dodues. Melgarès se contente de leur caresser le
menton, il embrasse la plus jeune, et leur offre à toutes une jolie
croix en or.

Mais s’il est doux au pauvre monde, pour les bourgeois cossus il est
sans pitié. Il faut lui laisser son argent ou une partie de sa peau. Il
continue la tradition des coupeurs d’oreilles. Quand il tient un
_pante_, il ne le lâche intact que contre espèces sonnantes. Vingt mille
réaux ou une oreille. Comme on tient à ses oreilles on s’arrange à payer
les réaux.

Le chef de police de Malaga, dont la banlieue était mise en coupe réglée
par les deux chefs des _bandoleros_, avait juré qu’il aurait leur peau.
Il avait l’habitude de prendre une voiture et de parcourir les faubourgs
après le coucher du soleil. Un soir il monte dans un fiacre et part pour
sa promenade ordinaire.

Après deux ou trois milles il ordonne au cocher de rebrousser chemin;
mais celui-ci fait le sourd et fouette ses mules à grands coups. On
arrive en pleine campagne, trois gaillards de mauvaise mine se
présentent aux portières; on ouvre; l’un d’eux s’assoit sans façon à
côté du magistrat interdit, puis l’on repart au galop.

«Qui êtes-vous?» s’écrie le chef de police.

L’intrus répond froidement:

«Votre Excellence a manifesté le désir de voir de près El Visco de
Borges et Melgarès. El Visco vous conduit; Melgarès a l’honneur d’être à
vos côtés.»

Sur ce, il siffle, la voiture s’arrête, le cocher paraît, on allège le
magistrat de sa montre, de son argent, de la chevalière que porte tout
vrai _caballero_, puis on l’engage à descendre:

«Vous n’êtes qu’à trois lieues de votre maison, lui dit Melgarès, vous
êtes gros, la marche vous sera profitable.»

Et après force saluts ironiques, ils le laissent au milieu du chemin
sans lui faire d’autre mal.

Cachet bien espagnol; ces aimables bandits sont tous superstitieux et
dévots. Ils portent des scapulaires, brûlent des cierges à la madone et
font des offrandes aux chapelles en renom. Gautier raconte d’un de ces
voleurs typiques, prédécesseur de Melgarès et d’El Visco, une amusante
prière.

Blessé à mort dans une bagarre, il demandait un confesseur. Mais il n’y
avait autour de lui que des soldats de la maréchaussée.

«Confesse-toi à Dieu, lui dit Pandore.

--Mon Dieu! s’écria-t-il, Marie, Joseph, mon saint patron, ayez pitié de
moi. Je suis un grand pécheur. J’ai volé, couché avec des femmes de tout
âge, violé des jeunes filles, j’ai assassiné aussi. Mais Seigneur Dieu,
je vous ai toujours aimé et respecté ainsi que votre sainte mère, dont
le scapulaire n’a jamais quitté mon cœur. J’ai fait maigre en carême,
entendu la messe fêtes et dimanches quand je l’ai pu, aussi j’espère que
vous me pardonnerez et me recevrez dans votre saint paradis. _Amen_.»

Et il mourut béatement.



XXXIV

UNE EXÉCUTION


Si les courses de taureaux sont pleines d’attraits pour les Espagnols et
excitent la curiosité de l’étranger qui, d’abord écœuré de la boucherie,
finit presque toujours par partager l’enthousiasme national, que dire
d’une exécution capitale, spectacle plus rare!

Ce n’est pas que l’Espagne ne possède aussi sa collection de
philanthropes qui font de la _sentimentalerie_ autour de l’_argolla_,
comme les nôtres autour de la guillotine, plus sensibles aux tortures du
criminel qu’à celles de ses victimes, argumentant la suppression de la
peine de mort sous prétexte qu’elle n’a corrigé personne, comme si le
seul fait de corriger radicalement l’assassin n’était pas un suffisant
motif de la conserver.

C’est pourquoi je compte au nombre de mes bonnes fortunes de voyageur
celle d’avoir assisté à une exécution à Grenade. J’avais été
préalablement témoin d’un certain nombre, depuis la moderne guillotine
jusqu’au vénérable gibet si bien perfectionné, rajeuni, je dirais
presque _confortabilisé_ par nos voisins d’outre-Manche, en passant par
les intermédiaires moins compliqués, moins savants et plus brutaux:
fusillades, noyades, bastonnades, enfin quelques-unes des diverses
tortures finales que l’ingénieuse férocité de l’homme inflige à son
semblable; mais je puis affirmer que pour les amateurs d’émotions
fortes, les petites femmes nerveuses et avides d’étrangetés, le
_garrottage_ offre une saveur particulière. Aussi, depuis les plus
humbles _manolas_ qui viennent en sautillant sur leur pied fin et cambré
jusqu’aux très hautes et honnêtes _señoras_, tout ce qui porte jupe lui
sacrifie sans hésiter les caresses matinales de l’amant et les molles
douceurs du lit.

Afin de faciliter à tous, même aux plus paresseuses, l’accès du
spectacle, l’administration galante donne, non comme la nôtre à des
heures difficiles et indues, mais en plein soleil, la représentation.

Dix heures, temps raisonnable.

Tout le monde est levé, même les belles paresseuses. La chaleur, il est
vrai, est déjà intense, le soleil plombe sur les chapeaux et les
mantilles, rôtit les nez et brûle les nuques, mais on s’en gare, comme
l’on peut, par le parasol ou l’éventail; puis il faut bien endurer
quelque peine; il n’est guère possible d’avoir à la fois tous les
agréments.

Sur la _plaza del Triumfo_ se donne le rendez-vous. Belle, large,
spacieuse, elle semble faite exprès. Vingt mille personnes peuvent y
circuler sans se gêner les coudes et il en accourt des milliers de tous
les quartiers de Grenade et des autres points de la capitainerie. Un
jour radieux. Pas un nuage ne tachait le pur indigo du ciel et, dans
cette splendeur d’une matinée septembrale, la gaieté et les lazzi
tressautaient dans la foule et tombaient comme grêlons de toutes les
fenêtres. De petites marchandes allaient de groupes en groupes offrir
des oranges ou des pois chiches; d’autres, munies d’un verre et d’un
alcarazas soutenu sur leur hanche, vendaient de l’eau moins fraîche que
leur voix: _Agua fresca, agua fresquita_, tandis que des prêtres coiffés
du long chapeau de Basile glissaient dans la foule, présentant des
tirelires, engageant les personnes pieuses à y couler leur offrande en
faveur de l’âme de celui qui allait trépasser.

«Un grand criminel, il faudra beaucoup de messes, par contre beaucoup
d’argent, et plus il y en aura, plus vite s’envolera cette âme rachetée
du purgatoire, à la droite du père des miséricordes.»

Si j’en juge par la modicité et la rareté des offrandes, elle attendra
longtemps.

La guenille charnelle qui enveloppe encore cette âme compromise est
celle d’un assassin vulgaire, _banderillo_ obscur, n’appartenant pas à
la fameuse bande du superbe Melgarès et du terrible El Visco, le louchon
dont j’ai parlé au précédent chapitre. Travaillant en égoïste pour son
propre compte, il avait commis isolément quelques faits d’armes dans des
fermes de la _Sierra Nevada_, volé, violé et tué, selon l’usage, et nul
ne le jugea assez intéressant pour implorer sa grâce à la reine régente,
qui, à mon avis, aurait eu grand tort de la lui accorder. Ça fait
toujours un coquin de moins.

Mais le voici.

On l’amène dans une carriole recouverte d’une bâche noire, escortée de
gendarmes; au pied de l’échafaud, il descend presque porté par deux
prêtres. On n’aperçoit de son visage qu’une tache livide trouée d’yeux
sanglants. Le misérable vient de passer sans sommeil ses deux derniers
jours et ses deux dernières nuits. Depuis quarante-huit heures, il est
averti de sa mort, et harcelé par l’implacable ténacité cléricale, il a
vécu ce temps dans la chapelle de la geôle à écouter des _Requiem_ et à
se réciter son propre _De profundis_.

Sur l’échafaud se dresse un poteau solide. Devant est posé un escabeau,
et à côté une petite table recouverte d’une nappe blanche comme une
table de guinguette sous un arbre rachitique. Mais au lieu d’une
bouteille et d’un verre, un objet de forme circulaire brille au soleil.
C’est l’_argolla_, le garrot, semblable à un collier de dogue,
l’instrument qui va broyer le cou.

Il gravit lourdement les huit ou dix marches aidé par les prêtres, dont
l’un lui appuie sur les lèvres un grand crucifix peint. A ce moment la
cloche de l’ancien couvent des _Capuchinos_, à l’une des extrémités de
la place, sonne le glas.

La silhouette du condamné paraît lentement dans un coin de l’azur. Le
bourreau, debout, près du sinistre poteau, attend, bras croisés, que les
prêtres aient fini leur besogne. Un dernier baiser au Christ, et ils lui
abandonnent le misérable. Ça ne traîne pas. D’un brusque mouvement, il
l’assoit sur l’escabeau, le ligote solidement la face tournée vers les
pics déchiquetés de la Sierra Nevada, encore rayés de lambeaux de neiges
du dernier hiver. C’est le théâtre de son crime; si son œil n’était
troublé par l’épouvante, peut-être distinguerait-il l’emplacement du
drame.

Une grande émotion pèse sur la foule. Le glas de la cloche des Capucins,
semblant compter les secondes de vie, détache sinistrement ses coups.

Le garrot est passé, la barre mise. Un frémissement passe autour de
l’échafaud. Les éventails s’agitent d’un mouvement machinal et fébrile.
Des miaulements de petits enfants, apportés par leurs mères, suivant la
coutume, éclatent çà et là.

La face du condamné n’a plus rien d’humain; c’est un masque effroyable
et macabre, comme après les digestions laborieuses il en surgit dans les
cauchemars. L’œil dilaté par la terreur sort de l’orbite, et la mâchoire
inférieure remue hideusement comme si elle cherchait à se détacher.
L’exécuteur jette là-dessus un voile blanc, et d’un coup sec tourne la
barre. C’est fini.

Alors, sur l’échafaud montent quelques hommes en cagoule portant sur
leurs épaules un cercueil. La corporation des pénitents vient enlever le
corps.

«C’est plus intéressant et horrible que la course de taureaux, murmure
près de moi une gentille _señorita_ tout émue et palpitante.

--Oui, réplique sa compagne, fillette aux grands yeux doux, ça dure
moins longtemps, mais ça vous entre dans le cœur comme un coup de
couteau.»



XXXV

ROUTE DE MOTRIL


Nous quittâmes Grenade par une belle matinée de septembre en passant
sous la vieille porte d’_El Pescado_, et après avoir traversé le Genil
dont le large lit caillouteux et sec était déjà tacheté de groupes
bruyants de lavandières frottant et ballant leur linge le long d’un
mince filet d’eau, nous remplîmes nos gourdes à une auberge de ce vin du
Val de Peñas qui met la joie au cœur et des muscles aux jarrets. Longue
étape, ce jour-là; nous voulions atteindre si possible Motril, à deux
kilomètres de la côte, où nous trouverions un vapeur pour Malaga. Encore
quinze lieues et notre voyage à travers l’Espagne se terminait après une
marche de cinquante jours.

Nous nous croisons avec des files de mulets apportant le poisson de
Malaga et de Motril, et de longues bandes de chèvres. Vingt à trente
mille envahissent chaque matin les rues de la ville, traînant leur long
pis devant chaque porte, bêlant lamentablement comme pour appeler la
clientèle.

Bien des fois nous nous retournons pour saluer la belle Grenade dont la
blanche silhouette s’étend sur les pentes de trois collines, au milieu
de sa luxuriante campagne et de sa ceinture de villas enfouies dans des
bouquets de verdure.

Malheureusement, toute cette riche _vega_ est malsaine.

Armilla, la première bourgade que nous rencontrons, est annuellement
ravagée par des fièvres putrides dont les villages voisins ne sont pas
exempts.

Après Armilla s’étend une grande plaine sablonneuse. La campagne se
dépouille de sa puissante verdure pour se couvrir de chardons comme la
Manche.

A propos des chardons qui atteignent ici des dimensions colossales, il
s’en épanouit quarante-deux espèces en Espagne, et il n’y a pas que les
ânes qui en mangent, car l’une de ces espèces, l’_alcarille_, est
appréciée des gourmets à l’égal de l’artichaut.

Un Christ de pierre, vêtu d’une jupe de velours bordée de paillettes
d’or, se dresse au milieu de cette solitude. Des bouquets fanés et des
ex-voto sont posés au pied de la croix. Une bonne femme nous dit que ce
_Seigneur Christ_ est très estimé dans le pays et fait de temps en temps
des miracles. Il devrait bien faire pousser des pastèques dans cette
plaine, car il y souffle une soif saharienne et l’on n’y rencontre pas
une seule _fonda_.

Enfin, après deux heures de marche, nous atteignons Algendin, misérable
bourgade bâtie sur un rocher. Une jolie paysanne renouvelle le vin
surchauffé de nos gourdes et nous invite à prendre notre part d’une
soupe au piment et à l’ail. Nous allions accepter quand un abominable
marmot, frère ou neveu de l’aimable fille, tyran pouilleux et mal
mouché, éternue dans le plat commun. Il ne faut pas être dégoûté en
voyage, mais il est de ces détails qui enlèvent brusquement l’appétit le
plus robuste; aussi prenons-nous congé de notre jeune hôtesse en la
remerciant de sa bonne intention.

D’Algendin l’on aperçoit pour la dernière fois Grenade. C’est de là,
d’une place appelée _El ultimo suspiro del Moro_, le dernier soupir du
Maure, que Boabdil vaincu et fugitif jeta un suprême adieu à sa belle
capitale, à jamais perdue. Il pouvait distinguer comme une tache sombre
dominant l’éclatante silhouette de la ville, les jardins de l’Alhambra
et le _Generalife_ où, sous de gigantesques cyprès que l’on voit encore,
la belle sultane Zoréide donna tant de coups de canif dans le cœur de
l’époux.

«Pleure ton royaume comme une femme, lui dit sa mère qui surprit des
larmes couler lentement sur les joues du dépossédé, puisque tu n’as pas
su le défendre comme un homme.»

Loin de la bourgade, en bas de la côte, dans une plaine entourée de
rochers et au fond d’un ravin qui nous donne un peu d’ombre, nous
mettons sac à terre. C’est le dernier déjeuner que nous ferons en plein
air; il est composé de ces excellents saucissons appelés _chorizos_, qui
émoustillent les palais les plus blasés, et d’une poignée de figues
fraîchement cueillies. Une sorte de paysan, à mine sauvage, en gilet et
pantalon de velours, fusil sur l’épaule, débouche tout à coup d’une
crevasse de rocher et nous regarde curieusement.

«Bonjour, hommes!

--Bonjour, homme!»

Il s’avance. Nous lui tendons nos gourdes. Il boit une bonne gorgée à la
régalade et, pour nous rendre la politesse, nous offre des cigarettes.

«Vous venez de Grenade? Avez-vous rencontré des gardes civiques?»

Il n’avait pas achevé que deux bicornes, enveloppés de coiffes blanches,
surgissent à deux cents pas sur la route.

«Si fort intrépide que l’on soit en présence de toutes choses, disait
plaisamment Dumas, on éprouve toujours en celle des gendarmes une vive
satisfaction lorsqu’on est assuré qu’on n’aura rien à démêler avec eux.»
C’était notre cas, bien qu’à l’étranger on ne soit jamais certain de ce
qui peut survenir; mais ce n’était pas celui de notre homme, car il
battit prestement en retraite, en nous disant vivement:

«Silence, camarades.»

Et, le corps courbé, le fusil bas, suivant les sinuosités du ravin, il
disparut dans les rochers.

Les gendarmes arrivaient paisiblement sur nous, la carabine à l’épaule.
Ils nous hélèrent.

Nous pensions qu’ils allaient nous demander nos passeports.

«Avez-vous des cigarettes?»

Nous n’avions pas encore allumé celles que le _bandit_ venait de nous
offrir; nous les leur présentâmes.

L’un d’eux sauta dans le ravin.

«Ah! vous déjeunez!

--A votre service; il nous reste encore quelques chorizos.

--Merci, nous n’avons pas faim. Qu’est-ce qu’il y a dans vos gourdes, de
l’eau?

--Non, du vin.»

Ils firent un geste de dégoût.

«Vous êtes étrangers, seigneurs cavaliers?

--Oui, seigneurs gendarmes.

--Vous êtes armés?

--Oui, seigneurs gendarmes, avec d’excellents revolvers.

--Bonne précaution!» remarqua sentencieusement le plus ancien.

Ils allumèrent leurs cigarettes, remirent l’arme sur l’épaule droite et
partirent du pied gauche, militairement.

«Merci, seigneurs cavaliers, allez avec Dieu!

--C’est la grâce que nous vous souhaitons, seigneurs gendarmes.»

Après trois ou quatre pas, l’ancien, ayant réfléchi, s’arrêta pour nous
crier:

«Avez-vous rencontré un particulier de mauvaise mine avec un gilet et un
pantalon de velours?

--Aucun Espagnol n’a mauvaise mine, répondis-je; je n’en ai pas encore
rencontré.»

Je pensais qu’ils allaient rire; mais ils me regardèrent fièrement, en
gens convaincus de la vérité de ma réponse, frisèrent leur moustache,
redressèrent leur taille et continuèrent gravement leur chemin.



XXXVI

LA POSADA DU PARADIS


Après une longue sieste à l’abri d’un coin de rocher, nous nous
réveillons, lorsque le soleil commençait à allonger les ombres. Il est
trop tard pour atteindre Motril; aussi continuons-nous, couchés sur le
dos, à goûter ce _farniente_ méridional qui engourdit si délicieusement
le cerveau et les membres, tout en suivant machinalement de petits
nuages blancs qui flottaient dans l’azur profond.

Et perdu dans le grand silence, au milieu de cette belle et chaude
nature, je me murmurais à moi-même ces vers d’un poète espagnol:

«Si je me perds, que l’on me cherche du côté du Midi, là où éclosent les
brunes jeunes filles, où les grenades éclatent au soleil.»

Ce ne fut pas le bruit des grenades mûres qui éclatent, mais celui de
grelots, qui nous tira de notre torpeur. Un coche attelé de mules
débouchait du coin de la vallée. Nous nous étions levés pour le voir
passer, et l’idée nous vint de le prendre pour achever notre voyage.
«Hé! cocher!» Mais, bien qu’il parût nous voir et nous entendre, il se
mit à exciter ses mules, qui du trot passèrent à un galop effréné.

«Arrête! arrête! cocher!» Il n’en court que plus vite. Sans doute le
bruit des grelots et surtout la kyrielle de malédictions qu’il fait
pleuvoir à grands renforts de coups de manche de fouet sur son attelage,
couvrent nos voix; aussi, pour mieux nous faire entendre, nous
déchargeons nos revolvers.

Si nous voulions attirer l’attention, le succès dépassa nos espérances.
Les échos des rochers répercutèrent sur tous les tons les trois ou
quatre coups tirés; on eût cru à une fusillade entre bandits et
carabiniers royaux; des têtes d’hommes et de femmes effarées parurent
aux portières, conducteur et cocher hurlèrent aux mules tout leur
répertoire d’injures, et le coche disparut bientôt dans un tourbillon de
poussière[13].

  [13] Nous eûmes, le surlendemain, à Malaga, l’explication de cette
    fugue. L’avant-veille, la même diligence avait été, presque au même
    endroit, attaquée et pillée. Quelques semaines plus tard, un riche
    propriétaire de Cordoue, le señor Gallardo, fut capturé sur cette
    même route par des bandits qui exigèrent 30 000 francs de rançon.
    L’argent fut payé et Gallardo rendu.

Vers six heures, nous atteignîmes Padul, bourgade assise dans une jolie
vallée plantée d’oliviers, de grenadiers et de vignes. Mais, si la
campagne est séduisante, la ville et les habitants ne le sont guère, et,
contre nos prévisions, nous ne devions pas y passer la nuit.

Nous nous enquîmes d’une auberge. On nous indiqua la _posada_ du
Paradis. Quel paradis? celui des cochons, sans doute; car la
demi-douzaine d’élus qui s’y ébattaient semblaient s’y trouver fort à
l’aise, en famille et comme chez eux. Rôdant de tous côtés, ils
flairaient les pots, remuaient du grouin les casseroles, se jetant dans
vos jambes, vous marchant sur les pieds.

Des muletiers allongés par terre sur leur couverture n’y prenaient
garde, et la matrone les contemplait d’un œil tendre comme une couvée de
petits poussins.

Naturellement rien à manger. «Pas même des œufs?

--Vous ne manquerez pas d’en trouver dans la ville,» dit la matrone.

Elle pousse l’obligeance extrême jusqu’à nous montrer du pas de la porte
une boutique de cordonnier où l’on nous en vendrait sûrement.

Une petite fille qui se grattait alternativement la tête, le derrière et
le nez, est justement sur le seuil. Son papa est absent, mais cela ne
fait rien, dit-elle, et elle court tirer une douzaine d’œufs du fond
d’une armoire. Douze sous, prix raisonnable. Nous payons et nous partons
avec notre emplette, lorsqu’une sorte de vilain rustaud survient et nous
demande ce que nous sommes allés faire chez lui.

Nous lui montrons nos œufs.--_Nos_ œufs! Un instant. «Combien les
avez-vous payés?

--Douze sous.

--La petite s’est trompée! C’est vingt-quatre qu’il me faut.»

Nous le traitons de voleur et lui rendons sa marchandise.

L’hôtesse de l’_auberge du Paradis_, à qui nous racontons l’histoire,
nous regarde d’un mauvais œil. Évidemment ses sympathies ne sont pas
pour nous.

Sur ces entrefaites, un indigène qui vient d’apprendre l’arrivée
d’étrangers accourt nous offrir du bouc tout frais à deux réaux la livre
(50 centimes).

Nous lui achetons deux livres de bouc que nous remettons à l’hôtesse,
puis allons visiter les curiosités de l’endroit.

Sept heures.

Les _chorizos_ sont depuis longtemps digérés, et cette promenade
supplémentaire a augmenté notre appétit. Le dîner doit être prêt, le
bouc a eu le temps voulu pour rôtir.

Nous entrons dans la chambre commune, salle à manger, cuisine, étable,
chenil, dortoir, et la première chose qui frappe nos yeux, c’est notre
bouc tout cru proprement mis dans une assiette et entouré d’une belle
guirlande de mouches.

«Eh bien, et le dîner?

--Le dîner? répète avec calme l’hôtesse.

--Oui, cette viande? pourquoi supposez-vous que nous l’ayons achetée?
Pour donner à souper à vos mouches?

--Vous ne m’avez rien dit, réplique-t-elle. Je ne savais pas à quelle
heure vous rentreriez.»

Nous fîmes comme le conducteur du coche, nous déchargeâmes à son adresse
toute la provision de jurons, de sacres et d’injures que nous avions
recueillis çà et là, l’un et l’autre, dans nos diverses pérégrinations à
travers les milieux les plus variés, et le mari présent en eut sa large
part.

Bien que ce soulagement se fit dans la langue maternelle, ils comprirent
que nous ne les comblions ni d’éloges ni de protestations d’amitié;
aussi sur le même ton ils ripostèrent.

Cependant, pris peut-être de remords, le mari, plus juste, suggère
l’idée d’envoyer notre bouc au four. Cela serait plus vite fait. Le
boulanger cuisait, en moins d’une heure nous pourrons nous mettre à
table. Convenu. On expédie le bouc. Mais l’heure se passe. Le bouc ne
revient pas. On envoie à sa recherche un petit drôle, fruit des amours
légitimes des maîtres de la posada. Le jeune chenapan fait comme le
bouc. On l’a vu jouer au _toro_ sur la place. Il rentre enfin tout
essoufflé. «Et le bouc?--Il n’est pas encore cuit,» dit-il. Il s’assoit
dans un coin, bâille et s’endort. On le secoue: «Va chercher le bouc,
petite canaille!» Il sort en rechignant, et nous ne le revoyons plus.

Cependant muletiers, âniers, paysans, contrebandiers, colporteurs,
maraîchers, mendiants, ont envahi la posada. Un grand feu de branches,
foyer primitif, flambe au milieu de la pièce. Chacun fricote de son
côté. Des parfums pimentés, alliacés, agréables, flottent dans
l’atmosphère au milieu des bouffées de fumée et aiguisent notre faim.

Allongés sur un banc, nous assistons, l’estomac en détresse, aux
diverses confections d’odorantes et extraordinaires _ratatouilles_.
Enfin le sommeil nous gagne et nous fermons les paupières.

Quelle heure est-il? La nuit est depuis longtemps venue, mais nulle
trace de bouc. Tous les clients, repus, sommeillent dans des postures
variées sur le sol caillouteux, tandis que le _posadero_ et la
_posadera_, à cheval sur un banc, achèvent paisiblement à la même
gamelle une épaisse soupe aux pommes de terre et aux tomates.

Qui dort dîne est un méchant proverbe. Nous nous en apercevons aux
tiraillements de notre estomac; cela et la vue de ces hôteliers qui
dévorent tranquillement en face de la faim de leurs hôtes renouvelle
notre colère:

«Et notre bouc? nom de Dieu!»

Ils haussent les épaules en gens qu’une telle question ne peut
intéresser.

Nous recommençons la sarabande, réveillant par nos jurons le populaire
endormi.

Le couple riposte; les marmots crient; les cochons grognent, une mule
brait lamentablement; des malédictions sortent de tous les coins.

On se lève, on gesticule, on lance en l’air bras et mains aussi
tragiquement que les gros mots. Une bagarre générale va suivre, et nous
allons sûrement être jetés dehors.

Subitement tout se calme, patron, matrone, hôtes, tombent à genoux ou
s’inclinent tête découverte. Une vive clarté venue du dehors par la
grande porte ouverte fait dans la salle une trouée lumineuse, et des
chants de jeunes filles, des bourdonnements mâles, des glapissements de
vieilles arrivent de la rue.

J’aperçois une vingtaine de lanternes suspendues à des bâtons, puis des
femmes enveloppées de noir, des hommes en cagoule, des fillettes en
blanc. Et cette foule bizarre s’agenouille, psalmodiant des prières, les
yeux levés vers l’intérieur de la _posada_ sur une image encadrée,
accrochée à un pilier en face de la porte, et sous laquelle vacille la
flamme grêle d’une lampe: Saint Pierre, le front chauve entouré d’un
nimbe d’or, avec une barbe rouge, un manteau bleu et les clefs du
Paradis.

Après un fraternel échange d’_Ave Maria_ et d’_Oremus_ avec les gens de
l’auberge, la bande se relève et s’en va précipitamment avec sa
bannière, ses bâtons et ses lanternes, s’agenouiller et psalmodier
devant une autre porte et une autre image de saint.

C’est une confrérie de dévots qui fait ainsi à certaines époques le tour
de la bourgade. Comme il y a nombre de jeunes gens et de jeunes filles
qui processionnent ainsi par les nuits sombres, je m’expliquais sans
peine combien ces vieilles coutumes sont chères aux habitants.

Cette visite apporta une diversion et un vent de calme. Les dormeurs, un
instant réveillés, se recouchent et, comme nous avons renoncé à notre
bouc, nous demandons à en faire autant. On nous conduit à notre chambre.
Mais là encore nouvelle dispute. Nous avons demandé deux lits, et une
paillasse unique, aux flancs éventrés, gît lamentablement sur le sol.

Par la fenêtre ouverte, les étoiles scintillent au firmament limpide;
une fraîche brise fait vaciller la lampe, toute chargée des parfums
salins de la Méditerranée voisine.

«En route, dis-je à mon compagnon, en reprenant mon sac, la _posada du
Paradis_ n’aura pas ma nuit.»

L’aubergiste nous voit partir avec satisfaction; des voyageurs aussi
exigeants l’incommodent.

Il fut honnête cependant, nous avions pris du pain et du vin, et dans
son compte il déduisit le prix de notre morceau de bouc, puisque,
dit-il, il lui resterait. Devant cette extraordinaire probité, nous
oublions nos rancunes et nous partons en lui serrant la main. Au coin de
la rue, nous rencontrâmes le boulanger se hâtant lentement, suivant le
précepte du sage. Il apportait à l’auberge le quartier de bouc tout
fumant.



XXXVII

MOTRIL ET MALAGA


Le jour se levait quand, des pentes de la _Sierra de Lujor_, nous
saluâmes la Méditerranée. Que de fois à l’époque des belles années
verdies d’espérance, j’avais rêvé sur la côte africaine en face de sa
grande nappe bleue! A nos pieds Motril s’étendait dans la vallée, et
bientôt nous heurtâmes à une hôtellerie à l’enseigne de je ne sais plus
quel saint du cru--dans tous ces noms de célestes célébrités la mémoire
se perd--car l’Andalousie en fournit à elle seule de quoi garnir tout le
calendrier, puisqu’il suffisait jadis d’avoir fait rôtir beaucoup de
Maures et de juifs pour être promu d’emblée à la dignité de saint de
première classe. On nous ouvrit sans trop de pourparlers et nous eûmes
la bonne fortune de jouir chacun de notre chambre et de notre cuvette.
Un poulet aux tomates fumant et cuit à point au réveil, effaça le regret
du bouc de Padul, mit le comble à notre satisfaction et nous fit rendre
grâces au grand saint patron du lieu.

La mer est à deux kilomètres. En gens arrivés au terme de leur voyage et
qui désormais veulent prendre leurs aises, nous les franchîmes à l’aide
d’un tramway, car il y a un tramway à Motril. Il traverse des vergers,
des champs de maïs, de cannes à sucre, des roselières, des canaux
d’irrigation débordés sur la voie et vous dépose sur le port,
c’est-à-dire dans une sorte de faubourg appelé la _Playa_. Le vrai port
de Motril est à deux ou trois lieues à l’est, dans une anse, la
_Calahonda_, assez large pour abriter une centaine de navires. A la
Playa on ne voit que des barques de pêche, que par les mauvais temps on
tire sur la plage, et quelques caboteurs.

La _Carolina_, vieux sabot faisant le service de Motril à Malaga, ne
levait l’ancre qu’à six heures, et il en était à peine trois. Que faire?
Retourner en ville? Elle n’offre rien d’intéressant. Mieux valait errer
sur la plage, suivre la longue ligne de roselières, gracieuse ceinture
des vergers qui descendent jusqu’au rivage. De petites cabanes de jonc
étaient disposées çà et là. Dans les unes, on buvait et mangeait, dans
d’autres, on louait abri et costumes aux baigneurs. Nous nous munissons
du caleçon réglementaire et courons prendre un bain.

Deux _señoras_ qui rafraîchissaient leurs charmes dans notre voisinage,
donnèrent à notre approche de tels signes d’inquiétude et d’horreur que
sur-le-champ nous reconnûmes des filles de la pudique Albion.

Cependant, comme elles ne sortaient pas de l’eau, nous allâmes nous
sécher sur le sable, à quelque distance de ces naïades effarouchées.

L’une, blond filasse, jaune et desséchée, l’autre, châtain clair,
grassouillette et jolie. Celle-ci ne semblait pas extraordinairement
farouche. Néanmoins sous prétexte de nous montrer son mépris et à sa
compagne son zèle de pudeur, elle tournait dédaigneusement le dos; mais,
comme elle se baissait et se levait successivement, suivant l’usage du
beau sexe, qui paraît goûter ainsi plus voluptueusement les caresses de
l’onde, elle étalait et cachait tour à tour des rotondités que n’eût pas
désavouées la déesse callipyge, et qu’une simple chemise ne pouvait
guère dissimuler, tandis que l’autre, chèvre austère, accroupie dans
l’eau jusqu’au menton, ne nous laissait voir qu’un visage chargé de
couperose et de courroux.

Il n’est si attrayant spectacle dont à la fin on ne se lasse, et nous
allions regagner notre cabine de joncs, lorsqu’une mégère, attachée au
service des baigneuses, vint nous sommer avec majesté d’avoir à
déguerpir sur-le-champ.

«Je ne pense pas que vous soyez de décents cavaliers pour offenser ainsi
de vos regards des _señoras_ qui prennent leur bain.

--Nous ne vous avons jamais dit que nous étions de décents cavaliers.»

Elle s’en va furieuse et revient bientôt munie d’un grand peignoir, et
l’étendant comme un rideau entre nous et les baigneuses, elle les fait
sortir l’une après l’autre de l’eau, les conduisant à leur cabine,
entièrement dérobées à notre vue.

Le lendemain matin, étendu sur le gaillard d’avant, je me réveillais
devant un magique tableau. Sous les clartés empourprées de l’aube et au
travers d’une forêt de mâtures, Malaga se déroule devant nous. Derrière
la ville entassée, se dressent les hauteurs de Gibralfaro, où flottent
dans une buée d’or les rayons du soleil levant, enveloppant d’une gloire
la vieille forteresse phénicienne. Des villas sans nombre sont parsemées
sur la montagne; et la gigantesque cathédrale, énorme carré de pierre,
domine le port et semble écraser la ville.

Nous débarquons, et malgré l’heure matinale les quais sont encombrés
d’une foule bigarrée aux allures pittoresques, marchands de poissons et
de fruits, débardeurs, canotiers, matelots.

Les tavernes du port et des étroites rues adjacentes sont déjà ouvertes
et sur le seuil de l’une d’elles une jeune virago, étonnamment mamelue,
aux grands yeux hardis et noirs, nous interpelle au passage:

«Des Anglais!» s’exclame-t-elle, car tous les touristes sont
invariablement pris à l’étranger pour Anglais, et aussitôt à
brûle-pourpoint elle nous lâche son vocabulaire britannique:

«_English spoken. Mylords. Roastbeef. Soda water. Pretty miss. Brandy._

--_Yes, brandy!_»

Elle passe derrière son comptoir et nous verse de cette abominable
eau-de-vie dont l’Allemagne empoisonne les deux mondes en général et
l’Espagne en particulier.

En face du comptoir, vrai _bar_ anglais, rehaussé par une glace
italienne et des étagères mauresques chargées de flacons à étiquettes
germaniques, le mur est couvert de grandes affiches enluminées, vantant
les produits britanniques. Sur la table, des couteaux portant
l’estampille de _Sheffield_ et sur un coin du comptoir est un appareil à
glace fabriqué à New-York.

«Vous n’avez donc rien de français ici?»

Elle leva les yeux et les épaules comme si elle cherchait dans sa
mémoire.

«_Nada!_» dit-elle.

Rien! ou presque rien; c’est à peu près de même partout en Espagne. Dans
ce pays où Anglais et Allemands ont pris dans le commerce et l’industrie
une si large place, nous sommes à peine représentés.

Les Allemands surtout se sont implantés avec leur audace et leur
ténacité habituelles, inondant non seulement les marchés espagnols de
leurs produits, mais falsifiant les vins du cru.

Mon ami Robert Charlie a fait sous le titre _le Poison allemand_ une
très patriotique campagne contre l’invasion de la bière germanique; il
serait à souhaiter qu’un écrivain espagnol entreprît une campagne
analogue non contre l’invasion des vins allemands, mais contre la
falsification par les Allemands des vins espagnols.

Malaga, la ville la plus populeuse et la plus commerçante de
l’Andalousie, le premier port d’Espagne après Barcelone, est le centre
d’importation des denrées germaniques, principalement des alcools, au
moyen desquels l’Allemagne falsifie sur place tous les vins de
l’Andalousie.

Aussi, bien que la production vinicole ait considérablement augmenté,
puisque de vingt millions d’hectolitres qu’on récoltait il y a quatorze
ou quinze ans, elle s’élève aujourd’hui à plus de trente millions,
l’exportation, loin d’accroître dans les mêmes proportions, n’a fait que
diminuer, parce que, comme le constatait récemment le journal _El
Liberal_, «la majeure partie des vins espagnols qui ont passé la
frontière française ou ont été embarqués pour l’Amérique ou les pays du
Nord, n’étaient pas du vin, à proprement parler, mais une infâme mixture
fabriquée avec de l’alcool allemand et offerte sur les marchés comme un
produit de crus renommés.»

Avec de l’alcool amylique, des colorants provenant de la houille, de
l’extrait sec artificiel, de la glucose, un peu de moût de la plus
mauvaise qualité et des tonnes d’eau, les Allemands qui trafiquent à
Malaga inondent les marchés français et ceux d’Espagne de milliers de
barriques portant les marques des bons crus et pourvues des meilleurs
certificats de provenance[14].

  [14] On en a inondé les marchés français, tandis que nos vignerons
    voyaient avec douleur leurs excellents vins naturels leur rester
    pour compte dans leurs caves.

    La sophistication, une fois en train, ne s’est pas limitée au
    commerce extérieur. On fabrique également des vins artificiels pour
    la consommation de Madrid et des autres grandes villes, ainsi que
    l’a démontré le laboratoire municipal, dont les analyses ont signalé
    dans ces vins la présence de l’alcool amylique et d’autres
    substances étrangères au jus de la treille et généralement
    nuisibles. L’extrême bon marché de l’alcool allemand facilite ces
    abus, et bien d’autres abus encore, qui, non seulement compromettent
    la santé publique, mais nuisent à la consommation des vins naturels
    et ruinent le vigneron. La spéculation éhontée trouve évidemment
    plus commode et plus avantageux d’acheter une barrique d’alcool que
    huit barriques de vin, et avec cette barrique d’alcool, de l’eau et
    d’autres ingrédients, elle fabrique, sans tomber sous le coup des
    exigences fiscales, dix ou douze barriques de vin (?). Ce qui lui
    vaut un double bénéfice, puisque l’eau ne coûte rien et que le
    fabricant n’a point eu de droits d’entrée à payer.

    Que sera-ce, quand le bon marché des alcools industriels étrangers
    s’aggravera de la prime de 60 francs par hectolitre que le
    gouvernement allemand accorde à l’exportation?

    On frémit en pensant aux difficultés et aux embarras qui menacent
    notre commerce... Tandis que l’Allemagne s’indemnisera de ses primes
    avec les millions gagnés sur les nations qui lui prennent ses
    alcools industriels, et principalement sur l’Espagne, nous verrons
    dépérir, de jour en jour, notre production vinicole, diminuer nos
    affaires avec l’étranger, augmenter, par conséquent, la crise
    agricole, industrielle, commerciale et monétaire!

    (_El Liberal._)

Il résulte de cette audacieuse flibusterie une dépréciation universelle
des excellents vins de l’Andalousie, un appauvrissement des producteurs
et un renchérissement des denrées de première nécessité.

N’est-ce pas une chose effroyable que cette concurrence déloyale faite à
toutes les races par la race saxonne? Ce n’est pas seulement par ses
bières que l’Allemagne nous empoisonne, c’est par ses alcools
sophistiqués, ses vins artificiels vendus sous de fausses marques et
sous le couvert d’éhontés spéculateurs.



XXXVIII

L’AUBERGE DU GRAND SAINT IAGO


A la recherche d’une _posada_ dans les prix doux--car si nous touchons à
la fin de notre voyage, nous touchons également à celle de notre
bourse--nous avisons un agent de police occupé à se livrer à un outrage
public aux bonnes mœurs.

«Je sais ce qu’il vous faut, nous dit-il, patientez un moment.»

Il termine paisiblement sa petite affaire au milieu de la rue, _coram
populo et puellis_, et tandis qu’il s’ajuste, un camarade le rejoint.

Nous voici déambulant par les _calles_ étroites et tortueuses avec nos
sacs demi-vides pendant sur une épaule, nos faces brûlées, nos souliers
poudreux, nos triques de rôdeurs et nos vêtements qui bâillent par plus
d’une couture au soleil levant. Les deux agents qui nous flanquent ne
contribuent pas peu à nous désigner à l’attention et si nous avions fait
la gageure de passer pour deux compagnons du fameux Melgarès, dont la
respectable famille habite les environs de Malaga, nous eussions gagné à
coup sûr.

Aussi, dès les premiers pas, une troupe de polissons nous escorte. Des
hommes et des femmes se mêlent à la bande.

«Qu’est-ce que c’est?

--Des _ladrones_.

--N’est-ce pas ceux qui ont attaqué la diligence de Motril?

--Justement, ils viennent par le bateau de Motril.

--On les a arrêtés sur le port.

--Ah! les gredins!

--Ils en ont bien la mine.

--Le garrot! le garrot!»

La foule grossit. On commence par lancer quelques cailloux. Pour
échapper au sort de la femme adultère de l’âge évangélique, nous offrons
à chaque cabaret que nous rencontrons les rafraîchissements les plus
choisis à nos guides. Ils refusent avec dignité:

«Nous n’avons pas soif.

--Bah! on boit sans soif.

--Les ivrognes, oui; pas les Andalous.»

Au diable la sobriété des Andalous! Nous débouchons dans un petit
carrefour en face d’une maison qui forme un angle. Enfin, c’est là. Il
était temps. _Auberge du Grand Saint Iago._ Encore un saint qui a dû
fricasser pas mal de juifs et de Maures; mais nous bénissons son nom; il
nous sauve des fureurs de la populace qui s’arrête surprise et déçue de
nous voir arrêtés à la porte d’une auberge au lieu de celle de la
prison.

La police frappe pendant cinq ou six minutes du pied et du poing en
criant à chaque coup d’une voix lamentable, mode andalouse de s’appeler:

«Hé! señora! hé! l’_ama_! señora _Mariquita_!»

La señora Mariquita se décide à paraître au balcon de l’étage supérieur;
grosse commère qui a de beaux restes et les montre en partie dans un
déshabillé des plus sommaires.

«Des seigneurs voyageurs!» crient les deux policiers.

Elle laisse tomber comme une reine un regard à la fois étonné et
dédaigneux; dédaigneux sur des seigneurs qui payent aussi peu de mine,
étonné sur la foule qui les escorte, puis se décide à descendre nous
ouvrir.

Nous entrons; les curieux se dispersent et les agents se retirent après
nous avoir recommandé aux bons soins de la señora comme si nous étions
de vieux amis et trempé par politesse leurs lèvres dans un verre de
liqueur que nous leur avons fait servir.

L’hôtesse qui,--elle nous l’apprit elle-même--est la veuve d’un de leurs
camarades, appelle à son tour d’une voix dolente: _Barbara! Barbara!_ et
nous confie, tandis qu’elle va achever sa toilette, à une fort jolie
nièce qui ne paraît avoir de barbare que le nom.

_O Grand Saint Iago!_ Tu restes un de mes meilleurs souvenirs d’Espagne
et bien que tu aies fait rôtir à petit feu un nombre illimité de juifs,
j’eusse souhaité de passer sous ton enseigne un nombre illimité de
jours!

Toi seul m’as réconcilié avec les _posadas_ des Espagnes. Non pas que la
_casa_ de la señora Mariquita fût absolument un centre de sybaritisme,
ni même un lieu de simple confort; mais, si la femme du vicaire de ma
paroisse, fourvoyée là par hasard, eût été choquée de la pauvreté de la
chambre, de la dureté de la couche, de la voracité des puces, de la
grossièreté des draps, de l’exiguïté du pot à eau et de la cuvette, son
révérend époux se fût certainement épanoui à l’éclat des yeux et du
sourire de la chambrière, dont la brune beauté et la piquante saveur lui
eussent fait oublier un instant, ne fût-ce qu’un instant, son chœur de
blondes et bibliques chanteuses d’hymnes.

Et la cuisine! Quels condiments, quels piments, quel incendie! Pour
l’éteindre, trois brocs de malaga de diverses couleurs furent à peine
suffisants.

Sur les murs de la salle, asile de ces débauches, s’alignaient des
escouades de saints et de saintes à mine béate ou rébarbative; mais une
nouvelle jeune fille, aussi jolie que la première et répondant au doux
nom de Cata, atténuait par son aimable présence l’austérité de cette
pieuse compagnie, tout en augmentant le légitime désir de chacun de
goûter aux joies célestes. La señora Mariquita n’ignorait sans doute pas
que pour un voyageur rien n’est plus agréable que la variété, aussi
avait-elle commis une de ses nièces au service des lits, et la plus
jeune à celui du buffet.

Malaga n’est pas seulement célèbre pour l’excellence de ses vins, il
l’est aussi pour la beauté de ses filles, et cette fois la renommée aux
cent bouches ne ment pas.

Yeux noirs éclatants et doux, blancheur mate du teint, visage d’un
charmant ovale, épaisse et luxuriante chevelure, lèvres si rouges qu’on
les croirait barbouillées de mûres, taille fine et poitrine
délicieusement agrémentée; ajoutez à cela une exquise délicatesse des
mains et des pieds dont la cambrure reste découverte, et vous aurez le
croquis de Cata et de la généralité des Malaguègnes. La plupart ont en
outre un petit air réservé et sérieux sous lequel perce le désir de
plaire et la satisfaction de se sentir admirée. Voilà plus qu’il n’est
suffisant pour mettre à l’épreuve la vertu des saints. Ne vous étonnez
pas si la nôtre subit des assauts.

A notre baragouin castillan la _niña_ riait comme une folle et ne se
lassait pas de remplir nos verres, que de notre côté nous ne nous
lassions pas de vider. Aussi bien avant le dessert, mon compagnon, plus
ferré que moi sur la langue de Don Quichotte, lui décocha ce quatrain
décroché d’un vieux livre:

    Son tus labios dos cortinas
    De terciopelo carmesi;
    Entre cortina y cortina,
    Niña, dime que si.

    Tes lèvres sont deux rideaux
    De velours cramoisi;
    Entre rideau et rideau,
    Fillette, dis-moi que oui.

Riant aux éclats, les mains appuyées sur ses seins, comme pour en mieux
accuser les contours, elle se laissa voler un baiser en criant: _no, no,
no_, puis se sauva, et deux secondes après nous entendions sa tante et
sa cousine, la préposée aux lits, joindre leurs gammes à la sienne.
Trilles moqueurs qui tombèrent sur notre ardeur comme autant de douches
glacées.

Le soir, pour nous consoler, nous allions assister à la _malagueria_,
mimique locale qu’on ne danse plus guère que dans les cabarets du port
et les concerts populeux; sorte de pantomime amoureuse jouée entre une
jeune fille et un beau gars bien découplé, qui ne m’a pas semblé
différer essentiellement de celles déjà vues dans les villes andalouses.
Une chose m’a frappé dans toutes ces chorégraphies, la différence
marquée et caractéristique entre les danses espagnoles et les nôtres.
Chez nous, l’art chorégraphique est devenu une savante acrobatie dont le
_nec plus ultra_ consiste à s’écarter tant qu’on peut de la nature. Se
tenir sur la plante de l’orteil, s’élancer les bras en l’air comme si
l’on voulait s’envoler dans les frises, prendre des poses disloquées,
faire des sauts de pie et un compas de ses jambes, c’est ce qui plonge
au troisième ciel tous les _dilettanti_, amants forcenés de ces genres
de tour.

Au risque de passer pour un philistin, j’avoue mes sympathies pour des
poses plus naturelles. Aux sauts périlleux de l’étoile gymnasiarque, je
préfère de beaux reins qui se cambrent, des flancs qui voluptueusement
ondoient, une taille qui semble plier sous l’étreinte amoureuse, et,
comme le disait avec son sens de l’art et du beau l’immortel Gautier,
«une femme qui danse et non pas une danseuse, ce qui est bien
différent».

Les environs de Malaga seraient délicieux sans les nuées de poussière
qui enveloppent tout, bêtes et gens, villas et végétation. A certains
moments, cette poussière est d’une telle épaisseur que les côtés des
routes semblent recouverts d’une couche de neige. Les arbres paraissent
ornés d’un feuillage de carton et les bananiers, dont les grandes
feuilles pendent jusqu’à terre, ont l’air d’arbres en zinc.

Nous prîmes le tramway pour aller jusqu’au Polo, village de pêcheurs à
quelques milles de la ville, et nous pûmes nous rendre compte de cette
atmosphère poudreuse qui, plus que la malpropreté des rues de Malaga,
empêche les étrangers d’y faire un long séjour.

Les tramways, copiés sur les Américains, sont aussi de fabrication
allemande, et le parcours se paye par kilomètre à raison de deux sous.

Quand le moment fut venu de prendre congé et de faire nos adieux
métalliques, nous eûmes quelque inquiétude.

--«_Mira! l’ama._ Combien devons-nous? Et ne salez pas trop la note.

--Trois pesetas et demie chacun, dit-elle.

--Trois francs cinquante pour la chambre, c’est un peu cher. Enfin, on
ne vient pas tous les jours à Malaga, et l’on n’a pas toujours d’aussi
jolie chambrière. Et pour les repas?»

Elle nous regarda toute surprise.

«Mais, s’exclama-t-elle, c’est trois francs cinquante pour le tout.»



XXXIX

A TRAVERS L’ANDALOUSIE


Notre intention première était de suivre la côte jusqu’à Gibraltar, puis
de remonter à Séville par Tarifa et Cadix; mais devant nous ravitailler
à Séville, il nous restait juste assez pour prendre le train de
troisième classe en nous approvisionnant d’un _chorizo_ pour notre
déjeuner. Nous voici donc dans ces abominables wagons espagnols, qui
courent à une vitesse de cheval poussif, avec une minuscule portière
pour permettre de jouir du paysage, point de ressemblance commun avec
les nôtres, comme s’il en coûtait beaucoup plus de donner de l’air et de
la lumière aux infortunés voyageurs. Compagnie très mélangée: gendarmes;
_toreros_; deux vieilles religieuses conduisant aux noces du Christ une
jeune novice dont un mari plus substantiel ferait bien mieux l’affaire;
une famille allemande allant je ne sais où, encombrée de paquets, de
paniers, de hardes et d’une marmaille pouilleuse et mal élevée.

Mais le supplice est de se trouver, après deux mois de marche et de vie
au grand air, enfermé dans ces boîtes, où l’on ne peut ni bouger ni se
détirer les membres, ni s’allonger, ni même respirer à l’aise, asphyxié
par les émanations de culottes et de jupes non lavées, et autres
malpropres dessous. Puis, rouler en chemin de fer est un temps perdu
pour le touriste qui se met en route non dans le but de parcourir
bêtement des kilomètres, mais pour _voyager_ dans le vrai sens du mot.
Autant rester chez soi, au coin de son feu, et s’y chauffer les
gibecières en suivant sur la carte les récits des voyageurs.

Nous traversions cependant un pays merveilleux et d’une grande richesse.
Partout des canaux d’irrigation, de délicieux chemins bordés d’aloès et
de nopals, des bouquets de citronniers, de grenadiers et de figuiers
sans nombre.

Et quelles pittoresques bourgades! quels féeriques décors de murailles
arabes, de tours gothiques, de châteaux crénelés, de couvents
forteresses. Voici _Cartama_ la Mauresque, assise au milieu des oliviers
et des vignes sur le flanc d’une montagne rocheuse que couronne un
manoir féodal; _Alora_ la charmante, émergeant des palmiers, des
grenadiers et des orangers de ses jardins en terrasse; _Osuna_, dans la
plus fertile plaine de l’Andalousie, le vieux fief des commandeurs de
Calatrava, et _Marchena_ aux ducs d’Arcos, et la blanche _Carmona_ qui
dresse sur un mont ses tours romaines et son alcazar. On déroule à
chaque tour de roue les pages de l’histoire toute palpitante des grands
coups d’épée des légionnaires et des Goths, des Arabes et des
chevaliers.

Et les vallées couvertes d’orangers, les plaines aux grands pâturages,
les vignes célèbres du fief de _Teba_ dont le vin égale celui de Xérès;
le lac salé de _Fuente de Piedra_, et les tranchées au travers des
sierras, les viaducs, les ponts jetés à des hauteurs effroyables sur les
abîmes de l’Abdelagis.

Comme on aimerait s’arrêter dans tous ces coins aperçus en courant et
qu’on ne reverra jamais plus; fouiller ces vieilles bourgades si pauvres
en confort et si riches en glorieux souvenirs, déjeuner dans cette
_venta_ assise au bord de la rivière, partager le dîner des gitanos
là-bas, près de ce vieux monastère abandonné, coucher dans ce hameau où
les jolies filles viennent au passage saluer de la main les voyageurs.

C’était notre vie depuis deux mois et nous regrettions de ne plus
pouvoir recommencer le long de cette délicieuse ligne à travers
l’Andalousie, au risque de retrouver la _venta_ sans pain, les gitanos
voleurs, l’hôtelier inhospitalier, la servante revêche, et la fatigue et
la poussière et la chaleur. Mais c’est justement tout cela qui fait
l’agrément des voyages... quand on est de retour,

    Le ciel ouvert, la vie errante
    Et, surtout, la chose enivrante:
    La liberté, la liberté.

«Quel plaisir peut avoir une excursion où l’on est toujours sûr
d’arriver, de trouver des chevaux prêts, un lit moelleux, un excellent
souper et toutes les aisances dont on peut jouir chez soi? Ce qui
constitue le plaisir, c’est l’obstacle, la fatigue, le péril.»

C’est l’opinion de Gautier et je la partage. Il n’avait pourtant
traversé l’Espagne qu’en mule ou en diligence, mais la diligence d’alors
offrait de ces imprévus que ne donnent plus, à part l’écrabouillement,
les parcours en chemins de fer.

Enfin, dans l’horizon empourpré, nous distinguons une grande tour rousse
carrée, surmontée d’une lanterne à jour. C’est la _Giralda_. Nous voici
bientôt à Séville.



XL

SÉVILLE


Séville, perle de l’Andalousie, patrie de _don Juan_, cité légendaire
des Inès, des Rosines, des Elvires, et de l’immortel barbier; Séville
avec ses maisons peintes, ses balcons vitrés en saillie, surplombant les
uns sur les autres, ses rues étroites tendues de velum, ses places
plantées d’orangers et de palmiers, ses innombrables carrefours, ses
délicieux _patios_ séparés de la chaussée par un vestibule dallé de
marbre et des grilles artistiquement forgées en fleurs, en chiffres, en
devises, ses soixante-dix couvents encore debout, est une des rares
grandes villes d’Espagne qui ait conservé le cachet espagnol.

«_Qui n’a pas vu Séville n’a pas vu de merveille_,» dit le proverbe
andalou. Je dois avouer cependant qu’avant d’entrer à Séville, j’avais
vu d’autres merveilles qu’elle fut loin de me faire effacer. Je pense
que son animation et sa gaieté, qui contrastent avec la tristesse et la
somnolence des autres villes, ont contribué à sa réputation.

Bruyante de jour, elle devient, la nuit, tintamarresque. Ce ne sont que
chants, airs de danse, coups de piston et _peteneras_. «_Quien canta su
mal espanta. Celui qui chante effraye le malheur._» Et chacun s’en donne
à cœur joie.

Le plus agaçant, c’est que l’abominable piano joue le rôle principal
dans cet orchestre endiablé, et se fait entendre à chaque coin, jusqu’au
fond des cafés qui ne ferment que fort avant dans la nuit. Le piano a
tué la guitare comme le chapeau la mantille. On fabrique encore, il est
vrai des guitares un peu partout, et l’on en trouve des magasins fort
bien assortis, mais ce sont les étrangers qui s’en approvisionnent.

Lorsque le tintamarre commence à s’éteindre, que vous vous préparez à
fermer l’œil, accourent des légions de moustiques. Je n’en ai été
harcelé nulle part par de telles quantités, si ce n’est à Monaco. Cette
plaie volante et presque invisible vous dévore, pénètre à travers les
moustiquaires et perce les draps. Au cas où vous êtes parvenu à vous
préserver des piqûres de l’infernal insecte et que vous commencez à
sommeiller, voici les crieurs de nuit qui, lanterne sur le ventre et
pique à la main, vous réveillent de leur lamentable: _Ave Maria
carissima_, pour vous annoncer que le temps est serein. Comme ils ont
chacun leur quartier, ils repassent plusieurs fois dans la même rue en
chantant leur antienne, sans doute pour faire preuve de zèle et de
crainte qu’on ne les ait pas entendus. Bientôt arrivent les ânes et les
mulets des maraîchers secouant d’énormes grelots, des clochettes qui
sont des cloches, puis les bousculades, les charges qui s’écroulent, les
vociférations, les interpellations, les disputes, et cela sans
interruption jusqu’à cinq heures du matin. Alors les boutiques s’ouvrent
et la ville est debout, car c’est de très grand matin ou très tard que
se font les affaires.

La _calle de las Sierpes_ est la rue la plus gaie, la plus mouvementée,
la plus pittoresque de Séville. C’est à la fois le _Strand_ de Londres,
le bazar du Caire, la _Puerta del Sol_ de Madrid, le boulevard; mais un
boulevard de quelques pieds de largeur interdit aux voitures, et aussi,
volupté inestimable pour les Espagnols, interdit au soleil. Des
_tenditos_ multicolores jetés d’une maison à l’autre couvrent
entièrement la longue et tortueuse artère et ne contribuent pas peu à
lui donner le plus curieux aspect.

Dans la _calle de las Sierpes_ se trouvent les boutiques élégantes, les
théâtres, les cafés somptueux. J’eus le plaisir d’y voir l’industrie et
l’art français représentés autrement que par ces bibelots de pacotille,
d’un abominable clinquant et outrageusement bourgeois connus sous le nom
d’_articles de Paris_. La principale maison de vues photographiques et
tout ce qui concerne la partie est tenue par un compatriote, un de ces
Français que Dumas appelait plaisamment des exilés de l’industrie et du
commerce. Cet exilé, d’ailleurs, se porte à merveille, et joint la belle
humeur sévillanne à l’entregent parisien.

Pour faire œuvre de patriotisme, nous lui achetâmes quelques vues de
Séville qu’en qualité de compatriote il nous compta au-dessus du prix.

Chez le _Barbedienne_ de l’endroit je reconnus de ravissantes statuettes
de Laure Martin-Coutan, tandis qu’aux vitrines de l’unique libraire, au
milieu des traductions des œuvres de Zola, s’étalait, dans le texte
original, ouvert sur une très croustillante eau-forte de Julian,
l’_Ompdrailles_ de Léon Cladel.

Généralement, la librairie espagnole est pauvre. On lit peu _tras los
montes_ et, comme le constate dans un livre récemment paru, un écrivain
espagnol, V. Almirall[15], «la librairie de fonds est dans un état
rudimentaire. On ne publie guère que des éditions de luxe, imprimées
avec des clichés usés, qu’on relie fastueusement pour l’ornement des
bibliothèques, et que l’on se garde bien de feuilleter. La lecture se
borne à des romans frivoles ou à des insanités pornographiques.» La
pornographie écrite et imagée s’étale avec une aimable liberté d’allure.
Boîtes d’allumettes, papier à cigarettes, petits cahiers _illustrés_
sont offerts par des garçonnets et des fillettes, en pleine rue, aux
portes des théâtres, dans les cafés. Quelques-unes de ces priapées sont
dessinées très habilement et laissent bien loin les légendaires jeux de
cartes de Kehl qui font la joie des collégiens. C’est là toute une belle
branche de commerce qui est fort prospère.

  [15] _L’Espagne telle qu’elle est._ Albert Savine.

On voit aussi plusieurs brasseries à l’instar des nôtres. Sous le nom de
_cerveza_, on y débite, affirme-t-on, la cervoise du cru. Beaucoup
s’imaginent bien à tort que la bière est peu connue en Espagne. Elle y
est d’un usage aussi ancien qu’en France. Dans son très intéressant et
instructif livre: _la Bière française_, Robert Charlie cite à ce sujet
l’historien de la guerre de Numance. «Polybe, qui accompagna les
Scipions dans leurs guerres d’Espagne, raconte que le vin d’orge est la
boisson générale du peuple, qu’il en a de plusieurs espèces et de
différentes qualités et que la meilleure est servie aux rois d’Ibérie
dans des coupes d’or.»

Ce ne fut pas à coup sûr de cette dernière que le garçon me versa, car
je la trouvai assez détestable. Si elle était vraiment indigène, je
l’ignore, mais j’en doute, car il n’est plus guère de _cerveza_
andalouse. Le phylloxera allemand s’est introduit aussi bien dans les
orges et les houblons espagnols que dans les vignes, et a tué
l’industrie des brasseurs.

La _calle de las Sierpes_ conduit à la cathédrale, par la curieuse place
de _San-Francisco_, aussi pittoresque en son genre que celle de
l’_Hôtel-de-Ville_, de Bruxelles.

A l’extrémité d’une rue étroite, se dresse la fameuse Giralda, qui
domine la masse énorme de la cathédrale et de l’Alcazar. Elle servait
primitivement d’observatoire aux Arabes et, bien que vieille de près de
neuf siècles, ses murs de brique semblent élevés d’hier. On sait que
cette tour est surmontée d’une statue colossale en bronze, la Foi
portant le labarum, pesant environ 1500 kilogrammes, qui tourne sur
elle-même au moindre vent. De là le nom de Giralda (girouette). La
cathédrale est de quatre cents ans plus jeune.

Un jour, le chapitre de Séville n’ayant probablement rien à faire, ce
qui devait lui arriver assez souvent, décida l’édification d’une
cathédrale sur l’emplacement de l’ancienne mosquée:

«Bâtissons, dirent les chanoines, un monument qui fera croire à la
postérité que nous étions fous.»

On se mit à l’œuvre. Ce n’étaient pas les fonds qui manquaient.
L’opulent clergé pouvait se payer ce luxe... avec l’argent des fidèles.
Mais plusieurs générations de chanoines passèrent avant que les travaux
fussent achevés. Ils durèrent cent dix-huit ans, de 1401 à 1519, et
devant cette œuvre merveilleuse, extraordinaire, inouïe, la postérité
est restée et restera frappée d’admiration et d’étonnement. L’intérieur
est partagé en cinq nefs. «Notre-Dame de Paris, a écrit Théophile
Gautier, se promènerait la tête haute dans la nef du milieu qui est
d’une élévation épouvantable.»

Il faut en rabattre un peu et même beaucoup, et ne pas craindre de
tailler dans les brillantes broderies et les fantastiques arabesques des
enthousiasmes du poète, pour ramener les choses à des proportions plus
exactes. Elle n’en reste pas moins la plus grande et la plus belle
basilique d’Espagne, mais sa beauté est surtout intérieure, car malgré
ses dimensions colossales, elle est loin d’offrir l’aspect imposant et
majestueux de Notre-Dame de Paris.

Pour donner une idée de la hauteur de la nef principale, il suffit de
dire que le cierge pascal pèse plus de 1000 kilogrammes. L’éclairage
coûtait annuellement 20 000 livres de cire et 20 000 livres d’huile. Je
crois ce beau zèle d’illumination un peu refroidi.

La quantité de vin consommé pour le saint sacrifice allait de pair avec
ces dépenses. _Dix-huit mille sept cent cinquante litres_
s’engloutissaient chaque année dans les sacrées burettes. Il faut dire
aussi qu’il fait soif à Séville et que là comme ailleurs les sacristains
sont altérés. Cependant, quand on songe qu’il y a quatre-vingts
chapelles et autels à six messes en moyenne par jour, ce qui fait 482
messes quotidiennes, on s’explique cet engloutissement.

La richesse y ruisselle inouïe, le luxe écrasant, l’art multiple et
merveilleux. _Murillo_, _Campana_, les _Herreras_, _Valdès Leal_,
_Vargas_, _Francisco Zurbaran_, _Juan de las Roclas_, _Alonso Cano_,
tous les maîtres y ont leurs meilleures toiles. Comme partout, le
grotesque grimace à côté du sublime. Des _ex-voto_ ridicules, cœurs,
béquilles, membres et magots de cire sont appendus aux murs. Çà et là en
certains coins de chapelle, de longues tresses de cheveux noirs,
douloureux holocauste, rappellent la vitrine de quelque malpropre
perruquier. Des tuyaux d’orgue immenses, bizarres, sont placés
horizontalement, ainsi qu’une mitrailleuse géante braquée sur le chœur.

J’ai trouvé en maints endroits l’image de deux très appétissantes
créatures qui émergent tout exprès d’un nuage pour soutenir l’antique
tour. Il ne faudrait pas en sourire devant un troupeau de dévotes; on
risquerait fort de se faire écharper; ces aimables brunes ne sont rien
moins que les patronnes de Séville, Justa et Rosina, qui, filles d’un
simple potier de Triana, ont été, grâce à je ne sais quel concours de
miraculeux événements, investies par le Père Éternel de la garde
spéciale de la Giralda.

On les aperçoit, pendant les grandes tempêtes, soutenant de leurs
petites mains la statue de la Foi, et, à l’heure actuelle, il ne manque
pas de bonnes femmes des faubourgs qui vous racontent qu’elles ont vu,
_de leurs propres yeux vu_ les deux saintes arrêtant au passage les
boulets et les obus qu’en 1843 Espartero lança sur la ville, et qui
pouvaient endommager la tour.



XLI

LES DEUX MARIA DE DON PEDRO


Je ne m’arrêterai pas davantage dans la cathédrale, le lecteur peut en
trouver de minutieuses descriptions dans tous les _Guides_. Je ne ferai
que citer en passant la maison de Pilate, que le premier marquis de
Tarifa construisit sur le modèle de celle du proconsul de la Judée, en
souvenir d’un voyage à Jérusalem; la _Casa de los Taveras_ qu’habitait
l’_Étoile de Séville_, la belle Estella, maîtresse du roi Sancho le
Brave; le palais de San Telmo, résidence du duc de Montpensier, sur le
bord du Guadalquivir et ses délicieux jardins, non loin de la _Tour
d’or_ où l’on versait, dit-on, le contenu des galions chargés des
dépouilles du Nouveau Monde.

Mais, avant de quitter la basilique, il faut voir la _Capilla Real_, où
repose dans la paix du Seigneur Maria de Padilla, l’adorée de Pierre le
Cruel, en compagnie de saint Ferdinand, qui prit Séville aux Maures. Il
est couché dans une brillante châsse, revêtu de son harnais de guerre,
vrai linceul d’un soldat. Au jour de sa fête, le 30 mai, on écarte en
grande pompe le rideau qui le cache et l’on montre à la foule béante la
pâle figure du roi guerrier qui depuis six cents ans semble encore
dormir.

Une autre exhibition de ce genre macabre fort appréciée des Espagnols
est celle de doña Maria Coronel, aussi parfaitement conservée au couvent
de Santa-Inès. Je ne sais si le Saint-Père la canonisa, mais elle le
méritait bien, comme vous l’allez voir, car elle préféra perdre son mari
et sa beauté plutôt que sa vertu.

Le fougueux don Pedro la harcelait de ses désirs coupables; mais la
vertu de la dame n’était pas d’une étoffe à recevoir le moindre accroc.
Elle résista de telle sorte que le monarque ne vit d’autre moyen que
d’imiter l’exemple du grand roi David qui fit traîtreusement dépêcher
son général Uri pour jouir à son aise des charmes opulents de la
délicieuse Bethsabée. Donc le cruel Pedro fit condamner l’infortuné
Coronel à mort, sous je ne sais quel fallacieux prétexte--MM. les juges
en ont toujours des douzaines en leur sac--et promit à l’épouse la grâce
de l’époux en échange d’une simple nuitée.

La belle n’hésita pas. Ces saintes sont terribles. Elle préféra voir son
mari mort que cocu et lui laissa bravement couper la tête. On ne dit pas
si, en cette occurrence, le mari fut consulté.

Les esprits pervers et sarcastiques vont penser que c’était un moyen
pour se débarrasser d’un jaloux et commettre le péché mignon avec la
liberté de conscience d’une veuve.

Il n’en fut rien; elle continua de résister à ce que les journalistes
d’outre-Manche appelleraient les _immoraux assauts_ du roi, mes
compatriotes les _derniers outrages_, et les natures simples comme la
mienne, qui ne vont pas chercher midi à quatorze heures, l’hommage le
plus complet qu’on puisse rendre à la beauté. Pour y échapper, elle se
réfugia dans un des cinquante couvents de la ville. Mais elle comptait
sans l’ardeur royale.

Minuit sonnant, on frappe à la porte de sa cellule.

«Mon enfant, ouvrez, dit la mère abbesse accourue avec une chandelle.

--Ma mère, répliqua la recluse flairant quelque nouvel assaut, je suis
dans mon lit.»

C’est bien ce que le roi espérait.

«C’est le roi, dit la mère.

--Que Sa Majesté me pardonne, répondit doña Coronel, mais je ne puis
ouvrir. J’ai fait vœu au maître du ciel de ne plus me montrer à un
visage d’homme, et je ne le romprai pas pour un maître de la terre.

--Je vous relève de votre serment, ma fille,» répliqua promptement
l’abbesse.

On entendit un craquement de couchette et quelque remue-ménage dans la
cellule, mais la porte ne s’ouvrait pas. Sa Majesté s’impatientait.

«Ouvrez, doña Coronel; je vous l’ordonne, fit-elle impérieusement.

--Je m’habille, seigneur.»

C’était bien inutile, pensait don Pedro, et aussi la mère abbesse toute
suffoquée de honte et d’indignation qu’on fît attendre ainsi un roi à la
porte.

«Sire, dit-elle, pardonnez-moi, pardonnez-lui, elle ne sait ce qu’elle
fait.»

Un royal coup d’épaule digne de celui d’un portefaix met fin à tout cet
oiseux bavardage; la cloison cède et voici le roi dans la cellule,

    Ardant ses yeux sanglants sur cette jeune proie.

Il la saisit et va lui faire subir «les derniers outrages» sans égard
pour la mère abbesse qui tient toujours la chandelle.

Mais la superbe Andalouse arrache le flambeau des mains de la matrone et
en promène la flamme sur son visage qui, comme un paquet d’étoupe, prend
feu aussitôt. Pendant les pourparlers au trou de la serrure elle se
l’était oint de l’huile de sa lampe.

Si enflammé que l’on soit, on ne peut pas embrasser une maîtresse qui
flambe, aussi, quand il eut éteint le feu, le roi absolument refroidi
offrit avec ses excuses toutes sortes de compensations.

«Demandez ce que vous voudrez, lui dit-il, et votre volonté sera faite.

--La maison des Coronel a été rasée, répondit-elle; qu’à la place
qu’elle occupait s’élève un couvent où je finirai mes jours en pleurant
sur mes péchés et les vôtres.»

Don Pedro pensa peut-être qu’elle eût mieux fait de demander autre
chose, car de couvents, ça faisait le cinquante et unième, mais ce
n’était pas le moment de discuter des goûts d’une sainte qui venait de
se brûler le visage par vertu.

Le couvent fut bâti, la nouvelle Lucrèce nommée abbesse, et depuis cinq
siècles le visage ravagé de la fondatrice est exposé tous les ans, afin,
je le suppose, d’en ôter l’envie à celles qui voudraient l’imiter.

Puisque nous parlons de ce terrible paillard don Pedro, entrons à
l’Alcazar, seulement pour contempler les _Bains des Sultanes_ devenus
ceux d’une autre sainte, mais, celle-ci, du calendrier de Vénus, la
belle Maria de Padilla.

Il nous faut traverser le _patio de las Donzellas_ appelé ainsi parce
que les rois maures y recevaient annuellement un tribut de cent
pucelles. Heureux rois maures! Je paye à leur mémoire mon tribut
d’admiration. Les bains sont tout près. Je suppose qu’on y conduisait
d’abord les cent donzelles qui devaient en sentir le besoin après un
voyage sous ce ciel caniculaire et des moyens de locomotion primitifs.

Descendons avec le délicieux essaim; car il faut descendre au sous-sol
par un escalier de marbre. Sous des voûtes un peu trop obscures se
trouvent les bassins.

    La lumière pâle et diffuse
    Baigne d’un charme tous les corps.

J’avoue qu’à la place des sultanes, des cent _donzellas_ et de Maria de
Padilla, j’eusse préféré une bonne coupe en plein air, à cette pénombre
discrète, car ces caves manquent de gaîté.

Il est vrai que quand la favorite s’ébattait dans les bassins de marbre,
le roi, de crainte qu’elle ne s’ennuyât, venait avec ses courtisans lui
tenir compagnie. Ces vieux usages avaient du bon et je comprends ainsi
la visite aux dames. Une reine de l’extrême Sud s’offre de la même façon
chaque année à la respectueuse considération des hauts dignitaires de la
cour.

Je pense cependant que la divine Maria avait d’autres voiles que l’onde
parfumée. L’exquise galanterie consistait à boire de l’eau qui caressait
de si doux charmes, et cela va sans dire, de la trouver plus délicieuse
que tous les crus de l’Andalousie.

Un gentilhomme français admis à l’insigne honneur de cette séance
intime, moins courtisan ou de plus faible estomac que les autres,
s’abstint de toucher au philtre.

«Par la Madone, s’exclama ironiquement le roi en fronçant son terrible
sourcil, vous me paraissez bien dégoûté, monseigneur!»

Mais l’autre s’en tira par cette réplique:

«Je n’ose, en effet, sire, tremper mes lèvres dans cette coupe de
liqueur enchantée.

--Et pourquoi?

--C’est qu’après avoir goûté à la sauce, je craindrais de ne pouvoir
résister au désir de goûter à la perdrix!»

Quant aux jardins de l’Alcazar, ils ont subi bien des transformations et
les rois maures ne reconnaîtraient plus leurs _délices_ avec ces ifs
bizarrement taillés, ces fontaines en rocailles, ces conques, ces amours
bouffis et tout le rococo Louis XV apporté par Charles III.

Certaines allées sont pavées de briques percées de trous invisibles. On
touche le ressort d’un ingénieux mécanisme et ces trous deviennent
autant de petits jets d’eau qui attaquent en tous sens les promeneurs.

C’était le grand amusement de don Pedro le Cruel, qui, entre deux têtes
coupées, ne dédaignait pas la gaudriole.

A cause de cela, qu’il lui soit beaucoup pardonné. «Mon Dieu!
délivrez-nous des vertueux, des purs moroses et tristes!» Une petite
prière que je fais en passant.

Au moment où les demoiselles d’honneur de la cour se promenaient en
toute confiance, sans songer à mal, devisant simplement sur les qualités
respectives de leurs amants et celles d’une toilette nouvelle--sujet de
conversation des demoiselles d’alors qui n’a guère varié depuis--le roi
faisait jaillir les jets.

Les robes, qui se portaient larges, empesées et en cloche, et l’absence
de pantalon, rendaient le jeu des plus piquants. Et les petits cris des
victimes surprises, les gestes insolites et les fuites précipitées
désopilaient Sa Majesté.



XLII

LES CIGARIÈRES


Il ne faut pas quitter Séville sans rendre visite aux _cigareras_ dont
les doigts effilés et agiles fournissent de _puros_ et de _papelitos_
tous les fumeurs espagnols. Ne fumant pas, je laisse à de meilleurs
juges le soin de discuter le mérite des cigares sévillans pour ne
m’occuper que de celui des cigarières.

Elles sont plusieurs milliers--la surveillante qui nous ciceronait donna
le chiffre un peu exagéré, je crois, de sept mille deux
cents--entassées, c’est le mot juste, dans une succession de longues
galeries communiquant les unes aux autres par des rangées d’arcades.

Matrones, jeunes femmes, fillettes, tout pêle-mêle dans une promiscuité
qui doit être fort dangereuse pour la tendre innocence.

Mais d’innocentes, je ne pense pas qu’il s’en trouve beaucoup. Le comité
des rosières trouverait difficilement le placement de ses couronnes, et
l’angélique Société pour la propagation de la pureté, de Londres, y
perdrait ses sermons et ses _tracts_. Il n’est pas besoin, d’ailleurs,
pour rouler des cigares, d’un certificat de vertu.

Aussi, beaucoup et de très jeunes, mariées sans doute en expectative, se
trouvaient dans cet état pénible à l’œil, que par galanterie pour les
dames nous appelons _intéressant_. Un plus grand nombre allaitaient ou
berçaient un poupon, tandis qu’un autre marmot se traînait autour de
leurs jupes. L’administration, humaine et sage, tolère que ces jeunes
mères gardent près d’elles l’enfant qu’elles nourrissent. Payées à la
tâche, elles peuvent travailler à leur fantaisie sans léser en rien les
intérêts de la fabrique. Je n’en ai vu aucune fumer, mais j’en ai vu
beaucoup dormir sans que les surveillantes songeassent à troubler leur
méridienne.

Malgré cette agglomération de femmes, de nourrices, de marmaille, de
filles aux dessous négligés, l’odeur est supportable, car celle du tabac
domine et couvre toutes les émanations suspectes.

Pas de bruit. Interpellations et conversations à haute voix défendues;
mais un petit bavardage, continu, incessant, emplit les salles comme un
bourdonnement d’abeilles.

Il faisait très chaud et presque toutes s’étaient mises à l’aise, fichus
rejetés, corsages ouverts. Quelques-unes même, débarrassées de jupes
trop lourdes, ne gardaient que l’indispensable. Aussi, dès notre entrée
dans chaque galerie, jouissions-nous de la vue d’une collection des plus
variées en couleur et en forme de gorges andalouses, du blanc laiteux au
rouge brique, de la grenade au potiron.

Spectacle agréable et inattendu, mais de courte durée, car au fur et à
mesure que notre présence était signalée tout rentrait dans le corsage
ou disparaissait sous un châle hâtivement saisi, avec accompagnement de
petites mines effarouchées fort plaisantes à voir, mais seulement pour
la forme, comme nous dit un _torero_ avec qui nous avions fait
connaissance et qui nous accompagnait, et parce qu’il fallait, devant
les contremaîtresses, garder les convenances.

Ces _cigareras_, dont la plupart sont fort jolies, font les délices de
la garnison. C’est un sérail toujours ouvert aux heureux soldats
casernés à Séville, très prisés, comme le sont partout les soldats, des
filles du peuple.

Mais aux _toreros_ la fleur de la corbeille! Nous le vîmes bien à
l’engouement qu’excitait notre ami. Tous les cœurs pour lui, tous les
regards, tous les sourires. Son nom courait de bouche en bouche:

«Manuel Erreria! Le matador! Manuel Erreria!»

Nous en étions jaloux. Lui, souriant, jouissait modestement de son
triomphe, sans morgue comme sans griserie, en homme habitué aux ovations
des cœurs. D’ailleurs, il avait son _enamorada_ qu’il énamourait
lui-même et cela lui suffisait. Heureux garçon! Il était encore à l’âge
où l’on croit à la constance!

Mais il ne faudrait pas se faire illusion et s’imaginer qu’en la ville
natale de _don Juan_ on peut impunément suivre les traces du cynique
scélérat. S’il est facile de jeter son mouchoir dans ce harem agité, de
ramasser une Elvire dans le tas des jeunes amoureuses, il serait
dangereux, le choix fait, de donner une rivale à l’odalisque. Les
petites cigarières de Séville prennent l’amour au grand sérieux et ne
badinent pas avec lui. Gare à la vengeance! Si elles ne vitriolent pas
le _traître_, comme quelques-unes de nos gourgandines, elles lui font
deux bonnes entailles sur la face pour en dégoûter les autres; deux
entailles en croix à l’aide d’un _navaja_ bien aiguisé, l’une au nom du
Christ et la plus profonde en celui de la Vierge Marie.

Le bourreau des cœurs ainsi stigmatisé ne peut plus que difficilement
continuer la série de ses conquêtes; du moins s’il le tente, ses
victimes sont averties. Elles savent du premier coup d’œil qu’elles ont
affaire à un _lâcheur_.

Ces demoiselles, on le voit, ne sont pas toujours commodes. Il y a deux
ou trois ans, elles s’insurgèrent, je ne sais à quel propos, se
saisirent d’un surveillant détesté qui leur faisait la morale, lui
mirent culotte bas et le fessèrent de la belle façon. De mémoire de
jésuite on n’avait vu cinglade pareille. Les vieilles maîtresses d’école
d’Albion, expertes et cuirassées en la matière, en eussent elles-mêmes
frémi. Plus de cinquante enragées s’acharnèrent sur ce malheureux
derrière, que l’on dut arracher tout sanglant des mains des ménades. Il
fallut la troupe et deux jours de siège pour venir à bout des petites
furies.

La sainte Vierge est la patronne de cette armée de jupes, où cependant,
passé douze ans, il n’est plus guère de virginités. Dans chaque salle et
au milieu des vastes corridors de la manufacture, elle est placée en
belle niche, entourée de fleurs pieusement renouvelées chaque jour.

Outre une lampe perpétuelle, les petites cigarières lui brûlent des
cierges et lui adressent d’étranges prières. Celles pourvues d’un amant
la supplient de le rendre éternellement fidèle, les novices de leur en
procurer un aimable et bien amoureux; je ne parle pas des plus ferventes
qui ne cessent de répéter:

_O Marie, conçue sans péché, fais-moi pécher sans concevoir._



XLIII

SUR LE GUADALQUIVIR


Le bateau d’_Algéciras_, faisant escale à Cadix, levait l’ancre à trois
heures du matin, heure vraiment espagnole. Couchés très tard, nous
craignions de manquer le départ, mais nous comptions sans les moustiques
qui, à deux heures, nous tenaient encore éveillés. Une demi-lieue
séparait notre _casa de Huespedes_ de la tour _del Oro_, place
d’embarquement; il ne fallait plus songer à dormir.

Mais sur les bords du Guadalquivir pas plus que sur ceux de la Seine,
l’on ne se pique de ponctualité. Cette vertu britannique est peu prisée
des races latines. C’est un tort; nous avons, en revanche, d’autres
vertus que les Anglais ne possèdent pas. Quoi qu’il en soit, à Séville
comme à Paris, on arrive généralement trois quarts d’heure après celui
de grâce--quand on arrive;--c’est pourquoi ceux qui n’aiment pas se
morfondre, avancent de soixante minutes en donnant rendez-vous. C’est ce
que faisait le capitaine de la _Carolina_, et peu au courant de ces
usages, nous arrivâmes au paquebot pour y trouver l’équipage endormi.

Quand toutes les horloges de la ville, auxquelles se joignirent celles
du faubourg de la Triana qui lui fait face, eurent décroché quatre
coups, ce qui prit un certain temps, les passagers commencèrent à
déboucher sur le quai.

On chauffe et bientôt l’on se met en mouvement un peu avant le lever du
soleil.

Le Guadalquivir est le seul fleuve navigable de l’Espagne, pour les
bateaux ne jaugeant pas plus de 200 tonneaux, et encore à partir de
Séville, c’est-à-dire à 25 lieues de l’océan.

Ses eaux rousses, ses bords plats, ses nombreuses volées d’oiseaux
aquatiques, lui donnent en maints endroits une physionomie hollandaise.
Mais l’azur intense du firmament, l’ardent soleil, les ombres bleues,
les cigognes et les hérons, groupés près de ses longues lignes de joncs,
rappellent bien vite qu’on navigue dans les splendeurs du Midi.

Nous glissons rapidement dans les méandres du fleuve, charmés à chaque
détour par des coins de rivage inattendus, enveloppés dans les molles
clartés de l’aube. Villas émergeant d’un bouquet de palmiers, vieux
cloître abandonné, assis au sommet d’une colline et dont la cloche
rouillée a depuis longtemps sonné matines pour la dernière fois.

Séville s’enfonce et disparaît derrière l’épais rideau des jardins de
_San-Telmo_, tandis que la _Giralda_, au contraire, semble grandir
davantage et monter dans les brumes violettes, aiguille ardente, seule
éclairée par les feux du levant. A gauche de nous, la grande plaine
festonnée au loin par des ondulations gris-perle. Les habitations se
clairsèment; les joncs, en masses épaisses, défendent l’approche des
rives, refuges de nuées de hérons et de canards.

Voici une bourgade, dont les maisons pittoresquement entassées, se
groupent autour d’un monastère fortifié. Ses bastions et ses murs
enserrent des jardins touffus, dont ils rejettent en verdoyantes
cascades par-dessus leurs créneaux la flore trop abondante.

Tous ici sont levés avant le soleil. Les petits garçons jouent déjà au
_toro_ sur la rive devant un aréopage de petites filles attentives.

Mais le globe radieux se lève à son tour, émergeant lentement d’une
longue bande orangée, tandis que nous filons sans bruit entre une double
ligne de saules, de peupliers, de glaïeuls et de joncs. On dirait
maintenant certains décors de Marne et de Seine avec plus de sévérité,
une plus large envergure.

Ce Guadalquivir est empreint d’une placide et poétique majesté. C’est
bien la grande rivière, l’_Oued el Kébir_, chantée par les poètes arabes
et andalous.

«Je te salue et je t’aime, Guadalquivir, roi de l’Andalousie, s’écriait
le duc de Rivas, proscrit. Comme tu t’avances avec fierté vers la mer,
toi qui coules si calme et reflètes dans tes ondes les murs antiques de
Cordoue.»

Cependant, comme les grandes et belles routes d’Espagne, cette route
liquide est presque déserte. A peine si nous rencontrons de temps à
autre un vapeur, un voilier, un canot.

A travers les vertes trouées des bords, on aperçoit des champs de maïs,
des fermes lointaines et éparses, des coteaux rayés de vignes, des
bouquets d’oliviers.

Quelques barques se détachent chargées de filets. On approche d’une
bourgade, _Coria del Rio_, vieille cité romaine. Une jeune fille, en
frais déshabillé, rêve sur le balcon d’une maison de maître. On passe
assez près pour voir qu’elle est jolie. Deux petits officiers de
hussards, tout fraîchement fabriqués à l’École de Tolède, la saluent et
lui envoient un baiser. Elle sourit et secoue la tête, voulant dire sans
doute que ce ne sont pas des baisers à travers l’espace qu’il lui faut.

Dans la plaine découverte, immense, que dominent les pics d’_Utrera_,
des troupeaux de jeunes taureaux demi-sauvages paissent tranquillement
dans la paix de l’âge d’or; plus loin, des chasseurs battent les hautes
herbes, font lever des compagnies de canards. Cette vue excite l’humeur
cynégétique de plusieurs passagers. Ils arment leurs fusils et font rage
sur les hérons et les mouettes. Balles perdues. Cassements inutiles de
pattes et d’ailes. Les pauvres bêtes éclopées vont crever dans les
fourrés de joncs. Cela amuse les spectateurs. Une infortunée cigogne,
paisiblement perchée sur une jambe, reçoit une balle en plein corps.
Bien visé. On applaudit. Ceux qui ne disent rien se regardent en hochant
la tête: Voilà ce qui s’appelle un joli coup de fusil!

Cruelle et sotte manie de tirer ainsi, sans profit aucun, sur des êtres
inoffensifs, sans autre raison que le plaisir de tuer! Et j’ai entendu
de ces chasseurs faire de la sensiblerie et déclamer contre les courses
de taureaux, qui ont cependant une utilité et une excuse, puisque les
bénéfices sont versés aux hospices. Et là, au moins, le tueur risque sa
peau.

Pendant qu’on visait, il me venait de folles envies de faire dévier,
d’un solide coup de ma trique, ce bras de meurtrier imbécile.

Eh! brute! garde ta poudre pour l’homme, ton seul ennemi.

Les déchirures d’Utrera se sont effacées, les mamelons meurent en
ondulations légères. Plus rien que la plaine au niveau du fleuve dont
les sinuosités vont se perdre en s’élargissant dans la ligne droite de
l’horizon où pointent les voiles latines.

Une grande buée flotte des deux côtés de la rive. Ce sont les
_Marismas_, les maremmes fertiles en fièvres. Ni village, ni ferme, ni
culture dans ces vastes étendues de terre grise et poussiéreuse, tachées
çà et là d’inextricables fourrés de joncs, et que les pluies d’automne
transforment en fondrières et en bourbiers.

Le fleuve s’élargit de plus en plus; ses bords s’ensablent. Les bouquets
de verdure reparaissent; des tas de foin, de petites maisons blanches,
émergeant d’une ceinture de palmiers noirs, dépassent la ligne très
basse de l’horizon. Aux paysages hollandais et séquaniens succède un
décor du Nil.

Une bruyante bande de cochons noirs fouille les joncs, près d’un cheval
en détresse, qui, enfoncé jusqu’au poitrail, essaye vainement de se
désenliser. Un peu plus loin, mules, chèvres, taureaux, chevaux
paissent, pêle-mêle, dans une confraternité inconnue aux humains.

Un bac-radeau, chargé de gens et de bêtes, va d’une rive à l’autre
aborder à un petit port de pêche flanqué d’une fabrique d’alcool à
l’enseigne germanique. Des groupes de fillettes et de garçonnets, jambes
et pieds nus, graves comme père et mère, nous regardent passer.

Là-bas, là-bas, dans la plaine, de tous côtés, où se porte la vue, des
troupeaux de taureaux sèment d’innombrables points bruns les grandes
nappes grises. Quelle terrible consommation!

Des hauteurs dentelées se dressent brusquement, à droite, derrière un
coude du fleuve, comme une ligne de bastions cyclopéens. Ce sont les
falaises de la côte, et, tout près, les triangles blancs des voiles
coupent l’azur intense et cru.

Des pyramides de sel s’alignent à notre droite: les salines de
Santa-Teresa et de San-Carlos; elles étincellent sous le soleil comme
des morceaux de diamants.

Le fleuve devient d’une largeur immense, presque un bras de mer; il y
débouche majestueusement en une courbe énorme.

On navigue entre des dunes garnies de forêts de pins et de grands
cèdres, et bientôt paraissent les maisons roses et blanches du petit
port de Bonanza avec l’aspect coquet d’un village de la Seine; puis, un
peu plus loin, au milieu de bouquets de palmiers et d’orangers, s’étend
la jolie ville de San-Lucar.

San-Lucar de Barrameda, le grand port des Maures d’Espagne, n’est plus
qu’un simple garage. Devenue ville d’eaux, elle reçoit le _tout
Séville_, le _tout Xérès_, le _tout Cadix_, c’est-à-dire la totalité des
vaniteux désœuvrés qui ont introduit la coutume de s’ennuyer
correctement et à grands frais, ce qu’on appelle enfin la fine fleur de
la civilisation.

Aussi, malgré l’extérieur séduisant, les jardins délicieux et la plage
pittoresque, ce n’est pas ici que je prendrai pied.

Une forte houle nous reçoit dans l’Océan et nous oblige à saluer malgré
nous le fort de Chipiona et à zigzaguer sur le pont comme de vieilles
Anglaises le soir de Noël. C’est une véritable gigue que nous dansons en
doublant la pointe de Camaron et Rota, qui nous sourit de sa vieille
enceinte, au sommet de sa falaise. Rota, dont je goûtais pour la
première fois, il y a quelque vingt ans, sur les confins du Sahara, le
vin digne des dieux, cadeau de mon brave colonel du Paty de Clam, ne
reçut que des hommages en nature dont s’emparèrent aussitôt les poissons
atlantiques.

Mais tout s’oublia devant le panorama magique, car soudain, en face de
nous, sortant du milieu des vagues bleues, surgit la belle Cadix, tout
hérissée de ses tours, de ses clochers, de ses dômes, de ses belvédères,
blanche et ensoleillée comme une cité de l’Orient.



XLIV

CADIX


Les circonstances m’obligèrent à descendre à la _fonda de Europa_ d’où
un hôtelier à cheval sur les mœurs expulsa jadis Alexandre Dumas père
pour cause de trop de facilité dans ses liaisons féminines, et j’eus
l’honneur de coucher dans la chambre qu’occupa une seule nuit l’illustre
romancier. Dumas n’eut qu’à se féliciter d’ailleurs de cette sévère
mesure, car à la pudibonderie chrétienne l’hôtelier joignait, ce qui est
fréquent, une friponnerie tout hébraïque.

Les propriétaires ont changé. Les étrangers sont bien accueillis. On y
vit bien et à bon marché, comme d’ailleurs dans toute l’Andalousie. Mais
la cuisine y est française, et j’ai la manie de peu priser à l’étranger
ce que j’estime à la maison.

Ce n’est pas la peine d’aller à Cadix pour se voir servir, en grande
pompe, des biftecks aux pommes ou des côtelettes _Soubise_, par des
messieurs en habit noir. Un vulgaire _puchero_, une _olla podrida_
apportée sur un coin de table par une accorte gaditane eussent été plus
de mon goût. Je suis de l’avis de Montaigne: «Je pérégrine non pour
chercher des Gascons en Sicile, j’en ai laissé assez au logis; je
cherche des Grecs plutôt et des Persans...» Je cherchais de vrais
Espagnols, mais il paraît qu’il n’en est plus guère: ils sont devenus
Bordelais. C’est ainsi qu’au pays du vin par excellence, on vous sert du
bordeaux à table. Il est fabriqué dans quelque officine allemande; il ne
vaut rien, on le paye fort cher, mais le _snob_ est satisfait. Ah! les
snobs! ils envahissent et gâtent le monde.

Depuis que les voyages sont devenus faciles, sur cent touristes on se
heurte aux préjugés de quatre-vingt-dix-neuf philistins.

Bref, en la _fonda de Europa_ on se croirait en un hôtel du voisinage de
la Bourse, sans la petite chapelle où les demoiselles de la maison
entretiennent devant une Vierge luxueusement habillée une lampe
perpétuelle, et une vieille señora dans l’infortune qui, au dessert,
fait le tour des tables, offrant aux convives des scapulaires, béat
petit commerce que je soupçonnais fort en couvrir un plus profane.

La ville est gaie, propre, bien bâtie. Ses rues étroites, bordées de
maisons hautes, débouchent presque toutes aux deux extrémités sur la mer
qui l’entoure, à l’exception de l’isthme long et étroit qui la rattache
à San-Fernando. Les étages sont formés d’élégantes _miradores_ et les
toits en terrasse, de coquets belvédères. Elle est célèbre par la
splendeur de ses nuits et la beauté de ses filles. Même en Espagne on
dit: «Les nuits de Cadix.»

Les _Nuits de Cadix_! un joli titre de roman à sérénades. De sérénades
il n’y en a plus, non plus d’échelles de soie, ce qui n’empêche pas
l’amour de courir les rues par l’entremise des procureuses.

Nous trouvons justement à la porte de l’hôtel une _gitana_ aux yeux
flamboyants qui guettait notre sortie. Bien qu’elle fût maigre comme une
bonne jument du Haymour, elle était encore assez jeune et passable pour
battre pour son compte les buissons de Cythère; mais veuve et chargée de
famille, elle ne travaillait que pour autrui.

Retirant de son doigt une bague comme dans les vieux romans espagnols,
elle nous la présenta, non pour nous l’offrir de la part d’une _señora_
prise subitement du mal d’amour, mais pour nous la vendre.

Ce commerce de l’unique bijou qu’elle possédât ne servait qu’à en
couvrir un autre, car continuant à tenir sa bague du bout des doigts,
elle nous raconta confidentiellement qu’elle connaissait deux _señoritas
muy hermosas_ et _muy jovenes_ (très belles et très jeunes) qui
raffolaient des _seigneurs_ français.

Nous venions à peine de nous en débarrasser qu’un drôle de quinze à
seize ans nous accoste. Cette fois, c’est un _Murillo_. Excellente
occasion; le dernier. Soixante douros.

«Merci, nous en avons acheté trois grosses à Séville.»

Le chenapan nous regarde effaré.

«Voulez-vous des costumes de _gitanas_?

--Tu nous offriras cela au prochain carnaval.

--Ah! vous serez partis! Alors achetez une navaja de Santa-Cruz, dit-il
en tirant un couteau de sa poche.

--Nous en revenons.

--Une de Tolède?

--Elle est fabriquée à Berlin.

--Justement; ce sont les bonnes lames.»

Il fait mine de se fouiller pour chercher le couteau et sort un petit
cahier de photogravures obscènes, qu’il nous ouvre discrètement.

«Va porter ça au _padre_ qui passe là-bas.

--Oh! il les connaît, riposta le rufian sans sourciller, je lui en ai
déjà vendu.»

Et plus bas: «Je puis vous procurer des _niñas muy baratas_ (des jeunes
filles très bon marché).»

C’est, je crois, une des spécialités de l’Espagne que ce courtage fait
par des adolescents. Les _niñas_, pas n’est besoin de l’ajouter, sont
des demoiselles de corps de garde qui ont fait la joie de plusieurs
générations de troupiers.

«J’ai une jolie petite sœur..., continua cet industriel d’avenir.

--Va-t’en, ignoble gredin.

--Si vous la voyiez!...

--Prends-la pour toi.

--C’est déjà fait, riposta-t-il cyniquement, mais je la prête.»

Il ne se découragea pas, et voyant que ses offres séduisantes se
heurtaient vainement au triple airain de notre vertu, il s’offrit
finalement comme guide pour visiter la cathédrale et autres lieux
sanctifiés.

Après les splendeurs monumentales et les richesses archéologiques de
Tolède, Cordoue, Grenade et Séville, Cadix ne peut rien offrir de
vraiment intéressant. Sa cathédrale ne date que du commencement du
dernier siècle; elle est lourde, bizarre, construite de telle sorte
qu’elle paraît étroite et rétrécie, bien que d’énormes dimensions.

Comme à Cordoue, j’y vis célébrer un service bruyant et pompeux devant
les nefs vides. La foi s’en va, mes frères, la foi s’en va!

Mais le soir, le hasard m’ayant poussé de ce côté, non à la recherche
des vérités de l’Évangile, mais de réalités plus palpables, je suivis un
troupeau pressé de dévotes qui allaient fêter je ne sais quel apôtre à
grands coups de _confiteor_, car, s’étant accroupies deci, delà en tas
noirs, elles commencèrent toutes à se frapper la poitrine en chœur,
tandis que les vieilles, chargées de plus de péchés que les autres et ne
pouvant plus en commettre, poussaient de regret ou de repentir des
petits gémissements du plus réjouissant effet.

A un moment, la scène devint si comique que pour conserver mon sérieux
et ne pas me faire chasser par une escouade de badauds scandalisés, je
dus détourner les regards de ce spectacle burlesque; et un autre, non
moins intéressant, attira mon attention.

Deux très jeunes prêtres, de cet âge impétueux où l’on réserve
d’ordinaire au dieu Pan ses plus ardentes offrandes, s’étaient
humblement agenouillés côte à côte près du bénitier de la porte
principale, comme deux coupables honteux, ne se sentant pas dignes de
souiller de leur présence le sacré sanctuaire. Mains jointes, lèvres
marmottantes, ils faisaient mine de prier. Mais s’ils récitaient des
oraisons, ce n’était pas à coup sûr à l’Esprit saint, mais plutôt à la
chair endiablée. Postés de telle façon que nulle ouaille entrant ou
sortant n’échappait à leur examen, yeux modestement baissés quand
s’approchait du bénitier une paire de culottes ou le pas saccadé de
quelque vieille, ils les relevaient aussitôt quand, sous une jupe
frétillante, émergeait d’un soulier sans empeigne le bas blanc d’un pied
mignon.

Je m’imaginais d’abord en ma simplicité d’âme qu’ils faisaient
l’espionnage pour un mari cocu et jaloux, une mère méfiante, un père
barbare, mais je reconnus bientôt à l’air suppliant des apôtres qu’ils
demandaient simplement l’aumône aux compatissantes _señoritas_, non
l’aumône métallique et vile, ni le morceau de pain et la tranche de
saucisson qu’on jette en le sac profond du frère quêteur, mais celle de
chair fraîche, le froment fécond de la vie, la franche lippée d’amour.

Si jamais je me fais curé, ce sera curé espagnol. C’est encore un bon
métier par le temps qui court. Confesser les petites Andalouses et leur
infuser la sainte communion, voilà qui m’irait joliment. Mais ce n’est
pas sous la cuvette du bénitier que je prendrais des poses plastiques et
pieuses, ni à la porte de l’église que je ferais mes patenôtres. Enfin,
passons; mais avant de passer outre, je veux témoigner une admiration
aux _padres_. A en juger par leur œil émerrilloné, leur confiante
désinvolture, la façon délurée dont ils roulent leur cigarette en
clignant de la prunelle aux _majas_ (jolies filles), ils doivent
s’entendre à trousser lestement la morale et porter allègrement le poids
de leurs vertus.

Mes dévotions faites, j’allai terminer la soirée en un _beuglant_ des
bas quartiers. Ce sont ceux-là que j’affectionne, car là se réfugient
les restes de couleur locale. On y donnait justement une saynète où un
malheureux boulevardier jouait, comme bien vous le pensez, un rôle de
jocrisse. Fourvoyé dans une ville d’Espagne à la suite de diverses
aventures, on lui servait un _gaspacho_, mais il avait le palais si
délicat que, quelle que fût sa faim, il ne pouvait avaler une cuillerée;
le vin de Val de Peñas l’horripilait, le vin de Malaga était trop doux,
celui de Rota trop fort. On finissait par lui fabriquer une sorte de
breuvage avec des rinçures de bouteille qu’on lui vendait à un prix fou
sous le nom de bordeaux et qu’il trouvait délicieux.

Ce Parisien extraordinaire était aussi excentrique en amour qu’en
cuisine. Un complaisant de l’endroit, chargé de lui raccoler quelque
jolie fille, lui présenta une petite gaditane qui eût donné des
distractions au vénérable époux de la Vierge Marie, le saint le plus
calme du calendrier. Il trouva qu’elle sentait l’ail. On lui en amena
une autre: elle n’était ni coiffée, ni chaussée à son goût; une
troisième manquait de chic. Bref, on lui apporta une poupée articulée
habillée à la mode de Paris avec un arrière-train sur lequel les quatre
fils Aymon eussent chevauché à l’aise; il la trouva _v’lan_, _pchutt_,
_very select_,--et autres inepties,--et pressa la poupée sur son cœur.

La toile tombe là-dessus et les spectateurs rient aux larmes. Comme je
ne suis pas ce boulevardier, que j’estime fort l’ail, le Rota et le Val
de Peñas et ne prise que médiocrement les poupées et les poufs,
l’épigramme ne me touche pas, ce qui semble vexer mes voisins.

Ceci n’est que ridicule et inoffensif, mais suffisant pour montrer qu’on
ne nous aime guère. C’est surtout dans les mélodrames charpentés avec
les épisodes nationaux que nous sommes présentés sous un côté odieux à
la grande joie du populaire. Quand on joue _la Défense de Cadix_ et que
le bandit Jaime (Jacques) El Barbado s’écrie avec emphase: «Ah! quel
beau chapelet de têtes de Français nous allons fabriquer», des
applaudissements frénétiques éclatent, et, si en ce moment un Français
se trouvait dans la salle, il n’en sortirait pas sans quelques horions.

Nous raillons volontiers l’étranger, mais en dépit des railleries
spirituelles ou bouffonnes, nous avons au fond un sentiment de
bienveillance.

Il suffit même de se dire étranger pour être bien accueilli. De là
l’étonnant succès de tous les rastaquouères et l’audace des espions
allemands. Ce sentiment est plein de générosité et de délicatesse, mais
en vérité, comme la plupart des beaux sentiments, il est une duperie,
car je ne sais guère de peuple qui nous rende la pareille. Notre facile
cosmopolitisme n’est partagé nulle part et le fameux refrain:

    Les peuples sont pour nous des frères,

n’a d’écho que chez nous.

Si ce sont des frères, ce sont de vilains frères qui veulent bien
participer à tous les avantages de la fraternité, mais à leur seul
profit. Et, ainsi que le disait récemment à Nancy mon ami Victor
Courtois, président des Sociétés patriotiques de Lorraine:

«L’heure est venue d’un égoïsme national qui nous oblige à nous défier.
La fraternité des peuples n’est que le mot de passe des ouvriers
étrangers qui viennent manger le pain des nôtres quand ils ne sont pas
envoyés à la solde de l’Allemagne pour nous trahir.»

Du haut de la tour de la Vigia, à peu près au centre de Cadix, l’un des
plus merveilleux panoramas de l’Europe dédommage largement le touriste
des fatigues de l’ascension. La ville, les innombrables villas de la
superbe baie, l’étroit promontoire, la flotte, la campagne et le vaste
océan offrent à l’œil ravi mille tableaux divers. Là-bas, sur la pointe
avancée, _Rota_; plus près, _Santa-Maria_, le quai de Bercy des vins de
Xérès, à la barre de la Guadalête, d’où s’embarqua Amerigo Vespucci, et
célèbre par ses courses de taureaux, aussi renommées que celles de
Séville.

Dans la plaine voisine, le Goth Rodrigue, l’amant de la belle Florinde,
perdit contre Tarik la bataille qui livra l’Espagne aux Maures, heureuse
invasion dont tous les amis de l’art doivent se féliciter.

Voici le vieux fort de Santa-Catalina; les marais salins où le San-Pedro
déroule ses méandres; le château de Puntalès en face du _Trocadero_ qui
commande l’entrée de l’anse au fond de laquelle _Puerto-Real_ étale ses
coquettes maisons blanches vis-à-vis du grand arsenal et des forts
casematés du bagne de la Carraca.

C’est à l’entrée de ce détroit qu’eut lieu, lors de la seconde invasion
française, le combat de _Trocadero_. Après une héroïque résistance de la
milice gaditane, nos troupes s’emparèrent du fort en se jetant dans
l’eau sous le feu des batteries, ce qui rendit le duc d’Angoulême maître
de Cadix où s’étaient retranchées les Cortès.

Stérile succès d’une stérile campagne qui coûta cent millions à nos
pères.

_Carraca_, dans l’île de Léon, derrière la _San-Fernando_ où fut
proclamée la Constitution de 1812, celle qui donna son nom à la place
principale de toutes les villes espagnoles. Ainsi, en 1848, nous
baptisâmes les nôtres _place du Peuple_ ou _de la Liberté_.

Car de ce côté-ci ou de l’autre côté de la montagne, qu’il habite la
rive droite ou la rive gauche du fleuve, les bords atlantiques ou
méditerranéens, le peuple se paye aisément de mots, et pourvu que ses
tribuns l’appellent _citoillien_ en lui faisant croire qu’il est
souverain maître, il se déclare satisfait.

A voir ce mot _Constitucion_ sur toutes les places publiques, je me suis
dit qu’il correspondait à notre trinité platonique: _Liberté_,
_Égalité_, _Fraternité_, farce déjà centenaire. Constitution ou
immortels principes n’ont pas empêché les exploiteurs d’exploiter, les
tripoteurs de tripoter, les traitants de voler, les voleurs de
triompher, les braves gens d’être dupes, et les pauvres diables n’en ont
pas croqué un pois chiche de plus. Il en est des constitutions comme des
agents de la paix chantés par Jules Jouy:

    Car des sergots ou pas de sergots,
    Pour nous, c’est kifkif bourrico,

puisque des plus farouches amis du peuple, bourgeois ou prolétaires,
chacun travaille pour _son singe_, suivant l’expression de certain
conseiller municipal manquant de lettres, ce que Jules Vallès, dans
l’intimité, résumait par ce mot en montrant son puissant abdomen: «_Le
pauvre, c’est Bibi._»



XLV

DE CADIX A ALGÉCIRAS


En faisant ces réflexions, harcelé par une nuée de lamentables
guenillards qui se disputaient la faveur de porter mon havresac jusqu’au
port, je pris le paquebot d’Algéciras.

Nous revoici côtoyant l’Espagne, par une mer houleuse. Chiclana, dont
les eaux sulfureuses attirent nombre de malades, paraît coquette et bien
bâtie au pied d’une colline que dominent les ruines d’un vieux
monastère. De longues rangées de pyramides de sel se succèdent, puis
vient Conil à l’embouchure de la Conilète, ce que les Espagnols
appellent _Salado de Conil_, séduisant petit recoin.

La côte se découpe en roches énormes et le cap de Trafalgar, de sinistre
mémoire, se dresse devant nous.

Derrière, Vejer de la Frontera s’assoit pittoresquement sur la crête
d’une montagne. Bientôt se dessinent sur l’horizon les côtes marocaines,
et huit heures après notre départ nous doublons le cap de Tarifa, la
pointe la plus avancée du continent européen.

Tarifa, avec sa vieille forteresse, son antique château maure bâti sur
le roc, est peut-être le point le plus connu des marins et le plus
inconnu de l’Espagne. Enfermée dans ses murailles sarrasines, loin de
toute communication, sans industrie, sans commerce, voyant passer tous
les navires sans qu’aucun s’y arrête jamais, la vieille petite ville
semble une épave oubliée des âges disparus. Les femmes n’y sortent que
le visage voilé comme les femmes arabes, et les historiographes du
dernier empire ont été y chercher le berceau familial de l’impératrice
Eugénie, inscrivant dans son arbre généalogique Alonzo Perez de Guzman,
que l’on surnomma _le Bon_. Alcade de Tarifa vers la fin du treizième
siècle, il eut à la défendre contre une attaque des Maures.

Pendant le siège, ceux-ci parvinrent à s’emparer de son fils et
menacèrent Guzman de le tuer sous ses yeux s’il ne leur livrait le
château. L’alcade leur jeta son poignard avec ces paroles sublimes:

«Tuez-le avec ceci, puisque vous l’avez résolu: _j’aime mieux mon
honneur sans mon fils que mon fils sans mon honneur_.»

Alors la digne épouse de Guzman se joignit à son mari:

«Vous pouvez tuer mon enfant, cria-t-elle, nous en fabriquerons
d’autres.»

Et sautant sur un des créneaux, pour mieux défier l’ennemi, elle se
troussa jusqu’aux hanches:

«Le moulin fonctionne toujours, ajouta-t-elle, et le meunier est encore
bon!»

L’Iliade et l’Odyssée n’offrent rien de semblable, et cet acte trop
héroïque pour que l’on puisse en rire, loin de désarmer les terribles
Sarrasins, ne fit qu’accroître leur colère.

Sous les yeux du père et de la mère, la tête de l’enfant tomba.

Le soir venait lorsque tout à coup le noir et gigantesque rocher de
Gibraltar s’étala devant nous avec l’aspect d’un monstre accroupi. Rien
ne peut rendre la majesté de cette masse solitaire, qui se détache
brusquement sur la mer et le ciel. Nous entrons dans la baie: la nuit
est déjà descendue, un vent violent du sud-ouest s’engouffre dans cet
entonnoir et nous secoue jusque sur Algéciras, rendant le débarquement
difficile.

Une barque nous prend et à grand’peine nous atteignons une vieille jetée
balayée par les lames, tandis que pour recevoir les bagages les
portefaix entrent dans l’eau jusqu’au ventre, cramponnés à des câbles.
Un port peu commode et qui n’exigerait cependant que quelques travaux
pour devenir excellent.

Tout trempés par les coups de mer, nous entrons dans le premier hôtel
venu où nous scandalisons les convives assis à la table d’hôte.

Pas de chance. _Victoria Hotel_. Nous voici en pleine Angleterre. Table
silencieuse, garçons sévères en habit noir, mines composées, cols
carcans, œil froid, mentons de galoche. Sûrement, c’est John Robinson
esquire, mistress Penelope Philips et ses six filles, master Harry Brown
et son _tutor_, miss Kate Kidney et ses lunettes! Que le diable les
emporte tous! Eh bien, pas du tout, ce ne sont pas des Anglais, mais des
hidalgos de pure race andalouse qui cherchent à imiter les Anglais et
n’en sont que plus stupides. Toute imitation est signe d’infériorité. Et
ils réussissent si bien que, sans leur langage castillan, nous les
prenions pour des _Shopkeepers_ de _Tottenham court road_. En habit
comme les larbins, ils semblent absolument horrifiés de la simplicité
rustique de notre costume trempé; aussi, pour les _horrifier_ davantage,
nous apercevant qu’ils poussent l’imitation britannique jusqu’à boire au
pays du doux vin l’ale âcre et nauséabonde, nous frappons à l’unisson
sur la table en criant: «Du vin, N. de D., du vin, nous sommes encore
ici en Espagne, qu’on f... la bière à Gibraltar.»

Algéciras est célèbre dans l’histoire militaire. Les Maures assiégés par
Alphonse de Castille y tirèrent les premiers coups de canon que l’on
entendit en Europe. Que de terribles échos depuis! J’aime mieux son
autre renommée, celle de la beauté de ses filles, bien que je n’aie pas
eu le temps d’en juger, car arrivés à la nuit tombante, le petit jour
nous trouvait sur la jetée essayant d’entrer en une barque qui tantôt
s’élevait à hauteur de nos mollets et l’instant d’après s’effondrait à
cinq pieds au-dessous.

Cette infernale jetée dont la pointe est détruite depuis au moins un
demi-siècle, et contre laquelle nous avions manqué nous briser la
veille, est grâce à l’incurie de la municipalité un point de
débarquement des plus dangereux par les gros temps.

Je ne sais si les honorables conseillers d’Algéciras occupent leurs
loisirs à négocier des pots de vin et leurs heures d’étude à changer les
noms des rues, mais les barques qui transportent voyageurs et bagages
sont exposées à chaque coup de mer à être mises en pièces contre des
débris de maçonnerie qu’il serait facile de faire enlever.

C’est ce qui faillit nous arriver; mais, si nous échappâmes à un bain
matinal, nous vîmes nos valises plonger tout à coup et disparaître en un
clin d’œil, spectacle toujours amusant pour les... voisins. On nous
affirme qu’on ne tardera pas à les repêcher, et sur cette consolante
promesse, repoussés de la jetée à grands efforts de gaffe, nous roulons
vers la barcasse espagnole, qui mit en bourlinguant horriblement près de
deux heures pour une traversée de quelques lieues.



XLVI

GIBRALTAR


Le rocher géant se dresse devant nous avec une intensité extraordinaire
de tons, découpant sur les feux du levant sa noire et monstrueuse
silhouette. La tête ronde et colossale tourne du côté de l’isthme une
mâchoire de rochers taillés à pic, tandis que la crête de son dos pelé
descend en pente douce vers l’Afrique.

A mesure que nous approchons, les détails s’accentuent. A mi-côte
seulement commencent à poindre les touffes de bruyères, les genêts, les
nombreuses variétés de plantes saxatiles et d’arbustes rupestres dont
les plaques verdoyantes s’épaississent de plus en plus et servent
d’asile à une colonie de singes sans queue, frères de ceux de l’Atlas,
brusquement séparés de leur race primitive lorsque la poussée des eaux
sépara les colonnes d’Hercule. Des villas éparses tachent de leur
blancheur crue les nappes grises ou vertes; un escalier grimpe en
zigzaguant jusqu’à une vigie solitaire fouettée par les vents des deux
mers; de vieilles tours mauresques s’échelonnent du côté de la terre, et
tout au bas la ville, ou les deux villes, _Gibraltar_ et la _pointe de
l’Europe_, séparées par un jardin aux plantes tropicales, s’étendent en
éventail, sur les dernières pentes. Enfin, au ras de la mer, la ligne
des casernes et des fortifications, et au premier plan, groupés en un
tas, l’amas de navires.

Bientôt une particularité attire l’attention. Ce rocher, haut de 500
mètres sur une longueur de 3 kilomètres environ et de 1000 mètres dans
sa partie la plus large, est percé comme une écumoire.

Des rangées de trous noirs, aussi pressés que les sabords d’un vaisseau
de guerre, le sillonnent en tous sens, et chacun de ces trous est
l’embrasure d’une bouche à feu. Plus de mille crèvent ainsi le roc, dont
l’intérieur est percé de galeries, de salles, de chemins, de tunnels,
d’escaliers, perforé comme un vieux tronc vermoulu. Les habitants
prétendent que si toutes ces bouches crachaient en même temps, le rocher
miné et contre-miné croulerait.

Le débarquement se fait comme à Cadix et à Algéciras, au moyen de
bateliers. Ils assiègent le navire, renforcés de _guides_ et de
courtiers qui se précipitent à l’abordage, et, avant que vous ayez eu le
temps de vous préparer à l’assaut, s’emparent de vous et de vos colis en
criant, dans toutes les langues et tous à la fois, les noms de leurs
cavernes.

Nous disputons avec énergie nos personnes et nos sacs à un grand coquin
d’Allemand, à la casquette galonnée, qui hurle: _Alpion Hôdel! Alpion
Hôdel!_ pour confier le tout à la discrétion du représentant de la
_fonda de España_, dont les vêtements suffisamment râpés annoncent des
prétentions plus modestes. Il s’en saisit triomphalement après un
échange d’injures, en différents idiomes, avec son rival, qui nous
regarde avec tout le mépris dû à des voyageurs à cinq schellings par
jour.

On débarque entre deux rangées de _policemen_, aussi droits, aussi
corrects que leurs confrères métropolitains. A part le casque en toile
blanche, on les croirait venir de la parade de _Scotland Yard_. Pas de
visite de douane vexatoire, pas de perquisition dans les poches, comme
dans tous les ports d’Espagne. Gibraltar est un port libre, tout y entre
en franchise, à l’exception des alcools et des armes. La seule formalité
à remplir est de se présenter au guichet d’un bureau installé au point
de débarquement et d’y demander un permis pour entrer en ville. Sur
notre mine honnête, on nous délivre sur-le-champ un billet valable huit
jours.

Nous franchissons deux portes voûtées et bastionnées, et nous voici en
ville. C’est d’abord une place, ou mieux une cour de forteresse entourée
de bâtiments militaires auxquels des galeries extérieures, à chaque
étage, enlèvent le caractère de tristesse et de nudité particulier à
l’architecture des casernes. Des soldats font l’exercice, et de tous
points éclatent des commandements, des coups de clairon, des roulements
de tambour.

On débouche dans une rue étroite, l’artère principale, _Main Street_,
qui suit le rocher jusqu’à la pointe d’Europe. Des ruelles tortueuses
escaladent, à gauche, les premiers contreforts et s’arrêtent
brusquement, barrées par le roc, tandis qu’à droite, elles sont coupées
par les bâtiments militaires et les ouvrages de défense.

En une double ligne de magasins, d’entrepôts, de boutiques gorgés de
marchandises et de denrées anglaises se presse une population étrange:

Espagnols, Marocains, Grecs, Arabes, juifs de Tanger, nègres, Allemands,
malandrins de toutes les races, «tous gens, dit Richard Ford, qui se
sont expatriés pour le bien de leur pays». Oh! la curieuse foule et la
belle collection de coquins! Je retrouve la ville algérienne d’il y a
vingt-cinq ans, avec son peuple de banqueroutiers, de renégats, de
déclassés, d’aventuriers suspects, de _colons marécageux_, de forbans
des deux mondes.

Des fantassins en jaquette rouge, des artilleurs bleus, des tirailleurs
noirs, des officiers en tenue ou en bourgeois tranchent par leur
méticuleuse correction avec le négligé des Levantins, la malpropreté des
juifs, le débraillé des Latins, tandis que la blonde fraîcheur et la
raideur des jeunes _misses_ contraste avec le teint mat et la gracilité
des brunes Gibraltariennes.

Çà et là, cependant, des cheveux blonds émergeant de dessous une
mantille indiquent le mélange des races et prouvent que le vertueux
_John Bull_ n’a pas passé toutes ses soirées au prêche ni ses nuits dans
la chasteté.

Malgré huit mille hommes de garnison et une population flottante de
matelots de toutes races, gens de grands appétits et de morale peu
farouche, les commis voyageurs chercheraient vainement dans la ville,
des demoiselles «qui vont en journée la nuit». La _Mission protestante_
et la _Société évangélique pour la surveillance des mœurs_, qui ont
pignon sur la rue principale, boutique de vertu et entrepôt de
crétinisation, ne pouvaient souffrir le trafic de Cythère dans un siège
épiscopal d’évêque anglican. Libre aux catholiques, aux mécréants, aux
infidèles d’être impurs; un protestant ne l’est jamais, surtout un
protestant anglais. Si les privations du célibat jointes aux
aphrodisiaques climatériques harcèlent _Tom Atkins_[16], il doit sortir
de Gibraltar et aller dans les villes espagnoles voisines chercher
pâture à ses «impropres» appétits, à San Roque, San Felipe, Mayorqa,
Algéciras, lieux de perdition que les évangélistes comparent dans leurs
prêches aux sept villes maudites ensevelies dans la mer Morte; à moins
qu’il ne prenne pour autel de ses sacrifices au dieu Éros la femme ou la
fille de son camarade, plus à sa portée et à sa convenance.

  [16] Surnom du soldat anglais.

Que la pureté de tous ces prêcheurs et chenapans bibliques est odieuse
et insupportable; et comme ces gens font comprendre et excuser certaines
arquebusades célèbres de jadis!

Les drames sanglants de l’histoire nous semblent à première vue cruels
et abominables; mais, quand on regarde autour de soi, on arrive à les
expliquer comme fatalités nécessaires.

Qui sait si sans ces moyens extrêmes, sans quelques poignées de très
braves mais très insupportables saints passés hâtivement et brutalement
de vie à trépas, les austères luthériens et les rigides calvinistes
n’auraient pas transformé la belle et joyeuse France en un triste et
laid champ de prêche où à l’heure actuelle nous rivaliserions de vertus
_publiques_ et _privées_ avec les pieux hypocrites d’outre-Manche et les
sots moralistes d’outre-Rhin!

Je ne me trouvais pas en pays nouveau, comptant dans la garnison une
dizaine d’officiers de génie et d’artillerie, vieilles connaissances de
Woolwich, y compris sir John Adye, le gouverneur de Gibraltar, qui
commandait il y a quelques années l’Académie militaire.

Ma valise repêchée sans trop de dégâts me permit de lui rendre visite;
mais cette formalité contraire à mes usages fut pour moi un plaisir bien
plus qu’un devoir, plaisir que semble éprouver aussi le vaillant général
qui aime les Français, ayant partagé en Crimée leurs fatigues et leur
héroïsme et qui porte fièrement sur son grand uniforme la croix de
commandeur de la Légion d’honneur.

La très gracieuse lady Adye et lui me font visiter leur palais, car
c’est un palais que cette résidence, ancien prieuré, embelli, orné,
fourni, meublé de tout le confort anglais joint au luxe oriental et où,
entre des galeries mauresques, s’épanouit, sur ce rocher aride et au
milieu de ces bastions, de ces forts et de ces engins de guerre, en
touffes verdoyantes et en fleurs paradisiaques, un vrai coin des
délicieux jardins de Grenade.

Dans la salle de réception sont rangés par ordre chronologique les
portraits des gouverneurs de Gibraltar, _gentlemen_ de grand air et
soldats de haute mine, qui tous, comme les _Gomes de Silva_, ont leurs
faits d’armes et leur légende.

On sent à chaque pas les constantes préoccupations d’un gouvernement qui
_whig_ ou _tory_, conservateur ou libéral, a le souci de ses serviteurs,
tient à ce qu’ils représentent dignement le pays, entourant la fin de
leur carrière de respect et de bien-être.

Devenus maîtres de Gibraltar par surprise, les Anglais montrent bien
qu’ils ne sont pas disposés à se laisser reprendre la place. De 1779 à
1782, Espagnols et Français le tentèrent vainement, et si John Bull perd
jamais cette clef de la Méditerranée, ce ne sera pas manque de
précautions.

On a vu que tout étranger ne peut y pénétrer que muni d’un permis.

Indépendamment de cela, au coucher du soleil un coup de canon prévient
les gens de la banlieue qu’ils aient à déguerpir de la ville, et à ceux
de la ville qui ont eu affaire au dehors qu’ils doivent regagner au plus
vite le logis. Rien de plus comique que le chassé-croisé qui commence et
surtout la vue des retardataires. Piétons, cavaliers, amazones,
muletiers, âniers, carrioles et fiacres se hâtent d’entrer ou de sortir.
La porte divisée en deux empêche d’ailleurs tout heurt et tout
encombrement.

Le poste est sous les armes, le clairon, l’œil au guet sur l’aiguille de
l’horloge et l’embouchure à hauteur des lèvres, attend la seconde
précise.

Aussitôt la sonnerie éclate, et l’adjudant de place, avec une régularité
de chronomètre, pousse les portes et donne un tour de clef.

Malheur aux traînards! Toute supplication est vaine; tout appel à la
pitié superflu. Le mari jaloux et la femme éplorée sont séparés pour la
nuit. Le règlement n’a pas d’oreille, et l’officier, impassible, porte
gravement les clefs au gouverneur, et, à moins d’un ordre spécial de
celui-ci--ordre écrit, signé et timbré--la porte ne s’ouvre plus qu’au
coup de canon du réveil.

Il y a là matière pour un joli vaudeville.

Eh bien, malgré ces exigences d’une ville de guerre, ou, si vous le
préférez, cette «brutale tyrannie du sabre», pas un Gibraltarien ne
voudrait l’échanger contre les douceurs civiles de l’administration
espagnole. Quand je dis _Gibraltarien_, je parle, bien entendu, de
l’indigène du _Lizard of the rock_, comme l’appellent, par dérision, les
habitants des villes voisines, sujet anglais de père en fils ou ayant
obtenu la naturalisation après _quarante_ ans de séjour, et non du
cosmopolite véreux, du forban de l’industrie ou du commerce, qui y est
venu chercher un refuge provisoire.

Ce sentiment est un peu celui des Canadiens, qui nous disent quand nous
les visitons: «Nous aimons les français, nous sommes Français d’origine
et de cœur, mais ne voudrions à aucun prix l’être de fait.» Aveu peu
flatteur; mais il faut bien reconnaître, entre nous, qu’il est expliqué
par les procédés puérils et vexatoires de notre administration
tracassière, procédés qui peuvent ne pas trop nous choquer, habitués que
nous sommes, dès l’enfance, à être emmaillotés dans une quantité de
lisières, mais qui ne manquent pas de heurter et révolter l’étranger.

Ce système tout latin «d’embêter les gens» se fait sentir aux portes de
Gibraltar. Dès que vous avez franchi le territoire neutre, vous êtes
littéralement assailli par une escouade de carabiniers espagnols,
embusqués à l’entrée de la barrière de San Felipe, qui vous entraînent
dans une caverne douanière où non seulement votre valise, mais vos
poches sont fouillées de belle façon. Tout se paye, jusqu’à un cigare,
jusqu’à une once de tabac trouvée sur vous.

Il faut dire aussi, pour atténuer l’odieux de ces vexations
internationales, que l’occupation de Gibraltar par les Anglais coûte
annuellement, à l’Espagne, _cent cinquante millions_, soit par la
contrebande[17], qui se fait sur une échelle d’autant plus vaste que les
fonctionnaires espagnols, dit-on, y prêtent une main complaisante, soit
en faisant dévier le commerce.

  [17] Les gens de Ronda, les Rondanos, ont la spécialité d’introduire
    en Andalousie, en dépit de tous les postes de douane, les ballots de
    cotonnades et de tabacs entassés dans les magasins de Gibraltar.

Un autre trait caractéristique, qui ne peut manquer de frapper les
Espagnols eux-mêmes, et j’avoue que si j’étais _hidalgo_ je me sentirais
humilié, c’est l’extrême contraste entre les soldats des deux nations,
séparés par le simple terrain neutre d’un mille environ, lande
sablonneuse qui couvre la partie la plus étroite de l’isthme.

D’un côté, l’Anglais, superbe reître bien habillé, bien nourri, d’une
propreté méticuleuse, aussi correct en faction, dans son poste isolé,
sous sa planche mobile qui l’abrite du soleil, et témoigne en même temps
du souci que l’on prend de sa santé, que lorsqu’il défile la parade
devant le palais de Buckingham; de l’autre, l’Espagnol, mal vêtu, mal
nourri, débraillé, de méchante mine, allongé dans la poussière.

Je suis loin de vouloir dire que l’habillement, la correction et le
bifteck fassent le soldat, et que les petits fantassins navarrais ou
andalous soient inférieurs en rien, sur le champ de bataille, aux
superbes grenadiers du Middlesex ou du Kent; mais, quand une nation sait
obliger ses soldats, détachés dans les stations les plus lointaines et
les climats les plus divers, à observer le respect de la discipline, le
_self control_, à garder l’orgueil de l’uniforme aussi bien que dans la
mère patrie, à être d’autant plus fiers et corrects qu’on est en face de
l’étranger; que de l’autre côté, au contraire, sur le sol natal, les
soldats semblent livrés au laisser-aller, abandonnés à l’incurie de
chefs indifférents ou somnolents, on ne peut manquer d’établir
involontairement une comparaison qui n’est pas à l’avantage de ceux-ci.

Puisque je parle de soldats, je ne veux pas terminer sans ajouter
quelques mots sur l’armée espagnole encore toute-puissante dans le pays.

Il n’y a que deux choses, dit V. Almirall dans son excellent livre déjà
cité, l’_Espagne telle qu’elle est_, pour lesquelles l’Espagne marche à
la tête des nations européennes, et ces deux choses sont: sa dette
publique et le nombre de ses officiers généraux.

Pour une armée qui ne dépasse pas soixante-dix mille hommes présents
sous les drapeaux, elle compte _sept_ capitaines généraux ou maréchaux,
_soixante-seize_ généraux de division, _trois cent quatre-vingt-quinze_
généraux de brigade, plus _six_ généraux de l’état-major du roi, en tout
_quatre cent quatre-vingt-quatre officiers généraux_, c’est-à-dire plus
que la France et l’Angleterre, deux fois plus que l’Italie, presque le
double de l’Allemagne.

Et ces chiffres, comme ceux de la dette publique, dont l’intérêt est de
près de trois cents millions, augmentent tous les ans.

Je ne sais rien des officiers espagnols si ce n’est qu’ils sont d’une
courtoisie exquise et plus aimables compagnons que les Anglais; mais,
s’il faut s’en rapporter à un récent manifeste du duc de Bourbon, daté
de Tarbes (28 septembre 1886), il se serait établi dans l’armée, comme à
Madrid au temps de _Figaro_, un système d’espionnage et de dénonciation
plus digne de disciples de la jésuitière de Loyola que des cadets de
l’École de Tolède; «le colonel est espionné par le commandant, celui-ci
par le capitaine, le capitaine par le lieutenant, l’officier par le
sergent.»

J’ajoute que je n’en crois rien pour l’honneur de toutes les armées.

Avec Gibraltar à l’ouest, l’Égypte à l’est, Malte et Chypre au centre,
la Méditerranée est devenue en quelque sorte un lac anglais et la
Grande-Bretagne semble réaliser à son profit le rêve que faisait
Napoléon pour la France.

Mais le rocher de Gibraltar mérite-t-il bien la réputation que les
Anglais ont contribué à lui faire?

S’il faut s’en rapporter aux organes militaires, plus compétents en
cette matière que les épiciers du _Times_, Gibraltar avec les nouveaux
engins de destruction ne serait plus qu’une forteresse fantoche. Sa
force ne repose que sur la routine et les préjugés, les préjugés d’une
nation avant tout marchande, qui a trop longtemps négligé les choses de
la guerre pour être à hauteur du mouvement qui entraîne l’Europe.

Nous sommes loin en 1888 des batteries flottantes de M. d’Arçon que les
forts de Gibraltar coulèrent en 1783 si aisément, ce qui fit dire au
comte d’Artois accouru de Versailles pour assister au bombardement de la
place que de toutes les batteries françaises, celle qui se signala le
plus, avait été sa batterie de cuisine.

Disons le mot, ou plutôt répétons ce que disent les officiers anglais
eux-mêmes. L’_inexpugnabilité_ de Gibraltar n’est plus à discuter quand
en une demi-heure un cuirassé de cent dix tonnes peut mettre tous ses
forts en pièces!

Quant à commander le détroit et à empêcher les navires de passer, il
suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour en reconnaître
l’impossibilité matérielle. _Tant que Ceuta ne sera pas anglais_,
Gibraltar peut être utile en temps de guerre comme place d’armes, comme
station de charbon, comme port de refuge, non contre la grosse mer, car
la baie n’est pas sûre, mais contre les croiseurs ennemis. C’est du
moins l’opinion générale. Pour les deux premiers cas, rien de plus
juste; quant au troisième, s’imaginer que des vaisseaux trouveraient un
refuge sous les canons des forts est une erreur, par la raison bien
simple qu’il n’y a pas à Gibraltar un seul canon qui pourrait protéger
un navire contre un cuirassé, et qu’un cuirassé de cent dix tonnes
mettrait, je le répète, la place en pièces en trente minutes.

Les ingénieurs militaires reconnaissent eux-mêmes qu’il n’y a pas moins
de quatre points d’où un cuirassé bombarderait aisément la ville sans
qu’un seul canon puisse l’atteindre. Les seules grosses pièces actuelles
sont deux canons _Armstrong_ de cent tonnes commandés par le
gouvernement italien et achetés 50 000 livres sterling par les Anglais
pendant les menaces de guerre de la Russie. Pièces dites
_Muzzle-loaders_, d’un calibre et d’un modèle hors d’usage et montées de
telle sorte qu’elles ne peuvent balayer la mer.

Mais assez sur Gibraltar et revenons, pour conclure, à l’Espagne.

On dit qu’elle se relève, qu’en nombre de villes le commerce renaît, que
l’industrie s’étend, que Madrid est gai, Barcelone, Séville et Malaga
prospères! Mais il faut voir l’intérieur, s’arrêter dans les bourgades
ruinées et misérables, où l’ignorance et la superstition règnent en
despotes. Aucun élément de culture moderne, aucune aspiration vers un
mieux matériel, nul sentiment du plus vulgaire confort. C’est toujours
le pays dont parlait Saint-Simon: «La science y est un crime;
l’ignorance et la stupidité, la première vertu.»

Dans un roman de Fernan Caballero, _la Famille d’Alvareda_, il est une
vieille qui peut passer pour le type de toutes les paysannes, jeunes et
vieilles, rencontrées dans ma traversée d’Irun à Malaga. Un de ses
petits-fils, revenu de l’armée, raconte avoir _entendu dire_ par des
camarades qu’il existe des pays où l’on ne joue pas du couteau, où il
n’y a ni combats de taureaux, ni frères, ni moines, où le ciel est gris,
le soleil sans brûlants rayons, les églises sans chapelles, la vierge
sans images, où il n’y a ni rosaire ni scapulaire, et où tous les petits
enfants savent lire et écrire; la Vieille s’exclame toute frissonnante
de joie après la stupéfaction première: «Oh! mon soleil, mon scapulaire,
mon église, ma Vierge _santissima_, ma terre, ma foi et mon Dieu!
Bienheureuse mille fois d’être née ici et d’y mourir! Grâce au ciel, tu
n’es pas allé à ce pays, fils, pays maudit d’hérétiques.»

Aussi pas un rayon d’intelligence n’allume leur regard. L’hébétude seule
s’y lit, l’hébétude résignée de la bête passive, livrée à ses seuls
besoins, sa routine et ses instincts. Boire, manger, dormir, entretenir
une lampe devant une image et s’agenouiller deux fois par jour au pied
d’une idole de plâtre ou de bois!

L’Espagne pourra se relever, mais quand elle aura répandu l’instruction
au fond de ses bourgades, non pour qu’elles rejettent sur le pavé de
Madrid des légions affamées de surnuméraires et d’institutrices, mais
pour arracher la population à son lamentable état d’indifférence et
d’abrutissement fataliste.

Elle se relèvera quand elle sera sûre du lendemain, à l’abri des
_pronunciamientos_; quand son budget de la guerre n’absorbera pas la
plus grande partie de ses ressources, que la conscription ne prendra
plus tous ses hommes valides, et que son trésor ne sera plus en état de
permanente banqueroute[18].

  [18] La dette flottante se montait, au moment où j’écrivais ces lignes
    (nov. 1887), à 112 millions 400 000 _pesetas_.

Elle se relèvera surtout quand elle aura secoué l’exploitation
anglo-saxonne qui la dévore, lutté contre la concurrence allemande qui
inonde de ses pacotilles tous ses marchés, écrasant les industries
locales, les tarissant à leur source, fournissant les mantilles à
Madrid, les éventails à Séville, la coutellerie à Tolède, la soierie à
Murcie, la faïencerie à Valence, les vins à l’Andalousie et les alcools
partout!


FIN



TABLE DES MATIÈRES


                                                      Pages.
  I.       Entrée en Espagne                               1
  II.      Les Passages                                   12
  III.     De Saint-Sébastien à Deva                      17
  IV.      Le capitaine Bonelli                           21
  V.       Loyola                                         26
  VI.      A travers les Andes                            40
  VII.     Le palacio d’Urvaza                            46
  VIII.    Messe au palacio                               54
  IX.      Estella                                        60
  X.       Logroño                                        67
  XI.      Le col de Piqueras                             73
  XII.     Histoire de brigands                           79
  XIII.    La vieille Castille                            88
  XIV.     Les ruines de Numance et Soria                 93
  XV.      Madrid                                        101
  XVI.     Flamencos et peteneras                        107
  XVII.    _A los Toros!_                                118
  XVIII.   Les _toreros_                                 134
  XIX.     L’Escorial                                    140
  XX.      Tolède                                        146
  XXI.     La petite dévote de Compostelle               152
  XXII.    La Vierge en chemise et le Christ en jupon    158
  XXIII.   Les bonnes lames de Tolède                    164
  XXIV.    Visite aux fous                               170
  XXV.     Le coin des folles                            175
  XXVI.    A travers la Manche                           180
  XXVII.   Mançanarès                                    185
  XXVIII.  El Muradiel                                   191
  XXIX.    La Carolina                                   196
  XXX.     De Baylen à Cordoue                           201
  XXXI.    Grenade                                       211
  XXXII.   Les gitanos                                   217
  XXXIII.  Les bandoleros                                223
  XXXIV.   Une exécution                                 228
  XXXV.    Route de Motril                               233
  XXXVI.   La posada du Paradis                          238
  XXXVII.  Motril et Malaga                              245
  XXXVIII. L’auberge du Grand Saint Iago                 253
  XXXIX.   A travers l’Andalousie                        259
  XL.      Séville                                       263
  XLI.     Les deux Maria de don Pedro                   270
  XLII.    Les cigarières                                277
  XLIII.   Sur le Guadalquivir                           282
  XLIV.    Cadix                                         289
  XLV.     De Cadix à Algéciras                          299
  XLVI.    Gibraltar                                     304


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Extrait du Catalogue général de la BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER

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