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Title: Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire
Author: Fournel, Victor
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans l'histoire littéraire" ***


  DU ROLE
  DES
  COUPS DE BATON
  DANS LES RELATIONS SOCIALES
  ET, EN PARTICULIER,
  DANS L’HISTOIRE LITTÉRAIRE

  PAR
  VICTOR FOURNEL


  PARIS
  A. DELAHAYS, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  RUE VOLTAIRE, 4-6

  1858



PARIS.--TYP. SIMON RAÇON ET Cie, RUE D’ERFURTH, 1.



DU ROLE

DES

COUPS DE BATON

DANS LES RELATIONS SOCIALES

ET, EN PARTICULIER,

DANS L’HISTOIRE LITTÉRAIRE


Le sujet que nous nous proposons de traiter ici pourrait fournir
aisément la matière d’un gros livre; mais nous préférons, par égard pour
les gens de lettres du temps passé, et par ménagement pour le lecteur,
le renfermer dans des proportions plus restreintes. Même en élaguant
tout ce qui dépasserait les bornes d’un modeste in-32, il nous restera
assez de faits encore (trop peut-être) pour justifier amplement notre
titre.

Et qu’on ne croie pas que ce soit là un simple thème d’érudition, un
prétexte à recherches plus ou moins amusantes, sans utilité et sans
enseignement: ce n’est point ainsi que nous l’avons compris. A nos yeux,
il y a, dans la réponse à la question que nous nous sommes posée, un des
chapitres les plus instructifs de l’histoire littéraire, ainsi l’un des
plus glorieux, en somme, pour les écrivains d’aujourd’hui, puisque, en
les faisant rougir du passé, il leur permet de s’enorgueillir du
présent.

Ce petit livre eût pu s’intituler aussi bien, n’eût été la peur de
l’emphase: _Histoire de la condition sociale des gens de lettres, de
leur abaissement, et de leur émancipation progressive_. En même temps
qu’il montrera de quel point ils sont partis, il permettra de mesurer
nettement la route parcourue par eux; il rappellera, à ceux qui les
oublient trop, les progrès de la littérature elle-même, en rappelant
ceux des littérateurs,--c’est-à-dire, à défaut de chefs-d’œuvre
comparables à ceux du passé, l’élévation générale du niveau des
intelligences, et le respect croissant des choses de l’esprit, se
traduisant par le respect de leurs interprètes.

Sans autre introduction, qu’on nous permette d’entrer tout de suite en
matière.



I


Nous ne remonterons pas plus haut que le dix-septième siècle: c’est de
cette époque seulement que date, à proprement parler, l’homme de lettres
en France, et que la lumière se fait, grâce aux _ana_ et aux
biographies, dans les moindres recoins de l’histoire littéraire.
Auparavant, l’écrivain existe plutôt à l’état individuel qu’à l’état
collectif, et les vies ne se révèlent guère que par les œuvres. Il est
fort probable sans doute que des poëtes comme Gringore, Villon surtout,
peut-être même Clément Marot, que maint et maint troubadour ou trouvère,
maint enfant sans souci ou clerc de la basoche, durent, en plus d’une
circonstance, faire connaissance avec le bâton, ou quelque chose
d’approchant; mais l’absence de documents particuliers ne nous permet
pas de recherches suivies sur ce grave sujet, et nous en sommes réduits,
dans la plupart des cas, à de simples conjectures, qui ne suffisent
point en pareille matière.

Un des premiers noms qui ouvrent le siècle, et celui qui ouvrira en même
temps cette histoire, c’est Alexandre Hardy,--ce Shakspeare, moins le
génie, comme on l’a justement surnommé,--l’homme qui mérita, avant
Corneille, le titre de fondateur de notre théâtre. On sait que Hardy
s’était mis à la solde d’une troupe de comédiens, qu’il suivait dans
leurs pérégrinations vagabondes, pour alimenter le répertoire, en
fabricant les pièces dont ils avaient besoin: le Roquebrune du _Roman
comique_ de Scarron n’est donc point, comme on pourrait croire, une
création de pure fantaisie, et ce n’est pas seulement au _Viage
entretenido_ de Rojas, qui lui a servi d’inspiration première, que notre
cul-de-jatte a emprunté l’idée de ce pauvre poëte traîné à la remorque
par une troupe ambulante. Le rôle de souffre-douleur qu’il fait jouer à
cet Apollon grotesque, turlupiné par la Rancune, et servant de plastron
à tous ses camarades, n’appartient pas moins, par malheur, à la réalité.
Sur ce point même, le roman n’a pas été si loin que l’histoire: un seul
trait, détaché de la vie de Hardy, le prototype de Roquebrune, va le
prouver suffisamment.

«C’étoit un jour que les comédiens ne jouoient point, raconte Tristan
l’Hermite, dans son _Page disgracié_, mais ils ne pouvoient toutefois
l’appeler de repos: il y avoit un si grand tumulte entre tous ces
débauchés, qu’on ne s’y pouvoit entendre. Ils étoient huit ou dix sous
une treille, en leur jardin, qui portoient par la tête et par les pieds
un jeune homme enveloppé dans une robe de chambre: ses pantoufles
avoient été semées, avec son bonnet de nuit, dans tous les carrés du
jardin, et la huée étoit si grande que l’on faisoit autour de lui, que
j’en fus tout épouvanté. Le patient n’étoit pas sans impatience, comme
il témoignoit par les injures qu’il leur disoit d’un ton de voix fort
plaisant, sur quoi ses persécuteurs faisoient de grands éclats de rire.
Enfin je demandai, à un de ceux qui étoient des moins occupés, que
vouloit dire ce spectacle et qu’avoit fait cet homme qu’on traitoit
ainsi. Il me répondit que c’étoit un poëte qui étoit à leurs gages, et
qui ne vouloit pas jouer à la boule, à cause qu’il étoit en sa veine de
faire des vers; enfin, qu’ils avoient résolu de l’y contraindre.
Là-dessus, je m’entremis d’apaiser ce différend, et priai ces messieurs
de le laisser en paix pour l’amour de moi: ainsi je le délivrai du
supplice[1].»

  [1] Ch. IX. La clef de l’ouvrage nous apprend qu’il s’agit ici de
    Hardy.

Il n’y a pas là de volée de bois vert, mais la chose revient à peu près
au même, et nous n’avons pas besoin de dire que cette étude, pour
s’attacher spécialement aux coups de bâton, n’exclut néanmoins ni les
soufflets, ni les coups de poing, ni les coups de pied, ni les autres
gentillesses de même nature qu’on n’administrait guère aux écrivains que
lorsque l’instrument ordinaire de ces corrections à l’amiable venait à
faire défaut.

Un poëte aux gages des comédiens, c’était quelque chose de triste; mais
un poëte aux gages des grands seigneurs, ce n’était pas beaucoup plus
gai: on le verra bientôt. Or telle était, surtout dans la première
moitié du dix-septième siècle, la condition sociale de la plupart des
écrivains. Tous, ou presque tous, appartenaient à quelque comte, duc ou
marquis; étaient les _domestiques_ (suivant le terme reçu) de quelque
grande maison. Ils payaient la protection en bons mots et en dédicaces
où ils élevaient le protecteur aux nues, tantôt le mettant au-dessus de
Mécène et d’Auguste, et tantôt prouvant, à grand renfort de textes, que
son avénement avait été prédit par Moïse et par les prophètes.
Quelques-uns, comme Neufgermain, le _poëte hétéroclite de Monsieur_, ou
le bonhomme Rangouze, ou le comte de Permission, faisaient un commerce
spécial et exclusif d’épîtres dédicatoires. La mendicité littéraire
était largement et savamment organisée du haut en bas de l’échelle.
Corneille même tâchait de _prendre à la glu_ les écus complaisants du
financier Montauron. La Fontaine allait jusqu’à payer en vers chaque
quartier de pension; il donnait ses quittances en ballades ou rondeaux
qu’on peut lire dans ses œuvres. Tous, en un mot, méritaient la cruelle
épigramme dont les fustigeait Scarron,--qui pourtant abusa plus que pas
un de cette quémanderie effrontée,--en dédiant une partie de ses œuvres
burlesques «à très-honnête et très-divertissante chienne dame
Guillemette, levrette de ma sœur», et Furetière, en traçant, dans son
_Roman bourgeois_, le modèle d’une épître dédicatoire au bourreau, sans
parler de Sorel, de mademoiselle de Scudéry, et de vingt autres qui tous
ont vertement daubé sur la honteuse spéculation des épîtres liminaires.

Cette domesticité, sur laquelle nous sommes forcé d’appuyer quelque peu,
parce qu’on y trouve la source et l’explication des faits bizarres dont
nous nous constituons l’historien, était non-seulement acceptée, mais
revendiquée avec un soin jaloux par les écrivains, jusque dans ses
_avantages et profits_ les plus humiliants. Ménage, par économie, mène
deux laquais dîner avec lui chez le cardinal de Retz, les y établit
pendant cinq mois, malgré les représentations de l’argentier, et y prend
sa chandelle. Chapelain, le roi des poëtes d’alors, passe du service de
monseigneur de Noailles aux gages du duc de Longueville, qui lui offrait
un traitement plus considérable, comme un valet de bonne maison qu’on
enlève à un rival en enchérissant sur ses prix. A l’exemple de
Chapelain, Esprit, de l’Académie, qui était d’abord à madame de
Longueville, passe au chancelier Séguier. Boisrobert appartenait au
cardinal, et faisait partie de sa ménagerie comme ses chats; Sarrazin
était à la princesse de Conti; Costar, à l’abbé de Lavardin; la
Mesnardière, à madame de Sablé. Pas un qui n’eût son patron, dont il
portait le collier, avec le nom gravé dessus. Théophile et Mairet
recevaient des gages de monseigneur de Montmorency pour faire des vers
en son nom, lui fabriquer ses mots et lui apprendre les jugements qu’il
devait porter sur les choses courantes. Et ces gens de lettres
_domestiques_ avaient à leur tour d’autres gens de lettres _domestiques_
en sous-ordre, comme Pauquet, qui appartenait à Costar, et Girault à
Ménage.

Il faut avouer tout d’abord, et même proclamer bien haut, que, si les
écrivains n’étaient pas plus respectés, c’est qu’ils ne savaient pas se
faire respecter eux-mêmes. Élevés dans la servitude, ils en avaient
contracté tous les vices. Sous Richelieu et Mazarin, les trois quarts
des gens de lettres étaient plus ou moins débauchés, joueurs, parasites,
coureurs de cabarets et de lieux équivoques. Ils s’intitulaient
fièrement _libertins_ et poëtes _rouges-trognes_. La Croix-de-Fer et le
Cormier étaient leurs académies; la bouteille, leur muse inspiratrice,
et, au dessert, gorgés de cervelas, de petit salé, de melon, de tous ces
mets excitant à bien boire qu’a chantés Saint-Amant avec un enthousiasme
puisé aux entrailles du sujet, chauds de vin et de luxure, ils
écrivaient sur la nappe salie les honteuses priapées du _Cabinet
satirique_.

Du côté de la morale, comme du côté de l’indépendance, la dignité
littéraire était donc alors chose à peu près inconnue chez les écrivains
de profession, surtout avant Racine et Boileau. Ce dernier en était si
frappé, que, dans son _Art poétique_, en particulier dans le quatrième
chant, il s’est appliqué à relever le caractère de l’homme de lettres
autant qu’à perfectionner son talent: au milieu des erreurs de critique
de Boileau, et de ses jugements souvent contestés aujourd’hui, il est
juste de lui tenir compte de ce noble effort. Au temps de ces deux
poëtes, la dignité du _corps_ littéraire est loin d’être complète sans
doute, mais elle a du moins fait un grand pas: l’écrivain n’est plus aux
gages des seigneurs qui le payent en l’attachant à leur maison, mais du
roi qui le pensionne, en lui laissant son indépendance matérielle. La
sphère où il vit, le rang qu’il occupe, sa considération, la nature de
ses travaux, tout s’est élevé à la fois,--premier acheminement, bien
insuffisant encore, à l’époque d’émancipation où il ne relèvera plus que
du public, dont il peut même devenir le souverain à son tour.

Les courtisans voulaient bien, sans doute, frayer jusqu’à un certain
point avec les beaux esprits en titre, mais dans les limites fixées par
la mode et leur vanité personnelle. Ils daignaient les admettre à leurs
parties fines chez Crenet ou la Coiffier, mais comme des amuseurs
chargés d’égayer la _débauche_, et non en qualité de compagnons et
d’égaux. A défaut d’un sens moral suffisant, il n’eût fallu d’ailleurs
aux écrivains qu’un peu de réflexion pour comprendre à quel point ces
associations dans l’orgie étaient avilissantes et dangereuses pour eux:
c’était le plus sûr moyen de se dépouiller eux-mêmes du peu de respect
qu’on eût pu conserver encore à leur égard.

Que restait-il donc pour retenir et enchaîner, au besoin, le courroux de
MM. les gentilshommes? La considération littéraire? Mais, à supposer
même que les œuvres légères de ces poëtes d’alcôve et de cabaret fussent
dignes d’inspirer un pareil sentiment, la considération littéraire n’a
guère de puissance, si elle n’est soutenue par la considération morale.
Et puis ces hauts et puissants seigneurs se souciaient bien de la
littérature! Non-seulement la plupart ne cachaient pas leur ignorance,
mais ils s’en targuaient comme d’une qualité de race, qui sentait son
homme du monde et son parfait courtisan. M. de Montbazon, qui, selon
Bautru[2], n’avait «rien à mespris comme un homme sçavant», n’était
nullement une exception dans la première moitié du siècle. Plus tard, le
commandeur de Jars s’indignait de voir ses confrères dégénérer de leurs
ancêtres, en se pliant à l’étude: «Du latin! s’écriait-il avec une
indignation burlesque. De mon temps, d’homme d’honneur, le latin eût
déshonoré un gentilhomme[3].» Ces messieurs n’en prétendaient pas moins
juger les œuvres d’esprit; parfois même ils s’essayaient, tout en
s’excusant de déroger ainsi, à composer de petits vers galants, mais des
vers qui eussent l’_air de cour_, et Guéret nous apprend[4] que cette
manie s’était étendue jusqu’aux gens de lettres, dont la plus grande
préoccupation était de faire croire qu’ils écrivaient par pur
délassement, sans vouloir, à aucun prix, passer pour auteurs de
profession.

  [2] L’_Onosandre ou le Grossier_, satire.

  [3] Saint-Évremont, _Lettre à M. D***_.

  [4] _Parnasse réformé_, p. 65.

Voyez Mascarille, dans les _Précieuses ridicules_[5]: «Je travaille à
mettre en madrigaux toute l’histoire romaine. _Cela est au-dessous de ma
condition_, mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires
qui me persécutent.» Et remarquez que les gentilshommes dont Molière a
voulu présenter la satire dans ce plaisant personnage étaient justement
les plus lettrés, les hôtes habituels de la petite chambre bleue et les
courtisans des précieuses. Écoutez maintenant le marquis de Villennes,
dans la préface de sa traduction des _Amours d’Ovide_, en 1668,
c’est-à-dire au cœur du grand siècle: «On s’étonnera peut-être qu’un
homme de ma naissance et de ma profession se soit donné le loisir de
s’attacher à cet ouvrage.» Mascarille n’avait pas mieux dit, et M. de
Scudéry lui-même eût été satisfait.

  [5] Sc. 10.

On peut comprendre maintenant ce passage du _Roman comique_[6], que nous
avons réservé comme la conclusion naturelle des observations
précédentes: «Il étoit bel esprit, dit Scarron en parlant d’un hobereau
campagnard, par la raison que tout le monde presque se pique d’être
sensible aux divertissements de l’esprit, tant ceux qui les connoissent
que les ignorants présomptueux ou brutaux qui jugent témérairement des
vers et de la prose, encore qu’ils croient qu’il y a du déshonneur à
bien écrire, et qu’ils reprocheroient, en cas de besoin, à un homme
qu’il fait des livres, comme ils lui reprocheroient qu’il fait de la
fausse monnoie.»

  [6] II, ch. VIII.



II


Tout gentilhomme était donc rempli de dédain pour les auteurs en titre,
et, s’il semblait oublier quelquefois la distance qui le séparait de ces
_petits grimauds, barbouilleurs de papier_, c’était à condition que
ceux-ci ne l’oublieraient point trop eux-mêmes. Et puis, après avoir
tremblé tout le jour devant le moindre froncement de sourcil de son
Jupiter Olympien, il était bien aise de se consoler de son abaissement
en tranchant du souverain à son tour, et de se venger d’une infériorité
intellectuelle dont il avait conscience, par la supériorité brutale de
la force.

Les lettres de Malherbe nous apprennent que Louis XIII fit appliquer une
douzaine de coups de bâton à un valet de pied qui se disputait avec ses
pages sur une question de préséance, ni plus ni moins qu’un duc et pair.
Le roi, dit Tallemant, ne voulait pas que ses premiers valets de chambre
fussent gentilshommes, afin de pouvoir les battre à son envie. Le frère
de Louis XIII, Gaston d’Orléans, fit jeter dans le canal, à
Fontainebleau, un gentilhomme qui ne lui avait pas témoigné suffisamment
de respect. Louis XIV s’oublia une fois jusqu’à lever sa canne sur un
valet de chambre; une autre fois, il la lança par la fenêtre pour se
dérober à la tentation d’en châtier Lauzun; et, dans une autre
circonstance encore, il eût, sans madame de Maintenon, frappé Louvois
avec les pincettes de son appartement. Ces procédés autocratiques
étaient fort en usage aussi parmi les gentilshommes, ne fût-ce que par
imitation, et pour se régler sur les manières royales.

Comme Louis XIII et Louis XIV, c’était surtout le bâton que les
courtisans considéraient comme l’_ultima ratio_ dans leurs rapports avec
les gens de rien, en particulier avec les auteurs. A leurs yeux, ceux-ci
étaient _gent bâtonnable_ à merci toutes les fois qu’ils avaient besoin
d’être redressés; et il paraît qu’ils en avaient souvent besoin, car on
les bâtonna souvent.

Il était tout simple, du reste, que ducs et marquis, après avoir humé
longuement l’encens des dédicaces enivrantes, prissent au mot les
hyperboles répétées de leurs faméliques adorateurs, et crussent à leur
suprématie absolue sur ces pauvres poëtes, leurs parasites et leurs
domestiques, qu’ils payaient en beaux écus sonnants, non contents de les
approvisionner de vivres, de bois et de chandelle. Comment ne les
auraient-ils pas regardés dès lors comme de piètres personnages dont on
pouvait s’égayer sans conséquence, de même qu’on s’égaye, pour peu qu’on
en ait envie, d’un bouffon ou d’un laquais?

Aussi voyez: Saint-Amant, malgré sa fierté, se représente amusant son
duc à ses dépens, et sortant de ce jeu en sueur. Voiture est _berné_ par
ses protecteurs, et en plaisante avec une joyeuse effronterie
d’humilité. Or, pour donner au lecteur une idée de ce qu’était la
berne[7], dans le sens propre du mot, nous ne pouvons mieux faire que de
renvoyer à la pièce dans laquelle le chantre de la _Crevaille_ a décrit
ce supplice avec sa verve ordinaire, ou de citer notre auteur, lorsqu’il
écrit à mademoiselle de Bourbon, en 1630:

  [7] Un neveu de Mazarin en mourut, au collége de Clermont.

«Mademoiselle, je fus berné, vendredi, après dîner, pour ce que je ne
vous avois pas fait rire dans le temps que l’on m’avoit donné pour cela,
et madame de Rambouillet en donna l’arrêt, à la requête de mademoiselle
sa fille et de mademoiselle Paulet... J’eus beau crier et me défendre;
la couverture fut apportée, et quatre des plus forts hommes du monde
furent choisis pour cela. Ce que je puis vous dire, Mademoiselle, c’est
que jamais personne ne fut si haut que moi, et que je ne croyois pas que
la fortune me dût jamais tant élever. A tout coup ils me perdoient de
vue, et m’envoyoient plus haut que les aigles ne peuvent monter. Je vis
les montagnes abaissées au-dessous de moi; je vis les vents et les nuées
cheminer dessous mes pieds; je découvris des pays que je n’avois jamais
vus, et des mers que je n’avois point imaginées. Mais je vous assure,
Mademoiselle, que l’on ne voit tout cela qu’avec inquiétude, lorsque
l’on est en l’air et que l’on est assuré d’aller retomber. Une des
choses qui m’effrayoient le plus étoit que, lorsque j’étois bien haut et
que je regardois en bas, la couverture me paroissoit si petite, qu’il me
sembloit impossible que je retombasse dedans, et je vous avoue que cela
me donnoit quelque émotion. Mais, parmi tant d’objets différents qui en
même temps frappèrent mes yeux, il y en eut un qui, pour quelques
moments, m’ôta de crainte et me toucha d’un véritable plaisir: c’est,
Mademoiselle, qu’ayant voulu regarder vers le Piémont pour voir ce que
l’on y faisoit, je vous vis dans Lyon, que vous passiez la Saône: au
moins, je vis sur l’eau une grande lumière et beaucoup de rayons à
l’entour du plus beau visage du monde... Dès que je fus en bas, je leur
voulus dire de vos nouvelles et les assurai que je vous avois vue, mais
ils se prirent à rire, comme si j’avois dit une chose impossible, et
recommencèrent à me faire sauter mieux que devant... Le dernier coup
qu’ils me jetèrent en l’air, je me trouvai dans une troupe de grues,
lesquelles, d’abord, furent étonnées de me voir si haut; mais, quand
elles m’eurent approché, elles me prirent pour un des pygmées avec
lesquels vous savez bien, Mademoiselle, qu’elles ont guerre de tout
temps. Aussitôt elles vinrent fondre sur moi à grands coups de bec, et
d’une telle violence, que je crus être percé de cent coups de poignards;
et une d’elles, qui m’avait pris par la jambe, me poursuivit si
opiniâtrément, qu’elle ne me laissa point que je ne fusse dans la
couverture. Cela fit appréhender à ceux qui me tourmentoient de me
remettre encore à la merci de mes ennemis: on me rapporta donc à mon
logis dans la même couverture, si abattu qu’il n’est pas possible de
l’être plus. Aussi, à dire le vrai, cet exercice est un peu violent pour
un homme aussi foible que je suis.»

On n’a jamais fait meilleur marché de sa personne, ni débité de plus
agréables sornettes sur un plus humiliant badinage. Il n’est guère
possible de ne voir ici qu’un conte en l’air, une simple réminiscence du
chapitre de _Don Quichotte_ où l’on berne Sancho Pança, surtout avec la
note très-précise que Tallemant des Réaux, fort bien informé sur le
compte de Voiture, dont il s’est fait le commentateur, a mise à cette
lettre. Que ce ne fût là qu’une plaisanterie, comme on s’en permettait
assez souvent à l’hôtel Rambouillet, il n’y a pas à en douter, et je ne
prétends nullement qu’il faille y voir une punition sérieuse. Seulement
cette plaisanterie, qu’on ne se fût certes pas permise envers tout autre
qu’un petit poëte, chargé d’amuser _quand même_, marque bien d’une part
le peu de respect qu’on avait pour ce supplicié d’une nouvelle sorte, de
l’autre le peu de dignité de celui qui trouvait cela tout simple et n’y
voyait qu’un joli thème à d’ingénieux _concetti_.

Et pourtant il ne faut pas l’oublier, l’hôtel de Rambouillet, sorte
d’académie qui devança l’autre et qui la surpassa toujours dans
l’opinion publique, était le sanctuaire vénéré des beaux esprits; nulle
part ils n’auraient pu trouver autant d’admiration et d’égards. De son
côté, Voiture, un des premiers bourgeois reçus dans la haute société,
suivant la remarque de M. de Chateaubriand, était le roi de l’hôtel, et
pour aucun autre on n’avait plus de considération que pour ce sémillant
petit homme. Cette observation ajoute encore à la portée de l’exemple
que nous venons de citer.

Régnier a dit[8]:

    Encore quelques grands afin de faire voir,
    De Mœcène rivaux, qu’ils ayment le sçavoir,
    Nous voyent de bon œil, et tenant une gaule,
    Ainsi qu’à leurs chevaux nous en flattent l’épaule,
    Avecques bonne mine, et d’un langage doux
    Nous disent souriant: «Eh bien, que faictes-vous?»

  [8] Satire 4e.

Il ne s’agit pas ici, sans doute, de coups de canne, comme l’a cru le
commentateur Lenglet-Dufresnoy; mais on conviendra du moins que ces
singulières familiarités, dont les poëtes partageaient le bénéfice avec
les chevaux, étaient compromettantes et pouvaient conduire facilement
plus loin. Il suffisait d’un mouvement de colère pour que la caresse
amicale de la houssine, plus fortement appuyée, se changeât en un coup
de cravache, et, je l’ai dit, les grands se mettaient aisément en
colère.

Un peu plus tard, en 1621, Courval-Sonnet s’écriait, dans sa première
satire:

    Qui donc voudroit escrire en temps si perilleux,
    Sans s’exposer en butte aux esprits orgueilleux
    Qui feront de nos vers une capilotade,
    Ou bien leur donneront la gesne ou l’estrapade?

Et ce n’était pas là une fiction poétique: nous ne le verrons que trop.

Cet usage était si bien admis par les mœurs comme une chose parfaitement
naturelle, que mademoiselle de Ségur parlait ainsi à Benserade qui
l’avait chansonnée: «Dans notre race, il n’y a point de poëte pour vous
rendre la pareille, mais il y a bien des gens qui vous traiteront en
poëte si vous y retournez.» _Traiter en poëte_, c’était un terme reçu;
et, sans qu’il fût besoin de s’expliquer davantage, tout le monde savait
ce que cela voulait dire. Il y avait encore d’autres expressions toutes
faites, comme en créent les besoins et les usages de chaque époque.
Arlequin disait, au Théâtre-Italien, d’un auteur vertement fustigé pour
quelques mots trop libres contre un grand personnage: «Sa pièce lui a
valu mille écus, sans compter le _tour du bâton_.» Et l’auditoire de
rire à cette fine plaisanterie tout à fait de circonstance, et comprise
à demi-mot.

Un autre Arlequin, cette fois au théâtre de la Foire[9], rencontrant
Apollon sur le Parnasse: «Je vais, lui disait-il, vous payer en _monnaie
courante du pays_.» Et il s’escrimait de sa batte sur le dos du dieu.

  [9] _Arlequin-Deucalion_, de Piron, II, 3.

On appelait encore cela _recevoir son brevet de poëte_. Dans une lettre
de l’abbé Chérier, censeur, au préfet de police[10] sur la pièce anonyme
du _Faux Savant_, représentée au Théâtre-Français en 1728, on lit les
lignes suivantes, que je transcris telles quelles, avec leur naïveté ou
leur malice instructive:

  [10] Publiée par la _Correspondance littéraire_, du 5 février 1858.

«Il semble que l’autheur veuille mordre un peu le chevalier de Rohan et
Voltaire sur la bastonnade. Il dit: _Cherchez-moi une bonne querelle
d’Allemand à Pseudomatte, et donnez-lui son brevet de poëte_. On lui
répond en galant homme, et on dit: _Quelle indignité! Non, j’ay l’âme
trop noble pour recourir à une voie si injuste._ Je ne trouve personne
qui puisse s’offenser de ce discours, car tous nos meilleurs poëtes ont
fait leur épreuve sur le baston: Despréaux, Rousseau, Voltaire. Ainsi
nos petits poëtes se trouveroient très-heureux, s’ils pouvoient en
essayer à d’aussy bon titre.»

En êtes-vous bien sûr, monsieur le censeur?



III


Après ces réflexions et ces détails préliminaires, entrons droit au cœur
du sujet, au beau milieu de ce siècle qu’on est accoutumé à regarder
comme l’ère du décorum et de la dignité solennelle dans les mœurs, aussi
bien que dans les lettres.

A tout seigneur tout honneur: nous commencerons donc par l’Académie,
quitte à revenir sur nos pas, au besoin. Il s’agit d’une petite aventure
arrivée à l’un de ses premiers membres, M. de Boissat, surnommé
l’_Esprit_, pour sa facilité à faire des vers latins, et l’auteur
aujourd’hui fort ignoré de l’_Histoire négrepontine_. On apprit un jour,
à Paris, que cet écrivain, connu par ses duels, venait d’être bâtonné
d’importance par les valets du comte de Sault, lieutenant du roi dans le
Dauphiné. Boissat, dit-on, au milieu d’un bal où il se trouvait déguisé
en femme, n’avait pas parlé avec le respect séant à madame la comtesse,
dont la colère voulut une vengeance. Il avait eu grand tort, j’en
conviens; néanmoins, au lieu d’accepter le châtiment de son audace,
comme on s’y attendait sans doute, avec l’humilité et la résignation
convenables, la victime eut le mauvais goût de se redresser sous
l’outrage et d’exiger à grands cris une réparation d’honneur. C’est
qu’aussi ce n’était pas un de ces piètres rimeurs de balle, un de ces
petits auteurs sans nom, à qui il ne pouvait rester d’autre ressource
que de secouer les oreilles en semblable occurrence: M. de Boissat était
gentilhomme de la chambre de Gaston d’Orléans, comte palatin de par le
vice-légat d’Avignon, et ancien militaire. De plus, sa qualité
d’académicien lui était montée à la tête: il y avait trois ans à peine
que le docte corps était formé, et ses membres se trouvaient alors dans
toute la ferveur, et, si je l’ose dire, dans la lune de miel de leur
noviciat. Il ne voulut donc pas souffrir que l’illustre assemblée fût
ainsi avilie dans sa personne, et il lui en écrivit aussitôt, espérant
qu’elle engagerait Richelieu, son protecteur, à venger un pareil
affront.

Ce fut une grosse affaire, dont le retentissement ne s’apaisa pas sans
peine. Il faut savoir gré à l’outrage de son insistance, et l’en honorer
d’autant plus, que cet exemple est presque unique alors.

Enfin, au bout de treize mois de négociations et de pourparlers, on
parvint, grâce à l’intervention de la noblesse dauphinoise, à étouffer
le scandale. Boissat eut sa réparation, savamment réglée de point en
point, comme eût pu le faire le plus habile de nos arbitres sur les
questions d’honneur. On alla même jusqu’à mettre un bâton (toujours le
bâton), entre les mains de l’offensé, _pour en user comme bon lui
semblerait_, suivant les termes du procès-verbal, sur le dos des valets
qui l’avaient frappé, et qui se tenaient agenouillés à ses pieds. Mais
Boissat se montra magnanime et n’usa pas de la loi du talion.

On peut, si l’on en est curieux, voir les pièces du débat dans
l’_Histoire de l’Académie_, de Pellisson. Ce fut, à ce qu’il paraît,
d’après le désir du battu lui-même que les documents authentiques furent
insérés dans la première édition de cet ouvrage; mais il demanda qu’on
les supprimât dans la seconde. «Si j’étais en la place du libraire,
écrit à ce propos Tallemant, je garderais dès à présent ce qui reste, je
ferais une seconde édition, et je vendrais sous main les premières, car
on dira: «Je veux des bons, je veux de ceux où sont les coups de bâton
de Boissat.»

M. de Bautru, gentilhomme et académicien comme M. de Boissat pourtant,
n’y fera pas tant de façons pour se laisser battre. Il est vrai que,
avant d’être académicien et gentilhomme, M. de Bautru était surtout une
espèce de bouffon qui avait encore plus de malignité que d’esprit.
Parvenu aux charges les plus élevées à force d’adresse et de bons mots,
il s’attira mainte cuisante et verte réponse par l’intempérance de ses
propos. «Mon Dieu, disait Anne d’Autriche au coadjuteur, dont le
caustique personnage s’était permis de plaisanter avec fort peu de
retenue, ne ferez-vous pas donner des coups de bâton à ce coquin qui
vous a tant manqué de respect?» La reine était bien ingrate, car c’était
pour l’amuser que son bouffon avait manqué de respect à M. le
coadjuteur; mais il semblait qu’elle considérât cette correction comme
une spirituelle épigramme, une réponse légitime et toute naturelle,
parfaitement appropriée aux saillies du satirique bel-esprit.

Bien des gens, du reste, se chargèrent de riposter de cette façon à
Bautru, qui reçut presque autant de coups de bâton qu’il avait donné de
coups de langue. Sans la reine mère, qui jugea à propos de le protéger
en cette circonstance, le pied de M. de Montbazon,--et quel pied! comme
disait le pauvre bouffon effrayé,--eût vengé sur lui les traits piquants
de l’_Onosandre_ dirigés contre l’épaisse stupidité de ce personnage. On
vit même un jour madame de Vertus se placer commodément à l’une des
fenêtres du pont Neuf, pour contempler le marquis de Sourdis qui
administrait en son nom, et par suite d’une délégation officielle, une
rude volée de bois vert à l’infortuné.

Le pont Neuf! Combien d’exécutions de ce genre n’a-t-il pas dû voir!
C’était la patrie favorite des faiseurs de gazettes, de pasquins et de
couplets satiriques: ce devait être aussi la terre classique et la
patrie des coups de bâton. Combien d’autres, si le pont Neuf parlait,
n’en pourrait-il pas citer encore, à côté de Bautru et de ce bon gros
Saint-Amant qu’on y trouva un matin, roué, moulu, à moitié mort, tant
les laquais de M. le prince, qu’il avait eu l’imprudence de chansonner,
mettaient de zèle à venger leur maître!

Bautru fut aussi étrillé comme il faut par les soins du duc d’Épernon,
dont il avait raillé la fuite clandestine de la ville de Metz. A
quelques jours de là, un des satellites qui l’avaient frappé, passant
près de lui, se mit à contrefaire les cris qu’il poussait pendant
l’exécution: «Vraiment, dit Bautru sans sourciller, voilà un bon écho,
il répète longtemps après.» Un peu plus tard, la reine, l’apercevant un
bâton à la main, lui demanda s’il avait la goutte; il répondit que non:
«Voyez-vous, dit alors le prince de Guéménée, il porte le bâton comme
saint Laurent porte son gril: c’est la marque de son martyre[11].»

  [11] Tallemant, _Historiette_ de Bautru. Une fois pour toutes, nous
    avertissons que Tallemant des Réaux est le grand répertoire où nous
    avons puisé pour le dix-septième siècle, et c’est à lui que nous
    renvoyons le lecteur pour la plupart des cas où la source ne se
    trouvera point indiquée.

Le marquis de Borbonne se chargea encore, en une autre circonstance, de
corriger Bautru. Le drôle en faisait des vaudevilles et des bons mots.
Quant au vaudeville, il ne vaut pas grand’chose.

        Borbonne
      Ne bat personne;
    Cependant il me bâtonne, etc.

Voici le bon mot, qui ne vaut guère mieux. Comme, lors de sa première
apparition au Louvre après sa mésaventure, personne ne savait que lui
dire: «Eh quoi! s’écria-t-il, croit-on que je sois devenu sauvage pour
avoir _passé par les bois_?»

Je préfère la boutade de Chapelle, que je trouve à la fois plus
spirituelle et plus digne, en une conjoncture analogue. Le malin
garnement avait fait à la sourdine une épigramme contre un marquis,
lequel se doutait bien, mais sans en être absolument sûr, du nom de
l’auteur. Aussi, se trouvant un jour en sa présence, il se mit à
s’emporter contre l’audacieux poëte, sans le nommer, l’accablant de
menaces terribles et jurant de le faire mourir sous les coups. Chapelle,
impatienté des fanfaronnades du fat, se lève, s’approche, et, lui
tendant le dos: «Eh! morbleu, s’écrie-t-il, si tu as tant d’envie de
donner des coups de bâton, donne-les tout de suite et t’en va.»

Boisrobert, le bouffon de Richelieu, fut exposé plus d’une fois au même
traitement que Bautru, le bouffon d’Anne d’Autriche. Tant que Richelieu
vécut, la crainte de l’offenser protégea son favori. Le cardinal, en bon
maître, prit même son parti contre Servien, le secrétaire d’État, qui,
piqué d’un propos tenu par le caustique abbé, s’était emporté à lui
dire: «Écoutez, monsieur de Boisrobert, on vous appelle Le Bois, mais on
vous en fera tâter.» Malheureusement, après la mort de Richelieu, il
n’en fut plus de même, et rien qu’à Rouen Boisrobert fut gourmé deux
fois: la première, par un chanoine son collègue, et la deuxième, à la
Comédie.

Il se rendait justice, d’ailleurs, et s’étonnait de n’être pas battu
plus souvent, se plaignant qu’on le gâtât: «Ce n’est qu’un coquin,
disait-il du secrétaire d’État La Vrillière, contre qui il avait fait
une satire; il eût dû me faire assommer de coups de bâton.» Il est
impossible de se prêter de meilleure grâce aux épreuves, et comment
épargner, quand même on l’eût voulu, des gens de si bonne composition?

Le duc de Guise ne se montra pas si indulgent que La Vrillière pour un
médecin dont la muse badine avait chansonné ses amours avec mademoiselle
de Pons: «Il fit monter ses gens chez cet homme[12], et il demeura à la
porte tandis qu’on le bâtonnait», nous dit le narrateur ordinaire de ces
histoires scandaleuses. Cela ne sent-il point de dix lieues son duc et
pair?

  [12] Il était rare que les grands seigneurs se commissent eux-mêmes
    dans ces exécutions, dont ils confiaient le soin à leurs laquais ou
    à leur capitaine des gardes. Plusieurs même, comme le duc d’Épernon,
    le plus grand _batteur_ du royaume, avaient leurs donneurs
    d’étrivières gagés, spécialement consacrés à cet emploi, qui n’était
    pas une sinécure.

C’est bien fait: puisque ce médecin se mêlait de trancher du poëte, il
était juste qu’il fût traité en poëte.

Mais voici bien pis encore: MM. de Boissat et de Bautru avaient été
battus par des gentilshommes; Desbarreaux, lui, fut battu par un simple
valet, lequel n’agissait point en vertu de la procuration de son maître,
mais bien en son propre nom. Ce Desbarreaux, esprit fort et libertin,
que tous les écoliers connaissent par un sonnet dévot, était un étourdi
qui s’amusait parfois à des enfantillages. Il s’avisa, dans un bal,
d’enlever la perruque d’un domestique qui servait de la limonade,
croyant faire une excellente farce; mais ce valet vindicatif fut
tellement irrité de cette humiliation, qu’il alla l’attendre derrière
une porte, où il se vengea d’importance, en homme sans éducation qui a
un outrage sur le cœur. Desbarreaux pensa en être trépané. Tallemant des
Réaux raconte la chose dans ses historiettes: c’est une méchante langue
sans doute que ce Tallemant, et il ne faudrait pas toujours ajouter une
foi aveugle à ses commérages; mais il est à remarquer pourtant que,
presque chaque fois qu’on a pu les vérifier, ils se sont trouvés
d’accord avec l’histoire. Pour ce fait en particulier, rien n’est moins
invraisemblable. Nous savons, d’autre part, que Desbarreaux était
habitué à de pareils traitements. Battu à Venise, pour avoir levé la
couverture d’une gondole; battu par Villequier, qui, dans une débauche,
lui rompit une bouteille sur la tête et lui donna mille coups de pied
dans les reins; battu par des paysans de Touraine, qui attribuaient la
gelée de leurs vignes à ses propos impies, il devait être blasé
là-dessus!

Un jour, raconte Joly, dans son _Supplément au dictionnaire de Bayle_,
Desbarreaux fut fort maltraité dans une rue de Paris. Un grand seigneur,
qui le connaissait, le voyant en mauvais état, le fit entrer dans son
carrosse, en lui demandant ce que c’était: «Moins que rien, dit-il;
c’est un coquin à qui j’avais fait donner des coups de bâton et qui
vient de me les rendre.» M. Aubry et Desbarreaux, continue Joly, se
donnaient tour à tour des coups de bâton, et ce beau jeu dura quelque
temps. C’était sans doute pour s’exercer à battre ou à être battu avec
grâce: Desbarreaux apprenait cela comme on apprend aujourd’hui
l’escrime. Il eut à se louer, en maintes occasions, de sa prévoyance,
notamment ce jour où, se rendant à la foire du Landit, avec Théophile
(juin 1625), il se fit rouer de coups, sur le grand chemin de
Saint-Denis, par la compagnie d’un procureur au Châtelet, dont il avait
apostrophé peu délicatement la partie féminine, et se vengea sur la
personne des sergents qui venaient pour l’arrêter, à la réquisition du
procureur[13].

  [13] Procès de Théophile, passage inédit, communiqué par M. Alleaume.

Comment s’étonner qu’un laquais ait eu l’audace de bâtonner Desbarreaux,
quand _madame Marie_ elle-même, la servante du poëte Gombauld, menaçait
le silencieux Conrart de le faire fouetter par les rues de Paris, pour
quelques propos hasardés sur son compte?

Voiture était fier et vaillant. Il se battit quatre fois en duel, comme
un vrai spadassin: ce n’était donc pas un homme à s’effrayer d’une
menace. Un jour, cependant, un gentilhomme lève sa canne sur lui: s’il
eût levé l’épée, peut-être l’épistolier eût-il répondu en tirant la
sienne; mais, devant le bâton, il reconnut l’arme habituellement
employée contre les gens de lettres, et rappelé, par cet avis expressif,
aux sentiments essentiels de sa profession, il répondit en courbant la
tête, comme eût pu faire Montmaur ou Rangouze: «Monseigneur, la partie
n’est pas égale: vous êtes grand, et je suis petit, vous êtes brave, et
je suis poltron; vous voulez me tuer, eh bien, je me tiens pour mort.»
Cette pantalonnade le sauva du péril.

Balzac, lui aussi, malgré le respect universel dont il était entouré,
faillit être bâtonné par des Anglais, pour avoir mal parlé d’Élisabeth
dans son livre _du Prince_. Ce ne fut point le seul risque de ce genre
qu’il courut: «Je ne me repens pas, lui dit Théophile dans sa lettre
apologétique, d’avoir pris autrefois l’épée pour vous sauver du bâton.»
Ce Théophile, si vaillant à sauver les autres, avait bien besoin de se
sauver lui-même, mais je doute fort qu’il se soit hasardé à mettre
flamberge au vent pour intimider le duc de Luynes, qui le menaçait d’un
traitement semblable, le soupçonnant d’être l’auteur de certains
pasquins dirigés contre lui.

Ce fut surtout pour leurs prétentions aux bonnes fortunes que les poëtes
se firent souvent bâtonner par les gentilshommes: c’était la manière
reçue, la plus sûre et la plus facile, de leur faire payer une
préférence qu’ils conquéraient parfois à force de belles manières et de
beau langage. Vauquelin des Yveteaux, cet original qui se rendit si
célèbre au dix-septième siècle par sa vie d’épicurien, et qui gardait
les moutons dans son jardin, en compagnie de sa pastourelle, avec une
houlette enguirlandée de roses et de lacs d’amour, fut cruellement
bâtonné par M. de Saint-Germain, qui l’avait surpris en conversation
trop intime avec sa femme. Cet accident se trouve naturellement relaté
dans les _Bastons rompus sur le vieil de la Montagne_, satire
contemporaine aussi grossière que violente, dirigée contre ce Céladon de
la rue des Marais.

Les _Mémoires_ de madame de La Guette[14] nous apprennent que son fils
avait promis à Marigny, le chansonnier de la Fronde, qui reçut sans
doute plus d’une aubaine du même genre, cent coups de canne qu’il devait
lui payer à la première occasion, pour avoir écrit contre une dame que
ce jeune homme ne haïssait pas. Et cependant Vauquelin des Yveteaux et
Marigny étaient gentilshommes, mais ils étaient auteurs, et, comme tels,
ils rentraient dans le droit commun.

  [14] Édit. Moreau, chez Jannet, p. 186.

De tous les beaux esprits d’alors, celui qui eut le plus souvent
peut-être maille à partir avec les donneurs d’étrivières, ce fut
l’illustre Montmaur, professeur de grec, poëte, pédant et parasite. Je
n’essayerai même pas d’énumérer toutes les rencontres fâcheuses
auxquelles furent exposés le dos et les épaules de ce fameux personnage,
dont, grâce à la multitude infinie d’épigrammes en vers et en prose, en
français et en latin, dirigées contre lui par ses contemporains,
l’intrépide gloutonnerie est devenue historique. Tout n’était pas profit
dans son rude métier, et plût à Dieu que les inconvénients s’en fussent
bornés à des satires, contre lesquelles l’avait cuirassé l’habitude, et
qu’il savait, à l’occasion, renvoyer à son adversaire, en homme
d’esprit, sinon en homme de cœur. Il lui fallut plus d’une fois acheter
son dîner au prix d’une bastonnade vaillamment reçue, et il ne s’en
plaignait pas, pourvu qu’il dînât bien. Suivant Scarron, dans la
_Requête de Fainmort_ (comme il le nommait), le malheureux n’était pas
même épargné par la hallebarde des suisses préposés à la garde des
hôtels dont il assiégeait la porte aux heures des repas, et, s’il ne
faut pas admettre littéralement tout ce que la verve burlesque du
cul-de-jatte amène sous sa plume, le fond de son récit, confirmé par des
centaines d’autres témoignages analogues, n’en reste pas moins d’une
indiscutable vérité. C’est _Fainmort_ qui parle, dans les vers suivants,
(si ce sont des vers), pour supplier un président de lui rouvrir sa
salle à manger:

    Je, pauvre malheureux chetif,
    De Marche, en Famine, natif,
    Appelé le Grec du vulgaire,
    Encor que je n’en sçache guère;
    Je, dis-je, Pierre de Fainmort,
    Vous apprens que chacun nous mort,
    Moy qui soulois un chacun mordre,
    Et du depuis que, par votre ordre,
    Vostre suisse, sauvage fier,
    Au cœur de bronze ou bien d’acier,
    (Lequel des deux beaucoup n’importe)
    Au nez me ferma vostre porte,
    Et joignit verberation
    A si dure reception,
    Que je suis des plus miserables,
    Que j’ay perdu toutes mes tables...
    Et toy, suisse, de qui le bras
    Haussa, et fit aussi descendre
    Trop vite dessus mon dos tendre
    Ton grand bâton de fer cornu,
    Dis, quel bien t’en est-il venu?...
    Sçache, depuis le jour maudit
    Que le grand président te dit
    Que tu me fermasses la porte,
    Que pour moy toute joie est morte...,
    Et que l’on a fait sur mon nom
    Cent ridicules anagrammes,
    Cent satiriques épigrammes;
    Quelques-uns, poëmes entiers
    Que je brûlerois volontiers;
    Quelques-autres, livres en prose
    Sur lesquels rien dire je n’ose,
    Car je crains, après tous ces vers,
    Les coups de bâton, secs ou verts:
    Quels qu’ils soient, ils sont bien à craindre;
    On n’en guérit pas pour s’en plaindre.
    Pour moy, lorsque j’en ay receu,
    Par moy personne ne l’a sceu,
    Et je passerois sous silence
    Le suisse avec sa violence,
    Et ne parlerois du tout point
    De l’excès fait à mon pourpoint;
    Mais icy, pitié je veux faire:
    C’est pourquoi je ne m’en puis taire.

En descendant le cours du siècle, nous voyons, s’il est possible, ces
catastrophes se multiplier encore. Le _decorum_ imposé par le maître,
l’affectation de la dignité extérieure, la protection royale accordée
aux lettres, l’élévation des talents, rien ne semble y faire. L’effet en
est pourtant réel, mais latent; il agit lentement dans l’ombre, il
marche et se dégage peu à peu, et ce n’est que vers les dernières années
du siècle suivant qu’il apparaît enfin nettement en plein soleil.

Chaque médisance, chaque trait satirique, chaque coup de langue, sont
punis de la même manière: «Mon petit ami, disait M. de Châtillon à
Benserade, le poëte de cour, qui avait chansonné sa femme, s’il vous
arrive jamais de parler de madame de Châtillon, je vous ferai rouer de
coups de bâton.» Et il l’eût fait comme il le disait: aussi aimé-je à
croire que Benserade, en homme encore plus prudent que fat, ne s’exposa
point à cette mésaventure: du moins l’histoire n’en parle pas, et
Scarron, qui data une de ses épîtres de

    L’an que le sieur de Benserade
    Fut menacé de bastonnade,

n’aurait probablement pas manqué de nous en avertir.

Le dos de Richelet expia plus d’une fois les méchancetés qu’il avait
semées à chaque page de son dictionnaire. On avouera qu’il fallait avoir
bien envie de faire pièce aux gens, et bien de la bile de surcroît, pour
s’aviser d’en déposer en pareil lieu, et trouver moyen d’introduire de
grosses épigrammes dans les définitions et les exemples grammaticaux.
Aussi ne dut-il s’en prendre qu’à lui, s’il éprouva plus d’une fois à
ses dépens la vérité du proverbe populaire: «Trop parler nuit.»

Quelques vers bien connus de La Fontaine, qui, tout bonhomme qu’il fût,
avait comme un autre sa petite _gorgée_ de fiel quand on le poussait à
bout, nous apprennent que Furetière s’exposa parfois aussi à pareil
traitement. L’homme aux factums, l’auteur de curieuses satires et du
_Roman bourgeois_, le collaborateur de Racine pour les _Plaideurs_ et de
Boileau pour le _Chapelain décoiffé_, était naturellement caustique. Un
jour il avait sans pitié raillé le fabuliste de n’avoir pas su faire la
différence entre le bois de grume et le bois de marmenteau, ce qui était
bien pardonnable pourtant, tous mes lecteurs en conviendront. Jean La
Fontaine se laissa moquer, sans mot dire; mais, à la première occasion
propice, qui ne se fit pas trop attendre, il décocha tout doucement
contre le railleur sa petite épigramme:

    Toi qui de tout as connaissance entière,
        Écoute, ami Furetière:
        Lorsque certaines gens
    Pour se venger de tes dits outrageants,
    Frappoient sur toi, comme sur une enclume,
    Avec un bois porté sous le manteau,
      Dis-moi si c’étoit bois en grume,
      Ou si c’étoit bois marmenteau.

Qui sait? peut-être est-ce d’après ses souvenirs personnels, modifiés
suivant le besoin, que Furetière revient quelquefois dans ses œuvres à
tracer des tableaux analogues. En tout cas, c’est au moins d’après ce
qu’il avait vu autour de lui. Ainsi, pour me borner à ce seul exemple,
il raconte, par la bouche d’un des personnages de son _Roman bourgeois_,
qu’un fort honnête homme, qui ne voulait point passer pour un auteur
déclaré, de peur sans doute qu’on ne l’accusât de déroger à son rang,
alla menacer un libraire de lui donner des coups de canne pour avoir
fait imprimer sous son nom, dans un recueil, quelques vers de galanterie
qu’il avait composés _in petto_, et qu’à l’instant même un autre, fort
honnête homme également, venait de faire la même menace au même libraire
pour n’avoir pas mis son nom à un rondeau, le plus méchant du volume. On
le voit, la position de l’infortuné marchand était des plus équivoques,
et il lui devenait difficile de sortir intact de ce redoutable dilemme.

Personne n’a entièrement échappé à ce sort désastreux: les noms les plus
glorieux doivent entrer dans cette liste du martyrologe des auteurs,
aussi bien que les plus inconnus; les plus respectés aussi bien que les
plus avilis; Boileau, Racine et Molière, comme Bautru, Boisrobert et
Montmaur.

J’ai d’abord nommé Boileau. Il semble en effet, d’après nombre de
témoignages, qui ne suffisent peut-être pas à produire une certitude
absolue, qu’il ait partagé la destinée commune, bien qu’il eût eu la
prudente attention de ne s’attaquer jamais qu’aux écrivains ses
confrères, et qu’il eût pour bouclier une sévérité de mœurs égale à la
sévérité de ses vers. Regnard a dit de lui:

    Son dos même endurci s’est fait aux bastonnades.

Dans une pièce curieuse, intitulée l’_Entretien en prose de Scarron et
de Molière aux champs Élysées_, «L’on m’a rapporté, dit Scarron, que
Boileau avait reçu des coups de bâton pour en avoir trop pincé.--Ce ne
sont que des ruades de Pégase», répond philosophiquement Molière.

Après la publication de sa quatrième épître, adressée au roi, le même se
fit, avec le comte de Bussy-Rabutin, alors en exil, une affaire qui,
d’apparence assez grave d’abord, finit par se calmer, grâce à la
pacifique et respectueuse attitude du poëte. Pour mettre nos lecteurs au
courant, nous ne pouvons mieux faire que de citer ici une lettre de
Bussy au père Rapin:

«Il a passé en ce pays un ami de Despréaux, qui a dit à une personne de
qui je l’ai su, que Despréaux avoit appris que je parlois avec mépris de
son _Épître au Roi_ sur la campagne de Hollande, et qu’il étoit résolu
de s’en venger dans une pièce qu’il faisoit. J’ai de la peine à croire
qu’un homme comme lui soit assez fou pour perdre le respect qu’il me
doit et pour s’exposer aux suites d’une pareille affaire. Cependant,
comme il peut être enflé du succès de ses satires impunies, qu’il
pourroit bien ne pas savoir la différence qu’il y a de moi aux gens dont
il a parlé, ou croire que mon absence donne lieu de tout entreprendre,
j’ai cru qu’il étoit de la prudence d’un homme sage d’essayer à
détourner les choses qui lui pourroient donner du chagrin et le porter à
des extrémités.

«Je vous avouerai donc, mon révérend père, que vous me ferez plaisir de
m’épargner la peine des violences, à quoi pareille insolence me
pousseroit infailliblement. J’ai toujours fort estimé l’action de
Vardes, qui, sachant qu’un homme comme Despréaux avoit écrit quelque
chose contre lui, lui fit couper le nez[15]. Je suis aussi fin que
Vardes, et ma disgrâce m’a rendu plus sensible que je ne serois si
j’étois à la tête de la cavalerie légère de France.»

  [15] Voir plus loin, page 115.

Quoi qu’en veuille dire Bussy-Rabutin, c’est le style d’un capitaine de
cavalerie qui domine en cette lettre. Connaissez-vous rien de plus net
et de plus tranché? Aussi Boileau sentit-il parfaitement la force de
cette logique péremptoire. Quinze jours après, voici ce que le comte de
Limoges, chargé par Bussy d’aller voir le satirique, lui répondit de sa
part:

«Aussitôt que j’ai eu reçu votre lettre, monsieur, j’ai été trouver
Despréaux, qui m’a dit qu’il m’étoit très-obligé de l’avis que je lui
donnois, qu’il étoit votre serviteur, qu’il l’avoit toujours été et
qu’il le seroit toute sa vie..., que, quand vous auriez dit pis que
pendre de lui, il étoit trop juste et trop honnête homme pour ne pas
toujours vous fort estimer, et par conséquent pour en dire quelque chose
qui pût vous déplaire. Il ajouta, en sortant, qu’il vous feroit un
compliment s’il croyoit que sa lettre fût bien reçue, parce qu’il savoit
bien qu’il n’y avoit point d’avances qu’il ne dût faire pour mériter
l’honneur de vos bonnes grâces.»

Cette assurance que Despréaux désirait lui fut donnée sans doute, car,
peu de temps après, il écrivait lui-même à Bussy-Rabutin une lettre fort
aimable, à laquelle celui-ci répondit sur le même ton. Ainsi prit fin
cette querelle, qui semblait d’abord pronostiquer un tout autre
dénoûment[16].

  [16] Voir ces lettres, _Correspondance de Bussy-Rabutin_, éd. Lalanne,
    chez Charpentier, t. II. Brossette et Viollet le Duc n’avaient pas
    publié la première dans leurs éditions de Boileau.

Je doute que les menaces de Pradon aient trouvé Boileau aussi docile que
celles de Bussy-Rabutin:

    Tu penses toujours battre, et tu seras battu.

s’écrie-t-il, dans une épître à son adresse;

    Tu déchires les morts sans respecter leur cendre,
    Lorsqu’il est des vivants qui peuvent te le rendre.

Et dans ses _Nouvelles remarques_ sur les ouvrages de son ennemi, il
l’avertit charitablement de prendre garde--«qu’en voulant toujours
mordre comme un chien furieux, il n’en ait aussi la destinée.»

Pinchesne ne demeura pas en reste, avec ses _Éloges du satirique
français_, où il a écrit, en parlant des auteurs critiqués par Boileau:

    Outre qu’à leur secours viennent parfois des braves
    Qui, la canne à la main, pourraient bien réprimer
    Sa trop grande fureur de mordre et de rimer.

Le prince de Conti fit courir des risques plus sérieux au _législateur
du Parnasse_ et à son ami Racine, à la suite de la représentation de
_Phèdre_. Ils avaient eu l’audace (si ce n’est pas le chevalier de
Nantouillet, comme ils le prétendirent) de répondre vertement à un
sonnet fait contre la pièce par le prince et par madame Deshoulières,
protecteurs de Pradon: il faut convenir que cela méritait châtiment. Par
bonheur, Condé les prit sous sa protection, et déclara que s’attaquer à
eux, c’était s’attaquer à lui-même. Néanmoins, à en croire le P.
Sanlecque, cette intervention n’aurait pas entièrement sauvé Despréaux,
car le célèbre chanoine, dont l’autorité est un peu suspecte, il est
vrai, quand il s’agit de notre poëte, a fait à l’occasion de cette
querelle certain sonnet qui commence ainsi:

    Dans un coin de Paris, Boileau, tremblant et blême
    Fut hier bien frotté, quoiqu’il n’en dise rien.

En tout cas, il en avait été formellement et publiquement menacé par un
autre sonnet (nous n’en sortirons pas) de M. de Nemours, en réponse au
sien, et roulant toujours sur les mêmes rimes. Ce fougueux morceau
finissait ainsi:

    Vous en serez punis, satiriques ingrats,
    Non pas, en trahison, d’un sou de mort aux rats,
    Mais de coups de bâton donnés en plein théâtre.

On peut voir dans l’_Esprit des autres_, de M. Édouard Fournier[17], et
dans une note de Brossette sur la première satire, comment le poëte
faillit encore s’attirer une grosse affaire avec son vers fameux:

    J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon,

et comment cent coups de bâton lui furent expédiés par la poste, en
attendant mieux, par un hôtelier blaisois, qui portait le nom de Rolet,
et qui se crut directement insulté par Boileau.

  [17] 3e édit., p. 180.

Du reste, voulez-vous savoir quel était le sort inévitable réservé, en
cet âge d’or de la poésie, aux écrivains satiriques, lisez le petit
roman allégorique que nous a laissé Ch. Sorel, sous ce titre singulier:
_Description de l’isle de Portraiture_; vous y verrez de quelle sorte
étaient fustigés les auteurs qui se chargeaient de peindre les vices et
les ridicules d’autrui, si bien que leurs corps n’offraient plus qu’un
pitoyable composé de plaies et de bosses. L’_Histoire comique de
Francion_, qui est, au moins dans certaines parties, un roman de mœurs
et d’observation réaliste, où le même a voulu étudier et reproduire la
société du jour, témoigne aussi, en plus d’un endroit, de cette tendance
à rouer familièrement un poëte de coups de bâton[18].

  [18] Par exemple, l. VI et l. VII (éd. Delahays), où l’on voit le
    poëte Musidor fustigé jusqu’au sang par des laquais joviaux. Or le
    nom de Musidor est un masque qui recouvre le portrait de
    Porchères-l’Augier, de l’Académie. Au l. VI, le musicien Mélibée
    (Boisrobert) est également bâtonné par le fou Collinet.

Écoutez encore l’abbé Cotin, qui avait bien ses petites raisons pour en
vouloir à Boileau. Leur destin, écrit-il en parlant des satiriques, est:

    De vivre le coude percé,
    Et de mourir le cou cassé.

«Ce qui veut dire, observe, en guise de commentaire, le facétieux et
mordant abbé, que, s’_ils ne sont assommés sur l’heure_, il leur est
comme fatal de vivre pauvres et misérables.» Ces belles paroles sont
extraites de sa _Critique désintéressée_,--pas si désintéressée pourtant
qu’il lui plaît de le dire.

Vers la même époque, un émule de notre auteur, Dryden, après la
publication d’un _Essay on Satire_, que sa réputation lui fit faussement
attribuer, fut roué de coups par les gens de Rochester et de la duchesse
de Portsmouth, diffamés dans cet ouvrage. On a prétendu également, mais
sans preuves suffisantes, qu’il avait été bâtonné par le duc de
Buckingham. Dryden était loin, par malheur, d’avoir une dignité de
caractère égale à son talent. Avant lui, l’Arétin s’était chargé aussi
de prouver une fois de plus, pour sa part, le danger qu’il y a de
toucher à la plume d’Archiloque. Sans parler des cinq coups de poignard
que lui donna un de ses concurrents à l’amour d’une cuisinière, outré
d’un sonnet malséant, ni du pistolet avec lequel le Tintoret le réduisit
au silence, en prenant sa mesure, il fut bâtonné plusieurs fois, entre
autres de la part de l’ambassadeur d’Angleterre à Venise, contre qui il
avait dirigé une accusation d’improbité.

Molière faillit lui-même fournir un exemple à l’appui des théories de
l’abbé Cotin. On lit, dans le troisième volume du _Journal de Dangeau_,
qu’après la première représentation du _Misanthrope_, tout le monde
ayant reconnu M. de Montausier dans le personnage d’Alceste, celui-ci le
sut, et, avant d’avoir vu la pièce, s’emporta jusqu’à protester qu’il
ferait mourir l’auteur sous le bâton. Mais, lorsqu’il eut assisté en
personne à la comédie nouvelle, il se ravisa et courut embrasser celui
qu’il voulait d’abord traiter en ennemi mortel.

Montausier ne badinait pas avec les écrivains, et il avait des façons
expéditives de les rappeler au sentiment des convenances: c’est encore
lui qui eût bien voulu châtier de sa propre main l’auteur de la _Lettre
du sieur du Rivage_, contre la _Pucelle_ de son ami et protégé
Chapelain, l’astre de l’hôtel de Rambouillet; il exprimait ce vœu à La
Mesnardière lui-même, qui en était le véritable auteur. Ce ne fut pas
non plus de sa faute si l’on ne berna point Linière au bout du Cours,
pour ses vers contre la même épopée.

Après la représentation de la _Critique de L’École des femmes_, le
personnage que Molière avait si finement raillé sous les traits du
marquis se vengea d’une façon tout à fait caractéristique du temps.
L’ayant rencontré dans un appartement, il l’aborda avec une foule de
démonstrations amicales, et comme celui-ci s’inclinait pour répondre à
ses politesses, il lui saisit la tête et la lui frotta rudement contre
ses boutons de métal, en lui répétant: «Tarte à la crème, Molière! tarte
à la crème!» Le poëte n’échappa à cette étreinte que le visage tout en
sang.

Cette _Critique_ tenait fort à cœur aux ennemis de Molière: Visé, dans
sa _Zélinde_, exhortait les _turlupins_ à berner l’audacieux, et il
s’étonnait de ne pas trouver quelque grand «assez jaloux de son honneur
pour faire repentir Molière de sa témérité.»

C’est que l’auteur de la _Critique_ n’était pas seulement un auteur,
c’était de plus un comédien, double raison pour le traiter de la sorte.
On sait la leçon que Louis XIV donna un jour à ses courtisans, et dont
M. Ingres a fait le sujet de son dernier tableau, destiné au foyer du
Théâtre-Français. Ceux-ci en avaient bien besoin; mais, nonobstant leur
profond respect pour les décisions du monarque, il est douteux qu’elle
les ait convaincus. Les humiliations que l’on faisait subir aux gens de
lettres n’étaient rien auprès de celles qu’on infligeait journellement
aux comédiens, placés par l’opinion commune au dernier degré de
l’échelle, et, comme l’imprimaient au siècle suivant le chevalier du
Coudray et les _Mémoires secrets_, au-dessous des valets de pied du roi.
Une entière déférence non-seulement aux désirs légitimes, mais même aux
caprices contradictoires du public; au premier signe de révolte, des
excuses en plein théâtre et les amendes honorables les plus
avilissantes: voilà ce qu’on exigeait d’eux à chaque instant. La prison
faisait aussitôt justice des moindres peccadilles: jamais laquais payé
pour endurer les fantaisies et les rebuffades d’un maître tyrannique ne
fut mis à de telles épreuves. Les particuliers, comme Floridor, comme
Baron, comme le danseur Pécour, comme Quinault-Dufresne, pouvaient bien,
gâtés par les applaudissements et la faveur du parterre, être des
modèles de fatuité et d’orgueil: ce n’était là qu’un _accident_ tout à
fait individuel, sans conséquence pour le corps auquel ils
appartenaient, et qui ne les garantissait pas des plus extrêmes
revirements du public. Le parterre ne se gênait nullement pour humilier
son favori; il prenait soin de temps à autre de fouler son idole aux
pieds comme pour lui rappeler sa bassesse native. Le vieux Baron fut
hué, sans pitié, quand il reparut dans le jeune Rodrigue.
Quinault-Dufresne, condamné à faire des excuses au parterre, commença
ainsi: «Je n’ai jamais mieux senti la bassesse de mon état
qu’aujourd’hui.» Et il avait raison.

On peut donc juger que les corrections positives et manuelles, qui ne
manquèrent pas aux auteurs, manquèrent moins encore, s’il est possible,
aux comédiens. Le prince d’Harcourt dédaignait de recourir à un autre
argument que le bâton contre les acteurs qui voulaient jouer une pièce
de Scarron avant celle de son protégé Boisrobert. L’un des plus célèbres
histrions de la première moitié du siècle, Bellemore, dit le capitan
Matamore, du rôle qu’il jouait d’ordinaire, quitta le théâtre pour avoir
reçu un coup de canne de la main du poëte Desmarets, dont il n’osa se
venger, parce que celui-ci appartenait au cardinal. Dans les dernières
années du même siècle, on fit, sous le nom de l’_Amadis gaulé_, une
comédie sur l’un des acteurs de l’_Amadis de Gaule_, opéra de Quinault
et Lully, qu’un homme de qualité, dont il osait être le rival, avait
traité comme Sganarelle traite sa femme dans le _Médecin malgré
lui_[19].

  [19] _Anecdot. dram._, I, 43.

Le comte de Livry ne se gênait pas davantage avec Dancourt, qui
réunissait la qualité d’auteur à celle de comédien, et que protégeait
spécialement Louis XIV. Devinez comme il s’y prenait pour n’être point
éclipsé par lui en société. C’est bien simple: «Je t’avertis, lui
disait-il, que si, d’ici à la fin du souper, tu as plus d’esprit que
moi, je te donnerai cent coups de bâton.» C’est le journal de Collé qui
a fait connaître ces belles paroles à la postérité[20]. Et notez que le
comte de Livry était l’amant en titre de madame Dancourt.

  [20] Édit. A. Barbier, in-8, t. I, p. 363.

Le même acteur, tout brave qu’il fût de sa personne, eut à souffrir et à
dévorer en silence maint affront plus cruel encore. Un jour, entre
autres, qu’il jouait lui-même dans son _Opéra de village_ (1691), le
marquis de Sablé s’en vint, à peu près ivre, prendre place sur une des
banquettes de la scène. Comme il s’asseyait, il entendit chanter:

    En parterre il boutra nos blés,
    Choux et poireaux seront _sablés_.

Il crut qu’on l’insultait, et, se levant avec la gravité d’un ivrogne
qui veut faire une action d’éclat, il marcha droit à l’auteur et le
souffleta en plein théâtre.

Juste retour des choses d’ici-bas! la même année, Dancourt avait tiré
parti, dans une de ses pièces[21], du malheur arrivé récemment au frère
cadet de M. Delosme de Monchesnay, un des fournisseurs du
Théâtre-Italien. Ce frère, procureur au Parlement, avait été confondu
mal à propos avec son aîné, par un brutal personnage qui, croyant avoir
à se plaindre des malignes allusions de celui-ci, s’en était vengé sur
les épaules de celui-là, tant il est dangereux d’avoir des écrivains
satiriques dans sa famille! Mais hâtons-nous de dire que la réparation
de l’outrage fut rigoureusement poursuivie, et que le plaignant obtint
satisfaction entière.

  [21] La _Gazette_, sc. 18.

Cette méprise, assez peu plaisante, qui avait fourni une scène de
comédie à notre auteur, toujours à la piste des petits scandales du
jour, paraît avoir eu alors quelque retentissement, et chacun s’en égaya
à l’envi. Gacon, l’auteur méprisable et méprisé du _Poëte sans fard_,
qui attaquait tout le monde, les petits aussi bien que les grands, est
revenu plusieurs fois à cet obscur personnage: ici, dans une épigramme,
il badine sur les _coups de gaule_ que lui attira sa comédie du
_Phœnix_; là, dans une satire, il le nomme encore, en se prédisant le
même sort à lui-même:

    Un soir, comme à Delosme, on viendra sur mon dos
    Payer tout à la fois le prix de vos bons mots.
    Je me retire tard, et souvent sans escorte;
    En vain l’on crie au guet pour demander main-forte:
    On est roué de coups quand les gens sont venus.

Ce sinistre présage obscurcit souvent l’enjouement de sa verve: Heureux,
s’écrie-t-il un peu plus loin,

    Heureux si pour mon dos j’étais en sûreté!

Gacon était bon prophète en s’exprimant ainsi; heureux encore eût-il pu
se dire, s’il n’avait été battu que par procuration, comme Delosme, et
sur le dos d’un autre!

Le _poëte sans fard_ ne cache pas le respect salutaire qu’il a pour cet
argument particulier à l’adresse des poëtes satiriques: il en parle
toujours avec la considération séante, même quand il veut faire le
brave. Un partisan de son ennemi La Motte avait lancé cette épigramme
contre lui:

    Jadis un âne, au lieu de braire,
    Parla sous les coups de bâton,
    Mais un bâton te fera taire
    Ou parler sur un autre ton.

Gacon reconnaît la valeur de cette apostrophe, et il répond avec une
soumission plaisante:

    Eh bien, vous le voulez, je vais changer de ton:
    L’opéra de La Motte est une pièce exquise.
        J’aime mieux dire une sottise
        Que d’avoir des coups de bâton.

Comment, après tout cela, serait-on disposé à trouver par trop bizarre
cette singulière pièce d’un recueil non moins singulier: le _Missodrie_
(de μισος et de δρυς, dans les _Jeux de l’inconnu_), où nous lisons
l’instructive histoire d’un poëte satirique et mauvaise langue,
tellement battu, tellement roué de coups, qu’il en est venu à haïr toute
image du bâton et à fuir, jusque dans sa maison et dans ses meubles, ce
qui pourrait lui rappeler, de près ou de loin, ce bois odieux dont il a
été si souvent la victime?

Les artistes non plus, et entre tous les artistes les musiciens,
n’eurent pas grand’chose à envier aux littérateurs. Il est vrai que
c’étaient, pour la plupart, d’étranges personnages, qui n’avaient point
une idée fort élevée de l’art, et dont le genre de vie, à défaut de la
profession, était peu propre à leur concilier le respect. Maugars,
l’excellent joueur de viole, et le chanteur Lambert, qu’on se disputait
partout, qui promettait à tout le monde et ne tenait parole à personne,
eurent maintes fois des démêlés avec le tricot: les _Historiettes_ de
Tallemant nous en apprennent quelque chose. Il est très-probable, bien
que le fait ne soit établi par aucun document positif, à ma
connaissance, qu’il en fut de même pour Lully, dont le cynisme égalait,
ou plutôt dépassait de beaucoup le talent.



IV


Mais, comme si les coups de canne des gentilshommes, les coups de
hallebarde des suisses, les coups de bâton des valets, ne leur eussent
pas suffi, les gens de lettres se traitaient souvent entre eux de la
même façon. On eût dit qu’ils voulaient autoriser et perpétuer cet usage
infamant, en donnant eux-mêmes un exemple dont ils n’avaient plus le
droit de se plaindre qu’on abusât contre eux. Les discussions
littéraires se vidaient presque toujours d’une façon plus ou moins
analogue à celle que Boileau nous a dépeinte à la fin de sa deuxième
satire sur un _repas ridicule_. Les faits que je pourrais citer ici ne
sont guère moins nombreux que ceux du précédent chapitre, et la plupart
offrent également une leçon de dignité littéraire, en montrant ces
excès, d’une part presque toujours provoqués par des fautes dont ils
sont le châtiment, d’autre part presque toujours punis eux-mêmes sur
leurs auteurs par cette grande loi morale du talion, qui n’est que
l’application pratique des paroles de l’Écriture: «Quiconque se sert de
l’épée périra par l’épée.»

Nous trouvons, dans une ode burlesque réimprimée quelquefois à la suite
des œuvres de Régnier, le récit d’un combat acharné qui eut lieu entre
ce poëte et Berthelot, l’un des honteux ouvriers de l’égoût littéraire
nommé le _Cabinet satirique_. Ce fragment d’épopée ne s’explique pas
bien nettement sur les causes de la lutte; mais sur la lutte elle-même,
il est très-explicite. Régnier rencontre Berthelot dans le quartier des
Quinze-Vingts:

    Vers lui desdaigneux il s’avance
    Ainsi qu’un paon vers un oyson,
    Avant beaucoup plus de fiance
    En sa valeur qu’en sa raison,
    Et d’abord luy dit plus d’injures
    Qu’un greffier ne fait d’escritures.

    Berthelot, avecq’ patience
    Souffre ce discours effronté,
    Soit qu’il le fist par confiance,
    Ou qu’il craignist d’être frotté;
    Mais à la fin Regnier se joue
    D’approcher sa main de sa joue.

    Aussitost, de colère blesme,
    Berthelot le charge en ce lieu,
    D’aussi bon cœur que, le caresme,
    Sortant du service de Dieu,
    Un petit cordelier se rue
    Sur une pièce de morue.

    Berthelot, de qui la carcasse
    Pèse moins qu’un pied de poullet,
    Prend soudain Régnier en la face,
    Et, se jetant sur son collet,
    Dessus ce grand corps il s’accroche,
    Ainsi qu’une anguille sur roche.

    De fureur son âme bouillonne,
    Ses yeux sont de feu tout ardens;
    A chaque gourmade qu’il donne,
    De despit il grince les dents,
    Comme un magot à qui l’on jette
    Un charbon pour une noisette.

    Il poursuit tousjours et le presse,
    Luy donnant du poing sur le nez,
    Et ceux qui voyent la faiblesse
    De ce géant sont estonnez,
    Pensant voir, en ceste défaite,
    Un corbeau souz une alouette.

    Phœbus, dont les grâces infuses
    Honorent ces divins cerveaux,
    Comment permets-tu que les muses
    Gourmandent ainsi leurs museaux,
    Et qu’un peuple ignorant se raille
    De voir tes enfants en bataille?

    Régnier, pour toute sa deffense,
    Mordit Berthelot en la main,
    Et l’eust mangé, comme l’on pense,
    Si le bedeau de Saint-Germain,
    Qui revenait des Tuilleries,
    N’eût mis fin à leurs batteries.

Régnier porta de tant de façons la peine de cette algarade, que nous
n’essayerons même pas de les énumérer. Quant à son adversaire, qui
s’était si cruellement défendu, ce fut Malherbe, un des plus rudes et
des plus cyniques héros de notre histoire littéraire, le chef de cette
réforme poétique dont Berthelot était l’ennemi déterminé, qui se chargea
de son expiation. Piqué au vif par la parodie que celui-ci avait faite
de l’une de ses pièces, Malherbe s’en fut chercher un gentilhomme de
Caen, du nom de La Boulardière, lui mit un cotret noueux dans les mains,
et le chargea de sa réponse, dont l’ami s’acquitta en courrier fidèle et
zélé.

C’est encore avec le bâton que le même rappelait au sentiment des
convenances les confrères assez osés pour effleurer de leurs épigrammes
la vicomtesse d’Auchy, sa favorite, qu’il voulait se réserver le
privilége de tracasser et de battre à lui seul.

Et tout ceci ne l’empêchait pas, bien entendu, de se plaindre amèrement
dans une de ses lettres à Peiresc (4 octobre 1627), des misérables qui
l’avaient assassiné lui-même, c’est-à-dire moulu de coups, dans une
circonstance sur laquelle il ne s’est pas expliqué clairement: on peut
conjecturer, sans jugement téméraire, que c’était en retour de
quelqu’une de ces méchantes boutades dont il était coutumier.

En parlant plus haut de Balzac, le prince des écrivains français, nous
l’avons montré battu à plusieurs reprises, ou peu s’en faut. C’est qu’il
avait battu lui-même. Rencontrant un jour par les rues d’Angoulême un
avocat qui avait plaidé contre lui, il lui donna un coup de houssine,
qu’il eût payé cher si les grands seigneurs de la ville n’eussent pris
son parti.

On connaît sa querelle avec dom Goulu, général des Feuillants: la
république des lettres se partagea en deux à cette occasion, et prit
parti pour ou contre chacun des adversaires. Ce fut une véritable
bataille rangée. Un jeune avocat provincial, du nom de Javersac, voulut
profiter de la circonstance pour entrer lui-même en lice, et se faire
connaître par un coup d’éclat: en conséquence, il se transporta à Paris
avec un livre où il attaquait à la fois les deux ennemis, frappant à
droite et à gauche avec plus de décision que de talent. Il s’était
flatté de gagner la renommée par ce vaillant début, mais il y gagna tout
autre chose qu’il n’attendait pas. Le 11 août 1628, à neuf heures du
matin, il dormait encore dans le lit de sa chambre d’auberge, quand il
se sentit réveillé en sursaut: c’étaient trois hommes qui le bâtonnaient
à tour de bras.

Si l’on en croit Javersac, qui publia une relation de l’événement, et
Charles Sorel, dans sa _Bibliothèque françoise_[22], l’écrivain outragé
s’élança de son lit, l’épée en main, et poursuivit ses agresseurs jusque
dans la rue, où cinquante personnes, ayant vu son arme ployer jusqu’aux
gardes, à un grand coup qu’il donna dans la poitrine d’un de ces
coquins, connurent qu’ils étaient revêtus de cottes de mailles. Mais
Tallemant des Réaux, que nous trouvons toujours sur notre chemin pour
ces aventures scandaleuses, ne raconte pas les faits d’une manière si
honorable pour le jeune écrivain. Rien n’est plus contradictoire que les
nombreux écrits suscités par cette affaire, et dont la plupart ont
aujourd’hui disparu.

  [22] Des _Lettres de M. de Balzac_, p. 133.

Dès le lendemain, on criait sur le pont Neuf, la _Défaite du paladin
Javersac_; et le titre ajoutait, pour donner le change sur le véritable
auteur de l’attentat: _par les alliés et confédérés du Prince des
Feuilles_[23]. Personne ne s’y trompa, et Javersac moins que personne,
s’il est vrai surtout, comme il le rapporte, qu’un des satellites lui
eût dit en le frappant: «On vous avait défendu d’écrire contre M. de
Balzac.» On nomme même le gentilhomme (Moulin-Robert) que celui-ci
chargea du soin de sa vengeance. Le lecteur voit que les écrivains,
comme les grands seigneurs, avaient leurs séides pour ces opérations
délicates.

  [23] Dom Goulu, général des _Feuillants_, que Javersac avait attaqué,
    dans son livre, sous le nom de Phyllarque.

Cette facétie satirique, dont le récit concorde avec celui de l’auteur
des _Historiettes_, se termine en disant que les amis de Phyllarque,
«joints en ceci avec ceux du parti contraire, ont juré d’exterminer
autant de Javersacs qu’il s’en présentera, et de faire voir aux mauvais
poëtes qu’outre le siècle d’or, le siècle d’airain et celui de fer, qui
sont si célèbres dans les fables, il y a encore à venir un siècle de
bois, dont l’ancienne poésie n’a point parlé, et aux misères et
calamités duquel ils auront beaucoup plus de part que les autres
hommes.»

Le ton du libelle, le rôle qu’il faisait jouer à Javersac dans la
querelle, le soin qu’il prenait de faire retomber l’exécution de l’acte
sur le parti de dom Goulu, tout, jusqu’à cet empressement extraordinaire
de publier la mésaventure de ce petit auteur inconnu, en a fait
attribuer la composition à Balzac lui-même, quoiqu’il s’en soit toujours
défendu. Il paraît à peu près certain que l’ouvrage est de lui. Ce
serait là une vengeance après coup, encore plus cruelle que la première,
et de ces deux actes de mauvais goût, l’un ne ferait certes pas plus
honneur que l’autre à sa mémoire. Je l’aime mieux lorsque, sur son lit
de mort, il fait prier M. de Javersac, par un de ses amis, de venir le
voir, et scelle de ses embrassements et de ses larmes sa réconciliation
avec lui[24].

  [24] Moriscet, _Relat. de la mort de Balzac_, à la suite de ses
    œuvres.

A quelques années de là, nous rencontrons Ménage en démêlé avec
Bussy-Rabutin, démêlé non d’homme de lettres à grand seigneur, mais
d’écrivain à écrivain. Celui-ci, dans son _Histoire amoureuse des
Gaules_, avait plaisanté sur la passion _platonique_ du savant homme
pour madame de Sévigné. Ménage, piqué au vif, tailla sa meilleure plume,
la trempa dans sa meilleure encre, et, par une réminiscence de ces
agréables discussions du seizième siècle où les érudits échangeaient,
dans la langue de Cicéron, de si agréables injures, se mit à composer et
à polir, _ab irato_, une épigramme latine qui, faisant allusion au livre
de Bussy et à son emprisonnement, concluait par ce foudroyant distique:

    Sic nebulo, gladiis quos formidabat Iberis;
      Quos meruit, Francis fustibus eripitur.

«Ainsi ce drôle est enlevé aux coups d’épée espagnols, qu’il craignait;
aux coups de bâton français, qu’il a mérités.»

Un homme capable de faire sonner de la sorte le bâton dans ses vers ne
devait pas reculer devant la réalité. Aussi voulut-il un jour user
lui-même de cette arme sur le dos d’un intendant: il est vrai que
celui-ci lui avait donné un soufflet; mais, si c’était une raison
suffisante pour autoriser le bâton, en était-ce une pour se vanter de
pouvoir le faire assassiner, en payant un spadassin cent pistoles?
Tallemant nous a raconté cette bravade, mais nous aimons à croire, ou
que Tallemant a exagéré, ou que Ménage, qui n’avait pas eu le temps de
digérer sa colère en l’exprimant en latin, se repentit bien vite de
cette boutade inconsidérée; ou enfin que le mot _assassiner_ avait, dans
la bouche du docte personnage, la signification particulière que nous
lui avons déjà vue tout à l’heure dans une lettre de Malherbe, ce qui
serait encore fort joli. Pourtant, il n’est guère possible d’admettre
ici cette dernière explication, car il avait commencé par supplier le
cardinal de Retz de lui permettre, en un billet signé de sa main, de
donner cent coups de bâton à son intendant, et ce ne fut qu’au refus du
maître que, dans sa fureur, il s’emporta jusqu’à l’autre menace.

Ménage s’était borné aux paroles, sans mettre réellement, que nous
sachions, la main à l’œuvre: il obtint en retour mesure pour mesure.
Lorsque, dans sa _Requête des Dictionnaires_ (1649), qui lui ferma les
portes de l’Académie, il eut médit de Boisrobert,

    Cet admirable Patelin
    Aimant le genre masculin,

un des neveux de l’abbé, dépêché peut-être par son oncle, s’en fut
l’attendre un jour, pendant trois heures, avec une gaule choisie parmi
les plus solides, à un endroit où il devait passer. Ménage eut la chance
de sortir par une autre porte. Il n’avait point frappé, il ne fut point
frappé lui-même, mais il s’en fallut d’assez peu pour le rendre plus
sage à l’avenir.

Quant à M. de Boisrobert, qui donnait de semblables procurations à ses
neveux, nous avons déjà vu, par avance, qu’il fut payé de la même
monnaie, et nous n’avons pas à y revenir ici. Encore s’il s’en fût tenu
au bâton, on eût pu, jusqu’à un certain point, y trouver une excuse, en
se rejetant sur la force de l’habitude. Mais croira-t-on que, dans une
discussion littéraire, il alla jusqu’à menacer d’un régiment des gardes
Baudeau de Somaize, le futur auteur du _Dictionnaire des précieuses_,
qui, sans se laisser intimider par cette formidable argumentation, lui
répondit avec une dignité hautaine?

Il semble, du reste, que ce dernier genre de discussion, tout étrange
qu’il puisse paraître au premier abord, eût alors quelque tendance à se
mettre à la mode parmi les auteurs; car, à la même époque, nous en
trouvons un autre exemple, encore plus caractérisé, dans la petite
guerre de gros in-quarto qui s’engagea entre Costar et Girac, vers 1655,
sur la tombe de Voiture. Les deux tenants commencèrent par s’accabler
d’injures réciproques: c’était la règle; mais bientôt Costar, non
content d’avoir employé tout son crédit pour obtenir des magistrats que
la parole fût interdite à son adversaire, n’hésita pas à invoquer, sous
une forme transparente, l’intervention de la force armée, en le menaçant
de lui faire expier ses attaques contre Voiture par les mains des
officiers qui passeraient dans l’Angoumois, où résidait le vaillant
champion de Balzac. Ce passage, où l’on appelait, en quelque sorte, les
dragonnades à l’appui d’une thèse littéraire, mérite d’être transcrit
_in extenso_.

«Sans mentir, dit Costar en parlant de son antagoniste, un homme de
cette humeur est bien sujet à se faire battre: j’entends à coups de
langue et à coups de plume, car nous ne vivons pas en un siècle si
licencieux que l’étoit celui de ces jeunes Romains de condition, qui se
promenoient par les rues tout le long du jour, cachant sous leurs robes
de longs fouets pour châtier l’insolence de ceux qui n’approuvoient pas
le poëte Lucilius, s’ils étoient si malheureux que de se rencontrer en
leur chemin.»

Costar a beau prendre, par pudeur, quelques précautions oratoires, on
voit bien, et on le verra encore mieux tout à l’heure, que, tout en
battant Girac à coups de plume, il trouverait quelque satisfaction à le
battre d’une façon plus solide. Il a peine à dissimuler l’admiration
qu’il éprouve pour ces jeunes Romains de condition, et l’envie qu’il
aurait de les imiter, en _châtiant l’insolence_ d’un homme qui osait ne
pas approuver entièrement le dieu Voiture, ni M. de Costar, son
prophète:

«Néanmoins, poursuit-il en enflant sa voix, M. de Girac pourroit bien
s’attirer quelque logement de gendarmes, s’il passoit des troupes par
l’Angoumois; et je m’étonne que lui, qui ne néglige pas trop ses
intérêts, et qui songe à ses affaires, ne se souvienne plus du capitaine
qui lui dit, il y a deux ou trois ans: «En considération de M. le
marquis de Montausier, j’empêcherai ma compagnie d’aller chez vous, mais
c’est à la charge qu’à l’avenir il ne vous arrivera plus d’écrire contre
M. de Voiture.»

Que dites-vous de ce capitaine bel-esprit, qui menace d’un logement de
soldats ceux qui n’admireront point M. de Voiture, et de Costar qui
triomphe en rappelant ce beau fait? Ce n’est donc point d’aujourd’hui,
quoi qu’on en ait prétendu, que certains écrivains appellent les
gendarmes à l’aide pour vider leurs discussions littéraires. Qu’on
veuille bien en croire ces quelques pages, et qu’on ne nous offre plus
trop légèrement pour modèle la bienséance et la dignité des polémiques
du grand siècle. On se souvient de ce valet qui dit à Javersac, en le
battant dans son lit: «C’est pour vous apprendre à écrire contre M. de
Balzac.» Aujourd’hui voilà la même phrase retournée contre un partisan
de Balzac. Toujours, on le voit, la loi du talion, et la justification
du proverbe de l’Évangile!

«J’ai de la peine, continue encore ce rude jouteur, à deviner ce qui a
pu rassurer si fort M. de Girac contre ces menaces, si ce n’est qu’il se
soit imaginé qu’en devenant un auteur célèbre il n’auroit plus que faire
de recommandation étrangère, et que son livre tout seul lui tiendroit
lieu de sauvegarde inviolable aux gens de guerre... Si M. de Girac était
mon ami, je lui conseillerais de prendre d’autres sûretés contre le
capitaine partisan et vengeur des beaux esprits[25].»

  [25] _Suite de la défense_, p. 40-41.

D’autres écrivains se gourmaient entre eux et vidaient leurs différends
à la force du poignet, comme ce sieur de Haute-Fontaine qui, dans un
accès de colère et de dépit, pour se venger d’avoir été vaincu par le
ministre Du Moulin dans leurs communes prétentions à une chaire de
philosophie, lui écorcha à coups de poing tout le visage, si bien que ce
dernier fut obligé de se faire mettre de la peinture couleur de chair
sur les endroits lésés. Ce Haute-Fontaine était un rude gaillard, et
Tallemant nous raconte encore qu’il donna un soufflet à un capitaine
anglais qui médisait du roi de France, et que, dans une hôtellerie, il
battit cinq ou six recors qui voulaient emmener quelqu’un en prison.

Les querelles entre gens de lettres avaient donc aussi leurs côtés
dangereux, et ce n’est pas sans quelques réserves qu’on peut accepter ce
mot du premier président, qui disait à Gilles Boileau, en l’excitant
contre l’auteur de _Christine_, Ægidius Ménage: «Il y auroit du péril
entre gens d’épée; mais les auteurs ne versent que de l’encre.» S’il
voulait dire simplement qu’une _affaire d’honneur_ n’était point à
craindre, cela était parfaitement vrai, et les écrivains les plus
susceptibles d’alors semblent n’avoir pas soupçonné, au moins dans leurs
disputes littéraires, ce mode de satisfaction pourtant si répandu: ils
se bornaient à des vengeances plus humiliantes pour eux comme pour leurs
adversaires. Le mot du premier président ne donne pas une haute idée de
la grandeur d’âme et de la dignité de celui qui pouvait avoir besoin
d’un tel encouragement.

En passant de la vie privée des auteurs à leurs livres, non pour y
découvrir des renseignements particuliers sur tel ou tel fait, mais pour
y chercher, dans le ton général et le caractère habituel de la
polémique, la trace des mœurs, des usages, des tendances du temps, nous
y retrouverons encore l’influence et la souveraineté du bâton. La même
conclusion ressort avec la même évidence des faits et des écrits: les
uns et les autres suivent une ligne parallèle; ils se reflètent, pour
ainsi dire, en se complétant, et ceux-ci sont comme le commentaire
justificatif et l’appendice naturel de ceux-là. Le bâton se dessine à
chaque page, dans toutes les attitudes: c’est le _vengeur_ qui apparaît
toujours aux moments solennels; c’est le _nec plus ultrà_ de
l’argumentation dans les querelles entre écrivains. Les gladiateurs de
plume, ainsi que les appelait Balzac, n’y allaient pas de main morte
dans ces duels journaliers où l’on ne s’arrêtait point au premier sang;
et vraiment, à lire les aménités dont, à l’instar des Scaliger et des
Scioppius, des Vadius et des Trissotins, le père Garasse et dom Goulu,
Girac et Costar, voire Furetière et Scarron, etc., remplissent leurs
ouvrages, à l’adresse de leurs adversaires, on se prend à trouver
anodines et douceâtres les plus grandes violences de nos escarmouches
littéraires ou politiques d’aujourd’hui. Scudéry, Cyrano de Bergerac et
le romancier Vital d’Audiguier se vantaient d’écrire avec leurs épées:
on dirait que leurs confrères écrivent avec un bâton taillé en guise de
plume.

Le bâton était chose tellement dans les mœurs, qu’on l’employait comme
un des ressorts de l’action, non-seulement dans les tragi-comédies, mais
quelquefois même dans les tragédies de la première moitié du siècle.
C’est ainsi que, dans la _Rodomontade_ de Méliglosse (1605), le vieil
Aymon, irrité, menace d’appuyer ses représentations de la même manière
que le comte de Sault avait appuyé les siennes, et de _frotter_
d’importance ses contradicteurs. J’aurais trop beau jeu de recueillir le
même air partout où il se présente, dans les épigrammes, les romans, et
surtout les comédies, où les coups de bâton forment, pour ainsi dire, la
base même de l’intrigue: c’est là un des cachets de la littérature du
temps, comme plus tard le seront tour à tour les tirades sur la
tolérance, les descriptions de souterrains et de fantômes, les bonnes
lames de Tolède, et les dames aux camellias. Je veux seulement rapporter
quelques exemples, qui suffiront pour indiquer le ton général.

Voici d’abord le d’Artagnan littéraire, le matamore périgourdin: Cyrano,
qui a l’épiderme très-irritable et qui ne peut souffrir la
contradiction, ne rêve que d’assommer ceux qui lui déplaisent. C’est lui
qui disait au comédien Montfleury, son ennemi intime: «Penses-tu donc, à
cause qu’un homme ne te sauroit battre tout entier en vingt-quatre
heures, et qu’il ne sauroit en un jour échigner qu’une de tes omoplates,
que je me veuille reposer de ta mort sur le bourreau?» Les coups de
bâton pleuvent comme grêle dans ses _Lettres_, au point même que cet
éternel refrain, qui ne manquait pas d’abord d’un certain agrément,
finit par devenir des plus monotones,--comme je crains qu’il ne le
devienne dans ce livre, sans qu’il y ait de ma faute. L’exemple suivant
est assez caractéristique pour me dispenser de tous les autres: «On vous
coupe du bois... car je vous proteste que, si les coups de bâton
pouvoient s’envoyer par écrit, vous liriez ma lettre des épaules, et que
vous y verriez un homme armé d’un tricot sortir visiblement de la place
où j’ai accoutumé de mettre, monsieur, votre très-humble serviteur.» (_A
un comte de bas aloi._)[26].

  [26] Voir encore _Lettr. satiriq._, II, 19, etc.; édit. P. Lacroix,
    chez Delahays.

Saint-Amant réserve une correction semblable à l’imprimeur qui a donné
une édition subreptice et fautive de ses œuvres:

    Pour moi, je lui promets tant de coups de bâton,
    Si jamais sur son dos je puis prendre le ton,
    Qu’il croira que du ciel, qu’à sa perte j’oblige,
    Il pleuvra des cotrets par un nouveau prodige[27].

  [27] Élégie au duc de Retz.

Ne dirait-on pas, sauf les rimes, que ces vers sont sortis du même moule
que la prose de Cyrano?

Dans son _Poëte crotté_, où il a eu Maillet spécialement en vue,
Saint-Amant a tracé aussi, avec son entrain habituel, un tableau un peu
chargé peut-être, mais très-vrai au fond, de la condition ordinaire de
certains écrivains en sous-ordre, et de l’aimable façon dont ils étaient
traités, même par les valets de leurs protecteurs:

    A la fin, saoul de chiquenaudes,
    De taloches, de gringuenaudes,
    D’ardentes mouches sur l’orteil,
    De camouflets dans le sommeil,
    De pets en coque à la moustache,
    De papiers qu’au dos on attache,
    D’enfler même pour les laquais,
    De bernements, de sobriquets,
    De coups d’épingle dans les fesses,
    Et de plusieurs autres caresses
    Que dans le Louvre on lui faisoit
    Quand son diable l’y conduisoit,
    Il lui prit, quoique tard, envie
    D’aller ailleurs passer sa vie.

Plus loin, le poëte crotté prend la parole:

    L’aventure du paladin[28]
    Me fait tressaillir de l’épaule:
    Je redoute en diable la gaule,
    Et m’est avis que sur mon dos
    Je ne sens déjà que fagots.

  [28] Javersac.

Écoutez cet agréable vaudeville, qui donne la note des plaisanteries du
temps:

    Saint-Ruth, Calais, Larry, Boufflers,
    Ce ne sont point des ducs et pairs
    Et ne prétendent point de l’être
    Par plus d’une bonne raison;
    Car ils servent si bien leur maître,
    Qu’ils mériteraient le bâton, etc.

Puis, c’est une autre muse anonyme qui chante à son tour, sur l’air
connu:

    Quoi! Nogaret se mêle
    De faire des chansons?
    Ne craint-il point la grêle
    De cent coups de bâtons?

Ici, c’est Scudéry, dont on parodie la superbe épigraphe en deux vers
burlesquement menaçants:

    Et, poëte et Gascon,
    Il aura du bâton.

Là, c’est l’abbé de Pure, qui, dans son roman de la _Précieuse_,
s’adresse en ces termes, par l’intermédiaire d’un de ses personnages, à
un méchant poëte provincial:

    Tes vers sont tout ton bien, terre, prés et garenne;
    Mais encor que peux-tu, d’une semblable graine,
    Ni semer, ni cueillir que des coups de bâton?

Enfin, puisqu’il faut se borner dans cette revue, que je pourrais
prolonger à l’infini, Scarron, le moins cruel des hommes pourtant, a
joint sa voix à ce concert, en maint et maint endroit de ses œuvres.
Écoutez-le, dans sa chanson contre Gilles Boileau, s’écrier sur le mode
lyrique:

        Taisez-vous, Boileau le critique:
    On fait, pour votre hiver, grand amas de fagots;
        On veut qu’un bras fort vous applique
        Cent coups de bâton sur le dos.

Ailleurs, dans ses burlesques _Imprécations_ contre celui qui lui a pris
son Juvénal, il souhaite de voir le voleur fustigé à tour de bras, et de
l’entendre crier sous les étrivières. Il termine sa satire contre ceux
qui font passer leurs libelles diffamatoires sous le nom d’autrui, en
leur disant: «Vous savez

    ... Qu’outre les fléaux, famine, guerre, peste,
    Il en est encore un, fatal aux rimailleurs,
    Fort connu de tout temps, en France comme ailleurs:
    C’est un mal qui se prend d’ordinaire aux épaules,
    Causé par des bâtons, quelquefois par des gaules.

Mais, loin de lui en vouloir de ces intempérances de langage, il faut
plutôt lui savoir gré de n’avoir pas été plus loin, quand on songe que,
dans sa _Baronade_, il va jusqu’à souhaiter que Baron soit pendu, et
que, dans sa _Mazarinade_ (si toutefois cette pièce est bien de lui), il
dit, en parlant du cardinal, qu’il espère voir le jour où

    Sa carcasse désentraillée,
    Par la canaille tiraillée,
    Ensanglantera le pavé.

Voilà qui est peu plaisant pour un poëte burlesque. Restons-en sur ce
beau trait: tout ce que nous pourrions découvrir encore serait pâle à
côté d’une période aussi haute en couleurs.

Il nous semble que ces citations ont bien leur éloquence, et que nous ne
pouvions mieux achever de démontrer à quel point les coups de bâton
étaient passés dans la langue, dans les mœurs et dans les actions du
temps.



V


On ne s’arrêtait même pas toujours au bâton dans la réalité, non plus
que dans les écrits: nous l’avons déjà vu pour l’Arétin, que le cynisme
de son impudence devait, il est vrai, placer en dehors de la loi
commune. Archiloque avait péri par le poignard. Quand l’abbé Cotin
disait des poëtes satiriques qu’ils ont pour destin de mourir le cou
cassé, il exagérait de bien peu, à supposer qu’il exagérât. A la manière
dont on en usait souvent, le bâton eût pu suffire à lui seul pour
justifier le vers de l’abbé Cotin et l’avertissement de Pradon à
Boileau, tant il savait coucher son homme jusqu’au lendemain sur la
place en lui rompant les membres, si bien que le mot d’_assassinat_,
même dans son sens moderne, n’était guère trop fort pour des exécutions
semblables. Mais, tout meurtrier qu’il fût, il ne le paraissait pas
toujours assez à la colère vengeresse des grands seigneurs, qui avaient
parfois recours à des armes plus sanglantes encore.

En 1651, le marquis de Vardes fit trancher le nez au pamphlétaire
Matthieu Dubos, qui l’avait maltraité dans un de ses manifestes. Les
laquais du marquis le saisirent, et, dit le facétieux Loret,

    Coupèrent à coups de cizeau
    Son très-infortuné nazeau,
    Ce qui fait qu’après cet outrage
    On peut dire de son ouvrage:
    «Ce sont des discours mal tournez
    D’un auteur qui n’a point de nez[29].»

  [29] _Muse histor._, l. II, lett. 29, 23 juillet 1651.

C’est par erreur que les mémoires du cardinal de Retz[30], en racontant
cette catastrophe, vingt ans plus tard, l’appliquent à un autre
libelliste du même temps, Dubosc-Montandré, celui qui, suivant la
légende, aurait rudement expié, par la main du prince de Condé ou de ses
lieutenants, les attaques qu’il avait dirigées contre lui, avant de lui
avoir vendu sa plume.

  [30] Livre III.

Sarrasin était le protégé et le _domestique_ du prince de Conti:
celui-ci, dans un moment de colère, le frappa, dit-on, à la tempe, et si
malheureusement, qu’il en résulta une fièvre violente dont le poëte
mourut. Il est vrai que Tallemant conteste l’anecdote, mais son opinion
n’a pas prévalu. Il prétend que le prince ne le maltraita qu’en paroles,
et raconte que souvent, après avoir menacé de le jeter par les fenêtres,
il se laissait apaiser par ses bouffonneries.

Louis Racine donne à entendre, dans ses _Mémoires_ sur son père, que le
fameux voyageur Bernier serait mort par suite d’une _plaisanterie_ que
lui fit à sa table le président de Harlai. J’ignore quelle peut être
cette plaisanterie délicate; mais l’histoire de Santeuil éclairera le
lecteur, et lui fera voir qu’il n’y a rien d’impossible ni même
d’invraisemblable dans une assertion qui paraît d’abord singulière.

Santeuil, malgré son titre et son habit, qui eussent dû le faire
respecter, n’en était pas moins traité par ses Mécènes en poëte,
c’est-à-dire de la plus cavalière façon du monde. La duchesse de Bourbon
ne se faisait nul scrupule de le souffleter, puis, sur ses réclamations,
de l’inonder d’un verre d’eau en plein visage, pour le punir de ne
l’avoir pas encore célébrée dans ses vers. Jusque-là, rien à dire:
c’était l’ordinaire de tout auteur protégé. Mais voici qui dépasse les
bornes. Un soir, à dîner, la société du duc de Bourbon, qui s’amusait
beaucoup des saillies et de la verve frénétique du poëte, trouva
plaisant de jeter du tabac d’Espagne dans son vin: ces messieurs ou ces
dames s’attendaient à des grimaces qui les feraient rire à cœur-joie.
Santeuil, qui ne se doutait pas de ce joli tour, porta le verre à ses
lèvres, et le vida d’un trait. Ce fut bien drôle, en effet, car il en
mourut.

Tel est, du moins, le récit de Saint-Simon, et telle était aussi la
croyance du temps, car je trouve les deux vers suivants dans une chanson
manuscrite sur le protecteur du chanoine de Saint-Victor:

    ... Ta tendre et douce amitié,
    Au pauvre Santeuil si contraire.

Ainsi, protégés par le roi et par les ministres, encouragés par des
récompenses pécuniaires, honorés par la création de l’Académie
française, et de beaucoup d’autres Académies familières où ils trônaient
en triomphateurs, les écrivains étaient loin d’être honorés et protégés
au même degré par l’opinion publique, qui ne se commande pas. En
grattant du doigt, pour arriver à la réalité, le vernis doré qui
recouvre la surface de l’histoire littéraire au dix-septième siècle, on
voit les misères véritables que cache aux yeux superficiels cette
brillante apparence. Ceux qui se laissent tromper à ces dehors menteurs
nous font l’effet de ces naïfs paysans qui, éblouis par les galons
d’argent des laquais de bonne maison, les prennent pour des ministres,
ou tout au moins pour des sous-préfets.

Et voilà le siècle qu’on appelle l’âge d’or de la littérature! De la
littérature, peut-être; mais des littérateurs, non pas!



VI


Les poëtes furent, sans doute, les plus nombreux de beaucoup, et les
plus largement gratifiés dans ces distributions de coups de gaule, mais
ils ne furent pas les seuls. Pour compléter cette esquisse du rôle joué
par le bâton dans les relations sociales, au dix-septième siècle, qu’on
nous permette une courte excursion en dehors de la littérature: ce sera
toujours une consolation pour les écrivains de voir leurs aïeux
maltraités en si noble compagnie.

Car, sans nous occuper ici des petites gens, bourgeois, archers,
artisans de tout genre, dont les coups de bâton étaient en quelque sorte
le pain quotidien, il nous sera facile de montrer que les gens de
qualité ne s’épargnaient pas non plus entre eux: la mode était si bien
établie, qu’elle avait souvent des distractions, et changeait les
persécuteurs ordinaires en victimes.

Concini se vengeait à coups de bâton d’un sergent de la garde bourgeoise
qui avait refusé de le laisser entrer sans passe-port par la porte Bucy,
mais le peuple faisait payer cher cette exécution aux valets du maréchal
d’Ancre, en les pendant à la porte du sergent. Le médecin de Lorme, en
présence du maréchal d’Estrées, irrité de voir un de ses confrères
prendre le pas sur lui, saisissait un tricot avec le plus beau
sang-froid, et rossait vigoureusement l’impoli, qui se sauvait à toutes
jambes. De grand seigneur à sergent, et de bourgeois à bourgeois,
c’était chose toute simple; mais nous verrons bien pis!

En 1615, lors des états généraux, M. de Bonneval traitait de semblable
façon un des magistrats du Tiers, pour le punir d’avoir une opinion
contraire à la sienne. «Mordioux!» s’écriait Roquelaure, indigné que le
conseiller Blancmesnil osât entrer en rivalité avec lui pour un siége,
«des bâtons! des bâtons!» Marigny souffletait Bois-Laurent. Le prince et
la princesse de Conti déléguaient à des suisses la tâche de fustiger
Termes rude et dru, le soupçonnant d’avoir fait au roi de mauvais
rapports sur leur compte. Le cardinal de Savoie bâtonna Pommeuse pour
une raillerie inopportune. Condé chargeait un des siens d’administrer
une volée de bois vert à un gentilhomme de la reine, parce que celle-ci
lui avait intimé l’ordre de ne point faire visite au Tiers. Pendant la
Fronde, il menaçait les députés du parlement d’Aix de les faire mourir
sous le bâton; il donnait un soufflet à son partisan Rieux, qui osait
lui résister en face, et celui-ci le lui rendait aussitôt. On voit que
le héros abusait singulièrement de l’_ultima ratio_ des grands
personnages. M. de la Meilleraye levait sa canne sur le colonel de
Gassion, qui n’était pas d’humeur à se résigner sans mot dire, et qui
lui répondit en mettant le pistolet à la main. Le duc d’Épernon, plus
hardi encore, levait la sienne sur le cardinal de Sourdis, archevêque de
Bordeaux: ce prélat, «le plus battu» de France, comme on l’a surnommé,
devait, un peu plus tard, subir derechef le même traitement de la part
du maréchal de Vitry. Mais il n’en fut pas du cardinal comme d’un simple
poëte, et l’affront coûta cher à ceux qui l’avaient fait.

Le frère de Richelieu, quoique chartreux, ne fut pas plus respecté par
un gentilhomme brutal, en contestation avec son couvent. L’église, qui
pourtant servait jadis de lieu d’asile inviolable aux plus grands
criminels, bien déchue de ce privilége, ne garantissait pas toujours
d’un sort pareil, et la sainteté du lieu ne put empêcher l’irascible
abbé de Saint-Martin, le plus historique des mystifiés, avant Poinsinet,
de frapper de sa canne, dans sa propre chapelle, des écoliers qui se
moquaient de sa bizarre tournure et de son accoutrement grotesque.

Le duc de Longueville fut bâtonné par le marquis d’Effiat, et le baron
de Coppet par le comte de Soissons. La Bazinière, trésorier de
l’épargne, faillit l’être par les laquais de d’Émery, pour une rivalité
d’amour, et le fut très-réellement et très-sérieusement, en une autre
circonstance, chez Bautru, par son propre beau-frère[31].

  [31] Loret, _Muse hist._, l. I, lett. 11, 23 juillet, 1650.

Louis de Rohan se vantait d’avoir rudement fustigé le chevalier de
Lorraine, et celui-ci, pour relever son honneur, avili par ces propos
insultants, ne trouvait rien de mieux que de menacer Varangeville, ami
du chevalier, et secrétaire des commandements de Monsieur, de prendre sa
revanche avec lui. Colbert fit traiter impitoyablement de même,
par-devant témoins, son fils le chevalier, qui l’avait mérité,
d’ailleurs, en prenant une part active à un acte de libertinage et de
cruauté vraiment inouï, que nous désignerons assez en disant que nous ne
pouvons le désigner davantage.

Loret nous apprend, dans sa _Muse historique_, que le frère du roi
souffleta en plein bal de la cour une demoiselle d’un grand nom qui,
bien sans le vouloir, lui avait manqué de respect. Laissons-le raconter
ce fait curieux, avec les grâces naïves et négligées de son style:

    Le frère du Roy, l’autre jour,
    Dans un certain bal de la cour,
    Menant la princesse Louize
    Que pour danser il avoit prize,
    Dans ses jupes s’embarrassa,
    Fit un parterre et se blessa;
    Et se relevant tout plein d’ire,
    Il entendit hautement rire
    Mademoizelle de Beauvais,
    Ce qui luy sembla si mauvais,
    Qu’il s’en courut soudain vers elle,
    Et, sans respecter la pucelle,
    Sur sa tendre joue appliqua
    Un soufflet qui très-fort claqua[32].

  [32] L. II, lett. 48e, 3 déc. 1651.

Un jour, le duc de Beaufort, le roi des Halles, dans un accès de fièvre
_frondeuse_, s’en vint au fameux cabaret de Renard, situé sous les
ombrages discrets du jardin des Tuileries. Il y avait là, assis à la
même table, MM. de Candale, de Jersay, et les principaux seigneurs
mazarins. Le roi des Halles commença par briser sa canne sur le dos du
dernier, après quoi il jeta la table et les plats au nez des
convives[33]. Sur quoi, Blot, le chansonnier, entonnait un triolet
satirique:

    Il deviendra grand potentat
    Par ses actions mémorables,
    Ce duc dont on fait tant d’état!
    Il deviendra grand potentat
    S’il sait renverser notre État
    Comme il sait renverser la table.

  [33] _Muse historique_ de Loret, l. II, lett. 6e.

Beaucoup d’autres encore, témoins Guénégaud, Pontac, et tous ceux dont
nous ne pouvons même citer les noms[34], sous peine de tomber dans des
dénombrements plus longs que ceux d’Homère, avaient partagé le sort des
poëtes, sans l’être en aucune façon. La suprématie du bâton était si
bien établie par l’usage, que même quand il eût été plus facile et plus
simple d’employer un autre instrument de correction, celui-là était le
premier, le seul, pour ainsi dire, qui vînt à la pensée.

  [34] Voir, par exemple, Tallemant, t. VIII, p. 84; t. IX, p. 16 et 17,
    etc.

Voilà bien des gentilshommes bâtonnés par des gentilshommes. Mais un
gentilhomme bâtonné par un écrivain, c’est ce que nous n’avons pas
encore vu jusqu’à présent, et ce qui arriva pourtant une fois. J’ai
gardé ce trait pour la bonne bouche. Cet héroïque champion des gens de
lettres, qui osa retourner la coutume établie, et venger la cause de la
corporation sur le dos d’un homme de qualité, ne fut ni plus ni moins
que Dulot, le héros des bouts-rimés, qui battit comme plâtre le marquis
de Fosseuse, afin de pouvoir se vanter,--ce qui effectivement en valait
la peine,--d’avoir bâtonné l’aîné des Montmorency, ou, du moins, celui
qui se prétendait tel. Malheureusement, il y a un détail qui enlève
beaucoup à la moralité de l’anecdote: c’est que ce poëte était fou, ou
peu s’en faut. Peut-être est-ce pour cela que son exemple ne fut pas
contagieux.

Dulot était ordinairement plus doux, poussant la bénignité jusqu’à
souffrir des croquignoles pour un sou pièce; mais il avait des
alternatives de fureur: «Comment, monsieur, dit-il un jour avec
indignation à l’abbé de Retz, vos laquais sont assez insolents pour me
battre,--en ma présence!»

En cherchant bien, nous pourrions trouver encore un ou deux autres
traits analogues, mais moins avérés, par exemple celui de
Tristan-l’Hermite qui se vante, dans son _Page disgracié_, d’avoir
«frotté un peu rudement _ses_ poings contre le nez d’un jeune seigneur
de _son_ âge et de _sa_ force;» mais on n’en peut rien conclure, car
Tristan, un des rares écrivains d’alors qui n’eût pas plus peur d’une
épée que d’une plume, avait titre de gentilhomme, et c’était comme tel
qu’il se montrait si brave.

Ces façons tout à fait sommaires de soutenir sa cause à la force du
poignet et de se faire justice soi-même étaient un reste des habitudes
féodales, une dernière trace de l’ancien respect pour le droit du plus
fort, qu’il se manifestât par le bâton ou par l’épée. Toute l’histoire
du temps est pleine de témoignages à l’appui. Même en laissant de côté
les duels, qui ne furent jamais plus fréquents, plus acharnés et plus
meurtriers, en dépit de toutes les ordonnances, et qui se faisaient jour
et nuit, sur la place Royale, sur le pont Neuf, en pleine rue,
par-devant les habitants rassemblés en cercle, que de rapts, que de
violences, que d’assassinats, admis en quelque sorte par les mœurs de
l’époque, et que la justice laissait passer sans s’en préoccuper, sinon
pour la forme! Les Mémoires contemporains en fournissent mille exemples,
qu’ils racontent sans la moindre émotion, comme des choses toutes
simples, mais que nous sommes bien loin de trouver telles aujourd’hui.
Voulait-on se défaire de Concini, et de Jacques de Lafin, qui avait
révélé au roi le complot du maréchal de Biron, on les abattait en plein
soleil, sur un pont, sans que personne s’en inquiétât. Saint-Germain
Beaupré faisait assassiner Villepréau par son laquais, dans la rue
Saint-Antoine. D’Harcourt et d’Hocquincourt proposaient à Anne
d’Autriche de la débarrasser ainsi de Condé. Le chevalier de Guise
n’hésitait pas davantage pour passer son épée à travers le corps du
vieux baron de Luz, au beau milieu de la rue Saint-Honoré, comme son
frère aîné avait fait auparavant pour Saint-Paul, et non-seulement ce
crime demeurait impuni, mais il valait au meurtrier les plus
chaleureuses félicitations des plus grands personnages[35]. La justice,
en pareil cas, ne demandait pas mieux que de s’abstenir, par la raison
que nous donne le continuateur de Scarron, dans la troisième partie du
_Roman comique_[36], en parlant de la mort violente de Saldagne:
«Personne ne se plaignant, d’ailleurs que ceux qui pouvoient être
soupçonnés étoient des principaux gentilshommes de la ville, cela
demeura dans le silence.» La justice intervint parfois sans doute avec
solennité; mais on peut voir dans les _Grands Jours d’Auvergne_, de
Fléchier, quelle longanimité elle avait montrée d’abord, et ce qu’il
avait fallu d’effroyables excès dans le crime pour la forcer à sévir.

  [35] Lettres de Malherbe, 1er févr. 1613.

  [36] Chap. VI.

Auprès de cela, qu’étaient-ce que de pauvres petits coups de bâton? Les
tribunaux, qui fermaient les yeux sur des faits d’une tout autre
importance, se gardaient bien de déroger en s’occupant de pareilles
misères. Cela était tout au plus justiciable des vaudevilles et des
pièces satiriques.



VII


Et à propos de pièces satiriques, peut-être est-ce ici le lieu de parler
avec quelque détail d’une facétie très-peu connue, éclose plus tard en
Angleterre, à l’occasion d’un fait du même genre, et qui se rapporte
d’assez près au sujet que nous traitons dans ce petit livre. Elle nous
fournira une transition naturelle pour passer du dix-septième au
dix-huitième siècle.

En 1737, on prétendit que Georges II, peu satisfait de quelques
représentations de son ministre Walpole, le mit hors de son cabinet à
coups de pied, ce qui, joint à l’emportement avec lequel ce prince,
quelque temps auparavant, s’était livré au même geste à l’encontre de
son propre chapeau, en présence de plusieurs personnes, inspira à
Fielding l’idée de faire paraître dans une espèce de journal (_the
Common-sense_), une _Dissertation sur les coups de pied au
derrière_[37]. Nous allons extraire quelques passages de cette facétie à
la manière anglaise, légèrement prolixe et décousue, et parfois peu
attique, mais qui ne manque ni de finesse ni d’une certaine amertume
vigoureuse et éloquente, quoiqu’elle ait perdu, avec son à-propos,
beaucoup de son intérêt.

  [37] Nous devons la communication de cette pièce à l’obligeance de M.
    Ludovic Lalanne, qui en a trouvé, dans la bibliothèque de Dresde, la
    traduction française, exécutée par un certain Dupal, pour le comte
    de Brühl, dont les livres et manuscrits devinrent, après sa mort, la
    propriété de la ville de Dresde. C’est cette traduction que nous
    reproduisons ici, avec quelques légères modifications exigées par la
    syntaxe.

«L’on m’a assuré, dit l’auteur, qu’il y avoit dans la bibliothèque de
Ratisbonne un manuscrit des plus curieux intitulé: _De Colaphis et
Calcationibus Veterum_ (_Des Coups de pieds et des Soufflets des
anciens_), mis au jour par le doctissime _Van-Hoosius_, et que, depuis
quelques années, une copie de cet ouvrage avoit été apportée en
Angleterre pour y être placée dans la bibliothèque royale de
Saint-James, après avoir été revue et collationnée par le très-savant
docteur _Bentley_, qui eut le soin de corriger une faute qui s’étoit
glissée dans le titre. Il démontra que le substantif _Colaphis_ pouvoit
être une erreur du traducteur, et qu’ainsi l’on devoit lire _De
Calcationibus Veterum_, ce qu’il traduisit en ces termes: _Des Coups de
pieds donnés au derrière des anciens_, ce qui fait voir combien les
sciences et les belles connoissances seroient défigurées, sans les soins
que se sont donné d’aussi judicieux critiques. Je l’avouerai ingénûment,
personne n’a tant souhaité que moi de faire un traité sur cette matière;
j’avois même commencé de parcourir les bibliothèques, et plus j’y
réfléchissois et plus j’entrevoyois que la chose méritoit bien que l’on
fît le voyage de Rome pour consulter celle du _Vatican_. Mais, comme mes
occupations journalières me confinent entièrement dans mon cabinet, je
me contenterai d’implorer le secours des savans de nos deux universités,
dans l’espérance qu’ils voudront bien me communiquer les découvertes
qu’ils feront sur ce sujet dans le cours de leurs lectures, afin que, si
je remplis mon dessein, je puisse, avant de donner cet ouvrage au
public, l’enrichir des fleurs les plus brillantes de l’antiquité. Je
suis sûr que, si ce sujet étoit traité délicatement, il ne laisseroit
pas de faire plaisir aux curieux. Pour y préparer mes lecteurs, je
souhaiterois volontiers qu’ils fussent informés de certaine aventure
concernant les coups de pieds au derrière qui furent donnés en dernier
lieu: je crois que l’impression joviale qu’elle feroit sur les esprits
contribueroit beaucoup à chasser l’humeur sombre et mélancolique qui
domine parmi nous.

«Le théâtre est le miroir des actions du monde, et, pour peu qu’un homme
ait de pénétration, il reconnoîtra aisément les mœurs et les goûts d’une
nation par ce qui y est applaudi ou désapprouvé: or je me suis aperçu
très souvent que des coups de pieds au derrière ont formé des scènes
fort divertissantes, et singulièrement dans quelqu’unes de nos comédies
modernes.

«Plusieurs de nos poëtes ont excellé dans ce genre; par exemple, dans la
comédie intitulée le _Voyage du Jubilé_, il y a une scène de coups de
pieds, entre le chevalier _Wildair_ et l’échevin _Smuggler_, qui est
regardée comme la plus savante critique et le chef-d’œuvre d’éloquence
le plus parfait. Une autre scène, où se donnent des coups de pieds, se
trouve aussi dans la comédie du _Vieux Garçon_; et, dans celle de
l’_Écuyer d’Alsace_, on en voit une travaillée avec beaucoup de soin et
avec la dernière délicatesse.

«De tous les comédiens que notre théâtre a produits, je n’en connois
point qui ait reçu des coups de pieds au d......e d’aussi bonne grâce
que notre illustre _poëte lauréat_ (Colley Cibber).

«Il faut convenir que jusqu’ici ces coups de pieds ont fait l’un des
plus beaux ornemens de la scène comique, et je souhaiterois fort que
quelques poëtes du premier ordre et d’un génie supérieur voulût se
hasarder de composer une tragédie toute de coups de pieds. Je suis
certain que, si l’auteur introduisoit sur la scène un roi donnant des
coups de pieds au d......e de son premier ministre, cela ne laisseroit
pas de produire un très-bon effet, outre qu’un incident de cette nature
procureroit aux spectateurs un plaisir des plus divertissans, qui
contribueroit infiniment au succès de la pièce.

«Je n’ai épargné ni travail ni peines, et j’ai parcouru tous les auteurs
anciens et modernes, pour savoir en quel temps environ s’est introduite
dans le monde la loyable coutume de donner des coups de pieds au
d......e. Et je sais très-mauvais gré à messieurs les historiens de ce
qu’ils ne se soient pas étendus davantage sur un sujet aussi important
pour le monde savant. Quelques empereurs, tels que Néron, Domitien,
Caligula, etc., ont donné des coups de pieds. Mais, sans fouiller si
avant dans l’antiquité, est-ce que notre roi _Henri VIII_ s’est occupé à
autre chose toute sa vie, sinon à donner du pied au d......e de la
Chambre des communes?

«La tradition nous apprend qu’autrefois la _reine Élisabeth_ donna un
soufflet; mais tout le monde sait que ce ne fut que l’effet d’un dépit
amoureux, et que dans ce temps-là ce n’étoit point la mode à la cour,
non plus que celle de donner des coups de pieds, d’autant mieux que ce
dernier exercice auroit été trop pénible pour la délicatesse de son
sexe.

«Qui que ce soit ne sauroit dire de quelle façon les modes
s’introduisent et s’évanouissent. Qui peut répondre que celle de donner
des coups de pieds au d......e pour la moindre bagatelle ne s’introduira
pas un jour ou l’autre dans ce royaume? Pourquoi ne conféreroit-on pas
de cette manière les ordres de chevalerie aussi bien qu’avec l’épée? Et
pourquoi ne pourroit-on pas élever un homme en dignité à coups de pieds
au d......e? Alors, s’il arrivoit (cette mode une fois établie) que l’on
rencontrât une foule d’esclaves accourant au lever d’un favori de
nouvelle date, et que quelqu’un demandât pourquoi on lui fait la cour
avec tant d’empressement, il paroît que la réponse la plus juste à cette
question seroit que c’est parce que depuis peu de jours l’on a jeté les
fondemens de sa fortune, et qu’il a été mis en crédit à coups de pied au
d......e.

«De quelque façon que je l’envisage, je ne vois pas que cette méthode de
donner des coups de pied au d......e pût être préjudiciable aux projets
des ministres d’État. Au contraire, il me paroît qu’elle leur seroit
d’un puissant secours pour les faire réussir, et surtout au cas qu’il
leur arrivât d’en former qui tendissent à abolir les priviléges de leur
patrie, ce qui les oblige ordinairement de se servir des deniers
publics, et non de leur argent, pour corrompre par présens les
représentans du peuple, de sorte que, en y substituant les coups de
pieds, on lui épargneroit cette dépense. C’est pourquoi je voudrois
très-humblement insinuer que, dans ces occasions-là, on donnât les coups
de pieds préférablement à l’argent que l’on employe pour acheter les
suffrages. Je ne doute point qu’ils ne produisissent le même effet,
d’autant que quiconque est capable de se laisser corrompre ne se
formalisera point du tout d’un coup de pied au d......e.

«Je ne sais si l’on ne pourroit pas citer plusieurs exemples où l’on a
fait usage de ce nouvel expédient avec succès, d’autant plus qu’il s’est
trouvé des personnes qui ont reçu des coups de pieds au d......e avec la
même satisfaction que les présens qu’on leur a faits, pour traverser les
intérêts de leur patrie, ce qui me fait croire qu’il n’est pas tout à
fait impossible, soit dans un temps, soit dans l’autre..., que cette
méthode de donner des coups de pieds ne s’introduise dans cet État pour
assurer la réussite des projets du cabinet. Si nous vivons jusqu’à ce
temps-là, nous verrons que les jeunes princes, au lieu d’apprendre à
monter à cheval, à danser, à faire des armes, etc., auront des maîtres
experts pour leur enseigner à donner de bonne grâce un coup de pied au
d......e. Et, comme dit le proverbe espagnol: que celui qui veut
commencer par avaler une épée doit auparavant apprendre à manger une
dague; de même ces princes devront commencer par apprendre à donner des
coups de pieds à leur chapeau, avant qu’il leur soit permis d’en donner
au d......e de quelqu’un. Il vaudroit bien mieux que la plupart des gens
de qualité, qui perdent aujourd’hui leur jeunesse à apprendre Horace et
Virgile par cœur, apprissent à recevoir de bonne grâce un coup de pied
au derrière...

«Dans toutes les cours de l’Europe il y a un tribunal d’honneur: en
France, c’est le plus ancien des maréchaux qui y préside, et, en
Angleterre, cette dignité est héréditaire dans la famille du premier
duc. Il me semble que ce seroit à ces tribunaux de prescrire les règles
qu’il faudroit observer en élevant quelqu’un à quelque dignité par le
moyen des coups de pieds au d......e.

«Si j’osois donner mon avis sur un sujet aussi relevé, j’insinuerois
respectueusement que, comme ce seroit un emploi trop fatigant pour le
prince de donner des coups de pieds au d......e à toute sa cour, surtout
lorsqu’elle est à la campagne, où elle est ordinairement fort nombreuse,
personne n’eût l’honneur de recevoir des coups de pied du souverain, que
son premier ministre, les secrétaires d’État, le président de son
conseil, et encore quelques autres des principaux officiers de sa cour,
mais que ceux-ci auroient le soin d’en donner aux personnes qui
exerceroient des emplois subordonnés aux leurs. De sorte qu’en
rétrogradant toujours, il n’y auroit point de charge dans l’État qui ne
fût conférée à coups de pieds au d......e.

«Quel dommage que cette louable coutume ne se soit pas encore introduite
dans toutes les cours de l’Europe, car il me semble que ce seroit un
exercice assez majestueux pour un prince, que de se divertir tous les
matins à donner des coups de pieds au d......e à deux ou trois de ses
ministres, ce qui, en contribuant à la conservation de sa santé, ne
contribueroit pas moins à polir les mœurs et à former les manières de
ses courtisans.

«Je suis très persuadé que cette mode se seroit déjà établie dans
quelques cours de l’Europe, si la plupart des jeunes gens de tous pays,
qui voyagent en France, ne prenoient pas de vives impressions de tout ce
qui s’y pratique. La barbarie de l’éducation françoise ne permet pas
qu’un gentilhomme reçoive un soufflet ou un coup de pied sans qu’il ne
s’ensuive de terribles conséquences. Mais il faut espérer que nous
autres Anglois n’y prendrons pas garde de si près, et que nous nous
ferons honneur d’un préjugé qui, en entraînant avec soi de si grands
avantages, introduira parmi nous une élégance et une délicatesse de
mœurs jusqu’ici ignorée dans le monde, excepté parmi les anciens Goths
et les Hottentots modernes.

«Plusieurs de ces grands, à ce que l’on m’a dit, sont déjà si accoutumés
aux coups de pieds, qu’ils les reçoivent de la même manière et avec la
même contenance qu’un: _Monsieur, je vous baise les mains_. Ce qui
prouve visiblement le penchant que nous avons à réformer nos mœurs et à
polir nos manières.

«Si nous vivons jusqu’au jour où l’homme en dignité sera obligé de se
conformer à cette mode, je m’imagine que ce sera quelque chose d’assez
plaisant, lorsqu’un emploi sera vacant, de voir une foule d’effrontés
brodés et chamarrés, s’entre-heurter et s’entrecoudoyer à qui recevra le
premier un coup de pied au d......e.

«Et si le commun peuple, qui ne reçoit pas toujours les modes du premier
abord, témoignoit quelque répugnance pour celle-ci, qui sait si l’on ne
se serviroit pas de l’armée qui est sur pied pour donner du pied au
d......e à toute la nation?»



VIII


Revenons en France et aux gens de lettres.

J’ignore si Fielding eût trouvé matière à d’aussi agréables
plaisanteries, dans le cas où il eût été à la place du ministre Walpole,
au moment du coup de pied royal, mais chez nous on commençait à n’être
plus guère de si bénévole humeur. En 1775, le marquis de Louvois était
condamné à un an et un jour de prison pour avoir levé sa canne sur un
officier. En 1779, d’Agou, capitaine des gardes, demandait raison au
prince de Condé d’un terme injurieux, le blessait en duel, et reprenait
son service sans que le roi fît semblant d’être informé de cette
rencontre. On voit que les choses étaient bien changées[38].

  [38] Nous lisons, dans divers pamphlets du _Gazetier cuirassé_,
    plusieurs anecdotes du genre des suivantes: «M. le duc de Frons...,
    dans un moment de vivacité, a proposé des coups de canne à M. le duc
    de Vill... qui ne s’est pas formalisé de cette offre.--Le maré... de
    Rich... a gagné le prix de la course au Colysée, en fuyant le prince
    de Conti, qui l’a poursuivi, la canne levée, jusqu’à son
    carrosse.--Le cardinal de Luynes, étant capitaine de dragons, se
    vengea d’un soufflet reçu en présence de toute la garnison, en
    prenant le petit collet le lendemain.» Etc. Mais les renseignements
    du _Gazetier cuirassé_ sont sujets à caution, et on ne peut guère
    les admettre, à moins de les voir appuyés par d’autres, qu’à titre
    de calomnies.

Comme les gentilshommes, les écrivains avaient perdu cette résignation
par trop évangélique, dont on abusa si longtemps contre eux. A mesure
que le dix-huitième siècle avance dans sa marche, nous verrons ces
catastrophes, autrefois si communes et si bénignement acceptées,
diminuer de nombre et surtout changer de nature. Ce ne sera plus une
affaire journalière et sans conséquence, où la résignation de l’offensé
égale l’impudence de l’offenseur et la justifie; ce sera, sauf quelques
exceptions remarquées avec mépris, un outrage contre lequel se révolte
la dignité de l’écrivain, et dont l’opinion, puis les lois, feront
également justice.

La condition littéraire allait s’améliorant par degrés. On rencontre
bien encore, et beaucoup trop, des poëtes rangés sous le patronage des
grands seigneurs, dont l’orgueil seul, et non l’intelligence, est
intéressé dans cette protection. Mais tous n’en sont plus là. Beaucoup
vivent à part, dans le fier isolement qui sied à l’indépendance des
lettres; beaucoup n’acceptent de la protection des grands que ce qu’ils
en croient nécessaire pour garantir leur fortune et assurer leurs
succès. Parmi les autres même, moins soucieux de leur dignité
personnelle, la plupart ne descendaient pas tout à fait au rôle des
Boisrobert et des Montmaur du siècle précédent: s’ils entrent encore
dans les salons à titre d’amuseurs, ce n’est plus, du moins, à titre de
valets. On pourra trouver la nuance subtile, et elle l’est peut-être,
mais elle existe pourtant. Amuseurs aujourd’hui, ceux à qui suffit un
pareil rôle eussent été des valets hier, mais les idées ont marché et ne
le permettent plus: ce n’est pas à eux, c’est à leur époque, qu’ils sont
redevables de cette amélioration dans la servitude.

Malgré tout le mal qu’on peut penser du dix-huitième siècle, et il est
permis d’en penser beaucoup, on ne peut, du moins, lui refuser le mérite
d’avoir relevé l’état social des écrivains. Le mouvement fiévreux des
esprits, les grandes questions qui s’agitèrent alors, et qui, en
passionnant toutes les intelligences, entraînèrent dans le mouvement
littéraire et philosophique les gentilshommes eux-mêmes, autrefois si
dédaigneux de ces _enfantillages_, ne souffraient plus cet abaissement
de ceux qui tenaient la plume. Il était impossible de regarder désormais
comme des faquins bâtonnables ceux qui remuaient l’Europe, qui ouvraient
tant de voies, qui agitaient tant d’idées. La littérature, en
élargissant sa sphère et en élevant son but, devait naturellement
relever les littérateurs. Si la réalité eût répondu aux prétentions, si
les projets avaient été aussi purs qu’ils étaient hardis, si les
écrivains avaient eu autant de moralité que de puissance, si, en un mot,
on n’eût pu saisir tant de contradictions entre la vie et les œuvres,
entre les œuvres même et les beaux sentiments proclamés et les grands
mots mis en avant, nul doute que l’émancipation n’eût été complète, et
que la considération qu’on professa dès lors pour ce nouveau pouvoir
dans l’État n’eût rejailli en respect sur ceux qui exerçaient ce
pouvoir.



IX


Et d’abord les gens de lettres eux-mêmes étaient encore bien loin de
donner, dans leurs relations réciproques, l’exemple de la dignité et du
savoir-vivre. Parmi ceux qui recoururent, au dix-huitième siècle, à
cette brutale polémique en action, ils sont les plus nombreux: ce sont
eux qui nous fourniront, en même temps que les victimes, la plupart des
_bourreaux_. C’était sans doute, à le bien prendre, quelque chose de
moins honteux d’être bâtonné par un confrère que par un profane: cela
venait d’un homme du métier, d’un égal; cela ne sortait pas de la
famille. Mais je doute que l’enclume ait assez de philosophie pour se
consoler, parce qu’elle est la sœur du marteau qui la frappe.

Les renseignements, sans nous faire absolument défaut pour la première
partie du siècle, sont bien plus nombreux néanmoins pour la dernière
moitié, où, parmi beaucoup d’autres recueils utiles, nous avons surtout,
afin de nous instruire jour par jour, compulsé avec fruit ces
inépuisables répertoires d’anecdotes scandaleuses, qu’on nomme les
_Mémoires de Bachaumont_ et la _Correspondance secrète_.

La première victime que nous rencontrons est Jean-Baptiste Rousseau. On
connaît l’histoire des fameux couplets qui lui furent attribués, et dont
les premiers, au moins, sont certainement de lui. Cependant c’était
contre l’auteur de ces vers qu’il s’emportait, dans une lettre à Duché,
du 22 février 1701, jusqu’à l’imprécation suivante:

    Vil rimeur, cynique effronté,
    Que ne t’es-tu manifesté?
    Nous eussions tous deux fait nos rôles,
    Toi, d’aboyer qui ne dit mot,
    Et moi, de choisir un tricot
    Qui fût digne de tes épaules.

C’était lui-même que J. B. Rousseau menaçait, et ce fut contre lui que
son vœu se réalisa. Ces malheureuses strophes lui valurent, à plusieurs
reprises, des corrections du genre qu’il avait pris la peine d’indiquer.
Autreau nous en rend témoignage dans la complainte à la façon populaire
qu’il composa sur son ennemi, quand eurent paru les seconds couplets:

    Or donc, ayant mordu quelqu’un
    Qui n’était pas gens du commun,
    Ces gens lui cassèrent les côtes
    Avec une canne fort grosse,
    Dont il eut très-grande douleur
    Tant sur le dos que dans le cœur.

Plus tard encore, à la suite des derniers couplets, qu’on persista à lui
imputer, quoiqu’aux yeux de la postérité impartiale il semble en être
innocent, J. B. Rousseau eut la même humiliation à subir: «L’un des
offensés, la Faye, dit en une docte et noble périphrase la _Biographie
Michaud_, trouva la chose assez démontrée pour se permettre d’imprimer à
l’auteur désigné l’ineffaçable affront d’une correction publique et
personnelle.» Dans son _Anti-Rousseau_, gros pamphlet d’une effroyable
violence, Gacon n’a pas manqué de revenir avec complaisance à ces
exécutions odieuses, sur lesquelles pourtant ses propres souvenirs
auraient dû le faire glisser légèrement.

Après J. B. Rousseau, le poëte Roy, par son orgueil et l’âpreté de son
caractère, s’attira plus d’une fâcheuse aubaine. Un soir, vers 1730, il
fut rencontré, dans un endroit propice, par Montcrif, auteur d’une
_Histoire des chats_, contre laquelle il avait dirigé une sanglante
épigramme. C’était peu de temps après avoir été battu à plates coutures
par un cocher; aussi le malheureux poëte, le corps moulu de sa dernière
aventure et en flairant une nouvelle, tâcha-t-il de s’esquiver
doucement. Ce fut en vain. Une minute après, Montcrif le pressait en un
coin et le fustigeait de la belle manière, tandis que la victime,
faisant contre fortune bon cœur, essayait d’adoucir son exécuteur par un
bon mot: «Patte de velours, Minou; je t’en prie, fais-moi patte de
velours[39].»

  [39] _Journal_ de Favart, 15 octobre, 1765. _Correspondance_ de Grimm.

Puisque nous tenons Roy, nous ne l’abandonnerons pas sans parler de ses
autres accidents: «Son esprit satirique l’avait rendu odieux, dit encore
Favart, à la même page de son journal. Tout le monde se souvient de son
_Coche_, petite pièce de vers allégoriques qu’il fit contre l’Académie.
Cette imprudence l’empêcha d’y être reçu. Le roi l’honora du cordon de
Saint-Michel; il en était si glorieux, qu’il allait dans toutes les
promenades pour le montrer à tous ceux qu’il rencontrait: «Messieurs,
messieurs, disait-il, voici le cordon de Saint-Michel; c’est la critique
de l’Académie. Voici le _cordon_.» Quelqu’un lui répondit
flegmatiquement un jour: «Monsieur Roy, ce n’est pas encore ce que vous
méritez.»

Une autre fois, on lui demandait, à l’Opéra, s’il ne donnerait pas
bientôt un nouvel ouvrage: «Oui, répondit-il, je travaille au ballet de
l’_Année galante_.--Un balai, monsieur Roy, s’écria une voix derrière
lui; prenez garde au manche!»

Le _Mahomet_ de Voltaire fit naître une violente contestation entre Roy
et le tout petit abbé Chauvelin, un des plus intrépides partisans de
l’auteur. Poussé à bout, l’abbé eut recours à l’argument ordinaire
contre son antagoniste. «Si je ne portais un rabat, dit-il, je vous
assommerais de coups de bâton.--Monsieur l’abbé, répondit Roy en toisant
les trois pieds de haut du belliqueux ragotin, vous voudriez donc me
casser la cheville du pied?» Ainsi l’abbé pouvait lui donner des coups
de bâton, il ne le niait pas; il lui suffisait de savoir et de dire que
ces coups n’arriveraient jamais jusqu’à ses épaules.

Il récolta pis que des menaces: nous l’avons déjà vu, nous allons le
voir encore. Cette fois, il est vrai, ce fut de la part d’un homme de
qualité, d’un prince du sang; mais ce prince du sang était devenu son
confrère par son entrée à l’Académie, et c’est ce qui nous permet de
raconter ici cette anecdote, sans trop empiéter sur les droits du
chapitre suivant. En 1754, le comte de Clermont, fameux surtout par son
ineptie et par le sérail qu’il s’était formé à Paris, témoigna le désir
d’être admis dans le docte corps, je ne sais au juste pour laquelle de
ces deux raisons. On s’empressa naturellement de l’élire. La verve des
plaisants s’alluma, et Roy, qui n’était jamais en arrière dès qu’il
s’agissait d’épigramme, en lança une des plus cruelles contre le nouveau
récipiendaire:

    Trente-neuf joints à zéro,
    Si j’entends bien mon numéro,
    N’ont jamais pu faire quarante,
    D’où je conclus, troupe savante,
    Qu’ayant à vos côtés admis
    Clermont, cette masse pesante,
    Ce digne cousin de Louis,
    La place est encore vacante.

Le comte de Clermont se fâcha et délégua le soin de sa vengeance à un
nègre, qui maltraita l’auteur beaucoup plus brutalement encore que ne
l’avait fait Montcrif[40]. On a même dit qu’il s’y prit si bien, que Roy
en mourut. Si cela est, il faut convenir que celui-ci y a mis le temps,
car de la réception du comte à la mort du poëte, il s’écoula dix années.

  [40] Palissot, _Mém. de littér._

Un des écrivains les plus bâtonnés du dix-huitième siècle, en paroles ou
en réalité, ce fut la Harpe, «dont le visage appelle le soufflet»,
disait-on; l’Aristarque abhorré, qui, durant le cours entier de sa vie,
fut en butte à la haine, au mépris, au persiflage amer de toute la
république des lettres. «Il a reçu des croquignoles de tous ceux qui ont
voulu lui en donner, lit-on dans les _Mémoires secrets_, et ne s’est
vengé que par sa plume, qui ne l’a pas toujours bien servi.»

Ayant malmené, dans le _Mercure_ (1773), un recueil entrepris par
Sauvigny sous le titre de _Parnasse des Dames_, celui-ci s’en piqua au
point de proposer au critique de mettre l’épée à la main. La Harpe s’en
défendit en sa qualité de père de famille. Alors la fureur de Sauvigny
ne connut plus de bornes; il prit son adversaire au collet, et se
préparait à le jeter à terre, lorsqu’on s’entremit pour les séparer;
mais il ne lâcha prise qu’en le menaçant de lui donner du bâton au
premier jour[41].

  [41] _Mémoir. secr._, 27 févr. 1773. C’est toujours à l’édition de
    Londres, (chez Adamson), que se rapportent les indications données
    dans nos notes.

En 1777, indigné d’une âpre critique échappée au _Quintilien français_,
à propos de son _Malheureux imaginaire_, comédie glaciale, qui fut
enterrée sous les bâillements unanimes de l’auditoire, Dorat se montra
fort peu disposé à l’oubli des injures: «Indépendamment d’une lettre
insérée dans les feuilles de l’_Année littéraire_, où il traite son
adversaire de la façon la plus méprisante, il annonce publiquement qu’il
se propose de le vexer d’une manière encore plus outrageante, s’il le
rencontre: ce qui oblige la _Bamboche_ (c’est une expression de M.
Dorat) à se tenir close et couverte, et à ne sortir qu’en voiture.» La
lettre dont il est question dans ce passage des _Mémoires secrets_ se
terminait à peu près ainsi: «Des personnes vives ne peuvent souffrir une
vanité si insultante, sans être tentées d’appliquer une correction à
l’auteur. Quand un nain se piète pour se grandir, une chiquenaude vous
en débarrasse[42].»

  [42] _Correspondance secr._, IV, 117.

Plus loin, le recueil de Bachaumont, revenant sur cette affaire, ajoute:
«On ne sait si M. de la Harpe a reçu réellement les coups de bâton dont
le menaçait depuis longtemps M. Dorat; si le premier, las de se ruiner
en voitures pour se soustraire à la vengeance de son ennemi, lui aura
enfin fourni l’occasion qu’il attendait: mais il court là-dessus une
pasquinade un peu vive, surtout à l’égard d’un académicien[43].» Aussi
l’Académie s’en émut-elle, et, s’il faut en croire la _Correspondance
secrète_, elle délibéra que la Harpe était tenu à tirer satisfaction de
ces outrages, sous peine de se voir rayer du tableau de ses membres.

  [43] _Mémoires secrets_, t. X, p. 31, 111.

Cette guerre donna naissance à beaucoup de facéties. On fit surtout
circuler l’annonce suivante, renouvelée d’un calembour du marquis de
Bièvre sur Fréron: «Une société d’amateurs, ayant proposé l’année
dernière un prix à qui pincerait le mieux de _la harpe_, a déclaré que
ce prix avait été adjugé à M. Dorat: elle se propose de donner l’année
prochaine un prix double à celui qui, à la satisfaction du public, aura
pu, par le moyen des _baguettes_, tirer de _la harpe_ des sons plus doux
et plus harmonieux[44].»

  [44] _Mém. secr._, t. X, p. 189.

Deux ans après, nous retrouvons le critique aux prises avec Suard, dans
la grande querelle entre les gluckistes et les piccinistes, qui devint,
sinon la cause réelle, du moins le prétexte de leurs hostilités. Suard
connaissait bien son adversaire, aussi finit-il par le menacer de lui
couper les oreilles, et la Harpe, qui tenait à ses oreilles, s’empressa
de confesser par son attitude la valeur de ce nouvel argument.

Si encore on s’en était tenu aux épigrammes! Il s’en fallut de beaucoup,
hélas! et nous aurions fort à faire de nombrer toutes les corrections
fraternelles qu’il reçut. Citons-en deux seulement, parmi les
principales:

«L’un de ceux qu’il a le plus malmenés, lit-on dans la _Correspondance
secrète_[45], l’a rencontré ces jours derniers dans une maison.
L’académicien ne le connaissait pas: il s’est avisé de répandre tous les
flots de sa bile noire sur le drame et sur l’auteur (le drame était le
_Bureau d’esprit_, et l’auteur le chevalier Rutlidge). Celui-ci, fatigué
de garder l’_incognito_, a appliqué à l’homme de lettres ce qu’on
appelle en latin _alapa_. Le petit bébé a trouvé l’apostrophe un peu
vive, et a demandé qui lui faisait cette injure. L’autre a répondu: «Mon
petit monsieur, c’est un dépôt que je confie à votre joue, pour le faire
passer à tous les impudents tels que vous.»

  [45] T. III, p. 53, 17 déc. 1776.

Mais un des plus terribles ennemis auquel il eut jamais affaire, ce fut
Blin de Sainmore, dont il avait attaqué la tragédie d’_Orphanis_ avec
l’aigreur qui lui était habituelle, toutes les fois qu’il ne parlait pas
de ses propres ouvrages. La réplique ne se fit pas attendre: Blin
rencontra (1773) l’Aristarque, qui, frisé, pimpant, couvert de parfums,
paré comme une châsse, se rendait à un dîner dans quelqu’un de ces
bureaux d’esprit où il brillait par son babil et ses alexandrins. Sans
respect pour cette toilette éblouissante, il lui courut sus, lui
administra un coup de poing, finit par le jeter tout de son long dans le
ruisseau, et ne se serait peut-être point arrêté là, si le critique _aux
pieds légers_, comme on le surnomma en cette conjoncture, n’eût pris
aussitôt la fuite.

C’était là une réplique de crocheteur: on semblait s’être donné le mot
pour n’en jamais accorder d’autre à la Harpe. _Une plume de hêtre_,
disait une épigramme d’une violence incroyable, qui circulait en mai
1777, voilà tout ce qu’il fallait pour le réduire au silence. «Vous
remarquerez sûrement, ajoute à ce propos la _Correspondance
secrète_[46], le ton avec lequel on parle à ce fameux critique. L’un lui
promet des chiquenaudes; l’autre lui reproche d’avoir eu des soufflets;
celui-ci fait courir une quittance de coups de bâton signée de lui, et
enfin celui-là propose de le transporter, comme partisan de l’antiquité,
au milieu de la bataille de _Cannes_. On ne peut s’empêcher de convenir
qu’il faut qu’un homme soit bien généralement méprisé pour qu’on puisse
impunément se permettre avec lui de pareilles plaisanteries.»

  [46] _Id._, t. III, p. 346.

Cependant la Harpe avait ses partisans. Au premier rang brillait, par
son zèle et sa décision, Saint-Ange, le traducteur d’Ovide, et cela
devait être, car Saint-Ange, caractère inquiet, vaniteux, personnel, fut
certainement, après son chef de file, auquel il ressemblait au physique
comme au moral, l’un des écrivains les plus bâtonnés du siècle. Un jour,
ce poëte eut, au café Procope, rendez-vous habituel des auteurs du
temps, une querelle au sujet de son patron littéraire. Il tranche
d’abord du don Quichotte, et parle de se battre envers et contre tous
les détracteurs de celui-ci. La rixe s’échauffe, on finit par lui rire
au nez de ces transports belliqueux, sur lesquels on savait bien, sans
doute, à quoi s’en tenir; on lui donne un soufflet qu’il garde, et, le
lendemain, il recevait une épée de bois, avec ces vers:

    Petit roi des niais de Sologne,
    Petit encyclopèdre entier,
    De Bébé petit écuyer,
    Petit querelleur sans vergogne,
    Petit poëte sans laurier,
    Au Parnasse petit rentier,
    Petit brave, au bois de Boulogne
    Tu veux, en combat singulier,
    Exposer ta petite trogne:
    Et bien, nous t’armons chevalier[47].

  [47] _Id._, p. 208, 21 octobre 1775.

On rit beaucoup pendant quelques jours de cette facétie, que chacun
compléta à sa guise. On ne manqua pas de raconter, par exemple, que
Saint-Ange avait couru, armé en guerre, chez la Harpe, afin de lui
demander comment il fallait s’y prendre pour se battre, et que celui-ci,
lui avait majestueusement répondu: «Mon ami, Blin de Sainmore vous dira
la façon dont on soutient de semblables affaires.»

Je ne sais si Blin de Sainmore instruisit Saint-Ange, mais celui-ci
n’aurait guère profité de ses leçons, car, plus tard, Grimod de la
Reynière l’étrilla de la plus rude manière, dans un mémoire écrit sous
le nom de Duchosal, et lui donna autant de croquignoles et de coups de
bâton qu’il s’en peut donner sur le papier.

Passons à une autre de ses aventures. On lit dans la _Chronique
scandaleuse_: «M. de S... (Saint-Ange), jeune poëte chargé du choix et
de l’arrangement des pièces fugitives dans le _Mercure_, s’est avisé d’y
insérer une épigramme sanglante contre un avocat. Ensuite il a eu
l’imprudence de s’en avouer l’auteur au café de l’ancienne
Comédie-Française. L’avocat, qui l’apprend, arrive un soir à ce café, y
trouve son homme, et l’interpelle de déclarer s’il est en effet l’auteur
de l’épigramme. Le poëte l’avoue; l’avocat veut le faire sortir pour en
avoir raison; le poëte refuse et veut persifler l’avocat: celui-ci lui
détache un soufflet des mieux appliqués. M. de S... sort tout confus, et
en marmottant, dit-on, avec la candeur du nom qu’il porte: «Heureusement
qu’il ne m’a pas fait de mal.» L’aventure était trop publique pour
rester ignorée. Le petit poëte, se trouvant, quelques jours après, au
Musée de la rue Dauphine, eut une querelle avec le président. Celui-ci
lui reprocha l’affront qu’il avait reçu. M. de S..., voyant qu’il
n’avait pour adversaire qu’un pauvre abbé paralytique, s’avise de
montrer du courage, lève sa canne, le président sa béquille, et l’on vit
commencer un combat assez bizarre entre ces deux champions. On les
sépara; la garde vint, et le petit poëte, chassé, jura d’en tirer
vengeance dans le prochain _Mercure_.»

Il ne faisait pas bon être critique alors,--encore moins qu’aujourd’hui.
Tous les Aristarques n’avaient pas l’impertinent aplomb de ce Morande,
qui, dans ses _Mélanges confus sur des matières fort claires_,
turlupinant le chevalier de Mouhy, d’Arnaud-Baculard et l’abbé de la
Porte, les priait en note de vouloir bien venir recevoir l’un après
l’autre les croquignoles qu’il leur destinait, en cas qu’ils eussent de
l’humeur.

L’abbé Sabathier publiait-il ses _Trois Siècles_, un infime auteur,
d’Aquin, maltraité par le biographe, lui décochait ce quatrain:

    Mons Sabathier, ta sotte paperasse
    Pour quelques mois te donnera du pain:
    L’ami, je vois, à ta burlesque audace,
    Que tu crains moins le bâton que la faim[48].

  [48] Les _Mémoires secrets_ insinuent (XXX, p. 317) qu’il reçut
    réellement des coups de bâton; mais, comme ils ne le disent qu’en
    passant et d’une manière vague, sans aucun fait précis à l’appui, il
    est permis de n’en pas tenir compte.

M. Framery, musicien homme de lettres, ou homme de lettres musicien,
déclarait-il, dans un journal, que Noverre n’était pas un aussi grand
homme qu’on pouvait le croire, celui-ci s’emportait contre lui dans un
cercle, jusqu’à le menacer d’une correction dont il se souviendrait
toujours; et sur l’observation du critique: «Mais, monsieur, vous me
parlez comme pourrait faire un maréchal de France.--Si j’étais maréchal,
ripostait le bouillant chorégraphe avec un geste expressif, je sais bien
à quoi me servirait mon bâton[49].»

  [49] _Mémoir. secr._, VI, 311. _Corresp. secrète_, III, 430.

Rousseau écrivait-il à Saint-Lambert, pour le régenter sur sa liaison
avec madame d’Houdetot, après avoir tâché de la lui ravir: «On ne répond
à cette lettre que par des coups de bâton», disait l’auteur des
_Saisons_ à son ami Diderot.

La Harpe lui-même, en dépit de la philosophie stoïque dont il faisait
parade, bien aise sans doute de se dédommager quelque peu, dans la
mesure de ses forces, de tous les affronts semblables qu’il avait reçus,
envoyait à Dussieux, l’un des rédacteurs du _Journal de Paris_, une
lettre d’injures, où il finissait par lui promettre des coups de bâton,
pour avoir traité irrévérencieusement une de ses tragédies. Mais cette
tentative ne fut pas heureuse: Dussieux porta plainte au criminel, et,
sur l’intervention de l’Académie, la Harpe se vit contraint de faire des
excuses à son critique, triste dénoûment après un si beau début.

Lebrun, qui, depuis, fut Lebrun-Pindare, mécontent d’un jugement de
Fréron sur son compte, allait déposer chez lui une carte de visite
conçue en ces termes expressifs: «M. Lebrun a eu l’honneur de passer
chez M. Fréron, pour lui donner quelque chose[50].»

  [50] _Journal_ de Collé, t. III, mars 1763.

Nous aurions trop à faire si nous voulions énumérer en détail toutes les
mésaventures du même genre dont fut victime Poinsinet le jeune,

    Ayant partout l’affront d’être sifflé,
    Mystifié, battu, croquignolé,

dit une complainte du temps qui roule sur ses infortunes. Un jour ses
amis du Caveau, s’inspirant peut-être de la comédie de Brécourt: le
_Jaloux invisible_, qui repose sur une donnée analogue, parvinrent à
convaincre le crédule petit homme qu’il pouvait se dérober aux regards,
en se frottant le visage d’une certaine pommade fournie par un
philosophe cabalistique. Il se soumet à l’opération, et reçoit avec
extase les coups de poing, les verres de vin qu’on lui jette à la
figure, les assiettes qu’on lui lance dans les jambes, persuadé que ce
sont là autant de preuves de l’efficacité de la pommade. Il fallut, pour
le désabuser, que son père, chez qui il s’était introduit, oint du
précieux baume, pour dévaliser son secrétaire, lui démontrât à coups de
bâton qu’il n’était pas suffisamment invisible[51].

  [51] _Journal_ de Favart.

Une autre fois, dans un des bals masqués de l’Opéra, (1768), Poinsinet
fut victime d’une mystification plus cruelle encore: «Différentes
demoiselles des quadrilles, à la tête desquelles était mademoiselle
Guimard, ont entouré le poëte, qui n’était point masqué, et, sans dire
gare, sont tombées sur lui à coups de poing, à qui mieux mieux. En vain
le pauvre diable, qui n’osait se revenger, demandait pourquoi on le
tourmentait ainsi: «Pourquoi as-tu fait un méchant opéra?» lui
répondait-on en chorus. Et les coups de pleuvoir de nouveau sur lui
comme grêle. Cette farce assez bête a attiré tous les spectateurs, et
n’en est pas moins désagréable pour le sieur Poinsinet, qui a eu
beaucoup de peine à s’échapper, roué, moulu de coups, maudissant sa
gloire, et sentant combien, une grande réputation est à charge[52].»

  [52] _Mémoir. secr._, t. III, p. 296.

Car, hélas! comédiens et comédiennes se mêlaient aussi de bâtonner les
auteurs, et c’était encore là une guerre civile, sinon entre frères, du
moins entre cousins. Mademoiselle la Prairie rompit plus d’une fois sa
mignonne cravache sur le dos des folliculaires assez hardis pour
l’offenser: il est vrai que cette demoiselle était la maîtresse du
prince de Soubise, et que les habitudes des gentilshommes devaient avoir
déteint sur elle.

Une curieuse anecdote, qui nous a été conservée dans les annales de
l’histoire du théâtre, nous démontrera mieux encore comment s’y
prenaient ces vindicatives personnes pour se faire respecter par la
plume mordante et licencieuse des écrivains d’alors.

Favart venait de donner la _Chercheuse d’esprit_ au théâtre de la foire
Saint-Germain (20 février 1741): cette pièce se terminait par une série
de treize couplets chantés par tous les personnages. Un jeune auteur,
dont on ne nous a pas conservé le nom, trouva charmant de parodier ces
couplets, en les retournant contre les comédiennes, qu’il n’épargna
guères. Celles-ci se réunissent aussitôt en assemblée secrète pour
délibérer sur la punition du coupable. Le lendemain, notre bel esprit,
tout fier de son exploit, se pavanait à l’amphithéâtre. Mademoiselle
Brillant, qui s’était mise à la tête du complot, va s’asseoir à côté de
lui, et, engageant l’entretien sans affectation, le comble de politesses
et porte sa chanson aux nues: «Vous ne m’avez pas ménagée, dit-elle,
mais je suis bonne princesse et j’entends raillerie. Je ne me fâche pas
quand les choses sont dites avec tant de finesse et d’esprit. Il y a de
mes compagnes qui font les bégueules: je suis bien aise de les désoler.
Il me manque deux ou trois couplets: voulez-vous me faire l’amitié de
venir les écrire dans ma loge?» Le jeune homme, flatté de ces louanges,
et ne soupçonnant pas le piége, la suit sans hésiter. Mais à peine
était-il entré, que toutes les actrices, armées de longues poignées de
verges, fondent sur lui et l’étrillent impitoyablement. Peut-être
l’auraient-elles fouetté jusqu’à la mort, car que ne peut un cénacle de
femmes en fureur! si l’officier de police, accouru aux clameurs
déchirantes du patient, n’eût, à grand’peine, mis fin à l’exécution.
Aussitôt délivré, le malheureux auteur, sans prendre le temps de se
rajuster, fendit la foule attirée par le bruit, et courut, toutes voiles
dehors, jusqu’à son logis, au milieu des huées. Trois jours après, il
s’embarquait pour les îles, et jamais depuis on n’en eut de
nouvelles[53].

  [53] Desboulmiers, _Hist. de l’Opéra-Com._, t. II, p. 33.--Lemazurier,
    _Galerie des acteurs du Th.-Fr._, II, 49.

C’est encore là une mystification, qui n’est pas sans rapport avec celle
de Poinsinet, mais qui tourne beaucoup trop au tragique pour qu’il nous
soit possible d’en rire. S’il fallait absolument s’amuser de quelqu’une
de ces farces, non-seulement _bêtes_, comme les appellent les _Mémoires
de Bachaumont_, mais encore plus ignobles et plus humiliantes, nous
choisirions, malgré sa cruauté, celle dont Barthe fut victime en 1768.

L’auteur des _Fausses Infidélités_ était un homme aussi poltron que
violent, orgueilleux et égoïste. «Ayant eu une querelle littéraire dans
une maison avec M. le marquis de Villette, la dissertation a dégénéré en
injures, au point que le dernier a défié l’autre au combat, et lui a dit
qu’il irait le chercher le lendemain matin à sept heures. Celui-ci,
rentré chez lui et livré aux réflexions noires de la nuit et de la
solitude, n’a pu tenir à ses craintes. Il est descendu chez un nommé
Solier, médecin, homme d’esprit et facétieux, demeurant dans la même
maison, rue de Richelieu, et lui a exposé ses perplexités et demandé ses
conseils. «N’est-ce que cela? Je vous tirerai de ce mauvais pas: faites
seulement tout ce que je vous dirai. Demain matin, quand M. de Villette
montera chez vous, donnez ordre à votre laquais de dire que vous êtes
chez moi et de me l’amener. Pendant ce temps, cachez-vous sous votre
lit.» Le lendemain, on introduit M. de Villette chez M. Solier, sous
prétexte d’y venir chercher M. Barthe: «Il n’y est point, mais que lui
veut monsieur le marquis?» Après les difficultés ordinaires de
s’expliquer, il conte les raisons de sa visite: «Vous ne savez donc pas,
monsieur le marquis, que M. Barthe est fou? C’est moi qui le traite, et
vous allez en voir la preuve.» Le médecin avait fait tenir prêts des
crocheteurs. On monte, on ne trouve personne dans le lit; on cherche
dans tout l’appartement. Enfin, M. Solier, comme par hasard, regarde
sous le lit; il y découvre son malade: «Quel acte de démence plus
décidé?» On l’en tire plus mort que vif. Les crocheteurs se mettent à
ses trousses, et le fustigent d’importance, par ordre de l’Esculape.
Barthe, étonné de cette mystification, ne sait s’il doit crier ou se
taire. La douleur l’emporte: il fait des hurlements affreux. On apporte
ensuite des seaux d’eau, dont on arrose les plaies du pauvre diable.
Puis on l’essuie, on le recouche, et son adversaire ne peut disconvenir
que ce poëte ne soit vraiment fou. Il s’en va, en plaignant le sort de
ce malheureux. Du reste M. Barthe a trouvé le remède violent, surtout de
la part d’un ami[54].» Je le crois sans peine. Il fallait, ce me semble,
avoir bien piètre opinion d’un homme pour entreprendre de le sauver
ainsi.

  [54] _Mémoir. secrets_, t. IV, p. 28.

Une dernière mystification d’un genre analogue. Nous cédons la parole à
Collé: «M. Grotz, gazetier d’Erlang, dans la principauté de Bareith,
s’était avisé d’insérer dans sa Gazette quelques gaietés contre le
défunt roi de Prusse (Frédéric-Guillaume I, celui qui corrigeait, au
besoin, sa fille à coups de canne, comme ses capitaines). Un
bas-officier des troupes de ce prince, qui faisait à Erlang des recrues
pour Sa Majesté prussienne, reçut ordre de ce monarque de donner cent
coups de bâton à ce joyeux gazetier, et d’en tirer un reçu. L’officier,
pour s’acquitter plus sûrement de sa commission, imagina de proposer au
sieur Grotz une partie de plaisir hors la ville. Après avoir, pendant
quelques semaines, fait liaison avec lui, et s’être attiré quelque
espèce de confiance, il lui exposa donc, dans cette partie, les ordres
qu’il avait reçus de son maître, à quoi le gazetier répliqua qu’ils
étaient trop amis pour qu’il les exécutât. L’officier lui témoigna, en
apparence, sa répugnance à cet égard, mais qu’au moins fallait-il qu’il
parût qu’il lui eût donné les coups de bâton en question, et que pour
cela il était nécessaire qu’il lui en donnât un reçu. Ce fut avec bien
de la peine qu’il détermina le sieur Grotz à lui délivrer un récépissé
aussi extraordinaire; cependant il lui fut expédié en bonne forme par le
gazetier. Aussitôt que l’officier en fut nanti, il lui déclara qu’il
était trop honnête homme pour accepter le reçu d’une somme qu’il n’avait
pas remise, et, ayant fait entrer quelques soldats de sa recrue, il la
compta lui-même sur le dos du gazetier, à qui il fit la révérence
ensuite, et qu’il laissa[55].»

  [55] _Journal_, t. I, janv. 1751.



X


L’enchaînement des idées nous a fait dévier un peu de notre point de
départ, dans le dernier chapitre. On se souvient que nous y passions en
revue les gens de lettres bâtonnés par les gens de lettres. Malgré ce
pernicieux exemple donné par ceux qui auraient eu le plus d’intérêt à
s’en abstenir, les gentilshommes n’abusèrent pas autant du bâton qu’on
eût pu le craindre dans leurs relations avec les auteurs, et ils en
auraient certainement moins abusé encore, si ceux-ci n’eussent pris
soin, en quelque sorte, de les entretenir eux-mêmes dans cette habitude.

Le premier mouvement des grands personnages, en rapport avec des
inférieurs récalcitrants, bien roturiers surtout, était encore de
s’écrier, comme M. de la Croix, à l’encontre du commis qui osait faire
des observations en sa présence: «Ne me donnera-t-on pas un bâton pour
châtier ce drôle[56]?» ou de faire comme le comte de Charolais qui,
mécontent de son fermier Ménage, s’en fut le trouver, et lui dit: «Je te
défends d’entrer dans les sous-fermes, et, si je sais que tu y acceptes
quelque intérêt, soit directement, soit indirectement, je te fais donner
cent coups de bâton tous les mois. N’approche pas, ne réplique point, ou
je charge mes gens de te payer la rente tout de suite[57].»

  [56] _Mémoir. secr._, IX, 19.

  [57] M. de Choiseul-Meuze fit mieux encore: s’étant embarrassé dans un
    fiacre (février 1783) il commença par rouer le cocher de vingt à
    vingt-cinq coups de canne, puis il le larda à coups de dard, pour le
    punir d’avoir osé se défendre avec son fouet. Mais il n’en fut pas
    quitte si aisément qu’il l’avait cru. Vers la même époque, le
    marquis de la Grange frappa si brutalement de sa canne un cocher qui
    l’avait froissé contre un mur, qu’il le blessa grièvement: il aurait
    été pendu sur-le-champ par le peuple indigné, sans l’intervention de
    la garde. On lit, dans les _Nouvelles à la main_, Mss. de Pidansat
    de Mairobert (_Bib. Mazar. H, 2803, H_), à la date du 17 janvier
    1773: «Le nommé Longueil, un des graveurs des plus célèbres, a
    percé, ces jours derniers, d’un coup d’épée un cocher, sous prétexte
    qu’il ne voulait pas se ranger, et il a été conduit en prison; le
    cocher en est mort. Cet artiste est un brutal, et c’est la troisième
    aventure de ce genre qui lui arrive.» La condition des cochers,
    comme celle des poëtes, a bien changé aujourd’hui: on ne les tue
    plus comme cela; ce sont eux, au contraire, qui tuent les bourgeois
    tracassiers pour les mettre à la raison.

Leur langage était à peu près le même, lorsqu’ils avaient affaire à des
gens de lettres et à des artistes, mais en général ils se bornèrent aux
menaces. Le bâton jouait entre leurs mains le rôle de l’épée de
Damoclès: il ne tombait pas souvent, quoiqu’il parût toujours sur le
point de tomber.

«M. de Stainville, disait l’acteur Clairval à son camarade Caillaud, me
menace de cent coups de bâton si je vais chez sa femme. Madame m’en
promet deux cents si je n’y viens pas. Que faire?--Obéir à la femme,
répondit Caillaud, il y a cent pour cent à gagner[58].»

  [58] _Mémoires secrets_, t. I, p. 143.

Une semblable menace, mais cette fois plus injuste, inspirait quelques
années plus tard une tout autre réponse à l’avocat Linguet. C’était au
sujet d’une affaire de madame de Béthune contre le maréchal de Broglie.
Cette dame, soufflée par Linguet, avait déjà plusieurs fois plaidé sa
cause avec un succès et un éclat extraordinaires. Aussi le maréchal, de
fort mauvaise humeur, rencontrant l’avocat dans une des salles du
Palais, ne put se tenir de l’apostropher sur un ton significatif: «Mons
Linguet, songez à faire parler aujourd’hui ma dame de Béthune comme elle
doit parler et non comme mons Linguet se donne quelquefois les airs de
le faire; autrement vous aurez à faire à moi, entendez-vous, mons
Linguet?--Monseigneur, riposta celui-ci, le Français a depuis longtemps
appris de vous à ne pas craindre son ennemi.» Il était impossible, je
crois, d’envelopper une plus fière réplique et une plus juste leçon dans
une louange plus délicate[59].

  [59] _Corresp. secrète_, t. I, p. 272.

C’était un terrible homme, en vérité, que cet universel Linguet, poëte,
avocat, historien, pamphlétaire, industriel, journaliste, dont la plume
ardente toucha à tout, souleva toutes les idées, remua toutes les
questions, déchaîna tous les paradoxes, sans s’effrayer d’aucun nom, que
ce nom représentât un homme ou une chose. L’obstacle irritait sa verve
audacieuse; la persécution enflammait son génie épileptique, toujours
armé pour la bataille. Et cependant cet homme, qui n’épargna personne,
et qui s’était fait autant d’ennemis qu’il écrivit ou plutôt qu’il
fulmina de phrases dans ses journaux et ses mémoires,--sauf le soufflet
qu’il reçut à Londres, en pleine rue (1784), de Morande, l’impudent
auteur du _Gazetier cuirassé_[60],--ne fut jamais, que je sache,
autrement maltraité qu’en paroles et en menaces. Il est vrai que
celles-là ne lui manquèrent pas. Vraie salamandre, il vivait au milieu
des flammes sans en être atteint: il détournait les coups par le
sang-froid de son audace. Bien des gens, comme Dorat, s’emportaient à le
traiter de coquin, et se posaient vis-à-vis de lui en capitaines
Fracasse, la main levée pour la correction, qui, désarmés et vaincus,
s’humiliaient au moment décisif.

  [60] _Courr. de l’Europe_, nº 19, du 8 mars 1785. Dans le tome IV de
    la _Chronique scandaleuse_, une facétie intitulée le _Testament de
    Desbrugnières, inspecteur de police_, renferme deux articles qui
    s’expriment ainsi: «Je lègue à M. Linguet... un coussin matelassé
    qui pourra lui être utile de plus d’une manière.--Je lègue au
    rédacteur du _Courrier de l’Europe_ (Morande, ou son correspondant,
    le chevalier Drigaud), tous les coups de bâton qui me seront dus au
    jour de mon décès.»

Dans la grande querelle qui, en 1779, divisa tout le Théâtre-Français et
ses habitués, entre mademoiselle Sainval aînée et madame Vestris,
l’avocat, ayant pris vivement le parti de la première contre la seconde,
que soutenait son amant, le maréchal duc de Duras, gentilhomme de la
chambre, s’avisa d’appeler celui-ci le _bâtonnier_ du théâtre, par
allusion au bâtonnier de l’ordre des avocats, arbitre suprême et
tyrannique contre lequel il avait eu souvent à combattre. Le grand
seigneur n’était pas endurant; il lui fit donc transmettre cet avis
comminatoire: «Que M. Linguet veuille bien s’abstenir de parler
désormais de moi, autrement je lui promets de justifier à son égard le
titre de _bâtonnier_ qu’il me donne.--Eh! tant mieux, répliqua en
souriant le déterminé libelliste, qui pour tout au monde n’eût pas
laissé perdre l’occasion d’un bon mot, je serais bien aise de lui voir
faire usage de son bâton une fois en sa vie.» Et le lendemain la
réponse, recueillie au passage par quelque versificateur à l’affût,
comme il en fourmillait alors, circulait en épigramme à double
tranchant, sous forme de quatrain:

    Monsieur le _maréchal_, pourquoi cette réserve
        Lorsque Linguet hausse le ton?
        N’avez-vous pas votre _bâton_?
        Qu’au moins une fois il vous serve[61].

  [61] _Mémoir. de Fleury_, I, 172. _Mémoir. secr._, 2 octobre 1779.

Linguet ne rompit pas d’une semelle, et il n’en résulta rien autre
chose. Cette plaisanterie indiquerait à elle seule, ce me semble, que le
bâton, bien déchu de son pouvoir n’était plus un argument sans réplique
aux yeux des écrivains.

Quelques années après, Cailhava était également menacé du traitement le
plus infâme par un autre gentilhomme de la chambre, le maréchal de
Richelieu, pour son ouvrage sur les _Causes de la décadence du théâtre
français_. Ces messieurs avaient des manières à eux de protéger les
intérêts des comédiens et leur propre honneur. Heureusement les choses
n’allèrent pas plus loin pour Cailhava que pour Linguet.

Gilbert avait eu à se défendre contre des projets plus sérieux et dont
l’exécution ne fut empêchée peut-être que par ses prévoyantes mesures.
Après la publication de sa grande satire sur le _dix-huitième siècle_,
en 1775, le duc de Fronsac, irrité de la noble hardiesse avec laquelle
le poëte avait raconté et flétri, tout en taisant son nom, un des plus
épouvantables exploits de sa carrière galante, s’écria qu’il le ferait
assassiner. Pendant longtemps Gilbert ne sortit qu’accompagné de gens de
la police. De pareils sentiments et de pareils desseins, hautement
avoués contre lui, ne contribuèrent pas médiocrement sans doute à
ébranler son imagination et à remplir son esprit, comme celui de
Jean-Jacques, de visions et de terreurs sinistres[62]. Mais il n’était
pas homme à céder à la peur, lui qui, nous apprend la _Correspondance
secrète_, faillit se faire assommer par la foule enthousiaste pour avoir
seul osé, après la représentation d’_Irène_, manifester publiquement son
improbation au milieu du délire universel.

  [62] _Mémoir. secr._, 23 nov. 1780.

A peu près à la même date, la plus célèbre courtisane de Paris, la
demoiselle Duthé, forte de l’appui de grands seigneurs, jurait de faire
entendre raison à cet _énergumène_. C’était une puissance que cette
Duthé, et on jouait gros jeu de se mesurer contre elle. L’année 1775
marqua un des plus hauts termes de sa faveur. Cette année-là, Audinot
avait fait jouer sur son théâtre populaire une pièce de Landrin (_Les
Curiosités de la foire Saint-Germain_), où l’on tournait en ridicule la
blonde et fade Laïs, ainsi que les plus fameuses des _impures_ du jour.
Là-dessus, grand émoi dans le camp des jeunes seigneurs débauchés,
protecteurs de ces dames. Excités par elles, ils vont en corps trouver
le directeur, et veulent le contraindre, par l’intimidation, à révéler
le nom du coupable. Audinot, en présence des cannes levées sur sa tête,
eut le courage de se taire. «Vous avez raison, lui dirent ces messieurs
en se retirant, car, morbleu! nous aurions fait mourir le drôle sous le
bâton[63].»

  [63] La _Gazette noire_, 1784, in-8º, p. 176. _Mémoir. secr._, VIII,
    86.

Pourquoi donc, disposant d’auxiliaires si redoutables et si dévoués,
l’illustre courtisane eût-elle fait plus de façons avec un auteur de
satires qu’avec un auteur de comédies? Elle tenait trop à son honneur
pour cela. Aussi, informée que Gilbert se préparait à donner une
nouvelle production sur les mœurs des femmes du jour, elle conçut le
projet d’organiser toutes ses compagnes en une troupe de bacchantes
armées contre ce nouvel Orphée, et d’aller le fouetter elle-même en tête
de la troupe. Mais le fracas des verges qu’on prenait soin de faire
siffler à ses oreilles ne put ébranler la résolution de Gilbert.

Cette petite anecdote, répandue dans le public, donna naissance à une
estampe où l’Amour était représenté administrant le fouet au poëte,
tandis que le dieu des vers faisait signe, dans un coin du tableau, que
ces verges étaient de roses, en prononçant ces mots qu’on voyait sortir
de sa bouche: «Cela ne fait point de mal[64].»

  [64] _Corresp. secrète_, II, 201.

Que voilà une ingénieuse allégorie!

A cette estampe caractéristique, nous en pourrions joindre plusieurs
autres inspirées par des faits analogues. L’année suivante, c’est M. de
la Ferté, directeur du théâtre Lyrique, dont la despotique attitude
révolte ses subordonnés, et qu’on montre dans une gravure, levant la
canne sur ses sujets assemblés devant lui, pour châtier sommairement
ceux qui lui manqueront de respect[65]. En 1785, la détention de
Beaumarchais à Saint-Lazare fait éclore une caricature où on le voit
fouetté par un lazariste. A cette occasion parurent de nombreux
vaudevilles, dont l’un chantait en vers assez plats:

    Le public, qui toujours glose,
    Dit qu’il n’est plus insolent,
    Depuis qu’il reçoit sa dose
    D’un vigoureux flagellant...

    Un lazariste inflexible,
    Ennemi de tout repos,
    Prend un instrument terrible,
    Et l’exerce sur son dos...

    Quoi! c’est vous, mon pauvre père,
    Dit Figaro ricanant,
    Qu’à coups nombreux d’étrivière
    On punit comme un enfant!...

    Sans doute, la tragédie
    Qu’il nous donne en cet instant,
    Vaut mieux que la comédie
    De cet auteur impudent.
    On l’étrille, il peste, il crie,
    Il s’agite en cent façons:
    Plaignons-le par des chansons[66].

  [65] _Id._, III, 58.

  [66] _Mémoir. secr._, 19 mars 1785.

Ainsi c’était surtout en menaces, en caricatures, en couplets, en
épigrammes, que les auteurs étaient alors bâtonnés. Malheureusement nous
ne pouvons laisser croire à nos lecteurs que les choses en restèrent
toujours là. L’action suivit plus d’une fois les paroles; mais sur ce
terrain encore nous trouverons une trace incontestable de progrès, qui
pourra nous consoler de ce dernier reste de la servitude littéraire.

En effet, le nombre est petit, au dix-huitième siècle, des gens de
lettres qui se laissent fustiger avec la résignation plus ou moins
volontaire de leurs devanciers. Commençons par ceux-là, pour en être
débarrassés tout de suite. Je n’en connais guère que quatre ou cinq.

C’est d’abord Lattaignant, un des plus joyeux prédécesseurs de
Désaugiers. Encore n’avait-il pas reçu lui-même les coups de bâton
qui lui étaient destinés: les gens apostés par le comte de
Clermont-Tonnerre, pour le punir de certain vaudeville railleur, se
trompèrent aux dépens d’un malheureux chanoine de Reims, qui ressemblait
à notre abbé chansonnier. Celui-ci prit fort gaiement la chose; sauvé
ainsi, par une bonne fortune analogue à celle de Delosme de Monchesnay,
il n’appela plus le confrère que son _receveur_, et dans une chanson,
dont le refrain est resté populaire, il consacra un couplet à
l’aventure:

    Par ce bon monsieur de Clermont-Tonnerre
    Qui fut mécontent d’être chansonné,
      Menacé d’être bâtonné
      On lui dit, le coup détourné:
    J’ai du bon tabac dans ma tabatière,
    J’ai du bon tabac tu n’en auras pas.

«On peut juger par ce trait, observent les _Mémoires secrets_[67],
combien l’abbé de Lattaignant, d’une famille honnête et même distinguée
dans la robe, avait toute honte bue.» Mais on peut juger aussi, ce me
semble, par cette réflexion de l’écrivain, combien les mœurs littéraires
avaient fait de progrès, puisqu’on s’indignait à ce point de ce qui eût
paru tout simple au dix-septième siècle.

  [67] T. XIII, p. 270.

Robé, qui s’était fait, à la même époque, une réputation éphémère par
ses poésies licencieuses, avant de devenir un des plus fervents
convulsionnaires du jansénisme, avait été chassé de Vendôme, sa patrie,
à coups de trique et de gaule, pour ses méfaits satiriques[68].

  [68] _Journal_ de Collé, I, janvier 1751.

Maître André le perruquier, l’auteur de cette réjouissante tragédie du
_Tremblement de terre de Lisbonne_ (1756), qui le fit monter en un clin
d’œil au faîte de la gloire, et qu’il dédia sans façon à son _cher
confrère_, «l’illustre et célèbre poëte Voltaire», avait débuté par se
poser en rival de Boileau, et il lui en avait cuit; c’est à lui qu’on
doit cette intéressante révélation dans la préface de sa pièce: «Je
m’appliquais dans ma jeunesse, dit-il, à faire de petites rimes
satiriques et des chansons, qui n’ont pas laissé de m’attirer quelques
bons coups de bâton.» Je soupçonne que maître André se vante, pour mieux
se poser en poëte.

La Morlière, le plus redoutable chef de cabale dont les banquettes de la
Comédie-Française aient gardé la mémoire, eut souvent maille à partir
avec maint auteur mécontent de ses procédés, et, si l’on en croit
Diderot, malgré ses airs de matamore il ne payait pas de bravoure en
pareille occurrence: «Ce chevalier de la Morlière, lit-on dans le _Neveu
de Rameau_..., que fait-il? Tout ce qu’il peut pour se persuader qu’il
est un homme de cœur; mais il est lâche. Offrez-lui une croquignole sur
le bout du nez, et il la recevra en douceur. Voulez-vous lui faire
baisser le ton? Élevez-le; montrez-lui votre canne, ou appliquez votre
pied entre ses fesses.»

Laus de Boissy fut, une nuit, très-cruellement bâtonné au Palais-Royal,
pour s’y être livré à des railleries inconvenantes contre quelques
personnes qui s’y promenaient, comme c’était alors la grande mode
pendant les soirs d’été (juillet 1776). Il tourna l’aventure en
plaisanterie, et ne trouva rien de mieux à faire, pour se consoler, que
d’adresser à l’Académie des Arcades de Rome, dont il était membre, un
petit poëme, dans le goût de l’Arioste, où il badinait agréablement sur
les coups qu’il avait reçus.

Je ne sais quelles étaient ces personnes qui s’offensèrent des propos de
Laus de Boissy, mais je gagerais que c’étaient des femmes, et qu’on ne
le châtia que pour avoir par trop dépassé la limite honnête de la
galanterie, péché mignon de tous les étourneaux du dix-huitième siècle.
Plus d’un auteur râpé dut payer alors ses bonnes fortunes sur son dos et
ses épaules, comme cet amant clandestin de mademoiselle Allard la
danseuse,--peut-être un poëte, lui aussi,--que l’amant en titre de la
dame, monseigneur le duc de Mazarin, fit bâtonner de si belle façon, en
attendant qu’il eût lui-même la tête cassée par un rival; ou comme M. de
la Popelinière, dont la renommée de financier a effacé celle d’auteur,
et qui, dit-on, fut traité de la même sorte, et pour la même cause, par
le prince de Carignan[69].

  [69] _Gazette noire_, p. 159.

En 1783, il se passa une scène étrange au théâtre d’Orléans. Au milieu
d’une représentation, plusieurs jeunes gens s’élancent du parterre sur
la scène, s’emparent des actrices et leur donnent le fouet, sous
prétexte qu’ils étaient mécontents de leur jeu, mais peut-être pour
d’autres raisons plus intimes qu’il ne nous appartient pas
d’approfondir[70]. Comment eût-on respecté les actrices quand elles se
respectaient si peu elles-mêmes? Quelque temps auparavant, on avait vu
mademoiselle Allard donner, en plein théâtre, des coups de pied à
mademoiselle Peslin, qui répondait sans façon par un coup de poing[71].
Tel était l’atticisme de ces dames.

  [70] _Mémoir. secr._, t. XXII, p. 375.

  [71] Morande, _Philosop. cyniq._, p. 20.

A la suite d’un concert où il avait déployé tous les charmes de sa
magnifique voix, Caffarielli fut régalé à Rome, dans l’antichambre du
cardinal Albani, de coups de nerfs de bœuf, par les estafiers de
l’Éminence, en retour du sans-façon dédaigneux avec lequel il avait fait
attendre les plus illustres personnages de la ville éternelle. Et
l’assemblée du salon applaudissait à ses cris aigus, comme elle venait
d’applaudir à son grand air, en répétant: «Bravo, Caffarielli! Bravo,
Caffarielli!»

Combien d’autres bâtonnés nous aurions à citer encore, si l’on avait eu
le temps de noter au passage toutes les aventures du même genre dont
furent victimes les bohèmes de la littérature d’alors, pauvres diables
d’auteurs affamés et cyniques, insectes et vermisseaux des sous-sols de
la poésie, populace grouillante et fourmillante de la plume, piliers du
Caveau[72], de Procope, de Gradot, de la veuve Laurent, de la Régence,
de tous les cafés et tripots littéraires, où ils s’attablaient pour
cabaler, discuter, lire ou entendre des vers, siffler ou applaudir, en
attendant que le chevalier de la Morlière vînt les enrégimenter contre
la pièce nouvelle de la Comédie-Française, ou qu’un exempt les conduisît
au Fort-l’Évêque! Combien de bâtonnés aussi, comme leur patron fameux,
parmi ces Arétins de mièvre encolure, ces enfants perdus de la calomnie
par la presse, ces pères nourriciers de l’ignoble chantage, ces
loups-cerviers du pamphlet, vivant d’une plume empoisonnée qui faisait
mourir leurs victimes,--les Chevrier, les Morande, les Drigaud, les
Dulaurens, les Groubentall, et tant d’autres éhontés coquins, dont le
_Neveu de Rameau_ reste le prototype[73],--parfaitement résignés à un
soufflet, voire à un coup de pied, et s’en frottant les mains, pourvu
que la chose leur fût payée en beaux écus comptants!

  [72] On peut voir une scène de coups de canne qui eut lieu au Caveau
    entre le maître de l’établissement, Dubuisson, et M. de Brignoles,
    dans la _Corresp. secr._, XIV, 232; 10 avril 1783.

  [73] «J’étais leur petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou,
    l’impertinent, l’ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la
    grosse bête. Il n’y avait pas une de ces épithètes qui ne me valût
    un sourire, une caresse, un petit coup sur l’épaule, un soufflet, un
    coup de pied, à table un bon morceau qu’on me jetait sur mon
    assiette.» (Diderot, le _Neveu de Rameau_.)

    Honnête journaliste,

disait un vaudeville du temps, attribué à Collé,

    Amusant nouvelliste,
    Brochurier à pamphlets,
    Changez toutes ces têtes,
    Ces intrigantes têtes,
    Changez toutes ces têtes,
    Têtes à camouflets[74].

  [74] Ce vaudeville devint le type d’une foule d’autres qui coururent
    alors. L’un d’eux s’attira en réponse un pamphlet, daté par l’auteur
    de «chez Démocrite _Bras de Fer, au coin de la rue des Étrivières_.»
    (Janvier 1784). Ce genre de réplique était encore admis par l’usage.

Têtes à camouflets! Le mot est juste et bien trouvé dans sa trivialité
énergique. Mais nous tombons ici dans la lie de l’histoire littéraire.
Ces hommes ne sont plus des écrivains qu’on outrage, ce sont des drôles
qu’on châtie, et nous n’avons rien à y voir. Est-il besoin, d’ailleurs,
de répéter ici que nous ne prétendons nullement dresser une nomenclature
complète? La chose n’est certes pas possible, et, le fût-elle, nous n’y
prétendrions pas davantage.



XI


En dehors de ces quelques exemples, la toute-puissance du bâton commence
à être contestée. Les gens de lettres redressent la tête sous l’insulte;
ils ne reconnaissent plus la brutale supériorité de la force qui les
tenait courbés autrefois. Il leur faut une réparation d’honneur, et,
pour l’avoir, ils en appellent les uns à leur épée, les autres à la
loi[75]. L’épée et la loi, récusées d’abord, ne tardent pas à être
reçues en leur faveur. La première, c’est peu de chose: elle ne prouvait
rien que le courage personnel de ceux qui s’en servaient. La seconde,
c’est beaucoup plus et beaucoup mieux: elle prouvait les changements de
l’opinion et le progrès de la condition littéraire.

  [75] Démosthène, frappé publiquement d’un coup de poing à la joue, sur
    le théâtre, au milieu des fêtes de Bacchus, pendant qu’il
    remplissait ses fonctions de chorége, par Midias, citoyen riche et
    puissant, forma d’abord une plainte devant le peuple, qui condamna
    Midias, puis composa, pour être prononcé devant les juges, le
    vigoureux discours que nous avons encore. Si Molière, Voltaire,
    Beaumarchais, etc., avaient imité Démosthène, la langue française
    aurait bien des pages éloquentes de plus.

Il y a une aventure du chevalier de Boufflers qui rappelle en beaucoup
de points celle de cet auteur que nous avons vu plus haut battu de
verges par les actrices de la Comédie-Italienne. Le chevalier avait
fait, contre certaine marquise infidèle, une épigramme qui avait couru.
A quelque temps de là, la grande dame sollicite une réconciliation, et
lui demande de venir la sceller à sa table. Il y va, mais des pistolets
dans sa poche, en homme prudent et qui connaissait la partie adverse. A
peine arrivé, il est saisi par quatre forts gaillards de laquais, qui,
sous les yeux de la marquise, lui meurtrissent les reins de cinquante
coups de verges. Jusque-là, c’est tout à fait l’histoire de notre
auteur; mais voici un dénoûment auquel celui-ci n’avait pas songé.
Boufflers se relève, se rajuste avec sang-froid; puis, tirant ses
pistolets de sa poche, il ordonne aux laquais, en les couchant en joue,
de rendre à leur maîtresse ce qu’ils venaient de lui donner à lui-même.
Il fallut bien se résoudre des deux parts, et le chevalier compta
scrupuleusement les coups. Après quoi, mais c’est un mince détail, il
les força à se les repasser l’un à l’autre. Puis il salua avec grâce et
sortit[76].

  [76] _Chronique scandal._, t. III.

Le chevalier de Roncherolles, s’étant reconnu dans un vaudeville de
Champcenetz sur les _jeunes gens du siècle_ (1783), déclara, en présence
de plusieurs officiers aux gardes, que l’auteur méritait des coups de
bâton. Mais Champcenetz était plutôt homme à en donner qu’à en recevoir:
cette année même, il l’avait bien prouvé à Morande, en châtiant une de
ses nouvelles insolences par les mains des valets de la
Comédie-Française. Le lendemain donc, il alla demander raison au
chevalier et se battit avec lui[77]. Il est vrai que, comme Boufflers,
quoiqu’à un moindre degré, Champcenetz était gentilhomme et de bonne
maison, et l’on dira peut-être que c’était le sang du patricien, et non
celui du poëte, qui se révoltait en lui à ce propos d’un autre âge. Mais
bien des écrivains et des artistes de profession, qui n’avaient pas même
toujours la particule, se montrèrent tout aussi gentilshommes en
pareille occurrence.

  [77] _Mémoir. secr._, t. XXII, p. 30, 11 janv. 1783.

Longtemps auparavant, à une époque où les préjugés nobiliaires ne
s’étaient pas encore abaissés devant ces grands principes d’égalité
civile et sociale que la Révolution devait si définitivement implanter
parmi nous; lorsque les traditions du règne de Louis XIV, mort depuis
dix ans à peine, régnaient encore dans toute leur vigueur, Voltaire, un
simple petit bourgeois, avait donné le même exemple de révolte contre un
impudent outrage, et il ne tint pas à lui de le pousser aussi loin que
le gentilhomme Champcenetz. Il dînait chez le duc de Sully, en compagnie
du chevalier de Rohan: celui-ci, nourri dans les habitudes de l’ancienne
cour et ne soupçonnant pas qu’un poëte pût servir à autre chose qu’à
amuser les grands seigneurs qui daignaient l’admettre à leur table,
laissa tomber quelques persiflages de mauvais ton sur l’auteur de la
_Henriade_, qui lui répondit par une de ces épigrammes comme il en
savait faire. «Quel est donc, demande le chevalier, ce jeune homme qui
parle si haut?--Un homme, répond fièrement Voltaire, qui honore le nom
qu’il porte, lorsque tant d’autres traînent le leur dans la boue.» Outré
de cette hardiesse, le chevalier donne des ordres à ses gens, et,
quelques jours après, comme Voltaire dînait de nouveau chez le duc, il
est attiré, sous je ne sais quel prétexte, à la porte de l’hôtel; des
laquais déguisés s’emparent de lui, le frappent à grands coups de bâton,
jusqu’à ce que leur maître, qui assistait _incognito_ à cette exécution
sauvage, leur fasse signe que cela suffit. Ils se sauvent alors,
laissant le poëte à moitié mort.

Le duc de Sully était premier ministre, c’était à sa porte et sur un de
ses invités qu’on venait de se livrer à cet acte barbare et lâche: il ne
s’en inquiéta point pourtant, et le parlement demeura muet. Les temps
n’étaient pas encore mûrs. Mais Voltaire voulut suppléer au silence de
la justice. D’abord malade de honte et de rage, il s’enferme, et apprend
à fond l’escrime et l’anglais, l’un pour sa vengeance, l’autre pour
l’exil qu’il prévoit. Puis, par l’intermédiaire d’un garçon de Procope,
qu’il avait décrassé afin de s’en servir comme d’un second, il envoie un
cartel au chevalier, qui accepte pour le lendemain, et, dans la nuit, le
fait enfermer à la Bastille[78].

  [78] _Chronique scandaleuse_, 3e vol.

Lorsqu’il en sortit, au bout de six mois, Voltaire, qui avait la mémoire
tenace, se remit en quête de son adversaire; mais celui-ci se cacha si
bien, que le poëte dut partir pour son exil d’Angleterre, avant de
l’avoir revu[79].

  [79] _Vie de Voltaire_, par Condorcet.--_Voltaire_, par Eug. Noël, p.
    37.

Se venger ainsi des insolences d’un grand seigneur, voilà ce qui ne
serait jamais venu en tête à un auteur du dix-septième siècle, fût-ce à
M. de Boissat, qui avait pourtant sur Voltaire trois grands avantages,
en pareil cas, puisqu’il était académicien, gentilhomme lui-même, et
bretteur de première force.

Il devait être donné au duc de Chaulnes de dépasser encore le chevalier
de Rohan, dans sa querelle avec Beaumarchais, en 1773. Le noble pair
soupçonnait l’écrivain d’être préféré par une actrice de la
Comédie-Italienne, mademoiselle Ménard, qu’il _protégeait_. Haut et
puissant personnage, d’une violence de caractère égale à sa force
corporelle, il entra en fureur quand il apprit que le fils d’un
horloger, un petit écrivain de drames bourgeois et larmoyants, était son
rival en amour, et forma le projet de le tuer, jurant, avec des serments
effroyables, qu’il voulait boire son sang et lui arracher le cœur à la
force des dents. Il faut lire dans le livre de M. de Loménie[80] les
détails ignobles de la bataille de porte-faix engagée par le grand
seigneur contre l’auteur d’_Eugénie_, les soufflets et les coups qu’il
commence par donner, dans un fiacre, au poëte Gudin de la Brenellerie,
l’ami de celui-ci, sa lutte à bras-le-corps contre Beaumarchais dont il
déchire le visage et arrache la peau du front, enfin vingt autres
particularités non moins monstrueuses que je n’ai point le courage de
rapporter ici, tant elles me soulèvent le cœur de dégoût. Et, le
dimanche suivant, il osait, dans le foyer de la Comédie-Française,
demander à haute voix le silence, pour raconter sa conduite, et la
justifier à sa façon[81]. Mais le rang et le nom du duc de Chaulnes, les
ménagements singuliers apportés par un timide commissaire de police dans
sa déposition sur cette affaire, ne purent sauver le pair de France d’un
emprisonnement au château de Vincennes, en vertu d’une lettre de cachet.

  [80] _Beaumarchais et son Temps_, t. I, ch. X.

  [81] _Nouvelles à la main_, Mss., de Pidansat de Mairobert, 18 février
    1773.

Le 8 juin 1781, Mozart, que son patron, l’archevêque de Saltzbourg,
traitait habituellement comme le dernier des laquais, fut jeté à la
porte par le comte d’Arco, avec un coup de pied, et il écrivait à son
père que, partout où il rencontrerait celui-ci, il lui rendrait la
pareille[82].

  [82] _Biographie nouvelle de Mozart_, par Otto Jahn. 3e volume.

Nous verrons mieux encore. Voici, par exemple, non plus un grand poëte
qui demande raison à un gentilhomme d’un indigne outrage, non plus un
artiste illustre dont le sang bouillonne aux insultes d’un manant titré,
mais un simple valet de comédie, devenu auteur par la suite, qui bâtonne
un maître des requêtes et soufflette un marquis. Ce hardi bouffon
toujours prompt à la riposte, de la langue ou de la main, se nommait
Dugazon.

M. Caze, fils d’un fermier général, et maître des requêtes, comme nous
venons de le dire, était amoureux de madame Dugazon, avec laquelle il
entretenait un commerce clandestin. L’acteur finit par s’en douter, et,
non content d’avoir forcé le jeune homme, en lui mettant le pistolet sur
la gorge, de lui rendre les lettres et le portrait de sa femme, il se
vengea par un procédé qui semble un ressouvenir d’une scène de son
répertoire, celle où Scapin frappe à coups redoublés sur le sac où s’est
caché Géronte. Laissons parler encore ici les _Mémoires secrets_[83]:

  [83] XII, p. 86, 18 août 1778.

«Il y a quelques jours qu’après la Comédie Italienne, M. Caze, se
trouvant sur le théâtre, Dugazon l’aperçoit, laisse s’écouler la foule,
et, dans un moment où personne ne le regardait, il applique _presto_ un
ou deux coups de canne sur les épaules du maître des requêtes, puis se
remet en posture. M. Caze se retourne, voit son rival, fait des menaces.
On ne sait ce que cela veut dire, on approche. Dugazon, sans se
déconcerter, lui demande qu’il s’explique. Le magistrat, perdant la tête
de rage, lui répond qu’il est un assassin qui vient de lui donner des
coups de canne. L’acteur le persifle, prétend que cela n’est pas
possible, qu’un histrion comme lui n’aurait jamais cette effronterie;
bref, n’y ayant pas de témoins, cela n’a pas d’autres suites. Jusqu’à
présent, il n’y a guère de quoi rire; mais ce qu’on ne pardonne pas au
sieur Dugazon, c’est que, s’enhardissant du succès de son rôle..., il
s’est vanté des coups de canne, dans différents soupers, et en présence
de beaucoup de spectateurs.»

La seconde aventure fut plus grave et dut encore son origine à la
conduite fort légère de madame Dugazon. En ce temps-là, l’adorateur en
titre de la dame était le marquis de Langeac, de triste renommée. Irrité
d’une expression injurieuse dont l’avait qualifié le comédien dans une
lettre de reproches à sa femme, le marquis prétendit, en plein salon,
devant une réunion nombreuse, qu’il le rouerait de coups de bâton. Comme
il disait ces mots, entre Dugazon qui va droit à lui, et s’enquiert
poliment du jour où il se propose de le traiter ainsi, afin de se mettre
en mesure de lui répondre avec la même arme. M. de Langeac lance un
soufflet à l’acteur qui se jette sur lui, le lui rend à usure, et ne se
fût pas arrêté de sitôt, si on ne les eût séparés[84].

  [84] C’est sans doute la même aventure qui se trouve racontée, avec
    quelques variantes, dans Bachaumont (XIV, p. 58), et la _Chronique
    scandaleuse_, I, p. 3. Un fait qui montre mieux que celui-là combien
    les acteurs commençaient à se relever, dans leurs rapports avec les
    grands personnages, c’est la réponse, pleine à la fois de dignité et
    de présence d’esprit, adressée par Carlin au prince de Monaco, qui
    l’avait interpellé en scène pour lui reprocher de laisser trop
    longtemps à ses genoux, dans une situation dramatique, l’actrice
    Caroline dont il était épris. Au temps où le marquis de Sablé
    souffletait Dancourt sur la scène, la chose eût paru toute simple;
    mais cette fois ce fut l’acteur qui humilia le prince, et le public,
    par ses huées et ses applaudissements, donna tort au prince et
    raison à l’acteur.

La chose en resta là. On prétendit que M. de Langeac ne pouvait se
mesurer avec un baladin. Il était habitué, d’ailleurs, à pareilles
aventures, et quelques années avant, en 1771, il avait reçu avec la même
résignation une grêle de coups de pied et de coups de poing administrés
par Guérin, chirurgien du prince de Conti, qu’il avait traité de gredin
et menacé de faire bâtonner par ses gens, parce que celui-ci avait
regardé sa maîtresse d’une façon qui ne lui plaisait pas. Aussi, comme
on demandait ce qu’il allait faire du soufflet de Dugazon: «Parbleu! dit
un plaisant, il le mettra avec les autres.»

En 1780, on vit un maçon venir interpeller en plein tribunal un
conseiller au parlement, son débiteur, dont il ne pouvait se faire
payer, et, peu satisfait de ses paroles évasives, lui donner deux
soufflets dans le sanctuaire même de la justice.

Un conseiller au parlement souffleté par un maçon; un marquis ayant le
brevet de colonel et chevalier de Saint-Louis, battu à plates coutures
par un chirurgien et un valet de comédie! Il fallait que la Révolution
fût bien proche!

On ne me fera pas l’injure de croire que j’ai rapporté ces scènes
dégoûtantes pour les approuver. Je ne les raconte que comme symptômes
des temps. Ce sont des documents qu’il n’était guère permis de passer
sous silence dans ce travail. Duels ou bâtonnades, nous n’aimons guère
plus les uns que les autres: c’est encore et toujours le triomphe de la
force, et qu’importe qu’elle soit aujourd’hui pour les écrivains,
puisqu’elle peut demain, et avec le même droit, se retourner contre eux?
Mais, du jour où la loi se prononce pour les auteurs opprimés, de ce
jour seulement ils peuvent lever la tête, parce que ce n’est plus une
vengeance individuelle, c’est la justice qui leur vient; ce n’est plus
un fait sans conséquence, le fait du hasard, de la brutalité, du courage
d’un homme; c’est la sanction officielle et la consécration de leurs
droits, de leur dignité morale. Ils peuvent ne pas avoir pour eux la
force périssable du corps, ils ont la force impérissable de l’opinion et
de la pensée publique.

Cette consécration fut lente à venir. Elle était inscrite depuis
longtemps sans doute dans la théorie; mais, de la théorie à
l’application, il y a souvent plus loin que de la coupe aux lèvres. Je
ne sache pas que la loi, chargée de sauvegarder contre la violence les
intérêts des moindres citoyens, eût fait une exception pour les poëtes;
mais l’usage se chargeait souvent de compléter les lois et d’y
introduire des amendements singuliers: c’était l’usage qui semblait
avoir définitivement concédé aux gentilshommes le droit de bâtonner les
écrivains à merci.

Une des premières fois que nous voyons la justice intervenir ouvertement
dans ces débats, pour faire son devoir, ce fut, vers 1770, à l’occasion
de Fleury, c’est-à-dire d’un simple comédien, encore peu connu. Un soir,
en revenant de jouer _Tancrède_ sur le théâtre de Versailles, il se vit
assailli par une nuée de jeunes gens armés de bâtons. Il s’agissait
encore d’une rivalité d’amour, la grande source de la plupart des
aventures de ce genre. On voulait le punir d’avoir été préféré par une
actrice, que convoitaient tous les officiers du lieu. Fleury était
brave: il se défendit comme il put, tandis que son domestique criait au
secours. La patrouille arriva et prit cinq jeunes gens qu’elle conduisit
en prison. Ils appartenaient à de grandes familles, et faisaient partie
de la maison du roi, mais Louis XV lui-même, résistant à toutes les
supplications dont on le circonvint, voulut que la justice eût son
cours. On peut voir dans les _Mémoires de Fleury_[85] tout ce que
tentèrent près de lui les parents des accusés et le duc de Duras pour
l’engager à abandonner sa plainte, et comment _l’histrion_ fit honte aux
gentilshommes, en allant leur dire dans la prison:

  [85] T. I, ch. VIII, éd. in-12.

«Messieurs, vous avez voulu m’assassiner... Venez me combattre l’un
après l’autre, ou soyons amis.»

Que le rédacteur de ces piquants Mémoires ait, à son insu, donné une
couleur un peu trop épique à cette scène; que, par une réminiscence
théâtrale, il ait drapé son héros à la façon d’Auguste pardonnant à
Cinna, c’est possible, et je le veux bien. Mais il n’en est pas moins
vrai que l’opinion publique et celle même de la cour s’étaient
prononcées en sa faveur, et qu’il n’eût tenu qu’à lui de faire condamner
par-devant tribunal les auteurs du guet-apens. C’est tout ce qu’il nous
faut.

Dix ans plus tard, un danseur de l’Opéra, Nivelon, obtenait la même
justice, pour avoir été battu par M. de Clugny, qui lui avait cassé sa
canne sur le corps. Et pourtant le délit semblait excusable, car Nivelon
s’était permis de mystifier M. de Clugny et de répondre insolemment à
ses représentations, sans doute peu civiles. De plus, fils lui-même d’un
homme qui avait rempli les plus hautes fonctions dans l’État, c’était en
compagnie des fils de deux ministres que ce dernier s’était vengé de la
sorte, ce qui n’empêcha pas que, sur la déposition du danseur et de ses
camarades, l’affaire prit une grave tournure, et que le roi exila
impitoyablement le coupable[86].

  [86] _Mémoir. secr._, t. XV, p. 298, 25 août 1780.

On sait la réponse de Piron à un grand seigneur, qui, reconduisant une
personne de qualité, le rencontra à la porte de son appartement.
Celle-ci s’arrêtait par politesse pour laisser entrer l’écrivain:
«Passez, passez, fit l’amphitryon, ce n’est qu’un poëte.» Piron n’hésite
pas: «Puisque les qualités sont connues, dit-il, je prends mon rang.» Et
il va devant, en mettant son chapeau sur sa tête. Il n’y avait pas là
une simple boutade sans conséquence et sans portée: c’était, en quelque
sorte, la proclamation _ex abrupto_ des _droits de l’homme_ du poëte et
de l’écrivain. Il avait fallu, si je l’ose dire, toute une révolution
littéraire et politique à la fois pour rendre ces quelques mots
possibles, sans que le grand seigneur chargeât son suisse de jeter
l’insolent à la porte à coups de hallebarde.

Du reste, ceci n’est pas un fait isolé dans la vie de Piron. Malgré ses
folies de jeunesse et l’extrême licence de quelques-unes de ses
productions, malgré ses démêlés bouffons surtout avec les gens de
Beaune, où il faillit plus d’une fois faire connaissance avec le bâton,
et avec mieux que cela, on sait qu’il eut l’orgueil de sa profession et
qu’en général il porta haut la conscience de la dignité des lettres.
Dans sa _Métromanie_[87], au moment où Baliveau lève la canne sur son
neveu l’auteur, celui-ci désarme d’un mot l’irascible capitoul, qui
confesse son tort, et il part de là pour plaider aussitôt la cause de
l’écrivain et pour montrer, dans une brillante et chaleureuse apologie,
la noblesse de la profession littéraire. Puis, dans une des scènes
suivantes, Piron nous montre son poëte tirant l’épée pour demander
raison d’une insulte; et, personne ne l’ignore, c’était lui-même que
l’auteur avait peint dans le principal personnage de sa comédie.

  [87] III, sc. 7.

Poursuivons encore, et nous verrons le mouvement des esprits se dessiner
de plus en plus dans le même sens. Cette fois c’est Sedaine qui se
trouve en présence de M. de la Ferté, intendant des Menus, le même que
nous avons déjà rencontré plus haut. Après la représentation de son
opéra-comique intitulé _Albert_, sur le théâtre de Fontainebleau,
Sedaine, mécontent de la mise en scène de la pièce, se livra à des
réflexions amères, qui, rapportées au grand seigneur, enflammèrent sa
bile. Il arriva furieux, criant: «Où est _Sedaine_?--_La Ferté_, dit
résolûment celui-ci, _Monsieur_ Sedaine est ici. Que lui voulez-vous?»
On peut juger de ce que devint un dialogue entamé sur ce ton. Le
poëte-maçon tint tête à l’intendant des Menus, et répondit à ses injures
avec une dignité hautaine, lui disant, assure-t-on, les vérités les plus
dures. Au dix-septième siècle, M. de la Ferté, qui n’était pas d’humeur
facile, comme nous l’avons vu, eût brisé sa canne sur l’audacieux
_rimailleur_ qui osait parler si fièrement à un homme, doublement son
supérieur par sa naissance comme par ses fonctions. En 1786, les
courtisans s’égayèrent aux dépens de la Ferté; l’Académie ne s’abstint
de réclamer une réparation d’honneur pour son membre que parce qu’elle
l’estima suffisamment vengé par l’approbation de la reine; enfin
celle-ci, après avoir écouté la justification de M. de la Ferté, ne lui
répliqua que par ces paroles caractéristiques: «Lorsque le roi et moi
parlons à un écrivain, nous l’appelons toujours Monsieur. Quant au fond
de votre différend, il n’est pas fait pour nous intéresser.»

Du mot de Piron, commenté et confirmé par ce mot de la reine, date
l’émancipation de l’homme de lettres. Dès lors on le met à la
Bastille,--ou on le guillotine,--lorsqu’on croit avoir à s’en plaindre,
mais on ne le bâtonne plus. Il y a là un incontestable progrès.

Ce n’a point été sans une profonde répugnance que j’ai remué toutes ces
ordures du siècle, qui donnent à cette partie de l’histoire littéraire
et artistique la physionomie d’un égout: il m’a fallu la conviction de
faire une œuvre méritoire en portant la lumière au milieu de ces
turpitudes de tout genre, qui doivent nous instruire en nous humiliant,
nous autres écrivains d’aujourd’hui. Plus d’une fois j’ai senti une
violente tentation de soulever la tête au-dessus de ces miasmes, pour
respirer un air plus pur en meilleure compagnie, et je tiens à constater
ici, pour qu’on ne m’accuse pas d’un pessimisme systématique, que je
l’aurais pu sans beaucoup de peine. Il est des vies littéraires, comme
celle de Vauvenargues, qui semblent faites exprès pour consoler les
regards attristés, par la réunion des plus hautes qualités morales, et
du respect qui en est la récompense: il est bon, à la suite de cette
excursion à travers les mœurs souillées du dix-huitième siècle, de
s’arrêter un moment à un nom pareil, qui suffit à purifier ces pages. De
ces vies découle une leçon qui doit être jointe à toutes celles dont ce
petit livre abonde. Voilà le type du véritable écrivain, et celui-là n’a
jamais été et ne sera jamais le héros d’une chronique scandaleuse comme
celle qu’on vient de lire.

Il ne faut pas, bien entendu, voir dans cette phrase une condamnation
absolue des auteurs bâtonnés, condamnation qui serait par là même une
espèce d’acquittement pour la sauvage brutalité de leurs bourreaux.
Seulement il est impossible de ne point remarquer combien toutes ces
fustigations, qui, autrefois, lorsqu’elles s’attaquaient à Racine, à
Molière, voire à Boileau, n’avaient nulle atténuation à leur honte,
peuvent le plus souvent, au dix-huitième siècle, trouver une
excuse,--bien insuffisante, il est vrai,--soit dans le nom méprisé et
les habitudes de celui qu’elles atteignent, soit dans l’acte qui les a
provoquées. On l’a vu,--et peut-être a-t-on été tenté de croire alors
que je m’écartais du sujet,--presque toujours, depuis que nous sommes
entrés dans ce siècle, c’est sur un terrain autre que le terrain
littéraire, c’est pour un autre délit qu’un pur délit de plume, que le
bâton est en jeu, et il en sera ainsi, à plus forte raison, désormais
que, par suite de l’égalité civile enracinée dans nos mœurs, et de
l’honneur croissant accordé aux lettres, il n’est plus loisible, fût-ce
à un Rohan, de bâtonner le moindre des _vilains_, simplement parce qu’il
tient une plume.



XII


Nous voici arrivés au dix-neuvième siècle: c’est dire que notre tâche
est enfin terminée. Grâce au ciel, le bâton est aujourd’hui une royauté
complètement déchue, et ce brutal _Deus ex machinâ_ n’ose plus
apparaître pour dénouer les drames ou les comédies de la vie littéraire.
Non pas sans doute qu’il n’y ait plus de _poëtes crottés_, de cyniques
écrivains plus ou moins bâtonnables; mais ceux-là même, il n’y a plus de
grands seigneurs pour les bâtonner. L’aristocratie de la naissance et
celle de la plume ont fait chacune un pas en sens inverse, si bien
qu’elles ont fini par se rencontrer, marchant de pair sur un terrain
uni. Le niveau général des mœurs littéraires s’est de beaucoup élevé.
L’écrivain n’est plus un valet ni un parasite, le fou de cour de
monseigneur le premier ministre, ni l’épagneul de madame la marquise. Le
haut personnage et le petit bourgeois n’ont pas plus d’autorité l’un que
l’autre sur lui: tous deux font, au même titre, partie du public, son
seul maître, s’il est vrai qu’il ait un maître.

Tous sont égaux devant la plume: à ses attaques, les uns,--ce sont
presque toujours les plus sages,--répondent par le silence; les autres,
par l’épée; d’autres encore en appellent à la justice ou à la plume
elle-même. Personne ne songe à l’argument du bâton. Ni l’opinion, ni les
lois, qui protégent aujourd’hui les gens de lettres autant que les
portiers, ne badineraient plus sur ces passe-temps d’un autre siècle, et
je doute qu’il se trouvât encore quelque poëte en belle humeur pour
chanter, dans d’ingénieuses épigrammes, ces petits inconvénients du
métier.

Que Talma, poussé à bout par les sarcasmes de Geoffroy, se soit, pendant
une représentation, précipité dans sa loge, et l’ait souffleté, suivant
les uns, lui ait violemment serré et tordu le poignet, suivant
d’autres[88], ce n’était pas à l’écrivain, mais à l’insulteur que
s’adressait le grand tragédien, qui avait trop le respect des lettres
pour n’avoir pas celui de la critique et des littérateurs. Et puis ce ne
fut là qu’un invincible et irréfléchi mouvement d’indignation, non plus
au nom d’une prétendue supériorité de race, mais d’égal à égal, et pour
venger une injure personnelle.

  [88] Mademoiselle Contat ne se montra pas plus résignée que Talma, et
    l’éventail de la célèbre actrice vengea ses injures sur la joue de
    l’abbé Geoffroy.

Qu’une Lola-Montès, ou quelque autre femme de cette race, ait cravaché
tel journaliste qui avait porté atteinte à sa considération, c’est un
accident en dehors des mœurs générales, comme la créature à laquelle on
le doit.

Que le czar Alexandre Ier ait fait, dit-on, donner des coups de fouet ou
de knout au poëte Pouschkine pour le punir des libertés de sa plume,
cela ne regarde que les Russes, et ceux qui ont affaire à des czars.

S’il y a d’autres exemples, que j’ignore, je n’éprouve ni le besoin ni
l’envie de les ravir à l’obscurité salutaire sous laquelle ils se
cachent.

Dernièrement, nous assure-t-on, au milieu d’un dîner, un jeune et noble
fabricant de romans-feuilletons se serait écrié: «Je suis honteux de
_faire de la littérature_, quand je pense que mes aïeux ont bâtonné les
gens de lettres.» Nous aimons à croire que les fumées du vin avaient
obscurci l’étroit cerveau du jeune homme, lorsqu’il se livra à cette
gasconnade, dont nous ignorons l’effet sur les convives. Qu’il se
rassure d’ailleurs! Outre que ses aïeux n’ont probablement bâtonné
personne, il peut se tenir pour certain qu’il ne fait pas et n’a jamais
fait de littérature: c’est pour cela sans doute qu’il est honteux de sa
plume, et il a raison. S’il en faisait, ses aïeux, mieux avisés
aujourd’hui qu’autrefois, auraient droit d’être fiers de lui.


FIN.



TABLE

DES PRINCIPAUX ÉCRIVAINS ET ARTISTES

BATONNÉS[89].

  [89] Je prends le mot _bâtonnés_ dans son sens le plus large,
    c’est-à-dire comme synonyme de _battus_, même quand on s’est borné à
    la menace, pourvu qu’elle ait été publique et sérieuse.


Amant (Saint-), 23.

André (Maître), 207.

Ange (Saint-), 172-5.

Archiloque, 114.

Arétin, 70-1.

Audinot, 201.

Baculard (D’Arnaud-), 175.

Balzac, 49-50.

Barthe, 185-7.

Bautru, 38-41.

Beaumarchais, 203, 223-4.

Bellemore (dit le capitan Matamore), 76.

Benserade, 30-1, 56.

Bernier, 117.

Berthelot, 85-7.

Boileau (Gilles), 112.

Boileau (Nicolas), 33, 60-7.

Boisrobert, 43-4, 69 (_note_).

Boissat, 34-7.

Boufflers (Chevalier de), 217.

Bussy-Rabutin, 94.

Caffarielli, 211.

Cailhava, 198.

Champcenetz, 218.

Chapelle, 42.

Clairval, 192-3.

Conrart, 48.

Dancourt, 77-8.

Delosme de Monchesnay, 78-80.

Démosthène, 215 (_note_).

Desbarreaux, 45-8.

Drigaud, 195.

Dryden, 70.

Dubos, 115.

Dubosc-Montandré, 116.

Dugazon, 228.

Dulot, 129-30.

Dumoulin, 103.

Dussieux, 177.

Fleury, 233.

Framery, 176-7.

Fréron, 178.

Furetière, 57-8.

Gacon, 80-1.

Geoffroy, 245-6.

Gilbert, 201-2.

Grotz, 188-9.

Gudin de la Brenellerie, 223.

Hardy, 6-8.

Harpe (La), 163-71.

Javersac, 89-92.

Lambert, 82.

Landrin, 200-1.

Lattaignant, 205-6.

Laus de Boissy, 208.

Linguet, 195-7.

Linière, 72.

Maillet, 109-110.

Malherbe, 88.

Marigny, 51.

Maugars, 82.

Ménage, 96-7.

Mesnardière (La), 72.

Molière, 71-3.

Montfleury, 108.

Montmaur, 52-5.

Morande, 218.

Morlière (La), 208.

Mouhy, 175.

Mozart, 224-5.

Nogaret, 111.

Poinsinet, 178-80.

Porchères-l’Augier, 69 (_note_).

Porte (L’abbé de La), 175.

Pouschkine, 247.

Racine, 66.

Regnier, 85-7.

Richelet, 56.

Robé, 206-7.

Rousseau (J. B.), 33, 156-8.

Rousseau (J. J.), 177.

Roy, 158-163.

Sabathier de Castres (L’abbé), 176.

Santeuil, 117-9.

Sarrazin, 116.

Scudéry, 111.

Théophile de Viau, 50.

Vauquelin des Yveteaux, 51.

Voiture, 23-7, 48-9.

Voltaire, 32, 219-20.




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