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Title: Les nuits champêtres
Author: Laveaux, Jean-Charles
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les nuits champêtres" ***


                                 _LES_
                                 NUITS
                             _CHAMPÊTRES_.



                                 _LES_
                                 NUITS
                             _CHAMPÊTRES_,
                         _Par_ M. DE LA VEAUX.

                  Restat ut his ergo me ipse regam
                      solerque elementis.
                                                    HORAT.

                             _A LAUSANNE_,
                       Chez J. P. HEUBACH & Comp.

                           _M. DCC. LXXXIV._



                                _A SON_
                          ALTESSE SÉRÉNISSIME
                             _MONSEIGNEUR_
                              LE LANDGRAVE
                               _RÉGNANT_
                            DE HESSE-CASSEL.


_MONSEIGNEUR_,

Le suffrage du Public est la récompense la plus flatteuse des Ecrivains.
J'ai tâché de le mériter, en composant ce petit Essai; je suis sûr de
l'obtenir, si je me suis rendu digne de celui de VOTRE ALTESSE
SÉRÉNISSIME. En dédiant ce petit Ouvrage au Protecteur éclairé des
Sciences & des Arts, je me acquitte pour ma part de l'hommage & de la
recennoissance que lui doivent les Gens de Lettres de toutes les
Nations. Il est aisé de protéger les Lettres, il ne l'est pas de le
faire avec discernement. Ceux qui connoissent les personnes de mérite
qui composent l'Académie de Hesse-Cassel, conviendront avec moi que les
Gens de Lettres qui ont Le bonheur de mériter l'attention gracieuse de
VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME, doivent compter sur les suffrages de le
postérité.

Je suis avec la soumission la plus respectueuse,

MONSEIGNEUR,

_DE VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME_,

Berlin, ce 1 Avril 1783.

              _Le très-humble & très-obéissant serviteur_
                              DE LA VEAUX.



                              _PRÉFACE_.


Il n'est point d'ame sensible qui n'ait goûté, dans la solitude, ces
instans délicieux où l'homme, écartant les prestiges du mensonge, rentre
dans son propre cœur, pour y chercher les étincelles de la vérité. Quel
plaisir, après avoir été ballotté pendant quelque temps sur la mer de ce
monde, de le retirer sur le sommet d'un rocher paisible, pour y
considérer en sûreté les tempêtes & les naufrages qui s'y succédent!
Heureux celui qui peut alors oublier un instant les vains préjugés dont
son ame est remplie! les miseres de l'humanité disparoissent à ses yeux,
l'auguste Vérité remplit son cœur dune joie pure. Ce n'est que dans ces
instans & dans ceux qui précedent la mort, que l'homme peut apprendre à
connoître ce qu'il est sur la terre & ce que la terre est pour lui.

Rassasié du monde que j'ai vu sous différens aspects, la solitude est
devenue pour moi un besoin. Je m'occupe quelquefois à écrire les
sentimens & les réflexions qu'elle m'inspire; c'est un choix de ces
réflexions que je donne ici au Public. Je n'ai prétendu faire ni des
Poëmes, ni des Traités philosophiques; j'ai voulu peindre les diverses
impressions que mon ame éprouvoit dans ces momens.

S'il est vrai, comme l'a dit _Jean-Jacques Rousseau_, qu'on écrit bien,
quand on est convaincu de la vérité de ce qu'on écrit, _les Nuits
Champêtres_ doivent avoir quelque mérite. Elles ne contiennent pas un
sentiment que je n'aye puisé dans mon cœur, pas une vérité dont je ne
sois convaincu. La plupart des petites histoires que j'y raconte ne sont
point le fruit de mon imagination; le fond en est vrai: je n'ai fait que
changer la scene & les acteurs. Le caractere de Dorval qu'on trouve dans
la sixieme Nuit, n'est point imaginé, & le trait de cet homme
bienfaisant que je rapporte dans la neuvieme, est vrai jusques dans les
moindres détails.

Je suis bien éloigné de croire que cet Ouvrage ne trouvera point de
critiques, dans un siecle où l'on ne lit guere que pour critiquer.
Quelques Gens de Lettres ont lu la premiere Nuit; les uns l'ont louée
avec trop de politesse, d'autres l'ont condamnée elle & les sœurs
qu'elle devoit avoir. Quelques Gens du monde ont lu l'Ouvrage entier, &
m'ont assuré, d'un air vrai, l'avoir lu avec plaisir. Quoi qu'il en
soit, je ne serois point insensible au succès qu'il pourroit avoir; ce
seroit un grand plaisir pour moi de procurer quelques instans agréables
à mes Lecteurs. Mais s'il est condamné à n'être connu que par des
critiques ameres, je m'en consolerai aisément; je n'ai jamais regardé,
comme un fort grand malheur, de ne pas savoir tourner ses pensées au
goût de son siecle; & d'ailleurs, je me suis fait des principes de
bonheur qui sont indépendans de la plume des Journalistes. En un mot,
s'il est décidé que l'Ouvrage soit mauvais, je serai le premier à le
jetter au feu, & je tâcherai de m'occuper plus utilement une autre fois.



                               _TABLE_.


          PREMIERE NUIT. _La Campagne_,   p. 1
          SECONDE NUIT. _Dieu_,             33
          TROISIEME NUIT. _L'Homme_,        53
          QUATRIEME NUIT. _La Science_,     87
          CINQUIEME NUIT. _La Société_,    109
          SIXIEME NUIT. _Le Bienfaisance_, 150
          SEPTIEME NUIT. _L'Amitié_,       169
          HUITIEME NUIT. _L'Amour_,        186
          NEUVIEME NUIT. _Le Bonheur_,     205
          DIXIEME NUIT. _La Mort_,         224



                               LES NUITS
                             _CHAMPÊTRES_.



                            PREMIERE NUIT.

                             La Campagne.


Je vous quitte enfin, tristes asiles de l'orgueil & de l'esclavage,
villes superbes où le vice rampe si souvent sous la vertu humiliée, où
l'or tient lieu de tout, où les sentimens précieux de la nature sont
étouffés sous le brillant attirail de la folie! Je te revois, Campagne
chérie, doux asile du bonheur & de l'innocence! Mon ame, dégagée de ses
chaînes, respire l'air délicieux de la liberté; mes idées, mes sentimens
s'étendent comme le vaste horizon dont les bornes échappent à ma vue: un
charme secret s'empare de tous mes sens; je vais être heureux. Rendu à
ma chere cabane, je vais remplir la destination de la nature. Un travail
modéré suffit à mes besoins; mon jardin, mon champ & mon troupeau
offrent en abondance les vrais biens à ma main laborieuse. A l'abri de
vos traits ensanglantés, barbare Calomnie! perfide Médisance! je verrai
de loin les victimes innocentes qui tombent sous vos coups; je pleurerai
sur ces infortunés & je bénirai le sort qui me soustrait à vos fureurs.

Toutes les fois que le soleil disparoissant de notre horizon, ira
répandre ses bienfaits sur un autre hémisphere, je cesserai mon travail,
pour venir errer nonchalamment le long des bords de ce ruisseau, ou je
me coucherai négligemment auprès de sa source sacrée. Là, le spectacle
ravissant de la nature élévera mon ame & charmera mon cœur. J'écarterai
les préjugés funestes dont les nuages épais obscurcissent la vérité.
Seul avec la nature, j'écouterai sa voix, j'ouvrirai mon ame à ses
inspirations divines, j'étudierai les devoirs qu'elle me prescrit, je
jouirai de tous les plaisirs qu'elle m'offre. Je déchirerai les
enveloppes étrangeres sous lesquelles l'homme se cache à mes yeux, je le
verrai tel qu'il est.

Déjà je sens l'influence secrete de la nature, elle semble répandre
autour de moi une atmosphere d'innocence & de volupté. Un feu secret
s'allume dans mon cœur; il s'augmente, il coule dans toutes mes veines:
état délicieux! Tout m'enchante, m'intéresse, me ravit; tout me remplit
de l'idée de la liberté & du bonheur. Mes fers ont disparu, la volupté
brûle mon cœur, & mes yeux répandent les larmes délicieuses du
sentiment.

La nuit répand sur l'Univers un calme profond qui se communique à mon
ame; les Zéphyrs m'apportent doucement le baume voluptueux des fleurs;
les arbres, en courbant au-dessus de ma tête leurs branches touffues,
augmentent l'obscurité de ma retraite; & la lune dont la lumiere
tremblotante se joue à travers le feuillage, vient argenter les flots du
ruisseau qui fuit à mes côtés. Le bruit des eaux qui se brisent en
tombant sur ces rochers escarpés, se mêle au vaste silence de la nature,
sans paroître l'interrompre, ou plutôt il semble l'augmenter encore.

Tous les êtres jouissent ici du repos & du bonheur. Mille insectes
divers se jouent dans l'herbe humide & fraîche, les poissons folâtrent
sans crainte au milieu des eaux; & les oiseaux, sur leurs nids,
savourent voluptueusement les plaisirs de l'amour & du repos: récompense
délicieuse des travaux que la tendresse paternelle leur a fait essuyer
pendant la chaleur du jour.

Innocens animaux, vous goûtez en paix les douceurs de la liberté! la
nuit semble vous envelopper de ses ombres bienfaisantes pour vous
soustraire à la cruauté de l'homme: profitez de ces doux instans;
bientôt le jour va paroître, & votre tyran avec lui.

Aimable rossignol, fais entendre les accens de ta voix; charme les
ennuis de ta compagne chérie, occupée à répandre dans son nid la chaleur
qui va faire éclorre les doux fruits de vos amours mutuelles; que tes
chants fassent retentir tous les échos d'alentour: ils doivent charmer
toute la nature, c'est la tendresse qui les inspire! Et vous, sensibles
tourterelles, livrez-vous sans réserve aux douceurs de l'amour & de la
fidélité; que vos tendres plaintes soient les expressions de vos
plaisirs! Entrelacez vos becs amoureux; que le frémissement voluptueux
de vos ailes agite doucement le feuillage; mais fuyez dès que l'aurore
éclairera vos retraites: l'homme paroîtra; peut-être que sa main cruelle
vous ôtera la vie. Il sait vous arracher à vos plaisirs innocens; mais,
hélas! il ne sait pas les goûter.

J'entends remuer les branches de la forêt, un animal frappe la terre &
s'avance de mon côté, il sort du milieu des broussailles, il paroît au
clair de la lune; c'est un cerf qui vient se désaltérer dans l'onde pure
du ruisseau. Que la forme de son corps est noble & belle! on diroit que
la nature a pris plaisir à répandre sur lui l'élégance & la beauté.
Hélas! à quoi servent ces dons? Demain, si-tôt que l'aurore annoncera le
retour de la lumiere, une meute de chiens cruels, excités par des hommes
plus cruels encore, le forceront à sortir de sa retraite, & le
poursuivront jusqu'à ce que ses genoux chancelans tremblent sous le
poids de son corps accablé. Barbares! quel mal vous ont fait ces animaux
timides, pour prendre plaisir à les tourmenter? Vous êtes des hommes, &
vous vous faites un plaisir de la douleur d'un être foible qui fuit
devant vous? Le cerf pleure sa défaite & sa mort; le lievre blessé
tourne sur vous un regard languissant, qui vous reproche votre cruauté;
la perdrix expirante semble implorer votre pitié pour sa couvée
fugitive. Mais comment vous laisseriez-vous attendrir par ces animaux
innocens? les maux que vous leur faites souffrir ne sont qu'une foible
image des tourmens dont vous accablez vos semblables.

Que manquera-t-il à mon bonheur, si cette retraite peut me soustraire à
votre cruauté? Monde faux & trompeur, je ne regretterai point les
illusions par lesquelles tu éblouis les insensés qui te consacrent leur
cœur! je les verrai sans envie jouir des prétendus biens dont tu les
combles. J'ai vu tes favoris s'empresser après des bulles brillantes &
légeres que l'air promene à son gré, & qui se dissipent à l'instant
qu'on croit les saisir; je les ai vus se tourmenter pendant toute leur
vie pour des chimeres qui doivent faire leur malheur, & périr enfin sans
avoir goûté le repos. J'ai vu dans tes cercles brillans l'or adoré sous
mille noms pompeux. J'ai vu le Dieu de la Frivolité dicter insolemment
ses arrêts ridicules, & les répandre sur toute la terre. J'ai vu ceux
que tu appelles sages se jouer avec les hochets de la folie, & danser au
son de ses grelots. L'homme sensible cherche en vain sur cette terre un
cœur où il puisse reposer son cœur, il n'en trouve point. Le souffle
empoisonné de l'avarice, de la perfidie & du mensonge a flétri toutes
les vertus. L'homme de bien est seul sur la terre. Il ressemble à ces
plantes transportées dans des climats étrangers, qui se desséchent &
penchent leur tige languissante, faute d'avoir une nourriture qui leur
convienne.

Le sommeil bienfaisant regne dans la cabane du laboureur & du berger. Il
n'est point interrompu par les cris aigus d'une conscience criminelle,
ni par les monstres affreux de la haine, de la perfidie, de la
vengeance; ni par les vains projets de l'avarice & de l'ambition.
L'innocence & la paix regnent avec lui. Le chant des oiseaux va bientôt
réveiller ces mortels fortunés. Il me semble les voir regarder avec joie
l'aurore naissante. Leurs forces renouvellées circulent avec impétuosité
dans leurs membres reposés, & y portent par-tout le besoin du travail.
Bientôt ils se répandent dans la campagne, & reprennent en souriant
leurs utiles travaux. Peuvent-ils le refuser aux transports de la
reconnoissance, lorsqu'ils voient, lorsqu'ils entendent toute la nature
célébrer le retour de la lumiere; lorsqu'ils voient le soleil darder sur
leurs moissons & sur leurs fruits les rayons bienfaisans dont la chaleur
précieuse va travailler en silence à l'œuvre merveilleuse de la
maturité, ou faire éclorre les germes féconds que la terre renferme dans
son sein?

Soit que le laboureur recueille l'herbe fleurie de ses prés, soit qu'il
trace lentement un pénible sillon, ou qu'il coupe les épis courbés pour
en former de lourdes gerbes, soit qu'il soulage les branches affaissées
de ses arbres fruitiers, soit enfin qu'il remplisse ses celliers de la
dépouille vermeille de la vigne; la joie, l'espérance ou le plaisir
charment toujours ses travaux.

Dormez tranquillement, heureux habitans de la Campagne, jouissez des
plus doux présens des cieux, & n'enviez point le sort du riche dont
l'éclat vous éblouit. Pendant que la nature répand sur vos membres
fatigués les bienfaits du repos, pendant qu'elle prépare autour de vous
les plaisirs qui doivent charmer votre réveil; le crime, au milieu des
villes, aiguise ses poignards, prépare ses noirs poisons, & marque ses
victimes. Le remords affreux vole de palais en palais, il seme par-tout
épouvante & l'effroi. Il tire avec fracas les rideaux pompeux du riche
coupable, & fait siffler autour de lui ses horribles serpens. L'un
couché sur des coussins qui semblent préparés par les mains de la
volupté, pousse au ciel des cris aigus que lui arrache la douleur
cruelle. Il souffre des maux que le travail & la frugalité ont écartés
de vos chaumieres. Ennemi de la nature, il a voulu lui arracher les
plaisirs destinés à ses favoris; il a voulu jouir du bonheur & du repos
sans l'avoir mérité par son travail & son innocence: il en est puni; la
nature outragée se venge de sa violence & de ses mépris. Un autre,
plongé dans le désespoir, est prêt à s'arracher lui-même une vie que les
suites honteuses du vice lui ont rendue odieuse. Ici la perfidie & le
mensonge trament leurs intrigues secretes; là le jeu, la débauche & les
profusions de toute espece renversent des fortunes & plongent les
familles dans le désespoir. Je vois ces malheureux lever les mains au
ciel, & ramper dans la bassesse & la misere. Qu'ils seroient heureux, si
leurs bras étoient accoutumés au travail, si leurs cœurs ne
connoissoient d'autres besoins que les vôtres!

Et quels plaisirs pourroient donc être comparés à ceux dont vous
jouissez! S'il en étoit quelques-uns, ce seroient ceux de l'homme utile
qui, au milieu de ces villes, travaille à diminuer les maux de
l'humanité. Mais, hélas! qu'il paye cher le plaisir de faire du bien à
ses semblables! le fanatisme lui prépare des persécutions & des fers. Ce
monstre affreux se traîne sur les restes des bûchers que sa fureur
alluma & que la raison éteignit; ses membres livides fouillent parmi les
cendres & les ossemens; il cherche quelque étincelle qui puisse rallumer
ces flammes odieuses. Que dis-je? hélas! Campagnes innocentes, vous
n'êtes pas à l'abri de ses fureurs. Il poursuit ses déplorables victimes
jusques dans le sanctuaire sacré de la nature, & vos ruisseaux ont été
teints plus d'une fois du sang qu'il a versé. La mort, la mort même,
n'est pas un asile assuré contre sa férocité. Il s'acharne sur des
cadavres palpitans, il les emporte en les secouant avec fureur, il
craint que la terre ne les dérobe à sa rage; & si la raison tremblante
ose leur rendre en secret les derniers devoirs, il se jette sur la fosse
en poussant des hurlemens affreux, ronge la terre qui les cache, & la
couvre d'écume & de sang.

L'oubli, oubli seul de la nature a causé tous ces maux. Ce n'est pas
celui qui consacre tous les instans de sa vie à des travaux utiles qui
alluma le premier les flambeaux de la haine, de la superstition & du
fanatisme; c'est celui qui; renonçant aux avantages d'une vie laborieuse
& innocente, chercha dans la crédulité & dans la foiblesse de ses
semblables des ressources contre les besoins qui naissent en foule de
l'oisiveté & des vices.

Heureuse innocence, précieuse médiocrité, vous étiez destinées à faire
le bonheur de l'homme! il est malheureux dès qu'il vous abandonne, & ce
n'est qu'à la Campagne qu'il peut vous retrouver dans toute votre
pureté.

Quel bruit frappe mes oreilles? Un char pompeux s'avance, il s'ouvre;
c'est un riche que le dégoût de la ville, ou plutôt le dégoût de sa
propre existence, conduit à la Campagne. Il vient y chercher le bonheur
& le repos, il n'y trouvera ni l'un ni l'autre. Ce n'est qu'à ses amis
que la nature accorde ses faveurs; & il apporte avec lui tout l'attirail
des vices & des préjugés de la ville. Des hommes ses esclaves guident
ses pas chancelans, l'or de ses habits semble le disputer à l'éclat du
soleil, il s'avance lentement. Que vois-je? des yeux glacés qui
regardent avec froideur les beautés de la nature, une physionomie
flétrie où regnent l'orgueil & le mépris insultant. Il voit le soleil se
coucher derriere les montagnes & darder ses rayons enflammés à travers
un nuage épais, & ce spectacle brillant ne fait aucune impression sur
son ame. Les ombres descendent majestueusement du sommet des montagnes,
un calme sacré s'étend sur toute la nature, le rossignol remplit le
vallon de sa voix touchante, un ruisseau fuit en murmurant entre les
fleurs d'une prairie & les arbrisseaux d'un bosquet touffu. Le riche n'a
rien vu; il foule dédaigneusement: les fleurs de la prairie, il court
s'enfermer dans ces édifices qu'il a décorés du beau nom de maisons de
campagne, & s'y plonger dans les vices que l'habitude lui a rendus
nécessaires. L'aurore aura déjà déployé le bonheur sur toute la nature,
que le riche sera encore enseveli dans la molle dépouille des cygnes; &
des barrieres multipliées défendront sa retraite contre les premiers
rayons du soleil.

Le laboureur travailloit gaiement, la joie épanouissoit son cœur, comme
le soleil du printemps épanouit la rose; le riche paroît, le dédaigne;
aussi-tôt son cœur se resserre, il tremble, il bégaye; c'étoit un homme,
ce n'est plus qu'un esclave. O toi qui méprises l'homme utile qui
cultive la terre, riche orgueilleux, songe que cet homme est ton
semblable! Que dis-je, ton semblable? tu serois heureux, si tu méritois
d'être le sien, Eh! quels sont donc tes avantages sur lui? que
possedes-tu qui puisse justifier ton orgueil & ton mépris? Tes sens usés
& engourdis se refusent aux douces impressions du plaisir innocent, ton
ame ne reçoit plus que des sensations confuses, sans vivacité & sans
délicatesse. Elle ressemble à ces rivieres grossies par des torrens
impurs où l'on chercheroit en vain l'image brillante d'un ciel azuré, &
le tableau riant d'une contrée paisible. C'est dans le fond d'une eau
pure & tranquille que les objets ravissans de la nature se peignent avec
un nouvel éclat; c'est dans une ame innocente & pure que ces mêmes
objets portent l'ivresse délicieuse du sentiment. Es-tu un de ces hommes
courageux qui consacrent leurs jours à la défense de la patrie? es-tu un
de ces peres de l'humanité, un de ces souverains qui travaillent sans
cesse an bonheur de leurs sujets? peux-tu exiger quelque reconnoissance
de celui que tu dédaignes? J'ai de l'or, me réponds-tu: si c'est-là ton
seul mérite, si c'est-là tout ce qui inspire de l'orgueil; écoute,
prête-toi pour un instant à une supposition fondée sur la vérité, & vois
sur quels fragiles fondemens est appuyée ta prétendue grandeur. Ces
villes dont tu sors viennent d'être détruites, les hommes tes semblables
sont ensevelis sous leurs ruines, tous les liens de la société factice
sont rompus, il n'existe plus ni souverain, ni sujet, ni armée; il ne
reste plus sur la terre que des laboureurs, des bergers & toi. Que
deviens-tu alors? A quoi te servent tes richesses immenses? Tu les
donnerois toutes pour un morceau de pain noir que tu ne peux attendre
que d'un travail qui est au-dessus de tes forces, ou de la pitié de ce
laboureur que tu méprises. Il pourroit te mépriser à son tour cet homme
utile & heureux, & à plus juste titre: son mépris seroit fondé sur son
propre mérite & ton inutilité.

Mais faut-il que la foudre écrase les villes? faut-il que l'édifice
immense de la société s'écroule tout d'un coup pour te convaincre de ton
injustice? Non, non, mille accidens peuvent détruire l'illusion de ta
prétendue grandeur & te découvrir ton néant. Tu peux perdre en un
instant tous ces biens étrangers qui font l'objet de ta vanité; un
conquérant peut t'en dépouiller, & t'envoyer avec d'autres hommes
peupler des contrées désertes. C'est alors que tu verras les hommes qui
ont appris dès leur enfance à être utiles à leurs semblables, tenir le
premier rang dans la société naturelle; c'est alors que, ramené à l'état
de nature, tu sentiras que tu es le dernier de tous les êtres, parce que
tu es le moins utile.

Il est des riches que les préjugés & les passions n'ont pas entiérement
endurcis, un triple airain n'a pas encore fermé leur cœur à toutes les
impressions des plaisirs innocens, & la nature sourit quelquefois à
leurs sens émus. Dès que les neiges coulent en torrent du haut des
montagnes, pour faire place à la verdure, dès que la terre offre les
appas séduisans des fleurs au Zéphyr qui la renouvelle; ils sentent
renaître, dans leur cœur, le germe du bonheur qui leur étoit destiné;
ils volent dans nos Campagnes; ils tressaillent à la vue de leurs
beautés; & ils croient avoir trouvé le bonheur. Mais ce plaisir qui
n'étoit qu'une invitation de la nature, se dissipe bientôt. Ils
dédaignent de mettre la main au râteau & à la bêche, ils sont trop
foibles pour se courber sur la charrue, & ils ne veulent pas mériter la
gaieté vive des moissonneurs qui, après avoir supporté la chaleur du
jour, vuident en chantant une cruche de cidre rafraîchissante qu'ils se
passent à la ronde, ou se reposent à demi-nus sous le feuillage épais
d'un orme bienfaisant. Le dégoût & l'ennui les rappellent bientôt à la
ville, ils se replongent dans le tourbillon de leurs faux plaisirs, &
méprisent la Campagne dont ils ne savent pas jouir.

Homme vain & superficiel, fuis à jamais de ces lieux fortunés, ils ne
sont faits que pour les ames qui en sentent tout le prix; mais du moins
ne les méprises pas sans les connoître. Arrête un instant tes regards
sur ce champ où croît le blé qui va te nourrir, considere ce côteau où
la nature mûrit en silence la liqueur vermeille où tu puiseras l'oubli
de tes maux; vois ton semblable courbé sous le poids des années,
s'avancer lentement sur cette montagne escarpée, & employer le reste de
ses forces à relever les branches de la vigne. Considere un instant ce
spectacle; frémis de ton inutilité & de ton ingratitude, & apprends à
respecter des lieux sacrés où toi seul es un profane.

Fuyez, idées pénibles de la méchanceté & de l'orgueil, revenez, images
charmantes de l'innocence & du bonheur, & faites couler dans mon ame les
sentimens les plus doux! j'apperçois de loin la chaumiere de Licidas &
de Lucette. Hier ils se sont unis par les doux liens de l'hymenée, ils
jouissent à présent des transports délicieux de l'amour. Lucette est
fille unique d'un riche fermier, Licidas pauvre orphelin gardoit les
troupeaux du pere de Lucette. Licidas aima Lucette. Il avoit vu dix-sept
printemps; sa physionomie ouverte annonçoit l'innocence de son cœur, ses
joues arrondies ressembloient à deux belles pêches où l'éclat de la rose
colore un léger duvet. Deux yeux noirs & pleins de feu exprimoient toute
la vivacité du désir, & le rire de la gaieté qui régnoit presque
toujours sur son visage, faisoit entr'ouvrir deux levres vermeilles qui
laissoient voir des dents plus blanches que l'ivoire. Le pere de Lucette
avoit planté des ormeaux le jour de la naissance de sa fille, & leur
feuillage s'étoit déjà renouvellé seize fois. C'est sous ces arbres que
Licidas & Lucette s'entretenoient souvent ensemble. Ils s'aimoient sans
connoître l'amour; ils en goûtoient les douceurs sans en soupçonner les
chagrins. Du plus loin qu'ils s'appercevoient, ils se précipitoient dans
les bras l'un de autre. On eût dit deux ruisseaux qu'une pente rapide
entraîne à réunir leurs ondes. Lucette! disoit un jour Licidas, je
voudrois être toujours auprès de toi. Que je suis aise quand je regarde
tes grands yeux bleus, ou que je sens ta main blanche me toucher le
menton & les joues! Lucette! dis-moi, sens-tu donc aussi du plaisir,
quand j'entrelace mes bras dans les tiens, & que je te serre contre ma
poitrine? La bergere ne répond rien, elle regarde tendrement Licidas,
jette son bras autour de son cou, & cache son visage sur son épaule.
Palémon, pere de Lucette, étoit caché derriere les arbres. Il paroît.
Lucette interdite se retire en se couvrant le visage de son tablier;
Licidas se retire d'un autre côté, la tête baissée, & n'osant se
retourner. Palémon leur défend de s'aimer, & pendant deux années
entieres, ils n'eurent presque jamais le plaisir d'être seuls ensemble.

Dans le temps de la tonte des troupeaux, un jour que Lucette étoit
occupée à laver sur le bord de la riviere la toison des agneaux, une
foiblesse subite lui ôte l'usage de ses sens; ses genoux s'affaissent,
sa tête se renverse, elle tombe & le courant l'entraîne, ses compagnes
jettent un cri; elles la suivent des yeux. Bientôt elles voient un
berger qui suit à la nage le corps de Lucette. Il atteint, le saisit,
fait des efforts pour regagner le rivage. Efforts inutiles! le courant
les entraîne & les précipite dans un abyme. Ils disparoissent,
reviennent sur l'eau, ils disparoissent encore. Licidas tient toujours
le corps de Lucette. Les parens de la bergere sont sur le bord & levent
les mains vers le ciel. Enfin le courage du berger triomphe de la
rapidité du fleuve, il arrive chargé de son précieux fardeau, & dépose
sur le rivage le corps pâle de son amante. La mere se jette sur le corps
de sa fille. Elle l'appelle à grands cris. La bergere n'entend rien. Le
pere fait tous ses efforts pour arracher cette mere infortunée à ce
spectacle déchirant. Il croit lui-même que sa fille ne verra plus le
jour. Licidas prend une des mains froides de la bergere, puis il la
laisse aller. Le bras retombe sur la terre, comme un membre sans vie. A
cette vue, Licidas reste immobile. Il fixe son amante d'un air farouche,
& tout un coup deux ruisseaux de larmes s'échappent de ses yeux.
Cependant on emporte Lucette à la ferme. Licidas ne la quitte point, il
s'est chargé d'une partie du fardeau. Enfin la bergere ouvre un œil
mourant. Licidas est le premier qui sen apperçoit. Lucette! ma chere
Lucette! elle vit encore. On s'empresse autour d'elle, on lui donne des
secours, elle revient à la vie. Quels momens pour Licidas! Il a sauvé la
vie de ce qu'il aime!

Lorsque Lucette fut entiérement rétablie, son pere lui dit un jour: Ma
fille, tu commences aujourd'hui ta dix-huitieme année, allons visiter
les arbres que je plantai le jour de ta naissance, & remercier le ciel
qui n'a pas permis que tu me sois enlevée. Ils arriverent vers les
ormeaux; Licidas, par les ordres de Palémon, avoit conduit son troupeau
dans le même endroit. Viens, Licidas, lui dit le vieillard, viens
recevoir le prix de ta bonne action. Tu as sauvé la vie à Lucette, elle
te donne cette prairie que tu vois devant toi. Je la lui donnai le jour
de sa naissance. N'est-ce pas, Lucette, dit le vieillard en sonriant à
sa fille, tu veux bien y consentir? Les deux amans étoient tremblans,
ils s'étoient attendus à une autre récompense. Ma fille vient de te
témoigner sa reconnoissance, poursuit le vieillard, mais je ne t'ai pas
encore témoigné la mienne. Tu m'as rendu le plus grand service que son
puisse rendre à un pere. Sans toi, je mouillerois mon pain de mes
larmes, & ma voix tremblante demanderoit ma fille à tous les échos de la
contrée; sans toi, j'aurois fini ma vie, sans jouir de ses derniers
embrassemens. Prends, mon ami; prends ce que j'ai de plus cher, prends
cette fille que tu m'as rendue, je te la donne pour épouse. En disant
ces mots, le vieillard mit la main de sa fille dans celle de Licidas,
puis il les pressa tous deux contre son sein; en même temps des sanglots
s'échapperent de sa poitrine, & des larmes coulerent le long de ses
joues. Les amans pleuroient aussi; ils prenoient les mains du vieillard
& les couvroient de baisers & de larmes. Ils étoient tous trois heureux.
Mais le vieillard l'étoit encore plus que ses enfans. Leur bonheur étoit
son ouvrage.



                            SECONDE NUIT.

                                Dieu.


Comme le ciel est serein & tranquille! Le calme de la nature pénetre
tout mon être d'une crainte religieuse. La paix & le silence descendent
majestueusement des cieux pendant le sommeil de l'homme; ils prennent
l'instant de son absence pour faire le bonheur du reste de la nature.
Mon esprit s'élance au-dessus de cette terre, elle fuit à mes yeux, elle
n'est plus qu'un point, elle n'est plus. Je parcours l'immensité des
cieux. Quel spectacle! Des mondes, des soleils innombrables se
présentent en foule à mes regards effrayés. J'ai parcouru tout l'espace
où mon esprit pouvoit atteindre, & c'est comme si je n'eusse rien
parcouru. De nouveaux cieux m'offrent par-tout de nouvelles merveilles.
Par-tout je suis au milieu de l'univers, & nulle part je n'en puis
appercevoir les bornes.

Une ame invisible embrasse cette multitude infinie de mondes qu'elle
produit & conserve sans cesse, elle y répand ordre, le mouvement & le
bonheur. Elle dirige avec le même soin l'harmonie majestueuse des
globes, & les organes de l'insecte qui échappe à mes regards.

Placé comme un point sur ce globe qui n'est lui-même qu'un point
imperceptible dans l'immensité de l'univers, l'homme se demande à
lui-même: Que suis-je? où suis-je? d'où suis-je venu? Il se regarde avec
curiosité, se touche avec étonnement. Il regarde, il touche tout ce qui
se trouve à sa portée. Il sent qu'il existe, il sent qu'il y a d'autres
êtres qui existent hors de lui; mais tout le reste n'est pour lui
qu'obscurité & ténebres. Il jette de tous côtés ses regards étonnés &
incertains, une multitude d'apparences qui varient au gré de la lumiere
& des vents semblent se jouer à chaque instant de sa crédulité. Il leve
les yeux, l'éclat du soleil l'éblouit, l'immensité des cieux l'effraie,
& ses regards découragés retombent sur la terre.

Tout-à-coup un bruit affreux se fait entendre: le soleil s'obscurcit; le
ciel se couvre de nuages épais; l'obscurité se répand sur la terre; les
vents furieux accourent de toutes parts; ils se rencontrent, se
heurtent, se brisent avec fracas; & l'on entend rouler du haut des
montagnes escarpées les arbres qu'ils déracinent. Bientôt l'éclair
sillonne la nue, le tonnerre gronde, son bruit épouvantable se répete au
loin dans les cavernes immenses des rochers; il gronde encore, la foudre
tombe. L'homme épouvanté, cache son visage contre terre, la frayeur a
glacé ses sens, & il n'éprouve que le sentiment confus de la terreur &
de l'effroi.

Seroit-ce à ces signes effrayans que l'homme pourroit connoître
l'existence d'un Dieu? Est-ce dans l'appareil lugubre de la destruction
& de la mort, qu'un être sensible verra l'image du Bienfaicteur de
l'univers? Non, non; son incertitude augmente avec son effroi, la
crainte a resserré son cœur. Découragé, consterné, il n'ose plus
s'interroger lui-même; il semble avoir oublié sa propre existence, & les
oiseaux annoncent déjà le retour du soleil & le calme de la nature, que
l'homme est encore couché sur la terre.

Mais bientôt l'aiguillon du besoin le force à changer de situation.
Pressé par le sentiment douloureux de la faim, il cherche à le soulager.
Il se leve en hésitant; un fruit que les vents ont abattu à ses pieds,
se présente à sa vue, il y porte la main. Quel changement merveilleux!
Une sensation délicieuse se communique rapidement à son ame, le charme
du plaisir coule dans toutes ses veines, sa crainte s'évanouit, & il
sent éclorre dans son cœur dilaté, l'espérance & la joie.

Aussi-tôt le plaisir fait naître la reconnoissance; l'idée d'un Être qui
prend soin de son existence, se présente à son esprit. Ses yeux
attendris, offrent de tous côtés à cet Être bienfaisant le vif hommage
que son cœur lui rend, & le désir de le connoître devient un besoin
pressant.

C'est ainsi que le plaisir & la reconnoissance donnerent à l'homme la
premiere idée de l'existence d'un Dieu.

De nouveaux besoins lui font bientôt éprouver de nouveaux bienfaits, &
l'idée d'un bienfaicteur se grave de plus en plus dans son ame, & le
besoin de la reconnoissance agite de plus en plus son cœur. L'eau claire
& pure d'un ruisseau étanche sa soif ardente, un sommeil bienfaisant
fait circuler dans ses membres fatigués les charmes d'un doux repos. Il
se réveille avec étonnement; mais c'est un étonnement mêlé de
reconnoissance & de joie. L'univers n'est plus à ses yeux une scene
d'illusions passageres: l'image riante du bonheur se répete dans tous
les objets qui l'environnent, & la nature attentive à préparer les
plaisirs, offre à ses yeux le plus intéressant, le plus ravissant de
tous les spectacles.

Il est heureux, & il ne connoît encore que la plus petite partie des
plaisirs qui lui sont destinés. Quels seront les transports de sa joie &
de sa reconnoissance, lorsque son cœur s'ouvrira pour la premiere fois
au doux besoin de l'amour & de l'amitié; lorsque la tendresse paternelle
fera tressaillir ses entrailles; & qu'associé, pour ainsi dire, à la
puissance de son Dieu, il verra des êtres vivans qui lui devront une
partie de leur bonheur? Un être semblable à lui se présente à sa vue.
Saisi d'un trouble plus vif & plus délicieux que tout ce qu'il a éprouvé
jusqu'alors, il s'approche. C'est une compagne que le ciel lui envoie.
Elle répond au langage de ses yeux, elle partage les transports qu'elle
inspire. Leurs regards se confondent, leurs bras s'entrelacent, ils sont
enivrés des délices de l'amour.

L'homme pourroit-il douter encore de l'existence d'un Dieu? Comblé de
tant de bienfaits, enivré de tant de plaisirs divers, comment ne
reconnoîtroit-il pas un Être au-dessus de lui qui veut son bonheur?
Comment n'éléveroit-il pas avec transport ses mains vers le ciel, pour
lui offrir le vif tribut de sa reconnoissance? Comment pourroit-il ne
pas s'occuper sans cesse des moyens de le connoître de plus en plus?

Il examine toute la nature avec une curiosité plus attentive, il cherche
de tous côtés cet Être bienfaisant que son cœur adore, il le demande
avec empressement à tous les objets qui s'offrent à sa vue. Par-tout il
voit des marques particulieres de sa bonté & de sa puissance, par-tout
il reconnoît sa présence. Il le voit dans l'astre brillant dont les
rayons fertilisent la terre; dans le développement des germes précieux
qui la couvrent de biens; dans le retour périodique des jours & des
nuits, des saisons & des années; dans les couleurs riantes qui varient à
chaque instant le spectacle touchant de la nature: il le voit dans la
multitude infinie d'animaux de toute espece qui se réjouissent de leur
existence; dans leurs besoins, dans leurs plaisirs, dans leur industrie
merveilleuse: il le sent dans le parfum agréable des fleurs: il le goûte
dans la fraîcheur de l'eau qui le désaltere; dans la saveur agréable du
fruit qui appaise sa faim; dans la douceur, les charmes & les caresses
de sa compagne chérie; & surtout dans les sentimens délicieux qu'il
éprouve lui-même. Il éprouve, il voit, il sent à chaque instant les
effets merveilleux d'un Être plus grand que tout ce qui l'environne;
d'un Être qui répand dans toutes les parties de ce vaste univers,
l'ordre, la vie & le bonheur. Pénétré de respect, d'admiration, de
reconnoissance & d'amour, sa pensée s'élance dans l'immensité de toutes
les perfections possibles, & il connoît son Dieu, & toutes les vertus
naissent dans son Cœur.

O jeune homme, si tu veux connoître ton Dieu, sors de ces temples
obscurs où l'on peint cet Être bon avec l'appareil effrayant de la
colere & de la vengeance; viens dans nos campagnes, & apprends à sentir
cet Être suprême. Vois cette campagne couverte de ses dons, regarde
cette terre où tu marches, ce ciel immense qui roule au-dessus de ta
tête des milliers de globes étincelans. Voilà son temple. Il est rempli
de sa grandeur. Ne sens-tu pas sa bonté descendre comme un grand voile
sur toute la nature? N'as-tu pas éprouvé mille fois les caresses
délicieuses d'une mere? ne t'es-tu pas senti pressé contre le sein d'un
pere? le délire du sentiment n'a-t-il pas fait couler tes larmes? le
plaisir d'être n'a-t-il pas rempli ton cœur d'une joie pure? Au milieu
des peines cruelles qui sembloient t'accabler, n'as-tu pas senti des
consolations divines verser dans ton cœur les joies de l'espérance? O
mon ami, c'étoit ton Dieu; il est la source de tous ces biens, de tous
ces plaisirs. Ils s'augmentent, ces plaisirs divins, à proportion que tu
t'approches de cet Être suprême; ils diminuent à proportion que tu t'en
éloignes pour courir après les illusions du vice. Tu erres alors comme
un enfant qui s'est égaré de la maison paternelle, & la satiété du vice
te fait désirer de rentrer dans son sein.

L'homme connoît son Dieu! hélas! il ne connoît encore que son existence;
la nature, les attributs de cet Être infini lui sont cachés. O mon Dieu!
ne puis-je donc connoître la source d'où me viennent tant de biens? ne
puis-je donc pénétrer jusques dans le sanctuaire de ton essence divine,
t'y contempler, t'y adorer?

O toi, univers brillant! ô vous mes semblables, enseignez-moi à
connoître le Pere de la nature! Dites-moi où il est, comment il est;
apprenez-moi comment ce torrent d'êtres de toute espece découle de sa
puissance infinie.

Des hommes accourent de toutes parts, ils me promettent de m'apprendre
tout ce que je veux savoir. O mes amis! ô mes freres! vous allez
m'apprendre à connoître mon Dieu; parlez, parlez, mon cœur s'ouvre
avidement à vos discours....

Hélas! la nature & mon cœur m'avoient appris une partie des choses que
vous me dites, le reste me paroît obscur. Vous n'êtes point d'accord sur
les choses que vous m'annoncez, & vous me menacez tous de la vengeance
du ciel, si je refuse de vous croire. Puis-je croire que Dieu se sert
d'un langage obscur pour instruire une créature foible & bornée? Le Dieu
de la lumiere se manifeste-t-il donc au milieu des ténebres? Le Dieu de
toute bonté se joueroit-il de ma foiblesse, en attachant mon salut
éternel à des choses que je ne puis comprendre?

Non, non; Dieu pourvoit clairement à tous mes besoins, il m'éclaire sur
tous les objets nécessaires à mon bonheur; je dois ignorer tout ce qu'il
me cache. Lorsqu'une pierre se rencontre en mon chemin, Dieu m'a donné
des sens pour l'appercevoir, une intelligence pour m'apprendre qu'elle
peur me nuire, & la puissance de m'en détourner. Cet Être infini veille
à chaque instant à la conservation de mon corps, & me force à y veiller
moi-même. La douleur m'avertit de la présence des objets qui peuvent me
nuire, la douce violence du désir m'entraîne vers ceux qui me sont
utiles. Celui qui veille ainsi sur mon corps, abandonneroit-il au hasard
le salut de mon ame? Aucun instinct, aucun désir ne me porte vers vos
mysteres; l'idée même en est étrangere à l'homme. S'ils étoient
nécessaires à mon salut, pourquoi l'enfant ne se porteroit-il pas avec
ardeur vers les livres qui les contiennent, comme il se porte vers la
pomme qui doit soutenir un instant sa vie? Pourquoi une suite d'actions
répétées ne feroient-elles pas naître dans son jeune cœur un penchant
irrésistible pour des livres si nécessaires à son bonheur?

La chenille sent l'approche de l'oiseau qui est son ennemi, elle se
précipite du haut de l'arbre où elle étoit attachée, &, suspendue à un
fil, elle échappe à la poursuite de l'animal vorace. Dieu prendroit-il
plus de soin de l'existence de cette chenille que du bonheur éternel de
l'homme? Auroit-il..... Mais, que vois-je? vos yeux étincellent, votre
visage s'enflamme, la colere rugit dans vos traits, vous tirez tes
poignards, vous me menacez. Barbares! vous vouliez m'instruire, & vous
m'assassinez. Quoi! vous êtes les dépositaires des secrets de la
Divinité, & vous égorgez vos semblables! Je fuis, je me dérobe à vos
coups; & vous tournez les uns contre les autres vos bras sanguinaires.
Bientôt vous soufflez dans tous les cœurs la rage qui vous anime. Vous
vomissez la noire fumée de l'erreur; elle monte autour des trônes, &
fait fuir la Vérité, la Justice & l'Humanité. Les rois, ces êtres
foibles, qui oublient si souvent qu'ils ne font que des hommes, les rois
prennent de vous des poignards; la fureur égare & trouble leur raison,
ils méconnoissent leurs propres enfans, ils plongent, les barbares! ils
plongent leurs mains dans le sang de leurs sujets.

O vous, victimes déplorables du fanatisme; citoyens vertueux, sujets
fidelles & généreux; peres, époux tendres; enfans innocens; ombres
malheureuses! racontez-nous les scenes horribles de cette nuit affreuse
où la France déchira de ses mains le sein de ses propres enfans.
Familles infortunées, vous dormiez dans le sein de l'innocence; la
sécurité écartoit de vos cœurs les inquiétudes dévorantes; peut-être
aviez-vous béni pendant votre repas le souverain que le ciel vous avoit
donné. A peine le sommeil a-t-il fermé vos paupières, un bruit affreux
vous réveille, on force vos demeures, des flambeaux lugubres font
briller à vos yeux des glaives ensanglantés. On égorge vos enfans dans
vos bras. Vous demandez des secours au nom de votre roi, c'est en vain,
il a trahi tous les devoirs; c'est lui-même, c'est votre pere qui vous
égorge; c'est par son ordre que vous expirez sur les corps pâles de vos
amis, de vos femmes, de vos enfans.

Fuyez à jamais, systêmes affreux qui désolez la terre! l'Univers
m'apprend qu'il y a un Dieu, mon cœur me dit qu'il me comble de biens;
il a caché le reste à ma foible intelligence. Loin de moi le désir
sacrilege de pénétrer son Essence divine. Mortel insensible, passe ta
vie à entasser les uns sur les autres une foule de raisonnemens froids &
barbares pour prouver son existence; divise à l'infini ses attributs
indivisibles; fais-le s'irriter, se repentir, s'appaiser au gré de tes
caprices; trouble la terre par les chimeres de ton imagination; fais
trembler ces malheureux, s'il en est quelques-uns, qui ont besoin qu'on
leur prouve l'existence de cet Être que toute la nature annonce; mais
fuis à jamais loin de moi, mon cœur enflammé d'amour n'a pas de temps à
perdre, il consacre tous les instans de ma vie à l'adoration de cet Être
suprême: je sais qu'il existe, je sais qu'il est bon, je sais qu'il
m'aime, je sais tout. Je cours remplir des devoirs chers à mon cœur, &
chercher par-tout les occasions d'imiter sa bienfaisance & sa bonté.



                           TROISIEME NUIT.

                               L'Homme.


Quel ordre merveilleux regne dans ce vaste univers! Toutes ses parties
liées par des rapports admirables, concourent mutuellement à leur
beauté, à leur perfection, à leur bonheur réciproques. L'espece la plus
vile en apparence tient au systême général de la nature, & forme un des
anneaux nécessaires de cette chaîne infinie. Ainsi le soleil répand le
mouvement & la vie dans la multitude immense des mondes qui
l'environnent; des fleuves de feu s'échappant de toute part de son
disque enflammé, roulent par-tout la fertilité & le bonheur; &
distribuant à chaque être le degré précis de chaleur qui convient à sa
nature, multiplient d'une maniere prodigieuse & admirable les bienfaits
de cet astre merveilleux. L'arbre fécondé par ses rayons bienfaisans,
devient lui-même une source de biens pour tout ce qui l'environne. Son
feuillage offre en même temps & la nourriture à mille insectes divers, &
la fraîcheur à l'homme fatigué, & une retraite sûre aux familles
innocentes des oiseaux; ses fleurs, brillante parure du printemps,
offrent à l'abeille le suc délicieux dont elle prépare le miel, & ses
fruits vermeils attirent les hommes par l'attrait séduisant du plaisir.

O soleil! tu ne prodigues point tes biens à des ingrats! jouis toi-même
des merveilles que tu operes. Vois le spectacle pompeux des richesses
immenses que tu répands sur la terre! Vois tous les êtres heureux par
tes bienfaits, tressaillir à ton aspect, & se réjouir de ta présence!
Les oiseaux célebrent par leurs concerts le retour de ta lumiere; les
fleurs empressées à te plaire, brillent à ton lever de la parure
éclatante dont l'aurore a pris soin de les orner. Elles offrent à tes
premiers rayons les brillantes perles de rosée quelles en ont reçues.
Sensible à leur hommage, tu daignes recevoir leur humble présent, & tu
réponds par de nouveaux bienfaits aux transports que tu leur inspires.

La nature offre par-tout le tableau riant du bonheur. A ce spectacle
ravissant, mon cœur s'épanouit. Mais, hélas! bientôt il se resserre. Je
vois l'homme en proie aux malheurs, & la tristesse fait couler mes
larmes.

Étoit-ce donc pour le malheur qu'un Dieu bon a formé tant de créatures
humaines? L'enfant qui voit pour la premiere fois la lumiere, annonce
par ses cris son arrivée dans le monde. La nature qui a opéré par tant
de moyens admirables l'œuvre merveilleux de sa production, ne se
plairoit-elle à le former que pour le livrer, ensuite à l'empire
tyrannique de la peine & de la douleur? Loin de moi cette pensée
blasphématoire! En paroissant lui causer des peines, cette tendre mere
lui prépare des plaisirs. O toi! qui commences à voir la lumiere, la
douleur environne ton berceau, tes cris seuls annoncent que tu respires,
tu parois destiné à la peine, tu sens le vif aiguillon de la douleur &
du besoin; ne murmures point, attends avant que d'accuser la nature.
Déjà ta tendre mere accourt avec inquiétude; elle paroît, & tes larmes
sont essuyées, & tes besoins sont satisfaits. Délivré de tes peines; tu
leves tes regards attendris sur l'être bienfaisant qui vient de les
soulager, tu lui souris amoureusement, tu tressailles de joie, & tes
petits bras semblent lui porter l'hommage de la reconnoissance dont tout
ton être est pénétré. Voilà les premieres leçons de sensibilité que la
nature donne à l'homme, voilà la route de son bonheur qui lui est
indiquée. Momens délicieux, sources précieuses de tous nos plaisirs,
vous ne pouviez être achetés que par des besoins, des peines & de la
douleur; & l'homme pourroit s'en plaindre!

Heureux enfant, jouis de ces instans rapides de félicité! voilà
peut-être les plus pures jouissances de ta vie. La nature vient de te
faire éprouver des plaisirs; bientôt l'homme va te livrer à la douleur.
Une mere cruelle & barbare abandonnera peut-être à une main étrangere le
soin de te nourrir; tu prodigues à une mercenaire les tendres caresses
destinées à être la délicieuse récompense des soins maternels; ton cœur
s'attache par les liens de l'amour & de la reconnoissance à celle qui
prend soin de ta vie; mais bientôt détrompé par l'expérience, tu connois
que tu as été le jouet de ta sensibilité; une nouvelle mere se présente:
elle exige une tendresse qu'elle n'a pas su mériter; on te force à
rompre les premiers liens de la nature, on t'apprend à trahir des
engagemens sacrés. Peut-être que serré dans des bandes, tu seras la
victime d'un usage barbare: enfermé dans cette prison étroite, tu feras
de vains efforts pour exercer tes membres inquiets. Tes cris frapperont
en vain les oreilles de ta nourrice insensible, ils ne serviront qu'à
augmenter ta douleur, à te faire sentir plus vivement ton esclavage: &
si ces entraves ne te donnent pas la mort, elles affoibliront du moins
tes organes naissans, elles s'opposeront à leur développement & te
donneront les premieres leçons de colere & d'impatience.

Tu n'éprouves encore que le commencement du malheur que tes semblables
te destinent. Tes membres se développent, ta raison commence à se
former, tu sens naître de nouveaux besoins. Tu jettes les yeux sur tout
ce qui t'environne; tu découvres une foule d'objets propres à les
satisfaire. Tu remercies avec transport l'Auteur de tous ces biens. Les
premiers sentimens de la religion naissoient dans ton cœur. Mais l'homme
étouffe bientôt ces germes naissans. Tu portes avec confiance la main
sur ces biens; arrête! ils ne sont pas faits pour toi. Ta naissance, ta
foiblesse, ton âge, rien ne te donne le droit d'en jouir. Veux-tu savoir
quelle part tu dois y avoir un jour? regarde autour de toi, vois quel
est l'état & la condition de ceux à qui tu dois le jour. Sont-ils riches
ou pauvres, tyrans ou esclaves? leur sort sera le tien. Es-tu né dans
ces pays barbares où l'homme, tel que la bête de somme, est vendu par
son semblable? rassure-toi si tu es du nombre de ces esclaves: tu
appartiens à un maître; ton travail, ton attachement & ton zele
t'assurent une subsistance: il te consolera dans tes peines, il te
soulagera dans tes maladies, il craindra de te perdre. Mais si tu as vu
le jour dans ces pays plus barbares encore où le malheureux n'a d'autres
biens que l'air qu'il respire; si tes parens sont condamnés à cultiver
pour les autres cette terre qui ne produit pour eux que le travail & la
douleur; frémis d'être né homme! Destiné à consacrer tous les momens de
ta vie au riche qui te méprise, à peine te jette-t-il dédaigneusement de
quoi t'empêcher de mourir; tu seras obligé de mendier à ses pieds le
bonheur d'en être opprimé, & la fatale liberté qu'il te laisse, ne sert
qu'à t'ôter le droit de tirer de lui une subsistance suffisante, qu'à ce
détacher entiérement de tout ce qui pourroit soulager tes besoins, qu'à
isoler cruellement au milieu de tes semblables. Et lorsque tu auras
consumé tes forces à le servir, lorsque tes membres affoiblis ne se
prêteront plus au travail, il te traînera dans ces prisons infectes,
décorées du beau nom d'hôpitaux, gouffres affreux où l'ingratitude de la
société plonge les victimes qu'elle n'ose égorger publiquement; il te
jettera sur un tas de morts & de mourans, & retournera faire éprouver à
tes enfans les maux, dont tu viens d'être la victime.

Mais ce n'est pas assez que l'homme né pauvre soit obligé de donner
presque sans récompense le fruit de ses travaux au riche qui le
tyrannise, son ame même n'échappera point aux fers que lui préparent
d'autres tyrans. Le fantôme affreux de la superstition s'avance, conduit
par ses ministres, il veut prévenir la raison son ennemie, un voile
sombre couvre ses membres livides; sur ce voile hideux sont peints des
chiffres, des constellations & des monstres. Elle saisit l'enfant
épouvanté, le force à plier le genou devant les hiéroglyphes, & souffle
dans son ame innocente l'effroi, le mensonge & l'erreur.

Erre maintenant sur la surface de ce globe, infortuné mortel! traîne
après toi les fers dont on a chargé ton enfance. Les penchans les plus
innocens de la nature seront des crimes aux yeux de tes tyrans; ils te
tireront par tes chaînes toutes les fois que tu voudras t'y livrer; ils
te secoueront à chaque instant avec violence. En vain la nature voudra
t'arracher à leurs mains barbares; ils te poursuivront jusqu'au tombeau;
ils ouvriront devant toi les portes de l'éternité, ils offriront à tes
yeux les tourmens que leur fureur t'y prépare.

Heureux animaux, vous ne connoissez point ces distinctions humiliantes
qui font gémir l'homme sous le joug de l'homme! Dès que vous respirez,
la terre fournit à vos besoins. Un rossignol n'a pas dit aux rossignols
de la contrée: Tous les arbres de la forêt sont à moi, tous les oiseaux
qui les habitent seront forcés à m'obéir. Le ver respire indépendant
sous l'herbe qui l'a vu naître, l'homme seul ne trouve pas sur ce globe
une place qui soit libre. La pierre sur laquelle il appuie sa tête,
appartient à des maîtres. Si le hasard n'a pas accumulé l'or autour de
son berceau, cette terre où le ciel l'a fait naître est étrangere pour
lui; il n'ose porter la main sur la moindre de ses productions.

Né pour la douceur, l'homme prend dans l'injustice de ses semblables la
premiere idée de la cruauté. La nature crie à son cœur qu'il a droit à
une portion de cette terre qui n'appartient qu'à Dieu. Cruellement privé
de ce droit, il jette sur ses semblables des regards d'envie; la haine
entre dans son cœur, elle le dégrade, & le met au-dessous des autres
animaux. O toi, le plus malheureux de tous les êtres! si tu veux jouir
de la portion de nourriture, à laquelle ta naissance te donne des droits
incontestables, rampe sous ton semblable orgueilleux, baise la poussiere
de ses pieds, dégrade-toi pour obtenir de ton tyran la grace de lui
consacrer tes sueurs & de recevoir en échange la plus vile partie des
biens que sa méchanceté t'a enlevés.

Et vous demandez encore pourquoi l'homme est le plus cruel de tous les
animaux qui respirent sur la terre! pourquoi il est le plus malheureux!
Hélas! c'est qu'il est le plus injuste. Les besoins du malheureux qui
naît sans fortune, l'agitent sans cesse, il fait des efforts pour les
satisfaire; des obstacles insurmontables s'y opposent de toutes parts, &
ces obstacles sont les hommes. Il voit un ennemi dans chacun de ses
semblables. Le sentiment de son indépendance remplit son cœur; contraint
d'y renoncer pour se soumettre à ses tyrans, sa haine augmente. Il les
voit se livrer à tous ces plaisirs qui naissent de leurs besoins
factices: cachés sous des charmes séduisans qui en dérobent les
amertumes, ces plaisirs excitent de nouvelles passions dans le cœur du
malheureux; sa haine augmente encore: elle devient rage, elle devient
fureur; il déchireroit celui qui paroît plus heureux que lui, s'il
n'étoit arrêté par la crainte: il le déchirera toutes les fois que les
circonstances lui promettront l'impunité. C'est ainsi que l'être le plus
doux, devient le plus cruel & le plus barbare.

Propriété, source odieuse des maux qui désolent le genre humain, c'est
toi qui fais rugir l'homme à l'aspect de son semblable! c'est toi qui
mets entre ses mains le fer & le poison! c'est toi qui le rends plus
cruel que les bêtes féroces! Le pauvre déteste les hommes, parce qu'il
les voit regorger des biens qui lui manquent, des biens de premiere
nécessité. Le riche, placé entre le malheureux qu'il méprise & le
puissant qu'il envie, est rongé par les passions que lui inspirent les
besoins chimériques qui naissent en foule de ses vices. Il déteste ceux
qui sont au-dessus de lui, il voudroit que tous les hommes fussent ses
esclaves, & ils le seroient, s'il étoit le plus fort; ils le sont dès
qu'il est parvenu à l'être. Ainsi cette échelle funeste de haine s'étend
jusqu'aux souverains. Ils franchissent les barrieres qu'ils ont mises à
la méchanceté de leurs sujets, ils ne connoissent de loi que la force,
ils sont dans le monde ce que dans un pays seroient des hommes dont les
passions ne connoîtroient aucun frein. Jaloux qu'un de leurs voisins ait
un plus grand nombre d'esclaves, ils portent dans son pays le fer & le
feu. La passion insatiable n'examine point la justice, elle calcule les
forces; & les destructeurs du genre humain sont mis au nombre des Dieux.

Remontons à la source de tous les maux. Il falloit à l'homme des fruits,
du lait & de l'eau, & la terre cultivée lui offroit avec profusion ces
premiers biens de l'innocence. Cette nourriture simple qui se présente
sous sa main, auroit conservé les vertus dans son cœur. Mais il s'est
nourri de la chair & du sang des animaux, il a caché son corps sous un
amas d'étoffes bigarrées, il s'est chargé d'or & de diamans; il a dit
avec orgueil: Cette terre m'appartient; j'en chasserai celui qui n'aura
pas assez de force ou de férocité pour se défendre; je le chargerai de
fers, je le forcerai à travailler pour mes plaisirs: ce n'est qu'à ce
prix qu'il obtiendra les fruits de la terre & la chair des animaux.

Ma pensée m'éleve au-dessus de ce globe; il tourne sous mes yeux, tous
les peuples de la terre s'offrent successivement à mes regards
attentifs. Quelles scenes déplorables! Quelques centaines de tyrans qui
se sont partagé l'espece humaine, font gémir sous le joug les troupes
d'esclaves que le hasard ou la force a mises en leur puissance. Ici on
égorge des hommes pour le seul plaisir d'un homme barbare. Là, on force
des peuples à marcher les uns contre les autres & à se déchirer comme
des bêtes féroces, pour venger les injures imaginaires d'un homme qu'ils
ne connoissent souvent que par le mal qu'ils en ont reçu; ou bien on les
force à piller, à ravager, à prendre des provinces, sans que ces
conquêtes, qui font la gloire de leurs chefs, apportent le moindre
adoucissement à leur esclavage. Ailleurs une troupe de guerriers
déchirent les membres palpitans de leurs ennemis, se repaissent de leur
chair & de leur sang; &, faisant une fête de cet acte de férocité,
dansent sur les restes odieux de ce festin exécrable. Plus loin, un
vieillard courbé sous le poids des années, expire au milieu de sa
famille sous le couteau de ses propres enfans. Bientôt ses membres sont
déchirés avec des cérémonies religieuses, son corps est dévoré par ceux
qui lui doivent le jour. Ce parricide est dicté par les apparences
trompeuses d'une fausse pitié. Mais vous, cruels parens! vous qui
précipitez vos enfans dans ces tombeaux qu'on appelle des cloîtres; vous
qui chargez des fers odieux de la superstition leurs membres à peine
formés, quel sentiment peut vous inspirer cette barbarie!

Quel nouveau spectacle vient s'offrir à ma vue? Une fumée noire s'éleve
jusqu'au ciel; des hommes se précipitent an milieu des flammes, on
célebre les funérailles d'un souverain. Ses femmes, ses serviteurs, ses
esclaves sont consumés avec lui dans le même bûcher. Trois mille
créatures humaines doivent être dévorées par les flammes, parce que la
mort a frappé un seul homme. Cruels tyrans, n'est-ce donc pas assez que
votre vie ait été le malheur des hommes: faut-il que votre mort devienne
encore le signal du carnage? J'apperçois un pays délicieux; un ciel pur,
des campagnes fertiles semblent devoir adoucir la férocité du genre
humain. Un espoir flatteur sourit à mon cœur attendri. Trouverai-je
enfin des hommes? Un fleuve majestueux promene ses eaux dans des
contrées charmantes; c'est le Tibre, il forme des îles; une d'elles
m'offre une inscription; je lis: O crime! ô comble de la barbarie! C'est
ici qu'un des peuples les plus célebres de la terre abandonnoit les
esclaves accablés d'années ou d'infirmités, pour y être livrés à toutes
les horreurs de la faim. Cruauté inouie bien digne des vainqueurs de la
terre!

Une autre génération a remplacé dans ces contrées cette génération
barbare. Plus féroce que la premiere, elle imagine une nouvelle
tyrannie, elle asservit les ames, elle veut soumettre les cœurs; &
cachant sous les apparences d'une douceur trompeuse la noire ambition
qui la dévore, elle enchaîne les mortels crédules, elle les précipite à
son gré dans les flammes, elle étend son sceptre de fer sur toute la
surface du globe, & fait trembler jusqu'aux tyrans qui font trembler la
terre.

Je détourne les yeux de ces scenes horribles que m'offre par-tout la
nature humaine. Je cherche sur la terre un endroit où je puisse respirer
un instant l'air de l'innocence, je n'en trouve point. Le crime couvre
la terre. En est-il encore de ces hommes doux, sensibles, humains, qui
ne connoissent ni le mensonge, ni la cruauté, ni l'esclavage? S'il en
existe quelques-uns, il faut les chercher dans les cavernes
inaccessibles des montagnes & des rochers, dans le fond de ces forêts
épaisses où la barbarie des hommes policés a oublié de se frayer un
passage.

Que sont-ils tous ces êtres qui se tourmentent, s'égorgent, se
déchirent, se dévorent? des atomes, des insectes qui se remuent un
instant dans la fange de ce globe, & finissent bientôt par faire partie
de cette fange. Leurs tourbillons insensés se rassemblent, se
poursuivent, se choquent, se fuient, se dispersent, s'exterminent; leur
orgueil bourdonne un instant dans un point de l'espace immense; ils
élevent quelques monceaux de pierre qu'ils regardent avec admiration,
ils se couvrent d'une matiere jaune qui les éblouit, ils se traînent
avec orgueil sur la terre; ils croient que l'univers est formé pour eux,
comme la fourmi croît que l'arbre dont le pied protege sa fourmilliere,
a été planté pour elle. Cependant le temps s'avance d'un air menaçant,
il étend ses filets sur les troupes ridicules de ces insectes
orgueilleux; rois, princes, tyrans, esclaves, villes, empires, tout est
confondu, tout est entraîné, tout disparoît; il ne reste de l'homme que
l'exemple des crimes qu'il a transmis à sa postérité.

Infortunés mortels; ne vous reste-t-il donc aucune ressource contre la
méchanceté de vos semblables? La vertu... que dis-je, la vertu?.... Non,
non; la mort est le seul asile des malheureux. O Lucile, ton malheur m'a
convaincu de cette triste vérité. Je t'ai vue, supportant toutes les
horreurs de la misere, soutenir les foibles jours de ton malheureux
pere; je t'ai vue essuyer les larmes qui couloient le long de ses joues,
presser contre ton sein sa tête blanchie, le consoler de la perte de sa
fortune, & charmer ainsi les derniers instans de sa vie. Il mourut dans
tes bras. Le vallon retentit des cris de ta douleur. Des créanciers
barbares vinrent t'enlever les lambeaux dont il se couvroit, ils
s'emparerent de la chaumiere où ton pere venoit d'expirer, ils
t'arracherent la paille où reposoit son cadavre. A peine daigna-t-on
couvrir son corps d'un peu de terre; la religion vend les devoirs de la
charité, la sépulture est à prix d'argent. Tes larmes furent les seuls
honneurs qui le suivirent au tombeau. Tu te jetas sur sa fosse en
invoquant la mort. La mort, la mort même fut sourde à tes prieres.
Abandonnée de tout l'univers, privée d'asyle & de nourriture; sans
parens, sans secours, sans consolation, sans appui, tu allas te jetter
aux pieds du ministre de ta religion. Tu imploras un appui propre à te
procurer des secours. Il osa mettre un prix honteux à ses services. Tu
reculas d'horreur, & l'indignation fut ta seule réponse. Alors la rage
s'empara de son cœur, il se vengea en prêtre. Il te restoit un seul
bien, un bien sur lequel tu fondois quelque espoir, l'honneur. Sa
méchanceté sut te le ravir; il vomit sur tes jours innocens le noir
poison de la calomnie. Ton sort alloit changer, une ame sensible à tes
malheurs te préparoit des secours. Sa main perfide sut les détourner. En
vain tu pris le ciel à témoin de ton innocence. On ne croit point les
malheureux. Le monstre recueillit tout le fruit de son crime, &
l'innocence fut livrée au désespoir.

Un cœur déchiré, l'horreur du besoin, le mépris de ses semblables, des
charmes, de l'innocence, de la vertu! Quel assemblage bizarre! Ah!
Lucile, tu restes immobile, accablée de douleur & de désespoir; tes
beaux yeux sont fixés sur la terre, ta tête penchée tombe sans force sur
une de tes épaules. Les oiseaux font retentir le vallon des accens de la
joie, leurs ramages innocens augmentent le sentiment de ta douleur. Ils
sont heureux. Les Zéphyrs accourent autour de toi, ils folâtrent dans ta
longue chevelure, ils te caressent d'un air attendri, ils t'invitent au
doux plaisir. Toute la nature te sourit & t'offre le bonheur. L'homme
cruel a enchaîné ce bonheur, il t'a défendu d'en jouir, & le plus bel
ouvrage de la nature est en proie aux horreurs du désespoir. Que
vois-je? tu promenes de tous côtés ta vue égarée; un profond soupir sort
de ta poitrine; tu cours, les cheveux épars, les mains levées vers le
ciel. Trois fois tu fixes tes regards farouches sur les vagues du fleuve
qui mugit au bas du rocher, trois fois tu recules d'horreur. Bientôt
l'idée de tes malheurs revient avec plus de force, elle assiege ton ame,
des larmes plus abondantes coulent de tes yeux. Tu jettes des regards
furieux autour de toi, un cri perçant se fait entendre, le dernier cri
du désespoir; tu disparois, tu te précipites dans le fleuve, & les flots
mugissans portent aux échos effrayés le bruit de ta chûte. Hommes
barbares! voilà votre ouvrage. Le plus grand malheur sur la terre, c'est
d'être né parmi vous.

Disparoissez, préjugés funestes, usages barbares qui étouffez le
sentiment de l'humanité. Le germe de ce sentiment précieux existe dans
le cœur de tous les hommes. Tel que ces graines fécondes que l'on jette
dans la terre, il ne lui manque pour éclorre que des saisons favorables.
Au milieu d'un peuple sauvage de guerriers farouches, Orphée paroît
comme un Dieu descendu du ciel pour le bonheur des hommes. Il s'avance
dans ces contrées où les Aquilons furieux semblent donner aux hommes
l'exemple de la guerre. Sa démarche est noble & majestueuse, un feu
divin brille dans ses regards; il tient entre ses mains une lyre d'or,
il en tire des sons enchanteurs. Que vois-je! les fiers sauvages
accourent étonnés du milieu des forêts; leurs regards s'adoucissent, les
armes leur tombent des mains. Les échos qui n'avoient retenti
jusqu'alors que du bruit affreux des armes & des cris aigus des
combattans, répetent pour la premiere fois des sons doux & touchans; ils
semblent les répéter avec complaisance. Les vents devenus plus doux se
transmettent, en folâtrant, ces sons divins, ils les portent jusques
dans les antres profonds qui servent de retraite aux bêtes féroces. A
ces nouveaux accens, le lion & le tigre sortent en rugissant de leurs
cavernes; bientôt ils ne rugissent plus: un charme secret les entraîne,
ils oublient leur fureur & leur proie; ils accourent, ils se couchent
aux pieds d'Orphée. Cependant le poëte divin accompagne de sa voix les
sons mélodieux de sa lyre; il chante les beautés de la nature, les
douceurs de la vie champêtre & les avantages de l'agriculture; il peint
l'Amour enchaînant de ses mains enfantines les lions sauvages & les
hommes plus sauvages encore. Il éleve jusqu'au ciel la tendresse
conjugale, l'union fraternelle, la piété filiale & paternelle; le feu
qui l'anime, échauffe tout ce qui l'environne. L'Hebre sensible pour la
premiere fois, suspend ses flots appaisés, forme mille détours & semble
quitter à regret ces lieux charmans; la douceur pénetre le cœur des
tigres & des lions; & les Thraces, ces guerriers féroces, deviennent des
hommes doux & paisibles.

Tel est le pouvoir des beaux-arts. Ils réveillent l'innocence endormie,
ils vont chercher jusqu'au fond de nos cœurs les étincelles du feu
divin; ils les raniment, & remplissent l'ame de l'enthousiasme délicieux
de la vertu.

Mais ces arts bienfaisans cachés dans le palais du riche, vendent leurs
faveurs au vice effréné. Le peuple privé de leurs bienfaits est livré à
l'imposteur qui le trompe & aux riches tyrans qui l'accablent. Jamais le
doux sentiment ne sourit à son cœur, jamais des sons touchans ne font
passer la volupté dans son ame attendrie, jamais les Muses ne lui
retracent ces actions divines que la bienfaisance, la générosité,
l'héroïsme & les autres vertus inspirent à leurs favoris.

O vous, filles du ciel! Muses charmantes, venez dans nos campagnes,
adoucissez les mœurs de ces hommes qui gémissent depuis si long-temps
sous le joug de l'insensibilité. Qu'Euterpe assise au bord d'un ruisseau
fleuri, charme, sur le déclin d'un beau jour, leur ame attentive;
qu'elle dispose leur cœur à toutes les vertus; qu'elle leur présente les
préceptes utiles de la morale, sous les attraits puissans de l'harmonie:
Que Thalie couronnée de fleurs leur peigne les douceurs de la vertu, &
les suites funestes du vice: Que la Peinture leur retrace les actions
qui honorent l'humanité. Ils reviendront dans leurs cabanes attendris,
pénétrés; ils sentiront les charmes de l'innocence; la cruauté sera
bannie de leur ame; & les souverains justes n'auront plus que des sujets
sensibles & reconnoissans.



                           QUATRIEME NUIT.

                             La Science.


Quelle soirée délicieuse! Que j'aime à me promener dans ces bosquets! Le
ciel est tranquille; les Zéphyrs accourent, en folâtrant, au-devant de
moi; ils me caressent voluptueusement, & volent ensuite vers l'entrée de
ce bosquet pour m'inviter à m'y reposer. En se jouant à travers le
feuillage, ils entremêlent de mille manieres différentes les ombres de
la nuit, & la lumiere blanchâtre de la lune. Le ruisseau ne gazouille
plus comme auparavant sur un lit de cailloux; les pluies abondantes
l'ont rempli jusqu'à ses bords; il coule doucement entre deux bandes
épaisses de gazon fleuri. Son cours tranquille ressemble aux pensées
d'une ame innocente que les vains désirs n'agitent point. Tout-à-coup le
rossignol perce le silence de la nuit. Que sa voix est touchante! ses
accens attendrissent mon cœur. Il chante son bonheur. Hélas! pourquoi
l'homme ne chante-t-il pas le sien? Que fait le rossignol pour être
heureux? il suit les penchans de la nature, il se livre avec ardeur aux
plaisirs de l'amour, il travaille assidument au bonheur de sa compagne &
de sa couvée; & pendant la nuit, il exprime par ses chants la volupté
qui enivre son cœur.

O homme, suis cet exemple, sois simple comme la nature, & tu seras
heureux! Elle offre des biens plus précieux! & plus abondans que ceux
qu'elle donne aux autres animaux. Il ne tiendroit qu'à toi d'en jouir,
tu t'en éloignes pour courir après des chimeres. L'oiseau ne quitte
point son nid pour aller porter un œil curieux dans l'antre de l'ours,
il n'examine pas la forme de ses pattes & de sa queue. Il se réjouit à
la vue du ciel azuré, sans songer à compter les globes innombrables qui
le décorent. Un instinct aveugle, me dis-tu, l'entraîne dans ses
actions? Qu'il est heureux d'être entraîné vers le bonheur! Tu le serois
encore plus, si la raison te dictoit ce que lui prescrit la nature.

L'homme inquiet foule à ses pieds le plaisir, pour égarer son ame au
milieu d'un monde d'illusions qui le séduisent. Il néglige de connoître
ce qui lui est utile, & poursuit une infinité de prétendues
connoissances qui le tourmentent.

Que suis-je? Comment me trouve-je dans cet univers? D'où vient tout ce
qui m'environne? Je sens que j'existe: je pense; ma pensée s'étend à
mesure que mes sensations s'exercent. Mais par quels ressorts cachés,
cette pensée, qui ne tombe point sous mes sens, peut-elle être produite?
Tantôt elle s'éleve jusques dans l'espace immense des cieux, tantôt elle
descend dans les profondeurs de la terre. Plus prompte que les vents,
elle parcourt en un instant toutes les parties de ce vaste univers. Elle
veut connoître tout, & elle ne sauroit se connoître elle-même. Je
promene mes regards étonnés sur tout ce qui m'environne: l'astre
brillant du jour s'éleve majestueusement au-dessus de ma tête, il semble
ensuite se précipiter dans l'abyme des mers, & abandonner jusqu'à son
retour, l'empire des cieux à une infinité de globes lumineux qui le
partagent avec la lumiere inconstante de la lune. Quelle est la nature
de tous ces corps brillans? quelle est la force qui les fait mouvoir
dans un ordre si merveilleux & si beau? Homme foible & ignorant! regarde
le grain de poussiere que tu foules sous tes pieds, dis-moi ce qu'il
est! Tu n'y vois que des couleurs qui varient au gré de la lumiere qui
le couvre, & des objets qui l'environnent; tu n'y apperçois que des
formes dont le toucher & la vue réunis peuvent à peine te donner une
idée distincte. Mais de la lumiere & des formes ne sont pas de la
matiere. Tu la divises en vain en mille & mille parties; elle ne t'offre
toujours que des illusions & des apparences. Toujours plus impénétrable
à proportion des efforts que tu fais pour la pénétrer, elle se joue de
ta curiosité, & lorsque tu crois la saisir, elle disparoît à tes yeux.
Cherche après cela à connoître les ressorts de l'univers.

Il est des hommes qui ont consacré leur vie à la recherche de la vérité.
Je parcours avec avidité les monumens immenses qui nous ont transmis
leurs prétendues découvertes. Je vois des erreurs accréditées pendant de
longues suites de siecles, asservir la terre sous leur empire
tyrannique: accablées enfin sous leur propre poids, elles s'écroulent
d'elles-mêmes, & font place à d'autres erreurs qui doivent éprouver un
jour le même sort. Les siecles instruits du naufrage des siecles qui les
ont précédés, voguent avec confiance sur une mer couverte encore de
leurs tristes débris, & viennent, par des routes différentes, se briser
contre les mêmes écueils, sans que les siecles suivans apprennent à
profiter de leur malheur.

Je vois l'air, l'eau, la terre, le feu produire tour-à-tour l'univers;
puis trop foibles chacun en particulier, ils se réunissent pour former
la source infinie des êtres. Ici ce sont les atomes, là ce sont les
nombres qui président à la naissance du monde. Tantôt la matiere existe
de toute éternité; tantôt elle est produite par un Être immuable qui,
après avoir resté pendant une éternité sans la créer, la crée enfin pour
quelque temps, dans le dessein de la laisser bientôt retomber dans le
néant d'où il l'a tirée. Hier le soleil tournoit autour de notre globe
pour y répandre sa lumiere; aujourd'hui c'est notre globe qui tourne
autour de cet astre lumineux, jusqu'à ce qu'un autre systême vienne nous
donner de nouvelles erreurs.

Quels rôles ridicules l'imagination de l'homme ne fait-elle pas jouer à
la Divinité? Il la place dans les astres, dans la terre, dans son
semblable, dans les animaux, dans la pierre, dans le bois, & jusques
dans les plantes dont il se nourrit. Tantôt je vois des milliers de
Dieux se quereller, se battre, s'appaiser & donner à la terre des
exemples continuels de folie & d'extravagance. Tantôt un seul Dieu trop
foible pour gouverner le monde, charge de ce soin des milliers de
ministres qui obéissent à sa voix. Et on se bat pour ces extravagances!
& des empires sont détruits, des peuples égorgés, pour défendre ces
opinions ridicules!

Je parcours avec avidité l'histoire des hommes. J'y vois le crime loué
par la bassesse & la flatterie, la vertu calomniée par la haine &
l'envie; j'y vois des empires s'établir par la force & le brigandage, se
maintenir par la tyrannie, & disparoître tout-à-coup pour faire place à
d'autres empires fondés sur les mêmes principes, & qui doivent éprouver
le même sort. Par-tout on érige des monumens à la force; elle se promene
en triomphe sur les ruines des empires, & l'innocence enchaînée jette
des fleurs sur son passage. Fatigué de ce spectacle toujours renaissant
de cruauté & de barbarie, je détourne les yeux pour ne pas voir ces
scenes dégoûtantes.

Qu'est-ce donc que cette raison dont l'homme fait tant de bruit? Quels
avantages lui donne-t-elle sur les autres animaux? elle lui enseigne à
sortir des bornes de la nature, elle présente à son ame mille apparences
bizarres qui l'occupent inutilement & lui font négliger les vrais biens
qui naissent sous ses pas. Ce qui nous égare peut-il venir de la nature?
Non, non, cette tendre mere ne veut que notre bonheur. L'homme sorti de
ses mains seroit conduit de sensations en sensations au petit nombre de
vérités qui lui sont utiles. Ses besoins, en le tirant du repos, lui
apprennent qu'il est né pour le travail; la fatigue, en le conduissant
au repos, lui rend cette vérité plus sensible. Ses plaisirs lui font
connoître l'existence d'un Dieu. La satisfaction qu'il éprouve en
faisant le bien, les remords qui le rongent, lorsqu'il a fait le mal,
gravent ses devoirs dans son cœur, & lui en font une heureuse habitude.
Telles sont les bornes de la raison naturelle.

Pourquoi les avons-nous passées? Les hommes les respectoient encore
lorsque, n'ayant pas encore inventé cette multitude de sons articulés
qu'on appelle des langues, ils ne connoissoient que le langage naturel
de la physionomie & des gestes; ils en sortirent, dès qu'ils
substituerent des sons à des choses. Bientôt on crut désigner ce qu'on
ne connoissoit pas; on désigna mal ce qu'on connoissoit; les idées
furent affoiblies par leurs symboles; & les mots, en offrant à la raison
une multitude de matériaux dont elle forma tant d'édifices fragiles &
bizarres, détournerent notre ame des objets réels, en affoiblirent en
elle le sentiment, & la transporterent dans la vaste région des
chimeres.

Quels devoient être l'expression de la tendresse filiale & paternelle,
les transports de l'amitié & de l'amour, lorsque le cœur ne pourvoit
parler qu'aux yeux? Ce langage que nous ne connoissons que
très-foiblement; étoit alors bien plus sensible, bien plus éloquent,
bien plus expressif que ces mots, qui, en divisant la pensée en une
infinité de parties, ne la transmettent que successivement & froidement
à l'ame.

Je vois des bergers heureux s'occuper paisiblement du soin de leurs
troupeaux. La nature sourit à leurs travaux, elle leur prodigue les
plaisirs. Un d'entre eux regarde avec attention les astres; il en
examine la forme, la distance, les révolutions; il leur donne des noms;
il en trace des figures sur le table. Bientôt il leur suppose des
influences; flatté de ses découvertes, il s'y livre avec ardeur. Mais
son troupeau est négligé, ses brebis languissantes demandent un pasteur
qui les conduise dans les pâturages; ses arbres ne sont point taillés,
les branches mortes tombent au milieu des branches mourantes qui ne
portent plus que quelques fruits dégénérés. Il connoît le ciel, & il ne
sait plus profiter des biens de la terre. Il se croit au-dessus de ses
semblables, & bientôt il est obligé de solliciter de leur pitié une
nourriture qu'il ne peut plus se procurer par son travail.

Bergers heureux! craignez de suivre cet exemple. Le bonheur vaut mieux
que la science, & la science ne donne pas le bonheur. Ecoutez plutôt ces
sons agréables qui font retentir pour la premiere fois le vallon étonné.
C'est Tityre: en suivant son troupeau sur le bord d'un marais, il
songeoit aux moyens de rendre sensible la bergere qu'il aime; un roseau
se trouve sous ses pas, il le ramasse sans dessein, il le porte par
hasard à sa bouche, il en tire un son. Transporté de joie, il examine
avec attention, il le compare avec plusieurs autres roseaux; il trouve
enfin la cause de sa découverte. Bientôt il joint ensemble plusieurs
morceaux de différentes longueurs, & sa bouche aidée de cet instrument
mélodieux, imite le chant du rossignol.

Le roi du Printemps frappé de ces accens s'approche de Tytire, il se
perche sur le peuplier voisin, il descend de branche en branche
jusqu'auprés de son nouveau rival, il passe sa petite tête hors du
feuillage pour le mieux écouter; il la tourne pour le mieux voir. Enfin
il essaye de le surpasser. Il chante; son gosier s'enfle, ses ailes
s'agitent: tantôt ses longs accens remplissent toute l'étendue du
vallon, tantôt ses sons cadencés semblent le succéder rapidément dans
toutes les cavités du rocher. Il cesse pour écoutes son rival; il
recommence pour le surpasser. Enfin épuisé de fatigue, le désespoir lui
fait faire un dernier effort. Effort inutile & funeste! les forces lui
manquent, il expire, & tombe à travers le feuillage aux pieds de son
vainqueur.

Voyez comme les bergers & les bergeres écoutent Tytire; ils se sont
assemblés au son de son chalumeau, ils forment un cercle autour de lui.
Tantôt leurs yeux sont tendres & languissans, tantôt ils sont vif &
gais, selon les accens qu'ils entendent. Tytire s'est rendu maître de
leurs ames, il a inventé un nouveau langage pour exprimer le sentiment.

Amarille, la plus jeune des bergeres, la tête appuyée sur l'épaule d'une
de ses compagnes, fixe tendrement Tytire. Heureux berger! Amarille étoit
insensible à ton ardeur. Tu viens de faire éclorre le sentiment dans son
cœur. Tu vas goûter la récompense de ton art, tu vas jouir des délices
de l'amour.

Amarille a, comme son amant, la gloire d'avoir inventé un nouvel art.
Elle se promenoit un jour dans le verger qui est auprès de sa cabane.
Elle apperçoit son pere couché auprès d'un arbre. Il dormoit
profondément. La bergere le regarde un moment d'un air attendri; puis
des larmes coulent de ses yeux. O mon pere, dit-elle enfin d'une voix
entrecoupée de sanglots, comme tu es pâle! comme tes joues sont
décharnées! La mort va bientôt me priver de ta présence, je ne pourrai
plus baiser ces mains qui m'ont nourries, je n'aurai plus rien qui me
retrace ton image. En racontant aux jeunes bergeres les bonnes actions
de ta vie, je ne pourrai pas leur donner une idée de ce sourire
vénérable qui répandoit la joie autour de toi: je ne pourrai plus leur
peindre ta physionomie respectable & touchante. Elle parloit encore,
lorsque le vieillard se réveille; il sourit en voyant Amarille. La
bergere passe sa main sous son épaule pour l'aider à le lever. O ma
fille, dit-il en soupirant, je sens que mes forces m'abandonnent, mon
corps penche vers la terre; bientôt je vais lui rendre cette poussiere
que j'en ai reçue. Laisse-moi voir encore une fois le coucher du soleil.
Laisse-moi remercier l'Auteur de la nature des biens dont il m'a fait
jouir. Peut-être qu'il m'éclaire pour la derniere fois, ce soleil
bienfaisant. Alors le vieillard resta quelque temps debout, regardant le
ciel, dans une espece d'extase. Ses derniers mots avoient redoublé
l'attendrissement d'Amarille. Elle considéroit l'ombre du vieillard, qui
donnoit sur l'écorce de l'arbre. Ah! disoit-elle en elle-même, si je
pouvois du moins conserver cette ombre de mon pere! si je pouvois la
fixer sur cette écorce! En même temps, elle prend une pierre blanche &
la passe sur toutes les extrémités de l'ombre. Amarille remene le
vieillard à sa cabane; mais impatiente de voir l'effet de son invention,
elle retourne vers l'arbre; elle y voit l'image de son pere. Transportée
de joie, elle appelle ses sœurs, & leur montre son ouvrage. Elles sont
frappées d'étonnement & d'admiration. Une d'elles prend la pointe d'une
pierre dure & aiguë, & grave dans l'écorce ce contour précieux; puis
elles forment des danses autour de l'arbre. Le viellard vient lui-même
voir ce nouveau prodige, il jouit des transports de ses enfans. O mes
enfans! leur dit-il, en les pressant contre son sein, que le ciel
récompense votre piété! qu'il vous rende un jour les plaisirs que vous
donnez aujourd'hui à ma vieillesse!

Arts divins, que vous êtes préférables à ces sciences stériles qui ne
disent rien au cœur! Vous peignez le sentiment, vous le faites naître,
vous l'embellissez, vous l'augmentez; vous versez le doux plaisir sur
les devoirs de l'homme. Ah! restez à jamais sur la terre! mais, hélas!
ne prêtez jamais vos charmes au vice; c'est la vertu qui vous fit
naître.

Quelle foule d'erreurs environne ce globe malheureux! L'homme marche
avec assurance au milieu des ténebres, il s'y enfonce de plus en plus.
Au lieu de retourner sur ses pas, pour retrouver cette lumiere divine
qu'il a laissée bien loin derriere lui; au lieu de chasser de son esprit
toutes les idées étrangeres qui étouffent les sentimens de la nature, il
cherche à en acquérir de nouvelles, & il réussie pour son malheur.

La vérité est sur la terre, elle est au milieu de nous, mais sa beauté
nous est cachée par un amas de vêtemens bizarres dont les siecles l'ont
surchargée. Seroit-ce donc un crime de déchirer ces lambeaux qui la
défigurent?

Un homme s'écarte de la foule. C'est Socrate: il fixe constamment la
Déesse, il s'avance vers elle, il écarte courageusement tout ce qui la
cache à les yeux, il la voit telle qu'elle est; plein de respect &
d'amour, il l'embrasse avec transport, & meurt pour la défendre.

O Socrate, philosophe divin! ton génie a disparu avec toi de dessus la
terre. C'est en vain que tu t'efforças de détruire ces édifices fragiles
que la raison orgueilleuse avoit élevés; ils renaissent chaque jour du
milieu de leurs ruines: c'est en vain que tu enseignas aux hommes la
vanité de leurs sciences; ils ont oublié tes préceptes sacrés; & la
morale, cette science sublime, la vraie & unique science qui puisse les
rendre heureux, est la seule qu'ils négligent de cultiver.



                           CINQUIEME NUIT.

                             La Société.


Ces eaux peuvent étancher la soif de l'homme; cette terre fournit avec
profusion de quoi satisfaire à ses vrais besoins; les forêts peuvent lui
servir de retraite & d'abri. O homme! pourquoi ne te contentes-tu pas de
ces biens? pourquoi chercher dans les villes l'esclavage & la douleur?
tu trouverois ici là liberté, l'innocence & le plaisir. Dépouille cet
orgueil qui te dégrade; renonce à ces propriétés injurieuses à tes
freres; éloigne ces vains titres, ces distinctions odieuses qui
outragent la nature; viens dans ces lieux charmans, le bonheur t'y
attend. Viens, nous unirons nos forces & nos facultés pour nous soulager
& nous défendre; nous vivrons ensemble; nous nous consolerons; nous nous
aimerons; nous serons heureux.

Mais, hélas! l'homme n'est plus qu'un animal foible & dégénéré; ses
pieds délicats, enveloppés dans des tissus précieux, & serrés dans des
entraves élégantes, sont trop foibles pour marcher sur les tiges des
fleurs; sa tête n'offre plus qu'un obstacle impuissant aux rayons
brûlans du soleil. Les saisons destinées à fortifier son tempérament le
détruisent; le moindre travail le fatigue, l'excede, l'accable; & la
chair & le sang des animaux suffisent à peine pour lui donner la force &
le courage d'exister. Hélas! c'est en vain que je t'appelle; ton oreille
est sourde à mes cris, le bruit de tes passions les étouffe, avant
qu'ils y soient parvenus. Occupé à t'élever au-dessus de tes freres, tu
cherches ton bonheur dans des places qui te privent des douceurs que tu
pourrois en attendre. Tu amasses de l'or que la mort t'arrache, tu
cherches des plaisirs qui te fuient; tu les trouverois, si tu apprenois
à les donner aux autres.

Par-tout l'homme est occupé à rompre les liens qui l'attachent à ses
semblables, pour augmenter, à leurs dépens, ses prétendues jouissances.
Un égoïsme barbare le concentre en lui-même, comme dans une caverne
inaccessible; semblable à la bête féroce, il n'en sort que pour chercher
sa proie; plus cruel que la bête féroce, la proie est son semblable; &
la société, ce lien sacré qui devroit faire le bonheur de l'homme, n'est
plus qu'un prétexte pour l'accabler & lui donner des fers.

Temps heureux de l'innocence & de la paix, âge d'or, ne serois-tu qu'une
gracieuse chimere, fille de l'imagination riante des poëtes? Les vertus
dont le méchant même sent quelquefois les étincelles au fond de son
cœur, les vertus n'auroient-elles jamais fait le bonheur de l'homme! Oh!
puisque les vices ne peuvent détruire entiérement ces germes précieux,
ils sont sans doute l'ouvrage de la nature; les crimes, les préjugés &
les vices qui s'opposent à leur développement, sont ouvrage de l'homme
pervers.

Oui, oui, ils ont existé, ces temps fortunés où l'homme ne connoissant
que les penchans naturels à son cœur, ne s'occupoit que du bonheur de
ses semblables; où le sourire gracieux de l'innocence & de la bonté,
animoit tous ses traits; où le commerce mutuel de bienfaits & de
reconnoissance, formoit les premiers & uniques liens de la société; où
le plus fort ne se croyoit le plus heureux, que parce que ses mains
infatigables pouvoient fournir à la subsistance d'un plus grand nombre
d'enfans & de vieillards; où les peines de la vie n'étoient que
l'assaisonnement du plaisir, la mort que le passage tranquille d'une ame
innocente dans le sein de la Divinité.

O homme! tu jouissois alors de tous les biens de la nature, & tu ne
songeois pas à former d'autres désirs. Les arbres des forêts & le lait
de tes troupeaux te fournissoient une nourriture abondante, saine &
délicieuse; ton goût n'avoit point encore été dépravé par des alimens
corrompus par une préparation pernicieuse. Ton ame, telle qu'une eau
tranquille & pure qui cede doucement aux impressions légeres des
Zéphyrs, ton ame n'éprouvoit que les douces agitations du sentiment, que
les émotions délicieuses de la nature innocente. Tu ignorois les combats
cruels de ces passions orageuses dont le choc violent déchire nos cœurs.
L'envie n'avoit jamais terni le vif éclat de tes yeux, ni fait
disparoître la sérénité de ton front & le sourire de ta bouche. La
haine, la jalousie, la vengeance n'avoient point encore agité dans ton
cœur leurs noirs flambeaux; tu ne connoissois que des vertus; tu
n'éprouvois que des plaisirs. Pénétré de l'idée sublime d'un Dieu,
convaincu de sa bonté infinie, toutes tes actions étoient les
expressions naïves de ton amour & de ta reconnoissance. Pouvois-tu
songer à faire du mal à ton semblable, lorsque tu voyois le ciel
répandre ses bienfaits sur toute la nature? tes désirs satisfaits
aussi-tôt que formés ne te fournissoient point le prétexte barbare de
dépouiller tes freres, & tu n'avois pas encore foulé sous tes pieds
l'enfant à la mamelle & le vieillard languissant, pour leur arracher des
biens dont tu n'aurois pu faire usage. L'amour, ce sentiment délicieux,
destiné à faire le bonheur de l'homme & qui lui coûte si souvent des
larmes ameres, l'amour ne te faisoit alors éprouver que des plaisirs.
L'œil ne savoit point feindre un sentiment qui n'étoit pas dans l'ame;
les moindres mouvemens du cœur étoient peints sur la physionomie; le
désir naissoit rarement pour un objet qui refusât d'y répondre, ou du
moins le respect pour la liberté naturelle le faisoit expirer aussi-tôt.
Les préférences toujours inspirées par la sympathie, étoient flatteuses
pour ceux qui en étoient les objets, mais l'orgueil ne les avoit pas
encore rendues odieuses à ceux qui ne l'étoient pas. Maladies cruelles!
filles de l'intempérance & des passions criminelles, vous n'aviez pas
encore semé la douleur sur ce globe innocent! Et vous, maux imaginaires!
productions monstrueuses des passions déréglées, le cœur de l'homme
n'étoit point encore en proie à vos poisons dévorans.

On ne voyoit point alors des prêtres imposteurs, lever au ciel leurs
bras mercenaires. On ne voyoit point, comme parmi nous, des hommes pour
qui ce seroit un crime d'être époux, d'être pere, enseigner publiquement
les devoirs de ces titres sacrés. Chaque objet de la nature annonçoit
l'Être suprême à des cœurs reconnoissans, & l'amour de cet Être couloit
de ces cœurs heureux, comme les eaux claires d'une source abondante.
Seulement, lorsque les saisons bienfaisantes couvroient la terre de
fleurs & de fruits, les viellards, au milieu de leurs familles,
cueilloient avec joie les prémices de ces dons, & les tenant dans leurs
mains levées vers le ciel, ils donnoient à leurs enfans l'exemple de la
reconnoissance. Leurs regards attendris offroient à l'Être suprême ces
dons qu'ils en avoient reçus, & leurs larmes couloient le long de leurs
joues. Alors les jeunes filles cueilloient des fleurs, en formoient des
guirlandes; elles attachoient les unes en forme d'écharpe le long de
leurs épaules & de leur sein d'albâtre, & laissant flotter gracieusement
les autres entre leurs mains; elles formoient des danses légeres, &
remercioient, par leur joie naïve, l'Auteur de la nature.

Oh! dans ces jours de félicité, familles fortunées! vous vous
rassembliez sans doute autour du vieillard vénérable à qui vous deviez
le jour; vous lui faisiez goûter par vos attentions & vos caresses, la
douce récompense des soins qu'il avoit pris de votre enfance. Tous les
soirs, il se reposoit sur un lit de feuilles nouvelles, préparées par
vos mains. Vous entrelaciez au-dessus de sa tête des branches touffues
pour le garantir de l'ardeur brûlante du midi: vous le portiez sur la
montagne, afin qu'il y pût voir le spectacle brillant du lever ou du
coucher du soleil. Là, il vous racontoit comment il vous avoit reçus
dans ses bras, lorsque vous sortîtes du sein de votre mere, comment il
vous avoit couchés sur un lit de mousse, dans le creux d'un arbre,
comment il vous avoit appris à connoître & à aimer le Maître de la
nature: il vous répétoit ensuite quelles étoient les sources d'eau les
plus salutaires, à quels signes on pouvoit distinguer les plantes
venimeuses & les herbes utiles. Pleins de reconnoissance & d'amour, vous
baisiez avec transport les mains qui avoient pris soin de votre enfance;
le vieillard heureux répondoit à vos caresses, en vous pressant contre
son sein; vous versiez tous des larmes de tendresse & d'amour, & il
passoit ainsi parmi vous des instans délicieux, jusqu'au moment où il
devoit rendre sa poussiere à la terre. Lorsque sa foiblesse annonçoit la
fin de sa vie, vous souteniez ses membres défaillans; sa tête se
penchoit sur le sein de ses enfans, ses derniers regards se fixoient sur
eux, il rendoit doucement le dernier soupir entre vos bras.

Alors vous n'accusiez pas le ciel par votre désespoir & vos larmes; la
mort à laquelle un Dieu assujettit tous les êtres, ne vous paroissoit
point un mal. Vous portiez avec respect le corps de votre pere, & vous
disiez: O notre bon pere, nous allons te creuser un tombeau vers la
fontaine où tu puisois l'eau que nous buvions dans notre enfance! Toutes
les fois que nous irons puiser de l'eau, nous nous souviendrons de toi,
nous te bénirons, & nous dirons: C'est ici la fontaine que notre bon
pere nous a montrée dans notre enfance; c'est ici qu'il nous sourioit en
nous pressant entre ses bras, ou qu'il nous caressoit sur les genoux de
notre mere. O notre bon pere, nous viendrons tous les jours visiter ta
tombe, & nous la montrerons à nos petits-enfans, & ta mémoire, ne périra
jamais parmi nous!

Que sont-ils devenus ces jours de félicité & de paix? hélas! ils ne sont
plus pour nous qu'un vain songe, ils font ensevelis sous l'amas immense
des siecles. Les sombres nuages des préjugés & des vices en ont obscurci
l'image sacrée dans le cœur des hommes; & s'ils en conservent encore
quelque souvenir, c'est pour leur supplice. Ils soupirent sans cesse
après cette félicité qui leur étoit destinée, ils la cherchent par-tout;
mais, hélas! c'est en vain, ils ressemblent à un infortuné qui, éloigné
d'une patrie qui lui est chere, gémit dans une terre étrangere &
barbare, sous le joug de la tyrannie & de l'esclavage. Il jette du
rivage ses regards attendris sur la mer immense qui le sépare de cette
chere patrie; il se rappelle les douceurs qu'il a goûtées dans le sein
de sa famille; il se figure la tendresse de son épouse, les caresses
naïves de ses enfans; il croit goûter encore tous ces plaisirs.
Transporté de joie, il leve les mains vers le ciel; mais bientôt le
bruit des fers dont elles sont chargées se fait entendre, l'illusion
disparoît, le songe le dissipe, & il ne lui reste que l'esclavage & la
douleur.

Quel est celui qui osa le premier rompre les liens sacrés de cette
société sainte & fortunée? Idée sublime d'un Dieu, c'est toi qui les
formas ces liens! c'est toi qui répandis les délices sur les mortels
innocens! ils t'oublierent sans doute, ils te chasserent de leur cœur,
avant que le mal ait pu s'y introduire!

Malheur au mortel téméraire qui osa le premier toucher au voile sacré
sous lequel la Divinité a voulu le cacher à nos yeux. Son esprit écarté
de la route de la nature, s'égara dans l'espace immense des chimeres; il
attribua à cet Être suprême les rêves monstrueux de son imagination.
L'idée simple d'un Dieu bon sortit de son cœur; l'erreur, les passions &
les vices y entrerent en foule. Il se forma un Dieu semblable à lui, il
lui attribua ses passions & ses vices, il fit un tyran du bienfaicteur
de la nature. Tout ce qui portoit des marques de destruction & de
vengeance, devint à ses yeux l'image de ce Dieu terrible. La premiere
fois qu'il voit se repaître de sang ces monstres affreux que le Nil
produit dans ses eaux, sa conscience effrayée lui montre un Dieu vengeur
qui demande des victimes. Il tremble, il se prosterne, il l'adore.
Bientôt il forme avec la pierre une image du monstre; il y traîne les
propres enfans, il croit appaiser sa fureur en les égorgeant en sa
présence. La crainte, l'effroi, l'horreur s'emparent de tous les cœurs:
le premier prêtre parle au nom de la premiere idole; il promet, il
menace; on tremble, on adore le monstre; le vrai Dieu est oublié, & le
crime vole sur la terre.

Que faisiez-vous cependant, ames pures & innocentes qui conserviez
encore l'idée de votre Dieu? vous détournâtes sans doute la tête pour ne
pas voir ces sacrifices odieux, mais bientôt vous vîtes vos freres, vos
enfans, la fureur dans les yeux, vous saisir par vos cheveux blancs,
vous traîner au pied de ces autels horribles & vous courber, malgré
vous, devant l'idole exécrable. Alors, alors, vous arrosâtes de vos
larmes la terre qui vous avoit vus naître; vous quittâtes ces campagnes
fertiles, ces bosquets délicieux d'où l'innocence avoit disparu, & vous
cherchâtes, au milieu des rochers & des montagnes, séjour affreux des
bêtes féroces, un asile assuré contre la fureur de vos propres enfans.
Là, privés des doux présens des forêts, la nécessité vous apprit à vous
nourrir de la chair des animaux; vous déchirâtes les entrailles fumantes
de l'agneau bêlant qui vous caressoit; vous dévorâtes les membres
palpitans des bêtes féroces; leur férocité coula dans vos veines avec
leur sang; l'innocence disparut, & le bonheur disparut avec elle.

Bientôt le souffle empoisonné du vice flétrit toutes les vertus sur la
surface de la terre. Les besoins naissent en foule du sein des passions
criminelles. L'homme arrache à l'homme les fruits de la terre & la chair
des animaux. Des prêtres imposteurs annoncent de toutes parts de
nouvelles divinités. La superstition étend par-tout son sceptre de fer.
Les Dieux font opposés aux Dieux, les autels aux autels. On dépouille,
on détruit, on égorge; & l'homme, cet insecte foible qui se remue à
peine un instant sur la poussiere de ce globe, croit venger le Maître
tout-puissant de cet univers immense, en rougissant quelques grains de
cette poussiere du sang de son semblable.

Foible mortel, tu n'auras pas violé impunément les loix sacrées de la
nature! Bientôt tu vas voir les suites funestes de tes crimes. Celui qui
t'a séduit, va bientôt te donner des fers. Esclave du prêtre sanguinaire
qui te conduit au carnage, ta liberté, ta vie seront les tristes jouets
de sa barbarie, comme ta crédulité fut celui de ses impostures. Ah!
lorsque ton cœur ne connoissoit encore que la vertu, le vieillard
vénérable que tu respectois à cause de son expérience & de sa bonté,
étoit ton pere, ton consolateur, ton roi. Et quel roi? son empire étoit
fondé sur ses bienfaits; ton respect étoit dicté par l'amour & la
reconnoissance. Regarde maintenant autour de toi. La force t'environne,
tu n'es plus qu'un esclave chargé des fers forgés par tes propres mains,
soumis à des tyrans qui te font trembler en public & qui te redoutent en
secret; tu n'es plus que le vil instrument de leurs caprices & de leurs
passions criminelles. Le prêtre te poursuit jusques dans les régions
inconnues de l'éternité; son imagination barbare y allume des flammes
dévorantes; il t'y jette pour y brûler sans cesse, si tu refuses de
baiser la poussiere de ses pieds. Le prêtre n'est pas occupé à louer
Dieu, mais Dieu est occupé à venger le prêtre. Il ne suffit pas à ces
hommes cruels d'avoir allumé ces flammes éternelles, ils imitent sur la
terre cette vengeance affreuse. Ils élevent des bûchers, leurs mains
sacrées y mettent le feu. Les Furies leur ont prêté leurs flambeaux. Les
flammes s'élevent, & la fumée porte au ciel le désespoir des
malheureuses victimes de leur barbarie. Heureuses encore de ce que le
ciel a borné le pouvoir de leurs bourreaux! Heureuses de ce qu'ils ne
peuvent réaliser l'enfer que leur imagination a inventé! Les citoyens
innocens expirent, en mugissant, au milieu des flammes. Leurs amis,
leurs femmes, leurs enfans, n'ont pas la foible consolation de gémir, de
frapper leur sein, de s'arracher les cheveux; il faut qu'ils tombent en
silence aux pieds des bourreaux, & qu'ils baisent avec respect des mains
dégoûtantes de leur propre sang.

O monstres! ô tigres! étoit-ce pour le supplice de leurs enfans que nos
ancêtres vous ont donné des retraites & des asiles? Croyoient-ils, en
élevant ces édifices qu'ils destinoient à la priere; croyoient-ils
former, avec nos biens, des repaires pour des bêtes féroces, qui
viendroient un jour nous dévorer sur leurs tombeaux? La Vérité vous
poursuit avec son flambeau, vous fuyez dans vos retraites obscures, pour
vous dérober à sa lumiere importune. Mais vous songez, dans le silence,
aux moyens d'opprimer cette Vérité votre ennemie, & vous vomissez le
poison que vous préparez à la terre, lorsque vous serez parvenus à
éteindre encore une fois sa lumiere divine.

Hommes sensibles & vertueux, vous avez vu ces horreurs! vous les voyez
encore! Les ombres sanglantes de vos peres, de vos freres immolés,
implorent du haut des cieux votre pitié pour vos propres enfans. Leur
sang crie vengeance; & ces monstres existent encore! Ils levent avec
arrogance la tête à côté des trônes. Ils s'emparent de la jeunesse des
rois, & soufflent dans leurs jeunes ames les principes odieux de leurs
fureurs. Ils levent sur vous leurs bras sanguinaires. Unissez-vous,
armez-vous pour le bonheur de l'humanité, que la guerre serve enfin au
bonheur de la terre. Que l'étendard de la Vérité brille de toutes parts.
Détruisez ces enceintes odieuses; sources intarissables de bourreaux;
dispersez ces monstres, forcez-les à devenir des hommes, & que la
cruauté effrayée ne trouve plus d'asile sur la terre.

Je vois se former ces prisons superbes qu'on appelle des villes; une
triple montagne s'éleve autour de leur enceinte & en défend l'entrée aux
ennemis du dehors. Mais des ennemis bien plus dangereux s'emparent de
l'intérieur. Les crimes y exercent leur empire, & l'homme rampe sous
leur joug accablant. Les métaux sortent de la terre, ils mettent le
comble aux maux de l'humanité. Tels que ces torrens de matieres fondues
qui sortent des bouches infernales des volcans, ils roulent leurs flots
dévorans sur la terre, & brûlent, jusqu'à la moindre racine, les plantes
salutaires dont elle étoit couverte. L'or domine impérieusement sur
l'univers; il étouffe l'innocence. Celui qui n'a point d'or est
l'esclave de celui qui en possede; on se tue, on s'égorge pour avoir de
l'or; on rejette, on rebute celui qui n'en a point; & les vertus
effrayées s'envolent vers le ciel. Les loix, foibles remparts contre la
force & la richesse, tâchent en vain de s'opposer à ces désordres;
souvent plus barbares que les barbares qu'elles veulent punir, elles
produisent des maux plus cruels que ceux qu'elles vouloient détruire. On
arrache l'innocent du sein de sa famille, on le jette dans des cachots
affreux où, confondu avec le coupable, il maudit mille fois l'instant de
son existence. On invente mille tortures cruelles, pour lui faire avouer
un crime qu'il n'a pas commis; on lui fait souffrir des tourmens
affreux, pour savoir s'il les mérite.

Mais quelle foule de peuple se presse au milieu de cette place publique?
est-ce une fête, est-ce un spectacle qu'on prépare? Un homme paroît au
milieu de la foule, il s'avance sur une éminence. Il traîne
ignominieusement après lui un autre homme, il le place à ses pieds, il
tire un fer étincelant, il leve le bras pour le frapper. Arrête,
malheureux, c'est un homme, c'est ton semblable, c'est sa vie que tu vas
lui arracher; & cette vie ne t'appartient pas. S'il a commis un crime,
faut-il te venger par un autre crime? Ta main...... Mais, hélas! Il
n'est plus temps; il frappe, la tête vole, & le malheureux est sans vie.
O vous, qui avez ordonné ce spectacle affreux, juges! osez vous
interroger un instant! Qui vous a donné des droits sur cette vie que
vous venez de détruire? Est-ce le malheureux à qui vous l'avez arrachée?
il n'en étoit pas le maître. Est-ce le Dieu qui la lui avoit donnée?
c'est aux cœurs droits que ce Dieu parle. Si les vôtres le sont,
interrogez-les. N'ont-ils pas horreur de voir couler le sang humain? Ne
frémissez-vous pas vous-mêmes à la vue du spectacle que vous avez
ordonné? Ne regardez-vous pas comme un infame le barbare exécuteur de
vos jugemens? peut-il l'être, si vous êtes justes? Vous avez voulu punir
un coupable! eh! qui vous a dit que la mort fût un mal? Hélas! vous êtes
si foibles, si coupables vous-mêmes, & vous voulez punir! Examinez avec
moi la vie de cet homme qui vous paroît si criminel. Voyez-le naître; il
doit le jour à deux de ces malheureux à qui la nécessité a fait une
habitude du crime. Il suce le vice avec le lait. Il voit le vol & le
brigandage exercés par ceux que la nature lui fait aimer. Il entend
retentir autour de son berceau les louanges de ces actions criminelles.
Son ame, telle qu'une cire molle, prend ces impressions funestes, & son
cœur se forme au mal. Bientôt il est abandonné de ses parens; sans
secours, sans aveu, sans ressource, corrompu par l'habitude & l'amour du
mal, il ne tient à rien dans l'univers; il est rejeté par ses
semblables; la société lui devient odieuse: elle n'a pas songé à
prévenir son malheur. Il ne voit autour de lui que des hommes qui
refusent de se dire ses semblables, que des hommes qui détournent
dédaigneusement la tête. Cependant les besoins l'assiegent, le
tourmentent; l'occasion se présente, il succombe: il est coupable sans
doute: mais la société ne partage-t-elle pas son crime? n'auroit-elle
pas dû l'arracher à ses barbares parens, pour en faire un citoyen? Il
est coupable; mais vous, dans les mêmes circonstances êtes-vous sûrs que
vous ne le seriez pas? Avant que de répondre, portez le flambeau de la
vérité sur tous les instans de votre vie; examinez-les sans indulgence.
Dans des circonstances plus heureuses, avec des talens, de la fortune,
des amis, les passions ne vous ont-elles jamais entraîné au-delà des
bornes de la droiture & de l'équité? A votre place, cet homme eût
peut-être été moins criminel que vous; à la sienne, vous le seriez
peut-être plus que lui.

L'homme naît isolé, indépendant; son intérêt seul l'oblige de se
rapprocher de ses semblables. Tous les liens de la société naturelle
sont formés par le commerce des bienfaits. S'il est permis à l'homme de
punir son semblable, c'est lorsque la punition tourne évidemment au
profit de la société. Mais la mort! savons-nous ce que c'est? en
connoissons-nous les suites? pouvons-nous savoir, lorsque nous la
donnons, si le désordre qui en résulte n'est pas mille fois plus grand
que l'action du coupable? Comment osons-nous porter une main criminelle
sur l'ouvrage de notre Dieu? Comment osons-nous arracher avec violence à
la suite des êtres un être sensible qui est son ouvrage? un être qu'il
conserve & qu'il soutient? O hommes, vous croyez être justes, vous
suivez des usages barbares dont l'habitude vous dérobe l'horreur.
Tremblez! vous n'êtes peut-être que de vils assassins. Ames sensibles,
ce doute seul ne vous fait-il pas frémir? Tremperez-vous encore vos
mains dans le sang de vos semblables?

Ce fut un tyran, sans doute, & le plus cruel des tyrans, qui osa le
premier arracher la vie à un homme. Mais il le fit en secret. Ce
spectacle horrible auroit révolté ses esclaves. Les oreilles de l'homme
ont été accoutumées au meurtre, avant que ses yeux ayent pu en supporter
le spectacle. Qu'il a dû paroître affreux, ce spectacle, la premiere
fois qu'on l'offrit à un peuple assemblé! L'habitude de le voir n'en a
pas entiérement détruit l'horreur; la nature se révolte encore même dans
ceux qui se font un plaisir d'y assister.

Exemple funeste! L'homme apprend à tuer l'homme. Il n'est plus rien de
sacré. Le fer prend mille formes diverses, propres à donner la mort. Les
campagnes étoient couvertes de fleurs & de moissons, elles sont hérissés
de piques. Des guerriers barbares se menacent, s'égorgent dans des lieux
où l'innocence & le bonheur régnoient paisiblement. Le sang du laboureur
coule dans le sillon qu'il a tracé. Les femmes effrayées, les cheveux
épars, portant entre leurs bras leurs enfans à la mamelle, se sauvent
dans les cavernes des forêts; le soldat féroce les atteint, il les perce
impitoyablement, & l'enfant suce avec le lait de sa mere expirante le
sang noir qui coule de sa blessure. Le fer ne suffit pas. Les effets
n'en sont pas assez cruels au gré de l'homme. L'enfer vomit la poudre;
un moine en est l'inventeur. Aussi prompte, aussi terrible que la
foudre, elle porte par-tout la désolation & la mort. Je vois deux armées
se répandre dans les campagnes; la destruction les précede, les villes
sont renversées, les campagnes ravagées; la flamme dévore la retraite du
laboureur; le citoyen est égorgé auprès de ses foyers. Elles
s'approchent, se chargent avec violence; le fer & le bronze vomissent la
mort. L'air est obscurci. Les bataillons se choquent, se repoussent,
s'enfoncent. Quels cris, quel désordre affreux! Enfin j'entends sonner
la victoire. On chante les louanges du vainqueur; on le couronne de
lauriers, on porte son nom jusqu'aux cieux. Il s'avance d'un air de
triomphe. S'il a un cœur, sa victoire lui va coûter bien des larmes. Il
jette au loin ses regards sur le champ de bataille, il est jonché de
morts; le sang coule autour de lui en longs ruisseaux. Il entend les
cris affreux des blessés & des mourans; il voit remuer de tous côtés des
membres sanglans qui cherchent à se dégager des monceaux d'armes, de
chair & de sang qui les accablent. Il recule d'horreur. Art cruel de la
guerre, ce sont les tigres qui t'enseignerent à l'homme! Mais non, les
tigres ne dévorent pas leurs semblables.

Quelle gloire! quels triomphes odieux! O vous nos amis, nos peres, ô
souverains! vous pourriez acquérir une gloire bien plus solide.
Réunissez-vous pour détruire l'horrible fléau de la guerre. Jurez en
présence du ciel que vous ne chercherez jamais à augmenter vos
possessions. Ne vous ont-elles pas suffi jusqu'à présent? Établissez un
tribunal qui juge vos différends. Vous êtes les uns à l'égard des autres
ce qu'étoient les hommes, quand ils reconnurent l'indispensable
nécessité d'établir des loix plus justes que celle du plus fort. Alors
vous serez véritablement les Dieux de la terre. Vous serez de vrais
héros. Vous aurez sacrifié vos passions au bonheur de l'homme, &
l'humanité descendue du ciel à votre voix, vous apportera des couronnes
bien plus brillantes & plus durables que celles des conquérans.

La société primitive fut fondée sur les vertus: fondement précieux sans
lequel toute société s'écroule nécessairement. Pourquoi tant d'empires
immenses tendent-ils à leur perte? c'est que la force a présidé à leur
naissance. Elle y a établi des usages barbares, des coutumes odieuses,
qu'on suit par habitude, & auxquels une espece de fanatisme défend de
rien changer. Remontons à l'origine de ces sociétés, nous verrons des
troupes vagabondes de sauvages féroces, sans autre métier que le
brigandage, se répandre dans des campagnes cultivées, dépouiller les
possesseurs légitimes, les chasser, les massacrer impitoyablement, ou
les forcer à ramper sous le joug le plus infame. Le plus féroce d'entre
ces barbares s'arrogea le titre de Roi, ses complices formerent une cour
autour de lui, ils s'appellerent nobles, & les hommes innocens &
vertueux qui cultivoient paisiblement cette terre, ne furent que de vils
esclaves.

S'il est une société qui doive braver les événemens & les siecles, c'est
celle où tous les membres se disent sans cesse: Nous nous sommes réunis
pour notre bien commun, nous avons formé de toutes nos volontés
particulieres une volonté générale qui veille au bonheur de chacun de
nous. Tâchons de prévenir le mal qui peut nuire au plus petit d'entre
nous; veillons sur lui dès l'instant de sa naissance, pour lui procurer
tous les biens qui seront en notre pouvoir; qu'il n'éprouve d'autres
maux que ceux que sa patrie ne pouvoit ni détourner ni prévoir. Imitons
la Divinité qui veille sur l'insecte qui rampe sous l'herbe, comme sur
les astres qui brillent aux cieux.

O Rois, vous représentez toutes ces volontés réunies, vos sujets vous
ont confié le soin de leur bonheur; il dépend de vous de rapprocher les
hommes de cet état heureux de la société primitive. Soyez pour eux des
peres tendres, donnez-leur l'exemple des vertus, détruisez les monstres
dont la gueule enflammée est toujours prête à les dévorer. Chassez les
préjugés funestes, écrasez le fanatisme; & vous jouirez de la récompense
la plus flatteuse qu'un souverain puisse attendre sur la terre, de
l'amour de vos sujets: cet amour sera le soutien le plus solide de votre
gloire & de votre puissance. Le roi le plus puissant de la terre n'est
pas celui qui rassemble autour de lui un plus grand nombre d'esclaves
prêts à fuir au moindre danger, mais celui qui est le plus aimé de ses
sujets. Que les nations barbares viennent attaquer ce monarque chéri,
elles verront tous les cœurs former autour de son trône un rampart
impénétrable; elles pourront accabler par le nombre, ces suiets
courageux & fidelles, elles ne parviendront jamais au prince qu'après
avoir renversé le dernier d'entre eux.

Au milieu des ténebres qui couvrent depuis si long-temps ce globe
malheureux, j'apperçois une lumiere éclatante qui brille du côté du
nord; elle environne des trônes; & lance ses rayons bienfaisans jusques
vers les climats les plus glacés. Prusse, Russie! pays heureux, la
raison est assise sur vos trônes, elle appelle de toutes parts la
sagesse, les talens & la véritable science. Tous les cultes réunis dans
vos cités paisibles, rendent hommage au Dieu de l'univers, sans se
persécuter ni se haïr, le fanatisme effrayé se sauve pour jamais vers le
midi, & rentre dans les cavernes affreuses qui ont vomi. Les hommes sont
devenus des freres depuis que leurs rois daignent être leurs peres.
Frédéric, Cathérine! noms à jamais chers à la terre, il me semble voir
s'accomplir le grand œuvre que vous avez commencé, il me semble voir vos
vertus imitées par tous les souverains de la terre. La lumiere se répand
sur la surface du globe, les ténebres se dissipent; l'homme apprend à
respecter son semblable, & la société fait son bonheur.



                            SIXIEME NUIT.

                           La Bienfaisance.


Bosquets charmans, solitude aimable & paisible, chers confidens des
secrets de mon cœur, de quels plaisirs nouveaux pénétrez-vous mon être!
Je sens à votre aspect le doux frémissement d'une volupté délicieuse &
inconnue. L'obscurité silencieuse de la nuit, le murmure des eaux, le
chant du rossignol, le parfum des fleurs & des plantes; toute la nature
me paroît plus intéressante, plus majestueuse, plus ravissante. Ame
invisible de l'univers, toi qui dispenses à ton gré les plaisirs sur les
foibles mortels, dis-moi par où j'ai mérité ces nouveaux bienfaits! Si
mon cœur a fait le bien que tu lui inspiras, aurois-je pu croire que ta
bonté ajouteroit encore à la délicieuse récompense qu'il en a déjà
reçue?

Quel cœur barbare n'eût pas été attendri? Je me promenois derriere
l'enclos de ma cabane, j'entends remuer les plantes qui sont au pied de
la haie; j'approche, c'est un enfant qui vient de naître. Ses regards se
tournent vers moi, ses petits bras semblent me demander du secours.
Innocente créature, quel mal as-tu fait sur la terre, pour être
abandonnée de tous les hommes? Je pleure sur tes parens; peut-être ne
pouvoient-ils pas subvenir eux-mêmes à tes besoins? Peut-être aurois-tu
répandu l'infamie sur les jours de ta malheureuse mere? Hélas! le
préjugé l'emporte donc sur la nature!

Quel nouveau jour luit à mon cœur? Je pourrai donc faire du bien à un
être sensible? je ne vivrai point isolé dans ma cabane; j'embrasserai
une créature semblable à moi, que l'exemple du vice n'aura point encore
corrompue; je la verrai se réjouir de mes caresses, y répondre
tendrement, & me rendre plaisirs pour plaisirs. Aimable enfant! viens
dans ma cabane, suce le lait de cette chevre, elle te tiendra lieu de ta
mere barbare. Vois comme elle est sensible elle-même au plaisir de
soulager tes besoins; elle t'offre ses mamelles abondantes; elle te
leche d'un air doux & compatissant. Hommes cruels, faut-il donc que les
animaux vous donnent des exemples de vertu!

Comme la bienfaisance remplit le cœur d'une joie inexprimable! Est-il
donc un plaisir sur la terre comparable à celui que procure une bonne
action? Ah! cet enfant dût-il être ingrat, dût-il oublier un jour les
soins que j'aurai pris de son enfance, je ne serois encors que trop
récompensé. Cœurs durs & insensibles, vous qui méditez en silence le
malheur de vos semblables, n'avez-vous donc jamais éprouvé les plaisirs
délicieux de la bienfaisance? Votre main n'essuya-t-elle jamais les
larmes d'une famille affligée? Ah! si vous les connoissiez ces plaisirs,
comment la pensée pénible du mal auroit-elle pu s'introduire dans vos
cœurs?

Non, non, vous ne les connûtes jamais. Si les infortunés reçoivent de
vous quelques secours; c'est votre vanité qui fait des aumônes, & non
votre cœur qui se plaît à répandre des bienfaits. Vous donnez d'une
main, & vous humiliez de l'autre le malheureux qui est réduit à
solliciter votre dédaigneuse pitié. Ne soyez point surpris après cela
d'ignorer les plaisirs des ames vraiment bienfaisantes, & ne vous
plaignez plus de ne faire que des ingrats! Votre semblable humilié
devant vous, paye assez votre vanité de ce qu'elle seule a fait pour
lui.

Mais cette récompense ne vous suffit pas. Vous croyez par votre or
acheter des esclaves, en soulageant des malheureux; l'infortuné qui a le
malheur de recevoir de vous quelques pieces de monnoie, qu'on
appercevoit à peine dans le tas immense destiné à vos plaisirs, &
peut-être à vos crimes, perd dès cet instant le droit de penser en
homme; il n'est plus à vos yeux qu'un vil esclave obligé de ramper
lâchement sous votre orgueil. Vous exigez de lui & la bassesse qui le
dégrade, & les vertus que votre dureté doit avoir étouffées dans son
cœur.

J'ai connu Dorval: il étoit en place; il étoit bienfaisant; mais il
l'étoit sans vanité & sans orgueil. Le malheureux, l'indigent, pouvoient
aller le trouver avec confiance; il ne les faisoit jamais rougir de leur
état. Les lambeaux même de la misere étoient sacrés pour lui. Le pauvre
qui ne connoissoit pas Dorval craignoit d'abord de se présenter; Dorval
paroissoit, & le pauvre étoit rassuré, & il sentoit naître la confiance,
& il oublioit ses malheurs. Dorval l'écoutoit avec intérêt, il
s'affligeoit avec lui, prévenoit des aveux humilians, passoit légérement
sur les fautes qui avoient occasionné les malheurs, pour ne s'occuper
que des moyens de les réparer. Car il croyoit qu'il faut avoir de
l'indulgence pour tous les hommes, & sur-tout pour les malheureux.
Bientôt le sourire de l'espérance ou l'attendrissement de la joie
éclatoient sur le visage du pauvre, & les larmes couloient des yeux de
Dorval. On eût dit, à les voir, que Dorval étoit le malheureux, &
l'autre le bienfaiteur. Lorsque le pauvre quittoit Dorval, la
satisfaction brilloit dans ses yeux, & la joie remplissoit son cœur. Il
avoit senti renaître en lui l'estime de soi-même que le mépris des
riches méchans y avroit étouffée; il venoit d'éprouver qu'on le croyoit
encore un homme malgré son infortune. En sen allant, il n'étoit occupé
que de Dorval; il chérissoit Dorval; il pensoit moins aux secours qui
alloient finir ses peines, qu'à la bonté, aux égards qu'on lui avoit
témoignés, qu'à l'intérêt qu'on avoit pris à ses malheurs. Il croyoit
avoir acquis un ami sensible & respectable, & si sa conscience lui
disoit qu'il n'étoit pas digne de ce bonheur, il formoit dès-lors le
projet de le devenir. O Dorval, c'est ainsi que tes bienfaits étoient
des leçons!

Lorsque Dorval étoit à la campagne, il alloit visiter tous les habitans
de sa terre: à l'aisance, à la propreté, à la joie de ces bonnes gens,
on voyoit qu'ils étoient heureux; à leur respect pour Dorval, à l'air
d'attendrissement & de confiance dont ils lui parloient, on voyoit
qu'ils lui devoient une partie de leur bonheur. Il s'informoit avec
bonté de leurs travaux, de leurs succès, de leurs plaisirs, de leurs
peines. Il écoutoit tout avec intérêt, il répondoit à tout avec bonté.
Il caressoit les enfans, causoit familiérement avec les parens. On eût
dit un pere qui venoit visiter ses enfans; on eût dit des enfans qui
s'entretenoient familiérement avec un pere chéri de tout ce qui pouvoit
les intéresser.

C'est avec ces bonnes gens, me disoit un jour Dorval, que je passe les
instans les plus délicieux de ma vie. Ils me font oublier les brillantes
miseres de la ville, & me dédommagent de la contrainte que j'y éprouve.

Lorsque j'achetai cette terre, je résolus de me faire des amis de tous
mes vassaux, & j'ai eu le bonheur d'y réussir. J'ai éprouvé que le
mépris que l'on a pour ces bonnes gens, fait souvent germer les vices
qu'on leur reproche si impitoyablement. Le plaisir est un besoin pour
les gens de la campagne, comme pour nous. Si nous satisfaisons à ce
besoin en leur témoignant de l'estime, ils craignent de nous déplaire, &
de perdre cette estime qui les flatte. Mais dès qu'ils se sont apperçus
que nous les comptons pour rien sur la terre, que nous ne prenons pas la
peine de remarquer leurs bonnes qualités & leurs vertus, ils négligent
bientôt ces vertus qu'ils croient inutiles, parce que nous paroissons
les mépriser, & cherchent dans les vices des plaisirs qui les
dédommagent de notre injustice.

Une cabale fit perdre à Dorval sa place & la faveur de son maître, & il
vint tranquillement dans sa terre, sans songer à se plaindre; il pleura
sur le malheur des Rois qui deviennent si souvent, sans le savoir, les
instrumens de la méchanceté; il plaignait les méchans qui le
persécutoient, les malheureux qu'il n'étoit plus à portée de soulager, &
craignit seulement que ses amis ne fussent enveloppés dans sa disgrace.
Dorval n'avoit rien perdu, il avoit seulement changé de situation;
c'étoit un soleil qui conservoit tout son éclat, en passant sur un autre
hémisphere. Il répandit toujours autour de lui l'abondance, le bonheur &
la joie; il fit des heureux & le fut lui-même. Ne pouvant plus
travailler au bonheur de sa patrie, il s'occupa de celui des hommes qui
l'environnoient. La plupart de ses ennemis détrompés sur ceux qui les
avoient fait agir, vinrent mettre leur repentir à ses pieds. Il se
vengea en leur faisant tout le bien qui étoit en son pouvoir.

Qu'il est peu d'hommes qui ressemblent à Dorval! L'on se tourmente pour
courir avec ardeur après mille faux plaisirs, qui ne produisent que la
satiété & le dégoût; & il en coûteroit si peu pour remplir à chaque
instant son ame des plus délicieuses jouissances! Le riche cherche le
bonheur dans l'étalage pompeux d'une grandeur étrangere: il n'y
rencontre que les vaines démonstrations d'un respect simulé; la haine,
l'envie du vulgaire, & la pitié du sage. La plus petite partie des
richesses dont il achete ces sentimens humilians, consoleroit peut-être
vingt familles désolées, feroit renaître l'espérance & la joie dans des
cœurs innocens & désespérés, & lui attireroit le respect, l'estime, la
reconnoissance, l'adoration de ses semblables, &, ce qui vaut mille fois
mieux encore, cette satisfaction intérieure si essentielle au bonheur de
l'homme, & que tous les autres plaisirs ne sauroient remplacer.

Toute la nature nous donne des leçons de bienfaisance. Le sommeil, porté
sur les ombres de la nuit, étend de toutes parts sa vapeur active &
légere. Elle se mêle à l'air qui nous environne, elle flotte sur toute
la surface de la terre; elle aime à se mêler au murmure des eaux; aux
longs accens du merle & du rossignol, aux jeux folâtres du Zéphyr; elle
répand sur tous les objets le charme quelle veut exercer sur nos sens.
C'est en vain que nos voudrions lui résister, elle s'empare
insensiblement de nos organes & les plonge dans les délices du repos. Le
sommeil ne borne pas là ses bienfaits; il appelle les songes
enchanteurs, ils accourent à sa voix & portent notre ame dans des
régions délicieuses. Le méchant ignore ces bienfaits divins, il
ressemble à ces rochers sauvages qui reçoivent les influences du ciel,
sans pouvoir en profiter. La douce rosée tombe sur la superficie de la
pierre, elle y roule sans y pénétrer, & se précipite sur la fleur qui
s'ouvre pour la recevoir. La nuit par ses bienfaits répare les organes
fatigués de tous les êtres vivans, & leur donne de nouvelles forces pour
goûter les nouveaux bienfaits que va leur procurer le retour de la
lumiere.

Mais, ô ciel! quel bruit vient frapper mes oreilles? j'entends les cris
de la douleur & du désespoir; des vagues de flammes & de fumée noire
s'élancent au-dessus de la forêt, elles se peignent dans le fond des
eaux, & y portent l'épouvante. Les ténebres fuient derriere les
montagnes, les animaux effrayés les cherchent en vain, & l'oiseau
épouvanté tombe en se débattant à travers les branches des arbres & des
buissons. Je cours; malheureux laboureurs! vos maisons sont la proie des
flammes, elles s'allument, elles brûlent, elles s'écroulent avec fracas;
& ce bruit affreux est suivi des cris perçans des malheureux qui ont
tout perdu.

Au milieu de cette foule désolée, j'apperçois Alexis, jeune berger de
quinze ans; il leve les mains vers le ciel, en poussant de grands cris:
Mon pere, ô mon pere, s'écrie-t-il en versant un torrent de larmes, & il
veut le précipiter dans les flammes pour sauver son pere. Ménandre le
voit & l'entend; il l'arrête; sa maison commence à brûler, il oublie
tout, la vie d'un homme vaut mieux que tout ce qu'il possede. Il
s'élance an milieu des flammes, il disparoît; la charpente du toit crie
& s'écroule, on le croit perdu; il revient couvert de brûlures, portant
sur ses épaules le vieillard à demi-mort, il le met aux pieds du jeune
Alexis. Celui-ci verse des larmes de joie, il vole de son pere à
Ménandre, de Ménandre à son pere, & les presse tour à tour entre ses
bras.

O Ménandre, sois orgueilleux des marques que le feu a laissées sur ton
visage, elles sont bien plus honorables que tous les titres qui
transmettent à la postérité les noms des destructeurs du genre humain!

La fureur des flammes est appaisée, un autre spectacle se présente. Des
hommes, des femmes, couverts de lambeaux à demi-brûlés, couchés auprès
des débris fumans de leurs maisons! Les vieillards consternés baissent
tristement la tête & les yeux, les femmes pressent contre leur sein, &
inondent de leurs larmes leurs enfans qui leur demandent en vain de la
nourriture. Les jeunes gens levent vers le ciel leurs mains suppliantes.
Tous sont privés d'asile & de nourriture.

Familles infortunées, consolez-vous! Dieu voit votre affliction, il ne
vous abandonnera pas. Il envoie la bienfaisance, elle descend du ciel,
elle entre dans le cœur de vos freres & les enflamme; ils viennent de
toutes parts, ils essuient vos larmes, ils vous donnent des vêtemens &
de la nourriture; vos maisons renaissent de leurs cendres plus belles &
plus commodes qu'elles ne l'étoient auparavant, & il ne reste plus
d'autres traces de votre malheur que la reconnoissance qui vous unit à
vos bienfaiteurs.

Homme ingrat, ne forme plus contre la Providence des murmures
indiscrets. Lorsqu'elle semble t'abandonner dès l'instant de ta
naissance, en te laissant nu sur la terre, en proie aux horreurs du
besoin & exposé sans défense à la voracité des bêtes féroces, elle fait
bien plus pour toi que pour les autres animaux dont elle prévient tous
les besoins. Reconnois dans cette conduite sa bonté infinie qui te
destine au sublime emploi de secourir ton semblable. Dieu prend soin
immédiatement de tous les animaux qui vivent sur la terre, mais il
confie à l'homme le soin de l'homme; & il partage avec lui le pouvoir
glorieux & le plaisir ineffable de faire du bien à des êtres sensibles.



                            SEPTIEME NUIT.

                              L'Amitié.


Où sont-elles ces fleurs qui embaumoient ces berceaux? où sont ces
touffes odoriférantes dont le parfum délicieux alloit chercher au loin
la troupe folâtre des Zéphyrs & des papillons? Elles ne sont plus.
Quelle merveilleuse métamorphose! L'automne s'avance sur des nuages
jaunâtres; elle est balancée sur des vapeurs légeres. Elle étend sur les
campagnes son sceptre bienfaisant. Les fleurs des arbres ont jonché la
terre. Des substances plus solides ont pris leur place, elles
grossissent à mesure que la Déesse avance. Enfin elles se couvrent de
mille couleurs diverses. Quel spectacle nouveau! Les branches des
poiriers se courbent vers la terre & m'offrent les fruits jaunes dont
elles sont chargées. La pomme rouge & la prune pourprée se présentent
d'elles-mêmes à ma main incertaine; les grappes vermeilles tombent en
festons sous le berceau qui forme l'entrée de ma cabane, elles le
pressent auprès de ma porte, & semblent se disputer la gloire d'embellir
mon champêtre repas.

Comme la nature sourit à l'homme! avec quelle tendresse elle prévoit ses
besoins! avec quelle profusion elle y satisfait! Viens, lui dit-elle en
le caressant; hâte-toi de cueillir ces fruits délicieux & de les
conserver avec soin. Bientôt je serai obligée d'envoyer un sommeil à la
terre pour la reposer & la préparer à te donner de nouveaux biens.
Bientôt elle ne t'offrira plus que des plantes desséchées, que des
arbres dépouillés de fleurs & de fruits. Alors tu jouiras, dans ta
cabane, des présens qu'elle t'offre en ce jour.

Hélas! il vient cet hiver farouche qui engourdit toute la nature. Les
Aquilons le précedent en mugissant. Il étend son voile sombre sur les
campagnes désolées. La terre stérile ne fait plus monter dans les
plantes la seve vivifiante; les arbres offrent çà & là des touffes
jaunâtres, & la feuille flétrie tombe sur sa tige desséchée. Bosquets
charmans, je ne vous verrai donc plus! je n'essuierai plus mon front
sous vos ombres bienfaisantes. Vos branches nues, chargées de neiges &
de glaçons, se courberont tristement. Et vous, lits délicieux où le
duvet de la terre m'offroit les charmes de la volupté, je vous cherchera
en vain! Les fiers Aquilons feront fuir les Zéphyrs timides qui
animoient votre verdure, & le ruisseau glacé n'osera plus couler dans
des lieux dépouillés de fleurs.

Ah! dans ces tristes momens, seul, renfermé dans ma cabane, ma pensée se
promenera sur les instans de ma vie qui sont écoulés, & des larmes
tomberont de mes yeux. Je serai seul; mon cœur n'aura d'autre confident
que mon cœur. Je ne pourrai point serrer entre mes bras un être
semblable à moi. Je ne pourrai point verser dans son sein les sentimens
de mon ame. Hélas! n'est-il donc aucun homme qui vienne varier les
plaisirs de ma retraite? Ne trouverai-je aucun ami?....

Où sont-ils les amis! Tels que des essaims de mouches affamées, ils
courent après ces tourbillons de fumée qui s'élevent de la table du
riche; tels que des papillons qui doivent se brûler à la lumiere qui les
a séduits, ils sautillent au gré des lueurs inconstantes que la fortune
& l'ambition agitent devant eux, & s'épuisent dans leur poursuite
inutile. Il n'est point d'amis pour celui qui cherche au milieu des bois
l'innocence & la paix. Tout le fuit. O vous, innocens animaux! me
fuirez-vous aussi? Accourez autour de moi, je ne suis point votre tyran.
Brebis innocentes, continuez à me désaltérer par votre lait abondant,
laissez-moi prendre sur votre peau surchargée cette laine qui vous
incommode, & ne craignez point que vos bienfaits sortent jamais de ma
mémoire. Jamais je ne tremperai dans votre sang mes mains ingrates &
barbares, jamais la fumée de vos entrailles ne s'élevera du milieu de ma
cabane. Jamais je ne dévorerai la chair de l'animal qui m'aura donné
pendant toute la vie son lait & sa laine, ou qui aura traîné devant moi
la charrue qui sillonne mon champ. Ne craignez rien, vous êtes mes vrais
amis; vous me comblez de biens. Écoutez ma voix qui vous appelle, venez
avec confiance auprès de moi; prenez hardiment la nourriture que ma main
vous présente, ne tremblez point sous les caresses de cette main qui
vous nourrit, elle n'est point perfide, comme celle des autres hommes.

Et toi, cher compagnon de ma solitude, fidelle gardien de ma cabane, toi
le modele d'un attachement que les hommes corrompus ne connoissent plus;
tu charmeras mes ennuis; ta tristesse répondra à ma tristesse, tes
transports à mes transports; tu me suivras avec assiduité, tu me
garderas avec inquiétude, tu me défendras de toutes tes forces. Tous les
rois de la terre t'offriroient en vain leurs trésors, tu ne me quitteras
point: ma pauvreté te paroîtra préférable à toutes les richesses de
l'Univers. Tu gémiras, lorsque je rendrai les derniers soupirs; tes
hurlemens me suivront jusqu'au tombeau, & tu expireras sur ma tombe de
douleur & de désespoir.

Regretterois-je encore cette vaine chimere que les hommes appellent
amitié? N'ai-je pas été assez longtemps le jouet de ses illusions? Où
sont-ils ces instans où mon cœur frémissoit de plaisir au doux nom
d'ami? où mes regards attendris offroient ce cœur sensible à mes
semblables? où je tremblois de joie, lorsque je crus avoir formé pour la
premiere fois les nœuds sacrés de l'amitié. Comme je te pressois contre
mon cœur! comme j'étois sincere! Je croyois embrasser mon ami; hélas!
j'embrassois un homme, j'embrassois un traître. Ta main perfide me
caressoit, & cette même main cherchoit à me déchirer. Malheureux!
n'as-tu donc pas senti mes larmes couler dans ton sein? n'as-tu pas
senti mon cœur palpiter contre ton cœur? Tu fus assez cruel pour rire de
ma sensibilité, assez barbare pour abuser de ma crédulité & de ma
jeunesse; tu m'arrachas des biens qui te paroissoient préférables à
tout; & lorsque mon cœur eût fait à l'Amitié le sacrifice généreux de
tout ce que je possédois, tu me repoussas d'entre tes bras, & je devins
l'objet de tes railleries. Ce n'est pas la perte de ces biens qui
m'affligea, mais celle de l'illusion qui faisoit mon bonheur. J'étois
comme un homme qui, se promenant dans des jardins délicieux, tombe
tout-à-coup dans un abyme qui s'ouvre sous ses pas.

Vingt fois mon cœur a voulu se reposer sur un autre cœur, j'ai cherché
par-tout une ame sensible à laquelle je pus unir la mienne. Hélas! j'ai
couru après des fantômes qui se sont dissipés comme des vagues de
fumées, lorsque j'ai voulu les saisir.

L'Amitié est descendue sur la terre avec la Vertu: elle en est disparue
avec cette Déesse. Telle que le soleil qui réjouit & échauffe les
campagnes, lorsque les nuages ne s'opposent point à l'activité de ses
rayons, l'Amitié est le soleil de l'ame: mais elle ne perce point, elle
ne dissipe point les nuages des passions criminelles; elle n'échauffe
point un cœur qui ne respire pas au milieu de l'air pur de innocence.

Amitié, trompeuse chimere! je ne me fatiguerai plus à te poursuivre
vainement. Enfermé dans mon propre cœur, je me ferai un ami de ma
conscience. Ami sincere, il osera me reprocher mes défauts. O hommes! je
ne jouirai point de votre amitié; mais aussi mon cœur ne sera plus le
jouet de vos trahisons cruelles! Je vous aimerai sans exiger de vous
aucun retour. Je m'attendrai même à votre haine. Emporté par le fleuve
rapide de la vie, je me livrerai tranquillement à son cours, & ne
m'amuserai point à poursuivre des objets que ses flots entraînent loin
de moi. Le plaisir d'aimer est bien doux, il remplit le cœur d'une
ivresse délicieuse; mais celui d'être aimé n'est plus qu'une chimere.
Malheur à l'ame innocente & naïve qui se livre toute entiere aux
apparences trompeuses de l'amitié! elle se prépare elle-même des
tourmens.

Deux amis s'embrassent, ils se reposent délicieusement dans le sein l'un
de l'autre, le bonheur les caresse. Tout-à-coup la trompette de Bellone
se fait entendre; la gloire, l'ambition, la fortune font briller à leurs
yeux l'espoir de leurs faveurs: ils se refroidissent, se détournent, se
repoussent; l'amitié s'envole, la haine & l'envie entrent dans leur
cœur; ils se disputent des fantômes.

O toi dont les rayons parcourent ce globe habité par les hommes, soleil!
combien vois-tu d'amis, depuis l'instant où tu quittes ces campagnes
jusqu'à celui où tu reviens les éclairer? Combien vois-tu d'amis
sinceres? Quelles perfidies n'as-tu pas éclairées sur un & l'autre
hémisphere? Que de mortels se sont dérobés à ta lumiere, pour machiner
en secret la perte de l'innocent qui leur avoit livré son cœur? Ce
hameau où l'on ne voit que quelques cabanes; t'offre un exemple de
l'amitié trahie. Le berger Oronte gémit, lorsque tes premiers rayons
viennent éclairer sa cabane, il gémit encore, lorsque tu te caches
derriere les montagnes. Il pleure Nicias, Nicias qu'il a tant aimé,
Nicias à qui la fortune a fait oublier les douceurs de l'amitié. O vous,
ames sensibles, lisez l'histoire de ces bergers qu'Oronte a gravée sur
l'écorce du hêtre qui est au bas de la montagne! & pleurez sur le
malheur de l'un & de l'autre.

Oronte & Nicias vivoient dans l'amitié la plus intime. Tous deux
pauvres, tous deux bergers, ils possédoient chacun un petit troupeau.
Leurs troupeaux confondus paissoient dans les mêmes pâturages, leurs
chalumeaux à l'unisson faisoient entendre les mêmes airs. Sur la fin du
jour, même bercail recevoit le troupeau, même chaumiere recevoit les
bergers. Dix fois le printemps avoit renouvellé le feuillage, depuis que
l'amitié les avoit unis. Un soir, ils étoient assis sur le penchant
d'une colline, après avoir célébré par leurs chants le Dieu de la
lumiere; ils s'entretenoient avec confiance. Non, disoit Nicias, quand
on m'offriroit tous les troupeaux de la terre, je ne consentirois jamais
à quitter mon cher Oronte. Il achevoit ces mots, lorsqu'un vieillard
s'avance vers eux. Bergers, leur dit-il, enseignez-moi où je trouverai
Tytire, un des plus vieux bergers du canton. C'étoit mon pere, dit
Nicias. Il n'est plus; deux années se sont écoulées depuis que j'ai reçu
ses derniers soupirs. Vous êtes donc Nicias, continua le vieillard. Eh
bien, attendez-vous à apprendre de moi des choses qui vous jetteront
dans le plus grand étonnement. Tytire n'étoit point votre pere. Vous
êtes d'une naissance plus élevée. Celui qui vous donna le jour possédoit
la plus grande partie des terres de cette contrée. Accusé d'avoir trempé
dans une conjuration contre le Prince, il fut obligé de fuir, quelque
temps après votre naissance. Il vous confia au bon Tytire, en lui
ordonnant de vous donner le nom de Nicias: il craignoit que vous ne
fussiez enveloppé dans sa disgrace. Il partit; je fus le seul de ses
serviteurs qu'il choisit pour l'accompagner. Après vingt ans de
malheurs, il étoit parvenu à faire connoître son innocence, & il
revenoit dans l'espérance de vous revoir, lorsque la mort l'a surpris &
privé du bonheur de vous embrasser & de vous instruire de votre sort.
Voici, continua le vieillard, en montrant des papiers, voici la preuve
de tout ce que j'avance: demain vous pourrez entrer en possession de
tous les biens de votre pere. Pendant ce récit, Nicias étoit resté
immobile; enfin il verse un torrent de larmes & cache son visage entre
les bras de son ami. Le lendemain il visita ses biens. Oronte
l'accompagnoit encore. La nouvelle de cet événement se répandit bientôt:
tous les riches de la contrée vinrent féliciter ce berger dont ils
ignoroient le nom, & qu'ils auroient méprisé la veille. Nicias fut
Monsieur de Floricourt. Bientôt il eut tous les besoins des riches,
bientôt il en eut tous les vices, & Oronte fut oublié.

Oronte inconsolable de la perte de son ami, erre tristement dans ces
mêmes pâturages où Nicias lui juroit un attachement inviolable; il
redemande sans cesse aux échos attendris cet ami dont son cœur a besoin.
Son chalumeau ne fait entendre que des sons tristes & languissans.
Oronte meurt ainsi de tristesse & de douleur, malheureux d'avoir cru à
la chimere de l'amitié.



                            HUITIEME NUIT.

                               L'Amour.


Fuyez, Aquilons fougueux qui désolez la terre, le bruit de vos combats
effrayoit l'animal innocent! Aimable & doux Zéphyr, viens ranimer par ta
présence nos campagnes désolées! ramene avec toi l'air paisible de la
volupté. La violette timide dégage de dessous la neige son bouton
naissant; elle brigue l'honneur de tes premiers baisers. Le ruisseau
enchaîné sur ses bords arides pendant les rigueurs de l'hiver, coule
maintenant en liberté; il offre à ton léger badinage la mollesse
flexible de ses flots argentés. Les Nymphes réveillées par son doux
murmure, étendent sur son passage des tapis de gazon où Flore verse
d'une main légere la riche parure du printemps. On n'entend plus les
vents siffler à travers les branches nues des arbres, & les pousser avec
fracas les unes contre les autres; mille dômes de verdure s'élevent
au-dessus de la forêt; leurs touffes mobiles varient à chaque instant
par le jeu folâtre des feuilles qui semblent se réjouir de leur nouvelle
existence. J'entends le torrent descendre du haut de la montagne. Il se
précipite en écumant. Les neiges effrayées se sont enfuies dans le
ravin; elles abandonnent, en mugissant, la prairie couverte de fleurs,
elles cedent aux doux plaisirs le vaste empire des campagnes.

Le Printemps couronné de fleurs descend de la voûte azurée. Les plaisirs
le suivent en foule. L'Amour est au milieu d'eux: il paroît d'un air
vainqueur sur un char traîné par des colombes; il agite, en souriant,
son flambeau. Aussi-tôt une vapeur légere descend sur la surface de la
terre, elle en pénetre l'intérieur. Tous les animaux éprouvent sa
puissance. Une douce langueur appesantit tous les yeux, le feu du désir
circule dans toutes les veines, la volupté remplit tous les cœurs;
l'Amour commande à tout ce qui respire.

Les oiseaux cherchent avec ardeur une douce compagne, ils la disputent à
leurs rivaux. Mille combats divers doivent décider de leur bonheur.
Tantôt ils font briller à ses yeux leur parure éclatante; tantôt ils
cherchent à la charmer par la variété, la douceur & l'éclat de leurs
ramages; quelquefois ils chantent seuls, les uns après les autres, ou
ils se répondent en couplets alternatifs, ou bien ils mêlent ensemble
leurs voix confuses & animées, jusqu'à ce que l'Amour, terminant leurs
débats, accorde le prix au vainqueur.

O vous que les Graces ont ornée de leurs doux présens, jeune bergere;
voyez ces bosquets où les fleurs du chevrefeuille & du lilas se
balancent mollement au milieu de ces touffes de verdure! Voyez comme les
rayons de la lune percent à travers les feuilles légeres! Ils se mêlent
aux ombres de la nuit, ils leur communiquent une douce lueur, ils en
reçoivent une teinte obscure: ce n'est ni la lumiere ni les ténebres,
c'est un mélange délicieux de tout ce quelles ont de plus flatteur & de
plus séduisant. C'est ici que l'Amour vous prépare mille plaisirs, il
répand dans ces bosquets le charme de la volupté. Je vois paroître le
berger que votre cœur désire: il vous regarde, vous baissez les yeux: il
imprime un baiser sur vos levres de roses, une rougeur subite couvre vos
joues; elle annonce les combats de la pudeur & du désir. Vous voulez
fuir, mais c'est vers le bosquet. Un charme secret vous y entraîne.
Votre amant prend une de vos mains, vous la laissez en son pouvoir; il
écarte les branches, il vous attire; la volupté vous entraîne, vous
détournez la tête, vous disparoissez, & l'Amour referme sur vous les
branches touffues.

Momens délicieux! l'Amour vous comble de ses faveurs, il vous enivre de
les plaisirs. Le bosquet est un temple sacré où la nature met le comble
à ses bienfaits.

Mais l'homme dénature aussi ce bienfait précieux. L'Amour, qui répand
les délices sur tous les animaux, fait le tourment de sa vie. Bientôt
cet être charmant qui vient de lui faire goûter les plus doux plaisirs,
ne sera plus à ses yeux qu'un vil esclave; il le traitera avec orgueil:
il exigera avec arrogance les mêmes faveurs qu'il demandoit auparavant
avec bassesse; & la jalousie, cette fille affreuse de l'orgueil,
déchirera son cœur.

L'amour n'est qu'un besoin à la satisfaction duquel la nature attache la
plus délicieuse de toutes les sensations; tout ce que l'homme ajoute à
cette idée simple n'est qu'une erreur qui le tourmente. Ce n'est pas
l'amour qui fait son malheur, ce sont les chimeres que son imagination
déréglée recherche dans ses plaisirs. A quelles extravagances n'a-t-il
pas asservi cette passion délicieuse? Ici c'est une honte de goûter les
prémices d'une beauté naissante, on les abandonne aux plus vils des
hommes; là elles sont recherchées avec fureur; ailleurs on les consacre
à des idoles ou à leurs prêtres. Il est des pays où le mépris est le
partage de la beauté sans amans. Chaque jouissance est une victoire pour
une belle, & le grand nombre de ses victoires lui donne droit aux plus
illustres conquêtes. Il en est d'autres où ces mêmes jouissances sont
des foiblesses, des crimes; où elles livrent au mépris, à l'ignominie, à
la mort les malheureux objets qu'elles ont séduits. Je vois des peuples
où les hommes offrent eux-mêmes les faveurs de la compagne qu'ils se
sont choisie; on les honore en les acceptant; on les désespere, quand on
les refuse. Chez d'autres, un seul regard d'une femme sur un homme,
empoisonne à jamais les jours de son malheureux époux; une seule
foiblesse est vengée par le fer ou le poison.

Insensés, vous courez après des chimeres, vous vous tourmentez pour des
chimeres, vous fondez votre bonheur sur des chimeres. L'amour ne connoît
qu'une loi, c'est celle du plaisir. Voyez les animaux; ils ne suivent
que la nature, & l'amour les rend heureux. Leurs plaisirs ne produisent
point des chaînes: libres avant comme après la jouissance, le besoin
seul les rassemble, le plaisir les unit, l'éducation de leurs petits les
retient: ils se quittent ensuite jusqu'au temps où de nouveaux besoins
les forcent à se réunir encore.

Que dis-je? des loix barbares ont mis des bornes à la nature. Elles
flattent les préjugés de l'homme, ou plutôt ses préjugés même sont
devenus des loix. La jalousie éleve des prisons: une foule de jeunes
filles y sont conduites comme de vils troupeaux; malheureuses d'avoir
reçu du ciel le don précieux de la beauté, elles gémissent sous un
esclavage honteux! on les traîne aux pieds d'un tyran dédaigneux qui
croît commander le plaisir, quand il n'inspire que la frayeur. Ailleurs
on laisse aux femmes les apparences de la liberté, mais pour les livrer
en effet à un esclavage peut-être plus cruel encore. Deux jeunes amans,
à peine sortis de l'enfance, séduits par l'attrait du plaisir,
s'unissent sans se connoître; aussi-tôt les loix les enchaînent, la mort
seule peut les séparer. En vain la nature se révolte contre cet
esclavage, en vain la vertu frémit d'être unie au vice, la douceur à la
férocité, l'honneur à l'infamie; il n'est point de remede, &
l'imprudence d'un instant produit, dès l'âge le plus tendre, le malheur
de la vie entiere.

Mais quel désordre plus affreux encore! Des hommes osent condamner le
penchant délicieux de l'amour. C'est une vertu de se révolter contre
l'ordre de la nature, d'étouffer dans son sein les germes de la
fécondité. Fuyez, nous crient-ils sans cesse, fuyez les attraits de
l'amour. C'est la nature corrompue qui tend à peupler l'univers. Les
sexes sont deux ennemis perfides qui doivent frémir à la vue l'un de
l'autre. Qu'ils se séparent à jamais, qu'ils se retirent dans des
cavernes obscures! & les anges se réjouiront de leur pureté, & la terre
dépeuplée offrira un spectacle agréable aux yeux de l'Eternel.

Systême affreux qui dépeuple la terre! Des cloîtres s'élevent de toutes
parts, gouffres immenses où les générations s'engloutissent. Effrayés
des devoirs sacrés de la société, une foule de jeunes gens des deux
sexes volent dans ces retraites criminelles. Malheureux! les devoirs que
vous vous imposez, sont impossibles à remplir, nul être ne peut résister
à la nature. Elle se vengera, cette nature outragée. Elle va faire
descendre sur vous la malédiction du ciel. Le doux germe de la tendresse
est desséché dans vos cœurs. Vos yeux sont creusés par les chagrins &
les ennuis. Vous errez tristement dans vos prisons, vous y traînez, en
gémissant, les chaînes qui vous accablent. Que vois-je? la haine
s'empare de vos cœurs, vous saisissez ces chaînes odieuses, vous vous en
frappez les uns les autres; leur bruit affreux roule le long des voûtes
obscures de vos tombeaux; il se mêle aux hurlemens que vous arrache le
désespoir. Votre rage n'est pas encore assouvie, elle emprunte le voile
de la justice, elle juge elle-même ses propres victimes. Elle dit, & les
murs s'ouvrent, ils offrent une prison étroite. On y traîne le
malheureux: il réclame en vain les droits de l'humanité; des tigres
seroient attendris, des moines sont insensibles. On est sourd à ses
cris; le mur se referme; est livré aux horreurs de la faim, de la rage &
du désespoir.

Ce n'est pas assez de vous déchirer les uns les autres; votre fureur
s'étend sur tout le genre humain; vous le haïssez, vous méditez sa
perte, & les cloîtres sont l'enfer qui vomit les crimes sur la terre.

Quels monstres destructeurs sortent de cet enfer horrible? La
superstition cruelle foulant à ses pieds la raison expirante; le
fanatisme odieux secouant d'un air de triomphe le fer & le poison dont
il menace les Rois; l'Inquisition barbare armée de torches & de poisons;
les Croisades sanguinaires traînant après elles la cruauté, l'injustice
& la mort, la pédérastie infame, le régicide affreux......... O Henri, ô
le meilleur des Rois, toi dont un François ne peut prononcer le nom sans
verser des larmes! c'est dans un cloître qu'on aiguisa le fer qui perça
ton sein paternel! c'est dans les cloîtres qu'on médite encore la mort
de tous ceux qui te ressemblent. Il ne fut jamais sensible aux caresses
d'une tendre épouse, il ne pressa jamais des enfans contre son cœur
paternel, celui qui te donna sa mort; les doux sentimens de la nature
furent des crimes à les yeux, il n'eut que les vertus affreuses des
cloîtres.

Mais vous que la nature avoit destinées à faire le bonheur d'un époux, à
goûter les délices de la tendresse maternelle, où courez-vous? Pourquoi
descendre toutes vivantes dans vos tombeaux? C'est à l'amour que vous
devez l'être; il vous donna une mere: c'est un devoir pour vous de le
devenir. Rendez à la nature ce que vous avez reçu d'elle. Cédez au doux
penchant qu'elle vous inspire, la résistance est un crime. Si le ciel
mit la douceur dans vos yeux, s'il répandit les graces sur votre
physionomie, s'il fit couler de votre bouche la douce persuasion, c'est
pour adoucir la férocité de l'homme, c'est pour le ramener à la raison,
lorsque ses passions l'en écartent, c'est pour son bonheur & pour le
vôtre. Est-il un spectacle plus touchant qu'une tendre mere entourée
d'une famille vertueuse dont elle fait le bonheur? Ses enfans heureux
s'empressent autour d'elle. Les uns passent leurs bras innocens autour
de son cou, en lui souriant amoureusement; d'autres embrassent ses
genoux ou impriment mille baisers sur ses mains qu'ils tiennent de
toutes leurs forces. Pénétrée, attendrie, elle oublie toutes ses peines,
elle en est trop récompensée, elle répond en souriant à leurs caresses
innocentes, son cœur nage dans la volupté la plus pure.

Entrez maintenant dans ces prisons affreuses où la superstition entraîne
les victimes; voyez une troupe de jeunes filles que les Graces avoient
destinées à l'Amour. La pâleur couvre leur front: elles s'avancent
lentement au milieu de la nuit à la sombre lueur dune lampe lugubre: on
voit encore sur leurs joues livides & décharnées les traces des larmes
qu'elles ont versées dans les ténebres. Tristes esclaves, elles suivent
un tyran de leur sexe dont le cœur flétri n'a jamais connu l'indulgence
& la pitié: elles rampent sous ses loix affreuses. Plein de rage & de
désespoir, il se venge sur ses semblables des maux qu'il éprouve
lui-même. Ses paroles ne respirent que l'aigreur, le fiel & la
vengeance; les fautes les plus légeres sont des crimes à ses yeux: il
prononce les jugemens bizarres, la raison effrayée n'ose élever sa voix,
& l'innocence expie des crimes imaginaires.

Du moins si la douce amitié versoit quelque consolation dans ces cœurs
malheureux! mais non, il ne leur reste que l'orgueil, la haine & la
férocité. C'est dans ces retraites odieuses que la noire discorde a fixé
son empire; sans cesse elle y fait siffler ses horribles serpens; elle
verse ses poisons dans tous les cœurs; rien n'échappe à sa rage.
Victimes malheureuses de votre imprudence ou de la cruauté de vos
parens, vous levez en vain vers le ciel vos yeux mouillés de larmes!
C'est en vain que vous secouez avec rage les fers odieux dont vos mains
sont chargées! jamais, jamais vous ne respirerez l'air délicieux de la
liberté & du bonheur; non jamais. Tel que l'Achéron terrible, les
cloîtres ne lâchent point leur proie. La mort seule peut vous rendre à
la nature. Et cette mort, quelle est affreuse! sans secours, sans
parens, sans amis, abandonnée sur un misérable grabat, je vois une de
ces infortunées rendre les derniers soupirs. Ses compagnes rangées
autour d'elle adressent froidement au ciel de vaines prieres; elles
présentent à son ame effrayée l'appareil lugubre de la mort; leurs soins
cruels hâtent ses derniers momens, elle expire: nul ami, nul frere, nul
époux, nul fils n'a reçu ses derniers soupirs, n'a soutenu sa tête
_défaillante_, n'a cherché ses derniers embrassemens; nulle larme n'a
mouillé ses mains pâles & glacées: sa mort est une fête pour les
compagnes, elles partagent en souriant ses viles dépouilles.



                            NEUVIEME NUIT.

                             Le Bonheur.


Ils ne sont plus, ces temps heureux où l'homme borné aux besoins de
simple nécessité, trouvoit aisément par-tout de quoi les satisfaire, ces
temps où l'homme marchoit libre sur la terre, comme l'oiseau vole dans
les airs: le vrai bonheur est disparu avec eux. La propriété a détruit
l'égalité naturelle. L'orgueil a paru sur la terre, son souffle
empoisonné a flétri toutes les vertus; il a fait naître tous les crimes.

Mortels infortunés! c'est en vain que vous invoquez le bonheur; c'est en
vain que vous tendez vos mains suppliantes vers cette Divinité
inexorable! Pouvez-vous être heureux, quand vous n'êtes pas assurés des
moyens de votre subsistance? pouvez-vous l'être, quand la cruauté de vos
semblables peut vous arracher ces moyens? Ne cherchez plus le bonheur
qui vous étoit destiné; le seul qui vous reste maintenant, c'est de
travailler à diminuer les maux qui vous accablent.

Ce n'est plus sur vous, hommes perfides, que je fonderai mon bonheur!
Vous m'avez trompé tant de fois! je ne vous regarde plus qu'en
tremblant. Que faut-il faire pour acquérir votre estime? les talens
excitent votre jalousie, les richesses votre envie, la vertu votre
haine; vous poursuivez le malheureux qui n'a pas assez de force ou de
méchanceté pour vous poursuivre.

Puissance, honneurs, richesses, vains fantômes qui promettez le bonheur,
vous ne le donnez point! Sur le trône de l'univers, le conquérant de
l'Inde sent le vuide de son cœur, il demande un autre monde: des
milliers de mondes conquis ne le rendroient pas plus heureux. O toi qui
cherches le bonheur, si le sort t'a fait naître esclave, il n'en est
plus pour toi sur la terre! ton cœur est avili. Romps tes chaînes, si tu
le peux, ou souffre sans te plaindre, tu n'as plus d'autres biens que la
patience & la mort.

Oui, oui, souffre avec patience; il est un Dieu bon qui voit tes
souffrances, il saura t'en dédommager. Dans la nature, les peines
produisent toujours les plaisirs; telle est la loi générale de cet Être
bienfaisant. Ainsi les douleurs de la naissance conduisent aux douceurs
de la vie, la fatigue conduit au repos, l'infortune à la sensibilité; la
mort doit conduire aux délices d'une vie plus heureuse. Un être sensible
& innocent qui souffre pendant toute la vie, ne seroit que le triste
jouet de la cruauté d'un mauvais Principe, si la Providence ne lui
préparoit une récompense. Pensée sublime, vole dans ces noirs cachots où
l'innocent est en proie aux horreurs du désespoir! verse dans l'ame de
ces infortunés la consolation & l'espérance! échauffe le cœur de ces
malheureux qui s'avancent, en frémissant, vers l'endroit de leur
supplice, & qui voient déjà les instrumens affreux des tourmens qu'on
leur prépare!

Mais vous qui n'avez d'autres chaînes que celles de vos préjugés & de
vos vices, vous que la fortune comble de ses dangereuses faveurs, où
cherchez-vous le plaisir? Je vois ces cercles brillans où vous croyez le
trouver: la vanité préside à ces assemblées, elle promet sans cesse le
plaisir, elle l'appelle, il ne vient point; il dédaigne cette déesse
ridicule: il fuit à son aspect, & vole dans la cabane du pauvre
vertueux, pour verser dans son cœur les délices du sentiment. Je vois se
succéder les tourbillons chamarrés de vos parures ridicules. Vous
parlez, la basse flatterie passe d'oreille en oreille; le mensonge se
reçoit & se rend; la calomnie immole les absens à la haine. La bouche
sourit, & on lit dans les yeux de chacun les efforts qu'il fait pour
cacher l'ennui qui le dévore.

Mais bientôt un autre spectacle offre des scenes plus vives & plus
bizarres. On dresse des tables, on s'approche, on s'assied. Des morceaux
de carton de diverses couleurs, passent rapidement dans toutes les
mains; on les jette, on les reprend; on les mêle, on les repasse encore,
& ce jeu puéril le répete pendant des heures entieres. Que dis-je
puéril? un charme secret est attaché à ces cartes. Elles font naître
successivement toutes les passions dans les cœurs. La frayeur, la joie,
le dépit, la colere, le désespoir se succédent sur les physionomies au
gré de leurs couleurs. L'or circule de tous côtés, la joie de l'un fait
le désespoir de l'autre. Une carte décide du sort d'une famille entiere.
Insensés, vous passez dans le trouble inquiétant des passions, des
heures précieuses qui pourroient être remplies par le doux plaisir! Où
courez-vous les chercher, ces plaisirs divins? Ils sont auprès de vous,
dans votre propre maison, dans le sein de votre famille. Invitez-les à
entrer dans votre cœur, ils accourront en foule, ils vous caresseront,
ils vous feront éprouver le seul bonheur que l'homme puisse goûter sur
la terre.

Sentiment précieux de la nature, c'est vous qui les faites naître, ces
plaisirs divins! Ils enivrent le cœur de celui qui lit dans sa
conscience les devoirs sacrés de la nature, & les remplit avec courage.
Heureux celui qui peut rendre à la vieillesse de son pere les soins
qu'il en a reçus dans son enfance! heureux celui qui occupé sans cesse
du soin de sa famille, lui consacre tous les instans de sa vie; qui
serre contre son cœur brûlant une tendre épouse & des enfans cheris! Que
la fortune injuste lui enleve tout son or! que les flammes dévorent sa
demeure! il brave le malheur & les flammes, il emporte sur les épaules
son pere languissant, il prend dans ses bras sa femme & ses enfans:
chargé de ces précieux fardeaux, il sort du milieu des flammes, il les
porte loin du danger. Là il caresse ces chers objets de sa tendresse, il
leur sourit tendrement, son cœur nage dans le plaisir de les avoir
sauvés. Sa maison s'écroule avez un bruit affreux, à peine détourne-t-il
la tête; il a sauvé tous ses biens. O hommes, laissez-lui quelques
moyens de se procurer de la subsistance, & je ne crains rien pour le
sort de sa famille. La tendresse augmente ses forces, il les consacre au
bonheur de ce qu'il aime. Chaque succès est un nouveau plaisir; il
mouille de larmes délicieuses le pain que lui ont procuré ses sueurs, il
le distribue à son pere, à sa femme, à ses enfans. La satisfaction
brille dans ses regards; il jouit de leur contentement & de leur joie;
un instant le dédommage des peines de toute une journée. Il se repose,
puis il court mériter de nouveaux plaisirs.

Heureuse famille, laissez-moi jouir un instant du spectacle de votre
bonheur; laissez-moi prendre au milieu de vous des leçons de sagesse &
de vertu! Comme votre tendresse jette un voile sur les défauts attachés
à la nature humaine! comme l'indulgence essuie parmi vous les larmes du
repentir! Jamais les fautes des enfans n'excitent la fureur du pere ou
de la mere; jamais la tristesse de l'époux n'altere la douceur de
l'épouse. Occupés sans cesse à se prévenir, à se soulager, à se
pardonner mutuellement; les foiblesses des uns font briller les vertus
des autres. Une fille coupable paroît aux yeux de sa mere: celle-ci ne
la regarde point avec colere, son œil ne respire point la vengeance. Le
tendre reproche éclate dans les yeux, il se mêle aux larmes maternelles;
elle laisse tomber sa tête sur le sein de sa fille coupable, elle
sanglote ― Malheureuse, j'en mourrai de douleur! Elle ne peut en dire
davantage. A ces mots, le cœur de la fille se brise, elle verse un
torrent de larmes; elle serre sa mere entre ses bras. — O ma mere, ne
pleurez plus: moi, causer votre mort! Ah! par pitié pardonnez-moi:
jamais, non, jamais...... sa mere jette sur elle des regards de
compassion; elle voit son repentir, elle lui abandonne une de ses mains:
jamais la même faute ne fera saigner son cœur maternel.

Est-ce dans les palais des grands qu'on voit ces scenes attendrissantes?
Est-ce sous des lambris dorés que le tendre sentiment vient chercher les
cœurs? Ils s'ouvrent, ces palais superbes; quel spectacle différent!
L'orgueil dans les bras de la mollesse calcule froidement ses pénibles
jouissances; il prépare le matin les sacrifices qu'il doit offrir dans
la journée à mille divinités frivoles. Jamais le sourire de la tendresse
ne fait passer la joie dans son cœur. Une femme qui porte le nom
d'épouse & de mere, sans en avoir connu ni les devoirs, ni les douceurs,
s'occupe majestueusement du grand ouvrage de sa parure; ses femmes
empressées élevent l'édifice pompeux de sa chevelure; des heures
suffisent à peine à ce grand travail. On entend du bruit, quelqu'un
vient; le feu du plaisir brille dans ses yeux. O mere de famille, est-ce
ton époux, sont-ce tes enfans qui viennent jouir de tes embrassemens?
Hélas! c'est un de ces êtres qui se font un métier du crime, qui
comptent leurs plaisirs par les victimes qu'ils immolent, qui portent
l'ignominie de famille en famille.

Elles paroissent cependant, ces créatures innocentes qui te doivent la
vie; tu les apperçois à peine: le doux nom de mere est interdit à la
bouche de tes enfans, comme le sentiment en est étranger à ton cœur. Ils
approchent en tremblant, ils baisent avec respect la main de Madame;
puis ils retournent sous la férule d'un valet qui, sous le beau nom de
précepteur, leur inspire ses ridicules & ses vices. Malheureuse, frémis!
tu te rends complice des crimes qu'ils commettront un jour, ta froideur
détruit dans leur ame le germe du sentiment qui devoit produire des
vertus; c'est dans les bras d'une mere qu'il pouvoit se développer.

Mais les richesses n'endurcissent pas toujours le cœur; elles procurent
à l'ame sensible qui les possede, mille jouissances délicieuses. Si les
plaisirs du riche vertueux ne sont pas aussi vifs que ceux du pere
indigent qui donne à sa famille un pain trempé de ses sueurs, ils sont
plus étendus & plus variés. O Dorval, je t'ai vu serrer tes enfans
contre ton cœur! je t'ai vu leur donner des leçons & des exemples de
vertu. J'ai vu les larmes du sentiment couler de tes yeux attendris. Je
me souviens encore de ce jour, (le souvenir n'en sortira jamais de mon
cœur), de ce jour où nous regardions avec intérêt plusieurs malheureux
que ta voix bienfaisante avoit appellés pour faire un chemin dans un
endroit où le malheureux vigneron avoit vu briser plusieurs fois la
voiture qui portoit sa récolte. Ils travailloient avec ardeur. Un
vieillard étoit parmi eux; il pouvoit à peine lever la pioche qu'il
avoit entre les mains: il la levoit avec effort, & elle retomboit par la
seule force de son propre poids. Nous nous approchâmes, tu lui fis des
questions, & voici ce qu'il nous dit: Je suis du village qui est
derriere cette montagne, j'ai plusieurs enfans qui sont mariés; tous ont
refusé de prendre soin de ma vieillesse, à l'exception du plus jeune.
Quoiqu'il soit le plus pauvre, & qu'il n'ait d'autre ressource que son
travail, il a soutenu ma vieillesse languissante. Tous ses freres
m'avoient chassé de leurs maisons, il me reçut dans sa cabane, & il
partage avec moi le pain de son travail. Depuis huit jours, la fievre le
retient au lit, & nous n'avons plus de pain. Hier, j'appris que vous
donniez de ouvrage à tous ceux qui n'en avoient point, & ce matin, je
suis venu travailler avec les autres, & gagner de quoi soutenir la
famille de mon malheureux fils. Tes larmes couloient, ô bon Dorval, tu
ne pouvois parler. Enfin tu lui dis: O mon pere! ne travaille plus, je
vais te faire donner de quoi soulager ta vertueuse famille.

De retour à la maison, tu racontas cette aventure à tes enfans; tous
t'écoutoient attentivement: tu pleuras encore en parlant de ce bon
viellard, & les larmes couloient aussi des yeux de tes enfans. O Dorval,
ta vertu ne périra point sur la terre! ils te ressembleront un jour, tes
enfans! Les leçons de vertu s'effacent aisément, les exemples ne
s'oublient point, ils se gravent dans le cœur.

Hommes méchans, jouissez de vos plaisirs faux & trompeurs! écrasez sous
vos pieds ceux qui s'opposent au cours de vos passions déréglées! que
l'exemple de vos crimes forge le triple airain qui doit environner un
jour le cœur de vos enfans! que l'égoïsme cruel vous séduise par l'appât
trompeur de les froides jouissances! Pour moi, je me dirai sans cesse:
Heureux qui peut vivre éloigné de vous! heureux qui peut vous servir
sans être connu de vous!

Bois sacré dont les ombres bienfaisantes répandent la joie dans mon
cœur, dérobe mon existence aux regards perfides du méchant! Que tes
branches touffues cachent ma cabane à ses yeux inquiets! elle exciteroit
son envie, il viendroit s'en emparer, il se rendroit maître de mon
champ; peut-être m'en feroit-il un tombeau. Et s'il me laissoit la vie,
qu'en ferois-je de cette triste vie? La justice ne s'obtient qu'à prix
d'argent; & je n'aurois plus rien. Je mourrois de besoin, avant d'avoir
pu me traîner à la porte des tribunaux, avant d'avoir pu faire entendre
ma voix à des juges.

Aimable & douce solitude, tu m'as fait goûter le bonheur; c'est sous ton
ombrage sacré que j'ai appris à me dégager de cette foule de besoins qui
me rendoient esclave; c'est ici que j'ai appris à connoître que je
n'étois qu'un homme, foible animal dont l'orgueil est ridicule, dont les
plaisirs consistent dans des sensations passageres & dans les sentimens
délicieux que produit l'enthousiasme de la vertu. J'ai appris que le
mensonge a corrompu le cœur de presque tous les hommes; que leur
commerce est faux & trompeur; qu'il faut les fuir, si l'on ne veut être
associé à leur injustice; qu'il n'y a de bon dans le monde que le
plaisir d'aimer & de faire du bien; que le plaisir d'être aimé est une
chimere qui trompe presque toujours les malheureux qui s'y livrent; que
l'indulgence est la premiere de toutes les vertus, & la mort le plus
grand de tous les biens.



                            DIXIEME NUIT.

                               La Mort.


Non, non, je ne les écouterai plus, ces pressentimens inquiets qui
m'annoncent le malheur; je les rejetterai loin de moi. L'espérance
descend du haut des cieux, elle sourit à mon cœur; elle m'apporte la
douce consolation. Je verrai sans frémir les maux que le sort me
destine; il me poursuivront en vain. Un asile s'ouvre à mes regards,
asile impénétrable à la fureur des tyrans; asile aux portes duquel la
haine & la vengeance s'arrêtent effrayées, & lâchent en tremblant la
proie qui leur échappe.

O Mort, c'est ton temple sacré! J'écarte les nuages affreux dont les
hommes l'ont couvert; je déchire le voile effrayant qui m'en déroboit
l'entrée. Que vois-je? Une Divinité bienfaisante tend les bras aux
mortels effrayés qui l'abordent en tremblant; son trône est environné
d'une lumiere éternelle; la Vérité brille à ses côtés. Le doux repos,
l'aimable paix y regnent avec elle, ils offrent aux mortels ingrats
leurs coupes enchantées. Fatigués de la course pénible de la vie, les
hommes y boivent avec avidité; ils ont oublié leurs maux.

Quelle fureur porte l'homme à dénaturer les doux présens du ciel? quelle
ingratitude affreuse lui fait trouver des maux dans la fin de tous ses
maux? C'est ainsi que sa malheureuse inquiétude a détruit tous les
charmes de l'amour, en le chargeant de fers: c'est ainsi qu'il verse le
fiel de la crainte dans le cœur de l'innocent, & trouble la joie pure
que les bienfaits de l'Être Suprême y avoient fait naître, en armant cet
Être plein de bonté du glaive sanglant de la vengeance: c'est ainsi
qu'il revêt la Mort d'une forme hideuse. Il la couvre d'un voile sombre,
il met entre ses mains une faulx menaçante; elle brille, cette faulx
terrible, à la lueur des pâles flambeaux dont elle est environnée. Le
spectre hideux s'avance, il moissonne les mortels tremblans; ils tombent
sous ses coups, comme l'herbe sous le bras du faucheur.

Hommes insensés! vous-mêmes avez forgé ce monstre qui vous effraie, la
Mort n'a point ces caracteres affreux. Elle regne en souriant sur
univers; elle vient d'un air attendri essuyer les larmes du malheureux,
elle l'arrache à la fureur de l'envie, de la haine, de la vengeance;
elle rompt tous ses fers, elle le rend à la nature. La Mort ne porte
point une faulx tranchante, elle ne frappe point avec fureur. Présente à
la naissance de l'enfant, elle dirige les premiers pas vers la tombe,
elle en applanit le chemin; c'est une pente douce & insensible, il y
descend imperceptiblement; à mesure qu'il avance, la vieillesse
affoiblit ses organes, éteint le feu de ses désirs. Déjà le plaisir
s'éloigne de les regards, il fuit; il le voit s'éloigner sans regret; il
ne pourroit plus en jouir. Il s'affoiblit, la douleur n'exerce plus sur
lui qu'un empire vague & confus; il s'éloigne d'elle en approchant du
tombeau; bientôt il ne la sent plus, & la Mort retire doucement de ses
levres froides la coupe épuisée de la vie.

Telle que le doux sommeil, la Mort apporte le bonheur aux malheureux
humains. Le sommeil frappe de son sceptre magique l'homme accablé du
poids de ses peines; aussi-tôt ses organes se refusent aux objets
extérieurs; son œil se ferme, son oreille n'entend plus, le monde
s'éloigne de sa pensée comme une vapeur légere; son ame délivrée de ses
chaînes descend voluptueusement dans le temple sacré du repos. Les
songes caressans essuient les traces de ses larmes, ils soufflent les
plaisirs dans son cœur, dans son cœur que les noirs soucis rongeoient
impitoyablement. Les maux attendent son réveil pour reprendre leur
empire: la Mort n'a point de réveil.

La douleur, telle qu'une ennemie cruelle, rugit sans cesse autour de
l'homme, quelquefois elle l'attaque avec fureur. Son état seroit
affreux, s'il restoit en proie à ses tourmens; mais la Mort vient à son
secours, elle l'arrache à sa fureur, elle le couvre de son bouclier
impénétrable. Le plomb terrible sort en vain du bronze qui le vomit; il
vole, il frappe le soldat intrépide; la douleur croit saisir sa proie,
elle ne trouve qu'un cadavre insensible.

Je vois sans frayeur ouvrir la tombe qui doit ensevelir ma dépouille
mortelle; je considere tranquillement la fosse où bientôt je ne serai
plus que poussiere & ossemens. A cette vue, l'injustice des hommes me
paroît moins révoltante, la tyrannie moins odieuse; la colere s'éteint
dans mon cœur; je sens expirer sur mes levres l'expression du reproche &
de la vengeance. Je m'écrie: O hommes, que m'importe votre méchanceté!
elle passe comme l'ombre. Pourquoi vous poursuivrois-je? pourquoi
voudrois-je me venger de vos injustices? Foibles comme moi, nous
tomberions tous deux en poussiere au moment où ma haine voudroit vous
frapper. Lorsque ma cendre restera froidement sous cette tombe,
qu'aurai-je gagné à faire le mal? Lorsque la cendre de mon ennemi sera
mêlée à la mienne, que seront nos disputes & nos haines? le choc
ridicule de deux êtres orgueilleux qui tomboient en poussiere; le
bourdonnement momentané de deux insectes éphémeres qui ont existé
quelques instans dans les convulsions de la haine.

Qu'est-ce que ce cadavre, reste inanimé d'un être malheureux? Il est
entouré d'hommes, de femmes, & d'enfans qui l'arrosent de leurs larmes.
Insensés! votre ami, votre époux; votre pere, souffroit, il n'y a qu'un
instant, & vous ne versiez point de larmes: maintenant il ne souffre
plus, & vous pleurez! Ah! cessez de plaindre son sort; la guerre, la
famine, la peste & les autres fléaux ravageront en vain les campagnes
désolées, il ne craindra point leurs fureurs; il ne connoît plus de maux
sur la terre. Les peines vous accablent, les chagrins vous dévorent, &
vous pleurez sur ce cadavre insensible! Hélas! ce n'est pas sur les
morts, c'est sur les vivans qu'il faut pleurer.

Réjouissez-vous, il est délivré du fardeau de la vie. Ne le couvrez
point d'un drap sombre parsemé de figures affreuses; n'allumez point
autour de lui des flambeaux lugubres dont la pâle lumiere se mêlant à
l'horreur des ténebres, porte l'effroi dans l'ame; ne l'accompagnez
point au tombeau en longs habits de deuil, regardant la terre d'un air
triste & accablé: mettez plutôt sur sa tête une couronne de fleurs;
qu'une joie douce brille sur vos visages, elle honorera son triomphe;
descendez-le dans le tombeau, en chantant les louanges de la Mort.

Qu'ai-je dit? la Mort n'est point terrible? l'homme ne doit point
trembler à son aspect? elle lui apporte le bonheur? Non, non; elle est
affreuse pour le méchant. Elle ouvre à ses yeux les portes de
l'éternité. Sa conscience le trouble, l'épouvante; il tremble en
descendant dans ce gouffre immense, il porte avec effroi ses regards
dans l'avenir ténébreux, des cris lugubres & plaintifs sortent en longs
sifflemens du milieu des ténebres; ce sont les cris des malheureux qu'il
a sacrifiés à ses passions injustes; ils l'appellent du fond de l'abyme,
ils demandent vengeance.

O vous qui regardez avec dédain les mortels que le sort vous a soumis,
vous qui croyez tenir de votre naissance le droit barbare de faire gémir
vos semblables sous le joug de oppression, vous qui vous jouez de la vie
& du bonheur des hommes, tremblez! les malheureux vont être vengés. La
voyez-vous approcher, cette Mort affreuse? elle n'est terrible que pour
vous. Elle s'avance; ses regards sont menaçans; la Vérité, la Vérité
vengeresse la précede; elle porte dans une de ses mains un faisceau de
serpens, elle agite de l'autre un flambeau lugubre; sa pâle lumiere a
déjà porté l'effroi dans les voûtes de vos retraites, elle frappe à la
porte de vos palais; le Mensonge effrayé à la vue de son ennemie, lui en
livre l'entrée. La Mort vous fixe, elle leve son bras terrible......
Vous frémissez, vous des Héros, vous les Maîtres du monde! vous des
Dieux! vous qui n'aviez d'autre raison que l'orgueil de votre volonté!
Où est votre puissance? c'étoit un songe, le réveil est affreux.
Qu'avez-vous gagné à être méchans?

L'éternité! quel mot terrible! ô Mort, où conduis-tu mes pas?
M'arraches-tu à des maux cruels pour me livrer à des maux plus cruels
encore? Sentirai-je encore mon existence, lorsque mes organes glacés
seront sans mouvement & sans vie? quel monde nouveau va s'offrir à mon
ame?... O nature, j'ai vécu selon tes saintes loix; je me jette avec
confiance dans ton sein maternel, tu prendras soin de mon bonheur.

Non, elle ne périra point, cette ame où je me suis formé un rampart
contre la tyrannie & l'injustice, ce moi où le sentiment délicieux de
l'existence s'est fait sentir avec tant de charmes, ce moi est un bien
dans la nature, c'est un être de plus; l'Être Suprême ne le fera point
rentrer dans le néant. Il est plus à ses yeux que le grain de sable dont
il ne permet pas la destruction. Quoi! tous les hommes réunis ne
pourront anéantir le moindre grain de poussiere que l'air agite à son
gré, & le caprice d'un seul homme pourroit plonger dans le néant ce
principe divin, qui remplit de joie le cœur d'un être sensible! Non,
non; ma pensée s'élance au-delà des portes du trépas. Un feu divin brûle
mon cœur. Je parcours avec ardeur l'espace immense; j'y découvre des
milliers de mondes où ces principes éternels, unis à de nouveaux
organes, éprouvent de nouveaux plaisirs, se perfectionnent
successivement par l'expérience du bien & du mal, & parviennent enfin à
être réunis à la source pure de tous les êtres dont ils étoient tirés.
Telles sont ces eaux que le soleil attire de la vaste étendue des mers.
Elles se dispersent sur la terre sous mille formes différentes; elles
tombent dans les abymes, elles se précipitent dans les cavités; elles en
ressortent ensuite pour errer dans mille canaux divers. Tantôt elles
coulent paisiblement au milieu de la verdure & des fleurs, tantôt elles
ne reçoivent dans leur sein que l'image aride d'une chaîne de rochers
escarpés & sauvages; souvent elles sont troublées par des vents orageux,
quelquefois elles offrent une surface riante aux jeux folâtres des
Zéphyrs: & cette vicissitude continuelle, les conduit enfin dans le sein
de cette mer immense dont elles étoient sorties.

Telle est la loi générale de la nature; tout change d'état & de forme,
rien ne peut être anéanti. La chenille rampe un instant sur la feuille
de arbre qui la nourrit, elle paroît devoir périr dans le tombeau
qu'elle s'est formé; mais bientôt, rompant ses enveloppes, elle sort
triomphante; &, citoyenne d'un nouvel élément, fait briller à nos yeux
le vif éclat de sa parure.

Hommes barbares, cette espérance me donne des forces contre votre
tyrannie! elle enivre mon cœur. Je ne sens plus le poids des fers dont
vous me chargez. Accablez-moi de maux, vous avancez le moment de mon
bonheur, le moment où, délivré de votre présence odieuse, je volerai
dans des contrées plus pures où les cœurs droits jouiront du bonheur.
Dieu ne vous a point fait l'instrument de ses vengeances: ce n'est pas
pour tourmenter ses créatures qu'il a mis entre vos mains le glaive
meurtrier, c'est pour les protéger & les défendre; ou plutôt il n'a
point mis de glaive entre vos mains, c'est votre cruauté qui a aiguisé
le fer. Votre haine poursuit en vain les hommes, la nature se joue de
vos efforts. Au milieu des tourmens que vous préparez aux victimes de
votre cruauté, elle les caresse dans son sein maternel, elle leur ôte
l'usage de leurs sens. C'est la matiere insensible que vous déchirez,
c'est la matiere qui palpite sous le fer de vos bourreaux; l'homme n'a
plus le sentiment de la douleur; & bientôt il aura celui des biens que
vous lui procurez, en lui donnant la mort.

                                 _FIN_.



                         Note du transcripteur


On a fidèlement reproduit l'orthographe et l'accentuation du livre, sauf
que dans les mots suivants, qui ont été corrigés selon l'usage courant
dans le texte:

  • page 1, ligne 2: CHAMPETRE → CHAMPÊTRE
  • p. 6, l. 15: Ét vous → Et vous
  • p. 90, l. 5: me trouvé-je → me trouve-je
  • p. 105, l. 11: extrêmités → extrémités
  • p. 117, l. 8: d'ètre époux → d'être époux
  • p. 123, l. 7: l'illusion disparoit → l'illusion disparoît
  • p. 130, l. 11: dégoutantes → dégoûtantes
  • p. 198, l. 3: traine → traîne
  • p. 210, l. 15: succedent → succédent




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