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Title: La femme française dans les temps modernes
Author: Bader, Clarisse, 1840-1902
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La femme française dans les temps modernes" ***


images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica)



[Note du transcripteur: Les détails bibliographiques de l'édition
utilisée pour la production de cet "e-Book" ont été reportés à la fin du
document.]



                                  LA
                            FEMME FRANÇAISE
                       DANS LES TEMPS MODERNES

                                 PAR
                           CLARISSE BADER

                                 1883



PRÉFACE

J'ai cherché dans mes précédentes études la place que la femme a occupée
dans les sociétés qui ont laissé leur influence sur notre civilisation.
Je termine aujourd'hui mon travail par un ouvrage qui a pour objet la
condition de la femme française dans les temps modernes.

Les quatre premiers chapitres de ce livre disent ce qu'a été la femme
dans la vie domestique, intellectuelle, sociale et politique de notre
pays, depuis le XVIe siècle jusqu'au XVIIIe inclusivement.

En pénétrant dans les vieux foyers français je m'applique surtout à
retrouver les principes sur lesquels repose la famille. Dans cette
partie de mon oeuvre, j'interroge les personnes qui ont vécu dans ces
trois siècles, je recueille leurs témoignages, ces témoignages que nous
livrent particulièrement les mémoires domestiques, les correspondances
privées, tous les documents intimes auxquels notre époque attache
justement un si grand prix.

Pour étudier la part qu'a eue la femme dans notre vie littéraire et
artistique, je ne me suis arrêtée qu'aux modèles qui représentent
vraiment une influence. Je m'y suis longuement attardée, comme le
voyageur qui, après avoir rapidement traversé les plaines, s'arrête aux
cimes des montagnes.

Quant au rôle historique des femmes françaises, je n'y ai cherché que
les éléments de ce problème très actuel: Dans notre pays, la femme
est-elle apte à la vie politique?

C'est dans le chapitre suivant, _la Femme française au XIXe siècle_, que
j'ai essayé de résoudre ce problème. Dans ce chapitre, le dernier
de l'ouvrage, j'ai successivement abordé les questions suivantes:
_L'émancipation politique des femmes.--Le travail des femmes. Quelles
sont les professions et les fonctions qu'elles peuvent exercer?--Quelle
est la part de la femme dans les ouvres de l'intelligence, et dans
quelle mesure la femme peut-elle s'adonner aux lettres et aux
arts?--L'éducation des femmes dans ses rapports avec leur
mission.--Conditions actuelles du mariage. Les droits civils de la femme
peuvent-ils être améliorés?--Mondaines et demi-mondaines.--Le divorce.
Où se retrouve le type de la femme française._

Ce chapitre, comme l'indique son sous-titre, rappelle avec _les leçons
du présent, les exemples du passé_. Ces exemples, je les ai demandés aux
précédentes pages du livre et aussi aux ouvrages que j'ai déjà écrits
sur la condition de la femme dans les civilisations dont la France est
l'héritière. Le dernier chapitre de mon travail est donc la conclusion,
non seulement de ce livre même, mais de toutes mes études antérieures
sur la femme.

Comme j'ai eu particulièrement en vue _la condition_ de la femme, la
partie biographique n'occupe dans cet ouvrage qu'une place secondaire,
et seulement pour expliquer par un vivant commentaire ce qui se rapporte
à cette _condition_. La biographie disparaît même complètement lorsque
j'aborde le XIXe siècle. Je suis du, nombre de ceux qui croient qu'il
est bien difficile de parler de ses contemporains avec une entière
impartialité. Sans m'interdire quelques allusions aux femmes qui se sont
distinguées à notre époque, j'ai tenu à n'écrire dans ces pages aucun
nom du XIXe siècle. Ici les personnalités s'effacent, et les principes
seuls apparaissent.

Il y a vingt ans qu'au sortir de l'adolescence je commençais l'oeuvre
que je termine aujourd'hui. Ce travail, objet de ma constante
sollicitude, a été interrompu dans ces dernières années par des épreuves
domestiques qui semblaient m'enlever jusqu'à l'espoir de le reprendre
jamais. C'est avec une profonde tristesse que je croyais devoir
abandonner une oeuvre qui n'avait été pour moi que la forme d'une
humble mission moralisatrice, et dont les souvenirs se rattachaient aux
radieuses années disparues pour toujours de mon horizon assombri. En
m'attribuant une part du prix fondé par une généreuse amie de la France,
la célèbre Mme Botta, l'Académie française m'a accordé un nouvel
et puissant encouragement qui m'a rendue à mes chères occupations
d'autrefois et qui m'a donné la force de faire plus d'un sacrifice à
l'achèvement de mon oeuvre. J'aurais voulu que cette conclusion de
mes travaux témoignât dignement de ma reconnaissance; mais pour la
réalisation d'un tel voeu, il ne suffisait pas de l'effort qui, dans les
luttes d'un incessant labeur, surmonte la peine et brave la fatigue.

CLARISSE BADER.
Décembre 1882.



                                LA
                          FEMME FRANÇAISE
                      DANS LES TEMPS MODERNES



                         CHAPITRE PREMIER


               L'ÉDUCATION DES FEMMES--LA JEUNE FILLE
                            LA FIANCÉE

                      (XVIe-XVIIIe SIÈCLES)

Transformation que le XVIe siècle fait subir à l'existence de la
femme.--Le courant de la vie mondaine et le courant de la vie
domestique.--Les deux éducations.--Érudition des femmes de la
Renaissance.--Opinion de Montaigne à ce sujet.--Les émancipatrices
des femmes au XVIe siècle.--Les sages doctrines éducatrices et leur
application.--L'instruction des femmes au XVIIe siècle.--Les femmes
savantes d'après Mlle de Scudéry et Molière.--Suites funestes de la
satire de Molière.--L'ignorance des femmes jugée par La Bruyère,
Fénelon, Mme de Maintenon, etc.--L'éducation comprimée des jeunes
filles.--Réformes éducatrices: le traité de Fénelon sur _l'Éducation des
filles_; Mme de Maintenon à Saint-Cyr.--L'instruction professionnelle
et l'instruction primaire du XVIe au XVIIIe siècles.--Caractère de
l'ignorance des femmes du monde au XVIIIe siècle; leur éducation
automatique.--Les théories éducatrices de Rousseau et de Mme
Roland.--Les anciennes traditions.--Les résultats de l'éducation
mondaine et ceux de l'éducation domestique.--La jeune fille dans
la poésie et dans la vie réelle.--Les tendresses du foyer.--Mme de
Rastignac--Le sévère principe romain de l'autorité paternelle.--Les
jeunes ménagères dans une gentilhommière normande.--La fille pauvre
Mlle de Launay.--Le droit d'aînesse.--Bourdaloue et les vocations
forcées.--Condition civile et légale de la femme.--La communauté et le
régime dotal.--Marche ascendante des dots.--Mariages d'ambition.--La
chasse aux maris.--Les mariages enfantins.--Mariages
d'argent.--Mésalliances.--Mariages secrets.--Les exigences du rang et
leurs victimes; une fille du régent; Mlle de Condé.--Mariages d'amour;
Mlle de Blois.--La corbeille.--Cérémonies et fêtes nuptiales.--Le
mariage chrétien.


Dans la famille patriarcale du moyen âge, c'est surtout la condition
domestique de la femme qui nous apparaît. La châtelaine dans le manoir
féodal, la bourgeoise dans la maison de la cité, la paysanne dans la
chaumière, nous font généralement revoir ce type, vieux comme le monde:
la femme gardienne du foyer.

Au XVIe siècle un changement considérable se produit dans l'existence de
la châtelaine. Cette vie, désormais plus sociale que domestique, devient
d'autant plus brillante qu'elle concentre ses rayons dans le cercle
enchanteur que trace François Ier, et que l'on nomme la cour de France.
Avant ce roi, Anne de Bretagne avait bien appelé auprès d'elle les
femmes et les jeunes filles de la noblesse, mais c'était pour les garder
à l'ombre d'une austère tutelle et les former aux moeurs patriarcales du
foyer[1]. Tel ne fut pas, on le sait, le but de François Ier en attirant
les châtelaines à sa cour. «Une cour sans femmes, avait-il dit, est une
année sans printemps et un printemps sans roses.»

[Note 1: Brantôme, _Premier livre des Dames_. Anne de Bretagne.]

Sans doute cette apparition des femmes à la cour de France leur donne,
comme nous le verrons plus tard, une influence souvent heureuse sur les
lettres, sur les arts, et fait éclore la fleur délicate et brillante de
la causerie française. Mais les moeurs domestiques et l'état social du
pays sont loin de gagner à ce changement. Sur un théâtre aussi corrompu
que séduisant, les femmes perdent le goût du foyer; elle sacrifient au
désir de plaire leurs devoirs de famille, et jusqu'à leur honneur. Elles
renoncent enfin à ce patronage qu'elles exerçaient dans leurs terres.
La femme de cour, environnée d'un cercle d'adulateurs, a remplacé
la châtelaine, mère et protectrice de ses paysans. L'historien et
l'économiste s'accordent pour constater que si la politique qui attira à
la cour les familles dirigeantes, acheva la victoire de la royauté sur
l'esprit féodal, cette même politique prépara malheureusement aussi la
Révolution. Tandis que la noblesse se corrompt dans la domesticité de
la cour, les paysans, privés des exemples moraux et de la protection
matérielle que leur donnaient leurs seigneurs, se trouvent ainsi livrés
aux sophistes du XVIIIe siècle, et ils sauront traduire par des actes
d'une sauvage violence les doctrines antisociales et antireligieuses[2].

[Note 2: F. Le Play, _La Constitution essentielle de l'humanité_; H.
Taine, _Les Origines de la France contemporaine. L'ancien régime._]

A partir du XVIe siècle, deux courants vont s'établir dans les moeurs
françaises. D'une part une élégante corruption envahira le monde de la
cour; mais d'autre part les moeurs patriarcales se conserveront dans
bien des familles nobles ou plébéiennes qui, soit dans les campagnes,
soit encore dans les villes, n'auront pas subi la contagion immédiate du
mal. A la cour même se retrouveront, aussi bien et plus encore parmi les
femmes que parmi les hommes, de ces natures fortement trempées à qui le
spectacle du mal donne plus de vigueur encore dans la pratique du bien.

L'éducation de la femme se ressentira de cette double influence. Ici on
préparera en elle la gardienne du foyer, là une femme de la cour. Les
résultats de ces deux éducations ne tarderont pas à nous apparaître.

Mais dans les provinces comme à la cour, dans la bourgeoisie comme dans
la noblesse, le mouvement intellectuel qui produisit la Renaissance
donna une vive impulsion à la culture de l'esprit chez la femme. Nous
aurons à le constater dans un chapitre spécial réservé à l'influence de
la femme française sur les lettres et sur les arts.

Chez les femmes de la Renaissance, l'érudition se joint au talent
d'écrire. Et quelle érudition! Les trois brillantes Marguerite de la
cour des Valois en donnent l'exemple. Elles savent toutes trois le
latin, et les deux premières, le grec. L'hébreu même n'est pas étranger
à la première Marguerite, soeur de François Ier. La fille d'un Rohan lit
la Bible dans le texte hébraïque. Des femmes traduisent les anciens;
d'autres écrivent elles-mêmes en latin, en grec; elles abordent
jusqu'aux vers latins. Marie Stuart, dauphine de France, compose un
discours latin dont nous aurons à parler. Catherine de Clermont,
duchesse de Retz, initiée aux mathématiques, à la philosophie, à
l'histoire, possède à un si haut degré la connaissance du latin, que la
reine Catherine de Médicis la charge de répondre au discours que lui
adressent en cette langue les ambassadeurs polonais qui, en 1573,
viennent annoncer au duc d'Anjou son élection au trône de Pologne.
La harangue de la duchesse fut élevée au-dessus des discours que le
chancelier de Birague et le comte de Cheverny firent aux ambassadeurs au
nom de Charles IX et du nouveau roi de Pologne[3].

[Note 3: L'épitaphe du tombeau de la duchesse mentionna le souvenir
de ce discours. Cette inscription se trouve maintenant au musée
historique de Versailles. Guilhermy, _Inscriptions de la France, du Ve
siècle au XVIIIe_, t. I. Paris,1873, CCCXI.]

Presque toutes ces femmes sont poètes en même temps qu'érudites.
Quelques-unes sont musiciennes et s'accompagnent du luth pour chanter
leurs vers. Beaucoup sont louées pour avoir allié au talent, à la
science, les sollicitudes domestiques, les devoirs de la mère[4]. Nous
les retrouverons en étudiant la part qu'eut la femme dans le mouvement
intellectuel de notre pays.

[Note 4: L. Feugère, _les Femmes poètes au XVIe siècle_.]

Les filles du peuple ne restent pas étrangères à l'érudition, témoin la
maison de Robert Estienne où l'obligation de ne parler qu'en latin était
imposée aux servantes mêmes[5].

[Note 5: Baillet, _Jugement des Savants_. 1722. T. VI. Enfants
célèbres par leurs études.]

Le besoin du savoir était universel pendant la Renaissance, époque de
recherches curieuses et qui fut certes moins littéraire qu'érudite et
artistique. Les femmes ne firent donc que participer à l'entraînement
général, et ce ne fut pas sans excès. Elles ne surent pas toujours se
défendre de la pédanterie, s'il faut en croire Montaigne. Le philosophe
sceptique raille agréablement les femmes savantes d'alors qui faisaient
parade d'une instruction superficielle: «La doctrine qui ne leur a peu
arriver en l'ame, leur est demeurée en la langue,» dit-il avec son
inimitable accent de malicieuse naïveté.

Si les femmes veulent s'instruire, Montaigne leur abandonne
impertinemment la poésie, «art folastre et subtil, desguisé, parlier,
tout en plaisir, tout en montre, comme elles.» Mais dans cette page
badine, il y a déjà le grand principe de l'instruction des femmes:
Montaigne leur permet d'étudier tout ce qui peut avoir dans leur vie une
utilité pratique, l'histoire, la philosophie même[6].

[Note 6: Montaigne, _Essais_, l. III, ch. iii.]

Cette valeur pratique de l'instruction, Montaigne l'avait déjà formulée
dans un précédent chapitre des _Essais_, mais, à vrai dire, il ne
croyait guère que la femme fût capable de trouver dans l'étude ce
bienfait moral. Après avoir cité ce vers grec: «A quoy faire la science,
si l'entendement n'y est?» et cet autre vers latin: «On nous instruit,
non pour la conduite de la vie, mais pour l'école,» Montaigne écrit: «Or
il ne fault pas attacher le sçavoir à l'ame, il l'y fault incorporer; il
ne l'en fault pas arrouser, il l'en fault teindre; et s'il ne la change,
et meliore son estat imparfaict, certainement il vault beaucoup mieulx
le laisser là: c'est un dangereux glaive, et qui empesche et offense son
maistre, s'il est en main foible, et qui n'en sçache l'usage...

«A l'adventure est ce la cause que et nous et la théologie ne requérons
pas beaucoup de science aux femmes, et que François, duc de Bretaigne,
fils de Jean V, comme on luy parla de son mariage avec Isabeau, fille
d'Escosse, et qu'on luy adjousta qu'elle avoit esté nourrie simplement
et sans aulcune instruction de lettres, respondit, «qu'il l'en aymoit
mieulx, et qu'une femme estoit assez sçavante quand elle sçavoit mettre
différence entre la chemise et le pourpoinct de son mary[7].»

[Note 7: Montaigne, _Essais_, l. I, ch. XXIV. Molière n'oubliera pas
ce dernier trait.]

L'utilité de l'instruction était néanmoins un argument que ne pouvaient
négliger les femmes qui dès lors défendaient les droits intellectuels de
leur sexe et qui comptaient dans leurs rangs la jeune et belle dauphine
de France, Marie Stuart, prononçant en plein Louvre, devant la cour
assemblée, cette harangue latine dont j'ai parlé plus haut, et qu'elle
avait composée elle-même; «soubtenant et deffendant, contre l'opinion
commune, dit Brantôme, qu'il estoit bien séant aux femmes de sçavoir
les lettres et arts libéraux[8].» Nous ne savons à quel point de vue se
plaça ici la jeune dauphine, si elle faisait de l'instruction une simple
parure pour l'esprit de la femme ou une force pour son caractère. Mais
je pense que la grâce toute féminine qui distinguait Marie Stuart
la préserva des doctrines émancipatrices qui, à cette époque déjà,
égaraient quelque peu les cerveaux féminins. Ne vit-on pas alors Marie
de Romieu, répondant à une satire de son frère contre les femmes,
défendre leur mérite avec un zèle plus ardent que réfléchi, et déclarer
que la femme l'emporte sur l'homme non seulement par les qualités du
coeur, mais encore par les dons intellectuels, par le maniement des
affaires, et même... par le courage guerrier[9]! Le comte Joseph de
Maistre, qui eut le tort d'exagérer la thèse opposée, devait, deux
siècles plus tard, répondre sans le savoir à la prétention la plus
exorbitante d'une femme dont le nom et les écrits ne lui étaient sans
doute pas connus: «Si une belle dame m'avait demandé, il y a vingt
ans: «Ne croyez-vous pas, monsieur, qu'une dame pourrait être un grand
général comme un homme?» je n'aurais pas manqué de lui répondre: «Sans
doute, madame. Si vous commandiez une armée, l'ennemi se jetterait à
vos genoux comme j'y suis moi-même; personne n'oserait tirer, et vous
entreriez dans la capitale ennemie avec des violons et des tambourins...
Voilà comment on parle aux femmes, en vers et même en prose. Mais celle
qui prend cela pour argent comptant est bien sotte[10].»

[Note 8: Brantôme, _Premier livre des Dames_. Marie Stuart.]

[Note 9: L. Feugère, _les Femmes poètes au XVIe siècle_.]

[Note 10: Comte J. de Maistre, _Lettres et Opuscules inédits_. A Mlle
Constance de Maistre. Saint-Pétersbourg, 1808.]

Mlle de Gournay, elle, devait se contenter de proclamer l'égalité des
sexes. Elle fit bien certaines petites restrictions pour les aptitudes
guerrières; mais pour la science de l'administration, elle se garda bien
d'admettre que la femme fût quelque peu inférieure à l'homme[11].

[Note 11: L. Feugère, _Mlle de Gournay_ (à la suite des _Femmes
poètes au XVIe siècle_).]

La cause de l'instruction des femmes fut mieux plaidée par Louise Labé,
la Belle Cordière. Montaigne avait permis que la femme, si elle le
pouvait, s'instruisît de ce qui lui serait utile;--Louise Labé nous
donne l'une des meilleures applications de ce précepte, en disant que
la femme doit s'instruire pour être la digne compagne de l'homme[12]:
la digne compagne de l'homme, oui, sans doute; mais aussi la mère
éducatrice, selon la pensée d'un auteur qui appartient au XVe et au XVIe
siècles. Jean Bouchet, alors qu'il défend Gabrielle de Bourbon, femme
de Louis de la Tremouille, contre ceux qui reprochent à la noble dame
d'avoir écrit. «Aucuns trouvoyent estrange que ceste dame emploiast son
esprit à composer livres, disant que ce n'estoit l'estat d'une femme,
mais ce legier jugement procède d'ignorance, car en parlant de telles
matières on doit distinguer des femmes, et sçavoir de quelles maisons
sont venues, si elles sont riches ou pauvres. Je suis bien d'opinion que
les femmes de bas estat, et qui sont chargées et contrainctes vacquer
aux choses familières et domesticques, pour l'entretiennement de leur
famille, ne doyvent vacquer aux lectres, parce que c'est chose repugnant
à rusticité; mais les roynes; princesses et aultres dames qui ne se
doyvent, pour la reverence de leurs estatz, applicquer à mesnager comme
les mecaniques, et qui ont serviteurs et servantes pour le faire,
doyvent trop mieulx appliquer leurs espritz et emploier le temps à
vacquer aux bonnes et honnestes lectres concernans choses moralles ou
historialles, qui induisent à vertuz et bonnes meurs, que à oysiveté
mère de tous vices, ou à dances, conviz, banquetz, et aultres
passe-temps scandaleux et lascivieux; mais se doivent garder d'appliquer
leurs espritz aux curieuses questions de théologie, concernans les
choses secretes de la Divinité, dont le sçavoir appartient seulement aux
prelatz, recteurs et docteurs.

[Note 12: _Id._, même ouvrage.]

«Et si à ceste consideracion est convenable aux femmes estre lectrées en
lectres vulgaires, est encores plus requis pour un aultre bien, qui
en peult proceder: ce que les enfans nourriz avec telles meres sont
voluntiers plus eloquens, mieulx parlans, plus saiges et mieulx disans
que les nourriz avec les rusticques, parce qu'ilz retiennent tousjours
les condicions de leurs meres ou nourrices. Cornelie, mere de Grachus,
ayda fort, par son continuel usaige de bien parler, à l'eloquence de ses
enfans. Cicero a escript qu'il avait leu ses epistres, et les estime
fort pour ouvrage féminin. La fille de Lelius, qui avait retenu la
paternelle éloquence, rendit ses enfans et nepveux disers[13].»

[Note 13: Jean Bouchet, _le Panegyrie du chevallier sans reproche_,
ch. XX.]

En définissant le rôle de l'instruction dans les devoirs maternels, Jean
Bouchet n'a pas oublié de démontrer que l'étude prémunit aussi la femme
contre les plaisirs du monde et les passions mauvaises. Le cynique
Rabelais a lui-même compris que les coupables amours ne pouvaient
trouver place dans une âme sérieusement occupée; et par une charmante
allégorie, il a montré Cupidon n'osant s'attaquer au groupe des muses
antiques, et s'arrêtant surpris, ravi, désarmé, et en quelque sorte
captif lui-même devant leurs graves et doux accents. L'amour profane
ne pouvant les séduire, est devenu, sous leur influence, l'amour
immatériel.

En joignant les réflexions de Jean Bouchet et de Rabelais à celles de
la Belle Cordière, on ne saurait mieux définir le rôle de l'instruction
chez la femme, le vide que remplit cette instruction et la force qu'elle
donne pour mieux s'acquitter des devoirs de l'épouse et de la
mère. C'étaient de tels principes qui, en dépit même de certaines
exagérations, rendaient si solide l'instruction que possédaient au XVIe
siècle des femmes de tout rang. Dans une famille bourgeoise habitant le
midi, Jeanne du Laurens reçoit la sage culture intellectuelle qui lui
permettra de rédiger avec un si exquis bon sens, un jugement si sûr,
si droit, ce _Livre de raison_, récemment publié pour l'honneur de sa
famille et l'édification de notre temps[14].

[Note 14: Manuscrit publié par M. Charles de Ribbe, dans l'ouvrage
intitulé: _Une Famille au XVIe siècle_.]

Mais, selon le témoignage de Henri IV, «l'ignorance prenait cours dans
son royaume par la longueur des guerres civiles.» A cette éblouissante
période de la Renaissance succèdent des jours sombres où les tempêtes
menacent d'éteindre le flambeau de la vie intellectuelle. Sans doute
cette vie renaîtra plus florissante que jamais au XVIIe siècle; mais les
femmes du monde, déshabituées de l'étude, se livreront alors pour
la plupart à la frivolité des goûts mondains. Les femmes instruites
deviennent des exceptions brillantes qui se produisent néanmoins dans
divers rangs de la société.

De grandes dames comme Mme de la Fayette, Mme de Sévigné, Marie-Eléonore
de Rohan, abbesse de la Sainte-Trinité, à Caen, plus tard abbesse de
Malnoue[15], et, dans une sphère moins haute, Mme des Houlières, Mlle
Dupré, ont étudié le latin. Cette dernière apprend même le grec[16].

[Note 15: Huet, _Mémoires_, livre III.]

[Note 16. M. l'abbé Fabre, _De la correspondance de Fléchier avec Mme
Des Houlières et sa fille_; _la Jeunesse de Fléchier_.]

La duchesse d'Aiguillon, élevée dans le Bocage vendéen, reçoit comme sa
grand'mère de Richelieu, une instruction solide. Elle est même initiée
aux lettres grecques et latines [17]. Huet, le savant évêque d'Avranches,
surprend un jour entra les mains de Marie-Élisabeth de Rochechouart un
livre que celle-ci lui cache: c'est le texte grec de quelques opuscules
de Platon, et elle achève avec lui la lecture du Crilon. Instruite et
modeste comme cette jeune fille, sa tante, Gabrielle de Rochechouart,
abbesse de Fontevrault, traduit le Banquet et fait refondre sa
traduction par Racine [18]. Dans ce même XVIIe siècle on admirera la
science philologique d'Anne Lefèvre, la célèbre Mme Dacier.

[Note 17: Bonneau-Avenant, la Duchesse d'Aiguillon,]

[Note 18: Huet, Mémoires, livre VI; Oeuvres de Racine, édition
Petitot, 1825. T. IV. Le Banquet de Platon, et la lettre que Racine
écrit à Boileau sur ce travail. Cette lettre est reproduite dans les
Oeuvres de Boileau, édition Berriat-Saint-Prix, 1837.]

Ainsi qu'au XVIe siècle, nulle étude, quelque aride qu'elle soit,
ne rebute quelques femmes. A la connaissance des langues, Mme de
la Sablière joint l'étude de la philosophie, de la physique, de
l'astronomie, des mathématiques. Les grandes dames raisonnent sur le
cartésianisme. Mme de Grignan, qui se reconnaît fille de Descartes,
écrit une lettre sur la doctrine du pur amour, professée par Fénelon.
C'était là s'aventurer sur le terrain théologique dont Fénelon, et avant
lui, Jean Bouchet, avaient prudemment éloigné la femme. L'auteur de
l'_Éducation des filles_ se défiait avec raison de l'influence féminine
dans les questions que doit seule trancher l'Église. Heureux le doux et
saint pontife s'il n'eût pas été lui-même entraîné par une femme vers
la doctrine contre laquelle s'éleva l'esprit philosophique de Mme de
Grignan!

Comme au XVIe siècle, l'amour de la science, quelque circonscrit qu'il
fût chez les femmes, devenait un excès. Si quelques femmes continuaient
d'unir à une forte instruction leurs sollicitudes domestiques, il sembla
que d'autres les aient sacrifiées à la curiosité et à la vanité du
savoir. L'affectation du bel esprit, la préciosité du langage[19]
ajoutaient encore à l'antipathie qu'inspiraient ces femmes. Leurs
ridicules furent flagellés par une femme, une femme qui avait d'autant
plus le droit d'être écoutée que, très instruite, elle n'était point
pédante: c'était Mlle de Scudéry. Elle opposa la femme savante à la
femme instruite, l'une affectant avec prétention une science qu'elle n'a
pas, l'autre cachant avec modestie l'instruction qu'elle possède; la
première montrant chez elle «plus de livres qu'elle n'en avoit lu,»
la seconde en laissant voir moins «qu'elle n'en lisoit[20];» celle-ci
employant d'un air sentencieux de grands mots pour de petites choses,
celle-là disant simplement les grandes choses; la pédante interrogeant
publiquement sur une question de grammaire, sur un vers d'Hésiode, la
femme instruite qui a le bon goût de se déclarer incompétente. Mais
notons surtout ce contraste: la femme studieuse et modeste surveillant
toute sa maison avec sollicitude, tandis que sa maladroite imitatrice
dédaigne le soin du ménage. Devant cette femme oublieuse de ses devoirs,
impérieuse, suffisante, contente d'elle et tranchant de tout, faisant
rejaillir ses ridicules sur les femmes réellement instruites, Mlle de
Scudéry sent déjà bouillonner l'impatience que traduira si bien l'auteur
des _Femmes savantes_.

[Note 19: Sur le rôle des _Précieuses_, voir plus loin, ch. III.]

[Note 20: V. Cousin, _la Société française au XVIIe siècle, d'après
le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry.]

Au milieu de ces femmes qui cherchent à pénétrer les secrets de la
nature, se livrent à des dissertations philologiques, ou pérorent
sur les mérites du platonisme, du stoïcisme, de l'épicuréisme, du
cartésianisme, tandis qu'elles ignorent la science la plus utile, celle
du devoir modestement accompli, je comprends la mauvaise humeur du
maître de maison; et si, dans sa colère, il dépasse la mesure en
confondant la femme instruite avec la pédante, je l'excuse quand il
s'écrie:

  Le moindre solécisme en parlant vous irrite;
  Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite.
  Vos livres éternels ne me contentent pas;
  Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
  Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
  Et laisser la science aux docteurs de la ville;
  M'ôter, pour faire bien, du grenier de céans,
  Cette longue lunette à faire peur aux gens,
  Et cent brimborions dont l'aspect importune;
  Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la lune,
  Et vous mêler un peu de ce qu'on fait chez vous,
  Ou nous voyons aller tout sens dessus dessous.
  Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
  Qu'une femme étudie et sache tant de choses.
  Former aux bonnes moeurs l'esprit de ses enfants,
  Faire aller son ménage, avoir l'oeil sur ses gens,
  Et régler la dépense avec économie,
  Doit être son étude et sa philosophie.
  Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés,
  Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez,
  Quand la capacité de son esprit se hausse
  A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.
  Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien;
  Leurs ménages étaient tout leur docte entretien;
  Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles,
  Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
  Les femmes d'à présent sont bien loin de ces moeurs:
  Elles veulent écrire et devenir auteurs.
  Nulle science n'est pour elles trop profonde,
  Et céans beaucoup plus qu'en aucun lieu du monde:
  Les secrets les plus hauts s'y laissent concevoir,
  Et l'on sait tout chez moi, hors ce qu'il faut savoir.
  On y sait comme vont lune, étoile polaire,
  Vénus, Saturne et Mars, dont je n'ai point affaire;
  Et dans ce vain savoir, qu'on va chercher si loin,
  On ne sait comme va mon pot, dont j'ai besoin.
  Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
  Et tous ne font rien moins que ce qu'ils ont à faire.
  Raisonner est l'emploi de toute ma maison.
  Et le raisonnement en bannit la raison...!
  L'un me brûle mon rôt, en lisant quelque histoire;
  L'autre rêve à des vers, quand je demande à boire:
  Enfin je vois par eux votre exemple suivi.
  Et j'ai des serviteurs et ne suis pas servi.
  Une pauvre servante au moins m'était restée,
  Qui de ce mauvais air n'était point infectée;
  Et voilà qu'on la chasse avec un grand fracas,
  A cause qu'elle manque à parler Vaugelas[21].

[Note 21: Molière, _les Femmes savantes_, acte II, scène VII.]

Dira-t-on que ce dernier trait sent la charge? Non. Rien de plus exact
que ce détail de moeurs. Rappelons-nous qu'au XVIe siècle, les servantes
mêmes de Robert Estienne étaient obligées de parler latin[22], et
reconnaissons la justesse des plaintes de Chrysale lorsqu'il nous dit:

  Qu'importe qu'elle manque aux lois de Vaugelas,
  Pourvu qu'à la cuisine elle ne manque pas?
  J'aime bien mieux, pour moi, qu'en épluchant ses herbes
  Elle accommode mal les noms avec les verbes,
  Et redise cent fois un bas ou méchant mot.
  Que de brûler ma viande ou saler trop mon pot.
  Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
  Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage,
  Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
  En cuisine peut-être auraient été des sots[23].

[Note 22: Voir plus haut, page 6.]

[Note 23: Molière, _l. c._]

Tout, dans cette oeuvre admirable, est une exacte peinture d'un certain
coin de la société pendant la première moitié du XVIIe siècle. Les
Philaminte, les Bélise, les Armande n'étaient pas plus rares alors qu'au
XVIe siècle. Après avoir vu ce que Marie de Romieu écrivait pendant
la Renaissance pour défendre les droits de la femme, trouverons-nous
exagérée la scène dans laquelle les femmes savantes exposent le plan de
leur académie?

  ...Nous voulons montrer à de certains esprits,
  Dont l'orgueilleux savoir nous traite avec mépris,
  Que de science aussi les femmes sont meublées;
  Qu'on peut faire, comme eux, de doctes assemblées,
  Conduites en cela par des ordres meilleurs.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Nous approfondirons, ainsi que la physique,
  Grammaire, histoire, vers, morale, et politique.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Nous serons, par nos lois, les juges des ouvrages;
  Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis:
  Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis[24].

[Note 24: _Les Femmes savantes_, acte III, scène II.]

Mais le succès de Molière dépassa le but que le grand comique avait
poursuivi. Le ridicule qu'il jetait sur les femmes savantes allait
faire perdre aux femmes jusqu'à cette modeste instruction qu'il leur
permettait, alors qu'il faisait exprimer par Clitandre sa véritable
pensée:

  ...Les femmes docteurs ne sont pas de mon goût.
  Je consens qu'une femme ait des clartés de tout:
  Mais je ne lui veux point la passion choquante
  De se rendre savante afin d'être savante;
  Et j'aime que souvent, aux questions qu'on fait,
  Elle sache ignorer les choses qu'elle sait:
  De son étude enfin je veux qu'elle se cache;
  Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache,
  Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,
  Et clouer de l'esprit à ses moindres propos[25].

[Note 25: _Les Femmes savantes_, acte I, scène III.]

On ne saurait mieux dire. C'était ainsi que, plusieurs années
auparavant, Mlle de Scudéry en avait jugé[26], et telle sera toujours
l'opinion des esprits judicieux. Tout dans la femme doit être voilé,
l'instruction comme la beauté. Et c'est avec une délicatesse infinie que
Fénelon a pu dire des jeunes filles: «Apprenez-leur qu'il doit y avoir,
pour leur sexe, une pudeur sur la science presque aussi délicate que
celle qui inspire l'horreur du vice[27].»

[Note 26: Cousin, _la Société française au XVIIe siècle, d'après
le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry_; M. l'abbé Fabre, _la Jeunesse de
Fléchier_.]

[Note 27: Fénelon, _De l'éducation des filles_, ch. VII. La
Rochefoucauld a, lui aussi, trouvé en cette rencontre la note juste.
«Une femme, dit-il, peut aimer les sciences; mais toutes les sciences
ne lui conviennent pas, et l'entêtement de certaines sciences ne lui
convient jamais, et est toujours faux» _Maximes diverses_, VI.]

Mais le ridicule que Molière jetait sur les femmes savantes l'emporta
sur les réserves qu'il avait faites. L'éclat de rire qui accueillit sa
pièce fut général, et Boileau en prolongea l'écho en y ajoutant sa
note railleuse[28]. L'instruction fut condamnée avec le pédantisme, et
l'ignorance triompha du tout.

[Note 28: Boileau, _Satires_, X.]

«Les femmes sous Louis XIV, dit Thomas, furent presque réduites à se
cacher pour s'instruire, et à rougir de leurs connaissances, comme dans
des siècles grossiers, elles eussent rougi d'une intrigue. Quelques-unes
cependant osèrent se dérober à l'ignorance dont on leur faisait un
devoir; mais la plupart cachèrent cette hardiesse sous le secret: ou si
on les soupçonna, elles prirent si bien leurs mesures, qu'on ne put
les convaincre; elles n'avaient que l'amitié pour confidente ou pour
complice. On voit par là même que ce genre de mérite ou de défaut ne dut
pas être fort commun sous Louis XIV[29]....»

[Note 29: Thomas, _Essai sur le caractère, les moeurs, l'esprit des
femmes_. 1772.]

Avec sa finesse malicieuse, La Bruyère constata que les défauts des
femmes ne s'accordaient que trop ici avec les préjugés des hommes.
«Pourquoi, dit-il, s'en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont
pas savantes? Par quelles lois, par quels édits, par quels rescrits,
leur a-t-on défendu d'ouvrir les yeux et de lire, de retenir ce qu'elles
ont lu, et d'en rendre compte ou dans leur conversation, ou par leurs
ouvrages? Ne se sont-elles pas au contraire établies elles-mêmes dans
cet usage de ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou
par la paresse de leur esprit, ou par le soin de leur beauté, ou par une
certaine légèreté qui les empêche de suivre une longue étude, ou par le
talent et le génie qu'elles ont seulement pour les ouvrages de la main,
ou par les distractions que donnent les détails d'un domestique, ou par
un éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses, ou par une
curiosité toute différente de celle qui contente l'esprit, ou par un
tout autre goût que celui d'exercer leur mémoire? Mais, à quelque cause
que les hommes puissent devoir cette ignorance des femmes, ils sont
heureux que les femmes, qui les dominent d'ailleurs par tant d'endroits,
aient sur eux cet avantage de moins.

«On regarde une femme savante comme on fait une belle arme: elle est
ciselée artistement, d'une polissure admirable, et d'un travail fort
recherché; c'est une pièce de cabinet que l'on montre aux curieux, qui
n'est pas d'usage, qui ne sert ni à la guerre ni à la chasse, non plus
qu'un cheval de manège, quoique le mieux instruit du monde.

«Si la science et la sagesse se trouvent unies en un même sujet, je ne
m'informe plus du sexe, j'admire; et, si vous me dites qu'une femme sage
ne songe guère à être savante, ou qu'une femme savante n'est guère sage,
vous avez déjà oublié ce que vous venez de dire, que les femmes ne
sont détournées des sciences que par certains défauts: concluez donc
vous-mêmes que moins elles auraient de ces défauts, plus elles seraient
sages; et qu'ainsi une femme sage n'en serait que plus propre à devenir
savante, ou qu'une femme savante, n'étant telle que parce qu'elle aurait
pu vaincre beaucoup de défauts, n'en est que plus sage[30].»

[Note 30: La Bruyère, _Caractères_, ch. III, Des Femmes.]

Nous savons, en effet, que les femmes du monde se tenaient volontiers
alors éloignées de l'instruction la plus élémentaire. Avant que Molière
se fût moqué des pédantes, Mlle de Scudéry constatait, comme Fénelon
devait le faire après le succès des _Femmes savantes_, que le danger de
la science n'était pas aussi pressant ni aussi général chez la femme que
le péril de l'ignorance: «Encore que je sois ennemie déclarée de toutes
les femmes qui font les savantes, je ne laisse pas de trouver l'autre
extrémité fort condamnable, et d'être souvent épouvantée de voir tant de
femmes de qualité avec une ignorance si grossière que, selon moi, elles
déshonorent notre sexe[31].»

[Note 31: Le Grand Cyrus_, cité par M. Cousin, _la Société
française au XVIIe siècle_.]

«Apprenez à une fille à lire et à écrire correctement», dira Fénelon.
«Il est honteux, mais ordinaire, de voir des femmes qui ont de l'esprit
et de la politesse ne savoir pas bien prononcer ce qu'elles lisent...
Elles manquent encore plus grossièrement pour l'orthographe, ou pour
la manière de former ou de lier les lettres en écrivant: au moins
accoutumez-les à faire leurs lignes droites, à rendre leurs caractères
nets et lisibles[32].»

[Note 32: Fénelon, _De l'éducation des filles_, ch. XII.]

Mlle de Scudéry avait aussi parlé des fautes d'orthographe grossières
que commettaient des femmes aussi inhabiles à bien écrire qu'habiles à
bien parler. Elles embrouillent à un tel point les caractères dont elles
se servent, qu'une femme reporte à une autre toutes les lettres que
celle-ci lui a écrites de la campagne, et la prie de les lui déchiffrer
elle-même[33]. Mais ce manque d'orthographe et ce griffonnage ne
se remarquaient-ils pas jusque dans les lettres d'une spirituelle
épistolière comme Mme de Coulanges[34]?

[Note 33: _Le Grand Cyrus_, cité par M. Cousin, _la Société française
au XVIIe siècle._]

[Note 34: Lettre de Coulanges à Mme de Sévigné, 27 août 1694.]

Montaigne remarquait de son temps que tout, dans l'éducation des filles,
ne tendait qu'à éveiller l'amour[35]. La même observation est faite par
Mlle de Scudéry qui se plaint que le désir de plaire soit la seule
faculté que l'on cultive chez la femme: «Sérieusement,... y a-t-il
rien de plus bizarre que de voir comment on agit pour l'ordinaire en
l'éducation des femmes? On ne veut pas qu'elles soient coquettes ni
galantes, et on leur permet pourtant d'apprendre soigneusement tout ce
qui est propre à la galanterie, sans leur permettre de savoir rien qui
puisse fortifier leur vertu ni occuper leur esprit. En effet, toutes ces
grandes réprimandes qu'on leur fait dans leur première jeunesse... de ne
s'habiller point d'assez bon air, et de n'étudier pas assez les leçons
que leurs maîtres à danser et à chanter leur donnent, ne prouvent-elles
pas ce que je dis? Et ce qu'il y a de rare est qu'une femme qui ne peut
danser avec bienséance que cinq ou six ans de sa vie, en emploie dix ou
douze à apprendre continuellement ce qu'elle ne doit faire que cinq ou
six; et à cette même personne qui est obligée d'avoir du jugement jusque
à la mort et de parler jusques à son dernier soupir, on ne lui apprend
rien du tout qui puisse ni la faire parler plus agréablement, ni la
faire agir avec plus de conduite; et vu la manière dont il y a des dames
qui passent leur vie, on diroit qu'on leur a défendu d'avoir de la
raison et du bon sens, et qu'elles ne sont au monde que pour dormir,
pour être grasses, pour être belles, pour ne rien faire, et pour ne
dire que des sottises; et je suis assurée qu'il n'y a personne dans la
compagnie qui n'en connoisse quelqu'une à qui ce que je dis convient. En
mon particulier,... j'en sais une qui dort plus de douze heures tous les
jours, qui en emploie trois ou quatre à s'habiller, ou pour, mieux dire
à ne s'habiller point, car plus de la moitié de ce temps-là se passe à
ne rien faire ou à défaire ce qui avoit déjà été fait. Ensuite elle en
emploie encore bien deux ou trois à faire divers repas, et tout le
reste à recevoir des gens à qui elle ne sait que dire, ou à aller chez
d'autres qui ne savent de quoi l'entretenir; jugez après cela si la vie
de cette personne n'est pas bien employée!...

[Note 35: Montaigne, _Essais_, liv. III, ch. V.]

«Je suis persuadée... que la raison de ce peu de temps qu'ont toutes
les femmes, est sans doute que rien n'occupe davantage qu'une longue
oisiveté[36]...» Combien juste et profonde est cette dernière remarque!

[Note 36: _Le Grand Cyrus_, cité par M. Cousin, _la Société française
au XVIIe siècle_.]

La satire de Molière ne rendra que plus générales ces nonchalantes
habitudes, et la vie inoccupée des femmes produira avec la paresse,
la frivolité, le goût exagéré du luxe et des plaisirs mondains: pente
fatale qui mène promptement à l'abîme! Ou bien le désoeuvrement
amollira à un tel degré les femmes et les jeunes filles que, suivant le
témoignage de Mme de Maintenon, elles ne seront plus capables d'aucun
effort, même pour parler, même pour s'amuser; et que, inertes,
apathiques, elles ne sauront plus que manger, dormir[37]! Entre cette vie
et celle de la brute, je ne vois aucune différence; et, s'il en est une,
elle est tout entière à l'avantage de l'animal qui, du moins, se remue
pour chercher sa pâture.

[Note 37: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, éd. du M.
Lavallée, 145. Entretien avec les dames de Saint-Louis, 28 juin 1702]

Il était temps de remédier à l'anémie morale que nous révèle Mme
de Maintenon. Ce fut pour combattre ce mal que Fénelon écrivit son
admirable traité de l'_Éducation des filles_, et que Mme de Maintenon
appliqua les théories du saint prélat dans l'Institut de Saint-Louis,
à Saint-Cyr, qu'elle avait fondé pour les jeunes filles de la noblesse
pauvre[38]. Ces théories étaient elles-mêmes le résultat de l'expérience
que Fénelon avait acquise en dirigeant le couvent des Nouvelles
catholiques.

[Note 38: Le traité de _l'Éducation des filles_ parut en 1687, deux
ans après la fondation de Saint-Cyr, mais Mme de Maintenon consulta
Fénelon sur l'oeuvre qu'elle créait. Elle collabora avec lui et avec
l'évêque de Chartres pour le traité intitulé: _l'Esprit de l'Institut
des filles de Saint-Louis_. Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_,
52.]

De la pédanterie de quelques femmes, disait l'abbé Fleury, «on a conclu,
comme d'une expérience assurée, que les femmes n'étaient point capables
d'étudier, comme si leurs âmes étaient d'une autre espèce que celles des
hommes, comme si elles n'avaient pas, aussi bien que nous, une raison à
conduire, une volonté à régler, des passions à combattre, une santé à
conserver, des biens à gouverner ou s'il leur était plus facile qu'à
nous de satisfaire à tous ces devoirs sans rien apprendre[39].»

[Note 39: Fleury, _Traité du choix et de la méthode des études_,
XXXVIII. Études des femmes.]

S'instruire pour mieux remplir ses devoirs, pour former son jugement,
pour occuper sa vie, c'est là, en effet, le modèle de l'éducation au
XVIe et au XVIIe siècles, modèle qui ne fut pas suivi par la généralité
des familles, mais qui subsistait toujours. Mlle de Scudéry avait ainsi
défini le rôle de l'instruction chez la femme. Telle fut aussi la pensée
qui inspira Fénelon et Mme de Maintenon. Mais tous deux comprirent que
pour que leurs réformes fussent durables, il fallait préparer dans les
jeunes filles des mères éducatrices qui les perpétueraient. Pour former
ces mères, leur plan ne devait pas se borner à l'instruction des femmes,
mais il devait embrasser la grande et forte éducation qui ne sépare pas
l'enseignement intellectuel de l'enseignement moral.

Ces mères éducatrices étaient rares. L'éducation, si négligée dans bien
des familles mondaines, était en même temps comprimée. Et il faut dire
que ce système de compression dominait aussi, dès le XVIe siècle, dans
les familles les plus austères. Le principe romain qui régnait alors
dans le droit, passait dans les moeurs, et ce n'était pas à tort que
Fénélon souhaitait pour la jeune fille une plus douce atmosphère de
tendresse. La mère de Mme de Maintenon n'avait embrassé que deux fois sa
fille! Par contre, ces mères si avares de baisers étaient prodigues de
soufflets, témoin, au XVIe siècle, cette femme d'ailleurs si digne et
si respectable, Mme du Laurens: «Quant à nous autres filles qui estions
jeunes, ma mère nous menoit tous-jours devant elle, soit à l'église,
soit ailleurs, prenant garde à nos actions. Que si nous regardions çà et
là, comme font ordinairement les enfans, elle nous souffletoit devant
tous pour nous faire plus de honte...»[40]

[Note 40: Manuscrit de Jeanne du Laurens, publié par M. de Ribbe _Une
famille au XVIe siècle_.]

Fénelon et Mme de Maintenon étaient témoins de ce que, sous la
surveillance d'une mère grondeuse, la vie domestique pouvait avoir
d'ennuis pour la jeune personne. «Quelle est, dit Mme de Maintenon, la
fille qui ne travaille pas depuis le matin jusqu'au soir dans la chambre
de sa mère, et n'en fait pas son plaisir? Elle n'y trouve, le plus
souvent, que de la mauvaise humeur à essuyer, beaucoup de désagréments,
quelquefois même de mauvais traitements, et personne ne s'avise de la
plaindre et de lui procurer des délassements. La plupart travaillent
assidûment toute la semaine, et ne se promènent que les fêtes et
dimanches.[41]»

[Note 41: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 145.]

Il était des mères qui, très mondaines pour leur compte, et très sévères
pour celui de leurs filles, ne les emmenaient à la cour que dans une
attitude d'esclavage. «Mme la princesse d'Elbeuf, dit Mme de Maintenon,
joue toute la journée avec Mme la duchesse de Bourgogne; sa fille
est assise à son côté sans dire un seul mot; les jours ouvriers elle
travaille, et les dimanches et fêtes, elle est les bras croisés à
regarder jouer, et à s'intéresser au jeu de sa mère, et quelquefois,
lasse et ennuyée de regarder, elle ferme les yeux. Mme Colbert, que la
reine aimait beaucoup, et à qui elle faisait l'honneur de jouer avec
elle, avait sa fille debout près d'elle qui passait sa vie sans
parler[42].» Ces mères n'eussent pas permis à leurs filles de prendre la
parole sans avoir été interrogées.

[Note 42: Mme de Maintenon, _ouvrage cité_, 187. Instruction à la
classe verte, 1705.]

Les mères laissaient-elles leurs filles chez elles, la vie de celles-ci
n'était pas mieux dirigée. Une femme de chambre de la mère devenait la
gouvernante de la fille: «Ce sont ordinairement des paysannes, ou tout
au plus de petites bourgeoises qui ne savent que faire tenir droite,
bien tirer la busquière, et montrer à bien faire la révérence. La plus
grande faute, selon elles, c'est de chiffonner son tablier, d'y mettre
de l'encre: c'est un crime pour lequel on a bien le fouet, parce que la
gouvernante a la peine de les blanchir et de les repasser: mais mentez
tant qu'il vous plaira, il n'en sera ni plus ni moins, parce qu'il n'y a
rien là à repasser ni à raccommoder. Cette gouvernante a grand soin de
vous parer pour aller en compagnie, où il faut que vous soyez comme une
petite poupée. La plus habile est celle qui sait quatre petits vers bien
sots, quelques quatrains de Pibrac qu'elle fait dire en toute occasion,
et qu'on récite comme un petit perroquet. Tout le monde dit: La jolie
enfant! la jolie mignonne! La gouvernante est transportée de joie et
s'en tient là. Je vous défie d'en trouver une qui parle de raison[43].»

[Note 43: Mme de Maintenon, _ouvrage cité_, 156. Instruction aux
demoiselles de la classe verte, mars 1703.]

Dans les familles mondaines, quelle pernicieuse atmosphère entoure
la jeune fille! La grande âme sacerdotale de Fénelon est saisie de
tristesse devant le spectacle que présentent les désordres et les
discordes de la maison, la vie dissipée de la mère de famille. «Quelle
affreuse école pour des enfants! s'écrie-t-il. Souvent une mère qui
passe sa vie au jeu, à la comédie, et dans les conversations indécentes,
se plaint d'un ton grave qu'elle ne peut pas trouver une gouvernante
capable d'élever ses filles. Mais qu'est-ce que peut la meilleure
éducation sur des filles à la vue d'une telle mère? Souvent encore on
voit des parents qui, comme dit saint Augustin, mènent eux-mêmes leurs
enfants aux spectacles publics, et à d'autres divertissements qui ne
peuvent manquer de les dégoûter de la vie sérieuse et occupée dans
laquelle ces parents mêmes les veulent engager; ainsi ils mêlent le
poison avec l'aliment salutaire. Ils ne parlent que de sagesse; mais ils
accoutument l'imagination volage des enfants aux violents ébranlements
des représentations passionnées et de la musique, après quoi ils ne
peuvent plus s'appliquer. Ils leur donnent le goût des passions, et
leur font trouver fades les plaisirs innocents. Après cela, ils veulent
encore que l'éducation réussisse, et ils la regardent comme triste et
austère, si elle ne souffre ce mélange du bien et du mal. N'est-ce pas
vouloir se faire honneur du désir d'une bonne éducation de ses enfants,
sans en vouloir prendre la peine, ni s'assujettir aux règles les plus
nécessaires [44].»

[Note 44: Fénelon, _De l'éducation des filles,_ xiii.]

Devant ces tristes exemples, Fénelon et sa noble alliée comprennent
combien il est urgent d'élever la femme qui aura elle-même des enfants à
élever un jour. En considérant cette mission aussi bien que l'influence
qu'exercent les femmes, Fénelon juge même que la mauvaise éducation des
filles est plus dangereuse encore que celle des hommes[45]. Et Mme de
Maintenon, alors qu'elle engage les élèves de Saint-Cyr à ne donner
à leurs compagnes que de bons exemples, les prévient que par celles
d'entre ces jeunes filles qui sont destinées à devenir mères, la
transmission du bien et du mal s'opérera pendant les siècles des
siècles, et que des fautes commises mille ans plus tard feront peser une
effroyable responsabilité sur la personne qui aura laissé tomber une
mauvaise semence dans l'âme d'une mère future[46].

[Note 45: Fénelon, _De l'éducation des filles_, I.]

[Note 46: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 185. Entretien
avec les demoiselles de la classe bleue, 1705.]

Mme de Maintenon écrit aussi à une dame de Saint-Louis: «Que vous êtes
heureuse, ma chère fille, de ne pas dire un mot qui ne soit une bonne
oeuvre qui ira plus loin que vous[47]!»--«Il y a donc dans l'oeuvre de
Saint-Louis, si elle est bien faite et avec l'esprit d'une vraie foi et
d'un véritable amour de Dieu, de quoi renouveler dans tout le royaume la
perfection du christianisme,» disait _l'Esprit de l'Institut_. Et elle
se montrait ainsi la digne élève de ces Ursulines qui avaient formulé ce
principe: «Il faut renouveler par la petite jeunesse ce monde corrompu;
les jeunes réformeront leurs familles, leurs familles réformeront leurs
provinces, leurs provinces réformeront le monde[48].» Les Ursulines
s'appliquaient, elles aussi, à former des institutrices en même temps
que des élèves; mais nous reparlerons des services qu'elles rendirent.

[Note 47: Id. _id._, 216. Lettre à Mme de Saint-Périer, 1708.]

[Note 48: _Chronique des Ursulines_, citée par M. Legouvé. _Histoire
morale des femmes_.]

Fénelon et la fondatrice de Saint-Cyr jugent que tout dans d'instruction
de la mère future doit concourir à un double but: éclairer la piété,
fortifier la raison. Ils veulent former de solides chrétiennes, des
chrétiennes instruites de leur religion, des chrétiennes qui, suivant
le conseil de saint François de Sales, sauront sacrifier les pratiques
surérogatoires de la piété à leurs devoirs essentiels d'épouses et de
mères; ils veulent former aussi des femmes raisonnables qui, habituées à
s'appliquer le fruit de toutes les instructions qu'elles auront reçues,
deviendront de sûres conseillères, mettront les biens de l'âme au-dessus
des vanités du luxe et du monde; des femmes laborieuses, charitables,
«de bonnes moeurs, modestes, discrètes, silencieuses,... bonnes, justes,
généreuses, aimant d'honneur, la fidélité, la probité, faisant plaisir
dans ce qu'elles peuvent, ne fâchant personne, portant partout la
paix, ne désunissant jamais, ne redisant que ce qui peut plaire et
adoucir[49].» C'est l'idéal de la femme forte, cet idéal que Fénelon
présente à la dernière page de son livre et qui en est la vraie
conclusion. Et pour que soit pleinement réalisé cet idéal de la femme
forte qui rira encore à son dernier jour, Fénelon et Mme de Maintenon
demandent qu'on laisse s'épanouir dans la jeune fille cette aimable
gaieté qui annonce la paix de la conscience et qu'étouffait souvent
l'éducation domestique du XVIIe siècle.

[Note 49: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 193. Lettre aux
dames de Saint-Louis, 11 février 1706.]

Dans ce système d'éducation, l'instruction proprement dite devenait un
puissant moyen de préparer la femme forte. Ici encore Mme de Maintenon
semble s'être inspirée de Fénelon en appliquant à Saint-Cyr la méthode
pédagogique de celui-ci, cette méthode qui, admirablement appropriée aux
besoins de l'enfant, à la curiosité de l'adolescente, témoignait que
l'ancien supérieur des Nouvelles catholiques avait vu de près
se développer l'intelligence féminine et avait ainsi étudié les
enseignements que comporte chaque âge.

Cette méthode n'a point vieilli, non plus que les résultats qu'elle
poursuit.

De même que l'éducation morale, l'éducation intellectuelle doit tendre
à ce double but que nous avons signalé: former le jugement, éclairer la
piété, et rendre ainsi la femme plus capable de remplir ses devoirs. Au
lieu de cette instruction qui ne fait qu'encombrer la mémoire, Fénelon
et Mme de Maintenon veulent une instruction vraiment pratique qui soit
une force pour le caractère en même temps qu'une lumière pour l'esprit.

Pour la fondatrice de Saint-Cyr, il n'était pas jusqu'aux leçons
d'écriture qui ne servissent à l'éducation morale, et les exemples que
Mme de Maintenon traçait elle-même sur les cahiers des élèves étaient
des préceptes remplis de cette haute raison, de cette douce sagesse, de
cette délicatesse de sentiment qui distinguaient cette femme célèbre.
Elle s'appliquait à ce que les jeunes filles s'assimilassent le suc de
toutes les leçons qu'elles entendaient, et elle les engageait à écrire
leurs réflexions dans un livre spécial[50].

[Note 50: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_. À une époque
antérieure, Jacqueline Pascal, en religion soeur Sainte-Euphémie,
veillait aussi à ce que ses élèves s'appliquassent les fortes lectures
religieuses qu'elle leur faisait, mais qui étaient malheureusement
imbues des doctrines jansénistes. _Règlement pour les enfants de
Port-Royal_, composé par soeur Sainte-Euphémie en 1657 et imprimé en
1665, à la suite des _Constitutions de Port-Royal_. Voir ce règlement
dans l'ouvrage de M. Cousin, _Jacqueline Pascal_, appendice n° 2.--M.
Cousin fait remarquer que l'enseignement mutuel était judicieusement
appliqué dans ce règlement.]

Certes, ce n'était qu'à un petit nombre de connaissances que
s'appliquait cette méthode. Mais, selon l'esprit du XVIIe siècle, mieux
valait peu savoir et bien savoir que de posséder superficiellement un
plus grand nombre de connaissances. Aussi, quelque restreint que fût le
programme de Fénelon, nous dirons, avec Mgr Dupanloup, que _exquis
bon sens_, qui est l'âme du XVIIe siècle, pouvait souvent remplacer
l'enseignement des livres, et qu'une instruction très élémentaire
pouvait suffire alors qu'elle s'appuyait sur la base solide de la
raison[51]. Ce bon sens était un guide sûr, à l'aide duquel les femmes
devaient juger sainement aussi bien des oeuvres de l'esprit que des
choses de la vie.

[Note 51: Mgr Dupanloup, _Lettres sur l'éducation des filles_.]

Avec une forte instruction religieuse, très justement éloignée toutefois
des controverses théologiques, Fénelon ne prescrit donc à la jeune fille
que bien peu de connaissances: lire distinctement et naturellement,
écrire avec correction, parler avec pureté, savoir les quatre règles de
l'arithmétique pour faire les comptes de la maison, être initiée aux
choses de la vie rurale, aux droits et aux devoirs seigneuriaux,
apprendre les éléments du droit autant que ceux-ci se rapportent à
la condition de la femme, mais éviter cependant de faire servir ces
connaissances à une humeur processive. Après ces études qui, pour lui,
sont fondamentales et dont la dernière manque à nos programmes actuels,
Fénelon permet qu'on laisse lire aux jeunes filles des livres profanes
dont la solidité les dégoûtera de la creuse lecture des romans:
«Donnez-leur donc des histoires grecque et romaine; elles y verront des
prodiges de courage et de désintéressement. Ne leur laissez pas ignorer
l'histoire de France, qui a aussi ses beautés; mêlez-y celle des pays
voisins, et les relations des pays éloignés judicieusement écrites. Tout
cela sert à agrandir l'esprit et à élever l'âme à de grands sentiments,
pourvu qu'on évite la vanité et l'affectation[52].»

[Note 52: Fénelon, Éducation des filles, XII.]

C'est avec les mêmes précautions que le vénérable auteur souhaite que le
latin, la langue des offices de l'Église, remplace dans l'instruction
des jeunes filles l'italien et l'espagnol qui y figuraient alors, ces
deux idiomes dont l'étude entraîne la lecture d'ouvrages passionnés, et
qui, ne fût-ce qu'au point de vue littéraire, ne sauraient égaler la
vigoureuse beauté du latin.

«Je leur permettrais aussi, mais avec un grand choix, la lecture des
ouvrages d'éloquence et de poésie, si je croyais qu'elles en eussent le
goût, et que leur jugement fût assez solide pour se borner au véritable
usage de ces choses; mais je craindrais d'ébranler trop les imaginations
vives, et je voudrais en tout cela, une exacte sobriété: tout ce qui
peut faire sentir l'amour, plus il est adouci et enveloppé, plus il me
paraît dangereux.

«La musique et la peinture ont besoin des mêmes précautions[53].»

[Note 53: Id., _l. c._]

Fénelon souhaitait que, dans l'éducation de la jeune fille,
l'inspiration chrétienne animât la poésie, la musique, et
particulièrement l'alliance de ces deux arts, le chant. Mais cette
bienfaisante inspiration lui semblait bien difficile à rencontrer à une
époque où la poésie et la musique s'unissaient pour célébrer l'amour.
Nous verrons comment Racine allait réaliser le voeu de Fénelon.

Avec ce sentiment du beau qui faisait désirer à Fénelon que, pour leur
parure, les jeunes filles prissent pour modèle la noble simplicité des
statues grecques, il veut qu'elles étudient le dessin, la peinture, ne
fût-ce que pour exécuter leurs travaux manuels avec un art plus délicat
et pour faire régner dans certains arts industriels le goût qui y manque
trop souvent.

Tout est solide dans cette instruction. Nous n'y trouvons qu'un seul
défaut: une trop grande méfiance à l'endroit des oeuvres littéraires. En
éliminant tout ce qui, dans ces ouvres, enflamme les passions, il reste
encore assez de pages où l'on peut montrer à la jeune fille la sublime
alliance du beau et du bien. L'émotion même que font naître les grands
sentiments est sans péril lorsqu'elle est réglée par cette haute raison
que cultivaient dans leurs disciples les deux nobles éducateurs du XVIIe
siècle. Ils leur avaient appris à juger trop sainement des choses de
l'esprit pour que des sentiments exaltés leur donnassent le dégoût de la
vie réelle.

Bien que Mme de Maintenon élevât justement au-dessus de la forme
littéraire l'utilité du fond, elle ne négligeait pas chez les élèves
de Saint-Cyr l'élégante pureté de l'expression. Elle leur enseignait
elle-même ce style épistolaire où elle excellait, ce style naturel qui,
dans sa brièveté, se borne «à expliquer clairement et simplement ce que
l'on pense.» Elle composa pour ces jeunes personnes des _Proverbes_, des
_Conversations_ qui, tout en exerçant leur jugement, les initiaient aux
grâces de la causerie française. Elle fit plus. Après avoir entendu
l'une des «détestables» ouvres dramatiques que Mme de Brinon, première
supérieure de Saint-Cyr, composait pour ses élèves, «elle la pria de
n'en plus faire jouer de semblables, et de prendre plutôt quelque belle
pièce de Corneille ou de Racine choisissant seulement celle où il y
aurait le moins d'amour.» _Cinna_ fut représenté par les demoiselles de
Saint-Cyr. Je m'étonne que l'on n'ait point préféré _Polyeucte à Cinna_.
Ne semble-t-il pas que le choix de cette dernière pièce ait été une
flatterie ingénieuse à l'endroit du nouvel Auguste?

_Andromaque_ suivit _Cinna_ sur le théâtre de Saint-Cyr. Après la
représentation, Mme de Maintenon écrivit à Racine: «Nos petites filles
viennent de jouer votre _Andromaque_, et l'ont si bien jouée qu'elles
ne la joueront de leur vie, ni aucune autre de vos pièces.» Elle lui
demanda alors de composer «quelque espèce de poème moral ou historique
dont l'amour fût entièrement banni, et dans lequel il ne crût pas que
sa réputation fût intéressée, parce que la pièce resterait ensevelie à
Saint-Cyr, ajoutant qu'il lui importait peu que cet ouvrage fût contre
les règles, pourvu qu'il contribuât aux vues qu'elle avait de divertir
les demoiselles de Saint-Cyr en les instruisant[54].»

[Note 54: Mme de Caylus, citée par L. Racine, _Mémoires_.]

De ce désir de Mme de Maintenon naquirent successivement _Esther_,
_Athalie_, ces oeuvres dans lesquelles on ne saurait dire que la
réputation de Racine ne fût pas «intéressée», et qui, certes, ne
devaient pas demeurer «ensevelies à Saint-Cyr.» Ainsi, c'est pour
l'éducation des femmes qu'ont été écrites ces pages où l'harmonieux
génie de Racine s'élève à une incomparable grandeur en traduisant la
pensée biblique; ces pages immortelles qui comptent parmi les gloires
les plus pures de la France et qui témoigneraient au besoin que la foi a
toujours été la meilleure inspiration de la poésie.

Les tragédies jouées à Saint-Cyr durent charmer Fénelon qui avait désiré
que l'on exerçât les enfants à représenter, entre eux les scènes les
plus touchantes de la Bible. Et la musique se joignant à la poésie dans
les choeurs d'_Esther_ et d'_Athalie_, c'était là encore répondre au
voeu du maître qui avait si vivement souhaité que la musique et la
poésie, ces arts «que l'Esprit de Dieu même a consacrés», fussent
rappelées à une mission éducatrice qui était leur mission primitive:
«exciter dans l'âme des sentiments vifs et sublimes pour la vertu[55].»

[Note 55: Fénelon, _Éducation des filles_, ch. XII.]

On sait quel éclat eurent les représentations d'_Esther_: Louis XIV
présidant à l'admission des invités, en dressant lui-même la liste; et
le jour des représentations, le grand souverain se tenant près de la
porte, levant sa canne pour former une barrière et ne laissant entrer
que les personnes dont les noms figuraient sur la liste qu'il tenait
dans sa main royale. On sait aussi l'enthousiasme avec lequel _Esther_
fut accueillie et le charme touchant qu'ajoutaient à cette oeuvre déjà
si émouvante, les jeunes filles qui l'interprétaient, ces enfants de la
noblesse pauvre, qui vivaient loin de leurs familles, ces _jeunes et
tendres fleurs transplantées_ comme les compagnes d'Esther[56]. Le grand
Condé pleura à ce spectacle comme il avait pleuré dans son héroïque
jeunesse en entendant Auguste pardonner à Cinna.

[Note 56: Louis Racine, _Mémoires_. Les représentations d'_Esther_
eurent lieu en 1689. La même année, Racine composa pour les demoiselles
de Saint-Cyr quatre cantiques inspirés de l'Écriture sainte. Plusieurs
fois le roi se les fit chanter par ces jeunes personnes.--Racine et
Boileau avaient revu, au point de vue du style, les constitutions de
Saint-Cyr. (Note de M. Lavallée dans son édition des _Oeuvres de Mme de
Maintenon_.)]

Racine avait dirigé lui-même les répétitions de sa pièce. Quel maître
que celui-là! Combien ce grand chrétien devait faire pénétrer dans
les jeunes âmes les sublimes enseignements de son oeuvre: le courage
religieux qui fait braver la mort à une femme jeune et timide, la
confiance dans cette justice souveraine qui, à son heure, abaisse
l'orgueilleux et fait triompher l'innocent persécuté! Quel maître aussi
dans l'art de bien dire que le merveilleux poète qui initiait ses
élèves aux délicatesses de son style enchanteur! Mme de Maintenon avait
réellement atteint le but qu'elle poursuivait par ces représentations:
remplir de belles pensées l'esprit des jeunes filles, les habituer à un
pur langage et aussi à ce maintien noble et gracieux qui est essentiel
à la dignité de la femme, et que Mme de Maintenon enseignait aux
demoiselles de Saint-Cyr avec toutes les bienséances du monde.

Mais l'éclat de ces représentations eut des suites fâcheuses qui
compromirent jusqu'à la cause de l'instruction des femmes. Lorsque,
l'hiver suivant, Racine présenta _Athalie_ à Mme de Maintenon, des avis
donnés tantôt par des personnes bien intentionnées, tantôt par des
rivaux du poète, firent comprendre à la fondatrice de Saint-Cyr le
danger qu'il y avait à produire de jeunes filles sur un théâtre et
devant la cour. _Athalie_ ne fut donc représentée que devant le roi
et Mme de Maintenon, dans une chambre sans décors et par les jeunes
personnes revêtues de leurs uniformes de pension.

Si la réforme s'était arrêtée là, nous n'y aurions vu aucun
inconvénient. Mais Mme de Maintenon crut s'apercevoir que depuis les
représentations d'_Esther_ les demoiselles de Saint-Cyr n'étaient plus
les mêmes. L'orgueil et les folles vanités du monde avaient pénétré avec
les applaudissements de la cour dans ce pieux asile. Il n'était pas
jusqu'à cette faculté de raisonner que Mme de Maintenon avait développée
dans ses élèves, qui ne contribuât à en faire des pédantes. Elles
n'avaient aussi que trop imité ce ton de raillerie qui, chez Mme de
Maintenon, demeurait dans les limites d'un aimable enjouement, mais qui,
chez ces jeunes filles hautaines, devenait aisément de l'impertinence.

Mme de Maintenon écrit à Mme de Fontaines, maîtresse générale des
classes: «La peine que j'ai sur les filles de Saint-Cyr ne se peut
réparer que par le temps et par un changement entier de l'éducation que
nous leur avons donnée jusqu'à cette heure; il est bien juste que j'en
souffre, puisque j'y ai contribué plus que personne, et je serai bien
heureuse si Dieu ne m'en punit pas plus sévèrement. Mon orgueil s'est
répandu par toute la maison, et le fond en est si grand qu'il l'emporte
même par-dessus mes bonnes intentions. Dieu sait que j'ai voulu établir
la vertu à Saint-Cyr, mais j'ai bâti sur le sable. N'ayant point ce qui
seul peut faire un fondement solide, j'ai voulu que les filles eussent
de l'esprit, qu'on élevât leur coeur, qu'on formât leur raison; j'ai
réussi à ce dessein: elles ont de l'esprit et s'en servent contre nous;
elles ont le coeur élevé, et sont plus fières et plus hautaines qu'il ne
conviendrait de l'être aux plus grandes princesses; à parler même selon
le monde, nous avons formé leur raison, et fait des discoureuses,
présomptueuses, curieuses, hardies. C'est ainsi que l'on réussit quand
le désir d'exceller nous fait agir. Une éducation simple et chrétienne
aurait fait de bonnes filles dont nous aurions fait de bonnes femmes
et de bonnes religieuses, et nous avons fait de beaux esprits que
nous-mêmes, qui les avons formés, ne pouvons souffrir; voilà notre mal,
et auquel j'ai plus de part que personne[57].»

[Note 57: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 26. 20 septembre
1691.]

Mais pour remédier au mal, Mme de Maintenon perd cette mesure qui est le
trait distinctif de son caractère. S'imaginant que c'est l'instruction
qui enfle le coeur de ses élèves, elle supprime, dans le programme
d'études l'histoire romaine, l'histoire universelle. L'histoire de
France même trouve à peine grâce à ses yeux, et encore à la condition
de n'être qu'une suite chronologique des souverains. Les demoiselles de
Saint-Cyr ne seront plus guère occupées que par les travaux à l'aiguille
et par des instructions sur les devoirs de l'état auquel leur condition
les destine. Peu de lectures, si ce n'est dans quelques ouvrages de
piété; mais ici encore Mme de Maintenon veille à ce que ces lectures
puissent former le jugement et régler les moeurs, en même temps qu'elles
donneront à la piété un solide aliment.

Enfin Mme de Maintenon laisse échapper cette parole que rediront si
souvent les adversaires de l'instruction des filles: «Les femmes ne
savent jamais rien qu'à demi, et le peu qu'elles savent les rend
communément fières, dédaigneuses, causeuses, et dégoûtées des choses
solides[58].»

[Note 58: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 84. Instruction
aux religieuses de Saint-Louis. Juin 1696.]

Mme de Maintenon aurait pu se dire que, dans un certain ordre
de connaissances, les femmes peuvent acquérir plus que cette
demi-instruction qui en fait des pédantes. Elle aurait pu se dire aussi
que ce qui avait enorgueilli les demoiselles de Saint-Cyr, ce n'était
pas leur instruction, c'était la parade qu'on leur avait fait faire de
leurs talents.

Du reste cette réforme était trop exagérée pour qu'elle fût longtemps
appliquée. Selon Mme du Pérou, dame de Saint-Louis, Mme de Maintenon
n'avait voulu que déraciner le «fond d'orgueil» de Saint-Cyr, pour
établir ensuite un juste milieu dans les études. La correspondance et
les instructions de la fondatrice semblent prouver qu'il en fut ainsi.
Les tragédies, les _Proverbes_, les _Conversations_, ne figurent plus au
premier rang, mais sont réservés comme récompense du travail après les
devoirs de lecture et d'écriture. L'histoire n'est plus négligée, à
en juger par une leçon d'histoire contemporaine que Mme de Maintenon
octogénaire envoie à la classe bleue.

A Paris, dans la maison de l'Enfant-Jésus, trente jeunes filles nobles
étaient élevées d'après le modèle de l'Institut de Saint-Louis[59]. Mme
de la Viefville, abbesse de Gomerfontaine, et Mme de la Mairie, prieure
de Bisy, voulurent aussi employer cette méthode dans leurs couvents.
Mais ceux-ci admettant des filles de bourgeois et de vignerons, la
fondatrice de Saint-Cyr rappela à Mme de la Viefville et à Mme de la
Mairie, que si les mêmes principes moraux et religieux doivent être
donnés aux jeunes filles de condition inférieure, il n'en est pas
ainsi de l'éducation sociale et intellectuelle. Elle les engage donc
à proscrire de l'éducation donnée à ces enfants, tout ce qui pourrait
exalter leur imagination et leur faire rêver une autre vie que la
modeste existence à laquelle elles sont appelées. L'instruction
professionnelle, voilà ce qu'elle recommande pour ces jeunes personnes
avec l'enseignement de la lecture, de l'écriture, du calcul.

[Note 59: Par une touchante association, c'est dans cette même
maison, que huit cents femmes venaient chercher des secours et du
travail. Cette maison, située dans la rue de Sèvres, est aujourd'hui
occupée par l'hôpital de l'Enfant-Jésus. Sous sa nouvelle destination
de charité, elle a gardé son ancien nom. Guilhermy, _Inscriptions de la
France_, t. I, CCCLXXXVI.]

Mme de Maintenon se rencontrait encore avec Fénelon dans ce principe,
qu'il faut élever les filles pour la condition où elles doivent être
placées, pour le lieu même qu'elles doivent habiter. C'est la véritable
éducation professionnelle, sage, prudente, et qui, au lieu de faire
mépriser aux jeunes filles l'état où elles sont nées, les rend dignes
d'y faire honneur un jour[60].

[Note 60: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_; Fénelon, _De
l'éducation des filles_, ch. XII.]

L'instruction professionnelle existait donc au XVIIe siècle et même à
une époque antérieure. Henri Il avait créé à Paris, à l'hôpital de la
Trinité, rue Saint-Denis, une fabrique de tapisserie de haute et basse
lisse, fabrique qui avait pour jeunes ouvriers les orphelins recueillis
dans cette maison. Il y avait parmi eux trente jeunes filles qui étaient
ainsi initiées et exercées à notre vieil art national[61].

[Note 61: Guilhermy, _Inscriptions de la France_, t. I, ccclxxvi et
note 2. Paul Lacroix (Bibliophile Jacob), _les Arts au moyen âge et à
l'époque de la Renaissance_.]

Au XVIIe siècle, Mme de Miramion fonde la maison de la Sainte-Enfance où
des religieuses forment de petites orphelines au travail qui fait vivre,
à la foi qui soutient l'ouvrière. Elle fonde aussi un atelier où les
enfants apprennent, avec les ouvrages manuels, la lecture, l'écriture,
le catéchisme. Du reste, les travaux de couture étaient enseignés aux
jeunes filles dans ces petites écoles dont Mme de Miramion grossit
considérablement le nombre, et auxquelles elle prépara, elle aussi, de
dignes maîtresses dans ces saintes filles que le peuple reconnaissant
nomma les _Miramionnes_[62].

[Note 62: Mme de Miramion fonda plus de cent écoles. Bonneau-Avenant,
_Madame de Miramion_.]

L'instruction primaire poursuivait, en effet, son cours, et elle
continuait de faire une large part à l'instruction gratuite. Au XVIe
siècle elle avait pris un développement extraordinaire que les guerres
de religion vinrent ralentir, mais qui continua pendant les deux siècles
suivants. L'Église donnait à ce mouvement une énergique impulsion. Les
archevêques de Bordeaux rappellent dans tous leurs statuts la nécessité
de l'instruction populaire, et l'un d'eux, Mgr de Rohan, demande à ses
curés de se procurer tous des maîtres et des maîtresses d'école. En
1682, l'évêque de Coutances exhorte les pasteurs des paroisses à faire
instruire les filles par quelque pieuse femme qui se dévouera «à un si
saint emploi.» Pour lui la mission de l'institutrice est, on le voit, un
sacerdoce. En 1696, les curés de Chartres supplient leur évêque de leur
donner des maîtres et des maîtresses d'école pour moraliser le peuple
par l'instruction gratuite: l'ignorance leur semble la source principale
du vice[63].

[Note 63: Allain, _l'Instruction primaire avant la Révolution_.
1881.]

Des inscriptions du XVIIe et du XVIIIe siècles nous montrent d'humbles
curés de campagne fondant ou soutenant, dans leurs paroisses, des écoles
de filles aussi bien que des écoles de garçons[64]. Ces inscriptions
attestent aussi que de généreuses chrétiennes prirent part aux
fondations scolaires, justement regardées comme des oeuvres pies[65].
Dans le traité de l'_Éducation des filles_, Fénelon demande que l'on
apprenne aux futures châtelaines le moyen d'établir de petites écoles
dans leurs villages[66].

[Note 64: Guilhermy, _Inscriptions de la France_, t. III. DCCCLXXXIV
(Fontenay-sur-Bois); DCCCCXCVII (Genevilliers), etc.]

[Note 65: Ibid., t. III, DCCCLXXXII, DCCCCXIV, etc.]

[Note 66: Fénelon, _Éducation des filles_, ch. XII.]

Il serait trop long de citer tous les efforts de l'Église pour répandre
dans les plus humbles rangs de la société la lumière intellectuelle
dont elle est le foyer. Mais comment ne pas nommer quelques-unes des
communautés religieuses qui se dévouèrent à l'instruction du peuple? Dès
la fin du XVIe siècle, une femme admirable, Mlle de Sainte-Beuve,
fonde la communauté des Ursulines de France qui donnent l'instruction
gratuite. Elles enseignent à leurs élèves la lecture, l'écriture,
l'orthographe, le calcul[67]. En 1668, elles avaient 310 de ces
pépinières qui, d'après la pensée fondamentale de l'institut, devaient
préparer par l'enfant, par la jeune fille, la régénération de la famille
et de la société[68].

[Note 67: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 270. Instruction
aux demoiselles de la classe verte, mai 1714.--De curieux mémoires
récemment publiés, ajoutent une preuve de plus à la solide instruction
et au dévouement des Ursulines. Nous trouvons dans ces pages le nom
d'une fille des Godefroy, Louise-Catherine, en religion soeur Catherine
de l'Assomption, qui, à l'étude des saintes lettres, joignait celle du
latin, de la poésie, de l'arithmétique, et qui consacrait surtout son
zèle aux élèves les moins avancées. _Les savants Godefroy_. Mémoires
d'une famille pendant les XVIe, XVII, et XVIIIe siècles, par M. le
marquis de Godefroy-Ménilglaise. Paris, 1873.]

[Note 68: Voir plus haut, pages 33, 34.]

En 1789, parmi les autres communautés qui donnaient aux enfants
l'instruction primaire, les Filles de la Charité avaient 500 maisons:
les Soeurs d'Ernemont, 106 avec 11,660 élèves; les Soeurs d'Évron
recevaient dans leurs 89 établissements 3,000 élèves[69].

[Note 69: Chiffres recueillis par M. de Resbecq et cités par M.
Allain, _l'Instruction primaire avant la Révolution_.--La communauté
de Sainte-Marguerite ou de Notre-Dame-des-Vertus, et les Dames de la
Trinité instruisaient les filles du faubourg Saint-Antoine. Guilhermy.
_Inscriptions de la France_, t. I, CX-CXL.]

«Il y a ordinairement dans chaque paroisse deux écoles de charité, une
pour les garçons et l'autre pour les filles,» dit en 1769 un Traité du
gouvernement temporel et spirituel des paroisses[70].

[Note 70: Allain, _étude citée_. Sur les écoles de filles avant 1789,
voir le récent ouvrage de M. Albert Duruy, _l'Instruction publique et la
Révolution_.]

En chassant les religieux instituteurs de la jeunesse, en spoliant les
petites écoles, la Révolution allait plonger le peuple dans les ténèbres
de l'ignorance. Et la Révolution accuse de ces ténèbres ceux qui avaient
allumé et fait rayonner depuis tant de siècles le flambeau qu'elle-même
a éteint!

Si l'enseignement primaire avait poursuivi son cours au XVIIIe siècle,
nous ne saurions en dire autant de l'instruction donnée aux femmes du
monde. Quelque restreintes que fussent au XVIIe siècle les connaissances
que possédaient les disciples de Fénelon et de Mme de Maintenon, la
sûreté et la délicatesse de leur jugement pouvaient, nous l'avons
rappelé, suppléer en elles à l'étendue de l'instruction. Mais ce fond
solide, si rare même alors, manqua de plus en plus. La frivolité
seule domine au XVIIIe siècle. A cette époque la femme a la pire
des ignorances: celle qui veut décider de tout, en philosophie, en
politique, en religion. Telle grande dame qui n'a lu jusqu'alors que
dans ses Heures, se trouve, en une seule leçon, une philosophe sans le
savoir[71].

[Note 71: Taine, _les Origine de la France contemporaine. L'ancien
régime_.]

Les femmes les plus frivoles se passionnent pour la science. Vers 1782,
c'est une mode. On a dans son cabinet «un dictionnaire d'histoire
naturelle, des traités de physique et de chimie. Une femme ne se fait
plus peindre en déesse sur un nuage, mais dans un laboratoire, assise
parmi des équerres et des télescopes[72]. Les femmes du monde assistent
aux expériences scientifiques, elles suivent des cours de sciences
physiques et naturelles. En 1786, elles obtiennent la permission
d'assister aux cours du collège de France. A une séance publique de
l'Académie des Inscriptions, elles «applaudissent des dissertations sur
le boeuf Apis, sur le rapport des langues égyptienne, phénicienne et
grecque...» Rien ne les rebute. Plusieurs manient la lancette et même le
scalpel; la marquise de Voyer voit disséquer, et la jeune comtesse de
Coigny dissèque de ses propres mains[73].»

[Note 72: Id., _Id_.]

[Note 73: Id., _Id_.]

Il y avait là certainement quelques tendances louables. Nous ne pouvons,
par exemple, qu'applaudir à la décision qui permit aux femmes de suivre
les cours du Collège de France. Mais dans toutes les démonstrations que
provoqua chez la femme l'engouement de la science, il y a quelque chose
qui sent la parvenue. Elle exhibe ses richesses avec un étalage qui en
rappelle la date trop fraîche. En dépit de Molière et de Boileau, la
pédante a survécu, et avec la pédante, le préjugé contre une sage
instruction des filles.

Dans l'épître dédicatoire d'_Alzire_, adressée à Mme du Chatelet,
Voltaire, ayant à louer l'instruction de cette femme malheureusement
plus savante que vertueuse, citait des exemples contemporains qui lui
faisaient croire que son siècle ne partageait plus les préjugés que
Molière et Boileau avaient répandus contre l'instruction des femmes.
Mais Voltaire flattait son siècle, et à part quelques exceptions, la
jeune fille du XVIIIe siècle était élevée en poupée mondaine. «Une
fillette de six ans est serrée dans un corps de baleine; son vaste
panier soutient une robe couverte de guirlandes; elle porte sur la
tête un savant échafaudage de faux cheveux, de coussins et de noeuds,
rattaché par des épingles, couronné par des plumes, et tellement haut,
que souvent «le menton est à mi-chemin des pieds;» parfois on lui met du
rouge. C'est une dame en miniature; elle le sait, elle est toute à son
rôle, sans effort ni gêne, à force d'habitude; l'enseignement unique et
perpétuel est celui du maintien[74].»

[Note 74: Taine, _ouvrage cité_.]

Un écrivain du XVIIIe siècle, Mercier, nous dira: «Le maître de danse,
dans l'éducation d'une jeune demoiselle, a le pas sur le maître à lire,
et sur celui même qui doit lui inspirer la crainte de Dieu et l'amour de
ses devoirs futurs[75].»

[Note 75: Mercier, _Tableau de Paris_, 1783. T. VIII, ch. CDX.
Petites filles, Marmots.]

Les quelques notions de catéchisme que la jeune fille perdait bientôt
d'ailleurs dans le courant philosophique du siècle, n'occupaient, en
effet, qu'un rôle bien secondaire, je ne dirai pas dans l'éducation, ce
serait profaner ce mot, mais dans le dressage de la jeune fille. Tout
y était sacrifié à l'enseignement du maintien. Lorsque, par une mesure
d'économie, le cardinal de Fleury décide Louis XV à faire élever ses
filles à l'abbaye de Fontevrault où, trop souvent, gâtées en filles de
roi, elles n'ont guère d'autre règle que celle de leurs fantaisies,
l'une des princesses, Mme Louise de France, ne connaît pas encore, à
douze ans, toutes les lettres de son alphabet. Un seul professeur d'art
d'agrément a suivi ses royales élèves à Fontevrault; c'est encore le
maître à danser[76]!

[Note 76: Mme Campan, _Mémoires sur la vie de Marie-Antoinette_.]

Huit jours avant son mariage, la future duchesse de Doudeauville, Mlle
de Montmirail, âgée de quinze ans, est mise dans un coin de la salle à
manger, avec une robe de pénitence, pour avoir mal fait sa révérence à
son entrée dans le salon d'une mère aussi sévère que fantasque[77]!

[Note 77: Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville]

Mais empruntons encore à Mercier quelques traits relatifs à cette
éducation qui, «dès la plus tendre enfance...imprègne, pour ainsi dire,
l'âme des femmes de vanité et de légèreté.» Pour la petite fille, «la
marchande de modes et la couturière sont des êtres dont elle évalue
l'importance, avant d'entendre parler de l'existence du laboureur qui la
nourrit, et du tisserand qui l'habille. Avant d'apprendre qu'il y aura
des objets qu'elle devra respecter, elle sait qu'il ne s'agit que d'être
jolie, et que tout le monde l'encensera. On lui parle de beauté avant
de l'entretenir de sagesse. L'art de plaire et la première leçon de
coquetterie sont inspirés avant l'idée de pudeur et de décence, dont un
jour elle aura bien de la peine à appliquer le vernis factice sur cette
première couche d'illusion.

«Qu'on daigne regarder avec réflexion ces marionnettes que l'on voit
dans nos promenades, préluder aux sottises et aux erreurs du reste
de leur vie. Le _petit monsieur_, en habit de tissu, et la _petite
demoiselle_, coiffée sur le modèle des grandes dames, copiant, sous les
auspices d'une _bonne_ imbécile, les originaux de ce qu'ils seront un
jour. Toutes les grimaces et toutes les affectations du petit maître
sont rassemblées chez le _petit monsieur_. Il est applaudi, caressé,
admiré en proportion des contorsions qu'il saisit. La _petite
demoiselle_ reçoit un compliment à chaque minauderie dont son petit
individu s'avise; et si son adresse prématurée lui donne quelque
ascendant sur le petit _mari_, on en augure, avec un étonnement stupide,
le rôle intéressant qu'elle jouera dans la société[78].»

[Note 78: Mercier, _l. c._]

La petite fille grandit dans l'ennui et l'oisiveté sous ce toit paternel
qui souvent n'abrite pour elle ni caresses ni sourire. Le matin, quand
la mère est à sa toilette, la petite fille vient cérémonieusement lui
baiser la main; elle voit encore ses parents aux heures des repas[79].

[Note 79: _Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville_;
Taine, _les Origines de la France contemporaine. L'ancien régime_.]

La mère aime-t-elle sa fille ou du moins croit-elle l'aimer, la
garde-t-elle dans sa chambre, cette chambre est, comme au XVIIe siècle,
une prison où l'enfant, privée de tout mouvement, est tour à tour
encensée ou grondée; «toujours ou relâchement dangereux ou sévérité mal
entendue; jamais rien selon la raison. Voilà comment on ruine le corps
et le coeur de la jeunesse[80].»

[Note 80: Rousseau, _Émile_, V.]

Devant cette jeune fille condamnée au rôle d'automate, Rousseau,
l'ennemi, des couvents, se prend à regretter ces maisons où l'enfant
peut se livrer à ses joyeux ébats, sauter et courir.

Rousseau parlait ainsi dans le livre par lequel il crut pouvoir réformer
l'éducation, aussi bien celle des femmes que celle des hommes.

Au milieu de ses folles utopies, Rousseau établit néanmoins dans
l'_Émile_ un principe que feraient bien de méditer les émancipateurs
actuels de la femme: c'est qu'il faut élever chaque sexe selon sa
nature, et ne pas faire de la femme un homme, pas même un honnête homme!
Il faut simplement en faire une honnête femme; «Elles n'ont point de
collèges! s'écrie-t-il. Grand malheur! Eh! plût à Dieu qu'il n'y en eût
point pour les garçons[81]!» Je n'achève la phrase de Rousseau que pour
compléter la citation, mais non pour l'approuver jusqu'au bout. Il est
certain que la vie de collège est aussi nécessaire à l'homme, pour le
préparer à la vie publique, qu'elle serait funeste à la femme qui est
destinée à l'existence du foyer.

[Note 81: Rousseau, _l. c._]

Rousseau dit que l'éducation doit préparer une femme qui comprenne
son mari, une mère qui sache élever ses enfants. Ce sont là de sages
préceptes que nous trouvions dans les siècles précédents, mais que le
faux jugement de Rousseau applique fort mal, comme d'habitude. C'est
que, au lieu de reconnaître l'existence du péché originel, le philosophe
admet la bonté absolue de la nature humaine. Tous les instincts de cette
nature sont bons; il n'y a qu'à les développer. La ruse est l'instinct
naturel de la femme: c'est cette ruse qu'il faut laisser croître. La
grande science de la femme sera d'étudier le coeur de l'homme pour
chercher adroitement à plaire. Cette étude est la seule que Rousseau
encourage chez la jeune fille. Il lui permet d'ailleurs d'apprendre sans
maître tout ce qu'elle voudra, pourvu que ses connaissances se bornent à
des arts d'agrément qui la rendront plus capable de plaire à son mari.
C'est en vain que Rousseau a prêché la réforme de l'éducation; ses
belles théories n'aboutissent qu'à l'éducation du XVIIIe siècle: l'art
de plaire[82].

[Note 82: Taine, _ouvrage cité_.]

Aucune réforme sérieuse n'était possible avec le système d'un philosophe
qui enlevait à l'éducation de la femme comme à celle de l'homme la seule
base solide: l'éducation religieuse. Rousseau, qui trouvait qu'il n'est
peut-être pas temps encore qu'à dix-huit ans, l'homme apprenne qu'il a
une âme, Rousseau permet cependant que l'on instruise plus tôt la femme
des vérités religieuses. Il est vrai que c'est par un motif assez
irrespectueux pour l'intelligence féminine: Jean-Jacques trouve que si,
pour apprendre les vérités religieuses à la femme, on attend qu'elle
puisse les comprendre, elle ne les saura jamais. Peu importe donc que ce
soit plus tôt ou plus tard.

La religion de Rousseau, cette religion dont le Vicaire savoyard est
l'éloquent apôtre, est fort élastique: c'est la religion naturelle. Il
est vrai qu'au temps où nous vivons, il faut savoir gré à Jean-Jacques
de n'avoir biffé ni l'existence de Dieu ni l'immortalité de l'âme.

Impuissantes--heureusement--à passer dans la vie réelle, les rêveries
éducatrices de Rousseau rappellent cependant aux mères qu'elles ont des
filles. Elles ont maintenant le goût de la sensiblerie maternelle. Mais,
incapable de comprendre que cette enfant représente pour elle un devoir,
la mère ne voit en elle qu'un plaisir. On initie la petite fille aux
grâces du parler élégant. On fait de cette enfant, qui y est déjà si
bien préparée, une petite comédienne de salon. Elle reçoit pour maîtres
des acteurs célèbres; elle joue dans les proverbes, dans les comédies,
dans les tragédies. Rousseau n'avait sans doute pas prévu tous ces
résultats, mais n'en avait-il pas préconisé le principe: l'art de
plaire?

Une disciple de Rousseau, Mlle Phlipon, la future Mme Roland, parut
donner un fondement plus solide à l'éducation des femmes quand elle
écrivit un discours sur cette question proposée par l'Académie de
Besançon: Comment l'éducation des femmes pourrait contribuer à rendre
les hommes meilleurs. Suivant la méthode de Rousseau, la jeune
philosophe juge que pour répondre à cette question il faut suivre les
indications de la nature. Cette méthode lui fait découvrir que c'est par
la sensibilité que les femmes améliorent les hommes et leur donnent le
bonheur: c'est donc la sensibilité qu'il faut développer et diriger
en elles par une instruction qui éclaire leur jugement. Développer la
sensibilité, c'est-à-dire le foyer le plus ardent et le plus dangereux
qui soit dans le coeur de la femme! En vain, Mlle Phlipon prétend-elle
régler la marche du feu. Oui, avant l'incendie, on peut et l'on doit
diriger la flamme; mais quand tout brûle, est-ce possible? Allumer
l'incendie et se croire la faculté de se rendre maître du feu, quelle
utopie!

Telle est l'éducation par laquelle l'élève de Rousseau prépare l'épouse
et la mère éducatrice. Tout ici, même l'exercice de la réflexion, doit
concourir à rendre la femme plus aimante et plus aimable. N'est-ce pas
encore; avec une plus généreuse inspiration, le système de Rousseau:
l'art de plaire? Aussi, bien que Mlle Phlipon accorde à l'instruction
des femmes une place que l'_Emile_ ne lui avait pas attribuée, ses
conclusions ne s'écartent guère de celles de son maître. Non plus que
Rousseau d'ailleurs, elle ne sait leur donner une valeur pratique. Elle
avoue elle-même à la fin de son discours qu'elle est «plus prompte à
saisir les principes» qu'elle n'est «habile à détailler les préceptes
[83].»

[Note 83. M. Faugère a fait rechercher le manuscrit du discours de
Mme Roland, dans les archives de l'Académie de Besançon. Il a publié ce
travail inédit dans son édition des _Mémoires_ de Mme Roland. 1864.]

Ce n'est pas dans la prédominance absolue de la sensibilité, c'est dans
l'harmonie du coeur et de la raison qu'est le secret de la véritable
éducation, mais il n'appartient pas à la philosophie naturelle, de
livrer ce secret.

Tandis que les philosophes dissertaient sur l'éducation, tandis que
des mères mondaines s'essayaient à appliquer les théories de Rousseau,
quelques familles, bien rares il est vrai, continuaient de chercher les
traditions éducatrices à leur véritable source: le christianisme. J'aime
à remarquer ces traditions dans la postérité du chancelier d'Aguesseau.
Un esprit supérieur avait toujours distingué les femmes de cette
famille. La femme et la soeur du chancelier nous apparaîtront plus tard.
Sa fille aînée, la future comtesse de Chastellux, reçut chez les dames
de Sainte-Marie de la rue Saint Jacques, une solide instruction. Rentrée
dans sa famille, elle se livra d'elle-même à de fortes études. Son père
l'y encourageait: «J'espère, lui écrivait-il, que vous humilierez par
vos réponses la vanité de vos frères, qui croient être d'habiles gens,
et que vous leur ferez voir que la science peut être le partage des
filles comme des hommes.» Ce serait là un avis un peu téméraire s'il ne
trouvait son correctif dans cette autre phrase: «Ce que je trouve
de beau en vous, ma chère fille, c'est que vous ne dédaignez pas de
descendre du haut de votre érudition, pour vous abaisser à faire tourner
un rouet.» Plus tard, le chancelier s'intéressait à la prédilection
que sa petite-fille, Mlle Henriette de Fresnes, avait pour l'histoire
ancienne et particulièrement pour ce qui concernait l'Égypte. Il se
plaisait au style de cette jeune personne, mais il la félicitait aussi
de garder le goût des occupations ménagères: «Je suis ravi de voir que
vous savez _pâtisser_ aussi bien qu'écrire, et que vous cherchez
de bonne heure à imiter les moeurs des femmes et des filles des
patriarches. Vous me permettrez cependant de préférer toujours les
ouvrages de votre esprit à ceux de vos doigts[84].»

[Note 84: D'Aguesseau, _Lettres inédites_. A Mlle d'Aguesseau, 13
octobre 1712; à Mlle Henriette de Fresnes, 4 janvier et 27 février
1745; et dans le même ouvrage, _Essai sur la vie de Mme la comtesse de
Chastellux_, par Mme la marquise de la Tournelle, sa fille.]

Mlle Henriette de Fresnes. qui devint la duchesse d'Ayen, trouvait donc,
dans les traditions de sa famille, une plus sûre méthode d'éducation que
celle de l'_Émile_. Elle l'applique avec la sollicitude maternelle la
plus éclairée. En élevant ses cinq filles, la duchesse fortifie leur
jugement, fait planer leurs âmes au-dessus des intérêts terrestres, et
leur apprend qu'il faut tout sacrifier à la vertu. Elle lit avec ses
filles les pages les plus éloquentes des anciens et des modernes, ainsi
que les plus belles oeuvres de la poésie. Elle forme elle-même ces
admirables mères qui, à travers la tourmente de la Révolution, gardent
ses enseignements pour les transmettre à notre siècle: Mme de La
Fayette, Mme de Montagu; Mme de Montagu qui disait à ses filles que «la
vérité ne nous est pas donnée seulement pour orner notre esprit, mais
pour être pratiquée[85].» Belle définition qui résume tout ce que la
vieille éducation française nous a donné de meilleur.

[Note 85: Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu.]

Du XVIe au XVIIIe siècles, quelles jeunes filles produira d'une part
l'éducation mondaine, de l'autre l'éducation domestique?

Au XVIe siècle, la première de ces éducations nous offre, dans son
expression typique, la fille d'honneur attachée à une reine ou à une
princesse. Elle figure dans les ballets, elle assiste aux tournois; ou,
bien, à cheval, la plume au vent, elle escorte avec ses compagnes la
litière d'une royale voyageuse. Elle porte gaiement la vie, la mort
même; et, vaillante, elle fait de sa tendresse le prix de la valeur
guerrière. Mais, dans l'_escadron volant_ de Catherine de Médicis, elle
met à moins haut prix son amour, et sert l'astucieuse politique de la
reine pour séduire les hommes qu'il faut gagner[86].

[Note 86: Brantôme, les deux livres des _Dames_; Marguerite de
Valois, reine de France et de Navarre, _Mémoires_.]

La légèreté des filles d'honneur pouvait aller jusqu'à la plus
effroyable immoralité. Brantôme nous en donne des preuves suffisantes.
Ne nous montre-t-il pas de ces jeunes filles buvant dans une coupe où un
prince a fait graver les scènes les plus immorales! Si quelques-unes de
ces jeunes filles détournent les yeux, d'autres regardent effrontément,
échangent tout haut d'ignobles réflexions, et osent même étudier les
infâmes leçons qui leur sont présentées[87]!

[Note 87: Brantôme, _Second livre des Dames_.]

Sous Louis XIV, la dépravation, pour être moins éhontée, n'en existe
pas moins parmi les filles d'honneur. Elles sont exposées ou s'exposent
elles-mêmes aux hommages outrageants. La maréchale de Navailles est
obligée de faire murer l'escalier qui mène le jeune roi chez les filles
d'honneur.

Mais dans les familles demeurées patriarcales, d'autres habitudes
préparent dans la jeune fille la gardienne du foyer. Au sein de
l'austère retraite où la protège l'honneur domestique, elle verra dans
la vie, non cette fête perpétuelle que rêvent les filles de la cour,
mais une rude épreuve à laquelle elle doit préparer son âme.

Dans les familles même qui ne prennent de la cour que l'élégance et qui
en repoussent la corruption, la jeune fille conserve cette grâce suave
et chaste, cette dignité et cette simplicité, cette douceur et cette
force morale que lui avait donnée le moyen âge. Il s'y joint même
quelque chose de plus dans ce milieu d'une distinction souveraine.
Quand, aux attraits de la vierge chrétienne, venaient s'unir les dons
exquis de l'intelligence, le charme des nobles manières et du gracieux
parler, on avait dans son expression la plus accomplie le type de la
jeune fille française.

Au XVIe siècle et au commencement du XVIIe, les luttes du temps font
souvent prédominer chez la jeune fille la force sur la douceur.
Corneille dut peindre d'après nature ces _adorables furies_ qui, tout
entières à la vengeance d'un père, immolent à cette vengeance leurs plus
tendres sentiments, et sacrifient à un faux point d'honneur les lois de
la miséricorde, celles de la justice même. Mais, à côté de ces natures
ardentes, le doux type de la jeune fille subsiste toujours, et des
temps plus calmes permettront de le voir plus souvent dans sa paisible
sérénité. Racine l'avait sous les yeux en dessinant Iphigénie. Molière
le respecta généralement dans ses comédies. Nobles ou bourgeoises, la
plupart de ses jeunes filles, gracieuses et modestes comme Iphigénie,
ont comme celle-ci la tendresse filiale, le respect de la volonté
paternelle, la force des généreuses renonciations. Sans doute le poète
comique ne leur demande pas d'immoler leur vie,--ce n'était pas son
rôle,--mais elles savent sacrifier leurs sentiments les plus chers au
souvenir d'un père, au repos d'un fiancé. Nous retrouverons encore
cette touchante figure de la jeune fille française dans la société
artificielle du XVIIIe siècle, cette société, tour à tour, et même à
la fois, sentimentale et spirituellement légère; et Bernardin de
Saint-Pierre immortalisera dans sa Virginie ce type de la tendresse,
du dévouement et de la céleste pureté qui, devant une mort soudaine et
terrible, fait refuser à la jeune fille le salut qui l'alarme dans les
plus intimes délicatesses de sa pudeur.

Et si nous passons dans la vie réelle, que de ravissantes figures depuis
ces jeunes filles du XVIe siècle qui allient les plus humbles devoirs
domestiques au culte des lettres, jusqu'à ces nobles créatures du
XVIIe et du XVIIIe siècles, Louise de la Fayette, Marthe du Vigean,
Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, anges de la terre qui s'envolent vers
les saintes régions du cloître sans que leurs blanches ailes aient
reçu la moindre poussière terrestre! Et, au milieu de la tourmente
révolutionnaire, que de touchantes physionomies encore, depuis
cette _Jeune Captive_ dont André Chénier recueillit, dans sa poésie
enchanteresse, les mélancoliques regrets et les invincibles espoirs[88];
jusqu'à Madame Élisabeth de France et ses glorieuses émules qui, devant
l'échafaud, immolent avec un sublime courage ces mêmes regrets, ces
mêmes espoirs, et prouvent que le pays de Jeanne d'Arc n'a pas cessé
d'enfanter des vierges-martyres!

[Note 88: Bien que l'héroïne de ce poëme, Mlle de Coigny, n'ait pas
gardé dans la suite de sa vie le charme que nous a révélé André Chénier,
elle est toujours restée, comme l'a dit M. Caro, la jeune fille
immortalisée par le poète, _la Jeune captive_. Caro, _la Fin du XVIIIe
siècle_.]

Sans doute, comme nous l'avons remarqué, les tendresses du foyer seront
souvent comprimées pour la jeune fille. Mais ces tendresses déborderont
plus d'une fois. On verra des Antigones soutenir leurs parents
infirmes[89]. L'amour filial, l'amour fraternel auront leurs héroïnes,
comme la généreuse soeur de François Ier captif, comme la duchesse de
Sully pendant la Fronde, Mlle de Sombreuil et Mlle Cazotte pendant la
Révolution.

[Note 89: Mme la baronne d'Oberkirch, _Mémoires; les savants
Godefroy_. Mémoires d'une famille, etc.]

Mme de Miramion, qui n'avait que neuf ans lorsqu'elle perdit sa mère, en
devint malade de chagrin; et toute sa vie, sa figure, de même que son
esprit, garda la mélancolique impression de ce souvenir. Dès le jeune
âge où elle fut privée de sa mère, elle devait regretter de ne l'avoir
pas assez aimée[90].

[Note 90: Récit de la vie de Mme de Miramion, écrit par elle-même,
d'après l'ordre de son directeur, M. Jolly, 1677. Bonneau-Avenant, _Mme
de Miramion_.]

«En aimant ma mère, j'ai appris à aimer la vertu, dira dans une maladie
mortelle Mme de Rastignac, fille de la duchesse de Doudeauville. J'ai
toujours cru entendre la voix de Dieu quand elle me parlait, et en lui
obéissant, c'est sa volonté que j'ai cru faire.»

Les terreurs de la mort agitent la jeune femme: «Restez avec moi»,
dit-elle à l'admirable mère qui a inspiré un tel éloge. «Restez avec
moi; près de vous je n'ai jamais rien redouté.» Comme l'enfant bercé par
sa mère, la malade s'endormait en sentant veiller sur elle cette tendre
sollicitude. Mais la mort est là et va saisir sa proie. «Je remercie
Dieu en mourant de n'avoir pas eu dans le cours de ma vie une seule
pensée que je ne vous aie fait connaître», dit Mme de Rastignac à sa
mère.

Elle va recevoir les sacrements: «Ce sera pour ce soir,» dit-elle au
saint prêtre qui l'assiste: «Je désire épargner ce spectacle à la
sensibilité de mes parents, mais j'ai prié ma mère de s'y trouver, il
lui en coûterait trop de s'éloigner; d'ailleurs, j'ai besoin de sa
présence; elle est mon ange, elle est ma vie, je croirai n'avoir rien
fait de bien sans elle; je dois à ses soins la prolongation de mes
jours, et mon salut à ses vertus[91].»

[Note 91: _Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville_.
Cette scène se passe en 1802; mais nous l'avons rattachée à l'ancienne
France, qui forma Mme de Rastignac.]

Aux premiers temps de sa maladie, elle avait pressenti sa fin prochaine.
Jeune, charmante, adorée, elle disait: «Je suis résignée à tout ce
que Dieu voudra, mais je conviens qu'il m'en coûterait de quitter la
vie.--Cela est simple, lui répondit-on, à vingt et un ans, avec tous les
avantages qui assurent le bonheur.--Non, reprit-elle en riant, ce ne
sont pas là des biens, vous ne m'entendez pas.--Mais vous êtes épouse et
mère!--Ah! je le sens plus vivement que jamais!... et je suis
fille[92]!»

[Note 92: Même ouvrage.]

«Et je suis fille!» Ce fut avec un déchirant accent que la malade
prononça ces paroles qui révélaient que, pour cette angélique créature,
l'amour filial avait été le sentiment dominant de sa vie.

Toutefois le sévère principe romain de l'autorité paternelle l'emportait
généralement sur l'amour dans les foyers de la vieille France. La tâche
de la jeune fille était particulièrement lourde dans les familles nobles
réduites à la pauvreté. Les filles du logis tenaient souvent lieu de
servantes. A la ville, elles font le marché; elles travaillent dans
un grenier. A la campagne, elles respirent du moins le grand air des
champs, mais elles joignent aux travaux du ménage les occupations de la
vie rurale. Il en est qui ont à surveiller «quelques dindons, quelques
poules, une vache, encore trop heureuses d'avoir à en garder», dit Mme
de Maintenon qui, elle aussi, des sabots aux pieds, une gaule à la main,
avait gardé les dindons d'une tante riche cependant, mais avare[93].

[Note 93: Mme de Maintenon, _Conseils et instructions aux demoiselles
de Saint-Cyr pour leur conduite dans le monde_, édition de M. Lavallée.
Instructions de 1706 et de 1707. Mme de Staal de Launay nous montre
aussi ses deux futures belles-filles tenant le ménage paternel. V. ses
_Mémoires_.]

Une lettre écrite en 1671 et qui nous fait pénétrer dans une
gentilhommière normande, nous initie à la rude existence que menaient
les filles de la maison:

...Nous avons esté les mieux receus du monde tant de M. mon oncle que de
Mme ma tante et de tous mes cousins et cousines... ils sont au nombre de
neuf. L'aisné est un garçon... après suivent quatre filles... l'aisnée
su nomme Nanette, 17 à 18 ans, de taille dégagée, assez grande,
passablement belle, fort adrette; elle fait avec sa cadette suivante
tout l'ouvrage de la maison; encore dirigent-elles le manoir de la
Fretelaye à demi-lieue de là. Cette cadette, Manon, âgée de 15 ans, trop
grosse pour sa taille, est belle et a bonne grâce, mais gagneroit à ne
pas être tant exposée au soleil en faisant tout le ménage de la maison.
La troisième, Margot, n'est ni belle ni bonne (13 à 14 ans), la
quatrième, Cathos (dix ans), assez bonne petite fille, presque sourde, a
des yeux de cochon, un nez fort camard, un teint tout taché de brands de
Judas. Suivent deux frères: Jean-Baptiste, agé de huit ans, gros garçon
qui aura quelque jour bonne mine et promet quelque chose; François, agé
de sept ans, promettant moins et méchant comme un petit démon, sec
comme un hareng soret... Vient après eux une fille de cinq ans, nommée
Madelon, qui ne sçait pas que nous soyons partis, car elle en mourrait
de déplaisir. Le dernier, Pierrot, petit démon, a deux ans et sept mois,
tette encore, et donne à sa mère, luy seul, plus de peyne que tous les
autres... Pour leurs habits, ils sont assez propres et honnestes suivant
que l'on se vestit dans le pays... les deux filles ont des robes
d'estamine de Lude avec des jupes de serge de Londres fort propre[94]...

[Note 94: Lettre de Denis III Godefroy, 3 octobre 1671. _Les savants
Godefroy_. Mémoires d'une famille, etc.]

Au milieu de cette nombreuse famille, de ces enfants volontaires, on se
représente ce qu'était l'existence des jeunes ménagères! La vie active
qu'elles menaient nous semble au demeurant plus heureuse que la vie
comprimée qui était le partage des jeunes filles riches.

Sous l'humble toit paternel la fille du gentilhomme pauvre était
protégée par ces fermes principes qui, dans leur rigueur même,
sauvegardaient sa dignité. Mais que de déceptions, que d'amères
tristesses pour la jeune fille qui, élevée dans un milieu
aristocratique, tombait dans la misère sans être entourée d'une famille!
Est-il rien de plus navrant que la détresse de Mlle de Launay, cette
pauvre fille qui, réduite à la domesticité, subit les humiliations de
son nouvel état devant les hommes même qui l'ont entourée d'hommages, et
essuie jusqu'aux insultants mépris des autres caméristes qui n'ont ni
son instruction, ni ses talents, et qui se vengent de cette infériorité
en se moquant de son inaptitude à leur métier[95]? Et que dire des
malheureuses enfants qui, bien plus à plaindre encore que Mlle de
Launay, sont livrées par un père ou par une mère qui exploite leur
honneur[96]?

[Note 95: Mme de Staal de Launay, _Mémoires_.]

[Note 96: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_; Mme Campan,
_Souvenirs_, portraits, anecdotes.]

Quant aux filles de familles riches, quel sort les attendait?

Bien qu'au XVIe siècle le droit romain ait triomphé du droit germain, le
droit d'aînesse échappe à cette influence, et généralement aussi, les
filles sont, comme les cadets, sacrifiées à l'aîné de leurs frères, et
ne reçoivent qu'une dot[97]. Néanmoins, cette dot paraît encore trop
lourde à bien des familles qui se débarrasseront de cette charge au
moyen du couvent. C'est avec une généreuse indignation que Bourdaloue
flétrira le crime de ces parents qui, forçant les vocations, osent jeter
à Dieu des coeurs qu'il n'a pas lui-même appelés: L'établissement de
cette fille coûterait; sans autre motif, c'est assez pour la dévouer à
la religion. Mais elle n'est pas appelée à ce genre de vie: il faut bien
qu'elle le soit, puisqu'il n'y a point d'autre parti à prendre pour
elle. Mais Dieu ne la veut pas dans cet état: il faut supposer qu'il l'y
veut, et faire comme s'il l'y voulait. Mais elle n'a nulle marque de
vocation: c'en est une assez grande que la conjoncture présente des
affaires et la nécessité. Mais elle avoue elle-même qu'elle n'a pas
cette grâce d'attrait: cette grâce lui viendra avec le temps, et
lorsqu'elle sera dans un lieu propre à la recevoir. Cependant on conduit
cette victime dans le temple, les pieds et les mains liés, je veux dire
dans la disposition d'une volonté contrainte, la bouche muette par la
crainte et le respect d'un père qu'elle a toujours honoré. Au milieu
d'une cérémonie brillante pour les spectateurs qui y assistent, mais
funèbre pour la personne qui en est le sujet, on la présente au prêtre
et l'on en fait un sacrifice qui, bien loin de glorifier Dieu et de lui
plaire, devient exécrable à ses yeux et provoque sa vengeance.

[Note 97: J'ai longuement étudié la situation de la femme devant le
droit romain et le droit germain dans mon ouvrage: _la Femme française
au moyen âge_, actuellement sous presse.]

Ah! Chrétiens, quelle abomination! Et faut-il s'étonner, après cela, si
des familles entières sont frappées de la malédiction divine? Non, non,
disait Salvien, par une sainte ironie, nous ne sommes plus au temps
d'Abraham, où les sacrifices des enfants par les pères étaient
rares. Rien maintenant de plus commun que les imitateurs de ce grand
patriarche. On le surpasse même tous les jours: car, au lieu d'attendre
comme lui l'ordre du ciel, on le prévient... Mais bientôt corrigeant sa
pensée: Je me trompe, mes frères, reprenait-il; ces pères meurtriers ne
sont rien moins que les imitateurs d'Abraham; car ce saint homme voulut
sacrifier son fils à Dieu: mais ils ne sacrifient leurs enfants qu'à
leur propre fortune, et qu'à leur avare cupidité[98]...

[Note 98: Bourdaloue, _Sermon pour le premier dimanche après
l'Épiphanie_. Sur les devoirs des pères par rapport à la vocation de
leurs enfants.]

La Bruyère n'est pas moins énergique: «Une mère, je ne dis pas qui cède
et qui se rend à la vocation de sa fille, mais qui la fait religieuse,
se charge d'une âme avec la sienne, en répond à Dieu même, en est la
caution: afin qu'une telle mère ne se perde pas, il faut que sa fille se
sauve[99].»

[Note 99: La Bruyère, XIV, _De quelques usages_. Dans l'alinéa
suivant le moraliste parle d'une jeune fille que son père, joueur ruiné,
fait religieuse, et qui n'a d'autre vocation «que le jeu de son père.»
Mme de Maintenon et la duchesse de Liancourt s'élèvent aussi contre
les vocations forcées. Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_,
60. Instruction aux demoiselles de la classe bleue, janvier 1695; la
duchesse de Liancourt, _Règlement donné par une dame de haute qualité
à M*** (Mlle de la Roche-Guyon), _sa petite fille, pour sa conduite et
celle de sa maison. Avec un mitre règlement que cette dame avait dressé
pour elle-même._ Paris, 1718. (Sans nom d'auteur.)]

Si les parents ne mettent pas leurs filles au couvent, ils pourront
les empêcher de se marier, dussent-ils, comme le fit le duc de la
Rochefoucauld, les laisser végéter dans un coin séparé de la demeure
paternelle, et réduire même l'une d'elles à épouser secrètement un
ancien domestique de la maison, devenu un courtisan célèbre[100].

[Note 100: Saint-Simon, _Mémoires_, éd. de M. Chérnel, t. II, ch.
XXXVII; VI, XXIII.]

Ces abus n'existaient pas dans les familles où régnait l'esprit
chrétien. Mère de neuf filles, la maréchale de Noailles né voulut
forcer la vocation d'aucune d'elles. Une seule reçut l'appel divin et y
répondit[101].

[Note 101: E. Bertin, _les Mariages dans l'ancienne société
française_.]

Dans ces pieuses familles, les filles sont dotées par leur père, soit
de son vivant, soit par disposition testamentaire. On en voit même qui,
conformément au droit romain, reçoivent du testament paternel une part
égale à celle de leurs frères. Tel exemple nous est offert dans la
famille des Godefroy. Nous voyons aussi dans cette famille une fille
tendrement dévouée à ses parents et qui reçoit de sa mère «en avancement
d'hoirie deux rentes au capital de 10,400 livres.» Son père lui avait
déjà légué «hors part,» divers domaines; et cependant elle avait des
frères[102].

[Note 102: _Les savants Godefroy_. Mémoires d'une famille, etc.]

A la mort du père, le fils aîné devient chef de la famille. Plus d'un se
souvient que le testament de son père a légué ses soeurs à sa tendresse.
Plus d'un aussi sans doute, selon la touchante pensée de Mme du
Plessis-Mornay, témoignera à ses soeurs par son amour fraternel, l'amour
filial que lui inspirait une mère regrettée[103]. Chef de la maison, le
frère aîné dote sa soeur. Dans une famille pauvre des frères se cotisent
pour remplir ce devoir. Par testament le frère lègue à la soeur des
rentes viagères ou autres[104].

[Note 103: Mme du Plessis-Mornay, _Mémoires_.]

[Note 104: Les frères du Laurens. Manuscrit de Jeanne du Laurens. Ch.
de Ribbe, _une Famille au XVIe siècle_; id., _les Familles et la Société
en France avant la Révolution; les savants Godefroy_.]

La fille n'a-t-elle pas de frère et le père a-t-il désigné dans sa
famille un héritier, elle épouse celui ci, fût-ce un oncle âgé.

Si le droit d'aînesse a échappé à l'influence du droit romain, ce
dernier domine dans la condition de la femme, surtout au XVIe siècle.
A cette époque le sénatus-consulte Velléien qui défend à la femme de
s'engager pour autrui, règne aussi bien dans les pays de droit coutumier
que dans les pays de droit écrit. L'ordonnance de 1606 l'abrogera
implicitement; mais cette ordonnance ne sera pour ainsi dire appliquée
que dans les provinces du centre. Louis XIV en étendra l'application
sans toutefois la rendre générale[105].

[Note 105: Gide, _Étude sur la condition privée de la femme dans
le droit ancien et moderne et en particulier sur le sénatus-consulte
Velléien_. Paris, 1867.]

Les pactes nuptiaux subissent aussi l'influence romaine, tout en gardant
le principe germain de la communauté. Suivant que les pays sont de droit
coutumier ou de droit écrit, ce régime prévaut dans les premiers et le
régime dotal dans les seconds[106].

[Note 106: Un jurisconsulte a établi en France quatre espèces de
pays sous le rapport de la communauté: 1° les pays de droit coutumier,
principalement ceux que régissait la coutume de Paris ou d'Orléans;
«là, la communauté était le droit commun, à défaut de stipulation
contraire...

«2° D'autres pays coutumiers, tels que ceux de Bretagne, d'Anjou, du
Maine, de Chartres et du Perche; là, la communauté ne formait le droit
commun que si le mariage avait duré _an_ et _jour_.

«3° Les pays de droit écrit; là, la communauté n'avait lieu qu'en cas de
stipulation expresse; le régime dotal était le droit commun;

«4° Le pays de Normandie, où il n'était pas même permis de stipuler le
régime de la communauté (art. 330, 389 de la coutume). Armand Dalloz
jeune. _Dictionnaire général et raisonné de législation et de
jurisprudence_, t. I. _Communauté_.]

Nous voyons dans certains contrats la dotalité romaine se mêler à la
communauté coutumière. Mais c'est la loi romaine qui l'emporte quand
elle défend aux époux, après leur mariage, les dons, les avantages, les
contrats mutuels.

Comme le remarque M. Gide, l'autorité maritale s'affaiblit par les
restrictions que subit le régime de la communauté. Cependant les
romanistes d'alors ont une si faible idée de la capacité féminine,
qu'ils s'accommodent d'un élément germain, le pouvoir marital, «pour en
faire une sorte de tutelle à la romaine.» L'épouse devient une pupille,
non plus, comme dans la communauté coutumière, à cause de sa faiblesse
physique, mais à cause de l'infériorité morale que lui attribue l'esprit
romain. Cette tutelle est pour la femme, aux yeux des romanistes, «un
droit et un bénéfice.»

Si l'épouse agit seule, la loi juge que c'est sans volonté suffisante.
La femme elle-même peut «attaquer le contrat.» Mais la tutelle n'étant
plus maintenue que dans l'intérêt de l'épouse, ne rend plus le mari
maître des biens du ménage, comme il l'était dans l'ancienne communauté
coutumière.

La communauté n'est donc plus une suite nécessaire du pouvoir marital.
«Elle ne résulta plus que des conventions nuptiales qui purent, au gré
des parties, la restreindre ou l'exclure[107].»

[Note 107: Gide, _ouvrage cité_.]

Tant que les familles vivent sur leurs terres ou mènent dans les villes
une existence modeste, les dots sont faibles. Au XVIe siècle, 60,000
livres constituent une dot considérable. Ceux qui alors recherchaient
les grosses dots en furent punis par les caprices impérieux de leurs
riches compagnes: «Pourtant, dit Montaigne, treuve le peu d'advancement
à un homme de qui les affaires se portent bien, d'aller chercher une
femme qui le charge d'un grand dot; il n'est point de debte estrangiere
qui apporte plus de ruyne aux maisons: mes predecesseurs ont communément
suyvi ce conseil bien à propos, et moy aussi[108].»

[Note 108: Montaigne, _Essais_, I. II, ch. VIII. Comp. au siècle
suivant, La Bruyère, XIV.]

La mère d'André Lefèvre d'Ormesson reçut en 1559 une dot de 10,000
livres. Son fils, qui nous l'apprend, dit à ce sujet «que son père avoit
recherché le support et l'alliance, plus que les richesses[109].»

[Note 109: Cité par M. de Ribbe, _les Familles et la Société en France
avant la Révolution_.]

Une autre famille de robe, celle des Godefroy, nous montre la
progression des dots depuis le XVIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe. En
1535, la fille de Pierre Lourdet, «pourvu d'une charge dans la maison
Royale,» apporte en dot, à Léon Godefroy de Guignecourt, «un capital de
4,000 livres tournois, un demi-arpent de vignes à Antony, le quart d'une
maison rue de la Bucherie, quelques menues rentes, quatre cents livres
de biens meubles et _deux robes_, l'une d'escarlatte, l'autre noire. Le
contrat lui assure un douaire de cent soixante livres de rente s'il y
a enfants, de deux cents au cas contraire, rachetable sur le pied du
denier dix.»

En 1610, Théodore Godefroy épouse Anne Janvyer, fille d'un conseiller
secrétaire du roi, et celle-ci lui apporte 6,000 livres tournois. Son
fils se marie en 1650 avec la fille d'un écuyer, Geneviève des Jardins
dont la dot, considérée comme modique, est évaluée à 14,000 livres;
il est vrai que dans ce chiffre ne figurent que 4,000 livres d'argent
comptant; des rentes diverses, des meubles, du linge, de la vaisselle
forment le reste de la dot. En 1687, la fille de ce Godefroy,
Marie-Anne, a 10,000 livres de dot, plus 1,000 livres de meubles et de
hardes qui lui appartiennent: «Chacun des époux met un tiers de son
apport dans la communauté. Un préciput de 1,200 livres en deniers ou
meubles est réservé au prémourant. La veuve aura un douaire de 400
livres de rentes et l'habitation dans la maison seigneuriale de
Champagne.» Alors que Marie-Anne était toute jeune fille, un mariage
manqua pour elle, faute de 1,000 écus de dot. Son frère, Jean Godefroy
d'Aumont, épouse en 1694 une femme dont la dot est de 16,000 florins que
représentent des terres, des rentes et quelque peu d'argent comptant. Le
contrat assure une pension à l'époux survivant.

Au XVIIIe siècle les dots sont beaucoup plus considérables. En 1720,
Claude Godefroy du Marchais, frère de Marie-Anne et de Jean Godefroy,
s'unit à une fille de robe qui lui apporte, avec une dot de 36,000
livres provenant de la succession paternelle et de ses épargnes, 15,000
florins que sa mère lui donne en avancement d'hoirie. Comme son fiancé,
elle met «18,000 livres dans la communauté. Le survivant pourra prélever
sur les meubles un préciput de 6,000 livres en argent ou en nature à son
choix et après estimation. Si c'est la femme, elle retirera en plus ses
habits, linge, et bijoux, et aura un douaire de 1,500 livres de rente.»
En 1769, la fille de Godefroy de Maillart a une dot de 150,000 livres en
meubles et en immeubles[110].

[Note 110: _Les savants Godefroy_, Mémoires d'une famille pendant les
XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.]

Ces divers contrats sont d'autant plus curieux que certains d'entre
eux nous offrent la combinaison de la communauté coutumière et de la
dotalité romaine.

Nous avons remarqué que c'est une famille de robe qui nous a offert,
avec ces contrats, les chiffres qui établissent la progression des dots,
du XVIe siècle au XVIIIe. Dans la noblesse de cour, sous Louis XIV, une
dot de 60,000 francs, cette dot qui était considérable au XVIe siècle,
est regardée comme bien modique. On voit des dots de 200,000, 300,000,
400,000 francs. Mais ces grosses dots sont néanmoins des exceptions.
Aussi les filles qui les apportent sont-elles ardemment convoitées
à cette époque où le luxe de la vie des cours entraîne aux folles
dépenses. Le gentilhomme endetté recherche l'héritière. Une fille laide,
bossue, mais grandement dotée, trouve «non seulement un mari, mais un
ravisseur[111].» Un jeune homme épousera une vieille femme riche, quitte
à la maltraiter si elle ne meurt pas assez vite après l'avoir enrichi et
l'avoir délivré de ses créanciers[112].

[Note 111: Ernest Bertin, _les Mariages dans l'ancienne société
française_.]

[Note 112: La Bruyère, XIV.]

En général cependant, c'est plutôt par ambition que par avarice que les
gentilshommes se marient au XVIIe siècle. Eux aussi, ils cherchent,
comme au XVIe siècle, «le support et l'alliance», mais c'est surtout
pour parvenir plus rapidement aux honneurs. Laide et contrefaite, Mlle
de Roquelaure avait été enlevée par un Rohan qui convoitait sa dot.
Laide et contrefaite, la fille du duc de Saint-Simon est recherchée
par un prince de Chimay qui épouse en elle le crédit de son père.
«Cruellement vilaine» était la seconde fille de Chamillart, et cependant
le pouvoir d'un père ministre lui donna un attrait qui fit d'elle une
duchesse de la Feuillade. Il est vrai que si le mari qui lui apportait
ce titre avait une laideur plus agréable que la sienne, il était plus
affreux au moral qu'elle ne pouvait l'être au physique[113].

[Note 113: Saint-Simon. _Mémoires_, t. II, ch. XXVI; IV, XII, XX;
Bertin, _ouvrage cité_.]

Ajoutons cependant qu'au XVIIe et au XVIIIe siècles, dans la chasse aux
maris, les parents des filles à marier se montrent plus âpres encore que
les hommes à marier. Pour établir une fille, surtout quand elle est peu
ou point dotée, que de calculs, que d'intrigues! Un homme fût-il vieux,
infirme, laid à faire peur; fût-ce un brutal, un libertin, un pillard,
un déserteur, c'est un mari que recherchent les plus illustres familles,
surtout s'il est duc, si sa femme doit avoir tabouret à la cour[114].

[Note 114: E. Bertin, _ouvrage cité_.]

Pour ne point manquer un parti, on fiance et l'on marie une enfant. La
plus riche héritière de France, Marie d'Alègre, est fiancée à huit ans
au marquis de Seignelay. Il y a des mariées de douze ans, de treize ans.
La duchesse de Guiche, fille de Mme de Polignac, sera mère à quatorze
ans et un mois[115]. Il y avait de si petites mariées qu'il fallait les
porter à l'église. On les prenait «au col.» C'est ainsi que la fille
de Sully fut menée en 1605 au temple protestant. «Présentez-vous
cette enfant pour être baptisée?» demanda malicieusement le ministre
Moulin[116].

[Note 115: Mme d'Oberkirch, _Mémoires_.]

[Note 116: E. Bertin, _ouvrage cité_.]

Au siècle précédent, Jeanne d'Albret avait ainsi été portée à l'autel,
bien qu'elle fût d'âge à pouvoir marcher. Brantôme prétend qu'elle en
était empêchée par le poids de ses pierreries et de sa robe d'or et
d'argent. Mais cette petite fille de douze ans, que l'on avait fouettée
tous les jours pour obtenir son consentement à son mariage, et qui, avec
une énergie précoce, avait publiquement protesté contre la violence qui
lui était faite, pouvait avoir des motifs particuliers pour ne point
aller librement à l'autel[117].

[Note 117: Protestation de Jeanne d'Albret, au sujet de son mariage
avec le duc de Clèves, pièce reproduite par M. Génin, à la suite des
_Nouvelles lettres de la reine de Navarre_. Paris, 1842; Brantôme,
_Premier livre des Dames_, Marguerite d'Angoulesme.]

«Madame, votre fille est bien jeune», dit Louis XIV à la duchesse de
la Ferté qui lui soumet un projet de mariage pour cette enfant âgée de
douze ans.--«Il est vrai, Sire; mais cela presse, parce que je veux M.
de Mirepoix, et que dans dix ans, quand Votre Majesté connaîtra son
mérite, et qu'Elle l'aura récompensé, il ne voudrait plus de nous.» En
narrant cet épisode à sa fille, Mme de Sévigné ajoute: «Voilà qui est
dit. Sur cela on veut faire jeter des bans, avant que les articles
soient présentés.» Dans d'autres lettres, la spirituelle marquise parle
de «cette enfant de douze ans,... toute disproportionnée à ce roi
d'Éthiopie.... La petite enfant pleure; enfin, je n'ai jamais vu épouser
une poupée, ni un si sot mariage: n'était-ce pas aussi le plus honnête
homme de France[118]!»

[Note 118: Mme de Sévigné, _Lettres_ à Mme de Grignan, 10, 19, 31
janvier 1689.]

Trop heureuse encore la petite fille que l'on ne mariait pas à un
vieillard perdu de vices[119].

[Note 119: E. Bertin, _ouvrage cité_.]

Bien des fois le marié est lui-même un enfant. Lorsque Mlle de
Montmirail, âgée de quinze ans, mais déjà en plein développement de
force et de beauté, épouse M. de la Rochefoucauld, frêle enfant de
quatorze ans à peine, le pauvre petit marié, tout en se mettant sur
la pointe des pieds, n'atteint pas à l'épaule de sa belle fiancée; et
l'exiguïté de sa taille fait d'autant plus rire les assistants que les
Cent-Suisses qui figurent à la fête nuptiale sont pour le moins hauts de
six pieds[120]. Plus comique encore fut ce petit prince de Nassau marié à
douze ans à Mlle de Montbarey, qui en avait dix-huit. Tandis qu'un
poète célébrait dans un épithalame les transports de l'heureux époux,
celui-ci, furieux d'être marié, repoussait sa femme «avec une brusquerie
d'enfant, mal élevé;» et exaspéré d'être un objet de curiosité,
«pleurait du matin au soir... Le marié ne voulut pas danser avec sa
femme, au bal; il fallut lui promettre le fouet s'il continuait à crier
comme une chouette, et lui donner au contraire un déluge d'avelines,
de pistaches, de dragées de toutes sortes, pour qu'il consentît à lui
donner la main au menuet. Il montrait une grande sympathie pour la
petite Louise de Dietrich, jolie enfant plus jeune encore que lui, et
retournait auprès d'elle aussitôt qu'il pouvait s'échapper[121].»

[Note 120: _Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de
Doudeauville_.]

[Note 121: Mme d'Oberkirch, _Mémoires_.]

Lorsque des enfants étaient ainsi mariés, on ne les réunissait que plus
tard à leurs conjoints. On connaît la jolie histoire du duc de Bourbon,
l'_Amoureux de quinze ans_, qui enlève du couvent sa jeune compagne.

Bien qu'au XVIIe siècle on recherche plus dans le mariage l'alliance
que la fortune, nous avons vu que le faste de la cour rendait plus
nécessaire que jamais le besoin d'argent. Alors déjà il y a des unions
vénales qui deviendront de plus en plus nombreuses dans le XVIIIe
siècle. Les filles nobles n'étant guère dotées pour la plupart, on se
rabat sur les filles de la robe, on descend jusqu'aux filles de la
finance. Quelles proies que ces dots qui varient de 400,000 livres à
un million! Pour les obtenir, que de bassesses! Les plus grands noms
s'allient à la finance, la fille du financier fût-elle laide, son père
fût-il un escroc! La petite-fille d'une fruitière, la fille d'une femme
de chambre et d'un charretier enrichi devient duchesse[122]. Elle a
les honneurs du Louvre; à la cour, le tabouret; sur son carrosse,
l'impériale de velours rouge à galerie dorée; dans sa maison, «le dais
et la salle du dais.» Elle entrera «à quatre chevaux dans les cours
des châteaux royaux.» Le souverain l'embrassera à sa présentation. Les
deuils du roi seront les siens: «lorsque le roi drape», elle a «le droit
de draper aussi[123].»

[Note 122: E. Bertin, _les Mariages dans l'ancienne France_.]

[Note 123: Pour _les honneurs du Louvre_, voir Mme d'Oberkirch,
_Mémoires_.]

Une ancienne lingère, veuve d'un trésorier et receveur général, devient
duchesse et maréchale, et par son dernier mariage, non reconnu, il est
vrai, femme d'un roi de Pologne[124].

[Note 124: La maréchale de l'Hôpital, remariée secrètement à
Jean-Casimir, roi de Pologne. Saint-Simon, t. VI, ch. xii; E. Bertin,
_ouvrage cité_.]

Dans une lettre adressée à sa fille, Mme de Sévigné dit de son fils: «Je
lui mande de venir ici; je voudrais le marier à une petite fille qui est
un peu juive de son _estoc_; mais les millions nous paraissent de bonne
maison[125].» Malgré son orgueil, Mme de Grignan était absolument de
l'avis de sa mère. Les millions lui paraissent de très bonne maison et
elle marie son fils à la fille d'un financier, Mlle de Saint-Amand. «Mme
de Grignan, en la présentant au monde, en faisait ses excuses; et avec
ses minauderies, en radoucissant ses petits yeux, disait qu'il fallait
de temps en temps du fumier sur les meilleures terres[126].»

[Note 125: Mme de Sévigné, _Lettres_, 13 octobre 1675.]

[Note 126: Saint-Simon, _Mémoires_, t. III, ch. x.]

Nous savons que pour épouser une noble héritière, un prince ne reculait
pas devant un rapt. De même un gentilhomme enlèvera la fille d'un ancien
laquais, devenu trésorier général: une enfant de douze ans[127]. Pas plus
pour les filles de la finance que pour celles de la noblesse, l'âge ne
saurait être un obstacle aux vues intéressées de leurs poursuivants. Un
fils de duc, un Villars-Brancas, âgé de trente-trois ans, a une
fiancée de trois ans! C'est la fille d'un ancien peaussier, André le
Mississipien. Pour toucher la dot, le fiancé n'attend pas que la
fiancée ait l'âge des épousailles. Il reçoit immédiatement 100,000 écus
comptant; une pension de 20,000 livres lui sera payée jusqu'au jour du
mariage. En cas de rupture, il ne restituera rien. La dot définitive,
promise pour le jour du mariage, devra se chiffrer par millions. «Mais,»
dit Saint-Simon, «l'affaire avorta avant la fin de la bouillie de la
future épouse, par la culbute de Law[128].» La fiancée fut délaissée; mais
les acomptes de la dot restaient aux Brancas.

[Note 127: E. Bertin, _ouvrage cité_.]

[Note 128: Saint-Simon, _Mémoires_, t. XI, ch. xx.i.]

La vanité des familles de robe ou de finance s'accordait
merveilleusement, du reste, avec la rapacité des grands seigneurs. Les
jeunes filles, les veuves recherchent avec passion le titre qui fait
d'elles des femmes de la cour, et pour l'obtenir, ce titre, elles ne
reculent ni devant les dégoûts de l'âge ou de l'infirmité, ni devant les
exemples peu encourageants que leur offrent celles de leurs égales qui
ont tenté même aventure, et qui, plus d'une fois, ont eu à essuyer les
dédains de leurs nouvelles familles.

Une femme de la robe marie sa fille avec 500,000 francs de dot à un être
souillé, mais c'est un duc, et un duc, fût-il estropié à ne pouvoir
marcher, un duc se vend très cher[129].

[Note 129: Saint-Simon, _Mémoires_, t. III, ch. xxi; t. VI, ch. xix;
E. Bertin, _ouvrage cité_.]

Toutes les bourgeoises, heureusement, ne pensaient pas comme cette mère.
Lorsque Mlle Crosat va devenir princesse par son mariage avec le comte
d'Évreux, sa grand'mère maternelle prévoit les tristes suites de cette
alliance; et au milieu de l'enivrement des siens, elle garde une réserve
modeste dont la fière dignité impressionne jusqu'au plus orgueilleux des
ducs, Saint-Simon[130]. Comme Mme Jourdain, elle aurait pu dire:

«Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de
fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu'un gendre puisse à ma fille
reprocher ses parents, et qu'elle ait des enfants qui aient honte de
m'appeler leur grand'maman. S'il fallait qu'elle me vînt visiter en
équipage de grande dame, et qu'elle manquât, par mégarde, à saluer
quelqu'un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent
sottises. Voyez-vous, dirait-on, cette madame la marquise qui fait
tant la glorieuse? c'est la fille de monsieur Jourdain, qui était trop
heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n'a pas
toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendaient
du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à
leurs enfants, qu'ils paient maintenant, peut-être, bien cher en l'autre
monde; et l'on ne devient guère si riche à être honnêtes gens. Je ne
veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m'ait
obligation de ma fille, et à qui je puisse dire: Mettez-vous là, mon
gendre, et dînez avec moi[131].»

[Note 130: Saint-Simon, _Mémoires_, t. III, ch. xxxiv.]

[Note 131: Molière, _le Bourgeois gentilhomme_, acte III, scène XII.]

Ce n'étaient pas seulement les gentilshommes qui épousaient des filles
de robe ou de finance; les hommes de robe et les financiers épousaient,
eux aussi, des filles nobles et pauvres. Ces mésalliances, il est vrai,
étaient plus rares, parce que, si le gentilhomme gardait son titre,
la femme perdait le sien[132]. Aussi quels cuisants chagrins pour
l'amour-propre de ces jeunes filles! Quels dédains pour les familles
qu'elles honoraient de leur alliance! L'une d'entre elles épouse le
fils d'un laquais. Une jeune fille de grande maison est sacrifiée à un
magistrat octogénaire. La première femme de Samuel Bernard était la
fille d'une faiseuse de mouches; les deux autres sont de noble race, et
il a plus de soixante-dix ans, lorsqu'il épouse la dernière!


[Note 132: Duclos, _Considérations sur les moeurs_, ch. X.]

Les filles de la noblesse pauvre n'étaient pas les seules que l'on
jetait dans les familles de la finance.

Mme de Soyecourt veut laisser sa fortune à ses fils. Pour marier sa
fille sans dot, elle l'unit au fils d'un homme méprisé, mais riche. La
Providence la châtie en permettant que, dans une bataille, ses fils
soient tués tous les deux. Le nom et les biens de ces vaillants jeunes
gens passent dans la descendance plébéienne de leur soeur: spectacle qui
indigne Saint-Simon.

Il arrivait qu'un financier, en épousant une fille noble, lui
reconnaissait une dot et lui fixait un douaire.

Par ces mésalliances, les positions sociales se mêlent sans cependant
se confondre. Le président Le Coigneux qui, disait-on, avait un potier
d'étain pour ancêtre, tenait par ses alliances à une tête couronnée et à
un apothicaire dont les gelées de groseille étaient recherchées. De la
race de l'apothicaire sortira une princesse de Lorraine[133].

[Note 133: E. Bertin, _les Mariages dans l'ancienne société
française_.]

«Le besoin d'argent a réconcilié la noblesse avec la roture, dit La
Bruyère, et a fait évanouir la preuve des quatre quartiers....

«Il y a peu de familles dans le monde qui ne touchent aux plus grands
princes par une extrémité, et par l'autre au simple peuple[134].»

[Note 134: La Bruyère, ch. XIV, _De quelques usages_.]

L'amour aussi produisait des mésalliances.

Le cardinal de Richelieu, léguant son titre de duc à son petit-neveu,
Armand de Wignerod, et à la descendance de celui-ci, disait dans son
testament: «Je défends à mes héritiers de prendre alliance en des
maisons qui ne soient pas vraiment nobles, les laissant assez à
leur aise pour avoir plus égard à la naissance et à la vertu qu'aux
commodités et aux biens.»

Le nouveau duc de Richelieu contracta une alliance, noble, il est vrai,
mais disproportionnée à son âge et aux ambitions de son rang. Son frère
épousa, lui, la fille d'une femme de chambre de la reine Anne. La
duchesse d'Aiguillon, tante et tutrice des petits-neveux de Richelieu,
fut douloureusement blessée de leurs mariages. «Mes neveux vont de pis
en pis, disait-elle; vous verrez que le troisième épousera la fille du
bourreau[135].»

[Note 135: Bonneau-Avenant, _la Duchesse-d'Aiguillon_.]

L'amour, sentiment rare dans les alliances matrimoniales, apparaît
surtout dans les mariages clandestins que le monde et les tribunaux
mêmes traitaient avec d'autant plus d'indulgence que l'on ne savait
que trop quelle dure contrainte les parents faisaient peser sur leurs
enfants pour les marier au gré de leurs ambitions.

L'amour apparaît aussi, meurtri et sacrifié, chez ces princesses qui ne
peuvent, elles surtout, écouter la voix du coeur. Ne parlons pas de la
grande Mademoiselle qui, pour son malheur, semble avoir pu épouser
en secret le gentilhomme à qui le roi lui-même n'avait pu la marier
publiquement. Jetons un regard sur un autre spectacle. Une nuit d'été,
dans le parc de Saint-Cloud, au-dessus de la cascade, un jeune homme,
une jeune fille, «la plus belle créature que Dieu ait faite», sont
agenouillés l'un près de l'autre. Le jeune homme a noblement refusé le
sacrifice que la jeune fille voulait lui faire en l'épousant; il lui a
juré de ne se marier jamais et d'aller se faire tuer à l'armée. A son
tour, elle lui fait un serment: c'est de quitter la cour et de prendre
le voile. Il lui baise la main en pleurant. Tels sont les adieux
qu'échangent une fille du régent et M. de Saint-Maixent.

«Elle est devenue abbesse de Chelles, et il a reçu un boulet dans
la poitrine, un boulet espagnol. Il n'avait pas vingt ans!» disait
soixante-huit ans plus tard un ami de M. de Saint-Maixent, un vieux
roué de la Régence, et qui, malgré le cynisme habituel de son langage,
s'attendrissait au souvenir de ce pur amour[136].

[Note 136: Mme d'Oberkirch, _Mémoires_. Sur les excentricités de
l'abbesse de Chelles, voir Duclos, _Mémoires_, éd. de M. Barrière, et
l'Introduction de l'éditeur. Elle mourut saintement.]

Vers la fin de ce même XVIIIe siècle, la princesse Louise-Adélaïde
de Bourbon-Condé, unie par une tendre affection au marquis de la
Gervaisais, s'effraye lorsqu'elle sent que cette amitié est devenue de
l'amour. Elle dit un dernier adieu à celui qu'elle aime. Mais, comme
le fait remarquer l'éditeur de ses _Lettres intimes_[137], elle offrit à
Dieu, non un coeur tout palpitant d'une affection humaine, mais un coeur
qui avait consommé jusque dans ses dernières profondeurs l'immolation de
son amour: ce coeur était digne d'être un holocauste[138].

[Note 137: _Lettres intimes_ de Mlle de Condé à M. de la Gervaisais
(1786-1787), édition de M. Paul Viollet. Paris, 1878.]

[Note 138: Cf. ma brochure: _l'Hôtel de Mlle de Condé_, Paris, 1882.
(Extrait de la _Revue du Monde catholique_)--Dans notre siècle, la
princesse devint la fondatrice des Bénédictines du Temple.]

«De tant de mariages qui se contractent tous les jours, combien en
voit-on où se trouve la sympathie des coeurs?» demande Bourdaloue qui
déclare énergiquement que les mariages contractés sans attachement
produisent de criminels attachements sans mariage[139].

[Note 139: Bourdaloue, _Sermon pour le deuxième dimanche après
l'Épiphanie. Sur l'état du mariage_.]

Il fallait des parents chrétiens comme les Noailles, pour demander à
leur fille si son coeur ratifiait le choix qu'ils avaient fait de son
époux. Écoutons l'accent ému avec lequel le maréchal de Noailles annonce
à sa vieille mère qu'il a fiancé sa fille au comte de Guiche: «Je vous
prie de demander à Dieu d'y mettre sa bénédiction. Je n'en ai jamais
demandé aucun (mariage) à Dieu particulièrement, mais seulement celui
qui serait le meilleur pour le salut de ma fille et pour le nôtre; c'est
ce qui me fait croire que c'est sa volonté et qu'il bénira mes bonnes
intentions. Je vous prie de le bien demander à Dieu. Après avoir proposé
à ma fille tous les jeunes gens à marier et même ceux à qui nous ne
prétendions pas, elle nous dit, à sa mère et à moi, qu'elle aimait mieux
M. le comte de Guiche et M. d'Enrichemont, et de ces deux derniers le
comte de Guiche; elle s'est mise à pleurer lorsque nous lui avons dit la
chose, et à témoigner une modestie et une honnêteté dont tout le monde a
été très content: vous l'auriez été fort, si vous l'aviez vue[140].»

[Note 140: L'auteur des _Mariages dans l'ancienne société française_,
M. E. Bertin, a trouvé ce document dans le _Recueil des lettres
concernant la famille de Noailles_, Bibliothèque nationale, mss. 6919.]

Le coeur se repose quand, au milieu de tous les scandaleux agissements
qui font d'un lien sacré un marché, l'on entend cette voix paternelle
qui considère dans le mariage le bonheur et la sanctification des époux.
Et, même dans un milieu moins imprégné de la pensée chrétienne, lorsque
l'on voit une jeune fille, non plus sacrifiée à l'orgueil de sa famille,
mais trouvant dans son mariage la réalisation de ses voeux, on conçoit
le ravissement avec lequel Mme de Sévigné contemple ce charmant
spectacle: «La cour est toute réjouie du mariage de M. le prince de
Conti et de Mlle de Blois. Ils s'aiment comme dans les romans. Le roi
s'est fait un grand jeu de leur inclination. Il parla tendrement à sa
fille, et l'assura qu'il l'aimait si fort, qu'il n'avait point voulu
l'éloigner de lui. La petite fut si attendrie et si aise, qu'elle
pleura. Le roi lui dit qu'il voyait bien que c'est qu'elle avait de
l'aversion pour le mari qu'il lui avait choisi; elle redoubla ses
pleurs: son petit coeur ne pouvait contenir tant de joie. Le roi conta
cette petite scène, et tout le monde y prit plaisir. Pour M. le prince
de Conti, il était transporté, il ne savait ni ce qu'il disait ni ce
qu'il faisait; il passait par-dessus tous les gens qu'il trouvait en
chemin, pour aller voir Mlle de Blois. Mme Colbert ne voulait pas qu'il
la vît que le soir; il força les portes, et se jeta à ses pieds, et
lui baisa la main. Elle, sans autre façon, l'embrassa, et la revoilà à
pleurer. Cette bonne petite princesse est si tendre et si jolie, que
l'on voudrait la manger. Le comte de Gramont fit ses compliments, comme
les autres, au prince de Conti: «Monsieur, je me réjouis de votre
mariage; croyez-moi, ménagez le beau-père, ne le chicanez point, ne
prenez point garde à peu de chose avec lui; vivez bien dans cette
famille, et je réponds que vous vous trouverez fort bien de cette
alliance.» Le roi se réjouit de tout cela, et marie sa fille en faisant
des compliments comme un autre, à M. le prince, à M. le duc et à Mme la
duchesse, à laquelle il demande son amitié pour Mlle de Blois, disant
qu'elle serait trop heureuse d'être souvent auprès d'elle, et de suivre
un si bon exemple. Il s'amuse à donner des transes au prince de Conti.
Il lui fait dire que les articles ne sont pas sans difficulté; qu'il
faut remettre l'affaire à l'hiver qui vient: là-dessus le prince
amoureux tombe comme évanoui; la princesse l'assure qu'elle n'en aura
jamais d'autre. «Cette fin s'écarte un peu dans le don Quichotte»,
ajoute la railleuse marquise; «mais dans la vérité il n'y eut jamais
un si joli roman[141]». Roman qui devait avoir un triste et prosaïque
dénouement! Si la tendresse basée sur l'estime est une condition
essentielle du mariage, il est dangereux d'apporter dans ce lien sacré
les illusions passionnées, romanesques, que la réalité vient trop
souvent détruire. Peut-être serait-il moins périlleux de ne ressentir
qu'une indifférence que pourraient faire fondre cette communauté
d'existence et cette mutuelle estime qui produisent à la longue de
solides attachements.

[Note 141: Mme de Sévigné, _Lettres_, 27 décembre 1679.]

Avant le mariage on exposait les dons qu'avait reçus la mariée. «On
va voir, comme l'opéra, les habits de Mlle de Louvois: il n'y a point
d'étoffe dorée qui soit moindre que de vingt louis l'aune[142]». Quand une
autre fille de Louvois épouse le duc de Villeroi, on expose pendant deux
mois les superbes dons nuptiaux. Les Louvois marient-ils leur fils, M.
de Barbezieux, les souvenirs qu'ils offrent à la fiancée, Mlle d'Uzès,
valent plus de 100,000 francs[143].

[Note 142: Mme de Sévigné, _Lettres_, 10 novembre 1679.]

[Note 143: Bertin, _ouvrage cité_.]

Dans un contrat de 1675, la corbeille de mariage donnée par le sire de
la Lande comprenait, avec une splendide croix de diamants et une montre
«marquant les heures et les jours du mois», des pièces d'argenterie,
«une tapisserie d'haulte-lisse pour une chambre, une tapisserie de cuir
doré pour une autre», des meubles et même un attelage[144]. M. de la Lande
ajoutait galamment à l'apport de sa fiancée cette belle corbeille dans
laquelle les pièces de ménage et le carrosse à deux chevaux remplaçaient
les robes et les chiffons qui, au XIXe siècle, forment le luxe d'une
corbeille.

[Note 144: _Les savants Godefroy_, Mémoires d'une famille, etc.]

Le concile de Trente avait prescrit la publication des bans avant le
mariage, ainsi que la présence des témoins à la bénédiction nuptiale.
L'ordonnance de Blois fit passer dans la législation française ces
utiles dispositions.

La solennité religieuse des fiançailles, la cérémonie nuptiale étaient
accompagnées de fêtes qui, dans les familles riches, avaient parfois un
grand éclat; c'étaient des festins, des bals, des illuminations[145]. Dans
des maisons plus modestes on s'amusait fort aussi. Une lettre écrite en
1671 par un gentilhomme de la robe, nous donne de curieux détails sur
une noce parisienne. On danse entre le déjeuner et le souper, tous deux
magnifiques, et l'on danse encore après ce second repas jusqu'à deux
heures du matin. «Ce que j'ay trouvé de meilleur, ajoute le jeune
invité, c'est qu'après tous les mets dont il y avait pour nourrir
mille personnes, on a distribué des sacs de papier pour emporter des
confitures chacun à son logis[146]». Ce dernier trait, essentiellement
bourgeois, dénote bien les habitudes de bonhomie patriarcale qui se
conservaient alors dans bien des familles de robe.

[Note 145: Mme de Sévigné, _Lettres_, 29 novembre 1679, etc.]

[Note 146: Lettre du 15 mai 1671, _Les savants Godefroy_, Mémoires
d'une famille, etc.]

La mariée devait, le lendemain du mariage, recevoir sur son lit les
compliments d'une foule de gens «connus ou inconnus» et qui accouraient
là comme à un spectacle dont l'inconvenance révolte justement La
Bruyère[147].

[Note 147: La Bruyère, _Caractères_, ch. vii, De la Ville.]

J'aime mieux la touchante pensée qui, à ce lendemain de noce, plaçait
une fête religieuse: l'action de grâces.

Dans les familles uniquement préoccupées des intérêts terrestres,
c'était surtout par des plaisirs que l'on célébrait ces mariages
auxquels présidaient trop souvent la vénalité, l'ambition. Mais, dans
les maisons chrétiennes où l'on veillait avant tout à unir deux
âmes immortelles, les fêtes nuptiales cédaient le pas aux graves
enseignements que des parents dignes de ce nom donnaient à leurs
enfants. Avant le mariage, le père les rappelait à son fils[148]. La mère,
l'aïeule ou, à défaut de l'une ou de l'autre, le père écrivait pour sa
fille ou sa petite-fille des conseils fondés sur l'expérience de la vie
et qui initiaient la jeune personne aux grands devoirs qu'elle était
destinée à remplir[149]. Le jour même du mariage, avant le souper, la
noble mère dont j'ai déjà cité le nom, Mme la duchesse d'Ayen, s'enferme
avec sa fille, Mme de Montagu, et, pour dernière instruction, lui lit
des pages de cet admirable livre de Tobie[150] où les familles pieuses
aiment à chercher leur modèle[151].

[Note 148: Lettre du prince de Craon à son fils, le prince de Beauvau,
au moment de son mariage. 10 mars 1745. (Appendice de l'ouvrage
intitulé: _Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau_, suivis des
_Mémoires du maréchal prince de Beauvau_, recueillis et mis en ordre par
Mme Standish, née Noailles, son arrière-petite-fille. Paris, 1872.)]

[Note 149: Duchesse de Liancourt, _Règlement_ donné à sa petite-fille,
Mlle de la Roche-Guyon; duchesse de Doudeauville, avis à sa fille. Voir
aussi l'ouvrage de M. de Ribbe, _les Familles et la Société en France
avant la Révolution_.]

[Note 150: _Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu_.]

[Note 151: Ch. de Ribbe, _la Vie domestique, ses modèles et ses
règles_, d'après les documents originaux.]

C'est avec une émotion religieuse que le soir de son mariage, l'époux
chrétien écrivait dans son _Livre de raison:_ «Fasse le ciel que ce soit
pour un heureux establissement et pour l'honneur et la gloire de Dieu,
afin que, s'il me donne des enfants, ils soient élevés pour l'honorer et
le servir[152].»

[Note 152: _Livre de raison_ de Balthazar de Fresse-Monval, 27 janvier
1684, manuscrit cité par M. de Ribbe, _la Vie domestique_. Le fils de
Balthazar, Antoine, se sert à peu près textuellement des mêmes paroles
le jour où il se marie. _Id._]



                             CHAPITRE II


                     L'ÉPOUSE, LA VEUVE, LA MÈRE

                        (XVIe-XVIIIe SIÈCLES)

La femme de cour.--Le luxe de la femme et le déshonneur du
foyer.--Nouveau caractère de la royauté féminine.--Tristes résultats des
mariages d'intérêt.--Indifférence réciproque des époux.--L'infidélité
conjugale.--Légèreté des moeurs.--Veuves consolables.--Mères
corruptrices.--La femme sévèrement jugée par les moralistes.--Rareté des
bons mariages.--La femme de ménage.--La femme dans la vie rurale.--La
baronne de Chantal.--La maîtresse de la maison, d'après les écrits de la
duchesse de Liancourt et de la duchesse de Doudeauville.--La femme forte
dans l'ancienne magistrature; Mme de Pontchartrain, Mme d'Aguesseau.--La
miséricorde de l'épouse; Mme de Montmorency; Mme de Bonneval.--La vie
conjugale suivant Montaigne.--Exemples de l'amour dans le mariage.--De
beaux ménages au XVIIIe siècle: la comtesse de Gisors, la maréchale de
Beauvau.--Dernière séparation des époux.--Hommages testamentaires
rendus par le mari à la vertu de la femme.--Dispositions testamentaires
concernant la veuve.--La mère veuve investie du droit d'instituer
l'héritier.--Autorité de la mère sur une postérité souvent
nombreuse.--La mission et les enseignements de la mère.--La mère de
Bayard.--Mme du Plessis-Mornay, la duchesse de Liancourt, Mme Le
Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau.--L'aïeule.--La mère, soutien de
famille; Mme du Laurens.--Caractère austère et tendre de l'affection
maternelle.--Mères pleurant leurs enfants.--La mère et le fils réunis
dans le même tombeau.


Pour la femme mariée comme pour la jeune fille, nous savons que les
temps qui s'écoulent depuis la Renaissance jusqu'à la fin du siècle
dernier, nous offrent même contraste: ici dominent les séductions du
monde, là régnent les fermes principes de la vie domestique.

Les bals, les spectacles, les concerts, les mascarades, le jeu, les
causeries frivoles et brillantes ravissent et enivrent les femmes. Elles
vont au plaisir avec la même ardeur que les hommes vont au combat. La
duchesse de Lorges, fille de Chamillart, se tue à force de plaisirs, et,
mourante, se fait encore transporter à cet étrange champ d'honneur[153].

[Note 153: Saint-Simon, _Mémoires_, tome VII, ch. XIV.]

La femme est, à elle seule, un vivant spectacle. A la beauté, à
l'esprit, à la grâce française, ces charmes souverains qu'elle réunit
souvent, elle ajoute les ressources de la parure. Dans ce moyen âge où
la vie sociale était assez restreinte cependant pour elle, la femme ne
se défendait pas toujours contre les entraînements du luxe. La femme se
livre plus que jamais à cette passion lorsqu'elle peut la déployer sur
la brillante scène d'une cour.

Dans les modes variées qu'ils nous offrent, les portraits du XVIe siècle
nous permettent de juger combien le costume féminin se prêtait alors
à toutes les richesses de la parure. Les perles et les pierreries
serpentent dans les cheveux relevés et autour du cou. Les perles et les
pierreries garnissent aussi la robe de drap d'or, fourrée d'hermines
mouchetées, qui s'ouvre en carré sur la poitrine.

Des perles encore serpentent sur le fichu bouillonné que termine la
fraise, et sont disposées entre les bouillons des manches à crevés.
J'emprunte, il est vrai, ces détails de costume au portrait de la reine
Élisabeth d'Autriche peint par François Clouet[154], et à une miniature
représentant la duchesse d'Étampes[155]. Mais d'autres portraits du XVIe
siècle, dus à Clouet ou à son école, témoignent que les femmes de
la cour savaient lutter d'élégance avec une souveraine légitime ou
illégitime.

[Note 154: Au musée du Louvre.]

[Note 155: Miniature citée par M. Frank dans son édition de _la
Marguerite des Marguerites_.]

Des aiguillettes d'or et des plumes ornent la robe de velours noir que
porte Silvie Pic de la Mirandole, comtesse de la Rochefoucauld; des
perles d'or accompagnent la plume blanche d'une toque en velours noir
posée sur sa blonde chevelure crêpée; et le petit col plissé qui donne
à cette toilette un caractère de simplicité, n'empêche pas la jeune
comtesse de porter au cou un cercle d'or ciselé où chatoient les
pierreries[156].

[Note 156: Au musée du Louvre.]

Les femmes d'alors, peintes aussi bien que parées[157], se condamnaient
déjà à de véritables supplices pour obéir à la mode. Comme les
contemporaines de Tibulle, une femme de Paris se fait «escorcher» pour
donner à son visage une nouvelle peau. On n'avait pas encore inventé
_l'émaillage_. «Il y en a qui se sont faict arracher des dents visves et
saines, pour en former la voix plus molle et plus grasse, ou pour les
renger en meilleur ordre. Combien d'exemples du mespris de la douleur
avons nous en ce genre! Que ne peuvent elles, que craignent elles, pour
peu qu'il y ayt d'adgencement à esperer en leur beaulté[158]!» Montaigne
qui nous révèle avec son indiscrétion ordinaire, tous ces petits
secrets, nous en apprend bien d'autres. Il a vu des femmes avaler
jusqu'à du sable et de la cendre pour avoir le teint pâle! Il juge aussi
que ce doit être supplice d'enfer que ces corps de baleine qui
serraient la femme «ouy quelques fois à en mourir.» Ces détails ne sont
malheureusement pas tous pour nous de l'archéologie....

[Note 157: Marguerite d'Angoulême, l'_Heptamèron_.]

[Note 158: Montaigne, _Essais_, livre I, ch. XLI.]

Que de temps perdu dans ces soins idolâtres que la femme prend de sa
personne! «Je veoy avecques despit, en plusieurs mesnages, monsieur
revenir maussade et tout marmiteux du tracas des affaires, environ midy,
que madame est encores aprez à se coeffer et attiffer en son cabinet:
c'est à faire aux roynes; encores ne sçay je: il est ridicule et injuste
que l'oysifveté de nos femmes soit entretenue de nostre sueur et
travail[159].»

[Note 159: Id., _Id._, livre III, ch. IX.]

Ce luxe, cette oisiveté de la femme amènent la ruine de la maison, et
ce n'est pas seulement la ruine, c'est le déshonneur, c'est le stigmate
infamant du vol. Écoutons la voix austère du chancelier de l'Hôpital.
«Tandis que la femme s'habille sans regarder sa fortune, nourrit des
troupeaux de serviteurs, et se promène dans un char comme pour triompher
d'un mari vaincu, celui-ci, qui ne veut céder en rien à une telle
épouse, dépense dans les plaisirs de la table, de l'amour et d'un jeu
honteux, des biens acquis par le travail de ses parents. Quand la
perversité a épuisé le patrimoine, on ose mettre la main aux deniers
publics, rien ne peut combler le gouffre avide; la hideuse contagion
gagne les autres citoyens et la république en est tout entière
infectée[160].»

[Note 160: Ch. de Ribbe, _les Familles et la Société en France, etc._]

Sous Louis XIV, le mariage du duc de Bourgogne fut l'occasion des plus
folles dépenses du luxe. Le roi qui en avait cependant donné l'exemple,
fut lui-même effrayé des ruines qui s'ensuivirent. Saint-Simon nous
apprend que «le roi se repentit d'y avoir donné lieu, et dit qu'il ne
comprenait pas comment il y avait des maris assez fous pour se laisser
ruiner par les habits de leurs femmes; il pouvait ajouter, et par
les leurs.» Mais le noble duc nous dit que «le petit mot lâché
de politique», le roi prit grand plaisir au spectacle de cette
magnificence[161]. Paris avait lutté de splendeur avec la cour.

[Note 161: Saint-Simon, t. I, ch. XXX.]

On se représente ces robes, ici de point de France, là d'une étoffe d'or
valant au moins vingt louis l'aune; ces pierreries et ces perles qui se
mêlent aux mille boucles de la chevelure, et qui, à cette époque où les
fraises et les fichus sont supprimés, n'en ruissellent que plus aisément
sur les épaules.

Au XVIIIe siècle, voici les énormes paniers avec leurs enguirlandements
de fleurs, de fruits, de perles, de pierreries. Voici encore, avec
Marie-Antoinette, les coiffures que la reine met à la mode, ces immenses
échafaudages de plumes, de gaze, de fleurs, qui représentent un
vaisseau, un bocage, une ménagerie. Les femmes ne peuvent plus se tenir
droites dans leurs voitures, elles s'y courbent ou s'y agenouillent.

Le coiffeur est devenu un artiste qui fait payer cher ses productions.
Mme de Matignon fait avec Baulard un traité de 24,000 livres par an pour
que, chaque jour, il lui fournisse une coiffure nouvelle.

Au Temple, une faiseuse de rouge, Mlle Martin, en vend le moindre pot un
louis. D'autres pots de qualité supérieure, coûtent jusqu'à soixante et
quatre-vingts louis. Mlle Martin a le privilège de faire fabriquer
à Sèvres des pots de rouge qu'elle destine aux reines. «A peine une
duchesse en obtient-elle un par hasard.» C'est «une vraie puissance»
nous dit Mme d'Oberkirch.

C'est une puissance aussi que Mlle Bertin, la célèbre marchande de
modes qui traite «d'égale à égale avec les princesses.» Admise dans
l'intérieur de la reine Marie-Antoinette, délibérant avec elle des
affaires de la toilette, elle montre avec suffisance dans sa clientèle,
«le résultat» de son «dernier travail avec Sa Majesté»: mystérieux
conseils dans lesquels la jeune reine puisait le goût dominant de la
parure et excitait ainsi parmi les femmes de la cour cette rivalité
d'ajustements qui, cette fois, comme toujours, ruinait les familles et
brouillait les ménages.

Mlle Bertin fit une banqueroute de deux millions. Ce chiffre se conçoit
à une époque où une jeune femme honnête faisait en dix mois 70,000
francs de dettes, et où la princesse de Guémenée devait 60,000 livres à
son cordonnier[162].

[Note 162: _Mémoires_ de Mme d'Oberkirch, de Mme Campan. Taine, _les
Origines de la France. L'ancien régime._ La plaie du luxe s'étend
partout alors. Le mal a envahi jusqu'aux campagnes, et un curé de
village dit en 1783: «Les servantes d'aujourd'hui sont mieux parées que
les filles de famille ne l'étaient il y a vingt ans.» Th. Meignan, _Les
anciens registres paroissiaux_, cités par M. de Ribbe; _les Familles,
etc_.]

Par leur luxe insensé, les femmes croient ajouter à cette royauté que
leur concède l'opinion et dont le moyen âge leur avait donné le sceptre.
Reines, elles le sont en effet. Les rois eux-mêmes reconnaissent cette
gracieuse majesté. Comme Louis XII, François Ier, François II font
profession de respecter les dames. Charles IX et Louis XIV saluent
toutes les femmes qu'ils rencontrent, et le premier de ces deux rois
ne souffre pas que l'on médise d'elles[163]. Le XVIIIe siècle fait de
la femme, non plus seulement une reine, mais une idole à laquelle il
prodigue des hommages aussi peu respectueux dans le fond qu'ils sont
délicats, raffinés dans la forme.

[Note 163: Brantôme, _Second livre des Dames_.]

Le caractère de la royauté féminine a, en effet, bien changé depuis
le moyen âge. Le chevalier défendait l'honneur de toutes les femmes,
choisissait la dame de ses pensées et lui gardait sa fidélité. Défendre
l'honneur des dames! Garder à une seule sa fidélité! Ce n'est point
là, tant s'en faut, le but que poursuit l'homme de cour qui, bien au
contraire, fait son possible pour compromettre toutes les femmes et ne
se pique guère d'être fidèle à une seule, surtout si cette femme est la
sienne. Il n'est pas de bon ton, d'ailleurs, d'aimer sa femme.

La froideur entre les époux est, en effet, le moindre des maux que la
vie de cour entraîne à sa suite. Au XVIe siècle cependant, par un reste
des bonnes vieilles coutumes, les époux osent encore s'aimer aux yeux du
monde, témoin le charmant ménage que l'_Heptaméron_ met en scène, Hircan
et Parlamente qui assaisonnent d'un grain d'aimable taquinerie une
affection qui se sent plus encore qu'elle ne s'exprime. Mais quand
l'intérêt est la cause de tant de mariages, l'indifférence, l'hostilité
même en sont les résultats ordinaires. Si le mari doit à sa femme de
grandes alliances, ou une grande fortune, elle l'écrasera de cette
supériorité. A-t-elle sur lui des avantages tout personnels, un mérite
dont elle est infatuée, une beauté dont elle est fière, elle trouvera
encore dans les dons qu'elle possède ou qu'elle s'attribue, des motifs
d'orgueil qui abaisseront d'autant plus son mari à ses yeux qu'ils
l'exalteront elle-même. Il y a des ménages où la femme paraît tant que
le mari ne s'aperçoit jamais. «Ne pourrait-on point découvrir l'art de
se faire aimer de sa femme?» demande alors La Bruyère[164].

[Note 164: La Bruyère, _Caractères_, III, _Des Femmes_.]

Plus d'une femme aurait pu retourner la question du moraliste. A l'une
ou à l'autre de ces questions, il aurait pu être répondu que, pour
trouver l'amour dans le mariage, il n'aurait pas fallu y chercher
l'intérêt. Et ce reproche là, fallait-il l'adresser à celui qui avait
poursuivi le marché ou à celle qui en avait été l'objet et souvent la
victime?

Au temps de La Bruyère, il est déjà de mauvais goût de se montrer en
public avec sa femme. Au XVIIIe siècle, la séparation est totale entre
les époux mondains. Ce n'est pas seulement la vie de cour, c'est la vie
de salon, si animée et si charmante alors, qui étouffe, à Paris comme à
Versailles, la vie de famille. «Quand les époux sont haut placés, dit M.
Taine, l'usage et les bienséances les séparent. Chacun a sa maison, ou
tout au moins son appartement, ses gens, son équipage, ses réceptions,
sa société distincte, et, comme la représentation entraîne la cérémonie,
ils sont entre eux, par respect pour leur rang, sur le pied d'étrangers
polis. Ils se font annoncer l'un chez l'autre; ils se disent «Madame,
Monsieur,» non seulement en public, mais en particulier; ils lèvent les
épaules quand à soixante lieues de Paris, dans un vieux château, ils
rencontrent une provinciale assez mal apprise pour appeler son mari
«mon ami» devant tout le monde.--Déjà divisées au foyer, les deux
vies divergent au delà par un écart toujours croissant. Le mari a son
gouvernement, son commandement, son régiment, sa charge à la cour, qui
le retiennent hors du logis; c'est seulement dans les dernières années
que sa femme consent à le suivre en garnison ou en province. D'autant
plus qu'elle est elle-même occupée, et aussi gravement que lui, souvent
par une charge auprès d'une princesse, toujours par un salon important
qu'elle doit tenir. En ce temps-là, la femme est aussi active que
l'homme, dans la même carrière, et avec les mêmes armes, qui sont la
parole flexible, la grâce engageante, les insinuations, le tact, le
sentiment juste du moment opportun, l'art de plaire, de demander et
d'obtenir; il n'y a point de dame de la cour qui ne donne des régiments
et des bénéfices. A ce titre, la femme a son cortège personnel de
solliciteurs et de protégés, et, comme son mari, ses amis, ses ennemis,
ses ambitions, ses mécomptes et ses rancunes propres; rien de plus
efficace pour disjoindre un ménage que cette ressemblance des
occupations et cette distinction des intérêts. Ainsi relâché, le lien
finit par se rompre sous l'ascendant de l'opinion. «Il est de bon air
de ne pas vivre ensemble,» de s'accorder mutuellement toute tolérance,
d'être tout entier au monde. En effet, c'est le monde qui fait alors
l'opinion, et, par elle, il pousse aux moeurs dont il a besoin.

«Vers le milieu du siècle, le mari et la femme logeaient dans le même
hôtel; mais c'était tout. «Jamais ils ne se voyaient, jamais on ne les
rencontrait dans la même voiture, jamais on ne les trouvait dans la
même maison, ni, à plus forte raison, réunis dans un lieu public.» Un
sentiment profond eût semblé bizarre et même «ridicule,» en tout cas,
inconvenant: il eût choqué comme un _a parte_ sérieux dans le courant
général de la conversation légère. On se devait à tous, et c'était
s'isoler à deux; en compagnie, on n'a pas droit au tête-à-tête[165].»

[Note 165: Taine, _Origines de la France contemporaine. L'ancien
régime._]

De l'indifférence à l'infidélité il n'y a qu'un pas, et, dans les trois
siècles qui nous occupent, ce pas est souvent franchi par la femme aussi
bien que par l'homme. Eût-elle même été élevée dans une pieuse maison,
l'enivrante atmosphère où elle vit lui fait trop souvent perdre le sens
moral. Ces spectacles enchanteurs où toutes les harmonies de la poésie
et du chant prêtent à l'amour leurs accents d'une pénétrante douceur;
ces hommages dont le monde entoure la jeune femme et qui, bien des
fois, contrastent avec la froideur de son mari, les trahisons même de
celui-ci, tout l'entraîne vers ce but si bien décrit par le poète:

  Dans le crime il suffit qu'une fois on débute;
  Une chute toujours attire une autre chute.
  L'honneur est comme une île escarpée et sans bords:
  On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.[166]

[Note 166: Boileau, _Satires_, x. Plus haut le poète, ou plutôt le
moraliste a bien dépeint les dangers qui entouraient la jeune femme.]

Mais si, dans le XVIIe siècle, cette île escarpée a vu se fixer sur elle
les regards désespérés des pécheurs repentants, le XVIIIe siècle n'a
guère connu ces remords; ce triste XVIIIe siècle où le vice, déchirant
le voile hypocrite sous lequel il s'était caché à la cour du grand roi
vieillissant, éclatait dans les orgies de la régence et du règne de
Louis XV. Sur vingt seigneurs de la cour, quinze ont, pour d'indignes
créatures, abandonné leurs femmes, qui ne s'en plaignent guère
d'ailleurs, et la ville suit l'exemple de la cour.

Depuis la Renaissance, le monde, très complaisant pour les fautes du
mari, ne trouve pas mauvais que la femme se venge de l'infidèle en le
trompant. Tel n'est pas toujours l'avis du mari offensé. Comme certain
personnage de l'_Heptaméron_, s'il veut que toutes les femmes soient
légères, il en excepte la sienne; et, comme le comte Almaviva le sera en
plein xviiie siècle, il est à la fois volage et jaloux, jaloux jusqu'à
faire reparaître dans le courtisan le justicier du moyen âge, jaloux
jusqu'à séquestrer, à tuer, à empoisonner la coupable. Ces fureurs
tragiques, qui appartiennent au xvie siècle, se perdent dans les siècles
suivants. Boileau rend un ironique hommage aux Parisiens:

  Gens de douce nature, et maris bons chrétiens[167].

[Note 167: Boileau, _Satires_, x.]

Au XVIIIe siècle surtout, en dépit d'Almaviva, «un mari qui voudrait
seul posséder sa femme, dit Montesquieu, serait regardé comme un
perturbateur de la joie publique, et comme un insensé qui voudrait jouir
de la lumière du soleil à l'exclusion des autres hommes.» D'ailleurs la
jalousie est de mauvais ton. Un mari outragé, un duc, vient se plaindre
à sa belle-mère de sa femme qui l'a déshonoré. La belle-mère, qui a de
bonnes raisons pour excuser les fautes de cette espèce, répond à son
gendre avec le plus grand sang-froid: «Eh! monsieur, vous faites bien
du bruit pour peu de chose; votre père était de bien meilleure
compagnie[168].»

[Note 168: Montesquieu, _Lettres persanes_, lv; Mme d'Oberkirch,
_Mémoires_.]

Beaucoup de maris sont, en vérité, de fort «bonne compagnie» dans ces
trois siècles de corruption. L'un se laisse trahir avec candeur par une
femme tristement habile à ce jeu[169]. Un autre ferme les yeux sur les
désordres de sa femme pour qu'elle lui passe les siens. Plus méprisables
encore, des époux acceptent un déshonneur qui leur vaut d'infâmes
honneurs. On connaît la patience conjugale des ducs de Soubise et de
Roquelaure, qui, trouvant que «la beauté heureuse» était sous Louis
XIV, suivant l'expression du duc de Saint-Simon, «la dot des dots[170],»
mettent en pratique cette étrange leçon:

  Un partage avec Jupiter
  N'a rien du tout qui déshonore;
  Et, sans doute, il ne peut être que glorieux
  De se voir le rival du souverain des dieux[171].

[Note 169: La Bruyère, _Caractères_, iii, _Des Femmes._]

[Note 170: Saint-Simon, _Mémoires_, tome III, ch. xvii.]

[Note 171: Molière, _Amphitryon_, acte III, sc. xi.]

Certains maris sont plus abjects encore; ils ne se laissent pas
seulement indemniser de leur honte, ils proposent eux-mêmes le marché:
faits bien dignes de ces temps où un père, une mère vendaient leurs
filles.

Brantôme dit qu'à son époque l'immoralité avait gagné les provinces, et
que des maris envoyaient leurs femmes à Paris pour plaider leur cause
devant les juges.

On aime à opposer à ces indignes époux le marquis de Montespan, portant
le deuil de la femme qui a mieux aimé être la maîtresse d'un roi que la
fidèle compagne d'un gentilhomme.

Quant à la femme que sa honte élève si haut, elle n'a guère que
l'orgueil de sa nouvelle situation. Pour une La Vallière, moins coupable
assurément, puisqu'elle n'avait pas de mari à déshonorer, pour «une
_petite violette qui se cachait sous l'herbe_, et qui était honteuse
d'être maîtresse, d'être mère, d'être duchesse,» voici une marquise de
Montespan, voyant légitimer les enfants nés d'un double adultère, et,
reine aux yeux de tous, montrant à la cour, sous les flots de ses
dentelles et les feux de ses pierreries, «une triomphante beauté à faire
admirer à tous les ambassadeurs[172].»

[Note 172: Mme de Sévigné, _Lettres_, à Mme de Grignan, 29 juillet
1676 1er septembre 1680.]

Le règne qui suivit celui de Louis XIV n'était pas fait pour effacer de
tels scandales. La place de la reine de France est alors occupée par des
femmes tombées assurément de moins haut que Mme de Montespan. Faut-il
nommer Jeanne Poisson, marquise de Pompadour de par la faveur royale?
Faut-il abaisser encore plus nos regards et chercher Jeanne Vaubernier
dans une fange si épaisse que pour la comtesse du Barry, c'est monter de
quelques degrés dans la boue que de faire succéder le roi _à toute la
France!_

Et ces femmes ne seront pas seulement les maîtresses de Louis XV. Par
lui, elles gouverneront et déshonoreront la France.

Quand l'ignominie est publique et triomphe, comment s'étonner de cette
phrase de La Bruyère: «Il y a peu de galanteries secrètes; bien des
femmes ne sont pas mieux désignées par le nom de leurs maris que par
celui de leurs amants.» S'il est, on effet, des femmes qui, joignant le
sacrilège au vice, cachent leurs désordres sous le voile de la dévotion,
d'autres ne savent même plus rougir; et, comme les matrones de la Rome
impériale, elles se disputent honteusement des comédiens, des danseurs,
des musiciens.

Pour mieux lutter avec la courtisane, de grandes dames du xvie siècle
lui demandent des leçons.

La courtisane! Son règne commence alors et ne cesse de s'étendre. La
plus célèbre fait revivre pendant les deux derniers tiers du XVIIe
siècle le type de l'hétaïre grecque, aussi séduisante par l'esprit que
par la beauté. Ninon de Lenclos, celle dangereuse créature qui fait
perdre à ses adorateurs jusqu'à la foi religieuse, exerce son pouvoir
sur trois générations, fut-ce dans la même famille.

Le règne de la courtisane croît avec les scandales du XVIIIe siècle. Mme
d'Oberkirch se plaint que la cour et les coulisses se mêlent beaucoup
trop. Les filles de théâtre prennent une importance extraordinaire. Pour
couvrir d'or et de bijoux d'indignes créatures, les hommes se ruinent.
La maison de Mlle Dervieux «vaut la rançon d'un roi. La cour et la
ville y ont apporté leur tribut.» Fragonard commence un plafond pour la
demeure de la danseuse Guimard, et David l'achève. La grande dame visite
comme un musée la maison de la courtisane. Elle ne lui en veut pas
toujours du tort que celle-ci lui fait. La princesse d'Hénin que son
mari délaisse pour une actrice, Mlle Arnould, est enchantée que le
prince ait «des occupations.»--«Un homme désoeuvré est si ennuyeux.»

La légèreté et parfois la dépravation du langage sont au niveau des
moeurs qui dominent du XVIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe. Une femme
que Brantôme qualifie d'_honnête_, écrit un conte pour narrer d'ignobles
aventures qui lui sont personnelles. La morale de ce récit est que le
plaisir de tromper un mari ajoute du prix à la faute commise.

Bussy-Rabutin conseille à Mme de Sévigné d'agréer la cour du prince de
Conti, et lui demande impertinemment la survivance. Le mariage du duc de
Ventadour est l'objet de propos aussi légers que spirituels[173]. On peut
se faire une idée de la liberté de langage qui régnait alors en lisant
ce qu'écrivaient au XVIe siècle Marguerite d'Angoulême, et au XVIIe,
avec une crudité moindre, Mme de Sévigné; et cependant ces deux
charmants écrivains étaient d'honnêtes femmes. Au XVIIIe siècle, Mme
d'Oberkirch, élevée dans les moeurs sévères de l'Alsace, est si
étonnée de la désinvolture de langage avec laquelle s'exprime Mme de
Clermont-Tonnerre, que celle-ci s'arrête court. En rappelant ce fait,
Mme d'Oberkirch ajoute: «Je ne puis me faire à ces manières _élégantes_,
et je crois que je ne m'y ferai jamais[174].»

[Note 173: Bussy-Rabutin, à Mme de Sévigné, 10 juin 1654; Mme de
Sévigné, à Mme de Grignan, 27 février 1671; Mme d'Oberkirch, _Mémoires_,
etc.]

[Note 174: Mme d'Oberkirch, _Mémoires_.]

Les grandes dames n'étaient pas plus réservées dans leurs lectures
que dans leurs conversations. Les contes de La Fontaine sont lus par
d'honnêtes femmes. Au temps des Valois, un horrible ouvrage est acheté
son pesant d'or par des femmes du monde. Nous savons déjà qu'à la même
époque les plus infâmes gravures n'effrayaient ni les jeunes filles ni
les femmes de la cour. Deux siècles plus tard, les provocantes peintures
de Boucher n'effaroucheront pas les belles dames.

Ces femmes mondaines ne sauront bien souvent faire respecter en elles ni
la dignité de la veuve, ni l'autorité de la mère. Cette femme qui, à la
mort de son mari, semble ou dans la défaillance de l'agonie, ou dans la
folie du désespoir, joue plus d'une fois une triste comédie. «Or, après
tous ces grands mystères jouez, et ainsi qu'un grand torrent, après
avoir fait son cours et violent effort, se vient à remettre et retourner
à son berceau, comme une rivière qui a aussi esté desbordée, ainsi aussi
voyez-vous ces veufves se remettre et retourner à leur première nature,
reprendre leurs esprits, peu à peu se hausser en joie, songer au monde.
Au lieu de testes de mort qu'elles portoient, ou peintes, ou gravées et
eslevées; au lien d'os de trespassez mis en croix ou en lacs mortuaires,
au lieu de larmes, ou de jayet ou d'or maillé, ou en peinture; vous les
voyez convertir en peintures de leurs marys portées au col, accommodées
pourtant de testes de mort et larmes peintes en chiffres, en petits
lacs; bref, en petites gentillesses, desguisées pourtant si gentiment,
que les contemplant pensent qu'elles les portent et prennent plus pour
le deuil des marys que pour la mondanité. Puis, après tout, ainsi qu'on
voit les petits oiseaux, quand ils sortent du nid, ne se mettre du
premier coup à la grande volée, mais, vollelant de branche en branche,
apprennent peu à peu l'usage de bien voler; ainsi les veufves, sortant
de leur grand deuil désespéré, ne le monstrent au monde si-tost qu'elles
l'ont laissé, mais peu à peu s'esmancipent, et puis tout à coup jettent
et le deuil et le froc de leur grand voile sur les orties, comme on dit,
et mieux que devant reprennent l'amour en leur teste...»[175]

[Note 175: Brantôme, _l. c._ Comp. Montaigne, _Essais_, livre II, ch.,
XXXV.]

Plus d'une femme n'a vu en effet, dans le veuvage, que la liberté qui
lui est donnée. Le veuvage! c'est le triomphe de la grande coquette:
Molière ne l'a pas oublié.

Et quel respect peuvent inspirer à leurs enfants ces femmes mondaines
qui n'ont pas su être mères, ou qui ne se sont souvenues de ce titre que
pour exercer sur leurs filles une influence corruptrice?

Devant des moeurs, ici légères, là dépravées, faut-il s'étonner des
rigoureux jugements que portent sur les femmes les moralistes du XVIe
et du XVIIe siècles? Faut-il s'étonner qu'au XVIIIe siècle, l'auteur
de l'_Esprit des lois_ ait prononcé cet arrêt sévère: «La société des
femmes gâte les moeurs[176]?» Trouverons-nous désormais étrange que
Montaigne parle trop souvent de la femme comme d'une esclave de harem,
et qu'il la méconnaisse au point de dire qu'elle est plus portée que
l'homme à la sensualité[177]? Grave erreur que celle-là, et dans laquelle
a été bien loin de tomber un auteur qui, de nos jours, a dit cependant
beaucoup de mal des femmes[178].

[Note 176: Montesquieu, _Esprit dos lois_, livre XIX, ch. viii.]

[Note 177: Montaigne, _Essais_, livre II, ch. xv: livre III. ch. v.]

[Note 178: A. Dumas, _l'Homme-femme_.]

Suivant Montaigne, la chasteté de la femme n'est que grimace, ou plutôt
c'est une coquetterie de plus. Ainsi en juge La Rochefoucauld. Il est
vrai que ce paradoxal écrivain donne d'autres mobiles encore à la vertu
des femmes: la vanité, la honte, le goût du repos, le souci de la
réputation, la froideur naturelle, ou bien quelque aversion pour l'homme
qui les aime. Ailleurs il dira plus insolemment encore: «La plupart des
honnêtes femmes sont des trésors cachés, qui ne sont en sûreté que parce
qu'où ne les cherche pas».--«Il y a peu d'honnêtes femmes qui ne soient
lasses de leur métier.» C'est odieux, mais l'indignation que causent de
telles maximes, ne diminue-t-elle pas quand on sait quelles femmes les
hommes de cour avaient trop souvent sous les yeux? Elles prouvaient
au moraliste qu'il y avait peu de femmes dont le mérite survécût à
la beauté[179]. Ce n'est pas à dire qu'il faille recueillir comme un
renseignement statistique, le chiffre que Boileau nous donne quant au
nombre des femmes fidèles:

  ...Et dans Paris, si je sais bien compter,
  Il en est jusqu'à trois que je pourrais citer.

[Note 179: La Rochefoucauld, _Maximes_, 204, 205, 220, 333, 307, 368,
474.]

Boileau a pris soin de nous avertir que ce n'était là qu'une figure de
rhétorique, et qu'il ne fallait pas «prendre les poètes à la lettre[180]».
Quoi qu'il en soit, il est évident que ce qui a frappé notre poète, ce
n'est pas le grand nombre des honnêtes femmes.

[Note 180: Boileau, _Satires_, et note de 1713; Lettres à Brossette, 5
juillet 1706]

Suivant La Rochefoucauld, la femme a un tel fond de coquetterie qu'elle
n'en connaît pas elle-même la mesure; elle la dompte plus difficilement,
que la passion; et c'est cette coquetterie qu'elle prend souvent pour de
l'amour. La Bruyère n'est pas tout à fait de cet avis. Il remarque que
dans l'amour, la femme a plus de tendresse que l'homme. En revanche, il
déclare qu'elle lui est inférieure en amitié. Sur ce dernier point il
ne s'éloigne guère de LaRochefoucauld[181]. Montaigne, lui non plus, ne
croyait pas la femme capable d'amitié[182]. Une femme dont le fidèle
attachement le suivit au delà du tombeau, Mme de Gournay lui prouva
qu'il s'était trompé. Mme de Sablé et Mme de la Fayette donnèrent aussi
à La Rochefoucauld un démenti analogue[183]. Et où donc se trouverait
l'amitié, sinon dans le coeur de la femme, ce coeur qui a besoin de se
dévouer jusqu'au sacrifice?

[Note 181: La Rochefoucauld, _Maximes_, 241, 277, 332, 334, 440. La
Bruyère, _Caractères_, iii.]

[Note 182: Montaigne, _Essais_, livre I, ch. xxvii.]

[Note 183: Voir plus loin, ch. iii.]

Jugée peu digne de s'élever aux hauteurs de l'amitié, la femme ne mérite
guère non plus la confiance, s'il faut eu croire La Bruyère, qui la
suppose plus fidèle à garder son secret que celui d'autrui. Il semble au
contraire que la femme se trahit plus facilement elle-même qu'elle ne
trahit les autres. Mais il est vrai que La Bruyère juge de la femme
d'après les coquettes de son temps, ou plutôt, les coquettes de tous les
temps. Et les Célimènes ne manquaient pas au xviie siècle. Malgré le
stigmate vengeur dont Molière avait marqué ce type, il ne cessa de
faire école, triste école à laquelle le XVIIIe siècle fournit le plus
d'élèves.

Aux yeux de La Bruyère, la femme est extrême en tout, dans le bien comme
dans le mal. Nous n'y contredirons pas. Suivant ce moraliste, la plupart
des femmes n'ont guère de principes: «elles se conduisent absolument par
le coeur et dépendent pour leurs moeurs de ceux qu'elles aiment[184].» La
Bruyère n'étend heureusement pas à la totalité des femmes un semblable
jugement. Sans doute, en matière d'opinion, et en toute chose qui
n'intéresse pas la conscience, la femme se laisse plutôt guider par des
sentiments que par des idées; mais quant aux moeurs et aux croyances
dont elle a reçu les immuables principes dans une solide éducation
chrétienne, elles ne les sacrifiera jamais à ses plus vives tendresses
mêmes; loin de là, c'est elle qui en fera régner autour d'elle la
bienfaisante influence.

[Note 184: La Bruyère, _Caractères_, iii, Des Femmes.]

D'ailleurs, même considérée comme une créature toute d'impression, la
femme est-elle bien souvent aussi passive que le pense La Bruyère?
Montaigne n'en était pas très persuadé. Il ne la juge pas si prompte à
se ranger à l'avis d'autrui, témoin l'amusante histoire de la Gasconne.
Certes il se garde bien de nier l'impressionnabilité de la femme; mais
suivant lui, cette impressionnabilité est moins passive qu'active; et
toujours, d'après le vieux sceptique, la femme s'exaspère d'autant plus
que la contradiction lui est opposée par le froid raisonnement.

Devant la femme impérieuse, acariâtre, que Montaigne dépeint et qui
servira de modèle à Boileau[185], je comprends que le premier ait accepté
cet idéal du mariage: un mari sourd, une femme aveugle. Il me semble
cependant que, dans cette définition, tout n'est pas à la charge de la
femme, puisque la cécité de l'épouse n'est pas moins indispensable à la
paix du mariage que la surdité de l'époux.

[Note 185: _Satires_, x.]

Montaigne ne nous paraît pas très convaincu ici du bonheur que peut
apporter le mariage, le mariage qu'il considère comme «un marché qui n'a
que l'entrée libre». Pour La Rochefoucauld «il y a de bons mariages;
mais il n'y en a point de délicieux».

Heureusement, à côté de ces portraits peu flatteurs de la femme, à
côté de ces tableaux peu enchanteurs de la félicité conjugale, nous
trouverons, sinon dans La Rochefoucauld, du moins dans Montaigne, dans
La Bruyère, dans Montesquieu, d'autres traits qui témoignent que, dans
un monde corrompu, il y avait encore d'honnêtes femmes et de bons
ménages.

La démoralisation avait, du reste, été progressive. Le père de Montaigne
lui disait que de son temps, à peine y avait-il dans toute une province,
une femme de qualité «mal nommée.» Un écrivain qui n'aimait pas les
femmes vertueuses et qui, regardant leur vie patriarcale d'autrefois
comme un état de grossièreté primitive, considérait comme un progrès
la brillante corruption qui les y avait arrachées, Brantôme, l'immoral
Brantôme, constatait que, parmi ses contemporaines, le nombre des
honnêtes femmes l'emportait sur le nombre des autres[186]. Il est vrai que
pour Brantôme le titre d'honnête femme était singulièrement élastique.
Nous en avons cité une preuve[187].

[Note 186: Brantôme, _l. c._; Montaigne; I, xxvii; II, xxxi, xxxii;
III, v, etc.; La Rochefoucauld, _Maximes_, 113.]

[Note 187: Voir plus haut, page 122.]

Comme au moyen âge, les femmes d'intérieur, les femmes de ménage,
existaient toujours au XVIe siècle, bien que Montaigne en restreignît le
nombre: «La plus utile et honnorable science et occupation à une mère
de famille, dit-il, c'est la science du mesnage. J'en veoy quelqu'une
avare; de mesnagières, fort peu: c'est sa maistresse qualité, et qu'on
doibt chercher avant toute aultre, comme le seul douaire qui sert
à ruyner ou à sauver nos maisons.... Selon que l'expérience m'en a
apprins, je requiers d'une femme mariée, au dessus de toute aultre
vertu, la vertu oeconomique. Je l'en mets au propre, luy laissant par
mon absence tout le gouvernement en main[188].»

[Note 188: Montaigne, _Essais_, III, ix.]

L'ordre, l'économie, c'est là ce que recommande à la nouvelle mariée un
père soucieux de l'avenir du jeune ménage[189]. C'est toujours l'idéal de
la femme forte qui domine dans les familles chrétiennes, surtout dans la
vie rurale. En parlant de l'agriculteur, Olivier de Serres voit, comme
Montaigne, dans la femme vigilante la fortune de la maison; mais il
s'inspire directement de la Sainte-Écriture pour traduire cette pensée.
Il dit avec un sentiment tout biblique: «Ce lui sera un grand support
et aide, que d'estre bien marié, et accompagné d'une sage et vertueuse
femme, pour faire leurs communes affaires avec parfaite amitié et bonne
intelligence. Et si une telle lui est donnée de Dieu, que celle qui
est descrite par Salomon, se pourra dire heureux, et se vanter d'avoir
rencontré un bon thrésor: estant la femme l'un des plus importans
ressorts du mesnage, de laquelle la conduite est à préférer à toute
autre science de la culture des champs. Où l'homme aura beau se
morfondre à les faire manier avec tout art et diligence, si les fruicts
en provenant, serrés dans les greniers, ne sont par la femme gouvernés
avec raison. Mais au contraire, estans entre les mains d'une prudente et
bonne mesnagere, avec honorable libéralité et louable espargne, seront
convenablement distribués: si qu'avec toute abondance, les vieux se
joindront aux nouveaux, avec vostre grand et commun profit, et louange.
Aussi,

  On dict bien vrai qu'en chacune saison
  La femme fait ou défait la maison.»

[Note 189: Nicolas Pasquier, _Lettres_, l. V, lettre ix.]

Avec Xénophon, Olivier de Serres rappelle dans un autre chapitre, que
la femme doit vaquer au gouvernement de la maison pendant que le mari
dirige l'exploitation agricole. Mais il faut qu'il y ait entre les époux
«communication de conseil requise à tout mesnage bien dressé: estant
quelques fois à propos, selon les occurrences, que l'homme die son avis
et se mesle des moindres choses de la maison, et la femme des plus
sérieuses[190]. Le temps passé, quand on vouloit louer un homme, on le
disoit bon laboureur. C'estoit aussi lors la plus grande gloire de la
femme que d'estre estimée bonne mesnagère: laquelle louange, le temps
n'ayant peu esteindre, est-elle encores en telle réputation, que celui
qui se veut marier, après les marques de crainte de Dieu, et pudicité,
par dessus toutes autres vertus, cherche en sa femme le bon mesnage,
comme article nécessaire pour la félicité de sa maison. Plus grande
richesse ne peut souhaitter l'homme en ce monde, après la santé, que
d'avoir une femme de bien, de bon sens, bonne mesnagère. Telle conduira
et instruira bien la famille, tiendra la maison remplie de tous biens,
pour y vivre commodément et honorablement. Depuis la plus grande dame,
jusques à la plus petite femmelette, à toutes, la vertu du mesnager
reluit par dessus toute autre, comme instrument de nous conserver la
vie. Une femme mesnagère entrant en une pauvre maison, l'enrichit:
une despencière, ou fainéante, destruit la riche. La petite maison
s'aggrandit entre les mains de ceste là: et entre celles de ceste-ci,
la grande s'appétisse. Salomon fait paroistre le mari de la bonne
mesnagère, entre les principaux hommes de la cité: dict que la femme
vaillante est la couronne de son mari: qu'elle bastit la maison: qu'elle
plante la vigne: qu'elle ne craint ni le froid, ni la gelée... que la
maison et les richesses sont de l'héritage des pères, mais la prudente
femme est de par l'Eternel.

[Note 190: Nicolas Pasquier, dans la lettre citée à la page
précédente, note 2, dit à sa fille de ne rien faire sans l'avis du mari:
«C'est le moyen en obeïssant, d'apprendre à luy commander: je veux dire,
que quand il recognoistra cette humble obeïssance, il ne fera plus rien
que ce que vous desirez, et vous abandonnera la libre disposition de
tout le mesnage.»]

«A ces belles paroles profitera nostre mère-de-famille, et se plaira
en son administration, si elle désire d'estre louée et honorée de ses
voisins, révérée et servie de ses enfans,... si elle prend plaisir de
voir tousjours sa maison abondamment pourveue de toutes commodités, pour
s'en servir au vivre ordinaire, au recueil des amis, à la nécessité des
maladies, à l'advancement des enfans, aux aumosnes des pauvres.»

Olivier de Serres qui rappelle à la ménagère les récompenses de la
femme forte, dit aussi, dans le chapitre d'où nous avons extrait notre
première citation, quelles incomparables félicités attendent les époux
qui s'unissent dans une affectueuse estime pour diriger leur maison:
«Par telle correspondance la paix et la concorde se nourrissans en la
maison, vos enfans en seront de tant mieux instruicts, et vous rendront
tant plus humble obéissance, que plus vertueusement vous verront vivre
par ensemble.

«Cela mesme vous fera aussi aimer, honorer, craindre, obéir, de vos
amis, voisins, sujets, serviteurs. Et par telle marque estant vostre
maison recogneue pour celle de Dieu; Dieu y habitera, y mettant sa
crainte: et la comblant de toutes sortes de bénédictions, vous fera
prospérer en ce monde, comme, est promis en l'escriture[191]...»

[Note 191: Olivier de Serres, _le Théâtre d'agriculture et Mesnage des
champs_, 1er lieu, ch. vi; 8e lieu, ch. i.]

Tel fut le ménage du baron et de la baronne de Chantal. Et le rôle de la
ménagère contribua puissamment à préparer dans la noble dame la sainte
que l'Église devait placer sur ses autels.

Lorsque M. de Chantai se maria, il remit le gouvernement de la maison à
sa jeune compagne qui s'effrayait de cette responsabilité. Mais avec
la douce autorité de l'époux chrétien, il voulut «qu'elle se résolût
à porter ce fardeau,» disant, lui aussi, «que la femme sage édifie
sa maison, et que celles qui méprisent ce soin, détruisent les plus
riches.» Et il mit sous les yeux de la jeune femme, comme un exemple, le
type de la baronne de Chantal, son héroïque mère. Saisie d'une généreuse
émulation, «elle ceignit ses reins de force et fortifia son bras» pour
se dévouer à la mission domestique que lui imposait son mari. «Elle mit
ordre à l'ordinaire et aux gages des serviteurs et servantes, le tout
avec un esprit si raisonnable que chacun était content. Elle ordonna que
tous les grangers, sujets, receveurs et autres, avec lesquels on
aurait à traiter, s'adresseraient immédiatement à elle pour toutes les
affaires.»

«Dès le jour qu'elle prit le soin de la maison, elle s'accoutuma à se
lever de grand matin, et avait déjà mis ordre au ménage, et envoyé ses
gens au labeur, quand son mari se levait. De fortifiantes lectures, _la
Vie des Saints, les Annales de la France,_ rafraîchissaient son âme au
milieu de tant d'occupations matérielles....

Elle ne portait habituellement que des vêtements de camelot et
d'étamine; mais l'élégance innée de la grande dame la faisait paraître
plus charmante sous ces humbles habits que d'autres sous leurs tissus
d'or et de soie. Lorsqu'elle avait à représenter, elle se parait de ses
vêtements de noces ou de ses ajustements de jeune fille. Elle savait
accueillir avec la grâce modeste de la femme chrétienne les amis de
son mari qui se réunissaient chez lui pour la chasse et d'autres
divertissements. Mais lorsque son mari était absent, il n'y avait
pour elle ni réception, ni parure. «Les yeux à qui je dois plaire,
disait-elle, sont à cent lieues d'ici; ce serait inutilement que je
m'agencerais.» Elle était pour les pauvres une servante. Pendant une
famine, elle les réunissait chaque jour, leur versait du potage dans
leurs écuelles, leur présentait les morceaux de pain qui s'entassaient
dans les corbeilles. Alors déjà elle secourait ces malades que, dans son
austère veuvage, elle devait soigner avec une héroïque charité.

Pour un délit qu'elle jugeait véniel, un paysan était-il renfermé dans
l'humide prison du château, elle l'en faisait secrètement sortir le
soir, lui donnait un lit, «et, le lendemain, de grand matin, pour ne pas
déplaire à son mari, elle remettait le prisonnier dans la prison, et,
en allant donner le bonjour à M. de Chantal, elle lui demandait si
amiablement congé d'ouvrir à ces pauvres gens et les mettre en liberté,
que quasi toujours elle l'obtenait.»

Elle donnait aux paysans les exemples de la piété; elle instruisait
elle-même dans la religion ses serviteurs que la prière en commun
réunissait matin et soir autour de la châtelaine. Sévère pour le vice,
elle était indulgente pour les fautes auxquelles les domestiques
s'étaient laissé entraîner par la faiblesse et non par la volonté; et,
ici encore, sa miséricordieuse influence plaidait auprès du châtelain en
faveur du coupable.

«C'est une grande marque de sa prudence et douce conduite, qu'en huit
ans qu'elle a demeuré mariée, et neuf ans au monde après son veuvage,
elle n'a presque point changé de serviteurs et de servantes, excepté
deux qu'elle congédia pour ne les pouvoir faire amender de quelques
vices auxquels ils étaient adonnés. Elle n'était point crieuse ni
maussade parmi ses domestiques; sa vertu la faisait également craindre
et aimer. Bref, sa maison était le logis de la paix, de l'honneur, de
la civilité et piété chrétienne, et d'une joie vraiment noble et
innocente[192].»

[Note 192: Mère de Changy. _Mémoires sur la vie et les vertus de
sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal_; comp. _Bulle du Pape_
Clément XIII pour la canonisation de la bienheureuse.]

Sans connaître alors le grand évêque qui devait être son guide dans la
sainteté, Mme de Chantal appliquait dans son ménage les conseils que
saint François de Sales donnait aux femmes pour qu'elles unissent
à leurs devoirs religieux, à leur apostolat, à leurs oeuvres de
miséricorde, les occupations de la femme forte: «le soin de la famille,
avec les oeuvres qui dépendent d'iceluy», ainsi que «l'utile diligence»
qui ne permet pas à l'oisiveté de prendre la place destinée au
travail[193].

[Note 193: Saint François de Sales, _Introduction à la vie décote_.
111e partie, ch. XXXV.]

Dans la vie rurale, les nobles dames veillent aux intérêts de
l'exploitation agricole et n'en dédaignent pas l'humble détail. La
châtelaine envoie ses serviteurs aux champs et garnit leur besace.
Lorsque Sully était à la cour, sa femme vendait le blé et les autres
récoltes.

A une époque postérieure, Laure de Fitz-James, marquise de Bouzolz,
fille du maréchal de Berwick, n'avait jamais, dit-on, les mains
inoccupées; et, cette grande dame ne couchait que dans les draps dont
sa main patricienne avait filé la toile[194]. Les quenouilles dites _de
mariage_, que l'on voit au musée dé Cluny et qui datent du XVIe siècle,
rappelaient aux femmes, dans leurs riches sculptures, l'histoire de ces
femmes fortes qui filaient la laine et le lin.

[Note 194: _Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu._]

Deux femmes, entrées par le mariage dans la famille de La Rochefoucauld,
donnèrent au XVIIe et au XVIIIe siècles l'exemple de la femme forte, de
la ménagère, aussi bien à la ville qu'aux champs. C'est au XVIIe siècle,
Jeanne de Schomberg, duchesse de Liancourt; c'est, dans le siècle
suivant, Augustine de Montmirail, duchesse de Doudeauville, dont
l'existence se prolongea jusque dans le XIXe siècle. Dans leur conduite,
dans les conseils que l'une écrivit pour sa fille, l'autre pour sa
petite-fille; dans le règlement que Mme de Liancourt traça pour
elle-même, nous voyons combien important était pour les plus grandes
dames le gouvernement de la maison, et par quelles fortes et douces
vertus elles soutenaient leurs foyers.

Ce gouvernement domestique est vaste. La femme surveille les affaires de
la maison, et elle en soumet l'ensemble à son mari, le chef respecté
de la communauté. Elle vérifie les dépenses de la veille, celles de la
semaine; elle arrête le compte du mois. A l'aide de conseils éclairés,
elle revoit le compte général de l'année. Lorsqu'elle l'a signé en
double expédition, elle le fait placer avec les pièces justificatives
dans une cassette de bois qui est déposée «au trésor des papiers».
Pour l'année suivante, elle fait un état général des dépenses, par
estimation, et d'après la moyenne des trois à quatre années précédentes.
Elle y fait figurer le train de la maison de ville et les dépenses de
la vie rurale. Elle tient compte aussi des dépenses imprévues. La femme
chrétienne payera exactement ses serviteurs, ses fournisseurs. Faire
des dettes, c'est retenir injustement le bien d'autrui. La noble
dame évitera le luxe des habits, des meubles, de la table. Bonne et
hospitalière d'ailleurs, elle établira l'ordre dans la bienséance et
dans la générosité. Elle n'oubliera pas non plus qu'il faut donner aux
pauvres le superflu de son bien.

La châtelaine peut également être associée aux affaires extérieures
du châtelain: le choix des officiers qui rendent la justice
seigneuriale[195], le contrôle de leurs actes; elle aussi veillera au bien
des orphelins, des hôpitaux, des fabriques; à l'entretien des ponts et
des chemins sur lesquels les seigneurs sont voyers, à la conservation
des communes.

[Note 195: En l'absence de M. de Gondi, sa femme choisit des officiers
probes pour administrer la justice dans ses terres. Chantelauze, saint
Vincent de Paul et les Gondi. Paris. 1882.]


Elle aide son mari dans la conduite d'un procès, et préside avec lui
le conseil domestique des gens d'affaires. Dans les conseils que la
duchesse de Liancourt donne à sa petite-fille, on reconnaît la noble
femme qui, soucieuse avant tout du droit, fournissait à ses adversaires
même le moyen de plaider contre elle, et gardait pour leurs personnes
les affectueux ménagements de la charité[196].

[Note 196: Mme la duchesse de Liancourt, _Règlement donné par une dame
de qualité, etc._]

La duchesse de Doudeauville fut plus qu'associée au gouvernement de la
maison. Pendant l'émigration de M. de Doudeauville, elle s'acquitta si
bien de cette administration que, de retour, le duc la lui laissa tout
entière[197].

[Note 197: _Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de
Doudeauville_.]

Quant aux charges officielles dont le mari est revêtu, la femme y
demeurera étrangère. Mais commet-il une injustice, elle doit l'avertir
en secret et avec prudence. C'est le droit, c'est le devoir de l'épouse
conseillère.

En toute circonstance d'ailleurs où le mari s'écarte du devoir, l'épouse
doit lui en indiquer le chemin. Mais elle prêche surtout d'exemple.
Après dix-huit années d'une action lente et bienfaisante, Mme de
Liancourt arrache son mari aux séductions du monde.

Si l'épouse, si la mère ont charge d'âmes, la maîtresse de la maison a
aussi cette responsabilité. Comme la baronne de Chantal, elle veille
aux besoins spirituels de ses serviteurs et à leurs intérêts temporels.
Maîtresse attentive, elle les récompense de leurs bons services, les
soigne dans leurs maladies, leur assure le pain dans leur vieillesse. La
duchesse de Liancourt, cette grande dame qui, dans le monde, mesure ses
égards au rang des personnes, considère dans son cour ses domestiques
comme ses égaux devant Dieu, «des égaux que, dit-elle à Mlle de La
Roche-Guyon, Dieu a réduits en ce monde dans l'état de servitude pour
aider notre infirmité durant que vous remédiez à leur misère.... Ils
doivent gagner le Ciel par cette humiliation, comme vous devez le gagner
par le soin que vous prendrez de leur conduite. Dieu nous oblige donc
ainsi à des devoirs mutuels les uns envers les autres.»

Un règlement était nécessaire pour que la maîtresse de la maison pût
s'acquitter de la charge qui pesait sur elle, charge si lourde qu'elle
rappelait à la plus grande dame la sentence de l'Eden: «Tu mangeras
ton pain à la sueur de ton front.» Aussi, avant d'assumer une telle
responsabilité, elle invoquait l'Esprit-Saint pour pouvoir agir avec
prudence et fermeté.

En prenant le fardeau du gouvernement domestique, la noble dame voudra,
non dominer sur autrui, mais obéir: obéir au mari qui, occupé par de
grands emplois, ne pourrait surveiller lui-même la maison; obéir à Dieu
qui, selon la belle pensée de Mme de Liancourt, ne donne à l'homme que
la garde d'un bien que celui-ci doit transmettre fidèlement à autrui.
C'est le talent que Dieu lui confie et dont il lui demandera compte au
jugement dernier.

Partout la maîtresse de la maison cherche la volonté de Dieu. Comme la
châtelaine du moyen âge, son premier labeur est de distribuer la tâche à
ses serviteurs, mais sa première pensée est d'adorer le Seigneur qui lui
a donné un jour de plus pour le servir. C'est à lui qu'elle consacre
toute sa journée. Avant toute action, avant tout plaisir même, elle se
demande si cette action, si ce plaisir peuvent être offerts au Dieu de
justice et de pureté.

Généreusement dévouée à ses amis, elle leur sacrifie son repos, son
bonheur, mais sa conscience, jamais! Le nombre de ses relations sera
d'ailleurs restreint, et toujours soumis à la volonté du mari. Quant aux
devoirs du monde, aux visites, elle ne leur donnera que ce qui ne se
peut refuser à la plus stricte bienséance. Elle apporte dans toutes ses
conversations une parole sobre, aimable, indulgente, ennemie de toute
discussion opiniâtre, nourrie de bonnes lectures[198]; une influence
bienfaisante, mais toujours exercée avec prudence. Fut-elle même
entourée de caractères difficiles, elle fait régner partout la paix,
et pour cela elle l'a d'abord établie dans son âme en domptant ses
passions, ses caprices, son humeur[199]. Quelle paix, en effet, dans une
âme qui s'est rendue maîtresse d'elle-même! Tout peut crouler, Dieu
reste[200].

[Note 198: Pendant que la duchesse de Liancourt est à sa toilette,
elle se fait faire une bonne lecture pour que les personnes qui
l'entourent alors puissent en profiter. Elle les fait parler sur cette
lecture et attire leur attention sur l'enseignement qu'elles en peuvent
tirer.]

[Note 199: Mme la duchesse de Liancourt, _l. c._]

[Note 200: _Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville]

La douceur est la souveraine expression de cette paix intérieure. La
douceur! c'était la vertu perpétuelle que saint François de Sales
recommandait à la femme.

La femme forte, bonne ménagère, douce et sûre conseillère, se retrouvait
particulièrement au sein de la magistrature. Dans ce milieu sévère
où les principes sur lesquels repose l'ordre social sont chaque jour
rappelés, les femmes vivent généralement selon les principes dont leurs
maris sont les gardiens. Elles mènent l'existence de la matrone romaine
qui file la laine et garde la maison. Un jurisconsulte d'Aix raconte
que, sous le règne de Louis XIII, les magistrats «n'estoient vus qu'aux
rues conduisant au palais, et ils vivoient chez eux en si grande
simplicité qu'au feu de la cuisine, quand le mouton tournoit à la
broche, le mari se préparoit pour le rapport d'un procès, et la femme
avoit la quenouille»[201].

[Note 201: Ch. de Ribbe, _les Familles et la Société en France, etc._]

C'est à la robe qu'appartient par sa naissance et par son mariage Mme
de Nesmond, cette jeune femme de quinze ans que sa sainte mère, Mme
de Miramion, installe dans sa nouvelle famille en demandant que cette
enfant soit chargée de l'administration de ses biens. La nouvelle mariée
obtient ce privilège et s'en montre digne[202].

[Note 202: Bonneau-Avenant, _Madame de Miramion_.]

Dans la magistrature se rencontraient des types respectables et
attachants. Il pouvait sans doute arriver que l'austérité fût ridicule
et intolérante comme chez Mme Omer Talon, que Fléchier a peinte avec
une verve si piquante et si malicieuse dans _les Grands-Jours
d'Auvergne_[203]. Mais à la sévérité morale s'alliaient généralement la
douceur des affections domestiques et l'amabilité des relations. Quelle
noble et sympathique figure que Mme de Pontchartrain, née Meaupou, cette
femme sensée et spirituelle, étincelante de gaîté et remplie en même
temps de dignité, sachant, comme aurait pu le faire une femme de vieille
race, accueillir ses hôtes avec toutes les nuances de distinction que
comporte leur état, présidant enfin aux réceptions officielles comme
nulle femme de ministre ne savait le faire; et avec toutes ces
brillantes séductions, possédant l'active et chaleureuse bonté qui lui
inspire de charitables fondations, et qui fait d'elle une amie aussi
fidèle que généreuse. Chez Mme d'Aguesseau, femme du chancelier et
belle-fille de la bienfaisante Mme Henri d'Aguesseau, même mélange de
grâce aimable et de noble vertu que chez Mme de Pontchartrain. Et toutes
deux réalisent le type de l'épouse conseillère: Saint-Simon nous dit
que Pontchartrain ne se trompa jamais tant qu'il écouta les avis de sa
femme. Quant à Mme d'Aguesseau, qui ne connaît le mot romain qu'elle
adressa au chancelier dans la périlleuse circonstance où il allait
exposer sa position, sa liberté: «Elle le conjura, en l'embrassant,
d'oublier qu'il eût femme et enfants, de compter sa charge et sa fortune
pour rien, et pour tout son honneur et sa conscience[204].»

[Note 203: M. l'abbé Fabre, _la Jeunesse de Fléchier_.]

[Note 204: Saint-Simon, t. VII, ch. v, xxvi; _Discours sur la vie
et la mort de M. d'Aguesseau_, conseiller d'État, par M. d'Aguesseau
chancelier de France.]

La vertu et la grâce, la force morale, la prudence, la bonté, la
charité, la douceur, c'étaient là les qualités de la femme française au
moyen âge. Nous voyons qu'en dépit des influences corruptrices amenées
par la vie mondaine, ces qualités s'étaient conservées dans les trois
siècles que nous étudions. Ajoutons-y la miséricordieuse charité avec
laquelle, comme au moyen âge aussi, plus d'une femme pardonne à l'époux
qui lui est infidèle: noble contraste que l'on est heureux d'opposer à
la femme qui se venge de l'adultère par l'adultère!

«Avec le silence vous viendrez à bout de tout; il ne faut parler de
cette sorte de peine qu'à Dieu seul», disait à une épouse trahie une
jeune femme qui connaissait personnellement cette douleur: c'était la
sainte duchesse de Montmorency, compagne du brillant et chevaleresque
Henri de Montmorency, époux à la fois tendre et volage qui, tout en
gardant à sa femme sa meilleure affection, offrait à d'autres ses
capricieux hommages de grand seigneur. La duchesse se taisait; mais ses
souffrances se lisaient sur son expressif visage; son mari le remarqua:
«Êtes-vous malade, mon amie? lui demanda-t-il; vous êtes changée!--«Il
est vrai, mon visage est changé, mais mon coeur ne l'est pas», répondit
la jeune femme. Le duc devina la secrète douleur que trahissaient ces
paroles, et, devant les larmes qu'il faisait couler, il ne put que
s'agenouiller avec émotion et promettre à sa femme une fidélité qu'il
n'eut pas, hélas! la force de lui garder. Mais dans les âmes pures,
l'amour qui est plus fort que la mort, est plus fort aussi que l'offense
qui le blesse. Par la puissance de son dévouement, Mme de Montmorency
s'éleva au-dessus des jalousies humaines; et l'on a même dit qu'au fond
du coeur elle ne pouvait se défendre d'une indéfinissable sympathie pour
les femmes qui aimaient l'objet de son unique passion[205]. Cet amour si
désintéressé n'appartenait déjà plus à la terre quand la tête chérie sur
laquelle il planait tomba sous la hache du bourreau. Alors cet amour
monta plus haut encore; et par un héroïque effort, Mme de Montmorency
le sacrifia à Dieu. La veuve de la grande victime devint l'épouse de
Jésus-Christ.

[Note 205: Amédée Renée, _Madame de Montmorency_.]

Mais voici un exemple de magnanimité conjugale qui nous paraît plus
extraordinaire. Que Mme de Montmorency ait aimé avec une passion aussi
généreuse le noble duc qui, par son grand coeur, par sa bravoure, par sa
loyauté, soulevait, malgré ses faiblesses, une enthousiaste admiration,
nous comprenons ce sentiment. Mais qu'une femme d'élite, mariée à un
être indigne, traître à sa patrie, déserteur, escroc même, ait encore
à supporter l'abandon du misérable qui, par ce mariage, a échappé à un
public déshonneur; et que cette épouse si cruellement outragée, lui
garde encore son amour, voilà un fait qui semblerait inexplicable si
l'on ne savait quels trésors de miséricordieuse tendresse peut receler
un coeur de femme. Cet homme se nommait le comte de Bonneval, et c'est
Mlle de Biron qui s'était dévouée à lui avec toute la force d'une
affection qui s'appuie sur le devoir. Lorsque son mari l'a abandonnée,
elle lui écrit: «Je me suis attachée à vous en bien peu de temps, de
bonne foi; je suis sincère; cette tendresse m'a été un sujet de beaucoup
de peines, mais elles n'ont point effacé une prévention qui me fera
toujours également désirer votre amitié comme la seule chose qui puisse
me rendre heureuse.» Les lettres mêmes de la jeune femme demeurent
sans réponse, s'il faut en juger par cette prière navrante de la noble
délaissée: «Je vous prie seulement de dire une fois tous les huit jours
à votre valet de chambre que vous avez une femme qui vous aime, et qui
demande qu'on lui apprenne que vous êtes en bonne santé».

Cette femme si éprouvée ne laisse pas soupçonner au monde ses amères
tristesses. Elle voile les fautes de son mari, mais c'est avec fierté
qu'elle salue les actions d'éclat que l'on trouve mêlées à de si
honteuses turpitudes chez le comte de Bonneval, cet étrange aventurier
qui, à la fin de sa vie, devait trahir son Dieu comme il avait trahi sa
patrie, son foyer, et qui, renégat, soldat de Mahomet armé contre les
chrétiens, devait avoir son tombeau à Constantinople[206].

[Note 206: Saint-Simon, tome III, ch. xxii; tome IX, ch. iii; Bertin
_les Mariages dans l'ancienne société française_.]

Dans son délaissement, Mme la duchesse de Chartres, mère du roi
Louis-Philippe, garde une touchante tendresse au volage époux qui lui
porte le coup le plus cruel qu'une femme puisse recevoir en lui enlevant
la consolation d'élever ses enfants et en confiant ce soin à la rivale
qu'il lui préfère. Malgré son cuisant chagrin elle ne perd cependant pas
à l'extérieur cette gaieté d'enfant que conserve si naturellement la
candeur de l'âme[207].

[Note 207: Mme d'Oberkirch, _Mémoires_.]

La vertu, soutien de l'épouse malheureuse, devient dans l'harmonie d'un
beau ménage, le titre le plus sûr de la femme à l'attachement de son
mari. Cette harmonie conjugale, nous allons le voir, se retrouve dans
les siècles de corruption plus souvent qu'on ne le croit. Elle nous est
déjà apparue alors que nous esquissions les devoirs et les vertus de
la femme. Arrêtons-nous quelques instants devant le pur tableau de
l'affection conjugale, de cette affection qui réalise si bien les
conditions qu'un grand évoque de nos jours donnait aux attachements
d'ici-bas: le respect dans l'amour, et l'amour dans le respect[208].

[Note 208: Mgr Dupanloup, _Conférences aux femmes chrétiennes_,
publiées par M. l'abbé Lagrange. Paris, 1881.]

Nous avons entendu Montaigne interpréter, comme ses plus religieux
contemporains, la pensée biblique en considérant la femme forte comme la
fortune d'une maison. Maintenant ce philosophe à l'esprit sceptique, à
la morale facile, va nous faire entendre sur le respect dû au mariage,
des accents où, malgré une note railleuse, domine une religieuse
gravité: «Un bon mariage,--s'il en est, ajoute-t-il avec sa malicieuse
bonhomie,--refuse la compaignie et conditions de l'amour.» (Montaigne
parle ici de l'amour païen): «il tasche à représenter celles de
l'amitié.» Ailleurs il est vrai, Montaigne, l'éternel douteur, croit que
la femme, étant incapable d'amitié, ne saurait apporter ce sentiment
dans le mariage. Mais poursuivons: «C'est une doulce société de vie,
pleine de constance, de fiance et d'un nombre infiny d'utiles et
solides offices, et obligations mutuelles.» Il dit aussi fort justement
qu'aucune femme unie à l'homme qu'elle aime, ne voudrait lui inspirer
d'autres sentiments que cette amitié calme et dévouée. «Si elle est
logée en son affection comme femme, elle y est bien plus honnorablement
et seurement logée.» Pour celui-là même qui trahit sa femme, Montaigne
juge qu'elle reste un être tellement sacré que si on lui demandait
«à qui il aymeroit mieulx arriver une honte, ou à sa femme, ou à sa
maistresse? de qui la desfortune l'affligeroit le plus? à qui il désire
plus de grandeur? ces demandes n'ont aulcun doubte en un mariage sain.

«Ce qu'il s'en veoid si peu de bons, est signe de son prix et de sa
valeur. A le bien façonner et à le bien prendre, il n'est point de plus
belle pièce en nostre société.... Tout licentieux qu'on me tient, j'ay
en vérité plus sévèrement observé les loix de mariage, que je n'avoy ny
promis ny esperé[209]».

[Note 209: Montaigne, _Essais_, III, v.]

Le respect du foyer se maintenait donc toujours. L'amour d'un roi
n'éblouit pas toutes les femmes et n'aveugle pas tous les maris. La
femme de Jean Séguier repousse Henri IV, et à ce même roi qui demande
au maréchal de Roquelaure d'amener à la cour sa belle compagne, le rusé
Gascon, prétextant la pauvreté de sa famille, répond en patois: «Sire,
elle n'a pas de _sabattous_ (souliers)[210].»

[Note 210: Tallemant des Réaux, _le Maréchal de Roquelaure_.]

Au respect du mariage se joignait souvent l'amour conjugal le plus
tendre. La famille biblique est l'idéal que poursuit la pieuse famille
française. «J'ai regardé ma femme comme un autre moi-même,» dit Pierre
Pithou dans son testament daté du 15 novembre 1587[211]. Et que d'exemples
analogues nous trouverons dans les _livres de raison_, dans les mémoires
du temps! Quels ménages nous offrent M. et Mme de Chantal, M. et Mme de
Miramion, le maréchal duc de Schomberg et sa belle et fière compagne
Marie de Hautefort; le duc de Bouillon et sa femme, Mlle de Berghes,
célèbre par son courage, par sa beauté, et tendrement unie à son mari;
M. et Mme de Gondi si étroitement attachés l'un à l'autre qu'après la
mort de sa femme, le veuf, incapable de recevoir aucune consolation
humaine, se fait prêtre de l'Oratoire, lui, général des galères[212]. Le
duc de Charost, petit-fils de Fouquet, entoure de la plus constante
sollicitude sa femme qui, dit Saint-Simon, mourut «à cinquante-et-un
ans, après plus de dix ans de maladie, sans avoir pu être remuée de son
lit, voir aucune lumière, ouïr le moindre bruit, entendre ou dire deux
mots de suite, et encore rarement, ni changer de linge plus de deux ou
trois fois l'an, et toujours à l'extrême-onction après cette fatigue.
Les soins et la persévérance des attentions du duc de Charost dans cet
état, furent également louables et inconcevables; et elle le sentait,
car elle conserva sa tête entière jusqu'à la fin avec une patience,
une vertu, une piété, qui ne se démentirent pas un instant, et qui
augmentèrent toujours[213].»

[Note 211: Ch. de Ribbe, _ouvrage cité_.]

[Note 212: Chantelauze, _Saint Vincent de Paul et les Gondi_.]

[Note 213: Saint-Simon. _Mémoires_, tome VI, ch. XXIII.]

Et Saint-Simon lui-même, qui rend hommage à ce dévouement conjugal,
Saint-Simon jouit avec sa femme de la plus complète félicité domestique.
Elle fit «uniquement et tout entier» le bonheur de sa vie. Par son
angélique douceur, par la muette puissance de ses larmes, elle sut
obtenir de lui jusqu'au «sacrifice vraiment sanglant» de l'une de ces
haines que son irascible époux gardait d'ordinaire à un ennemi avec une
passion acharnée. Aussi a-t-il reconnu en elle le don «du plus excellent
conseil» dans ce testament où, avec une émotion si touchante sous cette
plume inexorable, il rappelle les «incomparables vertus» de la morte,
son aimable et solide piété; «la tendresse extrême et réciproque, la
confience sans réserve, l'union intime parfaite sans lacune,» qui furent
les bénédictions de Dieu sur cette alliance. Pour lui cette noble et
douce créature était «la Perle unique» dont il goûtait «sans cesse
l'inestimable prix», la femme forte dont la perte lui rendit «la vie à
charge» et fit «le plus malheureux de tous les hommes» de celui qui,
par son mariage, en avait été «le plus heureux!» Cette union, il veut
qu'elle subsiste jusque dans la tombe, et il ordonne que le cercueil de
sa femme et le sien soient attachés «si ettroitement ensemble et si bien
rivés, qu'il soit impossible de les séparer l'un, de l'autre sans les
briser tous deux[214].»

[Note 214: Saint-Simon, _Mémoires_, t. I, ch. XV, XI, XXVI, XLII,
_Testament olographe_.]

Quelle harmonie domestique nous trouvons aussi dans la famille de
Belle-Isle! Le maréchal qui, à quarante-cinq ans, a épousé une veuve
de vingt et un ans, lui fait oublier cette différence d'âge par
sa tendresse et son amabilité. Dans ses lettres si simples et si
affectueuses, il nomme sa femme «son cher petit maître[215].» Leur fils,
le comte de Gisors, ce grand coeur, ce vaillant soldat, chérit la
jeune femme qui l'a épousé à l'âge de treize ans et qu'il appelle
familièrement _Huchette_ ou _Mme de la Huche_. Avec quelle grâce
caressante et grondeuse il lui écrit de l'armée au sujet d'une affaire
qui concerne les rapports de l'archevêque de Paris et du Parlement et à
laquelle la jeune comtesse semble avoir mêlé son beau-père, le maréchal
de Belle-Isle, alors ministre: «Je suis, en vérité, fort votre
serviteur, madame _de la Huche_, mais d'amitié je vous dirai à l'oreille
qu'il ne vous convient pas d'aller apostiller la lettre d'un ministre,
lequel, s'il prend de mes conseils, ne laissera jamais approcher à deux
toises de son bureau un petit furet qui renverseroit et farfouilleroit
tous les traités de l'Europe pour chercher le projet de quelque
réponse à M. l'archevêque sur un fait arrivé dans la paroisse de
Saint-Étienne-du-Mont. Ah! messieurs les ministres, méfiez-vous de
toutes ces petites mères de l'Église. Nous autres particuliers pouvons
vivre avec elles en essuyant le débordement de leurs _si_, de leurs
_mais_, de leurs _car_, et de toute leur politique; ce torrent-là
écoulé, on retrouve en elles des femmes aimables, gentilles, et dont le
temporel dédommage du spirituel; mais vous, messieurs, gardez-vous-en...
Si elles vous caressent, ces petites mères, c'est pour vous séduire, et,
dans l'instant où elles vous verront enchantés d'elles, vous donner des
conseils relatifs à leurs fins. Est-ce là votre portrait, ma commère?
Dites-le de bonne foi? Je vous connois comme si je vous avois fait; vous
devriez aussi me bien connoître, _Huchette_, car il me semble que je ne
vis que depuis que mon sort est attaché au vôtre et que nous ne faisons
qu'un. Il n'y a que sur la guerre et les affaires de l'Église que le moi
qui est à Paris et le moi qui est à Halberstadt se séparent...[216]»

[Note 215: Camille Rousset, _le Comte de Gisors_, 1732-1758. Paris,
1868.]

[Note 216: 21 octobre 1757. Archives du dépôt de la guerre. Lettre
reproduite par M. Camille Housset, _le comte de Gisors_.]

L'année suivante le comte de Gisors, blessé mortellement à la bataille
de Crefeld, mourait en héros chrétien. Il laissait veuve, à vingt et
un ans, la jeune femme qu'il avait adorée, et qui donna à Dieu et aux
pauvres l'amour dont le plus cher objet lui manquait ici-bas.

C'est dans le siècle où il était ridicule d'aimer sa femme, c'est en
plein XVIIIe siècle que le comte de Gisors écrivait à sa jeune compagne
la délicieuse lettre que nous venons de citer. C'est aussi, au XVIIIe
siècle, que l'on revit Philémon et Baucis. Philémon était M. de
Maurepas, «la légèreté en personne,» dit Mme d'Oberkirch, et pourtant
le modèle des époux fidèles. La pensée de sa femme était la seule idée
sérieuse qui se pût loger en sa tête, ajoute la spirituelle baronne.
«Quand il a été ministre, il eût volontiers mis la politique en
chansons, et une larme de Mme de Maurepas le rendait triste pendant des
mois entiers... Ils sont très vieux l'un et l'autre, et certainement ils
ne se survivront pas et s'en iront ensemble[217].»

[Note 217: Mme d'Oberkirch, _Mémoires_.]

Au même temps Philémon et Baucis se retrouvaient dans un ménage plus
grave, celui du maréchal prince de Beauvau et de la digne compagne qui
était sa _lumière_, sa _consolation_, le _charme de sa vie_. Après
s'être aimés pendant six ans, ils avaient pu s'unir, et leur tendresse
n'avait cessé de croître avec les années. Dans leur beau domaine du Val,
à Saint-Germain, ils avaient tenu à consacrer le souvenir du célèbre
couple de la fable en plantant près d'une chaumière les deux arbres
qui rappelaient la métamorphose des vieux époux. Par une nouvelle
métamorphose le maréchal se voyait dans le chêne, et sa compagne dans le
tilleul[218].

[Note 218: _Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau._ publiés
par Mme Standis, née de Noailles.]

C'est près de cette chaumière, située dans la partie la plus élevée du
parc, que Mme de Beauvau se plaçait pour attendre le cher absent qui
allait revenir. Il la voyait, il pressait le pas pour la rejoindre.
«Nous nous embrassions comme si nous avions été longtemps séparés,» dit
la princesse, «et nous ne l'étions que depuis vingt-quatre heures.»
Comment ne pas nous souvenir ici du joli mot de la princesse de Poix,
fille du maréchal et belle-fille de Mme de Beauvau, cette charmante
personne de dix-sept ans à qui l'on défendait de lire des romans:
«Défendez-moi donc de voir mon père et ma mère.»

Dans sa modestie, Mme de Beauvau trouvait que son mari chérissait en
elle l'image qu'il s'était formée d'elle. «Oui, c'est lui qui m'avait
créée; c'était telle qu'il m'avait faite qu'il me voyait; cet effet
de tendresse, il en a joui, il m'en a fait jouir jusqu'à son dernier
moment.»

Il faudra les cruelles impressions de la Terreur pour faire oublier aux
nobles époux le vingt-neuvième anniversaire de leur mariage. «Il s'en
souvint le premier, dit la maréchale. Le lendemain, dès que je fus
éveillée, il me le rappela avec une expression si douloureuse et si
tendre, que je crois voir, que je crois entendre encore, et son air et
ses paroles: l'impression que j'en reçus, lui fit regretter de l'avoir
excitée.--Deux mois après, il n'était plus.»

Ils avaient confondu leurs vies, ils auraient voulu confondre leurs
morts. Pendant cette première année de la Terreur, qui leur avait fait
oublier le meilleur souvenir de leur existence, ils eurent un instant
l'espoir d'exhaler ensemble l'unique souffle qui animait leurs deux
vies. Le maréchal parut menacé. «Il vit que j'étais résolue à ne pas le
quitter. Ah! me dit il, ne craignez pas que je vous éloigne, je vous
appellerois. Ces paroles pénétrèrent mon cour, et de toutes les preuves
d'amour que j'ai reçues de lui, c'est celle dont le souvenir m'est le
plus cher[219].»

[Note 219: _Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau_, et
l'introduction de cet ouvrage, par Mme de Noailles-Standish.]

Le bonheur de mourir ensemble leur fut refusé. Pendant treize années,
celle qu'un maître a nommée: _Une Artémise au XVIIIe siècle_[220], eut la
douleur de vivre «dédoublée,» de sentir «cet abandon, cette chute,
pour ainsi dire, d'une âme qui, accoutumée à s'appuyer sur une autre,
s'affaisse et perd son ressort en perdant son appui[221]»: peine d'autant
plus irrémédiable que nulle espérance ne vient en adoucir l'amertume.
Mme de Beauvau croit que son mari se survit en elle; elle vit en sa
présence, elle lui soumet tous ses actes pour savoir s'ils sont dignes
de lui, elle s'applique à l'imiter pour qu'il ait en elle une digne
continuation d'existence; mais cette prolongation de la vie après la
mort est la seule à laquelle elle croie. Imbue des funestes doctrines du
XVIIIe siècle, elle n'a pas foi en l'âme immortelle; elle attend, non la
fusion des âmes dans le ciel, mais la réunion des cendres dans un même
tombeau. «Son âme est vide de croyances religieuses, et son coeur est
rebelle aux célestes espérances. Elle croit à la tombe où tout finit.
Elle a la religion du sépulcre... Qu'on aimerait à voir, par instants,
dans ces pages assombries par une si persévérante angoisse, et
par-dessus ce champ des morts où l'infortunée ne regarde que la terre,
quelque coin d'azur du côté du ciel![222]»

[Note 220: Cuvillier-Fleury, _Posthumes et revenants_. Paris, 1879.]

[Note 221: _Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau_.]

[Note 222: Cuvillier-Fleury, _Posthumes et revenants_.]

Combien plus douces sont les images que nous présentent, du XVIIe au
XVIIIe siècle, ces nombreux tombeaux où sont réunis des époux, grands
seigneurs, bourgeois ou simples paysans! Leurs effigies sont reproduites
sur la pierre, et leurs mains qui se joignent dans l'attitude de la
prière nous disent que ce n'est pas seulement dans ce froid sépulcre
qu'ils ont espéré la réunion suprême[223].

[Note 223: Voir de nombreux exemples dans les _Inscriptions de la
France_ recueillies par M. de Guilhermy.]

Tantôt la femme est partie la première, bénissant son mari, ses enfants,
et fatiguée de la route, s'est endormie dans la paix du Christ après
avoir rempli sa mission. La duchesse de Liancourt, dont nous avons
souvent remarqué les fortes pensées, va quitter celui qui, pendant
cinquante-quatre ans, a été son compagnon de route, celui qui d'abord
a marché dans la voie mondaine et qu'elle a ramené dans le sentier du
Seigneur. Tous deux alors, suivant un exemple que nous avons souvent
constaté dans la Gaule chrétienne et pendant le moyen âge, n'ont plus
voulu être que frère et soeur.

Lorsqu'elle sent approcher la mort, Mme de Liancourt, cette vaillante
chrétienne, se fait porter au lieu où sa sépulture est marquée; et avant
de fermer les yeux elle dit à son mari: «Je m'en vas; apparemment
nous ne serons pas séparés longtemps; car à l'âge où nous sommes, le
survivant suivra bientôt. Je pars donc dans l'espérance de vous revoir.
Ce qu'il y a de sensible dans l'amitié des chrétiens, n'est rien. Il n'y
a de grand que la charité, qui demeure toujours, et qui est bien plus
parfaite dans le ciel que sur la terre. C'est par elle que nous serons
toujours inséparablement unis.. Et si Dieu me fait miséricorde, je le
prierai qu'il nous réunisse bientôt.» Le duc fondait en larmes, ainsi
qu'un prêtre qui était près de la mourante. Et elle, s'étonnant de voir
pleurer l'homme de Dieu, qui, croyait-elle, devait consoler son mari,
elle lui témoignait sa surprise et ajoutait: «Pour moi, grâce à Dieu, je
suis en paix. Peut-on être fâchée d'aller voir Jésus-Christ? Si l'on a
quelque chose à mettre sur ma tombe, il faut que ce soit: «Je crois que
mon Rédempteur est vivant, et que je le verrai en ma chair[224].»

[Note 224: _Règlement donné par une dame de haute qualité_, etc.
Avertissement placé en tête de l'ouvrage.]

Dans un projet de testament dressé vers 1678, un membre de la famille
Godefroy, un historiographe de France, directeur de la Chambre des
comptes de Lille, recommande son âme à Dieu et lui offre un voeu
touchant au sujet de la digne femme qui lui survit:

«Je prie Dieu de tout mon coeur de vouloir estre sa toute puissante
consolation après mon trespas, de la bénir et luy donner les forces et
le courage de supporter chrestiennement nostre séparation dans l'espoir
de se retrouver unis en la patrie céleste, et de la vouloir conserver
encore quelque temps, s'il luy plaist, pour l'éducation et la protection
des enfans provenus de nostre mariage[225].»

[Note 225: _Les savants Godefroy_. Mémoires d'une famille pendant les
XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.]

En 1736, après la mort d'une femme de bien, le veuf écrit dans son Livre
de raison: «Dieu veuille la recevoir dans son saint paradis! Qu'il
récompense par une éternité de gloire ses bonnes qualités et la
tendresse qu'elle a eue toujours pour moy et pour mes enfans[226].»
Dix-sept ans après, l'un de ces enfants, un fils, veuf, lui également,
exprime aussi dans son chagrin les espérances de la vie éternelle:
«L'union tendre, sincère et inaltérable, qui avoit toujours régné entre
nous, sa piété, ses vertus et l'attachement inexprimable qu'elle avoit
pour moy, me la rendoient infiniment chère. Elle faisoit tout mon
plaisir et toute ma consolation. Le Seigneur ne pouvoit me frapper par
un endroit plus sensible. Que sa sainte volonté soit faite! Je le prie
de luy faire miséricorde et de me donner la consolation dont j'ay
besoin. Qu'il me fasse la grâce de nous rejoindre l'un et l'autre dans
son paradis, pour le bénir et le louer éternellement. Ainsi soit-il[227].»

[Note 226: Livre de raison de Jean Laugier, cité par M. de Ribbe, _les
Familles et la Société française avant la Révolution_.]

[Note 227: Livre de raison de Jean-Baptiste Laugier, cité dans le même
ouvrage.]

Heureux ceux qui, dans leur deuil, avaient ces perspectives sur
l'infini! C'est là qu'était la force de la veuve chrétienne, la veuve
vraiment veuve, dont le type austère et touchant se conservait toujours.

Bien des femmes, pendant les trois siècles qui nous occupent, ne
voulurent plus, dans leur veuvage, que servir Dieu et les pauvres. Il en
est qui, dans une bien tendre jeunesse, se vouent à cette mission, comme
cette comtesse de Gisors que j'ai nommée, et avant elle, comme la sainte
marquise de Grignan qui, toute à la prière, à la charité, à l'étude,
ne sortait que pour aller à l'église; et se renfermait dans le logis
solitaire où elle ne recevait personne, mais où une belle bibliothèque
offrait à son esprit cultivé les seules distractions dont elle pût
jouir[228]. Et comment ne pas rappeler ici le nom de Mme de Chantal qui,
après avoir été broyée aux pieds de Dieu par son veuvage, s'éleva à
l'héroïsme de la charité et au plus haut sommet de la sainteté?

[Note 228: Saint-Simon, _Mémoires_, éd. Chéruel, t. III, ch. x.]

Les derniers adieux des époux, les dispositions testamentaires du mari,
témoignent du respect, de la reconnaissance, de la confiante tendresse
que la femme chrétienne inspirait au chef de la famille. Quelle émotion
contenue, quelle gravité religieuse dans ces paroles que, sur son lit
de mort, La Boétie adresse à sa femme: «Ma semblance, dit il (ainsi
l'appelloit il souvent, pour quelque ancienne alliance qui estoit entre
eulx), ayant esté joinct à vous du sainct noeud de mariage, qui est l'un
des plus respectables et inviolables que Dieu nous ait ordonné çà bas
pour l'entretien de la société humaine, je vous ay aymée, chérie et
estimée autant qu'il m'a esté possible; et suis tout asseuré que
vous m'avez rendu reciproque affection, que je ne sçaurois assez
recognoistre. Je vous prie de prendre de la part de mes biens ce que je
vous donne, et vous en contenter, encores que je sçache bien que c'est
bien peu au prix de vos mérites[229].»

[Note 229: _Montaigne_, Lettre I, à monseigneur de Montaigne.]

C'est surtout quand le mourant laisse des enfants que ses dernières
recommandations témoignent de sa vénération pour sa femme. Comme le
souverain qui, en expirant, laisse le pouvoir à son successeur, le chef
de famille transmet à la mère de ses enfants le gouvernement de la
maison, la tutelle des mineurs, l'administration de leurs biens,
l'usufruit de leur patrimoine. Suivant une coutume de Provence, il
dispense la mère de famille de tout inventaire, de toute reddition de
comptes[230]. Les enfants fussent-ils même majeurs, le père peut stipuler
que la mère gardera l'administration du bien qu'il laisse[231]. Il fait
plus: il ne se contente pas de lui donner une part d'enfant, il la nomme
héritière universelle, à la charge de régler elle-même la succession
paternelle selon le mérite de ses enfants. Un paysan provençal dit dans
son testament, daté du 12 janvier 1664, qu'il en agit ainsi «pour donner
à sa femme plus de subject de se faire porter l'honneur et le respect
qu'un enfant doit porter à sa mère[232].» Vers 1678, dans un projet de
testament que j'ai déjà cité, un Godefroy institue héritière universelle
«sa chère femme dont il a continuellement éprouvé la fidélité et
l'affection.» En priant Dieu de la laisser encore sur la terre pour
élever et protéger leurs enfants, il ajoute: «Je désire et entends
qu'elle ait seule la garde et la conduite de nos dits enfans, et
qu'elle soit la seule tutrice ainsy qu'elle est bonne mère; qu'elle ait
l'entière administration et disposition de tout le peu que je laisse de
biens au monde, qui ne sçauroit jamais estre en meilleures mains ny sous
un plus seur gouvernement. Je recommande et en charge sur toute chose
selon Dieu à tous mes dits enfans d'obéir à leur bonne mère, la servir,
lui déférer, la respecter et l'honorer en toutes choses, sans luy faire
jamais de desplaisir ny désobéissance... ne perdant jamais la mémoire
et la reconnaissance de tant de faveurs et bontés qu'ils en ont
continuellement ressenti[233].»

[Note 230: «En Provence la dispense d'inventaire est établie à l'état
de coutume, et elle est à peu près sans exceptions. La mère de famille
est si haut placée, que prohibition absolue est faite à tous juges,
officiers de justice, gens d'affaires, de lui demander aucun compte de
son administration et de lui créer la moindre difficulté. Si, malgré les
intentions les plus formelles du mari, on s'avisait de la quereller,
elle aura à titre de legs tout ce pour quoi elle serait recherchée.» Ch.
de Ribbe, _ouvrage cité_.]

[Note 231: S'il n'y a pas de testament, des fils respectueux laissent
à leur mère l'administration de leurs biens. Id., _id._]

[Note 232: Testament d'Antoine Poutet, travailleur au lieu de Rognes
(B.-du-R.). Cité par M. de Ribbe, _id._]

[Note 232: _Les savants Godefroy_. Mémoires d'une famille, etc.]

Et pour la femme qui avait été laborieusement associée à la vie de
son mari, c'était justice qu'elle lui succédât dans le bien acquis ou
conservé par une commune sollicitude. Ainsi pensait ce magistrat de
Provence, testant le 15 octobre 1593. Il déclare «vouloir récompenser
celle qui, depuis son mariage, a souffert en tous ses biens et
adversités, s'est employée à l'augment de sa maison, et, se confiant à
son intégrité et à l'amour qu'elle porte et portera à ses enfans, il
entend qu'elle soit dame, maistresse, administratrice de tout son bien,
ainsi qu'elle estoit de son vivant, que ses enfans la respectent, comme
s'il estoit encore en vie.»

Par l'ordre, par l'activité, par l'économie, la veuve savait d'ailleurs
ajouter au patrimoine de ses enfants[234]. Néanmoins, Montaigne
s'effrayait du pouvoir qu'avait la veuve d'instituer l'héritier. Très
peu confiant, nous le savons, dans le mérite des femmes, il ne croyait
pas à la clairvoyance des mères. Mais Bodin en jugeait autrement. Il
pensait que l'amour d'un père ou d'une mère est assez grand pour que la
loi puisse présumer qu'ils mesureront leur pouvoir[235].

[Note 234 Testament de Jean Duranti, Livre de raison de François
Ricard. Ch. de Ribbe, _l. e._]

[Note 235: Montaigne, _Essais_, II, VIII; Ch. de Ribbe. _l. e._]

Tout en regrettant que la mère pût disposer entre ses enfants du
patrimoine de son mari, Montaigne trouve juste qu'elle ait la tutelle
de ses enfants. Il déclare avec raison que l'autorité maternelle est la
seule suprématie que la femme doive avoir sur l'homme. Cette autorité
est d'ailleurs de droit divin. Le Seigneur l'a formulée dans le
Décalogue: «Tes père et mère honoreras afin de vivre longuement.» Ce
précepte sacré, le catéchisme de Trente le consigne à la fin du XVIe
siècle.

Le sire de Pibrac le répète dans les célèbres quatrains où il a condensé
le suc de la morale chrétienne et de l'honneur français, et qui
servirent longtemps à l'éducation des enfants:

  Dieu tout premier, puis père et mère honore.

C'est la base même de la famille patriarcale. Et saint François de
Sales rappelait avec force le commandement divin en écrivant à sa mère:
«Commandez librement à vos enfans, car Dieu le veut.»

Soit que la mère partage avec le père cette autorité souveraine, soit
qu'il la lui laisse tout entière en mourant, les enfants, devenus
même chefs de famille, s'inclinent devant cette douce et majestueuse
délégation de la puissance divine. Au XVIe et au XVIIe siècles,
l'autorité maternelle est généralement ferme, peut-être même plus
souvent sévère que tendre. Mais au XVIIIe siècle, la sentimentalité
des nouvelles doctrines pénétrera dans bien des foyers; et l'excessive
familiarité des parents avec les enfants constituera un danger plus
grand encore que celui d'une sévérité outrée. Le principe de l'autorité
domestique une fois sapé, la famille s'écroulera, et quand cette pierre
fondamentale d'une nation vient à manquer, la nation elle-même est près
de sa chute[236]. Mais pour la ressource de l'avenir, il restait encore
au XVIIIe siècle bien des maisons où se conservait en même temps que la
fermeté des principes l'affection qui les applique avec douceur.

[Note 236: Cuvillier-Fleury, _la Famille dans l'Éducation_. (_Études
et portraits_, deuxième série, 1868)]

C'était souvent sur une véritable tribu que s'exerçait l'autorité
maternelle. On ne peut voir sans émotion sur les pierres funéraires des
siècles que nous étudions, les époux défunts entourés de leurs nombreux
enfants agenouillés autour d'eux comme pour implorer de Dieu le salut
éternel des parents qui les ont mis au monde et chrétiennement élevés.
Il y a là des familles de douze, treize enfants, et même plus[237]. Depuis
les paysans jusqu'aux grands seigneurs, les pères et les mères aiment à
paraître devant Dieu dans la sainte gloire d'une belle postérité.

[Note 237: Guilhermy, _Inscriptions de la France_.]

C'est dans ces temps que l'on voyait la maréchale de Noailles entourée
de ses cinquante-deux descendants[238]. On n'avait pas généralement alors
la crainte d'augmenter les charges de la famille par le nombre des
enfants. Mme de Toulongeon exprimait cependant cette crainte, et sa
mère, sainte Chantal, l'en reprenait avec force et lui disait que le
Seigneur, qui envoie les enfants, sait bien pourvoir à leur avenir.

[Note 238: Mme de Simiane, _Lettres_. Au marquis de Caumont. 20
février]

Comme au moyen âge, ce que la mère chrétienne voit surtout dans ses
enfants, ce sont des âmes qu'il faut préparer à la vie qui se commence
sur la terre, et qui doit se continuer dans les cieux. La femme forte
pouvait dire comme Mme de Gondi: «Je souhaite bien plus faire de ceux
que Dieu m'a donnés, et qu'il peut me donner encore, des saints dans le
ciel que des grands seigneurs sur la terre[239]». Selon la forte pensée de
la duchesse de Liancourt, ceux qui n'élèvent leurs enfants que pour la
terre ne se distinguent pas des animaux.

[Note 239: Chantelauze, _Saint Vincent de Paul et les Gondi_.]

Aussi, dès qu'une chrétienne se sent mère, elle offre à Dieu son enfant
par la Vierge Marie. Lorsqu'il est né, ravie d'avoir mis au monde un
chrétien, elle le bénit, elle demande au Seigneur de ne le laisser vivre
que s'il doit le servir ici-bas, et tous les jours elle renouvellera
cette prière, digne d'une Blanche de Castille[240].

[Note 240: Voir les enseignements maternels de la duchesse de
Liancourt et de Mme Le Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau, et les
vies de Mme de Miramion, de Mme la duchesse de Doudeauville, de Mme la
marquise de Montagu.]

On se croirait encore au siècle de saint Louis, quand on voit une
inscription tumulaire consacrée en plein XVIIIe siècle à la femme
d'un magistrat, morte à trente-quatre ans, après avoir nourri le fils
premier-né «qu'elle avoit demandé à Dieu pour estre un saint prestre et
un deffenseur de la vérité.»

Le veuf qui dédie cette épitaphe, y ajoute ces lignes si simples et si
touchantes: «Agréez, Seigneur, l'acquiescement que fait icy le mari au
voeu de cette pieuse femme et octroyez lui que l'enfant y corresponde.
Qu'elle repose en paix[241]».

[Note 241: Guilhermy, _Inscriptions de la France_, t. II, DXVI,
Charonne, église paroissiale de Saint-Germain, 1736.]

Cette sollicitude qui, avant même la naissance de l'enfant, prépare en
lui un défenseur de la vérité, suit la mère dans toute sa mission, quel
que soit l'état auquel cet enfant puisse être destiné. La mère le guide
par sa parole, plus encore par l'exemple de sa vie, cette vie qui, pour
lui, «est une vive image de bien vivre[242].» La mère ne croit pas sa
mission terminée lorsque son enfant quitte le foyer paternel, ni même
lorsqu'elle aura cessé de vivre. Elle donne à son fils, comme à sa
fille, des conseils où elle a résumé son enseignement; elle les écrit
même dans quelqu'un de ces admirables mémoires que j'ai déjà bien des
fois cités.

[Note 242: Du Vair, _Actions et Traitez oratoires_, passage cité par
M. de Ribbe, _les Familles et la Société eu France, etc._]

Le jeune Bayard va s'éloigner de ses parents pour se mettre au service
d'un prince. Son père l'a béni.

«La povre dame de mère estoit en une tour du chasteau qui tendrement
ploroit; car combien qu'elle feust joyeuse dont son filz estoit en voye
de parvenir, amour de mère, l'admonnestoit de larmoyer. Toutesfois,
après qu'on luy feust venu dire: «Madame, si vous voulez venir veoir
vostre filz, il est tout à cheval, prest à partir,» la bonne gentil
femme sortit par le derrière de la tour, et fist venir son filz vers
elle, auquel elle dit ces parolles:

«Pierre, mon amy, vous allez au service d'ung gentil prince. D'autant
que mère peult commander à son enfant, je vous commande trois choses
tant que je puis; et si vous les faictes, soyez asseuré que vous vivrez
triumphamment en ce monde.

«La première, c'est que, devant toutes choses, vous aymez, craingnez et
servez Dieu, sans aucunement l'offenser, s'il vous est possible; car
c'est celluy qui tous nous a créez, c'est luy qui nous faict vivre,
c'est celluy qui nous saulvera; et sans luy et sa grâce, ne sçaurions
faire une seulle bonne oeuvre en ce monde. Tous les matins et tous les
soirs, recommandez-vous à luy, et il vous aydera.

«La seconde, c'est que vous soyez doulx et courtois à tous
gentilz-hommes, en ostant de vous tout orgueil. Soyez humble et
serviable à toutes gens, ne soyez maldisant ne menteur, maintenez-vous
sobrement quant au boire et au manger; fuyez envye, car c'est ung
villain vice; ne soyez ne flatteur ne rapporteur, car telles manières
de gens ne viennent pas voulentiers à grande perfection. Soyez loyal en
faictz et dictz; tenez vostre parolle; soyez secourable à vos povres
veufves et orphelins, et Dieu le vous guerdonnera.

«La tierce, que des biens que Dieu vous donnera vous soyez charitable
aux povres nécessiteux; car donner pour l'honneur de luy n'apovrit
oncques homme; et tenez tant de moy, mon enfant, que telle aulmosne
que pourrez-vous faire, qui grandement vous prouffittera au corps et à
l'ame.

«Velà tout ce que je vous en charge. Je croy bien que vostre père et moy
ne vivrons plus guères. Dieu nous fasse la grâce à tout le moins, tant
que nous serons en vie, que tousjours puissions avoyr bon rapport de
vous!»

«Alors le bon Chevallier, quelque jeune aage qu'il eust, luy respondit:
«Madame ma mère, de vostre bon enseignement, tant humblement qu'il m'est
possible, vous remercie; et espère si bien l'ensuyvre que, moyennant
la grâce de Celluy en la garde duquel me recommandez, en aurez
contentement.»

«Alors la bonne dame tira hors de sa manche une petite boursette, en
laquelle avoit seulement six escus en or et ung en monnoye, qu'elle
donna à son filz, et appela ung des serviteurs de l'évesque de Grenoble,
son frère, auquel elle bailla une petite malette en laquelle avoit
quelque linge pour la nécessité de son filz...[243]».

[Note 243: _Très joyeuse, plaisante et recréative histoire du bon
Chevallier sans paour et sans reproche_. (Collection de MM. Michaud et
Poujoulat.)]

Servir Dieu, lui demander le chemin du devoir, se dévouer au prochain,
défendre les faibles, secourir les pauvres, être vrai, loyal, fidèle à
sa parole, bienveillant, courtois, c'est encore, au temps de Charles
VIII, l'idéal de la chevalerie. Gomment s'étonner que de tels
enseignements, passant par les lèvres d'une mère, aient formé le
_chevalier sans peur et sans reproche_, qui certes vécut _triumphamment
en ce monde?_

Plus tard, c'est le jeune du Plessis-Mornay qui s'éloigne de sa mère
pour compléter son éducation par un grand voyage. Sa mère lui donne par
écrit plus que des conseils, un puissant exemple: la vie de son père, le
célèbre du Plessis-Mornay, celui que l'on nommait le pape des huguenots,
mais qui apporta dans l'erreur une forte conviction qu'il ne sacrifia
jamais à aucun intérêt humain, L'honneur fut le signe distinctif de
cette vie; et c'est cet honneur que Mme du Plessis-Mornay propose à son
fils comme un grand modèle.

«Afin encores que vous n'y ayés point faute de guide, en voicy un que je
vous baille par la main, et de ma propre main, pour vous accompagner,
c'est l'exemple de vostre père, que je vous adjure d'avoir tousjours
devant vos yeux (pour l'imiter, duquel j'ay pris la peine de vous
discourir) ce que j'ay peu connoistre de sa vie, nonobstant que nostre
compagnie ait esté souvent interrompue par le malheur du temps.... Je
suis maladive et ce m'est de quoy penser que Dieu ne me veille laisser
long-temps en ce monde; vous garderés cest escrit en mémoyre de moy;
venant aussy, quand Dieu le voudra, à vous faillir, je désire que vous
acheviez ce que j'ay commencé à escrire du cours de nostre vie. Mais
surtout, mon Filz, je croiray que vous vous souviendrez de moy quand
j'oiray dire, en quelque lieu que vous aillez, que vous servez Dieu, et
ensuivez vostre Père; j'entreray contente au sépulchre, à quelque heure
que Dieu m'appelle, quand je vous verray sur les erres d'avancer son
honneur, en un train asseuré soit de seconder vostre Père,... soit de
le faire revivre en vous, quand par sa grâce, il le vous fera
survivre[244]....»

[Note 244: _Mémoires_ de Mme de Mornay, publiés par Mme de Witt, née
Guizot.]

M. et Mme du Plessis-Mornay devaient survivre à leur enfant. Là mère
malade, languissante, allait être précédée dans la tombe par le fils,
plein de jeunesse, mais frappé à mort dans un combat.

Voici maintenant au XVIIe siècle et au XVIIIe, deux mères catholiques:
la duchesse de Liancourt, que nous connaissons déjà, et Mme Le
Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau, la soeur du chancelier. L'une
élève un gentilhomme de grande race, l'autre, un fils de magistrat; et,
toutes deux ont laissé des écrits qui nous font connaître la direction
de leur enseignement[245].

[Note 245: Mme de Liancourt a exposé dans le règlement qu'elle écrivit
pour sa petite-fille, les principes qu'une mère doit mettre en pratique
dans l'éducation de son fils. Elle les avait elle-même appliqués.
_Règlement donné par une dame de qualité_, etc., ouvrage cité. Voir
aussi l'avertissement mis en tête de cet ouvrage. Pour Mme Le Guerchois,
voir ses ouvrages publiés, comme le livre de la duchesse de Liancourt,
après la mort de l'auteur et sous le voile de l'incognito: _Avis d'une
mère à son fils_, 2e éd. Paris, 1743; _Avis d'une mère à son fils sur
la sanctification des fêtes_, etc. Paris, 1747. Elle écrivit aussi pour
elle-même des _Pratiques pour se disposer à la mort_.]

La grande dame et la femme du magistrat édifient l'une et l'autre
l'éducation de l'homme sur la forte base religieuse qui seule soutient
les vertus publiques et privées. Madeleine d'Aguesseau conseille à son
fils, avec la lecture quotidienne du Nouveau Testament, l'étude de la
religion, mais une élude pratique d'où il puisse se former des principes
«sur toutes les règles de vérités mises en conduite.»

Et la duchesse de Liancourt donne pour précepte fondamental à
l'éducation de son fils la maxime suivante: «La seule règle de ce qu'on
doit au monde, est ce qu'on doit à Dieu; et la droite raison consiste à
tirer de ce premier et unique devoir, l'idée de la véritable grandeur,
du vrai courage, de la valeur, de l'amitié, de la fidélité, de la
libéralité, de la fermeté, et de toutes les vertus dont les gens de
qualité se piquent le plus.»

Enseigner aux jeunes gens ce qu'ils devaient à Dieu, c'était donc leur
enseigner ce qu'ils devaient à la patrie, au roi, à leurs parents, au
prochain, ce qu'ils se devaient à eux-mêmes. Une telle direction
mettait dans le coeur du jeune homme, les sentiments forts, généreux,
raisonnables, dont Mme de Liancourt voulait qu'il se nourrît. Humble
devant le Créateur, il comprend que la vraie dignité de l'homme
consiste, non dans les dons extérieurs, mais dans le signe divin que lui
a imprimé le christianisme. Il soumet ses passions à sa raison, et sa
raison à Dieu. Il ne se glorifie même pas de sa vertu et ne voit dans
les fautes d'autrui que la faiblesse humaine à laquelle, lui aussi, est
sujet et dont la grâce de Dieu l'a préservé. Respectueux du pouvoir
comme d'une délégation de Dieu, il garde l'indépendance de sa
conscience. Ami dévoué, il sacrifie tout à l'amitié, hors cette
conscience. Désintéressé, il est d'autant plus serviable.
Miséricordieux, il pardonne l'offense. Il ne se bat pas en duel.
Précepte bien utile dans ces temps où la mère qui apprenait la mort
glorieuse de son fils tué à l'ennemi, disait au milieu de sa douleur:
«La volonté de Dieu soit faicte! Nous l'eussions peu perdre en un düel,
et lors quelle consolation en eussions nous peu prendre?» C'est le cri
de Mme du Plessis-Mornay, c'est aussi le cri de sainte Chantal[246]. La
mère catholique et la mère protestante s'unissent ici dans la même
terreur de ces combats singuliers qui auraient enlevé à leurs enfants
plus que la vie du corps, la vie de l'âme.

[Note 246: Mme de Mornay, _Mémoires_; Mère de Chaugy, _Vie de sainte
Chantal_, deuxième partie, ch. XIX.]

Mais n'y a-t-il pas à craindre que l'on n'attribue à la lâcheté le refus
de se battre? Pour éviter un tel jugement, la duchesse de Liancourt
veut que, de bonne heure, on envoie le jeune homme à l'armée et qu'il
déploie, devant l'ennemi, ce courage du chrétien qui, sûr de l'éternité,
ne redoute pas la mort. Ainsi agit-elle pour son fils, M. de la
Roche-Guyon, qui fut tué en combattant comme volontaire au poste le plus
périlleux. C'est ainsi que les femmes de France savaient préparer dans
leurs fils un gentilhomme et un soldat.

Comme la duchesse de Liancourt, Madeleine d'Aguesseau donne à son fils
un flambeau qui le guide vers le ciel en éclairant sa marche sur la
terre. A la différence de Mme de Liancourt, qui élevait son fils pour le
métier des armes, elle ne sait pas quelle profession choisira le sien.
Sans doute elle juge bon qu'un jeune homme suive la carrière paternelle;
mais elle désire avant tout que l'on tienne compte de la vocation de
son fils, cette vocation sur laquelle il priera Dieu de l'éclairer et
consultera aussi ses parents. Toutefois, ce n'est pas à la vie des
camps que Mme Le Guerchois le prépare, c'est à cette vie d'étude que la
duchesse de Liancourt recommandait aussi à son fils et dont Madeleine
d'Aguesseau trouvait l'exemple dans cette famille de magistrats qui
l'avait vue grandir. Mais nous savons qu'elle donne à cette studieuse
carrière la même inspiration que Mme de Liancourt insufflait à la vie
plus militante de M. de la Roche Guyon: la pensée toujours présente du
devoir que Dieu prescrit. Le fils de Madeleine d'Aguesseau s'instruira
pour employer sa science au service de sa foi. Il offrira à Dieu
l'âpreté même de son travail comme la rançon que le Seigneur a imposée
à l'humanité déchue. La noble femme dit éloquemment que nous sommes
«condamnés à manger avec peine le pain de l'esprit aussi bien que le
pain du corps.» Mais en imposant à son fils le devoir de s'instruire,
elle le prémunit contre l'enflure du faux savoir. Par suite de
la déchéance de l'homme, «quelque étendue que puissent avoir nos
connaissances, ce que nous ignorons est infini en comparaison de ce que
nous savons.» Nos facultés viennent de Dieu, notre faiblesse est innée.
Il nous faut donc parler modestement de ce que nous savons, et rapporter
à Dieu nos progrès dans l'étude.

Quand son fils sera entré dans le monde, Mme Le Guerchois l'exhorte à se
souvenir que ses parents sont ses meilleurs conseillers, ses amis les
plus sûrs. Elle lui rappelle avec force l'honneur qu'il doit leur
rendre, la confiance pleine de tendresse qu'ils doivent lui inspirer. La
duchesse de Liancourt, elle aussi, voulait que le fils confiât tout à sa
mère, même ses fautes.

Madeleine d'Aguesseau guide son fils dans les amitiés qu'il nouera.
Elle en restreint le nombre, mais elle les veut fidèles, dévouées. Elle
exhorte le jeune homme au bon choix et à la paternelle direction des
domestiques. Elle lui donne des règles pour les distractions du monde,
pour la causerie même. Sans doute, il y a chez Madeleine d'Aguesseau,
comme chez Mme de Liancourt d'ailleurs, tout le rigorisme janséniste.
Elle n'établit pas une distinction suffisante entre les plaisirs permis
et ceux qui ne le sont pas. En proscrivant absolument le théâtre, elle
ne fait aucune exception pour certaines oeuvres où, comme dans les
tragédies de Corneille, par exemple, un jeune homme ne peut que respirer
le souffle de l'honneur et de la vertu. Les limites qu'elle trace à
la causerie sont aussi trop étroites. S'imposer, par pénitence, le
sacrifice d'une parole spirituelle, quelque innocente qu'elle puisse
être, c'est là une exagération janséniste qui ne devait pas rendre fort
animés les salons où elle se produisait. Si beaucoup d'aimables esprits
s'étaient imposé de semblables privations, que serait devenue la vieille
causerie française, cette école d'urbanité, de grâce et de bon goût?
En lisant ces pages de Mme Le Guerchois, il semble que l'on se trouve
transporté au sein d'une rigide demeure de l'ancienne magistrature, dans
quelque salon glacial où de rares visiteurs laissent de temps en temps
tomber quelque parole qui ne rencontre pas d'écho. Peut-être par leur
solennel ennui, ces salons contribuèrent-ils à jeter dans le tourbillon
mondain plus d'un jeune homme, plus d'une jeune femme qu'une vie moins
comprimée eût laissé fidèles aux vieilles traditions domestiques de la
robe.

Si, de même que la duchesse de Liancourt, Madeleine d'Aguesseau pense
plus aux châtiments éternels qu'aux miséricordes du Seigneur, ce n'est
que pour soi-même qu'elle exige la sévérité, et elle ne demande pour le
prochain que la plus aimable indulgence. Pas plus que Mme de Liancourt,
elle ne se plaît aux controverses religieuses qui amènent l'aigreur et
non la persuasion; et tout en faisant d'une austère piété l'inspiration
de la vie, elle veut que cette piété ne s'affiche pas à l'extérieur et
ne se révèle que dans les actions qui la traduisent.

En somme, c'est la digne fille de Henri d'Aguesseau, c'est la digne
soeur du grand chancelier qui nous apparaît dans ces conseils. C'est une
femme forte, c'est, dit l'éditeur de ses ouvrages, «une mère vraiment
chrétienne...; une mère qui, à l'exemple de Tobie, donne des avis à son
fils, pour le rendre digne d'une vie meilleure que celle-ci, et veut lui
laisser pour héritage des règles de conduite, comme des biens
infiniment plus précieux que tous ceux qu'il pourrait trouver dans sa
succession...»

Près de la duchesse de Liancourt et de Madeleine d'Aguesseau, j'aime à
placer une autre mère, la spirituelle marquise de Lambert dont la vie
se partage entre le XVIIe et le XVIIIe siècles. Sans doute, malgré
l'élévation de sa pensée, la délicatesse de ses sentiments, son
inspiration est moins haute que celle des deux mères qui viennent de
nous occuper. En s'adressant à son fils, le jeune colonel de Lambert,
elle le prépare plutôt à la vie du monde qu'à la vie éternelle[247], et le
but qu'elle lui montre, ce n'est pas la gloire céleste, c'est la gloire
humaine, mais une gloire pure, généreuse, qui, en donnant à l'homme,
au soldat, un grand nom, consiste moins encore dans cette brillante
renommée que dans le témoignage que sa conscience lui rendra en lui
disant qu'il a fait son devoir. D'ailleurs, dans les avis qu'elle donne
à son fils, aussi bien que dans les conseils non moins élevés qu'elle
adresse à sa fille, elle assigne pour principe à la vie la morale
évangélique. Elle trouve que, sans les vertus chrétiennes, «les vertus
morales sont en danger[248].»

[Note 247: Après avoir écrit ces lignes, je vois que toi était aussi
l'avis de Fénelon. Voir dans les _Oeuvres_ de la marquise de Lambert la
lettre de l'illustre prélat.]

[Note 248: Mme de Lambert, _Avis d'une mère à son fils_. _Avis d'une
mère à sa fille_.]

Si les mères forment dans leurs fils des hommes d'honneur, elles
préparent aussi dans leurs filles de vigilantes ménagères. Nobles dames
et bourgeoises s'y appliquent également, la baronne de Chantal comme
Mme du Laurens, la duchesse de Liancourt et la duchesse de Doudeauville
comme Mme Acarie. Alors que je retraçais l'existence de la grande dame
ménagère, je ne faisais que m'inspirer des conseils écrits que Mme de
Liancourt donnait à sa petite-fille, et Mme de Doudeauville à sa fille.
Cette aïeule, cette mère, n'avaient qu'à regarder en elles-mêmes pour
reproduire dans leur postérité la femme forte de l'Écriture, cette femme
forte qui, de même que l'homme d'honneur, trouve dans sa foi la lumière
du devoir et l'énergie du bien.

La duchesse de Liancourt nous a montré que, dans la mission maternelle,
la grand'mère remplace la mère qui n'est plus. Dans l'ancienne France,
quel type auguste que celui de l'aïeule, l'aïeule joignant à l'autorité
maternelle la majesté des ans; l'aïeule qui, plus près de la tradition
patriarcale, la personnifie en quelque sorte! Quelle grande figure
d'aïeule que la duchesse de Richelieu, mère du cardinal! Veuve, elle a
élevé ses cinq enfants, et lorsque meurt sa fille, Mme de Pontcourlay,
elle recommence sa tâche auprès des enfants de la morte. En recevant
sous son toit le cardinal, elle lui présente cette chère postérité que
Richelieu, l'homme d'État inflexible, bénit en pleurant. Que l'aïeule
est touchante alors, et sous quelle religieuse auréole elle nous
apparaît, quand, le soir, dans la salle du vieux château, elle réunit
ses enfants, ses petits-enfants, ses serviteurs, dans la commune prière
dont elle est l'interprète vénéré![249]

[Note 249: Bonneau-Avenant, _la Duchesse d'Aiguillon_.]

La mère vit-elle encore, quel guide sûr elle trouve dans sa propre mère
pour l'éducation de ses enfants et le soin de leur avenir! Comme cette
mère l'instruit par son propre exemple! Au XVIe siècle, Mme de Laurens
recommande à sa fille Jeanne de bien élever ses enfants, et de leur
faire apprendre une profession. «Ayant cela et la crainte de Dieu, ils
ont assez. Qu'est-ce qui manque à vos frères? Quand je fus veufve avec
tant d'enfans, je n'avois après Dieu que mes voisins et amis; car de
parens je n'en avois point icy.» Elle racontait à sa fille que ses amis
lui conseillaient de mettre au couvent quelques-uns de ses dix enfants
pour assurer un sort plus favorable aux autres. Mais la pieuse femme ne
voulut pas de vocations forcées. C'eût été acheter trop cher son repos.
Elle demanda à Dieu la force de suffire à sa tâche et se mit vaillamment
à l'oeuvre. Dans sa pauvreté elle trouva moyen de faire instruire ses
huit fils et de leur faire subir les épreuves du doctorat. Sa fille nous
apprend à quel prix: «Vous me direz: Comment est-ce qu'elle pouvoit
faire estudier et passer docteurs ses enfans, nostre père ayant laissé
si peu de rentes? Je responds qu'il avoit acquis et laissé quelques
pièces (de terre) dont ma mère se secouroit. Car, quand elle vouloit
faire passer docteur quelqu'un de ses enfans, ou le faire estudier, elle
vendoit l'une de ces pièces, en mettoit l'argent dans une bourse, et de
cela les faisoit apprendre ou graduer, sans rien emprunter[250].»

[Note 250: Manuscrit de Jeanne du Laurens, publié par M. de Ribbe:
_Une Famille au XVIe siècle_.]

Dieu bénit cette mère dans ses sacrifices, dans ses sollicitudes. Elle
maria honorablement ses deux filles. Ses huit fils, tous reçus docteurs,
donnèrent à cette humble maison bourgeoise deux archevêques, un
provincial des capucins, un avocat général qui illustra le Parlement de
Provence, un avocat de mérite, trois médecins dont l'un, attitré auprès
de Henri IV, acquit de la célébrité. Telle fut la couronne de cette
mère.

La mère de famille a le dévouement, l'activité féconde, la foi agissante
qui font d'elle une admirable éducatrice; mais dans ce siècle où,
suivant la remarque que nous avons déjà faite, les principes romains
régnent dans la famille, l'affection maternelle est souvent sévère,
et la force du caractère, la grandeur morale, l'autorité imposante
prédominent sur la tendresse. Mais cette tendresse, pour être contenue,
n'en est pas moins profonde, et comme parfois elle s'épanche! Quelles
larmes répand la mère de Bayard au moment où elle va donner ses derniers
conseils à son fils qui s'éloigne du foyer! Quel amour maternel, quel
abandon plein de charme dans les lettres que Mme de Sévigné écrit à sa
fille absente! Et lorsqu'une mère a devant elle, non plus une séparation
momentanée, mais l'éternelle séparation d'ici-bas, que d'amertume dans
la douleur de survivre à son enfant! Mme du Plessis-Mornay, la mère
austère et ferme, ne peut longtemps proférer une parole lorsque son mari
lui annonce que leur fils a été tué. Elle s'est résignée à la volonté
de Dieu; mais, dit-elle, «le surplus se peut mieux exprimer à toute
personne qui a sentiment par un silence. Nous sentismes arracher noz
entrailles, retrancher noz espérances, tarir noz desseins et noz désirs.
Nous ne trouvions un long temps que dire l'un à l'autre, que penser en
nous mesmes, parce qu'il estoit seul, après Dieu, nostre pensée; toutes
nos lignes partoient de ce centre et s'y rencontroient. Et nous voyions
qu'en luy Dieu nous arrachoit tout, sans doute pour nous arracher
ensemble du monde, pour ne tenir plus à rien, à quelque heure qu'il nous
appelle...[251]»

[Note 251: _Mémoires_ de Mme du Plessis-Mornay.]

Et quand Mme de Longueville, convertie, apprend dans sa retraite
religieuse la mort de son fils tué au passage du Rhin, comme le
désespoir de la mère fait explosion dans ce coeur que la pénitence a
déjà broyé! Mme de Sévigné nous a dépeint cette scène navrante; et ici
la spirituelle marquise n'a plus qu'un coeur de mère pour faire vibrer
l'écho d'un inénarrable désespoir. «Tout ce que la plus vive douleur
peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par
un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes
amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et
pitoyables, elle a tout éprouvé... Pour moi, je lui souhaite la mort, ne
comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte[252].»

[Note 252: Mme de Sévigné à Mme de Grignan, 20 juin 1672.]

Gabrielle de Bourbon, dame de la Tremouille, avait succombé à semblable
douleur. Son mari, son fils, avaient accompagné François Ier dans son
expédition d'Italie. Le jeune prince fut l'une des glorieuses victimes
de la bataille de Marignan. C'est dans un cercueil qu'il rentra au
château de ses pères. Quelle scène que celle où l'évêque de Poitiers
annonce à la pauvre mère la mort de son enfant et l'arrivée du funèbre
cortège! En vain le prélat fera-t-il appel aux sentiments héroïques, à
la foi ardente de Gabrielle de Bourbon, la mère ne pourra supporter la
terrible nouvelle. «Madame, dist l'evesque, j'ay reçu des lettres de
Italie.--Et puis, dist-elle, comment se porte mon fils?--Madame, dist
l'evesque, je pense qu'il se porte mieulx que jamais, et qu'il est au
cercle de héroïque louange et au lieu de gloire infinie.--Il est donc
mort? dist-elle.--Madame, ce n'est chose qu'on vous puisse celler, voire
de la plus honneste mort que mourut one prince ou seigneur; c'est au
lict d'honneur, en bataille permise pour juste querelle, non en fuyant,
mais en bataillant, et navré de soixante deux playes, en la compaignée
et au service du Roy, bien extimé de toute la gendarmerie, et en la
grâce de Dieu, car luy bien confessé est decedé vray crestien[253],»

[Note 253: Jean Bouchet, _le Panegyrie du chevallier sans reproche_.]

Alors commence pour Mme de la Tremouille une agonie qui dure trois ans.

Pour arracher son fils à la mort, la mère donne sa propre vie. Une belle
épitaphe de la dernière année du XVIIe siècle nous montre une «femme
forte» succombant à la maladie contagieuse qu'elle a gagnée en soignant
son fils que la mort, plus forte que son amour, a enlevé de ses bras.
Elle a rejoint son fils, et voici que sa fille, qui ne peut vivre
sans elle, l'accompagne dans le tombeau. C'est à une famille de robe
qu'appartient ce monument funéraire[254].

[Note 254: Guilhermy, _Inscriptions de la France_, t. I, CXCIV. Paris,
Saint-Séverin, 1699.]

Il y eut une mère plus héroïque encore dans sa tendresse que cette femme
qui mourut en soignant son enfant; c'est Mme de Chalais accompagnant
son fils jusqu'au pied de l'échafaud pour l'aider à bien mourir. Après
l'avoir enfanté à la vie terrestre, elle l'enfante de nouveau, dans
d'autres douleurs plus terribles, hélas! que les premières, pour la vie
qui naît de la mort, la vie sans fin. Je ne sais rien de plus grand que
cette figure de mère qui apparaît à un condamné entre la terre qu'il va
quitter et l'éternité qui l'attend.

Nous jetions tout à l'heure un regard ému sur ces tombes où se
réunissent les époux. D'autres monuments funéraires nous montrent aussi
la mère et l'enfant déposés dans le même tombeau. L'homme même qui a
sacrifié au service de Dieu et de la charité sa vie entière et toute sa
puissance d'affection, le prêtre qui a renoncé par son austère vocation
aux titres d'époux et de père, n'oublie pas qu'il est fils, et dans la
mort il aime à dormir son dernier sommeil sur le sein maternel qui a été
son berceau. La cathédrale de Troyes contient plusieurs tombes où
les chanoines sont représentés près de leurs mères. Près de Paris, à
Longpont, dans l'église prieurale et paroissiale de Notre-Dame, se
voit, au milieu de la nef, une tombe du XVIe siècle. Sur la pierre sont
gravées deux figures: une femme simplement vêtue porte à la ceinture un
grand chapelet avec la croix; près d'elle est un prêtre. C'est le curé
de Longpont et sa mère[255].

[Note 255: Guilhermy, _Inscriptions de la France_, t. III, MCCCXVII.]



                            CHAPITRE III


          LA FEMME DANS LA VIE INTELLECTUELLE DE LA FRANCE

                       (XVIe-XVIIIe SIÈCLES)

Influence des femmes sur les arts de la Renaissance.--Leur rôle
littéraire.--Marguerite d'Angoulême.--Les _Contes_ de la reine de
Navarre et la causerie française.--Vie de Marguerite, ses lettres et ses
poésies.--La seconde Marguerite.--_Mémoires_ de la troisième Marguerite.
--Marie Stuart.--Gabrielle de Bourbon.--Jeanne d'Albret.--Femmes poètes
du XVIe siècle, la belle Cordière, les dames des Roches, etc.--Mlle
de Gournay, son influence philologique.--Les salons du XVIIe
siècle.--L'hôtel de Rambouillet; Corneille et les commensaux de la
_chambre bleue_.--La duchesse d'Aiguillon, protectrice du _Cid_;
écrivains et artistes qu'elle reçoit au Petit-Luxembourg.--La marquise
de Sablé et les _Maximes_ de La Rochefoucauld.--Double courant féminin
qui donne naissance aux _Caractères_ de La Bruyère.--Les conversations
d'après Mlle de Scudéry.--Relations littéraires de Fléchier avec
quelques femmes distinguées.--Les protectrices et les amies de La
Fontaine.--Anne d'Autriche protège les lettres et les arts.--Racine
et les femmes.--Productions intellectuelles des femmes du XVIIe
siècle.--Les oeuvres de Mme de la Fayette.--Les lettres de Mme de
Sévigné.--Mme de Maintenon.--Mme Dacier.--Femmes peintres au XVIIe et
au XVIIIe siècles.--Mme de Pompadour.--Femmes de lettres et salons
littéraires au XVIIIe siècle: Mme de Tencin, la cour de Sceaux; Mme de
Staal de Launay, la marquise de Lambert.--Influence des femmes du XVIIIe
siècle sur les travaux des philosophes et des savants.--Mme du Chatelet,
Mlle de Lézardière.--Les salons philosophiques; Mme Geoffrin.--Un salon
du faubourg Saint-Germain: la marquise du Deffant.--Les admiratrices de
Rousseau et de Voltaire.


Le mouvement qui, depuis le règne de François Ier, attire à la cour
les châtelaines et leurs familles, affaiblit, disions-nous, l'action
domestique de la femme, mais développe son action sociale. Nous allons
étudier cette action sur les lettres, sur les arts, et même sur cette
forme inimitable de l'esprit français: la causerie. Nous examinerons
dans le chapitre suivant ce que fut l'influence de la femme dans un
autre domaine: celui qui embrasse à la fois les événements historiques
et les ouvres collectives de la charité.

En cherchant quelle fut la part de la femme dans la vie intellectuelle
de la France, nous entrons tout d'abord dans cette époque brillante que
l'on a si improprement nommée: la Renaissance. Les esprits impartiaux
le constatent; les lettres, les arts, les sciences, n'avaient pas à
renaître, puisqu'ils vivaient toujours[256]. Il est vrai qu'au moyen
âge, c'était surtout la vie de l'âme qui les animait, tandis que, sous
l'influence païenne du XVIe siècle, ce fut surtout la vie matérielle qui
fit ruisseler dans leurs branches une sève plus riche que bienfaisante.

[Note 256: Voir M. Guizot, _Histoire de France_, t. III.]

L'Italie avait opéré cette transformation en initiant la France aux
traditions grecques et romaines interprétées par elle. Malheureusement
ce que la cour voluptueuse des Valois demandait aux écoles italiennes,
ce n'était pas l'idéale pureté ou la grandeur biblique de leurs plus
nobles génies, c'était le sensualisme qui dominait alors dans ces
écoles, c'était aussi le faux goût avec lequel elles donnaient souvent
à la beauté antique ce fard trompeur que produisent les civilisations
raffinées.

La France cependant ne subit qu'à des degrés divers l'influence antique
modifiée ou dénaturée par l'Italie. Dans cette première période de la
Renaissance qu'avaient ouverte, sous Charles VIII et Louis XII, les
premières guerres d'Italie, le génie français, mesuré, simple, vif
et sévère à la fois, n'avait pris de l'influence nouvelle que ce
qui pouvait le féconder. Et lorsque, dans la seconde période de la
Renaissance, sous François Ier et ses successeurs, l'influence italienne
devint prépondérante, et que, poètes, artistes, lui empruntèrent
la grâce voluptueuse et maniérée de la forme, la pompe affectée de
l'expression, la recherche alambiquée de la pensée, les traditions
nationales se maintenaient toujours, et c'était à ces traditions,
vivifiées par le génie antique pris à sa source même, que devait revenir
le bon sens du pays. Heureuse si, dans cette évolution, la France eût
retrouvé une part précieuse de son patrimoine, ces vieilles épopées que
lui avait fait mépriser la dédaigneuse Renaissance!

Quelles que soient nos réserves, il nous faut reconnaître que si la
Renaissance n'eût rien à ressusciter en France, elle imprima du moins un
prodigieux mouvement aux intelligences, surtout dans le domaine de l'art
et dans celui de l'érudition. Nous savons combien, dans ce dernier
domaine, la femme se distingua[257]. Ajoutons ici qu'au double point de
vue artistique et littéraire, elle exerça une influence considérable. Il
ne s'agissait plus, comme autrefois pour la châtelaine, d'inspirer de
loin en loin le trouvère, le troubadour, l'artiste. La femme se mêle
activement au mouvement intellectuel dont la cour est le centre. Nous la
voyons encourager à la fois les traditions italiennes et les traditions
françaises; mais il nous semble qu'en général, ce sont ces dernières
qu'elle a surtout favorisées. Nous le remarquerons particulièrement
pour les deux arts qui ont le plus gardé à cette époque le caractère
national: la sculpture qui unit alors à la puissante expression morale
de l'école française la pureté des lignes grecques; l'architecture qui
marie aux ordres antiques rajeunis par l'esprit nouveau, les dentelles
de pierre de ses vieilles cathédrales, ses élégantes tourelles, ses
clochetons à jour.

[Note 257: Voir notre premier chapitre.]

Aux lueurs de la première Renaissance, la reine Anne avait fait exécuter
par Michel Colomb l'un des plus purs et des plus nobles monuments de la
sculpture française: le tombeau des ducs de Bretagne.

A Chambord, cette merveilleuse expression de l'architecture et de la
sculpture françaises, la femme inspire le ciseau du statuaire: dans les
cariatides du château se reconnaissent les traits de la comtesse de
Chateaubriand et ceux de la duchesse d'Étampes, la duchesse d'Étampes,
«la plus belle des savantes et la plus savante des belles», la duchesse
d'Étampes qui tient le sceptre de la royauté artistique avant qu'il lui
soit ravi par la séduisante duchesse de Valentinois, Diane de Poitiers.

A Fontainebleau, où règne l'école italienne, la duchesse d'Étampes
protège dans le Primatice la peinture et l'architecture italiennes.
Mais quant à la sculpture, Mme d'Étampes a compris que l'art antique ne
pouvait que perdre à l'influence de l'Italie. Quand Benvenuto Cellini
expose son Jupiter d'argent au milieu de toutes les statues antiques que
le Primatice a groupées dans la galerie de François Ier, le roi admire
avec enthousiasme l'oeuvre du sculpteur italien; mais la belle duchesse
ne souscrit pas à ce jugement. «Il semble, dit-elle, que vous soyez
aveugles, et que vous ne voyiez pas ces statues antiques, ces figures de
bronze. Voilà où est le vrai modèle de l'art, et non dans ces bagatelles
modernes.» Mais peut-être y avait il dans les paroles de Mme d'Étampes
autre chose que l'expression du goût classique; peut-être vengeait-elle
contre l'impétueux Benvenuto un rival qu'il détestait: le Primatice.

Comme la duchesse d'Étampes, la duchesse de Valentinois protège le
Primatice. Elles encourageaient du moins dans ce peintre un artiste dont
le goût n'était pas indigne d'influer sur ce génie français avec lequel
il n'était pas sans affinité. Le Primatice avait d'ailleurs été formé à
l'école d'un élève de Raphaël. Malheureusement, dans cette école, celle
de Jules Romain, on avait oublié l'idéal du Sanzio pour ne se souvenir
que de sa grâce puissante[258].

[Note 258: Comte de Laborde, _la Renaissance des arts à la cour de
François Ier;_ Henri Martin, _Histoire de France_, t. VIII, etc.]

A Fontainebleau, dans cette galerie de Henri II où le Primatice n'ayant
plus, comme dans la galerie de François Ier, à continuer l'oeuvre du
Rosso, put s'abandonner librement à sa verve, tout rappelle le souvenir
de Diane de Poitiers. Le chiffre de la duchesse, enlacé à celui de Henri
II; le croissant, attribut de la déesse dont elle porte le nom; Diane
chasseresse représentée de diverses manières, une fois même sous les
traits de la favorite, voilà un frappant exemple de ce divorce entre
le beau et le bien, divorce qui ne fut que trop fréquent à la cour des
Valois.

Le chiffre enlacé de Henri II et de Diane se retrouve, non seulement
dans les palais royaux, mais dans les demeures seigneuriales de ce
temps. Et la ligure de la duchesse est reproduite aussi bien par l'école
française que par l'école italienne. Jean Goujon et Germain Pilon la
font apparaître dans leurs sculptures. Jean Cousin, sur ses vitraux,
Léonard de Limoges, sur ses émaux, évoquent la souriante image.

La duchesse de Valentinois avait paru favoriser à Fontainebleau la
peinture et l'architecture italiennes. Mais dans son château
d'Anet, elle protège plus particulièrement les deux arts français:
l'architecture et la sculpture. Philibert Delorme éleva cette délicieuse
résidence, que décorèrent Jean Goujon et Jean Cousin. Toutefois, l'art
italien se montre encore ici dans la célèbre Nymphe de Fontainebleau,
due au ciseau de Benvenuto Cellini.

Issue d'une race qui avait le culte délicat des lettres et des arts,
Catherine de Médicis ne protège pas seulement les artistes italiens, ses
compatriotes; mais la princesse qui goûtait Amyot et Montaigne, demeure
fidèle à la tradition française pour nos deux arts nationaux. Elle fait
élever les Tuileries par Philibert Delorme et par Jean Bullant, et
l'hôtel de Soissons par le premier. Celui-ci raconte que la reine, douée
d'un goût particulier pour l'architecture, jetait elle-même sur
le papier les plans et les profils des édifices qu'elle faisait
construire[259].

[Note 259: Brantôme. _Premier livre des Dames;_ Imbert de Saint-Amand,
_les Femmes de la cour des Valois_.]

Catherine fit exécuter par Germain Pilon le groupe des _Trois Grâces_,
pour supporter l'urne qui renfermait le coeur de Henri II. Les pieux
Célestins à qui elle confia la garde de ce monument n'acceptèrent pas
ce symbolisme païen, et pour eux les Trois Grâces devinrent les Trois
Vertus théologales[260].

[Note 260: Guilhermy, _Inscriptions de la France_, tome I,
cclix-ccx-ccxi.--Françoise de Birague, marquise de Néelle, avait aussi
fait exécuter par Germain Pilon, la statue de son père, le cardinal
de Birague. Henry Barbet-de-Jouy, _Musée du Louvre. Description des
sculptures modernes_.]

Une princesse, Française de coeur comme de naissance, Marguerite
d'Angoulême, soeur de François Ier, avait, elle aussi, favorisé
l'art national. Si, avec son frère, elle avait visité les travaux du
Primatice, pénétré dans l'atelier de Benvenuto Cellini, et défendu
celui-ci contre celui-là; si elle avait pensionné l'architecte Sébastien
Serlio, elle avait fortement encouragé dans Clouet l'école française.
Marguerite protégeait aussi notre orfèvrerie qui produisait alors ces
oeuvres merveilleuses que nous admirons dans nos musées, et où
le cristal de roche, les pierreries, prenant les formes les plus
gracieuses, s'enchâssent dans d'admirables ciselures d'or. Le vieil art
français, la tapisserie, la compte parmi ses protectrices, et
même, comme les châtelaines du moyen âge, parmi ses artistes. Deux
_broderesses_ de Paris, Renée Serpe et Jehanne Chaudière, lui envoient
leurs oeuvres, _les Enfants dans la fournaise_, _le Jugement de Daniel_.
Elle-même prend l'aiguille, et, entourée de ses femmes, elle produit
de belles tapisseries. On lui en attribue une qui avait pour sujet le
_Saint sacrifice de la messe_, et que défigura avec toute la passion
d'une sectaire, la fille de Marguerite, Jeanne d'Albret[261].

[Note 261: Goutte de La Ferrière-Percy, _Marguerite d'Angoulême.--Son
livre de dépenses.--_(1540-1549), etc.]

Mais Marguerite d'Angoulême appartient surtout à l'histoire des lettres,
et, comme les femmes de la Renaissance, c'est là qu'elle a tracé le plus
large sillon.

J'ai mentionné plus haut[262] la vaste instruction qu'avait reçue
Marguerite. Initiée au latin, au grec, elle lisait Sophocle dans le
teste hellénique, et se fit enseigner l'hébreu par le Canosse. Elle
avait la passion de la science. Malheureusement elle porta cette passion
jusque dans la théologie, et nous verrons que ce fut là un écueil
aussi bien pour sa foi qui pencha vers la Réforme, que pour son talent
littéraire qu'altéra souvent l'abus des dissertations religieuses.

[Note 262: Voir chapitre Ier.]

Marguerite aide de ses conseils François Ier pour la fondation du
Collège de France. C'est d'après son avis que le roi porte de quatre à
douze le nombre des chaires qu'il y a établies. Elle le guide dans le
choix des professeurs. Par elle, la chaire d'hébreu est donnée à son
professeur le Canosse. Elle alloue une pension à l'orientaliste Postel.

Duchesse d'Alençon et de Berry, apanage qu'elle garde lorsqu'elle
épouse en secondes noces le roi de Navarre, Marguerite fait fleurir
l'université de Bourges. Elle y donne la chaire de grec à Amyot,
l'inimitable traducteur qui fait passer dans la langue du XVIe siècle,
déjà si riche, si abondante, les tours et les expressions de l'idiome
hellénique. La soeur de François Ier favorise aussi la fondation de
l'université de Nîmes. Aux frais de Marguerite plusieurs pensionnaires
sont entretenus dans les écoles de France, d'Allemagne même.

Nous avons vu Marguerite entrer avec le roi, son frère, dans l'atelier
de l'artiste. Elle accompagne aussi François Ier lorsqu'il visite,
dans l'atelier de la rue Jean-de-Beauvais, Robert Estienne, le savant
imprimeur qui s'applique à répandre les livres des anciens.

Si malheureusement elle ne se refuse pas à chercher dans Rabelais
l'esprit gaulois jusque dans son cynisme, c'est la grâce délicate et
enjouée de l'esprit français qu'elle aime dans Clément Marot, cet homme
du peuple devenu son valet de chambre. Elle fait plus que d'accepter son
poétique hommage, et, traitant avec lui d'égal à égal, elle lui écrit en
vers. C'est qu'elle parle à chacun dans sa propre langue, au poète
comme au savant, comme au diplomate, et comme aussi, par malheur, au
théologien, témoin la correspondance de la princesse avec Guillaume
Briçonnet.

Ne redisons pas encore les hommages reconnaissants qu'offrirent à
Marguerite les esprits les plus distingués. Nous comprendrons mieux
encore ces hommages quand nous aurons vu la princesse enrichir de
ses propres travaux cette vie intellectuelle qu'elle honorait en la
protégeant.

L'oeuvre à laquelle Marguerite a attaché son nom d'une manière
impérissable, est l'_Heptaméron_, plus connu sous cet autre titre: _les
Contes de la reine de Navarre_. Elle s'y est peinte elle-même, et elle
y a peint son siècle. On trouve dans cette oeuvre toutes les tendances
contradictoires du XVIe siècle: les souvenirs du moyen âge et les
impressions de la Renaissance païenne, le sensualisme avec l'amour
chaste, l'amour chevaleresque, l'amour qui s'immole au devoir; la
profondeur du sentiment avec la légèreté de l'esprit et du langage; la
raillerie qui se défie de l'attendrissement et qui sourit en essuyant
une larme; la licence gauloise des vieux fabliaux et la grâce délicate
qu'une société plus corrompue, mais mieux policée, jette comme un voile
sur la crudité de la pensée; la foi naïve et profonde d'autrefois
avec la libre pensée de la philosophie nouvelle et les préjugés du
protestantisme, et aussi avec cette préoccupation théologique qui,
familière à Marguerite, passionne facilement les conversations aux temps
des luttes religieuses.

Les personnages de l'_Heptaméron_, ces seigneurs et ces belles dames que
l'inondation du Gave retient dans une abbaye, ces aimables causeurs qui,
chaque jour, sur le pré, se content des histoires (et souvent quelles
histoires!), entendent tous les matins leur présidente, dame Oisille,
leur expliquer la Bible avec une éloquence qui les touche profondément.
D'après les travaux de la critique contemporaine, dame Oisille en qui
l'on avait cru reconnaître Marguerite elle-même, serait sa mère, Louise
de Savoie[263], non telle qu'elle était, mais telle que la voyait la piété
filiale. Au commencement de la huitième journée, dame Oisille commente
l'Apocalypse, «à quoy elle s'acquicta si très-bien, qu'il sembloit que
le Sainct-Esperït, plein d'amour et de doulceur, parlast par sa bouche;
et, tous enflambez de ce feu, s'en allèrent ouyr la grand messe[264]...»
Ils ne manquent pas, du reste, d'assister chaque matin au saint
sacrifice... Et ils osent invoquer l'inspiration du Saint-Esprit
pour leurs étranges récits! Est-ce là, de la part de Marguerite, une
raillerie protestante? Ne serait-ce pas encore un signe de ces temps où
le mélange si fréquent du mal et du bien produit la perversion du sens
moral? Je ne le crois pas. Si les contes de la reine de Navarre sont
bien des fois licencieux, la conclusion en est souvent honnête. Comme
dans ses poésies, Marguerite y joue volontiers le rôle d'un prédicateur.
En faisant demander par les interprètes de sa pensée l'assistance du
Saint-Esprit, elle ne se souvenait que du but qu'elle poursuivait, elle
oubliait par quels périlleux sentiers elle y conduisait. Mais nous
reviendrons sur cette délicate question.

[Note 263: D'après la clef que M. Frank a donnée dans son édition de
l'_Heptaméron_. 1879.]

[Note 264: _Heptaméron_, édition citée. Huictième journée. Prologue.]

D'ordinaire, ce sont les hommes qui, dans l'_Heptaméron_, narrent les
anecdotes les plus scandaleuses, surtout lorsqu'elles dévoilent les
ruses, la fragilité, la néfaste influence des filles d'Ève. Les
femmes s'en vengent bien d'ailleurs, et dans leurs récits l'homme est
généralement abaissé, la femme grandie. Ce sont des femmes, Oisille
et Parlamente, c'est-à-dire, avec Louise de Savoie, Marguerite
elle-même[265], qui élèvent le plus haut la gloire de leur sexe. Une jeune
femme unie à un vieil époux et lui demeurant fidèle en renonçant au
monde, en vivant au service de Dieu; une autre sacrifiant sa vie à son
honneur; une troisième, secrètement mariée à l'homme qu'elle aime, et
souffrant mille tourments pour lui, même quand cet homme la trahit;
une noble fille du peuple défendant sa vertu contre un grand seigneur
«qu'elle aymoit plus que sa vie, mais non plus que son honneur[266]», tels
sont les tableaux où nos charmantes conteuses aiment à faire resplendir
le mérite des femmes. Quant aux hommes qui figurent dans les récits
féminins, ce sont très souvent des ingrats, des perfides, des
hypocrites. Mais, dans le camp des hommes, et même dans le camp des
dames, il y a des transfuges. De galants chevaliers sont du côté des
femmes; et une femme, faut-il le dire, passe à l'ennemi et lui livre
traîtreusement les ruses de son sexe; il est vrai qu'elle n'en est que
plus digne de foi lorsqu'elle célèbre les vertus de la femme. Les plus
terribles adversaires des belles causeuses, Saffredant et Simontault[267],
ne sont pas eux-mêmes tout à fait incrédules au mérite des femmes. Le
premier montre une jeune femme qui, mariée à un homme âgé, sacrifie à
son devoir un amour partagé, et meurt de ce sacrifice. Il est vrai que
le narrateur ne l'approuve guère.

[Note 265: Clef de M. Frank, _l. e._]

[Note 266: Nouvelle XLII.]

[Note 267: D'après la clef de M. Frank, Saffredant pourrait
représenter Jean de Montpezat et Simontault serait François de
Bourdeille, père de Brantôme. Ennasuicte, la transfuge à laquelle j'ai
fait allusion quelques lignes plus haut, serait Anne de Vivonne, fille
de la sénéchale de Poitou et femme de François de Bourdeille.]

Quant à Simontault, c'est lui qui dit la touchante histoire d'une
héroïne de l'amour conjugal. Cette femme a suivi avec son mari le
capitaine Robertval qui emmenait au Canada une colonie française.
Pendant la traversée, la pauvre femme voit condamner son mari à la peine
de mort pour crime de haute trahison. Par ses pleurs et par le souvenir
des services qu'elle a rendus à l'équipage, elle obtient que la peine
soit commuée, et que son mari et elle soient déposés dans une île que
hantent seuls les fauves. Elle aide le proscrit à élever une demeure;
elle se tient à côté de lui pour éloigner à coups de pierres les
bêtes sauvages, ou pour tuer les animaux dont la chair peut servir de
nourriture. La pieuse femme soutient l'âme de son mari par la lecture du
Nouveau Testament. Est-il malade, elle est à la fois son médecin, son
confesseur. Il meurt. C'est elle qui l'enterre, et qui, à l'aide d'une
arquebuse, éloigne de ces restes bien-aimés les bêtes de proie.
Pendant quelques années sa vie s'écoule dans la prière. Un vaisseau
la recueille, elle revient au milieu des vivants. Alors les mères la
donnent pour institutrice à leurs filles. Elle leur apprend à lire,
à écrire; et à tous ceux qui l'approchent, cette grande chrétienne
enseigne une autre science, celle-là même qui l'a soutenue dans son
héroïque conduite: l'amour de Notre-Seigneur et la confiance en lui[268].

[Note 268: Nouvelle LXVII.]

A la suite de chaque histoire, les personnages de l'_Heptaméron_
commentent le récit qui leur a été fait. On dirait une cour d'amour du
moyen-âge. Dans leurs jugements, les interlocuteurs ne démentent pas les
principes, ou l'absence de principes, que nous remarquons dans leurs
récits. Les hommes sont pour la plupart légers dans leurs appréciations.
Hors Dagoucin[269] qui, fidèle aux traditions chevaleresques, aimerait
mieux mourir que de voir la dame de ses pensées lui sacrifier son
honneur; hors Geburon, qui éprouve un sentiment analogue, les seigneurs
forment d'autres voeux, et quand l'un d'eux souhaite que toutes les
femmes soient peccables..., à l'exception de la sienne, Simontault est
de cet avis. Ce dernier gentilhomme déclare ailleurs que la femme ne
doit pas écouter sa conscience, et Saffredant s'imagine qu'elle n'a de
vertu qu'autant que l'homme a de respect pour elle. Nous savons que La
Rochefoucauld ne pensera pas autrement[270].

[Note 269: Dagoucin, serait Nicolas Dangu, et Geburon le seigneur de
Burie. Clef de M. Frank.]

[Note 270: Voir plus haut, pages 125 126.]

Le mariage même n'est pas toujours respecté par nos libres causeurs. Ils
s'amusent fort de la vengeance conjugale qui ajoute le déshonneur d'un
des deux époux au déshonneur de l'autre. Heureusement des femmes sont
là pour défendre les droits de la morale et la dignité du mariage. Mme
Oisille exalte le pouvoir de l'esprit sur le corps, la nécessité de
demander à toute heure l'assistance du Saint-Esprit, pour enflammer en
nous cet amour divin que nous devons toujours élever au-dessus de tout,
même des affections légitimes.


Parlamente, qui trouve justes les plus terribles châtiments réservés
à l'épouse infidèle, Parlamente veut que le mariage, lien sacré, soit
contracté d'après les conseils éclairés des parents, et que l'honneur et
la vertu en soient la base. Elle résume en trois mots l'honneur de la
femme: douceur, patience et chasteté. La femme doit être victorieuse
d'elle-même. Pour la noble narratrice qu'il nous est particulièrement
doux ici de voir identifier avec Marguerite, l'amour n'est pas ce
plaisir profane que vantent trop souvent ses compagnons de voyage.
C'est la recherche de la vertu dans l'être aimé, recherche que rien ne
satisfait ici-bas, et qui ne trouve son but que dans l'amour divin. Plus
le cour est pur, plus il est capable d'amour. «Le cueur honneste envers
Dieu et les hommes, ayme plus fort que celluy qui est vitieux, et ne
crainct point que l'on voye le fonds de son intention.» Parlamente juge
que la femme seule est capable de cette chaste tendresse: «L'amour de la
femme, bien fondée et appuyée sur Dieu et sur honneur, est si juste, et
raisonnable, que celluy qui se départ de telle amitié, doibt être estimé
lasche et meschant envers Dieu et les hommes[271].» Parlamente unit ici à
la doctrine platonicienne l'inspiration qu'au moyen âge l'Évangile donna
à l'amour chevaleresque.

[Note 271: Nouvelles XIX, XXI, XL, etc.]

Bien que les compagnes d'Oisille et de Parlamente n'aient pas, en
général, leur élévation de pensée, leur sûreté de jugement, l'une
d'elles, Longarine[272], peut aussi faire de sages réflexions. Elle
déclare que l'épouse dédaignée doit triompher par la patience; mais
pourquoi faut-il que ce sage conseil suive une histoire passablement
légère où la narratrice a fait rire aux dépens des maris? Ailleurs, ce
que Longarine dit de la réputation est vraiment d'une honnête femme:
«Quand tout le monde me diroit femme de bien, et je sçaurois seule le
contraire, la louange augmenteroit ma honte et merendroit en moy-mesme
plus confuse. Et aussi, quand il me blasmeroit et je sentisse mon
innocence, son blasme tourneroit à mon contentement[273].»

[Note 272: Aymée Motier de la Fayette, dame de Longrai, dite la
baillive de Caen. Clef de M. Frank.]

[Note 273: Nouvelle X.]

Dans les discussions aimables qui ont lieu entre les seigneurs et les
dames, brille déjà le diamant de la causerie française. Marguerite se
plaît à en faire miroiter les facettes. La galanterie est le ton obligé
des hommes, même de ceux qui ne disent le plus de mal des femmes que
parce qu'ils en pensent peut-être le plus de bien. La vieille courtoisie
française respire dans les gracieuses et spirituelles attaques que
Simontault, grondeur et charmant, dirige contre ses belles ennemies.
Saffredant lui-même, qui affiche la mauvaise opinion qu'il a des femmes,
avoue qu'il mourra d'un désespoir d'amour. Il est vrai qu'autour de lui
on sait à quoi s'en tenir sur ce genre de trépas. Mme Oisille, malgré sa
gravité, dira très bien une autre fois: «Dieu mercy! ceste maladie ne
tue que ceulx qui doyvent morir dans l'année[274].»

[Note 274: Nouvelle L.]

Rien de plus amusant que la petite guerre que se font ces deux époux,
Hircan et Parlamente, ou, pour mieux dire, Henri de Navarre[275] et
Marguerite. Au fond de leurs malicieuses taquineries, que de tendresse
encore! Et cependant, bien que la jeune femme ne paraisse pas prendre
trop au sérieux les infidélités de son mari, on voit déjà dans Ja
légèreté de ce grand seigneur du XVIe siècle la cause des chagrins
que le roi de Navarre fera éprouver à sa femme. Hircan est faible, il
l'avoue. Il nous dit qu'il s'est «souventes fois confessé, mais non pas
guères repenty», de ses profanes et changeantes amours. Il ajoute: «Le
péché me desplait bien et suis marry d'offenser Dieu, mafs le plaisir me
plaist tousjours.» Toutefois cet homme qui reconnaît sa fragilité, sait
bien que si la créature humaine est portée au mal, elle est uniquement
préservée par la grâce de «Celluy à qui l'honneur de toute victoire
doibt estre renduz.» Oisille et Parlamente ne diront pas autre chose.

[Note 275: Clef de M. Franck, _l. c_.]

Ne croyons pas trop Hircan, lorsqu'il paraît traiter légèrement jusqu'à
la dignité du foyer. Il est ravi de l'aimable vertu que personnifie sa
compagne, et, ainsi que tous les hommes présents, même les plus cyniques
en paroles, il se plaît à voir Parlamente donner pour fondement au
mariage l'honneur et la vertu. Il faut en conclure que nous ne devons
pas prendre trop à la lettre les maximes perverses que la reine de
Navarre met sur les lèvres de quelques-uns de ces person nages. D'eux
aussi l'on pourrait dire qu'ils sont des fanfarons de vices.

Il ne me reste plus qu'à regretter que la plume d'une femme aussi
vertueuse que Marguerite ait retracé plus d'une conversation où la
licence du langage ne traduit que trop l'immoralité de la pensée. Que
d'expressions malsonnantes elle, femme, fait employer ici non seulement
devant les femmes, mais par la femme même[276]! Je ne reconnais pas ici
le chaste langage des lettres et des poésies de Marguerite; et, en
remarquant ce contraste, je me suis demandé s'il ne faudrait pas accuser
les premiers éditeurs de l'_Heptaméron_ d'avoir prêté à la reine de
Navarre la licence de leur style. Les dernières recherches de la science
bibliographique sont venues confirmer mon impression: les endroits les
plus immoraux de l'_Heptaméron_ sont dus à Gruget[277]. Toutefois, il
existe encore à l'actif de Marguerite des pages trop nombreuses dont
j'aimerais fort à lui voir disputer aussi la maternité. A la décharge
de la princesse, nous avons besoin de nous rappeler qu'habituée à
l'excessive liberté qui caractérise la langue du XVIe siècle, elle
ne remarquait pas toujours peut-être les images qui nous choquent si
vivement aujourd'hui dans ses contes.

[Note 276: Témoin les scandaleux propos de Nomerfide (Mme de
Montpezat-Corbon, suivant la conjecture de M. Frank).]

[Note 277: M. Frank, notes de l'_Heptaméron_.]

Nous l'avons vu. Si la causerie française scintille pour la première
fois dans les contes de la reine de Navarre avec sa vivacité piquante,
sa grâce enjouée, courtoise, elle n'a pas encore cette réserve, cette
délicatesse que les femmes lui donneront plus tard à l'hôtel de
Rambouillet et que leur seule présence imposera dès lors à la bonne
compagnie.

En dépit de toutes ces réserves, c'est déjà le salon français qui nous
apparaît dans ce livre, «le premier ouvrage en prose qu'on puisse lire
sans l'aide d'un vocabulaire,» a dit M. Nisard[278].

[Note 278: D. Nisard, _Histoire de la littérature française_.]

La poésie de Marguerite est inférieure à sa prose, ou plutôt, comme on
l'a dit, c'est de la prose versifiée. Il n'en pouvait être différemment
à une époque où la langue française n'était pas encore pliée au rythme
poétique. Nous ne retrouvons guère dans les poèmes de Marguerite la
gaieté de ses contes. Nous n'y retrouvons pas non plus, Dieu merci! la
crudité de langage et la légèreté de l'_Heptaméron_. C'est bien la femme
chaste et dévouée que nous voyons dans le recueil poétique qui, malgré
les défauts de la versification, l'abus et le mysticisme protestant du
langage théologique nous fait pénétrer dans le coeur même de Marguerite,
ce coeur que remplit le plus tendre et le plus généreux amour
fraternel[279]. Je retrouve encore cette admirable soeur dans la
correspondance qu'elle entretint avec son frère et dans les lettres que,
pendant la captivité du roi, elle écrivait aussi bien à Montmorency qu'à
François Ier. C'est la prose de l'_Heptaméron_ au service des sentiments
les plus purs de l'âme humaine.

[Note 279: Faut-il relever ici le soupçon qu'avait fait naître de nos
jours une lettre écrite par Marguerite à François Ier captif, et
dont les termes obscurs couvraient une grave négociation politique?
Détournées de leur sens, les expressions de cette lettre avaient fait
supposer à des érudits que Marguerite avait eu à lutter toute sa vie
contre un sentiment criminel, sans toutefois y succomber. La vérité des
faits est aujourd'hui rétablie, et Marguerite demeure un type sacré de
la soeur.]

La tendresse fraternelle fut la vie même de Marguerite. Certes, l'amour
filial y tint aussi une grande place: Louise de Savoie, malgré ses actes
criminels, aimait ses deux enfants et en était aimée.

  Ce m'est tel bien de sentir l'amitié
  Que Dieu a mise en nostre trinité[280]

disait Marguerite. Mais lorsqu'elle parle du sentiment qui confond sa
vie dans celle de son frère, alors, c'est plus que la trinité: c'est
l'unité.

  Ce n'est qu'ung cueur, ung vouloir, ung penser.

[Note 280: Cité par M. Frank, _Marguerite d'Angoulême_. (_Les
Marguerites de la Marguerite des princesses_.)]

Suivant l'énergie passionnée de son expression, elle aurait un pied au
sépulcre qu'une lettre affectueuse de son frère la ressusciterait. Ce
frère, elle le voit beau, chevaleresque, généreux, héroïque; elle ne
connaît que ses brillantes qualités, elle ignore ses vices. Il est
son roi, son maître, son père, son frère, son ami, son Christ même!
«Mes-deux Christs,» dit-elle[281].

[Note 281: Nouvelles lettres de la reine de Navarre, publiées par M.
Génin. Paris,1842. Au roi, janvier, 1544. Comp. les Marguerites de la
Marguerite des princesses, texte de l'édition de 1547, publié, par M.
Frank, t. III.]

Dans le poème intitulé: la Coche, la monotonie de ce long «débat
d'amour» disparaît quand Marguerite fait surgir l'image de François Ier.
L'éloge de ce frère bien-aimé éclate dans un chaleureux lyrisme.

C'est pendant la captivité de François Ier que la tendresse de
Marguerite se déploie dans toute sa puissance. Ainsi, l'affection
grandit par l'épreuve. Marguerite appartient ici à l'histoire, et ce
n'est pas dans ce chapitre que nous devrions la suivre. Mais comment
nous résigner à séparer en deux cette séduisante figure? Et d'ailleurs,
comment le pourrions-nous? Les apparitions de Marguerite dans le domaine
de l'histoire sont dues, non à l'intrigue politique, mais à l'amour
fraternel, et les sentiments qui lui ont dicté cette intervention
généreuse ont laissé un si vif reflet dans ses poésies et dans sa
correspondance, que la Marguerite de l'histoire appartient elle-même aux
lettres françaises.

C'est cette grande affection de soeur qui fait de Marguerite une
ambassadrice pour obtenir, la délivrance du roi prisonnier de
Charles-Quint. Sa merveilleuse intelligence, son habileté, sa finesse,
son éloquente parole, tous ces dons de Dieu, elle les emploiera à la
délivrance de son frère. Comme elle le dira sur la route de Madrid:

  Mes larmes, mes souspirs, mes criz,
  Dont tant bien je sçay la pratique,
  Sont mon parler et mes escritz,
  Car je n'ay autre rhétorique[282].

[Note 282: Pensées de la Royne de Navarre estant dans sa litière
durant la maladie du Roy. (Les Marguerites de la Marguerite des
princesses, édition citée.)]

Son dévouement fraternel lui fera braver «la mer doubleuse,» les
fatigues d'un voyage d'Espagne pendant les grandes chaleurs. Mais que ne
ferait-elle pas, elle qui, pour sauver son frère, jetterait au vent la
cendre de ses os, elle qui, mourant pour cette cause, croirait gagner
«double vie!» Une existence inutile à son frère lui semblerait «pire que
dix mille morts.» Il connaissait bien ce dévouement, ce roi captif
et malade qui appelait sa Marguerite. En attendant qu'elle puisse le
rejoindre, elle lui écrit des lettres remplies de foi et de tendresse.
Soeur, elle le console. Chrétienne, elle le soutient et lui montre, dans
l'épreuve, la source de l'espérance: plus cette épreuve grandit, plus le
secours du ciel est proche.

Et durant cette pénible attente, Marguerite n'oublie pas de veiller sur
le royaume de François Ier. Allégeant pour la reine mère le poids de la
régence, elle s'applique surtout à lui gagner les coeurs.

Comme elle prie Dieu de bénir son voyage! Quelle hâte d'entendre ce mot:
«Partez!» Enfin elle l'a entendu ce mot. Elle est en route. «Je ne vous
diray point la joye que j'ay d'aprocher le lieu que j'ay tant désiré,
écrit-elle à Montmorency, mais croyés que jamais je ne congneus que
c'est d'ung frère que maintenant; et n'eusse jamais pensé l'aimer
tant[283]!»

[Note 283: A mon cousin M. le maréchal de Montmorency (1525). Voir
dans les _Lettres_ de Marguerite d'Angoulême et dans les _Nouvelles
lettres_, publiées, les unes et les autres, par M. Génin, la
correspondance de la princesse à cette époque.]

Dans ce voyage, que d'angoisses! Son frère est bien malade, mourant
peut-être. Le reverra-t-elle?

Sur la route d'Espagne, sur la route poudreuse et brûlante, «elle
voloit,» dit le légat du pape, le cardinal Salviati qui la rencontra.
Mais elle, elle trouvait que sa litière n'avançait pas.

  Le désir du bien que j'attens
  Me donne de travail matiere;
  Un heure me dure cent ans,
  Et me semble que ma litiere
  Ne bouge, ou retourne en arriere:
  Tant j'ay de m'avancer desir,
  O qu'elle est longue la carriere
  Où à la fin gist mon plaisir!

  Je regarde de tous costez
  Pour voir s'il arrive personne,
  Priant sans cesser, n'en doutez,
  Dieu, que santé à mon Roy donne.
  Quand nul ne voy, l'oeil j'abandonne
  A pleurer; puis sur le papier
  Un peu de ma douleur j'ordonne:
  Voilà mon douloureux mestier.

  O qu'il sera le bienvenu
  Celuy qui frappant à ma porte,
  Dira: Le Roy est revenu
  En sa santé tresbonne et forte!
  Alors sa soeur plus mal que morte
  Courra baiser le messager
  Qui telles nouvelles apporte,
  Que son frère est hors de danger.

  Avancez vous, homme et chevaux,
  Asseurez moy, je vous supplie,
  Que nostre Roy pour ses grands maux
  A receu santé accomplie.
  Lors seray de joye remplie.
  Las! Seigneur Dieu, esveillez vous,
  Et vostre oeil sa douceur desplie,
  Sauvant vostre Christ et nous tous!

  Sauvez, Seigneur, Royaume et Roy,
  Et ceux qui vivent en sa vie!
  . . . . . . . . . . . . . . . .
  Vous le voulez et le povez:
  Aussi, mon Dieu, à vous m'adresse;
  Car le moyen vous seul sçavez
  De m'oster hors de la destresse.
  . . . . . . . . . . . . . . . .
  Changez en joye ma tristesse,
  Las! hastez vous, car plus n'en puis[284].

[Note 284: _Pensées de la Royne de Navarre estant dans sa litiere,
durant la maladie du Roy_. Ed. citée.]

C'est une princesse française qui prie en même temps qu'une soeur, et,
dans ce coeur généreux et tendre, la double pensée de la patrie et de la
famille se joint à la foi ardente qui la vivifie: cette foi est encore
la foi catholique, nous allons le voir.

Dieu, le roi, la France, voilà ce qui va donner à Marguerite d'Angoulême
l'une des plus sublimes inspirations que l'histoire ait eu à
enregistrer.

La princesse est auprès de son frère. Mais l'émotion de cette entrevue a
mis le roi à l'agonie. Un jour vient où il ne voit plus, n'entend plus,
ne parle plus. Alors Marguerite fait célébrer le saint sacrifice de la
messe près du lit de l'agonisant. Un archevêque français officie; des
Français remplissent la chambre de leur roi, et sa soeur prie pour lui.

L'archevêque s'approche du mourant. Il l'adjure de porter son regard sur
le Saint-Sacrement. Et le roi se réveille, il demande la communion et
dit: «Dieu me guérira l'âme et le corps». L'hostie est partagée entre le
frère et la soeur.

Au royal captif que tuait la nostalgie, Marguerite a rendu «sa famille
dans sa soeur, la France dans ses compagnons, son peuple dans cette
foule agenouillée..., Dieu lui-même, Dieu consolateur dans le prêtre qui
prie pour sa délivrance[285],» et, ajoutons-le, dans le Verbe incarné,
dans le Rédempteur qui fait revenir des portes du tombeau. Le frère de
Marguerite, le roi de France, le roi très chrétien, est revenu à la vie.

[Note 285: Legouvé, _Histoire morale des femmes_.]

François Ier aimait à reconnaître que «sa Marguerite», «sa mignonne»,
l'avait sauvé et il n'ignorait pas qu'il ne pourrait la payer que par la
tendresse qu'il promettait de lui garder toute sa vie.

Après avoir rendu la santé au mourant, Marguerite a encore une mission à
remplir: celle de délivrer le captif. Cette mission d'amour fraternel,
elle l'accomplit avec la fierté d'une princesse française. Elle s'arme
d'une noble indignation pour reprocher à l'empereur de maltraiter son
suzerain, de n'avoir aucune pitié d'un prince généreux et bon. Elle lui
rappelle que ce n'est pas ainsi qu'il gagnera le coeur de son rival et
que, le fît-il mourir par ses mauvais traitements, le roi de France
laissera des fils qui vengeront leur père[286].

[Note 286: Brantôme, _Premier livre des Dames_.]

Marguerite impressionna Charles-Quint, et plus encore les conseillers de
l'empereur. Sa grâce, sa beauté, sa douleur rendaient plus pénétrante
son éloquence déjà si persuasive. Il fallut que Charles-Quint défendît
au duc de l'Infantado et à son fils de parler à Marguerite. En mandant
ce détail au maréchal de Montmorency, la princesse ajoutait: «Mais les
dames ne me sont défendues, à quy je parleray au double[287].»

[Note 287: Marguerite d'Angoulême, _Lettres_. A Montmorency, novembre
1525.]

Elle savait, en effet, leur parler «au double», témoin le succès avec
lequel elle intéressa à la cause de son frère la propre soeur de
Charles-Quint. En «brassant» le mariage de François Ier avec Éléonore,
elle fit de l'empereur le geôlier de son beau-frère. La délivrance du
roi était proche.

Mais Marguerite n'eut pas la joie de ramener elle-même son frère en
France. Elle avait déjà éprouvé une poignante douleur quand elle avait
dû le quitter pour se rendre auprès de Charles-Quint. Elle aurait voulu
que ce calice s'éloignât d'elle, mais sa foi vaillante avait prononcé le
_Fiat_. Toute une nuit après cette séparation, elle avait rêvé qu'elle
tenait la main de son frère dans la sienne. Elle ne voulait plus se
réveiller[288]. Son chagrin se renouvela quand, sa mission terminée, elle
dut remonter seule dans cette litière où elle aurait voulu garder son
cher convalescent. Elle souhaitait ardemment que son frère la rappelât;
mais toujours forte et résignée dans son affliction, elle soutenait
encore le captif par de pieuses pensées et lui écrivait que le Dieu qui
l'avait guéri, saurait bien le délivrer.

[Note 288: _Lettres_. Au roy, 20 novembre 1525.]

L'empereur croyait que Marguerite emportait un acte qui ne faisait plus
de François Ier qu'un prisonnier ordinaire: l'abdication du roi. Il
voulut faire arrêter la princesse. Marguerite accéléra sa marche.
Franchissant les Pyrénées, elle revit la France; mais de Montpellier
elle écrivait à son frère que le travail des grandes journées d'Espagne
lui était plus supportable que le repos de France[289].

[Note 289: _Nouvelles lettres_. Au roy, fin de février 1526.]

Ce qu'elle appelait le repos était encore l'activité du dévouement
fraternel. Après le retour de François Ier, nous la voyons travailler
la Guyenne pour que la noblesse de ce pays revienne sur le refus de
contribuer à la rançon du roi. Marguerite est alors remariée au roi de
Navarre; elle brave les fatigues d'une grossesse pour être utile à son
frère.

Elle aime son mari, elle aimera sa fille, Jeanne d'Albret; mais ces
affections seront toujours subordonnées à son attachement fraternel.
Elle-même le dit: elle n'aime mari et enfant qu'autant qu'animés de son
esprit, ils seront prêts comme elle à mourir pour le roi.

François Ier lui confiait volontiers de grandes affaires diplomatiques.
Elle s'en chargeait pour le soulager, mais avec tant de discrétion qu'il
serait difficile de préciser ce qu'a été ici son influence. Ses lettres
nous la montrent parcourant la Provence, la Bretagne, la Picardie pour
servir les intérêts du roi.

En rendant compte à François Ier de l'état où elle a trouvé le camp
d'Avignon en 1536, Marguerite d'Angoulême laisse éclater un patriotique
enthousiasme. Elle voudrait que l'empereur vînt assaillir le camp
alors qu'elle y serait. Même ardeur en Guyenne l'année suivante. Si
Charles-Quint menaçait le pays, Marguerite n'en partirait qu'après avoir
chassé l'envahisseur[290].

[Note 290: _Lettres_. Au roy, 1536; été de 1537.]

Devant l'arrogance et la déloyauté de Charles-Quint, elle dit que toute
femme voudrait être homme pour abaisser l'orgueil de l'empereur. Combien
elle voudrait pouvoir y aider, cette soeur qui, après le roi, a «plus
porté que son fais de l'ennuy commua à toute créature bien née[291]!»

[Note 291: _Lettres_. Au roy, automne de 1536.]

En 1537, Marguerite regrette avec énergie de n'être pas au camp de son
frère: «Car en tous vos affaires où femme peult servir, despuis vostre
prison, vous m'avez fait cet honneur de ne m'avoir séparée de vous...»
Elle souhaiterait d'être une hospitalière du camp; elle va même plus
loin. Naguère, pendant la captivité du roi, elle avait réclamé l'office
de laquais auprès de sa litière. A présent elle renoncerait volontiers
«le sang réal» pour servir de «chamberiere» à la lavandière du roi: «Et
vous promets ma foy, Monseigneur, que sans regretter ma robe de drap
d'or, j'ay grant envie en habit incongnu m'essayer à fere service à
vous, Monseigneur, qui, en toutes vos tribulations, n'avez jamais tant
tenu de rigueur que de séparer de vostre présence et du désiré moyen de
vous fere service.

«Vostre très humble et très obéissante subjecte et mignonne

«Marguerite[292].»

[Note 292: _Nouvelles lettres_. Au roy, septembre ou octobre 1537.]

Ne pouvant suivre le roi à la guerre, elle prie pour lui, elle ordonne
pour lui des prières publiques. Elle lui adresse aussi de prudents
conseils.

Charles-Quint assiège Landreçies. François Ier qui fait ravitailler
la ville, conduit à'Cateau-Cambrésis trente et quelques mille hommes.
Marguerite s'effraye d'autant plus que, connaissant la valeur du roi
chevalier, elle sait que cette bravoure l'exposera à tous les périls.
«Je suis seure, écrit-elle à François Ier, que vous n'avez au camp
pionnier dont le corps porte plus de travail que mon esprit.» Dans une
poétique épître au roi, elle nous redit ses angoisses, nous voyons ses
larmes, nous entendons ses prières. Puis, lorsque l'empereur s'est
éloigné, quelle ivresse! Malade, la reine de Navarre entraîne son mari à
l'église pour le _Te Deum_ de la victoire.

  De tous mes maux receu au paravant
  Je n'en sens plus, car mon Roy est vivant[293].

[Note 293: _Epistre III de la Royne de Navarre au Roy François, son
frere. (Les Marguerites de la Marguerite des princesses_, éd. citée.)]

Partout et toujours les émotions de son frère font frémir sa plume ou
vibrer sa lyre. Aux heures de tristesse, François Ier aurait pu lui
adresser les beaux vers qu'elle place sur les lèvres d'un prisonnier:

  Las! sans t'ouyr bien presumer je peux
  Que toy et moy n'ayans qu'un coeur tous deux,
  Si dens mon corps l'une moitié labeure,
  L'autre moitié dedens le tien en pleure[294].

[Note 294: _Complainte pour un détenu prisonnier. (Id.)_]

L'allégresse, comme la douleur, tout lui est commun avec son frère.

Après dix ans de mariage, la bru de François Ier, Catherine de Médicis,
donne-t-elle le jour à un fils premier-né, Marguerite s'associe au
bonheur de l'aïeul jeune encore, et mêle ses larmes à celles que, de
loin, elle lui voit répandre.

  Un Filz! un Filz[295]!.....

s'écrie-t-elle dans son délire.

[Note 295: Épistre de la Royne de Navarre au Roy, etc_. (Id.)]

Il se trouva une occasion où cette douce créature ne sut point
pardonner: son frère était l'offensé. Qu'il est bien plus facile, en
effet, de pardonner à nos ennemis personnels qu'aux ennemis de ceux qui
nous sont chers!

Et c'était cette même femme qui se jetait aux pieds de son frère pour
lui demander la grâce d'hommes qui l'avaient outragée!

L'influence de Marguerite sur le roi fut toujours une influence de paix
et de douceur. Alors que, venu à La Rochelle pour dompter une révolte,
le souverain ne sait que donner aux rebelles un coeur de père et pleurer
avec eux, qui donc a mis dans son coeur cette tendresse miséricordieuse?
Sa soeur, sa soeur qui lui écrit combien elle est heureuse de sa
magnanimité. Alors qu'il fait grâce à des protestants que les supplices
attendaient, c'est encore Marguerite qui a intercédé pour eux. Elle-même
abrite les proscrits dans son royaume de Navarre et dans son duché
d'Alençon. Malheureusement elle ne se borna pas à cette intervention
généreuse, et si son amour fraternel l'empêcha d'embrasser ouvertement
le luthéranisme, nous avons déjà remarqué qu'elle adopta à une époque de
sa vie les erreurs de ceux qu'elle défendait. Elle y était entraînée par
son libre esprit, avide de nouveautés, et par l'attrait qui la poussait
vers la théologie. J'ai remarqué plus haut que cette dernière passion
fut un péril non seulement pour sa foi, mais pour son talent d'écrivain.
Cette influence gâta souvent sa poésie, et dans sa correspondance
avec Briçonnet, fit tomber dans le galimatias sa prose d'ordinaire si
précise, si claire. Ses poésies mystiques, surtout _le Miroir de l'âme
pécheresse_, sont d'une lecture assez fatigante. Toutefois, malgré la
monotonie de la pensée et le style alambiqué de certains passages, on
y sent palpiter le tendre coeur de Marguerite, avec son humilité
chrétienne, son amour pour le Christ, sa confiance dans la miséricorde
du bon Pasteur. On reconnaît aussi dans ces pages un esprit nourri de
la Bible, et l'on y découvre par moments une heureuse inspiration des
Livres saints. La grandeur infinie de Dieu, la misère de l'homme y sont
quelquefois dépeintes en traits saisissants. Dans le poème intitulé:
_Discord estant en l'homme par la contrariété de l'esprit et de la chair
et paix par vie spirituelle_, Marguerite développe cette admirable
pensée:

  Noble d'Esprit, et serf suis de nature.

Comme Racine le fera plus tard, elle s'inspire de saint Paul pour
représenter le combat de l'esprit contre la chair.

  Je ne fais pas le bien que je veux faire;
  .........................................
  Et qui pis est, plustost fais le contraire:
  ..........................................
  Et de ce vient que bataille obstinée
  Est dedens l'homme, et ne sera finée
  Tant qu'il aura vie dessus la terre[296].

[Note 296: _Les Marguerites de la Marguerite des princesses_, éd.
citée.]

Avec toute la supériorité de son incomparable harmonie, Racine dira:

  Mon Dieu, quelle guerre cruelle!
  Je trouve deux hommes en moi:
  L'un veut que plein d'amour pour toi
  Mon cour te soit toujours fidèle:
  L'autre à tes volontés rebelle
  Me révolte contre ta loi[297].

[Note 297: «Madame, voilà deux hommes que je connais bien,» dit Louis
XIV en se tournant vers Mme de Maintenon, lorsque les jeunes personnes
de Saint-Cyr chantèrent devant le roi, ce cantique qui avait été composé
pour elles. Louis Racine, _Mémoires_.]

Les _Comédies_ religieuses de Marguerite, intitulées: _la Nativité de
Jésus-Christ, l'Adoration des Trois Roys, les Innocents, le Désert_,
sont en quelque sorte les quatre actes d'un même drame sacré. On y sent
une fraîcheur d'inspiration qui rappelle les vieux Noëls. Le culte que
Marguerite y professe pour la sainte Vierge, contraste avec les idées
luthériennes que nous retrouvons jusque dans cette partie de ses
oeuvres.

Un critique a dit de Marguerite qu'elle avait dans ses poèmes le
_mouvement_ et le _cri_.[298] Ce mouvement, ce cri, nous les surprenons
plus d'une fois dans les scènes que Marguerite fait passer sous nos
yeux. La _Nativité_ est remplie de pittoresque animation, de grandeur
religieuse et de simplicité pastorale. Joseph et Marie cherchant un abri
à Bethléem, le refus des hôteliers, l'étable sur laquelle veillent Dieu
et les anges, la prière de la sainte Vierge, son ineffable émotion en
mettant au monde le Verbe fait chair; puis le colloque des bergers, le
_Gloria in excelsis_ que chantent les esprits célestes et auquel répond
le Noël des pasteurs, les naïves offrandes que ceux-ci portent à
l'Enfant-Dieu, les combats que Satan livre à leur pauvreté et dont
triomphe leur foi, tout cela nous charme, nous émeut, et nous ne pouvons
que regretter que l'inspiration du poète ne se soutienne pas jusqu'à la
fin de ce délicieux Noël.

[Note 298: Frank, _ouvrage cité_, introduction.]

Je remarque dans _l'Adoration des Trois Roys_ la majesté d'un début où
la reine de Navarre imite heureusement Job et le Psalmiste.

L'oeuvre dramatique des _Innocents_ contient aussi des beautés de
détails. Quelle confiance religieuse dans ces paroles de la sainte
Vierge fuyant vers l'Égypte avec le divin Enfant:

  Dieu est ma force et mon courage,
  Parquoy en luy me sents sy forte
  Que sans travail en ce voyage
  Porteray celuy qui me porte.

Dans ce poème, Marguerite a noblement fait interpréter par une des
femmes d'Israël la fierté de la mère qui est l'ouvrière du «grand
facteur» pour produire l'homme créé à l'image de Dieu:

  Il n'est ennuy que la femme n'oublie
  Quand elle voit que le hault Createur
  De tel honneur l'a ainsi anoblie,
  Que l'ouvrouer elle est du grand facteur,
  Dedens lequel luy de tout bien aucteur
  Forme l'enfant à sa similitude.

C'est au moment où les pieuses femmes exaltent leur maternité que leurs
enfants sont massacrés dans leurs bras. Marguerite a bien rendu leur
déchirante douleur. C'est encore par une heureuse idée qu'elle nous
montre l'enfant d'Hérode tué avec les nouveau-nés: Hérode l'apprend
alors qu'il croit triompher du nouveau roi qu'il redoutait, et sa
douleur paternelle vengerait le désespoir des pauvres mères, si
l'ambition satisfaite ne domptait son chagrin. Marguerite fait ensuite
entendre les plaintes de Rachel. Mais que ces plaintes sont froides!
Pourquoi tant de théologie? Ah! que j'aime bien mieux la sublime
concision de l'Évangile: «C'est Rachel pleurant ses enfants et ne
voulant pas être consolée parce qu'ils ne sont plus.»

Marguerite est mieux inspirée lorsqu'elle fait retentir au paradis le
choeur des _Innocents_, et lorsque dans le _Désert_, des vers remplis de
fraîcheur et de grâce évoquent le groupe de la sainte Vierge servie par
les anges.

  Reçoy ces fleurs, ô blanche fleur de lis[299].

[Note 299: _Comédie du desert_. (_Les Marguerites, etc_., éd. citée.)]

La reine de Navarre est bien catholique dans ces hommages rendus à la
Mère de Dieu. Elle l'est aussi à cette heure de suprême angoisse où,
prosternée dans l'église de Bourg-la-Reine, elle implore du Seigneur la
guérison de sa fille mourante et qu'elle entend une voix intérieure
qui lui dit que son enfant est sauvée. Elle est catholique lorsqu'elle
honore les reliques des saints, lorsqu'elle protège les filles de sainte
Claire, lorsqu'elle fonde le monastère de Tusson où elle passe des
retraites et où elle exerce même au choeur les fonctions d'abbesse[300].
Elle est catholique enfin lorsqu'elle reconnaît l'efficacité de la
prière pour les morts. Suivons la reine de Navarre quand, sur le déclin
de sa vie, et conduisant dans l'église de Pau le jeune capitaine de
Bourdeille, elle l'arrête sur une pierre tombale et, lui prenant la
main, lui adresse ces expressives paroles: «Mon cousin, ne sentez-vous
point rien mouvoir sous vous et sous vos pieds?»--«Non, madame.»--«Mais
songez-y bien, mon cousin.»--Madame, j'y ai bien songé, mais je ne sens
rien mouvoir; car je marche sur une pierre bien ferme.» Mais la reine
reprit: «Or, je vous advise que vous estes sur la tombe et le corps de
la pauvre Mlle de La Roche, qui est ici dessous vous enterrée, que vous
avez tant aimée; et puis que des âmes ont du sentiment après nostre
mort, il ne faut pas douter que cette honneste créature, morte de frais,
ne se soit esmue aussi-tost que vous avez esté sur elle; et si vous ne
l'avez senti à cause de l'espaisseur de la tombe, ne faut douter qu'en
soy ne se soit esmue et ressentie; et d'autant que c'est un pieux office
d'avoir souvenance des trespassés, et mesme de ceux que l'on a aimez,
je vous prie lui donner un _Pater noster_ et un, _Ave Maria_, et un _De
profundis_, et l'arrousez d'eau bénite...[301]»

[Note 300: Comte de la Ferrière-Percy, _Marguerite d'Angoulême.--Son
livre de dépenses_; Brantôme, _Premier livre des Dames_; Frank, notice
citée.]

[Note 301: Brantôme, _Second livre des Dames_.]

Demander pour une morte les prières de l'homme qui l'avait aimée et
oubliée, c'était là une de ces pensées délicates qui ne pouvaient
naître que d'un coeur de femme. Mais ne nous y arrêtons pas; remarquons
seulement que la femme qui réclamait pour une trépassée le secours de la
prière n'était plus une disciple de Luther, et qu'elle ne ressemblait
pas non plus à cette philosophe que Brantôme nous montre ailleurs,
doutant de la vie éternelle, se tenant auprès d'une mourante pour
chercher avoir s'exhaler le souffle immortel. Je ne nie pas que
Marguerite n'ait eu quelques fugitifs éclairs de scepticisme. Nous en
retrouvons un à la fin d'un de ses rares poèmes qui aient l'allure
légère de ses contes: Trop, Prou, Peu, Moins. Mais ce n'étaient là que
les écarts d'une imagination à reflets multiples qui n'avait pas reçu en
vain l'influence d'un siècle où l'esprit «merveilleusement ondoyant et
divers» s'habituait à cette question: «Que sçay-je?» Néanmoins, sous une
forme agitée, mobile, l'âme de Marguerite était naturellement croyante,
et Brantôme nous dit que la reine de Navarre réprimait ses doutes par
l'humble acte de foi qui la soumettait à Dieu et à l'Église. A la mort
de son frère, nous verrons que les espérances de la vie éternelle furent
son unique soutien, et que la foi de sa jeunesse était devenue la
consolation de ses dernières années. Mais alors même qu'elle fut
catholique de coeur, elle continua d'implorer la grâce des persécutés.
C'était le même sentiment de charité évangélique qui lui avait fait
prendre en Navarre le titre et l'office de ministre des pauvres, et qui
lui avait fait fonder ou encourager des établissements de bienfaisance.
Elle crée à Paris l'hôpital des Enfants-rouges pour les orphelins; elle
fonde à Essai, dans l'ancien château de plaisance des ducs d'Alençon,
une maison de filles pénitentes; elle dote les hôpitaux d'Alençon et de
Mortagne.

Toute sa vie elle mérita l'éloge funèbre que devait faire d'elle Charles
de Sainte-Marthe: «Marguerite de Valois, soeur unique du roy François,
estoit le soutien et appuy des bonnes lettres, et la défense, refuge et
réconfort des personnes désolées[302].»

[Note 302: Génin, Frank, notices citées.]

Ce fut par cette double influence que sa tendresse donna à François
Ier tout ce qu'il eut de bon en lui. Il dut particulièrement à cette
influence son surnom de _Père des lettres_.

Bien que Marguerite prétendît lui être redevable de tout, hors d'amour,
le roi ne mérita pas toujours cette reconnaissance. Il immola à la
politique l'amour maternel de Marguerite pour Jeanne d'Albret, et fit
élever loin d'elle cette fille, unique enfant qui lui restât.

Mais dans les dernières années de François Ier, quand tout se décolora
autour de lui, il sentit plus que jamais le prix de cette affection qui
ne s'était jamais démentie. Malade de corps, désenchanté de la vie, il
appela à lui, comme autrefois dans sa captivité, sa soeur, sa meilleure
amie. Il se reprit à l'existence en retrouvant l'âme de sa vie. De
nouveau, le frère et la soeur s'unirent dans le culte de l'art. Ils
recommencèrent les douces causeries d'autrefois. Ce fut pendant sa
convalescence qu'au château de Chambord, le roi, appuyé sur le bras de
Marguerite, et entendant sa soeur exalter le mérite des femmes, écrivit
sur la vitre avec le diamant de sa bague:

  Souvent femme varie,
  Mal habil qui s'y fie!

C'était l'amant de la duchesse d'Étampes qui jugeait ainsi de la
femme, ce n'était pas le frère de Marguerite. Les folles amours sont
passagères; la tendresse fraternelle demeure.

Marguerite était revenue en Navarre. Elle était dans son monastère de
Tusson, quand, une nuit, le roi lui apparut en rêve. Il était pâle,
il l'appelait: «Ma soeur, ma soeur!» La reine, saisie d'un douloureux
pressentiment, envoie à Paris courrier sur courrier. Elle redisait
alors, non plus dans la forme poétique qu'elle avait employée sur la
route de Madrid, mais dans une prose que sa trivialité ne rendait que
plus touchante: «Quiconque viendra à ma porte m'annoncer la guérison
du roy mon frère, tel courrier, fust-il las, harassé, fangeux et mal
propre, je l'iray baiser et accoller, comme le plus propre prince
et gentilhomme de France; et quand il auroit faute de lict, et n'en
pourroit trouver pour se délasser, je lui donnerois le mien, et
coucherois plustost sur la dure, pour telles bonnes nouvelles qu'il
m'apporteroit[303].»

[Note 303: Brantôme, _Premier livre des Dames_.]

Mais le messager de joie ne devait pas venir. François Ier était mort.
On le cachait à Marguerite: un mot d'une folle le lui apprit. Elle tomba
à genoux; elle accepta le sacrifice..., mais elle devait en mourir.

Dès lors plus de joyeux devis: l'_Heptaméron_ demeure inachevé.
Marguerite ne sait plus que faire sangloter sa douleur dans ce rythme
poétique qu'elle a si souvent employé autrefois. Partout ici-bas elle
voit tristesses, douleurs. Son mari qui sentira après sa mort combien
elle lui était chère et de bon conseil, son mari ne la rend pas
heureuse. Sa fille, élevée hors de sa garde, n'a pour elle que de
l'indifférence. Elle est seule.

  Je n'ay plus ny Pere, ny Mere,
  Ny Seur, ny Frere,
  Sinon Dieu seul auquel j'espere[304].

[Note 304: _Chansons spirituelles_. (_Les Marguerites, etc._, éd.
citée.)]

De la terre, elle n'a plus que des souvenirs. Amère consolation, comme
Ta si bien dit le poète dont Marguerite répète le gémissement:

  Douleur n'y a qu'au temps de la misère
  Se recorder de l'heureux et prospere,
  Comme autrefoys en Dante j'ay trouvé,
  Mais le sçay mieulx pour avoir esprouvé
  Félicité et infortune austere[305].

[Note 305: Comte de la Ferrière-Percy, Frank, notices citées.]

Chrétienne alors dans toute l'acception du mot, Marguerite s'appuie sur
la croix:

  Je cherche aultant la croix et la desire
  Comme aultrefoys je l'ay voulu fuir.


  Adieu, m'amye,
  Car je m'en vois
  Cercher la vie
  Dedens la croix[306].

[Note 306: _Chansons spirituelles_. (_Les Marguerites_, éd. citée.)]

Cette reine, qui n'a plus qu'un amour, Dieu, qu'un appui, la croix, n'a
plus qu'une espérance: la mort qui la réunira à son frère. Cette mort,
elle l'attend, elle l'appelle. Elle aspire à goûter «l'odeur de mort.»
Elle avait peur de la mort autrefois. Mais la mort est

  .........la porte et chemin seur
  Par où il fault au créateur voler[307].

[Note 307: Rondeau. _Chansons spirituelles_. (_La Marguerite, etc._)]

Détachée de tout ici-bas, Marguerite aspire au seul lien qui ne se rompe
jamais: l'union de l'âme avec Notre-Seigneur. Elle attend les noces
éternelles.

  Seigneur, quand viendra le jour
  Tant désiré,
  Que je seray par amour
  A vous tiré.

  Ce jour des nopces
  Seigneur,
  Me tarde tant,
  Que de nul bien ny honneur
  Ne suis content;
  Du monde ne puys avoir
  Plaisir ny bien:
  Si je ne vous y puys voir,
  Las! je n'ay rien!

  Essuyez des tristes yeux
  Le long gémir,
  Et me donnez pour le mieux
  Un doux dormir[308].

[Note 308: _Chansons spirituelles_. (_Id._)]

Deux ans après la mort de son frère, le jour des noces éternelles arriva
pour Marguerite. Elle eu eut quelque effroi, mais elle se résolut au
suprême sacrifice.

Ainsi disparut de la terre la _Perle des Valois_. Vivante, les
écrivains, qui l'appelaient leur Mécène, l'avaient entourée de leurs
hommages, et se plaisaient à lui dédier leurs oeuvres[309].

[Note 309: Brantôme, _Premier livre des Dames._]

  Esprit abstraict, ravy et estatic,

dit Rabelais en dédiant à cet esprit le troisième livre de _Pantagruel_.

Mais l'éloge de Marot dut plus sourire à la protectrice du poète:

  Corps féminin, coeur d'homme et teste d'ange.

Érasme qui envoie à Marguerite des épîtres latines, loue en elle
«prudence digne d'un philosophe, chasteté, modération, piété, force
d'âme invincible, et un merveilleux mépris de toutes les vanités du
monde.»

Etienne Dolet s'adresse à Marguerite comme à «la seule Minerve de
France.»

«Tu seras, lui dit-il, recommandée à la postérité par les louanges de
cette troupe illustre des fils de Minerve, qui se sont abrités sous ta
protection au loin répandue.»

A la mort de Marguerite, l'un des plus intéressants hommages qui furent
rendus à sa mémoire, arriva d'Angleterre. Trois jeunes Anglaises, trois
filles des Seymour, écrivirent cent distiques latins en l'honneur de la
reine de Navarre[310].

[Note 310: Génin, notice citée. M. Génin a traduit aussi dans la
correspondance de Marguerite les lettres d'Érasme et l'ode de Dolet.]

Mais de toutes les voix poétiques qui chantèrent l'illustre morte, nulle
ne fut mieux inspirée que celle de Ronsard. Pour célébrer cette exquise
créature au simple et gracieux parler, le poète oublia la boursoufflure
ordinaire de son style, et devint naturel et touchant comme avait su
l'être Marguerite.


Ronsard ne veut pas qu'on lui élève un fastueux tombeau, et, dans des
accents d'une ravissante fraîcheur, il en indique un autre:

  L'airain, le marbre et le cuyvre
  Font tant seulement revivre
  Ceulx qui meurent sans renom:
  Et desquelz la sepulture
  Presse sous mesme closture
  Le corps, la vie et le nom.

  Mais toi dont la renommée
  Porte d'une aile animée
  Par le monde tes valeurs,
  Mieux que ces pointes superbes
  Te plaisent les douces herbes,
  Les fontaines et les fleurs.

  Vous, pasteurs que la Garonne
  D'un demi tour environne
  Au milieu de vos prez vers,
  Faictes sa tumbe nouvelle,
  Et gravez l'herbe suz elle
  Du long cercle de ces vers:

  _Icy la Royne sommeille
  Des Roynes la nonpareille
  Qui si doucement chanta,
  C'est la Royne Marguerite,
  La plus belle fleur d'eslite
  Qu'oncque l'Aurore enfanta.

Je me suis attardée à la suite de Marguerite. J'ai subi l'attraction que
la séduisante princesse exerce depuis trois siècles. On l'a dit avec
raison: Marguerite d'Angoulême, comme Marie Stuart, est l'une de ces
rares créatures qui ont le privilège de l'éternelle jeunesse, et que,
par delà les siècles, nous aimons comme si nous les avions connues. En
m'étendant ainsi sur ce qui concerne la reine de Navarre, je n'ai pas
oublié non plus qu'en elle s'est personnifié pour la première fois
complètement l'esprit français dans sa grâce, dans sa finesse enjouée,
dans sa délicate sensibilité, enfin dans ses mélancolies[311], ces
mélancolies que l'on dit modernes, mais qui datent du moyen âge et de
plus loin encore, et qui n'ont disparu pendant deux siècles de notre
littérature que sous l'influence croissante de l'école classique. Pour
une femme, ce n'est pas un mince honneur que d'avoir été le premier
miroir où s'est réfléchi dans ses faces multiples l'esprit d'une nation.
C'est une gloire que je ne pouvais manquer d'enregistrer à l'actif de la
femme française.

[Note 311: D. Nisard. _Histoire de la littérature française_; Imbert
de Saint-Amand, _les Femme de la cour des Valois_; Frank, notice citée.]

Pour les lettrés délicats, l'_Heptaméron_ seul doit être compté à
Marguerite comme titre littéraire. Si j'écrivais une histoire de la
littérature française, je ne pourrais que souscrire à ce jugement des
maîtres. Mais dans une étude consacrée à la femme, on me permettra, au
point de vue de la beauté morale, d'élever au-dessus de ces contes les
oeuvres où Marguerite nous fait respirer, avec le parfum de sa tendresse
fraternelle, ce souffle de spiritualisme qui ne se trouve que çà et là
dans l'_Heptaméron_.

Les dons de l'esprit furent héréditaires dans la race des Valois.
L'impulsion féconde que les femmes de cette maison donnèrent aux lettres
se propagea même à l'étranger, témoin une autre Marguerite, nièce de la
première, fille de François Ier, sage et savante comme la Minerve dont
le nom lui fut aussi bien donné qu'à sa tante, et qui, duchesse de
Savoie, attira dans sa nouvelle patrie les écrivains qu'elle avait
encouragés en France. En appelant à Turin les jurisconsultes les plus
éminents, elle donna à l'étude du droit une direction lumineuse, et
vraiment digne de l'équitable princesse qui fut surnommée la _Mère des
peuples_.

Une troisième Marguerite, la fille de Henri II, moins pure que les
deux autres, avait leurs brillantes facultés intellectuelles. Comme
Marguerite d'Angoulême, elle fit des vers, et comme sa grand-tante
aussi, elle dut la célébrité à une oeuvre en prose. Dans ses _Mémoires_,
elle nous a laissé un modèle exquis des productions de ce genre. Elle ne
s'y est pas seulement dépeinte avec cette naïveté, cette ressemblance
qui donnent aux autobiographies du XVIe siècle un si puissant attrait
psychologique. Mais la langue française apparaît déjà, dans cette
oeuvre, non plus avec l'abondance parfois excessive de cette époque,
mais avec cette précision, cette élégante sobriété qui s'unissent à la
grâce et au naturel dans la prose du XVIIe siècle[312].

[Note 312: Saint-Marc Girardin, _Des Mémoires au XVIe siècle_, à la
suite du _Tableau de la littérature française au XVIe siècle_.]

Ne quittons pas les femmes des Valois sans nommer une princesse
étrangère de naissance à leur race, mais qui y fut alliée par le mariage
et qui occupa un moment le trône de France.

Élevée dans notre pays, Marie Stuart était bien réellement une princesse
française. Ce fut à cette patrie adoptive qu'elle dut la forte
instruction qui lui permettait jusqu'à la composition du discours
latin[313]. Ce fut la France qui lui donna la langue qu'elle écrivait et
parlait avec art. Elle maniait la prose avec éloquence et mêlait ses
chants lyriques à ceux des poètes qu'elle aimait: Ronsard, du Bellay.
Elle chanta les regrets de son veuvage et les douleurs plus poignantes
de son exil. En vain la critique discutera-t-elle l'origine de la plus
célèbre de ses poésies, c'est, toujours sur les lèvres de la jeune et
belle reine que la postérité aimera à placer ces strophes si touchantes
et demeurées si populaires.

[Note 313: Voir plus haut, chapitre premier.]

  Adieu, plaisant pays de France,
  O ma patrie
  La plus chérie.
  Qui as nourri ma jeune enfance!
  Adieu, France, adieu mes beaux jours!
  La nef qui disjoint nos amours
  N'a si de moi que la moitié:
  Une part te reste, elle est tienne;
  Je la fie à ton amitié
  Pour que de l'autre il te souvienne.

La France a répondu à ce voeu plein de larmes, et, dans notre pays,
Marie Stuart trouvera toujours quelles qu'aient pu être ses fautes,
des plaidoyers qui vengeront sa mémoire, des yeux qui pleureront ses
malheurs.

La maison de Bourbon qui allait monter sur le trône avec Henri IV,
comptait, elle aussi, des princesses qui donnèrent l'exemple du labeur
intellectuel. Gabrielle de Bourbon, dame de la Tremouille, qui vécut
à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, ne regardait les
lettres que comme un apostolat qui lui permettait de mieux remplir ses
devoirs domestiques et d'étendre au delà du foyer l'influence de la
femme chrétienne. Avec des ouvrages de piété, elle écrivit un traité
intitulé: _Instruction des jeunes filles_. Sans vouloir pénétrer dans
le domaine de la théologie, elle aimait les saintes Écritures, et c'est
dans la Bible qu'elle puisait certainement la tendre sollicitude qu'elle
avait pour les âmes, et cette cordiale charité qui, selon le témoignage
de Jean Bouchet, la rendait «consolative, confortative[314]»; cette
charité qui faisait d'une princesse de Bourbon, si imposante par le
grand air de sa race, la femme la plus douce et la plus accessible.

[Note 314: Jean Bouchet, _le Panegyrie du chevallier sans reproche_,
ch. XX. Sur Mme de La Tremouille, voir le chapitre précédent.]

Les lettres eurent aussi pour adeptes la femme du premier Henri de
Condé, et Jeanne d'Albret, qui entra dans la maison de Bourbon par le
mariage. La fille de Marguerite d'Angoulême protégea les savants, les
poètes et correspondit avec l'un de ceux-ci: Joachim du Bellay.

Dans tous les rangs de la société, au XVIe siècle, les femmes,
redisons-le, partagent avec ardeur les occupations qui passionnent les
intelligences. Mais, en général, elles fuient la publicité.

Les Lyonnaises se distinguent par leurs talents; mais c'est surtout à
la Renaissance païenne qu'elles appartiennent par leurs oeuvres. Elles
chantent l'amour à la manière des lyriques grecs dont la langue est
d'ailleurs familière à plus d'une, comme il convenait dans cette
Renaissance où la poésie même était érudite. Chez la plus célèbre des
muses lyonnaises, Louise Labé, la belle Cordière, poète et prosatrice,
l'influence hellénique est visible, bien qu'altérée par le mauvais
goût italien. On sent frémir dans ses poèmes quelque chose de la verve
passionnée que possédait Sappho, la poétesse hellénique dont le surnom
lui fut donné, à elle comme à tant d'autres qui le méritaient moins!
Mais quel que soit le paganisme poétique de la belle Cordière,
l'ineffable tendresse que l'Évangile a mise au coeur de la femme n'est
pas étouffée en elle, et donne parfois à sa lyre des accents pleins de
mélancolie.

Si Louise Labé rappelle Sappho par son lyrisme, son héroïque conduite
au siège de Perpignan nous fait souvenir d'une autre Grecque célèbre,
Télésilla, poétesse et guerrière.

Comme les auteurs antiques, Louise Labé eut l'honneur d'avoir son
glossaire; elle l'eut même de son vivant!

Auprès de Louise Labé se rangent son amie Clémence de Bourges, Pernette
du Guillet, toutes deux poètes et musiciennes comme l'avait été la belle
Cordière. Pernette du Guillet chante avec l'amour la pure amitié. Ses
oeuvres sont caractérisées dans leur ensemble par une noble élévation
et un sentiment moral vraiment philosophique. Ne séparons pas du groupe
lyonnais la fougueuse émancipatrice dont nous parlions plus haut[315],
Marie de Romieu, la _Vivaraise_, qui se fit remarquer par l'animation de
sa poésie.

[Note 315: Chapitre premier.]

Clémence de Bourges, Pernette du Guillet, Marie de Romieu unissaient
la vertu au talent. Il en fut ainsi chez une Toulousaine, GabrielLe de
Coignard. Mais à la différence des femmes poètes du Midi, elle chercha,
ailleurs que dans les lettres antiques, la source de sa poésie: son
inspiration fut toute chrétienne. Gabrielle de Coignard prélude déjà aux
grands accents de la poésie religieuse du XVIIe siècle. La direction que
cette pieuse mère éducatrice donna à son talent, la rapproche de ces
femmes du Nord et du Centre qui célèbrent généralement dans leurs vers
les affections domestiques, les sentiments religieux, et chez lesquelles
la raison l'emporte sur la passion[316].

[Note 316: Léon Feugère, _les Femmes poètes au XVIe siècle_.]

Dans ce dernier groupe, qui va nous arrêter quelque peu, les dames des
Roches, Madeleine Neveu et sa fille, Catherine de Fradonnet, chantent,
l'une l'amour maternel, l'autre l'amour filial; elles s'inspirent et se
dédient réciproquement leurs oeuvres. Poète tour à tour énergique et
gracieux, Catherine écrivait mieux que sa mère, et cependant elle
n'avait d'autre but que de contribuer à la gloire de cette mère adorée.
Leur salon de Poitiers était, comme on l'a nommé, _une académie de
vertu et de science_, qui devança l'hôtel de Rambouillet et où l'on ne
séparait pas de l'expression du beau la pensée du bien. Étienne Pasquier
fut le commensal de cette maison et lui consacra un poétique souvenir.

La mère et la fille, la fille surtout, se firent remarquer par leur
érudition. Livrée avec ardeur à l'étude du grec, Catherine traduit avec
sa mère le poète Claudien; et, seule, les _Vers dorés_ de Pythagore.
Elle cherche même à imiter Pindare.

Ainsi que sa mère, Catherine de Fradonnet défend la cause de
l'instruction des femmes. Et elle avait quelque droit de le faire,
cette noble fille qui, tout entière au dévouement filial, joignait
les occupations du foyer aux labeurs de l'esprit. Elle s'était plu à
traduire l'admirable portrait de la femme forte; et, de même qu'Erinne,
la vierge grecque, elle célébra la quenouille, la quenouille qu'elle
maniait comme la plume.

Cette mère et cette fille qui s'aimaient si tendrement, vécurent de la
même vie, et, comme l'avait prophétisé l'une d'elles, moururent de la
même mort.

L'amour filial inspira une autre femme poète que Catherine de Fradonnet.
Camille de Morel consacra son meilleur poème à la mémoire de son père.
Modeste et instruite, elle écrivit, ainsi que ses deux soeurs, des vers
français et latins. Toutes trois héritières du talent poétique qui
distinguait leur père et leur mère, elles furent nommées _les trois
perles du_ XVIe _siècle_.

Avec leur mère Antoinette de Loynes, elles appartiennent à la pléiade de
femmes poètes que Paris ne pouvait manquer d'avoir aussi bien que Lyon
et où se confondent grandes dames et bourgeoises.

Je ne peux nommer toutes les femmes que leur mérite littéraire fit
remarquer soit à la ville, soit à cette cour de France où brillèrent les
plus célèbres, Marguerite d'Angoulême et sa petite-nièce. Je citerai
cependant Anne de Lautier, «douée des grâces de la vertu et du savoir;»
Henriette de Nevers, princesse de Clèves, à qui pouvait s'appliquer le
même éloge; la belle et spirituelle Mme de Villeroi, qui traduisit
les _Épîtres_ d'Ovide; la mère de l'avocat général Servin, Madeleine
Deschamps, qui versifiait en français, écrivait en latin et en grec;
la duchesse de Retz, dont j'ai mentionné plus haut la célèbre harangue
latine, et qui s'illustra plus encore par son immense érudition que par
ses vers[317]; Nicole Estienne et Modeste Dupuis, apologistes de leur
sexe. La seconde prit pour thème: _Le mérite des femmes_, sujet que
devait immortaliser un poète plus rapproché de nous.

[Note 317: Voir plus haut, chapitre premier.]

Au groupe parisien appartient aussi Jacqueline de Miremont, qui défendit
dans ses vers la foi catholique contre le protestantisme. En ces temps
de luttes religieuses, la poésie même devenait une arme de combat
que les femmes manièrent dans diverses régions de la France. Anne de
Marquets, religieuse de Poissy, célébrée par Ronsard, compta avec
Jacqueline de Miremont parmi les champions du catholicisme. Chez les
protestants se distingua Catherine de Parthenay, l'héroïne du siège de
La Rochelle, la savante grande dame qui avait entretenu avec sa mère une
correspondance latine, et qui possédait assez bien le grec pour traduire
un discours d'Isocrate; mais les loisirs de l'étude ne passèrent pour
elle qu'après l'éducation de ses enfants. Elle y réussit, et les filles
qu'elle eut d'un Rohan sont connues par l'héroïsme de leur conduite
et par la culture de leur esprit. L'une d'elle lisait la Bible en
hébreu[318].

[Note 318: Voir plus haut, chapitre premier; L. Feugère, E. Bertin,
_ouvrages cités_.]

Mais, bien loin des controverses, dans la suave atmosphère du sentiment
religieux qu'appuie une foi absolue, une plus douce influence était
réservée à notre sexe. C'est pour diriger l'âme élevée, délicate, de la
femme, que le plus aimable des saints écrivit tant de lettres exquises,
parmi lesquelles celles qu'il adressa à Mme de Charmoisy formèrent
l'_Introduction à la vie dévote_. Dans cet admirable traité, la plus
haute spiritualité se mêle au sens pratique de la vie, ou plutôt c'est
par cette spiritualité même que saint François de Sales donne, pour
toutes les conditions de la vie, une règle de conduite plus que jamais
nécessaire au milieu du chaos moral qu'avait produit le XVIe siècle[319].

[Note 319: D. Nisard, _Histoire de la Littérature française_.]

Nous avons déjà indiqué le profit que les femmes pouvaient tirer de
ces fortes et douces leçons qui leur apprenaient que la piété des gens
mariés ne doit pas être la piété monacale des religieux, et que c'est
une fausse dévotion que celle qui nous fait manquer aux devoirs de notre
état. Divers sont les sentiers qui mènent à la vie éternelle; mais sur
chacun d'eux, saint François de Sales fait luire le divin rayon qui, en
illuminant au-dessus de nos têtes un vaste pan du ciel, éclaire notre
route sur la terre et nous permet même de cueillir les fleurs que la
bonté de Dieu a semées jusqu'au milieu des rochers. Ce rayon conducteur,
c'est l'amour, l'amour qui cherche Dieu dans son essence adorable et
dans les âmes qu'il a créées. C'est ainsi, avec l'amour de Dieu, l'amour
de la famille; c'est l'amitié, c'est la charité. Saint François de Sales
consacra un traité à l'_Amour de Dieu_; et pour publier cette oeuvre,
que de pressants appels il reçut de l'âme sainte qui, avant de se
confondre au ciel avec la sienne, s'y était unie ici-bas dans le grand
et religieux sentiment qui était le sujet de ce pieux ouvrage! On a
nommé sainte Chantal, sainte Chantal à qui l'évêque de Genève adressa
ses plus touchantes lettres. Saint François de Sales trouva ainsi dans
les femmes qu'il dirigeait, l'inspiration ou l'encouragement de ces
oeuvres dont la haute et salutaire doctrine emprunte à la nature les
plus ravissantes images, à la langue du XVIe siècle les tours les plus
naïfs et les plus gracieux, pour faire pénétrer dans les âmes ses
enseignements[320].

[Note 320: Voir les _Lettres_ de saint François de Sales.]

Dans cet ordre de la Visitation que saint François de Sales avait fondé
avec Mme de Chantal; dans la maison mère d'Annecy, la Mère de
Chaugy devait écrire, sur la sainte fondatrice, des mémoires[321] qui
appartiennent par leur date et par leur style au xviie siècle, mais qui
ont gardé du siècle précédent la grâce vivante que saint François avait
transmise à ses filles spirituelles.

[Note 321: Mère de Chaugy, _Mémoires cités_.]

Parmi les femmes qui furent en correspondance avec saint François de
Sales, se trouvait Mlle de Gournay, l'émancipatrice qui, plus haut,
nous a fait sourire; Mlle de Gournay, la savante «fille d'alliance» de
Montaigne, et dont la studieuse jeunesse fut le rayon qui éclaira les
derniers jours du philosophe. «Je ne regarde plus qu'elle au monde,»
dit celui-ci avec un attendrissement bien rare sous sa plume. «Si
l'adolescence peult donner presage, cette ame sera quelque jour capable
des plus belles choses, et entre aultres, de la perfection de cette très
saincte amitié, où nous ne lisons point que son sexe ayt peu monter
encores[322].»

[Note 322: Montaigne, _Essais_, II, xvii.]

Mlle de Gournay vengea son sexe en gardant à Montaigne, au delà du
tombeau, le plus tendre dévouement. Après la mort de son vieil ami, elle
ne se contenta pas d'aller le pleurer avec sa femme et sa fille, et de
braver pour cela les fatigues et les dangers d'un long voyage accompli
en pleine guerre civile. Elle prépara avec des soins infinis une
nouvelle édition des oeuvres de son maître, édition qu'elle devait faire
réimprimer quarante ans après. Cette jeune fille qui, élevée par une
mère ignorante dont l'unique souci était de la confiner dans les soins
du ménage, avait appris sans maître, sans grammaire, la langue latine,
en comparant des versions à des textes, et qui avait aussi étudié les
éléments du grec; cette jeune fille se servit d'abord de son instruction
si péniblement acquise pour traduire tous les passages grecs, latins,
italiens, que Montaigne avait cités; elle en indiqua la provenance, soin
que n'avait pas pris l'auteur. Enfin, elle se dévoua à la gloire de son
ami, avec cette puissance d'affection qu'il lui avait naguère reconnue
et qui était pour elle un besoin. Ne disait-elle pas elle-même que
l'amitié est surtout nécessaire aux esprits supérieurs?

La chaleur de son âme se répandait sur tous ses travaux. Elle y joignait
un profond sentiment moral, et cherchait bien moins dans les oeuvres
littéraires la perfection du style que le fond même des idées. Aussi
ses auteurs préférés étaient-ils les philosophes, les moralistes, parmi
lesquels cependant, par un bizarre contraste, elle avait voué une si
tendre admiration à l'illustre écrivain dont le doute universel était en
complet désaccord avec les fermes principes de sa «fille d'alliance.»

Les sentiments élevés et profonds de Mlle de Gournay se révèlent dans
tous ses écrits, et pour elle, comme pour Mme de la Tremouille, les
lettres n'étaient qu'un apostolat. Française, elle chanta dignement
Jeanne d'Arc. Catholique de coeur et d'action, elle flétrit la fausse
dévotion. Femme destinée à vieillir et à mourir sans avoir reçu les
titres d'épouse et de mère, elle comprit l'amour maternel. C'est elle
qui a dit: «L'extrême douleur et l'extrême joie du monde consistent à
être mère.»

L'étude, on le voit, n'avait pas desséché son coeur. Comme la tendresse,
l'enthousiasme lui était naturel. Elle s'éleva avec force contre les
critiques qui ne savaient que dénigrer et jamais admirer. Par malheur
son style ne fut que rarement à la hauteur de ses pensées: il est
souvent alambiqué.

Mlle de Gournay avait vécu dans un temps qui fut pour la langue une
époque de transition. La «fille d'alliance» de Montaigne ne marcha pas
avec ce XVIIe siècle pendant lequel s'écoula la plus grande partie de sa
vie[323]. Elle garda les traditions du siècle précédent. Contraire à la
réforme qu'opérait Vaugelas, elle eut le tort de ne pas comprendre que
l'épuration de la langue était nécessaire; mais, en combattant pour le
maintien de toutes les anciennes formes du langage, elle eut du moins
le mérite de protéger et de sauver bien des mots que l'exagération
habituelle aux novateurs voulait supprimer, et qui sont demeurés dans
notre langue. Il est à regretter que Mlle de Gournay n'ait pas réussi à
en conserver davantage. M. Sainte-Beuve a justement remarqué que l'école
romantique de 1830 se servit d'arguments analogues à ceux de Mlle de
Gournay, pour que la langue ne perdît aucune des richesses qu'elle avait
acquises.

[Note 323: Née en 1565, elle mourut en 1645. Pour tout ce qui concerne
Mlle de Gournay, cf. l'étude que lui a consacrée M. Feugère, à la suite
de son ouvrage: _Les Femmes poètes du XVIe siècle_.]

Les femmes du XVIe siècle avaient contribué à enrichir la langue
et aussi à l'épurer. Après M. Nisard, je rappelais plus haut que
l'_Heptaméron_ était le premier ouvrage français que l'on pût lire sans
l'aide d'un vocabulaire. Il était naturel que ce fût l'oeuvre d'une
femme qui offrît pour la première fois cette langue déjà moderne,
et qu'une autre femme, la troisième Marguerite, devait manier avec
l'élégante brièveté qui annonce le XVIIe siècle: Vaugelas n'a point
constaté en vain l'heureuse influence de la femme sur la formation de
notre idiome. Cette influence s'était déjà produite au moyen âge.

Charles IX avait semblé reconnaître cette dette de la langue française,
alors que, fondant une espèce d'Académie qui s'occupait de littérature
aussi bien que de musique, il y admettait les femmes.

Mlle de Gournay avait une précieuse ressource pour défendre ses
vues grammaticales: l'Académie française, dit-on, l'Académie, alors
naissante, se réunissait quelquefois chez elle; et il semble que, dans
les séances de la docte compagnie, l'opinion de Mlle de Gournay n'était
pas dédaignée[324].

[Note 324: Duc de Noailles, _Histoire de Mme de Maintenon_.]

On croit que cette femme distinguée parut dans le salon célèbre qui eut,
lui aussi, une action sur la langue française: la _chambre bleue_ de la
marquise de Rambouillet.

Dans les conversations que nous offrent les _Contes de la Reine de
Navarre_, nous avons pu voir, avec la charmante vivacité de l'esprit
français, une galanterie qui manquait souvent de délicatesse. Les libres
propos n'effrayent pas trop les gaies causeuses, et elles ne se bornent
pas toujours à les écouter. Les guerres civiles qui marquent tristement
la seconde moitié du XVIe siècle, et qui firent de la France un vaste
camp, ajoutèrent encore à la vieille licence gauloise la grossièreté des
allures soldatesques. D'ailleurs, le dérèglement du langage ne répondait
que trop à celui des moeurs. Aux heures de crise nationale, ceux qui ont
vécu longtemps en face de la mort suivent deux tendances bien opposées:
les uns se détachent plus aisément des choses d'ici-bas pour reporter
vers le ciel leurs pensées attristées, et ne s'occupent de la terre que
pour soulager les malheurs que la guerre a amenés. Nous verrons dans le
chapitre suivant que ces âmes furent nombreuses au XVIIe siècle. Mais
pour beaucoup d'autres, il semble qu'une fois le péril passé, elles
cèdent à une réaction qui les précipite dans les terrestres plaisirs:
l'amour sensuel, qui déjà dominait sous les Valois, régnait sous Henri
IV.

Ce n'était pas seulement le ton d'une galanterie soldatesque qui
prévalait alors, c'était aussi la rudesse du langage ordinaire. Pour
nous qui avons vécu dans les temps où la guerre civile ou la guerre
étrangère menaçait jusqu'à nos foyers, nous savons combien l'héroïsme
des sentiments se développe alors, mais combien aussi le langage devient
aisément dur et même trivial pour traduire les impressions violentes que
causent l'âpreté de la lutte, l'imminence du péril, la lâcheté des uns,
la barbarie des autres. Toutes nos énergies sont alors décuplées, mais
nous perdons la grâce, la délicatesse, la mesure du savoir-vivre.

«La grandeur était en quelque sorte dans l'air dès le commencement
du XVIIe siècle,» dit M. Cousin. «La politique du gouvernement était
grande, et de grands hommes naissaient en foule pour l'accomplir
dans les conseils et sur les champs de bataille. Une sève puissante
parcourait la société française. Partout de grands desseins, dans
les arts, dans les lettres, dans les sciences, dans la philosophie.
Descartes, Poussin et Corneille s'avançaient vers leur gloire future,
pleins de pensers hardis, sous le regard de Richelieu. Tout était tourné
à la grandeur. Tout était rude, même un peu grossier, les esprits comme
les coeurs. La force abondait; la grâce était absente. Dans cette
vigueur excessive, on ignorait ce que c'était que le bon goût. La
politesse était nécessaire pour conduire le siècle à la perfection.
L'hôtel de Rambouillet en tint particulièrement école.

«Il s'ouvre vers 1620, et subsiste à peu près jusqu'en 1648.... Le beau
temps de l'illustre hôtel est donc sous Richelieu et dans les premières
années de la régence. Pendant une trentaine d'années, il a rendu
d'incontestables services au goût national[325].»

[Note 325: Cousin, _la Jeunesse de Mme de Longueville.]

Il était digne d'une femme de remplir une mission qui avait à la fois
pour but de spiritualiser les moeurs et d'épurer le langage. C'est
l'honneur de la marquise de Rambouillet d'avoir entrepris cette tâche
et d'y avoir fait concourir tous les avantages qu'elle possédait: la
naissance, la fortune, une imposante beauté, un esprit cultivé, un
caractère plein de noblesse. Elle fut admirablement secondée dans son
oeuvre par ses filles, surtout par la plus célèbre de toutes, Julie
d'Angennes, plus tard Mme de Montausier.

Alors dominaient en France deux influences étrangères qui altéraient
l'originalité, toujours vivante cependant, de l'esprit national. Les
reines issues des Médicis «avaient introduit parmi nous le goût de la
littérature italienne. La reine Anne apporta ou plutôt fortifia celui
de la littérature espagnole. L'hôtel de Rambouillet prétendit à les
unir[326].» Fille d'une noble Romaine et d'un ambassadeur de France à
Rome, née dans la ville éternelle, femme d'un grand seigneur français
qui avait représenté notre pays en Espagne, Mme de Rambouillet devait
naturellement se plaire à combiner avec l'esprit français les deux
éléments étrangers qui lui étaient familiers.

[Note 326: Cousin, _l. c._]

«Le genre espagnol, c'était, au début du XVIIe siècle, la haute
galanterie, langoureuse et platonique, un héroïsme un peu romanesque,
un courage de paladin, un vif sentiment des beautés de la nature qui
faisait éclore les églogues et les idylles en vers et en prose, la
passion de la musique et des sérénades aussi bien que des carrousels,
des conversations élégantes comme des divertissements magnifiques. Le
genre italien était précisément le contraire de la grandeur, ou, si l'on
veut, de l'enflure espagnole, le bel esprit poussé jusqu'au raffinement,
la moquerie, et un persiflage qui tendaient à tout rabaisser. Du mélange
de ces deux genres sortit l'alliance ardemment poursuivie, rarement
accomplie en une mesure parfaite, du grand et du familier, du grave et
du plaisant, de l'enjoué et du sublime.

«A l'hôtel de Rambouillet, le héros seul n'eût pas suffi à plaire: il y
fallait, aussi le galant homme, l'honnête homme, comme on l'appela déjà
vers 1630, et comme on ne cessa pas de l'appeler pendant tout le
XVIIe siècle; l'honnête homme, expression nouvelle et piquante, type
mystérieux qu'il est malaisé de définir, et dont le sentiment se
répandit avec une rapidité inconcevable. L'honnête homme devait avoir
des sentiments élevés: il devait être brave, il devait être galant, il
devait être libéral, avoir de l'esprit et de belles manières, mais
tout cela sans aucune ombre de pédanterie, d'une façon tout aisée
et familière. Tel est l'idéal que l'hôtel de Rambouillet proposa à
l'admiration publique et à l'imitation des gens qui se piquaient d'être
comme il faut[327].»

[Note 327, Cousin, _ouvrage cité_.]

Les femmes étaient reines à l'hôtel de Rambouillet; on les y nommait
les _illustres_, les _précieuses_, nom qui alors n'avait rien que
d'honorable. Elles font revivre cet amour qu'avait exalté le moyen âge,
et qui n'avait jamais totalement disparu, même à la cour des Valois:
l'amour pur, chevaleresque, l'amour inspirateur des grandes et
valeureuses actions. Mais, au lieu de le chercher dans nos vieilles
moeurs françaises, les précieuses le prennent dans les livres espagnols,
qui leur offrent, avec l'héroïsme des beaux sentiments, l'enflure du
faux point d'honneur. Pour elles, la plus grande gloire consiste à voir
se consumer dans les flammes d'un amour platonique le plus grand nombre
d'adorateurs, y eût-il même parmi eux un prétendant noble et loyal
qui n'aspirât qu'à devenir un fidèle époux. Il ne tint pas à Mlle de
Rambouillet que l'honnête Montausier ne subît ce triste sort, et si la
belle Julie n'avait enfin cédé aux instances de sa mère et de ses amies,
il n'eût pas suffi d'une attente de quatorze années pour obtenir sa
main.

C'était la marquise de Sablé qui avait fait goûter aux précieuses la
fierté castillane. «Elle avoit conçu une haute idée de la galanterie que
les Espagnols avaient apprise des Maures. Elle étoit persuadée que
les hommes pouvoient sans crime avoir des sentiments tendres pour les
femmes; que le désir de leur plaire les portoit aux plus grandes et aux
plus belles actions, leur donnoit de l'esprit et leur inspiroit de la
libéralité, et toutes sortes de vertus: mais que, d'un autre côté, les
femmes, qui étoient l'ornement du monde et étoient faites pour être
servies et adorées des hommes, ne dévoient souffrir que leurs respects
[328].»

[Note 328. Mme de Motteville, _Mémoires_, 1611.]

Situation périlleuse cependant que celle-là! Une noble habituée de
l'hôtel de Rambouillet, la duchesse d'Aiguillon, s'en aperçut, elle qui,
pour terminer l'éducation de son neveu, le duc de Richelieu, lui avait,
suivant l'usage du temps, inspiré une passion platonique pour une
honnête jeune femme, et avait ainsi préparé la mésalliance qui la fit
tant souffrir! Et ce n'était pas toujours le mariage qui était le plus
grand écueil de ces passions d'origine idéale.

Dans cet hôtel de Rambouillet, où grands seigneurs, nobles dames,
écrivains célèbres se rencontraient, les rangs étaient confondus et
l'esprit seul était roi. Ne nous arrêtons pas à ces brillants causeurs
qui, sans en excepter Voiture, n'ont pu transmettre à la postérité
toutes ces pointes, toutes ces spirituelles saillies dont le sens est
aujourd'hui perdu pour nous. Ne donnons même qu'une rapide attention à
Balzac, qui, bien oublié de nos jours, eut cependant le mérite de mettre
au service de la morale son éloquence artificielle, et dont les écrits
présentent la forme définitive de la langue française[329].

[Note 329: D. Nisard, _Histoire de la littérature française.]

Parmi les esprits d'élite qui reçurent l'influence de l'hôtel de
Rambouillet, je ne fais que nommer à présent deux femmes célèbres que
nous retrouverons tout à l'heure, Mme de Sévigné, Mme de la Fayette.
Mais ne nous retirons pas de la _chambre bleue_ sans y avoir salué trois
hommes qui personnifient dans des sphères différentes la véritable
grandeur: Corneille, Bossuet, et, entre eux, l'héroïque vainqueur de
Rocroy: Condé!

Les tragédies de Corneille étaient lues à l'hôtel de Rambouillet, et
certes, c'était là, de la part du poète, un hommage reconnaissant. Si
son génie, si la trempe romaine de son caractère n'appartenaient
qu'à lui, il respirait dans le salon de la marquise l'atmosphère des
sentiments héroïques; il y apprenait la langue ferme et vigoureuse des
hommes d'État qui s'y groupaient; ajoutons qu'il y prenait aussi le goût
des pointes italiennes, des rodomontades espagnoles, et parfois d'une
fausse exagération de l'honneur; mais, somme toute, la grandeur dominait
dans ce cercle d'élite, et lorsque Corneille y parlait des sacrifices de
la passion au devoir, il avait devant lui des auditrices dignes de le
comprendre, et même de l'inspirer.

L'influence de la marquise de Rambouillet s'étendit jusque sur
l'architecture et les arts décoratifs. Jeune femme, elle avait dessiné
elle-même le plan de l'hôtel qu'elle se faisait construire rue
Saint-Thomas-du-Louvre. Elle y fit deux innovations qui furent adoptées
par l'architecture. Pour augmenter l'étendue de ses salons, elle fit
placer à l'un des coins de l'hôtel l'escalier qui avait toujours figuré
au milieu des constructions de ce genre; puis, à la façade postérieure
donnant sur le jardin, des fenêtres occupant toute la hauteur du
rez-de-chaussée, ajoutaient de vastes perspectives de verdure aux salons
où elles faisaient ruisseler à flots l'air et la lumière. En vraie fille
de l'Italie, la jeune marquise avait aimé cette belle lumière jusqu'au
jour où une cruelle infirmité l'obligea de se renfermer dans l'alcôve
dont la ruelle devint le rendez-vous des beaux esprits. La célèbre
chambre bleue de Mme de Rambouillet était elle-même chose nouvelle.
Jusqu'alors le rouge et le tanné étaient les seules couleurs employées
pour décorer les appartements. La belle marquise fut la première qui
donna à sa chambre une tenture de velours bleu ornée d'or et d'argent.
Avec les grands vases de cristal où s'épanouissaient les gerbes de
fleurs, avec les portraits des personnes qu'aimait la marquise et les
tablettes sur lesquelles se rangeaient ses livres, on distinguait encore
chez elle des lampes d'une forme particulière qui ne nous est pas
connue[330].

[Note 330: Mlle de Montpensier et Mlle de Scudéry, citées par M.
Cousin, _la Société française au XVIIe siècle, d'après le Grand Cyrus.]

Mais quittons l'hôtel de Rambouillet avant sa décadence littéraire. Un
jour vint où l'affectation du bel esprit, défaut qui n'avait jamais été
étranger à la _chambre bleue_, domina dans le cercle de la marquise, et
surtout dans les salons qui s'étaient formés sur ce modèle, salons où
de fausses précieuses, exagérant jusqu'au ridicule les scrupules d'une
fausse délicatesse, méritèrent la satire de Molière[331]. Mais d'autres
cercles échappèrent à ce reproche. Dans sa résidence du Petit-Luxembourg
que peuplaient des statues antiques, des tableaux de Léonard de Vinci,
du Pérugin, de Rubens, de Dürer, la duchesse d'Aiguillon groupait
avec Corneille, Saint-Evremond, Racan, et les beaux esprits qu'elle
rencontrait à l'hôtel de Rambouillet, les grands artistes de l'école
française, le Poussin, «le peintre de l'idée,» Le Sueur, «le peintre du
sentiment,» surtout du sentiment chrétien, austère et tendre à la fois;
le Lorrain, le paysagiste idéaliste, «le peintre de la lumière.» La
nièce de Richelieu avait défendu auprès de son oncle l'auteur du Cid, et
le grand poète l'en remercia en lui dédiant ce chef-d'oeuvre[332]. Elle
protégea aussi Molière. La ferme raison de la duchesse la prémunissait
contre l'exagération de la préciosité et ne permettait pas que les
défauts de l'hôtel de Rambouillet fussent contagieux dans son salon[333].

[Note 331: Cousin, _ouvrage cité_; M. l'abbé Fabre, _la Jeunesse de
Fléchier.]

[Note 332: _Le Cid_. Épître dédicatoire. A Mme la duchesse
d'Aiguillon]

[Note 333: Bonneau-Avenant, _la Duchesse d'Aiguillon_.]

C'était encore une école de bon goût que le salon d'une autre élève
de Mme de Rambouillet, cette spirituelle marquise de Sablé qui avait
répandu en France la mode de la galanterie castillane[334]. Quand vint la
vieillesse, Mme de Sablé, devenue janséniste, réunit, dans son salon de
Port-Royal, Arnauld, Nicole, Pascal et sa soeur Mme Périer, le duc de la
Rochefoucauld, Mme de la Fayette, Saint-Evremond sans doute, si c'est
bien lui qui, sous un pseudonyme, dédia à Mme de Sablé ses premières
études; la duchesse de Liancourt dont j'ai cité les mémoires
domestiques; sa belle-soeur, Marie de Hautefort, maréchale de Schomberg,
la duchesse d'Aiguillon, M. et Mme de Montausier, des princes du
sang parmi lesquels le grand Condé. Dans ce cercle, «dans ce coin de
Port-Royal, on cultivait, de préférence, la théologie, la physique
elle-même et aussi la métaphysique, surtout la morale prise dans sa
signification la plus étendue[335].»

[Note 334: Voir plus haut, pages 261, 262.]

[Note 335: Cousin, _Madame de Sablé_.]

C'était sous la forme des maximes que la morale se condensait dans ce
milieu. La maîtresse de la maison en donnait l'exemple. L'abbé d'Ailly,
Jacques Esprit, le jurisconsulte Domat, cédèrent à cette influence. M.
Cousin a conjecturé que Pascal même avait pu écrire plusieurs de ses
pensées pour le salon de Mme de Sablé. Mais ce fut assurément le cercle
de la marquise qui produisit les _Maximes_ de La Rochefoucauld. A
l'honneur de Mme de Sablé et des femmes de sa compagnie disons que, tout
en appréciant le mérite de La Rochefoucauld, elles ne se plaisaient
pas à le voir considérer l'amour-propre comme le mobile de toutes
les actions. Quelques-unes d'entre elles réfutèrent avec esprit et
délicatesse le duc misanthrope. Mme de Sablé, malgré son indulgente
affection pour son ami, ou plutôt, à cause même de cette affection, ne
put entendre, sans protester, cette indigne maxime: «L'amitié la plus
désintéressée n'est qu'un trafic où notre amour-propre se propose
toujours quelque chose à gagner.» Elle y répondit par d'autres maximes
où elle établissait le caractère de la véritable amitié avec une
élévation de sentiments à laquelle ne répondait cependant pas toujours
la vigueur de l'expression: «L'amitié est une espèce de vertu qui
ne peut être fondée que sur l'estime des personnes que l'on aime,
c'est-à-dire sur les qualités de l'âme, comme la fidélité, la générosité
et la discrétion, et sur les bonnes qualités de l'esprit.--Il faut aussi
que l'amitié soit réciproque, parce que dans l'amitié l'on ne peut,
comme dans l'amour, aimer sans être aimé.--Les amitiés qui ne sont pas
établies sur la vertu et qui ne regardent que l'intérêt et le plaisir ne
méritent point le nom d'amitié. Ce n'est pas que les bienfaits et les
plaisirs que l'on reçoit réciproquement des amis ne soient des suites
et des effets de l'amitié; mais ils n'en doivent jamais être la
cause.--L'on ne doit pas aussi donner le nom d'amitié aux inclinations
naturelles, parce qu'elles ne dépendent point de notre volonté ni de
notre choix, et, quoiqu'elles rendent nos amitiés plus agréables, elles
n'en doivent pas être le fondement. L'union qui n'est fondée que sur les
mêmes plaisirs et les mêmes occupations ne mérite pas le nom d'amitié,
parce qu'elle ne vient ordinairement que d'un certain amour-propre qui
fait que nous aimons tout ce qui nous est semblable, encore que nous
soyons très imparfaits, ce qui ne peut arriver dans la vraie amitié, qui
ne cherche que la raison et la vertu dans les amis. C'est dans cette
sorte d'amitié où l'on trouve les bienfaits réciproques, les offices
reçus et rendus, et une continuelle communication et participation du
bien et du mal qui dure jusqu'à la mort sans pouvoir être changée par
aucun des accidents qui arrivent dans la vie, si ce n'est que Ton
découvre dans la personne que l'on aime moins de vertu ou moins
d'amitié, parce que l'amitié étant fondée sur ces choses-là, le
fondement manquant, l'on peut manquer d'amitié.--Celui qui aime plus son
ami que la raison et la justice, aimera plus en quelque autre occasion
son plaisir ou son profit que son ami.--L'homme de bien ne désire jamais
qu'on le défende injustement, car il ne veut point qu'on fasse pour lui
ce qu'il ne voudrait pas faire lui-même[336].»

[Note 336: Manuscrits de Conrart, cités par M. Cousin, _Madame de
Sablé_. Cette femme distinguée avait aussi écrit des réflexions sur
l'éducation des enfants.]

De telles maximes ne répondent-elles pas victorieusement aux moralistes
qui ont cru la femme incapable d'amitié?

Tandis qu'à Port-Royal Mme de Sablé donnait naissance à la littérature
des maximes, Mlle de Montpensier, la grande Mademoiselle, mettait à la
mode les portraits. Ce double courant produisit les _Caractères_ de La
Bruyère.

Une femme célèbre, qui figurait à l'hôtel de Rambouillet, au
Petit-Luxembourg, et qui avait elle-même des réceptions littéraires,
mais plus bourgeoises, _les samedis_, Mlle de Scudéry a largement payé
son tribut à la mode des portraits, en peignant dans ses immenses romans
les personnages qu'elle voyait dans le monde. Elle nous a aussi donné
dans ces volumes, le modèle des conversations qui se tenaient dans les
ruelles des précieuses. Ces romans, qui semblaient ridicules lorsque
l'on croyait y voir la peinture travestie des moeurs perses ou romaines,
ont acquis un véritable intérêt depuis que M. Cousin a retrouvé une clef
qui nous fait reconnaître dans les personnages du _Grand Cyrus_ et de
la _Clélie_ les brillants contemporains de la féconde romancière, leurs
sentiments héroïques, leur langage noble, délicat et poli. Mlle de
Scudéry écrivit en outre dix volumes de _Conversations_ sur des sujets
de morale et qui reproduisent aussi le langage de la bonne compagnie
d'alors. En recevant une partie de ces _Conversations_, Fléchier, à
cette époque évêque de Lavaur, écrivait à Mlle de Scudéry: «Tout est si
raisonnable, si poli, si moral, et si instructif dans ces deux volumes
que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer, qu'il me prend quelque
envie d'en distribuer dans mon diocèse, pour édifier les gens de bien et
pour donner un bon modèle de morale à ceux qui la prêchent.»

Ainsi que le fait remarquer M. l'abbé Fabre, ce passage «rappelle assez
exactement l'enthousiasme excessif de Mascaron»; Mascaron qui écrivait
à la célèbre romancière qu'en préparant des sermons pour la cour, il la
plaçait auprès de saint Augustin et de saint Bernard. «Mais, ajoute M.
l'abbé Fabre, c'est vraiment la gloire de Mlle de Scudéry, d'avoir su,
dans un genre frivole et gâté par tant d'autres écrivains, développer
des sentiments assez purs et des idées assez généreuses pour mériter
l'approbation d'évêques également recommandables par leurs lumières et
leurs vertus[337].»

[Note 337: M l'abbé Fabre _la Jeunesse de Fléchier_.]

Fléchier avait connu, à Paris, Mlle de Scudéry. Il avait pu même y
figurer parmi ses commensaux avec Conrart, Huet, Chapelain, Montausier,
et ce noble Pellisson qu'unissait à Mlle de Scudéry l'amitié la plus
pure et la plus généreusement dévouée.

Le futur évêque de Nîmes était l'hôte assidu d'un autre salon, celui de
Mme des Houlières, le poète gracieux qui en faisait les honneurs, aidée
de sa charmante fille. Fléchier rencontrait dans cette maison, avec
quelques habitués des _samedis_, Mascaron, le duc de La Rochefoucauld,
et une élite de grands seigneurs. L'attachement que Mlle des Houlières
inspira à Fléchier dicta à celui-ci des lettres où se reconnaît l'auteur
des _Grands-Jours d'Auvergne_, l'auteur, mondain encore, qui, dans
l'allure mesurée, élégante et souvent maniérée de sa phrase, décoche,
avec une grâce infinie, les traits piquants et les malices aimables. Par
le précieux qui se mêle à ses qualités si françaises, Fléchier nous fait
bien voir qu'il n'avait pas impunément respiré l'atmosphère des ruelles.
Une autre influence féminine lui avait fait composer son étincelant
ouvrage des _Grands-Jours d'Auvergne_: il céda, en l'écrivant, au désir
de Mme de Caumartin[338], cette aimable et spirituelle femme qui avait
aussi décidé le cardinal de Retz à composer ses _Mémoires_.

[Note 338: M. l'abbé Fabre, _De la correspondance de Fléchier avec Mme
des Houlières et sa fille_, et _la Jeunesse de Fléchier_.]

Partout, dans le XVIIe siècle, la femme apparaît derrière les oeuvres de
l'intelligence; mais le plus souvent, ce n'est que pour les inspirer ou
les encourager. Qui ne connaît la sollicitude avec laquelle de zélées
protectrices, la duchesse de Bouillon, Marguerite de Lorraine, duchesse
douairière d'Orléans, Mme de la Sablière, Mme Hervart, pourvurent à
l'existence de l'insoucieux La Fontaine et permirent ainsi à son génie
un libre essor? Mme Montespan, Mme de Thianges protègent aussi le
poète. Mais, il faut le dire, toutes les bienfaitrices de La Fontaine
n'encouragent pas seulement en lui, comme Mme de la Sablière, le
fabuliste qui donnait une conclusion souvent moralisatrice à ces petits
chefs-d'oeuvre où l'esprit français se joue avec une grâce et une
naïveté inimitables; c'est l'auteur des _Contes_, l'auteur licencieux,
qu'encourage à ses débuts la duchesse de Bouillon. Au déclin de sa
vie, lorsque la pure influence de Mme de la Sablière avait puissamment
contribué à ce que le poète renonçât à cette littérature corruptrice,
une autre femme dont je ne pourrais tracer le nom qu'avec dégoût, obtint
de La Fontaine qu'il revînt, aux écrits immoraux qui flattaient les
vices de cette indigne créature.

La Fontaine témoignait à ses bienfaitrices toute sa reconnaissance en
leur offrant l'hommage de ses ouvres. Ce n'était naturellement que des
fables qu'il dédiait à Mme de la Sablière.

Élevons-nous nos regards sur le trône de France, nous y verrons encore
la femme protéger les lettres, les arts. Anne d'Autriche accepte la
dédicace de _Polyeucte_; elle fait construire, d'après les dessins de
Mansard, l'abbaye du Val-de-Grâce, dont Lemuet continuera l'église et
élèvera le superbe dôme. La reine envoie à Rome un religieux de l'ordre
des Feuillants, pour y faire dessiner les monuments les plus célèbres de
l'antiquité. Puget, alors inconnu, accompagne ce religieux.

A la suite d'un rêve, Anne d'Autriche inspire à Lebrun la composition
du Crucifix aux anges. Sa belle-mère, Marie de Médicis, avait
aussi-encouragé la peinture. Elle avait confié à Rubens la décoration
d'une galerie du Luxembourg. Mais la princesse, qui donne à l'illustre
Flamand ce témoignage d'estime, n'oublie pas l'art français: le peintre
Fréminet lui doit le cordon de Saint-Michel[339].

[Note 339: Villot, _Notice des tableaux du musée du Louvre_.]

Sur la première marche du trône de Louis XIV, Henriette d'Angleterre est
proclamée l'arbitre du goût à la cour de France, par l'harmonieux Racine
qui lui dédie _Andromaque_. J'ai rappelé dans un chapitre de ce livre
comment Mme de Maintenon fit éclore _Esther_ et _Athalie_. Mais ce fut
la femme, la femme en général, qui inspira à Racine ses plus vivantes
créations, ces types immortels qui ont fait de lui «le peintre des
femmes.» Ce n'était plus alors la forte génération des contemporaines
de Corneille qui posait devant lui; et si, plus d'une fois, il fit voir
dans ses héroïnes la beauté morale unie à cette exquise tendresse de
coeur qu'il savait si bien traduire, il se plut aussi à peindre dans ses
types féminins un spectacle que ne lui offrait que trop la cour de Louis
XIV: la victoire de la passion sur le devoir.

Je remarquais tout à l'heure que, dans les lettres et les arts du
XVIIe siècle, la femme inspire plus qu'elle ne produit. Le talent n'a
cependant pas manqué alors aux femmes.

A propos des cercles littéraires, j'ai cité deux femmes de lettres
distinguées: Mlle de Scudéry, Mme des Houlières. J'ai à nommer encore
une grande dame pour qui la littérature fut, non une profession, mais un
passe-temps, Mme de la Fayette; et, au-dessus d'elle, la seule de toutes
les femmes du XVIIe siècle qu'ait couronnée l'auréole du génie, bien
qu'elle n'y prétendit pas, ou plutôt parce qu'elle n'y prétendait pas:
Mme de Sévigné.

Mme de la Fayette et Mme de Sévigné reçurent toutes deux l'influence de
l'hôtel de Rambouillet; mais elles n'en conservèrent que la délicatesse
de goût. Un naturel exquis les prémunit contre l'affectation de la
préciosité.

Comme Mme de Motteville qui apporte dans ses souvenirs une remarquable
élévation morale, comme la grande Mademoiselle, Mme de la Fayette a
écrit d'intéressants mémoires historiques. Mais elle est surtout connue
par ses romans. Elle excelle dans l'analyse psychologique dont Mlle
de Scudéry avait donné l'exemple; mais aux interminables romans de sa
devancière, elle fait succéder des ouvrages d'imagination ayant un
caractère tout nouveau: la mesure. Pour elle un ouvrage valait plus
encore par ce qui n'y était pas que par ce qui y était. Elle disait:
«Une période retranchée d'un ouvrage vaut un louis d'or, un mot, vingt
sous.» M. Sainte-Beuve a fait ici cette remarque: «Cette parole a Loule
valeur dans sa bouche, si l'on songe aux romans en dix volumes dont il
fallait avant tout sortir. Proportion, sobriété, décence, moyens simples
et de coeur substitués aux grandes catastrophes et aux grandes
phrases, tels sont les traits de la réforme, ou, pour parler moins
ambitieusement, de la retouche qu'elle fit du roman; elle se montre bien
du pur siècle de Louis XIV en cela[340].»

[Note 340: Sainte-Beuve, _Madame de la Fayette. (Portraits de
femmes)_.]

_La Princesse de Clèves_ est l'expression la plus achevée de cette
méthode. Mais sous une forme nouvelle, c'est toujours l'idéal de l'hôtel
de Rambouillet, l'idéal de Corneille: la passion sacrifiée au devoir. Et
dans quelles conditions! Mariée sans amour au prince de Clèves, Mlle
de Chartres a inspiré, dès la veille de son mariage, au beau duc de
Nemours, une vive passion qui, à son insu, a pénétré dans son propre
coeur. Épouse, elle lutte de toute la force de sa vertu contre une
affection coupable; mais un jour, elle ne trouve d'autre moyen de salut
que de fuir le lieu du combat, de quitter la cour. Le prince de Clèves
s'y oppose. Alors a lieu dans le parc de Coulommiers, entre le mari et
la femme, une suprême explication qui n'a d'autre témoin qu'un homme qui
se cache et dont les deux époux ne soupçonnent pas la présence, un homme
qui ne sait pas et qui ne doit pas savoir que la femme qu'il aime répond
à sa tendresse.

Le duc de Nemours entend le prince de Clèves supplier sa femme de lui
dire pourquoi elle veut se retirer du monde. Mais laissons Mme de la
Fayette nous raconter elle-même la scène extraordinaire qui est demeurée
célèbre.

«Ah! madame! s'écria M. de Clèves, votre air et vos paroles me font voir
que vous avez des raisons pour souhaiter d'être seule; je ne les sais
point, et je vous conjure de me les dire. Il la pressa longtemps de
les lui apprendre sans pouvoir l'y obliger; et, après qu'elle se fut
défendue d'une manière qui augmentoit toujours la curiosité de son mari,
elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés; puis tout d'un
coup, prenant la parole et le regardant: Ne me contraignez point, lui
dit-elle, à vous avouer une chose que je n'ai pas la force de vous
avouer, quoique j'en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement
que la prudence ne veut pas qu'une femme de mon âge, et maîtresse de
sa conduite, demeure exposée au milieu de la cour. Que me faites-vous
envisager, madame, s'écria M. de Clèves! je n'oserois vous le dire de
peur de vous offenser. Mme de Clèves ne répondit point; et son silence
achevant de confirmer son mari dans ce qu'il avoit pensé: Vous ne me
dites rien, reprit-il, et c'est me dire que je ne me trompe pas. Eh
bien! monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais
vous faire un aveu que l'on n'a jamais fait à un mari; mais l'innocence
de ma conduite et de mes intentions m'en donne la force. Il est vrai que
j'ai des raisons pour m'éloigner de la cour, et que je veux éviter les
périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n'ai
jamais donné nulle marque de foiblesse, et je ne craindrois pas d'en
laisser paroître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la
cour, ou si j'avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire.
Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec
joie pour me conserver digne d'être à vous. Je vous demande mille
pardons si j'ai des sentiments qui vous déplaisent: du moins, je ne vous
déplairai jamais par mes actions. Songez que, pour faire ce que je fais,
il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari que l'on n'en
a jamais eu: conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si
vous pouvez.

«M. de Clèves étoit demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée
sur ses mains, hors de lui-même, et il n'avoit pas songé à faire relever
sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu'il la vit à ses genoux, le
visage couvert de larmes, et d'une beauté si admirable, il pensa
mourir de douleur, et l'embrassant en la relevant: Ayez pitié de moi,
vous-même, madame, lui dit-il, j'en suis digne, et pardonnez si dans les
premiers moments d'une affliction aussi violente qu'est la mienne, je ne
réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous me paroissez
plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de
femmes au monde; mais aussi, je me trouve le plus malheureux homme qui
ait jamais existé....[341]»

[Note 341: Mme de la Fayette, _la Princesse de Clèves_, troisième
partie.]

M. de Clèves pressera vainement sa femme de lui faire connaître le nom
de l'homme qui trouble le repos de la princesse. Elle ne le lui dira
pas; mais par les détails de la conversation, le mystérieux spectateur
de cette scène a appris à la fois que son amour était partagé et que cet
amour était sans espoir.

Plus tard d'injustes soupçons causeront au prince de Clèves un chagrin
dont il mourra. Veuve, Mme de Clèves pourra épouser celui qu'elle aime
autant qu'il l'adore. Mais elle voit en lui l'homme qui a innocemment
causé la mort de son mari: elle brisera leurs deux coeurs pour offrir
ce sacrifice à la mémoire de l'époux qu'elle se reproche de n'avoir pu
aimer, et à qui elle gardera du moins la fidélité d'un pieux souvenir.
Elle appelle à son aide le suprême appui et la suprême consolation des
grandes douleurs: la religion. «Sa vie, qui fut assez courte, laissa des
exemples de vertu inimitables.»

Mme de Clèves n'est-elle pas digne de figurer à côté de la Pauline de
Corneille dans la galerie des héroïnes du devoir?

Comme pour montrer dans quel abîme peuvent tomber les femmes qui n'ont
pas eu la vaillance de Mme de Clèves pour combattre la passion, Mme de
la Fayette a écrit, deux autres romans: _la Princesse de Montpensier_ et
_la Comtesse de Tende_. Mme de Montpensier, coupable d'intention, Mme
de Tende, coupable de fait, endurent avec le mépris d'elles-mêmes le
châtiment de leurs fautes; et si la seconde avait eu le courage de faire
à son mari un aveu semblable à celui de la princesse de Clèves, la
malheureuse femme se serait épargné la honte d'un aveu autrement
terrible: celui qui suit la chute.

En dessinant de tels tableaux, Mme de la Fayette offrait d'utiles leçons
à des contemporaines qui en avaient souvent besoin. Mais elle le fit
simplement, sans vouloir donner elle-même une conclusion morale à ses
récits, et laissant ce soin aux poignantes situations qu'elle évoquait.
Il appartenait à une femme d'avertir ainsi ses soeurs des catastrophes
qu'entraîne la passion triomphante et débordante, et d'opposer ces
catastrophes aux généreux sacrifices qu'exige l'accomplissement du plus
austère devoir.

Mme de la Fayette exerça donc une influence littéraire et une action
moralisatrice, ou, pour mieux dire, elle fit servir la première à la
seconde. C'était là un but que devait naturellement poursuivre la noble
femme qui mérita que La Rochefoucauld dit d'elle qu'elle était _vraie_.
Elle fut vraie, en effet, aussi bien dans ses délicates peintures du
coeur humain que dans les actions de sa vie privée. La Rochefoucauld
avait pu juger de la sincérité de ses affections, et, pendant plus de
vingt-cinq ans, l'amitié de Mme de la Fayette fut pour le coeur blessé
du misanthrope, un refuge où il trouvait tout ce qu'il pouvait goûter
encore de paix et de bonheur.

Les deux amis s'aidaient de leurs conseils; Mme de la Fayette
perfectionna le style du noble duc qui, sans cette influence, aurait eu
peut-être la phrase incorrecte, bien que superbe, d'un Saint-Simon.
Avec cette charmante modestie qui sied à la femme, Mme de la Fayette
ne convenait que de la dette intellectuelle qu'elle avait elle-même
contractée à l'égard de son ami, et ne se reconnaissait sur lui qu'une
influence morale: «M. de la Rochefoucauld m'a donné de l'esprit,
disait-elle, mais j'ai réformé son coeur.» Était-elle bien sûre de cette
dernière assertion? Pour nous en convaincre nous-mêmes, il aurait fallu
que l'auteur des _Maximes_ modifiât son système, et c'est ce que le duc
ne fit pas. Il est néanmoins touchant que le tendre coeur de Mme de la
Fayette se soit uni à cet esprit amer, comme pour le persuader par un
vivant commentaire que la vraie définition de l'amitié se trouvait
plutôt dans les maximes de Mme de Sablé que dans les siennes.

Mais les limites de cet ouvrage ne me permettent pas de m'arrêter aux
talents secondaires, quelque, remarquables qu'ils soient. Il me faut
marcher rapidement et ne faire halte que devant les talents supérieurs
qui ont exercé une influence marquée sur notre littérature. C'est à ce
titre que Marguerite d'Angoulême m'a si longtemps retenue devant son
attachante physionomie; c'est à ce titre encore que Mme de Sévigné me
fera ralentir ma course. Toutes deux personnifient l'esprit français
dans sa grâce la plus aimable, la plus sympathique, et, en même temps,
elles sont restées délicieusement femmes. Elles se sont données tout
entières aux affections du foyer. Marguerite a été la plus dévouée des
soeurs, Mme de Sévigné la plus passionnée des mères. Elles ont, l'une et
l'autre, exagéré l'expression des sentiments les plus légitimes. On l'a
dit et redit: Mme de Sévigné a trop souvent fait parler à la tendresse
maternelle un langage d'amant. Si Marguerite d'Angoulême voyait dans son
frère, dans François Ier, le Christ de Dieu, Mme de Sévigné n'est
pas bien loin de cette idolâtrie en ce qui concerne sa fille, Mme de
Grignan. L'amour maternel est pour son esprit «cette pensée habituelle»
que l'amour de Dieu est pour les âmes pieuses. Mme de Sévigné méritera
que le grand Arnauld l'appelle «une jolie païenne».

Comme l'amour fraternel pour Marguerite, l'amour maternel est la vie de
Mme de Sévigné: «Ma fille, aimez-moi donc toujours: c'est ma vie, c'est
mon âme que votre amitié.»--«La tendresse que j'ai pour vous, ma chère
bonne, me semble mêlée avec mon sang, et confondue dans la moelle de
mes os; elle est devenue moi-même.»--«Adieu, ma fille, adieu, la chère
tendresse de mon coeur.»--«Adieu, ma chère enfant, l'unique passion de
mon coeur, le plaisir et la douleur de ma vie.»--«Aimez mes tendresses,
aimez mes faiblesses; pour moi, je m'en accommode fort bien. Je les aime
bien mieux que des sentiments de Sénèque et d'Épictète. Je suis douce,
tendre, ma chère enfant, jusques à la folie; vous m'êtes toutes choses,
je ne connais que vous[342].»

[Note 342: Mme de Sévigné, _Lettres_. A Mme de Grignan, 9 février, 18
et 31 mai 1671; 8 janvier 1674, 8 novembre 1680.]

Il y a là, sans doute, quelque chose de trop. Marguerite d'Angoulême est
plus dans la nature lorsqu'elle prodigue à son frère les témoignages
d'une adoration passionnée, parce que François Ier étant à la fois pour
elle roi, père et frère, elle n'abaisse pas sa dignité en se courbant
devant celui qui, pour elle, a la double délégation de l'autorité royale
et de l'autorité domestique. Mais en se mettant pour ainsi dire aux
pieds de sa fille, Mme de Sévigné sacrifie trop son droit maternel,
et au temps où la place de la mère était si élevée dans les foyers
chrétiens, certaines expressions de l'aimable épistolière nous choquent
comme de fausses notes.

De là à conclure que Mme de Sévigné n'était pas sincère dans
l'expression de son attachement maternel, il y a loin; et ceux qui
lui adressent ce reproche ne le lui feraient pas, s'ils avaient
attentivement recueilli dans ses lettres tant de passages où le coeur
d'une mère déborde avec une naturelle effusion.

Et, d'ailleurs, ne soyons pas trop sévères pour cette passion maternelle
à laquelle nous sommes redevables de tant de pages ravissantes. Souvent
séparée de Mme de Grignan, Mme de Sévigné, de même qu'elle ne peut
converser qu'avec les personnes à qui elle parle de sa fille, ne
retrouve qu'en lui écrivant la pleine liberté de son aimable esprit.
Pour les autres, sa plume lui pèse et «laboure»; mais, pour sa fille,
cette plume trotte «la bride sur le cou» et l'on sent bien la vérité de
cette phrase si connue: «Je vous donne avec plaisir le dessus de tous
les paniers, c'est-à-dire la fleur de mon esprit, de ma tête, de mes
yeux, de ma plume, de mon écritoire, et puis le reste va comme il
peut[343].»

[Note 343: 1er décembre 1675.]

Dans ses lettres, Mme de Sévigné est le plus fidèle miroir de son
époque; miroir brillant dont le grand siècle avait lui-même d'ailleurs
poli la glace et taillé les facettes, mais qui devait une grande partie
de son éclat à sa propre nature.

Mme de Sévigné avait, en effet, la radieuse imagination des gens qui
sont nés pour le bonheur; et Mme de la Fayette avait raison de lui dire
dans le portrait qu'elle traça d'elle: «La joie est l'état véritable
de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à personne du
monde[344].»

[Note 344: _Portrait de la marquise de Sévigné_, par Mme la comtesse
de la Fayette, sous le nom d'un inconnu.]

Cependant Mme de Sévigné put d'autant moins éviter le chagrin que
l'unique objet en qui s'était concentrée toute sa puissance d'affection,
devint pour cette femme «naturellement tendre et passionnée[345]» une
cause presque continuelle de douleur. Souvent éloignée de Paris, souvent
malade et d'humeur inégale, Mme de Grignan faisait souffrir sa mère
tantôt par son absence, tantôt, malgré sa filiale affection, par sa
présence même. Mais quand le caractère est gai, la tristesse peut bien
déposer son amertume dans le coeur, le sourire garde si naturellement
son pli qu'il rayonne encore au milieu des larmes. Aussi, bien que le
souffle de la douleur vînt parfois ternir le miroir enchanté dont
je parlais tout à l'heure, l'ombre disparaissait, et dans le miroir
apparaissait avec un merveilleux relief tout ce qui venait s'y
réfléchir.

[Note 345: _Id_.]

Avec l'imagination qui reproduit les tableaux qui s'y sont fixés, Mme
de Sévigné avait le goût éclairé qui les choisit. Elle avait aussi la
vivacité et la mobilité d'impression qui faisaient d'elle l'écho de tous
les bruits du monde, écho tour à à tour joyeux ou attendri, grave ou
léger. Avec elle nous devenons ses contemporains. Voici les fêtes que
remplit le majestueux éclat du Roi-Soleil, les batailles qui vont
répandre au loin la gloire de son nom; voici les petites intrigues et
les grands événements, les aventures galantes de la cour, et, devant
le règne officiel des favorites, la foudroyante éloquence de l'orateur
sacré qui tonne contre l'adultère; les spirituels caquets du monde
et les grandes leçons de l'histoire; les mariages souvent basés sur
l'intérêt, mais parfois illuminés d'un rayon d'amour; les morts des
grands capitaines, «ce canon chargé de toute éternité» qui enlève
Turenne au-milieu des cris et des pleurs de ses soldats ivres de
vengeance, et qui conduit le cercueil du héros dans la royale nécropole
de Saint-Denis, au milieu d'une pompe funèbre transformée en pompe
triomphale par les populations éperdues et pleurant le suprême espoir de
la France; puis c'est le grand Coudé montrant, à l'heure de sa mort, à
l'heure des derniers combats, le calme, la sérénité que l'on admirait en
lui aux jours de bataille...


L'imagination de Mme de Sévigné est si riche de son propre fonds
que pour s'animer elle n'a pas besoin du mouvement de Paris ou de
Versailles. Les habitudes de la province, la retraite même dans une
austère campagne ne l'assombrissent pas. C'est avec entrain que Mme de
Sévigné nous décrit les États de Bretagne avec leurs plaisirs assurément
moins délicats que bruyants, et ces interminables repas qui lui font
désirer de mourir de faim et de se taire. En avant, les paysans bretons
avec leurs costumes pittoresques et leurs âmes «plus droites que des
lignes, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent[346]!»
Avec quel charme rustique Mme de Sévigné nous dépeint la fenaison! A
Vichy, elle nous fera rire avec elle de la bourrée d'Auvergne; une autre
fois, elle nous fera frissonner du spectacle que présente une forge avec
les «démons» qui s'agitent dans cet enfer, «tous fondus de sueur, avec
des visages pâles, des yeux farouches, des moustaches brutes, des
cheveux longs et noirs[347].» En voyage, tout l'occupe, tout l'amuse, la
nuit passée sur la paille, le carrosse qui verse. Mais elle se plaît
surtout aux beaux aspects de la route, car elle aime la nature; elle
l'aime du moins à la manière de nos trouvères du moyen âge qui, d'accord
en cela avec Homère, n'indiquent que d'un trait rapide et gracieux le
paysage qui les enchante[348]. La nature plaît à Mme de Sévigné dans ses
aspects les plus variés, les plus opposés même. Aux Rochers, la sombre
«horreur» de sa chère forêt la fait rêver. Elle regrette seulement d'y
entendre, le soir, le hibou au lieu de «la feuille qui chante», cette
feuille dont la mélodie ne devait pas lui manquer à Livry, alors que
dans ce riant séjour où elle trouvait «tout le triomphe du mois de
mai» elle disait: «Le rossignol, le coucou, la fauvette, ont ouvert le
printemps dans nos forêts[349]». C'est encore à Livry que Mme de Sévigné
regardait le brocart d'or des feuilles d'automne avec un oeil d'artiste
qui le trouvait plus beau encore que le vert naissant.

[Note 346: 21 juin 1680.]

[Note 347: Gien, 1er octobre 1677.]

[Note 348: M. Léon Gautier, _les Épopées françaises_.]

[Note 349: 29 avril 1671, 26 juin 1680.]

Jusqu'aux jours de pluie à la campagne, tout est bon à ce charmant et
solide esprit. N'est-ce pas alors le moment d'aller chercher sur les
tablettes de son petit cabinet les livres substantiels dont elle se
nourrit? Que de fois elle nous initie aux lectures que lui donnent,
parmi les auteurs anciens, Virgile, Tacite, Lucien, Plutarque, Josèphe,
les Pères de l'Église; puis des écrivains modernes: Montaigne, Pascal,
Nicole, Malebranche, Bossuet, Bourdaloue qu'elle nomme «le grand
Pan», Fléchier, Mascaron, les historiens de l'Église et de la France;
Corneille enfin, Corneille à qui elle restera fidèle toute sa vie
et qu'elle élèvera au-dessus de Racine: «Vive donc notre vieil ami
Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divines et
sublimes beautés qui nous transportent; ce sont des traits de maître qui
sont inimitables[350].»

[Note 350: 16 mars 1672.]

Mme de Sévigné goûtait naturellement La Fontaine: leurs esprits
étaient de même race, c'est-à-dire de la vieille trempe française.
Malheureusement l'enjouée marquise ne s'en tint pas aux fables du poète.
Elle ne raya pas plus de ses lectures françaises les Contes de La
Fontaine qu'elle n'avait excepté de ses lectures italiennes les Contes
de Boccace. J'aime mieux rappeler ici l'attrait qu'avait pour elle Le
Tasse.

Mme de Sévigné avait conservé, au milieu même de ses plus solides
occupations intellectuelles, la passion des romans de cape et d'épée.
Son goût se moquait du style de ces ouvrages; mais son imagination
se laissait prendre «à la glu» des aventures héroïques et des beaux
sentiments.

De l'hôtel de Rambouillet, elle avait gardé, avec ce faible, une
insurmontable aversion pour les compagnies ennuyeuses. Elle excellait à
s'en défaire, et appelait cela: écumer son pot. On se souvient de cette
lunette d'approche qui, par l'un de ses bouts, faisait voir les gens à
deux lieues de soi, et qu'elle dirigeait si volontiers dans ce sens pour
regarder une compagnie déplaisante où figurait Mlle du Plessis. En ce
qui concerne cette pauvre fille qui, malgré ses ridicules, avait de bons
sentiments, on ne peut s'empêcher de trouver Mme de Sévigné bien cruelle
dans les railleries dont elle l'accable. La charité est plus d'une fois
absente, d'ailleurs, de ses lettres trop spirituelles pour n'être pas
quelquefois méchantes. Malgré les conseils de modération qu'elle donne
à sa fille, on peut l'accuser aussi d'avoir trop vivement épousé les
querelles des Grignan. Elle mérita bien qu'un jour son confesseur lui
refusât l'absolution pour avoir gardé trop de rancune à l'évêque de
Marseille. Mais ces colères ne furent dans sa vie que de passagers
accidents. La bonté, le dévouement, voilà ce qui y domine. Les chagrins
d'autrui la trouvaient profondément sensible. Elle a retracé avec
une naturelle et communicative émotion les déchirements des pertes
domestiques: Mme de Longueville pleurant son fils, Mlle de la Trousse
se jetant sur le corps de sa vieille mère qui vient d'expirer; Mme de
Dreux, avide de revoir sa mère en sortant de prison, et apprenant avec
un poignant désespoir que le chagrin de sa captivité a tué cette mère
chérie. Mme de la Fayette voit-elle mourir son vieil ami, le duc de
la Rochefoucauld: «Rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux
charmes de leur amitié,» dit Mme de Sévigné... «Tout se consolera,
hormis elle[351].»

[Note 351: 17 et 26 mars 1680.]

Ce mot révèle une âme qui connaissait l'amitié. Mme de Sévigné fut, on
le sait, une amie dévouée jusqu'au sacrifice. Elle n'hésita pas à se
compromettre pour de chers proscrits. Avec quelle ardente sollicitude
elle suit le procès de Fouquet, le «cher malheureux!» Jamais elle ne
fera une cour plus empressée à M. de Pomponne et à sa famille que dans
la disgrâce de ce ministre, et avec quelle délicatesse! «Je leur rends
des soins si naturellement, que je me retiens, de peur que le vrai n'ait
l'air d'une affectation et d'une fausse générosité: ils sont contents de
moi[352].»

[Note 352: 29 novembre 1679.]

Dans ce noble coeur vit aussi la passion pour la gloire de la France.
Quelle patriotique fierté dans le récit de l'entrevue de Louis XIV avec
l'ambassadeur de Hollande! «Le roi prit la parole, et dit avec une
majesté et une grâce merveilleuse, qu'il savait qu'on excitait ses
ennemis contre lui; qu'il avait cru qu'il était de sa prudence de ne se
pas laisser surprendre, et que c'est ce qui l'avait obligé à se rendre
si puissant sur la mer et sur la terre, afin d'être en état de se
défendre; qu'il lui restait encore quelques ordres à donner, et qu'au
printemps il ferait ce qu'il trouverait le plus avantageux pour sa
gloire, et pour le bien de son État; et fit comprendre ensuite à
l'ambassadeur, par un signe de tête, qu'il ne voulait point de
réplique[353].»

[Note 353: 5 janvier 1672.]

Ce signe de tête nous fait rêver au Jupiter olympien d'Homère. Où est le
temps où la France avait le droit et le pouvoir de manifester ainsi sa
volonté à l'Europe?

Mme de Sévigné aime aussi la France dans ses soldats. Avec quel vif
plaisir elle dit après le passage du Rhin: «Les Français sont jolis
assurément: il faut que tout leur cède pour les actions d'éclat et de
témérité; enfin il n'y a plus de rivière présentement qui serve de
défense contre leur excessive valeur[354].»

[Note 354: 3 juillet 1672.]

Enfin, à la mort de Turenne, quelle patriotique douleur! Nous en avons
déjà entendu l'écho.

C'est ici le lieu d'aborder une question délicate. On a accusé Mme de
Sévigné d'avoir traité avec une cruelle légèreté ce qu'il y a de plus
poignant pour le sentiment national: la guerre civile et les terribles
répressions qu'elle entraîne. C'est à l'occasion des troubles de
Bretagne que Mme de Sévigné a encouru ce grave reproche. Il me paraît
utile de bien pénétrer ici la pensée de la marquise.

Sans doute, dans plus d'un endroit de ses lettres, Mme de Sévigné
s'exprime avec une étrange désinvolture sur les exécutions qui
remplissaient d'horreur la Bretagne. Mais il ne faut pas oublier que,
liée avec le gouverneur de Bretagne, et écrivant à Mme de Grignan, femme
du lieutenant général du roi en Provence, elle est obligée à une grande
circonspection de langage. S'exprimer autrement, alors qu'une lettre
pouvait être décachetée en route, n'était-ce pas faire perdre à son fils
l'appui de M. de Chaulnes, n'était-ce pas aussi compromettre aux yeux du
roi la chère correspondante à qui elle aurait confié les sentiments
de réprobation que soulevaient dans son cour des ordres iniques? Ces
sentiments ne se font-ils pas jour çà et là? Je ne sais si je m'abuse;
mais sous l'apparente légèreté avec laquelle Mme de Sévigné parle des
malheurs de la Bretagne, je crois voir non de l'indifférence, mais une
ironie amère. Les véritables sentiments de la marquise paraissent
se trahir plus d'une fois: «Je prends part à la tristesse et à la
désolation de toute la province... Me voilà bien Bretonne, comme vous
voyez; mais vous comprenez bien que cela tient à l'air que l'on respire,
_et aussi à quelque chose de plus_; car, de l'un à l'autre, toute la
province est affligée.[355]»

[Note 355: 20 octobre 1675.]

Quelles réflexions seraient plus éloquentes que ce tableau: «Voulez-vous
savoir des nouvelles de Rennes? Il y a présentement cinq mille hommes,
car il en est encore venu de Nantes. On a fait une taxe de cent mille
écus sur les bourgeois; et si on ne trouve point cette somme dans
vingt-quatre heures, elle sera doublée, et exigible par des soldats. On
a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir
sur peine de la vie; de sorte qu'on voyait tous ces misérables, femmes
accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette
ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture; ni de quoi se
coucher. Avant-hier on roua un violon qui avait commencé la danse et
la pillerie du papier timbré; il a été écartelé après sa mort, et ses
quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville... On a pris
soixante bourgeois; on commence demain à pendre.» Malheureusement, pour
faire passer ces paroles où frémit une indignation contenue, Mme de
Sévigné ajoute des lignes qui lui sont peut-être inspirées aussi par la
crainte des insultes auxquelles serait exposée sa fille si la Provence
se révoltait comme la Bretagne.

«Cette province est d'un bel exemple pour les autres, et surtout de
respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire
d'injures, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin[356].» Telles
étaient, en effet, les avanies qu'avaient eu à souffrir le duc et la
duchesse de Chaulnes. Mais ne semble-t-il pas que le ton qu'emploie
Mme de Sévigné dénote qu'elle trouve la rigueur du châtiment bien
disproportionnée à la gravité de l'offense? Ne dit-elle pas plus tard:
«Rennes est une ville comme déserte; les punitions et les taxes ont été
cruelles[357]?» Ailleurs encore, elle dira les atrocités de la répression.
Je reconnais cependant que je voudrais une moins prudente réserve et une
plus vigoureuse indignation dans la petite-fille de sainte Chantal, dans
la femme qui tentait d'arracher un galérien à ce supplice qu'elle
se représentait sous de si vives couleurs. Il est vrai que, même en
demandant la grâce d'un forçat, la marquise dissimule un sourire; il est
vrai aussi que la description du bagne frappe plus son imagination que
son coeur, et qu'elle se promet un plaisir d'artiste à voir un tel
spectacle: «Cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma
curiosité; je serai fort aise de voir cette sorte d'enfer. Comment! des
hommes gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes?» Elle
exprime par un vers italien l'étrange attrait qu'aurait pour elle ce
tableau:

  «E' di mezzo l'orrore esce il diletto[358].»
  _Et du milieu de l'horreur naît le plaisir._

[Note 356: 30 octobre 1675.]

[Note 357: 13 novembre 1675.]

[Note 358: 13 mai 1671.]

Ne nous pressons pas trop de conclure que Mme de Sévigné était
insensible aux généreuses émotions de la charité chrétienne. Peut-être
les vertus dont on parle le plus ne sont-elles pas toujours celles que
l'on pratique le mieux.

Il m'est plus difficile d'excuser la légèreté avec laquelle Mme de
Sévigné rapporte certaines anecdotes ou juge certaines situations. Nous
n'aimons pas à l'entendre raconter à sa fille de scandaleuses aventures.
Nous ne lui pardonnons pas surtout de dire à cette même fille qu'elle
conseillerait à une femme trahie de jouer _quitte à quitte_ avec son
mari. C'étaient là de ces propos mondains auxquels elle ne réfléchissait
sans doute pas, elle qui, dans la même situation, était demeurée fidèle
au devoir.

Dans d'autres circonstances, Mme de Sévigné fait preuve d'un jugement
plus sain. Cette femme qui semble tout au présent a compris le néant de
ce qui passe. Mais elle ne veut de la philosophie qu'autant que celle-ci
est chrétienne. Bien que des impressions jansénistes viennent se mêler
à sa foi, cette foi reste humble et soumise. La petite-fille de sainte
Chantai voit en tout les desseins de la Providence; elle s'abandonne
avec une confiante sérénité à la souveraine puissance qui nous guide.
Lorsqu'un fils est né à Mme de Grignan, elle dit, à celle-ci avec
l'accent d'une mère chrétienne: «Ma fille, vous l'aimez follement; mais
donnez-le bien à Dieu, afin qu'il vous le conserve... Donnez-le à Dieu,
si vous voulez qu'il vous le donne[359].» Elle a beau ajouter à ce conseil
une note rieuse, elle sait bien qu'une chose seule est nécessaire: la
direction de la vie vers le salut éternel.

[Note 359: 13 décembre 1671.]

Et cependant avec quelle confusion elle s'accuse de se laisser détourner
de cette pensée!

C'est encore une forte chrétienne qui a écrit à M. de Coulanges cette
superbe lettre sur la mort de Louvois et sur le conclave:

«Je suis tellement éperdue de la nouvelle de la mort très subite de M.
de Louvois, que je ne sais par où commencer pour vous en parler. Le
voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, qui
tenait une si grande place; dont le _moi_, comme dit M. Nicole, était si
étendu; qui était le centre de tant de choses: que d'affaires, que de
desseins, que de projets, que de secrets, que d'intérêts à démêler, que
de guerres commencées, que d'intrigues, que de beaux coups d'échecs
à faire et à conduire! Ah, mon Dieu! donnez-moi un peu de temps; je
voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince
d'Orange; non, non, vous n'aurez pas un seul, un seul moment...» Sous
une forme familière, n'est-ce pas ici la haute inspiration de Bossuet?

«Quant aux grands objets qui doivent porter à Dieu, poursuit Mme de
Sévigné, vous vous trouvez embarrassé dans votre religion sur ce qui se
passe à Rome et au conclave; mon pauvre cousin, vous vous méprenez. J'ai
ouï dire qu'un homme d'un très bon esprit tira une conséquence toute
contraire au sujet de ce qu'il voyait dans cette grande ville: il en
conclut qu'il fallait que la religion chrétienne fût toute sainte et
toute miraculeuse de subsister ainsi par elle-même au milieu de tant de
désordres et de profanations; faites donc comme lui, tirez les mêmes
conséquences, et songez que cette même ville a été autrefois baignée du
sang d'un nombre infini de martyrs; qu'aux premiers siècles toutes les
intrigues du conclave se terminaient à choisir entre les prêtres celui
qui paraissait avoir le plus de zèle et de force pour soutenir le
martyre; qu'il y eut trente-sept papes qui le souffrirent l'un après
l'autre, sans que la certitude de cette fin leur fît fuir ni refuser une
place où la mort était attachée, et quelle mort! Vous n'avez qu'à lire
cette histoire, pour vous persuader qu'une religion subsistante par un
miracle continuel, et dans son établissement et dans sa durée, ne peut
être une imagination des hommes... Lisez saint Augustin dans sa _Vérité
de la Religion_... Ramassez donc toutes ces idées, et ne jugez pas si
légèrement; croyez que, quelque manège qu'il y ait dans le conclave,
c'est toujours le Saint-Esprit qui fait le pape; Dieu fait tout, il est
le maître de tout, et voici comme nous devrions penser: j'ai lu ceci en
bon lieu: _Quel mal peut-il arriver à une personne qui sait que Dieu
fait tout, et qui aime tout ce que Dieu fait?_ Voilà sur quoi je vous
laisse, mon cher cousin[360].»

[Note 360: 26 juillet 1691.]

Cette chrétienne qui savait si bien juger du néant des choses humaines,
et qui croyait avec une si ferme confiance que rien de mal ne peut
arriver à la créature qui voit en tout la volonté d'un Dieu paternel,
cette chrétienne avait cependant redouté la mort: «Je trouve la mort si
terrible, écrivait-elle, que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène
que par les épines dont elle est semée[361].» Mais les solides lectures
dont Mme de Sévigné se nourrissait, les enseignements religieux qu'elle
s'appliquait de plus en plus affermirent son âme, et elle mourut avec le
courage chrétien. Elle acheva sa vie auprès de ce qu'elle avait de plus
cher au monde: cette fille bien-aimée qui fut l'occasion de sa gloire
littéraire.

[Note 361: 16 mars 1672.]

Ce n'est pas sans tristesse que nous voyons disparaître la noble et
charmante femme. En nous initiant à ses sentiments, à ses occupations,
elle nous fait vivre de sa propre vie, et lorsqu'elle nous quitte, il
nous semble qu'elle emporte quelque chose de notre propre vie.

Si une exquise civilisation a seule pu produire Mme de Sévigné,
l'illustre épistolière a bien rendu à la société ce qu'elle lui devait.
C'est sur les femmes principalement qu'elle a exercé une grande
influence. Sans doute, elle ne pouvait leur léguer ce génie naturel qui
donne à ses lettres le trait profond et juste de la pensée, la grâce
piquante et le tour inimitable de l'expression. Mais elles ont appris de
ce merveilleux modèle que le secret de l'art épistolaire est de laisser
parler avec naturel et simplicité un cour aimant, un esprit solidement
et délicatement cultivé.

Avec moins d'abandon, Mme de Maintenon donne aux femmes un enseignement
analogue. Nous l'avons vu dans le chapitre où l'éducation de Saint-Cyr
nous a longuement occupée. La solidité est plus apparente dans les
lettres de Mme de Maintenon que dans celles de Mme de Sévigné. Aussi
l'esprit pratique de Napoléon Ier accordait-il aux premières la
préférence qu'une viande substantielle lui paraissait devoir mériter
sur «un plat d'oeufs à la neige.» J'avoue humblement que malgré ma
sympathique admiration pour la fondatrice de Saint-Cyr, et en dépit même
des réserves que j'ai faites en parlant de Mme de Sévigné, celle-ci
a toute ma prédilection, et que je ne sais me dérober à ce charme
fascinateur qu'elle exerce comme Marguerite d'Angoulême: la vivacité de
l'esprit français unie à la sensibilité d'un coeur de femme.

Au point de vue littéraire, c'est faire une lourde chute que de quitter
le style gracieux, ailé de Mme de Sévigné, pour la prose massive de Mme
Dacier. Le nom de cette dernière ne saurait cependant être omis dans
un chapitre consacré à l'influence intellectuelle de la femme. Par ses
publications et ses traductions d'auteurs anciens, elle a rendu de réels
services aux lettres françaises. Quels que soient les défauts de son
style, son manque de goût, la fausse élégance qu'elle prête parfois à
Homère, ou l'allure bourgeoise par laquelle elle traduit l'inimitable
naïveté du poète, quelle que soit aussi la violence de la polémique
qu'elle soutint pour le défendre, elle contribua puissamment à remettre
en honneur les antiques modèles du beau, et sa version de l'_Iliade_
et de l'_Odyssée_, la meilleure qui eût paru jusqu'alors, est demeurée
populaire. Malheureusement elle voulut se montrer trop virile, et en
pareil cas, la femme perd sa grâce native sans acquérir la force de
l'homme[362].

[Note 362: Egger, _Mémoires de littérature ancienne_; M. l'abbé Fabre,
_la Jeunesse de Fléchier_ les lettres inédites de Mme Dacier, publiées
dans l'appendice de cet ouvrage.]

Les femmes du XVIIe siècle laissèrent leur empreinte non seulement sur
les lettres, mais aussi sur les arts. Nous avons dit la protection
éclairée qu'au XVIIe siècle de grandes dames, des princesses, des
reines, accordèrent à la peinture, à la sculpture, à l'architecture, aux
arts industriels. Des femmes, appartenant pour la plupart aux familles
de peintres éminents, honorèrent par leurs propres travaux les noms
qu'elles portaient. Telles furent Mme Restout, née Madeleine Jouvenet,
soeur et élève de Jean Jouvenet, et les deux soeurs des frères Boulogne,
Geneviève et Madeleine qui, toutes deux, furent reçues à l'Académie
royale de peinture et de sculpture. C'est un fait touchant que celui de
ces soeurs s'unissant à leurs frères dans le culte de l'art.

Au XVIIIe siècle, plusieurs femmes appartinrent aussi à l'Académie de
peinture et de sculpture. L'une d'elles était la femme et l'élève
d'un peintre renommé, Vien[363]. Une autre est demeurée célèbre par ses
portraits; c'est Mme Vigée-Lebrun.

[Note 363: Villot, _Notice des tableaux du Louvre_. École française.]

La marquise de Pompadour se fit remarquer comme graveur. Protectrice des
arts, elle encouragea naturellement le voluptueux pinceau de Boucher.
Il y a loin de cette influence à celle de la duchesse d'Aiguillon
protégeant le noble et religieux génie des Le Sueur et des Poussin.
C'est toute la différence du XVIIe siècle au XVIIIe.

Avec l'art, nous sommes entrée dans le XVIIIe siècle. C'est par les
salons que se font désormais les renommées littéraires, et plusieurs des
femmes qui président à ces cercles y brillent par leur mérite personnel.
Toute déconsidérée qu'elle fût, Mme de Tencin réunissait autour d'elle
des hommes d'esprit et de talent qu'elle appelait irrévérencieusement
_ses bêtes_: c'était Montesquieu, Fontenelle.

Chose étrange, Mme de Tencin, l'une des femmes qui concoururent le plus
effrontément à la corruption de la Régence, a laissé des romans où ses
moeurs sont bien loin de se refléter. Le libertinage de sa vie contraste
avec les sentiments ingénus et délicats qui respirent dans son
chef-d'oeuvre: _les Mémoires du comte de Comminges_, «le plus beau titre
littéraire des femmes dans le XVIIIe siècle», a dit M. Villemain[364].

[Note 364: M. Villemain, _Tableau de la littérature au XVIIIe siècle.
Onzième leçon.]

Les assises du bel esprit se tenaient aussi à Sceaux, chez la duchesse
du Maine. A sa cour apparaissaient Voltaire, Fontenelle, Chaulieu, La
Motte, puis des femmes distinguées qui devaient avoir un nom ou une
influence littéraire, Mlle de Launay et deux grandes dames qui tinrent
des salons renommés: la marquise de Lambert, la marquise du Deffand.

Les _Mémoires_ de Mlle de Launay, a dit M. Villemain, «sont curieux
à plus d'un titre, et surtout parce qu'ils marquent une époque de la
langue et du goût, un certain art de simplicité mêlée de finesse,
d'élégance discrète et de bienséance ingénieuse. C'était le ton de la
cour de Sceaux. C'était le style net et fin qui plaît dans La Motte,
auquel Fontenelle ajouta de nouvelles grâces, que Mairan, Mme de
Lambert, Maupertuis employèrent avec goût, que Montesquieu mêla parfois
à son génie, et dont quelques nuances se retrouvent dans la concision
piquante de Duclos et dans la subtilité prétentieuse de Marivaux. Sous
la plume de Mlle de Launay, ce style est à son point de perfection,
poli, enjoué, facile, et parfois, lorsque son cour est engagé dans
ce qu'elle raconte, vif et coloré, en dépit de la modestie de
l'expression[365].»

[Note 365: Villemain, _l. c._]

Malheureusement le souffle des plus amères déceptions avait desséché le
cour de Mlle de Launay, sans que ce pauvre coeur pût se retremper à la
source de ces consolations religieuses qu'elle était loin pourtant de
méconnaître. Ses _Mémoires_ ne laissent dans l'âme du lecteur qu'une
sensation de vide et de découragement.

Bien différente est l'impression que produisent les écrits de la
marquise de Lambert à qui M. Villemain reconnaît un style de même race
que celui de Mlle de Launay. On sent que, disciple de Fénelon, elle a
passé une partie de sa vie dans le XVIIe siècle, et la pensée chrétienne
donne à ses écrits l'élévation morale et la douce chaleur du sentiment.

Moraliste aimable, elle n'avait écrit que pour ses enfants, et ce fut
malgré elle que ses oeuvres furent livrées à la publicité. Ne nous en
plaignons pas, nous qui avons respiré dans ces pages exquises les plus
généreux sentiments d'honneur chevaleresque, de pureté morale, de
tendresse contenue. J'ai cité plus haut les _Avis_ que Mme de Lambert
donna à son fils et à sa fille[366]. Comme Cicéron, elle écrivit un traité
sur l'_Amitié_, un autre sur la _Vieillesse_[367]. Si les limites de mon
ouvrage me le permettaient, je citerais plus d'une page du traité de
l'_Amitié_. Peut-être même ces pages qui expriment sous une forme plus
délicate et plus châtiée, des pensées analogues à celles que j'ai
empruntées à Mme de Sablé, auraient-elles plus mérité que les maximes de
cette dernière une citation spéciale dans mon étude. Mais en accordant
cette place aux réflexions de Mme de Sablé, je ne pouvais oublier
qu'elle a en quelque sorte créé la littérature des _Maximes_.

[Note 366: Voir notre chapitre II.]

[Note 367: On lui doit aussi des _Réflexions sur les femmes_ et
d'autres opuscules.]

Le marquis d'Argenson a rendu un digne hommage à Mme de Lambert, à son
caractère, à l'influence qu'elle exerça et qui fit de son salon le seuil
de l'Académie française[368].


[Note 368: Marquis d'Argenson, _Mémoires_.]

Ce salon était encore un héritage du XVIIe siècle par les goûts
littéraires de la marquise, par ses croyances religieuses, et même par
le _précieux_ dont elle aurait gardé quelque reste s'il faut en croire,
non ses écrits parfaitement naturels, mais le témoignage de son ami le
marquis d'Argenson.

Les salons qui devaient succéder à ce cercle ont un autre caractère et
sont bien du XVIIIe siècle.

Foncièrement ignorantes de tout, les femmes du XVIIIe siècle parlent
de tout, raisonnent ou déraisonnent sur tout, mais toujours avec cette
grâce piquante qui distingue la conversation du XVIIIe siècle. Ce qui
domine alors, c'est le trait d'esprit, c'est le brillant, vrai ou faux,
peu importe, pourvu que le stras miroite. Au milieu de tout ce clinquant
et de tout ce cliquetis de paroles, le marquis d'Argenson regrettait la
causerie grave et noble de l'hôtel de Rambouillet, cette causerie dont
le salon de Mme de Lambert lui apportait sans doute un dernier écho.

Cependant, quelle que soit sa nouvelle allure, rapide et brillante,
la causerie a plus que jamais les caractères distinctifs de l'esprit
français, la clarté, la précision. Et les salons qui seuls, comme je le
rappelais plus haut, donnent la célébrité aux oeuvres de l'intelligence,
les salons demandent au savant, comme au littérateur, que dans ses
écrits même il parle leur langue. Dépouillant l'appareil doctrinal, la
science se fait aimable pour se présenter aux belles dames.

«Point de livre alors, dit M. Taine, qui ne soit écrit pour des gens
du monde et même pour des femmes du monde. Dans les entretiens de
Fontenelle sur _la Pluralité des mondes_, le personnage central est une
marquise.» Voltaire, qui a dédié _Alzire_ à Mme du Chatelet, écrit pour
elle _la Métaphysique_ et _l'Essai sur les moeurs_. C'est pour Mme
d'Épinay que Rousseau compose _l'Émile_.

«Condillac écrit _le Traité des sensations_, d'après les idées de Mlle
Ferrand, et donne aux jeunes filles des conseils sur la manière de
lire sa _Logique_. Baudeau adresse et explique à une dame son _Tableau
économique_. Le plus profond des écrits de Diderot est une conversation
de Mlle de l'Espinasse avec d'Alembert et Bordeu. Au milieu de son
_Esprit des lois_, Montesquieu avait placé une invocation aux Muses.
Presque tous les ouvrages sortent d'un salon, et c'est toujours un salon
qui, avant le public, en a les prémices[369].»

[Note 369: Taine, _les Origines de la France contemporaine. L'ancien
régime_.]

Les femmes trouveront-elles, dans le courant scientifique qui les
enveloppe, l'instruction que ne leur a pas donnée leur première
éducation? Non; les connaissances qu'elles acquièrent dans le commerce
superficiel du monde, et qui manquent de base, ces connaissances
faussent plus leur jugement qu'elles ne le fortifient. Les femmes
n'auront guère ajouté que la pédanterie à l'ignorance. Nous trouverons
cependant des exceptions. L'une nous sera donnée par le monde des
salons, dans la personne de Mme du Chatelet, qui écrit _les Institutions
de physique_, _l'Analyse de la philosophie de Leibnitz_, et qui traduit
_les Principes de Newton_. Nous rencontrerons encore un autre exemple de
vaillant labeur intellectuel, bien loin des salons parisiens, au fond
d'une province, dans ce château vendéen où une jeune fille, Mlle de
Lézardière, s'imposait une tâche écrasante: _la Théorie des lois
politiques de la monarchie française_. M. Augustin Thierry lui a
reproché d'avoir nié l'influence romaine dans la monarchie franke et
d'avoir groupé d'après les besoins de sa thèse, les vieux monuments
législatifs qu'elle cite; mais il ne peut s'empêcher d'admirer dans
l'oeuvre de Mlle de Lézardière, l'enchaînement des idées, le soin avec
lequel les documents les plus arides ont été compulsés, la sagacité que
l'auteur apporte souvent pour traiter des questions ardues. M. Augustin
Thierry avoue que si la Révolution n'avait pas entravé la publication de
ce livre, il eût pu faire secte[370].

[Note 370: Augustin Thierry, _Considérations sur l'histoire de
France_.]

Les femmes du XVIIIe siècle embrassent avec ardeur les principes de
la philosophie nouvelle, triste philosophie qui, en sapant toutes les
croyances, allait amener l'effondrement social de notre pays. Les
femmes rivalisent avec les hommes pour monter à l'assaut des vérités
religieuses. Elles font gloire de leur athéisme. L'une traite Voltaire
de bigot parce qu'il est déiste[371].

[Note 371: Caro, _la Fin du XVIIIe siècle_.]

Mme Geoffrin, femme peu instruite, mais «riche vaniteuse[372],» donne de
célèbres soupers philosophiques grâce auxquels elle devient pendant
quarante ans «une manière de dictateur de l'esprit, des talents,
du mérite et de la bonne compagnie[373].» Les encyclopédistes qui se
réunissent chez elle, se retrouvent aussi chez Mlle de l'Espinasse,
cette brillante transfuge du salon de Mme du Deffand.

[Note 372: Cuvillier-Fleury, _Une reine de Saba de la rue
Saint-Honoré_. (_Posthumes et revenants_.)]

[Note 373: Témoignage d'un annotateur de Montesquieu, cité dans
l'ouvrage ci-dessus.]

En dépit de sa liaison avec Voltaire, la marquise du Deffand a de
l'antipathie pour les philosophes; mais elle n'a pas respiré en vain
le souffle d'incrédulité qui émane de leurs doctrines. Elle voudrait
croire, elle ne le peut. Aussi, bien que son salon du couvent de
Saint-Joseph[374] fût l'un des plus aristocratiques et des plus spirituels
de Paris, bien que, vieille et aveugle, elle fit de sa vie une fête
perpétuelle, l'ennui est au fond de son âme, ennui mortel, incurable,
que laissent à leur place les croyances disparues. Elle le
caractérisait, cet ennui, par l'un de ces traits profonds qui
distinguent sa correspondance: «La société présente est un commerce
d'ennui; on le donne, on le reçoit, ainsi se passe la vie[375].» Elle
écrivait cela à la duchesse de Choiseul, l'amie et la protectrice de
l'abbé Barthélemy, la femme ravissante que nous avaient fait connaître
les témoignages enthousiastes de ses contemporains, et que nous révèlent
mieux encore ses lettres remplies de vivacité et de charme sympathique.
Elle aussi, cependant, la noble et généreuse femme, elle cherchait
ailleurs que dans le christianisme le principe de sa tendre charité.
Tout en détestant Rousseau, elle n'avait d'autre religion que la
profession de foi du vicaire savoyard[376].

[Note 374: Actuellement le ministère de la guerre. Marquis de
Saint-Aulaire, _Correspondance complète de Mme du Deffand_, 1877.]

[Note 375: Lettre du 31 août 1772.]

[Note 376: Marquis de Saint-Aulaire, notice précédant la
correspondance de Mme du Deffand.]

Rousseau, qui avait soulevé parmi les femmes un ardent enthousiasme,
dut perdre plus d'une admiratrice par ses _Confessions_. Plus d'une, en
effet, devait partager le sentiment de la comtesse de Boufflers
écrivant à Gustave III: «Je charge, quoiqu'avec répugnance, le baron de
Cederhielm de vous porter un livre qui vient de paraître: ce sont les
infâmes mémoires de Rousseau, intitulés _Confessions_. Il me paraît que
ce peut être celles d'un valet de basse-cour, au-dessous même de cet
état, maussade en tout point, lunatique et vicieux de la manière la plus
dégoûtante. Je ne reviens pas du culte que je lui ai rendu (car
c'en était un); je ne me consolerai pas qu'il en ait coûté la vie à
l'illustre David Hume, qui, pour me complaire, se chargea de conduire en
Angleterre cet animal immonde[377].»

[Note 377: La comtesse de Boufflers à Gustave III. Lettre du 1er mai
1782, reproduite d'après les papiers d'Upsal, par M. Geffroy, _Gustave
III et la cour de France_, Appendice.]

Plût à Dieu que toutes les femmes eussent partagé ici l'indignation de
Mme de Boufflers et que les _Confessions_ de Rousseau n'eussent point
enfanté les _Mémoires particuliers_ de Mme Roland! Contraste bizarre! La
légère comtesse de Boufflers s'indigne du cynisme des _Confessions_,
et l'honnête Mme Roland imite ce cynisme dans ses _Mémoires_, ces
_Mémoires_ où l'enthousiasme qui porte à faux, l'esprit d'utopie, la
déclamation, la pose théâtrale, sont bien aussi de l'école de Rousseau,
et font regretter que Mme Roland ne se soit pas plus souvent montrée
elle-même dans les fraîches et douces inspirations qui échappent parfois
de son cour et de sa plume.

L'influence de Rousseau avait été immense sur les femmes. Il avait fait
succéder à l'esprit de sarcasme et de dénigrement la sensiblerie et
l'enthousiasme. Nous avons vu la sensiblerie à l'oeuvre dans l'éducation
des jeunes filles. Elle se traduit jusque dans la parure et produit la
robe _à la Jean-Jacques Rousseau_, le pouf _au sentiment_. Elle préside
à toutes les actions de la vie et a particulièrement son emploi dans les
salons littéraires. En écoutant Trissotin, les fausses précieuses
du XVIIe siècle disaient qu'elles se pâmaient d'aise; les femmes
sentimentales du XVIIIe siècle font mieux que de le dire en entendant
un auteur lire sa pièce: elles se pâment réellement. Les sanglots, les
syncopes, tels sont leurs applaudissements.

En mettant à la mode l'enthousiasme et les larmes d'admiration, Rousseau
préparait, sans qu'il s'en doutât, le triomphe de Voltaire: «Il est
d'usage, surtout pour les jeunes femmes, de s'émouvoir, de pâlir, de
s'attendrir, et même en général de se trouver mal en apercevant M. de
Voltaire; on se précipite dans ses bras, on balbutie, on pleure, on est
dans un trouble qui ressemble à l'amour le plus passionné.» Faut-il
rappeler ici qu'au retour de Voltaire, des femmes françaises
participèrent à l'ovation indescriptible qui lui fut faite et où vibra
ce cri antinational: «Vive l'auteur de _la Pucelle_![378]»

[Note 378: Témoignages recueillis par M. Taine, _ouvrage cité_.]

N'enveloppons pas toutefois dans la même réprobation tous les élans
d'enthousiasme qui se produisirent dans les dernières années de l'ancien
régime. Il y eut alors au sein de la vieille noblesse française de
généreux tressaillements. Longtemps comprimés par le scepticisme, les
bons instincts de la nature humaine cherchaient à réagir. Les théories
humanitaires circulaient. Des femmes s'en firent les éloquents
interprètes et les propagèrent à l'étranger, comme nous le verrons dans
le chapitre suivant.

Si tant de nobles élans devaient demeurer stériles, c'est qu'en général
ils ne cherchaient pas dans l'Évangile l'inspiration et la règle. En
vain croit-on travailler au bonheur des peuples quand on y travaille
sans Dieu ou contre Dieu: «Si le Seigneur ne bâtit lui-même la maison,
c'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent.»

Toutes les belles théories philanthropiques du XVIIIe siècle allaient
aboutir aux pages sanglantes de la Terreur.

La pensée religieuse, sinon toujours la foi, vivait cependant encore
dans quelques-uns de ces coeurs qui battaient pour la liberté. Je me
plais à nommer ici une femme qui rappela dans ses oeuvres immortelles,
que l'homme ne peut se passer de Dieu et du culte qu'il doit lui rendre.
Née protestante, mais catholique d'instinct, les religieuses traditions
que l'on gardait dans sa famille, prémunirent Mme de Staël contre les
dangereuses doctrines qu'elle rencontrait chez les hôtes que réunissait
le célèbre salon de sa mère, la pieuse et charitable Mme Necker. Si,
comme les femmes de son temps, Mme de Staël admira Rousseau, du moins le
déisme du Vicaire savoyard ne lui suffisait pas; et bien que son ardente
imagination s'élançât au delà des limites que le dogme prescrit, son
coeur aimant et souffrant sentait le besoin de la foi qui soutient et
console.

Fervente disciple d'un père qu'elle adorait, elle aima, comme Necker, la
liberté telle qu'elle crut la voir apparaître à l'ouverture des États
généraux[379]. Lorsque cette liberté fut devenue la plus odieuse des
tyrannies, Mme de Staël, dans un magnifique élan, prit la défense de la
reine qui allait consommer son martyre sur l'échafaud.

[Note 379: Mme de Staël à Gustave III, lettre du 11 novembre 1791,
reproduite par M. Geffroy d'après les papiers d'Upsal. _Gustave IIIe et
la cour de France_,]

Malgré de cruelles déceptions, la liberté fut toujours, pour Mme
de Staël, l'âme de son génie, merveilleux génie qui excella dans
l'observation de la vie sociale[380]. Cette liberté, Mme de Staël la
voulait, non seulement pour les peuples, mais pour les lettres. La
littérature française lui paraissait alors emprisonnée dans le cercle
d'une tradition qui devenait de plus en plus étroite. Elle lui ouvrit
les larges horizons des littératures germaniques pour que le génie
national pût leur demander ce qui s'appropriait le mieux à son essence.

[Note 380: Villemain, _Tableau de la littérature au XVIIIe siècle.]

Ici Mme de Staël n'appartient plus au XVIIIe siècle. Mais je n'ai pas
voulu quitter cette époque sans y saluer dans l'aurore de son génie
la plus grande des femmes qui ont tenu en France le sceptre de
l'intelligence.



                              CHAPITRE IV


              LA FEMME DANS LA VIE PUBLIQUE DE NOTRE PAYS


Quelle a été l'influence des femmes dans l'histoire des temps
modernes.--Entre le moyen âge et la Renaissance: Jeanne Hachette et
les femmes de Beauvais; Anne de France, dame de Beaujeu; Anne de
Bretagne.--XVIe-XVIIe siècles: Louise de Savoie et Marguerite
d'Angoulême. Les favorites des Valois. Catherine de Médicis. Elisabeth
d'Autriche. Anne d'Este, duchesse de Guise. La duchesse de Montpensier.
La femme de Coligny. Jeanne d'Albret. Caractère violent des femmes du
XVIe siècle. Une tradition du moyen âge. Les vaillantes femmes. Marie
de Médicis. Anne d'Autriche. Rôle des femmes pendant la Fronde. Les
collaboratrices de saint Vincent de Paul. Mme de Maintenon. Mme de Prie,
Mme de Pompadour, Mme du Barry. Les conseillères de Gustave III. La
mère de Louis XVI. Marie-Antoinette. Les martyres et les héroïnes de
la Révolution. Les femmes politiques de la Révolution: Mme Roland,
Charlotte Corday, Olympe de Gouges. Les mégères. Les _flagelleuses_.
Leurs clubs. Les tricoteuses; les sans-culottes. Les _Furies de la
guillotine_. La Mère Duchesne, Reine Audu, Rose Lacombe. Théroigne de
Méricourt.


Souvent heureuse dans les oeuvres de l'intelligence, quelle a été
l'influence de la femme française dans le domaine des événements de
l'histoire?

Depuis le XVIe siècle, il faut le dire, cette influence a été
généralement néfaste. Il n'en avait pas été ainsi au moyen âge. Lorsque
les femmes intervenaient à cette époque dans les scènes de l'histoire,
c'était parfois, il est vrai, pour le malheur du pays, mais c'était le
plus souvent pour sa gloire. Sainte Clotilde, sainte Bathilde, Blanche
de Castille, Jeanne d'Arc comptent parmi les bienfaiteurs de la France.
Les trois premières lui ont donné la royauté chrétienne, et l'une
de celles-ci a contribué à son unité nationale; la quatrième l'a
miraculeusement délivrée de l'étranger. Mais ce qui a fait leur force,
c'est une grande inspiration, de foi patriotique et religieuse, c'est
pour les unes le profond sentiment d'une mission maternelle, c'est pour
Jeanne d'Arc l'appel direct du ciel. Ces femmes ont agi dans la mesure
des attributions réservées à leur sexe, et, dans ces attributions, je ne
comprends pas seulement les vertus domestiques de la femme et les vertus
morales qui lui sont communes avec l'homme, je mets au premier rang
les vertus patriotiques, je n'ai pas dit les talents politiques. Et
cependant ces talents n'ont pas manqué à Blanche de Castille; mais
placée dans la situation exceptionnelle de régente, elle se servait de
son habileté dans les affaires publiques pour laisser à son fils un
pouvoir fort et respecté. Elle fut une grande reine, parce qu'elle fut
une grande mère.

Mais ce qui, dans les conditions ordinaires, rend funeste l'intrusion
politique de la femme, c'est que, créature essentiellement
impressionnable, elle fait souvent servir son pouvoir à ses ambitions,
ou bien à ses sentiments de tendresse et de haine. Plus absorbée que
l'homme par les affections du foyer, ces affections, en devenant
exclusives, l'aveuglent facilement, et elle leur sacrifie d'instinct
les intérêts du pays. Si elle paraît favoriser ceux-ci, c'est qu'ils se
seront accordés avec ses sentiments personnels. D'ailleurs, et nous l'en
félicitons, elle est rarement douée des facultés de l'homme d'État. Ce
n'est pas pour cette mission que la Providence l'a créée. Sans doute,
lorsqu'une sage et forte éducation l'a habituée à faire dominer en elle
la voix de la conscience, elle peut, nous le redirons plus tard avec M.
de Tocqueville, inspirer utilement à son foyer l'homme d'État, non en
lui conseillant des combinaisons politiques, mais en le fortifiant dans
le culte du devoir. Touche-t-elle directement aux affaires publiques,
elle risque de remplacer par l'esprit d'intrigue les qualités politiques
qui lui manquent.

Donc, la passion personnelle pour guide, l'intrigue pour moyen, c'est le
caractère dominant de l'influence politique exercée par la femme. On en
vit quelques exemples au moyen âge, mais ils devinrent fréquents dès ce
XVIe siècle où s'affaiblissent les principes élevés auxquels avaient
obéi des princesses chrétiennes; ce XVIe siècle qui, en faisant naître
la cour de France, fortifiera l'esprit d'intrigue.

Dans la période intermédiaire qui suit le moyen âge et qui précède la
Renaissance, nous retrouverons encore cependant une imitatrice de Jeanne
d'Arc, Jeanne Hachette; une héritière de Blanche de Castille, Anne de
France, dame de Beaujeu.

C'est à l'heure du péril national que Jeanne Hachette et ses vaillantes
compagnes s'arrachent à l'ombre du foyer pour défendre leur ville
menacée. Comme Jeanne d'Arc, elles ne séparent pas du patriotisme la
foi qui le vivifie. Quand, pour repousser Charles le Téméraire, elles
marchent au rempart, elles ont pour enseigne la châsse de sainte
Angadresme, patronne de leur ville. Les unes apportent des munitions aux
défenseurs du rempart; d'autres font pleuvoir sur les ennemis des flots
bouillants d'huile et d'eau, ou les écrasent sous les grosses pierres
qu'elles font rouler sur leurs têtes. Les assaillants ont commencé
à gravir le rempart; un porte-étendard plante déjà la bannière de
Bourgogne sur la muraille; il la tient encore, mais Jeanne Hachette la
lui arrache.

L'ennemi fut repoussé. Parmi les récompenses que Louis XI donne aux
habitants de Beauvais, de nobles privilèges sont accordés aux femmes. Le
roi les dispense des lois somptuaires. Elles ont le pas sur les hommes
à la procession annuelle que Louis XI institue en l'honneur de sainte
Angadresme; elles forment comme une garde d'honneur autour de la châsse
qui a été leur force et leur point de ralliement pour sauver leur cité.
J'ai nommé, dans Anne de France, une héritière des grandes pensées de
Blanche de Castille. Tutrice de son frère Charles VIII, elle accomplit,
comme soeur, une mission politique analogue à celle que Blanche avait
remplie comme mère. Ainsi que la souveraine du XIIIe siècle, elle
poursuit avec une prudente fermeté l'oeuvre de l'unité française. Elle a
les qualités politiques de Louis XI sans en avoir la cruauté; et, par sa
générosité, par sa munificence, elle rend au pouvoir royal l'éclat que
lui avait enlevé la mesquinerie de son père[381].

[Note 381: Brantôme, _Premier livre des Dames_. Anne de France.]

Cette jeune femme de vingt-deux ans avait, dit un historien, «la
ténacité, la dissimulation et la volonté de fer du feu roi; aussi
disait-il d'elle, avec sa causticité accoutumée, que c'était «la moins
folle femme du monde, car, de femme sage, il n'y en a point.» «Elle
prouva qu'il y en avait une; car elle poursuivit, avec une sagacité et
une énergie admirables, tout ce qu'il y avait eu de national dans les
plans de Louis XI.» «Elle eût été digne du trône par sa prudence et
son courage, si la nature ne lui eût refusé le sexe auquel est dévolu
l'empire.» «Ce jugement d'un contemporain est celui de la postérité[382].»

[Note 382: Henri Martin, _Histoire de France_, tome VII.]

Anne de France mérite cet hommage comme tutrice de Charles VIII, mais
nous verrons un peu plus tard que la belle-mère du connétable de Bourbon
n'en sera plus digne. Quel que soit le génie politique dont la nature
ait exceptionnellement doué une femme, quelle que soit la force d'âme
avec laquelle elle se possède, il est bien rare qu'à certain moment la
passion ne vienne obscurcir en elle la notion du sens patriotique. Mais
nous ne sommes pas encore arrivés à cette dernière apparition de madame
de Beaujeu dans l'histoire.

Aux États généraux qu'Anne de France consent à réunir, les paysans
libres sont appelés pour la première fois; et, tout en fortifiant le
Tiers-État, la princesse continue à défendre le pouvoir royal contre
les envahissements de la féodalité. Elle résiste victorieusement à la
nouvelle ligue du Bien public que dirige contre elle le duc d'Orléans.
Comme nous venons de le rappeler, l'unité de la France la compte, elle
aussi, parmi ses fondateurs. Cette unité lui doit encore une force
considérable: la réunion de la Bretagne à la France, «le plus grand
acte qui restât encore à accomplir pour la victoire définitive et la
constitution territoriale de la nationalité française[383].»

[Note 383: Guizot, _Histoire de France_, tome II.]

Anne prépare peu à peu son frère à prendre le pouvoir, et quand ce
moment est venu, elle se retire; elle se livre, dans sa retraite, à
ses devoirs domestiques. Elle ne garde plus que le droit de conseiller
discrètement son frère. Si Charles VIII l'avait écoutée, il n'aurait
pas entraîné la France dans ces guerres d'Italie qui furent si
préjudiciables au pays.

Pourquoi faut-il qu'Anne de France ait terni, sa pure gloire quand, à
ses derniers moments, les injustices dont François Ier accablait le mari
de sa fille, le connétable de Bourbon, lui firent perdre le sentiment
français, et qu'elle recommanda à son gendre de s'allier à la maison
d'Autriche! Tout viril que fût son caractère, elle était demeurée femme
pour subordonner aux intérêts de sa maison son influence politique.
Soeur et tutrice de Charles VIII, elle sert la France. Belle-mère du
connétable de Bourbon, elle la trahit. Mais n'oublions pas que ce fut
à l'heure des défaillances de la mort. N'oublions pas non plus que
lorsqu'elle était au pouvoir, elle suivit une politique vraiment
nationale, quelle qu'en fût l'inspiration: Si l'on excepte Anne
d'Autriche, elle est la seule qui ait droit à cet éloge entre toutes les
princesses qui, depuis le xve siècle, ont exercé une influence sur les
destinées de notre pays. C'est qu'elle était la seule aussi qui fût
fille de France.

L'une des causes qui, en effet, rendirent le plus désastreuse
l'intervention politique des reines, c'est que, nées dans des cours
étrangères, elles apportaient généralement sur le trône de France
l'amour de leur pays natal. Une contemporaine de Madame de Beaujeu en
donna le triste exemple. C'est en mariant Charles VIII à l'héritière de
la Bretagne qu'Anne de France avait réuni cette belle province à
notre patrie; et peu s'en fallut que la reine, Bretonne avant d'être
Française, n'enlevât à notre pays le don qu'elle lui avait apporté. A
peine Charles VIII est-il mort, qu'Anne de Bretagne se retire dans son
duché. Cependant un traité l'oblige à ne se remarier qu'à un roi de
France ou à l'héritier présomptif de celui-ci. Louis XII lui demande sa
main, et elle la lui accorde. Mais le roi lui abandonne la jouissance de
son bien et de son duché, et toujours la duchesse de Bretagne l'emporte
sur la reine de France[384].

[Note 384: Voir les histoires de France de MM. Henri Martin, Trognon.]

De son mariage avec Louis XII, Anne de Bretagne n'a que deux filles. La
seconde, Claude de Francs, héritière du duché de Bretagne, doit épouser
l'héritier du trône, François d'Angoulême. Mais la reine déteste Louise
de Savoie, mère de ce prince, et plutôt que de voir passer la Bretagne
entre les mains du fils de son ennemie, elle presse Louis XII de fiancer
la princesse Claude à Charles d'Autriche, le futur Charles-Quint:
mariage désastreux qui démembrait la France. Le comté de Blois, le
Milanais, Gênes, Asti, furent joints plus tard à la dot de la fiancée;
et si le roi mourait sans héritier mâle, le duché de Bourgogne devait
passer, avec la princesse Claude, à la maison d'Autriche! Voilà ce
qu'Anne de Bretagne avait arraché à l'âme si française de Louis XII!
Mais à quel prix! Les regrets, les remords accablent le roi. Il tombe
malade. Le cardinal d'Amboise, les autres conseillers du prince, lui
rappellent ses devoirs de roi. Alors Anne ne résiste plus. Louis XII
stipule dans son testament que lorsque sa fille Claude sera en âge
d'être mariée, elle épousera François-d'Angoulême. Mais tant que la
reine vécut, ce mariage n'eut pas lieu.

Une précédente maladie de Louis XII avait fait prévoir à la reine un
second veuvage. Sa première pensée fut de se retirer en Bretagne après
la mort du roi et d'y emmener sa fille Claude pour la soustraire aux
partisans de François d'Angoulême. Elle se hâta d'envoyer ses bagages à
Nantes par la Loire. Le gouverneur de François d'Angoulême, le maréchal
de Gié, les fit saisir entre Saumur et Nantes. Le roi se rétablit, et
la reine, qui gardait sur lui son influence, se souvint de l'injure du
maréchal. Il ne lui suffit pas de le faire chasser de la cour. Elle veut
le déshonorer. Elle suscite contre lui des témoins qui l'accusent de
concussion et d'autres crimes encore. Ce n'est pas la mort du maréchal
qu'elle poursuit. Non, la mort serait pour lui la délivrance, et ce
que la reine lui prépare, c'est la lente agonie du vieillard qui a été
heureux, justement honoré et qui, dépouillé de ses emplois, traînera une
existence misérable: «la mort ne luy dureroit qu'un jour, voire qu'une
heure, et ses langueurs qu'il auroit le feroient mourir tous les jours.

«Voylà la vengeance de ceste brave reyne,» ajoute Brantôme[385].

[Note 385: Brantôme, _l.c._]

Anne de Bretagne était-elle donc un monstre? Non, dans sa vie privée,
elle était généreuse, charitable. Elle aimait ses serviteurs et faisait
du bien à ceux du roi. Vertueuse et digne, elle faisait régner les
bonnes moeurs dans cette cour où, la première, elle attira les femmes et
les jeunes filles. Louis XII était fier de lui envoyer les ambassadeurs
qu'elle recevait avec sa grâce royale et son éloquente parole. Elle
protégea les lettres, les arts[386].

[Note 386: Voir le chapitre précédent.]

Mais au milieu de toutes ces qualités, Anne de Bretagne était impérieuse
et ne souffrait pas la contradiction; elle était passionnée dans ses
ressentiments et elle y apportait la ténacité de la vieille race
bretonne. Lorsqu'une femme, belle, séduisante, aimée, a au service de
ses haines une influence politique, que devient pour elle l'intérêt
de ce pays au milieu duquel d'ailleurs elle se considère comme une
étrangère!

L'ennemie d'Anne de Bretagne, Louise de Savoie, anima aussi de ses
passions ses actes politiques. Lorsque, pour la cause de François
d'Angoulême, le maréchal de Gié a encouru l'inimitié de la reine, Louise
de Savoie compte parmi les faux témoins qui accusent le fidèle soutien
de son fils: C'est qu'au prix de cette lâcheté elle conquiert la faveur
de la reine. C'est pour son fils, sans doute, qu'elle boit cette honte,
car cette femme profondément corrompue a un grand amour au coeur, et
c'est avec la plus vive exaltation que, dans son journal, elle nomme son
fils «mon roi, mon seigneur, mon César et mon Dieu[387].» Mais cet amour,
ce n'est que l'instinct qui se fait entendre au coeur même des fauves;
ce n'est pas l'amour intellectuel que connaît la mère chrétienne et qui
fait d'elle la mère éducatrice par excellence. Au lieu d'élever vers le
bien l'âme de son fils, Louise de Savoie la pervertit.

[Note 387: _Journal de Louise de Savoie_, date du 25 _de janvier_
1501.]

Elle se sert tantôt de son influence sur François Ier, tantôt de son
pouvoir de régente, pour faire triompher ses vives tendresses ou ses
implacables ressentiments. Du duc de Bourbon qu'elle aime, elle fait un
connétable de France; et du nouveau connétable qui dédaigne son amour,
elle fait un persécuté qui devient un traître à la patrie.

Pour perdre Lautrec, gouverneur du Milanais, elle s'empare des deniers
que lui envoyait le surintendant Semblançay; et elle laisse ainsi
échapper à la France le duché de Milan. Et comme Semblançay déclare que
c'est la reine mère qui a pris cette somme, Louise de Savoie poursuit de
sa haine le surintendant. Cinq années après, François Ier sacrifie à sa
mère le noble vieillard qu'il appelait son père et qui a administré les
finances sous les deux règnes précédents et sous le sien. Il laisse
Louise de Savoie ourdir avec son digne complice, le chancelier Duprat,
le procès qui se terminera par un sinistre spectacle: le vieux
surintendant pendu au gibet de Montfaucon!

A un moment de sa vie pourtant, Louise de Savoie eut, à l'intérieur et
à l'extérieur[388], une politique utile à la France: c'est que, régente
alors pendant la captivité de François Ier, son devoir se trouva
d'accord avec son amour maternel. Pour délivrer son fils, c'est avec une
haute habileté diplomatique qu'elle détache l'Angleterre de l'alliance
de Charles-Quint. Nous savons avec quel sublime dévouement la fille de
Louise, Marguerite d'Angoulême, travailla, de son côté, au salut du
royal et bien-aimé captif. La mission qu'elle remplit en Espagne, ainsi
que ses autres apparitions si discrètes dans le domaine de l'histoire,
furent, comme nous le disions, les effets du sentiment unique qui fit de
sa vie un long acte d'amour fraternel. Mais dans cette âme généreuse
et vraiment française, cette tendresse, tout exclusive qu'elle fut, ne
l'aveugla jamais sur les besoins du pays, et Marguerite ne la fit
servir qu'au bonheur et à la gloire de la France, à la pacification des
esprits, au soulagement de toutes les infortunes[389].

[Note 388: M. Mignet, _Rivalité de François Ier et de Charles-Quint_.]

[Note 389: Voir le chapitre précédent.]

Si, pour délivrer François Ier, Louise de Savoie avait dignement
concouru avec sa fille au relèvement de la France, le dernier traité
auquel la reine mère mit la main, fut une honte pour notre pays: c'était
le traité de Cambrai qui, préparé par Louise de Savoie et par Marguerite
d'Autriche, fut nommé _la paix des Dames_, et qui, abaissant la France
aux pieds de Charles-Quint, infligeait à notre patrie la plus cruelle
des humiliations: le sacrifice de tous ses alliés «à l'ambition et à la
vengeance impériales[390].»

[Note 390: A. Trognon, _Histoire de France_, t. III.]

Nommerons-nous maintenant les favorites des Valois? Triste influence que
celle qu'eurent dans nos annales ces dangereuses sirènes! C'est pour
plaire à Mme de Chateaubriand que François Ier a donné à Lautrec, frère
de celle-ci, le gouvernement du Milanais; et l'incapacité de ce général
s'est jointe à la trahison de la reine mère pour faire perdre cette
conquête à la France. La duchesse d'Étampes sous François Ier, Diane
de Poitiers sous Henri II, remplissent de leurs créatures les hautes
charges du royaume. S'il n'est pas prouvé que Mme d'Étampes ait trahi
la France pour Charles-Quint, il est malheureusement vrai que Diane de
Poitiers décida Henri II à conclure le traité de Cateau-Cambrésis qui,
après des combats où notre pays avait dignement répondu à son antique
renommée, lui imposa des conditions aussi humiliantes que s'il avait
été vaincu. C'est que la paix est nécessaire à Diane: les Guises, ses
créatures, s'élèvent trop haut à son gré; et pour contrebalancer
leur pouvoir, elle a besoin de voir revenir à la cour Montmorency et
Saint-André, prisonniers en Espagne.

Détournons nos regards de ces femmes que de royales faiblesses rendent
souveraines. Levons les yeux jusque sur le trône, et voyons surgir la
figure énigmatique et terrible de Catherine de Médicis.

Elle ne semble pas née pour le crime, cette femme qui se montre d'abord
la tendre belle-fille de François Ier, la patiente épouse d'un prince
qui est l'esclave d'une vieille femme, puis l'inconsolable veuve de ce
mari infidèle, la mère qui se dévoue à ses enfants avec d'autant plus
d'amour que l'espérance de la maternité lui a été longtemps refusée.

On a dit d'elle que si elle n'avait pas eu à subir la redoutable épreuve
du pouvoir, elle aurait pu ne laisser après elle que le parfum des
vertus domestiques[391].

[Note 391: Imbert de Saint-Amand, _les Femmes de la cour des Valois.]

Avant la mort de Henri II, Catherine n'était qu'en de rares
circonstances sortie de sa retraite pour exercer une action publique.
Le roi, son mari, partant pour l'expédition d'Allemagne, l'avait nommée
régente, mais en restreignant son pouvoir. Plus tard, après que le
désastre de Saint-Quentin fait redouter que l'ennemi n'entre dans
Paris, la reine a, en l'absence de son mari, un mouvement d'une noble
spontanéité. Elle se rend à l'Hôtel de Ville, ou au Parlement d'après
une autre version. Les cardinaux, les princes, les princesses la
suivent. Avec une persuasive éloquence, elle demande un subside de
trois cent mille livres qui permette au roi de soutenir la guerre. Elle
l'obtient, et sa reconnaissance se traduit en paroles d'une exquise
douceur[392]. Par cette intervention que lui dictent le péril du pays et
les plus purs sentiments domestiques, Catherine est vraiment dans ses
attributions de femme et de reine. Aux premiers temps de son veuvage,
la reine mère s'ensevelit dans son deuil. Le moment n'est pas venu pour
elle de prendre le pouvoir. La belle et intéressante Marie Stuart,
adorée de son jeune époux, le gouverne avec ses oncles de Guise.
Catherine de Médicis attend.

[Note 392: Brantôme, _Premier livre des Dames_, Catherine de Médicis;
les histoires de France de MM. Guizot et Henri Martin.]

François II meurt. Son jeune frère Charles IX lui succède. La reine mère
est régente. Heure fatale que celle où Catherine prend le pouvoir! Il ne
s'agit plus ici de céder à un magnanime mouvement pour demander au cour
de la France le secours qui permettra de repousser l'étranger. C'est
une autre guerre, une guerre fratricide qui va déchirer le sein de
la France. Les luttes religieuses qui grondent sourdement vont
faire explosion, soulevant les passions populaires et ravivant dans
l'aristocratie les révoltes féodales. Pour diriger l'État dans ces
graves conjonctures, îe gouvernement n'est représenté que par une femme
douée d'une merveilleuse habileté, habituée par l'épreuve à une longue
dissimulation, mais qui, dépourvue de principes supérieurs, ne se laisse
guider que par les impressions de la peur, par l'intérêt de sa famille,
et enfin par l'amour du pouvoir, ce sentiment qui dominera chez elle
avec d'autant plus de force qu'il a été plus longtemps comprimé dans une
âme orgueilleuse. Déjà, sous François II, quelque réservée que fût son
attitude, elle avait, dans une lettre adressée à son gendre Philippe II,
laissé entrevoir son caractère altier. Ce qui la rendait hostile à
la convocation des États généraux, c'était la pensée que, par leurs
réformes, ils la réduiraient «à la condition d'une chambrière.» A ce
moment déjà, la vanité égoïste l'emportait chez elle sur toute pensée
patriotique. Pendant la minorité de Charles IX, l'intérêt de l'État et
celui de sa famille s'accordant, Catherine exerce sur les partis une
action modératrice, peu ferme malheureusement, mais qui s'unit à la
généreuse tolérance du chancelier de l'Hôpital, le noble magistrat qui,
sous François II déjà, a dû à la reine mère son élévation.

Si, par une politique incertaine, indécise, la reine se sert tour à
tour de chaque parti pour contenir l'autre, c'est que tous deux lui
paraissent redoutables. La neutralité lui est d'autant plus facile que
la religion n'est pour elle qu'un moyen politique. On connaît le mot
qu'elle prononça quand les premières nouvelles de la bataille de Jarnac
lui firent croire au triomphe des protestants: «Eh bien! nous prierons
Dieu en français.»

Après avoir conclu le traité d'Amboise qui mécontente également
catholiques et huguenots, Catherine suit une politique généreuse que
ses intérêts lui commandent. Elle unit les deux partis dans une pensée
patriotique et donne à leur belliqueuse ardeur un but vraiment français:
la recouvrance du Havre que leurs querelles ont livré à l'Anglais. La
reine elle-même conduit l'armée. Avec la grâce et la dextérité qui
font d'elle une admirable écuyère, elle monte à cheval «s'exposant aux
harquebusades et canonnades comme un de ses capitaines, voyant faire
tousjours la batterie, disant qu'elle ne seroit jamais à son ayse
qu'elle n'eust pris ceste ville et chassé ces Anglois de France,
haussant plus que poison ceux qui la leur avoient vendue. Aussy fit elle
tant qu'enfin elle la rendit françoise[393]»

[Note 393: Brantôme, _l. c._ Catherine déploya le même courage devant
Rouen assiégé. Id., _id_.]

C'est encore une sage mesure que prend Catherine lorsque, exerçant à
la majorité de son fils une autorité plus grande que jamais, elle fait
voyager le jeune roi pendant deux années dans les provinces, surtout
dans celles qu'enflamme le plus l'ardeur des luîtes religieuses.
Catholiques et huguenots se pressent aux fêtes du voyage, ces fêtes où
se déploient tous les enchantements d'une cour brillante. Mais Catherine
a déjà commencé à employer pour soutenir sa cause une force peu
avouable: l'_escadron volant_ de ses cinquante filles d'honneur
qui déploient toutes leurs séductions pour attirer à la reine les
personnages les plus influents des deux causes.

De ce voyage entrepris dans un but élevé, résulte pour Catherine une
politique nouvelle. Elle a constaté l'infériorité numérique du parti
huguenot: c'est assez pour qu'elle n'ait plus à le ménager. Lorsque,
sur la Bidassoa, le duc d'Albe lui a donné de sanguinaires conseils, la
reine était préparée à les recevoir.

Catherine de Médicis apportera dans la violence la même dissimulation,
les mêmes atermoiements que dans la modération. C'est dans l'ombre
qu'elle dirigera ses premiers coups, non sans tenter encore des
démarches pour la paix. Jetant enfin le masque, elle fait renvoyer
L'Hôpital, elle défend sous peine de mort l'exercice du culte
protestant. Mais son habileté est mise en défaut, et la France
catholique n'est pas prête pour la lutte. Seuls, les protestants sont
sous les armes.

Dans la lutte qui s'engage, la reine mère n'a en vue ni la défense de
la religion, ni même l'intérêt du roi. Ce qu'elle cherche dans cette
guerre, c'est le moyen de faire briller le duc d'Anjou, son fils
préféré. Elle avance et recule tour à tour. Après avoir fait confisquer
les biens de Coligny, après avoir mis à prix la tête de l'amiral, elle
accueille ses propositions de paix lorsqu'il marche sur Paris. Le traité
de Saint-Germain est signé.

Catherine se souvient-elle toujours de l'avis que lui avait naguère
donné le duc d'Albe: «Un bon saumon vaut mieux que cent grenouilles?»
Est-ce pour mieux prendre Coligny dans ses filets qu'elle s'est
rapprochée de lui? Il semble difficile de prononcer en pareille matière:
rien ne ressemble plus à la fausseté que cette indécision qui fait
passer d'une résolution à une autre. Quoi qu'il en soit, c'est bien
à cette période de la vie de la reine que peut s'appliquer ce mot de
Charles IX à Coligny: «C'est la plus grande brouillonne de la terre.»

L'ascendant que l'amiral prend sur le roi devient pour lui une sentence
de mort. La reine mère ne souffrira pas qu'une influence étrangère lui
enlève sa domination. Catherine tente de faire assassiner Coligny.
L'amiral n'est que blessé et cet événement redouble la filiale
vénération que le roi lui témoigne. Les Guises seuls sont accusés de
cette tentative de meurtre; mais si la grande victime guérit, la reine
se sent perdue.

C'est alors qu'avec son complice, Henri d'Anjou, elle ourdit la trame de
la Saint-Barthélemy. Avec quel art perfide elle cherche à surprendre
le consentement du roi! Elle connaît ce caractère faible, violent,
orgueilleux. Elle montre à Charles IX l'amiral armant contre lui les
huguenots; elle lui rappelle qu'une fois, dans son enfance, lui, le roi,
a dû fuir devant ces «sujets révoltés.» Enfin, elle frappe le dernier
coup: elle nomme à son fils les véritables assassins de l'amiral: «Les
huguenots demandent vengeance sur les Guises. Eh bien! vous ne pouvez
sacrifier les Guises; car ils se disculperont en accusant votre mère et
votre frère!... et ils nous accuseront à juste titre.... C'est nous qui
avons frappé l'amiral pour sauver le roi! Il faut que le roi achève
l'oeuvre, ou lui et nous sommes perdus!...»

D'abord ivre de fureur, Charles tombe dans un profond accablement.
Cependant il résiste toujours: «Mais mon honneur!... mais mes amis!
l'amiral!» Ces mots entrecoupés trahissaient les angoisses du malheureux
prince. Et Catherine poursuivait son oeuvre infernale. Après avoir
demandé à son fils la permission de se séparer de lui, elle lui jette
cette insultante parole: «Sire, est-ce par peur des huguenots que vous
refusez?» Sous cet outrage le roi bondit: «Par la mort Dieu, puisque
vous trouvez bon qu'on tue l'amiral, je le veux; mais aussi tous les
huguenots de France, afin qu'il n'en demeure pas un qui puisse me le
reprocher après. Par la mort Dieu, donnez-y ordre promptement[394].»

[Note 394: Henri Martin, _Histoire de France_, t. IX.]

Ces mots, prononcés dans le délire de la fureur, sont l'arrêt de mort
des protestants qui s'endorment dans la fausse sécurité que leur inspire
le mariage du roi de Navarre avec la soeur de Charles IX. La jeune
mariée ignore les sinistres projets qui auront leur dénouement le
lendemain. Catherine sacrifie maintenant jusqu'à sa fille à son
ambition! Malgré les larmes de la duchesse de Lorraine, soeur de
Marguerite, elle envoie la jeune femme auprès de son mari afin
d'éloigner tout soupçon. Elle l'expose ainsi aux représailles des
huguenots[395]; mais que lui importe! Voilà ce que la politique a fait de
cette mère autrefois si pleine de sollicitude pour ses enfants!

[Note 395: Marguerite de Valois, _Mémoires_.]

C'est la nuit. Bientôt la cloche du Palais va annoncer les sanglantes
matines de Paris. Le roi et ses deux conseillers, Catherine et le duc
d'Anjou, sont au portail du Louvre, vers Saint-Germain-l'Auxerrois.
Ils vont assister au prélude de l'horrible tragédie dont ils sont les
auteurs. Suivant une version, Charles IX se serait senti faiblir, et
alors la reine mère, pour prévenir un contre-ordre, aurait avancé le
signal et fait sonner la grosse cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois.
D'après le duc d'Anjou, une autre scène aurait eu lieu. En entendant un
coup de feu tiré dans la nuit, les trois complices, pris d'épouvante,
auraient mesuré les effroyables proportions de leur crime, et tous trois
auraient donné un contre-ordre, venu trop tard: la boucherie avait
commencé[396]. Si le récit du duc d'Anjou est exact, il concorde bien avec
le caractère vacillant de la reine mère.

[Note 396: Henri Martin, _l. c._]

Tandis que Catherine, entraînant le roi à une fenêtre, le repaissait
de la vue du sang, une douce et pure jeune femme dormait dans son
appartement du Louvre: c'était la reine de France, Élisabeth d'Autriche.
Elle ignorait tout, et lorsqu'à son réveil elle apprit ce qui se
passait: «Helas! dit-elle soudain, le roy, mon mary, le sçait-il?--Ouy,
Madame, répondit-on, c'est luy-mesmes qui le fait faire.--O mon Dieu!
s'escria-t-elle, qu'est cecy? et quels conseillers sont ceux-là qui
luy ont donné tel advis? Mon Dieu! je te supplie et te requiers de luy
vouloir pardonner: car, si tu n'en as pitié, j'ay grande peur que ceste
offense luy soit mal pardonnable.» Et soudain demanda ses heures et se
mit en oraison, et à prier Dieu la larme à l'oeil[397].»

[Note 397: D. Brantôme, _Second livre des Dames_, passage transposé au
_Premier livre_ par quelques éditeurs.]

Cette pieuse jeune femme qui supplie le Christ d'être miséricordieux aux
bourreaux, voilà le seul spectacle qui nous repose de tant d'horreurs.
Avec Élisabeth d'Autriche, nous entendons l'unique protestation qui,
dans ce palais souillé, fasse vibrer la voix de l'Évangile. Grâce à
Dieu, cette protestation était due à une femme, à une femme restée
femme, et que nous aimons à opposer à la femme politique qui imprimait
sur la race des Valois la tache sanglante que rien ne saurait effacer de
l'histoire, mais que les pleurs et les prières d'Élisabeth essayaient
d'effacer devant Dieu.

Catherine de Médicis a sacrifié la paix de l'État, le sang des Français,
à sa peur, à son égoïsme, enfin à sa préférence maternelle pour le duc
d'Anjou. Devenu roi, c'est, par un juste retour de la Providence, ce
fils même qui la châtiera. Elle l'a reproduit à son image, elle lui a
donné son égoïsme, sa dissimulation; il retournera contre elle les vices
qu'elle lui a inculqués[398]. Il l'éloignera de ses conseils. Elle le
verra déshonorer la royauté par sa lâche attitude; cette royauté que
Charles IX a fait nager dans le sang, Henri III la plongera dans
la boue. Catherine de Médicis est réduite à reporter ses dernières
espérances sur la Ligue que dirigent les mortels ennemis de ce fils tant
aimé naguère. Mais avec la Ligue, elle a une lointaine perspective de
domination. La duchesse de Lorraine est sa fille, et si un fils de cette
princesse succède à Henri III, l'aïeule pourra encore gouverner. Dans la
tumultueuse journée des Barricades, c'est Catherine qui négocie la paix
avec le duc du Guise: dernière consolation qui reste à son amour-propre
tant humilié d'ailleurs! Mais bientôt Henri III fait assassiner les
Guises; et le cardinal de Bourbon, fait prisonnier, jette à la face
de Catherine la responsabilité de tous ces malheurs. Bouleversée, la
vieille reine meurt de saisissement.

[Note 398: A. Trognon, _Histoire de France_, tome III.]

Suivant la remarque d'un historien moderne, Catherine de Médicis, quand
ses intérêts ne s'y opposaient pas, avait voulu poursuivre un double
but qu'il ne lui fut pas donné d'atteindre: l'abaissement de la maison
d'Autriche, l'abaissement de la féodalité. Mais en poursuivant ce
but par des moyens bas et perfides, en le subordonnant surtout à ses
passions, à son égoïsme, elle le manqua[399].


[Note 399: Henri Martin, _Histoire de France_, tome IX.]

Qu'est-ce que Catherine de Médicis a donné à la France? Deux
assassins,--c'étaient ses fils,--et la Saint-Barthélemi,--c'était son
oeuvre. Que de crimes lui eussent été épargnés, que de deuils et de
hontes eussent été épargnés à la France si elle n'avait jamais eu entre
les mains l'arme du pouvoir!

Au XVIe siècle, la violence est le caractère dominant de l'influence
qu'exercent les femmes. Cette violence ne fût-elle pas dans leur
caractère, elle y est mise par les luttes auxquelles elles sont mêlées.
En voici une, douce et généreuse entre toutes: Anne d'Este, femme du
duc François de Guise. Après la conspiration d'Amboise, elle n'a pu
supporter l'horrible spectacle auquel la cour se délecte: le supplice
des conspirés. Elle s'éloigne en sanglotant, et comme la reine mère
lui demande pourquoi elle se livre à une telle douleur: «J'en ay,
respondict-elle, toutes les occasions du monde. Car je viens de voir la
plus piteuse tragédie et estrange cruauté à l'effusion du sang innocent,
et des bons subjects du roy que je ne doubte point qu'en bref un grand
malheur ne tombe sur nostre maison, et que Dieu ne nous extermine de
tout pour les cruautés et inhumanités qui s'exercent[400].» C'est une
fervente catholique qui pleure sur les huguenots persécutés; c'est une
épouse, une mère qui redoute le châtiment que la Providence fait tomber
sur les persécuteurs; et c'est peut-être aussi une fille qui se souvient
de sa mère: la duchesse de Guise était née d'une protestante: Renée de
France, duchesse de Ferrare.

[Note 400: Regnier de la Planche, _Histoire de l'Estat de France_.]

Lorsque le duc François prépare des mesures rigoureuses contre Orléans,
la généreuse duchesse va vers lui pour le fléchir. Mais en allant la
voir dans un château situé près du camp, le duc est frappé par un
assassin. Il est transporté auprès de sa femme. A cet aspect, l'épouse a
un cri de vindicative douleur. François de Guise lui rappelle qu'à Dieu
seul appartient la vengeance, et, dans son admirable mort de héros
chrétien, il n'a que des paroles de miséricorde et de paix. Mais la
duchesse, elle, ne pardonne pas. Ce n'est plus la femme magnanime qui
détourne ses regards d'une sanglante exécution et qui intercède pour des
vaincus. Non, c'est une épouse tout entière à la vengeance de son mari.
Le supplice de l'assassin ne lui suffit pas: derrière Poltrot de Méré,
elle voit Coligny, qui n'a pas fait commettre le crime cependant, mais
qui en connaissait le projet et n'en a pas empêché l'exécution. Même
remariée au duc de Nemours, la duchesse de Guise poursuit la vengeance
de son premier mari. Elle est la complice de la reine mère pour la
tentative d'assassinat qui précède la Saint-Barthélemi. Un de ses fils
juge que de sa propre main elle tuerait l'amiral!

Elle apporte dans sa tendresse maternelle toute la passion de son âme.
Elle anime Henri de Guise, son fils, dans l'oeuvre qu'il poursuit:
la formation de la Ligue. Quand les Guises sont assassinés, elle est
prisonnière, et cependant elle jette à Henri III toutes les malédictions
qu'une mère peut fulminer contre les meurtriers de ses fils. Rendue à la
liberté pour être une messagère de paix auprès des chefs de la Ligue,
elle leur transmet les propositions dont elle est chargée, mais lorsque
son fils, le duc de Mayenne, lui demande si elle lui conseille de les
accepter, elle l'exhorte à ne prendre conseil que de son coeur et de sa
conscience. Il la comprend[401]!

[Note 401: Brantôme, _Second livre des Dames_.]

Et sa fille, la duchesse de Montpensier, l'âme de la Ligue! Elle s'est
vantée de porter à la ceinture les ciseaux qui devaient donner à Henri
III, successivement roi de Pologne et roi de France, une troisième
couronne! Quand ses frères ont été assassinés, elle fait plus. C'est
elle qui arme le bras de Jacques Clément. Et sa mère et elle, parcourant
dans leur carrosse les rues de Paris, annoncent elles-mêmes au peuple la
bonne nouvelle: l'assassinat du roi. La duchesse de Montpensier a donné
auparavant un chef à cette Ligue qu'avait exaltée le spectacle de sa
douleur fraternelle. C'est elle qui a cherché à Dijon Mayenne, son
frère, et elle l'a conduit à Paris en triomphe. S'il l'avait écoutée, il
aurait saisi la couronne de France.

Même farouche énergie chez les femmes des huguenots. Elles ne savent
pas seulement mourir avec héroïsme, elles animent à la lutte les
combattants. Qui décide Coligny à vaincre l'horreur que lui inspire la
guerre civile? Une femme, une femme d'un grand coeur cependant, mais
qu'anime l'ardent esprit des sectaires. Une nuit l'amiral est réveillé
par les sanglots de sa compagne, Charlotte de Laval: «Je tremble de peur
que telle prudence soit des enfans du siècle, et qu'estre tant sage pour
les hommes ne soit pas estre sage à Dieu qui vous a donné la science de
capitaine: pouvez-vous en conscience en refuser l'usage à ses enfans?...
L'espee de chevalier que vous portez est-elle pour opprimer les affligez
ou pour les arracher des ongles des tyrans?... Monsieur, j'ai sur le
coeur tant de sang versé des nostres; ce sang et vostre femme crient au
ciel vers Dieu... contre vous, que vous serez meurtrier de ceux que vous
n'empeschez point d'estre meurtris.»--«Mettez la main sur vostre sein,
répondit l'amiral, sondez à bon escient vostre constance, si elle pourra
digerer les desroutes generalles, les opprobres de vos ennemis et ceux
de vos partisans, les reproches que font ordinairement les peuples
quands ils jugent les causes par les mauvais succez, les trahisons des
vostres, la fuitte, l'exil en païs estrange...; vostre honte, vostre
nudité, vostre faim, et, ce qui est plus dur, celle de vos enfans:
tastez encores si vous pouvez supporter vostre mort par un bourreau,
après avoir veu vostre mari trainé et exposé à l'ignominie du vulgaire:
Et pour fin vos enfans infames vallets de vos ennemis... Je vous donne
trois semaines pour vous esprouver; et quand vous serez à bon escient
fortifiée contre tels accidens, je m'en irai périr avec vous et avec nos
amis.»--L'Admiralle repliqua, Ces trois semaines sont achevées, vous ne
serez jamais vaincu par la vertu de vos ennemis, usez de la vostre; et
ne mettez point sur vostre teste les morts de trois semaines: Je vous
somme au nom de Dieu de ne nous frauder plus, ou je serai tesmoin contre
vous en son jugement[402].»

[Note 402: D'Aubigné, _Histoires_, t. I, livre III, ch. II.]

Certes, Charlotte de Laval soutenait une funeste cause; mais comment ne
pas admirer la scène superbe que nous a fait connaître d'Aubigné!

Dans le parti huguenot encore, la reine de Navarre, Jeanne d'Albret,
fille de Marguerite d'Angoulême et femme d'Antoine de Bourbon; Élisabeth
de Roye, mariée au prince de Condé, encouragent leurs époux à embrasser
ouvertement et activement le protestantisme[403]. Lorsque Antoine de
Bourbon revient au catholicisme et qu'il veut contraindre sa femme à
suivre son exemple, elle résiste. Il l'éloigne de lui et lui prend son
fils pour le faire élever dans la religion catholique; mais, avant de
partir, Jeanne adjure l'enfant de ne point aller à la messe, le menaçant
de le renoncer pour son fils s'il lui désobéit. Dans les seigneuries des
Pyrénées qui lui restent soumises, elle prête son appui aux protestants
de la Guyenne. Bientôt elle devient veuve. Sa foi intolérante éclate
avec violence, elle interdit l'exercice du culte catholique dans son
royaume de Navarre, elle chasse les prêtres.

[Note 403: Duc d'Aumale, _Histoire des princes de Condé_, tome I.]

Son fils, Henri de Navarre, n'a pas quinze ans et déjà elle l'arme de sa
main, elle le conduit à La Rochelle auprès du prince de Condé. Elle-même
soutient énergiquement la lutte.

Après l'assassinat du prince de Condé, Jeanne se montre dans une
plus touchante attitude. Elle amène devant les huguenots réunis à
Tonnai-Charente, son fils et son neveu, le fils de la victime; et les
présente à cette armée comme les vengeurs de Condé. La harangue qu'elle
leur adresse joint à une énergie virile la séduction qu'exercent les
larmes d'une femme. Son fils jure d'être fidèle à la cause proscrite,
et le serment du jeune prince est répété par les voix enthousiastes
des soldats. Henri est proclamé chef de l'armée, et Jeanne consacre ce
souvenir par une médaille d'or portant la double effigie de la mère et
du fils. «_Pax certa, victoria integra, mors honesta_.» Paix assurée,
victoire entière, mort honorable, disait la légende: noble devise que,
plus tard, devait rappeler à son fils une autre mère, l'une des héroïnes
que la maison de Rohan donna au siège de La Rochelle. Cette devise était
digne de cette fière Jeanne d'Albret qui, alors que le mariage de son
fils avec la soeur du roi de France était négocié, déclarait éloquemment
qu'elle sacrifierait sa vie à l'État, mais non pas l'âme de son fils à
la grandeur de sa maison. Elle se trompait dans la croyance à laquelle
elle se dévouait, mais dans ce siècle où tant de passions égoïstes
étaient en jeu, elle obéissait du moins à ce principe qui met au-dessus
de toutes les ambitions humaines les intérêts de l'âme immortelle. En
déplorant les erreurs de Jeanne d'Albret, n'oublions pas que nous devons
Henri IV à une mère qui lui apprit à devenir un grand homme en le
nourrissant de la lecture de Plutarque; redisons, avec d'Aubigné,
qu'elle n'avait «de femme que le sexe, l'ame entière aux choses
viriles, l'esprit puissant aux grands affaires, le coeur invincible aux
adversitez[404],» et ajoutons cependant qu'avec Charlotte de Laval et
Élisabeth de Roye, elle n'apparut dans la vie politique de la France que
pour attiser le feu de la guerre civile.

[Note 404: D'Aubigné, _Histoires_, tome II, livre I, ch. II.]

Ce n'était pas seulement dans les luttes religieuses que la violence se
rencontrait chez les femmes. Cette violence se respirait dans l'air.
A une époque où les combats singuliers devenaient une plaie pour la
France, on vit la veuve d'un gentilhomme tué en duel, poursuivre avec
une implacable persévérance la mort du meurtrier. Celui-ci est traîné au
supplice, et, à ce moment même, la grâce royale le sauve. Alors la veuve
va se jeter aux pieds du roi, et, lui présentant son petit enfant:
«Sire, dit-elle, au moins puis que vous avez donné la grâce au meurtrier
du père de cet enfant, je vous supplie de la luy donner dès cette heure,
pour quand il sera grand, il aura eu sa revenche et tué ce malheureux.»
«Du depuis, à ce que j'ay ouy dire, la mere tous les matins venoit
esveiller son enfant; et, en lui monstrant la chemise sanglante qu'avoit
son père lorsqu'il fut tué, et luy disoit par trois fois: «Advise-la
bien: et souviens-toi bien, quand tu seras grand, de venger cecy:
autrement je te deshérite.»--«Quelle animosité!» s'écrie Brantôme. Mais
pourquoi s'en étonnait-il? Ne voyait-il pas ses contemporaines se jouer
de la vie des hommes, fût-ce même pour satisfaire un caprice insensé?
L'une, en passant devant la Seine, laisse tomber son mouchoir à l'eau et
le fait chercher par M. de Genlis «qui ne sçavoit nager que comme une
pierre.» Une autre jette son gant au milieu des lions que François Ier
fait combattre devant la cour, et elle prie le vaillant M. de Lorges
de le lui rapporter. Celui-ci y va bravement, mais si la dame de
ses pensées a éprouvé son courage, elle a, du même coup, perdu son
affection, s'il faut en croire la tradition suivant laquelle il lui
aurait jeté son gant au visage. Brantôme dit avec raison que ces femmes
eussent mieux fait de se servir de leur pouvoir pour envoyer leurs
chevaliers sur un glorieux champ de bataille. Ainsi fit Mlle de Piennes,
l'une des filles d'honneur de la reine. Pendant que Catherine de Médicis
encourage de sa présence les opérations du siège de Rouen, Mlle de
Piennes donne son écharpe à M. de Gergeay. Il se fait tuer en la
portant. A la bataille de Dreux, M. des Bordes, envoyé à un poste
périlleux, dit en y allant: «Ha! je m'en vais combattre vaillamment pour
l'amour de ma maistresse, ou mourir glorieusement.» «A ce il ne faillit,
car, ayant percé les six premiers rangs, mourut au septiesme...»

Un autre gentilhomme déclarait qu'il se battait bien moins pour le
service du roi ou par ambition «que pour la seule gloire de complaire à
sa dame.»

Ce sont là de ces traits que nous a souvent offerts le moyen âge et que
nous aimons à retrouver dans cette cour païenne des Valois qui n'avait
guère de chevaleresque que ses brillants dehors. Ainsi que le juge
Brantôme, les belles et honnêtes femmes aiment les hommes vaillants,
qui, seuls, peuvent les défendre, et les hommes braves aiment, eux
aussi, les femmes courageuses qui n'ont jamais manqué au pays de Jeanne
d'Arc et de Jeanne Hachette. Même à cette époque d'affaissement moral,
la France continuait à enfanter des héroïnes. Les femmes faisaient «les
actes d'un homme,... montoient à cheval,... portoient le pistolet à
l'arçon de la selle, et le tiroient, et faisoient la guerre comme un
homme.» Si le triste champ de bataille des guerres religieuses fut
témoin de ce courage guerrier, la lutte contre l'étranger lui donna un
plus digne emploi. Les femmes de Saint-Riquier et celles de Péronne
imitent glorieusement Jeanne Hachette et ses compagnes. Mme de Balagny
concourt vaillamment à la défense de Cambray et meurt de chagrin quand
elle voit tomber au pouvoir de Charles-Quint la ville qu'elle regarde
comme sa principauté. Suivant une autre version, elle se serait tuée:
le suicide ternirait alors la mort de cette héroïne. En expirant, elle
disait à son mari: «Apprens donc de moy à bien mourir et ne survivre ton
malheur et ta dérision.»--«C'est un grand cas, dit Brantôme, quand une
femme nous apprend à vivre et mourir[405].»

[Note 405: Brantôme, _Second livre des Dames_.]

Le règne réparateur de Henri IV ferme les plaies des guerres civiles et
rend la France prospère à l'intérieur, respectée à l'extérieur. Mais ce
grand prince est assassiné, et la régence du royaume est confiée à une
femme qui, par l'étroitesse de ses idées, le peu d'élévation de son âme,
la faiblesse et la violence de son caractère, est indigne de soutenir
l'héritage politique de Henri IV, et qui remplacera la fermeté absente
par l'entêtement d'un esprit aveuglé.

Au moment où Marie de Médicis devient veuve, un terrible soupçon pèse
sur elle: on ne la croit pas étrangère à l'assassinat du roi. Elle
pleure son mari cependant; mais, avant tout, elle cherche à assurer son
pouvoir de régente, et, pour y parvenir, elle relève la féodalité que
domptait Henri IV, elle comble d'honneurs et d'argent les grands du
royaume et leur livre le trésor royal que la sage administration de
Sully avait enrichi. Par ses prodigalités, la régente contiendra-t-elle
au moins les grands seigneurs? Non, elle les exaspère par la faveur
exorbitante qu'elle a accordée à un aventurier italien marié à sa femme
de chambre. Complètement étranger au métier des armes, cet aventurier,
Concini, le nouveau marquis d'Ancre, est maréchal de France. Cette femme
de chambre, Léonora Galigaï, trafique honteusement de tous les emplois.
Par trois fois les princes se révoltent, et si, la seconde fois, la
reine trouve assez d'énergie pour marcher avec le jeune roi à la
rencontre des rebelles, ceux-ci ont trouvé dans la première de leur
révolte et trouveront encore dans la troisième, les titres les plus
puissants pour obtenir de nouvelles faveurs.

Marie de Médicis détruit aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur,
l'oeuvre de Henri IV, et ses sympathies sont, acquises à cette maison
d'Autriche dont le feu roi a poursuivi l'abaissement.

Louis XIII fait assassiner Concini. La maréchale d'Ancre est exécutée;
Marie de Médicis, éloignée de la cour. Luynes, le favori du roi, a
remplacé Concini. Cette fois encore, les princes se révoltent; mais,
cette fois, la reine est leur appui, et elle va plonger le pays dans la
guerre civile. Après une escarmouche, la paix se rétablit. La mère et le
fils se réconcilient.

Le duc de Luynes meurt. Marie de Médicis reprend quelque influence,
et ce n'est pas tout d'abord pour le malheur du pays. Elle ramène au
pouvoir l'évêque de Luçon, Richelieu, qu'avant sa disgrâce elle avait
fait nommer secrétaire d'État et qui l'a suivie dans sa retraite. Tant
que son protégé ne lui porte pas ombrage, elle s'associe à la politique
vraiment nationale de Richelieu, et sacrifie au ministre jusqu'à ses
sympathies espagnoles. Mais bientôt l'irascible princesse regrette la
toute-puissance de Richelieu et se plaint de son ingratitude. Assez
influente alors pour que le roi, avant de partir pour l'expédition
d'Italie, lui confie la régence des provinces situées au nord de la
Loire, elle n'a pu réussir cependant à empêcher une guerre qui lui est
pénible. Plus tard, elle voudra la paix à tout prix avec la maison
d'Autriche. Mais l'influence de Richelieu l'emporte heureusement pour
que cette paix soit faite à l'honneur de la France.

Contre le ministre, Marie de Médicis a trouvé une alliée dans sa
belle-fille Anne d'Autriche. Au retour de la guerre d'Italie, Louis
XIII, dangereusement malade, est entouré des tendres soins de sa mère
et de sa femme: toutes deux profitent de la reconnaissance du roi pour
perdre le cardinal. Marie de Médicis touche à son triomphe, et quand,
revenue à Paris, elle reçoit dans son palais du Luxembourg la visite
de Louis XIII, elle tente un dernier assaut. Tout à coup elle voit
apparaître à la porte de sa chambre la robe rouge du cardinal. Sa colère
éclate plus violente que jamais. Marie de Médicis somme le roi de
choisir entre la reine, sa mère, et le cardinal: le ministre, l'homme de
vieille race, qu'elle ose nommer un valet.

Le lendemain, la reine mère a reçu les premiers gages de la faveur du
roi: le maréchal de Marillac, son protégé, est nommé au commandement de
l'armée d'Italie. Le chancelier de Marillac, le successeur que Marie de
Médicis veut donner à Richelieu, reçoit, lui seul, l'ordre de suivre
à Versailles le roi qui s'y rend. La foule des courtisans se porte au
Luxembourg.

Mais le soir, on apprend que le cardinal a ressaisi son influence sur
Louis XIII, et les courtisans abandonnent le Luxembourg pour le Louvre.
C'est la fameuse journée des Dupes.

Toute à sa vengeance, la reine mère intrigue même avec l'ambassadeur
d'Espagne. Exilée à Moulins, elle se réfugie dans les Pays-Bas. Elle y
est rejointe par son fils préféré, Gaston d'Orléans, bien digne d'elle
par l'esprit d'intrigue, de révolte, mais bien plus coupable qu'elle.
Malgré ses graves défauts, Marie de Médicis n'eut pas, du moins, comme
Gaston, la lâcheté de livrer ses amis à Richelieu. Mise en demeure de le
faire, elle ne voulut pas acheter à ce prix la cessation de son exil.
Elle eut d'ailleurs des amis qui répondirent à sa fidélité par un
dévouement qu'ils payèrent de leur existence: le maréchal de Marillac,
le duc de Montmorency.

Richelieu qui faisait remonter jusqu'à l'exilée la responsabilité des
complots ourdis contre sa vie, Richelieu fut inflexible pour elle. Une
humble démarche qu'elle fit auprès du roi, et même auprès du ministre,
pour rentrer en France, ne fut pas plus accueillie que les interventions
diplomatiques qu'elle mit en mouvement. Elle mourut dans l'exil, dans la
pauvreté, mais, à ce moment suprême, elle voyait de plus haut les choses
de ce monde. Ce n'est plus une ambitieuse qui s'agite dans les intrigues
politiques, dans les passions mesquines qui ont troublé la France: c'est
une femme chrétienne qui meurt dans d'humbles sentiments et qui pardonne
à Richelieu même[406].

[Note 406: Trognon, _Histoire de France_, t. IV.]

Pendant la vie de Louis XIII, Anne d'Autriche a été, comme sa
belle-mère, associée à plus d'un complot tramé contre Richelieu. Elle a
même trahi la France pour renverser le cardinal. Et cependant, lorsque,
après la mort de Louis XIII, elle est devenue régente, elle s'arrête,
dit-on, devant le beau portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne,
et prononce ces paroles: «Si cet homme vivait, il serait aujourd'hui
plus puissant que jamais!»

Et lorsque les anciens amis d'Anne d'Autriche, ceux qui ont souffert
pour elle la prison, l'exil, reviennent et croient triompher avec elle,
la régente les écarte, et c'est au continuateur de Richelieu qu'elle
accorde sa confiance.

Est-ce seulement parce qu'en prenant le pouvoir, la reine a compris que
de graves responsabilités s'imposaient à elle, et qu'elle se devait
avant tout, sinon à cette France qu'elle avait trahie, au moins à ce
jeune roi, à ce fils bien-aimé dont il lui fallait conserver l'héritage?
Je crois que l'amour maternel put avoir cette influence sur Anne
d'Autriche, mais je crois aussi que si Mazarin n'avait pas été là pour
la guider avec toute la puissance que donne une affection partagée, Anne
d'Autriche aurait été exposée à n'avoir d'autre histoire que celle d'une
Marie de Médicis.

Tout en reconnaissant que pour la gloire de la France, Anne d'Autriche
fit sagement de suivre les inspirations de Mazarin, il est permis
de regretter la dureté avec laquelle elle sacrifia à ce ministre
quelques-uns des amis qui s'étaient dévoués à elle dans sa disgrâce. Il
est vrai que pour dédommager plusieurs d'entre eux des emplois qu'elle
leur refusait, elle leur prodigua des largesses dont le Trésor faisait
malheureusement les frais. On pourrait encore dire pour atténuer
l'ingratitude de la régente, que la haine persévérante que ses anciens
amis gardaient à Mazarin, ne pouvait qu'irriter sa royale amie. Mais le
manque de reconnaissance n'était pas pour Anne d'Autriche un défaut
de fraîche date. A moins qu'une grande passion n'occupât son coeur,
l'égoïsme y dominait facilement. A l'époque où elle était persécutée,
elle ne recula pas plus pour se sauver elle-même, devant l'abandon de
ceux qui exposaient leur vie pour la défendre, qu'elle ne recula devant
le sacrilège en faisant un faux serment sur l'Eucharistie. Il y avait
dans son caractère un bizarre mélange de grandeur et de bassesse,
d'ingratitude et de dévouement.

Mazarin ne connut que ce dévouement qui ne cessa de s'élever à la
hauteur de l'épreuve. La reine lui en donna un premier témoignage quand
il vit son existence menacée par le complot de Beaufort: ce fut à ce
moment que la régente se déclara pour son ministre en danger.

En s'associant à la sage politique de Mazarin, Anne d'Autriche contribua
puissamment à la grandeur de notre pays. «La France, dit M. Cousin, ne
compte pas dans son histoire d'années plus glorieuses que les premières
années de la régence d'Anne d'Autriche et du gouvernement de Mazarin,
tranquille au dedans par la défaite du parti des Importants, triomphante
sur tous les champs de bataille, de 1643 à 1648, depuis la victoire
de Rocroy jusqu'à celle de Lens, liées entre elles par tant d'autres
victoires et couronnées par le traité de Westphalie[407]». Comment
rappeler aujourd'hui sans une profonde tristesse que c'est à la régence
d'Anne d'Autriche que nous devons le traité qui donna l'Alsace à la
France!

[Note 407: Cousin, _la Jeunesse de Mme de Longueville_.]

A ces belles et radieuses années de la Régence succèdent des temps de
trouble. Après les généreuses émotions de la guerre extérieure, voici
les intrigues et les luttes civiles de la Fronde.

Au début de la guerre civile, la figure d'Anne d'Autriche prend un
relief extraordinaire. Dans ses qualités comme dans ses défauts apparaît
une énergique personnalité. La vivacité du sentiment, toujours quelque
peu compromettante pour l'administration politique des femmes, peut,
aux heures de crise où les mesures ordinaires ne suffisent pas, leur
inspirer les fières attitudes, les résolutions héroïques qui les font
triompher dans la lutte. Ce n'est pas à l'art de la politique qu'est
due cette gloire, c'est à l'inspiration du coeur, et c'est pourquoi les
femmes apparaissent généralement si grandes dans les périls publics ou
privés. Anne d'Autriche eut dans la Fronde une âme vraiment royale.
Cette princesse, naguère si humble et si humiliée devant Richelieu, est
maintenant une vraie fille des rois d'Espagne «bien digne de ses grands
aïeux», c'est une reine à qui «le sang de Charles-Quint» donne «de la
hauteur[408]», et qui, suivant l'expression de Mazarin, est «vaillante
comme un soldat qui ne connaît pas le danger».

[Note 408: Mme de Motteville, _Mémoires_.]

Toutefois, dans cette généreuse attitude même, elle se laisse emporter
par la passion au delà de la mesure; et si l'on a pu dire qu'elle seule
montra alors de la noblesse et du courage, on doit ajouter que ses
emportements irritèrent la révolte.

Profondément imbue du principe du pouvoir absolu, Anne d'Autriche ne
souffre pas que, dans des questions de finance qui, à vrai dire, ne
regardent pas le Parlement, l'autorité royale soit limitée et contrôlée
par des gens de robe, «cette canaille», a-t-elle dit avec cette violence
de langage que nous retrouverons plus d'une fois sur ses lèvres.
L'orgueil de la reine paraît l'emporter jusque sur l'amitié qu'elle a
vouée à Mazarin: elle semble rebelle aux conseils du prudent ministre,
et va même jusqu'à flétrir du nom de lâcheté cet esprit de conciliation.
Mais ne nous y méprenons pas. N'est-ce pas la discrète Mme de Motteville
qui nous dit que le cardinal encourageait secrètement l'ardeur de la
reine pour mieux faire ressortir sa propre modération[409]? Ici encore
Anne d'Autriche était d'intelligence avec lui. C'était pour lui qu'elle
s'exposait. Si l'allégation de Mme de Motteville est vraie, il faut
convenir que les sentiments de Mazarin ne répondaient guère, en cette
circonstance, à la générosité de la reine, et que la fable de _Bertrand
et Raton_ eut ici une application anticipée qui faisait plus d'honneur à
la princesse qu'à son ministre.

[Note 409: Mme de Motteville, _Mémoires_, 1648.]

La nouvelle de la victoire de Lens a encore exalté l'orgueil d'Anne
d'Autriche. Elle mène son fils à Notre-Dame pour le _Te Deum_ célébré
devant soixante-treize drapeaux ennemis déposés devant l'autel. Le
régiment des gardes forme la haie sur le passage du cortège royal et a
reçu l'ordre de demeurer sous les armes. Après avoir demandé à Dieu de
bénir les projets qu'elle médite, la reine sort de la cathédrale et
dit tout bas au lieutenant de ses gardes: «Allez, et Dieu veuille vous
assister[410]».

[Note 410: Id., _Id_.]

L'entreprise commandée par la régente, est l'exil de trois magistrats,
l'arrestation du conseiller Broussel et de deux présidents du Parlement.

Anne d'Autriche est de retour au Palais-Royal. Elle y apprend que Paris
se soulève pour réclamer la délivrance du populaire Broussel.

A pied, à travers la foule mugissante, un évêque, avec son rochet et son
camail, se fraye un passage jusqu'à la résidence royale: c'est Paul de
Gondi, le coadjuteur de Paris, le futur cardinal de Retz. Anne comprend
qu'il désire la voir céder au mouvement insurrectionnel qu'elle le
soupçonne d'avoir encouragé, et la colère de la souveraine lui fait
oublier sa dignité: «Vous voudriez que je rendisse la liberté à
Broussel! Je l'étranglerais plutôt avec ces deux mains, et ceux qui...»
Et ces mains royales menaçaient le coadjuteur. Il était temps que le
cardinal ministre intervînt!

Chargé par Mazarin de négocier la paix moyennant la délivrance de
Broussel, le coadjuteur a réussi à calmer l'émeute. Mais quand il
revient au palais pour annoncer à la régente le succès de sa mission, et
la prie de souscrire aux promesses de Mazarin; quand le maréchal de
la Meilleraye, qui l'a accompagné, atteste le grand service que le
coadjuteur a rendu à la reine, Anne d'Autriche n'a d'autre parole de
reconnaissance que cette moqueuse recommandation: «Allez vous reposer,
monsieur, vous avez bien travaillé!» Ce fut une faute, une grande faute.
Jusque-là, bien que Gondi n'eût guère d'autre vocation que celle du
conspirateur, il était demeuré fidèle à la reine. Mais déjà blessé par
la mordante ironie de la princesse, il apprend qu'un coup d'État se
trame pour le lendemain et le menace des premiers. Anne d'Autriche a
fait d'un de ses amis un puissant conspirateur.

Elle peut le comprendre, le lendemain, devant les douze cents barricades
qui obstruent les rues de Paris. Au bruit de la mousqueterie, le
Parlement en corps, précédé de ses huissiers, se dirige vers le
Palais-Royal pour réclamer ceux de ses membres qui lui ont été enlevés.
«Vive le Parlement! vive Broussel!» crie le peuple qui ouvre les
barricades aux magistrats.

Tout tremble à la cour, excepté la reine qui, superbe de courroux,
tient tête à l'orage et répond avec hauteur à la harangue du premier
président.

Elle cède enfin à la pression qu'exercent sur elle Mazarin, le
chancelier Séguier et l'admirable président Molé. Elle veut bien
remettre Broussel en liberté si le Parlement consent à reprendre ses
séances.

Le Parlement quitte la reine pour se rendre au Palais-de-Justice. Mais
il est arrêté dans sa marche par les insurgés qui ne se contentent pas
des promesses de la régente. Ce qu'ils veulent, c'est Broussel lui-même.
Devant les furieuses menaces qui ont succédé à une ovation enthousiaste,
des magistrats s'enfuient. Molé ramène au Palais-Royal ceux qui ne l'ont
pas abandonné et qui forment le plus grand nombre. Il expose à la reine
les dangers qui la menacent et qui planent jusque sur la tête de son
fils. Le courage d'Anne d'Autriche croît avec le péril. Elle se refuse à
abaisser devant l'insolence du peuple la majesté royale.

Alors, dans le cercle de la reine, une parole s'éleva pour l'avertir des
dangers que son opiniâtreté faisait courir au trône: cette voix était
celle d'une grande victime des révolutions, Henriette-Marie, cette
fille de Henri IV qui allait être bientôt la veuve du roi d'Angleterre,
Charles Ier! Elle dit à la reine de France que la révolution
d'Angleterre avait ainsi commencé. Anne d'Autriche était mère: elle
comprit la leçon. «Que messieurs du Parlement voient donc ce qu'il y a à
faire pour la sûreté de l'État», dit-elle avec une morne résignation. Et
elle ordonna la délivrance des magistrats prisonniers, le rappel de ceux
qu'elle avait exilés.

Malgré ces concessions, l'énergie de la princesse ne fléchissait
pas. Pendant l'orageuse soirée du lendemain, alors que tous ceux qui
l'entourent sont en proie à la terreur, elle reste calme, héroïque; et
à sa fierté de race se joint un sentiment plus touchant. Mère et
chrétienne, elle espère dans le Dieu qui bénit les petits enfants: «Ne
craignez point, dit-elle, Dieu n'abandonnera pas l'innocence du roi; il
faut se confier à lui[411]».

[Note 411: Mme de Motteville, _Mémoires_, 1648.]

Bientôt, à Saint-Germain, une humiliation suprême lui est imposée. Elle
a cru, mais en vain, pouvoir s'appuyer sur l'épée de Condé. Alors, avec
des larmes d'indignation, elle signe un acte qui consacre les décisions
du Parlement et qu'elle appelle «l'assassinat de la royauté».

L'agitation, un moment calmée, se produit encore. Cette fois la régente
a obtenu l'appui de Condé. Elle s'est de nouveau rendue à Saint-Germain,
et de là, elle envoie au Parlement l'ordre de se retirer à Montargis.
Condé assiège Paris.

Maintenant, le cardinal s'associe ouvertement à l'inflexible résistance
de la reine. Anne d'Autriche sort victorieuse de l'épreuve, et quand,
après la paix de Rueil, nous la voyons rentrer dans Paris, Mazarin, si
impopulaire jusque-là, Mazarin est auprès d'elle et partage l'accueil
sympathique qu'elle reçoit. C'était là un de ces brusques revirements
dont le peuple de Paris a donné tant d'exemples. On en vit un nouveau
témoignage le jour où la régente se rendit à Notre-Dame. Les harengères,
«qui avoient tant crié contre elle», se jetaient sur elle dans des
transports d'amour et de repentir; elles touchaient sa robe et furent
près de l'arracher de son carrosse[412].

[Note 412: Mme de Motteville, _Mémoires_, 1649.]

Condé, l'ennemi de Mazarin, s'aliène la régente par sa hauteur. Elle se
réconcilie avec le coadjuteur, et, forte de son alliance avec la
vieille Fronde, elle fait arrêter Condé, son frère de Conti, le duc de
Longueville, son beau-frère. Alors naît une nouvelle Fronde: la révolte
suscitée par les partisans des princes. Anne d'Autriche demeure
intrépide, elle accompagne le jeune roi et Mazarin à Bordeaux qui a pris
le parti des rebelles. Mais la paix que lui imposent ses nouveaux alliés
froisse son orgueil; elle aussi, employant une expression de Catherine
de Médicis, elle dit qu'elle a été traitée en chambrière. Elle se sépare
des anciens frondeurs.

Le Parlement réclame la liberté des princes et l'obtient. Il réclame
aussi l'exil de Mazarin, et si la reine y consent, c'est que le cardinal
veut lui-même s'éloigner; mais elle s'apprête à quitter furtivement
Paris avec le roi. La trahison déjoue ce projet. Le coadjuteur
fait battre dans Paris le tambour d'alarme. Le peuple envahit le
Palais-Royal. Anne d'Autriche montre aux insurgés le jeune roi endormi
dans son lit. A ce doux aspect, les hommes qui avaient envahi cette
chambre avec des sentiments de fureur, n'ont que des paroles de paix et
de bénédiction. Le danger avait été grand: la reine mère n'avait eu que
le temps de faire recoucher le petit prince qui allait monter à cheval.

Mazarin exilé garde sur la régente un pouvoir absolu. C'est toujours lui
qui gouverne par elle.

Condé prend les armes contre le gouvernement. La reine mère entre
vaillamment en campagne, marche sur Mme de Longueville, la chasse de
Bourges et se dirige sur Poitiers. Mazarin rejoint Anne d'Autriche. Il
est témoin de son attitude après la déroute de Bléneau: la régente,
pleine de sang-froid et d'énergie au milieu de la cour éperdue,
n'interrompt pas même la toilette qu'elle avait commencée avant la
désastreuse nouvelle.

Pendant le combat du faubourg Saint-Antoine, sous Paris, Anne d'Autriche
est vraiment dans son rôle de femme. Tandis que le canon gronde, elle
est agenouillée devant le Saint-Sacrement, chez les Carmélites de
Saint-Denis. Elle ne quitte l'autel que pour recevoir les courriers
qui lui apportent des nouvelles du combat, et la reine de France a des
larmes pour tous ceux qui sont tombés, amis ou ennemis.[413]

[Note 413: Mme de Motteville, _Mémoires_, 1652.]

Anne devait voir Mazarin s'éloigner une seconde fois; mais cet exil
n'était pas de longue durée et n'était destiné qu'à hâter la conclusion
de la paix. Condé, le duc d'Orléans, son allié, demandèrent à envoyer
leurs députés au roi. Mais la régente refusa avec hauteur, «s'étonnant
qu'ils osassent prétendre quelque chose avant d'avoir posé les armes,
renoncé à toute association criminelle et fait retirer les étrangers;»
les étrangers dont le vainqueur de Rocroy avait accepté la criminelle
alliance!

En 1653, la Fronde était vaincue. L'autorité royale triomphait. En dépit
de quelques imprudences, Anne d'Autriche avait, nous l'avons rappelé,
joué le rôle le plus noble dans cette guerre civile. A la paix, elle
rentre dans l'ombre. Son fils est majeur. Mazarin exerce hautement le
pouvoir jusqu'à sa mort, événement après lequel Louis XIV gouverne par
lui-même[414].

[Note 414: Trognon, _Histoire de France_]

La petite-fille de Charles-Quint avait fidèlement servi la politique
anti-espagnole de Henri IV et de Richelieu. Elle avait achevé, à
l'intérieur du pays, l'oeuvre de ces deux grands génies: la victoire de
la royauté sur la féodalité. Mais nous savons que ce fut Mazarin qui la
dirigea dans l'exercice du pouvoir, et que les qualités personnelles
qu'elle déploya dans sa régence étaient non des qualités politiques,
mais des qualités morales: le courage qui brave le danger, la foi qui
soutient dans le péril, l'amour maternel, et cette tendresse dévouée,
généreuse, qu'Anne d'Autriche n'apporta, il est vrai, que dans une seule
amitié.

Elle eut dans l'âme plus de hauteur que de véritable grandeur. Cette
hauteur avait pour origine la fierté du sang, et préparait Anne
d'Autriche à représenter dignement ce pouvoir absolu qui était encore
nécessaire à la France pour dompter la féodalité. La reine mère en légua
la tradition à son fils, et quand Louis XIV disait: «L'État c'est moi,»
il était bien réellement le fils d'Anne d'Autriche.

Le jeune roi dut aussi à sa mère ces traditions de courtoisie
chevaleresque qui contribuèrent à l'éclat de son règne. Ce n'est pas la
moindre gloire d'Anne d'Autriche que d'avoir donné à la France un Louis
XIV.

L'exemple de cette princesse a démontré, une fois de plus, que la
femme a besoin d'être elle-même dirigée lorsqu'elle tient les rênes du
gouvernement. Les contemporaines d'Anne d'Autriche furent une vivante
leçon de ce que devient la femme lorsque, dans les choses de la
politique, elle est, ou mal conseillée, ou livrée à ses propres
impressions. Nulle des conspiratrices de la cabale des Importants ou
des luttes de la Fronde n'est conduite par la raison d'État. L'amour,
l'amitié, la haine, tels furent les mobiles qui entraînèrent ces femmes
à fomenter la guerre civile, à trahir même leur pays pour l'étranger.
Pour rendre cette trahison moins odieuse, elles n'avaient pas, comme
certaines reines, l'excuse d'être elles-mêmes étrangères de naissance.
Le plus pur sang de France coulait dans leurs veines.

Entre toutes les femmes qui apparaissent dans les troubles de la
régence, une seule attire notre sympathie: c'est cette noble et
touchante princesse de Condé, qui ne se mêle courageusement à la
lutte que pour servir la cause d'un cher prisonnier; l'époux qui l'a
dédaignée!

Quant aux autres femmes de la Fronde, malgré les talents qu'elles ont
déployés, je ne peux voir en elles que des aventurières. Si le long
repentir de la duchesse de Longueville nous fait oublier que, jetée dans
la Fronde par son amour pour La Rochefoucauld, elle y entraîna jusqu'à
un Condé, jusqu'à un Turenne, comment accorder une semblable indulgence
à une duchesse de Chevreuse? Je me sépare ici, à regret, de l'illustre
écrivain aux yeux duquel est apparue comme une héroïne et un grand
politique, la femme audacieuse qui, pour nous, n'est que la pire des
intrigantes: celle qui met la politique au service de ses volages
amours.

Ce n'est ni l'amour ni l'intrigue politique qui jettent Mlle de
Montpensier dans les luttes civiles: c'est le désir, romanesque de jouer
à l'héroïne. C'est ainsi que, s'introduisant seule par la brèche dans
Orléans, elle conquiert la ville par cet acte de bravoure. C'est ainsi
que, dans le combat du faubourg Saint-Antoine, elle tirera le canon de
la Bastille.

Une brillante étrangère, la princesse palatine, Anne de Gonzague, nous
apparaît dans ces guerres civiles, non à travers la fumée des combats,
mais dans les mystérieux arcanes de la diplomatie. Pour délivrer Condé,
c'est elle qui a réuni la nouvelle Fronde à l'ancienne. Condé libre,
elle lui a donné des conseils de modération: c'est qu'alors Mazarin l'a
regagnée. Depuis, elle demeure fidèle au cardinal et sert même par son
intervention diplomatique les intérêts de la France. Mais, en réunissant
les deux Frondes, elle avait contribué à fomenter les troubles, à
amener cette nuit d'émeute pendant laquelle Anne d'Autriche montra
aux Frondeurs son fils endormi et à la suite de laquelle Mathieu Molé
prononçait, avec douleur, cette parole: «M. le Prince est en liberté, et
le roi, le roi notre maître, est prisonnier!»

Mais il me tarde de quitter les femmes de la Fronde. Quelques-unes,
d'ailleurs, ont déjà été peintes par la main d'un maître. Et, à ces
aventurières, ou à ces intrigantes qui, en semant la guerre civile, ont
contribué aux misères du peuple, je vais opposer les femmes qui se sont
généreusement dévouées à soulager ces mêmes misères.

Dès 1635, la guerre avec la maison d'Autriche avait fait connaître à la
Lorraine les fléaux que la Fronde ramena surtout pour la Champagne et la
Picardie. Rien de plus effroyable que le tableau, que les contemporains
nous ont tracé de la misère qui désola ces trois provinces. On vit alors
ce que c'était que ces guerres «soit civiles, soit étrangères où, disait
Fléchier, le soldat recueille ce que le laboureur avait semé...» Et
l'orateur sacré ajoutait: «Souvenez-vous de ces années stériles, où,
selon le langage du prophète, le ciel fut d'airain et la terre de
fer[415].»

[Note 415: Fléchier, _Oraison funèbre de madame Marie-Magdeleine de
Wignerod, duchesse d'Aiguillon_.]

La dysenterie, la gale, la peste se joignent à la guerre et à la famine.
Fuyant leurs demeures occupées par la soldatesque étrangère, les paysans
meurent dans les bois ou sur les grands chemins, ou bien, rentrant
dans leurs villages après le départ de l'ennemi, ils retrouvent leurs
demeures pillées, brûlées, leurs champs dévastés. Abattus par la
maladie, dépouillés jusqu'à la chemise, ils n'ont d'autre lit que la
terre, d'autre matelas que de la paille pourrie et n'osent, dans leur
état de nudité, se soulever de cette horrible couche. Leur nourriture,
c'est l'herbe, ce sont les racines des champs, c'est l'écorce des
arbres; les lézards, la terre même, tout leur est bon. S'il leur reste
quelques haillons, ils les lacèrent pour les avaler; et, à défaut de ces
étranges aliments, ils se rongent les bras et les mains «et meurent dans
ce désespoir.» D'autres disputent aux loups les restes d'une hideuse
curée: les débris pourris des chiens et des chevaux; ou bien, eux-mêmes
seront, fût-ce avant qu'ils n'expirent, la pâture des bêtes de proie.

Vivants et morts gisent pêle-mêle. L'enfant qui a survécu, est demeuré
sur la mère qui est morte, bien certainement en lui donnant sa dernière
bouchée de nourriture.

En Lorraine, à Saint-Mihiel, dit un missionnaire, «il y en a plus de
cent qui semblent des squelettes couverts de peau, et si affreux que, si
Notre-Seigneur ne me fortifiait je ne les oserais regarder; ils ont la
peau comme du marbre basané, et tellement retirée que les dents leur
paraissent toutes sèches et découvertes, et les yeux et le visage tout
refrognés. Enfin, c'est la chose la plus épouvantable qui se puisse
jamais voir.»

Toutes les classes participent à cette misère. Le noble compte parmi
les pauvres honteux. Le curé s'attelle à une charrue pour remplacer le
cheval qui manque. L'homme qui ne peut se plier à la honte de mendier
son pain est trouvé mort sur sa couche pour n'avoir pas osé «demander sa
vie!»

Les orphelins sont abandonnés; les jeunes filles, exposées à quelque
chose de plus terrible que la mort, le déshonneur. Les unes sont près
de succomber à l'effroyable tentation; d'autres se cachent dans des
cavernes pour fuir la brutalité des soldats. Les églises sont pillées,
les prêtres persécutés, dépouillés.

En Lorraine, les soldats eux-mêmes, pressés par la faim et la maladie,
sont couchés le long des routes et sur les grands chemins, sans
assistance religieuse, «sans consolation humaine[416].»

[Note 416: Lettres des prêtres de la Mission, recueillies dans la _Vie
de saint Vincent de Paul_, par le lazariste qui s'abrita sous le nom
d'Abelly. Sur l'origine de cet ouvrage, voir le livre récent de M.
Chantelauze, _Saint Vincent de Paul et les Gondi_.]

Pendant la Fronde, des masses d'émigrants arrivent à Paris et ajoutent
le fardeau de leur misère au poids des calamités qui écrasent la ville.

Tels furent les désastres dans lesquels la guerre étrangère et la guerre
civile plongèrent quelques parties de la France. Mais, au milieu de
toutes ces calamités, une armée se lève, l'armée de la charité! Saint
Vincent de Paul la commande, et les femmes marchent à l'avant-garde.

Les dames de la Charité de Paris donnent leur or, elles quêtent pour
les provinces désolées. Saint Vincent de Paul et ses collaboratrices
recueillent près d'un million six cent mille livres qui sont distribuées
dans la Lorraine et jusque dans l'Artois ravagé par la guerre. Pendant
les malheurs amenés par la Fronde, ces nobles femmes envoient à la
Champagne et à la Picardie plus de seize mille livres par mois[417].
L'imminence du danger provoquait les plus grands sacrifices, et les
généreuses femmes qui avaient eu à souffrir personnellement de la ruine
générale, calculaient, non leurs ressources, mais les misères qu'il
fallait soulager. Leur présidente, la duchesse d'Aiguillon, qui, avec
Mlle de Lamoignon et Mme de Hersé, la protectrice spéciale des pauvres
soldats, a recueilli des sommes immenses pour les victimes de la guerre,
la duchesse d'Aiguillon vend jusqu'à une partie de son argenterie. Mme
de Miramion vend son collier de perles pour nourrir les pauvres de
Paris. Elle leur fait distribuer plus de deux mille potages par jour.
Charité bien digne de la sainte femme qui, à Paris encore, fera
subsister les pauvres pendant les plus rigoureux hivers et à qui l'on
devra, en 1682, l'origine des fourneaux économiques[418].

[Note 417: _Vie de saint Vincent de Paul_, citée plus haut; _Lettres_
de saint Vincent de Paul, publiées par les prêtres de la Mission, 1882.
333. Lettre à M. Martin, supérieur à Turin, 20 juillet 1656.]

[Note 418: Bonneau-Avenant, _Mme de Miramion_, et _la Duchesse
d'Aiguillon_.]

Le 11 février 1649, M. Vincent éloigné de Paris, écrivait aux Dames de
la Charité, dans une lettre récemment publiée: «De vérité il semble que
les misères particulières vous dispensent du soin des publiques, et que
nous aurions un bon prétexte, devant les hommes, pour nous retirer de ce
soin; mais certes, mesdames, je ne sais pas comment il en irait
devant Dieu, lequel nous pourrait dire ce que saint Paul disait aux
Corinthiens... «Avez-vous encore résisté jusqu'au sang?» ou pour le
moins avez-vous encore vendu une partie des joyaux que vous avez? Que
dis-je? Mesdames, je sais qu'il y en a plusieurs d'entre vous (et
je crois le même de tant que vous êtes) qui avez fait des charités,
lesquelles seraient trouvées très grandes, non seulement en des
personnes de votre condition, mais encore en des reines[419].»

[Note 419: Saint Vincent de Paul, _Lettres_, 135.]

En d'autres circonstances encore, les femmes se privent de leurs joyaux.
Anne d'Autriche qui a appelé saint Vincent de Paul dans ses conseils,
Marie-Anne Martinozzi, princesse de Conti, donnent de tels exemples.

Pour les provinces désolées, cet or, ces perles se convertissaient en
pain, en vêtements, en médicaments, en outils même[420]. En soulageant
les misères de l'heure actuelle, on prévoyait l'avenir. On donnait
aux laboureurs du grain, des haches, des serpes, des faucilles; aux
paysannes, du chanvre, des rouets. On recueillait les orphelins, on leur
enseignait un état. Les jeunes filles étaient préservées du déshonneur
dans les pieux abris qui s'ouvraient à elles. Les pauvres honteux
recevaient, avec des secours, les hommages de respect qui leur rendaient
moins amer le pain de l'aumône. Les églises et leurs pasteurs étaient
secourus.

[Note 420: Les maisons des Dames de la Charité étaient devenues
d'immenses magasins.]

Les femmes dont nous énumérons les bienfaits et qui composaient ce qu'on
appelait l'Assemblée générale des Dames de la Charité, formaient comme
un conseil supérieur chargé de recueillir, de centraliser et de répartir
les dons de la charité. Ce n'était cependant pas dans ce but que
l'Assemblée générale avait été instituée.

Au début de sa carrière, quand saint Vincent de Paul évangélisait les
campagnes par ces missions dont sa première collaboratrice, Mme de
Gondi, avait inspiré la fondation, il avait établi dans les campagnes
des confréries de la Charité, composées de femmes qui allaient assister
spirituellement et corporellement les pauvres malades. L'oeuvre se
propagea, et de 1629 à 1631, s'établit dans presque toutes les paroisses
de Paris et des faubourgs. La mission de ces confréries était toute
paroissiale.

Une femme de bien, la présidente Goussault, eut la pensée de créer
une compagnie de dames qui aurait spécialement le soin des malades de
l'Hôtel-Dieu. Elle soumit le projet de cette création à M. Vincent qui
l'agréa. Les plus grandes dames de France se firent gloire d'appartenir
à cette association. Ceignant un tablier, les nobles infirmières
allaient porter aux femmes malades des secours, des consolations, des
enseignements, et leur donnaient avec affection le nom de soeurs.

Ce fut ainsi que se constitua l'Assemblée générale des dames de la
Charité. Plus tard elle agrandit sa mission. Nous l'avons vue se charger
de l'assistance des provinces désolées que ses bienfaits sauvèrent. A
l'assemblée générale et extraordinaire qui se tint au Petit-Luxembourg,
chez la duchesse d'Aiguillon, le 11 juillet 1657, saint Vincent de Paul
rendit un éclatant hommage à ses dévouées collaboratrices: «C'est une
chose presque sans exemple, dit-il, que des dames s'assemblent pour
assister des provinces réduites à l'extrême nécessité, en y envoyant de
grandes sommes d'argent, et de quoi nourrir et vêtir une infinité de
pauvres de toute condition, de tout âge et de tout sexe. On ne lit point
qu'il y ait jamais eu de telles personnes associées qui, d'office, comme
vous, mesdames, aient fait quelque chose de semblable[421]».

[Note 421: Abelly, _l. c._]

Les attributions de l'Assemblée de Charité s'étendent de plus en plus.
À la visite de l'Hôtel-Dieu, à l'assistance des provinces désolées, se
joignent d'autres charges.

La charité et le patriotisme s'unissaient dans les bienfaits que les
Dames de la Charité répandaient sur les victimes de la guerre et des
fléaux qui l'avaient suivie. Le patriotisme trouve aussi son compte dans
l'oeuvre apostolique qu'elles accomplissent en favorisant les missions
étrangères qui vont porter au loin, avec la connaissance de l'Évangile,
le nom de la France. La duchesse d'Aiguillon est là encore au premier
rang, et ses principales collaboratrices sont Mme de Miramion, Mme de
Lamoignon[422].

[Note 422: Pour Mlle de Lamoignon, voir les vers que lui a consacrés
Boileau. _Poésies diverses_, xvi. (Éd. Berriat-Saint-Prix.)]

Mme d'Aiguillon a une grande part à la fondation du séminaire des
Missions étrangères. La duchesse crée des missions dans l'Extrême
Orient, un séminaire à Siam. Elle achète les consulats de Tunis et
d'Alger; elle suscite la fondation d'un hôpital dans cette dernière
ville pour y recueillir les Français malades et abandonnés. Enfin
reprenant la pensée d'une autre femme de grand coeur, Mme de
Guercheville, elle établit une colonie française et catholique au
Canada[423], cette Nouvelle-France qui, aujourd'hui, garde plus que
jamais à la mère-patrie malheureuse, un amour dévoué, enthousiaste,
chevaleresque.

[Note 423: Fléchier, _Oraison funèbre de Mme d'Aiguillon_;
Bonneau-Avenant, _la Duchesse d'Aiguillon_. Ce dernier écrivain nomme
une humble cabaretière, Marie Rousseau, qui seconda la duchesse
d'Aiguillon dans la fondation de cette colonie.]

Voilà ce que les femmes du XVIIe siècle ont fait pour le salut des
provinces dévastées, pour la grandeur de la France et la gloire de
l'Église. Leurs bienfaits ne s'arrêtent pas là.

Saint Vincent avait fondé un hôpital pour les pauvres vieillards. Les
dames de la Charité, notamment la duchesse d'Aiguillon, le pressèrent
de donner plus d'extension à cette oeuvre. Devant les quarante mille
mendiants qui, à Paris, peuplaient _onze cours de miracles_, il fallait
un immense dépôt de mendicité. Ce fut saint Vincent qui eut à modérer
ici le zèle de ses collaboratrices; mais il ne refusa pas ses conseils à
la duchesse d'Aiguillon qui fonda la Salpêtrière avec le concours de
la reine, de Mazarin et des princesses. A un moment où les ressources
manquèrent à l'hôpital, Mme de Miramion, âgée, malade, quêta plus de
cinquante mille francs en un mois pour soutenir cette création.

Comme le vieillard délaissé, l'enfant abandonné a rencontré dans les
dames de la Charité, des mères tendres et secourables. Est-il nécessaire
de rappeler le triste sort de ces enfants trouvés que l'on déposait à la
Couche, ce hideux local de la rue Saint-Landry où une veuve, assistée
d'une ou de deux servantes, recevait ces pauvres petits êtres? Il ne
se passait guère de jour que l'on n'en recueillît un. Les ressources
manquaient pour donner des nourrices à ces enfants. Les uns mouraient de
faim; d'autres étaient tués par des soporifiques que les servantes leur
faisaient prendre pour se débarrasser de leurs cris en les endormant.
«Ceux qui échappaient à ce danger, étaient ou donnés à qui les venait
demander, ou vendus à si vil prix, qu'il y en a eu pour lesquels on n'a
payé que vingt sous. On les achetait ainsi, quelquefois pour leur faire
teter des femmes gâtées, dont le lait corrompu les faisait mourir;
d'autres fois pour servir aux mauvais desseins de quelques personnes qui
supposaient des enfants dans les familles... Et on a su qu'on en avait
acheté (ce qui fait horreur) pour servir à des opérations magiques et
diaboliques; de sorte qu'il semblait que ces pauvres innocents fussent
tous condamnés à la mort, ou à quelque chose de pire, n'y ayant pas un
seul qui échappât à ce malheur, parce qu'il n'y avait personne qui
prît soin de leur conservation. Et ce qui est encore plus déplorable,
plusieurs mouraient sans baptême, cette veuve ayant avoué qu'elle n'en
avait jamais baptisé, ni fait baptiser aucun».

Ainsi parle un compagnon de la vie apostolique du saint; et celui-ci
même racontait que depuis cinquante ans, on n'avait pas entendu dire
qu'un seul enfant trouvé eût vécu!

Témoin de cette navrante misère, saint Vincent l'expose aux dames de
charité établies sur la paroisse de Saint-Nicolas du Chardonnet, la
première de ces confréries qui se fût formée à Paris. Il savait bien,
cet homme évangélique, que pour aimer et secourir l'enfance malheureuse,
toute femme sent tressaillir en elle un coeur de mère. Les généreuses
chrétiennes à qui saint Vincent faisait appel, ne purent d'abord sauver
qu'une douzaine de ces pauvres innocents, «bien plus à plaindre que ceux
qu'Hérode fit massacrer». Il fallut les tirer au sort! (1638.)

Les associées du bon saint augmentent peu à peu le nombre de leurs
enfants d'adoption. Elles essayent même de les sauver tous. Puis, un
jour, les ressources manquent. C'est alors que, dans une assemblée
générale tenue vers 1648, a lieu cette scène incomparable qui a été tant
de fois retracée, et que, néanmoins, je me garderai bien de ne point
placer ici parmi les plus beaux titres d'honneur de la femme française.

Saint Vincent de Paul «mit en délibération si la Compagnie devait
cesser, ou bien continuer à prendre soin de la nourriture de ces
enfants, étant en sa liberté de s'en décharger, puisqu'elle n'avait
point d'autre obligation à cette bonne oeuvre que celle d'une simple
charité. Il leur proposa les raisons qui pouvaient les dissuader ou
persuader; il leur fit voir que jusqu'alors, par leurs charitables
soins, elles en avaient fait vivre jusqu'à cinq ou six cents, qui
fussent morts sans leur assistance; dont plusieurs apprenaient métier,
et d'autres étaient en état d'en apprendre; que par leur moyen tous ces
pauvres enfants, en apprenant à parler, avaient appris à connaître et
à servir Dieu; que de ces commencements elles pouvaient inférer quelle
serait à l'avenir la suite de leur charité. Et puis élevant un peu la
voix, il conclut avec ces paroles: «Or sus, mesdames, la compassion et
la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants;
vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon
la nature les ont abandonnés; voyez maintenant si vous voulez aussi les
abandonner. Cessez d'être leurs mères, pour devenir à présent leurs
juges, leur vie et leur mort sont entre vos mains; je m'en vais prendre
les voix et les suffrages: il est temps de prononcer leur arrêt, et
de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Ils
vivront, si vous continuez d'en prendre un charitable soin; et au
contraire, ils mourront et périront infailliblement si vous les
abandonnez: l'expérience ne vous permet pas d'en douter[424]».

[Note 424: Abelly, _l. c._]

L'émotion qui vibrait dans la voix du saint «faisait assez connaître
quel était son sentiment». La sentence des juges ne pouvait se traduire
que par des larmes et par les plus généreux sacrifices. L'oeuvre des
Enfants-Trouvés était définitivement fondée.

Collectivement ou isolément, les femmes s'associent à toutes les oeuvres
de saint Vincent de Paul. Elles assistent les galériens dont leur guide
a soulagé les tortures physiques et les misères morales. Avant même
qu'il y eût des Dames de la Charité, Mme de Gondi s'était occupée de
faire évangéliser les galériens par M. Vincent et ses missionnaires.
Plus tard, la duchesse d'Aiguillon qui fait donner à notre saint
l'aumônerie générale des galères, obtient de son oncle, le cardinal de
Richelieu, la fondation d'un hôpital pour les galériens, à Marseille,
et y contribue par sa munificence. Les premières protectrices des
Enfants-Trouvés, les dames de la Charité de Saint-Nicolas du Chardonnet,
concourent aussi à cette oeuvre. Ce sont elles encore qui visitent dans
leurs infectes et sépulcrales prisons les galériens de Paris. Mme de
Miramion suit cet exemple; elle porte aux prisonniers des secours, des
consolations, de douces paroles de relèvement. Mme de Maignelais,
soeur de M. de Gondi, visite aussi les galériens, et assiste jusqu'aux
condamnés à mort.

Mme de Maignelais fonde une maison de filles repenties sous le vocable
de sainte Madeleine, la grande pécheresse rachetée par l'amour divin.
Les établissements de ce genre n'étaient pas nouveaux, mais, plus que
jamais, ils devenaient nécessaires à une époque où, comme nous le
disions plus haut, la licence régnait dans les villes, qui étaient
devenues des camps.

Mme de Miramion, animée de l'esprit de saint Vincent, fonde une maison
analogue, mais elle lui donne une grande extension; elle crée le refuge
de la Pitié pour les femmes de mauvaise vie que l'autorité y fait
enfermer de force, et le refuge de Sainte-Pélagie pour les femmes
repentantes qui, de leur propre mouvement, viennent y mener une vie
de pénitence. Pour sauver ces âmes malades, Mme de Miramion avait le
suprême remède, la miséricordieuse tendresse du Bon Pasteur qui ramène
sur son épaule la brebis égarée.

La Pitié et Sainte-Pélagie deviennent des établissements publics. Pour
les fonder, Mme de Miramion avait rencontré parmi ses appuis, le grand
coeur de Mme d'Aiguillon.

Nous savons ce que Mme de Miramion avait fait pour l'instruction
primaire des enfants du peuple, et aussi pour leur instruction
professionnelle. Sous ce dernier rapport, les dames de la Charité ont
aussi mérité nos hommages, elles qui faisaient apprendre un état à leurs
chers enfants trouvés.

Le rôle des femmes du monde est immense au XVIIe siècle dans les oeuvres
du bien. Quels résultats que ceux-ci: le salut des provinces ruinées,
la régénération des campagnes par les missions à l'intérieur,
l'évangélisation des contrées lointaines avec l'extension de l'influence
française, le soulagement des malades, l'assistance des pauvres et
surtout des vieillards, l'instruction primaire et professionnelle des
enfants du peuple, l'enfance exercée au devoir en même temps qu'au
travail, la jeune fille préservée du vice, la pécheresse ramenée au
bien; le forçat lui-même obligé de bénir dans la main qui le secourt et
dans le coeur qui le plaint, la vertu efficace de la sublime religion
que rien, quoi qu'on fasse, ne saura jamais remplacer pour inspirer de
tels actes!

Cette inspiration chrétienne avait eu ici à son service la force que
donne l'association. C'était là l'un des rares bienfaits produits par
la transformation sociale qui avait amené les familles nobles à Paris.
Naguère la charité avait été surtout une action individuelle:
elle devenait désormais une puissance sociale. Mais si, dans les
circonstances exceptionnelles, comme le désastre de quelques provinces,
il fallait le concours de cette grande charité sociale, nous n'en
regretterons pas moins que, dans les circonstances normales de la vie,
les châtelaines aient trop souvent privé leurs paysans de la protection
maternelle qui était le doux apanage de leurs aïeules. Sans parler,
bien entendu, des émigrations forcées que provoqua la ruine de trois
provinces, Paris ne serait pas devenu le refuge de tous les misérables
si, comme au moyen âge, ceux-ci avaient trouvé dans le pays natal les
secours de leurs seigneurs.

Les oeuvres de saint Vincent de Paul, ces oeuvres auxquelles les femmes
du XVIIe siècle donnaient une impulsion vigoureuse, n'auraient pas été
possibles, si pour les accomplir, il n'y avait eu, avec les vaillants
prêtres de la Mission, ces admirables femmes dont je vais enfin
prononcer le nom: les soeurs de la Charité, les filles de saint Vincent!

Leur ordre était né des confréries même de la Charité. Lorsque ces
confréries s'étaient répandues à Paris, et que des femmes de condition
s'y étaient enrôlées, celles-ci avaient bien le zèle généreux, le
dévouement qui ne calcule pas, mais leurs devoirs domestiques et sociaux
ne leur permettaient pas de veiller assidûment les malades. Ce fut alors
que l'on proposa à M. Vincent de consacrer spécialement au service des
pauvres malades, de pieuses filles de la campagne qui, avec toute la
charité de leurs coeurs et toute la vigueur de leurs forces physiques,
se dévoueraient à Jésus-Christ dans les êtres souffrants. L'active
promotrice des confréries de la Charité, Mme Le Gras, fut l'institutrice
de ces saintes filles qui vénèrent en elle et dans saint Vincent de Paul
les fondateurs de leur ordre.

La maison que Mlle Le Gras occupait sur la paroisse de Saint-Nicolas du
Chardonnet, fut la première communauté des filles de la Charité. Leurs
premières bienfaitrices furent Mlle Lamy, fille d'un administrateur de
l'hôpital général, et Mme de Miramion. Et comme le nom de la duchesse
d'Aiguillon était destiné à être revendiqué par toutes les grandes
oeuvres du XVIIe siècle, ce fut encore à la prière de la noble duchesse
que l'archevêque de Paris accorda aux soeurs de la Charité le privilège
nécessaire pour que leur association fût érigée en communauté.

Obligées d'aller à la recherche de toutes les misères, les filles de la
Charité ne pouvaient mener la vie claustrale de ces saintes Carmélites
qui, introduites en France par Mme Acarie, offraient aux âmes
contemplatives ou aux coeurs blessés de la vie, leur inviolable asile de
paix, de prière et de pénitence. Les soeurs de la Charité ne pouvaient
être et n'étaient pas des religieuses. Dans la règle qu'il leur donna,
saint Vincent de Paul disait: «Elles considéreront qu'encore qu'elles
ne soient pas dans une religion, cet état n'étant pas convenable aux
emplois de leur vocation, néanmoins parce qu'elles sont beaucoup plus
exposées que les religieuses cloîtrées et grillées, n'ayant pour
monastère que les maisons des malades; pour cellule, quelque pauvre
chambre, et bien souvent de louage; pour chapelle, l'église paroissiale;
pour cloître, les rues de la ville; pour clôture, l'obéissance; pour
grille, la crainte de Dieu; et pour voile, la sainte modestie. Pour
toutes ces considérations, elles doivent avoir autant ou plus de vertu
que si elles étaient professes dans un ordre religieux[425]».

[Note 425: Abelly. _l. c._]

Ces pieuses filles deviennent les ministres de l'Assemblée générale des
dames de la Charité. A elles l'assistance spirituelle et corporelle du
malade, soit dans le logis de la misère, soit à l'hôpital! A elles
la maternité de l'enfant trouvé et du vieillard délaissé! A elles
l'éducation des enfants du peuple! Elles pansent les plaies morales
comme les plaies physiques; la plus hideuse lèpre de l'âme ou du corps
les attire au lieu de les repousser. Elles soignent les pestiférés, et
les galériens les voient se pencher sur eux dans leurs blanches auréoles
comme des anges qui apparaîtraient aux damnés au milieu des supplices de
l'enfer.

Dans les calamités publiques elles sont là. Ce sont elles qui, à Paris,
pendant la Fronde, distribuent aux pauvres, aux réfugiés, la nourriture
quotidienne. Le 21 juin 1652, saint Vincent de Paul écrit à propos des
charges qui pèsent sur sa famille spirituelle: «Les pauvres filles de la
Charité y ont plus de part que nous, quant à l'assistance corporelle des
pauvres. Elles font des distributions de potage tous les jours, chez
Mlle Le Gras, à treize cents pauvres honteux, et dans le faubourg
Saint-Denis à huit cents réfugiés, et dans la seule paroisse de
Saint-Paul quatre ou cinq de ces filles en donnent à cinq mille pauvres,
outre soixante ou quatre-vingts malades qu'elles ont sur les bras. Il y
en a d'autres qui font ailleurs la même chose».

Deux jours après, soit que M. Vincent ait été plus amplement informé,
soit que le nombre des pauvres assistés se soit accru, c'est à huit
mille de ces malheureux que les Soeurs de la paroisse de Saint-Paul
donnent la nourriture[426].

[Note 426: _Lettres_ de saint Vincent de Paul à M. Lambert, date citée
dans le texte. Aux soeurs de charité, à Valpuiseau, 23 juin 1652]

Ainsi que les prêtres de la Mission, elles tombent victimes de leur
chrétienne et patriotique charité. A Réthel, à Calais, on les verra se
dévouer aux soldats blessés ou malades. A l'hôpital de Calais, quatre
filles de la Charité ont la charge de cinq ou six cents militaires.
Elles succombent à la tâche; toutes sont malades, deux d'entre elles
meurent. En les recommandant aux prières de ses missionnaires, leurs
dignes frères d'armes, M. Vincent disait: «La reine nous a fait
l'honneur de nous écrire pour nous mander d'en envoyer d'autres à
Calais, afin d'assister ces pauvres soldats. Et voilà que quatre s'en
vont partir aujourd'hui pour cela. Une d'entre elles, âgée d'environ
cinquante ans, me vint trouver vendredi dernier à l'Hôtel-Dieu, où
j'étais, pour me dire qu'elle avait appris que deux de ses soeurs
étaient mortes à Calais, et qu'elle venait s'offrir à moi pour y être
envoyée à leur place, si je le trouvais bon; je lui dis: Ma soeur, j'y
penserai: et hier elle vint ici pour savoir la réponse que j'avais à
lui faire. Voyez, messieurs et mes frères, le courage de ces filles à
s'offrir de la sorte, et s'offrir d'aller exposer leur vie, comme des
victimes, pour l'amour de Jésus-Christ et le bien du prochain: cela
n'est-il pas admirable? Pour moi, je ne sais que dire à cela, sinon que
ces filles seront mes juges au jour du jugement. Oui, elles seront nos
juges, si nous ne sommes disposés comme elles à exposer nos vies pour
Dieu[427]...»

[Note 427: Abelly, _l. c._ Comp. _Lettres_. A ma soeur Hardemont, 10
août 1658.]

Pour rendre hommage à de tels actes, la parole d'ordinaire si simple
de l'apôtre a des accents où vibre un religieux enthousiasme. Et c'est
justice. Que, dans l'enivrement du combat, le drapeau du régiment
échappe à une main mourante, nous comprenons l'ardeur avec laquelle des
bras généreux s'étendent pour soutenir le symbole de l'honneur français.
Mais que, dans un hôpital, la place des héroïques victimes de l'épidémie
soit revendiquée comme un poste d'honneur, c'est là un de ces faits
sublimes que nous offrent souvent les annales des filles de saint
Vincent, et qui attestent que dans la vaillante race des femmes
françaises, la soeur de charité a plus que le courage du soldat, la
vocation du martyr.

Les Dames de la Visitation, fondées par saint François de Sales et
sainte Chantal, prêtent aussi leur concours aux oeuvres de saint Vincent
de Paul, supérieur de leur maison de Paris. Ce fut leur exquise douceur
qui fit désirer à M. Vincent qu'elles se dévouassent aux pécheresses.
Elles comprenaient certainement cette mission, les filles spirituelles
du saint docteur de _l'Amour de Dieu_, les religieuses parmi lesquelles
allait bientôt surgir la bienheureuse qui montra à notre pays ce que le
Coeur d'un Dieu peut renfermer de tendre pardon. Nous aimons à voir les
filles de saint François de Sales et les filles de saint Vincent de Paul
se rencontrer dans la communion de la charité. Nous aimons à les voir
servir le Dieu des miséricordes au lieu de ce Dieu sombre et jaloux que
les jansénistes présentaient à leurs adeptes, et particulièrement à ces
austères religieuses de Port-Royal, qui mirent au service de l'erreur
une intrépidité digne d'une meilleure cause. Nous aimons encore à
opposer la charité active que pratiquaient les collaboratrices de saint
Vincent à ce quiétisme qu'allait bientôt prêcher une autre femme, Mme
Guyon.

Après avoir parlé des femmes politiques qui, par leurs intrigues,
contribuèrent à la ruine de la France, je me suis arrêtée avec bonheur
devant les femmes de bien qui la relevèrent parla puissance de leur
charité. C'est qu'en effet, la vraie mission sociale de la femme est
dans les oeuvres du bien, et non dans les intrusions politiques. Mme de
Maintenon en est un exemple de plus. Généreusement associée aux bonnes
oeuvres de Mme de Miramion, elle-même fondatrice de l'Institut de
Saint-Cyr, son rôle est moins heureux lorsqu'elle touche aux affaires
publiques. Sans doute elle n'eut pas, dans la révocation de l'édit
de Nantes, la part qu'on lui a attribuée[428]. Elle ne voulait pas de
conversion forcée, et pour elle la douce et persuasive éloquence d'un
Fénelon ou d'un Fléchier, la puissante dialectique d'un Bourdaloue
étaient les meilleurs instruments de propagande. Mais s'il faut effacer
de son rôle politique cette participation à une funeste mesure, il est
d'autres circonstances où son immixtion dans les affaires d'État fut
malheureuse. Il n'est pas jusqu'à sa sensibilité féminine qui ne devînt
néfaste au pays quand, par ses larmes, elle obtint de Louis XIV qu'il
reconnût le fils de Jacques II pour roi d'Angleterre. C'est par
l'influence de Mme de Maintenon que l'inepte Chamillart a la double
succession d'un Louvois et d'un Colbert, et que le présomptueux Villeroi
est investi du commandement qui fait de lui le prisonnier de Crémone et
le vaincu de Ramillies.

[Note 428: Duc de Noailles, _Histoire de Mme de Maintenon_.]

Il est toutefois une intervention politique dans laquelle Mme de
Maintenon attire notre sympathie, parce qu'elle n'y figure que dans
ses attributions de femme et dans ses sentiments de chrétienne. C'est
lorsque, en 1693, elle inspire à Louis XIV, victorieux encore, une
généreuse pitié pour les misères du peuple et lui fait désirer la paix.
Nous retrouvons alors en elle l'amie de Fénelon et de Mme de Miramion.

En dépit de regrettables erreurs, l'influence de Mme de Maintenon est
celle d'une femme honnête. Mais que dire du rôle que jouent au VIIIe
siècle Mme de Prie, Mme de Pompadour, Mme du Barry: Mme de Prie, vraie
reine de France de par la grâce du duc de Bourbon, et mettant au service
de l'Angleterre une influence salariée; Mme de Pompadour qui, tout en
n'ayant pas été, comme on le croyait jusque dans ces derniers temps,
la première instigatrice de la guerre de Sept ans [429], la favorise de
toutes ses forces pour plaire à la grande souveraine étrangère dont les
prévenances la flattent; Mme de Pompadour, élevant ou précipitant les
ministres, faisant donner à un Soubise le bâton de maréchal, mérité par
Chevert; et, pour se venger de la juste sévérité des jésuites à son
égard, poussant le roi à la suppression de leur ordre; Mme du Barry
enfin, dont le nom souillerait ici pour la seconde fois notre étude s'il
n'était, cette fois encore, marqué d'un stigmate flétrissant [430]; Mme du
Barry à qui la France dut la destruction de ses parlements et le triste
ministère d'un duc d'Aiguillon.

[Note 429. M. le duc de Broglie a rétabli sur cette question la vérité
historique dans son récent ouvrage, le Secret du roi.]

[Note 430. Voir plus haut, chapitre III.]

Devant le règne honteux de cette dernière favorite, quelques coeurs de
femmes battirent d'une noble indignation. A la fin du chapitre précédent
j'ai fait allusion à des Françaises qui propagèrent à l'étranger les
idées humanitaires et les belles utopies que vit éclore la fin du XVIIIe
siècle: c'étaient les correspondantes du roi de Suède, Gustave III,
qui nous sont connues par la récente publication de leurs lettres,
conservées dans les papiers d'Upsal[431]. A la mort de Louis XV, l'une
de ces amies de Gustave III, la comtesse de Boufflers, lui écrit les
détails de cette mort, lui parle des huées qui accompagnèrent le
cercueil sur la route de Saint-Denis; et cette femme qui, cependant,
n'était pas de moeurs irréprochables, ne peut s'empêcher de voir dans
ces démonstrations de mépris, une revendication de la conscience
publique outragée par l'ignominieuse puissance de Mme du Barry: «Rien
n'est plus inhumain que le Français indigné, dit-elle, et, il faut
en convenir, jamais il n'eut plus sujet de l'être; jamais une nation
délicate sur l'honneur et une noblesse naturellement fière n'avaient
reçu d'injure plus insigne et moins excusable que celle que le feu roi
nous a faite lorsqu'on l'a vu, non content du scandale qu'il avait donné
par ses maîtresses et par son sérail à l'âge de soixante ans, tirer de
la classe la plus vile, de l'état le plus infâme, une créature, la pire
de son espèce, pour l'établir à la cour, l'admettre à table avec sa
famille, la rendre la maîtresse absolue des grâces, des honneurs,
des récompenses, de la politique et des lois, dont elle a opéré la
destruction, malheurs dont à peine nous espérons la réparation. On ne
peut s'empêcher de regarder cette mort soudaine et la dispersion de
toute cette infâme troupe comme un coup de la Providence. Toutes les
apparences leur promettaient encore quinze ans de prospérité, et, si
leur attente n'eût été déçue, jamais peut-être les moeurs et l'esprit
national n'auraient pu s'en relever[432].»

[Note 431: A. Geffroy, _Gustave III et la cour de France_.]

[Note 432: La comtesse de Boufflers à Gustave III. Lettre publiée par
M. Geffroy, _ouvrage cité_.]

Bien opposée à l'influence de Mme du Barry est celle que cherchent à
exercer sur Gustave III, Mme de Boufflers et les autres correspondantes
du jeune roi, la comtesse de Brionne, née princesse de Rohan-Lorraine,
la comtesse d'Egmont et sa digne amie Mme Feydeau de Mesmes, la comtesse
de la Marck. Nous venons d'entendre l'une d'elles flétrir la faiblesse
royale qui livrait la dignité de la France aux caprices d'une immonde
créature. La conduite du roi arrache de superbes accents à la comtesse
d'Egmont, cette intéressante jeune femme dont Gustave III portait les
couleurs et qui, mourante, se servait de la respectueuse tendresse
qu'elle avait inspirée à son royal chevalier, pour lui faire entendre
des paroles telles que celles-ci: «Je suis loin de me plaindre que vous
ne m'ayez pas écrit plus tôt. Votre gloire est mon premier bonheur,
vous le savez; c'est ainsi que je vous aime: préférez-moi le plus léger
besoin du dernier de vos sujets...[433]»

[Note 433: La comtesse d'Egmont à Gustave III, 1er octobre. 1772.
Lettre publiée par M. Geffroy, _ouvrage cité_.]

Avis bien digne de la femme qui conseillait à Gustave III de faire
planter la Dalécarlie en pommes de terre pour le soulagement de son
peuple!

Toutes les amies de Gustave s'appliquent à faire de lui le roi d'un
peuple libre, heureux, bénissant dans son souverain la paternelle bonté
d'un Henri IV. Ce type royal, la comtesse d'Egmont se désespère de ne
pouvoir le trouver dans Louis XV. «Votre Majesté m'accuse de ne pas
aimer le roi. Hélas! ce n'est pas ma faute, et le regret de ne pouvoir
jouir des sentiments les plus nobles me fait seul soutenir avec tant de
chaleur l'opinion que vous me reprochez.» Elle ajoute qu'en assistant
récemment à une pièce qui lui paraissait remplie de sentiments français,
le _Bayard_, de Debelloy, elle aurait acheté de son sang «une larme du
roi.» Elle croit que les Français pourraient encore devenir les sujets
«les plus soumis et les plus fidèles.... Un mot, un regard leur suffit
pour répandre jusqu'à la dernière goutte de leur sang; mais _ce mot
n'est pas dit!_... Après Bayard, exaltée par la pitié, irritée de
la froideur des assistants, je courus chez Mme de Brionne parler en
liberté. Nous relûmes votre lettre et nous répétâmes mille fois: Voilà
donc un roi qu'on peut aimer! Nous l'avons vu; il produirait des Bayard,
il ferait revivre Henri IV; il existe, et ce n'est pas pour nous: Dites
encore que nous sommes républicaines[434]!»

[Note 434: La comtesse d'Egmont à Gustave III, Lettre publiée par M.
Geffroy, _l. c._]

A travers le ton de sensibilité et d'enthousiasme qui dénote l'école
de Rousseau, il est impossible de méconnaître ce qu'il y a de bonté et
d'humanité dans ces accents. Comme la plupart des correspondantes de
Gustave III, comme d'ailleurs une grande partie de la noblesse de ce
temps, la comtesse d'Egmont voulait la liberté, mais la cherchait
malheureusement en dehors de l'Évangile: erreur fatale qui, en se
propageant dans le peuple, amena la Révolution. Cette noblesse française
devait chèrement payer l'imprudente ardeur avec laquelle elle ébranlait
le trône et l'autel[435]. Mais, à ces gentilshommes et à ces grandes dames
qui voulaient le bien en se méprenant sur les moyens de le faire, nous
devons appliquer le mot de l'Évangile: «Paix sur la terre aux hommes de
bonne volonté.»

[Note 435: Caro, _la Fin du XVIIIe siècle_.]

Je me suis plu à rendre hommage aux intentions que révèle la
correspondance de quelques Françaises avec Gustave III, parce que j'y
ai généralement trouvé moins une intervention politique que le désir
de faire triompher ces principes de justice, d'honneur et d'humanité
auxquels les femmes ne doivent pas demeurer étrangères. Le don de
conseil, qui appartient à la femme forte, trouve ici encore son emploi,
pourvu qu'il soit exercé avec prudence[436]. Pour l'épouse, pour la mère,
le droit de conseiller est particulièrement un devoir, un devoir que
sait remplir auprès de son fils la sainte mère de Louis XVI, quand elle
rappelle au jeune prince que les rois doivent représenter Dieu sur la
terre par leur majesté, par leur action bienfaisante, par la pureté de
leur vie, et que, «plus ils auront de ressemblance avec ce divin modèle,
plus ils s'assureront les hommages des peuples.» Saint Louis, c'est là
le type qu'elle présentait au futur roi martyr!

[Note 436: Disons ici que toutes les correspondantes de Gustave III
n'ont pas échappé au reproche de pédantisme; et que, tout en s'excusant
de sa témérité avec une modestie féminine, Mme de Boufflers semble plus
régenter le roi que le conseiller. Voir les lettres publiées par M.
Geffroy.]

Heureuse Marie-Antoinette si, comme la mère de Louis XVI, elle avait pu
n'exercer son influence que dans la limite que lui prescrivaient
les devoirs de la femme forte! Mais, entraînée dans la mêlée des
compétitions politiques et des luttes révolutionnaires, l'auguste reine
allait témoigner que si le pouvoir est pour la femme une arme qu'elle
rend facilement dangereuse au pays, cette arme, hélas! peut la tuer
elle-même.

Ah! ce pouvoir, Marie-Antoinette ne l'a pas cherché! Lorsque, presque
enfant encore, elle est venue en France dans le charme de sa ravissante
beauté et de sa grâce aérienne, dans l'irrésistible attrait d'une nature
expansive qui a besoin d'être aimée et qui appelle la tendresse, un long
cri d'amour a éclaté sur son passage. Cet enthousiasme populaire qu'elle
soulève et dont les enivrantes émotions ne la rassasieront jamais, c'est
là sa puissance, c'est là sa royauté. Et cette royauté, qu'elle est
heureuse de la devoir au pays de France! Française, elle l'est par
son éducation, par les élans spontanés de sa généreuse nature, par la
vivacité de son esprit, par l'étourderie et la gaieté de son caractère,
et la frivolité même de ses goûts. Aussi avec quelle indulgence elle
excuse les défauts de ses _chers vilains sujets_: leur légèreté, la
mobilité d'impression avec laquelle, après s'être laissés aller aux
mauvaises suggestions, ils reviennent si aisément au bien! «Le caractère
est bien inconséquent, mais n'est pas mauvais, écrit-elle à sa mère; les
plumes et les langues disent bien des choses qui ne sont point dans le
coeur.» Et comme elle se plaît en même temps à faire ressortir tout ce
qu'il y a dans ce pays de bonne volonté pour le bien! «Il est impossible
que mon frère n'ait pas été content de la nation d'ici, car, pour lui
qui sait examiner les hommes, il doit avoir vu que, malgré la grande
légèreté qui est établie, il y a pourtant des hommes faits et d'esprit,
et en général un coeur excellent et beaucoup d'envie de bien faire[437].»

[Note 437: Marie-Antoinette à Marie-Thérèse, 22 juin 1775, 14
janvier 1776, 14 juin 1777. _Marie-Antoinette, reine de France. Sa
correspondance avec Marie-Thérèse, etc._ Ouvrage publié par M. d'Arneth
et M. Geffroy.]

Mais la jeune reine n'avait point alors la pensée que ce dût être à
elle de «bien mener,» non pas que déjà elle ne fût entraînée par ses
affections à se mêler de ces affaires auxquelles répugnait sa vive et
juvénile nature. Mais elle ne prétendait pas agir sur la marche
générale de la politique. Elle avait au coeur une bien autre ambition.
Pouvait-elle oublier ce beau titre de nos souveraines: _reine de France
et de charité?_ Certes, elle le méritait, ce titre, la généreuse femme.
Ils en témoignent, ce paysan blessé qu'elle secourt, ce vieux serviteur
qu'elle panse de ses mains, ces humbles ménages qu'elle recueille au
Petit-Trianon, ces filles pauvres qu'elle dote, ces femmes âgées pour
lesquelles elle fonde un hospice; cette société de charité maternelle
qui se crée sous son patronage!

La reine étend plus loin sa puissance. Les vieilles gloires françaises
reçoivent son hommage; elle les honore dans les hommes dont le nom les
rappelle. Par son intervention, le petit-neveu de Corneille, père de
famille plongé dans la misère, obtient du roi une gratification de 1,200
livres. En entendant louer l'action du chevalier d'Assas, elle s'étonne
du long oubli où est demeuré ce fait sublime et veut savoir si le héros
a laissé une famille. Cette famille existe, et elle obtient une pension
héréditaire.

Les gloires du passé ne font pas oublier à Marie-Antoinette les besoins
du présent, s'il faut en croire la tradition suivant laquelle, dès les
premiers temps du règne de Louis XVI, la jeune reine aurait voulu que la
cour et le gouvernement fussent transférés à Paris. De grands travaux
d'utilité publique, l'achèvement du Louvre, la transformation de ce
palais en un musée, tous ces projets que d'autres temps devaient voir
se réaliser, se seraient rattachés au plan de cette jeune reine qui ne
semblait occupée que de ses plaisirs. M. de Maurepas aurait fait échouer
ce plan[438]. Hélas! c'est comme prisonnière que la famille royale devait
un jour habiter les Tuileries.

[Note 438: Edmond et Jules de Goncourt, _Histoire de
Marie-Antoinette_.]

Rappelons encore un autre fait qui, celui-là, est complètement
historique: l'acte de généreux patriotisme par lequel la reine, pour
doter la France d'un vaisseau, renonça au superbe collier de diamants
que le roi lui offrait et qui devint l'origine du procès célèbre dont
les péripéties furent si douloureuses à Marie-Antoinette.

Faire le bien, c'était la préoccupation de la reine. Malheureusement la
prudence ne modérait pas toujours les élans de son coeur, et, comme nous
l'avons déjà dit, ce fut le besoin d'obliger ceux qu'elle aimait qui lui
fit toucher d'une main souvent imprudente aux affaires de l'État.

En devenant reine de France, elle n'a pas oublié que c'est au duc de
Choiseul qu'elle doit sa couronne, et que c'est le duc d'Aiguillon qui
a fait exiler ce ministre. Elle s'efforce de ramener au pouvoir M. de
Choiseul. Elle y échoue, mais, du moins, elle obtient son rappel de
l'exil et le renvoi du duc d'Aiguillon. Plus tard, elle fera exiler
celui-ci non seulement parce qu'il l'espionne et tient contre elle de
mauvais propos, mais parce qu'il est hostile à M. de Guines que protège
M. de Choiseul; M. de Guines, cet ambassadeur de France à Londres, qui
a un procès déshonorant que la reine fait reviser[439]. La reine, il faut
l'ajouter, aime à se dire qu'en obligeant M. de Choiseul, elle fait
remplir un grand acte de justice. Elle pense de même pour la revision
d'un autre procès, celui de MM. de Bellegarde, condamnés à un long
emprisonnement par une condamnation que M. de Choiseul juge inique.
C'est avec des larmes de joie que la reine a obtenu de Louis XVI la
revision de ces deux procès. Lorsque MM. de Bellegarde, qui lui doivent
plus que la liberté, l'honneur, viennent avec leurs familles se jeter
aux pieds de leur libératrice, la reine, modérant les transports de
cette reconnaissance, dit «que la justice seule leur avait été rendue;
qu'elle devait en ce moment même être félicitée sur le bonheur le plus
réel qui fût attaché à sa position, celui de faire parvenir jusqu'au roi
de justes réclamations[440].»

[Note 439: Le comte de Mercy à Marie-Thérèse, 15 juillet 1774;
Marie-Antoinette au comte de Rosemberg, 13 juillet 1775. D'Arneth et
Geffroy, _recueil cité_.]

[Note 440: Mme Campan, _Mémoires_.]

Mais le chaleureux appui que la reine accorde à M. de Guines a de
déplorables conséquences: Turgot et Malesherbes sont, eux aussi,
contraires à ce diplomate. La reine qui leur garde déjà rancune de
n'avoir pas appuyé ceux de ses protégés qu'elle voulait faire entrer
dans le cabinet, la reine, faisant violence à la conscience du roi, se
joint à la cabale qui renverse ces deux honnêtes ministres. Peut-être
Marie-Antoinette s'imaginait-elle que la France désirait ce changement.
Mais pour venger M. de Guines, elle montra une âpreté bien étrangère à
sa générosité habituelle. Elle aurait voulu que Turgot fût envoyé à la
Bastille le jour même où, par elle, M. de Guines était nommé duc! Voilà
ce qu'écrit avec douleur à l'impératrice Marie-Thérèse, l'ambassadeur
d'Autriche, le comte de Mercy-Argenteau. Lui-même le constate: la jeune
reine n'aime pas M. de Guines; mais elle soutient en lui l'ami de M. de
Choiseul[441].


[Note 441: Le comte de Mercy à Marie-Thérèse, 16 mai 1776, etc.
D'Arneth et Geffroy, _recueil cité_. Voir aussi l'introduction.]

Le 11 mai 1776, Marie-Antoinette écrivait à sa mère: «M. de Malesherbes
a quitté le ministère avant-hier... M. Turgot a été renvoyé ce même
jour... J'avoue à ma chère maman que je ne suis pas fâchée de ces
départs, mais je ne m'en suis pas mêlée[442].» La reine ignorait que
Marie-Thérèse savait à quoi s'en tenir sur la sincérité de cet aveu;
mais la jeune femme mentait comme une écolière qui a peur d'être
grondée. Elle se souvenait des reproches que sa mère lui avait faits au
sujet de ses premières imprudences politiques. L'empereur Joseph II,
tendrement attaché à sa soeur Marie-Antoinette, lui avait écrit alors
une lettre si dure que Marie-Thérèse crut devoir en empêcher l'envoi.

[Note 442: Marie-Antoinette à Marie-Thérèse, 15 mai 1776. D'Arneth et
Geffroy, _recueil cité_.]

Dans son français germanique, Joseph II avait adressé à la reine des
avertissements tels que ceux-ci: «De quoi vous mêlez-vous, ma chère
soeur, de déplacer les ministres, d'en faire envoyer un autre sur ses
terres, de faire donner tel département à celui-ci ou à celui-là, de
faire gagner un procès à l'un, de créer une nouvelle charge dispendieuse
à votre cour, enfin de parler d'affaires, de vous servir même de termes
très peu convenables à votre situation? Vous êtes-vous demandé une fois,
par quel droit vous vous mêlez des affaires du gouvernement et de
la monarchie française? Quelles études avez-vous faites? Quelles
connaissances avez-vous acquises, pour oser imaginer que votre avis ou
opinion doit être bonne à quelque chose, surtout dans des affaires qui
exigent des connaissances aussi étendues? Vous, aimable jeune personne,
qui ne pensez qu'à la frivolité, qu'à votre toilette, qu'à vos
amusements toute la journée, et qui ne lisez pas, ni entendez parler
raison un quart d'heure par mois, et ne réfléchissez, ni ne méditez,
j'en suis sûr, jamais, ni combinez les conséquences des choses que vous
faites ou que vous dites? L'impression du moment seule vous fait agir,
et l'impulsion, les paroles mêmes et arguments, que des gens que vous
protégez, vous communiquent, et auxquels vous croyez, sont vos seuls
guides[443].»

[Note 443: Joseph II an Marie-Antoinette, juillet 1775. _Marie
Antoinette, Joseph II und Leopold II. Ihr Briefwechsel_ herausgegeben
von Alfred Ritter von Arneth. Leipzig, 1866.]

Mais Marie-Thérèse et Joseph II étaient loin de vouloir que la reine
n'eût aucune action politique. Ils voulaient seulement qu'elle prît au
sérieux cette influence et la fît servir non à ces «petites passions»
comme les appelait le comte de Mercy, mais à des choses utiles. Ils
n'oubliaient pas ici leurs intérêts, et l'alliance autrichienne est
surtout ce qu'ils recommandent aux soins de Marie-Antoinette. C'est
pour que cette alliance ne soit pas compromise après le partage de la
Pologne, que Marie-Thérèse, abaissant sa dignité maternelle, avait
naguère reproché à la dauphine de France d'afficher pour Mme du Barry le
mépris que «la créature» lui inspirait. Froissée dans les plus fières
délicatesses de son âme, la jeune archiduchesse résistait à sa mère:
«Vous pouvez être assurée, lui écrivait-elle, que je n'ai pas besoin
d'être conduite par personne pour ce qui est de l'honnêteté[444].» Pour
obtenir de la pure jeune femme une parole banale que celle-ci adresse
enfin à Mme du Barry, il faut que sa mère l'adjure de sauver l'alliance
entre son pays natal et son futur royaume.

[Note 444: Marie-Antoinette à Marie-Thérèse, 13 octobre 1774. D'Arneth
et Geffroy, _recueil cité_.]

En 1778 éclate l'affaire de la succession de Bavière. Après que Joseph
II a illégalement envahi ce pays, la famille de Marie-Antoinette la
supplie d'obtenir que la France intervienne en faveur de l'Autriche. La
reine est alors, on le sait, toute-puissante sur Louis XVI. A l'empire
qu'elle exerce sur lui et qui a succédé à la froideur avec laquelle il
la traitait naguère, se joint le tendre intérêt qu'inspire l'espoir de
sa première maternité. En lisant les appels émouvants que lui adressent
cette mère qui, dit-elle, mourra de chagrin si l'alliance est rompue; ce
frère tant aimé qui, en lui reprochant de ne pas l'aider, lui déclare
que du moins elle n'aura pas à rougir de lui dans les prochains combats,
la jeune femme se trouble. Sa pâleur, ses larmes, trahissent son
angoisse. La vue de sa douleur déchire le coeur de Louis XVI; il pleure
avec elle, mais c'est avec ses ministres qu'il agit, et le devoir du roi
l'emporte sur la tendresse de l'époux[445]. Ce devoir et cette tendresse
se concilient du jour où la France, investie du beau rôle de médiatrice,
termine le conflit.

[Note 445: Voir dans le recueil de MM. d'Arneth et Geffroy, les
lettres de l'année 1778.]

Plus tard, lorsque Joseph II voulait que la Hollande lui livrât la libre
navigation de l'Escaut, la reine intervint avec une persévérante énergie
pour que la France soutînt son frère[446]. Par son traité avec l'Autriche,
la France s'était engagée à fournir à son alliée, en cas de juste
guerre, une somme de quinze millions, ou bien une armée de vingt-quatre
mille hommes. La reine demandait que ce dernier mode de secours fût
adopté. «Je ne pus l'obtenir, dit-elle à Mme Campan, et M. de Vergennes,
dans un entretien qu'il eut avec moi à ce sujet, mit fin à mes instances
en me disant qu'il répondait à la mère du dauphin et non à la soeur de
l'empereur[447].»

[Note 446: Voir dans le recueil de M. d'Arneth, _Marie Antoinette,
Joseph II und Leopold II_, les lettres échangées en 1784 et 1785.]

[Note 447: Mme Campan, _Mémoires_.]

Les quinze millions dont l'Autriche n'avait pas besoin, furent expédiés
à Vienne d'une manière qui fit croire au peuple que la reine vidait pour
sa famille les coffres de l'État! C'est par de tels faits que la reine
voyait se propager dans les classes populaires l'injurieux surnom qu'à
son arrivée en France on lui avait donné en haut lieu: _l'Autrichienne_.
Et cependant la critique impartiale l'a constaté: les sentiments
domestiques de la reine ne furent pas ici nuisibles à la France. Devant
la puissance grandissante et menaçante de la Prusse, le moment était
venu d'abandonner la vieille politique antiautrichienne. Qui donc
aujourd'hui oserait dire le contraire?

En agissant comme fille, comme soeur, et sagement contenue d'ailleurs en
cette circonstance par le gouvernement de Louis XVI, la reine n'avait
donc pas exercé une influence répréhensible. Il n'en fut pas de même
lorsque d'autres sentiments la jetèrent dans les luttes politiques.

Pendant les années où son mari ne lui avait témoigné que de
l'indifférence, la jeune femme avait reporté sur l'amitié le besoin de
tendresse qui était refoulé dans son coeur. Elle s'était créé, en dehors
de son cercle officiel, un cercle intime qu'elle se plaisait à retrouver
au Petit-Trianon. Dans cette délicieuse résidence, elle échappait aux
rigoureux détails d'une étiquette que lui rendait si odieuse l'éducation
patriarcale qu'elle avait reçue à Vienne. Rousseau avait mis à la mode
le goût des bergeries. Au milieu des élégantes rusticités d'une nature
artificielle, la reine de France est ravie d'échanger le sceptre contre
la houlette.

Marie-Antoinette a fui le tracas des affaires; elle a cherché dans une
paisible retraite les joies si pures de l'amitié. Elle a cru trouver
là non des courtisans, mais des amis. Et c'est par ce volontaire
dépouillement de sa grandeur, c'est par ce besoin d'une douce intimité
et d'une affection désintéressée, qu'elle se voit entraînée dans
le conflit des ambitions de cour. L'amitié si tendre qui unit
Marie-Antoinette à Mme de Polignac, devient un instrument de domination
pour la coterie qui entoure la favorite et que la reine rencontre
journellement chez son amie. Sous cette influence, Marie-Antoinette
nomme les ministres. Si certains choix sont bons, tels que ceux de M. de
Ségur et de M. de Castries, que dire des motifs qui décident la reine à
faire désigner M. d'Adhémar pour l'ambassade de Londres: il ennuie la
reine, c'est là son titre à ce brillant éloignement de Versailles[448].
On arrache à Marie-Antoinette, malgré ses répugnances, la nomination
de Calonne; et bien qu'elle n'encourage pas les dilapidations de ce
ministre, bien qu'elle le fasse même renvoyer, on la rend responsable de
l'état où il a mis les finances. _Madame Déficit_, tel est le nom cruel
dont la baptisent les Halles. Un jour viendra où Marie-Antoinette
dira «que si les reines s'ennuient dans leur intérieur, elles se
compromettent chez les autres[449].»

[Note 448: Mme Campan, _Mémoires_.]

[Note 449: Id., _id_.]

C'est encore à une amitié qu'elle cède quand, à la prière de son
précepteur, l'abbé de Vermond, elle fait donner pour successeur à
Calonne l'inepte Brienne. C'est en 1787. Date funeste pour le repos de
Marie-Antoinette! Par la faiblesse du roi, par le peu de confiance
que le nouveau ministre inspire à Louis XVI, la reine est obligée
d'intervenir directement dans la conduite des affaires. Jusque-là son
influence réelle s'est bornée au choix plus ou moins heureux de quelques
personnages officiels. Maintenant c'est à la direction même de la
politique que la condamnent son dévouement d'épouse et aussi sa
prévoyance de mère.

«Elle s'affligeait souvent de sa position nouvelle, et la regardait
comme un malheur qu'elle n'avait pu éviter, dit Mme Campan. Un jour que
je l'aidais à serrer des mémoires et des rapports que des ministres
l'avaient chargée de remettre au roi: «_Ah!_ dit-elle en soupirant, _il
n'y a plus de bonheur pour moi depuis qu'ils m'ont faite intrigante._»
Je me récriai sur ce mot. «Oui, reprit la reine, c'est bien le
mot propre; toute femme qui se mêle d'affaires au-dessus de ses
connaissances, et hors des bornes de son devoir, n'est qu'une
_intrigante_; vous vous souviendrez au moins que je ne me gâte pas, et
que c'est avec regret que je me donne moi-même un pareil titre; les
reines de France ne sont heureuses qu'en ne se mêlant de rien, et en
conservant un crédit suffisant pour faire la fortune de leurs amis et le
sort de quelques serviteurs zélés.» Hélas! la reine ne se rendait pas
compte que c'était justement son désir de «faire la fortune» de ses
amis, qui l'avait fatalement entraînée aux affaires, et que les faveurs
inouïes dont elle les avait comblés, avait contribué à son impopularité!
Mais poursuivons le récit de Mme Campan.

«Savez-vous,» ajouta cette excellente princesse, que sa conduite
plaçait, malgré elle, en contradiction avec ses principes, «savez-vous
ce qui m'est arrivé dernièrement? Depuis que je vais à des comités
particuliers chez le roi, j'ai entendu, pendant que je traversais
l'Oeil-de-boeuf, un des musiciens de la chapelle dire assez haut pour
que je n'en aie pas perdu une seule parole: _Une reine qui fait son
devoir reste dans ses appartements à faire du filet_.

«J'ai dit en moi-même: _Malheureux, tu as raison; mais tu ne connais pas
ma position: je cède à la nécessité et à ma mauvaise destinée_.»

La voici donc, cette pauvre reine, en proie à là fatalité qui pèse sur
elle. Avec son inexpérience, comment pourrait-elle guider la royauté
dans la crise la plus effroyable que la France ait traversée? Est-ce une
main novice qui peut saisir le gouvernail à l'heure où la tempête va
faire sombrer le navire?

Marie-Antoinette a les vertus morales, le courage héroïque, la
générosité, le dévouement, la grandeur enfin. Près d'un roi qui aurait
eu un caractère plus ferme que Louis XVI, elle n'aurait eu à déployer
que ces qualités, qui se résument en celle-ci: la magnanimité. Mais
obligée de vouloir pour le roi, de décider pour lui, la reine n'a pas
été préparée à ce nouveau rôle, et ceux qui prétendent la guider ne le
font que d'après leurs intérêts personnels. En prenant ouvertement le
pouvoir, Marie-Antoinette en assume les terribles responsabilités, et
augmente la somme de haines qui s'amasse contre elle.

Quand il faut «accorder au désespoir de la nation entière[450]» la
disgrâce de Brienne, Marie-Antoinette montre, cette fois encore,
l'imprudente générosité de son coeur. Elle donne de hautes marques
de son estime au ministre qu'a justement fait tomber l'indignation
publique.

[Note 450: Mme Campan, _Mémoires_.]

Autrefois elle a été tour à tour favorable et hostile à Necker.
Maintenant c'est elle qui le prie d'accepter le pouvoir. A ce moment
elle semble disposée aux réformes que le roi peut accorder sans abaisser
la dignité royale. Nous la voyons accueillir le projet d'une
double représentation du Tiers-État. Plus tard, lorsque la crise
révolutionnaire aura éclaté, la reine semblera accepter le concours de
Mirabeau; elle écoutera avec sympathie les conseils de Barnave, et elle
paraîtra croire que l'essai loyal de la Constitution est la suprême
ressource de la monarchie; mais ne nous y méprenons pas! La reine alors
n'est plus libre, elle est obligée de cacher sa véritable pensée. Ce
n'est qu'en frémissant qu'elle supporte le joug et avec le secret espoir
de le voir briser. Combien sa fière et loyale nature souffre de cette
dissimulation que lui impose la nécessité: toujours l'implacable
nécessité! Avec quelle confusion elle est obligée de démentir par un
billet chiffré la lettre que Barnave lui a fait écrire à Léopold II pour
lui proposer de reconnaître la Constitution[451]!

[Note 451: Marie Antoinette an den Grafen Mercy, 29 et 31 juillet
1791; an Leopold II, 30 juillet 1791, etc. D'Arneth, _Marie Antoinette
Joseph II und Leopold II. Ihr Briefwechsel_.]

La liberté, elle la veut, mais dans une sage mesure; elle la veut, mais
telle que le roi a toujours désiré la donner, non telle que l'a imposée
sous de hideuses conditions une populace qui se dit le peuple. La reine
dit qu'il faut «bien épier le moment» ou la France semblera disposée à
recevoir de son roi cette liberté. Même après de sanglantes journées
révolutionnaires, elle croit que le peuple n'est qu'égaré, et qu'en lui
témoignant de la confiance, on le ramènera[452]. Vaine illusion!

[Note 452: Marie Antoinette an Leopold II, 29 mai et 7 novembre 1790.
_Id_.]

Deux solutions étaient désormais en présence.

Devant l'intrépide courage de Marie-Antoinette, Mirabeau, frappé
d'admiration, avait dit: «Le roi n'a qu'un homme, c'est sa femme. Il n'y
a de sûreté pour elle que dans le rétablissement de l'autorité royale.
J'aime à croire qu'elle ne voudrait pas de la vie sans sa couronne; mais
ce dont je suis bien sûr, c'est qu'elle ne conservera pas sa vie si elle
ne conserve pas sa couronne.

«Le moment viendra, et bientôt, où il lui faudra essayer ce que peuvent
une femme et un enfant à cheval; c'est pour elle une méthode de
famille[453].» Cette fière attitude était bien celle qui convenait à la
digne fille de Marie-Thérèse; mais, ce que Mirabeau proposait, c'était
l'appel à une guerre civile devenue d'ailleurs inévitable. La reine
de France recula devant l'horreur d'une lutte fratricide. C'est
alors qu'elle tenta ce qu'on lui a si amèrement reproché: l'appel à
l'intervention étrangère.

[Note 453: Seconde note du comte de Mirabeau pour la cour, 20 juin
1790. _Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la
Marck_, publiée par M. de Bacourt.]

Lorsque la famille royale se préparait à fuir, la reine avait écrit à
l'empereur Léopold, son frère: «Nous devons aller à Montmédy. M. de
Bouille s'est chargé des munitions et des troupes à faire arriver en ce
lieu, mais il désire vivement que vous ordonniez un corps de troupes de
huit à dix mille hommes à Luxembourg, disponible à notre réclamation
(bien entendu que ce ne sera que quand nous serons en sûreté) pour
entrer ici, tant pour servir d'exemple à nos troupes, que pour les
contenir[454].»

[Note 454: Marie Antoinette an Leopold II, 22 mai 1791. D'Arneth,
_recueil cité_.]

L'entrée de troupes étrangères en France pendant que la famille royale
y était, exposait celle-ci aux terribles représailles de la Révolution.
C'est pourquoi la reine ne voulait pas que cette éventualité se
produisît avant que son mari et ses enfants fussent à l'abri. C'est
pourquoi aussi elle blâmait énergiquement le parti de l'émigration.
C'est pourquoi encore, après son retour de Varennes, elle ne demandait
plus, comme Barnave, que ce congres armé qui permît «aux hommes modérés,
aux partisans de l'ordre, aux propriétaires, de relever la tête et de se
rallier contre l'anarchie autour du trône et des lois,» dit M. Taine en
démontrant que ce ne fut pas la royauté, mais l'Assemblée législative
qui appela sur la France la coalition des rois.

Une fois la guerre déclarée par l'Assemblée, la reine, il est vrai,
seconda activement l'intervention étrangère, et je voudrais pouvoir
effacer de sa vie ce billet chiffré par lequel elle fit connaître à
l'ambassadeur d'Autriche la marche des armées françaises[455]. Mais
comment oserait-on lui faire un crime de ce qui ne fut qu'un aveuglement
trop légitime, hélas!

[Note 455: Marie Antoinette an den Grafen Mercy, 26 mars 1792. Ganz in
Chiffern; die Auflôsung von Mercy's Hand liegt bei. D'Arneth, _recueil
cité_.]

Marie-Antoinette est femme, elle est épouse et mère, elle est
chrétienne, elle est fille des empereurs d'Allemagne et femme du roi de
France, et, dans toutes ces situations, elle est cruellement atteinte.
Femme, elle subit d'indignes outrages.

Elle ne peut paraître à sa fenêtre sans risquer de recevoir d'immondes
injures. Depuis la fuite de Varennes, elle est surveillée même pendant
la nuit, et il faut que sa chambre à coucher reste ouverte pour que, de
la pièce précédente, l'officier de garde puisse observer ce qui se passe
chez elle. Odieuse inquisition qui révolte toutes les délicatesses de sa
pudeur! Épouse, elle voit abaisser son mari, elle voit couler les larmes
que lui arrache cette humiliation; mère, elle tremble pour la vie du
roi, pour la vie de ses enfants. Pour la sienne, peu lui importerait!
Chrétienne, elle voit persécuter l'Eglise. Fille des Césars, elle sent
ruisseler dans ses veines un sang que l'outrage fait bouillonner et qui
la rend impatiente du frein. Reine, elle sait que la vraie France n'est
pas avec la Révolution sanglante; elle a entendu, en pleurant, ces voix
qui sont montées jusqu'à ses fenêtres: «Ayez du courage, Madame, les
bons Français souffrent pour vous et avec vous[456],» et elle a voulu
sauver la partie saine de la nation.

[Note 456: Mme Campan, _Mémoires_.]

N'oublions pas non plus que c'était de son frère que Marie-Antoinette
attendait le secours qui, suivant elle, devait sauver sa famille et
la France, et, redisons avec M. Cuvillier-Fleury: «Le patriotisme
l'accusait; la démagogie l'a condamnée; l'humanité l'absout[457].»

[Note 457: Cuvillier-Fleury, _Études et portraits_. Première série.
_Marie-Antoinette.]

Et d'ailleurs, même dans cette guerre où ses voeux semblaient être avec
l'étranger, comme son coeur restait français! «Oui, dit Mme Campan, non
seulement Marie-Antoinette aimait la France, mais peu de femmes eurent
plus qu'elle ce sentiment de fierté que doit inspirer la valeur des
Français. J'aurais pu en recueillir un grand nombre de preuves; je puis
du moins citer, deux traits qui peignent le plus noble enthousiasme
national. La reine me racontait qu'à l'époque du couronnement de
l'empereur François II ce prince, en faisant admirer la belle tenue
de ses troupes à un officier général français, alors émigré, lui dit:
_Voilà de quoi bien battre vos sans-culottes!--C'est ce qu'il faudra
voir, Sire_, lui répondit à l'instant l'officier. La reine ajouta: «Je
ne sais pas le nom de ce brave Français, mais je m'en informerai; le
roi ne doit pas l'ignorer.» En lisant les papiers publics, peu de jours
avant le 10 août, elle y vit citer le courage d'un jeune homme qui était
mort en défendant le drapeau qu'il portait, et en criant: _Vive la
nation!_ «Ah! le brave enfant! dit la reine; quel bonheur pour nous si
de pareils hommes eussent toujours crié _vive le roi!_»

Aussi que de déchirements dans ce noble coeur quand on l'accusait de ne
pas aimer la France! «Deux fois, dit Mme Campan, je l'ai vue prête à
sortir de son appartement des Tuileries pour se rendre dans les jardins
et parler à cette foule immense qui ne cessait de s'y rassembler pour
l'outrager: «Oui, s'écriait-elle en marchant à pas précipités dans sa
chambre, je leur dirai: Français, on a eu la cruauté de vous persuader
que je n'aimais pas la France! moi! mère d'un dauphin qui doit régner
sur ce beau pays! moi! que la Providence a placée sur le trône le
plus puissant de l'Europe! Ne suis je pas de toutes les filles de
Marie-Thérèse celle que le sort a le plus favorisée? Et ne devais-je pas
sentir tous ces avantages? Que trouverais-je à Vienne? Des tombeaux!
Que perdrais-je en France? Tout ce qui peut flatter la gloire et la
sensibilité[458].»

[Note 458: Mme Campan, _Mémoires_.]

La crainte de soulever une émeute arrêtait de tels élans, qui témoignent
que si la reine se trompait dans ses vues politiques, c'était du moins
de bonne foi qu'elle errait.

Le malheur de Marie-Antoinette, comme celui de bien des femmes qui
ont exercé le pouvoir, est de s'être trop laissé gouverner par ses
impressions et de n'avoir pas suffisamment distingué de l'intérêt de
l'État l'intérèt de sa famille. L'instinct du coeur trompe souvent dans
les matières politiques qui exigent une profonde connaissance des hommes
et des choses; mais, du moins, cet instinct ne déçut jamais la reine
quand il la porta à ces actes de courage moral dont la femme est
peut-être plus capable que l'homme aux heures de suprême péril.

Par sa fière attitude devant l'émeute sanglante et menaçante, la reine
arrache des cris d'admiration à ses insulteurs même. Voyons-la à
Versailles dans les journées d'octobre 1789. Dès le 5, une horde de
femmes a été le sinistre avant-coureur de l'armée parisienne. Ce
qu'elles sont venues demander, ces femmes, ce sont les «boyaux» de la
reine pour en faire des «cocardes.» Comme de hideuses sorcières, elles
veulent «les foies» de la reine pour les «fricasser.» Marie-Antoinette
n'a pas peur: «J'ai appris de ma mère à ne pas craindre la mort, et je
l'attendrai avec fermeté,» dit-elle. L'émeute est venue chercher la
reine jusque dans son palais. Marie-Antoinette a dû se jeter hors de son
lit pour échapper au couteau des assassins. La reine, la reine, c'est
elle que, dans la journée du 6, le peuple mande au balcon du palais.
Elle s'y montre, protégée par ses deux enfants. «Point d'enfants!» crie
la foule. Alors, repoussant ses enfants, la fille des Césars, la reine
s'avance. Elle croise ses mains sur sa poitrine et attend le martyre.
Et les voix délirantes qui demandaient sa mort, s'unissent dans ce cri
enthousiaste: «Vive la reine!»

Elle aurait voulu faire passer dans l'âme de tous ceux qui l'entouraient
la fière énergie qui la soutenait. Devant les défaillances des uns, le
mauvais vouloir des autres, elle écrivait en 1791: «Je vous assure qu'il
faut bien plus de courage à supporter mon état que si on se trouvait
au milieu d'un combat... Mon Dieu, est-il possible que, née avec du
caractère, et sentant si bien le sang qui coule dans mes veines, je sois
destinée à passer mes jours dans un tel siècle et avec de tels hommes?
Mais ne croyez pas pour cela que mon courage m'abandonne; non pour moi,
pour mon enfant je me soutiendrai, et je remplirai jusqu'au bout ma
longue et pénible carrière. Je ne vois plus ce que j'écris. Adieu[459].»

[Note 459: Marie-Antoinette an den Grafen Mercy, 12 septembre 1791.
D'Arneth, _ouvrage cité_.]

Ce superbe courage n'aura jamais de défaillance. Marie-Antoinette ne
quittera jamais auprès de son mari, auprès de ses enfants, le poste du
danger. Mourir avec eux ou pour eux, c'est là désormais son voeu. Le 20
juin la verra impassible sous les infâmes outrages et les épouvantables
menaces de ces hordes qui, défilant devant elle, lui présentent des
verges, une guillotine, une potence. Elle arrache des larmes à la mégère
qui lui a jeté à la face d'horribles imprécations et qu'elle subjugue
par l'incomparable majesté de sa douce et maternelle parole[460]. Par la
généreuse confiance qu'elle témoigne aux gardes nationaux, elle les
émeut, et l'un d'eux lui saisit la main et y appuie ses lèvres avec
respect. «Peu s'en fallut que la multitude n'applaudît[461].»

[Note 460: Mme Campan, _Mémoires_.]

[Note 461: Comte de Falloux, _Louis XVI_.]

Au 10 août, même intrépidité. C'est la reine qui, foudroyant Pétion sous
son regard, le contraint de signer l'ordre de combattre par la force
l'émeute qu'il a contribué à préparer. C'est elle qui fait passer au
roi la revue des troupes, et s'il avait eu le secret de ces paroles qui
changent le coeur d'une multitude, peut-être la royauté et la France
étaient-elles sauvées.

Maintenant tout est fini. La reine qui, plutôt que de quitter les
Tuileries, voulait se faire clouer aux murs du palais, la reine a été
contrainte de suivre son mari aux Feuillants. Louis XVI est suspendu de
ses fonctions royales, sa famille est prisonnière.

«Nous sommes perdus, dit-elle; nous voilà arrivés où l'on nous a menés
depuis trois ans par tous les outrages possibles; nous succomberons dans
cette horrible révolution; bien d'autres périront avec nous. Tout le
monde a contribué à notre perte; les novateurs comme des fous, d'autres
comme des ambitieux pour servir leur fortune; car le plus forcené des
jacobins voulait de l'or et des places, et la foule attend le pillage.
Il n'y a pas un patriote dans toute cette infâme horde; le parti des
émigrés avait ses brigues et ses projets; les étrangers voulaient
profiter des dissensions de la France: tout le monde a sa part dans nos
malheurs.» Et comme le dauphin entrait avec sa soeur: «Pauvres enfants!
dit la reine, qu'il est cruel de ne pas leur transmettre un si bel
héritage, et de dire: Il finit avec nous[462].»

[Note 462: Mme Campan, Mémoires.]

La vie de la reine est terminée. Dans la prison du Temple
Marie-Antoinette n'a plus que la majesté du malheur. Mais l'épouse a
toujours son tendre dévouement, la mère exerce toujours cette mission
dont elle a constamment pratiqué les grands devoirs. Ici elle
n'appartient plus à l'histoire. Elle ne paraîtra plus dans la vie
publique que pour monter aux dernières stations de son chemin de croix.

Alors elle aura enduré tout ce qu'une créature humaine peut supporter de
douleur. Du jour où la tête de son amie, la princesse de Lamballe, lui a
été présentée au bout d'une pique, jusqu'à cette déchirante soirée où le
roi s'est arraché de ses bras, à la veille de monter sur l'échafaud, il
semblait que la coupe d'amertume eût été vidée par elle jusqu'au fond.
Non, il y avait encore une lie que pouvait seule y déposer la main
criminelle d'un démon: il fallait que la reine, cette «grande mère[463],»
s'entendît publiquement accuser d'avoir corrompu l'innocence de son
fils; il fallait que l'on eût arraché à ce pauvre enfant, après l'avoir
abruti, l'accusation qui faisait jaillir du coeur de la reine ce mot
sublime: «Si je n'ai pas répondu, c'est que la nature se refuse à
répondre à une pareille question faite à une mère. J'en appelle à
toutes celles qui peuvent se trouver ici.» Remuées jusqu'au fond des
entrailles, les mégères elles-mêmes frémissaient.

[Note 463: C'est ainsi que la nomme M. de Lescure.]

Sous la poignante étreinte de toutes les tortures physiques et de tous
les supplices du coeur, Marie-Antoinette garde l'amour de ce pays où
elle les souffre. Elle fait des voeux pour le bonheur de la France,
fût-ce au détriment du bonheur de son fils. Elle n'a pour ses bourreaux
que des paroles de miséricorde, et dans l'admirable lettre qu'elle écrit
à Madame Élisabeth avant de monter sur l'échafaud, elle exhorte son fils
à ne pas venger sa mort. C'est bien la femme magnanime qui avait dit au
lendemain du 6 octobre: «J'ai tout vu, tout su, tout oublié.»

Lorsque, au milieu d'une foule vociférante qui ne sait même pas
respecter la majesté de la mort, la reine gravit les degrés de
L'échafaud avec la même dignité souveraine qu'elle montait naguère les
marches du trône, elle a depuis longtemps secoué la poussière des luttes
politiques. Il n'y a plus en elle qu'une martyre qui atteint enfin le
sommet du Calvaire.

«Il était nécessaire qu'un homme mourût pour le salut de tous,» avait
écrit Marie-Antoinette sur l'immortel plaidoyer que M. de Sèze avait
fait pour le roi. A elle aussi pouvait s'appliquer cette parole, à elle
et à toutes les grandes victimes qui surent, avec elle, faire à Dieu le
sacrifice de leur vie. Si, aux yeux de la miséricorde divine, la France
de 1793 put être rachetée, c'est par tout le sang innocent qui, répandu
alors, criait non pas vengeance contre les bourreaux, mais miséricorde
pour eux.

Les femmes eurent leur large part dans cette rédemption nationale. Et,
en même temps qu'elles expiaient par leur martyre le crime des uns, la
lâcheté des autres, que de sublimes exemples de dévouement et de
courage elles donnaient à leur époque! C'est Madame Elisabeth demeurant
volontairement au poste du péril pour mourir avec sa famille, Madame
Elisabeth ne voulant pas qu'on détrompe les assassins qui la prennent
pour la reine, et, à l'heure du supplice, ne connaissant d'autre crainte
que celle que lui dicte une céleste chasteté; ce sont ces filles, ces
épouses, bravant le trépas pour sauver un père, une mère; un mari;
prenant la place d'un être aimé ou mourant avec lui; c'est Mlle de
Sombreuil acceptant, pour sauver la vie de son père, le verre de sang
qu'on lui présente[464]; c'est Mlle Cazotte fléchissant les septembriseurs
en faveur de son père, mais ne réussissant qu'une fois à l'arracher à
la mort; c'est la princesse de Lamballe accourant de l'étranger pour
partager le péril de la reine et lâchement assassinée; c'est cette
humble femme de chambre répondant à l'appel du nom de sa maîtresse pour
être jetée dans la Loire; c'est Mme Bouquet recueillant cinq proscrits,
partageant avec eux sa ration pendant un mois de famine, et montant avec
eux sur l'échafaud; ce sont ces chrétiennes qui, au prix de leur vie,
abritent Notre-Seigneur dans le prêtre proscrit; ce sont ces Carmélites
de Compiègne allant au supplice en chantant le _Veni Creator_ et le _Te
Deum_, se disputant la première place sous le couperet de la guillotine,
tandis que leur supérieure veut mourir la dernière pour soutenir le
courage de ses filles. Rendons hommage encore à Mme de Staël dont la
plume éloquente défend Marie-Antoinette; à Mme Tallien qui soustrait
des victimes à la hache du bourreau; enfin, à ces quinze à seize cents
femmes qui présentent à la Convention une pétition pour demander la
grâce des prisonniers. Admirons encore dans leur patriotisme ces femmes
et ces filles d'artistes qui, devant la pénurie du Trésor, offrent à
l'Assemblée constituante leurs bijoux pour contribuer à payer la dette
publique; ces femmes de Lille qui aident à repousser l'envahisseur;
cette mère Spartiate qui, à Saint-Mithier, entourée de ses enfants,
s'assoit dans sa boutique sur un baril de poudre, et, un pistolet à
chaque main, menace de faire sauter sa demeure si l'ennemi y pénètre;
ces émules de Jeanne Hachette, ces engagées volontaires qui se battent
auprès d'un père, d'un frère, d'un mari; ces héroïques enfants de
l'Alsace, Mlles Fernig, âgées l'une de treize ans, l'autre de seize, et
qui, voyant leur père courir sus aux Autrichiens, se jettent dans la
mêlée, combattent à Valmy, à Nerwinde, à Jemmapes, sous Dumouriez qui,
pour se servir de l'ascendant magnétique qu'elles exercent sur leurs
compatriotes, leur a donné des commissions d'officiers d'état-major,
et qui les voit attacher leurs noms à des faits de guerre dignes
d'illustrer _de vieux guerriers_[465].

[Note 464: M. de Pontmartin, qui a connu l'héroïne, croit qu'au moment
où Mlle de Sombreuil allait boire le verre de sang, les bourreaux,
«saisis d'un mouvement d'horreur ou de pitié.... le répandirent à ses
pieds.» _Mes Mémoires._ Enfance et jeunesse, 1882.]

[Note 465: Lairtullier, _les Femmes célèbres de_ 1789 à 1795.]

C'est dans ces généreux élans de courage, de dévouement et de
patriotisme, que nous aimons à suivre les femmes; mais faut-il étudier
leur rôle politique dans les annales révolutionnaires, nous y trouverons
une nouvelle preuve des illusions et de l'impressionnabilité qu'elles
apportent dans les affaires publiques.

Mme Roland nous dira bien que Plutarque l'a disposée à devenir
républicaine. Mais eût-il suffi à ce résultat si d'autres influences n'y
avaient aidé? Cette noble dame qui appelle _mademoiselle_ la vénérée
grand'mère de Mme Roland, cette financière qui invite la famille de
la jeune philosophe pour la faire manger à l'office, n'ont-elles pas
soulevé cette fière nature contre un ordre social qui permettait de
telles distinctions de rang? Lorsque la jeune fille va à Versailles, et
qu'elle y endure d'autres humiliations, que répond-elle à sa mère qui
lui demande si elle est contente de son voyage: «Oui, pourvu qu'il
finisse bientôt; encore quelques jours, et je détesterai si fort les
gens que je vois, que je ne saurai que faire de ma haine.--Quel mal
te font-ils donc?--Sentir l'injustice et contempler à tout moment
l'absurdité[466].»

[Note 466: Mme Roland, _Mémoires_, édition de M. P. Faugère. _Mémoires
particuliers_.]

Si Mme Roland était née dans les classes privilégiées qui lui
inspiraient de telles rancunes, il est probable qu'elle s'en serait
tenue au libéralisme des grandes dames du XVIIIe siècle, ou qu'elle
aurait apporté dans ses opinions politiques la mobilité qui distingua
ses croyances religieuses ou philosophiques. N'avait-elle point,
disait-elle, passé par le jansénisme, le cartésianisme, le stoïcisme,
pour arriver au patriotisme? N'y avait-il pas eu dans son ardente
jeunesse un moment où elle avait rêvé le martyre religieux avec le même
enthousiasme qu'elle souffrit plus tard le martyre politique?

Mais dans la vie de Mme Roland, tout se réunissait pour rendre cette
femme plus fidèle à ses opinions politiques qu'à ses croyances
religieuses. Dans le rôle que joue son mari, elle voit le moyen
d'établir cette république idéale dont l'illusion a caressé sa jeunesse.
Disons ici à son honneur que, malgré la prétention théâtrale avec
laquelle elle se montre dans ses _Mémoires_, elle a grand soin de nous
avertir qu'elle n'est jamais sortie de ses attributions de femme,
qu'elle n'a jamais pris une part active aux discussions politiques
qui avaient lieu chez son mari, mais que, dans l'attitude modeste
qui convient à son sexe, elle se bornait à écouter. «Ah, mon Dieu!
s'écrie-t-elle, qu'ils m'ont rendu un mauvais service ceux qui se sont
avisés de lever le voile sous lequel j'aimais à demeurer! Durant douze
années de ma vie, j'ai travaillé avec mon mari, comme j'y mangeais,
parce que l'un m'était aussi naturel que l'autre[467].» Elle reconnaît
donc qu'elle a été pour Roland un secrétaire, mais un secrétaire
intelligent dont elle avoue elle-même la collaboration. Nous savons que
ce n'est pas sa main seulement qui a écrit la lettre, plus éloquente que
généreuse et juste, que Roland adressa à Louis XVI et qui le fit sortir
de ce cabinet où le 10 août devait le faire rentrer. Dans diverses
dépêches officielles de Roland se retrouvent la plume et l'esprit de sa
femme. Et, en effet, pour le malheur des Girondins, Mme Roland fut bien
réellement l'inspiratrice de ce parti qui, avec son esprit d'utopie,
crut pouvoir se servir des Jacobins pour faire le 10 août contre la
royauté, vota pour la mort de Louis XVI et, entre ces deux actes,
désavoua avec indignation les massacres de septembre: étrange illusion
que de s'étonner du carnage quand on a lâché la bête féroce! Ceux qui la
déchaînent en sont eux-mêmes les victimes: Mme Roland et les Girondins
l'éprouvèrent.

[Note 467: Mme Roland, _l. c._]

Dès le moment de son arrestation, Mme Roland reconnaît les illusions
de sa vie politique. Elle dit aux commissaires qui la conduisent à
l'Abbaye: «Je gémis pour mon pays, je regrette les erreurs d'après
lesquelles je l'ai cru propre à la liberté, au bonheur...» Dans sa
captivité, apprend-elle l'arrestation des Girondins: «Mon pays est
perdu!...» s'écrie-t-elle. «Sublimes illusions, sacrifices généreux,
espoir, bonheur, patrie, adieu! Dans les premiers élans de mon jeune
coeur, je pleurais à douze ans de n'être pas née Spartiate ou Romaine;
j'ai cru voir dans la Révolution française l'application inespérée des
principes dont je m'étais nourrie: la liberté, me disais-je, a deux
sources: les bonnes moeurs qui font les sages lois et les lumières
qui nous ramènent aux unes et aux autres par la connaissance de nos
droits[468]...» Eh bien, Mme Roland a vu ce qu'a produit une liberté à
laquelle elle ne donne, même dans ses déceptions, qu'une base humaine;
et dans ses _Dernières pensées_, et plus amplement dans son _Projet de
défense_, elle dit avec amertume: «La liberté! Elle est pour les
âmes fières qui méprisent la mort, et savent à propos la donner,»
ajoute-t-elle avec cette persévérante illusion classique qui, malgré la
répulsion que lui inspire le sang versé, lui fait toujours saluer dans
le poignard de Brutus la délivrance de son pays[469]. Cette liberté,
poursuit Mme Roland, «n'est pas pour ces hommes faibles qui temporisent
avec le crime, en couvrant du nom de prudence leur égoïsme et leur
lâcheté. Elle n'est pas pour ces hommes corrompus qui sortent» de la
fange du vice,«ou de la fange de la misère pour s'abreuver dans le sang
qui ruisselle des échafauds. Elle est pour le peuple sage qui chérit
l'humanité, pratique la justice, méprise les flatteurs, connaît ses
vrais amis et respecte la vérité. Tant que vous ne serez pas un tel
peuple, ô mes concitoyens! vous parlerez vainement de la liberté; vous
n'aurez qu'une licence dont vous tomberez victimes chacun à votre tour;
vous demanderez du pain, on vous donnera des cadavres[470], et vous
finirez par être asservis.»

[Note 468: Mme Roland, _Mémoires_. _Notices historiques_.]

[Note 469: Sur les illusions classiques des révolutionnaires,
voir l'ouvrage de M. E. Loudun, _le Mal et le Bien_, tome IV, _la
Révolution_]

[Note 470: Dans les notes des _Mémoires_ de Mme Roland, édités par
lui, M. Faugère fait remarquer qu'il y a ici une réminiscence d'un
discours de Vergniaud.]

En pleurant sur ses illusions perdues, Mme Roland honore ceux qui les
ont partagées avec elle, «républicains déclarés mais humains, persuadés
qu'il fallait par de bonnes lois faire chérir la république de ceux même
qui doutaient qu'elle put se soutenir; ce qui effectivement est plus
difficile que de les tuer,» ajoute-t-elle avec une superbe ironie.
«L'histoire de tous les siècles a prouvé qu'il fallait beaucoup de
talents pour amener les hommes à la vertu par de bonnes lois, tandis
qu'il suffit de la force pour les opprimer par la terreur ou les
anéantir par la mort.»

Ce sont là de nobles regrets, et l'on aime à entendre ces graves et
généreux accents dans ces pages où la déclamation remplace trop souvent
l'éloquence, comme il arrive fréquemment d'ailleurs dans les écrits des
femmes politiques. Mais dans ces lignes, Mme Roland parle bien moins la
langue de la politique que celle de la conscience outragée.

Mme Roland sut mourir. «Vous pouvez m'envoyer à l'échafaud, avait-elle
dit dans son premier interrogatoire: vous ne sauriez m'ôter la joie que
donne une bonne conscience, et la persuasion que la postérité vengera
Roland et moi en vouant à l'infamie ses persécuteurs[471].»

[Note 471: Mme Roland, _Projet de défense_, _Notes sur son procès_,
etc.]

Sans doute un appareil théâtral se mêle aux derniers jours de Mme
Roland. Le courage stoïcien n'a pas la sublime simplicité du courage
chrétien. Comme l'acteur qui se drape dans les plis de son vêtement pour
mourir avec noblesse, aux applaudissements du public, le stoïcien meurt
en regardant le monde auquel il demande la gloire. Le chrétien ne
regarde que le ciel dont il attend sa récompense.

Quand arriva cependant l'heure du supplice, Mme Roland paraît avoir
eu comme une soudaine perspective de la vie éternelle. Au pied de
l'échafaud, dit-on, elle demanda «qu'il lui fût permis d'écrire des
pensées extraordinaires qu'elle avait eues dans le trajet de la
Conciergerie à la place de la Révolution. Cette faveur lui fut
refusée[472].»

[Note 472: P. Faugère, introduction aux _Mémoires de Mme Roland_.]

J'ai déjà cité quelquefois les _Mémoires_ que Mme Roland eut le courage
et le sang-froid d'écrire dans sa prison. La publication entière de ces
écrits a été funeste à la mémoire de cette femme célèbre. La vanité
de l'auteur, le cynisme de certains détails ont singulièrement fait
descendre Mme Roland du piédestal où l'avaient élevée l'héroïsme de sa
mort et l'illusion de l'histoire contemporaine. Nous voyons aussi dans
ces _Mémoires_ combien peu la femme a été créée pour un rôle public. Mme
Roland se met-elle en scène, prend-elle la pose d'une héroïne, elle est
guindée, prétentieuse; des réminiscences classiques se mêlent dans
son langage à l'enthousiasme obligatoire et par conséquent faux qui
distingue l'école de Rousseau. La femme politique gâte jusqu'à la femme
du foyer qui elle-même se plaît à l'emphase; mais lorsque Mme Roland
veut bien n'être que la femme du foyer, et qu'elle nous épargne
d'étranges confidences, nous la jugeons avec plus de sympathie. Sa
tendresse pour sa mère, ses promenades dans les bois de Meudon lui
dictent des pages simples, touchantes, remplies de fraîches descriptions
et qui parlent vraiment à notre coeur. Nous avons rendu hommage à la
générosité naturelle de ses sentiments. Voyons-la encore se dévouer avec
un intrépide courage à la défense d'un mari pour lequel elle n'a qu'une
affectueuse estime. Entendons enfin cette femme qui la sert dans sa
prison et qui dit à Riouffe, l'un des compagnons de sa captivité:
«Devant vous, elle rassemble toutes ses forces; mais dans la chambre,
elle reste quelquefois trois heures appuyée sur sa fenêtre à pleurer.»

«Séparez Mme Roland de la Révolution, elle ne paraît plus la même,»
dit le comte Beugnot qui, lui aussi, la connut en prison. «Personne
ne définissait mieux qu'elle les devoirs d'épouse et de mère, et ne
prouvait plus éloquemment qu'une femme rencontrait le bonheur dans
l'accomplissement de ces devoirs sacrés. Le tableau des jouissances
domestiques prenait dans sa bouche une teinte ravissante et douce; les
larmes s'échappaient de ses yeux, lorsqu'elle parlait de sa fille et de
son mari: la femme de parti avait disparu[473]...»

[Note 473: _Mémoires_ de Mme Roland, édition de M. Faugère. Appendice
du second volume.]

Dans ces pleurs, tout n'était pas pour son mari, pour son enfant. Elle
avait au fond du cour une affection qui ne triompha pas de son honneur,
mais qui la fit profondément souffrir. Peut-être le stoïcisme, la
seule foi qu'elle connût, ne lui aurait-il pas suffi pour supporter
courageusement sa captivité, si elle n'avait vu avec joie dans les murs
qui l'enfermaient une barrière qui la protégeait contre sa passion, mais
qui, suivant une déduction bien hasardée et bien périlleuse, la rendait
ainsi plus libre de garder son âme à l'homme qu'elle aimait.

Comme le comte Beugnot, M. Legouvé a fait remarquer combien en Mme
Roland l'homme d'État est au-dessous de la femme: «Elle a des sensations
politiques au lieu d'idées, et devient la perte de son parti dès qu'elle
en devient l'âme[474].»

[Note 474: Legouvé, _Histoire morale des femmes_.]

Deux autres femmes célèbres ont partagé l'enthousiasme de Mme Roland
pour une république idéale: Charlotte Corday, Olympe de Gouges.
Charlotte Corday, comme Mme Roland, trouve que la liberté «est pour
les âmes fières qui méprisent la mort, et savent à propos la donner.»
Charlotte Corday la donne. Mais alors même que la victime s'appelle
Marat, l'acte qui frappe cet homme est un crime, et ce n'est point par
l'assassinat que triomphent les saintes causes. Charlotte Corday a
écouté la voix d'une passion noble dans son principe, mais coupable dans
son application. Elle a exécuté l'arrêt de la vengeance humaine, non
celui de la justice divine.

Olympe de Gouges, elle, n'a pas versé le sang.

Nous retrouverons tout à l'heure en elle l'ardente émancipatrice
politique de la femme. Mais comment elle-même remplit-elle ce rôle
public qu'elle revendique pour la femme? Cette étrange créature qui,
sans savoir lire ni écrire, composa des pièces de théâtre et des
brochures révolutionnaires, n'était républicaine que dans ses
espérances; elle demeurait à son insu royaliste dans ses souvenirs; elle
demanda à défendre Louis XVI; et ce sont les invectives qu'elle lança
contre Robespierre qui la firent condamner à mort. Ainsi que Mme Roland,
Olympe de Gouges eut, avec l'emphase oratoire, quelques éclairs de
véritable éloquence.

Mme Roland, Charlotte Corday, Olympe de Gouges poursuivaient sinon une
idée, du moins une utopie politique. Mais que dire de ces femmes, de
ces mégères que fit surgir l'émeute, et qui, dans le déchaînement des
passions populaires, dépassèrent encore les hommes en cruauté, d'après
cette loi de la nature qui veut que l'être le plus impressionnable soit,
suivant ses instincts, capable des plus généreuses actions ou des plus
exécrables forfaits! La fièvre de la Révolution avait donné à ces femmes
la soif du sang. Elles venaient à la curée comme ces bêtes fauves qui ne
savent pas pour quelle cause des hommes sont massacrés, mais qui sont
attirées par l'odeur du carnage.

Dans leur farouche ardeur, ces femmes sont pour la Révolution un
auxiliaire dont elle sent le prix. Mirabeau a dit que les femmes, en
se mettant aux premiers rangs de l'émeute, peuvent seules la faire
triompher. Elles sont capables d'entendre un appel de ce genre, ces
femmes qui trouvent que les hommes ne vont pas assez vite.

Les femmes forment, au 5 octobre, l'avant-garde de ce peuple parisien,
de cette mer humaine qui roule jusqu'à Versailles ses flots en fureur,
son écume immonde, et qui bat de ses vagues le vieux palais des rois.
Parmi ces femmes, les unes sont poussées par la famine, les autres par
leurs mauvais instincts. Filles perdues et femmes du peuple se coudoient
dans la mêlée. Elles sont armées de bâtons, de coutelas, de fusils;
l'une d'elles bat du tambour, et la horde chante le _Ça ira_.

Pour séduire les soldats qui défendent Versailles, tout leur est bon, et
les dégoûtants spectacles de l'orgie se mêlent aux scènes du massacre.
Voient-elles de leurs compagnes s'attendrir à la parole du roi, elles
procèdent à la strangulation de ces dernières, ce qui ne les empêchera
pas de céder elles-mêmes au mouvement qui saluera la superbe attitude de
la reine.

Les femmes de l'émeute ont triomphé: elles ramènent à Paris la famille
royale. Juchées sur des voitures, sur les trains des canons, elles sont
affublées des dépouilles des gardes du corps, et ces étranges soldats
jettent ce cri de sauvage triomphe: «Nous ne manquerons plus de pain,
nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron.»

Elles demandent à la Commune une récompense, et s'il en faut en croire
Pacquotte, elles l'ont bien méritée: «Sans elles, la chose publique
était perdue.» En dépit des murmures masculins qui accueillent cette
assertion, les femmes obtiennent les honneurs qu'elles sollicitent.
Dans les cérémonies publiques, elles auront une place d'honneur... «et
tricoteront,» ajoute Chaumette, peu partisan, comme nous allons le voir,
de leur émancipation politique.

Partout où il y aura du sang à flairer, les femmes de l'émeute seront
là, aux Tuileries le 20 juin et le 10 août, dans les prisons aux
massacres de septembre. Elles demandent des piques pour défendre la
Constitution; mais en vérité elles ont bien d'autres armes. Ces femmes
qui endossent le pantalon rouge et qui se coiffent du bonnet rouge, ce
sont les _flagelleuses_; et si, sur la voie publique, elles rencontrent
d'autres femmes dont le civisme leur paraît suspect, elles les
fouettent: outrage ignoble qu'elles font subir sur le parvis de
Notre-Dame aux angéliques soeurs de charité expulsées de leur maison.
Sous la douleur et la honte de cet infâme supplice, les saintes filles
tombent malades, quelques-unes d'entre elles meurent, et l'une d'elles,
qui a voulu se sauver, est jetée dans la Seine.

Ces femmes forment des clubs. Le plus terrible est celui de la _Société
des femmes révolutionnaires_ qui s'assemblent dans le charnier de
l'église Saint-Eustache. Un charnier convient bien à ces fauves.

Il y a encore d'autres sociétés parmi lesquelles il faut distinguer
la _Société fraternelle_: c'est une succursale de la Société mère des
Jacobins et celle-ci se charge de diriger cette pépinière. La _Société
fraternelle_ a des affiliations dans tout le pays. Ses membres fomentent
la guerre contre l'Autriche.

Les femmes ne se contentent pas de leurs clubs; elles assistent et
pérorent aux séances des clubs masculins et de l'Assemblée. On les a
vues envahir l'Assemblée de Versailles, se mêler aux députés, voter avec
eux, encourager les uns, imposer silence aux autres: «Parle, député;
tais-toi, député.» Par d'ignobles menaces, par des actes cyniques, elles
souillent l'asile de la représentation nationale[475].

[Note 475: Taine, _les Origines de la France contemporaine. La
Révolution_; Lairtullier, _ouvrage cité_.]

Robespierre saura se servir du concours de ces femmes. Remplissant les
galeries des Assemblées, elles... tricotent, comme le leur a prescrit
Chaumette, mais en même temps elles prennent aux séances une part
active. Par leurs applaudissements, elles s'associent aux plus cruelles
motions des Jacobins. Elles couvrent de leurs huées la parole des
hommes modérés. «Monsieur le président, faites donc taire ce tas de
_sans-culottes_,» dit l'abbé Maury en désignant les tricoteuses. C'est
ainsi que fut employé pour la première fois ce nom qui devait désigner
les purs Jacobins[476].

[Note 476: Lairtullier, _l. c._]

Dans les comités de salut public et de sûreté générale, les tricoteuses
acclament les dénonciateurs. En prairial, elles ne se bornent pas à
se servir de leurs langues, elles tirent leurs couteaux contre la
Convention. C'est une femme, une folle furieuse qui assassine Féraud
qu'elle a pris pour Boissy-d'Anglas. La cruauté des femmes survivra même
au régime de la Terreur.

Les mégères se font gloire de ce titre: _les Furies de la guillotine_.
Lorsque le peuple semble las des scènes de l'échafaud, ce sont elles
que l'on enverra aux exécutions pour que leurs hurlements réveillent la
meute populaire. Elles excitent les bourreaux. Avec une âpre volupté,
elles se cramponnent jusqu'à la planche de l'échafaud pour se mieux
repaître de la vue du sang. A leurs grimaçantes attitudes, à leurs
fauves éclats de rire, on les prendrait pour des démons surgissant de
l'enfer. Elles dansent au pied de l'échafaud la hideuse carmagnole.

Quelques-unes des femmes de l'émeute se sont fait un nom. Je ne parle
pas de cet être allégorique, la Mère Duchesne, Brise-Acier, qui fumant
le schibouk, menaçant de son sabre et tournant sa quenouille, crie aux
femmes: «Vivre libre ou mourir!» Je me contente de nommer la reine
des Halles, reine Audu, qui obtient une couronne pour sa belliqueuse
attitude dans les journées du 5 et du 6 octobre. Rose Lacombe, la
fondatrice de la fougueuse société des femmes révolutionnaires, la
farouche clubiste que je retrouverai tout à l'heure; Rose Lacombe
qui, avec les Marseillais, est allée, aux Tuileries le 10 août, et en
septembre dans les prisons où elle a assouvi ses haines furieuses; Rose
Lacombe qui commande les _flagelleuses_, Rose Lacombe qui, accusant la
Convention de lenteur, dénonce à sa barre les fonctionnaires nobles ou
suspects, et qui, éprise d'un jeune royaliste, se retourne contre les
Jacobins parce qu'ils ne veulent pas élargir l'homme qu'elle aime; Rose
Lacombe enfin qui, après la fermeture des clubs de femmes, tiendra une
humble boutique dans la galerie du Luxembourg.

Le temps et la bonne volonté me manquent pour m'arrêter devant les
tristes héroïnes des journées révolutionnaires. Il en est une cependant
que je veux signaler comme le type même de la furie démagogique.

Fille de laboureurs, Théroigne de Méricourt a été aimée d'un jeune
gentilhomme qui l'a abandonnée. Voilà ce qui a fait d'elle l'ennemie des
hautes classes. La villageoise devient courtisane, et pour commencer son
oeuvre de revendication sociale, elle se plaît à ruiner les plus riches
seigneurs. La Révolution éclate. Théroigne se jette dans les luttes de
la rue. En habit d'amazone, elle porte le sabre au côté, des pistolets
à la ceinture; et... dans le pommeau de sa cravache se trouve une
cassolette d'or contenant des sels et des parfums, «en cas de
défaillance et pour neutraliser l'odeur du peuple[477].» La courtisane et
l'émeutière se combinent ici dans un curieux mélange.

[Note 477: Lairtullier, _l. c._]

Théroigne participe aux journées de la Révolution. Elle figure au
pillage du dépôt d'armes des Invalides. Elle compte parmi les premiers
assaillants qui ont escaladé les tours de la Bastille, et un sabre
d'honneur est sa récompense. Accusant de tiédeur le club des _Enragés_
qui a des chefs tels que Maillard, Saint-Huruge, Santerre, elle a jeté
sur Versailles les femmes du 5 octobre. Cette fois son amazone est
rouge, et rouge aussi son panache. Échevelée, armée jusqu'aux dents,
debout sur un canon, elle excite les insurgés. Le 10 août, elle se
bat. Aux massacres de septembre, on la voit à l'Abbaye, à la Force, à
Bicètre; elle a une acolyte qui tient une tête de femme au bout d'une
pique. Elle parle dans les clubs, à l'Assemblée même. Enfin, liée avec
Brissot, elle prêche avec lui la conciliation des partis qu'il faut
réunir contre l'étranger. Brissot est attaqué dans la rue par les
mégères. Théroigne le défend, et l'amazone révolutionnaire subit le
châtiment que savent donner les _flagelleuses_. Cet outrage la rend
folle. On l'enferme. Alors Théroigne la courtisane, Théroigne la
septembriseuse a dans sa folie le double caractère de sa honteuse et
sanguinaire existence. Dépouillée de tout sentiment de pudeur, elle ne
peut supporter aucun vêtement, et dans sa hideuse nudité, elle se traîne
sur le sol, elle mord avec rage celui dont la présence l'irrite; et
recherchant ses aliments dans les ordures, elle ne peut boire que l'eau
boueuse du ruisseau.



                              CHAPITRE V

                 LA FEMME AU XIXe SIÈCLE--LES LEÇONS
                 DU PRÉSENT ET LES EXEMPLES DU PASSÉ.


§I. L'émancipation politique des femmes jugée par l'école
révolutionnaire.--§II. Le travail des femmes. Quelles sont les
professions et les fonctions qu'elles peuvent exercer?--§III. Quelle est
la part de la femme dans les oeuvres de l'intelligence et dans quelle
mesure la femme peut-elle s'adonner aux lettres et aux arts?--§IV.
L'éducation des femmes dans ses rapports avec leur mission.--§V.
Conditions actuelles du mariage. Les droits civils de la femme
peuvent-ils être améliorés?--§VI. Mondaines et demi-mondaines.--§VII. Le
divorce.--§VIII. Où se retrouve le type de la femme française.


§I

_L'émancipation politique des femmes jugée par l'école révolutionnaire._

Les honteux spectacles que donnaient les _flagelleuses_, les émeutes que
les femmes des clubs suscitaient dans les rues, devinrent bientôt un
grave embarras pour la République.

Les hommes de la Révolution avaient bien pu se servir des femmes pour
faire réussir leurs projets, mais ils n'entendaient pas qu'elles dussent
être entre leurs mains autre chose qu'un instrument plus ou moins
conscient de son rôle; ils se souciaient fort peu de les associer à ces
droits politiques que leurs pétitions réclamaient, qu'Olympe de Gouges
défendait et qu'appuyait Condorcet. Mirabeau, qui jetait si volontiers
les femmes à la tête de l'insurrection, les hommes de la Terreur qui
les employaient au service de leurs passions cruelles, ne voulaient la
Révolution que dans l'État et non dans la famille.

La République se bornait donc à décerner des honneurs aux femmes qui la
servaient; mais, bien loin de leur accorder des droits politiques, elle
leur en enlevait un qu'elles tenaient de la monarchie, et leur retirait
ceux qu'elle leur avait elle-même octroyés: le 22 mars 1791, l'Assemblée
nationale excluait les femmes de la régence; la loi du 20 mai 1793 les
bannit des tribunes de la Convention jusqu'à ce que l'ordre fût rétabli,
et la loi du 26 mai leur interdit l'assistance à toute assemblée
politique. Enfin lorsque, après la chute des Girondins, les Jacobins
n'eurent plus besoin des tricoteuses, la Convention s'inquiéta des
scandales et des émeutes causés par le club de Rose Lacombe; elle jugea
que les femmes étaient incapables d'exercer des droits politiques;
qu'elles étaient «disposées, par leur organisation, à une exaltation
qui serait funeste à la chose publique, et que les intérêts de l'État
seraient bientôt sacrifiés à tout ce que la vivacité des passions peut
produire d'égarements et de désordres[478].»

[Note 478: Convention nationale, séance du 9 de brumaire. _Moniteur
universel_, 1793.]

Le 9 brumaire 1793, un décret de la Convention ferma donc les clubs de
femmes. Les citoyennes réclamèrent devant l'Assemblée qui les hua.

Mais le 27 brumaire, Rose Lacombe jette dans la salle où siège le
conseil général de la Commune son armée de femmes coiffées du bonnet
rouge. Des protestations s'élèvent du sein de l'assemblée. Alors le
même homme qui, naguère, a enjoint aux femmes de tricoter au milieu des
honneurs publics qu'elles revendiquaient, le procureur général Chaumette
se lève et s'écrie:

«Je requiers mention civique au procès-verbal, des murmures qui viennent
d'éclater. C'est un hommage aux moeurs, c'est un affermissement de la
République! Eh quoi! des êtres dégradés qui veulent franchir et violer
les lois de la nature, entreront dans les lieux commis à la garde des
citoyens, et cette sentinelle vigilante ne ferait pas son devoir!
Citoyens, vous faites ici un grand acte de raison; l'enceinte où
délibèrent les magistrats du peuple doit être interdite à tout individu
qui outrage la nature!... Et depuis quand est-il permis aux femmes
d'abjurer leur sexe, de se faire hommes? Depuis quand est-il d'usage de
voir des femmes abandonner les soins pieux de leur ménage, le berceau de
leurs enfants, pour venir, sur la place publique, dans la tribune aux
harangues, à la barre du Sénat, dans les rangs de nos armées, remplir
les devoirs que la nature a répartis à l'homme seul? A qui donc cette
mère commune a-t-elle confié les soins domestiques? Est-ce à nous? Nous
a-t-elle donné des mamelles pour allaiter nos enfants? A-t-elle assez
assoupli nos muscles pour nous rendre propres aux soins de la hutte,
de la cabane et du ménage? Non, elle a dit à l'homme: sois homme! les
courses, la chasse, le labourage, les soins politiques, les fatigues de
toute espèce, voilà ton apanage. Elle a dit à la femme: sois femme! les
soins dus à l'enfance, les détails du ménage, les douces inquiétudes de
la maternité, voilà tes travaux; mais tes occupations assidues méritent
une récompense; eh bien, tu l'auras; et tu seras la divinité du
sanctuaire domestique; tu régneras sur tout ce qui t'entoure par le
charme invincible de la beauté, des grâces et de la vertu. Femmes
imprudentes, qui voulez devenir des hommes, n'êtes-vous pas assez bien
partagées? Que vous faut-il de plus?... Le législateur, le magistrat
sont à vos pieds; votre despotisme est le seul que nos forces ne
puissent abattre, puisqu'il est celui de l'amour, et, par conséquent,
celui de la nature. Au nom de cette même nature, restez ce que
vous êtes; et, loin de nous envier les périls d'une vie orageuse,
contentez-vous de nous les faire oublier au sein de nos familles, en
reposant nos yeux sur le spectacle enchanteur de nos enfants heureux par
vos soins!»

Ces mégères, ces _flagelleuses_, perdent leur assurance effrontée. Elles
retirent leurs bonnets rouges et les cachent. Le terrible procureur
général remarque ce mouvement: «Ah! je le vois, dit-il, vous ne voulez
point imiter ces femmes hardies qui ne rougissent plus...»

Il leur dit quelle néfaste influence politique ont exercée les femmes.
Il leur parle avec dédain d'une Olympe de Gouges, une «virago,» une
«femme-homme.»

«Nous voulons, ajoute-t-il, que les femmes soient respectées, c'est
pourquoi nous les forcerons à se respecter elles-mêmes. Que diraient
des magistrats à une femme qui se plaindrait des atteintes d'un jeune
étourdi, lorsqu'il alléguerait pour sa défense: J'ai vu une femme avec
les allures d'un homme; je n'ai plus en elle respecté son sexe, j'en ai
agi librement?...»

«Autant nous vénérons la mère de famille qui met son bonheur à élever,
à soigner ses enfants, à filer les habits de son mari et à alléger ses
fatigues par l'accomplissement de ses devoirs domestiques, autant nous
devons mépriser, conspuer la femme sans vergogne qui endosse la tunique
virile, et fait le dégoûtant échange des charmes que lui donne la nature
contre une pique et un bonnet rouge.»

On ne pouvait mieux dire. Mais ce n'était pas aux hommes de la Terreur
qu'il appartenait de flétrir les excès qu'ils avaient encouragés et qui
leur avaient été si utiles. Quoi qu'il en fût, le conseil général de la
Commune adopta cette motion de Chaumette: «Je requiers que le Conseil
ne reçoive plus de députations de femmes qu'après un arrêté pris, à cet
effet, sans préjudice aux droits qu'ont les citoyennes d'apporter aux
magistrats leurs demandes et leurs plaintes individuelles[479].»

[Note 479: Le discours de Chaumette est reproduit en grande partie
dans le _Moniteur universel_, 1793. Commune de Paris. Conseil général.
Du 27 de brumaire. Je l'ai cherché _in extenso_ dans les _Procès-verbaux
de la Commune_. Mais la collection de la Bibliothèque nationale
s'arrêtant à 1790, j'ai recouru au texte cité par M. Lairtullier.]

Les clubs de femmes étaient morts. Ils devaient revivre. Les mégères
elles-mêmes devaient reparaître mêlées à cette écume que font surgir
toutes les révolutions. 1848 les a vues couper les têtes des gardes
mobiles. En 1871, leurs sinistres et fauves figures nous sont apparues
à la lueur des incendies allumés par ces infernales créatures: les
pétroleuses.

Le mouvement révolutionnaire, qui jette jusqu'aux femmes dans les luttes
de la rue, a chaque fois aussi fait bouillonner dans leurs cerveaux
l'idée de l'émancipation politique. Malgré le mauvais accueil que les
révolutionnaires de 1789 et de 1793 avaient fait à cette émancipation,
chaque fois que la République s'est établie en France, les mêmes,
revendications se sont produites, et, comme. 1848, 1870 a ramené les
doléances de quelques femmes et les plaidoyers plus ou moins intéressés
de leurs défenseurs. Avant 1848 cependant, les saint-simoniens avaient
prêché l'égalité des deux sexes, l'admissibilité de la femme à toutes
les fonctions publiques.

Pour défendre l'émancipation, les avocats de cette cause n'ont guère
fait que reproduire les arguments de leurs devanciers.

De même que Condorcet en 1790, ils prétendent que la femme possède
les mêmes droits naturels que l'homme, et qu'elle est capable de les
exercer.

Partant de ce principe que les deux sexes sont égaux moralement, voire
même physiquement, les émancipateurs des femmes réclament pour elles,
outre l'égalité des droits civils, l'égalité des droits politiques et le
libre accès à toutes les fonctions publiques.

Nous parlerons tout à l'heure de l'émancipation civile. Bornons-nous
maintenant à la question des droits de la femme dans l'État.

Tout d'abord, j'avoue humblement que je ne crois pas que l'homme et la
femme aient les mêmes droits naturels. La femme, ayant d'autres devoirs
à remplir que ceux de l'homme, a aussi d'autres droits. Quant aux
capacités politiques de la femme, je crois avoir suffisamment démontré
qu'elles ne valent assurément pas ses qualités morales.

Dans l'histoire, de notre pays comme dans les annales de l'antiquité,
nous avons pu constater que le passage de la femme dans la vie politique
d'un peuple, a été le plus souvent désastreux. L'histoire légendaire
d'Hérodote nous parle bien d'une sage et habile reine de Carie,
Artémise, qui fut aussi prudente dans le conseil que vaillante dans le
combat; mais, pour une Artémise, que d'Athalie, d'Olympias, de Livie,
d'Agrippine! Quand ces femmes antiques possédaient le pouvoir, c'était
pour elles le moyen de faire triompher leurs passions ou leurs ambitions
effrénées. Dans notre France chrétienne, ce n'est guère que par la foi
patriotique et religieuse, par la charité sociale, que les femmes ont eu
une influence heureuse sur les destinées de notre pays. Mais ont-elles
exercé le pouvoir politique, cela n'a été que bien rarement pour le
bonheur de la France. En présence de grandes exceptions, telles que
sainte Bathilde, Blanche de Castille, Anne de Beaujeu, voici Frédégonde,
voici Brunehaut dans la seconde partie de sa vie; voici Catherine de
Médicis, Marie de Médicis. Voici encore les femmes politiques de la
Révolution, c'est-à-dire, toujours et partout, le sentiment personnel
substitué à l'idée du droit.

On me répondra peut-être que pour sacrifier la justice à la passion, il
n'est pas nécessaire d'être femme, et que plus d'un roi, plus d'un homme
politique, n'a vu dans le pouvoir que l'instrument de son bon plaisir.
Oui, sans doute; mais pour les hommes mêmes qui se sont laissé entraîner
par la passion, il est rare qu'ils n'aient pas conservé à travers leurs
défaillances une idée gouvernementale, bonne ou mauvaise, mais enfin une
idée. Chez la femme politique, au contraire, la sensation a remplacé
l'idée.

On me dira encore que par une éducation virile, on changera tout cela.
Soit. Il restera toujours à la femme la faiblesse physique, et bien
qu'on nous objecte qu'il y a des femmes beaucoup plus fortes que
certains hommes, je répondrai que ce n'est là que l'exception, et que,
dans l'état normal, l'homme a reçu en partage la vigueur, et la femme,
la délicatesse.

En 1791, la célèbre Olympe de Gouges disait dans sa _Déclaration des
droits de la femme:_ «La femme a le droit de monter à l'échafaud; elle
doit avoir également celui de monter à la tribune.»

Qu'eût répondu Mme de Gouges si on lui eût opposé ceci: La femme a le
droit d'être atteinte par les obus; elle doit avoir également celui
d'être? soumise à la conscription?

Olympe de Gouges aurait répondu que la constitution physique de la femme
et les lois de la maternité la dispensaient naturellement du service
militaire. C'est absolument ce que nous pensons au sujet de la
généralité des fonctions publiques; et si l'on ajoute à cette cause
matérielle la cause morale que nous a révélée l'histoire, on aura
répondu à cet autre argument qui appuyait la thèse de Mme de Gouges et
que, de nos jours, on a répété après cette émancipatrice: «La femme
concourt, ainsi que l'homme, à l'impôt public; elle a le droit, ainsi
que lui, de demander compte à tout agent public de son administration.»

Mais fut-il prouvé que la femme peut avoir le même genre de capacités
intellectuelles que l'homme, fût-il encore prouvé par impossible,
qu'elle a autant de force physique que lui, je trouve qu'il n'y
aurait là aucun argument à faire valoir en faveur de son émancipation
politique. Il ne s'agit pas de savoir si la femme peut agir comme
l'homme; il s'agit de savoir si, en empiétant sur les attributions
masculines, elle peut remplir les fonctions pour lesquelles elle a été
créée, et que révèle jusqu'à son organisation physique. On objecte
qu'une femme peut concilier ses droits politiques avec ses devoirs
domestiques. Je crois que cette opinion ne peut être soutenue que par
les hommes qui ne savent pas ce que c'est qu'un ménage ou par les femmes
qui n'en ont pas. Mais pour qui comprend l'étendue des devoirs que
comporte le rôle domestique de la femme, ce n'est pas trop dire que sa
vie entière y doit être occupée, soit qu'elle vaque elle-même aux soins
multiples du ménage, soit que, dans une situation plus élevée, elle
joigne aux sollicitudes de l'épouse et de la mère l'active surveillance
départie à la maîtresse de la maison.

Toutes les femmes ne se marient pas, dira-t-on. Sans doute. Mais c'est
la minorité, et parmi les vieilles filles, combien n'ont pas gardé le
célibat pour remplir une mission filiale ou fraternelle qui suffît à
absorber une vie!

Cependant, il fut au moyen âge un temps où la femme jouit des droits
politiques et civiques. Comme jeune fille, comme veuve, la dame de fief
exerce sans tuteur dans le droit féodal toutes les attributions de la
souveraineté: suzeraine, elle reçoit le serment de ses vassaux. Vassale,
elle prête elle-même ce serment. Dans ses domaines, elle octroie des
chartes, elle donne des lois, elle rend la justice. Selon le droit
coutumier, la bourgeoise peut être choisie pour arbitre. Mais,
répétons-le, ces privilèges n'étaient accordés qu'à la femme qui n'était
pas en puissance de mari; et les plus nombreux étaient restreints à
un petit nombre de femmes, qui, par leur haute situation sociale,
disposaient de loisirs inconnus à la femme du peuple. Puis, si l'on
excepte les très rares occasions où la châtelaine siégeait avec ses
pairs, elle restait à son foyer pour rendre la justice, pour recevoir
l'hommage de ses vassaux. Il n'en serait pas de même pour celles de nos
contemporaines qui visent à remplir le mandat du député, du conseiller
municipal, les fonctions du juge et les autres emplois publics réservés
aux hommes. D'ailleurs le moyen âge lui-même ne maintint pas les
privilèges qui donnaient à la femme des préoccupations étrangères à
celles du foyer, et le droit romain lui retira ses droits politiques et
civiques. Au XVIe et au XVIIe siècles, les doctrines émancipatrices de
Marie de Romieu et de Mlle deGournay se perdent dans le vide. Toujours
la France, avec ce bon sens qui, en dépit de bien de folies passagères,
est au fond de son esprit national, toujours la France a repoussé
l'émancipation.

L'abaissement de l'homme au profit de la femme[480].

[Note 480: Camille Doucet, _l'Avocat de sa cause_, scène VI.]

D'ailleurs, avant de nous émanciper, il est bien juste que, par ce temps
de suffrage universel, on nous demande s'il nous plaît d'être jetées
dans l'arène publique. Que l'on nous interroge, et toutes celles d'entre
nous qui ont le sentiment de leurs devoirs seront unanimes à repousser
la motion. Pour se détacher d'une immense majorité, il n'y aura que
quelques femmes déclassées, quelques personnalités tapageuses, enfin,
qu'on me passe le mot, quelques fruits secs de la famille.

Pourquoi donc alors tant de zèle pour nous imposer des privilèges que
nous repoussons? Pourquoi les socialistes d'aujourd'hui réclament-ils
pour la femme les droits politiques que lui déniaient énergiquement les
hommes de 93, ces révolutionnaires dont ils se proclament avec orgueil
les fils et les héritiers? La raison en est simple: la question
politique se double aujourd'hui de la question religieuse.

Je ne sais si nos émancipateurs sont aussi persuadés qu'ils le disent
de nos capacités politiques, mais il est une autre force qu'ils nous
reconnaissent avec raison: c'est la foi qui assure notre influence
religieuse. Ils savent que la femme est à son foyer la gardienne des
vérités qu'enseigne l'Eglise. S'ils réclament l'affranchissement de la
femme, c'est bien moins pour la délivrer de prétendues chaînes dont elle
ne se plaint pas, que pour l'arracher elle-même à la garde des saintes
croyances. Ils croient savoir aussi que la femme a généralement peu de
goût pour les institutions républicaines[481].

[Note 481: Léon Richer. _la Femme libre_.]

Ils espèrent qu'en faisant miroiter à ses yeux la perspective de
l'émancipation, elle tombera en leur pouvoir. Et c'est si bien un
intérêt de secte qui est ici en jeu, que le plus fidèle avocat de
l'émancipation des femmes désire qu'elles ne jouissent pas immédiatement
du droit de suffrage, très assuré qu'il est que «sur neuf millions de
femmes majeures, quelques milliers à peine voteraient librement: le
reste irait prendre le mot d'ordre au confessionnal[482].» Ce n'est que
lorsque la libre pensée aura émancipé l'esprit des femmes, que leurs
défenseurs les jugeront dignes du droit de suffrage.

[Note 482: Léon Richer, _la Femme libre_.]

C'est sans doute aussi pour le même motif que nos aptitudes aux
fonctions d'avocat et de magistrat,--aptitudes parfaitement reconnues
d'ailleurs,--pourront n'être employées que plus tard. Ce sera plus
prudent... pour la libre pensée.

En attendant, on réclame pour nous l'accès à toutes les autres
fonctions... civiles, bien entendu, car, malgré l'habileté stratégique
que nous reconnaissait au XVIe siècle Marie de Romieu, on s'obstine à ne
point placer au nombre de nos droits celui de défendre notre pays par
les armes: mais cela viendra.

Et lorsque, cette fois encore, nous demandons comment nous pourrons
accorder nos fonctions publiques avec nos devoirs domestiques, on nous
répond que l'ouvrière quitte bien sa maison le matin pour n'y rentrer
que le soir. Mais que produit cette absence de la femme? M. Jules Simon
va nous le dire.


§II

_Le travail des femmes. Quels sont les emplois et les professions
qu'elles peuvent exercer?_


«Autrefois, dit M. Jules Simon, l'ouvrier était une force intelligente,
il n'est plus aujourd'hui qu'une intelligence qui dirige une force. La
conséquence immédiate de cette transformation a été de remplacer presque
partout les hommes par des femmes, en vertu de la loi de l'industrie,
qui la pousse à produire beaucoup avec peu d'argent, et de la loi des
salaires, qui les rabaisse incessamment au niveau des besoins pour le
travailleur sans talent. On se rappelle les éloquentes invectives de
M. Michelet: «L'ouvrière! mot impie, sordide, qu'aucune langue n'eut
jamais, qu'aucun temps n'aurait compris avant cet âge de fer, et qui
balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès!» «Si on gémit sur
l'introduction des femmes dans les manufactures, ce n'est pas que leur
condition matérielle y soit très mauvaise. Il y a très peu d'ateliers
délétères, et très peu de fonctions fatigantes dans les ateliers, au
moins pour les femmes. Une soigneuse de carderie n'a d'autre tâche que
de surveiller la marche de la carde et de rattacher de temps en temps un
fil brisé. La salle où elle travaille, comparée à son domicile, est un
séjour agréable, par la bonne aération, la propreté, la gaieté. Elle
reçoit des salaires élevés, ou tout au moins très supérieurs à ceux que
lui faisaient gagner autrefois la couture et la broderie. Où donc est le
mal? C'est que la femme, devenue ouvrière, n'est plus une femme. Au lieu
de cette vie cachée, abritée, pudique, entourée de chères affections,
et qui est si nécessaire à son bonheur, et au nôtre même, par une
conséquence indirecte, mais inévitable, elle vit sous la domination d'un
contremaître, au milieu de compagnes d'une moralité douteuse, en contact
perpétuel avec des hommes, séparée de son mari et de ses enfants. Dans
un ménage d'ouvriers, le père, la mère sont absents, chacun de leur
côté, quatorze heures par jour. Donc il n'y a plus de famille. La mère,
qui ne peut plus allaiter son enfant, l'abandonne à une nourrice mal
payée, souvent même à une gardeuse qui le nourrit de quelques soupes. De
là une mortalité effrayante, des habitudes morbides parmi les enfants
qui survivent, une dégénérescence croissante de la race, l'absence
complète d'éducation morale. Les enfants de trois ou quatre ans errent
au hasard dans les ruelles fétides, poursuivis par la faim et le froid.
Quand, à sept heures du soir, le père, la mère et les enfants se
retrouvent dans l'unique chambre qui leur sert d'asile, le père et la
mère fatigués par le travail, et les enfants par le vagabondage, qu'y
a-t-il de prêt pour les recevoir? La chambre a été vide toute la
journée; personne n'a vaqué aux soins les plus élémentaires de la
propreté; le foyer est mort; la mère épuisée n'a pas la force de
préparer des aliments; tous les vêtements tombent en lambeaux: voilà la
famille telle que les manufactures nous l'ont faite. Il ne faut pas
trop s'étonner si le père, au sortir de l'atelier où sa fatigue est
quelquefois extrême, rentre avec dégoût dans cette chambre étroite,
malpropre, privée d'air, où l'attendent un repas mal préparé, des
enfants à demi sauvages, une femme qui lui est devenue presque
étrangère, puisqu'elle n'habite plus la maison et n'y rentre que pour
prendre à la hâte un peu de repos entre deux journées de travail. S'il
cède aux séductions du cabaret, les profits s'y engouffrent, sa santé
s'y détruit; et le résultat produit est celui-ci, qu'on croirait à peine
possible: le paupérisme, au milieu d'une industrie qui prospère[483].»

[Note 483: Jules Simon, _l'Ouvrière_.]

M. Jules Simon juge que l'élévation des salaires pour les hommes, la
création de cités ouvrières, la moralisalion du peuple permettraient
de supprimer le travail des femmes dans les manufactures. Ce serait un
grand progrès, mais dont la réalisation semble malaisée au réformateur
lui-même. Les cercles catholiques d'ouvriers ont mis récemment cette
question à l'étude[484].

[Note 484: Voir le discours de M. le comte Albert de Mun à la, séance
de clôture de la dernière assemblée générale. _Bulletin de Association
catholique_, 15 mai 1882.]

La transformation qui s'est opérée dans l'industrie a multiplié une
autre classe de femmes qui ne peuvent rester chez elles: ce sont les
employées de commerce. Les grandes maisons de nouveautés viennent se
substituer à une foule de boutiques que les femmes tenaient sans quitter
leur foyer. Ces vastes établissements occupent un grand nombre de
femmes. Mais ce sont généralement de jeunes filles qui peuvent plus
aisément que la mère de famille chercher le pain quotidien hors de la
maison. Sans doute, il vaudrait mieux que la jeune fille pût rester à ce
foyer paternel où s'abrite si naturellement son innocence. Mais c'est un
rêve irréalisable. Il est évident que la femme seule peut et doit vendre
ce qui se rattache à l'habillement de la femme. Il est ridicule de voir
des hommes remplir cet emploi, et le ridicule touche à l'immoralité
quand il s'agit de vêtements qu'il faut faire essayer[485]. Tout en
déplorant donc que les conditions actuelles du commerce arrachent
tant de femmes au foyer domestique, nous ne pouvons que souhaiter ici
qu'elles occupent dans les magasins une place plus considérable, pourvu
toutefois que ces établissements, réservant aux mères de famille les
travaux qu'elles peuvent faire chez elles, emploient au service de la
vente les femmes qu'un devoir maternel ne fixe pas à la maison. Mais
avec quelle prudence les chefs de ces maisons ne doivent-ils pas veiller
sur les jeunes filles et les jeunes femmes qui se trouvent en contact
journalier avec les commis de magasins, avec les acheteurs!

[Note 485: Cette remarque s'applique, non-seulement aux commis de
magasin, mais aux _couturiers_, qui, de plus, enlèvent à la femme un des
rares états qui peuvent l'occuper chez elle.--Au XVIIIe siècle, on se
plaignait déjà de voir les hommes empiéter sur le «droit naturel» qu'ont
les femmes «à toute la parure de la femme.» Voir Beaumarchais, _le
Mariage de Figaro_, acte III, scène XVI.]

L'ouvrière, l'employée de commerce ne sont pas les seules femmes qui
aient à chercher au dehors le pain quotidien. Que de femmes, que de
mères courent le cachet du malin au soir! Il est vrai que la femme
professeur reste dans cette mission éducatrice qui est avant tout
maternelle. Il est vrai aussi qu'elle est moins exposée que l'ouvrière
et l'employée de magasin à des contacts corrupteurs, et encore n'en
est-elle pas toujours préservée. Mais il n'en est pas moins vrai non
plus que si elle est mariée, le ménage souffre de son absence et que ses
enfants sont abandonnés à une garde étrangère.

Comment remédier à de telles situations? C'est bien difficile. En
admettant même que l'élévation des salaires et des petits traitements
permette à la femme de l'ouvrier ou de l'employé de rester chez elle,
il y a toujours un grand nombre de filles et de veuves qui ne peuvent
subsister que par elles-mêmes. Si la veuve n'a pas d'enfants qui
réclament ses soins, elle est, ici encore comme la jeune fille, plus
libre de vaquer aux occupations extérieures. Mais dans le cas contraire,
quelle situation plus pénible que celle qui la contraint à abandonner
chaque jour ses enfants, afin de leur procurer la nourriture qu'elle
est seule maintenant à leur pouvoir donner! Ainsi fait la mère du petit
oiseau; mais dans le nid où elle le laisse, celui-ci court moins de
dangers que l'enfant dont l'âme, aussi bien que le corps, est soustraite
à la vigilance maternelle.

La question du travail des femmes est bien complexe, on le voit. Ce
qui semble nécessaire avant tout, c'est de multiplier pour la femme le
nombre des professions sédentaires. Les mille variétés de travaux à
l'aiguille, si mal rétribués et dont il faudrait augmenter le salaire,
les arts professionnels, permettent à la femme de concilier ses devoirs
domestiques avec le besoin de gagner sa vie. Cette faculté existe aussi
pour la maîtresse de pension, pour la directrice de cours, pour toute
femme professeur qui reçoit ses élèves chez elle. Et à ce sujet, qu'il
nous soit permis de regretter que les cours publics d'enseignement
secondaire aient fait à l'enseignement libre une concurrence qui le
paralyse, et qui enlève ainsi à la femme l'une des rares professions
qu'elle pouvait exercer à son foyer. Autrefois, un brevet d'enseignement
était pour elle une ressource. L'usage de faire passer des examens aux
jeunes filles est devenu général; mais en même temps que ce brevet,
instrument de travail pour beaucoup, était répandu à profusion, la
création des cours publics d'enseignement rendait souvent cet outil
improductif.

Si la femme a perdu sur le terrain de l'enseignement libre, il faut
reconnaître que d'autres professions sédentaires lui ont été largement
ouvertes: les bureaux de poste, de télégraphie, de timbre et de tabacs
comptent nombre de femmes parmi leurs titulaires.

Les femmes remplissent encore d'autres fonctions publiques;
malheureusement elles ne peuvent s'en acquitter à leur foyer. Ce sont
les fonctions d'inspectrices. Les écoles et les pensionnats de filles,
les établissements pénitentiaires de jeunes détenues, les écoles de
réforme, ne peuvent cependant être inspectés que par des femmes. Mais
si restreint est le nombre des inspectrices que bien peu de femmes sont
exposées à sacrifier à cette mission leurs sollicitudes domestiques. En
général, ces fonctions me paraissent surtout devoir être exercées par
des femmes non mariées et encore par des femmes mariées qui n'ont pas
d'enfants ou qui n'ont plus à veiller sur leur éducation.

Voici que nous abordons une question bien délicate. La femme peut-elle
être médecin?

Certes la pudeur exigerait que dans leurs maladies les femmes fussent
soignées par une de leurs soeurs. Mais la femme médecin ne sera-t-elle
pas dominée par l'impressionnabilité nerveuse? Aura-t-elle cette sûreté
de coup d'oeil d'où dépend souvent la vie de celui qui souffre? La femme
est une admirable garde-malade alors qu'il ne s'agit pour elle que
d'exécuter les ordonnances du médecin; mais saura-t-elle toujours les
prescrire elle-même?

J'admets cependant qu'elle se maîtrise assez pour dompter ses
impressions et pour bien diagnostiquer d'une maladie. Je veux bien que
sa carrière soit sans danger pour la vie physique de ses malades. Mais
cette carrière sera-t-elle sans danger pour sa propre vie morale? Sur
les bancs de l'école ou dans l'amphithéâtre, n'aura-t-elle rien à
craindre du contact des étudiants? Je suppose enfin que, par une faveur
spéciale de la Providence, sa vertu sorte triomphante de cette épreuve.
La jeune fille est reçue docteur en médecine. Elle se marie, elle
devient mère. Désertera-t-elle le berceau de ses enfants pour répondre,
jour et nuit, à l'appel des malades qui la demandent? Mais son premier
devoir est de veiller sur ses enfants.

Oui, je désirerais qu'il y eût, parmi les femmes, des médecins comme
il y a des soeurs de charité. Mais alors, comme les soeurs de charité,
qu'elles soient formées par un institut spécial, qu'elles ne se marient
pas, et que, sans blesser les lois de la famille, elles se dévouent à
l'humanité souffrante!


§ III

_Quelle est la part de la femme dans les oeuvres de l'intelligence,
et dans quelle mesure la femme peut-elle s'adonner aux lettres et aux
arts?_


J'ai nommé les arts professionnels parmi les travaux qui peuvent occuper
la femme à son foyer. L'art lui-même, l'art dans son expression la plus
élevée, se conciliera aussi avec les devoirs domestiques si la femme
n'oublie pas pour l'idéal la vie réelle.

Dès l'antiquité grecque, l'art a eu ses ferventes prêtresses. Dans notre
pays, comme partout et toujours d'ailleurs, c'est généralement comme
inspiratrice que la femme a influé sur les destinées de la peinture,
de la sculpture et de l'architecture. Il est juste de rappeler ici que
c'est surtout notre art national que les femmes de France ont encouragé.
Elles-mêmes ont donné à cet art sinon des pages immortelles, du moins
des oeuvres distinguées qui ont mérité l'honneur de figurer au Louvre.
J'aime à redire que les femmes qui ont laissé un nom dans la peinture
française étaient presque toutes, filles, soeurs, épouses d'artistes:
c'est au foyer domestique qu'elles avaient pris leurs leçons. Cette
tradition ne s'est pas perdue, et la plus illustre des femmes artistes
l'a continuée de nos jours.

Si, de l'art nous passons aux lettres, nous exprimerons, ici encore, le
voeu que la femme ne s'y livre qu'avec prudence.

Je suis loin de méconnaître la part qu'a eue la femme dans la
littérature depuis l'antiquité la plus reculée. Des femmes comptent
parmi les poètes sacrés dont l'Esprit-Saint a inspiré le génie et dont
la Bible nous a conservé les accents. Chez les peuples païens, les
Indiens, les Grecs, les Romains, les Germains adorent dans des
personnifications féminines les divinités de l'intelligence. Les Indiens
comptent des femmes parmi les auteurs de leurs plus anciens livres
sacrés, les Védas. Les Grecs ont leurs neuf muses terrestres; ils ont
aussi, dans leurs Pythagoriciennes, les apôtres d'une doctrine élevée,
spiritualiste encore au milieu des erreurs de la métempsycose.

Chez les Romains, la femme fait vibrer la voix du poète et chante
elle-même. Chez les Gallo-Romains, d'humbles religieuses copient, dans
le silence du cloître, les antiques manuscrits, et, à travers les
ténèbres produites par les invasions, elles contribuent ainsi à garder
le flambeau civilisateur auquel l'Evangile a donné une plus pure
lumière.

Les femmes des envahisseurs apportent à la Gaule une autre tradition
intellectuelle: la farouche tradition des chants du Nord. Lorsque la
langue léguée par Rome à la Gaule est devenue l'interprète du rude
génie des Germains, la femme du moyen âge inspire les mâles accents du
trouvère, mais malheureusement aussi la sensuelle poésie du troubadour.
Poète elle-même et prosatrice aussi, elle dote de fleurs et de fruits
une terre inculte, mais féconde. En éclairant à la lumière de sa
conscience la chronique historique, Christine de Pisan fait apparaître,
pour la première fois, dans une oeuvre française encore bien informe, la
philosophie de l'histoire. Le premier livre français que l'on peut lire
sans dictionnaire est dû à une femme, Marguerite d'Angoulême[486]. Les
femmes, qui ont largement participé au mouvement intellectuel de la
Renaissance, contribuent puissamment, par leurs oeuvres ou par leurs
conversations, à enrichir la langue du XVIe siècle, à épurer celle
du XVIIe. Elles exercent leur influence sur le génie de nos grands
écrivains, les Corneille, les Racine, les La Fontaine. Avec Mme
de Sévigné enfin, la femme prend rang parmi nos meilleurs auteurs
classiques. Et ce n'est pas seulement la langue française qui est
redevable à Marguerite d'Angoulême, à Mme de Sévigné, à tant d'autres
femmes qui n'écrivirent pas, mais qui surent bien parler: c'est l'esprit
français lui-même qui se mire dans les oeuvres des unes, dans la
causerie des autres.

[Note 486: D. Nisard, _Histoire de la littérature française_.]

A la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, une autre femme
personnifie l'esprit français, l'esprit français fidèle à ces traditions
spiritualistes dont les femmes de notre pays savent être les gardiennes;
l'esprit français qui, dans son vol élevé, rapide, ne se borne plus à
planer sur notre patrie, mais qui, étendant ses ailes sur le domaine
de l'étranger, saisit entre ses serres puissantes tout ce qu'il peut
s'assimiler.

J'ai tenu à indiquer le sillon lumineux que la femme a laissé dans les
lettres et particulièrement dans les lettres françaises. Mais qu'il me
soit permis de reprendre cette esquisse à un autre point de vue: la
destinée même de la femme.

Ces femmes, qui ont exercé dans la littérature une action civilisatrice,
ces femmes ont-elles su être les femmes du foyer? Oui, beaucoup d'entre
elles, et ce sont celles qui m'intéressent le plus. Que Sappho ait dû
sa gloire aux strophes qui ont gardé à travers les siècles la brûlante
empreinte d'une passion criminelle, je le déplore, mais ce n'est pas
elle que je cherche dans le groupe des neuf muses terrestres de la
Grèce: c'est Erinne, la vierge modeste qui célèbre sa _quenouille_. Ce
que je cherche encore dans les lettres helléniques, ce sont les
pages dont on a reporté l'honneur aux Pythagoriciennes, et qui, tout
apocryphes qu'elles puissent être, contiennent des réflexions si justes
et si profondes sur les attributions respectives de l'homme et de la
femme, sur les devoirs domestiques de celle-ci, sur les lumières que
l'instruction lui donne pour mieux remplir sa mission.

Chez les Romains, ce qui me charme, ce n'est ni la Lesbie de Catulle, ni
la Cynthie de Properce, ni la Corinne d'Ovide, ni la Délie de Tibulle,
ces trop séduisantes inspiratrices de l'amour païen. Mais je m'arrête
avec émotion devant le groupe sévère et charmant des femmes que j'ai
nommées les _Muses du foyer_[487].

[Note 487: Voir _la Femme romaine_.]

Rentrons dans notre pays. J'ai, tout à l'heure, rappelé le nom de
Christine de Pisan. Quel que soit le service qu'elle ait rendu aux
sciences historiques, ce qui m'attire surtout à elle ce sont les
conseils domestiques qu'elle donne aux femmes pour toutes les situations
de la vie et dont sa propre existence leur offrait l'application.

Quelles sont les ouvres de Marguerite d'Angoulême qui nous attachent le
plus à elle? Je l'ai dit: ce n'est pas la plus parfaite de ses oeuvres
littéraires, les _Contes de la reine de Navarre_. Non, mais ce sont les
poésies et les lettres qui nous montrent dans le charmant et spirituel
écrivain la tendre soeur de François Ier. Et, dans ce même siècle,
qu'est-ce qui a résonné le plus doucement à notre oreille? Est-ce la
lyre passionnée d'une Louise Labé, ou les accents si purs et si voilés
de ces femmes qui, elles aussi, pourraient être nommées _les Muscs du
foyer_?

Qu'est-ce qui a fait de Mme de Sévigné un grand écrivain sans qu'elle
s'en doutât? l'amour maternel. Si une union mal assortie fit vibrer dans
le génie de Mme de Staël les regrets du bonheur domestique, c'est, du
moins, aux premières tendresses du foyer, à l'amour filial, que nous
devons quelques-unes de ses pages les plus éloquentes.

De nos jours, une femme s'est élevée, merveilleux écrivain qui demeurera
parmi les maîtres de la langue. Malheureusement elle s'était mise en
dehors des lois sociales et elle voulut, comme son maître, Rousseau,
ériger en système les erreurs de sa vie. Pour rassurer sa conscience,
elle ne vit, dans les lois, dans les moeurs, dans la religion, que des
préjugés. Tout ce qu'il y avait en elle de forces, génie, passion,
magie du style, elle employa tout pour saper les bases éternelles sur
lesquelles repose la famille. J'aurai à signaler bientôt l'influence
délétère qu'elle exerça sur ses contemporaines.

C'est par le roman que cette femme célèbre a exprimé ses doctrines
sociales ou antisociales. C'est par le roman qu'elle les a propagées.
Lorsqu'elle a voulu les transporter sur la scène, elle y a heureusement
moins réussi: les personnages, qui ne sont que des théories ambulantes,
ne peuvent intéresser au théâtre.

Dans ces dangereux romans, il y a une tonalité fausse qui décèle que
la femme qui les a écrits se sent elle-même hors du vrai. Mais
écoute-t-elle son coeur et sa conscience, parle-t-elle en honnête femme,
alors son génie s'élève à la plus grande hauteur. C'est par ses romans
champêtres qu'elle a vraiment conquis l'immortalité; c'est dans ces
délicieuses églogues où, peintre admirable de la nature, elle nous fait
respirer, avec les senteurs balsamiques des bois et des champs, le
parfum de la vie domestique et rurale.

Aucun nom contemporain ne devant figurer dans ce chapitre, je me suis
bornée à désigner par le caractère de ses oeuvres la femme qui a tenu
une si grande place dans notre siècle. Elle y a fait école parmi les
femmes, et, malheureusement, l'auteur des romans à thèses sociales a eu
particulièrement cette influence.

Mais à côté des femmes qui ont cherché le succès littéraire en ébranlant
les bases de la famille, d'autres défendent les traditions domestiques
et, abritant leur vie à l'ombre du foyer, elles ne livrent que leurs
oeuvres à la publicité. Soit dans la poésie, soit dans les études
morales, soit dans les ouvrages destinés à la jeunesse, plus d'une
s'est fait un nom. C'est ainsi qu'à travers les âges s'est perpétuée la
tradition romaine des _muses du foyer_.

Mais, alors même que la femme demeure fidèle à ce dernier type, faut-il
encourager chez elle le travail littéraire? Oui, si n'écrivant que pour
remplir une mission moralisatrice, elle sait toujours placer au-dessus
de ses labeurs intellectuels ses sollicitudes domestiques. Il ne suffit
pas qu'elle reste à son foyer; il faut qu'elle y remplisse tous ses
devoirs. Pour la femme, même non mariée, mais qui a à remplir une
mission filiale ou fraternelle, c'est déjà bien difficile; mais pour
l'épouse, surtout pour la mère de famille, c'est, le plus souvent,
presque impossible!

Que la femme y réfléchisse et qu'elle ait toujours présent à la pensée
ce douloureux aveu échappé à la plus illustre des femmes auteurs: «Pour
une femme, la gloire ne saurait être que le deuil éclatant du bonheur.»

Pour son repos il vaudrait mieux que la femme pût ne remplir dans les
lettres et dans les arts que le doux rôle d'inspiratrice. De grands
poètes français de noire siècle ont senti cette influence qui a plané
sur leurs berceaux sous les traits d'une mère chérie. Deux des poètes
particulièrement fidèles aux traditions spiritualistes ont été, suivant
la remarque d'une jeune et célèbre Hindoue, «profondément redevables de
la direction de leurs esprits à leurs mères, femmes de prière, d'une
haute intelligence et faisant abnégation d'elles-mêmes[488].». Heureuse la
mère qui a pu dire en se mirant dans les oeuvres de son fils: «Il y dit
précisément ce que je pense; il est ma voix, car je sens bien les belles
choses, mais je suis muette quand je veux les dire, même à Dieu. J'ai,
quand je médite, comme un grand foyer bien ardent dans le coeur, dont
la flamme ne sort pas; mais Dieu, qui m'écoute, n'a pas besoin de mes
paroles: je le remercie de les avoir données à mon fils[489].»

[Note 488: «Women of prayer, large-minded and self-denying», dit celle
dont j'aime à honorer ici encore la touchante mémoire, et que j'ai
appelée ailleurs la jeune Française des bords du Gange. Toru Dutt, _A
sheaf gleaned in french fields_.]

[Note 489: M. de Lamartine, _le Manuscrit de ma mère_.]

Nous avons rappelé qu'autrefois c'était encore par les salons que la
femme exerçait une influence délicate sur les lettres et les arts. Mais
les salons se perdent de plus en plus, et ce n'est que dans un très
petit nombre de ces foyers intellectuels que se gardent les anciennes
traditions de l'esprit français. La femme a abdiqué dans les relations
mondaines sa véritable royauté. Nos contemporaines songent souvent plus
à briller par les oripeaux de leurs couturières que par les charmes de
leur esprit. Isolées des hommes qui, dans les salons, se groupent entre
eux, elles posent plus qu'elles ne causent, et, à vrai dire, on ne leur
demande pas autre chose. Entament-elles une conversation avec leurs
voisines, rien de plus banal que les propos qui s'échangent généralement
et qui ont pour objet les chiffons et les plaisirs, quand ce ne sont pas
les défauts du prochain.

Déshabitués de la causerie des femmes par la vie du cercle, les hommes
ont contracté dans leur langage, aussi bien que dans leurs allures, un
sans-gêne que plus d'une femme d'ailleurs s'empresse d'imiter. Autrefois
la femme donnait à l'homme sa délicatesse, aujourd'hui elle lui prend la
liberté de son langage et de ses manières.

Mgr Dupanloup regrettait la disparition des salons d'autrefois. Nous
verrons comment il exhortait les femmes à les faire revivre.

Mais pour que la femme pût reprendre l'influence sociale qu'elle
exerçait par les salons, il faudrait qu'elle y fût préparée par une
éducation meilleure.


§IV

_L'éducation des femmes dans ses rapports avec leur mission._
_La méthode de Mgr Dupanloup._

L'évêque d'Orléans le constatait: il y a aujourd'hui une fièvre de
savoir et il y a aussi un immense besoin de faire passer dans le domaine
des faits les théories spéculatives. Mais ce besoin est d'autant plus
périlleux que le bien et le mal se confondent dans l'ardente fournaise
où se refond la société. Ce sont les principes qui manquent. La femme se
sent portée d'instinct vers ces principes, mais elle ne les distingue
pas toujours nettement. Il faudrait, pour cela, l'_exquis bon sens_ que
Fénelon et Mme de Maintenon formaient dans leurs disciples et qui, nous
le rappelions plus haut avec Mgr Dupanloup, pouvait suppléer chez les
femmes à l'étendue des connaissances.

Mais aujourd'hui que le bon sens ne dirige guère le courant des idées,
il faut faire revivre par l'étude cette précieuse faculté. Et par
malheur l'instruction que reçoivent généralement les femmes se prête peu
à cette restauration qui, en leur permettant de remplir leurs véritables
devoirs, les aiderait en même temps à sauver les sociétés modernes[490].

[Note 490: Mgr Dupanloup, _Lettres sur l'éducation des filles_.]

Ainsi que le fait remarquer Mgr Dupanloup, ce n'est réellement pas,
comme au temps de Fénelon, l'insuffisance des études qui est le vice
dominant de l'éducation féminine: c'est plutôt, comme dans l'instruction
des hommes, un entassement de connaissances qui, dépourvues de principes
supérieurs, obscurcissent l'intelligence au lieu de l'éclairer. Ce qui
manque, «c'est moins l'étendue des connaissances que la-solidité de
l'esprit.» On orne la mémoire, on néglige le jugement. «On enseigne la
lettre et non pas l'esprit des choses... Des sons au lieu de musique,
des dates au lieu d'histoire, des mots au lieu d'idées.» C'est cette
éducation-là qui produit des pédantes. Quand leur horizon est borné et
qu'elles ne voient rien au delà, les femmes croient tout savoir, alors
qu'elles ignorent tout et ne s'intéressent à rien.

«Que leur importe, dit M. Legouvé, que Tibère ait succédé à Auguste et
qu'Alexandre soit né trois cents ans avant Jésus-Christ? En quoi cela
touche-t-il au fond de leur vie? La science n'est un attrait ou un
soutien que quand elle se convertit en idées ou se réalise en actions;
car savoir, c'est vivre, ou, en d'autres termes, c'est penser et agir.
Or, pour atteindre ce but, l'éducation des jeunes filles est trop
frivole dans son objet et trop restreinte dans sa durée. Presque jamais
l'étude, pour les jeunes filles, n'a pour fin réelle de perfectionner
leur âme...; tout y est disposé en vue de l'opinion des autres... Rien
pour la pratique solitaire du travail, c'est-à-dire pour le coeur ou
pour la pensée.» M. Legouvé a dépeint ce que le vide de l'esprit donne
à l'imagination de dangereuse puissance, et ce que le dégoût du travail
cause de passion pour le plaisir[491].

[Note 491: Legouvé, _Histoire morale des femmes_.]

Comme le moraliste, l'évêque d'Orléans s'effrayait des désordres que
peut produire chez la femme une instruction insuffisante. Ces désordres,
le ministère des âmes lui permettait de les voir de près; et la
préoccupation qu'il en éprouva fut dominante pendant les dernières
années de sa vie. Ce n'était pas en vain que dans son discours de
réception à l'Académie française, l'illustre prélat, faisant une
allusion rapide aux devoirs de sa charge épiscopale, ajoutait: «Le soin
d'élever cette jeunesse qui aura été mon premier et mon dernier amour!»
En effet, si son premier grand ouvrage avait été consacré à l'éducation
des hommes, c'est l'éducation des femmes qui lui a inspiré les dernières
pages que revoyait encore sa main déjà glacée par l'agonie: _les Lettres
sur l'éducation des filles_.

Ce n'était pas pour la première fois que Mgr d'Orléans traitait ce
sujet. Depuis 1866, il avait souvent abordé cette question. Les
_Conseils aux femmes chrétiennes qui vivent dans le monde_, les _Femmes
savantes_ et _Femmes studieuses_, la _Controverse sur l'éducation des
filles_, toutes ces oeuvres offraient déjà le véritable plan d'une
éducation qui devait éloigner la femme aussi bien des écueils du
pédantisme que des tristes suites de l'ignorance et de l'oisiveté, et
qui avait pour idéal ce type généreux et charmant par lequel l'évêque
résuma sa _Controverse sur l'éducation des filles: la femme chrétienne
et française!_

Dans ses _Lettres sur l'éducation des filles_, Mgr d'Orléans condensa
tout ce que ses précédents travaux, sa longue expérience et le ministère
des âmes lui avaient fourni de lumières sur ce vaste sujet.

Ce que furent les âmes pour l'évêque d'Orléans, on le sait. Il ne se
contentait pas de les disputer au mal, de les guérir, de les sauver; il
ne se contentait même pas de les élever à Dieu sur les ailes de l'amour
et de la piété; mais pour les rendre plus dignes de répondre au _Sursum
corda_, il cherchait à développer en elles tout ce que le Créateur avait
départi à chacune d'elles de facultés natives; il voulait qu'elles
pussent réellement concourir au plan divin. De même qu'à la voix du
Tout-Puissant le soleil nous donne tous ses rayons, la fleur tout son
parfum, le fruit toute sa saveur, il veillait à ce que l'âme produisît,
pour la gloire de Dieu et l'honneur de l'humanité, toutes les richesses
que le Créateur lui a confiées et dont le Souverain Juge lui demandera
compte un jour.

Comment ce zèle des âmes n'aurait-il pas inspiré à notre évêque l'amour
de la jeunesse, et, en particulier, l'amour de l'enfant? L'enfant, c'est
l'âme fraîchement éclose des mains du Créateur; c'est l'âme que n'a pas
encore souillée la poussière d'ici-bas; c'est l'âme qui s'éveille dans
la pureté et dans l'amour; c'est l'âme qui apparaît dans ce doux et naïf
sourire que font naître déjà les baisers d'une mère ou d'un père,
dans ce candide regard qui n'a pas encore vu le mal et ne sait encore
refléter que le ciel. Mais pour notre vénéré prélat, l'enfant, c'est
surtout l'âme qu'il faut à tout prix agrandir et élever, c'est le germe
divin qu'il faut faire éclore aux chauds rayons du soleil de Dieu.

La femme, telle que l'a faite l'éducation moderne, a-t-elle toujours vu
développer en elle ce germe divin? Toutes ces facultés ont-elles été
cultivées selon le plan du Créateur? Vit-elle de la pleine vie de l'âme?
Non, nous répond avec une profonde tristesse l'évêque d'Orléans, et
il nous prouve que, trop souvent, la femme, même bonne et pieuse, n'a
qu'une bonté d'instinct et une piété sensitive. C'est que Dieu avait
donné à la femme non seulement le coeur, mais l'intelligence qui
doit diriger les mouvements de ce coeur, et c'est cette intelligence
négligée, étouffée, ce sont ces riches facultés inassouvies qui
remplissent de vagues et malsaines rêveries tant de jeunes imaginations,
les dépravent et les pervertissent. En sevrant les jeunes filles
d'études sérieuses, on les livre à la frivolité. En leur refusant les
ouvrages qui traitent du vrai dans l'histoire, dans la littérature, dans
les sciences et les arts, on les livre aux romans qui faussent leur
esprit et corrompent leur coeur.

«Et que deviennent, dit l'évêque, que font alors celles de ces âmes plus
généreuses, plus riches, plus fortes, et par là même plus malheureuses,
qui sont condamnées à se replier ainsi tristement sur elles-mêmes, et
à déplorer, quelquefois à jamais, leur existence perdue, ou du moins
appauvrie, affaiblie sans retour? Elles souffrent, elles gémissent en
silence ou parfois poussent des cris saisissants...»

Ce fut par l'un de ces cris qu'une jeune femme apprit un jour à l'évêque
le secret de cette vague souffrance. «C'était une personne pieuse,
élevée très chrétiennement, bien mariée à un homme chrétien comme elle,
ayant d'ailleurs tout ce qu'il faut pour être heureuse. Vous ne l'êtes
pas tout à fait, lui dis-je, mais pourquoi?--Il me manque quelque
chose.--Quoi?--Ah! il y a dans mon âme trop de facultés étouffées et
inutiles, trop de choses qui ne se développent pas et ne servent à rien
ni à personne.

«Ce mot fut pour moi une révélation: je reconnus alors le mal dont
souffrent bien des âmes, surtout les plus belles et les plus élevées: ce
mal, c'est de ne pas atteindre leur développement légitime, tel que
Dieu l'avait préparé et voulu, de ne pas trouver l'équilibre de leurs
facultés, telles que Dieu les avait créées, de ne pas être enfin
elles-mêmes, telles que Dieu les avait faites.»

Dans cette _formation incomplète_ du coeur et de l'esprit, est la cause
du mal qui fait souffrir ou pervertit dans la femme la création de Dieu.

Comment l'évêque, le pasteur des âmes, n'eût-il pas été ému des cris
de détresse que jetaient vers lui ces femmes qui souffraient de leur
inaction? Comment n'eût-il pas gémi de l'apathie, de l'indifférence, de
la chute enfin de celles qui n'avaient plus la force de lutter contre
l'inutilité de leur vie?

Aussi, devant ce douloureux spectacle, combien le froissent les
railleries que décoche aux femmes instruites le comte Joseph de Maistre,
avec tous les hommes qui, croyant s'inspirer ici de Molière, n'ont
pas établi comme celui-ci une distinction nécessaire entre les femmes
savantes et les femmes studieuses, et ne se sont pas aperçus que c'est
précisément l'instruction véritable qui préserve du pédantisme!

M. de Maistre dit que la femme doit se borner à faire le bonheur de son
mari et l'éducation de ses enfants; mais, comme le lui répond l'évêque
d'Orléans, c'est justement pour cela qu'il faut des femmes fortes, et
les exemples de l'Écriture sainte nous démontrent que les filles
du peuple élu recevaient une culture intellectuelle qui en faisait
d'admirables épouses et des mères vraiment éducatrices.

Et si la jeune fille renonce au mariage soit pour se consacrera Dieu,
soit pour se dévouer à sa famille, la valeur individuelle que le
christianisme a donnée à la femme, exige le développement de toutes ses
facultés morales et intellectuelles. L'Église l'a toujours compris,
comme nous le rappelle par d'éclatants exemples Mgr Dupanloup.

«La femme n'existe-t-elle donc point par elle-même? dit M. Legouvé.
N'est-elle fille de Dieu que si elle est compagne de l'homme? N'a-t-elle
pas une âme distincte de la nôtre, immortelle comme la nôtre, tenant
comme la nôtre à l'infini par la perfectibilité? La responsabilité de
ses fautes et le mérite de ses vertus ne lui appartiennent-ils pas?
Au-dessus de ces titres d'épouses et de mères, titres transitoires,
accidentels, que la mort brise, que l'absence suspend, qui appartiennent
aux unes et qui n'appartiennent pas aux autres, il est pour les femmes
un titre éternel et inaliénable qui domine et précède tout, c'est celui
de créature humaine: eh bien! comme telle, elle a droit au développement
le plus complet de son esprit et de son coeur. Loin de nous ces vaines
objections tirées de nos lois d'un jour! C'est au nom de l'éternité que
vous lui devez la lumière[492]!»

[Note 492: Legouvé, _Histoire morale des femmes_.]

Après avoir établi les droits qu'ont les femmes à la culture
intellectuelle, Mgr Dupanloup déclare que ces droits sont aussi des
devoirs et que ce n'est pas en vain que la femme a reçu de Dieu une âme
immatérielle. «Et Dieu n'a pas plus fait les âmes de femmes que les âmes
d'hommes pour être des terres stériles ou malsaines.» Quand la terre
n'est pas cultivée, l'ivraie étouffe le bon grain.

Alors, avec une sévérité vraiment épiscopale, le saint pontife rappelle
que la parabole du talent multiplié regarde la femme aussi bien que
l'homme, et qu'au jour du jugement Dieu lui demandera compte, à elle
aussi, du dépôt que lui a fait la Providence. C'est précisément parce
que le travail intellectuel est pour elle un devoir que la privation en
devient une souffrance, un péril.

Comme dans l'homme, Dieu a allumé dans sa compagne le feu d'une vie
immortelle. «Si vous ne dirigez pas cette flamme en haut, elle dévorera
sur la terre les aliments les plus grossiers... Qui ne sait que la
sensibilité et l'imagination sont très développées, particulièrement
chez les femmes? et c'est par le besoin profond de ces facultés,
qu'elles ont l'instinct de faire de leur vie autre chose qu'un sacrifice
perpétuel aux aveugles préjugés du monde. Et voilà précisément pourquoi
on doit cultiver, éclairer, par la raison, par de sages conseils et
gouverner par l'instruction solide ces facultés si vives. Il leur faut,
comme elles disent parfois, déployer leurs ailes, et sous peine de
souffrir, s'élever de temps en temps au-dessus des intérêts matériels de
la vie: si vous voulez lutter violemment contre de tels élans, vous ne
réussirez pas. Les diriger, voilà ce qu'il faut, et non les étouffer. La
sensibilité et l'imagination sont deux flammes qui, une fois allumées,
ne périssent pas. Elles semblent quelquefois céder en frémissant, mais
ne vous y fiez pas: le feu caché est le plus dangereux de tous; elles
reparaîtront bientôt, menaçantes, ennemies mortelles peut-être de la
paix du coeur et des devoirs austères du foyer. Il fallait en faire, non
des ennemies, mais des alliées.»

Négliger l'intelligence de la femme, c'est établir une lacune dans le
plan divin qui a assigné à la femme la place qu'elle doit occuper. Mais
quelle est cette place à laquelle elle ne saurait manquer sans causer un
grave désordre dans sa propre vie et dans la vie de l'humanité?
L'évêque d'Orléans va nous le dire. C'est à la Genèse, c'est aux livres
sapientiaux que le vénéré prélat demande ici le secret de Dieu.

Mgr d'Orléans déroule dans sa rayonnante et sereine majesté le tableau
de la création: l'homme souffrant d'être seul, même en conversant avec
les anges, avec Dieu! le Seigneur lui donnant la compagne, semblable à
lui, qui seule pouvait compléter son existence; et, pour cela, Dieu ne
prenant plus, comme pour la création de l'homme, un vil limon, mais un
ossement choisi tout près du coeur de l'homme; Dieu animant du même
souffle divin que l'homme cette nouvelle créature; et, après l'avoir
_édifiée_ comme le chef-d'oeuvre de sa puissance et de son amour,
présentant à la tendresse et au respect de l'homme celle en qui Adam
reconnaît avec transport _l'os de ses os_ et _la chair de sa chair_!

«Formée par la délicate opération de Dieu, et d'une nature et d'un corps
qui était déjà le temple de l'Esprit-Saint, elle devra à cette origine
plus noble, comme une spiritualité plus grande, moins dé propension que
l'homme aux satisfactions matérielles, et plus de facilité à s'élever
vers l'idéal et vers l'infini... Elle est, dans les choses du coeur,
plus élevée, elle est, si je puis dire ainsi, plus âme que l'homme.»

Je voudrais pouvoir citer l'admirable portrait que notre grand évêque
trace de la femme d'après la Genèse et les livres sapientiaux qu'il
commente ici avec les inspirations les plus suaves et les plus vivantes
de ce génie qui, en lui, ne se séparait point de la sainteté. Jamais
plus complet hommage ne fut rendu à la femme; à la religieuse mission
de la fille de Dieu, au dévouement de l'épouse, à l'incomparable
sollicitude de la mère, à la souriante dignité de la reine du foyer.
Jamais plume ne sut mieux dépeindre la femme dans sa douce et touchante
beauté, dans sa grâce aérienne et chaste, dans la délicatesse de ses
sentiments, et, au-dessus de tout, dans cette piété angélique et tendre
qui la transporte si naturellement aux plus hauts sommets de l'amour
divin, et illumine et épure dans son coeur les saintes affections
d'ici-bas. Nul n'a compris avec plus d'émotion cette ardente charité,
ce dévouement intrépide qui donnent à la femme, pour tous ceux qui
souffrent, un coeur de mère ou de soeur. Nul n'a admiré avec plus de
respect cette énergie morale qui, malgré la faiblesse physique de la
femme, la rend souvent plus courageuse que l'homme, et qui, à l'heure
des communes épreuves, lui donne, toute brisée qu'elle soit par la
douleur, la force de se tenir debout auprès de l'homme pour la soutenir.
Qu'il lui est facile de remplir une mission consolatrice, à elle qui
sait si bien s'appuyer sur la foi, s'élever sur les ailes de l'espérance
sainte, se nourrir du feu de la charité! Voilà pour le coeur. Quant à
l'intelligence, l'évêque d'Orléans, le grand éducateur, surprend dans la
femme des _coups d'oeil_, des _coups d'aile_, qui lui font rapidement
atteindre des hauteurs où l'homme ne parvient qu'avec difficulté par le
raisonnement. Et ce n'est pas seulement par une merveilleuse délicatesse
d'intuition, c'est par l'élan, par l'enthousiasme que la femme arrive à
la plus haute lumière intellectuelle.

Telle est la femme, telle est la compagne de l'homme et la mère de ses
enfants. Et c'est surtout parce qu'elle doit transmettre ses qualités
à ses enfants que l'évêque ne veut pas que cette grandeur d'âme, cette
délicatesse de coeur, cette intuition de l'intelligence demeurent
stériles, et que la faiblesse organique de la femme subsiste seule en
elle. Il faut que les facultés de la femme soient pleinement développées
selon le plan divin, et ici le saint évêque s'élève avec force contre
cette piété mal entendue qui, au lieu de se borner à détruire dans
l'humanité ce qui est nuisible, voudrait aussi étouffer ce qui est
utile. On ne supprime pas impunément les dons de Dieu, et les éducations
comprimées produisent ces natures éteintes dont l'évêque a parlé plus
haut avec une saisissante énergie et une douloureuse pitié.

Plus que dans les grands hôtels, où trop souvent les distractions du
monde s'opposent aux sérieuses études, c'est au troisième étage que
l'évêque a rencontré la femme fidèle au plan divin. Il a vu là de jeunes
filles, de jeunes femmes dont l'intelligence est «l'honneur, le trésor
de la famille.» Il a vu là aussi des mères vraiment dignes de ce nom,
des mères noblement jalouses de transmettre à leurs enfants la foi et
l'honneur qui, au besoin, font mépriser et sacrifier les biens de la
fortune; des mères qui président à l'éducation de leurs fils, font
elles-mêmes l'éducation de leurs filles, et, après des journées
laborieusement remplies, attendent le retour du chef de famille, qui,
rentrant de ses occupations journalières, se reposera de ses travaux
dans la douce causerie de sa femme, dans les jeux de ses enfants et la
gaieté du foyer.

Quand l'évêque demande que toutes les facultés de la femme soient
développées, sans doute il a surtout en vue les femmes des classes
aisées, mais il n'oublie pas les femmes des classes populaires: «Un
peuple, bon, honnête, chrétien, dit-il, est comme la base granitique
d'une nation; les classes populaires sont les premières et fortes
assises sur lesquelles tout repose. De même que, dans les couches
profondes du sol, circulent quelquefois de puissants fleuves, qui ne
jaillissent pas toujours à la surface, mais promènent partout où ils
passent la fécondité de la vie; de même dans les familles populaires
chrétiennes Dieu a déposé, comme de grands courants, de merveilleux
trésors d'humbles vertus, qui sont ce qu'un pays a de plus vital et de
plus précieux. Tant que ces trésors se conservent, et que la corruption
n'a pas pénétré là, quand même elle aurait déjà entamé les extrémités
élevées, les classes riches, rien n'est désespéré pour un pays; tant que
le sang du peuple est sain et pur, il peut, infusé dans les veines du
corps social, régénérer encore une société. Mais si ces sources mêmes de
la vie nationale étaient gâtées aussi et corrompues, ce serait dans
un peuple la décadence irrémédiable, la décomposition certaine et
prochaine.»

S'élevant contre le terme de _classes privilégiées_ qui semble ne faire
résider le bonheur que parmi les riches de la terre, Mgr d'Orléans nous
rappelle que l'ouvrier ou le paysan chrétien qui peut, par le travail,
lutter victorieusement contre la pauvreté, goûte dans sa famille
les joies les plus pures et les plus vives. L'évêque voit Dieu même
s'asseoir à cet humble foyer; et c'est avec une religieuse émotion que
l'illustre prélat a souvent contemplé ce spectacle dans les montagnes de
sa chère Savoie et dans les campagnes de son diocèse.

Mais, pour que Dieu règne sous ce toit, il faut que la femme sache
soigner et garder la maison. Il faut qu'une bonne et religieuse
éducation, qu'une instruction appropriée à son état, la prépare à sa
rude, douloureuse et bienfaisante mission d'épouse et de mère. Et quand
elle est bien remplie, cette mission, le grand évêque s'incline «avec un
respect infini», devant l'humble et laborieuse femme du peuple, et il
l'élève bien haut au-dessus de la femme du monde, inoccupée, frivole,
qui, non seulement n'est pas utile comme celle-là, mais devient nuisible
à elle-même et aux autres. Cependant, si la femme honnête et active est
pour le paysan ou l'ouvrier le soutien et l'honneur de la vie, quel
fléau est pour cet homme la femme paresseuse et insouciante qui, par son
défaut d'ordre et d'économie, amène la ruine de la famille!

Dans toute condition, il faut éviter le désoeuvrement; et loin de nuire
aux devoirs de la maîtresse de la maison, le travail intellectuel aide à
les remplir. La piété seule n'y suffit point si elle elle n'a pour base
une solide instruction religieuse. L'étude éclaire la raison, forme le
jugement, fait disparaître les goûts futiles, et par la peine qu'elle
coûte et les habitudes qu'elle impose, fortifie le caractère et imprime
à la vie cette régularité sans laquelle l'existence n'est qu'un rêve et
souvent un mauvais rêve. La femme instruite et sensée devient pour son
mari une sage conseillère qu'il estime, et pour ses enfants un guide
qu'ils vénèrent. Mais il faut alors que l'instruction qu'elle a reçue
ait plus affermi sa raison qu'orné son intelligence.

La femme appliquée, studieuse, exercera de nos jours plus qu'une
influence domestique, une influence sociale, et ce ne sera pas seulement
comme mère éducatrice. Au lieu d'encourager son mari à l'oisiveté, comme
le font trop de femmes aujourd'hui, elle le poussera vers les nobles
carrières qui lui permettront d'être utile à la patrie, à la religion.
Le travail est une loi divine pour tous. Par la sentence de l'Éden, le
riche y est soumis comme le pauvre. Et aujourd'hui que le socialisme
est l'une de nos plaies, l'évêque fait remarquer combien l'exemple du
travail, exemple donné par les hautes classes, sera bienfaisant pour
l'ouvrier. Celui-ci peut regarder avec une haine envieuse l'oisif qui
jouit de tout sans se donner la peine de rien, tandis que lui, courbé
sur une rude tâche, gagne à la sueur de son front le pain quotidien.
Mais il considérera d'un oeil plus bienveillant l'homme qui ne se croit
pas dispensé du travail par sa fortune.

C'est aux femmes qu'il appartient de «réhabiliter le travail», dit
l'évêque, qui ajoute: «En cela, comme en toutes choses, il faut que
l'exemple vienne de haut; car en cela, comme en religion et en morale,
les hautes classes doivent à la société et à la patrie une expiation. Le
xviiie siècle, avec sa corruption, ses scandales, son irréligion, pèse
encore sur nous de tout le poids d'un satanique héritage. Comme le péché
originel, ces fautes ont été lavées dans le sang, c'est l'histoire de
tous les grands égarements. Mais il reste à expier le désoeuvrement,
l'inaction, l'inutilité, l'annihilation auxquels on s'est voué et dont
on a donné le funeste exemple.»

Mgr d'Orléans conseille particulièrement aux femmes d'aider leurs maris
dans les exploitations agricoles. Pour cela, il faudra qu'elles aient
le courage de sacrifier à une existence aussi austère que douce les
plaisirs mondains si enivrants, mais si amers! Aujourd'hui qu'un courant
malsain entraîne vers les villes les populations rurales, il est plus
que jamais utile que les châtelains, demeurant au milieu des paysans et
dirigeant leurs travaux champêtres, leur enseignent par ce grand exemple
que rien n'honore plus l'homme que la culture de la terre, et que la
charrue forme avec la croix et l'épée le plus glorieux symbole d'une
nation.

L'épée! Naguère, c'étaient les femmes qui en armaient elles-mêmes leurs
fiancés, leurs époux. Aujourd'hui, ce sont elles qui souvent les en
désarment; et cependant c'est aujourd'hui surtout que l'honneur de la
France a besoin d'être gardé par de vaillantes mains. L'évêque adjure
les jeunes filles et leurs familles de ne plus exiger qu'un fiancé
quitte le service militaire. Que la femme s'honore d'être la compagne
d'un officier français; qu'elle le suive dans les villes de garnison;
et si le danger de la patrie l'appelle à la frontière menacée, ou si,
marin, il doit s'exposer aux périls d'une traversée lointaine, qu'elle
sache souffrir les angoisses de la séparation, et qu'elle attende ce
retour dont bien des femmes ont retracé à notre évêque les ineffables
joies.

Tandis que par sa propre activité et par ses généreux conseils la femme
donnera à son mari l'impulsion des travaux utiles et ne lui fera pas
perdre le goût des nobles carrières, elle aura aussi appris par l'étude
à faire tomber de sa douce voix les préjugés qui, à son foyer, peuvent
s'élever contre la religion. Souffrir, se taire ou s'irriter, c'est
là, en général, tout ce qu'elle peut faire aujourd'hui quand elle voit
attaquer autour d'elle ses plus chères croyances.

En devenant pour son mari une compagne avec laquelle il sera en pleine
communauté intellectuelle, la femme studieuse le détournera de ces
clubs, où trop souvent l'ennui de vivre avec une femme frivole pousse
bien des hommes. Ainsi, chez les Athéniens, l'ignorance de la femme
honnête préparait le règne de la courtisane lettrée.

La femme studieuse retiendra aussi près d'elle, par le charme d'une
conversation attachante, les amis de sa famille, qui désertent ces
salons sans vie où ne s'échangent que des paroles vaines.

Quelle influence sociale peut exercer alors une maîtresse de maison qui
saurait faire circuler autour d'elle un courant d'idées élevées, de
sentiments généreux! On verrait revivre nos salons français d'autrefois
avec leurs conversations exquises. La littérature, les arts
redeviendraient les manifestations du beau dans ce que ce principe a de
plus grand, de plus pur, de plus délicat. Que de forces le matérialisme
perdrait ainsi dans la vie morale, intellectuelle et artistique de notre
pays!

C'est ainsi que par la femme, une nation redevient laborieuse, croyante
et vraiment forte, grande et glorieuse. Telle est, outre sa mission
domestique, la mission sociale réservée à la femme d'après le plan divin
que lui retrace l'évêque d'Orléans.

Mais par quels moyens préparera-t-on la jeune fille à remplir sa place
dans le plan divin? Quels sont les principes supérieurs qui illumineront
pour elle cette instruction dans laquelle elle ne voit qu'une suite de
faits et de dates?

Ces principes supérieurs peuvent être ramenés à un seul: la raison
éclairée par la foi. Ce principe qui substituera à la faiblesse
naturelle de la femme la force morale, dirigera sûrement les élans de
son intelligence et réglera les mouvements de son coeur. La réflexion
dominera l'impressionnabilité; la piété solide, agissante, remplacera la
dévotion superficielle. Ainsi réglée, la vie de l'âme n'en sera que
plus puissante. «Il faut un sol granitique, me disait un jour l'évêque
d'Orléans, ce qui n'empêche pas le regard d'embrasser le plus vaste
horizon.»

Mais, pour que la mère ou l'institutrice puisse imprimer une pareille
direction à ses élèves, elle doit l'avoir suivie elle-même. Il faut
qu'elle possède la vraie lumière intellectuelle. Si elle ne l'a pas
encore, qu'elle l'acquière. L'évêque rappelle éloquemment aux femmes que
la lumière du monde, c'est Dieu même; et qu'en allant à cette lumière,
c'est à leur divin Maître qu'elles iront. Et, pour les guider vers Dieu,
cette lumière est aussi en elles-mêmes. Avec saint Thomas d'Aquin, Mgr
d'Orléans leur enseigne «que la vraie raison est en nous, comme la
foi, une participation de la lumière divine, une impression sublime de
l'éternelle lumière, l'illumination même de Dieu.»

Après avoir ainsi développé en elle «le fond divin, le fond éternel»,
que Dieu a mis dans la femme, la mère ou l'institutrice saura donner
pour base à l'éducation de son élève la raison dirigée par la foi. Cette
base, il faut la poser dès l'enfance. Il faut habituer la petite fille
à connaître et à pratiquer le devoir, et ne rien lui ordonner qu'au
nom des commandements de Dieu. L'évêque souhaite aussi qu'au lieu
de s'abaisser par un langage enfantin au niveau de ces petites
intelligences on les élève jusqu'à soi par un langage simple sans doute,
mais noble: les enfants comprennent. Dans sa carrière de catéchiste, Mgr
d'Orléans l'a souvent expérimenté. Ce père des âmes savait que, pour
l'enfant comme pour l'homme du peuple, une parole grande et vraie est
l'aimant qui attire les âmes; et, à ce contact magnétique, celles-ci,
s'éveillant ou se réveillant, s'écrient: _Adsumus_, nous voici! Les
âmes d'enfants, ces âmes «encore dans l'innocence baptismale», sont si
promptes à reconnaître dans ce qui est beau et bon le Créateur qui vient
de les mettre à la lumière! Les petites filles surtout, l'évêque le
remarque, «ont la passion du sublime, parce que leur esprit est plus
angélique que celui des petits garçons.»

Qu'on alimente donc dans ces jeunes âmes cette passion généreuse. Qu'on
leur apprenne les scènes les plus vivantes, les plus majestueuses de
la Bible et de l'histoire de l'Église. Que ces enfants y sentent la
puissance et l'amour de Dieu, et qu'on leur montre aussi à chercher cet
amour et cette puissance dans les spectacles de la belle nature, la
nature, ce livre de Dieu, ce livre où il nous fait lire son nom à chaque
page. L'instruction religieuse et les notions très élémentaires des
sciences physiques formeront la substance de ce petit enseignement
primaire.

C'est surtout à l'époque de la première communion que le sens du divin
se liera plus facilement, dans l'âme de la jeune fille, à toutes ses
études, à tous ses actes. Quelle lumière dans cette jeune âme qui
possède Dieu!

Mais, après ces jours bénis, vient une période que l'on a si bien nommée
l'_âge ingrat_. Avec une délicatesse vraiment maternelle, l'évêque donne
ici les moyens de combattre la personnalité inquiète et agitée qui se
manifeste à cet âge et qui peut faire perdre les fruits divins de la
première communion. Pendant cette période si difficile, c'est avec un
redoublement de tendresse que la mère ou l'institutrice doit s'adresser
à la jeune fille. Plus que jamais elle la fortifiera par le plus aimable
langage de la raison, et la consolera par la douce influence de la
piété. Plus que jamais aussi elle évitera que l'instruction soit
mécanique. Que sa parole vivante, aimante et chaleureuse fasse sentir à
l'élève la présence de Dieu dans chaque branche de l'enseignement! Que
l'engourdissement sensitif, si menaçant alors, soit combattu par la
pleine vie de l'âme!

Et quand la jeune fille aura révolu sa quinzième année, que l'horizon se
développe encore pour elle plus radieux et plus beau! Que l'histoire,
les lettres, et, plus tard, la philosophie dans de certaines limites,
montrent à l'adolescente comment Dieu gouverne les peuples et comment le
Verbe inspire les intelligences. C'est alors que l'on doit étudier les
goûts de la jeune personne et favoriser le penchant qui l'entraîne vers
une étude particulière. Si aucune prédilection ne se manifeste à cet
égard, si la jeune fille a sous ce rapport l'insensibilité de la pierre,
alors, nous dit l'évêque, «qu'une maîtresse approche de ce bloc,
avec feu elle-même, plusieurs spécialités, l'une après l'autre: en
multipliant les essais, il s'en trouvera quelqu'une qui réussira.» Si
l'étincelle a jailli, le feu sacré est allumé.

Cette expérience peut même se faire plus tôt, mais seulement, ajoute
l'évêque, après la première communion de la jeune fille, parce que, dès
ce moment, «tout tient en elle à la racine du divin,» et que la raison
illuminée par la foi donne à ses élans un sûr point d'appui.

Dans le soin avec lequel Mgr d'Orléans cherche à connaître et à
favoriser la vocation intellectuelle de la jeune fille, on reconnaît la
méthode qu'il appliquait à l'éducation des hommes. Loin de comprimer les
âmes sous une règle uniforme, il veillait à ce que chacune d'elles se
développât dans le libre épanouissement de ses facultés natives. Divers
sont les parfums des fleurs, et diverses les saveurs des fruits: tel
est l'ordre providentiel. Pour Mgr d'Orléans, l'éducation est bien
réellement la continuation de «l'oeuvre divine dans ce qu'elle a de plus
noble et de plus élevé: la création des âmes[493].»

[Note 493: Mgr Dupanloup, _De l'éducation_, t. I.]

Aussi, combien l'évêque se sent attiré vers ces enfants gais, ouverts,
impétueux même qui, d'ordinaire, sont la terreur des maîtres, mais dans
lesquels l'éducateur de génie reconnaît, avec joie cette vie puissante
qui, bien dirigée, donnera aux luttes du bien un combattant de plus!
Parmi les petites filles aussi bien que parmi les petits garçons, Mgr
Dupanloup nourrissait pour ces caractères-là une tendresse particulière.
Par l'expérience qu'il avait pu faire sur lui-même, il savait ce qu'il
y a de généreuses promesses dans ces riches natures, et quels fruits
divins elles peuvent produire.

Soucieux de conserver à la jeunesse la spontanéité de ses meilleurs
instincts, l'évêque veut que l'on respecte jusqu'à ces belles illusions
que l'expérience de la vie fera tomber d'elles-mêmes. «Vous ne pourrez
jamais, malgré vos leçons et votre tendresse, épargner à votre enfant
toutes les douleurs d'une espérance trompée, d'une illusion évanouie; eh
bien! laissez-la donc jouir de cette joie pure de la jeunesse, s'enivrer
de ce parfum d'espérance qu'exhale devant elle l'avenir; souriez, si
vous le voulez, de ce sourire mélancolique qui est celui d'un âge où
l'on sait plus et mieux, parce qu'on a vu et souffert davantage. Mais si
ces illusions, cet enthousiasme, cette exaltation même ne portent que
sur le bien et le beau; si à côté de l'imagination, le coeur s'est
développé avec plus de force; si le jugement s'appuie sur la vérité;
si l'esprit a reçu l'instruction convenable, et si l'âme travaille à
devenir forte par la pratique de la vertu, ne craignez rien pour votre
fille, et encore une fois, laissez-la jouir et respectez sa joie. C'est
l'oiseau qui, fier de ses plumes nouvelles, bat des ailes comme pour
s'élancer dans l'espace, mais qui bientôt, effrayé de sa faiblesse, se
blottira dans son nid et s'y cachera sous l'aile maternelle.»

C'est une époque admirable dans la vie que celle où la jeune fille,
enfant de la Vierge immaculée, aime Dieu dans la céleste pureté de
son âme, et où elle voit pleinement en Lui le principe de toutes les
connaissances intellectuelles aussi bien que de toutes les vertus
morales. Comme le dit l'évêque, elle jouit alors de _la béatitude des
coeurs purs, qui est de voir Dieu_.

C'est là le magnifique résultat de l'éducation qui s'appuie sur la
raison éclairée par la foi; mais cette foi ne doit pas demeurer à l'état
de principe, il faut qu'elle soit pratique. Déjà, en suivant la jeune
fille dès le berceau, l'évêque avait dit quelles prières, quels
exercices de piété conviennent à tel ou tel âge, et comment cette piété
peut et doit aider aux études des enfants et combattre les défauts de
ceux-ci. Mais l'illustre prélat consacre particulièrement les trois
dernières de ses _Lettres sur l'éducation des filles_ à définir ce que
doit être la piété dans une maison d'éducation. Ce qui manque surtout,
même dans les bons pensionnats, ce sont les bases solides de la vraie
instruction chrétienne, et par conséquent les bases solides de la vraie
piété.

La religion est l'objet d'un cours à peu près semblable aux autres,
et qui, généralement, fatigue l'esprit de la jeune fille alors qu'il
devrait saisir son intelligence et enflammer son coeur. Et quant à la
piété, l'évêque d'Orléans s'est plus d'une fois élevé, avec les maîtres
de la vie chrétienne, contre cette dévotion mal comprise où la lettre
tue l'esprit. En s'adressant un jour aux femmes du monde, il leur
disait:

«Et parmi les femmes chrétiennes, laissez-moi, Mesdames, vous le dire,
il y en a trop de celles que le monde nomme des dévotes, ce qui veut
dire des personnes qui mettent leur piété plus dans l'extérieur que
dans le fond de l'âme et de la vie, plus dans les formules que dans les
oeuvres. Une telle dévotion n'est pas la vraie, elle manque de solidité;
et loin d'être pour l'âme comme l'est la vraie et solide piété, un
heureux développement, d'où résulte une admirable fécondité d'oeuvres et
de vie, elle la rétrécit plutôt, ne la féconde en rien, n'empêche pas
la vie d'être vide, et ne sauvera pas la femme qui s'annule ainsi, des
sévérités de l'Évangile contre les serviteurs inutiles. Que dis-je? Avec
une telle et si pauvre vie, la piété elle-même n'est pas en sûreté,
et si de grandes chutes ne se rencontrent pas, c'est peut-être que
l'occasion ne s'est pas présentée. La piété doit tout élever et tout
ennoblir dans l'âme. Mais peut-elle être vraiment dans une vie où
les pratiques extérieures seraient tout, et le travail de l'âme sur
elle-même rien? Non, ni les formules de prières ne peuvent suppléer aux
sentiments du coeur; ni les pratiques extérieures de dévotion, surtout
les pratiques surérogatoires, aux actes obligés, aux oeuvres, aux
devoirs[494].»

[Note 494: Mgr Dupanloup, _Conférences aux femmes chrétiennes_,
publiées par M. l'abbé Lagrange. 1881.]

En effet, c'est une prière morte que celle que ne suit pas l'effort
courageux qui corrige les défauts et qui dompte les passions. La vraie
piété ne consiste pas à cueillir sans peine sur la route de la vie les
fleurs que l'on offre à Dieu. La vraie piété ressemble à ces instruments
de labour qui sarclent les mauvaises herbes ou qui déchirent la terre
dont le sillon produira le bon grain. Alors la piété est encore, un
travail, celui qui extirpe le mal et féconde le bien.

Une solide instruction chrétienne permettra seule à la jeune fille
d'acquérir l'énergie morale qui n'est au fond que la piété agissante.

Et lorsque la jeune fille, après avoir achevé ses études scolaires,
croira avoir terminé son éducation, c'est alors que commence pour elle
cette seconde éducation que l'on se fait à soi-même et qui dure toute
la vie. C'est le moment des fructueuses lectures. L'évêque d'Orléans
conseille aux femmes de donner à ces lectures une place dans le
règlement de leur vie et de ne les faire que la plume à la main. Quel
vaste programme d'études que celui-ci: les classiques du XVIIe siècle,
ces immortels modèles de raison, de bon goût et d'éducation morale; les
plus belles productions de la poésie chrétienne: les idiomes étrangers
à l'aide desquels les femmes pourront lire les plus purs chefs-d'oeuvre
des diverses littératures; le latin, la langue de l'Église; les
meilleures pages de la philosophie antique, cette «préface de
l'Évangile», a dit M. de Maistre; la religion étudiée dans les oeuvres
dé ses éloquents génies et dans les vies de ses saints; l'histoire, et
surtout l'histoire de France. «Soeurs, épouses et mères de Français, il
ne faut pas qu'elles se condamnent à ignorer les grandes choses que Dieu
a faites dans le monde par la France, et ce qu'il peut faire encore[495].»

[Note 495: Mgr Dupanloup, _la Femme studieuse_.]

Les sciences n'occuperont qu'une place bien secondaire dans ce
programme. Ce n'est que dans leurs applications aux usages de la vie
qu'elles entrent utilement dans l'éducation des femmes. L'histoire
naturelle, l'agriculture, sont spécialement recommandées par l'évêque,
et nous en savons le motif. Il souhaite aussi que les femmes ne restent
pas étrangères aux questions de droit qui les concernent. Il leur en
conseille l'étude dans la même mesure que Fénelon.

Comme Fénelon, comme Mme de Maintenon, l'évêque d'Orléans a voulu
former des mères. Comme eux aussi, il s'applique à ces deux résultats
fondamentaux: éclairer la piété, fortifier le jugement, ces deux
résultats qui, nous le redisions après lui, peuvent se ramener à un
seul: la raison éclairée par la foi. Cependant, plus que Fénelon et que
Mme de Maintenon, l'évêque d'Orléans tient compte des facultés de
coeur et d'imagination qu'il faut employer chez la femme, mais en les
gouvernant. Avec M. Legouvé, il donne à ces facultés la nourriture
substantielle qui les empêchera de dévorer les aliments malsains.
Les lettres dans ce qu'elles ont de plus pur et de plus fortifiant,
répondront aux aspirations des femmes vers le beau, vers l'infini.

Cette éducation, qui se poursuit toute la vie à l'ombre du foyer, est
admirablement appropriée aux facultés individuelles de la femme, à sa
mission domestique et sociale. Elle se rattache non seulement à la
méthode du XVIIe siècle, mais à ces vieilles traditions éducatrices dont
nous avons trouvé les linéaments chez les peuples anciens: les Indiens,
les Romains, certaines races grecques; telles que les Éoliens et les
Achéens. Mais c'est chez les Hébreux que nous avons vu le type de cette
éducation avec ses trois grands caractères: domestique, national,
religieux. Il était naturel que chez le peuple de Dieu l'éducation de la
femme répondit au plan divin.

Le christianisme fait revivre ce grand type d'éducation et le présente
à nos ancêtres gallo-romains et germains. Les Franks l'accueillent avec
d'autant plus de faveur que les incultes Germains, qui vénéraient dans
leurs compagnes le souffle divin, donnaient à celles-ci la culture
intellectuelle qu'ils se refusaient à eux-mêmes. Les filles des Franks
gardent encore cette suprématie à laquelle les préparent de pieux
monastères qui nourrissent leur esprit en abritant leur pureté. Ces
traditions se perpétuent au moyen âge. Sans doute, la généralité des
femmes n'est pas appelée alors à recevoir un développement supérieur des
facultés de l'esprit; mais une instruction modeste et solide est donnée
à toutes.

Pendant la Renaissance, la femme ne se maintient pas assez dans le
domaine intellectuel qui lui est propre. L'érudition et ses excès
compromettent quelque peu la cause de l'instruction des femmes.
Toutefois, la belle Cordière et Jean Bouchet rappellent les vrais
principes de l'éducation féminine: remplir le vide que l'ignorance
creuse dans l'existence des femmes; préparer dans la jeune fille la
compagne de l'homme, la mère éducatrice. Ce sont ces principes qui
président à la solide éducation que, du XVIe au XVIIIe siècle, des
familles, fidèles aux anciennes traditions, continuent de donner à leurs
filles. Ce sont ces principes qui ont guidé Fénelon, Mme de Maintenon, à
une époque où le désoeuvrement de la vie mondaine et les railleries de
Molière contre les femmes savantes avaient substitué, pour les jeunes
filles, les périls de l'ignorance aux écueils de la pédanterie.

Après la tourmente révolutionnaire, les traditions éducatrices se
retrouvent. Lorsque Napoléon Ier fonde la maison d'éducation de la
Légion d'honneur, il demande à Mme Campan, à qui il en confie la
direction: «Que manque-t-il aux jeunes personnes pour être bien élevées
en France?»--«Des mères», répond Mme Campan.--«Le mot est juste. Eh
bien, madame, que les Français vous aient l'obligation d'avoir élevé des
mères pour leurs enfants.»

C'est ainsi que Mme Campan fit régner à Écouen les principes que Mme de
Maintenon avait appliqués à Saint-Cyr.

A l'éducation traditionnelle que l'évêque d'Orléans avait élevée à la
hauteur des besoins actuels, et qui est adaptée aux facultés natives
de la femme, on a voulu substituer aujourd'hui une autre éducation:
l'éducation masculine des filles. Ce système n'est pas nouveau. Sparte
l'a expérimenté, et, par la ruine de ses moeurs, elle a appris que ce
n'est pas impunément que l'on change l'ordre des lois naturelles.

Si la création des lycées de filles par la loi du 21 décembre 1880,
suscita des plaisanteries, elle éveilla également de sérieuses alarmes.
On savait que, parmi ceux qui avaient voté cette loi, beaucoup
poursuivaient le même but que les hommes qui réclamaient pour la femme
l'émancipation politique: arracher la femme à l'Eglise. On se disait
aussi qu'une éducation masculine et sans base religieuse produirait
au lieu de femmes fortes, des hommes manques; au lieu de chrétiennes
simplement fidèles à leurs devoirs, des libres penseuses très portées à
devenir de libres faiseuses.

Les premiers promoteurs de la loi s'effrayèrent eux-mêmes des suites que
pouvait avoir une éducation qui, ne tenant aucun compte ni des facultés
natives de la femme ni de ses aspirations religieuses, écraserait son
esprit en étouffant son âme. Les programmes adoptés par le conseil
supérieur de l'Instruction publique et qui ont été l'objet d'un arrêté
ministériel du 28 juillet 1882, témoignent que la commission chargée de
les élaborer s'est préoccupée de ces critiques.

D'une part, les programmes définitifs ont été allégés des matières qui
en surchargeaient le projet primitif. Les travaux à l'aiguille, qui
avaient été écartés de ce projet, figurent dans les programmes qui
comprennent aussi un cours d'économie domestique.

D'autre part, si la religion révélée n'occupe pas dans ces programmes la
place qui lui est due, la vie future et Dieu n'en ont pas du moins été
exclus; c'est quelque chose à la triste époque où nous vivons; disons-le
à ce sujet comme nous le disions à propos de Rousseau. Il faut savoir
gré aussi à la commission d'avoir fait figurer dans le choix des auteurs
à expliquer et à commenter, Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, Massillon.
Quant à Pascal, on aurait pu se contenter de prendre au grand moraliste
un choix de ses _Pensées_, sans demander à l'ardent janséniste quatre
de ses _Provinciales_. Ce choix est particulièrement malheureux
aujourd'hui. Mais n'y eût-il d'autre motif d'exclusion que de prémunir
les femmes contre ces discussions théologiques dont les éloignaient
prudemment Fénelon et Mme de Maintenon, il eût été de bon goût de ne pas
faire lire les _Provinciales_ à de jeunes filles de seize ans.

Ces mêmes programmes prouvent combien il est difficile de séparer de
l'éducation la foi révélée. Je vois inscrits dans ces programmes ces
mots: _Respect de la personne dans ses croyances, liberté des cultes_.
Comment conciliera-t-on ce respect des croyances en enseignant les
matières suivantes dut programme d'histoire: les Hébreux. _Leur
religion_.--Histoire romaine. _Le christianisme_. _Les catacombes_.--_Le
christianisme en Gaule_.--_L'Église et les ordres monastiques au xie
siècle_.--_La papauté; son influence; lutte avec
l'Empire_.--_La Réforme, ses origines. Différentes formes du
protestantisme_.--_Réorganisation du catholicisme. Le concile de
Trente_, etc., etc. Comment parler des Hébreux et de l'établissement du
christianisme sans tenir compte de la révélation? Si l'on ne traite
de la religion des Hébreux qu'au même titre que du paganisme grec ou
romain, qui ne voit ce que cette neutralité même a de périlleux pour
la foi de la jeune fille et de blessant pour sa conscience? J'en dirai
autant de ce qui se rattache à l'histoire de l'Eglise. On peut objecter
à cela que nul n'est obligé d'envoyer sa fille au lycée, et que les
familles croyantes, à quelque culte qu'elles appartiennent, se garderont
bien d'y conduire leurs enfants. Sans doute, il en sera ainsi pour les
familles qui ont une foi vigoureuse. Mais chez d'autres qui, tout en
gardant certaines habitudes de piété, sont moins fermes dans leurs
principes, il pourra arriver que l'appât d'une bourse leur fera confier
leurs filles aux lycées. Ne prévoit-on pas alors ce qu'un enseignement
neutre pourra apporter de trouble à cette jeune fille de douze ans, qui,
si elle est catholique, par exemple, sera dans toute la fervente piété
de sa première communion? Et aura-t-elle toujours la force morale
nécessaire pour garder sa foi, si elle entend parler du christianisme
comme d'une doctrine purement humaine? Que sera devenu alors le respect
des croyances? Et si, ce que j'appelle de tous mes voeux, la religion
est présentée avec son divin caractère, que sera devenu le principe de
neutralité? Bon gré mal gré, on aura rendu à l'éducation la seule base
qu'elle puisse avoir: la foi.

Mais est-il nécessaire de tant insister sur les écueils qu'offrent les
lycées de filles? Ces lycées ont bien de la peine à s'établir. Ils
seront toujours impopulaires parmi nous. Leur nom seul suffirait pour
les couvrir de ce ridicule auquel rien ne survit en France. Et ce
nom fût-il même changé, notre esprit national, si antipathique à
l'émancipation politique des femmes, repousserait encore pour le même
motif l'éducation publique des filles.

Parmi les libres penseurs, plus d'un jugeant comme Rousseau qu'il ne
faut pas faire de la femme un homme, pas même un honnête homme, plus
d'un eût volontiers répété avant la loi de 1880, l'exclamation moqueuse
du philosophe: «Elles n'ont point de collèges! Grand malheur[496]!» Et
même devant les modifications du programme, il se dira encore que la
femme ne doit pas être préparée par l'éducation publique à la vie
modeste qu'elle doit mener à son foyer. Il laissera donc à d'autres
pères le bénéfice de la loi,--Peût-il votée.

[Note 496: Voir plus haut, page 58.]

D'ailleurs les études de l'enseignement secondaire ne diffèrent guère de
celles de l'enseignement primaire supérieur, telles qu'elles existent
dans nombre d'institutions et de cours, telles aussi que les consacrait,
il y a quelques années, le programme de la ville de Paris pour
l'obtention du brevet de premier ordre. Ce n'est pas celui-là qu'on
aurait pu opposer au programme des lycées, lorsqu'on a dit que ce
qui distingue l'enseignement secondaire «de l'enseignement primaire
supérieur, c'est la culture littéraire, si propre à élargir et à
assouplir l'esprit[497].»

[Note 497: _Rapport_ de M. Marion, au nom de la commission chargée
d'examiner le projet d'organisation de l'enseignement secondaire des
filles.]

En effet, l'ancien programme de la ville de Paris pour le brevet
supérieur accordait à l'élément littéraire une place prédominante qu'il
n'a plus dans le nouveau programme. Celui-ci a supprimé les auteurs
grecs et latins qui, lus dans des traductions, figuraient dans celui-là
à côté des classiques du XVIIe siècle, comme aujourd'hui dans
les programmes de l'enseignement secondaire. C'était surtout à
l'intelligence de l'aspirante que s'adressait l'examinateur. Il lui
demandait quelles avaient été ses lectures littéraires et lui en faisait
rendre compte. Ainsi se développaient dans un délicat épanouissement les
facultés propres à la femme: Mgr Dupanloup eût reconnu là son excellente
méthode. Dans le nouveau programme de renseignement secondaire, le
rapporteur dit très justement qu'il faut «permettre à chaque élève de
chercher sa voie, de choisir selon ses aptitudes et ses besoins.» Cette
méthode, nous l'avons vu, existait déjà.

Au lieu de créer des lycées de filles, n'aurait-il pas suffi de
reprendre et de généraliser dans toute la France l'ancien programme
de la ville de Paris, en y introduisant certaines études qui ont été
adoptées avec raison pour l'enseignement secondaire [498]? Malheureusement
le nouveau programme de la Ville, très chargé de détails techniques, n'a
admis dans ces derniers temps que l'addition que voici: «A partir de la
session du mois de juillet 1882, les épreuves écrites comprendront une
composition sur l'instruction morale et civique.»

[Note 498: L'esthétique, par exemple, et aussi les notions de droit
dans leurs rapports avec la condition de la femme. Nous savons que
l'évêque d'Orléans recommandait ces études. La seconde était déjà
demandée par Fénelon, comme nous le remarquions, page 37, en regrettant
qu'elle manquât jusqu'à présent à nos programmes actuels. Les programmes
de l'enseignement secondaire n'avaient pas encore paru au moment où nous
exprimions ce regret.]

Le brevet supérieur de la ville de Paris n'étant demandé, en dehors
des fonctions d'inspectrices, qu'aux personnes qui veulent diriger des
institutions de premier ordre; la morale civique envahit ainsi jusqu'au
domaine de l'enseignement libre. Mais quelque déplorable que soit ce
fait, l'institutrice libre peut, du moins, donner et faire donner
l'enseignement religieux aux jeunes filles qui lui sont confiées.
Les parents sont libres d'ailleurs d'envoyer leurs enfants dans les
institutions qui leur conviennent le mieux. Il n'en est pas ainsi
toutefois pour les familles populaires qui habitent les localités où
l'école communale subsiste seule. La loi a chassé Dieu de cette école,
et cependant le paysan, l'ouvrier sont contraints d'y envoyer leurs
enfants, eux qui n'ont pas la ressource de les faire élever ailleurs.
C'est ici le caractère le plus effrayant de l'instruction laïque et
obligatoire.

Naguère, la Convention avait aussi décrété, en d'autres termes, cette
instruction laïque et obligatoire. Elle avait aussi remplacé la
morale chrétienne par la morale civique: étrange morale que celle qui
enseignait aux enfants de huit à dix ans les soins qu'il faut donner à
l'enfant dès que la femme se sent mère[499]! Cet enseignement, tout au
moins précoce pour les petites filles, était-il donné aux garçons?
On sait que la Convention appliquait volontiers les mêmes méthodes
d'enseignement aux deux sexes. C'est ainsi que les filles apprenaient
l'arpentage. Je ne sais si les garçons apprenaient la couture.

[Note 499: Albert Duruy, _l'Instruction publique et la Révolution_.]

La Convention ne put guère que décréter l'enseignement laïque et
obligatoire. Pour obliger les pères de famille à envoyer leurs enfants
aux écoles primaires, il aurait fallu que ces écoles existassent, et la
Révolution avait été plus habile à les détruire qu'à les reconstruire.
Les maîtres manquaient d'ailleurs aussi bien que les écoles. Il n'y
avait pas de fonds pour les payer, et le maître ou la maîtresse laïque,
qui a la charge, d'une famille, ne peut avoir le désintéressement des
instituteurs religieux.

Aujourd'hui, la situation a changé. Les efforts de l'Église et ceux
de l'État s'étaient unis pour propager l'instruction primaire, et cet
enseignement avait reçu une puissante organisation. Maintenant l'État
chasse de l'école l'Église, sa collaboratrice. Et tandis qu'il bannit de
l'école la religion, les municipalités en expulsent jusqu'aux mères des
enfants du peuple, les soeurs de la Charité.

C'est à la famille, dit-on, qu'il appartient de donner à l'enfant
l'instruction religieuse. Mais si elle ne la possède pas elle-même, ou
si, l'ayant possédée, elle l'a perdue, faut-il aussi en priver l'enfant?
Ah! même parmi les hommes qui se sont éloignés de l'Église, bien peu
consentiront de plein gré à voir se dessécher, à l'ombre glaciale de
l'école athée, cette fleur de piété qui, éclose aux chauds rayons de la
parole de Dieu, venait embaumer leur foyer. Avec le poète, ils aimaient
à dire:

  Ma fille! va prier!--Vois, la nuit est venue.

  C'est l'heure où les enfants parlent avec les anges.
  Tandis que nous courons à nos plaisirs étranges,
  Tous les petits enfants, les yeux levés au ciel,
  Mains jointes et pieds nus, à genoux sur la pierre,
  Disant à la même heure une même prière,
  Demandent pour nous grâce au Père universel!

  Ce n'est pas à moi, ma colombe,
  De prier pour tous les mortels,
  Pour les vivants dont la foi tombe,
  Pour tous ceux qu'enferme la tombe,
  Cette racine des autels!

  Ce n'est pas moi, dont l'âme est vaine,
  Pleine d'erreurs, vide de foi,
  Qui prierais pour la race humaine,
  Puisque ma voix suffit à peine,
  Seigneur, à vous prier pour moi!

  Non, si pour la terre méchante
  Quelqu'un peut prier aujourd'hui,
  C'est toi, dont la parole chante,
  C'est toi: ta prière innocente,
  Enfant, peut se charger d'autrui!

  Pour ceux que les vices consument,
  Les enfants veillent au saint lieu!
  Ce sont des fleurs qui le parfument,
  Ce sont des encensoirs qui fument,
  Ce sont des voix qui vont à Dieu!

  Laissons faire ces voix sublimes,
  Laissons les enfants à genoux.
  Pécheurs! nous avons tous nos crimes,
  Nous penchons tous sur les abîmes,
  L'enfance doit prier pour tous[500]!

[Note 500: Victor Hugo, _les Feuilles d'automne_, la Prière pour
tous.]

Les limites de mon travail ne me permettent pas de répéter ici ce que
je publiais au mois de mars 1871 pour défendre une cause sacrée: le
maintien de l'élément religieux dans l'enseignement scolaire à tous ses
degrés[501]. Je ne peux détacher de ce travail que ces quelques lignes qui
concernent spécialement l'instruction de la femme.

[Note 501: _Une Question vitale._]

«La perspective du néant... suffira-t-elle pour fortifier l'homme qui se
débat contre les difficultés morales et matérielles qu'amène le grand
combat de la vie? Et quant à la femme, si vous ne lui apprenez pas que
le cri de la conscience est l'appel d'un Dieu rémunérateur, quel appui
donnerez-vous à sa vertu? «Une instruction solide, direz-vous, la
prémunira contre toute défaillance.» Oui, une instruction qui repose sur
des principes religieux, est un grand élément de moralisation, et c'est
pourquoi j'appelle de tous mes voeux la régénération intellectuelle
de la femme. Mais une instruction qui n'a point la foi pour base, ne
risque-t-elle pas, au contraire, de donner à l'esprit cette fausse
indépendance qui secoue jusqu'au joug du devoir? Je sais que, parmi
les femmes aussi bien que parmi les hommes, il est des natures si
heureusement douées que, bien qu'elles jugent la morale indépendante
d'un Dieu, elles en pratiquent loyalement les plus sévères obligations.
Mais ce sont là de ces faits isolés qui, d'ailleurs, prouveraient
précisément combien sont ineffaçables les enseignements religieux dont
ces âmes ont subi, à leur insu peut-être, la salutaire influence.
Si donc nous exceptons ces natures d'élite, où la femme incrédule
puisera-t-elle la force nécessaire pour remplir ses devoirs, lorsque,
délaissée par son mari, le mal se présentera à elle sous la dangereuse
et séduisante apparence d'une sympathie consolatrice? La femme tentée ne
sera-t-elle pas exposée à se dire: «Si la loi qui prescrit la fidélité
conjugale, a une origine purement humaine, qu'importe de la braver[502]!»
Voilà ce que, sans le vouloir, vous aurez fait du foyer domestique!»

[Note 502: Cette pensée n'est-elle pas au fond des romans à thèses
sociales dont nous parlions plus haut?]

Est-ce le foyer seul qui souffrira de l'éducation athée donnée à la
femme? Consultons les ouvrages pénitentiaires, et nous verrons qu'en
France la criminalité est moindre pour les femmes que pour les
hommes[503]. Ce résultat n'est-il pas dû en grande partie à la pieuse
éducation que reçoit la femme, et surtout au frein salutaire de la
confession? Que l'éducation sans Dieu ait le temps de former une
nouvelle génération de femmes, et les futures statistiques criminelles
nous donneront les fruits de ce système.

[Note 503: Vicomte d'Haussonville, _les Établissements pénitentiaires
en France et aux colonies_; J. de Lamarque, _la Réhabilitation des
libérés_.]

Dans un roman malheureusement trop lu à notre époque et qui décrit les
moeurs populaires dans ce qu'elles ont de plus repoussant, l'auteur a
dit: «J'ai voulu peindre la déchéance fatale d'une famille ouvrière,
dans le milieu empesté de nos faubourgs.»--«Au bout de l'ivrognerie et
de la fainéantise», le romancier voit «le relâchement des liens de la
famille,» les plus infâmes aspects de l'immoralité, «l'oubli progressif
des sentiments honnêtes, puis pour dénouement, la honte et la mort.» Le
romancier matérialiste ne se doute pas que ce hideux tableau est celui
de la famille sans Dieu.

Au milieu de son récit, après avoir montré une femme coupable qui a
essayé de devenir une honnête épouse, mais qui, voyant son mari tomber
dans la débauche, roule elle-même dans la fange, et ne peut faire de
sa fille qu'un être immonde, l'auteur s'étonne de la courte durée d'un
bonheur domestique dont il avait cru voir l'image. «Il semblait, dit-il,
que quelque chose avait cassé le grand ressort de la famille, la
mécanique qui, chez les gens heureux, fait battre les coeurs à
l'unisson[504].» Ah! certes, la mécanique devait s'arrêter. Et il en est
toujours ainsi quand on supprime le grand moteur, Dieu!

[Note 504: Zola, _l'Assommoir_.]


§V

_Conditions actuelles du mariage. Les droits civils de la femme
peuvent-ils être améliorés?_

La famille sans Dieu! le grand ressort domestique brisé parce que Dieu
ne le fait plus mouvoir! Hélas! ce spectacle, nous ne le voyons déjà
que trop, même dans les maisons qui ont gardé les apparences du
christianisme, mais qui n'en ont plus l'esprit.

Et comment Dieu vivrait-il dans ces demeures? Est-ce sa présence que
l'homme a appelée en fondant son foyer? Non, c'est la divinité du jour,
c'est l'or! N'est-ce pas une des phrases courantes de la causerie
mondaine que celle-ci: «Monsieur un tel épouse cinq cent mille francs,
un million, ou plus?» Quel est l'objet des premières informations de
l'homme qui recherche une femme? l'honorabilité de la famille, les
qualités morales ou même les attraits physiques de la jeune fille? Non,
la dot, la dot, toujours la dot. C'est là le caractère qui prédomine
dans les sociétés en décadence pour lesquelles la satisfaction des
jouissances matérielles est tout. Athènes avait connu cette plaie.
En dépit des lois de Solon qui restreignaient la dot, les temps de
corruption amenèrent la vénalité des mariages; la fille pauvre fut
exposée à vivre dans le célibat. Comme nous le rappelions, «il arrivait,
alors déjà, que l'homme avait supputé avec soin les mines, le talents,
les drachmes de la dot; mais dans cette addition, il avait oublié de
compter les qualités ou les défauts de la fiancée. Un jour l'or était
parti, mais la femme restait, et, avec elle, le regret de sa présence:
«J'ai épousé un démon qui avait une dot... Ma maison et mes champs me
viennent d'elle; mais, pour les avoir, il a fallu la prendre aussi, et
c'est le plus triste marché[505]!...»

[Note 505: G. Guizot, _Ménandre_. Fragments; et mon étude sur _la
Femme grecque_.]

A Rome, quand le régime dotal remplace l'antique communauté, la femme
richement dotée trouve dans sa fortune la liberté de tout vouloir et de
tout faire. A une époque où la fréquence de divorce permet à la femme de
quitter son mari, l'époux se résigne à la perte de son autorité, à la
perle même de son honneur: ne faudrait-il pas rendre la dot avec la
femme? «J'ai accepté l'argent; j'ai vendu mon autorité pour une dot[506].»

[Note 506: _Argentum adcepi, dote imperium vendidi._ (Plaute,
_Asinaire_, 89.)]

L'ancienne France ne connut guère que dans les deux derniers siècles le
fléau des mariages d'intérêt. La vieille communauté germaine y régna
longtemps avec le droit d'aînesse; et même, quand la dotalité romaine
vint se joindre à la communauté coutumière ou la remplacer, la dot fut
modeste, et le droit d'aînesse qui subsistait toujours, rendait fort
rares les riches héritières. Ce ne fut que lorsque la vie des cours
eut créé les besoins factices du luxe et de la vanité que les femmes
commencèrent à être recherchées, les unes pour leur fortune, les autres
pour les honneurs qu'elles apportaient. Déjà convoitées au XVIIe siècle,
les filles de la finance deviennent au XVIIIe siècle l'objet d'un
honteux trafic. Mais c'était surtout la noblesse des cours qui se
livrait à ce négoce matrimonial. Dans la noblesse de province comme
dans la bourgeoisie des villes, bien des hommes ne consultaient pour se
marier que le choix de leurs parents, la bonne renommée de la famille à
laquelle ils désiraient s'allier, les vertus et les grâces de la
jeune fille qu'ils souhaitaient d'associer à leur vie. Ces traditions
s'étaient perpétuées en France dans la première moitié de notre siècle.
Les terribles épreuves de la Révolution qui avaient ruiné tant de
familles et qui avaient fait voir de près le néant des vanités humaines;
la simplicité de vie, d'habitudes et de toilette, qui résultait de cette
disposition morale, avaient fait prédominer dans le mariage la vertu
du désintéressement. Il a fallu les fiévreuses spéculations et le luxe
insensé dont la seconde moitié du XIXe siècle donne l'exemple, pour que
la vénalité du mariage devînt générale. Le mariage n'est guère autre
chose aujourd'hui qu'une opération financière, et la femme n'est plus
qu'une valeur sur le marché matrimonial jusqu'à ce que, le divorce
aidant, cette valeur soit cotée à la Bourse et passe de main en main.
Seulement cette valeur a cela de particulier qu'on ne l'achète pas, mais
qu'on ne daigne l'accepter qu'au plus haut prix.

Chez certains peuples de l'antiquité et chez les populations musulmanes
de nos jours, l'époux achète l'épouse comme une marchandise. Mais
du moins cette marchandise devient sa propriété. Chez nous, c'est
réellement l'épouse qui achète l'époux, mais, en l'achetant, il faut
qu'elle paye très cher le droit, non de le dominer, mais de lui obéir.

En employant ce dernier terme, je n'entends pas être l'écho des
doléances qui ont pour objet l'asservissement de la femme à son mari.
Tout d'abord, rien, dans la loi, ne l'oblige à se marier, et, si elle
reste fille, elle demeure libre. En dehors des rapports conjugaux, la
femme a, dans le Code, les mêmes droits civils que ceux de l'homme, à
part quelques exceptions. Ainsi, bien qu'elle puisse être déclarante
dans un acte de l'état civil, elle ne peut en être témoin comme elle
l'était sous l'ancien régime. La loi «hésite encore» à lui rendre le
droit d'arbitrage qu'elle exerçait dans le droit coutumier du moyen âge.
Il ne lui est pas permis de gérer un journal. Elle peut être tutrice
officieuse; mais elle ne sera investie de la tutelle légale que si elle
est la mère ou l'aïeule de l'enfant mineur[507]. Nous ne réclamons pour
elle ni le droit de témoigner dans un acte civil, ni le droit, souvent
périlleux, de gérer un journal. Mais un jour viendra sans doute où,
comme dans le droit féodal, on lui permettra d'être tutrice hors de sa
descendance directe: c'est un droit qu'elle peut revendiquer au nom de
ce coeur de mère que trouvent en elle les orphelins.

[Note 507: Voir plus loin la tutelle réservée à la femme de
l'interdit.]

Sur un autre point encore, il serait utile de revenir aux anciennes
traditions. Dans la loi chrétienne comme dans la loi biblique et dans
la loi germaine, le séducteur d'une jeune fille était puni. Le droit
coutumier permettait la recherche de la paternité. Il n'en est pas ainsi
du Code Napoléon qui interdit cette recherche et qui déclare qu'à moins
que la victime n'ait moins de quinze ans, le séducteur ne doit pas être
puni.

A part ces exceptions, le Code civil a singulièrement amélioré la
condition légale de la femme qui n'est pas en puissance de mari. Elle
a les mêmes droits d'héritage que l'homme. Elle peut administrer ses
biens, en disposer, tenir une maison de commerce ou de banque, s'engager
pour autrui, enfin, témoigner en justice[508]. Comme dans le droit féodal,
l'incapacité légale de la femme n'existe que dans l'état de mariage.
Mais, alors, il faut le reconnaître: si nous nous reportons soit à
nos vieilles institutions françaises du moyen âge, soit même à la
législation romaine, nous trouverons que la condition de la femme mariée
est généralement abaissée dans le Code Napoléon.

[Note 508: Armand Dalloz jeune. _Dictionnaire général de
jurisprudence_. Femme; Gide, _ouvrage cité_.]

N'exagérons rien cependant. Aux yeux du législateur moderne, la femme
n'est pas, comme on le prétend, l'esclave de l'homme. Elle est sa
compagne, sa compagne respectée. A son égard, il a des devoirs à remplir
aussi bien que des droits à exercer. «Les époux se doivent mutuellement
fidélité, secours, assistance.»

L'épouse conseille l'époux; mais c'est lui seul qui décide. En
échange de la protection qu'il doit à sa faiblesse, elle lui doit
l'obéissance[509]. «L'obéissance de la femme est un hommage rendu au
pouvoir qui la protège,» a dit excellemment le comte Portalis, «et
elle est une suite nécessaire de la société conjugale, qui ne pourrait
subsister si l'un des époux n'était subordonné.»

[Note 509: Code civil, art. 212, 213.]

L'autorité du chef de la maison est la base même de la famille, telle
que Dieu l'a instituée. Ce n'est pas, comme on l'a dit de nos jours,
un reste des institutions monarchiques[510]. C'est la constitution
patriarcale, la seule, ne l'oublions pas, qui sauvegarde l'existence de
la famille. Cette constitution, nous l'avons vue chez tous les peuples
primitifs, chez les Aryas comme chez les Hébreux, chez les vieux Romains
comme chez les Grecs des temps homériques. Nos ancêtres immédiats, les
Gaulois et les Germains, l'avaient conservée. Elle s'est perpétuée dans
le moyen âge, dans les temps modernes, jusqu'à la fin du siècle dernier,
et bien qu'elle ait subi, elle aussi, le contre-coup de la Révolution,
elle se maintient encore dans bien des familles contemporaines.

[Note 510: Richer, _ouvrage cité_.]

Nous reconnaissons hautement l'autorité du chef de la famille; nous
ne voulons signaler que les abus de pouvoir contre lesquels la loi
chrétienne protégeait l'épouse. Mais il nous faut d'abord rappeler les
articles du Code qui définissent le pouvoir que le mari exerce sur la
personne et sur les biens de la femme.

«La femme est obligée d'habiter avec le mari, et de le suivre partout où
il juge à propos de résider,» dit la première partie de l'article 214.

La section du Conseil d'État, chargée d'élaborer cet article, avait
prévu ce qu'il pourrait y avoir de cruel pour la femme à être arrachée
au sol natal, aux premières tendresses du foyer; et la section
avait ajouté que si le mari voulait, sans une mission spéciale du
gouvernement, quitter la France, la femme ne pourrait être contrainte à
le suivre. Mais, suivant le témoignage d'un des conseillers d'État qui
concoururent à la rédaction du Code, «l'Empereur dit que l'obligation de
la femme ne peut recevoir aucune modification, et qu'elle doit suivre
son mari toutes les fois qu'il l'exige. On convint de la vérité du
principe, avec quelqu'embarras cependant pour l'exécution, et l'addition
fut retranchée[511].»

[Note 511: Maleville, _Analyse raisonnée de la discussion du Code
civil au Conseil d'État_. Paris, 1805.]

«La femme, dit l'article 215, ne peut ester en jugement sans
l'autorisation de son mari, quand même elle serait marchande publique,
ou non commune, ou séparée de biens.» Ce n'est que «lorsque la femme
est poursuivie en matière criminelle ou de police,» que l'article 216
déclare que «l'autorisation du mari n'est pas nécessaire.»

Cette même femme mariée sous un autre régime que celui de la communauté,
cette même femme qui a obtenu la séparation de biens, ne peut pas non
plus contracter sans la permission de son mari. Elle «ne peut donner,
aliéner, hypothéquer, acquérir, à titre onéreux ou gratuit, sans le
concours de son mari dans l'acte, ou son consentement par écrit[512].»
(Art. 217.)

[Note 512: Quant à l'aliénation des biens, il ne s'agit ici que des
immeubles. (Art. 1538.)]

Cette disposition du Code civil est singulièrement oppressive. Comme l'a
fait remarquer le conseiller d'État que nous citions tout à l'heure: «Il
faut convenir qu'il est bien un peu surprenant que la femme ne puisse
agir sans l'autorisation de son mari, quoique la mauvaise conduite de ce
dernier l'ait forcée à demander la séparation de leurs biens... La femme
alors devrait tout simplement être autorisée par la justice[513],» ainsi
qu'il en arrive pour la femme du mineur, de l'interdit, de l'absent, ou
du condamné à une peine afflictive ou infamante. (Articles 221, 222,
224.)

[Note 513: Maleville, _ouvrage cité_.]

Il est vrai que, d'après les articles 218 et 219, si le mari refuse
l'autorisation, le juge peut l'accorder; mais il serait plus simple de
ne pas imposer à la femme séparée la demande de ce consentement.

Quant à la marchande, quel que soit le régime sous lequel elle est
mariée, elle peut, pour les intérêts de son commerce, s'obliger sans
autorisation de l'époux; et si elle est mariée sous le régime de la
communauté, elle engage même son mari (art. 220). Bizarre anomalie qui
lui confère un pareil privilège quand, d'autre part, la loi lui interdit
d'agir en justice sans le consentement du mari!

Bien que le Code n'ait été que trop fidèle aux traditions romaines qui
dominaient dans les derniers siècles de la monarchie française, il a
accordé à l'épouse un privilège que lui refusaient plusieurs anciennes
coutumes: elle peut tester sans l'autorisation de son mari. (Art. 226.)

Sous le régime dotal, c'est l'époux qui administre la dot de l'épouse.
Il dispose des revenus de cette dot; mais il ne peut aliéner le fonds
dotal, même avec le consentement de l'épouse[514]. Quant aux biens
paraphernaux ou extra-dotaux, la femme en a l'administration; mais il
ne lui est permis de les aliéner qu'avec le consentement du mari. (Art.
1549, 1554, 1576.)

[Note 514: Il y a ici des exceptions que la loi spécifie. (Art. 1555
et suiv.)]

Sous le régime de la communauté, l'époux est maître absolu des biens qui
ont été mis dans cette communauté. (Art. 1421.) Il en dispose sans
le consentement de l'épouse. Il peut s'en montrer prodigue pour les
indignes créatures qu'il lui préfère. Il peut même donner à ces femmes
les objets qui appartiennent à sa compagne. Il peut, enfin, la ruiner,
ruiner leurs enfants. La femme a, il est vrai, la ressource d'obtenir la
séparation de biens; mais, comme l'a remarqué M. Legouvé, combien peu
de femmes osent exposer le nom d'un mari au scandale d'une affaire
judiciaire[515]?

[Note 515: Legouvé, _Histoire morale des femmes_. Ajoutons ici qu'un
projet de loi récemment soumis à la Chambre, amoindrit ce scandale en
interdisant la publicité des détails en matière de séparation de corps.]

Nous avons déjà vu que la femme de l'interdit, de l'absent, du condamné
à une peine afflictive ou infamante, n'a besoin que d'une autorisation
judiciaire pour plaider ou contracter. La femme de l'absent, celle
de l'interdit, ont la surveillance des enfants, la direction de leur
éducation, l'administration de leurs biens. La femme de l'interdit peut
même avoir la tutelle de son mari. (Art. 507.)

Conformément au principe qui affranchit la femme en dehors de la
puissance conjugale, la veuve n'a pas besoin d'une autorisation
judiciaire pour plaider ou pour contracter. Elle a sur ses enfants
presque tous les droits du père. On ne restreint pour elle que le droit
de correction: la loi a voulu prémunir l'enfant et la mère elle-même,
contre la promptitude souvent passionnée des résolutions féminines[516].

[Note 516: M. Demolombe, cité par M. Gide.]

Mais si la mère, veuve, a presque toute l'autorité paternelle sur ses
enfants, la loi ne lui accorde aucun droit effectif tant que le mari
est vivant. La mère chrétienne verra donner à ses enfants une éducation
athée, et n'aura aucun moyen légal de s'y opposer. Son consentement
n'est pas non plus nécessaire au mariage de son enfant. En cas de
conflit, le consentement du père suffit. (Art. 148.)

Certes, redisons-le, l'autorité du chef de la famille est de droit
primordial. L'ébranler, c'est ébranler la société même. D'ailleurs,
l'homme de coeur qui est investi de ce pouvoir sait le tempérer et le
partager avec l'épouse qui en est digne. Mais ne pourrait-on prévoir le
cas où le chef de famille ne saurait faire de son autorité qu'un odieux
despotisme? Ne trouve-t-on pas alors alors que, sous le Code Napoléon,
la femme mariée est généralement entourée de moins de garanties que
la femme du moyen âge et même que l'épouse romaine? Dans les vieilles
coutumes germaniques, la femme était protégée par le conseil de famille
où siégeaient ses proches et qui pouvait limiter l'autorité maritale si
celle-ci devenait tyrannique. Par une belle institution chrétienne qui
protégeait déjà la femme gallo-romaine, l'évêque, l'ancien défenseur de
la cité, demeurait au moyen âge le protecteur de l'épouse malheureuse.
La femme franke avait, dès le début de son mariage, la jouissance de son
douaire. Elle y joignait la libre disposition de la part qu'elle avait
dans les acquêts ou économies du mariage. Quant à la femme romaine, bien
qu'elle ne pût, même avec la permission du mari, engager l'immeuble
dotal, elle en administrait elle-même les revenus. Sous le régime de la
communauté, les biens de cette communauté ne pouvaient être aliénés sans
le consentement de l'épouse.

En souhaitant aujourd'hui qu'un conseil de famille soit juge des
questions où le despotisme ou la prodigalité du chef de famille serait
un danger pour la femme et pour les enfants, en désirant aussi pour la
femme une plus large part dans l'administration de ses biens, on ne
demande que le retour aux traditions du passé.

En attendant que cette situation préoccupe le législateur, les parents
pourront y remédier d'abord en étudiant davantage le caractère de
l'époux qu'ils destinent à leur fille, puis en assurant à celle-ci par
contrat de mariage une plus libre administration de ses biens. Mais il
faudrait pour cela que la jeune femme eût reçu une éducation solide qui
la rendit apte au maniement des affaires domestiques et qui la préservât
des folles prodigalités qu'entraînent le luxe et les plaisirs mondains.
Il faudrait enfin que la femme pût être la gardienne du foyer.


§ VI

_Mondaines et demi-mondaines._

Pour la femme mondaine, il n'y a pas de foyer domestique. Le foyer,
c'est pour elle une suite de salons qu'elle a fait brillamment décorer,
mais qu'elle n'habite réellement pas. Elle n'en est que l'hôte passager,
et ne les traverse que pour y recevoir la cohue qu'elle retrouvera
le lendemain dans une autre demeure. Si l'on excepte ces jours de
réceptions, elle ne reste chez elle que le temps que le voyageur passe
à l'hôtellerie: les heures consacrées au sommeil, à la toilette, à ceux
des repas qu'elle prend à la maison. Les heures qu'elle pourrait se
réserver dans la matinée n'existent même pas pour elle. Pour la femme
qui, après avoir passé la nuit dans le monde, se lève à midi, et passe
deux heures au moins à sa toilette, la matinée commence à trois heures,
et cette _matinée_, c'est le terme consacré, cette _matinée_ est
employée aux visites, aux achats de luxe, aux courses de chevaux. Les
dîners privés, les soirées, les bals, le théâtre, constituent la soirée.
C'est ainsi que se multiplie à un nombre infini d'exemplaires le type de
la femme qui est toujours sortie[517].

[Note 517: V. Sardou, _la Famille Benoîton_.]

Dans cette vie dévorée que j'appelais ailleurs le tourbillonnement dans
le vide, comment la femme mondaine remplit-elle ses devoirs d'épouse et
de mère? Elle habitue son mari à se passer d'elle. Quant à ses enfants,
il lui suffit de les confier à des soins mercenaires.

Avec le plaisir, une seule idée la possède: le luxe.

La fièvre de la spéculation a produit les mariages d'argent. Et la
femme, abaissée, disions-nous, au taux d'une valeur financière, a voulu
représenter cette valeur par un luxe dont les excès ruinent plus d'une
fois le mari qui a cru s'enrichir en épousant une fille bien dotée.
L'expérience date de loin: les Romains l'avaient faite avant nos pères.

«Je t'ai certainement apporté une dot plus considérable que ta fortune
personnelle. Il est assurément juste de me donner de l'or, de la
pourpre, des servantes, des mulets, des cochers, des valets de pied, de
petits courriers, des voitures dans lesquelles je me fasse traîner[518].»

[Note 518: _equidem datem ad te adtuli. Majorem multo, tibi quam erat
pecunia, etc._ (Plaute, _Aululaire_, 495-499).]

Ainsi parlait la Romaine. Depuis, les chevaux ont remplacé les mulets;
mais l'économie domestique n'y a rien gagné.

Je rappelais tout à l'heure que la première moitié de notre siècle avait
vu renaître la simplicité. En 1814 un auguste exilé, qui revoyait la
France, disait à de nobles dames en parlant d'une sainte princesse dont
la jeunesse avait eu pour palais la prison du Temple: «Ma belle-fille
est d'une grande simplicité; elle ne vous donnera pas l'exemple du
luxe[519].» Pendant près de trente-quatre ans, cette simplicité régna à la
cour de France.

[Note 519: _Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu.]

Les temps sont changés. Le luxe a reparu. Des influences multiples y ont
contribué. Il faut en signaler quelques-unes.

A l'aristocratie de race a succédé l'aristocratie d'argent. Il suffisait
à la première de se nommer pour exercer son prestige. Cette ressource
manquant à la seconde, elle ne peut briller que par l'éclat extérieur.
A la suite des idées égalitaires du temps, ce luxe s'est propagé dans
toutes les classes de la société. Dans les rangs les plus modestes, la
femme a voulu rivaliser d'élégance avec la femme opulente; et d'après un
vieil adage, ce qu'elle n'était pas, elle a voulu le paraître.

C'est dans le luxe que la femme frivole a mis sa gloire. La grande
coquette aimera mieux voir attaquer son honneur que critiquer sa
toilette.

Pour subvenir à ce luxe, la femme a besoin d'or. Cet or, elle sait où le
chercher. Elle aussi est atteinte par l'épidémie du jour, l'agiotage; et
la soif de l'or a aussi desséché sa poitrine. Elle ne se borne plus aux
paris des courses.

«Signe des temps! a dit un publiciste. Les femmes apparaissent autour de
la Bourse! Elles franchiront, quelque jour, triomphalement la grille et
ajouteront à tous les droits qu'elles réclament le droit à la ruine!» En
attendant, elles spéculent aux portes du palais. Les voici partagées
en deux groupes, la bohème et l'aristocratie. La bohème, ce sont ces
vieilles femmes collées aux grilles de la Bourse, lisant les journaux
financiers ou tricotant («les tricoteuses de l'agio!»), s'efforçant de
suivre le flux et le reflux de cette mer houleuse. L'aristocratie, ce
sont ces femmes élégantes, femmes du monde et femmes du demi-monde qui,
chez le pâtissier voisin, donnent leurs ordres au commis d'agent de
change qui pénètre, pour leur compte, dans le temple profane d'où elles
sont encore exclues[520].

[Note 520: Jules Claretie, _la Vie à Paris_. 1881.]

Mais le groupe des joueuses de Bourse est encore restreint, Dieu merci.
D'ordinaire, c'est en poussant le mari aux spéculations hasardeuses que
la femme se procure les ressources de son luxe. Plus d'une fois, comme
le disait déjà un écrivain du XVIe siècle, c'est le luxe de la femme qui
non seulement ruine le mari, mais lui fait toucher à l'argent d'autrui
quand le sien est épuisé. Plus d'une fois aussi, c'est pour alimenter ce
luxe que l'homme, placé par les événements publics, entre le souci de
garder des fonctions sociales et la crainte de manquer à son devoir, se
laisse entraîner à de honteuses capitulations de conscience[521].

[Note 521: Mézières, _Études morales sur le temps présent. 1869.]

«Malheureux cet homme, disait naguère Caton le Censeur, malheureux cet
homme, et s'il fléchit, et s'il demeure inexorable! Car, ce que lui-même
n'aura pas donné, il le verra donner par un autre[522].»

[Note 522: _Miserum illum virum, et qui exoratus, et qui non exoratus
erit! quum, quod ipse non dederit, datum ab alio videbit_. Tite Live,
XXXIV, 4; et mon étude sur _la Femme romaine_.]

Aujourd'hui, comme au siècle de Caton, le luxe, peut faire de la femme
une courtisane. Il ne lui manque plus que ce dernier trait d'ailleurs
pour appartenir à ce demi-monde qui lui donne à présent la mode et
jusqu'au ton.

Comme dans toute société en décomposition, la courtisane prend à notre
époque une place considérable.

Lorsqu'elle a fait son entrée dans la littérature, on l'avait montrée se
purifiant, non comme Madeleine, par les pleurs du repentir et par le feu
de l'amour divin, mais par une dernière chute que lui faisait faire une
passion que l'on proclamait généreuse parce qu'elle n'était plus vénale.
Aujourd'hui on ne se contente plus de cette étrange réhabilitation. Dans
le roman, sur le théâtre, on représente la courtisane dans le triomphe
même du vice. On ne fait même plus battre en elle le coeur de la femme.
C'est bien réellement la fille de marbre, froide, insensible à tout,
excepté au cliquetis de l'or, étalant insolemment sa honte dans les
splendeurs d'un luxe scandaleux, ne possédant souvent ni beauté, ni
jeunesse, ni esprit, n'ayant d'autre attrait que celui du vice, mais par
la puissance de ce vice devenant la reine du jour, reine qui a la
plus considérable liste civile que la vénalité de la femme ait jamais
prélevée sur la corruption d'une époque.

Éclipsées par ces rivales, des femmes du monde ont voulu savoir par
quels secrets les femmes du demi-monde leur dérobaient leur sceptre, et
comme au XVIe siècle, il en est qui ont mis leur étude à copier ce type
honteux. Elles ont pris à la courtisane ses toilettes, ses allures, son
langage. Et sans doute le triomphe de la grande dame devait lui paraître
complet lorsqu'elle avait réussi à être confondue avec son modèle.

Cette imitation de la courtisane par la femme du monde a produit un type
qui a reçu un nom trivial que j'hésite à reproduire: la _cocodette_;
et le langage du demi-monde, adopté dans une partie du vrai monde,
recevait, il y a plusieurs années, un nom spécial, la _langue verte_,
langue qui a eu jusqu'à son dictionnaire.

Nous le voyons: la femme qui a pris les dehors de la courtisane peut
bien, pour jouir de son luxe, se procurer les scandaleuses ressources
dont dispose son modèle.

Comme je viens de l'indiquer, le roman n'a que trop contribué à faire
envier à la femme honnête, mais frivole, le triomphe de la courtisane.
Et, par malheur, dans la vie activement désoeuvrée de la femme mondaine,
la seule place que celle-ci accorde à la lecture appartient au roman,
non pas même généralement au roman pur, délicat, qui a produit dans
notre siècle des oeuvres exquises, mais au roman immoral dans le fond et
souvent aussi dans la forme.

Quand l'héroïne de ce dernier roman n'est pas une courtisane, c'est bien
souvent, ou la femme d'instinct que l'on a nommée la _faunesse_, ou
bien c'est une de ces créatures artificielles qui, je l'espère pour nos
contemporaines, n'ont pu sortir que du cerveau du romancier. Je lis peu
de romans; mais lorsqu'il m'arrive d'ouvrir un de ces livres, il me
semble souvent que je suis transportée dans un bal masqué. On me dit que
des femmes sont là; mais je ne les reconnais pas. Derrière le masque
très compliqué que j'ai sous les yeux, je cherche en vain le fond
éternel de la nature humaine, ce fond que je retrouve si aisément
dans la plus haute antiquité. Je plaindrais fort la femme qui ne se
reconnaîtrait pas plutôt dans une Nausicaa, dans une Andromaque, dans
une Pénélope, que dans ces types conventionnels où l'on prétend nous
montrer nos contemporaines.

Cependant le roman actuel se pique de réalisme. La peinture, très laide
généralement, s'est substituée à l'idée, et la sensation a remplacé
le sentiment. Ce réalisme va jusqu'au plus abject matérialisme dans
certaines oeuvres dont les innombrables éditions attestent l'immense
succès. Et cependant ces ouvrages où la boue se montre à découvert, me
paraissent moins dangereux encore que des romans qui se rattachent à une
autre école, mais qui dissimulent sous un tapis de fleurs la même fange.
Ici le vice ne se montre pas dans cette brutalité qui, après tout,
inspire plus d'horreur que d'attrait; mais ce vice se présente sous
les dehors qui peuvent le mieux séduire les caractères faibles et les
imaginations ardentes. On a fait de l'adultère une vertu, et la vertu la
plus chère au coeur de la femme: le dévouement! La suprême expression
de cette vertu est la violation de la foi conjugale. Si, comme dans
_Jacques_, la femme combat, ce n'est pas pour obéir à des lois
religieuses ou civiles qu'elle ne reconnaît pas, c'est par égard pour
son mari qui, par extraordinaire, est un être d'élite; et lorsqu'enfin
elle tombe, elle souhaite que chaque fois que son complice et elle se
réuniront pour renouveler cet outrage, ils s'agenouillent... et prient
pour le mari qu'ils trompent et déshonorent! Et si ce mari sait
comprendre son rôle, il accepte son malheur avec résignation, il trouve
que sa femme n'a fait «que céder à l'entraînement d'une destinée
inévitable... Nulle créature humaine ne peut commander à l'amour, et nul
n'est coupable pour le ressentir et pour le perdre[523].» Ce qui, pour ce
mari, constitue la trahison conjugale, ce n'est pas l'infidélité, c'est
le mensonge. Pour lui la femme n'est adultère que lorsqu'elle paraît
témoigner à son mari l'amour qu'elle vient de prouver à son amant.
Comment s'étonner que ce mari philosophe ait un moment la pensée de dire
aux deux complices: «Je sais tout, et je pardonne à tous deux; sois ma
fille et qu'Octave soit mon fils; laissez-moi vieillir entre vous deux
et que la présence d'un ami malheureux, accueilli et consolé par vous,
appelle sur vos amours les bénédictions du ciel[524]?» On croit rêver
quand on lit de telles aberrations.

[Note 523: Georges Sand, _Jacques_.]

[Note 524: Ibid.]

Mais au moment où le mari va demander humblement de s'asseoir à ce foyer
où un autre a usurpé sa place, il est trop tard. La faute de sa femme a
eu des suites qui rendent nécessaire ou la mort de la coupable, ou la
mort du mari. «Tue-la,» dirait alors l'auteur de l'_Homme-femme_. Mais
l'auteur de _Jacques_ aime mieux dire au mari: «Tue-toi.» C'est que
pour ce dernier écrivain, le suicide aussi est un dévouement... comme
l'adultère; et de même qu'on peut se préparer à l'infidélité conjugale
par la prière, on se prépare au suicide comme à la réception d'un
sacrement[525]!

[Note 525: Georges Sand, _Jacques_. Voir aussi _Indiana_.]

L'auteur a, du reste, formulé sa théorie dans le même roman, d'où j'ai
extrait mes citations. La soeur de son héros, libre esprit comme lui,
lui propose de fuir avec lui dans le Nouveau-Monde, d'y élever leurs
enfants dans ce qu'elle appelle leurs principes. «Nous les marierons un
jour ensemble à la face de Dieu, sans autre temple que le désert, sans
autre prêtre que l'amour; nous aurons formé leurs âmes à la vérité et
à la justice, et il y aura peut-être alors, grâce à nous, un couple
heureux et pur sur la face de la terre[526].»

[Note 526: _Id._, _Jacques_.]

Oui, heureux et pur à la manière de l'Émile et de la Sophie de
Rousseau...

Il est triste de penser que c'est une femme, une femme de génie, qui
a donné aux femmes de semblables enseignements. Comment calculer les
immenses désastres moraux qui ont suivi de telles leçons, alors que la
presse à bon marché les a répandues à profusion dans tous les rangs de
la société?

Tout conspire ainsi pour perdre la femme: le luxe, les mauvais exemples,
les mauvaises lectures, triple contagion qui sévit jusque chez les
femmes du peuple, et qui, à tous les degrés de l'échelle sociale,
remplit de rêves malsains les imaginations et les coeurs. Et lorsque,
à toutes ces pernicieuses influences, s'ajouteront les résultats de
l'éducation athée, que deviendront nos foyers? Il y aura là des abîmes
de dépravation que l'on ne peut sonder, et sur lesquels nous avons déjà
arrêté nos regards attristés.

A défaut de la conscience, est-ce la crainte du châtiment qui prémunira
la femme contre la violation de la foi conjugale? Nous en doutons. A
moins que le mari, surprenant sa femme en flagrant délit d'adultère, ne
se soit vengé lui-même, les antiques châtiments réservés à l'infidélité
conjugale ont fait place à des peines infiniment moins sévères. L'épouse
coupable et son complice sont punis correctionnellement d'une détention
de trois mois à deux ans. Si le mari consent à reprendre sa femme, elle
est rendue à la liberté.

Quant au mari infidèle, il ne peut être poursuivi que s'il a entretenu
sa complice sous le toit conjugal; et encore n'est-il passible que d'une
amende. Certes l'infidélité de la femme a des suites plus graves que
celle du mari, puisque l'épouse adultère peut introduire dans la maison
des enfants étrangers à l'époux et qui porteront son nom. Il est donc
naturel que les lois humaines punissent plus sévèrement l'infidélité de
la femme. Ainsi en jugeaient les anciennes législations. Mais au-dessus
des intérêts humains, il y a les droits de la conscience; au-dessus des
lois humaines, il y a les lois de Dieu, et devant ces lois, l'époux et
l'épouse qui manquent à la foi conjugale sont également coupables: saint
Jérôme le rappelait éloquemment.


§ VII

_Le divorce._

A tous les maux qui rongent le foyer domestique, on oppose aujourd'hui
un remède plus dangereux que le mal: c'est par la dissolution de la
famille que l'on prétend combattre sa désorganisation. Le divorce est à
l'ordre du jour.

Les hommes qui veulent rétablir le divorce, malgré la triste expérience
que la France en a faite de 1792 à 1816, ces hommes croient qu'en le
limitant à de certains cas, il en rendront l'usage moins périlleux.
Mais comment arrêter le torrent lorsque la digue est rompue? Certaines
législations antiques restreignaient aussi la faculté du divorce.
Cependant nous voyons que si la loi du Sinaï avait dû permettre cet
expédient aux Hébreux, «à cause de la dureté de leurs coeurs,» les
Talmudistes en multiplièrent un jour les causes avec une profusion
inconnue à la législation primitive. De même les Romains de la décadence
trouvèrent au divorce des motifs dont leurs ancêtres eussent repoussé
la puérilité[527]. Un jour vient où les matrones «divorcent pour cause de
mariage et se marient pour cause de divorce,» dit Sénèque. En rappelant
ailleurs cette parole, nous ajoutions: «Les matrones ne se bornent pas
à suivre la supputation romaine des années, c'est-à-dire à compter le
nombre des consulats: elles calculent le nombre des années d'après celui
de leurs époux. Mais encore c'est trop peu dire: «Huit maris en cinq
automnes,» dit Juvénal[528].»

[Note 527: _La Femme biblique_, _la Femme romaine_.]

[Note 528: _La Femme romaine_.]

D'ailleurs, sans chercher de si lointains exemples, la loi que la
Chambre des députés vient de voter et que le Sénat n'a pas sanctionnée,
cette loi contient deux articles qui peuvent autoriser sous les plus
faibles prétextes la rupture du lien conjugal: elle admet le divorce
«par consentement mutuel,» ce qui permet aux époux de se quitter d'un
commun accord pour aller former ailleurs de ces liaisons temporaires
que crée le vice[529] et que jusqu'à présent l'on nommait des ménages
irréguliers. Il ne manquait plus à ces immorales associations que d'être
sanctionnées par la loi.

[Note 529: Fernand Nicolay, _le Divorce, son histoire, son péril_.]

Quant aux «injures graves,» on a démontré combien la jurisprudence peut
étendre le sens de cette expression. Dans les meilleurs ménages, n'y
a-t-il pas de ces froissements où plus d'une fois, sous l'empire de
la colère, il échappe une parole dont la portée dépasse certainement
l'intention de celui qui l'a proférée? Le caractère plus ou moins
impétueux de l'un des époux ne sera-t-il pas alors une cause de divorce?
Le divorce «pour injures graves» aussi bien que le divorce «par
consentement mutuel,» ne ramènent-ils pas implicitement le divorce pour
incompatibilité d'humeur, ce divorce que le projet de loi a cependant
repoussé? N'est-ce pas compromettre à jamais la paix et le bonheur des
ménages que d'admettre de tels cas de rupture? «Lorsque le mariage est
indissoluble, disions-nous ailleurs, chacun des époux doit, pour son
propre repos, plier son caractère au caractère de l'autre; et l'habitude
de vivre ensemble, l'estime réciproque, et surtout ce lien que nouent
les petites mains des enfants, tout cela contribuera à établir entre le
mari et la femme une harmonie souvent plus solide que celle de l'amour.
Mais quand le divorce a passé dans les moeurs d'un peuple, pourquoi
se donner tant de peine pour arriver à la concorde? N'est-il pas plus
facile de rompre un lien que de chercher à le rendre plus léger? L'époux
quittera donc alors la compagne de sa jeunesse; et, contractant une
autre union, il y trouvera peut-être des déceptions qui lui feront
regretter son premier mariage[530].»

[Note 530: _La Femme romaine_.]

Les sévices ou injures graves étant une cause de divorce, ne pourra-t-il
aussi arriver que le mari maltraitera exprès sa femme pour reconquérir
une liberté dont il profitera pour épouser une autre femme plus jeune,
plus belle, plus riche surtout, faut-il dire à une époque où la
spéculation matrimoniale a passé dans nos moeurs? Nous disions plus
haut: «Le mariage n'est guère autre chose aujourd'hui qu'une opération
financière, et la femme n'est plus qu'une valeur sur le marché
matrimonial, jusqu'à ce que, le divorce aidant, cette valeur soit cotée
à la Bourse et passe de main en main.» Je ne savais pas, en écrivant ces
lignes, que des paroles à peu près semblables avaient été prononcées par
un orateur de la Convention, le 2 thermidor, an III:

«La loi du divorce, disait Mailhe, est plutôt un tarif d'agiotage qu'une
loi; le mariage n'est plus en ce moment qu'une affaire de spéculation;
on prend une femme comme une marchandise, en calculant le profit dont
elle peut être l'objet et l'on s'en défait aussitôt qu'elle n'est plus
d'aucun avantage: c'est là un scandale vraiment révoltant.»

Dans une autre séance, Mailhe ajoutait: «Vous ne pourrez arrêter trop
tôt le torrent d'immoralité que roulent ces lois désastreuses.»

Le conventionnel Deleville s'écriait, lui aussi: «Il faut faire cesser
le marché de chair humaine que les abus du divorce ont introduit dans la
société[531]»

[Note 531: M. Henri Giraud, discours prononcé à la Chambre des
députés, le 6 mai 1882. (_Journal officiel_, 7 mai;) Fernand Nicolay,
_étude citée_.]

Sur les vingt mille divorces qui eurent lieu à Paris de 1792 à 1796, «il
y en eut plus de sept mille entre les époux qui avaient déjà divorcé
une première, une deuxième ou une troisième fois. Cela ne doit pas nous
étonner, car ceux qui divorcent une première fois sont de mauvais maris
ou de mauvaises épouses qui, probablement dans un autre mariage, ne
seront pas meilleurs.»

Ces paroles étaient prononcées à la Chambre, le 6 mai dernier, par M.
Henri Giraud qui rappelait aussi que dans l'exposé des motifs du projet
de loi que M. Naquet présentait sur le divorce, ce dernier disait: «On
s'occupe en ce moment de réduire la durée du service militaire, tandis
qu'on veut maintenir l'indissolubilité du mariage.» En citant ce
passage, M. Giraud ajoutait: «Vous voudriez donc qu'on réduisît aussi,
au moyen du divorce, la durée du service matrimonial, et peut-être
admettre le volontariat d'un an.»

Ainsi que l'affirmait Martial dans son brutal langage, c'est l'adultère
légal. Nous nous acheminons ainsi vers les unions libres[532], tant
prônées par certains romans. Le type hideux de la femme libre
s'épanouira au grand jour.

[Note 532: Mgr Freppel, discours prononcé à la Chambre des députés; le
13 juin 1882.]

La loi votée par la Chambre admet cependant de plus sérieuses causes de
divorce que celles que nous avons indiquées: telle est l'infidélité d'un
des deux époux. Ici on ne distingue plus entre la faute du mari et celle
de la femme. Que le mari ait ou non entretenu sa complice sous le toit
conjugal, la femme peut demander le divorce.

Dans cette loi, le divorce est encore autorisé quand l'un des époux
a été condamné à une peine infamante autre que le bannissement et la
dégradation civique prononcés pour cause politique.

Ah! nous comprenons ce qu'il peut y avoir de désespoir et de honte dans
l'existence de l'époux ou de l'épouse qui reste seul à son foyer, tandis
que celui ou celle qui porte son nom, mène une vie scandaleuse, ou,
châtié par la société, subit sa peine dans un bagne même.

«Mais, dirons-nous ici avec Son Ém. le cardinal Donnet, pour quelques
situations dont le divorce serait le remède peut-être, que de
malheureuses conséquences[533]...»

[Note 533: Lettre de S. E. le cardinal Donnet à M. l'abbé Falcoz, à
propos de son ouvrage: _la Loi sur le divorce devant la raison et devant
l'histoire_.]

De toutes ces conséquences, la plus terrible est l'écroulement de la
famille, le triste sort des enfants. On nous dit que la séparation de
corps crée les mêmes dangers. Non! D'abord parce que cette séparation ne
permettant pas aux époux de se remarier, est assurément moins fréquente
que ne le serait le divorce. Nous ne pouvons que répéter ici que la
faculté du divorce rendra inutiles les concessions mutuelles. Il est
rare que l'on invente des prétextes pour la séparation, et pour avoir
droit au divorce, on créera, s'il le faut, redisons-le, l'un des motifs
qui le permettent. De récentes affaires judiciaires témoignent que
l'adoption présumée de la, loi a déjà fait prendre à certains hommes,
des précautions de ce genre[534]. Non seulement les sévices, les injures
graves, mais l'infidélité même, tous ces moyens, et d'autres encore,
seront bons pour obtenir le divorce. Les enfants seront donc plus
menacés que jamais de perdre cette pierre du foyer sur laquelle ils
doivent être élevés. Lorsque les parents divorcés se seront remariés,
les enfants reverront auprès de leur mère un autre époux que leur père;
auprès de leur père, une autre femme que leur mère; et s'ils sont
conduits ainsi à plusieurs foyers successifs, quelle idée se feront-ils
de la sainteté de la famille? Que deviendra à leurs yeux l'auréole de la
mère, la majesté du père? Le respect filial n'existera guère davantage
que dans ces sauvages contrées où règne une hideuse promiscuité; et un
jour viendra où les enfants connaîtront moins encore leurs parents que
les animaux qui, du moins, les voient veiller sur eux tant qu'ils en ont
besoin. Que deviendra la sollicitude paternelle ou maternelle chez celui
ou chez celle qui, passant d'un foyer à un autre, aura eu des enfants de
toutes ces unions successives?

[Note 534: Fernand Nicolay, _étude citée_.]

Dans la séparation de corps, déjà bien douloureuse cependant et qu'il
faudrait éviter au prix des plus grands sacrifices, un tel spectacle est
généralement épargné aux enfants. Pour qu'un homme ou une femme ose se
montrer aux yeux de ses enfants avec son complice, il faut que cet homme
ou cette femme ait perdu le dernier sentiment qui subsiste dans l'être
le plus dégradé: le respect que lui inspire l'innocence de son enfant.
C'est à un foyer solitaire que l'enfant, qui vit avec l'un de ses
parents, retrouve l'autre quand il le visite. Dans la maison où il est
élevé, la place du père ou de la mère n'est pas occupée: elle manque! Et
lorsque vient un jour où l'enfant a compris qu'un grand malheur a passé
sur son foyer, avec quel redoublement de tendresse, de respect il se
dévoue à celui de ses parents qui a du être à la fois pour lui père et
mère et que sacre à ses yeux la double couronne du malheur et de la
vertu!

Je ne sais si beaucoup de ménages recourront aux facilités de vie que
leur promet la nouvelle loi. Mais ce que je sais bien, c'est que
les femmes chrétiennes ne les accepteront jamais, et demeureront
inviolablement attachées au principe d'indissolubilité qui est la loi
primordiale de l'humanité et que le Christ a rappelé.

Il est de ces femmes chrétiennes, et il en est beaucoup, qui,
maltraitées ou trahies par un époux, se refusent même à la séparation
de corps et restent vaillamment à leur poste. Au pied de la Croix
elles acceptent l'épreuve, elles la bénissent. Les enseignements de la
religion leur ont fait savoir que l'épouse fidèle sanctifie l'époux
infidèle; et humbles et silencieux missionnaires, elles remplissent
à leur foyer, par l'exemple de leurs vertus et par leur céleste
résignation, un apostolat que Dieu bénit plus d'une fois sur la terre
par un tendre retour du mari coupable.

Il y en a de plus héroïques encore: il y en a qui se dévouent à un être
déshonoré, condamné à une peine infamante. Ou elles le croient innocent,
et alors il devient pour elles un martyr, ou bien elles le savent
coupable, et elles lui restent attachées pour le relever et le sauver.

D'ailleurs, fussent-elles même privées de la foi, les plus délicats
instincts de la pudeur ne leur disent-ils pas qu'elles ne peuvent vivre
avec un autre mari du vivant du premier? Pour l'honneur des femmes de
France, j'espère que l'on en trouvera peu parmi elles qui braveront
cette honte. Comme leur aïeule, la prêtresse gauloise Camma, elles
diront, non en jetant aux pieds de leur mari la tête du centurion
romain, mais en repoussant la loi qui ferait d'elles des courtisanes
légales: «Deux hommes vivants ne se vanteront pas de m'avoir possédée.»

Certes, répétons-le, c'est rarement en dehors de la religion que la
femme a la magnanimité, la divine compassion qui font d'elle la martyre
du devoir au foyer conjugal. Le christianisme seul nous apprend à
souffrir, et la doctrine positiviste qui cherche à le remplacer
n'apprend qu'à jouir. Aussi les hommes qui proscrivent Dieu de
l'éducation, sont-ils les mêmes qui appellent le divorce. C'est logique.
Ce n'est pas après avoir désarmé le soldat qu'on l'envoie à la bataille.
Ce n'est pas avec la perspective du néant que l'on nous dédommage des
douleurs de cette vie.


§VIII

_Où se retrouve le type de la femme française._

L'abaissement du caractère de la femme, la désorganisation du foyer,
voilà ce que nous a surtout montré jusqu'à présent le XIXe siècle. Si la
société française tout entière était gangrenée par cette corruption, il
y aurait de quoi désespérer de notre patrie. Une seule ressource peut
sauver un pays en décadence: c'est la famille avec ses traditions
domestiques, patriotiques, religieuses. Grâce à Dieu, cette ressource
suprême ne nous manque pas encore; et si les mauvaises moeurs sont les
plus apparentes parce qu'elles sont les plus tapageuses, elles ne sont
pas, disons-le bien haut, en majorité parmi nous, A toute époque le mal
a existé, et à toute époque aussi le bien a poursuivi son cours.

A côté de la femme légère, corrompue même, entraînant les hommes au
mal, on a vu et l'on voit toujours la femme laborieuse, unissant à la
tendresse miséricordieuse le dévouement poussé jusqu'au sacrifice, la
force morale qui fait d'elle pendant l'épreuve, la consolatrice de
l'homme, la conseillère du plus difficile devoir. «On a dit quelquefois,
avec beaucoup d'injustice, qu'au fond de toute faute de la part d'un
homme, il y a une femme. Le contraire est plus près de la vérité. Dans
toute action noble et désintéressée, cherchez bien, vous trouverez votre
mère, ou votre femme, ou votre enfant qui vous inspire, si vous
êtes vraiment un homme de coeur. Mère, épouse, fille ou soeur, oui,
répétons-le, il est des inspirations qui naissent de préférence dans
le coeur des femmes, où le froid calcul, les ambitieuses réserves, les
secrètes convoitises ont toujours moins de prise que sur l'esprit des
hommes, même les meilleurs[535].»

[Note 535: Cuvillier-Fleury, _Discours de réception à l'Académie
française._]

Tel est le caractère, telle est l'influence de la femme fidèle au plan
divin. Ce type a existé dans les plus anciennes sociétés patriarcales,
il s'est même retrouvé dans la corruption païenne. Mais il a reçu dans
la femme forte de l'Écriture son expression la plus accomplie avant que
l'Évangile lui eût donné une plus complète puissance de rayonnement et
de tendresse. Ce type, nos vieux ancêtres de Gaule et de Germanie l'ont
adopté avec amour, eux qui reconnaissaient dans la femme quelque chose
de divin. Pour les rudes guerriers du moyen âge, la femme, être
sacré, est une image visible de la Vierge Mère de Dieu; et le respect
chevaleresque qu'elle leur inspire devient l'un des traits de la
civilisation française.

Ce type, la corruption des siècles l'a épargné. A une civilisation plus
brillante, mais moins pure que celle du moyen âge, la femme française et
chrétienne n'a donné ou pris que les traditions de bon goût littéraire,
d'urbanité sociale, de bonne compagnie enfin, qui s'adaptent si bien à
ses qualités natives: la grâce enjouée, la vivacité d'esprit. C'est par
elle que vivent encore aujourd'hui les rares salons qui ont gardé les
traditions d'autrefois. C'est plus d'une fois par elle que le sentiment
du beau trouve encore de l'écho parmi nous.

A tous les degrés de l'échelle sociale, le type de la femme française
existe aujourd'hui; et, si dans les classes populaires, une éducation
appropriée à une modeste destinée, lui donne moins d'éclat, ses grandes
lignes subsistent toujours. Par l'élévation des sentiments, la plus
humble femme du peuple a une distinction innée qui frappe souvent
l'attention de l'observateur.

Dans tous les rangs de la société d'ailleurs, les femmes françaises ont
pour le bien un admirable élan. Enthousiastes de leur nature, elles
ne se bornent cependant pas à se laisser exalter par les grandes
inspirations. Avec cette tendance pratique qui est dans notre caractère
national, elles sentent le besoin de traduire par des actes, les
généreuses émotions qui ont passé dans leurs âmes. La charité n'a pas de
plus actifs missionnaires que les femmes de France. Ce sont les femmes
qui, chaque année, figurent en majorité parmi les lauréats des prix
Monthyon qui récompensent les humbles héroïsmes de la charité. Pauvres
elles-mêmes, elles donnent à de plus pauvres qu'elles leurs soins, leur
pain, leur temps.

Dans les classes plus élevées de la société, même chaleur d'âme, même
sollicitude. Il y a encore des châtelaines qui, de même qu'au moyen âge,
sont les mères de leurs paysans, et demeurent au milieu d'eux pour les
éclairer, les soutenir, les soigner enfin dans leurs maladies. Au sein
des villes, que de femmes vont porter dans les plus misérables demeures,
les tendres encouragements et les secours matériels de la charité!

Depuis qu'avec saint Vincent de Paul, la charité est surtout devenue
sociale, les femmes n'ont cessé de participer aux oeuvres fondées par
ce grand apôtre du bien, ou qui, animées de son esprit, sont nées dans
notre siècle. A présent, comme autrefois, les femmes du monde sont les
dignes émules des soeurs de la Charité et de toutes les saintes filles
qui, dans les autres communautés, se dévouent aux oeuvres du bien.
Comment ne pas nommer parmi celles-ci les Petites-Soeurs des pauvres, et
ne pas rappeler qu'elles furent instituées par deux ouvrières et par une
servante?

Sous l'inspiration de l'Évangile, les femmes de France, quel que soit
leur habit, quelle que soit leur condition sociale, embrassent dans
leur sollicitude l'existence humaine tout entière, depuis le moment où
l'enfant commence sa vie dans le sein de sa mère, jusqu'au temps où
le vieillard se traîne dans la tombe. Sociétés de charité maternelle,
éducation des enfants trouvés ou délaissés, orphelinats, crèches,
asiles, écoles primaires ou professionnelles, ouvroirs, patronage des
jeunes ouvrières valides ou malades, patronage de cercles d'ouvriers,
fourneaux économiques, hospitalité de nuit, hospices de vieillards,
hôpitaux, bagnes, prisons, maisons de détention, de correction, de
préservation, patronage des jeunes filles détenues et libérées, écoles
de réforme pour les petits vagabonds, on retrouve partout la femme de
l'Évangile, excepté dans les écoles et dans les hôpitaux d'où l'on
chasse avec le Dieu qui protège l'enfant et qui secourt le malade, la
sainte fille qui est la mère de l'un et de l'autre.

Entre toutes les oeuvres que je viens de signaler ici et qui
mériteraient une longue étude que ne me permet pas le cadre restreint
de mon travail, je ne peux résister au désir d'en désigner deux qui
montrent, sous deux aspects caractéristiques, la courageuse charité des
femmes de France. L'une est l'oeuvre des Dames du Calvaire. Elle réunit,
«en une grande famille[536],» les veuves qui cherchent en Dieu et dans la
charité les seules consolations que puisse laisser le déchirement des
affections humaines. Sans former de voeux, sans habit religieux, elles
recueillent des femmes atteintes des plaies les plus repoussantes, les
plus infectes, et ces plaies, ce sont elles qui les pansent de leurs
propres mains. Voilà ce que la charité chrétienne donne de courage
physique! Et voici maintenant ce qu'elle donne de courage moral.

[Note 536: _Manuel des oeuvres_.]

Parmi les communautés qui s'occupent spécialement des oeuvres
pénitentiaires et au nombre desquelles j'aime à placer le nom des sours
de Marie-Joseph et de Notre-Dame-du-Bon-Pasteur, «des dominicaines
appartenant aux premières familles de France, ne se bornent pas à
recueillir les libérées des prisons, disais-je ailleurs. Avec une
charité vraiment sublime et qui confond tous nos préjugés humains, elles
ouvrent leurs rangs à celles de leurs protégées qui, après cinq années
d'épreuves, ont été jugées dignes de prendre place parmi les épouses de
Jésus-Christ. C'est au R. P. Lataste qu'est due l'inspiration de cette
oeuvre si bien nommée: l'Oeuvre des Réhabilitées, qui est également
appelée: _la Maison de Béthanie_, admirable souvenir de l'humble demeure
que visitait Jésus, et où notre Sauveur aimait à rencontrer auprès de
Marthe qui n'a jamais failli, Marie qui a péché, mais à qui il sera
beaucoup pardonné, parce qu'elle a beaucoup aimé[537]!»

[Note 537: Extrait de mes _Études pénitentiaires_, publiées dans la
_Défense_, en 1878, d'après les documents qui m'avaient été communiqués
par le ministère de l'intérieur.]

Ce courage qui fait surmonter à la femme française et chrétienne tous
les dégoûts physiques, toutes les répulsions morales, ce courage lui
fait braver tous les périls. Dans les hôpitaux ravagés par le choléra,
sur les barricades, sur les champs de bataille, on voit la cornette de
là soeur de charité; et sous le feu meurtrier des obus aussi bien que
sous le souffle empesté de l'épidémie, elle a trouvé de vaillantes
auxiliaires dans la société laïque.

Lors de nos récentes calamités nationales, la bravoure et le patriotisme
des femmes de France se sont montrés à la hauteur des exemples du passé.
Si Dieu n'a plus suscité parmi elles une Jeanne d'Arc, du moins elles
ont prouvé qu'elles n'étaient pas indignes d'être nées dans le pays de
l'héroïne. Nous les avons vues à Paris supporter gaiement les rudes
épreuves du siège, la famine, la bombardement. Nous les avons
vues passer les glaciales nuits d'hiver à la queue des boucheries
municipales. Nous les avons vues accepter avec intrépidité la
perspective d'une explosion qui aurait fait périr avec elles
l'envahisseur, et demeurer calmes au milieu des obus qui, en sifflant
sur leurs demeures, leur apportaient peut-être la mort. Lorsqu'un
décret décida que les femmes qu'atteindraient les obus ennemis seraient
considérées comme tombées au champ d'honneur, c'était dignement répondre
à l'enthousiasme avec lequel les assiégées de Paris partageaient, non
seulement les rigueurs, mais les périls de la guerre. Elles pouvaient
avec fierté dire cette parole que je recueillais un jour sur les lèvres
de l'une d'elles: «Eh bien! nous mourrons comme des soldats!»

Devant le péril de la patrie, la femme s'est senti une âme romaine, et
j'ai vu la mère du soldat faire passer le salut national avant même la
vie de son fils.

Quand les généreuses émotions de la guerre étrangère firent place aux
poignantes douleurs de la guerre civile, les femmes se montrèrent pour
sauver des proscrits. Heureuses celles qui purent, comme les dames de la
Halle, préserver leur pasteur de la mort!

Rappelons-le encore ici: c'est, dans l'action de la charité, c'est dans
le courage du patriotisme, c'est dans les interventions qui ont pour
objet d'arracher des innocents à la mort, c'est là surtout la vraie
mission publique de la femme, ou, pour mieux dire, c'est l'extension
même du rôle qu'elle remplit à son foyer.

Cette mission, sociale et domestique, la femme qui sait la comprendre
n'en réclame pas d'autre. Ce n'est pas elle qui prétend à l'émancipation
politique. Il lui suffit de maintenir à son foyer les traditions de
justice, de désintéressement, d'honneur chevaleresque et de généreux
patriotisme, qui font sacrifier l'intérêt personnel à la voix de la
conscience[538]. Elle sait aussi que la plus sûre manière de servir son
pays est de lui donner dans ses fils de courageux soutiens, dans ses
filles, des femmes qui seront des mères éducatrices. Et lorsqu'elle a
le bonheur d'être unie à un homme digne d'elle, elle n'a pas non plus
à songer à l'émancipation civile. Entourée de sa tendresse et de
son respect, elle vit de sa vie, elle partage avec lui l'autorité
domestique, et si la loi humaine ne lui accorde pas la plénitude de son
droit maternel, elle exerce ce droit au nom d'une loi plus haute: le
_Décalogue_.

[Note 538: C'est dans ce sens que M. de Tocqueville souhaitait que la
femme ne se désintéressât pas de la vie publique: «J'ai vu cent fois,
dans le cours de ma vie,» écrivait-il à Mme Swetchine, «des hommes
faibles montrer de véritables vertus publiques, parce qu'il s'était
rencontré à côté d'eux une femme qui les avait soutenus dans cette voie,
non en leur conseillant tels ou tels actes en particulier, mais en
exerçant une influence fortifiante sur la manière dont ils devaient
considérer en général le devoir et même l'ambition.»]

C'est la famille patriarcale telle que Dieu l'a instituée au
commencement du monde, et telle que le Christ l'a restaurée. Elle a
traversé de bien mauvais jours, et peut-être subit-elle maintenant la
crise la plus périlleuse qu'elle ait jamais eu à combattre. Ce n'est
plus seulement, comme autrefois, la corruption des moeurs qui la menace;
c'est l'ébranlement même des principes sur lesquels elle repose: Dieu,
l'indissolubilité du mariage, l'autorité paternelle. Plus que jamais il
appartient à la femme d'être à son foyer la gardienne vigilante de ces
principes. Elle ne remplit pas seulement ainsi ses devoirs d'épouse et
de mère, elle remplit une mission patriotique. Au milieu des ruines qui
nous entourent, elle protège contre l'effondrement général, la seule
pierre qui soit restée debout: la pierre du foyer. C'est sur cette
pierre seulement que pourra se reconstituer la société française.

FIN



TABLE DES MATIÈRES.


CHAPITRE PREMIER
L'ÉDUCATION DES FEMMES--LA JEUNE FILLE LA FIANCÉE
(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)

Transformation que le XVIe siècle fait subir à l'existence de la
femme.--Le courant de la vie mondaine et le courant de la vie
domestique.--Les deux éducations.--Érudition des femmes de la
Renaissance.--Opinion de Montaigne à ce sujet.--Les émancipatrices
des femmes au XVIe siècle.--Les sages doctrines éducatrices et leur
application.--L'instruction des femmes au xviie siècle.--Les femmes
savantes d'après Mlle de Scudéry et Molière.--Suites funestes de la
satire de Molière.--L'ignorance des femmes jugée par La Bruyère,
Fénelon, Mme de Maintenon, etc.--L'éducation comprimée des jeunes
filles.--Réformes éducatrices: le traité de Fénelon sur _l'Éducation des
filles_. Mme de Maintenon à Saint-Cyr.--L'instruction professionnelle
et l'instruction primaire du XVIe au XVIIIe siècles.--Caractère de
l'ignorance des femmes du monde au XVIIIe siècle; leur éducation
automatique.--Les théories éducatrices de Rousseau et de Mme
Roland.--Les anciennes traditions.--Les résultats de l'éducation
mondaine et ceux de l'éducation domestique.--La jeune fille dans
la poésie et dans la vie réelle.--Les tendresses du foyer.--Mme de
Rastignac.--Le sévère principe romain de l'autorité paternelle.--Les
jeunes ménagères dans une gentilhommière normande.--La fille pauvre,
Mlle de Launay.--Le droit d'aînesse.--Bourdaloue et les vocations
forcées.--Condition civile et légale de la femme.--La communauté et le
régime dotal.--Marche ascendante des dots.--Mariages
d'ambition.--La chasse aux maris.--Les mariages enfantins--Mariages
d'argent.--Mésalliances.--Mariages secrets.--Les exigences du rang et
leurs victimes; une fille du régent; Mlle de Condé.--Mariages d'amour;
Mlle de Blois.--La corbeille.--Cérémonies et fêtes nuptiales.--Le
mariage chrétien.


CHAPITRE II
L'ÉPOUSE, LA VEUVE, LA MÈRE
(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)

La femme de cour.--Le luxe de la femme et le déshonneur du
foyer.--Nouveau caractère de la royauté féminine.--Tristes résultats des
mariages d'intérêt.--Indifférence réciproque des époux.--L'infidélité
conjugale.--Légèreté des moeurs.--Veuves consolables.--Mères
corruptrices.--La femme sévèrement jugée par les moralistes.--Rareté des
bons mariages.--La femme de ménage.--La femme dans la vie rurale.--La
baronne de Chantal.--La maîtresse de la maison, d'après les écrits de la
duchesse de Liancourt et de la duchesse de Doudeauville.--La femme forte
dans l'ancienne magistrature; Mme de Pontchartrain, Mme d'Aguesseau.--La
miséricorde de l'épouse; Mme de Montmorency; Mme de Bonneval.--La vie
conjugale suivant Montaigne.--Exemples de l'amour dans le mariage.--De
beaux ménages au XVIIIe siècle: la comtesse de Gisors, la maréchale de
Beauvau.--Dernière séparation des époux.--Hommages testamentaires
rendus par le mari à la vertu de la femme.--Dispositions testamentaires
concernant la veuve.--La mère veuve investie du droit d'instituer
l'héritier.--Autorité de la mère sur une postérité souvent
nombreuse.--La mission et les enseignements de la mère.--La mère de
Bayard.--Mme du Plessis-Mornay, la duchesse de Liancourt, Mme Le
Guerchois, née Madeleine d'Aguesseau.--L'aïeule.--La mère, soutien de
famille; Mme du Laurens.--Caractère austère et tendre de l'affection
maternelle.--Mères pleurant leurs enfants.--La mère le fils réunis dans
le même tombeau.


CHAPITRE III
LA FEMME DANS LA VIE INTELLECTUELLE DE LA FRANCE
(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)

Influence des femmes sur les arts de la Renaissance.--Leur rôle
littéraire.--Marguerite d'Angoulême.--Les Contes de la reine de Navarre
et la causerie française.--Vie de Marguerite, ses lettres et ses
poésies.--La seconde Marguerite.--_Mémoires_ de la troisième
Marguerite.--Marie Stuart.--Gabrielle de Bourbon.--Jeanne
d'Albret.--Femmes poètes du xvie siècle, la belle Cordière, les dames
des Roches, etc.--Mlle de Gournay, son influence philologique.--Les
salons du xviie siècle.--L'hôtel de Rambouillet; Corneille et les
commensaux de la _chambre bleue_.--La duchesse d'Aiguillon, protectrice
du _Cid_; écrivains et artistes qu'elle reçoit au Petit-Luxembourg.--La
marquise de Sablé et les _Maximes_ de La Rochefoucauld.--Double courant
féminin qui donne naissance aux _Caractères_ de La Bruyère.--Les
conversations d'après Mlle de Scudéry.--Relations littéraires de
Fléchier avec quelques femmes distinguées.--Les protectrices et les
amies de La Fontaine.--Anne d'Autriche protège les lettres et les
arts.--Racine et les femmes.--Productions intellectuelles des femmes du
XVIIe siècle.--Les oeuvres de Mme de la Fayette.--Les lettres de Mme de
Sévigné.--Mme de Maintenon.--Mme Dacier.--Femmes peintres au XVIIe et
au XVIIIe siècles.--Mme de Pompadour.--Femmes de lettres et salons
littéraires au XVIIIe siècle: Mme de Tencin, la cour de Sceaux; Mme de
Staal de Launay, la marquise de Lambert.--Influence des femmes du XVIIIe
siècle sur les travaux des philosophes et des savants.--Mme du Chatelet,
Mlle de Lézardière.--Le salons philosophiques; Mme Geoffrin.--Un salon
du faubourg Saint-Germain: la marquise du Deffant.--Les admiratrices de
Rousseau et de Voltaire.


CHAPITRE IV
LA FEMME DANS LA VIE PUBLIQUE DE NOTRE PAYS

Quelle a été l'influence des femmes dans l'histoire des temps
modernes.--Entre le moyen âge et la Renaissance: Jeanne Hachette et
les femmes de Beauvais; Anne de France, dame de Beaujeu; Anne de
Bretagne.--XVIe-XVIIIe siècles: Louise de Savoie et Marguerite
d'Angoulême. Les favorites des Valois. Catherine de Médicis. Élisabeth
d'Autriche. Anne d'Este, duchesse de Guise. La duchesse de Montpensier.
La femme de Coligny. Jeanne d'Albret. Caractère violent des femmes du
XVIe siècle. Une tradition du moyen âge. Les vaillantes femmes. Marie
de Médicis. Anne d'Autriche. Rôle des femmes pendant la Fronde. Les
collaboratrices de saint Vincent de Paul. Mme de Maintenon. Mme de Prie,
Mme de Pompadour, Mme du Barry. Les conseillères de Gustave III. La
mère de Louis XVI. Marie-Antoinette. Les martyres et les héroïnes-de
la Révolution. Les femmes politiques de la Révolution: Mme Roland,
Charlotte Corday, Olympe de Gouges. Les mégères. Les _flagelleuses_.
Leurs clubs. Les tricoteuses; les sans-culottes. Les _Furies de la
guillotine_. La Mère Duchesne, Reine Audu, Rosé Lacombe. Théroigne de
Méricourt.


CHAPITRE V
LA FEMME AU XIXe SIÈCLE--LES LEÇONS DU PRÉSENT ET LES EXEMPLES DU PASSÉ

§ I. L'émancipation politique des femmes jugée par l'école
révolutionnaire.--§ II. Le travail des femmes. Quelles sont les
professions et les fonctions qu'elles peuvent exercer?--§ III. Quelle
est la part de la femme dans les oeuvres de l'intelligence et dans
quelle mesure la femme peut-elle s'adonner aux lettres et aux arts?--§
IV. L'éducation des femmes dans ses rapports avec leur mission.--§
V. Conditions actuelles du mariages. Les droits civils de la femme
peuvent-ils être améliorés?--§ VI. Mondaines et demi-mondaines.--§ VII.
Le divorce.--§ VIII. Où se retrouve le type de la femme française.



[Note du transcripteur: Matériel reporté du début du livre.]


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