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Title: Sous l'Étoile du Matin
Author: Retté, Adolphe
Language: French
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  ADOLPHE RETTÉ

  SOUS
  L’ÉTOILE DU MATIN

        Stella Matutina


  PARIS
  LIBRAIRIE LÉON VANIER, ÉDITEUR
  A. MESSEIN Succr
  19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

  1910



DU MÊME AUTEUR


A LA MÊME LIBRAIRIE

  Du Diable à Dieu, histoire d’une conversion, préface de François
    Coppée, 30e édit.                                           3 fr. 50

  Le Règne de la Bête, roman catholique, 11e édit.              3 fr. 50

  Un Séjour à Lourdes, journal d’un pèlerinage à pied.--Impressions
    d’un brancardier, 16e édit.                                 3 fr. 50

  Les Objections aux Miracles de Lourdes, brochure              0 fr. 15



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

7 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 7.



AU RÉVÉRENDISSIME PÈRE ABBÉ

DE

SAINT MARTIN DE LIGUGÉ

DOM LÉOPOLD GAUGUIN

EN EXIL

Hommage filial.

A. R.



PRÉAMBULE



I


C’était un gros village dont la rue principale montait vers un plateau
aride où végétaient quelques sapins maigres et où s’élevait une croix.

Certaines maisons offraient des façades en torchis jaunâtre, des vitres
ternes et fendillées, des toits roux et cabossés comme de vieux
chapeaux. Dans leurs cours, force détritus et des tas de fumier que des
poules picoraient en jacassant. D’autres, c’étaient des villas blanches,
coiffées de tuiles d’un ton aussi vif que celui des pétales de
coquelicots. Des jardins les entouraient, avec des pelouses où pas un
brin d’herbe ne se serait permis de dépasser son voisin, avec des
massifs de rosiers et de géraniums, avec des allées de sable que
grattait un râteau quotidien et méticuleux.

Il faisait jour depuis une heure environ. Le soleil de septembre avait
peine à glisser quelques rayons à travers les nuages chargés de pluie
qui encombraient le ciel. Les fumées, au lieu de tirebouchonner gaîment
et de s’envoler vers le zénith, roulaient, lentes et lourdes, au ras des
toitures. Les alouettes, silencieuses, restaient blotties dans les
sillons. Un vent mou soufflait par bouffées inégales qui ployaient à
peine les cimes inquiètes des peupliers.

Des paysans, sur le seuil de leurs masures, inspectaient l’air gris, la
main en auvent au-dessus des yeux, flairaient l’odeur fade de la terre,
puis rentraient en hochant la tête et en grognant:--Nous aurons de
l’eau.

Des femmes mal réveillées, la tignasse en broussaille, les savates
traînantes, vaquaient machinalement aux soins du ménage, de la
basse-cour et de la porcherie. Elles s’arrêtaient parfois, en des
postures objurgatrices, pour menacer de châtiments prompts des enfants
qui se préparaient à l’école en se jetant des épluchures et en
échangeant des coups de cartables.

Les villas, tous volets clos, dormaient encore. A scruter leur mutisme
pesant, on devinait qu’elles recélaient des bourgeois grassouillets,
retirés à la campagne, après fortune faite, et dont la première pensée,
au réveil, se formulerait ainsi:--Que mangerons-nous aujourd’hui?

Ensuite les hommes tueraient la journée avec le plus de lenteur qu’ils
pourraient. Cependant que leurs épouses persécuteraient des servantes
sournoisement révoltées, ils caresseraient les pensées massives qui
s’ébrouent dans les cervelles rentières comme des hippopotames dans un
marécage. Ils rumineraient le chocolat onctueux et les brioches tièdes
englouties au saut du lit. Ils combineraient des plats rares pour le
dîner et le souper. Ils fumeraient de vagues pipes. Ils se
remémoreraient les plus fructueux de leurs inventaires. Puis,
l’_Angelus_ du soir sonné, ils feraient de nouveau gémir les sommiers
sous leur embonpoint flasque. La panse distendue par un vaste amas de
victuailles, les paupières battantes, ils murmureraient en guise
d’action de grâces:--Comme nous avons bien mangé aujourd’hui!...

Puis ils tomberaient dans le gouffre au sommeil et rêveraient
d’andouilles juteuses et de venaisons pourries à point. Et le démon à
gros ventre, au nez en vitelotte, qui préside aux digestions bourgeoises
écarterait d’eux, pour le lendemain, toute idée qui ne serait pas propre
à s’enclore dans une marmite, tout songe qui ne parlerait pas
d’entremets et de charcuterie. Enfin, il lubrifierait leur âme d’une
graisse raclée dans les arrière-cuisine de l’enfer...

Les rentiers ronflaient. Les paysans maugréaient à cause de la pluie
imminente. Le dernier coup de la messe tintait dans le clocher de la
petite église ruineuse et moussue qui occupait un coin d’une place en
triangle plantée d’ormeaux chétifs. Mais personne ne semblait entendre
cet appel. Seul, un boucher, au tablier sanglant, se pencha sur son étal
et guigna, d’un œil moqueur, le curé qui, après avoir sonné lui-même,
s’attardait sous le porche. Il attendait, comme s’il ne savait pas,
depuis bien des années, qu’aucun de ses paroissiens ne se soucierait de
s’unir au Saint-Sacrifice.

Il finit par rentrer, en soupirant, dans l’église. Quand sa soutane
élimée eut disparu, l’homme des viandes, qui se glorifiait du titre de
libre-penseur, ricana et lança un long jet de salive sur le pavé en
disant:

--Enfoncé le ratichon!

Son premier garçon, qui empilait de la «réjouissance» dans un coin de la
boutique, se hâta d’approuver et corrobora l’allégresse de «l’ami des
lumières» par cette phrase:

--Des mangeurs de Bon Dieu, n’en faut plus.

Cet aphorisme, c’est tout ce qu’il avait retenu des enseignements du
moraliste obligatoire et laïque qui avait formé son enfance.

Le ciel se faisait plus triste et plus sombre au-dessus de la campagne.
Le vent se taisait. Le soleil, caché par un opaque écran de nuages,
renonçait à baigner de son or fluide les peupliers immobiles. Un calme
sinistre régnait sur les choses. C’est à peine si, dans un vague
lointain, un coq enroué parvint à chanter trois fois. Ce village avait
l’air d’une cité des morts.

A ce moment je vis poindre, au bas de la rue en pente, un homme qui
traversait le pont jeté sur une mince rivière, à courant faible, dont
les eaux mates coulaient entre des berges pleines d’orties et de
caillasses.

L’homme marchait lentement, non, semblait-il, par lassitude, mais parce
qu’une méditation profonde l’absorbait tout entier. Il portait une sorte
de longue robe brune, assez pareille à celle des capucins; une courroie
lui serrait les reins; une corde en bandoulière soutenait une besace à
son flanc gauche. Il avait la tête nue. Comme il la tenait inclinée et
qu’une profusion de cheveux fauves retombait sur sa figure encadrée
d’une barbe de même nuance, je ne pus distinguer ses traits ni saisir
son regard.

Il fit quelques pas sur les rocailles pointues qui bosselaient la
chaussée. Je remarquai alors que ses pieds étaient nus et laissaient
derrière lui des traces de sang.

Qui cela pouvait-il être? Pas un trimardeur, à coup sûr, car on
distinguait dans sa démarche je ne sais quelle majesté qui imposait le
respect. Peut-être un moine mendiant?... Ce qu’il y a de certain c’est
qu’à le considérer, on se sentait peu à peu envahi d’un sentiment où il
entrait de la crainte et une grande douceur.

Dès qu’il fut près de moi, une intention soudaine, où la volonté n’avait
nulle part, m’obligea de le suivre à quelque distance. Une force
irrésistible, qui émanait de lui, m’englobait, me tirait sur ses pas.
J’avais l’intuition que je ne pourrais plus me détacher de lui. Je
sentais, sans me rendre compte comment ni pourquoi, que, s’il le
voulait, j’irais après lui jusqu’au bout du monde. J’avais envie de
pleurer, de tomber à genoux, de prendre sa main et de me la poser sur la
tête. Mon cœur brûlait si fort dans ma poitrine qu’il me faisait mal
presque à crier. Et, en même temps, mon âme s’emplissait d’une paix
immense qui s’étalait en moi comme une nappe de lumière.

L’homme ne paraissait pas s’apercevoir que je le suivais. Arrivé devant
la première maison, il heurta la porte d’un coup discret. Puis il ramena
sa besace devant lui, y plongea la main et attendit.

Une maritorne, d’aspect revêche, vint ouvrir. Elle examina le
solliciteur d’un air soupçonneux puis fit aussitôt le geste de refermer
en criant d’une voix glapissante:

--Encore un galvaudeux!... Nous n’avons rien pour vous.

Mais l’homme avait retiré sa main de la besace. Je me penchai et je vis
qu’il tenait une hostie. Il l’offrit à la femme étonnée et dit:

--Je te donne ma chair et mon sang; donne-moi ton cœur en échange.

Cette voix! Elle évoquait le chant des hautes cimes forestières, en
avril, lorsque la sève montante fait frémir d’amour les jeunes pousses,
lorsque la plainte des rossignols se mêle à l’oraison chuchotée des
feuilles nouvelles. Il s’y ajoutait une vertu suave et impérieuse à la
fois que nulle intonation sortie d’une bouche humaine ne saurait imiter.

La femme, déroutée, recula d’abord devant l’hostie. Se reprenant
bientôt, elle gronda:

--C’est un toqué!

Quelle expression de haine sauvage lui parcourut alors toute la face!
Une lueur couleur de soufre lui jaillit des prunelles et sa mâchoire
s’avança comme pour mordre. J’eus l’avertissement en moi qu’un diable
s’agitait dans les caves regorgeantes de péchés de son âme et,
machinalement, je fis le signe de la croix.

--Voilà pour toi et ton hostie, brailla enfin la mégère.

Elle cracha à la figure de l’étrange solliciteur, puis referma la porte
avec une telle violence que les vitres de la façade grelottèrent dans
leurs châssis.

L’homme soupira profondément. Puis sans s’essuyer ni prononcer une
parole, il gagna la maison voisine...

Il n’est pas une seule demeure du village où il ne frappa. Partout,
absolument partout, l’accueil fut le même. Tantôt, c’était un tâcheron
qui venait ouvrir et qui, dès la phrase mystérieuse entendue, éclatait
en injures atroces; tantôt quelque malpropre furie, dont le rire
insultant grinçait comme les gonds d’une porte de la Géhenne; tantôt un
enfant dont le visage se tordait tout de suite en grimaces démoniaques.
Tous, comme liés par un pacte, crachèrent sur l’hostie et sur l’homme
dont la face fut complètement souillée. Le boucher lui lança un os
pointu qui lui fit une blessure au front. A la grille d’une des villas,
une servante, qui sortait une boîte à ordures, la vida sur lui.

J’aurais voulu m’élancer, réprimer tant d’outrages. Mais un ordre
tacite, émané de l’homme, me retenait. Je demeurai passif, dans
l’épouvante à cause de cette flamme de soufre que je discernais dans le
regard de tous ces malheureux.

Arrivé sur la place de l’église, l’homme se tourna vers le portail.
Immobile, les mains tendues, il prononça les mots trois fois saints:
_Hoc est enim corpus meum_. Et il éleva lentement l’hostie, comme fait
le prêtre au moment décisif de la consécration.

Alors, il se passa une chose inouïe. La muraille disparut pour moi: je
découvris l’intérieur de l’église. Je vis le desservant s’agenouiller,
après avoir répété la même phrase que je venais d’entendre. A cette
seconde précise, l’hostie s’échappa des mains de l’homme qui la tenait
toujours élevée. Elle se transforma en un disque fulgurant d’où
s’irradiaient des clartés d’une blancheur éblouissante; elle s’envola
dans la nef en traçant un sillon d’éclair et vint se poser sur l’autel,
devant le calice. Aussitôt j’entendis s’enfler les sons d’un orgue
séraphique et, dans les hauteurs, des voix d’anges psalmodièrent:
_Alleluia_.

Ce verbe de joie fut articulé plaintivement car, ce jour-là, tout était
triste, même les anges.

Mais moi, l’amour bondit dans mon cœur comme un poulain qu’on lâche à
travers un pré. Ce que je n’avais fait que pressentir, depuis que
j’accompagnais l’Homme, devint une certitude foudroyante. Je reconnus
mon bon Maître. Les yeux débordants de larmes heureuses, je me
prosternai devant Lui, je baisai ses pieds sanglants, puis je m’écriai:

--Seigneur, Seigneur, recueille-moi, prends avec toi le pauvre caillou
brisé des routes de l’Esprit qui ne demande qu’à mourir pour ta gloire.

Il me regarda. Comment trouver des syllabes pour rendre la splendeur de
la Sainte Face? Comment décrire l’infinie, la mélancolique bonté qui s’y
révélait?

Tout y échouerait car que sont les coassements de notre nature
pécheresse pour exprimer ce qu’elle éprouve, quand la Vérité absolue
daigne se manifester à elle?

Le bon Maître garda ses yeux, d’un bleu nocturne, fixés pendant quelque
temps sur moi, sans rien dire. Ils pénétraient jusqu’aux replis les plus
cachés de mon être. Je perçus que rien de mes sentiments ni de mes idées
ne lui échappait et j’eus honte de ne pouvoir lui offrir qu’un terrain
si ingrat, si encombré d’une broussaille de péchés pour qu’il y répandît
la semence de sa charité.

Mais Il vit ma bonne volonté car, me montrant d’abord le plateau qui
dominait le village, et que surmontait la croix toute nue, il prononça
ces paroles:

--Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il
porte sa croix et qu’il me suive.

--Je le veux, avec votre Grâce, m’écriai-je.

Et alors, une invisible croix s’appliqua, lourd fardeau, sur mes
épaules. Je sus qu’elle était faite de mon noir passé et des douleurs de
tous ceux que j’avais égarés, outragés ou méconnus. Je sus aussi que
j’allais beaucoup souffrir et je me réjouis d’endurer ces maux pour
l’amour de Notre-Seigneur.

Il reprit sa marche lente vers le haut du pays. Docile comme un bon
chien qui trottine humblement derrière le maître qui le nourrit,
j’allais après lui et je posais mes pieds partout où les siens avaient
posé.

Un rassemblement s’était formé. Aucun des gens du village ne s’était
aperçu du miracle de l’hostie, une taie pitoyable bouchant les prunelles
de leur âme. Ce qui les réunissait ainsi c’était une curiosité
malveillante. Ce mendiant, qui offrait du pain et qui demandait les
cœurs en retour, les stupéfiait à coup sûr; mais surtout le monceau de
péchés qui croupissait en eux leur envoyait au cerveau des vapeurs
meurtrières. Ils auraient voulu bafouer davantage Notre-Seigneur, le
frapper, le torturer. Ils s’excitaient entre eux par des plaisanteries
fangeuses. Des femmes aux graisses ballottantes raillaient sa maigreur.
Des enfants, approuvés par leurs pères, ramassaient du crottin pour le
lui jeter. Un propriétaire,--levé plus tôt que les autres,--le
considérait de cet air de répugnance méprisante qui désigne les riches
sans Dieu quand le Pauvre les effleure. Il se plaignait hautement qu’on
laissât circuler ce vagabond et parlait d’en écrire à la préfecture. Le
garde-champêtre, stimulé par cette évocation des puissances, mâchait,
dans sa moustache en chiendent, des menaces de procès-verbal. Le boucher
hurlait son envie de lâcher son bouledogue aux trousses de l’intrus.

Ah! Seigneur, vous les aviez reconnus: c’étaient les fils de ceux qui,
sur les routes de Galilée, vous refusaient une pierre pour reposer votre
tête. Une fois de plus, flambait ce feu de haine que le Prince de ce
monde allume chez ses esclaves.

Voyant que nous nous éloignions quelqu’un cria:

--Bon voyage, guenilleux, et surtout ne reviens plus nous embêter avec
ton sale pain à curés.

Tous approuvèrent parmi des rires de dérision.--Notre-Seigneur se
retourna. Une pitié divine illumina sa face couverte de crachats
gluants. En silence, la main haute, il traça, sur la foule horrible, le
signe de la croix.

A ce geste, tous chancelèrent, comme si une volée de mitraille les avait
atteints. Les figures pâlirent, devinrent verdâtres, les dents
claquèrent, les doigts se tordirent comme pour griffer. Puis--comment
cela se fit-il?--des têtes de morts aux orbites remplis de flammes
sombres s’entassèrent devant moi. Aussitôt après, il n’y eut plus qu’un
visqueux brouillard, couleur de boue, qui, dévalant la pente, alla se
perdre dans la rivière...

Mon bon Maître me fit signe de le suivre et nous reprîmes l’escalade.

Un sentier, à peine marqué parmi les bruyères flétries et les genêts
secs qui revêtaient la colline d’une toison minable, conduisait au
sommet. Le ciel s’obscurcissait de plus en plus. Des ténèbres
s’appesantissaient sur la terre, pareilles au drap d’un catafalque.
Toute la nature se tenait immobile, comme dans la stupeur.

Nous atteignîmes le plateau. Quelques rochers aux formes monstrueuses,
rappelant celles des bêtes antédiluviennes, le parsemaient. Une mousse
jaunâtre, semblable à une lèpre, y avait mis ses plaques. Au centre, la
croix se dressait, solitaire, formée de deux troncs de pins mal
équarris, hérissés d’échardes et de nœuds et que fixaient des chevilles
grossières.

Notre-Seigneur s’arrêta contre l’instrument de son supplice. Il posa la
besace à terre; elle s’ouvrit, et un flot d’hosties dédaignées s’en
échappa qui brillaient, dans le sable, comme des étoiles. Puis il enleva
sa robe et je vis son corps adorable, ceint du cripagne, tout zébré des
blessures de la flagellation.

Soudain, sans que je pusse comprendre comment cela s’était produit,
Jésus fut en croix, les bras étendus, la couronne d’épines au front. Des
marteaux invisibles retentirent à coups précipités; des clous
s’enfoncèrent dans les pieds et dans les mains; une plaie ouvrit ses
lèvres au côté droit. Le sang jaillit, raya le corps de ruisseaux rouges
et forma une mare lugubre qui s’élargissait sur le sol pierreux.

Ensuite, je vis une femme qui se tenait assise, la figure dans les
paumes, tout près de la croix. Elle était vêtue de bleu sombre, un voile
blanc descendait sur ses épaules. Je l’entendais sangloter si violemment
qu’on eût dit que sa poitrine allait se rompre. Je sus que c’était la
Sainte-Vierge et je sus aussi qu’elle pleurait sur le monde de
blasphèmes et d’iniquités qui se tenait, béant, autour de la colline.
Enfin--mystère de douleur et de charité--je découvris que ses mains, ses
pieds, son cœur étaient percés comme ceux de son Fils et mêlaient son
sang au sang rédempteur qui pleuvait de la croix.

A ce spectacle, des tenailles me broyèrent l’âme. Je tombai la face à
terre et je versai de lourdes larmes, car je compris qu’une fois de
plus, mes péchés et ceux de tous les hommes causaient le supplice de
Notre-Seigneur et celui de Sa Mère.

Quand je me relevai pour puiser un surcroît de souffrance dans la vue
des plaies de Jésus, j’assistai à quelque chose de si terrible que je
tremble en le décrivant.

Sous le ciel, semblable à une coupole d’ébène, il régnait maintenant une
sorte de clarté livide qui donnait aux objets une apparence cadavéreuse.
Je découvris ensuite que les quatre horizons avaient reculé jusqu’à
l’infini. Des multitudes s’étageaient, au bas de la colline, rigides, la
face tournée vers Notre-Seigneur douloureux. Je sus qu’il y avait là
toute l’humanité. La plupart le regardait d’un air de dédain. D’autres
offraient une mine de défi triomphant et d’orgueil. D’autres ne
présentaient qu’une expression d’indifférence stupide.

J’entrai dans ces âmes et je vis que chacune était habitée par un démon
qui travaillait avec zèle à l’infecter. Elles me furent montrées comme
des enclos fiévreux, peuplés de bêtes immondes et de plantes vénéneuses.
Il s’y traînait des limaces et des crapauds, des larves excrémentielles
et des vers d’égout. Les mouches métalliques qui naissent de la
corruption y voltigeaient sur des jusquiames et des aconits, dans une
atmosphère de miasmes dégageant une puanteur suffoquante.

Des catholiques clairsemaient cette foule. Quelques-uns, qui avaient
reçu l’hostie, par amour, portaient, entre les sourcils, une petite
croix de lumière. Mais beaucoup de baptisés ne montraient pas ce signe
et dormaient, accroupis, comme dormirent les disciples au Jardin des
Olives. Par contre, certains se démenaient, babillaient de fêtes et de
fanfreluches, cherchaient tous les moyens d’oublier le Dieu qui, en ce
moment même, souffrait d’épouvantables douleurs pour qu’ils l’aimassent.
Parce que ceux-là ne voulaient pas recevoir l’hostie, ils portaient,
comme les ennemis de Jésus, la marque du Diable imprimée sur leurs
lèvres.

Je me sentis alors pénétré de honte et de repentir. Je me rappelai
toutes les occasions où, après avoir demandé, d’un murmure machinal,
_mon pain quotidien_, je m’étais abstenu de m’agenouiller devant la
Table unique, pour en recevoir l’aumône. Cela par paresse, par
négligence, par tiédeur de foi. Un tel regret de mon défaut d’amour me
corroda le cœur qu’il me sembla que, dès ce moment, je subissais les
justes peines du Purgatoire...

Or, Notre-Seigneur saignait, saignait de plus en plus fort, et le cœur
de la Sainte-Vierge laissait s’échapper des torrents vermeils. Tout ce
sang se répandit sur l’univers.--Bientôt il n’y eut plus qu’un océan
rouge dont les vagues déferlaient, submergeaient ceux qui n’avaient pas
voulu du pain de vie, se changeaient en tuniques glorieuses sur le corps
de ceux qui l’avaient reçu, chaque aurore, comme la nourriture
essentielle de leur âme.

Une dernière fois, les yeux mélancoliques de Notre-Seigneur se fixèrent
sur moi et j’entendis chanter dans mon cœur les paroles qu’il m’adressa:

  --Mon petit enfant, il faut m’aimer. Que de fois tu te plaignis de ne
  pas m’aimer suffisamment! Pour obtenir ce grand amour dont tu as soif,
  pour ne plus frapper sur les clous qui me crucifient, pour ne plus
  enfoncer de couteaux dans le cœur de ma Mère, garde-toi sans
  souillures, digne de recevoir, tous les jours, ma chair et mon sang.
  Alors, nourri de ce pain quotidien, tu mériteras de rappeler à tes
  frères oublieux ou endurcis qu’il faut que Je vive en eux pour qu’ils
  vivent en Moi...

Tout disparut comme si un rideau tombait d’un seul coup. Je me réveillai
en sursaut et mes regards se portèrent vers la fenêtre ouverte sur la
nuit d’été. Un très faible petit jour grandissait à l’orient. Le vent
frais de l’aube faisait bruire doucement le feuillage des bouleaux
plantés devant la maison. L’étoile du matin scintillait, comme un pur
diamant, dans le ciel pâle. Tout plein du rêve que je venais de faire,
j’élevai mes mains vers ce limpide symbole de Celle qui eut toujours
pour moi des sourires indulgents et je m’écriai: _Stella matutina, ora
pro nobis!..._



II


Oui, c’était un rêve--mais quel rêve! Et comme je le reconnus tout de
suite pour être de ceux que Notre-Seigneur nous envoie, quelquefois,
dans le but de nous instruire, de nous mettre en garde contre un péril
ou de nous faire progresser vers son Absolu!

Le sommeil constitue l’une des fonctions les plus mystérieuses de notre
existence où tout est mystère. Déjà, dans la veille, pourvu que nous
nous maintenions en état de grâce, nous percevons très vite que le monde
qui nous entoure n’est pas la vraie réalité. Nos sens infirmes nous y
trompent sans cesse. Errant dans les coulisses du théâtre de Dieu, nous
ne voyons que _l’envers_ du décor planté par ce sublime machiniste. Dans
l’autre existence seulement, il nous sera donné d’en voir _l’endroit_.
Tout au plus, pendant les rares minutes où Jésus daigne éclairer notre
âme, par l’oraison, nous découvrons que tous les aspects de la nature
sont les symboles d’une réalité supérieure et que ces images, déformées
pour nous depuis la Chute, ne peuvent nous fournir qu’une représentation
affaiblie de la face surnaturelle de l’Univers.

Néanmoins, dans le sommeil, il arrive que cette notion se précise. Quand
notre corps se repose, laissant enfin notre âme un peu tranquille, nos
sentiments et nos idées prennent, parfois, une intensité tout à fait
étrange et se concrètent en tableaux d’une signification redoutable ou
consolante.

Il est vrai que, souvent, cette vie nocturne de l’âme s’active pour des
causes purement physiques. Surgissent alors des représentations baroques
et fugitives. L’imagination, que ne contrôle plus la volonté, s’enfièvre
et engendre des figures incohérentes qui se succèdent et s’effacent
comme les bouffées de tabac qu’essuffle un fumeur de cigarettes. Dans ce
cas, il est à croire que le cerveau digère mal, pour ainsi dire, les
impressions reçues dans la journée. Seule, la partie inférieure de l’âme
en est affectée et les rêves qu’elle élabore proviennent d’une anémie
passagère ou d’une congestion momentanée des cellules de la matière
cérébrale.--Ces phantasmes ne laissent au réveil qu’un souvenir confus
qui se dissipe rapidement.

Au contraire, lorsque le rêve présente un caractère surnaturel,
lorsqu’il nous vient d’En-Haut ou, par la permission divine, d’En-Bas,
la mémoire nous en demeure aussi nette que le reflet d’un corps vivement
éclairé dans une glace sans défaut. Nous nous rappelons tout: Les choses
et les personnages vus, les paroles entendues, les moindres détails de
la parabole qui nous fut _peinte_ de la sorte. La Sainte Écriture abonde
en récits de songes appartenant à cette catégorie: l’échelle de Jacob,
pour ne citer qu’un des plus célèbres exemples. On pourrait en rapporter
également d’origine diabolique. Certaines de nos nuits sont hantées par
des succubes dont la sinistre beauté nous obsède durant tout le jour
suivant. Et encore un coup, qu’ils viennent du Mauvais ou qu’ils
viennent de Dieu ces songes influencent notre être moral, par le
souvenir que nous en gardons. A nous d’en tirer les leçons qu’ils
impliquent...

Or, c’était bien un songe d’ordre surnaturel qui m’était advenu, car il
me restait présent comme si les circonstances qu’il retraçait avaient
encore lieu dans la chambre. C’est pourquoi, à peine eus-je invoqué la
Sainte-Vierge, ainsi que je viens de le rapporter, que _je dus_ sortir
de mon lit, m’agenouiller et me mettre en prière.

J’avais le cœur gros: l’image de Notre-Seigneur en croix persistait
devant moi, toute sanglante. Des larmes pénibles me glissaient des yeux
et je ne pus d’abord répéter que des paroles liturgiques:--_Agneau de
Dieu qui effaces les péchés du monde, pardonne-nous, Seigneur..._

Peu à peu, de la consolation me vint par le souvenir du courant de
charité que j’avais perçu, au sommet de la colline, entre le cœur
meurtri de Jésus et le cœur poignardé de la Sainte-Vierge. Ma poitrine
se dilata et mes larmes se firent moins amères. Réfléchissant à ce que
j’avais vu et à ce qui m’avait été dit, je compris que, pour panser les
plaies de mon bon Maître, il me fallait non seulement lui obéir par la
communion fréquente, mais encore inciter quiconque à recevoir souvent le
pain suprasubstantiel.

--Mon Dieu, m’écriai-je, je découvre enfin à quel point vous nous aimez.
Il ne vous suffit pas de vous être sacrifié pour nos péchés. Il ne vous
suffit pas d’être remis en croix tous les jours par nos iniquités. Vous
voulez encore descendre continuellement dans nos cœurs arides pour les
imbiber de la rosée de votre amour. Vous savez que nous ne valons rien,
que nous ne pouvons rien sans le secours de votre Grâce et vous voulez
nous la prodiguer avec tant d’abondance que nous soyons obligés de
collaborer sans cesse à l’œuvre de la Rédemption.

Je vous obéirai, Seigneur, et puisque vous m’avez donné une plume pour
vous servir, je l’emploierai à faire désirer votre Eucharistie par mes
frères fidèles, mais attiédis, peut-être aussi par quelques-uns de ceux
qui vous ignorent. Faites que ce dessein s’accomplisse à votre gloire et
je ne veux pas d’autre récompense.

Fortifié par cette prière, je commençai tout de suite mon travail. La
Sainte Vierge m’aidait car, depuis cette heure inoubliable, je fus mis à
même d’exécuter mon vœu sans que rien de grave s’y opposât.



III


Ce livre a donc pour objet de faire aimer et pratiquer la Sainte
Communion. Avant le rêve décisif dont je viens de retracer les
péripéties, je n’en avais qu’une idée confuse et je ne savais trop
quelle forme je lui donnerais. Le jour qui suivit le songe, tout
s’éclaira. Le plan de l’œuvre m’apparut avec netteté; ses différentes
parties se rangèrent dans mon esprit; je vis des chapitres entiers
s’esquisser en moi. De sorte que, pendant plusieurs heures, plein d’une
activité joyeuse, je n’eus qu’à fixer sur le papier les idées qui
surabondaient dans ma tête. C’était comme une ligne de fanaux allumés,
l’un après l’autre, par mon bon Ange.

Dans les pages qu’on va lire, je reprends les événements où je les avais
laissés, à la fin de _du Diable à Dieu_. Toutefois, il ne s’agissait
point ici d’écrire des mémoires, mais de montrer comment une âme
contrite et _bien dirigée_ peut progresser dans la vie intérieure, à
travers de grandes luttes et de grandes peines; comment elle acquiert,
peu à peu, le désir puis le besoin de la communion fréquente; comment
elle _reçoit_, enfin, en récompense de ses efforts, ce dévorant amour de
Dieu sans lequel la religion ne serait que formalisme et soumission
craintive.

C’est pourquoi, je me suis servi, non seulement de mes expériences
personnelles, mais des renseignements procurés par quelques-unes des
personnes à qui les trois volumes qui précèdent celui-ci firent quelque
bien.

A ce propos, qu’il me soit permis de remercier chaudement, à cette
place, les belles âmes qui, par leur exemple, leurs entretiens et les
centaines de lettres qu’elles m’écrivirent, et qu’elles m’écrivent
encore, m’ont témoigné que j’avais atteint mon but, savoir: faire
connaître Dieu davantage, obtenir, d’âmes qu’on croyait perdues, l’amour
de Dieu. Pauvre lépreux, tiré et nettoyé du fumier matérialiste par
l’intercession de la Sainte-Vierge, je continuerai. Je proclamerai,
toujours plus haut, ma reconnaissance. Mon œuvre ne cessera d’être une
action de grâces constante et un appel à tous pour qu’ils acceptent le
joug de Notre-Seigneur, pour qu’ils se rassemblent sous l’égide de sa
Mère Immaculée. Je ne suis qu’un instrument on ne peut plus médiocre
entre les mains de Dieu, mais puisqu’il lui a plu de parer à mon
insuffisance, j’espère qu’il me donnera encore les moyens de servir
efficacement sa Sainte Église, en dehors de laquelle il n’y a ni vérité,
ni salut...

Ç’aurait été une prétention saugrenue de ma part que de faire, dans ce
livre, de la théologie ou de la direction. J’ai fourni simplement, je le
répète, des documents de psychologie expérimentale d’après mes propres
épreuves et d’après les confidences que j’ai reçues. Éclairer quelques
sentiers de la forêt obscure qu’on parcourt pour monter vers Dieu,
analyser quelques états de la vie spirituelle, démontrer à quel point la
Sainte Eucharistie nous est indispensable pour nous maintenir dans la
voie étroite--voilà ce que j’ai tenté.

Quant au titre: _Sous l’Étoile du Matin_, il place mon livre sous
l’invocation de la Sainte Vierge. Il s’est imposé à moi dès que j’eus
pris la plume, puisque je dois tout à Marie, puisqu’Elle est la Mère de
la divine Grâce, faute de quoi je ne serais qu’un fort dégoûtant
individu.

Protégez donc ce nouveau volume, comme vous avez fait les autres, ô
belle Étoile du Matin, qui précédez le lever du Soleil de Justice dans
tous les siècles des siècles. Laissez votre tendresse descendre sur le
front du scribe débile qui, dans ses jours d’affliction comme dans ses
jours de joie, vous apporte les fleurs des futaies sauvages où il aime
vivre, afin que vous les enlaciez à la couronne d’épines de Votre Fils.
Soutenez-le tout le long de sa route ardue et rappelez-vous qu’il n’est
qu’un enfant maladroit qui tomberait à chaque pas si vous n’étiez là
pour le soutenir et l’encourager. Ainsi soit-il.

    Lourdes, 18 octobre 1909,
    fête de saint Luc, évangéliste.



PREMIÈRE PARTIE

LES RONCES DU CHEMIN

        _Si quis vult post me venire, abneget semetipsum, et tollat
        crucem suam, et sequatur me._

        Év. selon saint Mathieu: XVI, 24.



I

LA HALTE


Après les épreuves de la conversion, après cette période déchirante où
il avait si longtemps tergiversé entre Dieu qui le sollicitait et le
diable qui s’efforçait de le retenir, le pécheur repentant a reçu, pour
la première fois, la Sainte Eucharistie.

Au contact purificateur de Jésus, son âme, naguère écrasée sous les
blocs de boue durcie dont l’opprimaient ses péchés, se redresse et se
dilate. Comme le dit si bien Taine, il a enfin conscience de posséder,
pour l’avenir, «l’organe spirituel, la grande paire d’ailes
indispensable pour soulever l’homme au-dessus de lui-même».

Il est le pèlerin arrivé sur un sommet culminant, au centre d’une forêt
où les chemins de mousse et les futaies pacifiques alternent avec des
routes raboteuses et pleines de fondrières, avec des taillis hargneux où
des herses d’épines barrent le passage, griffent la figure et les mains
de ceux qui les affrontent.

Tout à l’heure, il faudra descendre. Aussi comme il goûte, en étanchant
sa sueur, cette halte sous le sourire du ciel! Étendu dans les fougères,
il contemple l’océan des cimes moutonner à l’infini. Le vert bleuâtre
des pins, le vert pâle des bouleaux, le vert bronzé des chênes et des
hêtres se fondent en une vaste harmonie qui repose ses regards et
amplifie l’essor de ses actions de grâces. Le parfum de la résine monte,
dans l’air immobile, comme un encens. Le soir approche, à pas
silencieux, car le soleil adouci commence d’effleurer les collines
occidentales.

Cette grande hostie d’or rappelle au voyageur l’aliment divin dont il
s’est nourri ce jour même. Alors un calme immense et très suave
s’installe en lui. Tout ce qui l’environne: les nuées lentes, les arbres
pensifs, les roches mystérieuses prennent un aspect de recueillement et
de joie paisible sous la lumière fraternelle qui les imprègne. Il lui
semble que le Bon Maître ne cesse de reposer dans son cœur, sur un lit
qu’embaument les églantines ferventes de l’Amour. Il lui semble qu’un
peu de l’atmosphère du paradis perdu flotte sur cette nature sylvestre.
Il est toute reconnaissance, toute bonne volonté, tout élan vers le
Très-Haut. Parce que la meute hagarde qui le traquait hier, parce que la
horde de ses passions, de ses inquiétudes et de ses fautes fait trêve,
il croit presque qu’elle ne retrouvera point sa piste. Parce qu’il berce
encore Notre-Seigneur au fond de son âme, parce que la clarté d’un soir
de rédemption le baigne et le pénètre, il n’est pas loin de se figurer
qu’il ne péchera jamais plus.

Ah! si l’on pouvait prolonger cette minute d’innocence reconquise et de
paix souveraine! Si ce repos aux frontières de la vie surnaturelle
marquait l’entrée dans le royaume des Béatitudes.

--S’il m’était accordé, se dit-il, de me dorloter toujours, comme un
enfant de pardon, dans le tiède giron de la Madone et de suivre, en un
rêve chatoyant, la danse des étoiles devant le trône de la Sainte
Trinité miséricordieuse!...

Non, mon ami: tu oublies que tu as beaucoup à réparer. Ayant été celui
par qui «le scandale arrive» tu devras lutter, souffrir, saigner en
témoignage du miracle que Dieu daigna opérer en toi. Crois-tu que s’Il a
pris la peine de balayer vers les gémonies les ordures que tu
entretenais précieusement dans les étables de ton âme, c’est pour que tu
t’acagnardes dans une dévotion médiocre, comme une vieille fille qui
somnole sur sa chaufferette, en égrenant des chapelets?

Tes péchés, pour l’instant abolis, repousseront comme un chiendent
tenace. Bien souvent, tu auras à te retourner les ongles pour les
arracher de nouveau. Puis, la jachère ainsi obtenue, il te faudra
l’ensemencer de vertus.

Et ce n’est pas facile. Des fois, tu jetteras là le sarcloir ou la
musette et tu te représenteras que cette croissance très drue de
mauvaises herbes ne manque pas, après tout, d’un certain agrément. Ou
encore, après avoir planté trois scions, destinés à donner du fruit, tu
t’admireras pour ce minime labeur. Et regardant tes frères, qui n’ont
cure du pullulement des parasites, tu t’écrieras:--Qu’ai-je de commun
avec ces hommes versatiles?

Immédiatement, le Prince de l’Orgueil, que ton retour à Dieu mit en rage
et qui s’est juré de te ressaisir, fixera de nouveau son grappin dans ta
chair. Content que tu te gonfles de vanité, comme un dirigeable promis à
ses arsenaux, il se dépêchera de t’insuffler les vapeurs opiacées de son
ivresse: fumées lourdes de l’avarice et de la paresse, fumées véhémentes
de la luxure, de la colère et de l’intempérance, fumées humides de
l’envie se précipiteront dans ton âme.--Si tu ne te défends pas, tu
deviendras pire qu’auparavant.

Mais tu te défendras; car la Grâce impérieuse que Dieu t’a départie est
tellement formelle que si tu la laisses parfois s’obscurcir, du moins,
aux heures de péril, c’est à elle seule que tu pourras avoir recours. Tu
prieras, tu pleureras ta faiblesse, tu mortifieras ta sensualité
grondante d’impatience. Surtout, tu finiras bien par comprendre que sans
la Sainte Eucharistie, tu es semblable à un piéton qui entamerait une
course de quatre-vingts kilomètres, l’estomac vide.

Sache-le donc: la voie étroite, où tu dois t’engager, est peuplée de
ronces, de bêtes dangereuses et d’embûches. Pour le converti, les
tentations y sont proportionnelles aux grâces et le Mauvais y ondule
sans cesse comme une couleuvre dans une ornière. Tu ne pourras lui
écraser la tête, tu ne pourras progresser vers la perfection que par
l’aide permanente de Jésus et par l’intercession de sa Mère.

Chaque fois que tu croiras en toi-même, tu culbuteras. Chaque fois que
tu te mettras humblement sous la protection de l’Étoile du Matin, pour
qu’elle dispose son Fils à te soutenir, tu te relèveras.

Et maintenant, laisse-moi te signaler quelques-uns des obstacles qu’il
te sera nécessaire d’escalader ou de réduire en poudre afin d’aboutir,
en portant allégrement ta croix, à la porte royale du jardin de flammes
où rayonne l’éternel Amour.



II

LES SCRUPULES


On demandait à une bonne et naïve religieuse de prier pour un converti
récent.

--Je le ferai volontiers, dit-elle, mais il doit être si tranquille
maintenant!...

Sainte simplicité d’une âme toute en Dieu! En effet, comment cette douce
fille qui, dès toujours, avait vécu d’une existence limpide, sous les
regards d’En-Haut, aurait-elle pu concevoir qu’un homme, reçu à merci
après de longues années d’erreur et d’égarements malpropres, pût n’être
pas désormais en possession de la félicité la plus paisible?

Mais que la réalité diffère de ce beau rêve! Dieu, qui savait ce qu’il
faisait en prodiguant sa grâce rédemptrice à ce pécheur, ne l’a pas élu
pour l’assoupir en de pieuses et quiètes idylles. Il entend que cette
âme s’élève constamment et paie, par maintes vicissitudes, le prix de
son rachat. Il exige que chacun de ses progrès dans le bien soit le
fruit d’un douloureux effort.

Aussitôt un drame commence dont l’action se déroule parmi des
alternatives de victoire et de défaite, d’angoisse et de consolation, de
joies sans secondes et d’incomparables tortures.

Sitôt le prologue engagé de cette tragédie dont il sera le théâtre, le
converti sent fort bien qu’il mérite d’être trituré de la sorte,
puisqu’il lui faut se rapprocher le plus possible de la sainteté.
Débordant d’un bon vouloir, qui prend sa source dans la Grâce, impatient
de s’instruire selon la foi, de s’épurer et de se modeler, le mieux
qu’il pourra, sur l’exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il cherche
tous les moyens de plaire au bon Maître.

Mais voilà:--_Il ne sait pas comment s’y prendre._

Il y a si peu de temps qu’il connaît la règle. Quelques jours à peine
ont passé depuis qu’il considérait la vie comme une capitale regorgeante
de richesses et où son orgueil avec sa sensualité avaient le droit de
tout mettre au pillage. Hier, sa loi, c’était son bon plaisir. Son but,
c’était ce que les rhéteurs appellent en leur jargon: le culte du Moi.
Ses frères d’humanité, il ne les tenait que pour des sujets
d’expérience. Peu lui importait de les meurtrir car il ne leur demandait
que de satisfaire son goût des sensations extrêmes ou de distraire, un
instant, son immense ennui. Cruel, despotique et vaniteux, comme un
Néron de décadence, il lançait le quadrige débridé de ses instincts à
travers les mirages de son égoïsme, sans s’apercevoir que ce qu’il
prenait pour une pourpre impériale sur ses épaules et pour un insigne de
sur-homme n’était qu’une très sale loque empuantie de tous les graillons
de l’enfer.

Or, à présent que Dieu vient de lui ployer le col pour y fixer son
adorable joug, il se demande comment il doit se conduire afin de ne pas
retomber dans ses fautes de la veille.

Peureux et maladroit, semblable à un convalescent qui essaie sa première
sortie, il hésite à mettre un pied devant l’autre. Est-ce que le moindre
caillou ne va pas le faire culbuter? Est-ce que l’air trop vif ne va pas
rallumer la fièvre à peine éteinte?

État d’âme périlleux par lequel tout converti _à fond_ doit passer et
qui lui sera salutaire, pourvu qu’il ne se laisse pas leurrer par les
ruses du Diable. Car celui-ci se tient à l’affût, prêt à bondir. En sa
suffisance, il ne peut pas admettre que cette âme lui soit à jamais
ravie et il tourne autour, cherchant le point faible par où il réussira
à y rentrer.

--Ce garçon, dit-il, s’imagine que pour quelques velléités de m’échapper
qui le prirent, il en est quitte avec moi. Mais je m’en vais lui montrer
combien sont rebutantes les voies où il prétend s’engager et je le
ramènerai à ma suite par le découragement.

En effet: décourager le converti en lui exagérant ses obligations, toute
la tactique démoniaque est là.

Sans perdre une minute, le Mauvais se met à l’œuvre. Et tout d’abord, il
fait monter à l’horizon de cette âme, qui palpite encore dans la clarté
de la première communion, la noire nuée des scrupules.

Avant toute analyse, des exemples seront probants.

Il y a celui d’Huysmans, si admirablement décrit dans _En route_. On
sait comment Durtal ayant reçu, comme pénitence, à la Trappe, une
dizaine de son chapelet à réciter chaque jour, se figura, sous
l’instigation du Malin, qu’il lui fallait dire quotidiennement dix
chapelets. Il avait beau se répéter que c’était absurde et que son
confesseur ne lui avait rien prescrit de pareil, sans cesse l’obsession
revenait sous cette forme: tu dois réciter dix chapelets à la file,
sinon ta conversion n’est pas sincère... Au surplus qu’on relise cette
page si caractéristique...

Voici un autre exemple de scrupule. Il m’a été fourni par quelqu’un qui
eut beaucoup à souffrir de ce genre d’attaques. Je transcris sa propre
relation.

--Je venais, me dit-il, de communier pour la deuxième fois depuis ma
conversion. La première, j’avais, pour ainsi dire, été ravi hors de
moi-même et j’étais resté environ deux heures agenouillé devant l’autel,
perdu dans une extase de reconnaissance qui ne se formulait point par
des paroles, mais qui s’épanouissait en moi comme une large floraison de
lys.

Après ma seconde communion, il n’en fut pas de même. J’éprouvai le
besoin de marcher, de dilater, en plein air, mon allégresse. Aussitôt
mon action de grâces terminée, je sortis de l’église et je m’en allai
dans les rues, au hasard, en promenant autour de moi des regards
charmés. C’est que, par la vertu du sacrement, les choses me semblaient
transfigurées. Parce que mon âme avait conquis une nouvelle enfance, le
monde lui-même me paraissait rajeuni.

On arrivait à la fin de l’automne. Le temps était gris et froid et il
tombait une petite pluie fine. Mais moi, je croyais circuler dans une
tiède atmosphère de printemps. J’aurais juré que le soleil brillait dans
un ciel bleu et tapissait d’or les façades enfumées des maisons. Les
passants ne m’offraient plus des visages contractés par les soucis ou
ternis par les passions. Je leur découvrais à tous je ne sais quoi de
fraternel et de riant. Ce n’était plus l’odieux Paris qui bruissait
autour de moi; c’était une ville de rêve où n’évoluaient que des ombres
heureuses. A chaque instant montait du fond de mon âme ce cri que
j’avais peine à retenir au bord de mes lèvres:--Mon Dieu, comme je vous
aime!...

J’allais, j’allais toujours, emporté par un tel courant de joie qu’il me
semblait ne plus toucher terre... Je ne sais ni où, ni comment j’ai
mangé quoique je garde le vague souvenir de m’être assis dans un
restaurant.

L’après-midi, traversant la cour du Louvre, je pénétrai machinalement
dans le musée. Je ne vis ni les momies égyptiennes, ni les poteries
étrusques, ni les toiles du salon carré. Je repris seulement conscience
de l’endroit où je me trouvais dans la salle des Primitifs italiens. Je
me tenais immobile devant l’exquis _Couronnement de la Sainte Vierge_ de
Fra Angelico; je murmurais le _Salve Regina_ pour l’étonnement de
quelques touristes germaniques qui croassaient là.

Comme le soir tombait et que les gardiens proclamaient la fermeture de
leur caravansérail, je décidai de me rendre à Notre-Dame des Victoires
afin d’y prolonger la plénitude de la joie créée en moi par la réception
de l’Eucharistie. Ah! je ne m’attendais guère à ce qui allait m’arriver.

A peine fus-je dans le sanctuaire et commençai-je à me recueillir qu’une
pensée très inattendue se mit à poindre dans ma tête. Ce ne fut d’abord
presque rien: une petite note discordante parmi le concert angélique qui
m’emplissait l’âme. Puis cela grandit, grossit, et bientôt cela
m’envahit tout entier.

Une voix grinçante criait au dedans de moi:--C’est du propre! Au lieu de
rester en oraison, à l’église, toute la journée, comme c’était ton
devoir, tu as couru la ville, tu es allé rêvasser devant des tableaux,
bref tu as fait tout ce que tu as pu pour gâcher les grâces qui te
furent prodiguées ce matin.

Oubliant totalement, sous cet assaut, que ma journée avait été une
action de grâces continuelle et que dès lors il importait peu que je
l’eusse passée à l’église ou ailleurs, je répondis:--Peut-être,
aurait-il, en effet, mieux valu rester à l’église mais, enfin, je n’ai
pas cessé de prier.

--Ce n’est pas la même chose.

--Mais m’y voici maintenant à l’église.

--Il est trop tard. Tu as péché, tu as péché, tu as péché!

Cette désolante répétition m’abattit. Un violent remords m’empoigna. Je
voulus m’humilier et demander pardon à Dieu.

Avant que j’eusse prononcé le premier mot d’une prière quelconque, la
voix reprit d’un ton âpre et pressant:--Si tu te figures qu’on te
pardonnera comme cela, sans autre réparation, tu te trompes fort. Il
fallait rester dans l’église où tu communias...

--Encore! Eh bien, la prochaine fois, je n’en bougerai point.

--Ah! la prochaine fois. Elle n’est pas près d’arriver. On est exigeant
Là-Haut; il va falloir que tu multiplies les pénitences et surtout que
tu n’aies pas l’audace de communier d’ici longtemps. C’est seulement
lorsque tu seras sûr de ne plus te dissiper comme tu l’as fait que tu
pourras t’approcher de nouveau de la Sainte Table.

J’étais déjà si fort en désarroi que je souscrivis, sans hésiter, à ce
spécieux arrêt qui me paraissait venir de ma conscience. Puis, la tête
dans les mains, les larmes aux yeux, je me tourmentai à l’idée qu’il me
serait fort difficile d’éviter toute distraction les jours où je
communierais. Puis je fus pris de panique en considérant que Dieu se
montrait bien sévère à mon égard.

--Quoi, me dis-je, désormais sera-ce toujours ainsi? Faudra-t-il vivre
collé sur une chaise d’église de peur de commettre quelque faute qui me
rendrait indigne de l’Eucharistie? Que c’est dur!

Et la voix:--Nais certainement il en sera toujours ainsi. Un chrétien
sincère doit se retrancher toute occupation qui l’écarterait de son
devoir. Et ce devoir consiste à réprimer en lui tout ce qui n’est pas
aplatissement devant Dieu, crainte de sa colère, terreur de pécher par
le moindre geste, le moindre mot, le moindre soupir.

Je ne doutais toujours pas que ce discours ne fût la vérité même. Me
sentant incapable de remplir ce programme rigoureux, je glissai vers le
découragement.

--Je vois bien, pensai-je, que je ne saurai jamais me tenir dans des
limites aussi étroites et que, si je m’y efforce, j’en viendrai vite au
désespoir.

Accablé de tristesse, je ne cessais de récapituler ma journée et de me
répéter:--J’ai offensé Dieu alors que je le portais en moi; je suis
impardonnable!... Cela prenait un caractère d’obsession. A force de
frapper sur cette idée fixe, qui me perçait le crâne comme un clou, je
tombai dans un engourdissement stupide. Et, détail significatif où si
j’avais été de sang-froid j’aurais reconnu la manœuvre démoniaque, je ne
songeais même plus à prier.

Enfin je ne pus y tenir davantage. Mon cœur, labouré de remords et
d’inquiétude, me faisait souffrir. J’étouffais dans cette église où je
n’avais trouvé que des peines. Je sortis--toujours sans avoir prié--je
regagnai mon logis et je me couchai, plein d’une angoisse horrible.

Toute la nuit, je me demandai ce qu’il fallait faire pour sortir de
l’impasse ténébreuse où je tâtonnais.

Sainte-Vierge, finis-je par m’écrier, s’il est vrai que vous
n’abandonnez jamais qui vous implore d’un cœur contrit, accourez à mon
secours.

Alors une idée bien simple, et qui me serait venue depuis longtemps, si
le Mauvais ne m’avait dévié de la sorte, m’éclaira:--Mais il faut aller
trouver mon confesseur; lui seul me dira comment me conduire!...

C’est ce que je fis; dès mon lever, je volai chez l’abbé X... Vous
pensez bien qu’il remit tout de suite les choses au point, qu’il me
montra le piège ou j’avais chu et qu’il m’indiqua les moyens de l’éviter
à l’avenir...

Retenons de ce récit que le diable tend toujours à nous écarter de la
communion. A cet égard, quel que soit le mode qu’il emploie pour
insinuer le scrupule dans une âme inexpérimentée quant aux phénomènes de
la vie intérieure, son but ne varie pas. Comme il sait très bien que
nous ne pouvons nous défendre sans le secours de Notre-Seigneur, il
tâche de nous éloigner de cet adorable Maître.

J’en fis, moi aussi, l’épreuve dans une circonstance que je vais
raconter.

Il y avait près d’un an que j’étais revenu à Dieu. Ayant subi bien des
traverses depuis ma conversion, je n’avais cependant jamais été détourné
de communier. Je le faisais environ une fois par semaine car, malgré les
exhortations de mon directeur, je n’avais pas encore fourré dans ma dure
caboche que la manducation à peu près quotidienne de l’Eucharistie fût
une pratique essentielle pour le bien de mon âme. Je reviendrai sur ce
point car il y a là tout un ordre de tentations des plus subtiles et
qu’il importe de dénoncer.

Donc, un matin, à la fin d’une messe suivie avec beaucoup de
recueillement et sans que rien ne m’eût fait prévoir le hourvari qui se
préparait, je me levais de mon prie-Dieu pour me rendre à la barre de
communion. Tout à coup, avec la rapidité d’un cyclone, une idée
effroyable fondit sur moi:

--Malgré mes confessions et mes pénitences antérieures, je ne suis pas
encore pardonné. Par suite, toutes mes communions, jusqu’à présent, ont
été sacrilèges et je vais aggraver mon crime si je communie
aujourd’hui!...

Terrifié, je ne pus faire un pas. Je retombai assis sur ma chaise et je
me sentis secoué d’une telle tempête que l’office se termina sans que
j’en eusse conscience.

Toute ma vie morte se déroulait devant moi comme une fresque aux
couleurs sinistres. Et à chaque faute qui se peignait dans mon cerveau
sous des formes monstrueuses, je frissonnais et je me tordais comme si
je ne l’avais jamais avouée.

C’était déjà fort abominable; mais ce qui rendait cette torture plus
aiguë, c’était ce scrupule qui zigzaguait au fond de mon âme en traits
de feu:--Toutes mes hontes subsistent; et parce que je les porte
toujours en moi, j’ai outragé, d’une manière indicible, Notre-Seigneur,
en souffrant qu’Il descende dans le cloaque que je suis... Oh! mais cela
ne m’arrivera plus. Je ne veux plus communier...

Cette aberration dura je ne sais combien de temps. J’essayais bien, par
moments, de réagir. Je me disais:--Mais enfin, puisque j’ai reçu
l’absolution, puisque je ne suis pas retombé dans mes anciens
égarements, il me semble que je suis pardonné. D’ailleurs pourquoi cette
crainte soudaine et comment ne l’ai-je pas ressentie plus tôt?

Rien n’y faisait. Je demeurais en proie à une très sombre épouvante et
surtout l’idée de communier me causait une véritable répugnance.

Pas plus que mon ami de tout à l’heure, je ne pouvais prier. Dans ces
cas-là, Dieu permet que le diable paralyse en nous l’organe de la
prière. On est tellement fasciné par le scrupule qu’on perd toute
défense. Le patient n’est plus qu’un pauvre idiot qui se laisse rouer de
coups sans penser même à prendre la fuite.

Toutefois je gardai assez l’instinct du péril pour me rendre compte que
j’avais besoin d’un secours immédiat. Je me traînai dehors et je me mis
tout de suite en quête de mon confesseur.

Quoique, d’habitude, il ne fût pas au presbytère à cette heure-là, mon
bon ange fit que je le rencontrai. C’était mon excellent père l’abbé
M... qui doit se souvenir de cet incident.

Je demandai à me confesser et je lui exposai ce qui m’était advenu. Je
terminai en lui déclarant, avec énergie, que désormais, je ne me croyais
plus digne de communier.

--Ah! vraiment, me dit-il, vous ne voulez plus communier? Eh bien moi,
je vous donne pour pénitence de communier trois jours de suite _quel que
soit votre état d’esprit_. Vous m’entendez?

Comme je le regardais, ébahi, voire même un peu choqué, il ajouta:--Mon
pauvre enfant, comprenez donc que vous avez été attaqué par le Mauvais.
Furieux de s’avouer que vous remplissez vos devoirs religieux et que son
ascendant sur vous s’affaiblit tous les jours, il a essayé de vous
ressaisir par surprise. Le seul moyen de parer ce coup, c’est de faire
justement ce qui lui déplaît le plus, c’est-à-dire de communier. Je vous
garantis que si vous m’obéissez, il n’y reviendra pas. Le ferez-vous?

--Certes, oui, répondis-je.

Des écailles me tombaient des yeux. Je voyais, maintenant, avec la plus
grande netteté, la chausse-trape où je m’étais laissé prendre.

Je communiai comme il m’était prescrit. Et je n’ai pas besoin de dire
que le Cornu se tint coi.

Pour conclure, je souligne que souffrant du scrupule, nous ne serons
remis d’aplomb que par le confesseur. Lui seul a le pouvoir de nous
délivrer. Car étant donné que, dans une telle occasion, le diable fausse
notre optique intérieure, les yeux de notre âme sont affectés d’une
sorte de strabisme grossissant; nous ne voyons plus les objets tels
qu’ils sont. Le confesseur, lui, voit clair et il nous guérit en un tour
de main.

D’autre part, l’assaut est tellement brusque qu’il nous fait perdre la
tête. Enfin, j’y insiste, les convertis récents manquent d’expérience
et, par suite, il leur est impossible de faire la distinction des
esprits.

Au surplus, les crises de scrupule sont heureusement passagères. A
mesure que le néophyte se perfectionne dans la vie chrétienne, il
apprend à mépriser ces manigances du diable.

Il y en a de pires comme nous l’allons voir.

Mais, dira-t-on, il existe des personnes qui demeurent, toute leur vie,
tenaillées par les scrupules. Sans doute: ce sont des malades--et les
prêtres le savent bien. Moi, j’ai voulu seulement indiquer une phase--la
première et la plus anodine--des épreuves par lesquelles passent les
convertis _lucides_, afin de les avertir que ce n’est point par leurs
moyens personnels qu’ils parviendront à se dégager de cette embuscade.
Quant aux scrupuleux d’habitude, ils relèvent de la pathologie. Ce n’est
pas mon affaire.



III

LES TENTATIONS


Une maison a été bâtie dans une lande où il y a des fleurs mais aussi
beaucoup de brousse et de fondrières. Celui qui l’habite sait que s’il
ne la tient pas soigneusement close, toutes les malices de l’air et du
sol y entreront pour la salir et la dégrader. C’est pourquoi, outre
qu’il s’efforce de la conserver nette, il en a muni les fenêtres de
doubles volets et les portes de forts verrous.

L’ombre venue, il fait une ronde au dehors et il constate que rien ne
paraît le menacer. Toutes choses dorment sous le sourire des étoiles.
C’est à croire que les esprits de la nuit s’en sont allés très loin
circonvenir d’autres solitaires.

Il rentre, donne trois tours de clef, s’assure que les barres des
persiennes sont bien mises, puis allume sa lampe et commence à prier.

Comme il se sent paisible, en tête-à-tête avec son crucifix! Quel pur
silence celui qui l’enveloppe! On dirait un lac immobile, un gouffre
d’azur fluide sur lequel ses oraisons planent comme des oiseaux couleur
de neige et de glacier. Tandis que ses sens se reposent dans le
détachement, il s’évade du monde extérieur au point que son âme, enfin
libre, s’enroule, comme un volubilis, autour de la croix et monte se
blottir dans la plaie du cœur de Jésus.

Mais soudain, un vent chaud se lève sur la lande. Il augmente par degrés
et fait bientôt de la demeure le centre de tourbillons concentriques. Ce
souffle insidieux ne sanglote ni ne se lamente; non: il y passe des
rappels de musiques lascives naguère entendues avec ivresse, des
cliquetis de coupes entrechoquées, les rires à la fois rauques et
caressants de la volupté. Les parfums qu’il promène sont ceux des
alcôves de débauche; ils énervent et rendent la chair infiniment lâche.

Le veilleur interrompt sa prière... Pourtant c’est à peine si d’abord il
s’émeut.

--Je connais cela, se dit-il: parce que je vis à l’écart des fêtes dont
ces souffles chantent l’attrait, il était sûr qu’ils me poursuivraient
dans ma solitude... Que m’importe: ils peuvent rôder autour de la
maison, ils n’y entreront pas.

Il se complaît dans sa sécurité; il reprend sa prière en s’affirmant,
_avec trop d’insistance_, qu’il ne donnera aucune attention à ces
prestiges. Mais voici qu’après quelques mots proférés d’une lèvre
machinale, il s’interrompt. Voici que, sans presque s’en apercevoir, il
prête déjà l’oreille aux gammes mélodieuses modulées par la brise. Il
déclare:--Tout cela se passe au dehors; la maison est close; la maison
est sûre... Et dans le moment même où il se le répète, une envie
commence à poindre en lui d’entr’ouvrir la porte, seulement pour se
rendre un peu compte de ce que charrient ces rumeurs passionnées dont la
langueur insinuante fait éclore en lui certains désirs troubles dont il
ne cherche déjà plus guère à se défendre.

Cependant il esquisse une résistance:--Je n’irai pas ouvrir la porte, je
n’irai pas!...

Mais au lieu de fixer éperdument les yeux sur le Crucifix, sa seule
sauvegarde, il les détourne vers le foyer où flambent des bûches. Alors
les souffles se faufilent, avec des rires de flûtes, dans la cheminée et
ils courbent les flammes qui ondulent comme une chevelure féminine sous
une main flatteuse.

A ce spectacle, cent souvenirs de fruits défendus et naguère savourés se
lèvent en tumulte dans l’âme du veilleur. Le vent sonne, comme une
fanfare de fête, à travers toute la maison, et la chambre s’emplit de
formes charmeresses qui s’étirent, se ploient, s’enlacent en offrant des
bouches pareilles à des grenades entr’ouvertes.

Du moins c’est ainsi qu’une illusion perverse les présente au veilleur
car, en réalité, il n’y a là que des guenons velues qui grimacent et des
grenouilles verdâtres, couvertes de pustules d’où suinte une humeur
nauséabonde.

S’il persiste à mirer, le cœur frémissant d’un sombre désir, ces images,
le dénouement orgiaque ne tardera pas: deux diablotins frétillants lui
amèneront un âne tout secoué de braiments obscènes; ils le hisseront en
selle; ils égaliseront les rênes entre ses doigts tremblants de luxure,
et en route! Au galop vers quelque sabbat fangeux d’où il reviendra
l’âme plus sale qu’une boîte à détritus de cuisine, convulsé par les
nausées, calciné de remords et tellement dégoûté de lui-même qu’il
cherchera quelque cave très obscure pour y tapir sa honte.

Mais si, après une complaisance brève, il s’est repris, s’il a fait
seulement le signe de la croix, en invoquant le bon Maître qui saigne
devant lui, les mirages se dissiperont. Ou, du moins, ils se blottiront
dans les angles de la chambre comme des toiles d’araignée poussiéreuses
qu’un coup de balai alerte enlèvera sans peine.

Après cette victoire, ce sera de nouveau le grand lac bleu du divin
silence où les prières voguent comme des barques d’or pâle dont des
anges candides manient les rames...

Tel est le symbole exact de la tentation sensuelle. Son évolution ne
varie pas: quand elle se dresse en nous, ce n’est d’abord qu’une
velléité et nous ne lui accordons que peu d’importance. Nous la
considérons presque avec dédain; nous nous croyons si assurés de notre
vertu que nous ne sentons pas l’urgence de recourir à la prière pour
l’écarter. En punition de ce trop de confiance que nous mettons en
nous-mêmes, elle se fortifie, elle grandit, elle envahit notre
imagination et y déroule, comme, dans un palais de rêve, de soyeuses
tapisseries où le péché s’étale sous des couleurs chatoyantes. Alors
nous prenons plaisir à les admirer, puis nous avons envie d’y porter la
main. Et la tentation agrippe, d’une tentacule aux ventouses de velours,
notre volonté. Nous consentons et nous courons piquer une tête dans
l’égout.

Ensuite... ah! ensuite:

Notre-Seigneur nous apparaît tout meurtri de la flagellation pour
laquelle nous venons de fournir des verges fraîchement cueillies. Le
repentir nous corrode comme un vitriol. Nous reconnaissons humblement
notre faiblesse, Nous déplorons l’infirmité de notre nature déchue et
nous promettons de ne plus céder aux conseils de la Malice.

Les Saints sont des héros parce qu’ils ne vont jamais jusqu’à la culbute
dans la boue. Mais nous, pauvres apprentis de la pureté, qui clopinons à
l’entrée de la voie étroite, nous qui gardons de notre passé des
habitudes pécheresses dont la repousse se produit sans presque que nous
en ayons conscience, comme nous avons de la peine à rester nets!

Le détestable foin de nos passions fut coupé une première fois et jeté
au feu de la pénitence. Mais voici qu’un regain sournois lui succède qui
ne sera pas moins difficile à faucher. Il nous faut acquérir, par la
prière continuelle et par une vie mortifiée, des habitudes de retenue.
Il nous faut écarter l’essaim des souvenirs sensuels, les maintenir à
distance, surtout en ces heures nocturnes où le Diable les fait défiler
devant nous comme les belles esclaves d’un bazar d’Orient.

Parfois nous n’allons pas jusqu’au bout de la tentation; néanmoins, nous
permettons aux yeux de notre mémoire de la fixer avec convoitise et nous
caressons la possibilité d’y céder. Nous péchons alors par délectation
morose. Et nous ne nous ressaisissons qu’après avoir connu l’horreur
d’étreindre des fantômes dont le contact nous laisse l’âme affreusement
triste et le corps souillé.

Pourquoi Dieu permet-il que nous succombions ainsi à l’attrait des
chimères de notre vieux péché?

C’est afin de nous prouver que nous avons besoin d’une rédemption
perpétuelle et que, sans le secours de sa grâce, nous ne sommes
qu’instincts bas et que recherche affriandée de l’ordure.

Tant que nous ne sommes point tentés, la vertu nous est aisée: il nous
faut l’épreuve pour que nous soyons mis à même de vérifier notre acquis
dans le bien. En constatant le peu de chemin que nous avons fait depuis
notre conversion, nous apprenons à craindre notre orgueil et cette
confiance en nous-mêmes qui président, d’une façon si arrogante, à
l’incubation de tous les péchés. Nous distinguons, dans une clarté
toujours plus vive, que c’est par les mérites de Notre-Seigneur
Jésus-Christ bien plus que par les nôtres que nous pouvons être sauvés.

Alors nous nous humilions et pour nous rapprocher de l’exemple donné par
le bon Maître, nous nous appliquons, d’un cœur patient, à la formation
sédimentaire des vertus dans notre âme. Labeur que nous ne pouvons
entreprendre qu’en état de grâce, tâche infiniment complexe que celle de
cette réforme. En effet, la vertu est un émail délicat qu’il nous faut
fixer, couche à couche sur l’argile poreuse de notre être intérieur de
manière à ce qu’il la pénètre et ne fasse plus qu’un avec elle. Le vice,
au contraire, est un oxyde qui a beaucoup d’affinité pour notre limon et
qui s’y amalgame de lui-même.

Ou si l’on veut encore une comparaison: la vertu vient du ciel; elle est
un blanc rayon émané du cœur solaire de Jésus; elle purifie et elle
assèche les marécages de notre âme. Le vice est une vapeur roussâtre qui
s’envole aisément des forges où le Démon fait retentir ses enclumes; et
il aime à s’étaler sur nos tourbières intimes pour en accroître les
miasmes.

A nous de choisir.

Qu’on ne dise pas que le choix est parfois malaisé. Comme l’Église nous
l’enseigne, nous ne sommes jamais tenté au delà de nos forces. Cela
s’entend de ceux qui pratiquent les sacrements et non, bien entendu, de
ceux qui, par ignorance ou de propos délibéré, vivent constamment en
état de péché mortel.

En effet, si nous gardons le désir intense de nous amender, quelle que
soit l’impétuosité de la tentation, à la minute même où le péché se
présente dans l’éclat le plus ardent de sa fausse splendeur, alors qu’il
nous semble que nous allons nous coller à lui comme une paillette de fer
à l’aimant, notre libre-arbitre ne s’abolit pas.

Il est vrai qu’en ce péril, un étrange dédoublement se produit dans
notre âme. Nos sens se laissent leurrer par les mirages du mal, mais, en
parallèle, notre entendement pèse avec rigueur toutes les conséquences
du péché auquel nous sommes sur le point de consentir. Nous voyons que
la chute une fois accomplie, nous souffrirons horriblement, que nous
serons tenaillés par le remords d’avoir mésusé de la Grâce. Bien plus:
nous pressentons que si nous acceptons de prévariquer, au lieu des joies
promises par le Mauvais, nous n’obtiendrons qu’une désillusion totale et
une lourde mélancolie. Car l’expérience nous apprit qu’avant le péché
commis, notre imagination enfiévrée devient un miroir d’enfer qui nous
le montre en beauté. Mais si nous cédons à l’envie de nous vautrer sur
le lit de ouate et de volupté qu’elle nous offre, nous n’ignorons pas
qu’aussitôt que nous nous serons ressaisis, nous découvrirons, avec un
frisson de dégoût, que cette soi-disant couche de liesse extrême n’est
qu’un tas de fumier d’où nous nous relevons barbouillés de purin comme
cinquante pourceaux.

Je me hâte d’ajouter qu’à mesure qu’on se perfectionne, cette vision des
conséquences du péché se fait de plus en plus précise. Par suite, elle
nous aide grandement à résister. Et si nous la corroborons par la prière
et par la communion fréquente, nous arrivons assez rapidement à nous
apercevoir, dès le début de la tentation, que les prétendues cassolettes
incrustées de gemmes rares et pleines d’un parfum exquis qu’elle nous
fourre sous les narines sont, au vrai, des vases ridicules où fume un
excrément...

Tout ce que je viens d’exposer s’applique principalement aux tentations
d’ordre sensuel, mais il en est d’autres et de plus subtiles.

Les dénombrer toutes, je ne saurais. Ce serait entreprendre une besogne
pour l’accomplissement de quoi une existence entière ne suffirait pas,
puisque les piètres Narcisses que nous sommes sont toujours prêts à se
mirer dans l’eau bourbeuse du péché. J’en indiquerai seulement
quelques-unes, prises parmi les plus fréquentes. J’en démonterai le
mécanisme essentiel; j’en ferai toucher du doigt la pièce capitale,
laissant à chacun le soin de découvrir comment s’y rattachent ses
propres rouages...

Des tentations où la mentalité seule est assaillie, les moins
dangereuses pour le converti sont, à coup sûr, celles contre la foi.

Deux cas peuvent se présenter. Ou bien, élevé hors de toute croyance
religieuse, il a été conduit à la Vérité par un coup inattendu de la
Grâce. Ou bien, acquis, un temps, à l’erreur, il est rentré dans
l’Église après l’avoir méconnue--voire combattue. Mais qu’il s’agisse
d’une transformation miraculeuse de tout son être ou d’un retour au
bercail après un vagabondage dans le désert des doctrines athées, son
attitude vis-à-vis de la tentation contre la foi ne varie point.

Au temps de son aveuglement, les préceptes du sensualisme matérialiste
lui avaient encrassé l’âme. Puis il avait bu le vin sombre de la
désespérance dans la coupe de néant que lui tendait Schopenhauer. A
moins qu’il ne se fût laissé prendre aux sophismes secs de Kant ou aux
lyrismes frénétiques du mégalomane Nietzsche. Il avait oscillé entre ces
deux pratiques: soûler ses appétits de sensations violentes et, comme
dit l’autre, «jouir par toutes ses surfaces» puis, aux heures de
dépression et de satiété, sombrer dans le dégoût de vivre et le
nihilisme total.

Lorsque l’appel de Dieu se fit entendre à lui, ce ne fut pas sans
résistance qu’il s’y rendit. Anxieusement, passionnément, il reprit
l’étude des métaphysiques et des fausses sciences qui l’avaient égaré.
Il s’efforça d’acquérir une certitude par l’analyse des moins décevantes
d’entre elles. Or, toutes s’effritaient. A les disséquer, il ne trouva
que la corruption et la mort. Il comprit que les sciences, aptes à
cataloguer un certain nombre de phénomènes, d’ailleurs mal définis,
tombaient en poudre dès qu’elles essayaient de remonter aux causes,
tandis que les métaphysiques, acharnées à babiller autour de l’Essence
première, devenaient folles dès qu’elles tentaient de l’expliquer.
Alors, déçu par cette banqueroute de la raison humaine, il erra dans une
nuit sans étoiles, grelottant d’angoisse en présence des questions
formidables qui se posent tôt ou tard à tout homme dont le Prince de
l’Orgueil n’a pas conquis définitivement l’intelligence:

--Où est la vérité? Qu’est-ce que la vie? Pourquoi suis-je sur la terre?

Tant que la Grâce ne lui eut pas fourni de réponse, il tâtonna parmi les
ténèbres, en proie aux doutes et aux irrésolutions, cherchant Dieu puis
s’en écartant par alternatives douloureuses.

Mais un jour, la Sagesse vint à lui. Car la Sagesse «s’en va par le
monde, cherchant, elle-même, ceux qui sont dignes d’elle; elle se montre
en riant sur les chemins et elle accourt à leur rencontre avec toute sa
providence»[1].

  [1] _Quoniam dignos se ipsa circuit quaerens; et in viis ostendit se
    hilariter et in omni providentia occurit illis. Sapientia_: VI, 17.

Ah! la sagesse humaine n’apportait que spéculations moroses et rongement
d’esprit. Pour la Sagesse divine, elle rit d’un rire de béatitude.
Messagère d’aurore, créée avant tous les siècles, Vierge et immaculée en
sa conception, elle rafraîchit le front fiévreux de l’égaré aussitôt
qu’elle y a posé ses mains fraîches et odorantes comme des roses et elle
lui dit:--La vérité et la vie c’est le Seigneur Jésus, et toi, tu es sur
la terre pour mériter l’amour de ce radieux Maître en l’aimant de toutes
tes forces.

La lumière se fait et l’égaré croit en elle et il est sauvé.

Et maintenant que pourraient contre cette âme reconquise à Dieu les
pâteux racontars et les affirmations sacrilèges des sciences et des
philosophies? Celles-ci ont beau s’attifer de fanfreluches aguichantes
et lui chuchoter:

--Mange mon fruit, tu connaîtras toutes choses.

Elle reste sourde à leurs ritournelles et demeure éperdue d’adoration
devant les plaies de son Rédempteur.

Mais le diable, qui est parfois très sot, ne veut pas admettre que Dieu
ait enfoncé la foi d’un tel coup de maillet dans cette tête que rien ne
puisse plus l’en arracher. Et voici comment il procède pour récupérer
son ascendant.

On est, je suppose, en oraison devant le Saint Sacrement exposé. A
l’improviste, la pensée vous traverse que vous n’avez devant vous qu’une
rondelle de pâte et que vous êtes stupide de vous laisser suggestionner
par un aussi pauvre simulacre.

Eh bien, je l’affirme parce que je le sais, il suffit, à ce moment, de
réciter avec réflexion le _Credo_ pour que la tentation se ratatine et
crève comme une puce sous un ongle alerte.

En une autre occasion, l’on est occupé à méditer quelque mystère de la
foi. Soudain, des vieillardes cacochymes et toussotantes qui arborent le
sobriquet d’objections rationalistes ou qui se pommadent des onguents du
modernisme reviennent, comme des spectres, hanter leur ancienne victime.

Il n’y a qu’à les regarder bien en face. Vous vous apercevrez
immédiatement que ces empouses décrépites, si follement caressées jadis,
ne sont que des squelettes nauséabonds et que nulle n’a réussi à vous
donner la clé des énigmes qui vous tourmentaient.

En effet, le néophyte a trop vécu en société de ces antiques farceuses,
il les a trop palpées, pétries, retournées, avant de se résoudre à
rompre sa liaison avec elles, pour qu’elles ressaisissent de l’empire
sur lui. La Grâce a mis dans ses prunelles un regard désormais lucide et
ce n’est plus à présent qu’il prendrait ces démones avachies pour des
anges de lumière. La soif de l’idéal, le goût de l’Absolu qu’aucune
doctrine sans Dieu n’avait pu contenter, l’Église les satisfait en lui
avec une largesse sans limites. Il croit et, par suite, il sait que la
contrition de l’orgueil et l’abnégation de soi-même le hausseront à la
vie éternelle. Il abrite sa faiblesse au pied du crucifix. Dès lors
comment pourrait-il retourner aux erreurs qu’il a vomies en de terribles
hoquets?

Le diable démasqué n’a plus qu’à battre en retraite pour aller ourdir de
nouvelles trames: un simple signe de croix suivi d’un _Credo_ dissipa
ses prestiges...

Voici le fidèle rassuré. Métaphysiques et sciences, systèmes et
doctrines menés par un démon, au nez juif, aux pieds de bouc, danseront
autour de son âme une incohérente sarabande, sans parvenir à
l’entraîner; le siècle, ivre de sa fausse gloire hurlera, en titubant,
des outrages à la Croix: il ne l’écoutera pas; les _comment_ et les
_pourquoi_ de l’inquiétude humaine lui darderont leurs javelots
émoussés: ils ne parviendront pas à rayer le poli de la loyale armure
dont le revêtit la foi.

De plus en plus il s’absorbe en cet amour de Dieu dont les premières
touches l’ont déterminé à cultiver le renoncement, le repliement sur
soi-même et l’oraison. Il cherche beaucoup moins à creuser la théologie
qu’à entretenir et à fortifier cette petite flamme de l’amour divin
allumée dans son cœur par la Grâce sanctifiante. Il pressent que s’il la
nourrit d’humbles prières et du corps de Notre-Seigneur, elle
s’accroîtra bientôt jusqu’à devenir un splendide incendie. Aussi se
répète-t-il avec saint Ignace: «Ce n’est pas l’abondance du savoir qui
alimente l’âme et la rassasie. C’est le sentiment et le goût intérieur
des vérités qu’elle médite.»

Aux offices, il tend à se concentrer, à écarter toute préoccupation de
vie courante, afin que Dieu trouve la place nette pour agir sur l’âme
qui l’implore et pour lui infuser des lumières en récompense de sa bonne
volonté.

Parfois il y arrive sans trop de peine. Parfois aussi une lancinante
épreuve vient à la traverse; et voici comment elle opère.

On se croyait tout à fait recueilli; on ne se connaissait nul sujet de
préoccupation: on s’était placé en présence de Dieu avec le seul désir
de l’adorer longuement et l’on se préparait à recevoir, d’un esprit
tendrement attentif, l’or pur de ses enseignements. Or, tout à coup,
l’âme qui commençait à gravir les premiers degrés de l’oraison se sent
ramenée au bas de l’échelle comme si une griffe la tirait en arrière. Le
recueillement fléchit, l’attention baisse, pareille à une eau bue par un
sable aride, et l’imagination se met à vagabonder, semblable à un marmot
en école buissonnière.

On s’efforce de la ramener. Feuilletant son paroissien, on essaie de
l’aiguiller sur le rail d’un texte habituel ou encore on tâche de la
contenir entre un _Pater_ et un _Ave_. Subterfuges impuissants: la folle
s’échappe sans cesse. Elle voltige du profil d’un voisin incliné sur son
prie-Dieu aux broderies de la nappe d’autel, du reflet d’un tableau
accroché au mur à l’ombre du feuillage d’un arbre sur le vitrail. A
moins qu’elle ne retourne à la maison pour s’occuper d’une porte non
fermée, de la place d’un livre dans la bibliothèque, d’une jatte de lait
pour le chat ou de toute autre fadaise.

C’est en vain qu’on veut la rattraper pour l’enfermer dans la prière.
Plus on la pourchasse, plus elle se dérobe. Les distractions succèdent
aux distractions. Elles se multiplient, elles tourbillonnent, elles
remplissent l’âme d’un bourdonnement continu. A les subir, on devient
semblable à un chef d’orchestre qui brandirait désespérément son bâton
sur la tête de musiciens toqués. Les uns raclent une valse, les autres
trombonnent une marche héroïque, tandis que les camarades pépient une
berceuse nonchalante dans leurs flûtes et que la grosse caisse déchaîne
sur le tout son tonnerre absurde, ponctué par le rire aigre des
cymbales.

On s’entête à obtenir le silence ou à donner à cette cacophonie
l’unisson d’un hymne grégorien.--On n’arrive qu’à augmenter le
tumulte...

Je connais très intimement quelqu’un qui, naguère, s’exaspérait lorsque
les distractions bouleversaient de la sorte son âme éprise d’oraison.

Il s’agitait, s’énervait, se reprochait son manque de ferveur puis se
courrouçait et contre lui-même et contre l’ambiance qui, croyait-il, le
faisait divaguer d’une manière aussi ridicule. Aussitôt le diable
intervenait pour augmenter son désordre intérieur puis se frottait les
mains, heureux de l’avoir fait manquer à la vertu de patience et de
l’empêcher de prier.

Il alla conter sa peine à un bon moine qui lui répondit:--Du moment que
vous vous affligez de ce défaut de recueillement, vous ne péchez pas
puisque votre volonté n’y entre pour rien. Où la faute commence c’est
lorsque vous vous en irritez. D’ailleurs, outre que vous faites ainsi le
jeu de l’Adversaire, vous remarquerez que plus vous vous tracassez à
cause de ces distractions, plus elles augmentent. Offrez-les à Dieu
comme une tribulation et priez-le, _avec calme_, de vous en délivrer.
Enfin n’oubliez pas que tout le monde souffre des distractions, même les
Saints. Vous savez que Sainte Térèse rapporte qu’il lui advint de passer
tout un office sans pouvoir fixer une minute son attention[2]. Elle
ajoute qu’elle ne connaît pas de remède immédiat et qu’on doit se
résigner à cette épreuve en attendant que Dieu vous l’enlève. Si vous
persistiez à recourir aux moyens violents pour écarter les distractions,
vous vous fatigueriez l’esprit et vous courriez le risque de tomber dans
le découragement. Donc, de la douceur. Répétez-vous cette phrase de
l’Évangile: «_Apprenez de moi_, dit Jésus, _que je suis doux et humble
de cœur et vous trouverez le repos dans vos âmes_. Et allez en paix en
méditant ce précepte.

  [2] «Pendant plusieurs années, j’ai souffert de ne pouvoir fixer mon
    esprit durant le temps de l’oraison.» Sainte Térèse: _Chemin de la
    perfection_, ch. XXVIII.

Le bouillonnant individu comprit la leçon. Aujourd’hui, quand le
tintamarre des distractions s’élève en lui, il applique le conseil du
moine. Il y a gagné que la tentation d’impatience est devenue beaucoup
moins fréquente[3]...

  [3] Voici un texte de Tauler où la conduite à tenir vis-à-vis des
    distractions est également indiquée sous une image frappante: «Quand
    cet orage s’élève dans notre âme, conduisons-nous comme on le fait
    quand il pleut à verse ou qu’il grêle. On se réfugie vite sous un
    toit jusqu’à ce que la tempête ait passé. De même si nous sentons
    que nous ne désirons que Dieu et que pourtant l’angoisse nous
    saisisse, supportons-nous avec patience dans l’attente calme de
    Dieu. Restons tranquillement sous le toit du bon plaisir divin...
    (_Sermon pour la fête de la Pentecôte_).

Au surplus, quand on y réfléchit, on découvre que Dieu ne nous demande
qu’un effort sincère. Une oraison pleine de distractions involontaires
présente à ses regards tout autant de mérite qu’une oraison très
recueillie. Puis l’âme peut profiter de cette épreuve pour y apprendre
sa fragilité, pour y apprendre aussi à persévérer dans la prière même
lorsque l’imagination refuse de se plier au devoir. Car c’est un axiome
fondamental de la mystique que l’imagination forme le défilé favori du
diable. Neuf fois sur dix, c’est par elle qu’il débouche dans notre âme.

En d’autres occasions, le Mauvais, n’ayant pas réussi à nous troubler
par des attaques directes, tente un mouvement tournant. Sachant combien
nous sommes portés à nous juger d’une façon favorable dès que nous avons
fait quelque effort pour vivre en Dieu, il nous insinue que nous sommes
devenus des espèces de saints qui, par leur zèle et leur exactitude dans
les pratiques de la religion, acquièrent le droit de se relâcher un peu
et de recenser, avec complaisance, les mérites dont ils s’imaginent être
désormais nantis.

Tentation sournoise et d’autant plus dangereuse qu’elle flatte notre
amour-propre. Ah! comme nous prenons alors plaisir à passer en revue les
soi-disant perfections de notre âme, comme nous nous attribuons le bien
que Dieu fit en nous, comme nous arrosons, d’une main prodigue, la fleur
luxuriante de notre orgueil! Bientôt, pareils à l’âne chargé de reliques
de la fable, nous nous pavanons parmi les fidèles et nous toisons, avec
une pitié dédaigneuse, ces pauvres dévots dont l’humble prière nous
semble un balbutiement informe si nous le comparons au degré d’oraison
sublime où nous nous croyons parvenus.

Ce stupide contentement de nous-mêmes et la fausse sécurité qui en
résulte nous mèneraient vite à l’oubli des grâces reçues et à la
négligence de nos devoirs religieux. Nous ne tarderions pas à nous
dire:--A quoi bon l’assistance quotidienne à la messe, la communion
fréquente, les longues prières du soir et du matin? Cette discipline
pouvait me servir au temps où j’avais besoin de lutter contre les
tentations vulgaires. Mais maintenant que je suis sûr de moi, pourquoi
ne pas réduire et simplifier mes exercices? La satisfaction intime que
j’éprouve me démontre que Dieu ne me demande plus qu’une déférence
tacite qu’il m’est superflu de manifester par des actes.

Le Diable frétillerait de joie si l’on en arrivait à ce point de
suffisance vaniteuse, car il aurait obtenu un double résultat: nous
écarter de Notre-Seigneur par l’inconstance à l’égard de la Sainte
Eucharistie et, en corollaire, nous aveugler sur le péril de cette
tentation d’orgueil dont il nous empoisonna l’esprit.

Mais Dieu veille. Avant que cette crise de pharisaïsme ait totalement
boursouflé notre âme, Il nous envoie quelque épreuve cinglante qui nous
éclaire en nous montrant le néant que nous serions sous sa miséricorde.
C’est une maladie qui nous oblige de recourir à la charité de ce
prochain dont nous nous croyions hier le supérieur. Remède encore plus
efficace, c’est quelque lourde humiliation qui tombe sur nous comme un
coup de trique et qui nous fait choir dans la posture convenable: le nez
à terre et l’âme en sang.

Alors la lèpre d’orgueil se détache et tombe en écailles autour de nous.
On comprend le peu qu’on valait. On déteste sa présomption. Tout meurtri
de la tribulation salutaire dont on vient d’être favorisé, on s’efforce
de regagner le terrain perdu pendant qu’on se plaisait à soi-même. On
aspire à mériter, de nouveau, l’amour de Notre Seigneur et, pour
commencer, on file, quatre à quatre, au confessionnal.

En effet, nous confesser, c’est le seul moyen que nous possédions de
nous nettoyer l’âme des épluchures que les tentations y projettent. Même
si l’on n’y a pas consenti formellement, même si l’on n’a guère mis de
complaisance à les envisager, il est bon d’effacer le plus tôt possible
les taches dont elles nous maculèrent.

C’est que lorsqu’on eut l’imagination et la volonté longuement
sollicitées par la tentation, on devient semblable au chauffeur qui
arrive à l’étape après une course de plusieurs centaines de kilomètres
en auto. Les poussières et les fanges des pays qu’il traversa le
couvrent d’un enduit bariolé dont une douche copieuse parviendra seule à
le délivrer. Il se sent mal à l’aise; il respire avec peine tant que de
larges ablutions ne l’ont point rendu net. Ainsi de la confession: elle
débarbouille notre âme des corpuscules diaboliques dont la tentation
l’encombra pour paralyser en elle les mouvements de la grâce.

Mais parfois, et surtout lorsque nous sommes encore mal guéris de notre
orgueil, on se résout difficilement à user du remède. Afin de maintenir
son emprise, le Diable nous suggère toute une kyrielle de sophismes.

En veut-on quelques-uns? Voici.

--Après tout, se dit-on, maintenant que les choses sont allées aussi
loin, pourquoi ne pas céder à la tentation? Quand je lui aurai obéi, les
images dont elle m’obsède s’effaceront et j’aurai la paix. D’ailleurs,
en esprit, je me suis complu à caresser leurs séductions. Et donc l’acte
n’ajoutera pas grand’chose à mon péché.

Ou bien:--Mon confesseur est très occupé. J’aurais honte de le déranger
pour de telles vétilles sur l’importance desquelles il se peut que je
m’abuse. Je vais l’ennuyer sans motif. Et à quoi servirait de lui
soumettre ces piètres rêveries?

Ou encore:--J’ai bien le temps; il n’y a pas de raison pour ne pas
attendre le jour où j’ai l’habitude de me confesser.

Dans le premier cas, c’est une malice très virulente qui nous incite à
la chute puisque nous savons, par expérience, que si nous cédons à la
tentation, notre penchant à mal faire, loin de s’apaiser, se fortifiera
par notre défaillance et que bientôt, il réclamera, de façon plus
impérieuse, des satisfactions nouvelles. En outre, c’est nous mentir à
nous-mêmes que de prétendre qu’il n’est guère plus grave d’accomplir une
faute que de penser à la commettre. En effet, nous n’ignorons pas qu’il
y a une certaine différence centre le fait d’avoir envie de se vautrer
dans la crotte et celui de s’y rouler réellement.

Dans les deux autres cas, c’est notre amour-propre, c’est-à-dire notre
ennemi le plus intime qui nous leurre. Toutes les échappatoires, tous
les subterfuges lui sont bons pour retarder le moment de s’humilier par
un aveu. Or, nous ne savons si ces hantises tentatrices que nous
considérons comme des vétilles ne sont pas, au contraire, les indices
d’un état d’âme fort inquiétant. Il n’y a que le confesseur qui ait
grâce d’état pour en décider. Quant à l’objection qu’on ne veut pas le
déranger, elle ne tient pas debout. Un prêtre, conscient de son devoir,
se gardera bien d’invoquer ses occupations pour refuser son assistance
au pénitent qui vient lui confier son trouble.

Quant à la ruse dilatoire qui consiste à se dire:--J’ai bien le temps,
elle est des plus piteuses. Pour reprendre la comparaison posée plus
haut, c’est comme si le chauffeur, plein de poussière, déclarait
ceci:--Il est vrai que je suis fort sale; mais comme c’est aujourd’hui
lundi et que j’ai l’habitude de prendre un bain le samedi, j’attendrai
jusqu’à la fin de la semaine pour me nettoyer.

Si l’on demeurait de sang-froid, de telles réfutations des sophismes du
Mauvais s’imposeraient d’elles-mêmes. Nous n’hésiterions pas à recourir,
sans tergiverser davantage, au médecin de l’âme. Mais il arrive que la
persistance de la tentation nous bouleverse si fort que nous ne
parvenons pas à prendre notre parti. Un dialogue effarant s’engage en
nous. Notre bon Ange nous dit:--Hâte-toi de te blanchir. Le Diable nous
souffle:--Reste noir, c’est bien plus commode...

Quand on en vient au paroxysme de ce conflit, il n’y a qu’une ressource:
se réfugier éperdument dans la prière, et dans la prière à la Sainte
Vierge. Elle sait si bien la Bonne Mère que, sans son aide
toute-puissante, nous ne parviendrions jamais à nous tirer du marécage
où nous barbotons. Il faut lui crier avec une confiance toute
enfantine:--Maman, au secours, Maman j’ai mal et je péris si vous ne me
tendez la main!

Aussitôt, Elle nous désembourbe et Elle met en fuite le vieux serpent
qui retourne se tapir, en grinçant des crocs, dans ses ténèbres.

Alors l’esprit se calme et rentre dans la voie saine de l’humilité et de
la vraie contrition. Les velléités de révolte s’effacent comme les
fantômes de la nuit au lever de l’aurore. On n’a plus qu’un désir: se
purifier. Et tandis que s’aplanissent les dernières houles de la
tempête, on se résout à se confesser en se récitant les beaux vers de
Verlaine:

    Vous voilà, vous voilà, pauvres bonnes pensées:
    L’espoir qu’il faut, regret des grâces dépensées,
    Douceur de cœur avec sévérité d’esprit
    Et cette vigilance et le calme prescrit
    Et toutes! Mais encor lentes, bien éveillées,
    Bien d’aplomb, mais encor timides, débrouillées
    A peine du lourd rêve et de la tiède nuit[4]...

  [4] _Sagesse_. Il faut recommander ce livre de foi brûlante, ne fut-ce
    que pour l’opposer aux rhapsodies, empruntées à d’impardonnables
    mirlitons, qui encombrent de leurs réclames la presse catholique.

Certes, le bien-être moral, _et même physique_, qui résulte d’une bonne
confession vaudrait à lui seul qu’on n’hésite pas à recourir, dès le
pressentiment d’un péril, au sacrement de pénitence. Mais la joie de se
remettre en état de grâce se double si l’on prend conscience que par là,
on redevient le coopérateur de Jésus-Christ.

Oui, le coopérateur: car ne formons-nous pas, nous chrétiens, le corps
mystique dont le Sauveur est la tête? C’est, je crois, dans ce sens
qu’on peut entendre le verset de saint Paul: «Comme le corps n’est
qu’un, quoiqu’il ait plusieurs membres, et que tous les membres de ce
seul corps, quoiqu’ils soient plusieurs, ne forment qu’un corps, il en
est de même de Jésus-Christ.»

Si donc, en pensée, en parole ou en action, nous avons manqué à l’Esprit
que ce Chef adorable fait circuler en nous, par sa Grâce, comme un arbre
fait circuler la sève dans ses branches, nos œuvres ne nous sanctifient
plus. C’est en vain que nous multiplions les élans de notre foi, notre
prière ne s’élève pas vers le ciel. Nous voudrions qu’elle monte comme
une alouette au zénith accueillant et voici qu’elle rampe dans les
sillons comme un ver de terre.

On ne saurait demeurer dans un pareil état d’inertie vagissante, car on
se désole trop de sentir l’harmonie rompue entre le Sauveur et nous. Du
jour où la notion nous est acquise qu’en enfreignant, ne fut-ce que par
la pensée, les préceptes de Notre-Seigneur, nous le faisons souffrir
comme le corps souffre de la blessure qui lèse un de ses membres, nous
ne pouvons plus supporter une aussi énorme iniquité. Nous avons hâte de
récupérer, par l’absolution et la pénitence, notre intégrité afin de
revêtir de nouveau la robe blanche des serviteurs zélés qui obéissent à
Jésus avec le même empressement que chez un homme sain, les organes
mettent à obéir au cerveau qui les dirige. Ah! sentir, d’une façon
vivante et permanente, cette communion entre notre Rédempteur et nous,
comprendre qu’en gardant la souillure du moindre péché nous le blessons
dans son amour, c’est la plus grande grâce qui puisse nous être
accordée...

C’est pourquoi le pauvre converti que les tentations tourmentent fera
bien de ne pas les laisser s’engraver dans son âme. Sans ergoter avec
son amour-propre, sans écouter le démon qui lui souffle des conseils de
négligence et d’atermoiement, il ira au confesseur afin d’être délivré
des voix insidieuses qui le poussent à méfaire. Et, chemin faisant, il
rendra témoignage à la vérité en s’excitant à la contrition par quelque
prière de ce genre:

  Seigneur, au jardin des Olives, tandis que tu agonisais et que tu
  suais du sang pour mes péchés, mes yeux, plein de paresse, se sont
  clos et j’ai dormi plutôt que de prier avec toi.

  Seigneur, pendant que les verges te meurtrissaient, mes mains
  cueillaient, dans la forêt ardente de la luxure, des baguettes
  flexibles pour remplacer celles que tes bourreaux avaient brisées sur
  toi.

  Seigneur, à la minute même où l’on te couronnait d’épines, mes pieds
  me portaient au temple de la vaine gloire pour que mon orgueil y
  quémandât un diadème d’or et de pierreries.

  Seigneur, pendant que tu ployais sous ta croix dans le chemin du
  Calvaire, je détournais lâchement la tête pour ne pas m’apitoyer sur
  ta souffrance et je prêtais une oreille complaisante aux sarcasmes de
  la populace qui t’outrageait.

  Seigneur, quand on t’a crucifié, j’ai fourni le marteau pour enfoncer
  les clous, j’ai mis du fiel sur l’éponge, j’ai appuyé sur la hampe de
  la lance pour qu’elle te perçât le cœur de part en part; comme tu
  mettais trop longtemps à mourir, l’impatience me dessécha la bouche et
  j’ai bu le vin de la colère dans une coupe tachée de ton sang; comme
  l’odeur de tes plaies et de ta fièvre incommodait mes narines, j’ai
  reniflé des parfums rares dans des fioles de cristal.

  Je t’ai renié par tous mes sens, par toutes mes pensées, par tous mes
  désirs, par tous mes actes... et maintenant que tu ruisselles de
  larmes et d’ordures à cause de mes fautes, je comprends que je ne puis
  vivre qu’en toi, et je suis infiniment misérable.

  Au nom de ta Mère immaculée, au nom de l’Archange flamboyant, au nom
  de ton Précurseur, au nom de tous les Saints qui t’aiment et
  t’assistent durant la Passion perpétuelle que mes péchés t’infligent,
  aie pitié de moi. Pardonne-moi, car je me repens, purifie-moi, car je
  suis couvert de taches. Rends-moi ta Grâce afin que, désormais, je
  veille avec toi sous les oliviers, afin que je dompte, sous les verges
  qui te frappent, ma sensualité, afin que je lacère mon orgueil aux
  épines de ta couronne, afin que je t’aide à porter ta croix comme tu
  m’aideras à porter la mienne, afin que je meure d’amour à ta droite et
  que j’entre au paradis avec le bon Larron.

Ah! cette oraison si elle est dite d’un cœur qui _ne veut plus_ faire
souffrir Jésus-Christ, prépare merveilleusement à la confession.

L’absolution reçue, la vertu du Sacrement est telle qu’on se sent l’âme
semblable à un champ de roses après une de ces pluies tièdes de
printemps que le soleil léger nuance d’arc-en-ciel.

Le cœur dégagé, les regards limpides et rajeunis, alerte en sa vigueur
nouvelle et lavé à fond, le chauffeur remonte dans l’auto de la vie
quotidienne. Armé contre les tentations futures par la Grâce reconquise,
il ne court pas trop de risques à se lancer, en quatrième vitesse, sur
la route de son salut.



IV

LES ATTAQUES DÉMONIAQUES


A l’époque actuelle, il semble que les cas de possession diabolique se
manifestant par des actes extérieurs tels que cris, blasphèmes,
contorsions au contact ou à l’approche d’un bon prêtre ou d’un objet
sacré se soient faits plus rares. Une des raisons de cette dérobade
apparente du Mauvais a été indiquée par Benson dans son chef-d’œuvre:
_la Lumière invisible_. Je cite: «On dirait vraiment que la Grâce divine
possède un certain pouvoir, s’accumulant à travers les générations, un
pouvoir de saturer de soi jusqu’aux objets matériels. L’énorme quantité
de sacrifices et de prières, au cours des âges, semble avoir réussi à
contenir Satan et à empêcher ses manifestations les plus formidables.
Malgré la diffusion de l’apostasie, malgré un véritable culte
publiquement offert à l’Esprit des Ténèbres, l’air n’en reste pas moins
tout imprégné de grâce et il est rare qu’un prêtre ait à s’occuper d’un
cas de possession--encore que l’on doive bien se garder de croire les
cas de ce genre tout à fait disparus... Ceux-mêmes qui ont renoncé à la
faveur de Dieu se trouvent admis à participer de sa grâce dans chaque
moment de leur vie. Ils ont autour d’eux des églises, des couvents, des
personnes pieuses et saintes dont, à leur insu, ils recueillent les
bienfaits. Les murs mêmes de nos églises et de nos maisons sont pénétrés
par la prière.»

Dans les contrées depuis longtemps catholiques, cette saturation du
milieu par la Grâce est incontestable. Il est certain qu’en France, par
exemple, la masse de prières et de grâces reçues va s’accroissant et que
continuant à s’irradier, d’un foyer tel que Lourdes, elle préserve le
pays de certaines catastrophes formelles qui, sans cela, seraient
suscitées par le Mauvais et par ses adeptes, plus ou moins conscients,
de la Maçonnerie et de la Libre Pensée.

Mais il faut admettre aussi que, vu les progrès de l’impiété, le Diable
possède un grand nombre d’âmes dès le berceau. C’est pourquoi il
s’abstient de se manifester par les hurlements et les convulsions de
ceux qu’il habite. Ce lui était un moyen efficace de tourmenter et
d’effrayer les fidèles aux époques de foi générale. Aujourd’hui que la
foi se raréfie et qu’il a réussi à faire nier, ou presque, sa puissance,
voire son existence même par des esprits qui se croient religieux, il
n’a pas besoin de se donner tant de peine. Le seul fait que, sous son
inspiration, l’on ait appelé «siècle des lumières» le temps de ténèbres
où nous sommes condamnés à faire notre salut prouve combien son action
latente s’exerce aisément sur la majorité de nos contemporains. Il y a
toujours des sataniques pour outrager avec ostentation l’Église de Dieu,
mais il y a surtout des indifférents pour s’enliser et s’assoupir dans
la vase d’une existence dénuée de toute croyance religieuse. Il est à
craindre que ceux-ci ne soient aussi dangereusement possédés que
ceux-là. N’usant jamais des Sacrements, ces âmes inertes finissent par
pourrir. Ainsi se développe l’atmosphère de corruption qui flotte autour
de nous et qui donne aux fidèles l’impression de circuler parmi des
cadavres ambulants.

On comprend que le diable profite de conditions aussi favorables à
l’exercice de son pouvoir pour multiplier ses attaques contre les âmes
qui s’efforcent de vivre en Dieu et de persévérer dans l’oraison malgré
l’ambiance adverse. Sitôt qu’il a vérifié qu’elles se maintiennent en
état de grâce, sitôt qu’il a constaté que les tentations les plus
violentes ne les inclineront pas au péché mortel, il entre en rage.
Incapable de les pervertir, il se venge en employant toutes ses
ressources à les bouleverser par des tempêtes d’ordures et d’épouvantes.
Auprès de certaines, il va jusqu’aux sévices physiques, comme ce fut le
cas pour le Bienheureux curé d’Ars. Mais le plus souvent, son dépit
s’exerce par un afflux de pensées abominables dans l’esprit de ceux
qu’il obsède. Ne pouvant rien contre leur volonté, il projette des
tombereaux d’immondices dans leur imagination.

Les vies des Saints fournissent des milliers d’exemples de ces horribles
manigances. Mais combien d’âmes qui, sans être arrivées à la sainteté,
essaient de progresser dans la vertu, les subissent également!

Je mentionnerai quelques cas de ces assauts démoniaques d’après des
relations dont je ne puis suspecter l’exactitude.

Quelqu’un raconte:--Un jour, après la messe, j’étais occupé à réciter
les litanies de la Sainte Vierge et je puis affirmer que je m’y adonnais
de tout mon cœur. Je venais de communier; j’avais fait une action de
grâces des plus ferventes. Rien donc ne pouvait me laisser soupçonner
l’étrange tribulation qui allait fondre sur moi.

Je formulais lentement et avec une joie pensive chacune des invocations.
Je me baignais dans les louanges de la Bonne Mère comme dans une eau
tiède et bleue dont le miroitement m’emplissait l’âme d’une paix
lumineuse.

J’en étais arrivé à: _Mater castissima ora pro nobis_, quand, soudain,
une voix croassante s’éleva en moi, avec une rapidité inouïe; elle
criait ces mots ignobles: «C’est une gueuse...»

Qu’on excuse la précision avec laquelle je rapporte cette horreur. Elle
est nécessaire pour marquer le contraste brutal entre mon état d’esprit
à ce moment et ce que j’étais forcé d’ouïr.

L’ordure fut articulée d’une façon si nette que je dus m’interrompre et
que je regardai, tout effaré, autour de moi, car il me semblait
impossible que mes voisins n’eussent pas entendu. Mais personne n’avait
levé la tête. Je crus à une illusion de ma part d’autant que je n’avais
jamais rien ressenti de pareil. Quoique fort ému je repris ma
récitation.

Alors la chose affreuse recommença: toutes les invocations furent
_doublées_, pour ainsi dire, d’insultes effroyables à l’adresse de la
Sainte Vierge. Cela s’enroulait autour des litanies comme du houblon
autour d’une perche. L’obsession devint bientôt tellement despotique que
malgré le dégoût qui me faisait frémir jusqu’au fond de l’âme, il me
fallut prêter l’oreille à une enfilade d’outrages indicibles lancés,
comme des paquets de boue, à la face de l’Immaculée. Cela dura
longtemps. Puis l’attaque se termina par un sombre éclat de rire dont
les échos répercutés me déchiraient le cœur.

Tout tremblant, je sortis de l’église. Je ne savais à quoi attribuer
cette éruption de fange. J’avais le sentiment absolu que je n’y avais
consenti en rien et je ne parvenais pas à comprendre comment une telle
vomissure d’égout avait pu souiller l’autel que j’ai élevé dans mon âme
à ma Mère tendrement aimée: la Madone.--Heureusement l’idée me vint
d’aller trouver mon directeur qui m’expliqua la chose et me rassura...

Une autre personne écrit:--On venait de sortir le Saint Sacrement du
tabernacle; l’ostensoir était exposé sur l’autel. Je m’unissais, plein
d’adoration et d’amour, au chant du _Tantum ergo_ lorsque, tout à coup,
je ne sais qui en moi--mais ce n’était pas moi-même--se mit à proférer
des railleries atroces qui se dardaient, avec des grincements de haine,
vers l’hostie. En même temps, mon âme était soulevée et comme projetée
en avant et il me fallait toute ma volonté pour retenir un flot de
blasphèmes qui montaient à mes lèvres des profondeurs les plus obscures
de mon être. L’impulsion était si violente que je dus me bâillonner la
bouche avec les deux mains. J’aurais mieux aimé mourir que d’émettre les
saletés innommables qui m’emplissaient la pensée et pourtant je ne
pouvais les empêcher de fuser dans mon cerveau comme les engins d’un feu
d’artifices diabolique.

L’abominable prestige dura jusqu’à la fin du chant et de l’oraison qui
le suit. C’est seulement quand le prêtre donna la bénédiction qu’il
s’évanouit soudainement comme il était venu.

--Il faut, me dis-je alors, compenser cette vilenie dont je ne puis être
responsable. Et ce fut avec la foi la plus ardente que je m’unis aux
invocations pour la réparation des outrages faits au Saint Sacrement qui
terminaient l’office. Ensuite je demeurai longtemps à genoux et je
multipliai les actes d’adoration jusqu’à ce que mon âme se trouvât un
peu consolée...

Un troisième récit est d’un ordre un peu différent. Il provient d’une
personne assez avancée dans la vie spirituelle et qui, ayant eu à
supporter beaucoup d’attaques démoniaques, apprit à leur tenir tête sans
se troubler.

--Cette nuit-là, dit-elle, je m’étais endormi tout de suite après avoir
dit mes prières du soir. Je note que ma santé était excellente et que
nulle préoccupation grave ne m’agitait l’esprit. Je reposais enseveli
dans un de ces bons sommeils sans rêves qui réparent si merveilleusement
les forces. Brusquement, je fus réveillé en sursaut par des coups brefs,
frappés dans le mur tout près de ma tête. Je me mis sur mon séant. Après
quelques secondes occupées à me frotter les yeux et à reprendre
conscience du réel, je me demandai ce qui arrivait. Je crus d’abord
qu’on avait heurté à ma porte et je criai d’entrer. Nulle réponse.
J’allais me réétendre en récitant un _Ave Maria_ pour les âmes du
Purgatoire, comme c’est ma coutume quand je me réveille la nuit. Mais
les coups recommencèrent, nombreux et plus précipités. Je ne pouvais m’y
tromper: c’était bien dans le mur qu’ils étaient frappés.

Alors il ne fut plus question de dormir. Très lucide et très calme, car
je sentais s’approcher la Malice qui toujours veille, je me prémunis
d’un large signe de croix et j’attendis. Je me rappelle que la pleine
lune répandait une lumière éclatante dans la chambre. Il faisait si
clair que je distinguais les aiguilles de ma montre posée sur la table
de nuit, à côté de moi. Je vis qu’elles marquaient deux heures.

Cependant les coups avaient cessé. Rien ne bougeait dans la maison.
J’attendais en priant, lorsque je découvris que la chambre s’emplissait
peu à peu de formes vagues, comme brumeuses, qui se rangèrent en
demi-cercle autour de mon lit. Elles prirent bientôt une apparence plus
précise. Je vis alors des figures farouches, aux traits humains mais
d’expression bestiale, qui se penchaient vers moi. Je ne sais quelles
lueurs rougeâtres scintillaient sourdement dans leurs prunelles. Elles
marmottaient des paroles vagues et confuses et d’abord si embrouillées
que je ne pus en saisir le sens. Puis cela devint plus net et j’entendis
alors, parmi des blasphèmes et des injures, d’effroyables menaces. Ceci,
entre autres:--Cochon baptisé, tu as beau te gaver de ton Jésus, nous
t’arracherons les tripes!...

J’étais fixé: d’autres fois, et dans des circonstances analogues,
j’avais reçu des visites du même genre. Je savais qu’il n’y avait qu’à
me tenir ferme dans la prière pour finir par déconcerter mes
assaillants.

Les regards fixés sur mon crucifix, je murmurai la conjuration de saint
Ambroise:

    _Procul recedant somnia
    Et noctium phantasmata,
    Hostemque nostrum comprime
    Ne polluantur corpora..._

Alors le courroux des larves s’enflamma davantage. D’autres démons, d’un
aspect plus affreux encore, surgirent dans la clarté lunaire. Ce fut au
point que la chambre en était littéralement bondée. Tous hurlaient,
crachaient, sifflaient. Ils faisaient un tel vacarme que je me dis:
Sûrement, ils vont réveiller tout le monde...

Mais le silence et le sommeil continuaient de régner sur la maison. Je
compris que tout ce tapage était pour moi seul.

Voyant qu’elle ne réussissait pas à m’effrayer, la horde infernale se
mit à secouer mon matelas, puis à me rouer de coups... Vous me croirez
si vous voulez: Tandis qu’ils me houspillaient de la sorte, je ne
pouvais m’empêcher de leur rire au nez et de leur dire:--Vous vous
fatiguez sans résultat, sales démons!

En effet, je sentais, d’une façon inexprimable qu’étant en état de grâce
et gardé par la prière, je n’avais rien à craindre. Et puis ce calme
étonnant qui me tenait l’âme si paisible à travers la tourmente, j’avais
l’intuition très nette que je le devais à la sainte Vierge.

Je la _savais_ près de moi et je me rendais compte qu’une panique
irrésistible m’aurait culbuté si j’avais été laissé à mes seules forces.

L’essaim diabolique sentit également sa présence. Il se tut soudain et
me lâcha. Puis je le vis tourbillonner, comme des feuilles sèches, dans
la chambre et enfin, tout disparut.

Il n’y eut plus que le clair de lune et le silence.

J’eus la curiosité de regarder ma montre. Il était quatre heures moins
vingt-cinq. L’attaque avait duré plus d’une heure et demie...

Comme on le remarque, l’attaque démoniaque se distingue nettement de la
tentation. Dans la première, le Mauvais s’applique à nous présenter, de
la façon la plus imprévue, des images et des pensées n’ayant aucun
rapport avec nos habitudes d’esprit. Car quel est le croyant qui serait
capable d’outrager, avec réflexion, le Saint Sacrement ou la Sainte
Vierge? Dans la seconde, au contraire, la partie inférieure de notre âme
entre en jeu. Le diable veut nous induire à pécher et, pour arriver à
ses fins, il dirige son effort sur nos faiblesses et sur les plus
invétérés de nos défauts. Ne fût-ce que pour lui résister nous employons
de la volonté et donc nous portons notre attention sur le point menacé.
Tentés, nous délibérons. Attaqués, nous subissons.

Il semble aussi que l’attaque démoniaque soit, dans l’ordre surnaturel,
la contre-partie des grâces extraordinaires dont Dieu favorise parfois,
à l’improviste, les âmes qu’il a le dessein de perfectionner. De même
que le fidèle, comblé de ces grâces, en est investi d’une façon toute
gratuite, de même c’est aux moments où il est le plus éloigné de méfaire
que le Diable se divertit à l’effrayer par des impulsions dégoûtantes.

Si attristantes, si déconcertantes qu’elles soient, on peut tirer
quelque consolation de ces horreurs, puisqu’elles démontrent à quel
point le Mauvais se trouve désappointé lorsque nous échappons à ses
embûches. Il est alors pareil à un vermineux et rancunier trimardeur
qui, chassé du logis où il espérait faire prospérer sa crasse, se venge
en souillant le seuil de ses ordures et en crachant au nez du
propriétaire.

La conduite à tenir dans ce cas est indiquée, sous une forme charmante,
dans une lettre de saint François de Sales à sainte Chantal qui se
plaignait d’attaques démoniaques: «C’est bon signe, écrit-il, que le
diable fasse tant de bruit et de tempête autour de la volonté; c’est
signe qu’il n’est pas dedans... Laissez courir ce vent et ne prenez pas
le fifrelis des feuilles pour le cliquetis des armes.»

--Et puis, ajoutait celui qui eut à supporter l’attaque nocturne,
relatée ci-dessus, on doit se trouver heureux d’être éprouvé de la
sorte, car c’est encore un moyen de se conformer aux souffrances de
Notre-Seigneur. Lorsqu’au jardin des Oliviers, il voulut ressentir,
selon son humanité, toutes les douleurs que lui infligent nos péchés, le
diable, j’imagine, aggrava son agonie par des représentations cent fois
plus ignobles encore que les sales images dont il nous afflige
quelquefois. Si la plus innocente des victimes a été traitée ainsi,
nous, coupables, de quoi aurions-nous le droit de nous plaindre? Ah!
plutôt, réjouissons-nous et confions-nous dans cette parole de l’Apôtre:
«Nous ne sommes les cohéritiers du Sauveur qu’autant que nous souffrons
avec lui[5]!»

  [5] SAINT PAUL, _Ép. aux Romains_, VII, 17.



V

L’ARIDITÉ


Il est, dans la vie intérieure, des périodes où l’âme se sent tout
heureuse. L’oraison, la méditation, l’assistance aux offices, les
sacrements la pénètrent de félicité. La Grâce la soulève et l’emporte
dans des espaces de lumière. Nul acte ne lui coûte qui la rapproche de
Dieu. Ailée, souple, agile, elle vole éperdument vers les sommets, comme
une alouette qu’enivre le renouveau.

Avec quelle ampleur on savoure alors la joie de ne plus toucher terre et
de reconnaître en soi, autour de soi, la présence divine. Les bruits du
monde ne vous parviennent plus que comme de sourdes rumeurs qui
s’étouffent dans du brouillard. C’est en vain que les hommes se démènent
pour le régal de leurs passions, ils apparaissent semblables à des
ombres confuses esquissant de vagues gestes sur un paravent grisâtre. Le
spectacle et la fête sont autre part: au seuil du cœur inondé d’amour de
Jésus-Christ. Et l’âme qui sait qu’elle tombera bientôt dans ce foyer,
comme une comète dans le soleil, s’épanouit d’allégresse radieuse au
seul pressentiment de sa transfiguration auprès de l’adorable Essence.

Ah! si l’on pouvait évoluer toujours dans cette atmosphère brûlante où
surabondent les grâces sensibles!...

Dieu ne le permet pas. Il veut que nous méritions notre salut par la
souffrance. Lorsqu’il nous octroie, de la sorte, un avant-goût de la
béatitude, c’est afin que nous nous donnions entièrement à Lui. C’est
afin que le souvenir de sa Face entrevue nous soit un réservoir
d’énergie où nous puiserons pour le reconquérir lorsqu’il lui plaira de
paraître se dérober.

Éclipse nécessaire mais combien douloureuse! Tout à l’heure, l’âme était
pareille à une futaie par un beau temps de la mi-été! Ses frondaisons de
prières s’imprégnaient d’or fluide. Le ciel bleu riait aux interstices
des feuilles. Des ombres fraîches et veloutées couraient sur le gazon.
La musique câline du vent se mêlait au murmure roucouleur des sources.

Maintenant la futaie s’effrite: il n’y a plus qu’un pauvre arbre
dépouillé enfonçant ses racines maigres dans un sol sec et plein de
silex. Toute clarté meurt au ciel couleur de plomb d’où ne descendent
que des souffles âpres qui tordent, en un cliquetis désolé, les branches
noires et nues. Parce qu’on ne sent plus couler les eaux vives de la
Grâce, l’aridité s’empare de l’âme pour en faire une solitude qu’une
nuit très obscure envahit tout entière...

Quelqu’un qui connaît cet état de sécheresse glacée où il semble que
Dieu nous abandonne totalement décrit ainsi ses souffrances:--J’étais
entré dans une chapelle de Carmélites pour y adorer le Saint-Sacrement.
D’habitude, à peine m’étais-je agenouillé qu’un élan de ferveur
m’emportait vers Jésus. Je me sentais tout de suite en familiarité avec
Lui. Je lui disais ma tendresse. Et aussitôt, un flot d’amour, irradié
du tabernacle, venait à la rencontre de mon âme pour la submerger et
l’emporter dans l’infini du ravissement.

Mais ce jour-là, rien de pareil ne se produisit. Mon âme était inerte,
comme engourdie dans une somnolence invincible. Elle demeura muette. En
même temps, nul réconfort ne me vint de l’autel. On aurait dit que
Notre-Seigneur s’était éloigné, laissant le ciboire vide. Moi qui étais
accoutumé à sa présence, je me sentis soudain affreusement seul et je
compris que j’allais pâtir.

Peu après je crus découvrir que Jésus se tenait à une distance inouïe
au-dessus de moi. Entre la hauteur où il s’était retiré et l’habitacle
misérable où je grelottais d’angoisse, il y avait des épaisseurs
accumulées de ténèbres.

Je ne sais comment exprimer cela. L’encre gèlerait dans la plume avant
qu’on trouve les mots pour rendre cette sensation d’être séparé de Dieu
par un abîme dont aucun calcul ne pourrait chiffrer l’étendue. Supposez
un homme descendu au fond d’un puits creusé à plusieurs centaines de
mètres sous la terre. Il n’a pas d’espoir de remonter jamais à la
surface. Tout ce qu’il découvre, en levant les yeux vers l’orifice,
c’est une petite étoile piquée, comme une tête d’épingle, au plus noir
du ciel horriblement lointain. Et son scintillement presque
imperceptible va en diminuant à mesure qu’il la dévore du regard.

Bien que trop faible, cette image peut donner une idée approximative de
mon isolement et de ma détresse quand j’eus acquis la conviction que
Jésus m’avait quitté.

Durant les semaines qui suivirent, ce sentiment d’abandon s’aggrava de
peines presque intolérables. Mon âme restait sèche, froide, immobile
comme le lit d’une rivière tarie en décembre. Elle était, pour ainsi
dire, la _terra invia et inaquosa_ du Psalmiste. J’éprouvais de la
fatigue et de l’ennui à prier. Formuler des actes de foi, d’espérance,
de charité, de contrition m’était insipide. A la messe quotidienne, je
ne m’unissais que d’une façon toute machinale aux demandes et aux
oblations du Sacrifice. Du commencement à la fin, je me répétais: «O
Dieu, puisque tu es ma force, pourquoi m’as-tu repoussé?» Puis je
pleurais, la figure enfouie dans mes mains. Quand je communiais, mon
cœur, naguère plein d’effusion reconnaissante au contact de son Sauveur,
restait plus pétrifié qu’un coquillage fossile dans un bloc de grès. Mon
âme gisait, presque morte. Était-ce donc que je n’aimais plus Dieu?
J’étais sûr du contraire, car je distinguais bien que c’était seulement
à cause de son absence de moi que je souffrais si fort. Aussi, je
passais les heures dans l’attente anxieuse de quelque chose qui aurait
dû arriver et qui n’arrivait pas. En proie à une langueur fébrile, je me
répétais:

--Est-ce pour toujours, ô mon Dieu, que vous m’avez abandonné?

A la longue, je finis par me répondre:

--Après tout, il est le Maître. Qu’il ne m’aime plus, c’est son droit,
mais il ne m’empêchera pas de l’aimer quand même.

A force de me le redire, l’idée me naquit que cette constance dans
l’abnégation et cette volonté d’amour désintéressé, c’était justement ce
que Dieu exigeait de moi. Une lumière me vint également par cette phrase
de l’_Imitation_: «Plus un homme avance dans la vie spirituelle, plus il
se trouve surchargé de croix parce que l’amour lui fait sentir la peine
de son exil.»

Méditant sur ce texte et mettant en parallèle mes joies d’hier avec mes
afflictions d’aujourd’hui, je compris enfin ceci: Au début de nos
progrès dans la voie étroite, Dieu nous prodigue des consolations
manifestes, des grâces presque palpables pour nous stimuler à la vertu.
Il nous soutient sous les aisselles comme un père qui apprend à marcher
son enfant. Quand il nous juge assez forts pour avancer d’un pas plus
assuré, il retire sa main et se cache. Mais son regard plein de
sollicitude ne cesse de nous suivre. Nous croyons qu’il est parti très
loin et jamais il n’a été aussi près de nous. Seulement, nous n’en avons
plus conscience, et de là, notre désolation.

Pour moi, dès que j’eus saisi que cette épreuve marquait le passage
entre deux degrés de la vie spirituelle, celui qui se présentait étant
plus élevé que celui dont je m’attardais à regretter l’assise, je
résolus d’attendre avec patience, le bon plaisir de Dieu. J’en fus
largement récompensé par la suite car à cette nuit des sens que je
venais de traverser succéda une aurore où je reçus des grâces d’ordre
intellectuel qui me rendirent toujours plus amoureux de la Croix...

On ne saurait ajouter grand’chose à cette description si précise de
l’état d’aridité, de ses causes et de ses effets. Je soulignerai
seulement que lorsqu’il le produit en nous, Dieu nous fait une grande
faveur, puisqu’il manifeste par là son dessein de nous hausser de
l’enfance spirituelle à l’âge viril de la foi.

Que nous continuions à prier, à communier à obéir aux commandements de
Dieu et de sa sainte Église, pendant toute la durée de l’épreuve, sans
retirer aucun fruit sensible de notre fidélité, c’est un grand signe que
nous ne sommes pas abandonnés. Je sais bien que cette péripétie est
affreusement pénible à supporter. On aime tant Notre-Seigneur; on s’est
fait une si suave habitude de le voir nous tendre ses mains percées par
les clous pour que nous les couvrions de baisers sanglotants et de
larmes.

Or, voici qu’il les retire et que nos lèvres s’écorchent sur les
aspérités d’un mur de granit!

Mais patience: l’épreuve victorieusement subie, on entre dans des
régions de haute lumière auprès desquelles les pays qu’on traversa jadis
et qu’on trouvait si beaux ne nous apparaissent plus que comme des
brumes polaires.

Et, au surplus, pauvres boiteux, qui clopinons sur les routes
inférieures, n’avons-nous pas l’exemple des Saints qui marchent, à
grands pas héroïques, dans les voies les plus élevées de la sécheresse
et de la déréliction?

Au début de sa vocation, la Bienheureuse Marguerite-Marie subit une
épreuve de ce genre. Mais elle obéit à sa maîtresse des novices qui lui
disait: «Tenez-vous devant Dieu comme une toile d’attente devant un
peintre.»

Efforçons-nous donc de l’imiter.

Ou encore appliquons-nous ces paroles de saint François de Sales.
Évoquant l’exemple de sainte Madeleine qui pleure au pied de la croix,
tandis que les ténèbres couvrent la terre, il dit: «Oh! qu’elle devait
être mortifiée de ne plus voir son cher Seigneur! Elle se relevait sur
ses pieds, fichait ardemment ses yeux sur lui, mais elle ne voyait
qu’une certaine blancheur pâle et confuse. Elle était néanmoins aussi
près de lui qu’auparavant...»

Ainsi, attendons l’heure de Dieu: elle finit toujours par sonner. Et
enfin n’oublions pas qu’il se tient sans cesse à côté de nous, même et
_surtout_ lorsque, perdus dans la nuit _nécessaire_ à quiconque
progresse vers Lui, nous ne sentons plus son adorable présence.


NOTES

On pourrait multiplier les textes où l’état d’aridité fut décrit, bien
mieux que je ne saurais le faire, avec toutes ses souffrances et ses
angoisses. Saint Jean de la Croix dans son livre: _la Nuit obscure_ et
dans sa _Montée du Carmel_ l’analyse en des termes d’une puissance
merveilleuse.

Sainte Catherine de Gênes en parle également dans son _Traité du
Purgatoire_, d’après son expérience personnelle. En voici un passage des
plus caractéristiques: «Dieu forme autour de mon intérieur comme un
siège qui le sépare et l’isole de tout, en sorte que toutes les choses
qui jadis procuraient quelque rafraîchissement à ma vie spirituelle
m’ont été peu à peu enlevées. Maintenant que j’en suis privée, je
reconnais que j’y avais cherché une pâture et un soutien trop
naturels... En même temps, la peine que me fait éprouver le retard de
mon union avec Dieu devient de plus en plus intolérable.»

Sainte Angèle de Foligno, dans le livre de ses _Visions et
Instructions_, précise combien l’âme se trouve près de Dieu durant les
heures même où elle se croit le plus délaissée. Elle dit: «Un père qui
aime beaucoup son fils lui donne avec mesure les aliments. Il mêle de
l’eau à son vin. Ainsi de Dieu: il mêle les tribulations aux joies et
dans la tribulation, c’est encore lui qui nous tient. S’il ne la tenait
pas, l’âme s’abandonnerait et tomberait en défaillance. Au moment où
elle se croit abandonnée, elle est aimée plus qu’à l’ordinaire.»

Sainte Térèse recommande l’espoir et la patience: «Cette peine est très
grande, je l’avoue; mais si nous supplions avec humilité Notre-Seigneur
de la faire cesser, croyez qu’il exaucera nos vœux. Dans sa bonté
infinie, il ne pourra se résoudre à nous laisser ainsi seuls et il
voudra nous tenir compagnie. Si nous ne pouvons obtenir ce bonheur _en
un an_, travaillons pendant plusieurs et ne regrettons pas un temps si
bien employé. Point d’obstacle invincible dans une si sainte entreprise.
Ainsi, courage, je le répète.» _Chemin de la Perfection_, ch. XXVII.

Même si l’épreuve se prolonge durant des années, elle finit toujours par
des faveurs de l’ordre le plus élevé. Dans son livre si substantiel:
_Les Grâces d’oraison_, le Père Poulain cite ce cas: «On a un exemple
remarquable des lenteurs de Dieu dans la vie d’une carmélite française,
morte au commencement du siècle actuel. Elle entra en religion à l’âge
de trente ans, et pendant quarante-deux ans ne fit que se débattre
contre les épreuves intérieures les plus dures, luttant sans trêve, sans
aucun adoucissement, vivant de la foi aveugle et nue. Soudain, à
soixante-douze ans, elle fut élevée à des grâces extraordinaires. Elle
trouva le ciel sur la terre et disait:--Je ne crois plus, je vois. Il en
fut ainsi jusqu’à sa mort, arrivée onze ans plus tard.»

Voici une petite paraphrase du psaume 62. Je la composai pour me la
réciter pendant les jours d’aridité. Elle ne vaut pas grand’chose. Mais
enfin j’y trouvai un peu de consolation; et j’espère qu’elle pourra en
procurer à quelques-uns.

  O Seigneur, Seigneur Jésus, voici une nouvelle aurore qui se lève, et
  mon âme demeure altérée de toi. Mon corps aussi a soif de sentir ta
  divine présence lorsque je reçois ton Eucharistie.

  Mais tu te caches. C’est pourquoi, privé de toi, j’erre dans une lande
  aride où il n’y a pas de route qui mène au palais de tes consolations,
  où il n’y a pas de source pour offrir à ma langueur les flots étoilés
  de ton amour.

  Le cœur pesant, l’âme pareille à cette solitude pierreuse, j’entre
  dans ton temple et je m’agenouille, plus faible et plus morne qu’un
  infirme. Et tu ne viens pas!...

  Or, je donnerais cent fois ma vie pour sentir de nouveau ta présence
  miséricordieuse, car ta miséricorde vaut mieux que toutes les vies.

  Reviens, Seigneur, afin que l’eau fraîche de ta grâce les ayant
  humectées, mes lèvres soient infatigables à te louer, pour que mes
  mains se joignent et s’élèvent en signe d’allégresse, spontanément,
  dès qu’on prononcera ton Nom.

  Reviens Seigneur, sois le pain vivifiant de mon âme pour que mes
  lèvres et tout moi ne soyons qu’un frémissement d’adoration.

  Reviens, Seigneur, fais que, même la nuit, quand je veille, anxieux,
  sur ma couche d’insomnie, ta présence me soit toujours évidente. Fais
  que, dès le jour levant, j’éprouve de l’allégresse à méditer tes
  splendeurs et tes bienfaits.

  Souviens-toi que, par ton ordre, mon Ange gardien m’a défendu contre
  le prince de malice qui voulait attirer mon âme dans ses ténèbres
  perpétuelles.

  Souviens-toi que dans le désert torride où tu m’abandonnes, je me suis
  abrité à l’ombre des ailes de mon Ange et que, pour me rapprocher, de
  toi, je l’ai suivi pas à pas.

  Alors mon âme était accablée de tristesse; mais elle se tenait dans
  l’espérance de te retrouver un jour.

  Souvent, parce que j’ai cru en Toi seul, tu m’as souri à la minute
  même où je m’estimais le plus délaissé. Il me semblait que tu étais
  très loin et voici que tu étais tout près et que ton souffle me
  caressait soudain le front.

  Eh bien, Seigneur, rappelle-toi tes bontés et daigne, par cette
  mémoire, abréger mon épreuve.

  Ou, s’il est dans les desseins de ta sagesse, qu’elle se prolonge, ne
  permets pas que le découragement m’assaille. Ne laisse pas l’esprit
  d’amertume profiter de ma faiblesse pour m’endurcir à son image.

  Qu’il échoue contre ma prière, qu’il prenne la fuite comme une poule
  traquée par un renard. Ou que ton Archange saint Michel l’écarte d’un
  flamboiement de son glaive. Et que le vent de l’épée lui ferme la
  bouche quand il voudra le maudire.

  Mais plutôt, Seigneur, reviens bien vite. Fais de mon âme desséchée un
  jardin où sous la pluie suave de ta Grâce, les bonnes pensées
  fleurissent, odorantes comme des résédas, éclatantes comme des
  capucines, tressaillantes de ton amour, comme le feuillage des saules.

  Et que la Sainte Vierge, douce jardinière, daigne cultiver les pauvres
  fleurs que je t’offrirai pour que tu les enlaces à ta couronne
  d’épines.

  Ainsi-soit-il.



VI

LE MONDE


_Nolite conformari huic sæculo_, dit saint Paul. La sagesse mondaine
répond aussitôt: «Il faut être de son temps.»

Au XXe siècle, être de son temps, cela consiste à tenir l’Évangile et
ses préceptes pour un recueil de dictons surannés que tout homme
convaincu de son droit au bonheur toise avec un sourire de mépris au
coin des lèvres. C’est opposer à Dieu, à l’Église, aux vies de Saints,
les machines à vapeur, le cinématographe et l’aéroplane. C’est surtout
croire au progrès.

Chaque époque agite sa marotte. Celle des neuf-dixièmes de nos
contemporains, c’est de se figurer que, grâce aux applications de la
Science, nous connaissons et nous connaîtrons toujours d’avantage des
félicités dont nos ancêtres ne possédaient même pas le soupçon.

Interrogez-les, ces affolés du progrès. Demandez-leur s’ils sont
heureux. Sincères, ils vous répondront:--Nous ne le sommes pas, mais
nous le serons sans faute demain...

Ah! ce demain, qui ne vient jamais!

Car s’il existe une chimère décevante entre toutes c’est bien celle du
progrès. Pour qui étudie, d’un esprit sans illusions, l’histoire du
passé et la compare à celle du présent, pour qui observe que la nature
humaine reste imperturbablement pareille à elle-même, à travers toutes
les circonstances de temps et de lieu, l’évidence s’impose que, depuis
la chute, les fils d’Adam ont tenté, de toutes les façons possibles, la
conquête du bonheur terrestre. Il n’est pas de système qui n’ait été
essayé, pas de doctrine qui n’ait été appliquée. Mille fois, l’on a cru
qu’on avait trouvé le remède au mal de vivre. De siècle en siècle, on a
réédifié la Tour de Babel. Toujours, une chiquenaude ironique de Dieu la
fit choir dans la poussière. Et toujours l’homme s’est retrouvé
identique à ce qu’il était la veille: avide, inquiet, déçu, en proie aux
sept péchés capitaux.

C’est en vain qu’il tente d’échapper à cette inéluctable loi de la
souffrance qui régit l’univers. C’est en vain qu’il torture la matière
pour rassasier sa faim de jouissances sans efforts. C’est en vain qu’il
voudrait enfanter dans la joie. La douleur, refoulée sur un point de son
domaine, ne tarde pas à surgir sur un autre et à l’humilier comme
auparavant.

Un axiome que rien ne saurait abroger, c’est celui-ci: _Les désirs
croissent proportionnellement aux satisfactions qu’on leur donne._ Je
l’écrivais naguère, je ne puis que le répéter. J’ajouterai: tout désir
qui n’est pas le désir du ciel n’apporte, une fois contenté, que
désillusion, dégoût, aspiration vers quelque chose de mieux. C’est la
pomme éternellement offerte par le Prince de ce monde. Mordez-y, elle
vous laissera la bouche pleine de cendre et d’amertume. Plus vous
reviendrez à ce fruit de malédiction, plus votre inquiétude s’accroîtra,
plus vous vous éloignerez de cette paix promise par Notre Seigneur
Jésus-Christ aux hommes de bonne volonté qui consentent à souffrir avec
Lui.

Qu’elle est difficile à garder cette paix intérieure où l’amour de Dieu
se renforce d’éloignement pour un monde qui le méconnaît ou le nie! Qui
s’efforce de l’acquérir et de la cultiver ne cesse d’être bousculé par
une foule en fièvre dont toutes les facultés s’agrippent aux clinquants
et aux piles d’écus, se fondent dans les soûleries de la débauche ou de
la vanité. Comme ils se démènent, en hurlant, ces frénétiques, comme ils
se hâtent, se coudoient, écrasent les faibles, comme ils tendent les
mains vers un mirage démoniaque qui recule à mesure qu’ils galopent plus
vite pour le saisir!

Le cœur se recroqueville d’effroi quand on considère tant d’insensés
qui, oublieux de leur âme immortelle, brûlent l’existence comme une auto
de course brûle la route, pour arriver plus rapidement à la fosse où
leur corps se reposera enfin dans la pourriture. Le spectacle de cette
agitation furieuse, de cette vaine recherche d’un bonheur qui n’existe
pas épouvante et fait souffrir les amoureux de la Croix. Parmi les
ronces du chemin qui monte à Dieu, ils n’en rencontrent pas qui les
déchirent d’épines plus barbelées.

Car toute passion est une idolatrie; mais on n’en connaît pas qui voue
plus sûrement le monde au Mauvais que celle de l’or. C’est ce fragment
durci du feu de l’enfer qui suscite, par-dessus tout, l’adoration de la
plupart des hommes. Pour eux, il constitue l’essence de soleil qu’ils
voudraient respirer, boire, manger, absorber par tous leurs orifices. Et
pourtant quel sombre avertissement, celui donné par son origine.

Vaporisé au centre de la terre par la chaleur des fournaises infernales,
l’or fut projeté vers la surface par une explosion analogue à celle
d’une chaudière: et c’était un peu de son haleine que Satan nous
envoyait de la sorte. La vapeur maudite, rencontrant une couche de
quartz, pénétra dans toutes les fissures de la roche et s’y figea. Puis
elle affleura çà et là sur le globe, en veines brillantes dont le seul
aspect fit tomber en démence quiconque les découvrit.

On se trompe, on se vole, on s’égorge pour la possession des pépites. Le
métal manipulé, monnayé circule, comme une épidémie, à travers les
continents et les îles. Des effluves s’en dégagent qui empoisonnent et
déforment les âmes. Les riches en deviennent plus durs et les pauvres
plus envieux. L’amour de l’or, la préoccupation d’une masse d’or à
conquérir ou à augmenter donnent à leurs regards quelque chose de glacé,
de fixe et de cruel. L’appât d’un gain monstrueux, l’espoir de
participer aux rapines de la finance fait trembler leurs lèvres et leur
dessèche le palais. Devant un lingot leur cœur bat plus vite. Et c’est
comme s’ils entendaient au fond d’eux-mêmes des tintements d’écus tout
neufs.

Marionnette lugubre dont le diable tient les fils, l’humanité joue, sans
repos, la farce tragique de l’or. Des scènes se déroulent qui seraient
grotesques si elles ne se terminaient dans les larmes et dans
l’ordure... Laissez-moi vous en montrer quelques-unes.

Voici qu’un Juif fétide, promu baron d’Haceldama, pour avoir sucé le
sang de multitudes faméliques, étale sa ventripotence pailletée sur les
tréteaux. Des buses à blason se prosternent sous ses pieds suintants,
lèchent ses orteils, mendient ses reliefs. L’un lui tend le crachoir et
l’autre le cure-ongles. Celui-ci ruse pour lui vendre son bric-à-brac
ancestral. Celui-là intrigue pour fourrer sa fille--oh! en justes
noces--dans les draps gluants de Shylock. Touchante alliance de l’usure
et de l’imbécillité fêtarde.

Voici un bourgeois. Son rêve essentiel c’est d’accoler sa progéniture,
munie des monnaies acquises par de commerciales manigances, au rejeton
d’un autre bourgeois dont la fortune soit équivalente à la sienne.
Parfois la chaste fiancée se fleurit de scrofules. Parfois le poétique
fiancé laissa les trois-quarts de son appendice nasal dans les maisons
chaudes où il crapula durant ses études. Les enfants qui résulteront de
ces deux malsains fourniront d’excellents spécimens de tératologie aux
musées médicaux. Pour le bourgeois, ce détail n’a pas d’importance
puisque son but est atteint, à savoir: la fusion de deux coffres-forts
en un seul.--Si d’aventure le promis apporte un sac un peu moins mafflu
que celui de la promise, ne vous inquiétez pas.--Il a des espérances,
dit le père en clignant de l’œil et en érigeant un index décisif.

Ce qui signifie que grand-maman, rentière notable et catarrheuse à
souhait, mourra bientôt ou que le dévoiement de l’oncle Polydore, vieux
garçon cossu, le mènera sous peu de la chaise percée au cercueil.

Le noble a _la foi_ que le Juif redorera ses merlettes et ses lambels.
Le bourgeois a _l’espérance_ que ses parents riches et valétudinaires
demeureront lucides le temps d’extirper de leur cerveau les termes d’un
testament juteux. Tous deux ont _la charité_. En effet, l’armorié
judaïsant comme l’enrichi des grands comptoirs protègent
l’Église--pourvu, toutefois, que cela ne les gêne pas trop. Non
seulement ils font à Dieu l’honneur de venir s’ennuyer, vingt minutes,
tous les dimanches, à la messe basse, devant son autel mais encore ils
allongent, sans trop gémir, une pièce de cinq sous à la quête pour le
denier du culte. Quand le curé du village où ils possèdent une terre
reçoit ses collègues pour l’Adoration, ils lui envoient quelques
vieilles poules rendues étiques par l’abus des pontes intensives, une
douzaine de poires véreuses et les grappes, acides à faire danser les
chèvres, d’une treille exposée au nord. Les plus prodigues l’invitent,
pour manger les restes, le lendemain des jours où ils ont festoyé les
gros propriétaires des environs.

Quelquefois aussi, ces bien-pensants demandent à s’édifier. Ils suivent
les sermons d’un Carême. Mais alors il se peut qu’ils subissent des
froissements mal tolérables pour une personne dont le gousset pèse.

Ce déboire advint à M. Prosper Redoublé qui, ayant accumulé des sommes,
dans un commerce de beurre ingénieusement additionné de margarine,
trouvait à propos de faire son salut.

Le prédicateur était un ancien missionnaire. Un long contact avec les
sauvages de la Nouvelle-Guinée l’avait rendu inapte aux périphrases
huilées et aux pommades oratoires.

Cet apôtre bourru parla sur la richesse. Et tout d’abord il fit se
hérisser sur le crâne de M. Prosper quinze cheveux échappés aux soucis
du négoce en émettant la phrase célèbre du Père d’Alzon:--L’argent, ça
pue!...

Puis il développa ce thème insolite, secoua, dans un blutoir sans merci,
les égoïsmes et les avarices, traita comme du fumier les agiotages et
les boursicoteries, et enfin, poussa l’oubli des convenances jusqu’à
glorifier un certain François d’Assise, vagabond sans feu ni lieu, parce
qu’il avait épousé «une grande dame, veuve depuis Jésus-Christ et qui
s’appelait la Pauvreté».

La péroraison acheva de bouleverser M. Redoublé. En effet, le
missionnaire y cita pour le commenter un texte de l’Évangile que
certains prédicateurs laissent d’habitude, dans une ombre prudente.

Vous vous rappelez qu’un jeune homme fort riche s’étant approché de
Jésus lui demanda ce qu’il fallait faire pour gagner la vie éternelle.

  «Jésus lui dit:--Tu ne commettras point d’homicide; tu ne seras pas
  adultère; tu ne déroberas point; tu ne porteras point de faux
  témoignage; honore ton père et ta mère et aime ton prochain comme
  toi-même.

  «Le jeune homme dit:

  --J’ai observé tout cela dès ma jeunesse; que me manque-t-il encore?

  «Jésus répondit:

  --Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux
  pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens et suis-moi...

  «Ayant ouï cette parole, le jeune homme s’en alla tout triste--car il
  possédait de grands biens.

  «Cependant, Jésus dit à ses disciples:

  --En vérité, je vous le dis, le riche entrera difficilement dans le
  royaume des cieux. Et je vous le dis encore: il est plus aisé à un
  chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer
  dans le royaume des cieux.» (S. MATH., XIX, 18-24).

M. Prosper n’en écouta point davantage. Repoussant sa chaise avec
fracas, bousculant ses voisins étonnés, il gagna le parvis et sortit de
l’église. Il bouillonnait d’indignation pour avoir entendu ces choses
qu’il n’était pas loin de considérer comme subversives.

Sur les marches extérieures, un malingreux en guenilles lui tendit la
main. A envisager ce minable, son courroux augmenta.

--Quoi, se dit-il, partager ma fortune à des galfâtres de cet acabit! Ce
prédicateur a perdu la tête!...

Sa pensée s’envola vers le coffre-fort où il accumulait ses revenus. Il
passa en revue les titres de rentes et les actions de sociétés prospères
qui en garnissaient les tablettes. Il se remémora les sacs de toile
grise où dormait l’éclat fauve des louis. Un grand élan d’amour lui vint
pour le trésor obtenu par tant d’improbes sueurs.

Comme le mendigot, à le voir immobile, escomptait une aubaine et
risquait de timides objurgations, M. Redoublé, condensant sur lui sa
colère, l’écarta d’un geste furieux:

--Va travailler, fainéant, s’écria-t-il.

Puis il s’éloigna en grommelant:

--Mon argent, mon pauvre cher argent, plus souvent que j’irais le
distribuer à tort et à travers comme m’y invite ce prêtre sermonneur.
Parbleu, il lui est facile d’engager les autres à se dépouiller,
peut-être lui-même ne possède-t-il pas cent sous!... Et d’abord, est-ce
que j’ai besoin d’être parfait, moi? Je paie mes impôts, je ne dois rien
à personne: qu’est-ce qu’on me veut de plus?... Par exemple, je ne me
serais jamais douté que l’Évangile contenait des anecdotes aussi
singulières. Je me figurais qu’on se contentait d’y ordonner la
résignation aux sans-le-sou. Mais qu’on y enseigne le mépris de l’or, de
mon or, de notre or, à nous autres rentiers, ce n’est pas admissible...
Ce missionnaire a dû parler d’après une mauvaise traduction.

Pour s’éclairer sur ce point, il entra dans une librairie religieuse,
qui se trouva sur sa route, et y fit l’emplette d’un Évangile. A peine
eut-il ouvert le livre qu’il tomba sur le passage qui l’inquiétait.

Il relut trois fois les gênants versets. Quand il fut bien persuadé que
nulle équivoque n’était possible, son indignation ne connut plus de
bornes.

--Non, se dit-il, un propriétaire de cinq maisons de rapport, un
vice-président du conseil d’administration des Houilles incombustibles
ne peut pas soutenir une religion qui tolère de semblables doctrines. Ma
conscience me le défend...

Et, en effet, comment aurait-il hésité entre la parole de Notre-Seigneur
réprouvant la richesse mal acquise et cet or où son âme demeurait
collée?

Peu après, l’on apprit qu’il s’était fait recevoir du cercle des Joyeux
Athées. Et, le reste de ses jours, il étonna son chef-lieu par
l’outrance de son anti-cléricalisme...

Je crains, lecteur, que tu ne goûtes pas cet apologue. Peut-être le
jugeras-tu rédigé d’un style par trop dépourvu d’élégance--comme
d’ailleurs les lignes qui le précèdent. Peut-être, aussi, es-tu de ceux
qui estiment «que toute vérité n’est pas bonne à dire» et que: «Dieu
n’en demande pas tant».

Qu’y faire? Je n’ai jamais su mettre en pratique cet autre axiome de la
sagesse bourgeoise: «il faut garder les apparences». Quand sous un voile
de beaux-semblants, je découvre une âme où l’or se coagule en un bloc
compact, c’est comme si j’entendais chanter le _Dies iræ_ sur l’air de
_la Tonkinoise_, et je ne puis m’empêcher de hurler à la dissonnance.

Disposition fâcheuse, je l’avoue, surtout dans un temps où le simulacre
de la charité s’accompagne de sordides calculs, où déjeuner du Bon Dieu
n’empêche pas de souper avec le Diable.

Lecteur, ouvre un peu l’œil à ce spectacle: telles dévotes rentées qui
pullulent autour des confessionnaux comme les blattes dans un fournil,
débordent de propos poisseux d’où l’éloge de la Sainte Pauvreté découle
en flots de mélasse. Il y a aussi des notaires pétrifiés dans les
paraphernaux, les préciputs, les codicilles, et qui fondent _l’Œuvre des
Vieilles Culottes_. Il y a des marguilliers qui distribuent, dans les
faubourgs indigents, des soupes fabriquées avec des jeux de dominos hors
d’usage. Leurs discours, leurs munificences font chevroter d’admiration
les âmes naïves.

Mais essaie, une seule fois, de leur insinuer que ce qu’ils gardent de
leur fortune constitue un poids mort qui les tire vers la Cité dolente.
Tu verras aussitôt leur physionomie papelarde se transformer avec une
rapidité fantastique. Quels yeux jaunes, quelle bouche pincée, quels
doigts contractés soudain comme pour retenir quand même cet or dont on
leur dénonce la malfaisance! C’est alors que se manifeste le vrai fond
des cœurs: cette haine de la pauvreté dont le diable se sert pour se
recruter des adhérents contre le Pauvre absolu que fut Notre-Seigneur
Jésus-Christ.

Pour qui fait cette expérience, le monde apparaît sous l’aspect de
ténébreuse horreur d’une antichambre de l’enfer. C’est un espace morne
et brumeux où flottent des lueurs rougeâtres. C’est un marécage fantômal
où neuf âmes sur dix s’abreuvent en des flaques d’or liquide comme,
selon la Fable, les ombres des trépassés s’abreuvaient dans le sang du
bouc noir immolé par Ulysse aux confins du Hadès...

Du jour où cette vision te sera devenue permanente, tu ne pourras que
fuir vers les solitudes bénies où ne règne que l’or des soleils levants,
où la musique des brises dans les hauts feuillages remplace le tintement
sombre des écus, où, comme le disait saint François d’Assise, «nous
sommes _réellement_ ce que nous sommes devant Dieu.»



DEUXIÈME PARTIE

LES ROSES DU CHEMIN

        _Qui diligit me, diligetur a Patre meo: et ego diligam eum et
        manifestabo ei meipsum._

        Év. selon Saint-Jean: XIV, 21.



VII

LA SOLITUDE ET LE SILENCE

        _Ducam eum in solitudinem et loquar ad cor ejus._

        _Osée_: III, 14.


L’aridité, les attaques démoniaques, les tentations, le spectacle d’un
monde oxydé par l’or, toutes les épreuves de la vie intérieure préparent
le pèlerin de Jésus à goûter les douceurs du Bon Maître quand celui-ci
juge à propos de réconforter l’âme que les ronces du chemin déchirèrent.
Parce qu’elle porta sa croix avec constance, parce que, soutenue de la
Grâce, elle fit abnégation d’elle-même pour suivre le Seigneur en ses
étapes douloureuses, voici qu’elle reçoit la faveur d’entrer dans la
région de la joie illuminative.

La nuit obscure où elle se purifia ne cesse de décroître; déjà les
premières lueurs de l’aube argentent les sommets de la Terre promise.
Parfois son divin Guide se retourne et lui indique les talus qui bordent
la route. L’âme, étonnée et ravie à la fois, découvre que ce ne sont pas
des épines qui les tapissent mais de larges fleurs aux pétales vermeils.
Des roses, encore des roses, plus loin des roses: partout les yeux de
Jésus rayonnent sur des roses, car c’est ici la patrie des roses de
l’Amour.

Si, par une grâce ineffable, Notre-Seigneur t’invite à séjourner dans
cette oasis où l’air s’imprègne d’une odeur de paradis, âme
contemplative, tu devines que c’est pour t’apprendre à Le connaître dans
la solitude et le silence.

Une retraite cœur à cœur avec Lui, c’est ce qu’il te fallait durant
cette phase de ton progrès vers l’Absolu. Admire donc comme Il te
détache de toutes choses afin que tu t’offres à son empreinte comme la
cire enflammée à l’empreinte du cachet.

Le monde grouille et bourdonne, là-bas, derrière toi. Que t’importe? De
par Jésus, tu l’ignores. Ton désir unique, c’est de rester assise aux
pieds de ton Maître tant qu’il lui plaira de te parler. Et la solitude
et le silence sont là qui te prennent pour que tu te pénètres plus à
fond de ce Verbe adorable...

Laisse-moi maintenant te conter comment le pauvre caillou brisé fut
admis, malgré sa stupéfiante insuffisance, à quelques mois de ce
recueillement total auprès de son Sauveur. Ce récit véridique répandra
plus de lumière sur la tendresse de Jésus à notre égard que les
dissertations les plus fouillées.

J’avais été à Paris pour voir mon bon Père M.

Mais avec quelle allégresse je revins vers mes frères les arbres.
Certes, à Paris, je venais de connaître de grandes joies: la communion
fréquente, les longues heures d’oraison dans l’atmosphère, attiédie par
des effluves surnaturels, de Notre-Dame des Victoires, les entretiens
avec le bon prêtre qui m’avait catéchisé, consolé, nettoyé de mes
lèpres.

Oui, mais tout autour de ces délectations, il y avait la Ville et ses
ferments et ses fièvres et ses houles d’orgie. Comme je l’ai rapporté
maintes fois, tout séjour prolongé m’y était interdit sous peine de
subir une dépression d’esprit allant jusqu’au spleen noir. Supposez un
de ces infortunés platanes qui agonisent le long des boulevards.
Rappelez-vous leur feuillage anémique, souillé de poussière et de suie.
Considérez que leurs racines ne pompent, dans le sol maigre que des sucs
délétères. Vous plaindrez ces exilés que guette la mort par asphyxie et
vous aurez une idée de mon état d’âme à Paris.

Ce sentiment d’aversion à l’égard de la Cité bourbeuse avait pris, dès
longtemps, en moi la violence d’un instinct. Mais aujourd’hui, cela se
doublait du désir impérieux de mener à maturité dans la solitude les
germes des grâces semées dans mon âme par la main du Seigneur. Et puis
sous les chênes, sous les bouleaux, sous les pins mélodieux où j’avais
naguère suivi le Grand Pan, je savais que je verrais à l’avenir marcher
Jésus-Christ. Enfin, là-bas, il y avait cette chapelle de Cornebiche
d’où la Mère de Bon-Conseil m’avait aiguillé sur la voie de la pénitence
et de la réparation: y prier le plus souvent possible me serait
salutaire.

Que je fus heureux dès le trajet dans la carriole qui m’emportait vers
Arbonne-des-grands-bois! Il filait d’une allure rapide, le petit cheval
qui la tirait, et cependant j’aurais voulu tripler sa vitesse. Pour
prendre patience, je ne quittais pas du regard les collines familières
que l’énorme forêt couvrait d’un manteau de velours bleuâtre où
luisaient çà et là les premiers ors d’un superbe automne. Le parfum des
feuillages et de la résine venait, par bouffées, jusqu’à la route,
imprégnait tout mon être et en balayait le relent des boues parisiennes.

Quand j’aperçus la tour chenue qui désigne la vieille église délabrée du
village, quand je vis les toits de tuile brune se profiler au bord de la
futaie, je poussai un cri de joie tel que mon hôte, assis à côté de moi,
faillit en lâcher les guides.

Ah! c’est que mon âme, à jamais sylvestre, retrouvait sa patrie...

La nuit suivante, couché dans ma petite chambre paysanne, je fus
réveillé plusieurs fois par le murmure du vent dans les arbres.
J’écoutais cette voix profonde s’enfler puis décroître comme l’haleine
d’un orgue immense. Cet hymne solennel de la forêt, à travers l’ombre,
suscitait en moi de merveilleux échos. Je me disais:--Elle est là, tout
alentour; elle chante pour m’accueillir; et demain, je la posséderai de
nouveau dans toute sa beauté.

Et frissonnant de bonheur, je me rendormais en récitant un _Ave Maria_
et en remerciant Dieu de m’avoir ramené parmi ces ramures dont les
cadences harmonieuses se mêleraient à mes prières et me feraient oublier
le vain babil des hommes.

Dès le lendemain, je m’organisai une existence de travail et de
recueillement. Le matin, j’écrivais, peu à peu, le récit de ma
conversion. L’après-midi, après un bref repas, pris en société des
bûcherons, j’allais méditer et faire oraison au cœur de la forêt.

Cette année, novembre fut d’une splendeur exceptionnelle. Le soleil
magnifia les feuillages empourprés des chênes, cuivrés des hêtres,
ambrés des bouleaux. Cette féerie de couleurs qu’avivait encore les
teintes sombres des plantations de pins, me maintenait l’âme heureuse.

Le charme était si puissant qu’il persista quand l’hiver fut venu. Sous
les ciels gris des jours de pluie, sous les ciels d’acier clair des
jours de gelée, par les temps de brume où la forêt devenait pareille à
un songe, je suivais les sentiers tout bruissants de feuilles mortes.
J’admirais les palmes roussies des fougères, les filigranes d’ébène que
dessinaient les branches dépouillées des arbres, le pelage d’hermine
dont le givre enveloppait l’ossature revêche des rochers. Nulle
intempérie ne me retint au logis. Il m’arriva de monter au sommet de
Cornebiche, ayant de la neige jusqu’à mi-jambe. Même en été, cette
escalade n’est pas commode. Mais rien ne m’arrêtait, car je savais que,
là-haut, je trouverais ma Bonne Mère, que son sourire me récompenserait
et qu’Elle m’inspirerait les meilleures pages de mon livre.

Rien ne me troubla pendant les cinq mois que dura cette retraite.
Taciturnes, voire un peu farouches, parce que leur caractère fut formé,
depuis des générations par la sévérité du terroir, les gens d’Arbonne
s’accommodaient de mon humeur concentrée. De sorte que je pus, comme je
le souhaitais, passer des journées entières sans prononcer dix paroles.

Aussi, je ne me souviens pas d’avoir été plus heureux sauf, peut-être,
au cours des longues randonnées solitaires de mon pèlerinage à pied vers
Lourdes.

Moi qui, jusqu’à ma conversion, aurait pu m’écrier avec le pauvre Jules
Laforgue:

    J’ai trop passé ma vie à m’embarquer
    Dans de bien étranges histoires,

je connaissais cette paix infinie que Jésus prodigue à l’âme qui Le
cherche pour L’aimer de toutes ses forces. Car je le retrouvais partout
le doux Maître: dans les clairières où le soleil luit comme un nimbe,
dans les fourrés où le vent palpite comme les ailes d’un ange, dans les
ravins où les rocs moussus semblent de vieux ermites en prière. Il était
là, tout autour de moi; je sentais sa présence m’envelopper comme une
vaste caresse et je débordais d’adoration.

D’autre part, j’allais fort souvent communier au village de
Saint-Martin-en-Bierre qui forme binage avec Arbonne et où résidait le
curé: l’excellent abbé Belbenoît.

Je partais avant le jour. Il me fallait parcourir trois kilomètres dans
la plaine pour arriver à l’heure de la messe. Chemin faisant, j’égrenais
mon chapelet. Et c’est encore un de mes plus radieux souvenirs cette
traversée des labours sous les étoiles pâlissantes--parfois aussi sous
la pluie.

L’eucharistie reçue, comme je revenais joyeux à Arbonne, portant mon
Dieu dans ma poitrine! Comme, dès lors, je comprenais à quel point cette
nourriture nous est nécessaire pour ne pas buter contre les obstacles
dont se parsème la voie étroite!...

On m’excusera si je me suis laissé entraîner à décrire cette période de
mon existence. C’est que j’ai voulu montrer, par un exemple personnel,
les vertus sanctifiantes de la solitude et du silence...

Or, notre âme est un lac dont il dépend de nous d’agiter ou d’apaiser
les eaux. Si nous la livrons au souffle des passions mondaines, elle se
couvre d’écume et de détritus; troublée et tourbillonnante, elle se
ternit de la vase que nos péchés déposèrent en son tréfonds. Si nous la
tenons hors de l’atteinte des cyclones qui voudraient la bouleverser,
elle se purifie; elle devient, peu à peu, l’onde transparente et
tranquille où les rayons du ciel aiment à se refléter.

C’est seulement dans la solitude et dans le silence que le Saint Esprit
nous parle et qu’il allume en nous le feu de son Amour. C’est seulement
dans la solitude et dans le silence que le Fils daigne nous permettre de
panser ses plaies. C’est seulement dans la solitude et dans le silence
que le Père nous laisse parfois entrevoir la majesté de sa Face. C’est
enfin dans le silence et dans la solitude que la Sainte Vierge nous
abrite le plus volontiers sous les chastes plis de son voile.

_O beata solitudo, o sola beatitudo_ s’écriait saint Bernard. Avec lui
nous nous écrierons:--Heureuse solitude, seule béatitude!

Et nous ajouterons:--Mon Dieu, faites que dans la forêt des jours, nous
découvrions la solitude, ignorée des hommes, où nous croîtrons, comme de
jeunes bouleaux, sous la rosée de votre Grâce. Faites que nos prières,
entendues de Vous seul, y soupirent comme les ramiers sauvages. Faites
que toutes les puissances de notre âme s’y épanouissent à votre gloire
comme ces campanules d’avril qui étoilent le sol des futaies ombreuses
où les branchages des vieux chênes s’inclinent pour vous adorer--en
silence.



VIII

LA COMMUNION

            _Sumit unus, sumunt mille:
            Quantum isti, tantum ille:
            Nec sumptus consumitur._

        Séquence de la Messe du Saint-Sacrement.


La seule chose qui importe dans la vie, c’est d’aimer toujours davantage
Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Comment arriver à cette progression d’amour? Ce n’est point notre pauvre
nature qui, laissée à elle-même, pourrait y réussir. Si grande que soit
sa bonne volonté, elle demeure versatile, elle a besoin d’un soutien
surnaturel qui la maintiendra dans la voie étroite, loin des illusions
de la chair et des prestiges du péché. Ce réconfort, ce surcroît de
zèle, l’Eucharistie seule nous les procure.

--_Pour que tu vives en moi_, nous dit Jésus, _il faut d’abord que je
vive en toi_.

Du jour où nous avons fait le nécessaire pour que cette parole germe et
fructifie dans notre âme, il nous devient très difficile de ne pas
demeurer en état de grâce ou, du moins, de ne pas y rentrer au plus vite
lorsque nous nous en sommes écartés. Par suite, il nous devient presque
impossible de ne pas communier souvent.

Alors, le surnaturel,--par qui nous ne cessons d’apprendre le sens exact
des choses de la terre et du ciel--nous sollicite sans trêve. Il corrige
notre myopie à l’égard de Dieu. Il nous découvre les embûches de ce
mauvais songe que les hommes qui méconnaissent la Grâce s’imaginent être
la réalité.

Afin d’obtenir de si grands bienfaits, il est logique que nous nous
mettions à même d’ouvrir notre âme toujours plus largement aux influx de
ce surnaturel vivifiant.

Or, il n’y a qu’un moyen: l’assistance quotidienne à la messe et la
communion également quotidienne...

Ah! je sais bien, pour beaucoup, l’Église est une maman qu’on aime et
qu’on respecte, mais qu’on néglige volontiers. Aussi se trouve-t-il des
chrétiens--incontestables--qui tiennent cette pratique pour trop
assujettissante.

Employer une demi-heure tous les matins à prier en commun et à recevoir
Jésus leur semble excessif. Divers prétextes leur sont suggérés pour
qu’ils s’en dispensent. Et la tentation se formule par des objections où
la Malice se prélasse.

Par exemple, au réveil, ces âmes, baignées de tiédeur, se racontent
ceci:

--Je suis mal disposé. Mes affaires me préoccupent. A coup sûr, je
ferais bien d’aller à la messe, mais j’y manquerais de recueillement. Il
vaut donc mieux m’en abstenir.

Ou bien:

--J’aurais tort de me tracasser car enfin l’Église ne nous en fait pas
un devoir rigoureux.

Parfois aussi, le respect humain leur sifflote des conseils d’orgueil:

--Je passe pour un homme pondéré. Si l’on s’aperçoit que je vais tous
les jours à la messe, on dira que j’exagère et cela ébranlera ma
situation... Je vois déjà Untel, mon concurrent auprès de l’opinion
publique, entrer en campagne. Il me tient pour intelligent quoique
catholique... Je devine son sourire s’il constate mon assiduité à la
messe... Or, je ne veux pas qu’il me considère comme un sot...

Mon bon ami, j’estime que tu ferais bien de te rappeler la parole de
saint Paul. Il disait, avec louange, aux fidèles qui pratiquaient
ostensiblement leur foi parmi les tumultes hostiles de la société
païenne:

--_Nous sommes des sots à cause de Jésus-Christ._

Voilà de ces phrases comme Dieu en inspirait à l’Apôtre. Elles résument,
en beauté, tout un état d’âme. Elles repoussent l’orgueil dans les
ténèbres; elles entr’ouvrent une fenêtre sur le ciel...

Si donc tu te pénètres de cette sottise, comme il sied,--tu iras à la
messe et tu communieras on ne peut plus fréquemment. Car tu auras
compris qu’être un sot aux yeux du monde c’est avoir de l’esprit devant
Dieu.

Quant à l’objection que tes affaires absorbantes te feraient manquer au
recueillement, ne crois-tu pas que de les soumettre à Dieu, avant d’y
vaquer, te rendrait sûr de ne commettre aucun acte, de ne prononcer
aucune parole qui puisse appesantir ta conscience?

Il est fort probable qu’après cette communion, si tu dis oui, ce sera
oui, si tu dis non, ce sera non, ainsi que le commande Notre-Seigneur
Jésus-Christ.

A plus forte raison, tu seras armé contre les tentations de lucre, de
luxure et de vanité dont le monde va t’assaillir.

Pour l’Église, dont tu te glorifies d’être membre, tu peux être assuré
que tu la soutiendras mieux, que tu la consoleras davantage par des
communions fréquentes que par tant de démarches et de discours où tu
essaies périlleusement de concilier ce que tu nommes «les obligations
mondaines» et les préceptes de l’Évangile.

Songe encore qu’en t’unissant, par l’Eucharistie, à la Passion du
Sauveur, tu étanches un peu le sang de ses plaies, et alors tu
n’hésiteras pas à t’augmenter de Jésus comme il s’est augmenté de toi...

Et enfin, on se trouve si bien de suivre cette petite messe de l’aurore
à laquelle n’assistèrent guère que des âmes vraiment intérieures! Il se
forme, de ces prières faites en commun, dans le calme du premier matin,
de cet humble banquet à la Sainte Table, une atmosphère de grâces qui
rend l’esprit paisible et joyeux pour toute la journée.

L’union de ces quelques âmes, à la première messe, les rend plus
allègres à servir Jésus! Tout seul pour prier, l’on défaillerait
peut-être, surtout lorsque notre faiblesse nous incline aux
distractions. Dix ou douze, on s’étaie--on se relaie pour aider le
Seigneur à porter sa croix...

Ne pensait-il pas à des messes de ce genre, saint Jean Chrysostôme quand
il disait:

«La foi est semblable au feu. Plusieurs lampes jointes ensemble font une
grande lumière; et plusieurs fidèles réunis ensemble font une foi plus
vive et plus éclairée. Un chrétien seul, parmi des gens qui n’ont point
de foi, est semblable à une lampe solitaire parmi les ténèbres; mais
lorsque nous nous trouvons dans la compagnie de nos frères, nous sentons
une joie et une consolation ineffables...[6]»

  [6] Troisième sermon sur l’_Épître aux Romains_.

Parce que les lampes brillent toutes ensemble.

Chrétien, tu avoueras, tout de même, qu’un tel bénéfice à obtenir vaut
bien qu’on lui consacre trente-cinq minutes chaque matin?

Il est, d’ailleurs, à remarquer que si l’on a pris l’habitude de la
communion fréquente, elle nous devient si nécessaire qu’on se trouve mal
à l’aise, même physiquement, quand, par cas fortuit, on fut obligé de
s’abstenir. Alors on se répète en soupirant le verset du psaume 101:

«Je suis comme l’herbe foulée; mon cœur se dessèche parce que j’ai
négligé de manger mon Pain.»

Et comme la hâte vous vient d’être au lendemain pour absorber de nouveau
cette nourriture essentielle!

Huysmans me disait une fois:

--Si je suis quelque temps sans communier, je me sens tout mal fichu...

Que d’autres en pourraient dire autant!

Remarquons encore que la messe n’est, en somme, qu’une préparation à
communier et que si nous ne le faisons, les effets du Saint-Sacrifice
sur notre âme demeurent incomplets. Car l’Eucharistie agit sur nous
comme le soleil au printemps sur les plantes engourdies par un long
hiver. Elle ressuscite, elle stimule la sève des vertus capitales; elle
développe, comme un délicat feuillage, nos bonnes pensées; elle fait
éclore ces fleurs dont nous ne nous doutions pas auparavant: les roses
de l’Amour; elle éclaire et réchauffe la région la plus secrète de notre
âme; celle où la Grâce s’enracine: le subconscient.

Surtout, l’Eucharistie nous donne la paix du Christ, la paix divine qui
doit nous rendre à son Image, _doux et humbles de cœur_ à travers les
angoisses, les souffrances et les dégoûts dont le monde abreuve les
amoureux de Jésus.

Tous les mots de la messe portent une auréole. Mais il n’en est pas qui
brillent d’un éclat plus suave et plus impérieux à la fois que ceux par
lesquels nous demandons la paix du Seigneur.

C’est qu’ils expriment, d’une façon décisive, le besoin que nous
ressentons d’arracher leurs armes à ces hordes tumultueuses de péchés
qui, sans la prière, sans l’aide de la Vierge et des Saints,
perpétueraient la guerre civile dans le royaume de notre âme.

Je retiens, plus particulièrement, l’adorable oraison qu’on ne peut
guère réciter, en union avec le célébrant, sans que les larmes vous
viennent aux yeux:

  Seigneur Jésus-Christ, toi qui as dit à tes Apôtres: «Je vous laisse
  ma paix, je vous donne ma paix», ne regarde pas mes péchés mais la foi
  de ton Église; elle-même, daigne la pacifier et l’unir selon ta sainte
  volonté.

Réversion splendide: Tu pries pour que l’Église te soutienne, l’Église
prie pour que tu obtiennes d’être digne de la soutenir. En même temps,
la Sainte Vierge et les Saints prient pour que Jésus accorde à l’Église
et à ton âme la grâce de la paix vivifiante.

Ensuite, tu n’as plus qu’à attendre, en t’humiliant et en adorant, que
ton Dieu descende en toi...

Maintenant tu as communié dans la paix et tu commences ton action de
grâces.

Passé le moment de crainte où tu as reçu ton Dieu, quoique tellement
indigne, un élan de toute ton âme l’emporte vers l’adoration et l’amour.

Un bon prêtre, à qui je servais quelquefois la messe au Carmel de
Lourdes, me dit un jour, spontanément:--Quand vous avez communié, prenez
le mot latin: ARDOR et bâtissez votre action de grâces autour de la
sorte: A, adoration; R, remerciement; D, demandes; O, offrande; R,
résolutions.

J’ai appliqué la méthode; et voici ce qu’elle m’a valu.

L’acte d’adoration, c’est comme si l’on se voyait tout petit et tout
obscur en présence d’une incommensurable lumière. Peu à peu, à mesure
qu’on lui soumet son néant, elle se rapproche, vous environne, vous
pénètre et dépose en vous une flamme qui ne s’éteindra plus.

L’acte de remerciement, c’est, d’abord, une source jaillissant, en un
jet mince, d’un orifice étroit. Puis, sous la poussée de la
reconnaissance, elle grossit sans cesse et finit par déborder en une
large nappe qui submerge les rives. Et maintenant, elle est un fleuve
qui s’étale, qui hâte ses flots et qui miroite sous le soleil de la
Grâce. Le courant devient si fort qu’on n’a pas le temps de formuler de
longues phrases. Les exclamations jaculatoires s’échappent
impétueusement de notre bouche et notre âme entière s’y déverse.

L’acte de demandes: on suit Jésus, on prend un pli de son manteau pour y
imprimer un respectueux baiser, afin que la vertu qui émane du Maître
entre en vous par ce contact. On Lui dit:--Seigneur, je ne puis rien par
moi-même et j’ai tellement besoin de ton secours! Accorde-le-moi,
maintenant que je te touche. Octroie-le-moi pour le bien de mon âme,
pour le soulagement de ce malade, pour le salut de cette âme en péril,
pour le repos éternel de ce défunt à l’intention de qui, j’ai communié.
Dis seulement une parole et toutes les Malices s’enfuiront qui
cherchaient à m’égarer loin de Toi... Si toutefois il n’entre pas dans
tes desseins de m’exaucer aujourd’hui, fais que j’accepte cette épreuve
comme un gage de ta tendresse.

L’acte d’offrande:--Seigneur, voici mes pieds: fais qu’ils ne marchent
que dans tes voies. Voici mes mains: fais qu’elles n’œuvrent que pour te
bâtir des chapelles. Voici mes lèvres: fais qu’elles s’usent à proférer
tes louanges. Voici mes sens, mon intelligence, mon imagination, ma
volonté... Imprègne-les de Toi seul. Voici tout mon être: rends-le
pareil au peuplier qui darde sa pointe vers le ciel et qui n’a qu’une
fonction: Te chanter, de tout son frémissant feuillage, sous les
souffles mystérieux que tu lui envoies.

L’acte de résolutions:--Moyennant ta Sainte Grâce, j’extirperai de mon
âme les vices que j’y laissais pulluler comme les chardons dans un
jardin que l’on néglige. Je peinerai surtout pour arracher la mauvaise
herbe d’orgueil. Car c’est elle qui menace toujours d’étouffer les
belles fleurs d’humilité que tu veux faire éclore en moi. C’est elle qui
enlace ses racines griffues aux racines fragiles des vertus dont ta
sollicitude m’ensemença; c’est elle dont l’odeur impure tente de me
combler les narines pour que je ne puisse plus respirer le parfum des
chastes roses que cultive ta Mère. Ah! Seigneur, pourvu que tu m’aides,
je tuerai mon orgueil...

L’action de grâces faite à peu près de cette façon, _l’ardeur_ souhaitée
en résulte. Comme le recommandait le Psalmiste, on a commencé par la
crainte du Seigneur--et maintenant l’Amour lui succède en toute sa
plénitude. Pendant quelques minutes--parfois pendant quelques
heures--nous vivons en Jésus, comme Jésus vit en nous. Nous réalisons la
splendide et redoutable parole de saint Paul: _Totus christianus
Christus est._ Cette faveur inouïe nous transforme à ce point que nous
nous oublions nous-mêmes. Nous ne demandons plus rien; nous ne
connaissons plus rien des choses de la terre: nous goûtons, parmi une
paix immense, la pure joie de fondre dans le cœur de Jésus, comme une
parcelle de métal dans une fournaise inextinguible dont les flammes
absorbent et consument suavement notre âme.

Sans doute, ensuite, on retombe: la vie quotidienne ressuscite avec ses
inquiétudes, ses tentations et ses difformités.

Mais sache que si tu prends l’habitude de la communion fréquente, ce don
splendide de la fusion en Jésus pourra t’être octroyé de nouveau et
qu’il te fortifiera indiciblement pour la résistance au mal. Il ne
dépendra que de toi de le conquérir en progressant, selon ton
libre-arbitre et selon ta docilité à la Grâce, dans le chemin de la
vertu. Il dépendra de toi de mériter l’Amour.

Saint Augustin disait: «Mon amour, c’est ce que je pèse devant Dieu.»

Ami lecteur, tâchons de peser beaucoup.



IX

UNE JOURNÉE D’ORAISON

        _Jucundus homo qui miseretur et commodat, disponet sermones suos
        in judicio: quia in aeternum non commovebitur._

        _Psaume 111_.


Ceci est un reportage. J’eus naguère la bonne fortune de rencontrer à
Lourdes un homme qui, outre qu’il communiait tous les jours, passait
environ seize heures sur vingt-quatre à prier.

Il portait une cinquantaine d’années. Il était fort laid: brèche-dents,
de grosses lèvres violettes, un nez camus, une barbe en broussaille d’un
gris sale, un teint jaune et criblé, par surcroît, de taches de
rousseur, de petits yeux obliques, assez pareils à des pépins de pomme,
de grosses mains rouges, les membres mal équarris, le dos voûté.

Or, dès qu’on lui avait parlé, cet ensemble malgracieux, on ne le voyait
plus. On était charmé par l’éclat très doux des prunelles où veillait
une âme d’une indicible pureté: c’était le regard d’un enfant pieux
après sa première communion. Sa voix calme, aux intonations musicales,
pacifiait, comme un dictame, les esprits troublés. Il était bien
difficile à quiconque causait un peu longuement avec lui de ne pas se
sentir excité à une dévotion plus fervente que celle dont il avait
coutume.

De petites rentes, administrées avec économie, lui permettaient des
séjours prolongés auprès des différents sanctuaires où la Sainte Vierge
se manifeste par des miracles, car il professait pour Elle un culte
spécial. Tantôt il résidait à Lourdes, tantôt à Lorette, tantôt à
Pontmain. Il avait gravi cinq fois la montagne de la Salette. Il avait
visité une fois la Terre Sainte.

D’habitude, il demeurait fort silencieux. Mais lorsqu’il lui fallait
dialoguer, il le faisait avec enjouement et mesure. Jamais personne ne
lui entendit articuler une phrase qui impliquât la moindre critique du
prochain.

Sans doute parce qu’il devinait en moi une âme encline à la tiédeur, aux
imaginations turbulentes et aux bavardages superflus,--quand il me
rencontrait, il ne manquait pas de m’adresser quelques mots dont le
sens, parfois mystérieux, prenait, à la réflexion, des profondeurs
extraordinaires.

Encouragé par cette bienveillance et désireux d’apprendre comment il
faisait pour vivre dans l’oraison perpétuelle, je lui demandai, à l’une
de nos entrevues, de vouloir bien me détailler l’emploi d’une de ses
journées.

Tout d’abord il s’en défendit. Il me répétait, avec une expression
d’humilité que je ne saurais oublier:--_Vermis sum, vermis sum!..._

J’insistai si fort, en lui représentant que le pauvre caillou brisé
avait besoin de cet enseignement comme d’une aumône, qu’il finit par y
consentir.

Son discours me fit tant de bien que je décidai de l’écrire sitôt rentré
chez moi. Ce sont donc ses propres dires, notés aussi exactement que
possible, qu’on lira ci-dessous.

Si, par hasard, ce livre lui tombe sous les yeux, j’espère qu’il me
pardonnera mon indiscrétion en considérant que, sans trahir l’incognito
où il s’efface, j’ai voulu édifier--par répercussion--quelques âmes
éprises de vie intérieure.

--Du jour, me dit-il, où mon bon ange m’inspira la pensée de vivre pour
Dieu, je résolus de régler ma vie de façon à ce que la plus grande
partie de mon temps fût employée à l’oraison.

La chose m’était facile: je n’ai point d’occupations astreignantes. En
outre, prier, constitue pour moi un véritable besoin. Et voyez, comme
Dieu est bon: me vérifiant inapte aux œuvres pratiques, il n’a pas voulu
que je fusse le serviteur qui enfouit le talent confié par le maître. Il
m’a dirigé dans la voie où je pouvais le servir selon mes pauvres
facultés. Gloire à Lui seul!

Voici donc mon «tableau de travail» puisque vous croyez qu’il peut vous
être utile de le connaître. Mais ne vous attendez à rien
d’extraordinaire. Je prévois que vous serez désappointé et que vous
estimerez qu’il y a beaucoup d’âmes enclines à l’oraison pour faire
mieux que moi.

Je pensais différemment; mais je me gardai de le lui dire, crainte
d’effaroucher son humilité.

Il se recueillit quelques instants puis continua:--Ce que je fais tout
d’abord, en me réveillant, mes prières du matin une fois dites, c’est de
méditer sur la charité à l’égard d’autrui.

Voici pourquoi: quand je vivais encore dans le monde, j’ai remarqué
qu’une des principales causes des maux que les hommes s’infligent les
uns aux autres, c’est l’esprit de dénigrement. Oubliant qu’on est
soi-même un ensemble de difformités, on porte volontiers sur le voisin
des jugements téméraires. On raille ses défauts; sur un mot, sur un
geste, on se dépêche de lui en attribuer d’inédits; on médit sur ses
travers, parfois plus apparents que réels; s’il choppe, au lieu de
l’aider à se relever, on dénonce hautement son faux pas. On prodigue les
coups de langue sans réfléchir qu’une parole lancée à l’étourdi, répétée
et déformée par d’autres, peut produire des péchés graves, des
catastrophes--même des crimes.

Ah! la langue!... Vous vous rappelez ce que saint Jacques en dit dans
son Épître catholique: «La langue est, à la vérité, un petit membre,
mais elle fait de grandes choses. Voyez combien il faut peu de feu pour
embraser une grande forêt! La langue aussi est un feu, un monde
d’iniquité. La langue enflamme tout le cours de notre vie; elle est
elle-même enflammée par la Géhenne.»

Deux mobiles, également diaboliques, peuvent, je crois, expliquer ce
penchant au manque de charité.

Ou bien en soulignant les fautes et les défauts d’autrui, nous cherchons
une excuse à nos propres écarts. Oh! nous ne nous l’avouons pas; nous
invoquons, au besoin, le respect des convenances; nous déplorons le
scandale. Mais si nous écoutions notre arrière-pensée, nous
l’entendrions se formuler de la sorte:--Pourquoi ne commettrais-je pas
tel acte puisque tant d’autres et notamment celui-ci le commettent!...
Toutefois, je prendrai mes précautions pour que le monde n’en sache
rien...

Là le pharisaïsme hypocrite se joint à la médisance--et c’est comme un
égout qui se dissimulerait sous des lys.

Le second cas est plus fréquent: nous trouvons dans cette recherche et
cette dénonciation des gibbosités d’autrui un motif tacite d’exalter
notre propre rectitude devant le miroir complaisant de notre orgueil.
Comme nous nous pavanons alors! Comme la gloriole de nous-mêmes gonfle
notre âme! Comme nous oublions que si un mince fétu barre l’œil du
prochain, un moellon formidable obstrue notre prunelle!

Le plus terrible, c’est que: quand la langue a dardé son venin, il
devient presque impossible de guérir la brûlure qu’il a produite. Un
dicton--que j’estime faux de toute fausseté,--promulgue: _Les mots
s’envolent, les écrits restent._ Ce n’est pas vrai. Sans parler de la
calomnie, qui est une horreur spécialement infernale, la médisance
laisse presque toujours des traces. Toute parole dénigrante sur le
compte d’autrui est recueillie. Elle donne des préventions contre celui
que vous avez lésé. Parfois, des mois plus tard, il aura besoin d’être
jugé sous son vrai jour. Mais alors il surgira quelqu’un pour le
chagriner et lui nuire en rapportant votre jugement. Vous aurez causé
des querelles et, de plus, vous vous serez fait un ennemi qui voudra se
venger de vous. Qui profitera de ce trouble? Le diable, enchanté de
trouver l’occasion de nous induire à la colère, à la haine et à la
violence, le diable qui cabriole, dans ses flammes, quand nous nous
entredéchirons.

Il se tut une minute puis reprit en pâlissant:--J’ai, dans ma misérable
vie passée, un souvenir de ce genre. Une phrase de moi, émise pour
briller dans un salon, pour faire parade de cette verroterie suspecte
que le monde appelle l’esprit, a causé la mort d’un homme... J’ai pleuré
des larmes de sang pour cette meurtrière légèreté, j’en ai fait
pénitence. Mais la mémoire m’en corrode toujours le cœur...

C’est pourquoi, chaque aurore, au réveil, je me hâte d’articuler cette
prière:--Mon Dieu, accorde-moi la grâce du silence. Et si, aujourd’hui,
je me trouve en péril de considérer autrui comme un crapaud, fais que je
me souvienne tout de suite que je suis une vipère.

Voilà qui vous fait bonne bouche pour toute la journée, et d’abord pour
se rendre à la messe.

La messe! Qu’il est salubre à l’âme de suivre attentivement toute les
péripéties de ce drame sublime. Je m’y efforce. Pourtant, il m’arrive
quelquefois, sans que ma volonté y ait part, d’être saisi d’une sorte de
ravissement à la minute même où Jésus va descendre sur l’autel. Quand
viennent les paroles trois fois sacrées: _A la veille de souffrir, Il
prit le pain dans ses saintes et vénérables mains_, je me mets à
frissonner de contrition et d’amour; mon âme se dresse comme pour
s’échapper et courir se prosterner au pied de son Maître; ensuite mes
yeux se voilent. Je puis encore entrevoir le célébrant qui élève
l’hostie; mais après les choses sensibles s’effacent. Tandis qu’un calme
souverain tient liées toutes les puissances de mon âme, il me semble
voir se dérouler, hors du temps et de l’espace, un champ de fleurs d’un
bleu plus profond que celui des abîmes de la mer, plus limpide que celui
des ciels d’été. Toutes ces corolles ondulent sous une brise mystérieuse
puis elles s’inclinent vers l’Agneau de Dieu qui gît, la gorge ouverte,
au milieu du champ. Quelle est cette femme aux regards étoilés, qui
sourit et qui pleure agenouillée auprès de la Victime?--Ah! je la
connais: c’est la Sainte Vierge. Car il saigne, l’Agneau adorable et son
sang rutile comme l’or rouge des soleils couchants.

Ce sang prodigué par l’Amour infini monte jusqu’à mes lèvres. Je m’en
abreuve à longs traits. Il se répand dans mes veines; et cette
transfusion de mon Dieu en moi est d’une telle poignante douceur que je
crois mourir de reconnaissance et du sentiment de mon indignité...

Je ne reviens à moi qu’après avoir reçu l’Eucharistie, sans m’être rendu
compte que j’étais à la barre de communion. L’emprise de l’Agneau a été
si complète que j’éprouve quelque peine à reprendre mes esprits...

La messe finie, j’ai coutume de me rendre à la Grotte. Il est salutaire,
n’est-ce pas, d’aller ainsi puiser un surcroît de grâce sanctifiante à
la source où la tendresse de Marie pour nous ruisselle intarissablement.

Après avoir prié Notre-Dame de Lourdes de nous assister, ceux qui me
sont chers et moi, durant ce jour, je médite soit un verset de
_Magnificat_ soit une strophe de l’_Ave maris Stella_.

Hier, par exemple, je pris celle-ci: _Monstra te esse matrem_...

    Montre que tu es mère,
    Qu’il accueille par toi nos prières
    Celui qui, né pour nous,
    Se voulut ton Enfant.

Quel appel merveilleux au cœur de la Madone dans ces quatre vers qui
créent une fraternité entre Jésus et nous!

C’est comme si nous disions à la Vierge:

--Puisque vous êtes la mère de Jésus, puisque vous êtes notre mère
adoptive, daignez souffrir avec nous, comme vous avez souffert avec
votre Fils. Prenez notre croix et offrez-la-Lui afin qu’Il nous soulage,
qu’Il nous pardonne, qu’Il nous guérisse du péché dont Vous fûtes
exempte. O notre Mère nourricière, accordez le lait de la Grâce et de la
miséricorde à vos pauvres enfants en Jésus...

Ayant prié, je quitte la Grotte et je reprends mon action de grâces en
me promenant dans la campagne.

C’est si bon d’aller par les champs et sous les arbres en méditant cet
amour de Dieu toujours plus avivé que nous vaut la sainte communion
quotidienne! Ce l’est à Lourdes surtout où, plus qu’ailleurs, il me
semble, l’état de grâce vous fait une âme toute neuve.

Alors les objets qui frappent vos regards prennent un sens religieux:
une branche de sureau qui se balance, comme un encensoir, une scabieuse
courbant sa petite tête chaperonnée d’améthyste, comme un enfant de
chœur à l’Élévation, le coup de clairon d’un coq dans une ferme
lointaine, les grands bœufs pacifiques qui passent gravement sur le
chemin, les reflets du soleil sur l’eau bouillonnante du Gave: tout
devient symbole d’un devoir ou d’une vertu. Car la nature n’est-elle
pas, elle-même, une vaste prière?

J’ai connu, en errant de la sorte, tout plein de mon Dieu, des joies
dont, quoique j’en sois fort indigne, Notre-Seigneur daigne, depuis
quelque temps, accroître l’intensité.

Tenez, avant-hier, par exemple, j’ai goûté un état de quiétude que
j’ignorais jusqu’alors.

Je marchais lentement le long de la route de Pau lorsque je fus pris
d’un recueillement plus profond que tout ce que j’aurais pu imaginer. Il
me paraissait qu’une onde divine s’insinuait doucement dans mon âme et
s’y étalait en une nappe paisible où je demeurais immergé dans le
silence absolu de toutes mes facultés.

Comment exprimer cela? Les analyses défaillent et les comparaisons
restent tellement au-dessous de ce qu’on voudrait faire entendre!

Je vous dirai seulement que je sentais, au cours d’un ravissement total,
où je ne pouvais ni bouger ni parler, Dieu se déverser en moi et me
noyer délicieusement dans son essence.--L’impression fut si violente et
si suave à la fois que je n’aurais pu la supporter longtemps sans
m’évanouir.

Cela ne dura d’ailleurs, que deux minutes environ.

Quand je revins à la conscience des choses, ce fut par un désir violent
de servir Dieu avec plus de zèle, avec plus de bonne volonté que je ne
l’avais encore fait. Ensuite, je rougissais de confusion car je savais
si bien que je n’avais nullement mérité une aussi énorme faveur! Pour la
reconnaître je dus me prosterner et baiser la poussière en jurant à Dieu
de mourir pour Lui tout de suite, s’il le fallait...

Je repris ma promenade; je traversai le passage à niveau, près de
l’écluse et de la turbine qui fournit la force électrique à Lourdes.
J’entrai dans la propriété dont la grille s’ouvre de l’autre côté de la
voie. Je suivis, à droite un chemin montant laissant à gauche une
colline ou s’élève une statue de Saint-Joseph. Et dans le sentier en
corniche qui la coupe à mi-hauteur, je m’arrêtai entre deux grands
châtaigniers dont l’épais feuillage formait un dôme bruissant au-dessus
de ma tête.

De cet endroit, l’on découvre un paysage exquis. Aux pieds du promeneur,
une pente d’herbe veloutée dévale jusqu’au creux de la vallée où un
ruisseau jase, caché sous les prêles. En face, le terrain remonte
couvert d’arbres qui se pressent et moutonnent jusqu’à la clôture de
l’humble couvent des Dominicaines. Un peu sur la droite, le Gave
serpente, en écumant et en grondant parmi les pierres qui déchirent sa
robe de fluide émeraude. On ne voit pas la Grotte, on la devine blottie
derrière de hauts peupliers. Enfin, au dernier plan, la Basilique, le
château-fort et les maisons de Lourdes se découpent sur la masse grise
et verte du grand et du petit Jer qui ferment l’horizon.

Avant-hier, une brume mauve estompait toutes les lignes du paysage et se
trempait d’argent léger sous les rayons d’un soleil affaibli. Et c’était
comme une cité de songe, dans un site de légende, au seuil du Paradis.

Je m’assis et, tout en récitant des _Ave_ je fixai les fenêtres du
monastère. Je m’unissais, en pensée, aux oraisons des douces cloîtrées
qui entretiennent perpétuellement la flamme de l’amour divin derrière
ces murailles.

Tout à coup, sans que rien m’y eût préparé, je sentis une _Présence_ à
côté de moi--exactement à ma gauche. Je _sus_, à n’en pouvoir douter,
qu’il y avait Quelqu’un là.

Comprenez-moi bien: je ne voyais absolument rien des yeux du corps. De
même, aucune de ces figures que notre imagination nous peint
intérieurement parfois, lorsque nous fermons les paupières, ne flottait
au-dedans de moi:

Néanmoins j’étais sûr--_aussi sûr que de l’existence de Dieu_--qu’un
Être se tenait immobile tout près de moi...

Je m’étonnai, puis je ressentis un peu de crainte. Mais cette crainte
s’apaisa bientôt, car je ne sais quoi me disait que cette Présence
n’avait rien d’hostile--bien au contraire.

Ensuite--ah! ceci est ineffable--j’eus l’intuition l’on ne peut plus
nette, on ne peut plus lumineuse, que c’était la Sainte Vierge.

Je tombai à genoux. Des larmes de joie me descendaient sur les joues.

Un respectueux amour me possédait tout entier. Je ne pouvais que répéter
en sanglotant: _Ave, ave Maria!..._

L’invisible apparition passa devant moi. Je sentis quelque chose comme
un frôlement presque imperceptible--peut-être celui de son
voile--m’effleurer la face. Puis Elle s’éloigna vers le Gave et _je sus_
qu’Elle rentrait à la Grotte.

Éperdu de reconnaissance, je tombai le front dans l’herbe et je rendis
grâces, car j’avais compris que la bonne Mère, étant venue visiter ses
chères filles Dominicaines et me voyant tout près, avait daigné
traverser le val pour me purifier de son parfum...

Je crois fermement que c’est la communion quotidienne qui m’assainit
l’âme au point qu’elle est rendue propre à percevoir et à goûter de
telles adorables merveilles. Sans cet adjuvant, je me connais assez pour
savoir que, par nature, je ne me plairais qu’aux sensations les plus
brutales.

Ceux qui nourrissent une prévention contre cette pratique, objectent
que, vu l’accoutumance, les effets de l’Eucharistie sur nous doivent
aller en s’affaiblissant.

Ils se trompent: loin de s’accroupir dans la routine, l’âme ne cesse de
tendre à la vertu et de se hausser, toujours davantage, vers les
lumières d’En-Haut. La paix de Jésus lui devient si nécessaire qu’elle
veille à ne pas la rompre même par des fautes vénielles. Si elle n’y
arrive pas complètement, du moins elle en réduit de beaucoup le nombre.
Par ainsi, elle finit par former une sorte de ciboire où Dieu consent à
se reposer quelquefois...

Pour reprendre l’exposé de mes occupations journalières je vous dirai
qu’après mon action de grâces prolongée à travers la campagne, j’ai
l’habitude de gagner la chapelle des Carmélites ou celle des Pauvres
Clarisses pour y rendre visite au Saint-Sacrement.

Chemin faisant, je lis, dans un des petits volumes que je porte toujours
sur moi, soit un chapitre de l’Évangile, soit un passage de
l’_Imitation_ et j’en médite le sens de mon mieux. Ce sont deux aliments
dont je ne puis me passer et dont je tire toujours du profit.

Il y a certaines phrases qui me plongent dans une rêverie profonde. J’y
découvre des motifs de dévotion plus intense et des raisons d’aimer
Jésus dont je ne m’étais pas encore douté. C’est comme une poignée de
sarments jetée à propos sur un foyer qui risquait de s’accouvir sous la
cendre. En récompense, et d’une façon irrésistible, la méditation tourne
en oraison de désir. Une soif ardente du Ciel envahit tout mon être.
Tandis que mes lèvres multiplient les _Gloria_, mon âme adjure la Sainte
Trinité de m’attirer bientôt à Elle--de me rendre digne de me perdre,
après un bref Purgatoire, dans sa suradorable Splendeur, comme une
goutte de pluie se perd dans un océan sans rivages.

Arrivé à la chapelle, l’atmosphère d’infini recueillement, qui règne aux
oratoires des communautés contemplatives, dignes de leur mission,
m’enveloppe et me pénètre jusqu’aux moelles. C’est tout imprégné d’une
allégresse paisible, d’une fraîcheur de prière, que je m’agenouille pour
réciter lentement en réfléchissant sur chaque vers, l’_O Salutaris_.

Surtout chez les Clarisses j’ai ressenti cette impression. Il est si
délicieusement humble leur oratoire!--Ce plancher non ciré, ces
ornements en bois des autels, cette douce obscurité: voilà bien la
maison où Notre-Seigneur se plaît à sanctifier les âmes contrites. Là,
Il est aussi pauvre--et aussi rayonnant,--qu’aux jours où la
Sainte-Vierge le berçait dans sa crèche à Bethléem...

Avez-vous remarqué combien il est réconfortant de s’entretenir avec
Jésus caché dans le tabernacle?

Il semble qu’Il sommeillait en vous attendant et qu’Il se réveille dès
que votre voix pressante l’appelle.

Alors quel colloque!--On ne prie pas effectivement. On cause avec lui
d’une manière intime. Il vous permet la familiarité. On lui dit ses
aridités et ses peines. On lui montre son épaule meurtrie par la croix.
Et il vous répond, à voix toute basse et toute suave; et il vous
console; et il répand sur vos sécheresses la rosée de son amour; et il
oint votre plaie du baume de sa Passion...

Ah! la visite au Saint Sacrement, c’est une étoile dans le ciel sombre
de l’existence coutumière!...

L’après-midi, après vêpres, je retourne à la Grotte et j’y récite deux
chapelets. En temps de pèlerinage, j’aime à les dire à haute voix en
union avec les foules qui implorent la Madone. Je glisse, pour ainsi
dire, mes propres demandes parmi celles de toutes ces âmes embrasées de
foi, d’espérance et de charité. Ces prières enlacées les unes aux autres
grimpent comme des clématites et des capucines le long du rocher pour
s’épanouir aux pieds immaculés de la Vierge. Et l’expérience prouve que
Notre Mère acceptant l’offrande, moissonnant toutes ces floraisons, les
présente à son Fils et obtient, en retour, une surabondance de grâces.

Le premier chapelet je le dédie aux âmes du Purgatoire et je médite, en
l’égrenant, les cinq mystères glorieux.

Ces mystères sont une torsade de joyaux où scintillent les turquoises
couleur d’aurore de la Résurrection, le grand soleil diamanté de
l’Ascension, les rubis aux feux pourpres du Saint Esprit, les lys
d’argent lunaire de l’Assomption, les perles ravies à la Voie lactée du
Couronnement de la Sainte Vierge.

Je recommande surtout à la Madone les âmes pour qui personne ne prie
plus depuis des années. Elles doivent tant souffrir les pauvres
oubliées! Il me semble souvent les entendre se plaindre comme la brise
mélancolique des soirs d’automne. Il me semble les voir tourbillonner,
autour de moi, pareilles à des feuilles mortes. Et je suis si heureux de
contribuer peut-être, à leur procurer ce rafraîchissement divin dont
parle le _Memento_ de la Messe qui leur est consacré.

Le second chapelet, je le dis pour la conversion des pécheurs en
méditant les cinq mystères douloureux. Car n’est-il pas effrayant de
penser que des âmes innombrables, par orgueil, ou, hélas, par ignorance,
font suer du sang à Notre-Seigneur sous les oliviers de Gethsémani, le
flagellent avec rage, le couronnent d’épines en lui crachant à la face,
alourdissent du poids de leurs iniquités le fardeau de la Croix,
l’outragent et l’abreuvent de fiel lorsqu’Il agonise au Calvaire?

Ah! ne fût-ce que pour soulager le Sauveur, comme on souhaite alors de
souffrir avec Lui afin que ces âmes noyées dans des ténèbres lugubres
soient éclairées!...

Enfin, le soir, je termine mes prières par le _Sub Tuum_ à l’intention
des malades dont la nuit redouble la fièvre, afin que la Vierge pose ses
mains apaisantes sur leur front. Puis je dis le _Te lucis_ de Saint
Ambroise pour écarter les larves lubriques qui rôdent dans l’ombre et
dans les rêves. Et je m’endors, les mains jointes en répétant trois
fois:--Notre Dame de Lourdes, priez pour nous...

Il se tut et demeura quelque temps les yeux au ciel, en oraison mentale.
Je me gardai bien de le troubler. Puis il ramena ses regards sur la
terre, m’aperçut, me sourit et, me saluant d’un air amical, s’éloigna
sans prononcer un mot...

Ainsi, pensai-je, voilà donc ce que produisent la communion quotidienne
bien faite et l’habitude de la prière. Que je voudrais ressembler à cet
homme qui conquit, dès ce monde, un avant-goût du Paradis!... Je ne suis
qu’une épluchure ramassée par le Bon Dieu dans une poubelle qu’on
négligea de désinfecter. Mais peut-être qu’en priant beaucoup, je
mériterai, un jour, les ailes qui soulèvent cette âme au-dessus
d’elle-même et je m’envolerai, avec elle, vers les sommets brûlants et
radieux de la contemplation...

Et je m’en allait tout de suite à la Grotte, en disant et en
redisant:--_Ora pro nobis, Sancta Dei Genitrix, ut digni efficiamur
promissionibus Christi._



ÉPILOGUE

            _Ave Regina coelorum,
            Ave Domina Angelorum:
            Salve radix, salve porta,
            Ex qua mundo lux est orta._


Comme le caillou brisé venait de terminer son livre, il monta sur la
route de Pau pour se rendre à la chapelle des Sœurs de Nevers--c’est la
congrégation de Bernadette.

Avant d’assister à la messe de l’aumônier: le bon Père Burosse, il
s’arrêta en haut de l’escalier qui borde la clôture de la communauté et
s’accouda à la petite muraille d’où l’on découvre la ville de Lourdes et
les montagnes.

Le ciel, ce jour-là, était d’un bleu très pur et le soleil teintait d’or
rose la neige des hauts sommets.

--Azur et neige, se dit-il, voici que le paysage a revêtu les couleurs
de la Sainte Vierge. Que je voudrais qu’elles revêtissent aussi mon
volume!

Puis sa pensée s’envola vers la Grotte et il se mit à prier:

Bonne Mère, sans votre aide toute-puissante, je n’aurais écrit que des
sottises. Vous m’avez stimulé aux heures de dépression, consolé aux
heures de découragement, éclairé aux heures d’obscurité. Sans Vous,
j’aurais mérité un bonnet d’âne, tandis que Vous m’avez appris
l’oraison.

Par Vous, pour Vous, je ferai peut-être un peu de bien en déterminant
quelques-uns de mes frères attiédis à cette communion quotidienne où je
puise toute ma force et tout mon espoir.

Maintenant, que j’ai posé la plume, souffrez que je vous célèbre, une
fois encore, selon la reconnaissance qui déborde de mon cœur.

_Refuge du pécheur_, quand ton Fils m’eut tiré de la sentine où je
jonglais avec des crottins de chevaux que je prenais pour des balles
d’or, tu daignas me débarbouiller de tes mains très pures.

_Salut de l’infirme_, quand le diable essaya de me casser la tête à
grands coups de névralgie, j’allais à ta Grotte et le parfum de
violette, qui émanait de Toi, dissipait ma souffrance.

_Secours du chrétien_, quand ma fainéantise naturelle me chuchotait de
rester au lit, tu me reprenais doucement. Et je me levais aussitôt et je
courais recevoir le Pain nécessaire.

_Vierge très prudente_, lorsque brûlant de zèle pour ton Fils et pour
Toi, je me préparais à crier à la face de quiconque: «Il faut aimer
Jésus», tu me retenais en me disant tout bas:--Plutôt, chante.

_Étoile du Matin_, tu n’as cessé de luire au ciel de mon âme. Si tu
t’éclipsais parfois, c’était pour céder la place à ce soleil
incomparable à ce divin foyer d’amour: le cœur sacré de Notre-Seigneur
Jésus-Christ.

Sois bénie, sois remerciée, sois louée à jamais. Garde-moi ta
protection.

Et quand je mourrai, fais que ce soit avec ton nom sur les lèvres, ô
très clémente, ô très sainte, ô très douce Vierge-Marie.--Ainsi soit-il.


Lourdes, 2 juillet 1910, fête de la Visitation.



TABLE DES MATIÈRES


  Préambule                            11

  PREMIÈRE PARTIE
  LES RONCES DU CHEMIN

     I.--La halte                      53
    II.--Les scrupules                 63
   III.--Les tentations                85
    IV.--Les attaques démoniaques     127
     V.--L’aridité                    145
    VI.--Le monde                     161

  DEUXIÈME PARTIE
  LES ROSES DU CHEMIN

   VII.--La solitude et le silence    181
  VIII.--La communion                 195
    IX.--Une journée d’oraison        213
  Épilogue                            241



    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    le dix-huit octobre mil neuf cent dix
    PAR
    BUSSIÈRE
    A SAINT-AMAND (CHER)
    pour le compte
    de
    A. MESSEIN
    éditeur
    19, QUAI SAINT-MICHEL, 19
    PARIS (Ve)




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