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Title: La Turque
Author: Montfort, Eugène
Language: French
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  EUGÈNE MONTFORT

  LA TURQUE
  --ROMAN PARISIEN--


  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1906
  Tous droits réservés.



DU MÊME AUTEUR


    Sylvie ou les Émois passionnés (Les Marges).
    Chair (Les Marges).
    Exposé du Naturisme (épuisé).
    Essai sur l’Amour (Stock).
    La Beauté moderne (La Plume).
    Les Marges (Floury).
    Les Cœurs malades (Bibliothèque-Charpentier).
    Le Chalet dans la Montagne (Bibliothèque-Charpentier).
    La Maîtresse américaine (Herbert, à Bruges).


PROCHAINEMENT

    Montmartre et les Boulevards.
    Le Fruit défendu.
    La Chanson de Naples.


    Il a été tiré de cet ouvrage:
    6 exemplaires numérotés sur papier de Hollande
    et 3 exemplaires numérotés sur papier du Japon.


Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.



A LOUIS CODET


Mon cher ami, vous avez assisté à la mise au jour de ce livre. Vous
l’avez vu se développer, grandir, chapitre par chapitre, et presque page
par page. Vous lui avez témoigné un intérêt constant, et vous l’avez
défendu, quand, parfois, avec la fureur pleine d’amour d’un père, je
l’accusais. Vous m’avez soutenu dans les heures de lassitude et de
découragement, et vous m’avez réconforté.

Je ne pouvais donc inscrire ici qu’un nom: le vôtre.

Je le fais, en vous remerciant de votre active et efficace amitié.

E. M.



LA TURQUE



PROLOGUE



I


Sophie Mittelette arriva à Grenoble vers trois heures. Elle avait quitté
Genève de bon matin. Selon son ordinaire, levée à l’aube pour achever le
ménage pendant que son tuteur dormait, elle avait ouvert la porte de la
maison, poussé les volets du rez-de-chaussée, et posé un balai contre le
mur, dans la rue. Puis, panier au bras, elle avait été jusque chez
l’épicière, encore toute ensommeillée, et--comme partant pour les
provisions--lui avait emprunté une pièce de vingt francs. Elle courait
alors à la gare, où elle retrouvait son petit baluchon, apporté déjà la
veille pendant un tour de promenade de M. Bourdit, et montait dans le
train. Aujourd’hui ce n’était pas elle qui réveillerait son tuteur.

Elle avait attendu une heure à Culoz, et deux à Chambéry, aux
changements de train. Dans les salles, patiemment assise sur une
banquette, à côté de son paquet enveloppé dans un torchon propre et de
son panier, Sophie suivait sans bouger le tohu-bohu des arrivées et des
départs. Elle mangea un peu de lard et de pain qu’elle avait emportés de
la maison, et but de l’eau fraîche à la fontaine. Car il fallait
économiser le trésor de l’épicière.

En arrivant à Grenoble, toute sa fortune montait donc à quatorze francs
environ. Quant à son espoir, il s’appuyait sur une amie, Juliette, avec
laquelle elle avait travaillé autrefois au couvent. Celle-ci s’était
bien mariée, ayant épousé un coiffeur de la place Grenette... C’est vrai
qu’elle était jolie, et puis, dame! il y a la chance... Juliette--Madame
Devaux--reçut Sophie non sans étonnement. C’était une blonde soignée,
rose et inexpressive comme une des têtes de sa devanture. Sophie lui
ressuscitait les jours pénibles, où elle taillait des chemises chez les
sœurs, qui la payaient à peine et la nourrissaient mal. Elle menait
maintenant une vie honorée et confortable. Par tous les clients, elle se
sentait entourée d’hommages. Pour dire: «taille et shampoing...
soixante-quinze...» en découvrant ses dents blanches d’un sourire
mécanique, il n’y avait qu’elle. Un groupe important de bourgeois, qui
faisaient chaque jour la manille au café du Grand-Hôtel, pensaient à
elle avec amour et considération. Elle était connue dans la ville. Et
vraiment, à sa caisse, dominant les trois garçons en manches de chemise
et son mari frisé, elle était des plus distinguées.

Elle conduisit Sophie dans l’arrière-boutique où l’on voyait quelques
crânes en bois supportant d’abondantes chevelures, et par terre, dans un
coin, un tas de peignoirs et de serviettes sales. Sur une table, des
pots de pommade vides et des fioles sans bouchon s’amassaient. Cela
fleurait la parfumerie et un peu le rance. Sophie parlait: «J’entends
encore mère Félicité quand elle disait: Cette Juliette, comme elle fait
des gros points, elle a pourtant de tout petits doigts!... Dis donc, tu
sais: Jeanne Grand?... Elle est à Lyon... Tu te souviens d’elle qui
suçait toujours des boules de gomme?...» Madame Devaux se rappelait.
Elle faisait oui de la tête... Cela lui paraissait drôle que cette
espèce de bonne la tutoyât... Tout ça, c’était si vieux, d’une autre vie
vraiment...

Sophie racontait maintenant ce qui lui était arrivé. Après la mort de
ses parents dans la catastrophe de Saint-Gervais, elle avait été placée
à Lyon chez un apprêteur. Mais, n’est-ce pas, elle était si jeune, elle
ne savait pas... le fils du patron l’avait séduite... Le patron, alors,
l’avait renvoyée à Genève à son tuteur. Mais M. Bourdit ne l’aimait pas,
il lui donnait des gifles, et il lui rendait la vie dure. Pour être
domestique, elle préférait l’être ailleurs, elle serait libre, au moins,
pas battue, et aurait des gages... ou ouvrière... elle savait coudre...
Elle s’était enfuie.

Madame Devaux souriait, d’une grimace. Le regard limpide et confiant de
Sophie la troublait, tout à coup une bouffée de choses anciennes et
oubliées était montée, elle avait revu un jour d’été dans une grande
salle blanche, toutes, elles étaient penchées sur leur ouvrage, on ne
parlait pas, et, par les fenêtres ouvertes, une rumeur de voix d’oiseaux
et de chants de cigales entrait, envahissant le silence,--et des
odeurs... Ah! un grand soupir vous gonflait la poitrine!... Mais voyons,
maintenant elle était la femme du coiffeur de la place Grenette, quelque
chose d’inquiétant se levait avec cette réapparition subite du temps
passé, avec cette Sophie... et puis, une fille pas trop convenable, à en
juger par son histoire. Pourquoi venir troubler son existence? Elle lui
donna dix francs et une liste d’adresses où l’on aurait peut-être du
travail pour elle. Et Sophie la quitta en lui disant vous et en
l’appelant Madame.

Sophie, sortie de la boutique, suivit la rue au hasard. Ces maisons
qu’elle ne connaissait pas, les passants indifférents... quelle
solitude! Elle avait le cœur gros. Arrivée place Victor-Hugo, elle
s’assit sur un banc. Qu’allait-elle devenir?... Elle qui croyait que
Juliette se réjouirait de la revoir. Ainsi, Juliette ne se souvenait
plus! Ah! comme sont les gens!... Mais elle ne lui en voulait pas, ses
illusions étaient tombées dès son entrée dans la boutique, elle avait
compris qu’il ne pouvait plus y avoir d’intimité entre ce que Juliette
était devenue et ce qu’elle était restée. Juliette était riche, elle
était pauvre: c’est tout naturel que les riches n’aillent pas avec les
pauvres... Mais où se diriger maintenant? Il n’y avait personne dans la
ville, pas un cœur pour elle, pas une parole... Aussi, elle aurait dû
s’y attendre. Elle n’avait pas bien réfléchi en partant... Ah! jamais
elle n’avait eu de chance! Et elle repassait sa vie... la catastrophe,
et ce détail horrible qu’on n’avait retrouvé de sa mère, de sa maman,
qu’une main, reconnue à cause de l’alliance passée à l’un des doigts...
depuis ce jour où elle avait perdu tout, les siens et sa maison, elle
errait, pauvre être en deuil, trompé par les uns, battu par les
autres... Elle avait connu un peu de joie avec celui qui l’avait prise,
mais comme vite elle était retombée au malheur! Elle se rappelait les
détails. Le patron avait une fille, Marcelle, et un fils, Félix. Sophie
étant gentille, on la traitait en amie plutôt qu’en ouvrière, elle
couchait dans la chambre de Marcelle,--la chambre de Félix était à
côté... Ça avait commencé à table, il lui faisait les yeux doux, puis il
traqua son pied... Un soir, comme il y avait du monde, on les avait
envoyés tous les deux, Sophie et lui, chercher des gâteaux; dans
l’escalier, il l’embrassa sur la bouche, et elle trouva que c’était bon.
Puis il l’embrassa dans la rue pendant tout le chemin... Après, au
magasin, il l’appelait toujours dans son bureau, et il l’embrassait...
Un jour, il lui dit: «Ce soir, à dix heures, tu me rejoindras dans ma
chambre.--Et Marcelle?--Ça ne fait rien, Marcelle.» A dix heures, toutes
les deux entrèrent à pas de loup dans la chambre de Félix. Il dit à sa
sœur: «Toi, tu peux t’en aller.» Puis il porta Sophie sur son lit, et
bientôt il la fit pleurer... Donc elle était sa maîtresse!... Cela dura
deux mois, puis, un matin que le père, du dehors, avait appelé
Félix--celui-ci dormait--il entra. Il les vit tous les deux couchés. Il
restait là, les bras croisés. «C’est du joli!» dit-il à son fils, et il
renvoya Sophie chez son tuteur.

Assise sur un banc, dessinant des ronds dans le sable du bout de son
parapluie, Sophie Mittelette retrouvait tout... M. Bourdit, depuis, la
maltraitait, il l’insultait, ou bien il ne disait rien, et la regardait
d’un air méprisant. Cependant la pauvre fille, maintenant, pensait
qu’elle aurait mieux fait peut-être de rester avec lui, elle travaillait
comme un cheval du matin jusqu’au soir, on n’avait jamais un mot
agréable pour elle, mais du moins là-bas elle connaissait sa vie, elle y
était pliée, elle n’avait pas d’imprévu à redouter, et puis dans la
maison les choses lui étaient familières, et elle était habituée aux
gens du quartier, et encore, par la ville, elle savait bien des endroits
où elle passait avec plaisir...

Le jour tombait, elle se remit à marcher. Elle revenait sur ses pas.
Heureusement il ne faisait pas encore froid, on n’était qu’au
commencement d’octobre, mais à l’approche de la nuit, que tout était
sinistre!... il lui vint un sanglot. Sur les quais de l’Isère, elle
s’accouda au parapet, elle regardait couler l’eau... Oui, c’était bien
simple... Et après, tout serait fini... Cependant, elle s’arracha à
cette idée. Elle alla à la gare reprendre son paquet, trouva un logeur,
mangea un peu de son pain et de son lard dans une petite chambre noire,
et, très lasse, se coucha.

Le lendemain, elle se rendit aux adresses que Madame Devaux lui avait
indiquées. Mais elle n’offrait pas de références, on lui demandait d’où
elle arrivait, pourquoi elle venait à Grenoble, elle répondait qu’elle
était de Lyon et racontait une histoire; on l’examinait des pieds à la
tête, et on ne la prenait pas. Enfin, au bout de deux jours qu’elle
courait, elle se désespérait, on lui offrit un salaire dérisoire: un
franc cinquante, sur lequel elle laisserait un franc pour sa nourriture:
elle accepta. Ah! travailler, causer, n’être plus seule! Elle ne
toucherait que quinze francs par mois, et sa chambre lui en coûtait
douze...--mais elle n’avait rien à dépenser, puisqu’elle avait apporté
de Genève son linge et ses effets.



II


Elle demeurait rue Saint-Laurent, sur la rive droite de l’Isère, où l’on
ne voit qu’une ligne de maisons pauvres, adossées au pied de la
montagne. Tous les matins elle traversait le pont en pressant le pas,
car ça piquait, et elle se retournait pour regarder le Saint Eynard,
pareil à une calotte râpée, et le fort Rabot. Il y avait les jours où la
brume enveloppe tout, et les jours de temps clair... Elle se dépêchait,
suivait la file d’ouvrières minces et vêtues de sombre qui couvrait le
trottoir. A l’atelier les jeunes filles étaient aimables, et puis on
bavarde, le temps passe. C’est l’après-midi qui paraît long. D’abord
elle s’était sentie étrangère, elle l’était d’ailleurs, on s’occupait
d’un tas de choses qu’elle ne connaissait pas, elle était là, bête, et
personne ne lui parlait, ou bien on la plaisantait. Peu à peu elle s’y
était mise... Mais, le soir, quand elle rentrait, les doigts piqués et
le dos qui fait mal, elle était très triste. Seule dans sa petite
chambre, avec sa pauvre bougie, elle avait toujours envie de pleurer.
Elle se couchait tout de suite, et elle s’efforçait de s’endormir vite,
de ne penser à rien...

C’est le dimanche qui était dur! elle restait chez elle pour se
raccommoder (et puis, où aller, toute seule?--c’est encore plus mauvais
quand on voit les autres qui sont heureux, deux par deux, ou en
famille), et elle réfléchissait: Qu’est-ce qu’elle avait donc fait au
bon Dieu pour être si malheureuse? Il n’y avait eu au monde que sa mère
pour l’aimer. Elle repassait son enfance, Saint-Gervais, les baigneurs
en été--les jolies dames qu’elle venait regarder à la porte du
casino--et l’hiver avec la neige dans les montagnes. Elle se rappelait
la maison, la mère qui tricotait et parlait, le père qui fumait sa pipe
et écoutait. Elle se rappelait comment sa mère la prenait dans ses bras,
quand elle était petite, et la baisait doucement sur les yeux. Et un
jour son père--elle avait treize ou quatorze ans--lui caressait les
cheveux, il avait dit: «C’est une belle fille, notre Fifi»... Elle
revoyait Félix quand il l’appelait ma chérie. Une fois il lui avait
donné de l’odeur, elle avait encore le petit flacon, elle le plaçait sur
sa table à côté d’elle. Puis elle pensait à son tuteur: rester chez lui,
non, elle ne pouvait plus! Il était glacé cet homme-là. Jamais un mot!
Elle conservait le poids de son regard sur la tête; si elle s’arrêtait
un instant, son ton dur pour dire: Eh bien Sophie!... Et comme il la
surveillait! Quand elle allait aux commissions, il ne pardonnait pas un
retard d’une minute... Il n’avait donc pas vécu, M. Bourdit, pour ne pas
comprendre qu’elle n’était pas si coupable qu’il le croyait?
Certainement, elle l’était--mais n’avait-elle aucune excuse? Il était
vertueux, oui, cependant ne peut-on pas être bon aussi? Ah! avec sa
méchanceté, il l’aurait plutôt poussée au mal que retenue; il
l’exaspérait!

De Genève, elle gardait l’impression d’avoir été comprimée, étouffée.
Elle revoyait la maison silencieuse, les murs froids, et elle avait un
serrement de cœur... Mais maintenant est-ce qu’elle n’était pas aussi
malheureuse?... Travailler, être pauvre, bien sûr! mais vivre pour
quelqu’un, avoir un but, ne pas se sentir seule... Hélas! elle n’avait
aucune affection, personne ne s’intéressait à elle.--Un grand
découragement l’envahissait. Elle s’abandonnait sur sa chaise, ses yeux
se brouillaient, elle aurait voulu mourir.

Elle alla ainsi trois mois, elle passa la Noël, puis le Jour de l’An où
celles qui ont de la famille sont heureuses. On voyait maintenant de la
glace dans les ruisseaux, il faisait un froid sec, les rues étaient
nues, et quand le vent soufflait, on ne sentait plus sa figure. Sophie
rencontrait quelquefois dans l’escalier une petite vieille proprette qui
habitait dans la maison. Elle lui disait: «Bonjour, ma belle... Comme
vous êtes courageuse!» Sophie répondait: «Il le faut bien, Madame»... Le
dimanche elle ne travaillait pas à l’atelier, donc n’était pas nourrie.
Elle ne mangeait pas le dimanche. Elle avait dû acquérir une pèlerine
chaude pour l’hiver, ce qui avait ruiné ses économies. Ses bas étaient
tout reprisés et ses chaussures percées à la semelle. Elle se demandait
comment elle allait payer son mois, elle n’osait pas penser à l’avenir.

Quand le premier arriva, aucun argent. Elle alla chez Madame Devaux
qu’elle n’avait pas revue depuis son arrivée. Celle-ci n’écouta pas son
récit, elle n’avait pas le temps, tira trois francs de sa caisse, les
lui donna, et lui dit un au revoir très significatif. Sophie porta les
trois francs au logeur, et lui demanda de patienter quinze jours,
jusqu’à sa paye... Mais maintenant elle était en retard, elle ne
remonterait jamais le courant, et il fallait encore absolument qu’elle
s’achetât une paire de bottines!

Elle rencontra un jour dans la rue Lafayette, en revenant de l’atelier,
la vieille de sa maison: «Vous rentrez, ma belle? Moi aussi.» Et la
vieille marcha à côte de Sophie. Elle la fit entrer dans sa chambre,
elle avait du feu, elle l’invita à boire un peu de rhum et d’eau sucrée
chaude pour se réchauffer. Elle la regardait: «Vous êtes jolie, petite.»
Puis elle lui demanda si elle était contente... Sophie raconta ses
misères. «Ah jeunesse!... marmotta la vieille. Moi aussi j’ai été comme
vous, et je le regrette bien à présent. On laisse passer son beau temps,
les années courent, on perd ses couleurs. Quand on est gentiment tournée
et intelligente, on pourrait être si heureuse.» Puis elle laissa Sophie
remonter chez elle.

Le hasard, sans doute, voulut que depuis ce jour-là la mère Rançon se
trouvât à plusieurs reprises sur le chemin de l’ouvrière; la petite
l’intéressait, elle lui parlait chaque fois avec bienveillance, elle lui
prêta cinq francs pour acheter des bottines. Puis un peu de temps passa.
Puis elle réclama l’argent. Sophie était toujours gênée, elle ne pouvait
pas rendre. «Cela vous serait facile, mon enfant, disait la vieille, on
vous remarque beaucoup en ville. Je connais des Messieurs qui vous ont
rencontrée...» Sophie rougissait... Elle ne s’étonna pas autrement
cependant de trouver chez la vieille, un soir, un Monsieur d’un certain
âge, bien habillé, en chapeau haut de forme, qui paraissait très
convenable et qui la regardait avec bonté.

«Ah! ma foi tant pis, j’en ai assez! dit Sophie Mittelette un dimanche.
Et puisque je ne peux pas arriver...»

Et elle quitta l’atelier.



III


Il avait une cinquantaine d’années. C’était un magistrat. Il était
marié.

Il avait meublé d’un lit, d’une commode, et d’une toilette, une chambre,
dans une rue écartée, et y avait installé l’ouvrière. Il venait la voir
deux fois par semaine, le mardi et le samedi, et il lui remettait
quatre-vingt-dix francs tous les mois.

Les premiers temps furent difficiles. Sophie, tout de suite, avait
regretté son coup de tête. Ce fut en tremblant qu’elle vit M. Pampelin
s’approcher d’elle, il avançait un visage poivre et sel, il souriait,
avec des mouvements doux, épouvantables... Il la toucha, elle frissonna,
éprouva une angoisse, un mal au cœur, et lorsqu’il la prit, toute
contractée et suffocante, elle fondit en larmes.

Il s’était relevé. Elle pleurait silencieusement, étendue sur le lit, le
bras gauche remonté et la main sur les yeux, inerte, la jupe retroussée,
les jambes découvertes, lamentable, molle, comme une assassinée. Elle
sentait un chagrin immense et que rien jamais ne pourrait consoler. Des
sanglots la parcouraient... M. Pampelin, très contrarié, allait et
venait à travers la chambre; après son premier mouvement, qui avait été
de ramener la jupe de Sophie sur ses bottines, il était resté indécis,
il était pris de court. Que faire? De temps en temps, il s’arrêtait, et
la regardait avec inquiétude. Il se demandait comment endiguer ce
déluge... Il avait toujours détesté les larmes. Au tribunal, quand un
condamné se les permettait, il le faisait vivement enlever par les
gardes...

Il prit la main de Sophie, la droite, et il la tapota en murmurant:
«Allons! allons!... mon enfant...» Sophie ne se calmait pas, rien sur la
terre ne subsistait plus. Elle sentit seulement qu’on tenait sa main, et
voulut la retirer. «Tu as donc tant de chagrin... ma Sophie?...»
articula pauvrement M. Pampelin. Maintenant, noyée dans ses larmes,
étourdie, sans pensée, elle ne savait plus pourquoi elle pleurait, et
continuait machinalement. Elle avait de la fièvre, les mains très
chaudes, à ce contact M. Pampelin soupira. Puis il se pencha sur elle,
la baisa dans les cheveux, et se mit à la déshabiller.

                   *       *       *       *       *

Mais c’était une vie nouvelle: elle ne travaillait plus! Et
quatre-vingt-dix francs! Jamais elle n’avait tenu pareille somme. Elle
acheta des bas et du linge. Un instant, son éloignement pour M. Pampelin
s’atténua, elle éprouva de la gratitude. Elle possédait un poêle, il
faisait bon dans sa chambre. En se levant, elle frottait (ses trois
meubles brillaient comme glace) puis elle préparait son déjeuner,--et
l’après-midi travaillait pour elle: elle se confectionnait des chemises.
Elle jouissait d’un fauteuil Voltaire, où le magistrat s’asseyait quand
il arrivait... Il désirait qu’elle n’interrompît pas son ouvrage; vêtue
d’une petite robe noire, elle était sous la lampe et tirait l’aiguille,
tête baissée, attentive à son ourlet. Le réveil-matin faisait un fort
tic-tac: elle était seule. Lui ne bougeait pas, épiait, comme caché,
buvait son corsage vivant, son cou, ses doigts agiles, et tout son air
honnête et laborieux. Puis, sans parler, il avançait une main et la
promenait sur elle.

M. Pampelin venait dans le plus grand mystère, et la mère Rançon seule
connaissait son secret.

                   *       *       *       *       *

Sophie voulut sortir, se promener... Mais dans les rues, il lui semblait
que tout le monde la dévisageait... Elle alla sur les quais où presque
personne ne passe. Cependant, le fleuve était gris, les montagnes
sombres, le ciel couvert; elle sentait peser son cœur, elle rentrait.

Alors elle s’ennuya. Ce n’était pas là ce qu’elle avait imaginé. Elle
croyait qu’un changement dans sa vie serait la fin de son malheur. Mais
non! hors l’abattement de la misère, c’était toujours la même chose:
pareil isolement, pareille absence d’affection... Elle eut un grand
malaise. Elle n’eut plus l’idée au travail. Elle restait au lit jusqu’à
midi. Elle avait beau se secouer, s’efforcer d’envisager froidement son
existence, se répéter qu’à présent elle était tirée du besoin, elle
n’arrivait pas à chasser sa tristesse...

Qu’était-elle devenue? Une chose. Car elle n’avait pas un ami: elle
avait seulement pris un maître. M. Pampelin restait toujours lointain,
étranger, il ne parlait jamais de sa vie, il ne racontait rien. Et il ne
lui demandait rien... Dès qu’il était là, elle ne se sentait plus vivre,
son cœur s’arrêtait, ses idées tombaient, elle ne sentait que des yeux
sur elle qui la violaient, qui lui faisaient mal: qu’une présence
ennemie. Il avait des façons d’être là qui disaient qu’il était chez
lui, et que tout était à lui. Il poussait la table, il dérangeait les
meubles, il laissait son eau sale dans la cuvette. Elle lui disait vous
et il la tutoyait... Sophie était offusquée par chacun de ses gestes. Et
l’amour!... Ah!... Pour elle c’était comme si son père s’était glissé
dans sa chambre la nuit. C’était sale et infâme... Baisers horribles!...
Elle ne se donnait pas, elle se livrait.

Elle souffrait trop. Un jour, elle mit la clef sur la porte et s’en
alla.



IV


Qu’allait-elle faire?

Reprendre sa vie. Elle se remettrait au travail, le travail lui
paraissait maintenant plein de bonheur. Elle redevenait pauvre.
Misérable, non pas: puisqu’elle rentrait en possession d’elle-même, de
ses sentiments, de tout son être. Elle se sentait délivrée, elle
respirait.

Cependant, à la maison qui l’occupait naguère, on lui répondit qu’elle
était remplacée, on ne pourrait plus l’employer à l’avenir... Elle se
trouva, pour savoir, à la sortie des ouvrières: «Tiens! v’là Sophie! Ah!
Sophie!... s’écrièrent les jeunes filles. Comment! mademoiselle nous
connaît encore!»

Elles entouraient leur ancienne compagne, elles la regardaient avec
curiosité. Sophie, troublée, tout de suite les avaient senties loin
d’elle.

«Enfin, si ça te plaisait... t’as bien fait...» disait une petite blonde
d’une voix fausse, dans un rire aigrelet.

Et Sophie, soudain, saisissait qu’elle s’était séparée des honnêtes
filles... Elle n’avait pas encore pensé à cela, c’est une idée qui lui
venait maintenant. Alors elle eut une grande envie de pleurer... Elle
aurait voulu parler, expliquer, mais ces sourires... Elle restait là,
muette et toute pâle. On chuchotait: «Dis donc, elle s’en est fait des
mains blanches!» Elle avait tiré son mouchoir, le cœur gros; on
reniflait: «Ça sent bon!»

Ah! leur dire que cette vie, à elle plus qu’à personne, répugnait, leur
dire tout ce qu’elle avait souffert!... leur dire qu’elle aussi elle
était honnête, et qu’elle voulait travailler... et qu’elle ne pouvait
que travailler!...

Mais Sophie se taisait, car on ne l’aurait pas comprise, elle le
devinait; on aurait dit: «Qu’est-ce que tu racontes? Tu ne savais donc
pas ce que tu faisais? Mais tu es folle!» Ou bien à part soi: «Ah!
voilà! elle n’a pas réussi...» Non, les cœurs étaient prévenus, c’était
fini... Quoiqu’elle fît, qu’elle le voulût ou non, maintenant, aux yeux
de toutes celles-là, elle était devenue l’une de ces femmes pour
lesquelles on éprouve à la fois envie et mépris, un mélange singulier de
fascination et d’éloignement... Et tous ses efforts ne pourraient jamais
aboutir qu’à amoindrir l’admiration sans diminuer le dégoût. C’était
fini!

Elle ne disait rien; elle éprouvait un deuil affreux. Il y avait, au
milieu de ces sourires aigus, son pauvre sourire douloureux.--«Adieu»,
murmura-t-elle, et elle partit. «Amuse-toi bien, Sophie!» lui cria une
voix... Mais elle ne se retourna pas, elle avait les larmes aux yeux.

Au milieu de son chagrin, la mère Rançon arriva. Visiblement la vieille
était envoyée par M. Pampelin; elle commença par reprocher son
ingratitude à Sophie: Un homme si généreux et distingué, qui l’avait
mise dans ses meubles! Parole, elle était folle! Profiter de cette
façon-là d’une chance pareille!...

Quand Sophie, frissonnant encore au souvenir de M. Pampelin, lui apprit
qu’elle voulait travailler, elle tomba des nues: Travailler! Mon Dieu!
mais c’était du délire! Voyons, Sophie savait pourtant bien que ça ne
remplit pas le ventre de travailler!... Voulait-elle encore marcher sur
ses bas, porter des chemises trouées, et jeûner tous les dimanches? Elle
savait bien qu’elle ne s’en tirerait jamais sans un ami; ce n’était pas
possible... Alors... M. Pampelin... est-ce que ce n’était pas le rêve
pour une petite femme raisonnable?...

La mère Rançon partit, convaincue qu’on avait fait des propositions à sa
protégée et que le magistrat allait être remplacé.

Aussi, trois jours après, quand elle revint, fut-elle profondément
étonnée de retrouver Sophie en train de sangloter. Sophie, depuis trois
jours, cherchait du travail, et n’en trouvait pas. Au spectacle de ces
larmes, une idée traversa Mme Rançon: elle est amoureuse... «Mon enfant,
allons, est-il possible de se mettre dans des états pareils! dit-elle en
la cajolant. Ah là! là! les hommes n’en valent pas la peine!...» Sophie
la regarda avec étonnement. La mère Rançon continua... «Mais oui, ma
chatte... Comment! quitter M. Pampelin pour ça! Oh!... Bien sûr, vous
trouverez peut-être plus jeune, mais aussi bon?... Voilà un homme qui me
disait hier: «Tenez, Madame Rançon, elle a peut-être envie de petites
choses qu’elle ne me dit pas; je connais bien les femmes... ah! je ne
voudrais pas qu’elle se refusât rien, cette chère enfant... eh bien, si
elle pensait, des fois, que quatre-vingt-dix francs par mois ce n’est
pas assez, je ferais un sacrifice, ma foi! je lui en donnerais cent.»

De l’œil elle guettait Sophie, Sophie insensible répéta seulement
qu’elle voulait travailler.

Une semaine passa. Et la mère Rançon proposa une place de bonne dans une
brasserie. La pauvre fille, qui n’avait rien trouvé, accepta.



V


Elle descendait le matin, encore presque assoupie, et fatiguée des
quatre membres comme si on l’avait battue, car on se couchait tard et
après être resté toute la journée sur ses pieds. On commençait à
nettoyer; mettre les chaises sur les tables, arroser, balayer; cela
sentait le tabac froid, la sciure et les crachats. Un jour sombre
entrait par les vitraux, de l’air sur glissait par la porte, ouverte. On
avait le patron sur le dos: «Un coup de foulard ici! Et ce que vous
laissez dans les coins, ma fille!» On mettait les mégots dans un sac.

A onze heures, les premiers clients arrivaient. Il y avait le bon homme:
«Bonjour, mon enfant; et les amours?» Il y avait celui qui veut toujours
toucher, qui vous prend à la taille, ou vous caresse la main, le commis
voyageur: «Oh! là! là! t’en fais des yeux cochons!» Et l’employé...
Parler, s’approcher et s’échapper, servir, sourire.

Le soir c’était des cris dans la fumée, des manilles, coups de poing sur
la table, discussions, jurons... Dans le coin des étudiants, on
chantait... Sophie était étourdie, avec un mal de tête horrible; ses
jambes pliaient sous elle; mais il fallait s’empresser, et de l’adresse.

Pendant deux semaines, elle ne sentit rien. Elle était abrutie de
fatigue et comme stupéfiée. Et tout de suite debout, à l’aube, et
occupée, elle n’avait pas le temps de penser. Quand, enfin faite un peu
à toute cette nouveauté, elle commença à en prendre conscience, elle fut
désespérée.

Elle se sentait déchue.

D’abord, quel travail! Quand elle cousait, elle avait l’orgueil de ses
doigts; ils usaient d’habileté, d’intelligence. Mais porter des chopes
sur un plateau!...

Et ces hommes qui lui donnaient des sous en disant lâchement une saleté!
Les autres bonnes prêtes à tout!... Et coucher là, être comme une brute
attachée à la maison, ne plus avoir de vie à soi!... Et encore, dans la
brasserie, il y avait une atmosphère énervante. Ah! Rien que des
hommes!... Des regards d’hommes, des bouches et des mains d’hommes! Elle
dormait mal... Des hommes qui vous plantent un regard dans le cœur comme
un couteau, ou qui parlent doucement avec une furieuse envie, on le sent
bien, de se ruer... Ces yeux, ces yeux qui se collent à votre corsage!
Les autres bonnes riaient, riaient, roucoulaient, riaient,
hennissaient...

Un matin, le patron bouscula Sophie dans la cave, sur un sac de charbon.
Alors elle oublia tout, elle ne voulut plus se souvenir d’elle-même;
elle eut une folie, vécut dans un vilain rêve. Elle le rejoignait, là,
dans le noir, elle sentait des mains sur elle, elle entendait haleter un
souffle, une bouche humide et chaude la parcourait, une flamme la
pénétrait, l’embrasait, et dans un éclair, elle s’évanouissait...
L’homme disparaissait dans l’ombre... Sophie était seule; elle avait
honte. Mais remontée aux lumières, au bruit, elle ne savait plus rien;
tout s’effaçait, elle se remettait à circuler à travers les tables en
portant ses bouteilles.

                   *       *       *       *       *

Dans le coin des étudiants, trois Allemands venaient tous les jours. Ils
ne jouaient pas aux cartes, et ils ne chantaient pas. Presque sans rien
dire, ils fumaient des pipes. L’un d’eux, quelquefois, se mettait à
parler: il parlait longtemps, et les deux autres l’écoutaient, en
faisant par moments un signe de tête. Le plus grand et le plus large, le
plus blond, appelait toujours Sophie «Fraulein»; il la regardait d’un
air rêveur et sérieux. Sophie ne l’aimait pas, parce qu’il était trop
poli... Qu’est-ce qu’il veut, cette choucroute-là! pensait-elle... Avec
sa tête fadasse, il l’effrayait un peu... Il parlait doucement,
timidement.

Celui-là se mit à arriver chaque matin à dix heures, avant tout le
monde. Il s’asseyait à l’une des tables de Sophie... Le v’là encore!
murmurait-elle, de mauvaise humeur. «Bonchour, Fraulein», faisait-il.
Là-dessus, il s’arrêtait, il était gêné... Elle s’adossait à la
boiserie; la serviette au bras, debout, de ses mignons yeux bleus,
cernés de noir, elle le regardait, indifférente. Alors, tout troublé, il
tirait un journal de sa poche et se cachait derrière.

Elle s’amusait maintenant tous les matins à l’embarrasser ainsi. Elle le
trouvait si bête et si ridicule. Il avait pris l’habitude de ne pas
parler. Il s’asseyait, lisait, la regardait parfois à la dérobée et
rougissait. Un imbécile... Cependant, un jour qu’elle toussait, il leva
les yeux sur elle avec une expression d’inquiétude si singulière qu’elle
en resta tout étonnée. Et comme une bonne lui disait en déjeunant: «Et
ta gourde de Boche?--Quoi! ta gourde!» fit Sophie.

Une idée nouvelle, extraordinaire, tout d’un coup l’avait frappée, et la
rendait comme grise. Ça l’avait prise subitement; subitement elle avait
eu le cœur à l’envers, tremblante. Il m’aime!... Il y avait quelqu’un
qui pensait à elle, pas pour monter dans sa chambre la nuit, pas comme à
une bête, quelqu’un qui rêvait en pensant à elle!

Toute la journée elle fut absente; elle n’entendait pas les clients
l’appeler, elle se trompait en servant... Quand enfin elle remonta pour
se coucher, la journée finie, elle tomba sur son lit et pleura. Elle
pleurait à sanglots, à chaudes larmes, avec des soupirs profonds, ah! de
tout son cœur à vider!

Le lendemain, le commencement de la matinée fut interminable. Dix heures
ne sonneraient donc jamais? Enfin l’instant arriva, mais Scholch n’était
pas là... Mon Dieu! est-ce que maintenant il allait ne plus venir,
avait-elle compris trop tard!... Cependant il parut. Alors elle le
servit, n’osa pas le regarder, puis alla se cacher.

Cela dura plusieurs jours, le pauvre garçon se désolait. Il avait bien
senti qu’il ne plaisait pas à Sophie, mais lui était-il devenu si
insupportable qu’elle ne pût même plus souffrir sa vue? Avant, au moins,
si elle ne l’encourageait guère, elle restait là, près de sa table, il
pouvait de temps en temps se risquer, d’un œil. Pourquoi fuyait-elle à
présent? Il aimait encore mieux quand elle avait l’air de se moquer de
lui, mais qu’elle était là.

Un jour, un samedi, Scholch se montra seulement à dix heures et demie,
Sophie depuis longtemps ne vivait pas. «Vous êtes bien en retard»,
fit-elle, malgré soi. «Comment donc! vous avez recardé cela,
Matemoiselle?» demanda-t-il... Elle se tenait devant lui, mince, avec sa
figure douce et ses jolis yeux d’enfant. Elle le regardait comme jamais
elle ne l’avait regardé. Il se sentit bouleversé. Que se passait-il?...
Comme elle le regardait, mein Gott!! «Sophie!» balbutia-t-il. Elle
recevait sa voix avec ravissement, il n’avait plus d’accent, ou bien il
était joli son accent... Il avait l’air troublé, des yeux éperdus:
Sophie se sentait heureuse... Ils se mirent à parler par petites
phrases, à mots détachés, des mots timides, des mots rougissants, puis,
peu à peu, le cœur ouvert, il aurait voulu parler, parler, parler
pendant toute sa vie... Sophie écoutait, délicieusement. Ah! ce langage
jamais entendu encore et désiré toujours!... Il lui disait qu’il avait
bien compris qu’elle n’aimait pas le voir, et cela lui était si
douloureux! Il disait comme elle l’avait intimidé, qu’il voulait lui
parler et n’osait pas, que tous les mots l’abandonnaient quand elle
était là... Il disait comme il pensait à elle, qu’il n’avait tous les
jours qu’un désir, venir ici et la voir, qu’il ne travaillait plus et ne
pouvait plus travailler, que la seule pensée dans sa tête c’était elle,
et que, ces derniers jours, quand il avait remarqué qu’elle le fuyait,
il était devenu trop malheureux, et il ne savait plus comment faire, et
il souffrait, et il l’aimait...

Sophie avait envie de pleurer en entendant cela. Elle aurait voulu
baiser la main de Scholch. Elle se sentait les jambes molles. Elle ne
disait rien. Elle écoutait, elle soupirait... Oh! c’était bon, mais cela
remuait trop! Elle manquait défaillir.



VI


C’était son dimanche de sortie.

D’habitude, elle restait dans sa chambre, elle dormait toute la journée.
Aujourd’hui, à huit heures, elle était prête, elle avait mis du beau
linge blanc, passé un ruban bleu ciel autour de son cou; et elle ne
tenait plus en place... Comme, afin de n’être pas en retard, elle
s’était levée tôt, elle était très en avance. Ils avaient rendez-vous à
neuf heures: ce n’était pas la peine de déjà descendre pour attendre sur
la place. Elle aurait voulu s’occuper, ranger, pour tuer le temps, mais
elle était trop énervée, elle aurait cassé tout ce qu’elle eût pris dans
ses mains; elle s’assit. Elle était là, dans sa toute petite chambre,
sur une chaise au pied de son lit, regardant un bout de ciel bleu qui
passait par la tabatière. Elle était là, en chapeau, en gants de fil
blanc, comme une petite fille bien sage que sa mère a habillée le
dimanche pour aller à la messe, et qui attend l’heure, rangée dans un
coin de la salle à manger, et ne bougeant pas du tout, de peur de se
salir.

Elle pensait qu’il allait faire très beau. Quand elle s’était levée,
elle avait vu, étendue sur les toits, une brume blanche qui se dissipait
peu à peu, paresseusement. Il est des matins pareils à ces femmes qui ne
se décident que lentement à découvrir leur corps magnifique.

Sophie entendait les cris des moineaux qui jouaient sur les toits, et
toutes les voix fraîches de la journée nouvelle montant de la rue. Elle
ne s’était jamais sentie ainsi. Son cœur était gonflé de petits
sanglots, elle avait une âme attendrie et neuve, elle souriait. Elle
sentait venir pour elle un grand bonheur. Avant de descendre, elle se
regarda dans la glace, et elle eut envie de s’embrasser.

Scholch l’attendait. Il lui prit la main, il la regarda, et devint pâle.
Il aurait voulu parler, il ne pouvait; il eut un soupir profond qui
parut à Sophie plus doux qu’aucune parole.

Maintenant ils marchaient à côté l’un de l’autre, sagement, d’un pas
égal, et sans regarder autour d’eux... Tout le dimanche les croisait:
des dames en noir avec des chapeaux à brides et un livre de messe à la
main, des petits garçons vêtus en marins, des petites filles en rose,
des Messieurs rasés de frais dans des redingotes boutonnées. Mais tous
les deux ne voyaient rien; ils allaient, innocents, au milieu du monde,
et la main du Seigneur était sur eux.

Quand ils furent arrivés au cours Saint-André, dans la large et superbe
avenue d’où l’on découvre un si beau paysage, Sophie se mit à rire. Elle
avait des chansons plein les veines, elle eût voulu danser, sauter, en
marchant elle se levait sur ses pieds et se dandinait, et elle balançait
ses mains, comme une pensionnaire contente.

Ils s’arrêtèrent pour regarder le soleil sur la montagne; un
éblouissement de lumière glorifiait l’espace, c’était un triomphe, une
allégresse énorme, un chant radieux de renaissance qui montait de la
terre jusqu’au ciel, et tout semblait paré d’une éternelle jeunesse. Ils
contemplaient, aspirant ce bonheur, sentant glisser dans leur sang un
peu de cette lumière... Tout près, on voyait le vert tendre et nouveau
des arbres, et la rosée de l’herbe.

Ils prirent un sentier qui menait au bord de l’eau; Scholch, à cause de
la main de Sophie sur son bras, frissonnait. Elle poussa des cris de
joie, tout à coup, parce qu’un gros insecte précautionneux faisait d’un
air pressé le tour d’un petit arbre. Puis elle partit en courant:
«M’attrapera pas, m’attrapera pas!» Scholch l’avait rejointe, il la
tenait, et il n’osait pas l’embrasser. Alors elle dit. «Je ne veux pas
que vous m’embrassiez!» Il l’embrassa donc, mais gentiment, sur la joue,
bien que déjà elle eût fermé les yeux, frémissante.

Ils avançaient maintenant dans le sentier, enlacés, parmi les louanges
des fleurs et des oiseaux. Enivrée, respirant le ciel, elle laissait sa
tête aller sur l’épaule de son ami, et marchait comme dans un rêve.

Des parfums flottaient dans l’air pur, mêlés à une légère odeur qui
montait du corsage et des cheveux de Sophie, odeur de blonde, odeur de
chair claire et douce. Il la regardait: elle était rose, les yeux
alanguis, la bouche entr’ouverte, et ses lèvres étaient délicates comme
des pétales. De sentir si près de lui, si à lui, toute cette petite vie
ardente et fragile, il fut alors pris d’une angoisse et d’un
attendrissement délicieux. Il eût voulu l’absorber, l’entrer en
lui-même, vivre toutes ses sensations, tous ses gestes, toutes ses
faiblesses. Il était amoureux d’une veine qu’il voyait sur son poignet,
entre son gant et sa manche, de l’ambre de son cou, de la cernure de ses
yeux, d’un pli qu’elle avait au front, du bruit que faisait sa jupe; il
l’adorait.

Comme ils s’étaient assis, il murmura, toute son âme murmura: «Je
t’aime!» et elle crut qu’elle mourait de bonheur.



VII


Ce fut une saison en paradis... Elle habita avec Scholch. Il avait vingt
ans, il avait une âme tendre. Il l’aima de toute son adolescence et de
tout son exil.

Envoyé de Mulhouse par son père pour faire son droit à Grenoble, il s’y
ennuyait profondément. Il se donna à Sophie entièrement, de son cœur
vierge et solitaire, parce qu’elle était blonde et qu’il l’avait devinée
rêveuse comme une Allemande. Il était à l’âge ou la femme est un ange, à
l’âge où dans toutes les caresses on caresse l’âme. Il ne s’éleva pas un
nuage entre eux, l’un pour l’autre ils étaient clairs comme une source.
Ils se disaient tout.

Sophie s’était senti naître. On eût dit un éveil. D’elle, tout son passé
récent était tombé. Elle avait retrouvé son âme d’enfant, son âme vraie.
Elle existait enfin selon elle-même, voilà ce qu’elle avait toujours
pressenti, la vie de tendresse vers laquelle elle tendait si fort, et
dont la privation jusqu’alors l’avait désespérée! Scholch lui apportait
la vie. Elle fut dans le ravissement, dans l’extase. La fleur
d’elle-même s’était épanouie, elle vivait de tout l’être. Quel
bonheur!... Jusque-là elle avait existé dans un rêve, inconsciemment,
sans vérité. Elle se rappelait comme un cauchemar les jours passés. Ces
matins sombres de la brasserie: des moments dans une caverne, et le soir
avec la fumée, et ces ombres brutales, ah! l’enfer!... Et la cave!...
Elle frissonnait... Elle se tournait vers Scholch, elle lui passait ses
bras autour du cou, elle l’embrassait. Il était là! Il était là!... Rien
de tout cela n’était vrai.

Ils habitèrent une petite maison aux Ponts-de-Claix, avec un jardin. Le
matin elle descendait en peignoir, le tenant par la taille, pressée
contre lui, et ils flânaient en regardant les fleurs au doux soleil. Des
moucherons, des poussières d’or, tournaient dans l’air limpide. Devant
une toile d’araignée tendue dans un rosier, et où des gouttes de rosée
semblaient des perles prises dans le filet d’une fée, on s’arrêtait
longtemps. On ne parlait presque pas. C’était un muet émerveillement,
que tout était joli!... «Regarde, ma Fine», murmurait-il. «Regarde,
Mimi», murmurait-elle.

Quelquefois, dans leur grand lit, ils se réveillaient en même temps.
«Bonjour toi!» disait Fine.--«Bonjour, bonjour!» disait Mimi. Il
l’embrassait. Puis, sous prétexte que les cheveux de Fine l’avaient
frôlé, et qu’ils l’avaient fait exprès, il la chatouillait. Alors, elle
riait, mais bientôt elle se défendait, elle criait «Laissez-moi!
Voulez-vous!... mais je vous défends! Horreur!...» Quand il se
réveillait avant elle, il ne bougeait pas: il la regardait dormir. Il
arrivait qu’elle faisait semblant, et à travers ses cils baissés, elle
le regardait qui la contemplait.

Ils allaient se promener dans les champs. Au village, tout le monde les
voyait passer en souriant, on les trouvait si gentils... Ils longeaient
souvent le bord de l’eau. Ils aimaient les nuées blanches des beaux
matins, les légères nuées qui roulent sur le fleuve et s’accrochent aux
roseaux des rives, et qui, tout à coup, comme un rideau qu’on a tiré, se
dispersent pour découvrir la splendeur renouvelée des choses. Ils
suivaient du regard le vol des libellules, ils s’amusaient du saut des
poissons; et des oiseaux qui boivent d’un plongeon soudain, à ras
d’eau... Ils connaissaient un terrain semé de pierres, couvert de
broussailles, où abondaient les lézards. Sophie s’exclamait à leurs
fuites instantanées, au bruissement subit et au court frisson des
feuilles. On marchait dans les labours, au milieu des grands paysages,
et le soleil vous entrait dans le cœur, et s’y étalait, éblouissant
comme à la surface d’un lac.

Et puis, le déjeuner. C’était toujours la dînette. Ils étaient à côté
l’un de l’autre, ils s’embrassaient, ils ne savaient pas ce qu’ils
mangeaient. Déjeuner, c’était plutôt jouer. «Veux-tu des fraises,
monsieur Mimi? disait Fine... Ah! oui! bien sûr! vous êtes un vieux
gourmand!»

Après, ils retournaient au jardin. Sophie paraissait travailler à
quelque broderie, Scholch paraissait lire. Leur repos n’était troublé
par rien. Le soleil, filtré par les feuilles, tombait en petite pluie
sur le gazon, et l’inondait de gouttes d’or. Un merle sautillait dans
l’allée. La voix fraîche d’une fontaine voisine qui bavardait dans le
silence, faisait sentir toute la joie et le calme du village assoupi.
Quelquefois, un bruit de grelots passait sur la route, ou la trompe d’un
marchand; Sophie levait la tête et disait entre haut et bas: «Tiens!
voilà Cagny!»

Cette vie-là dura un an. Ce fut un bonheur délicieux, le bonheur d’êtres
très jeunes, très purs, qui s’aiment sans soucis et sans
arrière-pensées, qui ont des âmes d’enfant, et qui entrent dans le monde
en chantant la plus jolie de toutes les chansons.

                   *       *       *       *       *

Mais Scholch n’étudiait plus. Par les Allemands, ses camarades à
Grenoble, son père sut la vie qu’il menait et lui coupa les vivres. Il
fallut revenir à Mulhouse.

La catastrophe éclata soudainement. Ce fut pour Sophie comme si,
marchant paisiblement au milieu d’une plaine verdoyante, la terre tout à
coup, devant ses pieds, s’était ouverte. Elle se sentit prise d’un
vertige, l’abîme l’attirait, le malheur l’appelait... Elle n’était
surprise qu’à demi; vraiment, elle était trop heureuse, ce n’était pas
naturel d’être si heureux. Malgré tout, et jusque dans le ciel où elle
planait, elle avait une appréhension sourde; elle s’était étourdie, elle
avait fermé l’oreille aux voix qui lui disaient que ce bonheur ne
durerait pas toujours, mais maintenant elle se répétait: je le savais
bien, il fallait un jour que tout s’écroulât... Scholch, en pleurant,
lui avait dit qu’il reviendrait; elle le sentait, elle en était sûre,
elle ne le reverrait jamais.

Elle quitta la gare, le cœur en lambeaux... Elle se retrouvait seule! Il
était parti! Elle pensa à se tuer... Elle errait dans la ville comme une
bête perdue. Solitude! visages durs. Elle marchait, marchait, pour se
fuir!... Elle se disait tout à coup: mais non! croyait qu’elle avait
rêvé, et pour le retrouver rentrait en courant dans la chambre qu’il
avait louée, et où il avait mis ses meubles... Si! c’était vrai! elle
était bien toute seule! Sur cette chaise il ne s’assiérait plus, ces
rideaux-là jamais plus il ne les verrait! Tout cela était abandonné...
Elle aurait voulu, alors, ne toucher à rien, pour conserver aux choses
tout ce qui restait de son amant sur elles.

Ah! s’il lui avait laissé quelque chose de lui! une chose vivante à
regarder, à embrasser, en se rappelant tout!... Un petit!... Si elle
avait eu un enfant de Scholch!... Elle rêvait à cela en pleurant.

Le soir, elle allait au jardin public. C’était, l’été, la musique
jouait. Elle s’accoudait au balcon qui domine l’orchestre, et elle
écoutait, devenue absente. Elle ne voyait pas la foule qui passait
devant elle, sous les arbres. La musique avait pris son âme, la musique
lui faisait revivre toute sa vie d’amour. Là, accoudée, immobile, elle
était toute en elle-même... Et quand la musique était finie, elle
continuait à écouter...



PREMIÈRE PARTIE



I


Il y en avait trois sur le trottoir, place Clichy, à côté du bureau
d’omnibus. Il faisait nuit, et il pleuvait. Elles étaient arrêtées sous
le renfoncement d’une porte, devant un réverbère, et attendaient. De
temps en temps, un tramway arrivait, le contrôleur sortait du bureau,
suivi d’un groupe noir, puis le tramway repartait, et l’homme au
capuchon regagnait son bureau en courant. On voyait en face l’éclairage
du café Wepler, et au fond du boulevard, la lumière changeante des
enseignes de Bostock.

Une femme avait tourné le coin de la rue de Douai, et suivait le
trottoir, se dirigeant vers la rue de Clichy. Elle fut rouge, puis
verte, devant la pharmacie de la place. Elle arrivait à la hauteur des
trois: «Tiens! dit l’une, tiens, la v’là la bath! Ils ne vont donc pas
l’emballer!»

La passante ne fit aucun geste, mais elle pressa le pas; elle courbait
son dos étroit sous la pluie, on la sentait toute mouillée, frissonnante
et lasse; les trois filles la suivaient du regard. «Penses-tu qu’elle va
faire quelqu’un ce soir!... Mais elle est enragée c’te môme-là! On peut
pas remuer sans se buter dans elle. Avec son air de pas vous
regarder...»

La femme avait pris maintenant la rue de Clichy, elle descendait dans le
noir. Il n’était pas tard, dix heures, mais avec cette pluie le trottoir
était vide. Elle ne croisait, de loin en loin, qu’une ouvrière attardée,
qui, la longue journée finie, rentrait, impatiente de sa chambre.

Elle longeait les boutiques fermées, le bas de sa jupe trempée battait
ses jambes, une gêne vague lui serrait l’estomac. Le patron d’hôtel
l’avait dit: si demain elle n’avait pas d’argent, il la mettrait dehors
en gardant sa malle... Mon Dieu! depuis qu’elle faisait ça, elle ne
rencontrait que des hommes qui partaient sans rien lui donner! Est-ce
qu’elle était plus bête que les autres? Demander, elle ne pouvait pas...

D’abord, elle avait eu de la chance--toujours la même chose: quand elle
ne cherchait pas...--une fois, elle sortait d’une maison où l’on venait
encore de lui répondre qu’on ne pouvait pas l’employer, un monsieur lui
avait parlé, elle l’avait suivi, et il lui avait laissé vingt francs...
Elle avait eu d’autres occasions... Toujours pas de travail... Et, lasse
à la fin de monter des étages avec espoir pour les redescendre
découragée, lasse de s’entendre faire la même réponse partout, elle
n’avait plus cherché de travail; maintenant elle ne sortait que pour
trouver des occasions. Seulement, à présent qu’elle les désirait... Les
hommes, auparavant, la regardaient, lui souriaient, ils la suivaient;
maintenant ils la regardaient rapidement et passaient. Et Sophie
comprenait: avant, ils la voulaient, parce qu’elle ne les recherchait
pas; ils ne la voulaient plus, à présent, parce qu’elle les recherchait;
c’était à séduire qu’ils aimaient, c’était à vaincre. Devenue quelque
chose à acheter, elle avait perdu pour eux son attrait... Et quand faire
ça devient un métier pour une femme, c’est bien plus difficile. Alors,
il faut savoir: elle, elle ne savait pas, elle n’avait pas la routine.
Et puis elle avait peur; s’arrêter, elle n’osait pas: les femmes lui en
voulaient, elles l’auraient fait emballer. On dit aux mœurs: Et elle!
Pourquoi que vous n’y touchez pas?... Et après il paraît qu’on écrit au
maire chez vous, et c’est fini, tout le monde le sait...

Cependant il y avait une femme qui était bonne, P’tit-Jy, elle lui
donnait bien des conseils.

P’tit-Jy faisait les boulevards et la Chaussée-d’Antin depuis cinq ou
six ans, jamais on ne l’avait chauffée. Ce soir-là, Sophie la retrouva
sous une porte, rue de Provence: «Eh bien! dit P’tit-Jy, ça va?» Sophie
ne répondit pas. «Et hier soir?» Sophie baissa la tête. «Je parie que tu
t’es encore fait poser un lapin.--Oui, fit tout bas Sophie.--Ah! ben
vrai! j’te cause pus, t’es trop gourde!--Oh! P’tit-Jy!...--C’est vrai,
tu te dessaleras jamais alors!»

P’tit-Jy avait un parapluie, elles remontèrent ensemble jusqu’au
boulevard, et là, P’tit-Jy quitta Sophie: «Quand je te le dis, Fifi!
Fais-les payer d’avance...»

Le boulevard était presque désert. Quelques passants se hâtaient. Sous
la marquise d’un café, deux agents et des camelots s’abritaient. Le
trottoir mouillé, plein de reflets, indéfiniment s’allongeait sous les
pas des filles. De temps en temps, au trot lourd de ses trois chevaux
qui flaquaient dans les mares, un omnibus passait.

Sophie marchait, les bottines gonflées d’eau, elle avait froid. Devant
elle, une femme posait sa main sur le bras d’un passant. «Tu viens, mon
loup?» Il ne répondait pas... Ah! ce soir, c’était sûr! elle ne
trouverait rien--et demain: à la rue! Que ferait-elle alors?...

Mais un homme l’a regardée, au prochain réverbère, sous la lumière, il
l’examine... «Eh bien! oui, venez, venez donc!»... Il s’en va! Ce n’est
pas ainsi alors qu’il fallait s’y prendre avec celui-là; oui, il y a des
hommes qui n’aiment pas qu’on soit trop hardie, oui, mais comment le
savoir? Il serait peut-être venu... Ah! dire qu’il y a si peu d’hommes,
et en rater un par bêtise! Que je suis fatiguée, mon Dieu! ah! je suis
malheureuse!... Tiens! Mais cet homme-là qui me regardait, c’était
peut-être un mœurs? S’il me regardait pour me reconnaître un jour? Un
peut-être à qui une aura parlé!... Bon! une voiture! De la boue sur la
joue!... Comme il pleut! j’ai les cheveux mouillés et des gouttes dans
le cou... froid... Celui-là, avec son mégot, qu’est-ce qu’il veut? il
rit. «Ça irait bien mieux, Fifi, si tu prenais un petit homme.»
Laissez-moi tranquille!... Et celle-là qui vient, elle va me dire
quoi?--Elle ne m’a rien dit...

... Ah, quelqu’un! oui, il me dépasse, il me regarde.--Mais il a l’air
bien cet homme-là! Il se retourne. Attention de ne pas le manquer
celui-là, pas le regarder trop, je le laisse venir... Qu’est-ce qu’il
fait? Il ralentit: il va me parler. Non. Alors il veut que je le
dépasse?... Mais j’ai peut-être eu tort de ne pas lui parler, peut-être
un pas comme l’autre, un avec qui il faut être hardie. Non: il est
derrière moi. Quoi faire?... Mais pourquoi me suit-il sans parler? Un
mœurs! Dieu! un mœurs! Oh non! il a l’air bien; oui, mais les airs, on
ne sait jamais, faut pas s’y fier... Je vais prendre à gauche, il aime
peut-être les petites rues... On dirait qu’il hésite. Est-ce qu’il me
laisserait là, oh! pourvu qu’il ne s’en aille pas! Non, ça y est! il
vient!

L’homme a rejoint Sophie. Maintenant c’est un couple, un homme et une
femme qui marchent l’un à côté de l’autre, dans la rue ténébreuse. Il
lui demande si elle rentre, si c’est bien loin, et Sophie ne sent plus
qu’elle a l’estomac vide et qu’elle est trempée, la joie chante en elle,
tout l’espoir. Elle est sauvée. Ah! cette fois-ci! je ferai comme dit
P’tit-Jy, je lui demanderai d’avance! «C’est trop loin, disait l’homme,
si tu veux, nous irons par ici, dans un hôtel que je connais.»--«Je veux
bien, mon chat.» Cependant elle pensait que s’il payait l’hôtel, il lui
donnerait moins. C’est vrai que chez elle, ce n’était pas assez bien
pour lui...

Arrivé sous la lanterne, il entrait le premier, cognait à la vitre de la
loge, et le garçon ensommeillé sortait, prenait une bougie au râtelier
et montait, les précédant dans l’escalier tournant au tapis café au
lait. «Au premier, Monsieur, Dame», disait le garçon qui pénétrait dans
une chambre, découvrait le lit, puis attendait. «C’est trois francs»,
faisait-il au bout d’un moment, l’air discret, et payé, il sortait. Le
client mettait le verrou derrière lui.

Sophie pensait: Il faut que je lui dise... Elle n’osait pas.--Il faut,
il faut que je lui dise... Impossible!--Alors elle se donnait des
raisons; il était très bien cet homme-là, ça le fâcherait de lui
demander avant, on dirait qu’on n’a pas confiance. Il était très bien,
il n’était pas comme celui d’hier, qui n’avait pas l’air franc, et qui,
après, était parti si précipitamment qu’il avait laissé ses bretelles.

«Qu’est-ce que tu attends pour te déshabiller?» disait le
Monsieur.--«Rien», faisait Sophie.--Puis elle s’étendait sur le lit
froid... Oh! comme elle avait froid!... Oh! ses pieds glacés dans ses
bas mouillés!... Oui, il avait de l’argent cet homme-là: le joli caleçon
de couleur, et des bottines neuves... C’est un homme du grand monde.
Sûr, il la paierait en la quittant... Et, après, il ne se dépêchait pas
de se rhabiller pour être prêt avant elle, il l’attendait, il n’allait
pas ouvrir la porte et descendre très vite, ayant bredouillé qu’il
l’attendait en bas. Non, il l’aidait à passer son corsage. Il était très
comme il faut vraiment. «Là! tu es prête, tu n’oublies rien; va, je
prends la bougie.» Il descendait derrière elle. Il demandait le cordon,
mais, aussitôt la porte ouverte, d’un mouvement brusque il poussait
Sophie dehors, et la porte se refermait sur elle, sur elle toute seule
dans la rue, dans la nuit.



II


Elle se réveillait. Elle voyait la fenêtre étroite et le mur sale de la
petite cour, sur laquelle ouvrait sa chambre. Enfoncée dans son lit, la
tête seule découverte et ses jolis yeux fripés, elle restait là, ne
bougeant pas. Elle repassait sa soirée.

Quand la porte s’était refermée, elle avait eu un saisissement, puis
elle avait voulu appeler, crier, dénoncer l’injustice dont elle venait
d’être victime, mais elle s’était écroulée près de la porte et s’était
mise à pleurer. Appeler!... Qui?... Elle était là, couverte de boue, la
tête dans les mains, échouée, et comme une épave lamentable. La pluie
tombait, sombrement. Quelquefois un fiacre survenait, le cocher jetait
un vague regard sur cette chose noire, inerte, et passait. Elle
pleurait, pleurait, dans un désespoir infini.

Une main, tout à coup, lui toucha l’épaule, elle leva la tête; au milieu
de ses larmes, elle vit alors, éclairée par la lanterne de l’hôtel, une
vieille barbe grise penchée sur elle. C’était une sorte de camelot
misérable. «Reste pas là, petite, dit-il, ils t’emballeraient.» Et le
vieux mit entre ses doigts une pièce de cinq sous, puis il s’éloigna
d’un pas fatigué... Quand Sophie comprit, il était loin déjà. Oh! elle
aurait voulu courir après! elle aurait voulu s’attacher à lui, ne pas le
quitter, pareille au chien perdu qu’on a caressé. Il était loin. Elle se
leva et rentra, machinalement, la tête vidée par les larmes. Elle
s’était endormie tout de suite.

Sophie entendait la pluie qui dégouttait sur le rebord de zinc de sa
fenêtre, elle voyait ses vêtements couverts de boue sur la chaise, et,
par terre, ses chaussures informes... Elle se trouvait dans une courte
chambre, un cabinet. La logeuse la lui louait vingt francs par mois, et
chaque fois que Sophie amenait quelqu’un, réclamait deux francs. Elle la
volait. Sophie devait trente et un francs. Il n’y avait là pour meuble
et ornement qu’une mince descente de lit tachée d’huile et usée, une
table couverte de toile cirée, garnie d’une cuvette, et sur la commode
deux ou trois fioles de pharmacie, un éventail réclame, le portrait de
Scholch, et un bout de bougie.

Sophie pensait à Scholch. Elle n’y comprenait rien. Le lendemain de son
arrivée là-bas, il avait écrit, puis, après, jamais plus. Elle avait
attendu tous les jours une lettre, de plus en plus inquiète, de plus en
plus anxieuse... Mais les journées s’étaient écoulées, rien n’était
venu. Rien! Scholch avait disparu comme s’il était mort... Que
s’était-il passé? Était-il malade? L’avait-il oubliée? Sa famille le
forçait-elle au silence?... Mais s’il avait voulu... Non, il fallait
que, de lui-même, il se fût laissé vaincre, il fallait qu’il en fût
arrivé à ne plus aimer Sophie,--davantage: à se reprocher de l’avoir
aimée... Sans doute que son milieu l’avait ressaisi; repris par une vie
régulière, une vie de bourgeois, il avait détesté son existence passée.
Il devait penser qu’avec sa maîtresse il avait couru un péril, et se
montrer pour elle plus dur d’autant qu’il se sentait au fond moins fort
contre elle...

Mais ne pas avoir pitié!... Il fallait donc qu’il ne l’eût jamais
aimée!... Car il savait bien qu’elle n’avait que lui au monde, il savait
que son abandon la tuerait... Hélas! il ne l’avait pas aimée!... Non,
Sophie s’était trompée: il n’y avait rien eu. Tandis qu’elle se donnait,
lui se gardait,--ainsi pensait-elle... Et tous les délicieux souvenirs
de l’amoureuse étaient gâtés, son rêve était ruiné par l’idée que
Scholch ne l’avait pas partagé avec elle comme elle l’avait cru. Ah!
c’était affreux! Cela ouvrait au centre d’elle-même une profonde
blessure! Elle ne pouvait plus croire à rien, aimer rien; le monde
n’était que mensonge et que méchanceté...

Rester à Grenoble, où tout lui parlait de Scholch... Elle était venue à
Paris... On dit que dans ce grand Paris chacun trouve sa vie, cependant
elle n’avait point trouvé la sienne. Et puis elle n’avait plus de
courage. Alors, peu à peu, elle était tombée, elle s’était laissée
aller... D’abord cela lui avait fait très mal, elle pensait que si
Scholch la voyait!... En même temps, c’était comme une vengeance. Ah!
salir ce qu’elle lui avait donné de pur, ce qu’elle lui avait donné de
bon! Oui, perdre ça à jamais, n’être plus rien de la femme de
Scholch!... D’ailleurs elle ne croyait plus à rien. Ah! qu’importait!...
Elle se serait tuée si, par une obscure contradiction, elle n’avait
conservé au fond d’elle-même l’espoir vague et inavoué de le retrouver
un jour.

Mais maintenant, ce matin, dans son lit, elle revoyait sa vie, sa vie
lamentable depuis qu’elle était à Paris, sa vie de faim, de honte et de
misère. Marcher, marcher, toujours! Et les hommes qui ne la regardent
point, parce qu’elle est mal habillée, et parce qu’elle ne sait pas les
provoquer! Quand un homme venait avec elle, il la volait! Et combien de
soirs elle avait marché, marché sans trouver personne, se sentant
devenir folle, finissant par s’arrêter au coin d’une porte, attendant
obstinément, comme une mendiante, étourdie, prête à tomber...

Ah! non! C’était fini! Pour les pauvres la vie n’est qu’un supplice
interminable. Quelle joie avait-elle eue? Elle avait bien souffert aussi
à Grenoble... Scholch seulement,--et c’était mensonge!--Il valait mieux
en finir. D’ailleurs on allait la jeter à la rue. Le sort décidait, on
ne voulait plus d’elle nulle part: c’est la vie qui ne voulait plus
d’elle. Dans ce grand Paris, il y a une rivière: voilà ce qu’on y
trouve.

Sophie, sans bouger, réfléchissait. On faisait du bruit dans l’hôtel,
des gens passaient dans le couloir, descendaient l’escalier, mais elle
n’entendait pas. Cependant, à côté, il y eut un homme et une femme qui
se disputèrent.--«Tu n’es qu’un mac!» disait une voix plaintive. Une
grosse voix éclata: «Veux-tu te taire, saleté! j’te vas réveiller les
sangs!»--Puis un bruit de chaises qui tombent, un vacarme de coups.
Sophie entendit cela, écouta... Ah! elle enviait la femme dans la
chambre voisine, la femme battue, celle-là, elle n’était pas seule! Elle
restait avec un homme qui la battait, c’est qu’elle l’aimait; elle
aimait, elle croyait! Sophie l’entendait pleurer, des gros sanglots
d’enfant; l’homme s’était tu, et ne bougeait plus. Ça doit être bon de
pleurer ainsi, près d’un homme violent qui vous prendra dans ses bras,
tout à l’heure, et vous consolera. Jamais elle n’avait été battue par un
homme, elle,--mais elle, elle serait toujours seule... Elle ressentait
une immense fatigue de la vie... Elle allait donc enfin mourir!...

La porte s’ouvrit, et un homme roux, très haut, en pantalon de toile et
chemise de flanelle, s’y encadra. C’était le garçon. Il avait à trimer
dur, et on le voyait dans le même costume toute la journée. Il était le
maître ici, on disait qu’il couchait avec la patronne. Il entra, l’air
oblique et louche des hommes qui, le matin, au petit jour, pénètrent
dans la cellule du condamné. Puis il se planta devant le lit de Sophie:
«Ben quoi! n’y a pus d’amour? A quelle heure que vous allez vous en
aller?...»

Sophie le regarda, et docilement, sans rien dire, elle sortit un bras de
son lit et tira à elle les bas qui se trouvaient sur la couverture.

L’homme parut étonné, il reprit un peu plus doucement: «Vous n’avez pas
d’argent hein? pas du tout? Vous savez bien ce que la patronne a dit
hier?» Sophie fit signe de la tête que oui, et elle retourna ses bas.

Le garçon sortit, et Sophie se leva. Elle était en jupon, quand, à son
tour, la logeuse entra. C’était une petite grosse, ronde comme une
boule. Elle cria tout de suite: «Ah! elle s’habille! N’emportez rien,
vous savez. Où qu’est la malle?... Malheur! Y en a pas seulement pour
dix balles!... Trente et un francs qu’elle me doit!... Est-ce que vous
pensiez que j’allais vous garder sans payer? Dites donc, vous ne savez
pas travailler, alors c’est moi qui dois pâtir?»--Sophie ne répondait
rien, et mettait son chapeau encore tout mouillé de la pluie d’hier. Son
silence et cet air indifférent inquiétaient la logeuse. «Vous savez,
quand vous me donnerez mon argent, je vous rendrai votre malle. Je ne
veux rien vous prendre.»--«Sûrement», ajouta le garçon qui était revenu,
et qui dépassait la patronne de tout le buste, «sûrement, mais on ne
peut pas vous loger pour rien, pas?»

Sophie prit sur la commode le portrait de Scholch. Puis elle descendit
l’escalier sombre et gras.



III


«Fifi, où vas-tu? cria P’tit-Jy. Comme t’es pâle! Je vois ce que c’est,
ils t’ont fichue dehors. T’as encore rien fait hier, hein, ma gosse? Et
où que t’allais à présent?... Bien, me le dis pas, mais je veux pas que
tu me quittes, t’entends! D’abord, tu vas venir manger avec moi, y a
combien de temps que t’as pas bouffé?... Ah! comme c’est bête ces
mômes-là!... Allons, fais pas ta figure. J’te prends avec moi, tu ne
t’en iras pas, ou j’te colle un jeton. Comme elle est mouillée! Si c’est
pas malheureux!...»

P’tit-Jy conduisait Fifi chez un marchand de vin, Chaussée-d’Antin:
«Qu’est-ce que c’est pour ces dames?» Elle lisait la carte: «Tu mangeras
bien une gibelotte, Fifi,--avec une chopine de blanc... T’entends,
Alfred?»

Autour, c’était de bonnes gens, des cochers qui cassaient la croûte, au
comptoir trois maçons qui prenaient un verre. Il faisait chaud, ça
sentait bon la cuisine. Du gros tube en cuivre tout brillant, avec des
robinets, où chauffe le café, une vapeur s’échappe. La patronne tricote
un fichu. Fifi regardait P’tit-Jy, sa gueule de bon chien et de bonne
fille, avec des grosses lèvres, un gros nez et des beaux yeux. Elle se
sentait pénétrée de douceur, elle n’avait plus envie de mourir, elle
aurait voulu embrasser P’tit-Jy, là, devant tout le monde. Elle lui
prenait la main. «Eh bien! qu’est ce que c’était? demandait P’tit-Jy. On
voulait se laisser glisser? En v’là des bêtises!...» La pluie avait
cessé; dehors, le trottoir étincelait, couvert de soleil.

P’tit-Jy emmena Sophie chez elle, elle la coucha dans son lit. Sophie
murmurait: «Oh! P’tit-Jy! Oh! P’tit-Jy!»

P’tit-Jy dit: «Bouge pas. Reste là. Roupille, ma gosse. Je rentrerai ce
soir, t’entends. T’occupe pas...»

                   *       *       *       *       *

Un calme délicieux. L’aube... Une clarté pâle s’étend sur la campagne;
un champ de marguerites s’éveille, et, dans un buisson frais, du
chèvrefeuille et des liserons. D’ailleurs des ramiers blancs s’envolent,
et ils font un grand bruit d’ailes; ils vont se poser près d’un
rossignol qui songe, et le rossignol commence à chanter... Il chante si
fort que Sophie ouvre les yeux: Comme il fait sombre ici! Oh! c’est
qu’il y a des rideaux à la fenêtre, de beaux rideaux!... Et sur la
cheminée ces machins en bronze. Et un grand lit. Et un couvre-pied de
soie... Un tapis...

Où était-elle donc? On l’avait enlevée, ou bien elle dormait encore?...
Dans la chambre, elle entendit respirer, et regarda du côté d’où cela
venait. Il y avait sur la chaise longue une forme de femme enveloppée
dans une couverture. Mais c’était P’tit-Jy. Oh! P’tit-Jy!

Sophie se leva en chemise et alla embrasser P’tit-Jy. P’tit-Jy fit un
mouvement, elle grommela: «Ah! zut! la barbe! laisse-moi dormir.» Mais
elle dit, tout de suite après, joyeusement: «Ah! c’est toi, Fifi?
Bonjour, ma gosse! T’as bien dormi?»

--Oui, P’tit-Jy! Oh! oui! Mais toi, pourquoi tu t’es mise là? Pourquoi
que tu ne t’es pas couchée dans le lit?

P’tit-Jy avait eu peur de lui faire froid et de la réveiller. Elle qui
était si fatiguée hier!...

--Tu ne vas pas rester là?

P’tit-Jy alla se coucher près de Fifi. Elle la prit dans ses bras avec
des petits mots: «Bonjour, bonjour, ma jolie gosse; bonjour, ma
choute...» Puis elle dit: «Je ne veux plus que tu pleures, Fifi. Quand
on te fera des misères, tu viendras me le dire...»

Sophie se serrait contre P’tit-Jy:

--Comme c’est gentil ici!

--C’est un bath meublé, fit P’tit-Jy. Mais cher. Faut pas être manchote
pour rester là. J’y ai pas toujours été, tu sais. J’ai couché sur les
bancs. Tiens! les commencements!

--T’as été bien malheureuse aussi?

--Naturellement. On peut bien dire d’abord que je suis venue au monde
dans les gifles, et ça se comprend. Pour une femme, c’est pas drôle de
se voir enceinte. L’ouvrière qui se dit un matin: bon dieu, je suis
pincée! qui de mois en mois grossit, qui se serre pour qu’on ne
s’aperçoive de rien, qu’est malade, et continue--faut bien--à turbiner,
elle ne peut guère aimer le gosse qui lui arrive là, comme ça, en vrai
malheur... j’ai été bien reçue!

--Et ton père?

--Ton père! Est-ce qu’on a un père, nous autres? Tu ne connais donc pas
encore les hommes!... Il n’y a rien de lâche et de cochon comme un
homme, Fifi! Ils vous plantent là, avec votre môme sur les bras, et ils
se défilent. C’est toujours la même histoire.

--Pauvre P’tit-Jy!... Alors ta mère à toi t’aimait pas?

--Pas des tas! Quelquefois elle disait: j’aurais mieux fait de
t’étrangler quand tu es venue au monde. Elle était comme ça, ma maman à
moi.

--Y a-t-il des gens méchants quand même! dit Sophie.

--Alors, dis donc, il y avait un jeune homme très gentil qui me faisait
la cour. Je le rencontrais tous les jours, et il me répétait tellement
que nous serions si heureux tous les deux, et qu’il m’aimait tant, un
jour que maman avait encore été très méchante avec moi, je suis partie.

--Quel âge t’avais?

--Seize ans! J’avais seize ans, t’entends! Pendant huit jours, ah! une
vie charmante! théâtres, restaurants, promenades en voitures, et des
toilettes et des chapeaux... P’tit-Jy, qui n’avait jamais rien vu,
ouvrait de grands yeux, croyait rêver, et elle était en train de se
répéter qu’elle était joliment bien tombée, qu’elle en avait une chance,
quand un beau matin mon ami me dit: «Ma petite chérie, je n’ai plus
d’argent, tu vas aller faire la petite fille aux Champs-Élysées.»

Sophie, étendue sur le ventre, la tête appuyée sur ses mains, écoutait
P’tit-Jy. Elle était reposée. P’tit-Jy sourit à ses cheveux blonds, à
ses jolis yeux... Sophie ne se sentait plus malheureuse. Ses yeux
flânaient par la chambre, rencontrant sur le fauteuil la dépouille de
P’tit-Jy, le jupon de soie rose, maniéré et provocant, la chemise, le
pantalon, le corset qui, dans son étoffe à ramages et l’emmêlement de
ses lacets, paraît toujours tiède; un peu plus loin, il y avait une
petite table, garnie de mousseline, sur laquelle les brosses, les
peignes, les tubes, les boîtes à poudres et les flacons était alignés
soigneusement. Par la porte entr’ouverte de l’armoire, apparaissaient
des piles de linge frais. Le chapeau de P’tit-Jy coiffait tout le buste
du chanteur florentin debout sur une console. Au-dessus de la chaise
longue, sur une gravure très noire, Mazeppa, ficelé sur un cheval
sauvage, subissait son affreux supplice, avec un visage sombre et deux
yeux lançant des éclairs...

Sophie se retourna vers P’tit-Jy. P’tit-Jy bâillait et s’étirait
paresseusement; Fifi bâilla, elle aussi, et se sentit l’âme molle. On
gratta à la porte; une petite femme noiraude et maigre entra. Elle
apportait le café au lait. «Bonjour, madame P’tit-Jy», dit-elle, elle
tira les rideaux de la fenêtre, le grand jour envahit la chambre. Une
boule de fourrure blanche, qui l’avait suivie, sauta silencieusement sur
le lit, et vint se blottir en ronronnant contre l’épaule de P’tit-Jy:
«Moute, fit P’tit-Jy, bouzou, gôsse bête» et elle souffla chaudement
dans le ventre du chat.

Là-dessus, ayant déjeuné, P’tit-Jy allongea son bras brun vers la table
de nuit, et y prit un jeu de cartes. Elle cueillit de même une
cigarette, l’alluma, et elle en tira plusieurs bouffées, pendant qu’elle
disposait les cartes sur le lit entre elle et Sophie. «Tous les jours,
je me les fais pour savoir ma chance», dit-elle. Elle regarda le jeu
d’un air de réflexion. «Me voilà, moi, la femme de cœur, pas mal
entourée: trèfle et cœur. Valet de carreau: une lettre; de qui donc? Ah!
peut-être le type de l’autre jour, il a dit qu’il m’écrirait... Mais pas
beaucoup d’hommes dans tout ça: y aura pas grand’chose à faire
aujourd’hui, Fifi!...»

Elle détacha de l’ongle un léger brin de tabac collé à sa lèvre... Puis,
les yeux clignés, à cause de la fumée de sa cigarette, elle prit le gros
chat blanc et se mit à jouer avec lui. Sophie la regardait en rêvant.

--Tu veux que je te les fasse, Fin? demanda tout à coup P’tit-Jy.

--Je veux bien.

--On ne te les a pas encore faites?

--Jamais, dit Sophie.

P’tit-Jy, tout à fait grave, jeta sa cigarette. Elle demeura silencieuse
un instant; puis, subitement, elle éclata de rire et embrassa son amie.
Elle s’écriait: «Quand je te le dis, Fifi, que tu réussiras!... Roi de
cœur, dix de cœur, dix de trèfle. Et pas un carreau, ni un pique!
Quelles cartes! Eh bien, tu en as une veine, ma choute!...» Cependant
Sophie restait impassible. Elle murmura:

--Mais... il n’y a pas un jeune homme, là-dedans, P’tit-Jy?

--Un jeune homme!

--Oui... à l’étranger?

--Non, fit P’tit-Jy. Qu’est-ce que c’est que ce jeune homme-là?

--Oh! Une idée que j’avais...

Il y eut un silence; puis P’tit-Jy dit, d’un ton sérieux. «Ne t’occupe
pas des jeunes gens, va, Fifi. Le meilleur d’eux tous ne vaut rien,
t’entends... J’espère bien que t’es chipée pour personne, Fifi?»

Sophie fit non de la tête. Ses yeux étaient tristes. Elle pensait à
Scholch. Elle venait de décider qu’elle ne parlerait pas de lui à
P’tit-Jy.

D’ailleurs, P’tit-Jy n’insistait pas. Mais, après avoir allumé une autre
cigarette, elle reprit:

--Bien sûr! rester toute seule, c’est pas drôle. C’est bon d’avoir un
petit homme. Seulement, quoi! C’est la misère un homme. Il te sucera les
moelles. Et il se fiche de toi par derrière. Et mets qu’il te trompe, tu
souffres et tu fais des bêtises! Faut rester seule, Fifi!

--Oh! murmura Sophie involontairement, c’est dur quand on a goûté au
ménage!

Alors P’tit-Jy se mit sur son séant, regarda Sophie, et dit:

--Raconte-moi donc un peu ta vie, ma choute.

Sophie, pour avoir repensé à Scholch, était triste, en outre elle était
dominée à présent par une sorte d’étonnement, de stupeur... P’tit-Jy...
Ce changement de vie... Elle ne s’était pas encore ressaisie: elle
rêvait. Elle commença, pour plaire à son amie, à dire son histoire, mais
elle parlait mollement. Pourtant, comme elle rapportait la mort de ses
parents, elle s’anima... Puis, bientôt, elle ne sut plus où elle
était--P’tit-Jy ne fut plus là--elle revivait dans le passé, et par
toutes leurs pointes, ses malchances, ses désillusions, ses efforts
stériles vers le plus honnête, de nouveau lui perçaient le cœur... Elle
revoyait entière sa misérable existence de fille pauvre, le fils du
patron à Lyon, Genève, la vie chez M. Bourdit, Grenoble, ses dimanches
découragés dans sa petite chambre froide, et ses inquiétudes parce
qu’elle n’avait plus de chaussures et pas d’argent, et la mère Rançon,
et M. Pampelin...

Là, elle s’arrêta. Quelque chose l’étouffait, la serrait dans la
poitrine. Ah! avoir été toujours si seule et si abandonnée, toujours un
tel objet d’indifférence! elle revoyait la réalité, elle était reprise
par son désespoir, elle regrettait de ne pas être morte hier... Cachant
sa figure dans le traversin, elle se mit à sangloter; tout son menu
corps était secoué, en reprenant sa respiration, elle faisait le bruit
de gorge désolé des petits enfants qui ont un gros chagrin. P’tit-Jy
l’avait prise dans ses bras, elle baisait ses joues mouillées, sa bouche
crispée: «Pauv’Fifi! Pleure pas, pleure pas comme ça, mon mignon. Là!
là! petit, petite choute...» Elle se sentait vers Sophie comme un élan
maternel, elle avait envie de la protéger... Quelle jeunesse, quelle
douceur! un petit agneau! Et en la voyant pleurer là, si malheureuse,
voilà qu’elle pleurait aussi... Mais elle l’embrassait, disant d’une
voix troublée: «Là! là! C’est fini, Fifi! c’est fini!...»

Sophie, maintenant, rendait avec attendrissement ses baisers à P’tit-Jy.
Sa peine perdait son âcreté. Elle éprouvait pour son amie une
reconnaissance infinie, elle l’aimait de tout son cœur, elle n’osait pas
croire à tant de bonté. Jamais personne, excepté Scholch--Scholch!--ne
s’était encore penché sur elle avec un pareil sentiment, jamais personne
ainsi ne s’était intéressé à elle. Elle n’avait encore jamais raconté
son histoire: nul n’avait désiré la connaître. Et P’tit-Jy l’écoutait,
P’tit-Jy s’attristait avec elle et la réconfortait. Sophie prit la main
de P’tit-Jy et la baisa.

--Tu vois, tu as été plus malheureuse que moi, Fifi... dit P’tit-Jy.

On entendait dans la rue un grand bruit de voitures; les marchands des
quatre saisons ne criaient plus, ils étaient passés depuis longtemps: il
était midi. P’tit-Jy se leva. Et comme Sophie était à genoux sur le lit,
ainsi qu’une petite qui fait sa prière, mince et frêle dans sa chemise
blanche, toute blonde, pareille à une enfant de quinze ans, avec ses
clairs jolis yeux bleus, elle la regarda avec attendrissement:

--Ce que t’es môme, Fifi!... dit-elle.

Elle avait ouvert l’armoire à glace, elle en sortait des bas de soie,
une chemise fine avec un joli ruban rose, un cache-corset bleu ciel,
elle avait tiré de la commode un jupon de soie et un corsage clair.

--En v’là des jolies affaires!... dit Sophie.

Tu vas te frusquer avec ça, Fifi... répondit P’tit-Jy.



IV


Le repas tirait à sa fin. Trempant dans son verre un biscuit, P’tit-Jy
le mangeait avec gourmandise. Elle venait de commander au garçon deux
cafés filtre et de la fine; elle se sentait dans le bien-être.

Le restaurant, à cette heure un peu avancée, s’était tout à fait vidé.
Mais, à travers les rideaux de la baie, on voyait tout le mouvement de
la rue, les voitures et les passants, le trottoir qui vivait, avec ses
chances et ses hasards. P’tit-Jy considérait en face d’elle Fifi,
gentille, discrète, et remplie du désir de bien faire. Vraiment elle
était charmante Fifi! elle devait réussir... Elles prirent leur café
tranquillement.

Cependant le garçon, ayant demandé si ces dames désireraient une
voiture, P’tit-Jy, magnifique, répondit oui, puis, laissant un bon
pourboire, se leva.

--Tiens, Fifi! s’écria-t-elle dans le fiacre, aujourd’hui, en dépit des
cartes, on ferait quelque chose. C’est quand on est comme ça, quand on
s’en fiche, qu’on a la veine. Mais zut! on ferme! Aujourd’hui, vacances
en l’honneur de Fifi!

L’été, on serait allé au Bois. Mais c’était novembre. P’tit-Jy avait
pris une voiture, pour le seul plaisir de se croire riche et de mener
grand train. Dans la voiture elle s’étala, elle lançait aux passants des
regards de triomphe, elle trouvait qu’on n’allait pas assez vite.
Sophie, à côté d’elle, n’osait pas bouger de peur de se salir. On gagna
les Champs-Élysées. Au milieu des beaux équipages insolents, Cocotte
allait son petit train. P’tit-Jy regardait à droite, regardait à gauche,
et réfléchissait tout haut à ces types du grand monde qui dépensent
mille francs par jour, et qui ne connaissent pas leur fortune. Sophie
n’écoutait pas, elle ouvrait ses yeux, admirait la mêlée des voitures,
était étourdie, et se rappelait que, pendant quinze jours, à son arrivée
à Paris, elle n’avait pas pu dormir, un rien l’éveillait, tout ce bruit,
tout ce tohu-bohu, il fallait venir ici pour s’imaginer ça!

Mais bientôt P’tit-Jy s’ennuya... D’ailleurs il faisait beau, c’était
une de ces jolies journées d’automne qui ressemblent aux tristes
sourires des poitrinaires qui se voient. Tout dans le ciel et sur les
choses est regret, tout sent l’adieu. On est enveloppée d’une mélancolie
dorée... Elles descendirent et revinrent à pied vers la Concorde.

P’tit-Jy tout à coup montra un fiacre:

--Tu l’as vue? Chichinette!... Depuis un mois elle ne se balade qu’en
sapin!... T’as remarqué le beau garçon qui est avec elle? Un caprice:
elle a le moyen...

Et P’tit-Jy raconta que Chichinette, au mois de septembre, avait
rencontré un Américain; ils étaient partis ensemble rigoler à Londres,
chez les Englishes. Après, le type voulait emmener Chichinette en
République Argentine. Mais elle avait eu peur du mal de mer, et elle
était restée. L’Américain lui avait laissé trois mille balles... Depuis,
elle était en bombe. Un jour elle avait voulu louer une auto: le
chauffeur lui avait plu, maintenant elle faisait la noce avec lui.
C’était le beau brun qui était dans le fiacre.

--Mais, dit Sophie, son argent ne durera pas toujours. Elle aurait mieux
fait de le mettre de côté pour si elle tombait malade.

La nuit était venue très vite. Sur la chaussée, ce ne fut plus qu’une
course de lumières dans un bruit de sonnettes, au milieu de deux lignes
de réverbères.

On traversa la place de la Concorde, suivit la rue Royale, et l’on
arriva aux boulevards.

                   *       *       *       *       *

Il semblait à Sophie qu’elle voyait Paris pour la première fois. Jusqu’à
ce jour, tout lui était resté vague et brumeux; perdue dans un dédale de
rues, pressée par une foule sans nom, elle éprouvait de l’angoisse,
était enveloppée de misère. Aujourd’hui, à côté de P’tit-Jy si belle et
elle-même si bien habillée, elle ne se sentait plus toute humilité et
crainte; elle était redevenue une personne.

--Tu vois, Fifi, par ici c’est bon, dit P’tit-Jy devant le café de la
Paix. C’est par ici les Américains. Ça vaut la peine.

Et P’tit-Jy raconta:

--Je m’en rappelle toujours, c’est là que j’ai trouvé mon meilleur
micheton, ça m’a donné du cœur. C’était comme toi, à présent, c’était
dans les commencements... Il pleuvait à verse... Comme je passais devant
le café, le gérant--il avait le béguin pour moi, il me parlait chaque
fois (il aurait été d’un autre café, j’aurais peut-être marché, mais
c’était pas un café pour moi ce café-là)--le gérant me dit:
«Abritez-vous un peu là, les femmes doivent pas s’asseoir à la terrasse,
mais mettez-vous dans le coin.» Il y avait un Américain, il m’offre
quelque chose. Et il fait: «Volez-vô venir prendre un bouteille
champêgne hôtel Continental?» Et le chasseur va chercher un sapin. On
nous regardait. J’entendais les femmes: elle en fait un chopin!
L’Américain donne dix francs au cocher. «Oh!!!» que je me dis. A
l’hôtel, dans une chambre superbe, il fait monter du champagne, des
cigarettes. On boit, il commence à m’embrasser; il me mordait, il me
pinçait, je ne disais rien, je me cramponnais: c’était son plaisir à
c’t’homme-là. Après, je me rhabille, et j’allais m’en aller, tellement
saoule que je ne pensais plus à rien demander. Il m’arrête «le petit
cado», qu’il dit--il savait dire ça--et il me met deux cents francs dans
la main, du papier, et des francs, un tas de pièces, pour la voiture. En
fiacre, j’étais malade. Mais je n’ai rendu que chez moi. Puis je me suis
couchée. Mais c’est le lendemain que j’ai été contente en voyant mes
billets et toute ma monnaie! Deux cents balles!

--Ce qu’il fallait qu’il soit riche! fit Sophie.

                   *       *       *       *       *

--Tiens, dit P’tit-Jy, tiens, on les voit tout de suite celles qui ne
savent pas travailler... Celle-là, elle devait tourner rue Taitbout. Le
bonhomme qui la suit va pas l’accoster sur le boulevard, ça se voit ça:
c’est un homme marié.

Elle ajouta:

«C’est pas une mauvaise heure avant le dîner: on a les hommes mariés...
Tu vois, par ici, c’est toujours assez bon. Y a du boursier. Ça a de
l’argent et ça ne flâne pas. Seulement ils sont à passions. Ah! dame! y
a le pour et le contre! C’est comme les juifs. Le fameux Drumont qu’est
antisémite!... C’est pourtant des bons clients, les juifs; tout ronds:
c’est ça, c’est ça. T’as pas à discuter: c’est agréable.»

On arrivait rue Drouot, et P’tit-Jy fit demi-tour en disant: «Oh! on ne
va pas plus loin, par là, c’est le pays du gigolo!»

Elle avait souri à une grande femme qui passait:

--C’est Tartine... En v’là une qui connaît le truc! Elle suivra pas tout
droit quand il faut tourner, Tartine... Dame! les boulevards, c’est
comme autre chose, c’est bon et c’est pas bon: faut savoir faire.

Elle réfléchit:

--Au fond, voilà. Le client ose pas. D’abord il croit toujours un peu
que tu lui as fait de l’œil parce qu’il est beau. Ça le flatte, il tient
à ça. Il voit bien que tu ne marches pas pour la rigolade, il t’a
numérotée, eh ben! tout de même!... Alors il ose pas t’aborder,--ah!
c’est tordant!--tu comprends, ça l’embêterait que tu le rembarres, là,
devant le monde... Il te suit, mais il attend la petite rue.

Sophie écoutait en regardant de loin les étalages flamboyants. P’tit-Jy
lui donnait le bras... Le temps était sec, on n’était pas encore aux
grands froids, et les terrasses des cafés restaient peuplées. P’tit-Jy
mena Sophie dans un endroit du boulevard qui tenait le milieu entre le
caboulot et la brasserie, on voyait à l’intérieur un comptoir comme chez
les marchands de vins, mais dehors c’était une terrasse comme devant un
café. P’tit-Jy commanda un vermouth fraisette, et conseilla la même
chose à Fifi. Puis, bien posées, les jupes étalées, toutes les deux
regardèrent la vie qui défilait sous leurs yeux... C’était tout un
mouvement qui surgissait, éclairé soudain, dans un rectangle lumineux
pour retomber quelques pas plus loin, dans la nuit; foule qui se faisait
et se défaisait sans cesse: des couples... un passant seul... tout à
coup un groupe compact... puis rien... puis beaucoup de monde... et
encore... et encore... Cela n’arrêtait jamais.

Sophie, étourdie, suivait distraitement tout ce brouhaha, elle entendait
le tumulte des gros attelages courant sur le pavé de bois, accompagné de
toutes les voix mutines des petites sonnettes. Et le long du trottoir,
comme au bord d’une berge, un fleuve de voitures dévalait, roulement et
galopade... Sophie ne disait rien. Ses yeux étaient tirés par une
annonce lumineuse, qui, en face, à la hauteur d’un deuxième étage, par
intervalles réguliers, mécaniquement s’allumait, peu à peu, lettre à
lettre, pour, complète, s’éteindre subitement. Elle avait mal à la
tête... Elle se sentait toute petite, elle se sentait faible, le
découragement qui vous abat devant les choses immenses ou magnifiques la
prenait. Et maintenant tout ce que disait P’tit-Jy ajoutait à sa
fatigue; tant de conseils et de réflexions nouvelles lui montraient
difficile et compliquée la vie où elle allait entrer. Toutes les femmes
qui passaient lui semblaient supérieures à elle: tout ce qu’elles
savaient celles-là! à combien de choses elles avaient pensé!

Elle dit, d’une voix triste:

--Ah! P’tit-Jy, je ne saurai jamais! J’ai pas assez de présence
d’esprit.

--Laisse donc, ça viendra. On travaillera ensemble, répondit P’tit-Jy.



V


Sophie eut chez Mme Giberton une jolie chambre; pas si jolie que celle
de P’tit-Jy, pas si grande, on n’y voyait ni chaise longue, ni armoire à
glace, mais il y avait un beau tapis, des rideaux épais à la fenêtre, un
lit de milieu, et, à la place de la gravure qui représentait chez
P’tit-Jy le malheureux Mazeppa, on trouvait chez Fifi un tableau en
tapisserie, figurant un bouquet de roses, avec, en exergue, cette
inscription, tracée d’une laine appliquée et naïve:

    Offert à la plus tendre des mères.
    Elisa Iridon,
    âgée de onze ans.

Jamais Sophie n’avait été si bien logée. Elle se rappelait son triste
trou de Grenoble, puis le sale cabinet qu’elle avait habité jusqu’ici à
Paris, et son cœur se fondait de reconnaissance pour P’tit-Jy.

Elle passa une heure à admirer le dessin compliqué de son tapis, et le
motif en cuivre de la pendule posée sur la cheminée et qui représentait
Mars et Vénus. Elle ouvrit et referma cinq ou six fois chaque tiroir de
la grande commode qui était à côté de la fenêtre. Elle se regarda dans
la glace.

P’tit-Jy, dès qu’elle s’était sentie éveillée, était entrée, en
peignoir, dans la chambre de Fifi, et jouissait de son bonheur. Sophie
lui avait sauté au cou. Mais pour couper court aux émotions, P’tit-Jy,
qui avait apporté son _Petit Parisien_, commençait à Fifi la lecture du
feuilleton, quand Mme Giberton entra pour savoir si sa nouvelle
locataire était satisfaite.

La mère Giberton dit les nouvelles: «La femme du fruitier qui faisait le
coin avait accouché cette nuit. Un garçon. C’était son huitième. Avoir
tant d’enfants! Quand on n’est pas riche, c’est la misère! En v’là un
avec un sabot, l’autre avec un soulier... Le dix-huit avait ramené
quelqu’un qui n’était pas encore parti... Il y avait un grand
enterrement à la Trinité, on posait des tentures noires dans tout
l’intérieur, ça allait être superbe, on disait dans le quartier que
c’était un général...»

P’tit-Jy et Sophie déjeunèrent de bonne heure, et à une heure et demie,
elles étaient devant la Trinité au milieu de la foule. Des soldats
occupaient la place; tout rouge; des lieutenants passaient d’un air
affairé; quand le cercueil sortit, porté par quatre hommes, avec un
bruit de grandes orgues venant du fond de l’église, que des
commandements furent jetés, que des éclairs de sabre tiré jaillirent,
que des chevaux d’officiers se cabrèrent... un petit monsieur barbu,
derrière Sophie, qui déjà l’avait regardée beaucoup, dit: «Mademoiselle,
pardon, le nom du militaire?» P’tit-Jy poussa le coude de Sophie. Sophie
sourit gentiment et répondit: «Je ne sais pas, monsieur...»--«Ah! ah!
dommage! dommage!» répéta plusieurs fois le petit monsieur barbu avec un
sourire nerveux... On le sentait timide et un peu bizarre. Il avait des
yeux bleus clairs de rêveur dans un visage encore jeune, mais creusé de
rides, hâlé, tanné et bruni. Il était vêtu d’une redingote démodée, mais
parfaitement propre; le col qui bordait son cou était très blanc.
«Province, souffla P’tit-Jy dans l’oreille de Sophie. Très bon.» Puis
P’tit-Jy dit tout haut avec cérémonie: «Ah! mais! voilà l’heure! Au
revoir, je ne dois pas faire attendre mon amie Marguerite...» et, avant
salué le petit homme timide, elle s’en alla. Elle ne voulait pas gêner
Sophie, elle était contente qu’elle eût déjà trouvé quelqu’un...

«Mademoiselle, si vous permettez, voulez-vous que nous nous promenions,
voulez-vous que nous allions au Bois de Boulogne?» dit le petit homme
avec hésitation. Ils restaient là tous les deux en face l’un de l’autre.
Enfin il se décida et fit signe à un cocher.

Dans la voiture, il s’épongeait le front. Le silence de Sophie le
gênait, et il était troublé par son parfum. Tout à coup il s’approcha
d’elle et la baisa dans le cou, puis il se recula d’un air craintif.
Sophie aurait voulu parler pour être aimable, mais les manières de son
compagnon la déroutaient. Maintenant il regardait par la portière. Il
dit: Bon sang! que de voitures!... Sophie approuva, elle remarqua que
c’était incroyable le mouvement qu’il y avait à Paris. Puis elle lui
demanda s’il venait de loin.--«Oh oui! fit-il, de loin!» Il garda le
silence un instant, puis ajouta: «Je suis marin.»... Alors il raconta
qu’il était toujours en mer, qu’il commandait un cargo-boat: _La Ville
de Cette_, qui faisait le service entre Marseille et Tunis, et qu’il
avait un congé d’un mois, et qu’il était venu à Paris pour prendre un
peu de bon temps. Puis il se mit à rire, et il embrassa Sophie.

Le fiacre entrait dans le bois, on ne croisait plus que, de temps en
temps, une voiture au pas, quelque cycliste, ou bien une troupe de
jeunes anglaises coiffées de casquettes-bérets et vêtues d’amples
manteaux verts. Quand on fut au bord de la Seine, le capitaine voulut
marcher; la vue de l’eau l’animait. Sophie descendit. Le fiacre suivait.
Il y avait du vent, des feuilles tournoyaient sur la chaussée, on en
écrasait d’autres qui étaient collées dans la boue, les arbres étaient
jaunes et le ciel gris. Le petit homme en redingote marchait à côté de
Sophie en la tenant par la taille. Maintenant il était apprivoisé, un
bon sourire nichait dans son collier de barbe. «Tu ne ressembles pas aux
autres femmes.»--«Pourquoi donc?» demanda Sophie.--«Tu n’as pas encore
dit miel», dit le capitaine, et il réfléchit.

Il était surpris de la douceur de Sophie, il n’avait pas envie d’être
brutal avec elle, comme avec celles qu’il rencontrait dans les
brasseries, dans ses bombes, après ses jours de solitude et de silence,
quand il avait envie de vin, de bruit et de violence. Çà, elle était
bonne! Il la raconterait à son second. Il n’y a qu’à Paris qu’on trouve
des femmes comme ça.--Sophie s’intéressait à son compagnon. Elle lui
demanda s’il avait fait de grands voyages.--Ah! pour sûr! il avait
navigué dix ans dans l’Océan Indien et dans les mers d’Orient. C’est là
qu’il y en avait des sales coups de temps et qu’on reconnaissait les
matelots! Il avait vu des hommes et des poissons de toutes les couleurs,
les Chinois qui sont mous comme des chiques et qu’on fait travailler à
coups de pied. Il avait fumé l’opium. Il avait roulé dans les sales rues
de Canton, et s’était battu avec des Anglais et des Allemands saouls,
pour de toutes petites femmes jaunes aux yeux bridés. Et puis il avait
vu tous les nègres de l’Afrique, des forêts vierges, des grands déserts
et des grands lacs. Il avait entendu chanter des oiseaux gros comme le
petit doigt. Il avait vu sur la Fille des Indes (un trois-mâts barque,
capitaine Ploumach) un singe grand comme un homme, qui servait à table,
et qui frappait avant d’entrer, et qui comprenait tout ce qu’on lui
disait.

Sophie songeait à ces pays auxquels jamais elle n’avait pensé. Elle
marchait à côté du capitaine, sans mot dire, et tout étonnée comme un
petit enfant.

Le capitaine voulut remonter en voiture, il était grisé par l’évocation
de tous ces souvenirs étonnants, il prit Sophie dans ses bras et
l’embrassa goulûment. Elle se laissait faire, sans révolte et sans
dégoût, reprochant seulement à cette barbe rude de la gratter un peu
fort. On descendit à la Cascade et on commença à boire. Le capitaine
tapait sur la table criait: «Eh! le mousse! un verre de schnick!» Il fit
boire le cocher. Il était gai et embrassait Sophie sans vergogne. Le
garçon raide et solennel le dévisageait d’un air méprisant. Mais le
capitaine lui donna deux francs de pourboire, et le garçon le
reconduisit jusqu’à la voiture, en le saluant au moins dix fois.

Maintenant le capitaine se taisait. Il avait pris dans sa grosse patte
la main de Sophie, et touchait chacun de ses doigts avec précaution:
comme elle avait une petite main! Il considérait cela avec étonnement.
Ça lui rappelait une nuit à Buenos-Ayres, où il avait été chez une
femme, et, dans un coin de la chambre, il y avait un petit lit où
dormait un bébé... Il demanda: «Comment vous appelez-vous?» Elle dit:
«Sophie»... Ah! quel joli nom! Et il dit que, d’ailleurs, de toutes les
choses qu’il avait vues, il n’avait jamais rien vu d’aussi joli que
Sophie. Puis il lui baisa la main maladroitement et avec émotion. Sophie
était flattée, elle était contente. A ce moment, le capitaine pensa
qu’il avait une vie bête, que c’était bête d’être toujours sans femme,
comme un vieux loup.

Mais il voyait un café, on descendit et on but. Il entrait le premier
d’un pas balancé, comme s’il s’était promené sur un quai, les mains dans
ses poches sur le ventre, et coiffé de sa casquette de capitaine
marchand... On reprit la voiture, on repartit, et on s’arrêta sur le
boulevard dans un café à musique; on resta là une heure, le capitaine
fredonnait avec l’orchestre; le fiacre attendait à la porte... Il
faisait nuit depuis longtemps, on alla donc dans une brasserie pour
dîner. Il y avait pour treize francs de voiture, le capitaine donna un
louis au cocher, et l’on s’installa devant une belle nappe blanche parée
de fleurs...

                   *       *       *       *       *

Quand il sortit du restaurant, le capitaine était gai comme un pinson,
il avait acheté un gros cigare à bague, et il en tirait de larges
bouffées. Il avait envie de courir sur l’avenue de l’Opéra. Il avait
pris Sophie par le bras et l’entraînait. D’habitude quand il partait en
bombe, il passait toute la nuit dans les brasseries, à boire, et il
échouait à la fin, saoul et misérable, dans le lit de n’importe quelle
sale fille où il s’endormait d’un sommeil de plomb. Mais, ce soir, ce
n’était pas cela du tout, il ne désirait plus boire. Il se sentait plein
de tendresse, il voulait se trouver tout seul avec son amie. Il était
d’ailleurs, assez gris. Il racontait maintenant les bonnes blagues de la
dernière guerre de Chine, quand les Français, mal chaussés,
s’embusquaient le soir dans des coins à Pékin, pour attendre les
cipayes, qui portaient de bons godillots anglais. On leur fichait un
coup de fusil dans les jambes, ils tombaient, on sautait dessus et on
leur barbottait leurs godasses. Ah! elle était bonne, il riait fort et
il pinçait Sophie. Mais Sophie sentait qu’il n’était pas méchant, il
avait un peu bu, voilà tout.

D’ailleurs, chez elle, il redevint subitement silencieux. Il regardait
autour de lui. C’est là qu’elle vivait... Que c’était charmant! Et il
rêvait, comme la nuit, à bord, sur la passerelle, dans son fauteuil de
toile. Il la prit dans ses bras: «Petite Sophie! Petite Sophie!» et il
osait à peine l’embrasser, il avait peur de la chiffonner. Elle se
déshabillait. Il la regardait, il était attendri. Oh! son corsage!... et
son corset!... il aurait voulu les tenir dans ses mains, et appuyer son
oreille, et puis ses lèvres, là où ce petit cœur avait battu. Elle était
en chemise, et il voyait sa jeune chair et ses seins naïfs et gracieux
comme des fleurs de printemps. Mon Dieu!... Il dépouilla ses vêtements,
dans un coin, sans bruit, tout doucement. Puis il se glissa timidement
entre les draps, à côté de Sophie, et il se mit à pleurer quand il la
sentit dans ses bras.

... Alors il raconta sa vie, mais maintenant c’était de sa vraie vie
qu’il parlait. Il se décrivait, tout seul toujours, au milieu de la mer,
il rapportait ses grandes rêveries pendant les longs jours, quand il
réfléchissait aux femmes, aux arbres, aux fleurs, à toutes les belles
choses bonnes qu’ils ont à terre, et dont il était si loin, errant
gravement, avec austérité, parmi le désert océan. Il disait tout ce dont
il était privé, il n’avait jamais eu une femme, lui, une femme pour lui
murmurer des paroles douces et délicieuses, pour mener autour de lui sa
petite existence adorable! Il respirait le parfum de Sophie et se
grisait, car il n’avait dans la mémoire que les fortes odeurs marines,
il écoutait parler Sophie, cette petite voix l’enchantait: il n’avait
dans les oreilles que le grand mugissement des vagues. Ah! c’était
exquis une femme! Elle, comme elle avait une jolie bouche, et un joli
nez, et des jolis yeux, des jolis yeux! Ses cheveux! et sa peau! ah!
quelle peau douce! Oh! si elle voulait parler encore, dire n’importe
quoi!... Et puis qu’elle le regarde en souriant, comme ça, oui comme ça,
petit colibri!

Sophie l’écoutait, elle était attendrie. C’est vrai qu’il était gentil,
cet homme-là, et il lui disait des choses touchantes. C’est malheureux
qu’il n’était plus jeune. Certainement elle pourrait bien l’aimer, oui,
mais pas l’aimer d’amour. Cependant le capitaine avait une idée. Il
n’osait pas la dire. Tout à coup il se lança: «Voilà! Eh bien voilà!...
Vous devriez venir avec moi...»

Sophie répondit tout doucement:

--Je ne peux pas...

Elle pensait: S’il est gentil avec moi... Mais s’il n’est pas gentil,
qu’est-ce que je ferais là-bas dans tous ses pays?... Et elle se disait
surtout: Je ne veux pas quitter P’tit-Jy.

--Pourquoi? Pourquoi? faisait le capitaine, et il insistait, il
suppliait.

«Non, non, répétait gentiment Sophie, non, non, non!» Alors quand il vit
qu’elle était bien décidée, il la prit dans ses bras et l’embrassa
longtemps sans rien dire.

Le matin, il partit, triste, mais souriant et reconnaissant. Il
emportait des provisions de rêve pour des mois.

Il avait laissé cent francs à Sophie.



VI


P’tit-Jy entra chez Sophie, presque immédiatement après le départ du
capitaine.

Elle embrassa son amie, si petite dans son grand lit, et regarda
maternellement ses yeux un peu battus. «Eh bien, ma choute?» Elle
aperçut le billet bleu sur la table de nuit: «Ah! Fifi? t’es contente?
Tu vois: je te l’avais dit qu’il était bon le micheton! Ah! épatant tout
de même! embrasse-moi encore, ma gosse...» Puis Sophie dut raconter
tout, en détail, chaque chose après l’autre, et P’tit-Jy assise sur le
bord du lit, l’écoutait. «Eh! le mousse! un verre de schnick!» la fit
rire, et quand Sophie en fut au singe qui servait à table, elle
s’émerveilla: «Ah, Fifi! ah! tu parles!...»

Elle, elle avait eu affaire aussi à un bonhomme pas ordinaire: «Sur le
boulevard, il arrive sur moi directement, je ne l’avais même pas vu, et
je crois qu’il ne m’avait seulement pas regardé: rigolo des clients
comme ça! Un beau garçon avec une moustache noire... Il vient jusqu’ici
sans parler... J’allume ma lampe, je me retourne: il avait les larmes
aux yeux. Je vais pour le caresser: «Ah! je vous en prie, laissez-moi!»
Après il me dit: «Si vous saviez ce qu’elle est méchante! Tout pour me
faire souffrir! Elle me rend fou de jalousie...» Bon! il avait des
peines de cœur ce joli garçon-là! A ce que j’ai compris, il était venu
avec moi pour lui rendre les paillons qu’elle lui fait; mais elle
l’avait trop pris, il ne pouvait pas. Il ne m’a pas seulement embrassée:
«Je vois bien que je ne pourrai jamais la tromper. Si j’allais avec
vous, ce n’est pas elle que je tromperais. Je fermerais les yeux et je
vous tromperais avec elle.» Il m’a donné un louis et il est parti. J’en
voulais pas de son argent, je sais bien qu’il m’avait fait perdre mon
temps, mais c’était pas un client comme les autres, et puis, si ça avait
pu le consoler... Mais il n’a rien voulu savoir. Alors, ça m’avait
tellement fait drôle, que je ne suis pas redescendue, je n’étais plus en
train de travailler.»

Sophie avait écouté son amie sans rien dire. Elle pensait à Scholch.
Chaque fois qu’on parlait d’amour, elle pensait à lui. Alors elle
rêvait. Mais P’tit-Jy, ayant quitté le bord du lit, où elle était
assise, pour prendre une allumette sur la commode, elle la regarda,
debout près de la fenêtre, et allumant sa cigarette, et ses réflexions
changèrent d’objet. Elle revit son navigateur, et dit, lentement:

--La mer, comment c’est? Tu y as été, toi P’tit-Jy?

--Oh! c’est vilain! répondit P’tit-Jy. Tu verras, un dimanche, on ira à
Dieppe. J’y ai été avec un ami. C’est pas gentil comme par ici, dans les
gazons, vers la Jatte ou Enghien. D’abord ça sent rien mauvais. Et puis,
c’est grand, ça remue... La mer, ça signifie rien du tout, ça vous
embête...

P’tit-Jy tira quelques bouffées en marchant dans la chambre. Puis elle
s’assit. Sophie, dans son lit, songeait à la lassitude qui endolorissait
légèrement ses membres. Elle murmura:

--C’est drôle d’aller comme ça chez les femmes... Tu ne trouves pas que
c’est drôle pour un homme, P’tit-Jy? Tu ne trouverais pas cela drôle,
s’il y avait des hommes comme nous chez qui les femmes iraient?

--Bien sûr, dit P’tit-Jy. Mais tous les hommes ne vont pas chez les
femmes. Il n’y a que le michet. Le michet, c’est un homme à part.

--Pourquoi ça? demanda Sophie.

--Oh! tous des hommes à qui il manque quelque chose! Les hommes sans
femmes! Ou bien pas riches, ou bien pas jeunes, ou bien bêtes, ou des
cochons.

--Comment! t’as jamais vu de michets vraiment gentils?

--Rare. Pas l’habitué. Quelquefois un vadrouilleur. Non, les gentils,
ils sont mecs.

--Alors, les michets, c’est comme un hospice, dit Sophie en bâillant.

--Bah! ma choute, il y en a encore qui ne sont pas mauvais... Mais tu
parles d’hôpital... A propos de ça, une fois il m’est arrivé quelque
chose de crevant...

Un jour, comme P’tit-Jy passait devant le Grand Hôtel, un garçon en
tablier, qui, arrêté au milieu du trottoir, cherchait des yeux parmi les
femmes qui passaient sur le boulevard, lui avait dit: «Vous ne faites
rien? Venez donc. Il y a le 29 qui voudrait voir une femme. Et c’est pas
purée.» Sans doute que le garçon l’avait distinguée, parce que ce
jour-là elle était vêtue discrètement, et qu’elle pouvait entrer dans
l’hôtel sans se faire remarquer. En effet, on n’avait pas fait attention
à elle, et elle avait gagné l’ascenseur.

Le 29, c’était un jeune homme de Lille, de passage à Paris, tombé malade
ici depuis quelques jours...

Le pauvre 29! Quand il était petit, autrefois, quelle fête pour lui
d’être malade! Il se souvenait, dans ces longues journées de solitude...
Quand il était petit garçon, et qu’il était malade, il restait à la
maison au lieu d’aller au lycée... Au lieu de partir le matin par le
froid d’hiver, s’étant levé à la bougie, et de passer des heures tristes
et frileuses, de la classe à l’étude, de l’étude à la gymnastique, et de
la gymnastique au réfectoire, il restait dans son lit, et c’était comme
un dimanche: on lui apportait son chocolat... Sa maman se penchait sur
lui avec ses beaux yeux inquiets, et le regardait d’un air pensif en lui
demandant où il avait mal. On le levait, on le mettait dans un fauteuil
au coin du feu, il feuilletait des grands livres à images, ou bien sa
collection de timbres, ou bien il jouait tout seul aux billes sur le
tapis.

Il avait la fièvre, sa tête était tout endolorie, ça ne fait rien, il
était content, il se sentait protégé, aimé, soigné, sa mère lisait, en
le regardant souvent, et souvent elle s’approchait de lui, elle lui
tâtait le pouls, ou bien mettait sa jolie main sur le front de son chéri
pour voir s’il n’avait pas trop chaud. Il aimait le doux contact de la
peau fine, et se laissait faire comme si on le caressait.

Aujourd’hui, il était malade comme autrefois, mais ce n’était plus comme
autrefois, dans sa maison: il était en voyage, seul, à l’hôtel! Couché
dans une grande chambre, il entendait tout le va-et-vient des voyageurs,
étendu quelque part, n’importe où, comme un blessé abandonné au milieu
de l’agitation d’un camp. Il regardait, l’un après l’autre, les meubles
de sa chambre,--mais il ne les connaissait pas, ces meubles! Ses regards
se perdaient dans cette pièce anonyme, comme dans un désert. Il
grelottait de fièvre, il se sentait dans une grande détresse. Il sonnait
le garçon de temps en temps, quand rester seul lui était devenu tout à
fait insupportable. Mais ce garçon insouciant, pressé, le décevait
chaque fois, le blessait. Ah! son impatience, qu’il dissimulait à peine!
Et tout à coup, le pauvre 29 avait eu le désir infini d’une présence
féminine...

Après un long couloir, où deux Anglais avaient croisé P’tit-Jy suivant
le garçon, on était arrivé devant une porte. P’tit-Jy était entrée. Elle
ne s’étonnait pas souvent, P’tit-Jy, mais ça, ça lui en avait bouché un
coin! Il y avait dans un grand lit une pauvre figure pale qui, se
tournant vers elle, essayait de sourire. Le fiévreux tout brûlant avait
rejeté ses couvertures, et son long corps maigre était moulé par le
drap; des mains de squelette sortaient de ses manches; son linge livide,
ses cheveux ébouriffés sur l’oreiller, sa barbe pas faite, sa sueur, ses
lèvres blanches, et les fioles sur la table de nuit, tout cela avait
saisi P’tit-Jy. Il la regardait avec des yeux de bête malade, en
silence, comme pour demander aide... «Ça va pas, mon petit?» avait fait
P’tit-Jy, tout émue de pitié. Et elle lui avait parlé, tout de suite
trouvant dans son cœur des mots caressants de mère. Elle qui n’avait
jamais eu personne à soigner, qui n’avait jamais eu à se dévouer, voilà
que son instinct de femme se réveillait tout entier, et aussitôt, tout
naturellement, elle s’était installée à ce chevet, elle n’avait plus
quitté ce malheureux qui avait besoin d’elle. Comme elle portait une
jupe neuve, elle l’avait retirée. Et dans cette chambre de malade allait
et venait une infirmière en jupon vert pâle, des froufrous avec un
violent parfum de chypre. Elle le veillait... Elle disait après,
racontant l’histoire: «Ce n’était pas la passe avec lui, c’était pour la
nuit.» Lui, adouci, calmé, ne la quittait pas des yeux. Dans sa chambre,
un grand apaisement était entré avec P’tit-Jy. Elle mettait ses doigts
frais sur les paupières du malade et le rafraîchissait. Il ne savait
plus, il était heureux, il murmurait: ma-man, ma-man... Et, un soir,
tout doucement, comme on s’endort, il mourut...

                   *       *       *       *       *

Oh! cela commençait si bien, si joliment, et d’une façon étonnante,
comme les belles histoires qui finissent par des mariages! Sophie,
surprise par l’affreux dénouement, restait immobile dans son lit,
silencieuse, avec une grosse envie de pleurer.

P’tit-Jy vit cela, se reprocha d’avoir attristé sa petite amie,
s’approcha d’elle et l’embrassa.

--Allons, ma Fifi, il est onze heures, faut se lever, dit-elle.

Obéissante, Sophie se dressait sur son séant, mais triste et muette.

P’tit-Jy chercha à la distraire: «Dis donc, Choute, on va en acheter des
affaires avec tout cet argent-là!» fit-elle en touchant le billet.

--Ah! il faut que je retire ma malle! dit Sophie.

Elles s’habillèrent et déjeunèrent. Puis elles prirent une voiture pour
aller chercher la malle. Ensuite elles visitèrent les magasins, et
choisirent un chapeau et un manteau pour Fifi. Le soir, Sophie tint
absolument à payer à dîner à P’tit-Jy.

Après cela, rien ne lui restait plus de l’argent du capitaine.

--Mais t’inquiète pas, dit P’tit-Jy. On travaille bien quand on est
nouvelle. Il y a des hommes qui les font toutes.



VII


Il était midi, et P’tit-Jy n’était pas encore entrée chez Sophie. Elle
avait pris cette habitude-là, et tous les matins, en se levant, avant de
commencer sa toilette, elle venait s’asseoir un quart d’heure dans la
chambre de son amie. Cela semblait très bon à Sophie: c’était une
gâterie. Il était midi... «Vrai! il reste tard, celui-là!» pensa Sophie;
elle gagna le couloir, et s’approcha de la porte de P’tit-Jy; elle
écouta, on n’entendait rien: «Il doit dormir.» (On a des michets comme
ça, ceux qui, vivant seuls, ne sont pas accoutumés à dormir avec une
femme; ceux-là, toute la nuit, ils se tournent dans le lit, se
retournent, et ils s’endorment au petit jour.)

Sophie, ayant écouté, rentra dans sa chambre et se mit à s’habiller.
Mais quelqu’un passait devant chez elle: elle ouvrit sa porte. C’était
la mère Giberton: «Dites donc, madame Giberton, il n’est pas du matin le
monsieur de P’tit-Jy!» fit Sophie. «Quel monsieur, madame Fifi? Mme
P’tit-Jy est rentrée seule hier soir.»

Comment! P’tit-Jy était toute seule! Mais alors qu’est-ce qu’il y avait?
Pourquoi ne bougeait-elle pas?... Inquiète, Sophie se précipita chez son
amie. Il y faisait nuit, les rideaux étaient fermés, et dans
l’obscurité, s’élevait un ronflement de mauvais sommeil. P’tit-Jy se
réveilla au bruit, et remua. «T’es donc malade?» dit Sophie, en se
penchant sur elle. «Rien... fit P’tit-Jy. Suis enrhumée...» Et elle
referma les yeux. Sophie l’embrassa. Oh! elle brûlait! «Ce que tu as
chaud! Qu’est-ce que t’as pris là, bon Dieu!» Mais P’tit-Jy répétait:
«Rien du tout. Le rhume.» En effet elle toussa. Une petite toux sèche.
Et elle respirait très court, très vite...

Elle ne se leva pas de l’après-midi. Fifi joua aux cartes avec elle pour
tuer le temps. Moute était couchée sur le lit, mais elle était étonnée,
elle était inquiète, elle se passait la patte sur l’oreille, comme quand
il va pleuvoir... P’tit-Jy avait bien soif. Sophie lui versait du
vermouth qu’elle avait acheté l’autre jour, pour quelqu’un qui était
venu dans la journée. P’tit-Jy buvait et s’arrêtait pour tousser.
Là-dessus, elle fit une mauvaise nuit avec des cauchemars et un peu de
délire. Il y avait une colonne qui partait de son front et qui montait
jusqu’au plafond, cela tournait, tournait, avec une rapidité
vertigineuse. Et cela l’étourdissait et l’épuisait.

Le lendemain matin, elle était abattue. Sophie demanda à la mère
Giberton d’aller chercher un médecin dans le quartier.

Le médecin vint, il ausculta P’tit-Jy: «Respirez bien.» Puis il regarda
autour de lui, puis il dit: «Est-ce que vous voulez entrer à l’hôpital?»
En entendant dire cela à P’tit-Jy, Sophie devint pâle. Elle prit la main
de son amie. Le médecin continuait: «Oh! ce n’est pas grave! Ce ne sera
pas long, mais vous seriez mieux là-bas, vous savez.»

... L’après-midi, une voiture d’ambulance attendait dans la rue devant
la maison. Sophie et Mme Giberton habillèrent P’tit-Jy. On l’assit
d’abord sur la chaise longue, elle était oppressée, elle ne pouvait pas
parler. Elle jetait sur tout ce qui l’entourait des regards tristes,
jamais sa chambre ne lui avait semblé si à elle, si précieuse, elle
était attendrie par chaque chose. Elle regardait machinalement Mazeppa:
son supplice tout à coup lui parut épouvantable, et elle eut du remords
de ne pas avoir éprouvé plus tôt une grosse pitié pour lui. Elle demanda
son chat et le caressa; puis elle dit: «Fifi, c’est aujourd’hui que la
teinturière doit rapporter mon cache-corset rose.» On lui mit ses bas;
ses jambes avaient déjà maigri. Elle fut prise de frissons et toussa.
Sophie l’embrassait; P’tit-Jy, les yeux brillants, parlait d’une voix
saccadée: «Choute, ma Choute, t’inquiète pas, mon petit. Je vais bientôt
revenir. Et toi, Choute, fais bien attention, fais bien attention à toi,
prends pas froid.» Le cocher de la voiture d’ambulance était monté pour
aider la malade à descendre l’escalier, chacun de ses pas lourds sur le
plancher frappait au cœur Sophie: on aurait dit qu’il venait, cet homme,
pour emporter pour toujours P’tit-Jy!... P’tit-Jy, appuyée sur lui,
descendit lentement, reprenant son souffle à chaque marche... Quand elle
fut couchée dans la voiture, elle tint la main de Sophie dans sa main,
elle ne dit plus rien, elle avait des larmes plein les yeux et un
sourire infiniment triste.

Fifi regarda la voiture s’éloigner, comme frappée de stupeur.

«Allons, faut pas rester là, madame Fifi», dit la mère Giberton, et elle
la fit rentrer.

                   *       *       *       *       *

Que la maison fut vide tout à coup, et la vie morne! Comme tout ce qui
parait et déguisait cette vie s’effaça soudain! Sophie se retrouva dans
la réalité de son existence. Dans une chambre meublée, toute seule,
livrée à des hommes qui passent: une fille dont le cœur fut déjà
déchiré. Cela, P’tit-Jy l’avait entouré de son existence à elle-même, de
sa façon confiante et heureuse de vivre, de ce qu’elle racontait, de son
amitié. Mais maintenant Sophie se retrouvait seule, seule avec sa
tristesse, avec les déceptions et les malheurs de son passé. Elle
traversa une période de dégoût.

La vie, à côté de P’tit-Jy, ne l’ennuyait pas: P’tit-Jy l’encourageait,
et Sophie, s’appliquant, cherchait à comprendre et à bien faire, afin de
reconnaître toute la bonté de son amie. Ainsi, elle avait un but qui
dépassait ses actions quotidiennes, qui la forçait à voir plus loin
qu’elle et hors d’elle. Quand P’tit-Jy fut partie, tout cela disparut.

Pour P’tit-Jy, son métier était un métier comme les autres. Aucune idée
particulière de déconsidération ne s’y attachait. D’ailleurs être
considérée, qu’est-ce que c’est? Et peut-on désirer de l’être
universellement? La juste et bonne P’tit-Jy était estimée de sa
corporation. Ce n’est pas un regard méprisant de quelque grosse
boutiquière qui allait la toucher; on sait bien que tous les corps
d’état se dédaignent et se jalousent: les charcutiers méprisent les
tripiers, dans la vie chacun passe son temps à mettre ce qu’il fait
au-dessus de ce que fait le voisin.

P’tit-Jy avait intéressé Sophie au métier, et le lui avait bien appris.
Maintenant Fifi savait sortir, et ce n’est pas si ennuyeux, même les
jours où l’on ne fait rien, on cause avec les copines en traversant, on
se distrait à voir les boutiques (sans s’arrêter, et de loin, à cause
des mœurs), on remarque les changements, les nouvelles et celles qui
manquent; en passant on dit bonjour à l’une, à l’autre. Fifi connaissait
maintenant le boulevard, ses heures, l’heure de _la Patrie_, l’heure de
la fermeture de la Bourse, l’apéritif, _la Presse_, enfin la sortie des
ouvrières où il n’y a plus rien à faire, soit que le michet aille dîner,
ou bien parce qu’il est perdu dans l’affluence des femmes qui
surviennent tout à coup. Fifi connaissait les jours, les jours où l’on a
la veine, où l’on ne peut pas faire un pas: ça y est,--où ils en veulent
tous. Et les autres jours, les jours monotones et qui n’en finissent
pas. C’est la pêche: ça mord à tous coups, ou l’on peut bien rester là
une journée sans rien prendre. Il y a des jours où le poisson reste au
fond, il n’a pas faim, et d’autres jours où même ceux qui ne savent pas
pêcher en prennent un plein panier...

Sophie connaissait maintenant le plaisir du travail qui ressemble à
celui du jeu, l’écœurement et la ruine de rentrer seule, semblable à
l’affaissement d’avoir perdu, la joie de revenir accompagnée, qui est un
triomphe comme d’avoir gagné! Elle connaissait aussi les clients, elle
savait ce qu’on dit: «Comme t’es beau de figure, toi!...» et «T’es pas
comme y en a» et «Ça me fait plaisir avec toi.» Et elle savait qu’ils
n’y croient pas, et qu’ils y croient tout de même.

P’tit-Jy partie, tout cela disparut, la vie s’éteignit. Le boulevard
devint morne, fatigant, les jours gris, les michets rares ou bien
brutaux...

Ce qui, entre autres, décourageait Sophie, c’était de manger seule. A
table avec P’tit-Jy, c’était gai; on causait, on blaguait. Elle se
retrouva comme une abandonnée en face des vagues poulets marengo et des
bœufs mode à longue sauce. Elle tomba dans l’atonie, et rien ne
l’intéressa plus. Avec cela, on était au commencement de décembre, il
pleuvait, il faisait nuit à quatre heures. Sophie eut le dégoût de tout.

Ce qui la faisait souffrir encore, c’est qu’une autre femme eût pris la
chambre de P’tit-Jy, cela avait été comme si P’tit-Jy ne devait plus
revenir. Et la vie continuait dans la maison, indifférente à l’absente.
Sophie entendait le bruit de clé introduite dans la serrure, à côté, et
la femme qui allume la lampe, pendant que le monsieur retire son chapeau
et son par-dessus. Et cela, auquel elle ne faisait pas attention quand
c’était P’tit-Jy, lui semblait maintenant d’une tristesse affreuse--elle
ne savait pas pourquoi--et lui faisait mal.

Elle restait dans sa chambre, assise, les mains vides, regardant la
petite flamme de sa bougie, et songeant, infiniment triste et sombre.
Elle entendait le bruit d’un fiacre dans la rue: le pauvre cheval qui
trottine misérablement, aveuglément, dans la nuit, sans savoir pourquoi,
comme les femmes. Elle ne bougeait pas, elle rêvait. Quelquefois la mère
Giberton ouvrait la porte et disait: «Eh bien, madame Fifi, vous ne
sortez pas?» La mère Giberton, maintenant que P’tit-Jy n’était plus chez
elle, en parlait avec assez d’insouciance, comme d’une parmi les
innombrables locataires qui s’étaient succédées dans la maison. Et
Sophie, ayant compris que l’amitié de la mère Giberton pour P’tit-Jy
était toute superficielle, pensait que personne ne vous aime, n’est
occupé de vous, et qu’on est toujours seule.

Alors le michet la dégoûtait. Elle disait d’une voix colère: «Ah! dis
donc! tu me fais mal!» Si on l’embrassait sur la bouche, elle crachait.
Eux pensaient: «C’est une rosse.» Certains lui disaient: «Tu cherches un
marron?» Elle avait envie aussi de les mordre et de les griffer, tous.
«Me serre pas comme ça, hein!»... «Me lèche pas comme ça!...»

D’ailleurs, elle n’avait plus de chance. C’était sans doute le temps.
Avec ces mauvais temps-là, on ne travaille pas. Elle restait des trois
jours sans ramener personne. Elle en était malade d’énervement,
d’attente vaine, de fatigue.

Il fallait pourtant de l’argent. Il fallait payer la chambre, et puis il
en fallait pour P’tit-Jy, pour la gâter un peu là-bas.

Sophie était allé voir P’tit-Jy le jeudi qui avait suivi son entrée à
l’hôpital. Cela lui avait fait un drôle d’effet. Elle était entrée sous
une grande voûte froide. On se trouve ensuite devant un immense monument
sombre, avec une horloge au milieu, et beaucoup de fenêtres. Elle avait
traversé une cour plantée de petits arbres. Et alors l’odeur du phénol,
le cœur serré: elle était dans la salle où P’tit-Jy était couchée. Il y
avait là un parquet très ciré et brillant, Sophie avait eu peur de
salir. Et puis ses pas faisaient du bruit sur le parquet, tandis qu’on
n’entendait pas du tout les infirmières en chaussons. Tout le monde la
regardait. Elle s’était sentie honteuse.

Elle était passée devant toutes les malades rangées dans leur lit,
immobiles, et était arrivée devant P’tit-Jy... Oh! pauvre P’tit-Jy!
qu’elle avait mauvaise mine!... Et comme c’était triste de la voir là,
dans ce petit lit blanc, pauvre, elle qui était si bien chez la mère
Giberton! P’tit-Jy avait essayé de sourire, elle avait pressé la main de
Fifi, quand celle-ci avait posé sur le lit du chocolat et des oranges.
L’infirmière s’était approchée: «Il ne faut pas parler, numéro 17. Il ne
faut pas s’agiter.»

... Les deux lits voisins, c’était un cancer et une cirrhose du foie. La
cirrhose, une femme assez jeune, à la longue figure jaune creusée, avait
aussi des visiteurs. Un homme, l’air d’un ouvrier, en complet noir bien
propre, tournant entre ses doigts son chapeau melon, et regardant sa
pauvre femme sans mot dire d’un air apitoyé, et un petit garçon en
tablier bleu examinant tout, bouche ouverte, et yeux écarquillés... Le
cancer, c’était une vieille à cheveux gris qui respirait fort... Sophie
parlait à P’tit-Jy à voix basse. Elle lui donnait des bonnes nouvelles
de tout, de Mme Giberton, du boulevard, du travail. Elle lui disait: «Tu
as bonne mine», et qu’elle allait vite guérir, et qu’il ne fallait pas
se faire de mauvais sang, que c’était un petit moment à passer. P’tit-Jy
entendait à moitié. Elle souriait vaguement. Elle était affaiblie et
devenue enfant. Ses mains maigres, longues sur le drap, Sophie les
regardait, et cela lui mettait le cœur à l’envers.

... Quand P’tit-Jy était arrivée à l’hôpital, lundi dernier, il faisait
déjà nuit. On l’avait couchée aussitôt. Tout ce qu’elle vit alors fut
extraordinaire. Sa fièvre sans doute grossissait tout. Une femme qui
s’approcha de son lit, pour la faire boire, lui sembla une apparition.
Une petite lampe à essence, placée sur une table au milieu de la salle,
répandait une lumière vacillante qui faisait danser, s’étirer, et
s’écraser des ombres fantastiques sur le mur... On respirait: oh! une
foule de respirations bruyantes! cela se changea en un bruit de soufflet
de forge, et les malades crachaient, et d’autres remuaient dans leurs
draps... au fond de la salle s’élevait une plainte, un gémissement très
régulier...

Quand le jour parut, ce fut la salle cirée, brillante et froide comme
une glace, l’alignement des lits blancs, le silence, le repos, l’air
engourdi de toutes les choses. En face d’elle, P’tit-Jy voyait sur un
oreiller une tête pâle, deux yeux qui la regardaient dans un visage
muet. Et c’était deux longues séries de malades, couchées les unes en
face des autres, et se regardant sans parler. Par la fenêtre sans
rideaux, on voyait sous un ciel sale une rangée de platanes amputés, qui
tordaient leurs moignons comme des suppliciés. Puis une haute maison à
sept étages, aux étages tous pareils. Muette, P’tit-Jy, les yeux
ouverts, écoutait le silence, regardait l’immobilité. Des figures
étaient venues près de son lit, avaient parlé, P’tit-Jy dans une
torpeur, n’avait perçu cela qu’à moitié. C’était trois convalescentes
qui étaient levées... Le médecin était passé avec ses élèves et l’avait
examinée. Il ressemblait à un homme chic, qu’elle avait fait l’été
dernier aux Champs-Élysées. Alors elle pensa à l’été. Elle se rappela
les fleurs, les soirs où les équipages glissent dans une poussière d’or,
les marronniers couverts de feuilles, et quand il y a tant de monde aux
terrasses des cafés. Elle revit aussi le ciel bleu de Meudon, et elle
entendit dans un bois un concert d’oiseaux. On lui avait donné de la
quinine, sa fièvre tomba un peu. Alors elle sentit que la chemise de
grosse toile, la chemise d’hôpital qu’on lui avait mise, la grattait.
Elle pensa qu’elle aurait la peau rouge. Puis elle pensa qu’elle devait
être laide, et elle demanda une glace à l’infirmière, elle se fit donner
un petit paquet que Fifi lui avait préparé, il contenait des rubans, de
la poudre de riz, du rouge, et un polissoir à ongles. Elle noua un ruban
bleu dans ses cheveux, elle se mit de la poudre sur les joues et du
rouge aux lèvres. Les trois convalescentes étaient revenues près de son
lit. Elles regardaient les mains blanches de P’tit-Jy, ses ongles
soignés. Elles se sentaient pour elle un peu de répugnance et beaucoup
d’admiration. «Vous êtes bien chez vous, hein!... Où donc que vous
habitez?» Mais P’tit-Jy ne répondait pas, elle était fatiguée, elle
s’endormit, son ruban bleu sur l’oreiller...

                   *       *       *       *       *

Sophie rentra chez elle découragée. P’tit-Jy, si pleine de vie toujours,
lui avait paru bien éteinte, bien faible, bien changée.

Cependant P’tit-Jy avait pensé à demander du chypre.

Fifi ne mangea pas, et n’eut pas le courage de sortir. Elle se coucha,
appelant le sommeil de toutes ses forces, elle souffrait trop quand elle
ne dormait pas.

Elle n’avait pas d’argent. Et il fallait manger, et il fallait apporter
à P’tit-Jy du chypre, des oranges, des fleurs; il fallait que P’tit-Jy
ne devinât rien, il fallait aussi que les autres malades ne
soupçonnassent pas qu’on était sans argent à la maison, car elles
respectaient P’tit-Jy parce qu’elles la croyaient riche: si P’tit-Jy
avait été pauvre, elles auraient trouvé son métier tout à fait
honteux... Sophie voyait maintenant que la situation de son amie, qui
l’avait tant éblouie naguère, n’était guère brillante en réalité.
C’était le dénûment doré. Elle vivait bien, mais elle ne mettait rien de
côté: au premier accroc, c’était la misère.

Ce jour-là, le froid avait commencé, il gelait, les rues étaient arides,
nettes et droites comme des lignes géométriques. Les gens passaient, à
petits pas pressés, se dépêchant, en soufflant. Les agents se
promenaient sur les trottoirs vides, la tête dans leurs capuchons, et,
aux stations de voitures, les cochers battaient la semelle. Sur le
boulevard, rien à faire, qu’à prendre mal.

Il restait le linge de P’tit-Jy et deux robes assez bonnes. Sophie pensa
qu’on pouvait lui prêter quelque chose dessus, et alla au clou avec un
paquet... Des bancs où l’on s’asseoit pour attendre son jugement. La
salle est sombre, par les vitres dépolies entre une lumière de pauvre.
Plusieurs commis, assis derrière un comptoir, griffonnent. Un autre
annonce les prêts. Les petites gens, sur les bancs, sont minces et
prennent très peu de place. On entend: quatre francs, six francs, des
sommes infimes. Les têtes sont baissées. On répond timidement au commis
brusque...

Fifi, coiffée d’un chapeau, des perles fausses aux oreilles, était la
misère fardée au milieu de misères en tablier et camisole. Elle s’était
glissée le long du mur, timide, humble, les yeux tristes. Mais on la
regarda sans méchanceté, car les autres, sous sa friperie moins sombre
que leurs pauvres costumes, distinguaient la même âme que la leur, une
âme pitoyable de hasard et de malheur.

On lui donna quinze francs. C’était après-demain dimanche. Hier elle
avait mangé, en prenant un petit pain aujourd’hui, et un bon repas
demain à midi, elle irait bien jusqu’à la visite à P’tit-Jy. Après, elle
ferait peut-être quelqu’un. Elle acheta un flacon de chypre de six
francs. Et le dimanche six belles oranges et des fleurs. Il lui restait
une pièce de cinq francs, elle la gardait pour P’tit-Jy, pour
l’infirmière...

Le dimanche, en allant à l’hôpital, Fifi avait un peu mal à l’estomac.
Pour ne pas avoir trop envie de manger les oranges, elle les avait
enveloppées dans un journal, et en les portant, elle se forçait à se
figurer que c’était des boules de n’importe quoi. D’ailleurs, elle y
pensait à peine: elle pensait qu’elle allait voir P’tit-Jy, et qu’elle
voudrait bien que P’tit-Jy fût guérie.

P’tit-Jy ne parlait plus. Elle était oppressée; la fièvre l’avait
abattue. Elle vit les oranges, les fleurs, le flacon, avec indifférence.
Tout autour du lit, c’était une odeur de sueur. P’tit-Jy avait des
étouffements, des suffocations. Sophie la regarda, et fut consternée.
C’était fini!... Le soir, chez la mère Giberton, elle eut une faiblesse.
On lui donna du bouillon, qui la remit un peu.

«Mon Dieu! Mon Dieu! P’tit-Jy allait mourir!» Angoisse! Cette pensée
pourtant ne la surprenait pas; depuis que P’tit-Jy était partie, Sophie
savait qu’elle ne reviendrait pas, elle l’avait senti, rien en elle ne
s’était formulé, mais elle avait eu une chute, puis une immobilité, un
refus devant la vie qui venait bien de ce qu’elle _savait_.

P’tit-Jy allait mourir! P’tit-Jy qui était si bonne! P’tit-Jy qui
l’avait sauvée! Sophie n’eut plus qu’une seule idée: avoir beaucoup de
fleurs... Il faisait moins froid; elle sortit. Qu’est-ce donc qui lui
portait bonheur? Jamais elle n’avait tant travaillé. Dès qu’elle était
dans la rue, elle trouvait quelqu’un!

Le jeudi elle alla à l’hôpital. Elle avait de l’argent. Mais on lui dit
que P’tit-Jy était morte. Elle avait été emportée à l’amphithéâtre, et
il n’y avait pas d’enterrement.



DEUXIÈME PARTIE



I


L’âme de Sophie fut sombre, sombre sans violence, sans fracas, sombre
comme un pays dont le soleil décidément s’est exilé. Sophie ne poussa
pas de cris, elle ne se révolta pas. Et cela était plus poignant. Aucun
silence n’est morne comme celui des grandes plaines sur lesquelles
s’étendent des cieux uniformément gris. P’tit-Jy lui avait refait une
existence, elle l’avait ramenée à la surface; P’tit-Jy morte, Sophie
retomba au fond. Elle n’eut plus de force, ni pour se rebeller, ni pour
fuir. Elle avait le sentiment que quelque chose de supérieur à elle-même
la voulait douloureuse, qu’elle était faite pour le malheur, que la
fatalité la poursuivait, qu’elle ne pouvait échapper. Et définitivement
vaincue, elle s’abandonnait.

Elle s’était crue sauvée: sans doute elle allait pouvoir vivre sans
souffrance, sa destinée s’éclairait... Mais non! C’était une ruse de
l’existence, qui, un instant, l’avait laissée libre, pour la rattraper
ensuite et l’étrangler plus fort.

Il aurait mieux valu qu’elle ne rencontrât pas P’tit-Jy. Aujourd’hui
elle aurait fini de souffrir. La Seine l’aurait guérie... Mais
maintenant, elle ne pensait plus à faire cela; le ressort était brisé,
elle ne pouvait même plus réagir: elle cédait tout entière, elle tendait
ses poings à la chaîne. Peu à peu elle devenait l’esclave, la bête de
somme qui accepte tout sans ruades, qu’on a tellement battue, qu’on a
tellement lassée, qu’elle est matée définitivement.

La jeunesse de Sophie disparaissait. Son espoir avait été trop souvent
trompé, elle avait été trop déçue. Elle continuait à vivre par habitude,
mais elle ne croyait plus à la vie, et ne comptait plus sur elle. Elle
acceptait. Ce qui n’est pas la résignation de la raison, mais
l’épuisement des facultés de lutte: la défaite.

Elle avait passé un triste jour de l’an... Les jours de fête sont
tristes. Il y a tant de gens contents dans les rues. Et puis les hommes
restent dans leur famille. Et après, c’est le mois de janvier qui est
mauvais, parce qu’ils ont tout dépensé pour les étrennes.

Sophie avait dû quitter la mère Giberton: sa chambre était trop chère.
Et elle était allé se loger dans un mauvais garni de la rue Saint-Roch,
auquel attenait un caboulot, et qui ressemblait à l’hôtel où elle était
descendue en arrivant à Paris. Ainsi, rien ne subsistait plus des trois
mois qu’elle avait passés avec P’tit-Jy; elle croyait quelquefois
qu’elle avait rêvé, P’tit-Jy lui apparaissait alors comme une figure
idéale, comme une création chimérique: elle était trop bonne, P’tit-Jy,
pour être vraie!

Le patron de l’hôtel, en gilet de laine, fumant éternellement sa pipe en
terre, se tenait derrière son comptoir. Quand on entrait dans l’hôtel,
on frappait au carreau qui donnait sur le débit, et le patron sortait
dans le corridor. Un bec de gaz éclairait avec hésitation l’escalier en
tire-bouchon dont les marches étaient couvertes d’une toile cirée usée.
Le mur était sale, couvert de traînées noires... Dans la chambre de
Sophie, il y avait des rideaux de cretonne rougeâtre, une petite
toilette, un lit dur, un fauteuil auquel manquait un pied, et, sur la
cheminée, une misérable petite tête en plâtre; même à midi, il y faisait
à peine clair. L’hôtel, toute la journée, sentait le vin et le graillon.
Quelquefois, des discussions s’élevaient chez le bistro, et les femmes
sortaient sur le carré pour mieux entendre.

Sophie avait rencontré des types bien rigolos. L’un, surtout, l’avait
étonné. Elle était sur le boulevard, après dîner. Un homme à cheveux
roux, vêtu d’une sorte de lévite, était passé près d’elle, et il l’avait
regardée en dessous d’un air honteux, tandis qu’un sourire nerveux
relevait le coin de sa lèvre, pareil à la grimace d’un chien. Elle
l’avait déjà remarqué tout à l’heure, ce type-là, il tournait, il rôdait
autour des femmes, il lui avait fait un peu peur. Cependant elle lui
avait souri machinalement, et il l’avait suivie chez elle, sans rien
dire, en rasant les murs.

Quand il avait été dans la chambre, il avait poussé de profonds soupirs,
ses yeux brillaient d’un feu extraordinaire, ses mains tremblaient. Il
éclata de rire. «T’énerve pas, mon coco, t’énerve pas...», disait Sophie
inquiète. Mais dès qu’il vit sa chair, il devint fou. Il se jeta sur
elle avec une fougue inouïe, il soufflait comme un sanglier, il buvait,
il aspirait, il possédait de tous ses sens. Et Sophie l’entendait mâcher
entre ses dents des mots dont elle comprenait mal la signification:
«Infâme! infâme! assouvis-toi!»

Puis il retomba sur le lit, à côté d’elle, comme assommé. Il avait les
yeux grands ouverts, et fixait dans le vide... Sophie, toute remuée par
cette scène, ne savait pas si elle allait rire ou pleurer. Mais le
profond silence de l’inconnu la glaça. Elle pensa qu’il devait être très
malheureux, qu’il avait des peines de cœur, puis elle pensa qu’elle-même
était très malheureuse.

L’homme roux s’était levé. Maintenant il s’habillait discrètement,
pudiquement, avec une singulière modestie. Il approcha de Sophie la
lumière, et il l’examina. Il était métamorphosé, il regardait Sophie
doucement, il paraissait très bon. Il souriait avec tristesse. Il ne lui
dit rien, mais il la baisa chrétiennement sur la joue, et lui donna tout
son argent. Et comme il se retournait pour partir, Sophie vit qu’il
avait une tonsure au sommet de la tête.

                   *       *       *       *       *

Un soir, vers cinq heures, Sophie qui allait à la Samaritaine, fut
suivie par un jeune homme blond qui paraissait timide. Il s’approchait,
et, croyait-elle, pour lui parler, mais il n’osait pas, et recommençait
à marcher derrière elle. Sophie s’arrêta devant un magasin; il s’arrêta;
mais comme elle l’avait regardé, il pensa sans doute qu’il était
importun, car il se troubla et se détourna. Il fallut qu’elle laissât
tomber son parapluie, et qu’elle le remerciât en souriant de l’avoir
ramassé pour qu’il comprît que Sophie ne le repoussait pas. Sophie était
flattée parce qu’on la prenait pour une personne sage, elle se sentait
toute rajeunie. Sans qu’elle sût pourquoi, tout-à-coup, elle avait songé
à Félix, à autrefois... Une impression très lointaine lui était
revenue... Ils marchèrent l’un à côté de l’autre, au milieu de la foule,
et sans faire attention à rien. Le jeune homme tournait des phrases
embarrassées pour dire des choses simples. Il finit par l’inviter à
dîner, avec beaucoup de précaution. Sophie disait: Mes parents... C’est
bien difficile... Puis, à la fin, elle trouva une façon de s’arranger.

Sophie avait déjà dîné avec des michets. Elle s’était ennuyée. Elle
était comme un soldat en service commandé, à un travail. Le michet est
agaçant. Il faut se surveiller, faire attention à ce qu’on dit, à la
manière dont on mange. Avec cela, tenir la personne à distance pour
qu’elle n’ait pas l’idée de se conduire autrement qu’en michet. Ce n’est
guère plaisant...

Ce soir-là, ce ne fut pas cela du tout. Sophie s’amusait, en jouant sa
petite comédie. Et ce jeune homme était gentil; un regard caressant, une
jolie barbe blonde. Sa timidité avait disparu. Maintenant il parlait à
Sophie très simplement, et avec confiance. Il lui faisait la cour. Il
était tendre, et plein de tact. Il souriait. Il ne semblait pas du tout
brutal comme les hommes... Il racontait sa vie: il était
musicien,--Sophie lui demanda s’il connaissait _la Polka des Trottins_?
Non, il ne connaissait pas. Elle était étonnée: «Pour un musicien!»--Il
habitait avec son père, un petit vieillard têtu avec lequel il ne
s’entendait pas toujours... Il demanda à Sophie comment elle s’appelait.
Sophie trouvait que son nom n’était pas joli; elle répondit: «Rolande.»
Lui il s’appelait Gaston. Maintenant il se tenait contre elle, il avait
pris sa main, la serrait, elle sentait qu’il était nerveux.

Quand ils furent sortis du restaurant, et que, dans la rue noire, Gaston
embrassa Sophie, elle frissonna. Il lui parlait chaudement, tout près de
l’oreille; il parlait, parlait: il demandait. Elle ne voulait pas, et
cherchait des prétextes... C’est qu’il n’était pas comme les autres,
lui, ce ne serait pas la même chose: non, elle ne pouvait pas avec lui,
comme ça, tout de suite... Cependant, il finit par la convaincre, et
elle le conduisit chez elle...

Après, elle lui dit: «J’aurais voulu, pas ce soir, tu sais... Plus
tard...»--«Pourquoi?»--«Pour que tu me fasses encore la cour, mon
chéri...»

Comme elle était dans ses bras, elle se sentit le cœur débordant, elle
eut envie de tout lui dire: Pourquoi mentir?... Elle lui dévoila donc sa
vie, et elle faisait: «Tu comprends?... Tu comprends, pas?» Elle disait
la mort de ses parents, les méchancetés de son tuteur, M. Bourdit. Elle
ne parlait pas de Scholch... Elle décrivait son existence à son arrivée
à Paris, puis P’tit-Jy et la mort de P’tit-Jy. Elle pleurait... Mais
elle disait à travers ses larmes: «Maintenant que je t’ai dit tout ça,
je ne vais plus te plaire?»

Gaston était ému, il rassurait Sophie. D’ailleurs, avant ses aveux, il
avait bien deviné. Il serrait sa petite amie contre lui, il essuyait ses
yeux mouillés: «Pleure pas, ma gosse.» Mais elle se souvint que P’tit-Jy
lui parlait ainsi, et repartit.

Le jeune homme ne s’était pas senti séparé de Sophie par ses
confidences, au contraire il voyait là un cœur solitaire, avide
d’affection, injustement dédaigné. Il voyait là beaucoup de souffrance.
La pauvre chambre, où ils étaient couchés, l’apitoyait. Avant de quitter
Sophie, il lui dit des paroles tendres et consolantes.

Gaston Pinson était un grand garçon pâle, d’âme maladive, sans mesure,
ni équilibre. Il était très impressionnable, extrêmement nerveux, de
nulle volonté, d’un cœur singulier par le raffinement et la fragilité.
En sortant de chez Sophie, il était navré; ce désarroi, cet abandon où
il l’avait vue... Vraiment elle était tout à fait innocente! La destinée
s’était acharnée contre elle... Quel charmant petit être!... Et pourquoi
le hasard s’était-il plu à la détourner de sa voie naturelle: une vie
honnête, heureuse, avec quelque brave homme qui l’aurait aimée? Gaston
était indigné contre l’injustice du sort et sa stupidité.

Le lendemain, il courut chez Sophie. Sophie n’osait pas croire qu’il
reviendrait. Elle se disait: «Je n’ai pas assez de chance.» Elle
s’ennuyait. Elle pensait à lui! Comme il était doux et gentil! Comme il
était bon!...

Quand il entra, elle se jeta dans ses bras.

Maintenant elle le regardait: il l’intimidait. Il était si distingué! Un
jeune homme, aussi bien, penser à une femme comme elle! Non, c’était ou
de la curiosité ou un caprice. Il était revenu par passe-temps... Il y
avait une certaine question qu’elle brûlait de lui poser.

Longtemps elle hésita. Enfin:

--Vous n’avez pas une petite amie? demanda-t-elle.

--Non, répondit Gaston...

Mais il disait cela. Naturellement, s’il en avait une, il n’allait pas
lui raconter...

Elle lui dit, après:

--Dites? Vous avez pensé à moi? Qu’est-ce que vous avez pensé?

--Que tu es très gentille...

--Et quoi encore? Je veux savoir tout ce que vous avez pensé...

Mais Gaston aimait mieux l’embrasser que d’analyser ses sentiments.

Et d’abord, il voulait qu’elle lui dît «tu» comme hier... Et puis on
allait aller se promener. Cette chambre l’assombrissait, il avait hâte
de sortir.

Sophie était prête. Il faisait sec, on prit la rue de Rivoli pour gagner
les Champs-Élysées. On voyait en face le jardin des Tuileries aux arbres
noirs et sans feuilles. Gaston parlait, il disait sur tout, sur le
soleil, sur les voitures, sur les passants, des choses délicates. Sophie
ne savait pas comment répondre. Elle restait toute bête à côté de lui.
Elle pensait seulement, avec un grand regret: «Il est trop bien, il est
trop bien pour moi.» Puis, en regardant ses mains blanches et sa jolie
barbe, elle murmurait: «Comme on doit vous aimer, vous!»

Il récita des vers. Puis se tut. Sophie lui demandait: «A qui
pensez-vous?» Il répondait exprès, par taquinerie: «A personne.» Alors
elle disait: «Monstre!» en lui serrant le bras.

Il voyait tout cela. A propos d’une chose insignifiante, elle avait
remarqué: «Hier, vous avez dit ceci». Ainsi, elle se souvenait de tout
ce qu’il avait dit, seule elle avait repassé toutes ses paroles,
jusqu’aux moindres. Elle avait pensé à lui si fort! Il la regardait:
«Petite Sophie!» Elle avait vraiment des yeux très purs, des yeux
d’enfant. Il observait aussi que son visage était déjà un peu fané, cela
l’émouvait. Ah! la vie! Comme le jour tombait, on y voyait à peine, il
l’embrassa. Après un long baiser, elle restait silencieuse. «A quoi
penses-tu quand je t’embrasse?» demanda-t-il.--«Au ciel», répondit très
doucement Sophie.

Ils dînèrent, et puis ils rentrèrent.

Sophie paraissait toute drôle, elle tournait dans la chambre, elle était
agitée. Elle dit à Gaston: «Assois-toi là.» Elle mit les mains sur ses
deux épaules, et le regarda comme si elle allait lui parler. Mais elle
ne dit rien, et se remit à marcher dans la chambre. Il la considérait
avec étonnement. Enfin elle s’approcha de lui: «Tu veux que je te montre
quelque chose?»--«Qu’est-ce que c’est?» fit Gaston. Elle était penchée
sur sa malle et l’ouvrait. Elle en sortit une vieille petite boîte en
bois blanc, et revint près de son ami. Elle leva le couvercle, en
tremblant, puis elle tira de là, lentement, une à une, plusieurs choses,
un gant d’enfant en laine rouge, le portrait d’une femme jeune encore
qui lui ressemblait, un petit livre de messe, et une alliance. C’était
les reliques de son enfance: «Tu vois, dit-elle, je n’ai jamais montré
cela à personne», et, les larmes aux yeux, elle l’embrassa. Elle était à
la fois triste et joyeuse, triste de tous les souvenirs qui repassaient
devant elle, joyeuse d’avoir un ami avec qui les regarder. Elle avait
montré cela à Gaston, parce que c’était ce qu’elle possédait de plus
précieux, les seules choses qui fussent bien à elle. Se donner à lui, ce
n’était rien, puisqu’elle se donnait aux autres. Mais cela, son trésor,
le montrer, c’était vraiment ouvrir, donner son cœur.

... C’était vrai que Gaston n’avait pas de maîtresse. Il avait
vingt-sept ans, un âge difficile: on ne peut plus guère, par scrupule,
être l’amant de cœur,--on ne peut pas encore, par défaut de fortune,
être l’amant en titre ou le mari. On est un jeune homme. Cependant, on
n’est plus le tout jeune homme pour qui l’amour se passe en plein ciel,
sans conséquences, ni responsabilités; on a plus de fierté qu’à dix-huit
ans, on voit mieux: on s’interdit bien des choses... Gaston,
sentimental, sensuel et voluptueux, n’avait pas de maîtresse. Et tandis
qu’il rêvait de grandes amoureuses, de festins de chair magnifiques, de
corps admirables, il se voyait réduit à la fille des rues. D’ailleurs,
il y a chez celle-ci une mélancolie et une odeur de vice qu’il
savourait.

Quand il connut Fifi, l’affreuse tristesse de sa vie le désola et le
ravit. Il s’enchanta de la pureté de son cœur, comme de ses yeux cernés.
Il eut de grands plaisirs, en confessant, dans une alcôve louche, une
enfant. Il était passionné de sincérité. La spontanéité et le naturel de
Sophie lui parurent délicieux... Cependant quand il la sentit prête à
l’adorer, il commença à réfléchir, à s’examiner. Or, elle l’intéressait,
elle lui plaisait, mais il ne l’aimait pas. Et elle se disposait à
l’aimer!

Il craignit ce qui allait arriver. Il avait peur pour Sophie, et peur
pour lui. Si elle s’attachait trop fortement à lui, quand il la
quitterait, comme elle souffrirait! Et n’était-elle pas déjà assez
malheureuse? Et lui, si devant l’amour et devant la misère de Sophie, il
allait ne plus oser l’abandonner!

Un jour il la trouva en larmes. Elle était assise près de son lit, et
pleurait, sans bruit, sans bouger. Il l’interrogea: «Quoi? Qu’avait-elle
donc?...»--«Des ennuis...» répondit-elle. Mais il insistait. Elle finit
par avouer que, comme il était en retard, elle avait cru qu’il ne
reviendrait plus. Alors il fut tout à fait effrayé. Ces larmes!... Comme
elle tenait à lui déjà, mon Dieu!...

                   *       *       *       *       *

Pour Sophie, Gaston c’était le Prince. Il était si bien! Quand il
partait, il disparaissait dans un monde inconnu, brillant,
extraordinaire, terrible, un monde qu’elle imaginait mal. Il suivait les
concerts. Il y jouait. Elle tremblait: on devait l’adorer. De jolies
femmes décolletées, tout en blanc, l’entouraient sans doute,
l’emprisonnaient, lui faisaient une chaîne de leurs frais bras nus. La
pauvre Sophie rêvait...

Où était-il? Que faisait-il?... Hélas! elle n’était pas, elle, une femme
pour lui! Il ne reparaîtrait plus... Sophie, alors, pleurait, elle ne
rêvait d’aucune vengeance, car elle trouvait que cela était naturel
ainsi, mais elle était accablée. Ah! s’il avait voulu!... Pour rester
avec lui, près de lui, elle l’aurait bien servi... Oui, devenir sa
bonne! Elle accepterait qu’il ne l’aimât pas, si elle pouvait seulement
le voir toujours, le regarder, l’entendre.

Gaston, mal à l’aise, disait: «Écoute, Sophie! il ne faut pas
m’aimer...»--Sophie haussait les épaules. «Je ne veux pas que tu
m’aimes. Tu sais bien que je ne peux pas vivre avec toi.»

Elle répondait:

--Tu pourrais si tu voulais.

--Tu ne me comprends pas, ma petite amie, c’est cependant simple.

--Peut-être alors que je comprends mieux les choses compliquées.

Elle ne voyait dans toutes ces paroles que ceci: il ne l’aimait pas.
Elle lui disait: «C’est que tu es tiède pour moi!» Puis: «Ah! je suis
ennuyée!» Et, à la façon dont elle prononçait ce mot-là, on sentait que
tout à coup, pour elle, la nuit s’était faite, que tout avait senti la
mort. Mais elle ne voulait pas pleurer.

Gaston la regardait, et très doucement: «A quoi penses-tu? A des
vilaines choses sur moi?»

Un sourire lamentable:

«Peuh! je ne pense pas à toi, je pense à d’autres.»

Il souffrait du chagrin qu’il lui faisait, il l’embrassait, il eût voulu
la consoler.

Mais ces entretiens lui étaient pénibles, il s’en lassait. Il s’était
aperçu enfin qu’il n’éprouvait pour Sophie que de la pitié! Trop peu
pour un cœur d’amant... Le décor de vice où vivait Sophie, et qui lui
avait plu d’abord, lui répugnait à présent. Il ne pouvait plus supporter
ces murs sales, ces odeurs, la vue du patron, les gens qu’on rencontrait
dans l’escalier; tout l’écœurait. Il était résolu à la quitter.
Cependant l’idée du désespoir dans lequel il allait la jeter lui en
retirait le courage.

Il avait essayé d’expliquer qu’il ne pouvait pas continuer à la voir.
Mais alors c’était des plaintes qui le navraient. Elle ne lui faisait
pas de reproches, elle disait des choses simples: Elle n’avait jamais eu
d’ami... il était le premier, le seul qui eût été bon pour elle... Et
pendant qu’elle disait cela en pleurant, en l’embrassant, il la voyait
dans cette misère, si petite, si humble et suppliante, il se trouvait
dénaturé, il n’insistait plus, il se taisait...

Il remettait ainsi de jour en jour.

Cependant l’exécution eut lieu un soir de février.

Ils étaient dans la rue. Et elle ne voulait pas le quitter, car elle
avait senti qu’elle ne le reverrait plus. Elle le suivait sans rien
dire, doucement, comme un pauvre chien. Il se retournait de temps en
temps, et il disait: «Sophie, laisse-moi.» Il ne parlait pas fort, le
cœur lui manquait... Devant son insistance, il grossit la voix: «Allons,
laisse-moi... Allons! Allons! va-t’en!» Il était ému et ne voulait pas
le laisser paraître: il fut plus dur. Il faisait des gestes brusques.

Elle crut voir qu’elle ne pourrait plus le fléchir; elle s’arrêta...
Elle le regardait s’éloigner d’elle, attendant encore qu’il la rappelât.
Enfin, elle se décida: elle s’en alla.

Il s’était retourné.

Il la suivit des yeux, toute mince; il la vit passer, un peu plus loin,
dans le cercle de lumière d’un réverbère, elle avançait lentement, comme
quelqu’un qui va sans savoir pourquoi; il eut infiniment pitié. Il fut
sur le point de courir après elle... Il put se contenir, il s’en alla.

Il pensait, avec une tristesse épouvantable, qu’il la replongeait dans
le noir, qu’il la rejetait à l’enfer. Elle douce et sans défense! Il lui
avait tendu la main. Et maintenant il retirait sa main; et il la
laissait tomber au fond.



II


Sophie marchait maintenant avec une sorte de rage, montant et
redescendant le boulevard plus de dix fois chaque soir. Elle allait à
petits pas pressés, la jupe retroussée sur son jupon rose qui vraiment
vivait, courant tout autour des jambes.

Soirées de février où le printemps déjà se laisse entrevoir; il y a de
l’orage dans l’air; on a presque chaud; on trouve que ce n’est pas un
temps de saison... Les cafés avaient repris pour quelques jours leur vie
extérieure: toutes tables dehors. Fifi longeait les terrasses, en
lançant aux hommes des regards quêteurs... Et le boulevard vivait, avec
ses agents qui font les cent pas sans rien regarder, attendant la relève
en bâillant, avec ses camelots, avec ses gigolettes qui, deux par deux,
passent vite, l’air puéril et canaille.

                   *       *       *       *       *

Le petit train-train avait recommencé... «Bonjour, ça va?» en croisant
les femmes de la maison et les autres qu’on connaît... A part soi, de
vagues réflexions sur les choses, sur les gens: On l’a pas vue depuis
longtemps celle-là; mauvaise mine, elle doit sortir du ballon... Ah!
c’t’affiche! la cafetière au Président!... Ils sont gentils ces petits
souliers à 6,95... Sophie allait, regardant autour d’elle pour se
distraire. C’est si barbant à faire le boulevard! Elle aimait bien les
camelots, ceux qui font des tours, ou ceux qui sont forts pour le
boniment et qui se fichent des agents. Mais on ne peut pas trop
s’arrêter, parce qu’on se fait remarquer.

Il y en avait un qu’elle connaissait bien: l’Escalope. Elle savait son
nom, parce qu’un jour--il était en train de travailler--dans la foule
une voix avait dit: «Pet! pet! l’Escalope!»... Il paraît que de ces
messieurs de la maison à Lépine approchaient.

Il était rigolo, l’Escalope... Ce qui vous prenait tout de suite,
c’était deux yeux hardis, vifs, moqueurs, qui vous regardaient droit et
vite. L’Escalope, on sentait que rien ne pouvait l’intimider. Sur ses
yeux, la visière de sa casquette baissée. Dessous, une bouche ouverte
pour gouailler, pour blaguer,--et toujours le sourire. Une dent de moins
devant, ce qui le rendait tout à fait sympathique; cette dent-là, il
avait dû la perdre dans une aventure pas ordinaire. L’air leste et
malin, l’Escalope regardait à droite, regardait à gauche, très attentif,
tout en parlant; et le danger approchait-il, il se mêlait à la foule
avec naturel, disant à mi-voix: «Me regardez pas, regardez par
terre.»... Il en avait un bagout! «Si vous voyez de loin s’abouler par
ici un de ces vilains animaux, un de ces escargots du trottoir qui
marchent toujours de long en large, enfin un agent, un petit signe,
messieurs, dames, un coup d’œil, et je m’élance d’un bond, tel
Jacquelin, le jour où il gagna son Grand Prix, et je me carapate. Je
suis envoyé ici par la maison bien connue, Guipardot et Cie, afin de
vous vendre à des prix étonnants... Regardez par terre, messieurs,
regardez par terre...» Un agent fendait la foule. Mais l’Escalope avait
disparu.

Tout le monde lui était favorable, parce qu’il risquait. Tandis qu’il
faisait son boniment, comme on le sentait inquiet, guetteur, la foule
était gagnée par l’inquiétude. Et c’était pareil au théâtre: on
attendait qu’il se passât quelque chose. On attendait des émotions. On
aurait voulu voir l’Escalope aux prises avec un agent,--voir
l’Escalope... Il échappait! On était à la fois satisfait et déçu. Car on
désirait bien qu’il échappât, mais au moins après avoir cru un moment
qu’il était pincé.

Sophie aimait bien l’Escalope. Il l’amusait. Il n’avait pas peur cet
homme-là. Il était rigolo: tout à coup, plus personne; ni vu, ni connu.
Et, après, l’agent passé, on ne savait pas d’où il sortait, il était là,
et il recommençait son boniment. Il était rigolo avec sa casquette sur
les yeux et son foulard noir. Toujours bien rasé, la face fraîche, l’air
bien portant. «Bonjour, la môme», disait l’Escalope à Sophie, quand il
la rencontrait.

Et le boulevard vivait sa vie. Il y avait aussi une petite, Bertha, avec
laquelle Sophie causait quelquefois. Elle était toute gosse, elle
n’avait pas seize ans. Volage comme un moineau Elle venait deux jours,
trois jours, et elle disparaissait.

Sophie marchait. En mars, le michet est incertain, comme le temps. On
fait bien du chemin pour pas grand’chose. Il y avait des jours où elle
ne mangeait qu’un petit pain. Mais le temps est meilleur, on n’a plus
froid. On regarde les bourgeons sur les marronniers: les feuilles
sortiront bientôt. Au commencement d’avril, on eut une série de beaux
jours, le ciel était absolument pur; la vie, tout à coup, devint
joyeuse; on se serait cru en été; le soir, sur le boulevard, il y avait
foule, et des bouffées de musique sortaient des cafés. Sophie se sentit
plus malheureuse. Ah! si P’tit-Jy avait été là!... Cependant elle
retrouva son chapeau de paille de l’année dernière, et sortit en taille.
Elle avait toujours son joli corps gracieux d’enfant.

Elle descendait, un après-midi, le faubourg Montmartre. «Ça va, la
môme?» fit quelqu’un à sa gauche. Elle se retourna: c’était l’Escalope;
debout contre la porte d’un bar, il la regardait en riant. Peut-être
parce qu’elle s’ennuyait ce jour-là: sans réfléchir elle s’arrêta, et
sourit. Ainsi on ne l’avait pas encore chauffé l’Escalope! Ah! les
agents pouvaient bien courir, il la connaissait pour se faufiler! Il
était là, les deux mains dans les poches, pas bileux, en peinard; il se
reposait un peu, avant de repartir au milieu des hasards.

--On prend pas une petite grenadine au kirsch en passant? dit-il.

Sophie entra. L’Escalope, quand elle le voyait, elle avait tout de suite
envie de rire; la vie, tout de suite, lui paraissait comique. Ils
s’étaient assis au fond de la salle. Le camelot la fixait de ses deux
yeux hardis.

--Alors c’est Fifi qu’on vous appelle?

Et il commençait à lui faire des boniments sur ce qu’elle était
gentille; elle avait de petites mains, un petit nez, de petites oreilles
et une coquine de petite bouche qui devait bien embrasser. Et puis ses
mirettes! Ah! ces yeux bleus-là, il ne savait pas dire comme ils lui
plaisaient... Et, à un petit bout d’homme, pas aussi haut que le
comptoir, qui venait d’entrer:

--C’est pas vrai, Tom-Pouce, que je t’ai dit qu’elle était la plus
gironde du boulevard?

Tom-Pouce tourna la tête et regarda Sophie:

--I m’l’a dit, fit-il, et il cracha. Puis il ressortit en courant; il
vendait du _Paris-Sport_.

Maintenant l’Escalope parlait de lui. Aujourd’hui il avait fini sa
journée... D’abord il n’avait pas le caractère ouvrier aujourd’hui, et
puis justement, à cette heure-ci, c’était le quart d’un agent qui avait
juré de l’avoir, lui, l’Escalope, et qui n’était pas trop bête, ma foi;
c’était pas franc. Cet agent-là, bon Dieu, il aurait presque pu faire un
camelot! Quelquefois l’Escalope y allait, exprès, histoire de s’amuser:
ils jouaient au plus fin, tous les deux, avec l’agent. Mais aujourd’hui,
il n’était pas en train. Il montrait à Sophie ce qu’il vendait: des
cartes transparentes, des petits livres très curieux. Et il riait, à
belles dents, de toutes ses dents, moins une. Sophie le regardait,
regardait son cou rose, serré par le foulard noir.

Elle ne savait pas pourquoi, avec lui elle se sentait à l’aise. C’était
un homme qui connaissait tout, il connaissait la vie. On pouvait parler
avec lui. Et puis il était du trottoir aussi, il était chez lui dans la
rue, on faisait des métiers un peu pareils, sur le boulevard... C’était
un ami... Le michet, lui, est toujours si loin, si étranger.

--Et à part ça, dit l’Escalope, ça boulotte, vous?

Ma foi non, ça n’allait pas fort! C’était pourtant la saison, tous les
hommes étaient en l’air. Seulement, voilà, il aurait fallu être mieux
habillée. Elle avait son chapeau de paille de l’année dernière,--ce
pauvre paillasson marron déteint par les averses!--elle avait un corsage
pas neuf. Mais pour se refrusquer, comment faire? Quand on a mangé et
payé sa chambre, on est déjà bien contente.

--Bougez pas, dit l’Escalope, pour la frippe on verra.

                   *       *       *       *       *

Et Fifi se mit avec l’Escalope.

Il logeait dans un garni, boulevard Clichy. De la fenêtre on voyait
passer les tramways; c’était gai. Et ce n’est plus la même chose quand
on est avec un homme, le logeur est d’un poli!

Vraiment, ça avait étonné Sophie de revivre à deux. Involontairement,
elle se rappelait Scholch, puis, très vite, elle écartait cela...
L’Escalope ne lui plaisait pas entièrement. Il y avait des choses...
Elle avait toujours aimé les garçons comme il faut. Mais qu’est-ce que
vous voulez, elle aurait pu tomber plus mal aussi! Depuis Gaston, elle
avait compris que quelqu’un comme elle ne pouvait pas être avec un homme
bien. Alors? On ne peut pas rester toujours seule! «Pas d’homme»,
répétait P’tit-Jy. Ah ben! elle en avait assez!--Et puisque les hommes
bien ne sont pas pour nous!... D’ailleurs l’Escalope en valait d’autres.
Il était intelligent, d’abord: il aurait causé avec n’importe qui. Quand
il vous regardait, avec son sourire, on sentait combien il était
supérieur. Quand il disait: «Tu viens?» il n’y avait rien à dire, il
fallait venir. Et puis joli garçon, avec son nez droit, ses yeux noirs,
sa peau fraîche. Et robuste, et souple comme une bête: on ne l’entendait
pas marcher.

Ça plaisait bien à Sophie de jouer encore au ménage; servir un homme,
lui obéir, penser à lui. Elle n’était plus malheureuse maintenant. Elle
sentait peut-être qu’elle était tombée un peu plus bas, mais quoi,
puisque maintenant elle se moquait de tout!

On restait au plumard jusqu’à midi; il paraît qu’il n’y a rien à faire
le matin pour le camelot... Le premier jour, il avait envoyé Fifi
s’acheter tout ce qui lui manquait: chapeau, chemisettes, jupon, et il
avançait de belles pièces toutes neuves. Il gagnait de l’argent
l’Escalope... On risque un peu, dam! mais ça rapporte. On s’habillait
sans se presser, et on allait déjeuner dans un petit restaurant, rue
Lepic. On y retrouvait des amis: «Tiens! te v’là, toi, l’Artilleur!...»
Après, on prenait le café, et on descendait tous les deux vers le
Boulevard pour travailler. On se quittait; ma foi! on ne savait pas si
on se reverrait le soir: l’un comme l’autre, on pouvait bien être fait!

On se retrouvait pourtant à l’apéritif, faubourg Montmartre, si Fifi
était libre. On avait revu Tom-Pouce: «Te v’là, toi, tambour-major coupé
en trois!» avait crié l’Escalope; «qu’est-ce tu prends?»

--«Ça a collé, vous deux, alors? Eh! ben! je suis content! Et ça réussit
à Madame: on dirait qu’elle a forci...» dit Tom-Pouce en remuant son
nez. Car il avait un tic: son nez marchait tout le temps comme celui des
lapins. Mais il sifflait son verre: «A revoir la compagnie!» Et on
l’entendait dans la rue, déjà loin: «Plet curses!...»

Le soir, l’Escalope était gentil: «Laisse donc, laisse donc, petite
ponife, faut pas tout de même se claquer au turbin; demain il fera jour.
On va aller au Casino.» On allait au Casino de Montmartre; là on est
chez soi, on chahute, on reprend les refrains. On retrouvait là
Pied-Mou, un copain à l’Escalope, un petit, carré, aux cheveux gras et
collés sur les tempes. Il était serrurier, mais pour le moment, il
cherchait du travail.

Pendant trois semaines, cela marcha bien. Fifi n’aimait pas à avoir
d’argent sur elle, elle remettait sa monnaie à l’Escalope, elle avait
plus confiance en lui pour la garder; d’ailleurs il gagnait plus
qu’elle. Il faisait beau temps, on fit une partie de campagne, on alla
au Bois de Boulogne avec Pied-Mou et sa femme, Totote, une grande brune.
On avait emporté son manger, du saucisson, du veau froid, du fromage,
avec des litres. On chantait. L’Escalope se lança dans les imitations.
Il était épatant dans les imitations!... Après, on s’allongea sur le
dos, en plein gazon, et on roupilla.

                   *       *       *       *       *

Un matin, l’Escalope se leva avec mal à la tête: «Je ne suis pas en
train, Fin, je crois bien que je n’irai pas sur le boulevard
aujourd’hui!»

Quand on eut déjeuné, on passa chez le père Léon, un bistro, près de
Bostock. Il y avait des copains. Il y avait Pied-Mou.

--Je t’attendrai là, Fifi. Je vais faire la manille...

Sophie descendit toute seule... Quand elle revint, le soir, elle paya
quatre tournées que l’Escalope avait perdues.

Et puis l’Escalope retourna chez le père Léon. D’ailleurs Fifi
rapportait du pognon tous les jours. Et puis il pleuvait... On avait une
table contre les carreaux. De temps en temps, on soulevait un peu le
rideau, on jetait un regard sur le boulevard: «Ça dégringole
toujours!... Alors tu dis: Trente-sept?...»

Vers huit heures, les femmes arrivaient: Totote et Sophie, crottées:
«Ah! v’là, les mômes!... On va croûter?...» Mais après dîner, l’Escalope
embrassait Sophie sur le front: «Allons, petite femme, allons!» Et elle
repartait.

Le soir, l’Escalope allait avec Pied-Mou dans un bar, au bas de la rue
Lepic. Là, en suçant, debout contre le comptoir, on causait. On voyait
Anatole, une femme à cheveux courts comme un homme, toujours en complet
cycliste avec une casquette anglaise. Elle fumait en buvant du marc.
Elle aussi, Anatole, elle avait une petite femme qui travaillait. On
voyait Patagon, un large d’épaules, qui mangeait énormément et qui s’en
vantait tout le temps: «Moi je mange un kilo de bifteck en me levant, et
ça ne me gêne pas pour manger un gigot à mon déjeuner.» Pied-Mou disait:
«Ah! m...!» C’était son mot à Pied-Mou, le mot qui exprime tout, joie et
souffrance, mépris et admiration, triomphe ou défaite. Seule
l’intonation variait.

On faisait des zanzis, et on causait. Quelqu’un parlait d’une bonne qui
était assez bête pour ne pas vouloir faire la noce: «Elle a trente-cinq
francs par mois. Dis donc, si ça lui plaît...» ricanait Pied-Mou.

Le garçon du bar servait les tables. Un petit, bossu: «Par ici,
Lagardère, un champoreau!» Et ailleurs: «Ben quoi! la Cloque, t’es
sourd?»

Patagon tapait sur le zinc en disant à Anatole, fortement: «Ma gonzesse
a qu’à recommencer... Ce qu’elle prendra!... J’y ferai venir la gueule
grosse comme ça. J’ai l’amour vache, tu sais!»

«Ben quoi! Bombé! et ma fine!» C’était une petite femme en cheveux, mais
coiffée soigneusement, avec de grands anneaux aux oreilles, et un ruban
rose autour du cou, qui, sur le coin d’une table, écrivait. Elle
copiait, en s’appliquant, une chanson pour une copine: _le Retour du
Déserteur_. «Une chanson bath, celle-là!» A la même table, deux autres
parlaient; elles avaient des figures sérieuses: «Qu’est-ce que tu fais
demain?--Je vais au vélodrome.--IL court?--Penses-tu!--IL ne court
pas?--Mais IL ne court plus... Penses-tu que je LE laisserais courir,
jalouse comme je suis...» Encore une qui était chipée pour un homme de
piste!... Totote et Fifi rappliquaient, et on allait se coucher.

Il arriva que, pendant quatre jours, Sophie n’eut pas de chance. Quatre
jours passer à travers! «Je ne sais pas comment tu fais!» disait
l’Escalope. Et ce sacré père Léon qui ne faisait l’œil à personne!...
L’Escalope mit sur sa tête un vieux calot rouge, il prit un mauvais
tapis qui couvrait la table de la chambre, et, son tapis sur l’épaule,
il alla baragouiner du turc devant les cafés de la place Clichy. Un naïf
provincial, qui admirait tout, acheta l’objet. Et l’Escalope arriva au
bar avec quarante sous, fez sur la tête. Il raconta six fois son
histoire. «Ah! m...!» faisait chaque fois Pied-Mou en rigolant. Quand
Sophie s’avança, vers minuit, tout le monde cria: «Tiens, v’là la
Turque!...»



III


Le surnom lui resta. Maintenant c’était «la Turque».

Un surnom, qu’est-ce que c’est?--Peu de chose: un jeu de mots, le
souvenir d’un instant remarqué... Mais c’est aussi des amis, c’est du
monde qui vous connaît; on a un surnom, c’est qu’on n’est plus seul et
perdu dans la foule, on a fait attention à vous; on a un surnom, donc
son petit cercle: on peut causer. Dite «la Turque», Sophie Mittelette ne
s’ennuya plus, elle avait désormais une existence complète: un homme,
ses amis et leurs femmes. Elle ne fut plus triste, elle n’avait plus à
ne penser qu’à soi.

Seulement, ne plus s’appeler Sophie, mais la Turque, c’est entrer dans
une nouvelle peau. Fifi devint la Turque. Elle eut de nouvelles idées,
de nouveaux sentiments... Dès qu’on fait partie d’une société, celle-ci
fait partie de vous: bientôt la Turque vit le monde à la façon de
l’Escalope et de Totote... Sophie était restée étrangère à son métier,
elle était là-dedans par hasard, et toujours comme provisoirement. La
Turque ne connut plus vraiment que le trottoir, on eût dit qu’elle y
était née.

Oui, son ancien être avait disparu. Elle avait tout oublié... Il y a en
nous des terrains mouvants, où ce que nous fûmes peut s’enfouir
incroyablement... La Turque fut une fille comme les autres, une fille
qui pense à son homme et qui travaille pour le nourrir. Elle ne comprit
plus l’amour que physique; un mâle qui vous domine et vous soumet. La
vie c’était turbiner, boire, manger, être caressée par l’Escalope, et
dormir. Avec cela, quelquefois, une romance... De temps en temps, on
faisait des gueuletons avec Patagon qui s’y connaissait en nourriture. Y
avait du veau, y avait du lapin, y avait de l’oie. Ah! y en avait du
manger!

... D’abord les manières de l’Escalope n’avaient pas beaucoup plu à
Sophie. Elle n’était pas habituée aux hommes qui ne travaillent pas. Et
puis il prenait tout ce qu’elle gagnait, elle avait déjà bien assez de
mal à arriver quand elle était toute seule... Peu à peu, elle avait
compris. Elle avait compris que c’est un luxe pour une femme d’avoir un
homme à soi toute seule. Et puis, si elle faisait vivre l’Escalope,
est-ce que, en échange, il ne lui donnait pas une existence agréable:
société, amies, considération?... C’est agréable d’être avec un homme
comme ça, on peut être fière. Elle l’aurait quitté, il n’avait qu’à
choisir: toutes, elles en demandaient, c’était même heureux qu’il
n’était pas coureur... Et il n’y aurait pas eu de femme, il faisait son
métier de camelot où il réussissait si bien... Ah! il n’aurait pas été
embarrassé!...

Et maintenant la Turque trouvait bien naturel de travailler pour un
homme. Quand elle n’avait pas eu de chance, quand elle n’avait rien
fait, elle revenait, la tête basse, ralentissant son pas, plus le garni
approchait. Et pas tant parce que l’Escalope allait lui fiche un marron,
non! mais elle était honteuse, elle sentait qu’elle n’était pas une
bonne femme, elle se disait qu’elle n’était pas digne de lui.

Oh! des marrons, il ne lui en colla pas souvent! Il n’avait pas besoin,
Sophie le respectait sans ça. Et il savait bien qu’elle faisait tout ce
qu’elle pouvait, on n’avait pas à l’encourager.

Aussi il l’aimait bien. Et on avait des bons moments, des soirs--des
moments qui vous paient de bien des choses--quand, tous les deux dans la
carrée, il était content et qu’il faisait le gentil. Alors il était
joli, complaisant et lâche. Elle le regardait, il avait l’air d’une
fille. Il était tout petit, il pouvait aller partout. O mon petit
homme!... Ah! comme elle désirait sa caresse!... C’était bon aussi quand
la veille il avait un peu bu. Sans forces, les membres las, les yeux
fermés, il était dans une délicieuse torpeur. Sophie l’embrassait
doucement, et il se laissait faire sans remuer, poussant seulement de
temps en temps de petites plaintes. Alors elle songeait avec orgueil
qu’elle tenait dans ses bras le fier l’Escalope, et que celui-là que
respectaient Pied-Mou, Anatole et Tom-Pouce, était avec elle comme un
petit enfant.

Le samedi, on allait danser au Moulin de la Galette. C’est bath! Au
milieu de la salle, on voit un grand palmier avec, dedans, des lampes
électriques de toutes les couleurs, comme des fleurs. L’orchestre,
là-haut, dans une corbeille, fait énormément de pétard: on dirait la
foire. Il y a du monde bien, souvent des femmes du quartier Monceau et
de la Porte-Maillot qui viennent avec des types en habit. Tout autour de
la salle, court un treillage vert, comme à la campagne. C’est frais.
Dans la presse, des petites femmes passent, en suçant des sucres d’orge,
d’autres fument des cigarettes et boivent des bocks avec les hommes. On
a chaud. V’là des sous-offs et des couturières, des employés, des
modèles, des rapins. A la bonne franquette. On fait pas de manières. On
s’amuse, on rit, on crie.

                   *       *       *       *       *

Il y en a tant qui raffolent de la danse, elles valsent là comme des
perdues. Chaque fois, on rencontrait la petite Bertha, une du boulevard,
si jeune, si folle, qui n’était jamais deux jours de suite au même
endroit, mais qu’on retrouvait toujours, par exemple, à la
Galette.--«Bonjour, la Turque!» et la mômiche éclatait de rire. Puis
elle se mettait à courir pour bousculer le monde. Sophie l’aimait bien.
Quelle gosserie! Il y avait longtemps qu’elle n’était plus comme ça,
elle! On prenait quelque chose avec Bertha, quand on pouvait la saisir.

Ah! c’était la vraie môme de Montmartre, Bertha! Ça avait poussé dans
une grande bâtisse, pleine de logements, sur la butte; l’été, les
fenêtres grandes ouvertes, la cour n’est que chansons, bruits de
machines à coudre, conversations d’un étage à l’autre.--Le père était
serrurier, la mère faisait des ménages. On l’avait mise à la crèche;
elles se promenaient, d’autres toutes petites et elle, en file, l’une
derrière l’autre, dans un jardin étroit, en chantant en mesure des
chansons enfantines. Une dame habillée en bleu les gardait. Après, elle
avait été à l’école; elle gaminait un peu dans la rue, sa mère n’avait
pas beaucoup le temps de s’occuper d’elle...

Vers dix ans, elle avait commencé à remarquer des choses. Son père
rentrait saoul tous les samedis, et c’était la mère qui trinquait. Il
tapait comme un sourd sans rien dire. Vlan! une tarte! Vlan! Vlan! Vlan!
Et la mère sanglotait doucement. Tata se renfonçait dans son lit,
terrifiée, le cœur battant. Là-dessus, ils se couchaient, et c’était des
ronflements. Il n’était pas méchant à jeun. Mais pourquoi que sa mère
n’en voulait pas à son père de la battre?... Eh ben! c’est qu’ils
s’embrassaient la nuit!

Bertha s’amusait dans les terrains avec des petits du quartier. On
jouait à cache-cache. Un jour, elle était cachée avec le petit Polyte,
de la rue Tholozé. «Dis donc, Tata, dit Polyte, connais-tu la différence
entre les garçons et les filles?--Non, dit Tata.--Ah! t’es rien bête!»
Alors il lui montra «le sien», puis il lui dit: «Montre-moi «le tien.»

Il y eut un immense secret entre elle et Polyte. Elle n’en dormait pas.
Elle était impatiente de le revoir. Ils allaient tous les deux dans des
coins où il n’y avait personne, et ils s’embrassaient.

Quand Bertha eut treize ans, elle fut arpète chez une modiste de la rue
Auber. Elle trottait dans Paris, en jupe courte, son carton à la main;
elle avait toujours un vieux au derrière; elle n’y faisait pas
attention. Mais un jour, elle était en retard, elle accepta de monter
dans un fiacre avec un bonhomme comme ça, qui la suivait. Eh bien! rien
que pour s’être laissé chatouiller un peu, il lui colla dix francs!
Alors elle ne pensa plus qu’elle serait modiste... Dans sa maison, il y
avait une femme qui ne travaillait pas, ses persiennes restaient fermées
jusqu’à midi; elle descendait en savates et en peignoir pour aller
déjeuner. Un jour, elle donna une pièce de dix sous à Tata, pour rien,
comme ça... «Ah! l’argent ne lui coûte pas cher à celle-là!» dit la mère
de Bertha. Tata comprit: on montre aux hommes sa différence, et ils vous
paient. C’est pas malin et pas fatigant. Vrai! il faut être bien tourte
pour travailler, quand on peut avoir si facilement de la toilette et des
plaisirs!...

«Tu viens, Fifi?» L’orchestre avait entamé la mattchiche. L’Escalope
serrait contre lui la Turque, et lentement, et lascivement, glissait le
pas de la danse, en chantonnant à l’oreille de sa femme avec la musique:
«C’est la danse nouvelle, Made-moi-selle...» Il dansait bien l’Escalope!
Et on était forcé de le reconnaître, avec son complet noir et son
chapeau melon, c’était un des mieux du bal... Après la danse, il
s’éventait de la main en se dandinant, tout rose, et il regardait
Sophie. Les femmes lui envoyait des coups d’œil en passant, mais il ne
les voyait seulement pas. Sophie était contente.

On se rasseyait, et l’Escalope, pour la faire rire, lui improvisait pour
elle toute seule des boniments éblouissants.

Mais voilà Totote et Pied-Mou qui arrivaient... «A c’t’heure-ci!»... Ah!
Pied-Mou racontait: «Je me suis chiqué dans le Métro... On s’a foutu des
coups de poings...» Et il établissait sa masse carrée, guerrière, devant
un café crème, en face de sa gonzesse, la Totote, qui le regardait avec
amitié... Tiens, justement, à côté: un artilleur qu’on connaissait:--Eh!
Gustave! ça va? j’ai vu des copains à toi, du 8e... Eh ben, là-bas, à
Épinal, t’as pas trop ramassé?

--Non, j’ai pas de salle, tout de la consigne...

--Dis donc, c’est un peu mieux que le bal Florent, ici; seulement là-bas
vous rigolez peut-être plus?

--Là-bas! On peut rien faire, c’est plein de sous-offs. Et là-bas, tout
pour les sous-offs, et encore plus pour les rengagés...

Le flot des couples enlacés roulait devant les tables. L’Escalope les
chinait, tranquillement, en fumant.--«Ah! c’te grande jument! Dis,
Pied-Mou, si elle tend les fesses?--Et le mec! répondait Pied-Mou. Ah!
j’t’en prie, fais pas des yeux comme ça! Pire que Delcassé, alors!--Et
ces deux-là! Tu parles si on s’aime! Ah! mon ange!...--Oh! mais v’là du
grand monde. Regarde-moi ça, Gustave, c’qu’ils sont bien mis!... on
dirait des députés.--Tiens! Georgette qui s’est expliquée avec son
homme: elle a un placard sur l’œil...»

On se levait. On en suait une aussi. Et puis on faisait le tour de la
salle. On entendait des bouts de phrase, en passant à côté des uns et
des autres:--Il me dit comme ça: Mademoiselle...--... Ah! pardon! je
l’appelle salaud, comme si je le connaissais...--... Il m’a plaquée, je
m’en fiche, y a pas que lui sur la terre... Et puis... j’cause pus aux
hommes!...

Bertha criait à un monsieur âgé en chapeau haut de forme: «Bonjour,
vieux satyre! t’en as du fiel!» Et elle filait. Elle était à rigoler
avec des étudiants.

Là-dessus--il était minuit--«on met les voiles, les amis?» disait
l’Escalope, et on sortait du bal. On redescendait par la rue Lepic, bras
dessus, bras dessous, en chantant en chœur. On s’arrêtait un peu au bar
de la rue Lepic, et on rentrait se coucher, chacun avec sa petite femme.

... Ainsi passèrent le joli mois de mai et le beau mois de juin. Le
travail marchait tout seul, maintenant, si bien que Sophie ne descendait
plus que l’après-midi, jamais le soir. Et par ce beau temps, avec la
certitude de trouver tout de suite quelqu’un, c’était presqu’un plaisir
de faire le boulevard. Il y avait foule, beaucoup d’étrangers. On
n’avait qu’à se montrer pour être choisie. Tous les jours, Sophie
remontait avec trente-cinq, quarante, vingt francs. Pas souvent vingt.
Totote aussi tenait une bonne série. Les hommes étaient contents.
L’aisance et le bonheur régnaient dans les foyers. Dans ces moments-là,
on trouve qu’il vaut mieux avoir une petite femme qu’une maison de
banque: on a moins de responsabilités.

Les dimanches d’été, on allait au bal de l’Artilleur, à la Jatte. Là,
c’est famille. Dans toute l’île, des gosses montent et redescendent les
talus en courant, les balançoires volent dans les arbres, des jeunes
filles courent, rouges et excitées, dans une odeur de crêpes et de
frites. Un chien mouillé aboie sur la berge, tandis que, dans une barque
qui suit le fil de la rivière, une femme, avec des jeunes gens, rit aux
éclats, parce qu’elle essaie de ramer. On entend la cliquette d’un
marchand de plaisir.

A l’Artilleur, c’est deux sous la danse. On s’en donnait tant qu’on
pouvait. Et on revenait le soir, après avoir dîné au bord de l’eau...

Au mois d’août, le boulevard était vide. Il n’y avait plus rien à faire
à Paris. L’Escalope et la Turque partirent aux bains de mer. Ils
s’installèrent au Tréport. Sophie se rappelait ce que lui avait dit
P’tit-Jy: c’est vrai que la mer, ce n’était pas beau... L’Escalope, qui
n’avait pas de copains, ne savait pas quoi faire, pendant que sa femme
travaillait. D’abord il dormit toute la journée. Et puis ça l’embêta.
Alors il se remit à faire un peu le camelot. Cela rendait bien, surtout
le dimanche, avec les trains de plaisir...

On revint à Paris vers le milieu de septembre. Mais maintenant la Turque
et l’Escalope s’entendaient moins bien. D’abord, il y avait cinq mois
déjà qu’on était ensemble. Et puis, l’Escalope avait peut-être eu tort
de travailler, au bord de la mer. A présent, Sophie trouvait qu’il
pouvait bien gagner aussi; elle ne voulait plus le nourrir à rien faire.
Il avait perdu de son prestige; elle, au contraire, elle avait pris de
l’assurance. Ce qui fait que, maintenant, il ne l’avait plus à la bonne
tous les jours. Des fois, il fichait des gifles à Fifi. A présent, elle
ne lui remettait plus tout son pèze, elle planquait. Il s’en aperçut, il
devint sévère; elle eut des marques... Et puis maintenant, il regardait
les femmes; ça énervait Sophie, aussi.

Un jour, l’Escalope était descendu au boulevard; il ne remonta pas.
L’agent l’avait fait. Ce n’était rien, sauf pour son orgueil...
Seulement, il arriva qu’on lui ressortit une vieille histoire, je ne
sais pas quoi, un coup, il y avait dix-huit mois, à Neuilly. Avec ce M.
Bertillon, c’est jamais fini! Paraît qu’on recherchait l’Escalope pour
ça. Fallait qu’on lui en veuille!... Enfin, il en prit pour trois ans.

Cela attrista un peu la Turque. Trois ans! Pauvre l’Escalope! Il n’était
pas méchant gars, au fond... Mais tout de même, elle en avait plein le
dos d’un homme. P’tit-Jy avait raison. Elle poussa un soupir de
soulagement... Et aux propositions:

«Non, messieurs, je vais vivre seule», répondit-elle.

Ils faisaient:

«A ton aise, Thérèse!»



IV


Pied-Mou était parti au régiment. Totote était veuve aussi. Totote était
un peu mollasse, un peu gnangnan, mais bonne fille. La Turque et elle
habitèrent toutes les deux ensemble.

C’est beaucoup les hommes qui vous donnent votre genre. Quand elles ne
furent plus, ni l’une, ni l’autre, avec des hommes du boulevard Clichy,
elles quittèrent le trottoir, elles firent les cafés. Elles avaient de
la toilette, elles pouvaient se lancer comme les autres. Il suffit
d’être un peu intelligente et pas trop voyou. A présent qu’elles étaient
seules, il leur semblait que rien ne pourrait plus les arrêter. Avoir
l’expérience des michets, savoir travailler, et n’avoir plus derrière
soi quelqu’un pour vous manger tout,--pourquoi, avec du travail et de la
conduite, qu’elles ne mettraient pas de l’argent de côté, et qu’elles
n’arriveraient pas, elles aussi?

Elles faisaient des rêves d’avenir, elles se voyaient déjà propriétaires
d’un petit chalet à La Garenne ou à Bécon. On aurait élevé des poules,
planté de l’oseille et du persil, avec des géraniums, et toutes les
deux, le soir, avant de se coucher, fait une partie de cartes,
tranquillement...

... En attendant, c’était la vie, la nuit, à l’électricité, la fumée et
les bocks, des Anglais, des gens saouls en habit, des jockeys et des
chauffeurs, tout le monde qui vit tard et en désordre dans les tavernes
surchauffées.

Il y avait des soirs mornes, où les heures se traînaient, où les garçons
bâillaient, où ça n’en finissait pas. Ces soirs-là, il n’y avait que des
hommes qui venaient là par habitude, par devoir, pour ne pas se coucher.
Alors un ennui dense enveloppait tout. Les femmes se taisaient, elles
n’avaient même plus la force de bavarder. Chacun regardait l’heure. Les
arrivants n’excitaient pas la curiosité, on savait qu’ils seraient
pareils à ceux qui étaient déjà là: la nuit était mauvaise.

D’autres fois, au contraire, on sentait que le vent était à la fête. On
était soi-même en train. Et à peine l’escalier aux glaces descendu, le
nègre de fer, sur lequel on essaie sa force, à peine dépassé, des voix,
des rires vous entouraient. La galerie orientale illuminée était pleine
d’agitation. Des habits noirs circulaient, et des femmes vêtues de soies
multicolores. On causait fort, d’une table à l’autre. Le barman en veste
blanche se hâtait, débouchait, versait, mélangeait des boissons,
servait. Sur les hauts tabourets, devant le comptoir d’acajou, des
femmes en robes blanches, dont les jupes pendaient comme celles des
amazones, des femmes décolletées, brillantes, éblouissantes, riaient.
Une volière: des petits cris, un bruit pressé de voix. De mille
ampoules, une lumière sèche éclatait, toutes les couleurs violentes.

Ces soirs-là, tout conspirait pour faire de la vie quelque chose
d’amusant et de singulier. Il arrivait à la fois des choses drôles de
quoi distraire quinze nuits. Un monsieur promenait un petit serpent dans
une boîte en carton. Tout à coup il soulevait le couvercle: on était
saisi, on avait peur, on criait. Mais tout le monde voulait avoir peur.
«Tu l’as vu, le type avec son serpent?...» Ces soirs-là le baron était
là. Le baron avait accoutumé de prendre des cuites au kummel. Le chapeau
sur l’oreille, il se tenait debout, au milieu du passage, serrant d’une
main son petit verre, son parapluie de l’autre. Il engueulait par
phrases entrecoupées, l’interprète du Grand-Hôtel: «Tu es un... grec, tu
es d’une... race... méprisable..., un salaud..., tu es... le... rebut...
de l’Orient..., tu es un... menteur... et un... rhéteur...» L’autre,
avec un fort accent allemand, répondait, de temps en temps, très calme:
«Laissez-moi dranquille, che n’ai rien à faire avec fous.»

Le gros baron allait faire un tour dans la taverne. Il tapotait gaiement
les joues d’une femme qui passait. Elle lui échappait en criant: «Ah!
j’aurai de la veine ce soir, j’ai mis ma tête entre les pattes d’un
cochon!» Il ne répondait rien. Il avait l’air ivre et satisfait.

Ces soirs-là, un jeune aide-major, très excité, criait d’un ton de
commandement: «Gérant, les chiottes!... Vous foutrai quatre jours, nom
de Dieu!» et l’idée fixe d’un type était d’accrocher son chapeau aux
ailes du ventilateur... «Rien que des affolés, ce soir!»

Une bande arrivait, en plastrons chiffonnés, qui chantait:

    Meunier, meunier, tu es cocu!
    Tu es cocu, car je l’ai vu,
    En passant par ton moulin
        Et rin tin tin...

Et celui qui marchait en tête portait un écriteau au bout de sa canne:
«Je suis le Cocu sanguinaire.»

Il y avait des gens saouls. On cassait des verres. Une femme était
affalée sur une banquette: «Qu’est-ce que t’as, ma crotte?--J’suis
saoule.»

La voix tonitruante de l’aide-major perçait le tumulte: «Une tisane à
sept francs!... Une!... Au trot!...»

Et des femmes passaient sans cesse au milieu des tables, des grosses
blondes, une longue fille en rouge, diabolique; une autre tout en noir,
aux traits durs. Un monsieur seul à une table mâchait un sandwich. Les
garçons circulaient, portant leurs plateaux chargés de bocks... La
bouquetière s’approchait, vous offrait ses fleurs. Le baron
l’engueulait: «Tu fais toujours des rapports à la Préfectance, saleté!
Veux-tu t’en aller!»--«Oh! un homme si riche!» disait la bouquetière.

                   *       *       *       *       *

Totote et la Turque s’étaient assises à une table: «Vous nous payez un
bock?» Ces messieurs avaient dit oui.

Ils semblaient très gais. Ils commençaient des phrases et ne les
achevaient pas, étouffant de rire au milieu. Deux visages glabres. «Tu
as vu le coup où je leur ai pris cinquante louis?» Celui qui parlait se
mit à rire intérieurement avec une profonde allégresse concentrée:

«J’avais senti... que la main... était bonne...»

L’autre riait plus fort. «Du whisky! du whisky! du whisky!» Avec leurs
cannes ils tapaient bruyamment sur la table, en fumant à bouffées
hâtives des cigares noirs. On les servit. Ils burent. Puis ils
demandèrent du champagne. Le joueur avait fait asseoir Sophie à côté de
lui sur la banquette, et il la tenait par la taille en la regardant
amoureusement.

--Veux-tu que je mette quelque chose dans ton bas? dit-il.

Il tira de sa poche une poignée d’or, de monnaie et de billets
chiffonnés, il choisit deux louis, puis, relevant la jupe de Sophie, il
lui caressa la jambe, remonta lentement jusqu’à la chair, et glissa les
pièces dans son bas. Sophie riait aux éclats... Il avait soif: il but un
grand verre de Champagne. Puis il s’appuya contre la banquette, et
regarda le plafond en riant tout seul.

Son ami, au teint basané, racontait à Totote qu’il arrivait de
Madagascar: il y avait longtemps qu’il n’avait pas fumé l’opium, et cela
le rendait malheureux. Pour se consoler, il buvait. Il parlait aussi de
son boy qu’il regrettait.

A la table voisine, était assis un Anglais à monocle, qui promenait sur
tout ce qui l’entourait un œil froid et infiniment dédaigneux. Il était
accompagné d’un jeune Français bavard, auquel il répondait quelquefois
par un hochement de tête. L’Anglais s’était fait servir un grand verre
d’absinthe pure. Son compagnon disait avec exubérance:

--Il n’est pas fort ce type-là! Avec la gifle qu’il m’a donnée, il
aurait dû me casser deux dents. Je ne lui ai pas répondu à cause de ma
famille,... et puis mon parapluie me gênait... Mais je regrette
maintenant de ne pas lui avoir montré ma connaissance de la boxe!...»

L’Anglais hochait la tête.

--Il fallait l’assommer! cria le colonial.

--Nom de Dieu! Quand je le rencontrerai, je l’assommerai! fit l’autre
avec furie.

La bouquetière était venue. Le joueur lui avait donné un louis. Il
demanda du tabac, puis il tira de sa poche un billet de banque, et en
roula une cigarette qu’il alluma. Mais la fumée le fit tousser. Il jeta
cela. «Mauvais!» Le billet n’était brûlé qu’au quart. Trois femmes qui
passaient se jetèrent par terre pour le ramasser. Elles se battaient. Il
y eut des cris, un brouhaha, de toutes parts on désertait les tables, on
accourait. Mais déjà elles s’étaient relevées. L’une saignait du nez, la
deuxième était échevelée, corsage déchiré, la troisième s’enfuyait vers
la sortie en courant.

L’Anglais sourit et dit «Very well!» puis il but une gorgée
d’absinthe... Une petite femme s’assit à sa table en jacassant comme une
pie. Tiens! c’était la môme Bertha!

--Comme il y a longtemps qu’on ne t’a pas vue! lui cria Sophie.

--Tu ne sais donc pas, la Turque? j’ai été enceinte... J’étais pas plus
grosse que maintenant, mais ça y était tout de même. J’ai entré à
l’hôpital. Ah! ce qu’on s’y embête! Je disais tous les jours à
l’interne: M’sieur l’interne, je veux accoucher... Enfin c’est arrivé.
Ah! il était rigolo mon gosse, si t’avais vu! Seulement il était mort...
Je suis bien maintenant, tu sais. J’ai un petit ami qui est gentil avec
moi, il me paie ma chambre, il me paie tout.

On débouchait une nouvelle bouteille de champagne.

                   *       *       *       *       *

Il était tard maintenant, quatre ou cinq heures. La nervosité des femmes
augmentait: elles passaient et repassaient avec plus d’impatience, plus
d’inquiétude... L’une, entre autres, était saisissante. Elle était
vieille, flétrie, fardée, funèbre. Elle s’avançait en silence au milieu
des autres, jetant à chacun des regards avides...

Deux femmes parlaient fort:

--On est mieux à Londres, tu sais. On fout une livre au policeman, il
vous laisse faire ce qu’on veut.

--Ah! oui, ici, toujours Saint-Lazare! Les agents vous disent: Qu’est-ce
que ça te fait, tu vas être huit jours tranquille, et tu peux bien être
sûre que pendant ce temps-là, la machine n’aura pas remplacé ton turbin!

Cependant, Bertha montrait ses pieds à Totote:

--Est-ce que tu t’y connais en chaussures? Elles sont jolies celles-là,
pas?

L’Anglais était devenu tout à fait raide. Il avait les dents serrées,
l’œil fixe et morne. De temps en temps, son compagnon l’appelait:

--Hé! Chamberlain!

Il ne répondait pas. Enfin, tout à coup, il s’effondra sur la table,
écrasa son verre et s’endormit.

Sophie mangeait des œufs durs. Son joueur ne riait plus, il était muet
et paraissait très fatigué; maintenant que son visage n’était plus
éclairé par la joie, on le voyait comme il était, usé et ridé, blême.

La nuit finissait, l’excitation générale était tombée, et le vacarme
s’était apaisé. Soudain on avait senti sa lassitude. Beaucoup de gens
étaient partis. Ceux qui restaient encore, affaissés sans gestes sur les
banquettes, ne parlaient plus. Seul, un homme ivre disait très haut des
phrases sans suite que personne n’écoutait. L’électricité même semblait
épuisée, elle éclairait plus faiblement. On entendait le ronflement
régulier du ventilateur, et, de temps à autre, des chocs de soucoupes.
Les garçons, sur des chaises, la serviette pendante, sommeillaient.

Une femme singulière était assise à côté d’un Allemand endormi. Elle
portait une robe crème toute garnie de dentelles, et, sur ses cheveux
teints, une couronne de lierre. Sa figure était fanée et ridée, mais un
sourire d’enfant la parait, et des yeux d’une douceur infinie. Elle se
leva et fit le tour des tables. Elle ne s’approchait pas, quémandeuse, à
la manière des filles, mais avec le sourire innocent et charmant d’une
petite fille, comme en jouant. Elle était incohérente et
incompréhensible avec sa couronne sur ses cheveux rouges, avec son âme
d’enfant dans sa face vieille, et cet air égaré.

Alors toutes les femmes s’éveillèrent, elles s’attroupèrent. Elles
regardaient l’inconnue. Elles se mirent à la railler sournoisement:

--Il y a une femme qui dit que tu as soixante ans, moi je dis que tu en
as vingt-sept ou vingt-huit.

--Laissez mon âze, répondit une jolie voix avec un accent étranger
puéril, laissez mon âze, ze souis touzours belle.

--Madame a été dans le monde ce soir... Madame a été au spectacle... fit
une autre.

--Oui, zoustement, à l’Opla.

--Mais madame va nous donner des billets pour son théâtre, car madame
joue...

--Mais oui, tu vois pas, c’est Sarah Bernhardt!

Elle les regardait avec des yeux étonnés, gracieux. Mais la taverne
fermait: on allait éteindre. Chacun se levait, gagnant l’escalier. La
Turque avait pris le bras du joueur. On portait Chamberlain, qui se
laissait aller comme un mort, tout le corps en zigzags. C’était un lent
défilé devant les tables souillées.

On se trouva dehors, et l’air froid de l’aube vous glaça les os. Les
femmes, en sortant, donnaient des cigarettes au chasseur. A la porte,
attendaient des cochers, un marchand de nougat, et un vendeur du _Soir_:
Tom-Pouce. Il dit tout bas à Fifi: «Ça va?»... Et il s’approcha du
michet en tendant ses journaux:

--M’sieur l’baron, une demi-douzaine?... Non?... Eh ben, prêtez-moi dix
sous, M’sieur l’baron, je vous les rendrai demain matin.

Le joueur fit signe à un cocher, et monta en fiacre avec Sophie.

Sur le trottoir, devant la taverne, les femmes entouraient la folle, la
chinaient encore:--«Dis, tu viens avec moi? j’habite rue Marbeuf... Tu
feras bien une passe sur un banc des Champs-Élysées...»



V


Sophie habitait maintenant dans une de ces petites rues paisibles qui se
trouvent derrière la Madeleine, et à distance égale de la taverne de
l’Olympia et des cafés de la gare Saint-Lazare. L’hôtel était très bien.
C’était, ma foi! mieux tenu que chez la mère Giberton, et c’était plus
comme il faut. Si la pauvre P’tit-Jy avait pu revenir, elle aurait
trouvé que sa Fifi--elle le disait bien--n’avait pas mal réussi. Oui,
maintenant, la Turque avait de la toilette, et elle avait bon genre, ce
n’était plus comme dans le temps, où elle n’aurait pas pu entrer dans un
café, parce qu’elle était trop mal nippée. Elle possédait un petit
chien: Kiki; Kiki passait toute sa vie dans la chambre de sa maîtresse,
et chaque fois que celle-ci rentrait, elle le retrouvait avec
attendrissement. Ce pauvre petit qui était resté enfermé tout seul si
longtemps!... Il était derrière la porte, il l’avait entendue, elle
ouvrait, il sautait sur elle en poussant des jappements aigus; elle le
prenait dans ses bras et le caressait. «Ah! Kiki! petit Kiki!
Kikikikikikiki!» Elle jouait beaucoup avec lui, il la désennuyait.

Sa chambre était gentille, et, à elle en somme, bien qu’elle fût encore
en meublé. Elle avait un jeu de brosses en ébène qu’un Monsieur très
chic lui avait donné (probablement un marquis ou un duc: on voyait une
grande couronne brodée sur tous ses caleçons). Elle avait des bibelots,
une ombrelle japonaise, des éventails, deux lampes: elle s’était arrangé
un intérieur.

Sophie n’était pas malheureuse. C’était une des mieux de l’hôtel, elle y
était très bien vue, tous ses amis étant sérieux. Elle était devenue
raisonnable, elle n’était plus enfant comme autrefois: elle ne pensait
plus à l’amour. Elle considérait que ceux qui lui donnaient le plus
étaient ceux qui l’aimaient le mieux. D’ailleurs, elle ne les chérissait
ni les uns, ni les autres, et n’était attachée à personne.

Un soir, elle ramena du Mollard un petit jeune homme, qui avait
peut-être dix-sept ou dix-huit ans. Elle avait peu de goût pour les tout
jeunes gens: généralement c’est sans le sou,--mais on voyait que
celui-là était d’une famille riche. Elle s’était comportée avec lui
comme avec tout le monde, elle avait fait sa petite affaire avec la
complaisance et l’amabilité impersonnelles qui étaient dans ses
habitudes. Au bout d’une heure il était parti, et elle n’avait rien
remarqué de particulier en lui, sinon qu’il était encore maigre comme
une mineure. D’ailleurs, maintenant, elle était tellement habituée aux
hommes qu’elle ne faisait plus attention à eux. Le michet, c’est le
michet: c’est toujours la même chose; tous à peu près pareils. Elle
s’était endormie après son départ: en se réveillant elle l’avait oublié.

Elle fut assez étonnée quand, le surlendemain--il était une heure, et
elle venait de se lever--elle le vit entrer dans sa chambre. Il lui
apportait un bouquet. Il avait l’air embarrassé, il se mit sur le bord
d’une chaise encombrée de jupons, se fit tout petit, et la regarda.

La Turque n’aimait guère qu’on vînt dans la journée. Comme elle se
couchait tard, elle était fatiguée, elle sentait un cercle de plomb
autour de sa tête, elle avait les idées vagues, l’haleine chaude,--et
elle n’avait pas encore fait sa figure: elle était pâle et défaite.
Toute la journée, elle se traînait. Elle ne recommençait à vivre que la
nuit, à la lumière électrique.

«Et qu’est-ce qui t’amène?» demanda-t-elle.

Il ne savait pas quoi répondre. Enfin il dit:

«J’avais une grande envie de vous voir.»

Sophie comprit mal. Et déjà docile, passive, elle s’apprêtait. Mais lui
ne s’approchait pas d’elle, il continuait à la regarder de loin, avec
une muette admiration. Il aurait voulu lui dire tout ce qu’il éprouvait.
Il n’osait pas. Avant de frapper à sa porte, il était resté là un bon
moment, le cœur battant, tout tremblant. Puis il s’était décidé. Il
était encore ému... Il avait rêvé à elle tout hier.

La Femme!

Il avait rêvé à tous ses gestes, à son peignoir, à son petit chien, à la
voix douce dont elle lui parlait. Et dans cette chambre, bourrée de
choses féminines, de dessous, de rubans, et dans cette odeur musquée, il
était profondément troublé, toute son adolescence s’agitait... La
Femme!... Tout le touchait, il aurait voulu adorer Sophie, lui parler
longuement à l’oreille, l’embrasser avec infiniment de délicatesse et de
respect, ou bien vivre à ses pieds, comme un héros de roman, en jouant
de la guitare en sourdine, ou en disant des vers; son cœur débordait de
tendresse.

Sophie, tout ébouriffée, s’était mise à sa toilette, elle se faisait les
ongles. Il l’agaçait un peu, elle détestait qu’on lui fît perdre son
temps. Il avait commencé à lui parler, avec hésitation: «Mais tutoie-moi
donc, mon gros, dit Sophie.--Oui! vous voulez bien? Oh! que vous êtes
gentille!» Maintenant il était content; il croyait qu’elle l’aimait. Il
se lança aussitôt dans de grandes déclarations. Il disait qu’il irait
pour elle au bout du monde.

--Oh! dit la Turque, arrête-toi à Asnières et donne-moi la différence!

Puis elle attendit.

Mais ça continuait. Il lui parlait toujours de son amour, de son cœur,
d’un tas de choses qui n’intéressaient plus du tout Sophie. Elle levait
les épaules. Enfin, elle l’interrompit:

--C’est pas tout ça. C’est pour coucher avec moi que tu es venu, mon
petit?... Non?... Alors, qu’est-ce que tu viens faire?

Il se taisait, décontenancé par le ton brusque de son amie. Il avait eu
subitement le cœur gros. Il allongea la main, et posa sur les genoux de
Sophie son bouquet de fleurs, en disant presque tout bas: «Je vous
aime.»

La Turque éclata d’un rire énervé, et elle s’écria: «Ah non! tu sais! le
boniment, c’est ça qui ne me tombe pas! J’ai pas le temps. Et puis, on
n’en vit pas. Si c’est pour ça que tu es venu, c’est pas la peine de
revenir. Au revoir: il faut que je m’habille... Et puis tu peux
remporter ton bouquet, tu aurais bien mieux fait de me donner les
quarante sous qu’il t’a coûtés.»

                   *       *       *       *       *

... Cependant, vers le soir, une grande tristesse envahit Sophie. Elle
réfléchit. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était sentie aussi triste.
Tout à coup elle vit clair, elle vit ce qu’elle était devenue. Mon Dieu!
Oh! mon Dieu!...

Avant l’Escalope, elle eût été si heureuse de rencontrer ce qu’elle
avait repoussé aujourd’hui! Oui, c’était cela qu’elle avait cru trouver
en Gaston, et qu’elle avait amèrement regretté quand il était parti...
Qu’était-elle devenue? Elle n’avait plus de cœur... Alors, jamais elle
n’aimerait plus personne? Nulle tendresse ne l’émouvait plus... Quand ce
petit était là devant elle, si doux, si troublé, elle n’avait pensé
qu’une chose: que le boniment, c’est un truc pour poser des lapins aux
femmes. Elle était pire que la dernière des dernières: elle se rappelait
qu’il y en avait une qui avait été en maison au Transvaal, celle-là
racontait que là-bas, chaque femme, parmi les clients, en choisissait un
pour l’aimer, pour causer avec lui. Ces femmes-là, elles avaient encore
du cœur. Elle, Sophie, n’en avait plus.

Elle était désolée. Elle se rendait compte de l’honneur que le gentil
petit lui faisait. Tandis que tous les hommes la considéraient comme un
instrument, comme une chair à plaisir anonyme, il avait vu en elle une
femme. Elle restait pour lui lointaine et charmante. Si elle l’avait
compris, elle aurait pu se relever à ses propres yeux, redevenir en
quelque façon ce qu’elle avait été.

Mais elle n’avait pas compris! Ce soir-là elle ne sortit pas, elle se
coucha, écœurée. Elle ne caressa même pas Kiki.



VI


(A l’entrée de la taverne, elles attendent, assises côte à côte sur la
banquette. Il est tôt; elles causent. Chapeaux à panache, figures
faites, sous les armes. En face d’elles, derrière son comptoir, et sous
ses bouteilles de toutes les couleurs, le garçon du bar, en veste
blanche, attend aussi le coup de feu et les regarde sans les voir. Une
lumière crue. Ça empeste le tabac froid. De temps en temps, un homme qui
a descendu l’escalier, pousse la grande porte de verre, et entre au
milieu des glaces. Mais ce n’est pas encore l’heure. Elles causent.)

                   *       *       *       *       *

--Crois-tu que c’est bête! Avec cet assassinat de la rue Duperré, j’ai
pas pu fermer l’œil jusqu’au départ de mon type. Chaque fois qu’il
remuait, j’avais peur. Il s’est levé une fois, et j’ai cru que c’était
fini. Je ne savais pas s’il valait mieux crier, ou bien avoir l’air de
dormir. J’hésitais. Pourtant, je me disais: si je me laisse voler sans
bouger, il ne me touchera pas. Mais il est revenu se coucher: il avait
simplement été à ses besoins. Vrai, on devient folle!

--Moi j’y pense jamais. S’il fallait qu’on pense à ça, on ne pourrait
pas vivre.

--Oui, mais cet homme-là, tu sais, il avait une figure qui ne me
revenait pas... Et puis il ne parlait pas... Enfin, je m’étais fait des
idées.

--Oh! on voit toujours à peu près avec qui qu’on se trouve, et celui
dont on se méfie, on ne l’emmène pas!

--Tu sais, ça!... Des fois on est encore bien contente de trouver... On
ne choisit pas: on n’a pas toujours le moyen de regarder à la figure et
au genre... Et pour savoir qui l’on a avec soi, on se trompe bien aussi;
tu sais, Joseph, l’avocat, les premières fois, je le prenais pour un
entraîneur.

--Dame! bien sûr, c’est moins dangereux d’être la femme à Fallières!
Mais qu’est-ce tu veux, Carmen, on l’a raté, ce vieux-là!... Dis donc,
comment trouves-tu mon chapeau?

--Il est bien... Il est très bien... Il te va bien... Je trouve que tu
le mets trop en avant.

--Comme ça?... Il est bien, hein?

--Oui, Lucie. T’es belle. Ce soir, tu vas décrocher le rupin des rupins.

--C’est vrai qu’il vous va bien votre chapeau. Qu’est-ce qui vous l’a
fait?

--C’est Mme Lisette.

--Eh bien, elle fait bien.

--Tiens! v’là la Suzanne qui arrive.

--J’peux pas la voir, cette femme-là. Elle me pue au nez.

--Elle a une robe neuve.

--La regarde pas, va, ça lui ferait trop de plaisir.

--Elle veut nous la faire à l’épate, ici. Ça ne prend pas. Elle passe
comme ça, une minute, sans s’arrêter, avant d’aller dans les grands
bars, et elle ne connaît personne.

--Elle n’est pas si bien que ça, d’abord. Elle n’a pas du tout le grand
genre.

--C’est comme Madeleine.

--Encore une épateuse! Mais Madeleine, ce n’est pas un nom de femme
chic.

--Laisse donc, elles habitent en meublé comme nous. C’est Victor qui me
l’a dit. Et elles ne font pas tous les jours cinq louis, va.

--Enfin, zut pour elles!... Dis donc, Lucie, toi qui t’y connais dans
les rêves, j’en ai fait un drôle cette nuit... J’étais assise dans
l’herbe à la campagne. Tout à coup, il y a un oiseau énorme qui descend
sur moi, il me prend dans ses pattes, et il s’envole. Je n’avais pas
peur du tout, je regardais en bas,--et c’était comme en chemin de fer:
des champs, des maisons, des rivières qui défilaient... On est arrivé au
bord de la mer. On est descendu sur une plage. L’oiseau s’est posé
devant moi, il m’a regardée, et ça s’est trouvé une négresse.

--T’as rêvé oiseau, t’as rêvé voyage, t’as rêvé négresse. C’est un
voyage la nuit en bateau à voile.

--Comme c’est bête de rêver comme ça!

--Ah! barbe! Ah! encore une nuit à tirer! Ce que j’ai la flemme ce soir,
Georgette! Quand je pense que je vais peut-être rester là jusqu’à quatre
ou cinq heures, et qu’il va falloir tourner cinquante fois autour des
tables avant de trouver quelqu’un, ah! j’en ai mal au cœur!... Pour un
peu, malgré les frais que j’ai déjà faits, mon fiacre, mon coiffeur, je
rentrerais chez moi!... Il y a des jours où le métier vous dégoûte.

--Tu rentrerais, et puis tu sais bien que tu ne pourrais pas dormir.
Alors tu t’embêterais encore plus qu’ici. Moi, maintenant, je ne peux
plus m’endormir que quand il fait jour. J’ai déjà voulu passer toute une
nuit chez moi, toute seule, comme les rentières, pour dormir: je ne peux
pas. A minuit, il faut que je me lève et que je vienne ici. Y a pas,
j’en ai besoin. J’ai ça dans la peau maintenant.

--Oui, mais c’est quand il faut rentrer seule, après avoir attendu ici
toute la nuit pour rien!... Moi, ça me rend folle.

--Qu’est-ce que vous voulez! Il y a tant de femmes, il n’y a que de ça,
sur les boulevards, dans les cafés, partout!

--Et puis on commence si jeune, maintenant!

--Enfin, pour les soirs qu’on s’embête, on a du bon temps... Vois-tu
qu’on redeviendrait ouvrière! Ah mince! j’aime mieux travailler sur le
dos! On gagne plus de pognon et c’est moins fatigant. Ah non!
travailler! se lever de bonne heure! sortir le matin!... et gagner trois
francs par jour!

--C’est possible. Mais quelquefois aussi on a un petit homme qu’on aime
bien. On croit à tous ses boniments. On est jeune.

--Oui, seulement ton petit homme te plaque salement en te laissant un
souvenir.

--Des fois. En tous cas, j’aimerais encore mieux en être là qu’où j’en
suis. Non, il a bien raison celui qui dit que quand on veut se mettre
putain, faut s’établir Chaussée-d’Antin! Moi je m’ennuie. Je ne peux
plus aimer personne.

--La blague! T’en trouveras cinquante pour un pour te laisser faire.

--Ah non! merci! je ne veux pas d’un mec! Ces hommes-là, ça me dégoûte!
Je ne comprends pas qu’une femme paie pour un homme, et un homme qui ne
fait rien, et qui vit de la femme, c’est pas un homme.

--Oh! quand on aime bien un homme, c’est tout naturel de lui donner ce
qu’on a!

--Eh bien non! j’en aurais peut-être envie, mais s’il se laissait faire,
il me dégoûterait.

--A ce compte-là, pourquoi que t’aimes pas tes michets, alors? Ils te
paient, eux, ils se conduisent en hommes... T’es bête, Georgette, on ne
gobe pas quelqu’un parce qu’il fait quelque chose pour vous, parce qu’il
est chic. On l’aime parce qu’on l’aime, parce qu’il est comme il est.
Hein, Lucie?

--Et puis! Tous les hommes sont mecs!

--Ça!... Moi je dis que ce sont les femmes qui les rendent maquereaux.
En v’là un, par exemple, il était employé, la femme que je connais l’a
fait lâcher sa maison, elle ne voulait pas qu’il travaille, elle voulait
l’avoir tout le temps à elle, son petit homme. Eh bien! sa place perdue,
il faut pourtant qu’il vive. Et en v’là un de plus.

--Mais toi la Turque? Tu ne dis rien?

--Ah! les hommes me dégoûtent! tout me dégoûte! J’ai envie de boire et
de faire la bombe! On s’embête trop autrement... Voilà le monde qui
arrive. A tout à l’heure.

--Toi aussi, Lucie, tu t’en vas?

--Je vais faire un tour.

--Eh bien, reste avec moi Georgette, on est aussi bien à l’entrée
qu’ailleurs. On va voir venir. Tiens! Deux bossus!... il va pleuvoir!...



VII


Elle sortait d’un bar de la rue Caumartin, où elle allait quelquefois
l’après-midi, pour rejoindre les femmes, pour tuer le temps.

Ce jour-là, elle avait l’âme très lasse. L’automne, de nouveau,... à
peine s’il était cinq heures, et la nuit tombait sur le boulevard; et
toute la journée avait été grise.

Absorbée, Sophie marchait, sans faire attention aux passants. Elle
allait droit devant elle, elle ne regardait rien. Tout à coup--elle
traversait la rue Auber--elle eut un coup au cœur... Ah! Un monsieur qui
l’avait croisée!... Elle se retournait, chancelante, elle regardait de
tous ses yeux... Lui!... Mais oui, c’était lui; oh! c’était Scholch!...
Elle restait là, immobile, indécise, dans un arrêt subit, absolu, de sa
vie. Puis un grand mouvement la poussa en avant, elle s’élança et
courut...

Ils étaient maintenant face à face. Elle l’avait arrêté. Il avait un peu
grossi, mais c’était toujours lui... C’était lui, sa bouche, ses yeux,
cette petite moustache blonde, toujours, toujours, comme hier... Oh!
c’était hier!... Oh! tout le présent s’abolissait!...

Lui, en la voyant, avait violemment pâli, il avait eu un moment
d’égarement, il allait crier; puis, aussitôt, il était redevenu
semblable à lui-même. On aurait dit,--c’est drôle!--qu’il n’avait pas
d’émotion. C’est que le fait de retrouver Sophie, au bout d’une seconde,
lui était apparu comme un prodige naturel, il avait trop attendu cela,
toujours, à tout instant: l’impossible eût été que cela n’arrivât
jamais.

Ils étaient entrés dans un petit café désert. Ils causaient. Ils se
tutoyaient,--comme hier... Toi! toi!...

Et «Toi... Mimi... Fine...» ces mots-là, se retrouvaient intacts, sans
une tache, sans une écornure, et tout--toute leur vie à eux deux--se
retrouvait, comme dans quelque caveau d’eux-mêmes, où jamais, depuis
longtemps, ils ne seraient plus descendus, mais qui fidèlement,
irréprochablement, aurait gardé leur trésor.

Et les mots leur montaient du cœur comme la flamme monte du feu.

Les gestes aussi, les gestes d’autrefois, revenaient immédiatement. Il y
avait en eux des habitudes que tout eût fait croire perdues, qu’ils ne
se connaissaient plus, dont ils n’avaient plus aucun souvenir: au
premier signal, elles s’étaient retrouvées, elles avaient rallié.

Et Sophie mettait sa main dans la manche de Scholch, d’un mouvement
familier d’autrefois, qui était remonté du passé, comme cela, tout de
suite...

A présent, il parlait, il parlait d’une voix douce et grave, sans
hésitation, d’abondance, avec une certitude infinie; il disait des
choses qu’il savait si bien, qu’il s’était si souvent répétées à
soi-même! «Il avait eu, hélas! un moment de faiblesse--il était
jeune!--il avait été repris par sa famille, par son père qu’il avait
toujours respecté, par sa mère, si bonne, par ses sœurs. Tous les siens,
qu’il retrouvait là-bas, lui avaient fait considérer Sophie--sa
Fine!--d’abord comme une étrangère, puis comme une femme qui le
détournait de sa vie,... et remué, retourné, ne sachant plus, loin
d’elle--il était si jeune!--comme son père avait dit qu’il lui
pardonnerait, s’il promettait de ne pas la revoir, de ne pas lui
écrire,... il avait promis, hélas!... Seulement, voilà que, peu à peu,
il s’était repris, qu’il s’était dégagé, qu’il s’était remis à l’aimer:
il voyait qu’elle ne lui avait donné que du bonheur... Et il était
devenu malheureux: il avait été si heureux... Et un jour, à la fin, il
avait fui, il avait pris le train, et il était venu à Grenoble... Trop
tard! elle n’y était plus! Il n’avait pas pu retrouver sa trace... Il se
serait mis avec elle, aurait travaillé... Elle était partie!... Alors il
était retourné chez lui. On l’avait marié; il avait laissé faire. Il
n’était pas heureux, le paradis était perdu, jamais il n’avait retrouvé
la vie d’autrefois, la seule, celle de son premier et unique amour.--Il
était à Paris pour affaires...»

Elle ne savait pas ce qu’il disait. Cela lui était bien égal. Elle
entendait sa voix, elle regardait ses lèvres: elle aurait voulu
s’endormir ah! s’endormir avec lui en souriant!... C’était comme un
rêve, c’était une minute profonde et irréelle, une apparition dans un
autre monde.

Et ils étaient là, tous les deux et ne formant qu’un, intimes d’une
unique intimité,--comme hier. Oui, c’était comme si rien, depuis, ne
s’était jamais passé...

                   *       *       *       *       *

Il la regardait. Il la voyait changée, fanée, flétrie,--mais il ne
s’attardait pas à cela. Il retrouvait ses yeux, sa peau, un certain pli
de sa narine, les veines bleues de son poignet, et le grain de beauté
qu’elle avait au menton, un peu à gauche. Il la retrouvait comme on
retrouve son pays d’enfance, où chaque pierre, chaque brandie d’arbre,
chaque ornière vous arrête et réveille cent souvenirs. Il la parcourait
lentement... Elle l’examinait de même... Et comme elle disait:
«Personne, vois-tu, personne que toi ne m’a eue; oh! mon Mimi! tu es
resté mon amant!» il pensa: «Je le sais.»

Il ne l’interrogeait pas. Ils sentaient qu’ils s’étaient aimés
par-dessus toutes choses, et que rien ne les avait touchés que leur
amour, tout le reste étant plus bas. Elle était toujours belle et
toujours pure... On a son âme une fois pour toutes, et sous toutes les
boues ou tous les triomphes, elle, au fond, demeure. Il savait cela...
Il savait que la seule vie qu’elle eût vécue, c’était avec lui, et que
le reste n’avait été que simulacre et apparence. Tous les deux s’étaient
reconnus et s’adoraient.

                   *       *       *       *       *

Cependant, si liés l’un à l’autre, au fond, qu’ils se sentissent, pas un
moment ils ne songeaient à remêler leurs jours. Ils pensaient bien
qu’ils n’avaient continué à vivre jusqu’à présent que pour arriver à
cette minute-là: en même temps ils avaient conscience qu’ils se voyaient
pour la dernière fois. Cela était certain, inévitable. Ils n’essayaient
même pas de lutter. Car on ne remonte pas le courant de la vie, quand le
fleuve a coulé, il faut suivre. Car une voix leur disait tout bas que si
leur fond était le même, le dessus, ce qui paraît dans la quotidienneté
de l’existence, était changé. Ainsi, ils ne se seraient retrouvés que
dans des heures sublimes comme celle-ci, dans le tous-les-jours, ils se
seraient tués. Et ils étaient à la fois très proches et très lointains,
unis et séparés.

Ils allaient partir chacun de son côté, ils ne se reverraient jamais, et
toute autre chose était impossible, et ils le savaient... Aussi se
regardaient-ils dans l’âme, et s’aimaient-ils surhumainement.

                   *       *       *       *       *

Et puis ils se levèrent.

Alors elle eut une immense envie de l’embrasser. Elle disait d’une voix
suppliante, très faiblement: «Oh! permets-moi!...» Il repoussa ses
lèvres, c’était trop, ou c’était trop peu, ce n’était pas _cela_. Mais,
simplement, il l’entoura de ses bras, et la serra contre son cœur.

Tous les deux pleurèrent.

Il murmura: adieu,--et partit.

Elle le suivait des yeux. Il disparut. Alors elle se mit à marcher dans
le sens opposé. Elle marchait sans voir. Elle ne voyait, ni n’entendait
rien.

Elle arriva ainsi, sans savoir comment, au pont Alexandre, et s’y
engagea. Elle n’avait pas remarqué l’endroit où elle se trouvait. Au
milieu du pont, les lumières d’un bateau qui glissait sur la Seine la
frappèrent. Elle se souvint alors que, de l’autre côté, il y a un
escalier par où l’on gagne le petit quai. Un jour, elle était descendue
par là, avec Gaston, pour regarder des pêcheurs à la ligne. Elle
traversa, puis descendit. Il faisait noir, elle manqua une marche et
faillit tomber. Elle se rattrapa à la rampe.

Elle était arrivée en bas. Elle courut vers le bord, ferma les yeux, et
se jeta.


FIN


1904-1906.



Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

à 3 fr. 50 le volume

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE

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