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Title: Les Français en Amérique pendant la guerre de l'indépendance des États-Unis 1777-1783
Author: Balch, Thomas
Language: French
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gallica (Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr.



LES FRANÇAIS EN AMÉRIQUE PENDANT LA GUERRE DE L'INDÉPENDANCE DES
ÉTATS-UNIS

1777-1783

PAR THOMAS BALCH

1872



Cet ouvrage est divisé en deux parties: la première traite des causes
et des origines de la guerre de l'Indépendance, résume les événements
de cette guerre jusqu'en 1781 et donne une relation complète de
l'expédition du corps français, aux ordres du comte de Rochambeau,
jusqu'en 1783.

La seconde partie est spécialement consacrée:

1° À des Notices historiques sur les régiments français qui passèrent
en Amérique et qui y servirent;

2° À des Notices biographiques sur les volontaires français qui se
mirent au service du Congrès et sur les principaux officiers qui se
trouvèrent aux sièges de Savannah et d'York, ou qui combattirent sur
terre et sur mer en faveur de l'indépendance des États-Unis;

3° À plusieurs épisodes et détails intéressants, parmi lesquels se
trouve un aperçu de la société américaine de cette époque, telle
qu'elle s'est présentée aux officiers français qui parlent dans
leurs manuscrits et leurs lettres de la vie intime d'un grand nombre
d'honorables familles américaines.

Je ne livre aujourd'hui au public que la première partie de cet
ouvrage. Pendant qu'elle était sous presse, j'ai reçu pour la seconde
un si grand nombre de communications intéressantes, que je me suis
trouvé dans la nécessité de reprendre en sous-oeuvre mon manuscrit
terminé. J'espère que les personnes qui veulent bien trouver quelque
intérêt dans la lecture de cet ouvrage, ou qui m'ont aidé et encouragé
dans sa préparation, n'auront pas à regretter ce retard. Outre
qu'il me permettra d'apporter plus de soin et d'exactitude dans
l'énumération des officiers français et dans la rédaction des Notices
qui leur sont consacrées, je me plais à croire qu'il me permettra
d'utiliser les renseignements que je pourrais encore recueillir d'ici
à quelques mois sur le même sujet. Je les recevrai toujours avec
reconnaissance, et je me réserve de faire connaître dans la seconde
partie les nombreux amis qui m'ont aidé ou par des renseignements ou
par des conseils.

Paris, 18 août 1870.



AVIS DE L'ÉDITEUR


Le livre que nous présentons aujourd'hui au public devait paraître à
la fin de 1870; les tristes événements qui se sont accomplis en ont
seuls retardé l'apparition.

Écrit par un des hommes les plus recommandables des États-Unis de
l'Amérique du Nord, et mieux placé que qui que ce soit pour réunir les
documents nécessaires, cet ouvrage donne, sur le rôle que la France a
joué pendant la guerre de l'Indépendance, des aperçus nouveaux.

On appréciera d'autant plus cet ouvrage que c'est la première fois que
ce sujet est traité d'une manière aussi étendue.

De l'intéressant récit de cette guerre, dont les résultats devaient
être si importants pour l'avenir, ressort surtout un événement
considérable, c'est la solidarité de la France et l'influence que
cette participation a eue sur son sort politique; l'étroite union
de La Fayette et de Rochambeau avec Washington y a contribué pour
beaucoup.

En parcourant ce livre, le lecteur se rendra compte du soin extrême
que met l'auteur à indiquer les sources auxquelles il a pris ses
renseignements. Tous les faits qu'il avance ont été soigneusement
contrôlés. Le chapitre qu'il consacre à l'analyse de ses documents,
dont quelques-uns, inédits, sont à l'état de manuscrit, est des plus
instructifs.

Afin d'aider à l'intelligence du récit, et de pouvoir suivre chacune
des phases de cette lutte, l'auteur, profitant de la situation qu'il
occupe dans sa patrie, a dressé, en quelque sorte sur le terrain, une
carte donnant minutieusement tous les endroits où les troupes ont
campé. À cause de l'immense étendue sur laquelle se sont accomplis les
événements, cette carte était utile à tous égards. Nous avons pensé
qu'il serait agréable à nos lecteurs d'avoir le dessin des assignats
que les treize États se virent dans la nécessité d'émettre afin de
soutenir la lutte. Ils en trouveront le fac-similé à la fin du volume.

A. S.

Janvier 1872.


LES FRANÇAIS EN AMÉRIQUE PENDANT LA GUERRE DE L'INDÉPENDANCE


1

La guerre que les colonies anglaises d'Amérique soutinrent contre
leur métropole vers la fin du siècle dernier n'eut, au point de vue
militaire, qu'une importance très-secondaire. Nous n'y trouvons ni
ces troupes nombreuses dont les rencontres sanglantes font date dans
l'histoire de l'humanité; ni ces noms retentissants de conquérants ou
de guerriers que les générations se transmettent avec un sentiment
d'admiration mêlé de terreur; ni ces élans passionnés, impétueux et
destructeurs qui fondèrent sur des ruines les empires de l'antiquité
ou du moyen âge; ni ces manoeuvres grandioses, rapides et savantes qui
sont le caractère du génie militaire des temps modernes. Là, point
de grandes batailles, point de longs sièges, point de faits d'armes
extraordinaires ou immédiatement décisifs. Pourtant, au point de vue
politique, cette lutte, dont j'essaye de rechercher ici les origines
et de retracer les péripéties, eut les conséquences les plus
importantes et les plus imprévues. Ce n'est pas seulement parce que
toutes les nations de la vieille Europe prirent une part plus ou moins
directe à la guerre de l'indépendance des États-Unis. Si d'un côté, en
effet, les princes allemands se laissèrent traîner à la remorque de
l'Angleterre dans cette lutte, à laquelle les populations semblaient
très-indifférentes en principe,[1] d'autre part la France, l'Espagne,
la Hollande, la Suède, la Russie même, soutinrent les révoltés et
s'intéressèrent à leur triomphe à des degrés différents. Les faibles
éclats de la fusillade de Lexington eurent aussi de puissants échos
sur toutes les mers du globe et jusque dans les colonies anglaises les
plus reculées. Mais, je le répète, l'historien impartial ne trouvera
guère que des épisodes à relater, dans cette période de huit ans qui
s'écoula entre les premières réclamations des colons américains et la
reconnaissance définitive par l'Angleterre de leur indépendance.

[Note 1: Voir la brochure de Mirabeau. _Avis aux Hessois._ Amsterdam,
1777.]

C'est qu'un pareil résultat, obtenu par une nation naissante,
représentait le triomphe d'idées philosophiques et politiques qui
n'avaient encore eu nulle part, jusqu'à cette époque, droit de cité.
C'est que la proclamation des _Droits du peuple et du citoyen_ vint
saper dans ses bases le vieil ordre social et monarchique, substituer
le règne de la justice à celui de la force dans l'organisation des
empires, rappeler aux nations quelles étaient les assises véritables
de leur prospérité et de leur grandeur.

La réforme religieuse avait suivi de très-près la découverte
du nouveau monde. Il semble que cette terre vierge devait être
non-seulement un refuge contre les persécutions, mais une sorte de
Terre Promise où les nouvelles doctrines pourraient s'épanouir dans
toute leur splendeur en fondant une puissance, à la fois continentale
et maritime, que son développement rapide et sans précédent devait
placer en moins d'un siècle à un rang assez élevé pour contre-balancer
la prépondérance de l'ancien monde.

Il n'est pas douteux que les événements qui se passèrent en Amérique
n'aient hâté l'avènement de la Révolution française. Je suis loin
d'affirmer qu'ils en aient été l'unique cause, et il suffirait pour
s'en convaincre de remarquer que les Français qui combattirent pour la
cause des Américains, soit à titre de volontaires, soit comme attachés
au corps expéditionnaire aux ordres du comte de Rochambeau, furent
pour la plupart, dans leur patrie, les défenseurs les plus dévoués de
la royauté et les adversaires les plus acharnés des idées libérales et
des réformes. Pourtant ces événements firent une sensation profonde
dans la masse de la nation, qui voulut au jour de son triomphe
inscrire en tête de ses codes les principes proclamés à Philadelphie
en 1776.

La France prit à cette guerre de l'indépendance américaine une part
des plus actives et des plus glorieuses. Son gouvernement, poussé par
l'animosité héréditaire de la nation contre l'Angleterre, dominé par
l'esprit philosophique en faveur à la cour, mû enfin par son propre
intérêt, excita ou entretint d'abord par ses agents le mécontentement
des Anglo-Américains; puis, au moment de la lutte, il les aida de sa
diplomatie, de son argent, de ses flottes et de ses soldats.

«La France seule fait la guerre pour une idée,» a dit son Souverain
dans ces dernières années. Jamais peut-être cette ligne de conduite
ne fut mise à exécution avec autant de désintéressement et de
persévérance qu'à l'époque de l'intervention française dans la guerre
de l'indépendance américaine. La politique inaugurée par Choiseul fut
soutenue par son successeur de Vergennes, au moyen des armées et des
flottes de la France, sans égard pour ses finances très-obérées, au
point de susciter dans l'esprit public un mouvement qui ne contribua
pas peu à hâter la Révolution de 1789. Aussi cette partie de
l'histoire, qui appartient aussi bien aux États-Unis qu'à la France,
offre-t-elle un égal intérêt pour les deux nations.

Les mémoires de Washington, ceux de Rochambeau, et les nombreux
ouvrages publiés sur les États-Unis nous disent bien, d'une manière
générale, quels furent les mouvements militaires de l'expédition
française. On retrouve aussi dans un grand nombre d'auteurs, dont je
rappelle plus loin les oeuvres et les noms, les exploits de quelques
officiers que leurs convictions ou leur devoir amenèrent en Amérique
pendant ces événements. Mais ces récits trop généraux ou ces épisodes
isolés ne suffisent pas pour donner une idée bien exacte ou bien
précise de la part qui doit être attribuée à chacun.

Loin de moi la pensée de refaire ici une fade esquisse historique de
cette grande lutte dans laquelle on trouve des problèmes politiques
des plus sérieux et dont les détails ont le charme d'un poème épique.
Des ouvrages si nombreux et si savants ont déjà été publiés sur
ce sujet, si grand est le talent de leurs auteurs, si profond est
l'intérêt qu'ils ont excité en Europe et en Amérique, qu'on peut
assurer qu'aucune époque analogue d'une histoire n'a été plus
soigneusement racontée dans son ensemble, plus minutieusement
approfondie dans ses principaux détails. Quelle histoire pourrait être
mieux élaborée que celle que M. Bancroft a donnée de son pays? Quel
plus beau portrait pourrait-on peindre d'un grand homme que celui que
M. Guizot nous a tracé de Washington?

Ces oeuvres me semblent pourtant offrir une lacune.

Le soin que les Américains durent prendre de leur organisation
intérieure les empêcha de se préoccuper de certains détails du conflit
dont ils étaient si heureusement sortis, principalement pour ce qui
avait rapport aux étrangers venus à leur aide, puis rappelés dans
leurs foyers par leurs propres préoccupations. Ils n'oublièrent pas
néanmoins ces alliés, dont ils gardèrent au contraire le plus profond
et le plus sympathique souvenir[2].

[Note 2: J'invoque sur ce point les affirmations des Français
eux-mêmes. Ceux que les orages politiques ou leur désir de s'instruire
poussèrent dans le nouveau monde: La Rochefoucault (_Voyage
dans les États-Unis d'Amérique, 1795-97_, par le duc de La
Rochefoucault-Liancourt. Paris, iv, 285) et La Fayette, en
particulier, se plaisent à reconnaître l'accueil amical, sinon
enthousiaste, qu'ils ont reçu aux Etats-Unis.

Voir: _La Fayette en Amérique_, par M. Regnault-Varin. Paris, 1832.--
_Souvenirs sur la vie privée du général La Fayette_, par Jules
Cloquet. Paris, 1836.--_La Fayette en Amérique_, par A. Levasseur,
2 vol. Paris, 1829.--_Voyage du général La Fayette aux Etats-Unis_.
Paris, 1826.--_Histoire du général La Fayette_ (traduction). Paris,
1825.

Voir aussi: _Mémoires du comte de M***_ (Pontgibaud). Paris, 1828.]

Les Français ne furent pas moins vivement détournés d'un examen
attentif des faits et gestes de leurs concitoyens en Amérique par les
instantes excitations de leurs discordes intestines. Il en résulte
que non-seulement on ne possède pas une histoire bien exacte et bien
circonstanciée de l'intervention française en Amérique pendant la
guerre de l'indépendance, mais encore que les matériaux d'une pareille
histoire font défaut ou ont été de suite égarés. Ainsi on n'a publié
jusqu'à ce jour ni les noms des régiments français avec la liste de
leurs officiers, ni la composition des escadres, ni la marche exacte
des troupes, ni l'ordre précis des combats, ni les pertes subies. En
sorte qu'une monographie de cette curieuse partie de l'histoire de la
guerre de l'indépendance, bien que plusieurs fois tentée, reste encore
à écrire.

La lacune que je signale a été reconnue par bien d'autres avant moi.
Mais ils n'ont pas eu la bonne fortune qui m'est échue d'avoir en leur
possession des manuscrits inédits ou des documents rares et originaux
tels que ceux que je me suis procurés et dont je donne ici les titres.
Quoique je n'aie pas la prétention d'avoir fait tout ce qu'il y avait
à faire sous ce rapport, et que je sois le premier à reconnaître
l'imperfection de mon oeuvre, j'ai l'espoir que mes efforts n'auront
pas été stériles et que j'aurai jeté quelque lumière sur un sujet qui,
tout en exigeant de longues recherches, a été pour moi une source de
véritable plaisir.

Avant d'en arriver aux événements qui font plus spécialement l'objet
de ce travail et pour mieux faire comprendre la politique française
avant et pendant le conflit, j'ai cru qu'il était utile de rappeler
sommairement au lecteur quelle fut l'origine des colonies anglaises
d'Amérique, quelles relations la France entretint avec elles, et
quelles circonstances excitèrent leur mécontentement et leur firent
prendre les armes.

Je me suis ensuite fait un devoir de rappeler, en leur rendant la
justice qui leur est due, les noms de ces hommes qui, sans autre
mobile que leur sympathie pour une noble cause et le sentiment
désintéressé de l'honneur, ont partagé les dangers, les privations et
les souffrances de nos pères, et les ont soutenus dans la défense de
nos droits et dans la conquête de notre liberté.

Enfin, j'ai l'espoir que ce livre, tout imparfait qu'il soit, sera
favorablement accueilli par les Français et sera considéré par eux
comme un hommage qui leur est rendu par un descendant de ceux auprès
desquels ils ont si généreusement combattu.



II


La tâche que je me suis imposée a été moins laborieuse dans la
vérification ou la recherche des faits historiques en général que dans
la composition de la liste et des notices biographiques des officiers
français qui prirent part à la guerre de l'indépendance, soit dans
l'armée régulière, soit comme volontaires au service du Congrès, soit
enfin sur les flottes qui parurent sur les rivages des États-Unis. Le
nombre et l'importance des documents inédits ou très-rares qui ont été
les premiers matériaux de mon travail permettront d'apprécier d'abord
tout le parti que j'ai pu en tirer. Mais il m'est impossible de faire
connaître, à cause de leur multiplicité, les sources de toute espèce
auxquelles j'ai puisé, pas plus que je ne puis nommer les nombreuses
personnes de toutes conditions qui m'ont fourni des renseignements
utiles. Les Revues, les éloges funèbres, les collections du _Mercure
de France_, les _Annuaires militaires_, ont été minutieusement et
fructueusement examinés. Que de brochures et de livres n'ai-je pas dû
parcourir, souvent dans le seul but de découvrir un nom nouveau, de
vérifier une date ou de contrôler un fait! Que de lettres n'ai-je pas
reçues, que de révélations n'ai-je pas provoquées, pendant le temps
que, toujours préoccupé de mon sujet, je cherchais des renseignements
partout où j'avais l'espoir d'en découvrir![3]

[Note 3: Entre autres je citerai ici deux exemples: M. Michel
Chevalier, le savant économiste, en me mettant en relation avec M.
Henri Fournel, qui avait été comme lui un des disciples les plus
éminents de Saint-Simon, m'offrit l'occasion de me procurer sur ce
célèbre réformateur, qui commanda un corps de Français devant York,
l'intéressante lettre qu'on trouvera dans les Notices biographiques.
M. le marquis de Bouille a bien voulu me soumettre également les
lettres originales que Washington écrivit à son grand-père, à
l'occasion de sa nomination dans l'ordre de Cincinnatus.]

Souvent une circonstance fortuite me faisait mettre la main sur un
livre ignoré se rapportant par quelque point inattendu à mon
sujet; d'autres fois c'était une personne que des liens de famille
rattachaient à quelque ancien officier de Rochambeau, qui voulait
bien me faire part de ses archives particulières ou de ses souvenirs
personnels. Si, dans le courant de mon récit, j'avais dû citer toutes
ces origines, l'étendue de cet ouvrage aurait été, sans profit pour le
lecteur, augmentée dans une proportion exagérée; force m'a donc été de
réserver la mention des sources où j'ai puisé mes renseignements
pour les points les plus importants, les moins connus ou les plus
susceptibles de soulever la critique.

ARCHIVES DE LA GUERRE (France).

Il existe à la Société historique de Pennsylvanie un manuscrit dressé
d'après les archives du ministère de la guerre de France, contenant
la liste des officiers du corps expéditionnaire aux ordres de M. de
Rochambeau. Ce manuscrit, dont je possède une copie, a été obtenu
grâce à l'influence de M. Richard Rush, alors ministre des États-Unis
à Paris. Mais l'accès de ces archives est très-difficile. La
bienveillante intervention du général Favé, commandant de
l'école Polytechnique, auprès du maréchal Niel, m'a fait obtenir
l'autorisation de faire moi-même de nouvelles recherches. J'ai réussi
à me procurer une autre liste, dressée d'après les dossiers des
officiers, différente en quelques parties de la première. D'ailleurs
ces deux listes sont l'une et l'autre très-incomplètes, non-seulement
quant aux noms des officiers, mais aussi quant à leurs notices
biographiques.

Elles ne font, par exemple, aucune mention du duc de Lauzun ni de sa
légion, qui rendit de si importants services au corps expéditionnaire.
Les _Annuaires militaires_ de l'époque sont également muets sur ce
sujet.

ARCHIVES DE LA MARINE (France).

S. Exc. M. le Ministre de la marine m'a accordé l'autorisation de
parcourir ces archives, et M. Avalle, bibliothécaire à ce ministère,
a mis à ma disposition, avec une bienveillance que je me plais à
reconnaître ici, les documents placés sous sa direction, et en
particulier les _Mémoires du comte de Grasse_, inscrits sous les n°
15186 et 6397.

Mais l'histoire des Campagnes maritimes a été très-exactement et
très-complètement écrite par Le Bouchet, de Kerguélen et plusieurs
autres plus ou moins connus[4]. Il m'a semblé superflu dès lors de
m'appesantir sur ce même sujet.

JOURNAL DE CLAUDE BLANCHARD, commissaire principal des guerres attaché
à l'expédition de Rochambeau, comprenant les campagnes de 1780-81-82
et 83[5].

Je dois la communication de ce précieux manuscrit à la bienveillance
de M. Maurice La Chesnais, arrière petit-fils de Blanchard. Tout en
faisant mon profit des renseignements que je trouvais dans ces pages,
écrites avec une grande exactitude, pour ainsi dire sous L'influence
des événements, j'ai dû me contenter de leur faire de courts emprunts,
puisqu'elles seront bientôt livrées au public par leur possesseur
actuel, qui en a donné tout récemment une notice[6].

JOURNAL DU COMTE DE MENONVILLE[7].

[Note 4: _Histoire de la dernière guerre entre la Grande-Bretagne
et les Etats-Unis d'Amérique, de 1775 à 1783_, par Julien Odet Le
Bouchet. Paris, 1787, in-4°. _Relation des combats et des événements
de la guerre maritime_, par Y.J. Kerguélen, ancien contre-amiral.
Paris, 1796.]

[Note 5: Voir la _Notice biographique_ que j'ai consacrée à l'auteur
de ce journal.]

[Note 6: Voir _Revue militaire française_, 1869.]

[Note 7: Voir _Notices biographiques_.]

Aucune partie de ce journal n'a été publiée, et je n'ai trouvé nulle
part de renseignements imprimés sur l'auteur; mais son petit-fils,
chef actuel de la famille, a bien voulu me communiquer des documents
et des détails importants. Il était aide-major général de l'armée de
Rochambeau (_Blanchard_), mais il fut promu en novembre 1781 au grade
de major-général. Ce manuscrit inédit offre aussi le plus grand
intérêt par une exactitude de détails bien rare dans les écrits de ce
temps qui me sont parvenus.

MÉMOIRES DE GEORGES-ARISTIDE-AUBERT DUPETIT-THOUARS, capitaine de
vaisseau: manuscrit.

Ces mémoires sont relatifs à la guerre d'Amérique de 1779 à 1783, et
leur auteur les destinait à l'impression. Ils ne contiennent que de
faibles lacunes.

La _Biographie maritime_, ouvrage que j'ai utilement consulté[8], dit:
«Dupetit-Thouars a laissé plusieurs manuscrits, que sa soeur, Mlle
Félicité Dupetit-Thouars, a réunis en 3 _volumes in_-8°, sous le
titre de LETTRES, MÉMOIRES ET OPUSCULES d'Aristide DUPETIT-THOUARS,
capitaine de vaisseau, enseveli sous les débris du _Tonnant_, au
combat d'Aboukir, ouvrage dont nous nous sommes beaucoup aidé pour la
rédaction de cette notice.»

Or Guérard[9] dit qu'un seul volume fut publié par le frère et la
soeur.[10] «Il contient, dit-il, une longue lettre sur la guerre de
1778-83 adressée au commandant Du Lomieu en 1785, où l'on reconnaît le
capitaine instruit et avide d'enrichir la science de faits nouveaux.»

[Note 8: Il porte comme sous-titre: _Notices historiques sur la vie et
les campagnes des marins célèbres_, par Hennequin, chef de bureau au
ministère de la marine, 3 vol. in-8. Paris, Regnault, 1837.]

[Note 9: _La France littéraire ou la littérature contemporaine_.
Paris, 1842.]

[Note 10: Chez Dentu et Arthur Béchard. Paris, 1822, in-8. Livre que
je n'ai trouvé nulle part.]

Le manuscrit que je possède ne se rapporte nullement à cette
indication, et renferme des lettres et des renseignements qui me
donnent tout lieu de croire qu'il n'a jamais été publié et qu'il
n'est pas de la main du capitaine Dupetit-Thouars lui-même, malgré
l'affirmation de l'expert, M. Chavaray, consignée dans son catalogue
et répétée dans la pièce qui constate l'authenticité de ce manuscrit.
Je pense qu'il a été dressé sur les notes du capitaine, par son frère
le botaniste.

Bien que l'histoire des campagnes maritimes ait été très-exactement
et très-complètement écrite, comme je l'ai constaté plus haut, les
mémoires de Dupetit-Thouars m'ont fourni d'utiles renseignements
sur les mouvements des flottes et aussi de l'armée de terre, en
particulier au siège de Savannah.

J'ai acquis ce manuscrit chez M. Chavaray, à Paris, le 7 décembre
1869. M. Margry, le savant archiviste du ministère de la marine, qui
a bien voulu appeler mon attention sur ce document avant la vente
publique pour laquelle il était annoncé, exprime l'opinion qu'il
contenait des faits et des informations d'une grande valeur pour les
archives de la marine.

  Journal de mon séjour en Amérique, depuis mon départ de
  France, en mars 1780, jusqu'au 19 octobre 1781. Manuscrit anonyme
  inédit.

Une copie de ce manuscrit a été vendue à Paris en 1868, et je dois
à l'obligeance de M. Norton, l'acquéreur, d'en avoir pu prendre
connaissance. Celle que je possède est rectifiée en quelques points
et est augmentée de nouveaux documents. Elles ne semblent, du reste,
l'une et l'autre que des copies des notes laissées par un aide de camp
de Rochambeau; car non-seulement les noms des villes et des rivières
traversées par les troupes françaises y sont défigurés au point d'être
méconnaissables; mais même les noms des officiers de cette armée. Or
ceux-ci devaient être bien connus de l'auteur du manuscrit.

Quoi qu'il en soit, il donne des renseignements intéressants sur la
marche des troupes, sur le siège d'York et sur la société américaine à
cette époque.

Quant au nom de l'auteur, je crois pouvoir affirmer que c'est
Cromot-Dubourg, et voici sur quelles raisons repose mon opinion.

Les aides de camp de M. de Rochambeau, étaient, au rapport de
Blanchard[11], de Dumas[12] et de M. de Rochambeau lui-même[13]:--De
Fersen,--de Damas,--Charles de Lameth,--de Closen,--Collot,--Mathieu
Dumas,--de Lauberdières,--de Vauban,--de Charìus,--les frères
Berthier,--Cromot-Dubourg.

La lecture du journal dont il s'agit nous apprend que son auteur passa
en Amérique sur la frégate _la Concorde_[14]. Cette frégate portait
le nouveau chef de l'escadre française, M. de Barras, le vicomte de
Rochambeau[15] et M. d'Alphéran, lieutenant de vaisseau[16]. Je n'ai
pu trouver aucune trace de la liste des passagers de la _Concorde_, ni
dans les archives de la Guerre, ni dans celles de la Marine, ni dans
aucun des nombreux ouvrages que j'ai consultés. J'observe de plus
par la lecture de ce manuscrit que son auteur était jeune, âgé de
vingt-cinq à trente ans _et qu'il n'avait pas encore assisté à une
seule action, ni entendu de coups de feu_.

[Note 11: Manuscrit journal.]

[Note 12: _Souvenirs_, publiés par son fils. Paris, 1839, I, 25, 70.]

[Note 13: _Mémoires de Rochambeau_, 2 vol. Paris, 1809.]

[Note 14: Partis de Brest le 26 mars 1780. _Mercure de France_.]

[Note 15: Tous les mémoires s'accordent sur ces deux noms.]

[Note 16: Journal de Blanchard.]

Ces indications me permettent d'éliminer de suite de ma liste: MM.
de Fersen, de Damas, de Lameth, de Closen, Mathieu Dumas, de
Lauberdières, de Vauban, Collot et de Charlus.

Ces officiers vinrent en effet en Amérique avec M. de Rochambeau sur
l'escadre aux ordres de M. de Ternay. Leurs noms sont cités parmi ceux
des passagers par Blanchard, dans son journal et par Mathieu Dumas.

De plus, ils avaient tous servi et _avaient vu le feu_ pendant la
guerre de Sept Ans ou en Corse[17].

[Note 17: Voir les _Notices biographiques_.]

Enfin, si quelques-uns ne rentrent pas dans l'une ou l'autre de ces
catégories, ils sont cités par l'auteur du manuscrit chaque fois
qu'ils se trouvent chargés de quelques fonctions relatives à leur
emploi; et, comme cet auteur parle toujours à la première personne, il
n'est pas possible de le confondre avec l'un d'eux.

On pourrait croire que mon anonyme est le vicomte de Rochambeau
lui-même, qui avait été passager de la _Concorde_ et auquel on donne
aussi dans quelques ouvrages la qualité d'aide de camp de son père.
Mais cette hypothèse doit être rejetée de suite, car le vicomte de
Rochambeau avait servi en Allemagne et en Corse, et d'ailleurs le ton
général du journal ne s'accorde en aucun point avec la parenté de son
auteur et du général en chef. Enfin le vicomte de Rochambeau a tenu
devant York, au récit de Dumas, une conduite qui n'est pas relatée
dans ce manuscrit.

Il reste à examiner les noms de Berthier et de Cromot-Dubourg.

J'ai opiné quelque temps pour le premier nom. Le futur maréchal de
France, ami de Napoléon, fit en effet ses premières armes en Amérique.
Il n'y passa pas sur l'escadre aux ordres de M. de Ternay; et comme
le nom de Cromot-Dubourg ne se trouve cité ni dans les _Mémoires de
Rochambeau_ ni dans ceux de Dumas[18], et qu'au contraire je trouve
dans ces ouvrages que les frères Berthier vinrent plus tard et furent
adjoints à l'état-major, j'avais cru que c'était par erreur que M. de
Rochambeau ajoutait, «_le 30 septembre 1780, avec M. de Choiseul_.» Il
y avait bien là en effet une erreur, car le 30 septembre 1780, c'est
M. de _Choisy_ et non de _Choiseul_ qui arriva de Saint-Domingue
à New-Port sur la _Gentille_, avec neuf autres officiers. Mais la
lecture du _Journal_ de Blanchard me convainquit de l'exactitude des
faits énoncés dans les _Mémoires_ de Rochambeau. G. de Deux-Ponts[19]
reporte aussi au 30 septembre l'arrivée de la _Gentille_ avec neuf
officiers, parmi lesquels il cite M. de Choisy et M. de Thuillières,
capitaine du régiment de Deux-Ponts.

[Note 18: Voir _Souvenirs du lieut.-gén. comte Mathieu Dumas_, publiés
par son fils, 3 vol. Paris, 1839.]

[Note 19: _Mes Campagnes en Amérique_, page 19.]

En présence de la concordance des versions de M. de Rochambeau et
de Blanchard relatives à l'arrivée des frères Berthier, par la
_Gentille_, le 30 septembre, je n'avais plus à hésiter. L'aîné des
frères ne pouvait être l'auteur du manuscrit, et le second était à
peine âgé de dix-sept ans. En outre, nulle part dans ce journal,
l'aide de camp dont nous cherchons le nom ne fait mention d'un frère
qui l'accompagnerait.

Quant à Cromot-Dubourg, c'est le seul dont la situation réponde à
toutes les conditions dans lesquelles doit être placé mon personnage.
En se reportant aux notes que m'ont fournies les archives du ministère
de la guerre, je trouve qu'il faisait ses premières armes et qu'il
rejoignit l'armée en Amérique. Son nom ne se trouve pas cité dans
le manuscrit, ce qui se comprend, si les notes originales étaient
rédigées par lui-même.

Enfin Blanchard, après avoir donné la liste des aides de camp de M.
de Rochambeau, sauf Collot, dont il ne parle pas du tout, mais qui
n'était plus jeune et qui, au rapport de Dumas, partit dès le début,
Blanchard ajoute: «M. Cromot-Dubourg, qui arriva peu de temps après
nous, fut aussi aide de camp de M. de Rochambeau[20].»

RELATION DU PRINCE DE BROGLIE. Copie d'un manuscrit inédit[21].

Elle m'a été fournie par M. Bancroft, l'historien bien connu de sa
patrie, ambassadeur des États-Unis à Berlin. Grâce à la bienveillance
de M. Guizot, j'ai trouvé que quelques parties de cette relation
avaient été imprimées[22]. Néanmoins, par une comparaison attentive,
j'ai pu me convaincre que les deux relations n'avaient de communs que
quelques passages. Certains morceaux importants du manuscrit de M.
Bancroft n'existent pas dans la relation imprimée, tandis que celle-ci
contient de longs paragraphes que je ne possédais pas. En rétablissant
ces omissions dans ma copie, je l'ai rendue aussi complète que
possible.

[Note 20: Ce manuscrit est indiqué dans le cours de cet ouvrage: M.
An. (Manuscrit anonyme.)]

[Note 21: Voir _Notices biographiques_: BROGLIE.]

[Note 22: V. _Revue française_. Paris, juillet 1828. Dans mon
exemplaire l'article est attribué, au crayon, au duc de Broglie.]

Bien que le prince de Broglie ne soit passé en Amérique qu'en 1782,
avec le comte de Ségur, et après la partie la plus utile et la plus
importante de l'expédition, les renseignements qu'il fournit sur
l'état de la société américaine à cette époque méritent d'être
cités. Je dois ajouter que ces notes ont une grande analogie et sont
quelquefois presque identiques avec celles de M. de Ségur[23]. J'en ai
extrait les passages les plus intéressants.

[Note 23: _Mémoires du comte de Ségur_, 3 vol. Paris, 1842.]

JOURNAL D'UN SOLDAT. Manuscrit anonyme et inédit.

L'auteur, probablement un soldat allemand, donne en mauvais français
un récit assez écourté du siège d'York et de la marche des
troupes pendant leur retour vers Boston. Je n'ai trouvé d'autres
renseignements sur le même sujet que dans le _Journal_ de Blanchard.

Ces pages inédites font partie de la collection du général George B.
Mac-Clellan, ancien commandant en chef de l'armée des États-Unis, qui
a bien voulu me les communiquer.

MÉMOIRE ADRESSÉ PAR CHOISEUL À LOUIS XV sur sa gestion des affaires et
sur sa politique après la cession du Canada à l'Angleterre.

Une circonstance fortuite m'a mis à même de connaître des extraits de
ce curieux document, dont l'original n'a pas été imprimé. Les plus
importants passages de ce mémoire ont été cités dans un article de la
_Revue française_[24]. Mon exemplaire de cette publication porte les
noms des auteurs ajoutés au crayon, par un ancien possesseur, et ce
savant inconnu donne M. de Barante comme l'auteur de l'article dont
il s'agit. Cela me semble très-probable, parce que M. Bancroft, en
parlant de ce manuscrit dans son histoire, dit qu'il en doit la
communication verbale à M. de Barante[25].

[Note 24: Juillet 1828.]

[Note 25: Voir _Hist. des États-Unis_, IV, 240 note.]

MÉMOIRES DE COMTE DE M***[26]. Paris, 1828.

Ce livre, très-rare et très-peu connu, a exercé ma perspicacité pour
découvrir le nom véritable de son auteur, qui se présente comme
engagé volontaire dans les rangs des Américains et aide de camp de La
Fayette. Des considérations qu'il serait superflu de développer ne me
laissaient plus guère de doutes sur le nom de Pontgibaud, plus
tard comte de Moré-Chaulnes, lorsque M. le comte de Pontgibaud,
arrière-petit-neveu de l'auteur, et aujourd'hui seul représentant de
cette famille, m'a confirmé dans l'opinion que je m'étais formée, par
une lettre qui est elle-même un document utile[27].

[Note 26: Cet ouvrage est cité dans mon travail comme étant de
Pontgibaud.]

[Note 27: Voir les _Notices biographiques_.]

Ces mémoires, écrits avec l'_humour_ et presque le style d'une
nouvelle de Sterne, ne sont pas seulement curieux par ce qui a rapport
à la guerre de 1777 à 1782, mais aussi parce que l'auteur, émigré
de France à Hambourg en 1793, ayant appris que le Congrès américain
payait l'arrérage de solde dû aux officiers qui avaient été à son
service, retourna aux État-Unis vers cette époque, et qu'il fait un
tableau aussi caustique qu'intéressant de la situation et du caractère
de ceux de ses compatriotes qu'il trouva sur le continent américain,
où les événements politiques les avaient forcés à chercher un refuge.

L'exemplaire dont je me suis servi m'a été prêté par M. Edouard
Laboulaye, de l'Institut, à qui je dois beaucoup de reconnaissance
pour les utiles indications qu'il m'a fournies avec le plus gracieux
empressement.

MES CAMPAGNES EN AMÉRIQUE (1780-81), par le comte Guillaume de
Deux-Ponts.

Ces intéressants mémoires ont été publiés en 1868, à Boston, par les
soins de M. Samuel A. Green, et tirés à trois cents exemplaires.

MÉMOIRES DE LAUZUN (manuscrit).

Trois éditions de ces mémoires ont été publiées jusqu'à ce jour, et je
les range parmi les livres connus qu'il était de mon devoir de relire
et de consulter. Le manuscrit que j'ai acquis a été probablement écrit
du vivant de l'auteur. Il m'a été très-utile, bien que je me sois
servi de l'édition si soigneusement annotée par M. Louis Lacour[28].

[Note 28: Paris, 1859.]

LOYALIST LETTERS, ou collection de lettres écrites par des Américains
restés fidèles à la cause du Roi (1774-1779).

J'avais eu, il y a quelques années, l'intention de faire imprimer ces
lettres à un petit nombre d'exemplaires; mais les faits auxquels
elles ont trait sont trop rapprochés de nous pour que les parents des
signataires puissent rester indifférents à leur publication. Il m'a
paru convenable d'obtenir auparavant l'agrément des personnes dont le
nom aurait été rappelé, et je m'abstiendrai jusqu'à une époque plus
opportune. M. Bancroft, à qui j'ai communiqué ces lettres, a augmenté
ma collection des copies de quelques autres qu'il a en sa possession.

PAPERS RELATING TO THE MARYLAND LINE

Ces papiers ont été imprimés par mes soins à Philadelphie en 1857.
Ils ont été tirés à cent cinquante exemplaires pour la _Seventy-Six
Society._ Plusieurs des pièces de ce recueil concernent les opérations
militaires en Virginie.

LA CARTE ajoutée à ce travail a été dressée, en principe, d'après
celle qui se trouve à la fin du premier volume de l'ouvrage de
Soulès[29]. J'ai vu aussi un autre exemplaire de la carte de Soulès
aux archives de la Guerre, annoté par un archiviste. Mais cette carte
contient certaines erreurs que j'ai corrigées d'après les cartes
du manuscrit que j'attribue à Cromot-Dubourg et d'après des cartes
américaines.

[Note 29: _Histoire des troubles de l'Amérique anglaise,_ écrite
d'après les Mémoires les plus authentiques, par François Soulès, 4
vol. Paris, 1787. Les passages qui touchent l'expédition de Rochambeau
semblent être écrits sous la dictée du général lui-même, car
l'identité des expressions des deux livres est très-frappante.]



III


Les premières tentatives de colonisation sur le territoire occupé par
les États-Unis, au commencement de la guerre, furent faites par des
Français de la religion réformée, à l'instigation du célèbre amiral
Coligny. Celui-ci obtint en 1562, du roi Charles IX, l'autorisation
de faire équiper des navires qui, sous la conduite de Jean Ribaud,
vinrent aborder à l'embouchure de la rivière appelée encore
aujourd'hui Port-Royal. Non loin de là fut construit par ces premiers
émigrés le fort Charles, ainsi nommé en l'honneur du roi de France; la
contrée elle-même reçut en même temps le nom de Caroline, qu'elle
a conservé. Mais cette tentative n'eut pas plus de succès qu'une
seconde, dirigée sous le même patronage, par René de Laudonnière,
l'année suivante. La misère, le fanatisme des Espagnols et l'hostilité
des Indiens eurent bientôt raison du courage de la petite troupe de
Français isolée sur cette terre nouvelle. Les Espagnols, sous la
conduite de Pedro Melendez, vinrent attaquer la colonie protestante
établie à l'embouchure du fleuve Saint-Jean et en massacrèrent tous
les habitants. Indigné d'un tel acte de barbarie, un gentilhomme de
Mont-de-Marsan, Dominique de Gourgues, digne précurseur de La Fayette,
équipe à ses frais trois navires en 1567, les fait monter par deux
cents hommes, et vient exercer de sanglantes représailles sur les
soldats de Melendez. Cette vengeance fut cependant stérile dans ses
résultats, et les persécutions dont son auteur fut l'objet à son
retour en France furent le seul fruit qu'il recueillit de son
patriotisme.

C'est aux Anglais qu'il était réservé de créer en Amérique des
établissements florissants. En 1584 Walter Raleigh fonda la colonie de
la Virginie, ainsi nommée en l'honneur de la reine Elisabeth. Le roi
Jacques Ier partagea ensuite tout le territoire compris entre le 34e
et le 45e degré de latitude, entre deux compagnies dites de Londres et
de Plymouth, qui espéraient découvrir là comme au Mexique des mines
d'or et d'argent. La pêche de la morue au nord et la culture du
tabac au sud dédommagèrent ces premiers colons de leur déception. La
fertilité du sol en attira de nouveaux, tandis que les événements
politiques en Angleterre favorisaient l'émigration vers d'autres
points.

En 1620, des puritains, fuyant la mère patrie, vinrent s'établir au
cap Cod, auprès de l'endroit où s'éleva, quelques années plus tard,
la ville de Boston. En même temps qu'ils prenaient possession des
Bermudes et d'une partie des Antilles, les Anglais fondaient les
colonies connues depuis sous le nom de Nouvelle-Angleterre. Sous
Cromwell, ils enlevaient aux Espagnols la Jamaïque et aux Hollandais
le territoire dont ils firent les trois provinces de New-York, de
New-Jersey et de Delaware (1674). Charles II donna la Caroline, plus
tard partagée en deux provinces, à plusieurs lords anglais, et céda de
même à William Penn le territoire qu'il appela de son nom Pensylvanie
(1682). La Nouvelle-Ecosse, Terre-Neuve et la baie d'Hudson furent
occupés en 1713, à la suite du traité d'Utrecht, qui enlevait ces
contrées aux Français; enfin la Géorgie recevait en 1733 ses premiers
établissements.

Toutes ces colonies se développèrent avec une telle rapidité qu'à
l'époque de la guerre de l'Indépendance, c'est-à-dire après un peu
plus d'un siècle, elles comptaient plus de deux millions d'habitants.
Mais, composées d'éléments très-divers et dont nous étudierons bientôt
la nature, fondées à des époques différentes et sous des influences
variables, elles étaient loin d'avoir une population homogène et une
organisation uniforme. Ainsi, tandis que le Maryland, la Virginie,
les Carolines et la Géorgie, au sud, étaient administrées par une
aristocratie puissante, maîtresse de vastes domaines qu'elle faisait
exploiter par des esclaves et qu'elle transmettait suivant les
coutumes anglaises, au nord, la Nouvelle-Angleterre possédait
l'égalité civile la plus parfaite et était régie par des constitutions
tout à fait démocratiques. Mais toutes ces colonies avaient les
institutions politiques fondamentales de l'Angleterre, et exerçaient
par des représentants nommés à l'élection les pouvoirs législatifs.
Toutes aussi étaient divisées en communes, qui formaient le comté; en
comtés, qui formaient l'État. Les communes décidaient librement de
leurs affaires locales, et les comtés nommaient des représentants aux
assemblées générales des États.

La Virginie, New-York, les Carolines, la Géorgie, New-Hampshire et
New-Jersey recevaient bien des gouverneurs nommés par le roi;
mais ceux-ci ne possédaient que le pouvoir exécutif: les colonies
exerçaient toujours le droit de se taxer elles-mêmes. C'est librement
et sur la demande des gouverneurs qu'elles votaient les subsides
nécessaires à la mère patrie, et il faut reconnaître qu'elles lui
payaient un lourd tribut. Outre les subsides extraordinaires les
colons payaient en effet un impôt sur le revenu; tous les offices,
toutes les professions, tous les commerces étaient soumis à des
contributions proportionnées aux gains présumés. Le vin, le rhum et
les liqueurs étaient taxés au profit de la métropole qui recevait
aussi des propriétaires un droit de dix livres sterling par tête de
nègre introduite dans les colonies. L'Angleterre tirait enfin des
profits plus considérables encore du monopole qu'elle s'était réservé
d'approvisionner les colonies de tous les objets manufacturés.

Les Américains supportaient sans se plaindre, sans y songer même, ces
lourdes charges. La fertilité de leur sol et le prodigieux essor de
leur commerce leur permettaient de racheter ainsi, au profit de la
mère patrie, les libertés et les privilèges dont ils étaient jaloux
et fiers. Mais l'avidité de l'Angleterre, jointe à une aveugle
obstination, vint brusquement tarir cette abondante source de
revenus[30].

[Note 30: Edward Shippen, juge à Lancaster, écrit au colonel Burd,
sous la date du 28 juin 1774: «Les négociants anglais nous regardent
comme leurs esclaves, n'ayant pas plus de considération pour nous
que n'en ont pour leurs nègres, sur leurs plantations des îles
occidentales, les _soixante-dix riches créoles_ qui se sont acheté
des sièges au Parlement. «Il est de notre devoir de travailler pour
eux,--les négociants,--et, tandis que nous, leurs serviteurs, blancs
et noirs, leur envoyons de l'or et de l'argent, et que les créoles
leur envoient des alcools, du sucre et des mélasses, etc., tant que
nous fournissons, dis-je, les douceurs à ces gens, de façon à ce
qu'ils s'amusent et se prélassent en voiture, ils sont satisfaits.»]

Déjà, sous Cromwell, la suppression de la liberté commerciale et
l'établissement d'un monopole pour le commerce anglais avaient excité
des mécontentements. Les lois restrictives du Protecteur ne furent
même jamais bien observées, et l'État de Massachusets osa répondre aux
ministres de Charles II: «Le roi peut étendre nos libertés, mais non
les restreindre [31].» A l'époque où se termina la guerre de Sept-Ans,
l'Angleterre, qui en avait tiré politiquement de grands avantages, vit
sa dette considérablement accrue: elle était d'environ deux milliards
et demi et exigeait un intérêt annuel considérable. Pour faire face à
une situation aussi critique, sous le ministère de George Grenville,
le Parlement se crut en droit de prendre une mesure que Walpole
avait repoussée en 1739. Il établit pour les colonies, et sans les
consulter, un impôt qui forçait les Américains à employer dans tous
les actes un papier vendu fort cher à Londres (1765).

[Note 31: En 1638, cet État avait déjà l'imprimerie, un collège de
hautes études, des écoles primaires par réunion de 50 feux et une
école de grammaire dans chaque bourg de 100 feux.--La Pensylvanie,
fondée en 1682, organisait les écoles dès 1685.]

Déjà mécontentes de certaines résolutions prises par le Parlement,
l'année précédente, pour grever de taxes le commerce américain, devenu
libre avec les Antilles françaises, et pour limiter les payements en
papier-monnaie, les colonies ne se continrent plus à cette nouvelle.
Elles considérèrent l'acte du timbre comme une atteinte audacieuse
portée à leurs droits et un commencement de servitude si elles ne
résistaient. Après des mouvements populaires tumultueux et des
délibérations légales, elles se décidèrent à refuser l'emploi du
papier timbré, chassèrent les employés chargés de le vendre
et brûlèrent leurs provisions. Les journaux américains, déjà
très-nombreux, publièrent qu'il fallait _s'unir ou succomber_. Un
congrès composé de députés de toutes les colonies s'assembla le 7
octobre 1765 à New-York et, dans une pétition énergique se déclara
résolu, tout en restant fidèle à la couronne, à défendre jusqu'au bout
ses libertés. Les Américains s'engagèrent en même temps à se passer
des marchandises anglaises, et une _ligue de non-importation_, bien
conçue et bien exécutée, rompit commercialement les relations avec
l'Angleterre. La métropole dut céder. Mais elle ne renonça pas
toutefois aux droits exorbitants qu'elle s'était attribués de prendre
de semblables mesures. Elle s'obstina à prétendre que le pouvoir
législatif du Parlement s'étendait sur toutes les parties du
territoire britannique. C'est en vertu de ce principe que, dans l'été
de 1769, le gouvernement anglais mit un droit nouveau sur le verre, le
papier, les couleurs, le cuir et le thé.

Les colons, alléguant de leur côté le grand principe de la
constitution anglaise, que nul citoyen n'est tenu de se soumettre aux
impôts qui n'ont pas été votés par ses représentants, refusèrent de
payer ces nouveaux droits. Partout on s'imposa des privations. On
renonça à prendre du thé, on se vêtit grossièrement. On refusa les
objets de commerce de provenance anglaise et l'on ne consomma que les
produits de l'industrie américaine qui venait de naître. Lord North,
devant cette résistance, proposa de révoquer les nouvelles taxes, en
ne maintenant que celle du thé. Cette demi-concession ne satisfit
personne. Philadelphie et New-York refusèrent de recevoir les caisses
de thé que leur expédiait la Compagnie des Indes. Boston les jeta à la
mer. Le gouvernement anglais voulut ruiner cette dernière ville. Le
général Gage vint s'y établir, pendant qu'une flotte la bloquait. En
même temps on levait en Angleterre une armée véritable pour réduire
les colonies à l'obéissance.

L'indignation fut au comble en Amérique. Toutes les colonies
résolurent de sauver Boston, et la Virginie se mit à la tête de ce
mouvement.

Pendant qu'un armée de volontaires accourait s'opposer aux mouvements
du général Gage un congrès général s'assemblait à Philadelphie,
capitale la plus centrale des colonies, le 5 septembre 1774. Il était
composé de cinquante-cinq membres choisis parmi les hommes les plus
habiles et les plus respectés des treize colonies. Là on décida qu'il
fallait soutenir Boston et lui venir en aide par des troupes et de
l'argent, et l'on publia cette fameuse _déclaration des droits_ que
revendiquaient tous les colons en vertu des lois de la nature, de la
constitution britannique et des chartes concédées. Cette déclaration
solennelle fut suivie d'une proclamation à toutes les colonies
et d'une pétition au roi George III, qui resta inutile comme les
précédentes.

Comme l'avait prévu William Pitt, qui s'était efforcé de concilier
l'intégrité de la monarchie britannique avec la liberté des colonies
américaines, la guerre éclata.



IV


Tels sont les faits purement matériels qui précédèrent la rupture des
colonies anglaises d'Amérique avec la Grande-Bretagne et les actes qui
provoquèrent les premières hostilités. Un soulèvement aussi général,
aussi spontané, aussi irrésistible que celui qui aboutit à la
_déclaration des droits du citoyen_ et à la constitution de la
république des États-Unis ne saurait pourtant trouver son explication
dans ce seul fait de l'établissement d'un nouvel impôt. C'est dans
l'esprit même de la population atteinte dans ses libertés, dans ses
aspirations, ses traditions et ses croyances qu'il faut rechercher les
germes de la révolution qui allait éclater. Les grands bouleversements
qui, dans le cours de l'histoire des peuples, ont changé le sort
des nations et transformé les empires, ont toujours été le résultat
logique, inévitable, d'influences morales qui, persistant pendant des
années, des siècles même, n'attendaient qu'une circonstance favorable
pour affirmer leur domination et constater leur puissance. Nulle part
plus que dans l'Amérique du Nord ces influences morales ne pourraient
être évoquées par l'historien, et je me propose d'en étudier ici
l'origine, d'en suivre le développement et d'en recueillir les
nombreuses manifestations.

J'ai dit que les premières tentatives de colonisation sur les rives
du fleuve Saint-Jean furent faites par des protestants français. Elle
n'eurent d'abord aucun succès. Mais du jour où les huguenots envoyés
par Coligny eurent mis le pied sur le sol du nouveau monde, il semble
qu'ils en aient pris possession au nom de la liberté de conscience et
de la liberté politique.

Avant l'ère chrétienne, c'étaient les différences d'origine, de moeurs
et d'intérêts qui étaient les causes des guerres; jamais les croyances
religieuses. Si l'homme qui sacrifiait à Jupiter Capitolin sur les
bords du Tibre voulait soumettre l'Égyptien ou le Gaulois, ce n'était
pas parce que ce dernier adorait Osiris ou Teutatès, mais uniquement
dans un esprit de conquête. Depuis l'introduction du christianisme
parmi les hommes, les guerres de religion furent au contraire les plus
longues et les plus cruelles. C'est au nom d'un Dieu de paix et de
charité que furent livrées les luttes fratricides les plus passionnées
et que les exécutions les plus horribles furent commises. C'est en
prêchant une doctrine dont la base était l'égalité des hommes et
l'amour du prochain que s'entre-déchirèrent des nations qui s'étaient
développées à l'ombre de la Croix et avaient atteint le plus haut
degré de civilisation. Comment les successeurs des apôtres, les
disciples du Christ, oubliant que les supplices des martyrs avaient
hâté à l'origine le triomphe de leurs croyances, firent-ils couler si
abondamment le sang de leurs frères, et espéraient-ils les ramener
ainsi de leurs prétendues erreurs? C'est que la doctrine chrétienne
fut détournée de sa voie, que ses préceptes furent méconnus. Embrassée
avec enthousiasme par le peuple, surtout par les pauvres et les
déshérités de ce monde, auxquels elle donnait l'espérance, elle devint
bientôt entre les mains des souverains et des puissants un instrument
de politique, une arme de tyrannie. Alors l'esprit de l'Évangile fut
oublié et fit place à un fanatisme grossier dans les populations
ignorantes; une intolérance barbare fut seule capable de masquer
les abus et les désordres qui avaient souillé la pureté de l'Église
primitive et dénaturé les préceptes de ses Pères.

Les législateurs et les écrivains de l'antiquité n'ont jamais admis
que l'État eût des droits et des intérêts indépendants ou séparés de
ceux du peuple. C'est lorsque la république fut tombée, à Rome, sous
le despotisme militaire, et que le peuple, écrasé par l'aristocratie,
abâtardi par l'infusion du sang barbare, eut perdu toute énergie que
s'établit un droit nouveau, inconnu jusque là. L'empire n'admit plus
pour guide que la volonté du chef. Il ne devait rendre compte de ses
actes qu'aux dieux, quand on ne le considérait pas lui-même comme un
dieu. Le christianisme trouva cette doctrine en vigueur, et elle fut
transmise aux générations suivantes par les jurisconsultes et les
écrivains ecclésiastiques. L'Église l'adopta dans son organisation et
l'imposa aux peuples barbares qui vinrent s'établir sur les débris de
l'empire romain. Le moyen âge fut le triomphe absolu de ce système
de gouvernement. _E Deo rex, e rege lex_, telle était la devise sous
laquelle devaient s'incliner les peuples et qui plaçait le pape au
sommet de l'organisation sociale en lui conférant le droit de nommer
ou de déposer les souverains.

Dès que l'étude des philosophes anciens dissipa les ténèbres de
l'ignorance, l'esprit de curiosité et d'examen se porta sur tous les
sujets, et l'on commença à mettre en question l'infaillibilité du pape
et des souverains. On trouva même que les Pères de l'Eglise étaient
loin d'avoir proclamé la doctrine sur laquelle se fondait le droit
nouveau. Saint Paul avait enseigné que l'individu devait prendre pour
guide de sa conduite la conscience. Saint Augustin, donnant un
sens plus large à cette doctrine, disait que les peuples comme les
individus étaient responsables de leurs actes devant Dieu. Et saint
Bernard s'écriait: «Qui me donnera, avant que de mourir, que je voie
l'Église de Dieu comme elle était dans les premiers jours!» Dans les
conciles de Vienne, de Pise, de Bâle, on reconnaissait la nécessité
de réformer l'Église _dans le chef et dans les membres_. Telle était
aussi l'opinion des plus célèbres docteurs, de Gerson et de Pierre
d'Ailly par exemple. Les Augustins s'élevèrent enfin énergiquement
contre les abus de la cour de Rome et le désordre du clergé; leur plus
éminent docteur, Martin Luther, proclama la réforme. Les peuples les
plus religieux l'embrassèrent avec ardeur. La lecture des livres
saints, proclamant la fraternité des hommes, annonçant l'abaissement
des grands et l'élévation des humbles, leur fit entrevoir la fin
possible de l'oppression sous laquelle ils gémissaient depuis des
siècles. Dès lors la religion réformée prit en Hollande avec Jean
de Leyde, en Suisse avec Zwingle et Calvin, en Écosse avec Knox, un
caractère démocratique inconnu jusqu'alors.

On peut remarquer que le gouvernement de chaque peuple est
généralement la conséquence de la religion qu'il professe.

Chez les sauvages les plus grossiers, qui sont à peine au-dessus de la
brute et qui même sont inférieurs par l'intelligence à quelques-uns
des animaux au milieu desquels ils vivent[32], nous ne trouvons
aucune forme de gouvernement définie, si ce n'est le droit absolu et
incontesté de la force et un despotisme aveugle et sanguinaire qui
réduit ces peuplades à la plus misérable condition. L'idée d'un dieu
n'est pourtant pas ignorée de ces êtres qui n'ont d'humain que le
langage, puisque physiquement ils se rapprochent autant du singe
que de l'homme. Mais c'est un dieu matériel qui ne possède ni
l'intelligence infinie du dieu des nations les plus civilisées, ni
la puissance mystérieuse et spéciale des divinités payennes, ni même
l'instinct des animaux qu'adoraient les anciens Égyptiens. C'est
un fétiche de bois ou de pierre, dépourvu de tous les attributs
non-seulement de la raison, mais même de l'intelligence et de la vie.
Si, pour ces idolâtres, quelque volonté se cache dans la masse inerte
devant laquelle ils se prosternent, elle ne se traduit jamais que
par des actes fantasques ou féroces dont toute idée de raison ou de
justice est exclue, et tels que ceux qu'ils reconnaissent à leurs rois
le droit de commettre. Pourquoi ces malheureux n'admettraient-ils pas
que leur souverain terrestre pût disposer, suivant son caprice, de
leurs biens, de leur personne et de leur vie, puisqu'ils se soumettent
aveuglément à l'ordre de choses établi, et qu'ils ne veulent
reconnaître chez leur dieu aucune apparence de raison?

[Note 32: Comparer le caractère et les moeurs des populations au
milieu desquelles ont séjourné Livingstone, Speeke, Baker, Du Chaillu
et autres voyageurs Dans l'Afrique centrale, avec les moeurs des
singes, décrites par Buffon et Mansfield Parkins.]

Mais à mesure que la religion des peuples se dégage des croyances
grossières, à mesure que les dogmes deviennent d'une moralité plus
inattaquable ou d'une élévation plus imposante, les formes des
gouvernements se modifient dans un même sens. Les lois politiques ne
sont encore qu'une copie des lois religieuses; et tandis qu'une foi
aveugle soumet les uns à un gouvernement sans contrôle, le droit au
libre arbitre et au libre examen dans l'ordre philosophique des idées
conduit les autres à prendre quelque souci de leurs droits politiques
et à intervenir dans l'administration des affaires publiques.

Toutes les formes de gouvernement peuvent en effet se réduire à
trois[33]: la monarchie, résultat immédiat et forcé de la croyance au
monothéisme; l'oligarchie ou aristocratie, qui résulte du panthéisme;
et la démocratie ou république, conséquence du polythéisme ou de la
croyance à un Être suprême remplissant une multitude de fonctions.
Cette dernière forme de gouvernement est l'expression la plus élevée
de l'intelligence politique d'un peuple, aussi bien que l'idée d'un
Dieu renfermant en lui toutes les vertus est la plus haute expression
des sentiments moraux et religieux de l'homme. C'est ainsi que nous
voyons le polythéisme et la démocratie coexister chez les Grecs et
chez les Romains, et le christianisme, ou un Dieu sous la triple forme
de Créateur, de Sauveur et d'Inspirateur, engendrer le républicanisme
des nations modernes.

[Note 33: Les opinions d'Aristote sur cette question ont été examinées
et approfondies par M. James Lorimer, le savant professeur de droit
public et de législation internationale à l'université d'Edimbourg.
_Political progress_, London, 1857, chap. X. La doctrine soutenue
par Montesquieu _(Esprit des Lois_, XXIV, 4) a été combattue par
un éminent publiciste de nos jours, M. de Parieu (_Principes de
la science politique_, Paris, 1870, p. 16), qui dit: «Bien que le
protestantisme paraisse par sa nature devoir développer le principe de
l'indépendance politique, il n'a pas atteint ce résultat d'une manière
générale et considérable, d'après le seul examen de la constitution de
plusieurs États protestants de l'Europe moderne.»]

Les réformes successives du christianisme furent les conséquences
naturelles de son développement, et c'est ici le lieu d'examiner plus
spécialement la dernière de ses phases, le calvinisme, dont l'action
se fit sentir en France avec les huguenots, dans les Pays-Bas, en
Écosse avec les presbytériens, en Angleterre avec les non-conformistes
et les puritains. Cet examen nous permettra de voir pourquoi les
agents de la France dans les colonies anglaises d'Amérique ont
pu trouver dans les principes religieux des colons un élément de
désaffection contre leur mère patrie qu'ils eurent soin d'entretenir,
le seul peut-être qui fut capable de soulever l'opinion publique
au point d'amener une rupture avec l'Angleterre à la première
occasion[34].

La réforme religieuse mit en mouvement trois peuples et eut chez
chacun d'eux un caractère et des résultats différents.

Chez les Slaves, le mouvement suscité par Jean Huss fut plus national
que religieux. Il fut comme les dernières lueurs du bûcher allumé
par le concile de Constance et dans lequel périt le réformateur
(1415)[35].

[Note 34: Voir sur ce point: _Thomas Jefferson_, étude historique par
Cornélis de Witt. Paris, 1861.

_Nouveau voyage dans l'Amérique septentrionale_, par l'abbé
Robin. Philadelphie, 1782...«Il a fallu, dit-il, que l'intolérant
presbytérianisme ait laissé depuis longtemps des semences de haine, de
discorde, entre eux et la mère patrie.»

_Le Presbytérianisme et la Révolution_, par le Rév. Thomas Smith.
1845.

_La véritable origine de la déclaration d'indépendance_, par le Rév.
Thomas Smith. Colombia, 1847.

Ces deux derniers ouvrages, quoique très-courts, sont extrêmement
remarquables par la nouveauté des considérations, l'élévation des
pensées et la rigueur de la logique.]

[Note 35: Voir _les Réformateurs avant la Réforme; Jean Hus et le
Concile de Constance_, par Emile Bonnechose, 2 vol. in-12, 3e édit.
Paris, 1870. Ouvrage très-savant, très-intéressant et éloquemment
écrit.]

La réforme provoquée par Luther jeta chez les Allemands de plus
profondes racines. Elle était aussi plus radicale, tout en gardant un
caractère national. Il rejetait non-seulement l'autorité du pape, mais
aussi celle des conciles, puis celle des Pères de l'Église, pour se
placer face à face avec l'Écriture sainte. Le langage mâle et dépourvu
d'ornements de ce moine énergique, sa figure carrée et joviale le
rendirent populaire. La haine vigoureuse dont il poursuivait le clergé
romain, alors possesseur d'un tiers du territoire allemand, rassembla
autour de lui tous les déshérités de la fortune. La guerre que les
princes d'Allemagne eurent ensuite à soutenir contre les souverains
catholiques et les alliés du pape achevèrent de donner à la réforme
de Luther ce caractère essentiellement teutonique qu'elle conserva
exclusivement.

Chez la race latine, la plus avancée de toutes au point de vue
intellectuel à cette époque, et celle qui prétend encore aujourd'hui
à l'empire du monde (_urbi et orbi_), Jean Calvin provoqua enfin la
transformation la plus profonde et la plus fertile en conséquences
politiques. Né en France, à Noyon (Picardie), en 1509, le nouveau
réformateur, après avoir étudié la théologie, puis le droit, publia à
vingt-sept ans, à Bâle, son _Institutio christianae religionis_, qu'il
dédia au roi de France. Chassé de Genève, puis rappelé dans cette
ville, il y fut désormais tout-puissant. Il voulut réformer à la
fois les moeurs et les croyances, et il donna lui-même l'exemple de
l'austérité la plus sévère et de la morale la plus rigide[36]. Son
despotisme théocratique enleva aux Genevois les jouissances les plus
innocentes de la vie; mais sous sa vigoureuse impulsion Genève acquit
en Europe une importance considérable.

[Note 36: Cette sévérité de caractère se montra de bonne heure en
lui, car sur les bancs de l'école, ses camarades lui avaient donné le
sobriquet de: _cas accusatif_.]

Plus audacieux dans ses réformes que Luther, il fut aussi plus
systématique, et il comprit que ses doctrines n'auraient pas de durée
ou ne se propageraient pas s'il ne les condensait dans une sorte de
code. Sa _Profession de foi_, en vingt et un articles, parut alors
comme le résumé de sa doctrine, et nous en retrouvons l'esprit,
sinon la lettre, dans la fameuse déclaration de l'indépendance des
États-Unis. Par ce code, les pasteurs devaient prêcher, administrer
les sacrements et examiner les candidats qui voulaient exercer le
ministère. L'autorité était entre les mains d'un synode ou consistoire
composé, pour un tiers, de pasteurs, et de laïques pour les deux
autres tiers.

Calvin comprit parfaitement le secret de la force croissante des
disciples de Loyola. Comme le fondateur de l'ordre des Jésuites, il
voulut baser la nouvelle condition sociale sur l'égalité la plus
absolue fonctionnant sous le régime de la plus rigoureuse discipline.
Il conserva à son Église le droit d'excommunication, et il exerça
lui-même sur ses disciples un pouvoir d'une inflexibilité si rigide
qu'il allait jusqu'à la cruauté et à la tyrannie. Quand l'homme eut
disparu, ses principes lui survécurent au milieu de l'organisation
sociale qui était son oeuvre. L'égalité des hommes était reconnue et
professée publiquement, et, en s'étayant sur l'austérité des moeurs,
elle devait faire accomplir aux calvinistes les plus héroïques efforts
en faveur de la liberté de conscience et de la liberté politique.

La discipline calviniste reposait sur l'égalité des ministres entre
eux. Elle se distinguait surtout en cela du luthéranisme,
qui admettait encore une certaine hiérarchie, et surtout de
l'anglicanisme, qui n'était que le catholicisme orthodoxe sans le
pape.

De la France, qui avait vu naître le fondateur du calvinisme, cette
religion passa par l'Alsace dans les Pays-Bas, où elle s'établit
sur les ruines du luthéranisme; en même temps elle s'établissait
en Ecosse, et c'est dans la Grande-Bretagne que les deux systèmes
arrivèrent à leur développement le plus complet. Ainsi l'Église
anglicane, avec ses archevêques, ses divers degrés dans le sacerdoce,
sa liturgie, ses immenses revenus, ses collèges, ses établissements
d'instruction ou de charité, ne différait presque en rien de
l'organisation extérieure des églises catholiques. La seule différence
semblait consister dans le costume, la froide simplicité du culte et
le mariage des prêtres. Soumise à l'autorité royale, son existence
était intimement liée au maintien de la monarchie, et l'Église fut en
Angleterre le plus sûr appui de la royauté.

L'Église presbytérienne d'Ecosse avait, au contraire, ces tendances
démocratiques qui étaient l'essence même du calvinisme et qui avaient
fait de la Suisse un État si prospère. Là, point de distinction de
grade ou de richesse entre les membres du clergé. A peine sont-ils
séparés des fidèles par la nature de leurs fonctions. Encore les
sectes puritaines ne tardèrent-elles pas à supprimer toute délégation
du sacerdoce. Tout chrétien était propre au divin ministère, qui avait
le talent et l'inspiration. Si les églises étaient pauvres, elles ne
devaient leur existence qu'à elles-mêmes. Elles avaient la plus grande
liberté et un empire moral considérable. En Écosse comme à Genève,
magistrats et seigneurs furent plus d'une fois contraints d'écouter la
voix énergique de leur pasteur.

La maxime: _Vox populi, vox Dei_, fut dès lors substituée dans
l'esprit des peuples à la maxime de droit divin que nous citions plus
haut. C'est sur les principes qu'elle résume que s'appuyèrent les
États-Généraux des Provinces-Unies en prononçant, le 26 juillet 1581,
la déchéance de Philippe II, pour constituer la république Batave.

Quelques années auparavant, Buchanan[37], puis d'autres écrivains
écossais, avaient proclamé dans leurs ouvrages que les nations avaient
une conscience comme les individus; que la révélation chrétienne
devait être le fondement des lois, et qu'à son défaut seulement l'État
avait le droit d'en établir de lui-même; que, quelle que fût la forme
de gouvernement choisie par un peuple, république, monarchie ou
oligarchie, l'État n'était que le mécanisme dont le peuple se servait
pour administrer ses affaires, et que sa durée ou sa chute dépendait
seulement de la manière dont il s'acquittait de son mandat.

[Note 37: L'ouvrage de Buchanan, qui eut le plus grand retentissement
en Angleterre et en Ecosse, _De jure regni apud Scotos_, fut imprimé
en 1579; le _Lex rex_ de Rutherford, en 1644; _Pro populo defensio_,
de Milton en 1651.]

Ce sont ces principes que l'on retrouvait dans les enseignements de
l'Église primitive, et qui ne tendaient à rien moins qu'à renverser
les idées admises alors dans l'organisation des empires, et à saper
dans sa base le pouvoir absolu des souverains, aussi bien en France et
en Angleterre qu'en Espagne, en Italie et en Allemagne, qui excitèrent
les violentes persécutions dont les dissidents de toutes les sectes et
de toutes les classes furent l'objet.

Cette négation de l'autorité dans l'ordre spirituel conduisit à la
négation de l'autorité dans l'ordre philosophique[38], qui mena à
Descartes et Spinoza, et à celle de l'autorité royale, qui devait
produire plus tard la déclaration d'indépendance des États-Unis.
Ce n'est donc pas sans raison que les souverains considéraient le
calvinisme comme une religion de rebelles et qu'ils lui firent une
guerre si acharnée. «Il fournit aux peuples, dit Mignet[39], un modèle
et un moyen de se réformer.» Il nourrissait en effet l'amour de la
liberté et de l'indépendance. Il entretenait dans les coeurs cet
esprit démocratique et antisacerdotal[40] qui devait devenir
tout-puissant en Amérique et qui n'a certainement pas dit son dernier
mot en Europe.

[Note 38: _Benedicti de Spinoza Opera, etc. I, 21, 24. Tauchnitz,
1843.]

[Note 39: _Histoire de la Réforme à Genève_.]

[Note 40:

  As poisons of the deadliest kind,
  Are to their own unhappy coasts confined;
  So _Presbytery_ and its pestilential zeal,
  Can flourish only in a COMMON WEAL.

(Dryden, _Hind and Panther_).]

Ainsi, par une coïncidence singulière, la France donna au monde
Calvin, l'inspirateur d'idées qu'elle repoussa d'abord, mais au
triomphe desquelles elle devait concourir, les armes à la main, deux
siècles et demi plus tard en Amérique.

Ce n'était pas tant la religion orthodoxe que le pape soutenait
en prêchant la croisade contre les albigeois et les huguenots, en
établissant l'inquisition, en condamnant les propositions de Luther
et de Calvin. C'était son pouvoir temporel et sa suprématie qu'il
défendait et qu'il voulait appuyer sur la terreur du bras séculier,
alors que les foudres spirituelles étaient impuissantes. Ce n'était
pas non plus par zèle pour la religion, mais bien dans un intérêt tout
politique que François Ier faisait massacrer les Vaudois et brûler les
protestants en France, tandis qu'il soutenait ceux-ci en Allemagne
contre son rival Charles-Quint. Il s'agissait pour lui de comprimer
ce levain de libéralisme qui portait ombrage à son despotisme et qui
donna tant de soucis à ses successeurs. Catherine de Médicis, par la
Saint-Barthélémy; Richelieu[41], par la prise de la Rochelle, et Louis
XIV, par la révocation de l'édit de Nantes, s'efforcèrent toujours de
ressaisir le pouvoir absolu que les protestants leur contestaient, et
ils les persécutèrent sans relâche, par tous les moyens légitimes ou
criminels dont ils purent disposer. Ils ne voulaient pas de cet «État
dans l'État,» suivant l'expression de Richelieu; et, sous prétexte de
combattre la réforme religieuse, c'était la réforme politique qu'ils
espéraient étouffer.

[Note 4l: «Quand cet homme n'aurait pas eu le despotisme dans le
coeur, il l'aurait eu dans la tête.» (MONTESQUIEU, _Esp. des Lois_, V,
10.)]

Le catholique Philippe II sentait les Pays-Bas frémir sous sa pesante
main de fer. Il voyait cette riche proie travaillée par la réforme, et
il dressa contre les calvinistes, en qui il voyait surtout des ennemis
de son administration absolue, les bûchers, les potences et les
échafauds dont le duc d'Albe se fit le sanguinaire pourvoyeur.

Mais les persécutions, les bannissements, les tortures et les
massacres aboutirent à des résultats tout différents de ceux
qu'avaient espérés leurs sanguinaires auteurs. Les papes, loin de
recouvrer cette suprématie dont ils étaient si jaloux, virent la
moitié des populations chrétiennes autrefois soumises au saint-siège
échapper à leur juridiction spirituelle. L'Espagne, brisée sous le
joug cruel de l'inquisition et du despotisme, perdit toute énergie
sociale, toute vie politique. Elle s'affaissa pour ne plus se
relever. Les Pays-Bas se constituèrent en république, sous le nom de
Provinces-Unies. Les deux tiers de l'Allemagne se firent protestants,
et l'Amérique reçut dans son sein les familles les plus industrieuses
de la France, bannies par un acte aussi inique qu'impolitique, la
révocation de l'édit de Nantes.

Écrasée à tout jamais, l'opposition religieuse disparut de France.
Mais son oeuvre politique et sociale fut reprise par la philosophie du
XVIIIe siècle, qui, dégagée de tout frein religieux, sut en tirer des
conséquences bien autrement terribles. L'exemple de l'Amérique se
constituant en un peuple libre n'y fut pas sans influence, et les
protestants du nouveau monde, en voyant sombrer le trône du haut
duquel Louis XIV avait décrété contre eux les dragonnades et l'exil,
eurent une sanglante et terrible revanche des persécutions que la
royauté absolue et l'ancien régime politique leur avaient fait
souffrir.

Un seul État en Europe, une république, la Suisse, trouva dans les
principes de sa confédération libérale, comme le firent plus tard les
États-Unis d'Amérique, la solution de ses querelles religieuses[42].
Dès le principe, les catholiques avaient aussi pris les armes contre
les dissidents de Zwingle[43] et les avaient vaincus. Les deux partis
convinrent aussitôt que les cantons devaient être libres d'adopter
chez eux le culte qu'ils voudraient, et là seulement où existait la
liberté politique put s'établir sans danger pour la paix publique la
liberté religieuse.

[Note 42: On trouvera des exemples dans l'_Histoire des Anabaptistes_.
Amsterdam, 1669. Un épisode touchant est l'entrevue de Guillaume le
Taciturne avec les envoyés Mennonites, p. 233.]

[Note 43: Deux ouvrages, récemment publiés, font connaître beaucoup
plus complètement qu'on ne l'avait fait encore, la vie, les actes
et la doctrine de Zwingle. Ce sont: _Zwingli Studien_, par le doct.
Hermann Spoerri. Leipzig, 1866. _Ulrich Zwingli_, d'après des sources
inconnues, par J.C. Moerikoffer. Leipzig, 1867. Né en 1484, à
Wildhaus, dans le canton de Saint-Gall, il était curé de Glaris à
vingt-deux ans et remplit ces fonctions pendant douze ans. Un an avant
Luther, il attaqua le luxe et les abus de la cour de Rome, et ses
nombreux adhérents le portèrent à la cure de Zurich en 1518. En 1524
et 25, il fit supprimer le célibat des prêtres, la messe et se
maria. Plus logicien et plus doux que Luther, il n'avait pas la même
puissance pour remuer les masses. Il enseignait, avec une sorte
d'inspiration prophétique, que toutes les difficultés morales,
sociales, religieuses et politiques de cette époque cesseraient par la
séparation de l'évêque de Rome de ses subordonnés; que la constitution
de l'Eglise devait être démocratique, et que toutes ses affaires
devaient être réglées par le peuple lui-même. Ces doctrines furent
solennellement adoptées dans la conférence de 1523, comme les bases de
l'Eglise helvétique. Il différait de Luther sur quelques points, en
particulier sur la présence réelle dans l'Eucharistie que Zwingle
niait absolument; mais il essaya en vain de se rapprocher de lui dans
l'entrevue de Marburg. Berne venait d'adopter son système, en 1528, et
il avait l'espoir de le voir s'étendre à toute la Suisse, quand éclata
la guerre entre les catholiques et les réformés. Les catholiques
furent vainqueurs à Cappel en 1531, et Zwingle fut tué dans le combat.
Il avait publié _Civitas christiana_.--_De falsa et vera religione_.
«Les matières religieuses et politiques étaient confondues dans son
esprit, dit d'Aubigné; chrétiens et citoyens étaient la même chose
pour lui.»

C'était l'idée dominante de sa vie et de ses oeuvres. Elle fut adoptée
par Grotius, et elle a été ainsi exprimée par la _poète lauréat_ de la
Grande-Bretagne, Tennyson.

  With the standards of the peoples plunging thro' the thunder-storm,
  Till the war-drum throbb'd no longer, and the battle-flags were furl'd
  In the Parliament of man, the Federation of the world.]

La réforme en Angleterre eut un caractère tout différent. La
déclaration du 30 mars 1534, par laquelle les députés du clergé
anglais reconnaissaient le roi comme protecteur et chef suprême de
l'Église d'Angleterre, sembla le résultat inattendu d'un caprice
de Henri VIII: son divorce, non approuvé par le pape, avec Anne de
Boleyn[44].

[Note 44: Il faut remarquer que le pape avait d'abord accordé une
dispense pour le mariage de Henri VIII, avec la veuve de son frère, et
que c'est du refus du pape de consentir ensuite au divorce que date le
schisme de l'Eglise anglicane.--Froude, _History of England_, I, 446;
W. Beach Laurence, _Revue du Droit international_, 1870, p. 65.]

Cette mesure, à laquelle les esprits étaient peu préparés, ne fit que
séparer l'Angleterre de Rome et eut pour conséquence de confisquer le
pouvoir et les biens de l'Église au profit des rois. Le despotisme,
pour changer de forme et pour s'exercer au nom d'une religion
dissidente, n'en fut pas moins complet. Les catholiques résistent
d'abord aux spoliations dont ils sont victimes. On les pend par
centaines. Les protestants croient à leur tour pouvoir chercher
un asile dans les États de Henri VIII. Ils n'y trouvent que la
persécution.

L'esprit de réforme que les luthériens, les calvinistes et les
anabaptistes des Pays-Bas, de l'Allemagne et de Genève répandirent
dans le peuple n'eut rien de commun avec la révolution officielle.
Cette dernière n'a jamais perdu le caractère de barbarie et de
fanatisme cruel qui signala les expéditions dirigées contre les
Albigeois, les Vaudois, les camisards en France et les anabaptistes
dans les Pays-Bas.

Tandis que Marie Tudor renouvelle les persécutions au nom du
catholicisme, Elisabeth, qui lui succède, proscrit à son tour
cette religion, les Stuarts s'acharnent avec furie contre les
non-conformistes d'Écosse, les presbytériens, les puritains et les
caméroniens.

Les Tudors avaient fondé le pouvoir absolu en fait. Les Stuarts
voulurent l'établir en droit. Jacques Ier fut le plus audacieux
représentant de la doctrine de droit divin que l'esprit général de
la réforme religieuse combattait. _Point d'évêque, point de roi_,
disait-il. Aussi considérait-il les puritains comme ses plus sérieux
ennemis. Il proclame que les rois règnent en vertu d'un droit qu'ils
tiennent de Dieu, et qu'ils sont par conséquent au-dessus de la loi.
Ils peuvent faire des statuts à leur gré, sans l'intervention du
Parlement et sans être liés par l'observation des chartes de l'État.
Et, quoique fils de la catholique Marie Stuart, il maintint contre
les catholiques les plus rigoureuses ordonnances, profitant de la
tentative connue sous le nom de _Conspiration des poudres_ (1605) pour
leur retirer tous droits politiques, les reléguer dans une condition
d'infériorité dont ils ne sont sortis que de nos jours.

Alors commencent vers le nouveau monde les émigrations qui devaient
aboutir à la formation des États-Unis, et auxquelles contribuèrent
toutes les nations qui, soumises à un gouvernement absolu ou
oppressif, ne laissaient aux malheureux persécutés d'autre moyen que
l'exil pour sauver leur vie, leur croyance et leurs biens. Ce fut
ainsi que les bourreaux de Jacques Ier, la tyrannie de Buckingham,
les cruelles persécutions de l'archevêque Laud, les tribunaux
extraordinaires de Charles Ier eurent surtout pour résultat de peupler
l'Amérique[45].

[Note 45: Par une étrange coïncidence, sur l'un des huit vaisseaux qui
étaient à l'ancre dans la Tamise pour traverser l'Océan, lorsqu'un
décret de Charles Ier les arrêta, se trouvait Cromwell, le chef futur
de la révolution de 1648.]

Les puritains, arrivés au pouvoir avec Cromwell ne furent pas plus
tolérants que leurs adversaires. Le dictateur fit aux Irlandais une
guerre d'extermination. Il était sans pitié pour les prisonniers
écossais. «Le Seigneur, disait-il, les a livrés dans nos mains.».
Les officiers et les soldats, leurs femmes et leurs enfants furent
transportés en Amérique ou vendus aux planteurs[46]. La restauration
des Stuarts (1660) amena de sanglantes représailles[47], jusqu'à ce
qu'enfin la révolution de 1688 vint donner définitivement la victoire
aux protestants. Les usurpations successives de la couronne sur les
droits de la nation ne s'étaient pas effectuées sans d'énergiques
réclamations. Il y a des actes restés célèbres dans l'histoire
qui rappellent en termes précis les aspirations et les désirs des
opprimés, de ceux là même qui allaient en Amérique fonder une nouvelle
patrie. Ces réclamations, non écoutées, amenèrent les résistances
constantes des Parlements et la ligue des _covenants_ et des
_indépendants_, qui firent bientôt tomber sur l'échafaud les têtes de
Strafford et de Charles Ier.

[Note 46: Un ouvrage attribué au chapelain du général Fairfax,
_England's Recovery_, que l'on a tout lieu de croire écrit par le
général lui-même, donne les prix auxquels furent vendus quelques-uns
des captifs. Plusieurs d'entre eux ne manquaient pas de mérite. Ainsi,
le colonel Ninian Beall, pris à la bataille de Dunbar, fut envoyé en
Maryland, où il fut bientôt nommé commandant en chef des troupes de
cette colonie. Une victoire qu'il remporta sur les «_Susque-Hannocks_»
lui valut les éloges et les remercîments de la Province avec des
dotations et des honneurs exceptionnels. _Historical magazine
of America_, 1857.--_Middle British Colonies_, par Lewis Evans.
Philadelphie, 1755, p. 12 et 14.--_Terra Mariae_, par Ed. Neil.
Philadelphie, 1867, p. 193.]

[Note 47: _Vie de Cromwell_, par Raguenet. Paris, 1691.--_Les
Conspirations d'Angleterre_. Cologne, 1680.]

Les Stuarts, après leur restauration, foulèrent de nouveau aux pieds
les droits de la nation. Mais celle-ci, un moment accablée par le
despotisme du catholique Jacques II, appela au trône Guillaume
d'Orange, dont l'autorité royale fut limitée par l'acte fameux connu
sous le nom de _Déclaration des droits_. Cette révolution, qui fut
inspirée par les mêmes principes que celle de Hollande en 1584, fut
un véritable événement européen, et non pas simplement une révolution
anglaise, comme celle de 1648. Les Anglais avaient enfin réussi à
proclamer et à faire dominer les principes pour lesquels ils avaient
soutenu de si longues luttes, principes que leurs compatriotes avaient
transportés en Amérique.

Ils consistaient en ce que l'on ne pouvait lever d'impôts sans
l'autorisation du Parlement; que seul celui-ci pouvait autoriser
la levée d'une armée permanente, que les chambres, régulièrement
convoquées, auraient une part sérieuse aux affaires du pays; que tout
citoyen aurait droit de pétition; enfin, l'acte dit de l'_habeas
corpus_.

Ces principes furent toujours invoqués par les colons d'Amérique. On
ne quitte pas sa patrie et ses foyers sans garder au fond du coeur et
sans transmettre à ses enfants les idées auxquelles on a fait tant de
sacrifices et une aversion profonde contre le despotisme qui a rendu
ces sacrifices nécessaires. Tandis que les hommes d'État en Angleterre
se plaisaient à parler de l'omnipotence du Parlement, de son droit
de taxer les colonies sans les consulter et sans admettre ses
représentants dans son sein, les colons, au contraire, déclaraient
qu'il était de leur droit et de leur devoir de protester contre ces
empiétements des souverains sur les prérogatives qu'ils tenaient
eux-mêmes de Jésus-Christ. Ils étaient autorisés, disaient-ils, par
la loi de Dieu comme par celle de la nature, à défendre leur
liberté religieuse et leurs droits politiques. Ces droits innés et
imprescriptibles sont inscrits dans le code de l'éternelle justice, et
les gouvernements sont établis parmi les hommes non pour les usurper
et les détruire, mais bien pour les protéger et les maintenir parmi
les gouvernés. Lorsqu'un gouvernement manque à ce devoir, le peuple
doit le renverser pour en établir un nouveau conforme à ses besoins et
à ses intérêts.

Le 11 novembre 1743, au moment où tombait le ministère de Walpole, qui
n'avait d'autre but que l'accroissement des prérogatives royales et
d'autres moyens que la corruption, une réunion était provoquée par
le révérend pasteur Craighead à Octorara, en Pensylvanie. On y
disait[48]:

«Nous devons garder, d'après les droits que nous a transmis
Jésus-Christ, nos corps et nos biens libres de toute injuste
contrainte.» Et ailleurs: «Le roi Georges II n'a aucune des qualités
que demande l'Écriture sainte pour gouverner ce pays.» L'on «fit une
convention solennelle, que l'on jura en tenant la main levée et l'épée
haute, selon la coutume de nos ancêtres et des soldats disposés
à vaincre ou à mourir, de protéger nos corps, nos biens et nos
consciences contre toute atteinte, et de défendre l'Évangile du
Christ et la liberté de la nation contre les ennemis du dedans et du
dehors[49].»

[Note 48: _A renewal of the Covenants, National and Solemn League, A
confession of sins and an engagement to duties and a testimony as they
were carried on at Middle Octorara in Pennsylvania_. Nov. 11, 1743,
Psalm. LXXVI, 11. Jérémiah, I, 5. Cette curieuse et très-intéressante
brochure a été réimprimée à Philadelphie, 1748. Nul doute que
Jefferson, qui a fouillé partout «pour retrouver les formules
bibliques des vieux Puritains» (_Autobiog._), en ait tiré les phrases
de la Déclaration dont l'originalité est contestée.]

[Note 49: L'expression la plus complète et la plus énergique des idées
inspirées par la réforme religieuse, idées qui devaient conduire à une
réforme politique, se retrouve dans la déclaration d'indépendance des
colonies, faite à Philadelphie, 4 juillet 1776. Mais depuis longtemps
les esprits étaient pénétrés des principes que les colons proclamèrent
alors devant les nations, étonnées de leur audace. Aussitôt en effet
que le sang des Américains eut été versé sur le champ de bataille de
Lexington, des meetings furent tenus à Charlotte, comté de Mecklenburg
(Caroline du Nord), dont les résolutions eurent la plus grande
analogie avec la déclaration prononcée l'année suivante par Jefferson.
À la suite de ces meetings (mai 1775), les presbytériens, en présence
de leurs droits violés et décidés à la lutte, chargèrent trois des
membres les plus respectés et les plus influents de l'assemblée, de
rédiger des résolutions conformes à leurs aspirations. Le rév. pasteur
Hézékiah James Balch, le docteur Ephraim Brevard et William Kennon,
firent adopter les conclusions suivantes:

«1° Quiconque aura, directement ou indirectement, dirigé, par quelque
moyen que ce soit, ou favorisé des attaques illégales et graves telles
que celles que dirige contre nous la Grande-Bretagne, est ennemi de
ce pays, de l'Amérique et de tous les droits imprescriptibles et
inaliénables des hommes.

2° Nous, les citoyens du comté de Mecklenburg, brisons désormais les
liens politiques qui nous rattachent à la mère patrie; nous nous
libérons pour l'avenir de toute dépendance de la couronne d'Angleterre
et repoussons tout accord, contrat ou alliance avec cette nation qui a
cruellement attenté à nos droits et libertés et inhumainement versé le
sang des patriotes américains à Lexington.» _American archives_ (4e
sér.), II, 855.

_Les Histoires de la Caroline du Nord_, par Wheeler, Foote, Martin.
_Field Book of the Revolution_, par Lossing, II, 617 et les nombreuses
autorités y citées.]

Un autre élément de désaffection contre l'Angleterre se joignait chez
les Américains à toutes les causes d'antipathie que les colons
anglais devaient nourrir dans leur coeur contre la mère patrie et son
gouvernement.

La révocation de l'édit de Nantes (1685) avait forcé la France à
fournir au nouveau monde son contingent de réformés et d'indépendants.
Même avant que Louis XIV eût pris cette mesure, aussi inique dans son
principe que barbare dans son exécution et fatale aux intérêts de la
France dans ses résultats, à l'époque où Richelieu, après la prise de
la Rochelle, enleva aux protestants les droits politiques qui leur
avaient été accordés par Henri IV, de nombreux fugitifs, originaires
des provinces de l'ouest étaient allés chercher un asile dans
l'Amérique anglaise et y avaient fondé en particulier la ville
de New-Rochelle, dans l'État de New-York. Boston, capitale du
Massachusets, possédait aussi vers 1662 des établissements formés par
des huguenots, qui attiraient sans cesse de nouveaux émigrants. Mais
à partir de 1685, le mouvement d'émigration des Français vers les
colonies anglaises d'Amérique prit une grande intensité. C'est dans
la Virginie et la Caroline du Sud qu'ils s'établirent en plus grand
nombre, recevant de leurs coreligionnaires anglais l'accueil le plus
bienveillant et le plus généreux[50]. C'est là aussi que nous trouvons
plusieurs noms d'origine française qui rappellent à ceux qui les
portent leur première patrie et les malheurs qui les en firent sortir.
Devenus sujets de l'Angleterre, ces Français, qui avaient perdu
tout espoir de revoir leur patrie, et qui n'en concevaient que plus
d'horreur pour le gouvernement monarchique qui les avait exilés,
combattirent d'abord dans les rangs des milices américaines, pour
le triomphe de la politique anglaise. Mais quand les colonies,
arbitrairement taxées, se soulevèrent, ces mêmes Français retrouvèrent
au fond de leur coeur la haine séculaire de leurs ancêtres contre
les Anglais. Ils coururent des premiers aux armes et excitèrent à
la proclamation de l'indépendance. Plusieurs même jouèrent un rôle
important dans la lutte[51].

[Note 50: _Old Churches and Families of Virginia_, par le Très-Rév.
Dr Meade, évêque protest. Philadelphie, 1857, vol. I, art. XLIII.--V.
aussi les _Westover Mss_., dans la possession du colonel Harrison de
Brandon, Virginie.--_Histoire de la Virginie_, par Campbell. Richmond,
1847. _America_, par Odlmixon, I, 727. London, 1741.]

[Note 51: Tels sont les Jean Bayard, Gervais, Marion, les deux
Laurens, Jean Jay, Elie Boudinot, les deux Manigault, Gadsden, Huger,
Duché, Fontaine, Maury, de Frouville, Le Fèvre, Benezet, etc.]

En résumé, les colonies anglaises d'Amérique furent presque
exclusivement peuplées, dès l'origine, par des partisans des cultes
réformés qui fuyaient l'intolérance religieuse et le despotisme
monarchique. Les catholiques qui s'y établirent étaient aussi chassés
de l'Angleterre par les mêmes causes, et avaient appris dans leurs
malheurs à ne pas voir des ennemis dans les protestants. Tous
étaient donc animés de la plus profonde antipathie pour la forme de
gouvernement qui les avait contraints à s'exiler. Là, dans ce pays
immense, vivait une population différente par l'origine, mais unie
dans une égale haine pour l'ancien continent, par des besoins et des
intérêts communs. Les combats constants qu'elle livrait soit à un sol
vierge couvert de forêts et de marécages, soit à des indigènes qui ne
voulaient pas se laisser déposséder, les aguerrissaient contre les
fatigues physiques et leur donnaient cette vigueur morale propre aux
nations naissantes. La religion, divisée en une multitude de sectes
que les persécutions éprouvées rendaient tolérantes les unes pour les
autres, avait un même corps de doctrine dans la Bible et l'Évangile;
une même ligne de conduite, l'amour du prochain et la pureté des
moeurs; les mêmes aspirations, la liberté de conscience et la liberté
politique[52]. Les pasteurs, aux moeurs rigides, à l'âme énergique et
trempée par le malheur, donnaient à tous l'exemple du devoir[53], leur
enseignaient leurs droits et leur montraient comment il fallait les
défendre.

[Note 52: Le MS. ANONYME, qui, je crois, est de M. Cromot, baron du
Bourg, donne _des observations sur les quakers_, qui prouvent combien
les officiers français ont été frappés de ces faits. «La base de leur
religion, dit-il, consiste dans la crainte de Dieu et l'amour du
prochain. Il entre aussi dans leurs principes de ne prendre aucune
part à la guerre. Ils ont en horreur tout ce qui peut tendre à la
destruction de leurs frères. Par ce même principe de l'amour du
prochain, ils ne veulent souffrir aucun esclave dans leur communauté,
et les quakers ne peuvent avoir des nègres. Ils se font même un devoir
de les assister. Ils refusent aussi de payer des dîmes, considérant
que les demandes faites par le clergé sont une usurpation qui n'est
point autorisée par l'Écriture sainte.»]

[Note 53: On trouve dans les _Archives am_. et _Revolutionary Records_
les noms de plusieurs pasteurs qui ont servi comme officiers dans
l'armée.]

A l'époque où la déclaration de l'indépendance fut prononcée, tous ces
éléments étaient dans toute leur vigueur. Et cependant les colonies,
malgré tout leur courage, auraient peut-être été trop faibles pour
soutenir leurs justes prétentions si elles n'avaient rencontré,
dans les conditions politiques où se trouvait l'Europe, un puissant
auxiliaire.



V


Étudions maintenant le rôle que joua le gouvernement français et la
part, tantôt occulte tantôt publique, qu'il prit dans le soulèvement
des colonies anglaises.

Dès que Christophe Colomb eut découvert le nouveau monde, la
possession des riches contrées qui excitaient la convoitise des
Européens devint une cause perpétuelle de luttes entre les trois
grandes puissances maritimes: l'Espagne, l'Angleterre et la France.
Ces rivalités se soutinrent avec des chances diverses jusqu'au moment
où la déclaration d'indépendance des États-Unis, en enlevant un appui
aux uns et en faisant disparaître un aliment à l'avidité des autres,
mit un terme aux guerres interminables que ces puissances se
livraient.

Jacques Cartier, envoyé par Philippe de Chabot, amiral de France,
partit en 1534 de Saint-Malo, sa ville natale, avec deux navires,
pour reconnaître les terres encore inexplorées de l'Amérique
septentrionale. Il découvrit les îles Madeleine, parcourut la côte
occidentale du fleuve Saint-Laurent, puis, l'année suivante, dans une
seconde expédition, prit possession, au nom du roi, de la plus grande
partie du Canada, qu'il appela Nouvelle-France.

Le Canada, trop négligé sous les faibles successeurs de François Ier,
reçut de nouveaux colons français sous Henri IV. Le marquis de La
Roche, qui succéda en 1598 à Laroque de Roberval dans le gouvernement
de cette colonie, créa un établissement à l'île des Sables,
aujourd'hui île Royale et reconnut les côtes de l'Acadie. Quatre ans
plus tard l'Acadie fut encore parcourue par Samuel de Champlain, qui,
en 1608, fonda la ville de Québec.

Ces accroissements successifs et la prospérité de la colonie française
ne pouvaient laisser indifférents les Anglais, récemment établis dans
la Virginie. Aussi en 1613 des armateurs anglais, sous les ordres de
Samuel Argall et sans déclaration de guerre, vinrent-ils attaquer
à l'improviste Sainte-Croix et Port-Royal, en Acadie, qu'ils
détruisirent. En 1621, le roi d'Angleterre Jacques Ier accorda au
comte de Stirling la concession de toute la partie orientale et
méridionale du Canada, sous le prétexte que tout ce pays n'était
habité que par des sauvages. Mais les colons français n'étaient
nullement disposés à se laisser ainsi dépouiller, et Charles Ier dut
restituer à la France, deux ans après, le territoire dont Guillaume de
Stirling n'avait pris possession que pour la forme.

En 1629, 1634 et 1697, l'Acadie et une partie du Canada furent
encore successivement enlevées puis rendues aux Français, jusqu'à ce
qu'enfin, par le traité d'Utrecht, 1713, l'Angleterre fut mise en
possession définitive du territoire contesté.

Les Anglais ne devaient pas s'en tenir à ce succès. Il ne fit que les
encourager à persévérer dans leur projet de conquérir le Canada tout
entier. De leur côté les Français, malgré l'abandon dans lequel les
laissait la mère patrie, leur résistèrent avec courage et trouvèrent
généralement, pour les soutenir dans la lutte, de puissants
auxiliaires dans les naturels, qu'ils n'avaient cessé de traiter avec
douceur et loyauté.

Cependant le Canada, malgré les attaques incessantes dont il était
l'objet, vers le sud, de la part des Anglais, devenait florissant. Le
Saint-Laurent était pour les vaisseaux de France une retraite commode
et sûre. Le sol, autrefois inculte, s'était fertilisé sous les efforts
de plusieurs milliers d'habitants. L'on s'aperçut bientôt que les lacs
se déversaient aussi par le sud dans de grands fleuves inexplorés.

Il y avait de ce côté d'importantes découvertes à faire. La gloire en
était réservée à Robert de La Salle.

Déjà en 1673, le P. jésuite Marquet et le sieur Joliet, avaient
été envoyés par M. de Frontenac, gouverneur du Canada, et avaient
découvert à l'ouest du lac Michigan le Mississipi. Plus tard, en 1679
et 1680, le père Hennequin, récollet, accompagné du sieur Dacan, avait
remonté ce fleuve jusque vers sa source au saut Saint-Antoine.

De La Salle, homme résolu et énergique, muni des pouvoirs les plus
étendus, que lui avait accordés le ministre de la marine, Seignelay,
partit en 1682 de Québec. Il se rendit d'abord chez les Illinois, où,
du consentement des Indiens, il construisit un fort. Pendant qu'une
partie de ses hommes remontaient le Mississipi en suivant la route
du P. Hennequin, il descendit lui-même ce fleuve jusqu'au golfe du
Mexique. Il reçut partout des Indiens le meilleur accueil et en
profita pour établir un magasin dans la ville des Arkansas et un
second chez les Chicachas.

L'année suivante il voulut retourner par la voie de mer vers
l'embouchure du Mississipi. Mais les vaisseaux qui portaient les
soldats et les colons qu'il ramenait de France le laissèrent avec sa
troupe dans une baie qu'il appela Saint-Louis. Le territoire riant et
fertile sur lequel il s'établit prit le nom de Louisiane. Il allait
chercher des secours auprès de ses établissements du Mississipi, quand
il fut massacré par les gens de sa suite. Les Espagnols établis au
Mexique détruisirent les germes de cette colonie.

Dix années s'écoulèrent avant que d'Iberville reprit le projet de La
Salle sur la Louisiane. Crozat et Saint-Denis, en 1712, continuèrent
son oeuvre et cette possession fut connue en France sous de si bons
rapports qu'elle servit de base au système et aux spéculations du
fameux Law, de 1717 à 1720. C'est à cette époque que fut fondée la
Nouvelle-Orléans[54].

[Note 54: J'ai trouvé de curieux renseignements non imprimés, dans la
_Relation concernant l'établissement des Français à la Louisiane_, par
Penicaud, manuscrit inédit. Le P. Charlevoix parle de cet ouvrage, VI,
421, et la copie que j'ai dans les mains a été signalée à une vente à
Paris en 1867, comme mise au net par un nommé François Bouet.]

Ainsi, bien que la France eût cédé à l'Angleterre, par le traité
d'Utrecht, l'Acadie et la baie d'Hudson, elle avait encore le
Labrador, les îles du golfe Saint-Laurent et le cours du fleuve,
la région des grands lacs comprenant le Canada et la vallée du
Mississipi, désignée sous le nom de Louisiane. Mais les limites de
ces possessions n'étaient pas bien définies. Les Anglais prétendaient
étendre les limites de l'Acadie jusqu'au fleuve Saint-Laurent; les
Pensylvaniens et les Virginiens, franchissant les monts Alleghanys,
s'avançaient à l'ouest; jusqu'au bord de l'Ohio. Pour les contenir
dans un demi-cercle immense, les Français avaient relié la
Nouvelle-Orléans à Québec par une chaîne de postes sur l'Ohio et le
Mississipi.

Le territoire sur lequel on établissait ces forts avait été découvert
par La Salle, comme nous l'avons vu. Suivant le droit des gens de
cette époque, il envoya un officier français, Céleron, pour en prendre
officiellement possession. Cet officier parcourut les vallées de
l'Ohio et du Mississipi et la région des lacs, en un mot tout le pays
compris entre la Nouvelle-Orléans et Montréal. Partout sur son
trajet il enfouissait des plaques[55] de plomb, comme souvenir et
en témoignage de l'établissement de la domination française sur ce
territoire.

[Note 55: _Vie de Washington_, par Sparks, II, 430. La date est 16
d'août 1749.]

Les Anglais, justement alarmés de semblables prétentions, prétextant
que de tels établissements portaient atteinte à leurs droits,
envahirent brusquement le Canada (1754).

C'est alors que paraît pour la première fois dans l'histoire le nom de
Washington. Il commandait, avec le titre de colonel, un détachement
de Virginiens. Ainsi, par une singulière coïncidence, ce grand homme
porta d'abord les armes contre ces mêmes soldats qui devaient aider
à l'affranchissement de sa patrie, et s'efforça de soumettre à la
domination anglaise ces mêmes Canadiens qu'il appelait vainement plus
tard à l'aider à la délivrance commune.

Washington surprit un détachement de troupes françaises envoyé en
reconnaissance auprès du fort Duquesne, l'enveloppa, le fit tout
entier prisonnier et tua son chef, Jumonville[56]. Assiégé à son
tour dans son camp, aux Grandes-Prairies, par de Villiers, frère de
Jumonville, il fut obligé de capituler, et se retira toutefois avec
les honneurs de la guerre[57].

La seconde expédition[58], dirigée la même année contre le fort
Duquesne par le général anglais Braddock, eut une issue plus
malheureuse pour celui-ci. Cet officier, qui méprisait les milices de
la Virginie, s'engagea sur un territoire qu'il ne connaissait pas et
fut enveloppé et tué par les Français, aidés des Indiens. Le colonel
Washington rallia les fuyards et opéra sa retraite en bon ordre.

[Note 56: Ce fut l'étincelle qui alluma la guerre de Sept Ans.
Laboulaye, _Hist. des Etats-Unis_, II, 50, 297.]

[Note 57: Cette capitulation donna naissance à une horrible calomnie
qui, malgré les protestations réitérées de Washington, cherche
à s'acharner encore contre sa mémoire, en dépit de la noblesse
universellement reconnue de son caractère: je veux parler du prétendu
_assassinat_ de Jumonville. Plusieurs ouvrages publiés en France
(_Mémoire, précis des faits, pièces justificatives_, etc. Paris,
1756,)--réponse officielle aux observations de l'Angleterre, répètent
et propagent cette erreur, et bien qu'elle ait été reconnue et
signalée comme telle dans les écrits les plus consciencieux, je crois
qu'il est de mon devoir de démentir encore une fois une affirmation si
invraisemblable et si contraire au jugement que les contemporains de
Washington et la postérité ont porté sur ce grand homme.

La capitulation que signa Washington avec une entière confiance était
rédigée en français, c'est-à-dire dans une langue que n'entendaient
ni le colonel Washington ni aucun des hommes de son détachement.
L'interprète hollandais qui en donna la lecture aux Américains
traduisit le mot _assassinat_ pour l'équivalent de _mort_ ou _perte_,
soit par ignorance, soit par une manoeuvre coupable; et l'on considéra
comme un aveu de Washington ce qui ne fut que l'effet de sa bonne foi
surprise.

M. Moré de Pontgibaud, dans ses mémoires déjà cités (p. 15), justifie
Washington de l'accusation qu'il avait entendu porter contre lui en
France. «Il est plus que constant dans la tradition du pays, dit-il,
que M. de Jumonville fut tué par la faute, par l'erreur et le fait
d'un soldat qui tira sur lui, soit qu'il le crût ou ne le crût point
parlementaire, mais que le commandant du fort ne donna pas l'ordre de
tirer; la garantie la plus irrécusable est le caractère de douceur,
de magnanimité du général Washington, qui ne s'est jamais démenti au
milieu des chances de la guerre et de toutes les épreuves de la bonne
ou de la mauvaise fortune. Mais M. Thomas (de l'Académie française)
a trouvé plus poétique et plus national de présenter ce malheureux
événement sous un jour odieux pour l'officier anglais.» V. aussi
_Histoire des Etats-Unis_, par Éd. Laboulaye. Paris, 1866, II, 50, où
cette affaire est examinée.]

[Note 58: Dont le meilleur récit est _Braddock's Expédition_, par
Winthrop Sergant, publié dans les _Mémoires_ de la Société historique
de Pensylvanie, 1855.]

Enfin, en 1755, toujours sans que la guerre eût été encore déclarée,
l'amiral anglais Boscawen captura des vaisseaux de ligne français à
l'embouchure du Saint-Laurent, tandis que les corsaires anglais, se
répandant sur les mers, s'emparaient de plus de trois cents bâtiments
marchands portant pour près de trente millions de francs de
marchandises et emmenaient prisonniers sur les pontons plus de huit
mille marins français. En présence d'une si audacieuse violation du
droit des gens, malgré son apathie et sa honteuse indifférence pour
les intérêts publics, le roi Louis XV fut obligé de déclarer la guerre
à l'Angleterre[59].

[Note 59: 1756. Juin le 9.]

Il était de l'intérêt de la France de laisser à la lutte son caractère
exclusivement colonial. Mais sa marine était presque ruinée. Elle
ne pouvait donc secourir ses colons. L'Angleterre ne lui laissa pas
d'ailleurs la liberté d'en agir ainsi. L'or donné par Pitt au roi de
Prusse Frédéric II alluma la guerre continentale connue sous le nom de
guerre de Sept Ans. Ainsi forcée de combattre sur terre et sur mer, la
France fit de vigoureux efforts. Malheureusement les généraux que le
caprice de Mme de Pompadour plaçait à la tête des armées étaient tout
a fait incapables, ou portaient dans les camps les querelles et les
intrigues de la cour. Aussi les résultats de cette guerre furent-ils
désastreux.

Mêmes revers au Canada que dans les Indes orientales. Les marquis de
Vaudreuil et de Montcalm enlèvent les forts Oswégo et Saint-Georges,
sur les lacs Ontario et Saint-Sacrement (1756). Montcalm remporte même
une victoire signalée sur les bords du lac Champlain, à _Ticonderoga_
(1758); mais il ne peut empêcher la flotte de l'amiral Boscawen de
prendre Louisbourg, le cap Breton, l'île Saint-Jean et de bloquer
l'entrée du Saint-Laurent, pendant que l'armée anglo-américaine
détruit les forts de l'Ohio et coupe les communications entre la
Louisiane et le Canada.

En 1759, Montcalm et Vaudreuil n'avaient que cinq mille soldats à
opposer à quarante mille. Ils étaient en outre privés de tous secours
de la France, soit en hommes, en argent ou en munitions. Les Anglais
assiègent Québec. La ville est tournée par une manoeuvre audacieuse du
général Wolff. Montcalm est blessé à mort. Le général anglais tombe
de son côté et expire content en apprenant que ses troupes sont
victorieuses. Vaudreuil lutte quelque temps encore. C'est en vain. Le
Canada est définitivement perdu pour la France.

Un habile ministre, le seul homme qui dans ces temps de désordre et de
corruption prenne à coeur les intérêts de sa patrie, Choiseul, arrive
au pouvoir, appelé par la faveur de Mme de Pompadour. Son premier acte
est de lier comme en un faisceau, par un traité connu sous le nom de
_Pacte de famille_ (15 août 1761), toutes les branches régnantes de la
maison de Bourbon, ce qui donnait de suite à la France l'appui de la
marine espagnole. Celle-ci, immédiatement en butte aux attaques de
l'Angleterre, essuya de grandes pertes.

Cependant toutes les nations de l'Europe étaient épuisées par cette
guerre, qui avait fait périr un million d'hommes. La France y avait
dépensé pour sa part treize cent cinquante millions. Par le traité
de Paris elle ne conserva que les petites îles de Saint-Pierre et
Miquelon avec droit de pêche près de Terre-Neuve et dans le golfe
Saint-Laurent. Elle recouvra la Guadeloupe, Marie-Galante, la
Désirade, la Martinique; mais céda la partie orientale de la Louisiane
aux Espagnols.

L'Angleterre avait atteint son but; l'expulsion complète des Français
du continent américain et la ruine de leur marine.

Choiseul eut à coeur de relever la France de cet abaissement. Il
essaya de réorganiser l'armée en diminuant les dilapidations et en
constituant des cadres sur de nouvelles bases. Il souleva un mouvement
patriotique dans les parlements pour que chacun d'eux fournît un
navire à l'État, et l'Angleterre vit avec douleur renaître cette
marine qu'elle croyait à jamais perdue.

Sous son administration la France acquit soixante-quatre vaisseaux
et cinquante frégates ou corvettes qui firent sentir à l'Angleterre,
pendant la guerre d'Amérique que les désastres de la guerre de Sept
Ans n'avaient pas été irréparables[60].

En même temps que Choiseul soutenait l'Espagne dans son antagonisme
contre l'Angleterre, il se tenait au courant des rapports des colonies
américaines avec leur mère patrie. Sa correspondance nous le montre
persévérant dans sa haine pour la rivale de la France, étudiant les
moyens les plus propres à abaisser sa puissance, inquiet surtout du
développement de ses colonies. Il encourageait de tout son pouvoir
et par des agents qui, comme de Pontleroy[61], de Kalb[62],
Bonvouloir[63], ne manquaient ni de talents, ni d'énergie,
l'opposition naissante de ces colonies qui, dès 1763, semblaient déjà
prêtes à passer à l'état de révolte contre la métropole[64].

[Note 60: C'est sous son ministère que la France s'empara de la Corse
et que naquit dans cette île, deux mois après, le plus grand ennemi de
l'Angleterre, Napoléon. On trouve dans les _Mémoires imprimés sous
ses yeux, dans son cabinet, à Chanteloup,_ 1778, ses raisons pour
l'acquisition de la Corse, I, 103.]

[Note 61: _Pontleroy,_ lieutenant de vaisseau au département de
Rochefort, chargé en 1764, par M. de Choiseul, d'aller visiter les
colonies anglaises d'Amérique. M. le comte de Guerchy, ambassadeur à
Londres, par une dépêche du 19 octobre 1766, demande de nouveau pour
ce même Pontleroy des lettres et un passe-port, au nom de _Beaulieu_,
qu'il portait en Amérique. Durand écrivait un peu auparavant à M. de
Choiseul que Pontleroy n'avait pas le talent d'écrire, mais qu'il
pourrait utilement lever les plans des principaux ports d'Amérique et
même d'Angleterre, en se mettant au service d'un négociant américain
qui lui donnerait a commander un bâtiment. Il s'entendait bien à
la construction, au pilotage et au dessin. Il ne demandait que le
traitement accordé aux lieutenants de vaisseau. Ces propositions
furent agréées par M. de Choiseul, et Pontleroy ou Beaulieu partit peu
de temps après.]

[Note 62: De Kalb était un officier d'origine allemande, qui servait
en qualité de lieutenant-colonel dans l'infanterie française. On ne
pouvait douter ni de son courage, ni de son habileté, ni de son zèle.
Sa connaissance de la langue allemande devait faciliter ses relations
avec les colons originaires du même pays que lui. Ses instructions,
datées du 12 avril 1767, lui enjoignaient de partir d'Amsterdam et,
une fois arrivé à sa destination, de s'informer des besoins des
colonies tant en officiers d'artillerie et en ingénieurs qu'en
munitions de guerre et en provisions. Il devait étudier et stimuler le
désir des colons pour rompre avec le gouvernement anglais, s'informer
de leurs ressources en troupes et en postes retranchés, de leurs
projets de soulèvement et des chefs qu'ils comptaient mettre à leur
tête. «La commission que je vous confie, lui dit Choiseul, est
difficile et demande de l'intelligence; demandez-moi les moyens
nécessaires pour l'accomplir; je vous les fournirai tous.»

Après avoir servi la France en diplomate, de Kalb se fit un devoir
de prendre à côté des Américains sa part des dangers qu'il les
avait engagés à affronter. Il servit comme volontaire, avec rang
de major-général, et fut tué à la malheureuse bataille de Camden.
_(Notices biographiques.)_]

[Note 63: Un autre agent de la France en Amérique fut Bonvouloir
(Achard de), officier français, engagé volontaire dans le régiment du
Cap. Une maladie l'obligea à quitter Saint-Domingue pour revenir dans
des climats plus doux. Il visita d'abord les colonies anglaises, où
on lui offrit de prendre du service dans les armées rebelles. Il
n'accepta pas cette fois, mais, venu à Londres en 1775, il fut mis en
rapport avec M. le comte de Guînes, ambassadeur de France, qui
obtint de lui d'utiles renseignements sur la situation des colonies
révoltées, et écrivit à M. de Vergennes pour être autorisé à faire de
Bonvouloir un agent du gouvernement français en Amérique.

Le ministre français donna en effet à Bonvouloir une somme de 200
louis pour un an et un brevet de lieutenant, antidaté, pour qu'il pût
entrer avantageusement dans l'armée des rebelles. Il partit de Londres
pour Philadelphie le 8 septembre 1775, sous le nom d'un marchand
d'Anvers. Il trouva à Philadelphie un M. Daymond, Français et
bibliothécaire, qui l'aida dans ses recherches. Il écrit en donnant
des renseignements à M. de Vergennes, qu'il est arrivé deux officiers
français menant grand train, qui ont fait des propositions au Congrès
pour des fournitures d'armes et de poudre. Nul doute qu'il ne s'agisse
de MM. de Penet et Pliarne, cités dans une lettre de Barbue Dubourg à
Franklin. (_Archives américaines_.)]

[Note 64: V. _Vie de Jefferson_, par Cornélis de Witt, Paris, 1861, où
la politique de Choiseul est très-habilement développée. Toutes les
pièces importantes sont imprimées dans l'appendice.]

De 1757 à 59 parurent des lettres, que l'on disait écrites par le
marquis de Montcalm à son cousin M. de Berryer, résidant en France,
dans lesquelles on trouve une appréciation bien juste de la situation
des colonies d'Amérique et une prédiction bien nette de la révolution
qui se préparait. «Le Canada, y est-il dit, est la sauvegarde de ces
colonies; pourquoi le ministre anglais cherche-t-il à le conquérir?
Cette contrée une fois soumise à la domination britannique, les autres
colonies anglaises s'accoutumeront à ne plus considérer les Français
comme leurs ennemis.»

Ces lettres eurent le plus grand retentissement dans les deux
continents. Grenville et lord Mansfield, qui les eurent en leur
possession, les crurent réellement émanées de Montcalm. De nos jours
encore, le judicieux Carlyle[65] n'a pas hésité à en citer des
extraits dans le but de vanter la sagacité du général français et la
justesse de sa prophétie. Mais le style de ces lettres, l'exagération
de certaines idées, l'absence de tout caractère qui dénote leur
provenance, et la comparaison qui en a été faite avec toutes les
pièces relatives aux affaires du Canada et à Montcalm, ne permettent
plus de croire à la vérité de l'origine qui leur fut attribuée dès
leur apparition. Nous voyons là une manoeuvre habile du ministre
Choiseul, qui espérait, par cette brochure, semer la division entre
les deux partis, augmenter leur défiance réciproque et hâter un
dénoûment qu'il prévoyait d'autant plus volontiers qu'il le désirait
plus ardemment.

[Note 65: _Vie de Frederick the Great_. XI, 257-262. Leipzig, édition
1865. Bancroft les qualifie nettement de contrefaçons, IV (ch. ix),
128, _note_. V. aussi _Vie du général James Wolfe_, par Robert Wright,
601. London, 1864.]

Les officiers français, qui parcouraient pour la dernière fois le
Canada et la vallée du Mississipi, en jetant un regard d'adieu sur
ces fertiles contrées et en recevant les touchants témoignages
d'attachement des Indiens ne pouvaient s'empêcher de regretter le
territoire qu'ils étaient obligés de céder. Le duc de Choiseul pensait
tout autrement. Il lisait dans l'avenir[66]. Il le faisait sans
arrière-pensée, avec la conviction qu'il prenait une bonne mesure
politique. Il pensait que le temps était proche où tout le système
colonial devait être modifié: «Les idées sur l'Amérique, soit
militaires, soit politiques, sont infiniment changées depuis trente
ans,» écrivait-il à Durand, le 15 septembre 1766. Il était persuadé
que la liberté commerciale et politique pouvait seule désormais
faire vivre les États du nouveau monde. Ainsi, du jour où un acte du
Parlement établit des taxes sur les Américains, la France commença à
faire des démarches pour pousser ceux-ci à l'indépendance[67].

Mais ce ministre contribua à l'expulsion des jésuites de France en
1762. Cette puissante compagnie laissa derrière elle un parti qui ne
lui pardonna pas sa fermeté dans cette circonstance[68]. Le Dauphin,
leur élève, lui était hostile. Le duc d'Aiguillon, à qui il avait fait
ôter son gouvernement de Bretagne, le chancelier Maupeou et l'abbé
Terrai, contrôleur des finances, formèrent contre lui un triumvirat
secret qui eût pourtant été impuissant sans le honteux auxiliaire
qu'ils trouvèrent dans la nouvelle favorite[69].

[Note 66: Choiseul, signant l'abandon du Canada aux Anglais, dit:
_Enfin, nous les tenons_. C'était, en effet, délivrer les colonies
américaines d'un voisinage qui les forçait à s'appuyer sur la
métropole.]

[Note 67: Il détacha le Portugal et la Hollande de l'alliance anglaise
et prépara cette union des marines secondaires qui devait, quelques
années plus tard, devenir la ligue des neutres contre ceux qui
s'appelaient les maîtres de l'Océan.]

[Note 68: _Raisons invincibles_, publiées 8 juillet 1773, dont une
analyse est dans _Mémoires secrets_, VII, 24. Londres, chez John
Adamson.]

[Note 69: Mme de Pompadour était morte en 1764, et Choiseul, qui lui
avait dû son crédit, refusa de plier devant la cynique arrogance de
la Du Barry qui lui succéda. Choiseul ressentit bientôt l'influence
fatale de cette femme sur l'esprit affaibli du roi.

Il faut lire dans les mémoires du temps la juste appréciation des
misérables influences qui présidaient aux affaires publiques et au
milieu desquelles se jouait la fortune de la France. Une nouvelle
favorite avait été sur le point d'être choisie. Devant les cris
d'effroi du contrôleur général Laverdie, l'attitude et la fermeté de
Choiseul, le roi avait dû céder, mais il battait froid à son ministre.
Plus tard il céda à regret aux instances réitérées de ses courtisans,
ameutés par les rancunes de la compagnie de Jésus. Il comprenait tout
ce dont il se privait en renvoyant son ministre, et quand il apprit
que la Russie, l'Autriche et la Prusse venaient de se partager la
Pologne, il s'écria: «Ah! cela ne serait pas arrivé si Choiseul eût
encore été ici.» _Vie du marquis de Bouillé, Mémoires du duc de
Choiseul_, I, 230. _Mémoire inédit._]

Malgré l'origine de sa faveur, les défauts que l'on peut trouver à
son caractère et les erreurs qu'il commit dans son administration
multiple, ce ministre jette un éclat singulier et inattendu au milieu
de cette cour corrompue où tout était livré à l'intrigue et d'où
semblaient bannis toute idée de justice et tout sentiment du bien
public. Il comprenait d'ailleurs le peu de stabilité de sa situation,
et n'espérait guère que l'on reconnaîtrait à la cour les services
qu'il pourrait rendre à son pays. On en trouve la preuve dans un
mémoire qu'il adressa au roi en 1766, et dans lequel il ose s'exprimer
avec une certaine impertinence hautaine que l'on est heureux de
retrouver en ces temps de basse courtisanerie et de lâche servilité.

«Je méprisais, autant par principe que par caractère, dit-il au roi,
les intrigues de la Cour, et quand Votre Majesté me chargea de la
direction de la guerre, je n'acceptai ce triste et pénible emploi
qu'avec l'assurance que Votre Majesté voulut bien me donner qu'elle me
permettrait de le quitter à la paix.»

Le ministre entre ensuite dans le détail de son administration qui
avait compris la guerre, la marine, les colonies, les postes et les
affaires étrangères, pendant six années.--La première année, il
réduisit les dépenses des affaires étrangères de 52 à 25 millions.

Quant à l'Angleterre, Choiseul en parle avec une certaine crainte.
«Mais la révolution d'Amérique, dit-il, qui arrivera, mais que nous ne
verrons vraisemblablement pas, remettra l'Angleterre[70] dans un état
de faiblesse où elle ne sera plus à craindre.»

«Votre Majesté m'exilera», dit-il à la fin. Cette prédiction ne se
réalisa que cinq ans après: en 1770, Choiseul fut exilé dans ses
terres.

[Note 70: La politique de Choiseul et de Vergennes fut suivie par
Napoléon. Quand il songea à céder la Louisiane aux États-Unis, il
prononça ces paroles:

«Pour affranchir les peuples de la tyrannie commerciale de
l'Angleterre, il faut la contre-parer par une puissance maritime qui
devienne un jour sa rivale; ce sont les États-Unis.» _Les États-Unis
et la France_, par Edouard Laboulaye. Paris, 1862.]



VI


La guerre se fit à la fois sur trois points du continent américain:
aux environs de Boston, de New-York et de Philadelphie; dans le
Canada, que les Américains voulaient cette fois entraîner dans
leur cause et d'où les Anglais partirent pour prendre à revers
les révoltés; enfin dans le Sud, autour de Charleston et dans les
Carolines.

Les débuts du conflit furent heureux pour les Américains. Leurs
milices, plus fortes par le sentiment de la justice de leur cause que
par leur expérience de la guerre et par la discipline, battirent à
Lexington (avril 1775) un détachement anglais. On assiégea le général
Gage dans Boston. Le Congrès confia à Washington [71] la tâche
difficile d'organiser les bandes de miliciens et de les mettre en état
de vaincre les troupes aguerries de la Grande-Bretagne. Ce fut
un grande acte de patriotisme de la part de ce généreux citoyen
d'accepter une pareille mission. Du jour où, sans ambition comme sans
crainte, il prit en mains la conduite des affaires, il ne perdit
plus de vue les aspirations du pays. Il ne désespéra jamais de leur
réalisation, et si, dans les moments critiques, aux jours où la cause
de l'indépendance paraissait le plus compromise, il eut quelques
instants de découragement, il sut du moins empêcher par son attitude
ses concitoyens de se laisser entraîner à un pareil sentiment. Il les
retint autour de lui et leur communiqua sa confiance dans l'avenir.
Après le succès, redevenu simple particulier, il voulut vivre
tranquille dans sa maison de Mount-Vernon, en Virginie. L'indépendance
de sa patrie était la seule récompense qu'il attendait de ses efforts.
Chez les Américains, il est «l'homme qui avait été le premier dans
la guerre, le premier dans la paix, le premier dans le coeur de ses
compatriotes.» L'histoire lui a rendu justice, et, chez tous les
peuples son nom est resté le plus pur.

[Note 71: Nous ne voulons pas entreprendre de rappeler les hauts faits
de ce grand homme dont la mémoire est chère à tout coeur américain.
Outre qu'une pareille tâche est tout à fait en dehors du cadre que
nous nous sommes proposé de remplir, nous reconnaissons trop bien le
talent et le coeur avec lesquels plusieurs illustres écrivains s'en
sont acquittés avant nous, pour que nous ayons la prétention de
traiter ce sujet. Washington est d'ailleurs un de ces héros dont la
gloire, loin de s'effacer, grandit à mesure que les années s'écoulent.
Plus l'esprit humain progresse et plus on se plaît à reconnaître
la noblesse de son caractère et l'élévation de ses idées. Dans les
sociétés modernes, où le droit tend chaque jour à l'emporter sur la
force, où l'amour de l'humanité a plus de partisans que l'esprit de
domination, les grands conquérants tels que ceux dont l'histoire
conserve les noms et exalte les exploits, loin d'être mis au rang des
dieux, comme dans l'antiquité, seraient considérés comme de véritables
fléaux. Les peuples, de jour en jour plus soucieux de se donner
une organisation sociale basée sur la justice et la liberté que de
satisfaire la stérile et sauvage ambition de subjuguer leurs voisins,
ne veulent plus laisser à quelques hommes privilégiés le soin
d'accomplir les desseins de la Providence en bouleversant les empires
pour changer la face du monde. Or, Washington fut encore plus grand
citoyen qu'habile général. Ses victoires auraient suffi pour perpétuer
son souvenir. Sa conduite comme homme politique et comme homme privé
le fera revivre au milieu des générations futures, qui le présenteront
toujours à leurs chefs comme un modèle à imiter.

Tous les écrivains contemporains, Américains ou Français, nous
dépeignent Washington sous les traits les plus nobles au physique
comme au moral; il n'y a de tache à aucun de leurs tableaux. Je ne
veux pas redire ici les impressions ressenties par MM. de La Fayette,
de Chastellux, de Ségur, Dumas et tant d'autres, lorsqu'ils furent
admis pour la première fois en présence du généralissime américain.
Elles sont à peu près identiques et sont exprimées, dans les mémoires
signés de leur nom, avec tout l'enthousiasme dont ces Français étaient
capables. «C'est le Dieu de Chastellux», écrivait Grimm à Diderot.
_Correspondance_, X, 471. Nous nous contenterons de transcrire ici le
passage relatif à ce grand homme, que M. de Broglie a inséré dans ses
_Relations inédites_.

«Ce général est âgé d'environ quarante-neuf ans (1782); il est grand,
noblement fait, très-bien proportionné; sa figure est beaucoup plus
agréable que ses portraits ne le représentent; il était encore
très-beau il y a trois ans, et quoique les gens qui ne l'ont pas
quitté depuis cette époque disent qu'il leur paraît fort vieilli, il
est incontestable que ce général est encore frais et agile comme un
jeune homme.

«Sa physionomie est douce et ouverte, son abord est froid quoique
poli, son oeil pensif semble plus attentif qu'étincelant, mais son
regard est doux, noble et assuré. Il conserve dans sa conduite privée
cette décence polie et attentive qui satisfait tout le monde et cette
dignité réservée qui n'offense pas. Il est ennemi de l'ostentation et
de la vaine gloire. Son caractère est toujours égal, il n'a jamais
témoigné la moindre humeur. Modeste jusqu'à l'humilité, il semble ne
pas s'estimer à ce qu'il vaut. Il reçoit de bonne grâce les hommages
qu'on lui rend, mais il les évite plutôt qu'il ne les cherche. Sa
société est agréable et douce. Toujours sérieux, jamais distrait,
toujours simple, toujours libre et affable sans être familier, le
respect qu'il inspire ne devient jamais pénible. Il parle peu en
général et d'un ton de voix fort bas; mais il est si attentif à ce
qu'on lui dit, que, persuadé qu'il vous a compris, on le dispenserait
presque de répondre. Cette conduite lui a été bien utile en plusieurs
circonstances. Personne n'a eu plus besoin que lui d'user de
circonspection et de peser ses paroles.

«Il joint à une tranquillité d'âme inaltérable un jugement exquis, et
on ne peut guère lui reprocher qu'un peu de lenteur à se déterminer
et même à agir. Quand il a pris son parti, son courage est calme et
brillant. Mais pour apprécier d'une manière sûre l'étendue de ses
talents et pour lui donner le nom de grand homme de guerre, je crois
qu'il faudrait l'avoir vu à la tête d'une plus grande armée avec plus
de moyens et vis-à-vis d'un ennemi moins supérieur. On peut au moins
lui donner le titre d'excellent patriote, d'homme sage et vertueux, et
on est bien tenté de lui donner toutes les qualités, même celles que
les circonstances ne lui ont pas permis de développer.

«Il fut unanimement appelé au commandement de l'armée. Jamais homme ne
fut plus propre à conduire des Américains et n'a mis dans sa conduite
plus de suite, de sagesse, de constance et de raison.

«M. Washington ne reçoit aucun appointement comme général. Il les
a refusés comme n'en ayant, pas besoin. Les frais de sa table sont
seulement faits aux dépens de l'État. Il a tous les jours une
trentaine de personnes à dîner, fait une fort bonne chère militaire
et est fort attentif pour tous les officiers qu'il admet à sa table.
C'est en général le moment de la journée où il est le plus gai. Au
dessert, il fait une consommation énorme de noix, et lorsque la
conversation l'amuse, il en mange pendant des heures en portant,
conformément à l'usage anglais et américain, plusieurs santés. C'est
ce qu'on appelle _toaster._ On commence toujours par boire aux
Etats-Unis de l'Amérique, ensuite au roi de France, à la reine, aux
succès des armées combinées. Puis on donne quelquefois ce qu'on
appelle un _sentiment_: par exemple à nos succès sur les ennemis et
sur les belles; à nos avantages en guerre et en amour. J'ai toasté
plusieurs fois aussi avec le général Washington. Dans une entre autres
je lui proposai de boire au marquis de La Fayette, qu'il regarde comme
son enfant. Il accepta avec un sourire de bienveillance, et eut la
politesse de me proposer en revanche celle de mon père et de ma femme.

«M. Washington m'a paru avoir un maintien parfait avec les officiers
de son armée. Il les traite très-poliment, mais ils sont bien loin de
se familiariser avec lui. Ils ont tous au contraire, vis-à-vis de ce
général, l'air du respect, de la confiance et de l'admiration.

«Le général Gates, fameux par la prise de Burgoyne et par ses revers à
Camden, commandait cette année une des ailes de l'armée américaine. Je
l'ai vu chez M. Washington, avec lequel il a été brouillé, et je me
suis trouvé à leur première entrevue depuis leurs querelles, qui
demanderaient un détail trop long pour l'insérer ici. Cette entrevue
excitait la curiosité des deux armées. Elle s'est passée avec la
décence la plus convenable de part et d'autre. M. Washington traitant
M. Gates avec une politesse qui avait l'air franc et aisé, et celui-ci
répondant avec la nuance de respect qui convient vis-à-vis de son
général, mais en même temps avec une assurance, un ton noble et un air
de modération qui m'ont convaincu que M. Gates était digne des succès
qu'il a obtenus à Saratoga, et que ses malheurs n'ont fait que le
rendre plus estimable par le courage avec lequel il les a supportés.
Il me semble que c'est là le jugement que les gens capables et
désintéressés portent sur M. Gates.»

On ne s'étonnera pas que le personnage de Washington ait figuré à
plusieurs reprises sur la scène française. Ces compositions, qui
datent généralement de l'époque de la révolution française, ne
méritent guère d'être lues, et si elles ont pu être écoutées avec
quelque intérêt sur un théâtre, ce ne peut être que grâce à la
sympathie qu'inspiraient le héros américain et la cause qu'il avait
fait triompher.

Nous donnons toutefois les titres de quelques-uns de ces ouvrages et
les noms de leurs auteurs:

1° _Washington ou la liberté du Nouveau-Monde,_ tragédie en quatre
actes, par M. de Sauvigny, représentée pour la première fois le 13
juillet 1791 sur le théâtre de la Nation. Paris.

2° _Asgill ou L'Orphelin de Pensylvanie,_ mélodrame en un acte et
en prose, mêlé d'ariettes par B.J. Marsollier, musique de Dalayrac,
représenté sur le théâtre de l'Opéra-Comique, le jeudi 2 mai 1790.
Pitoyables chansonnettes débitées à une bien triste époque.

3° _Asgill ou le Prisonnier anglais,_ drame en cinq actes et en vers,
par Benoît Michel de Comberousse, représentant du peuple et membre du
lycée des Arts, an IV (1795). Cette pièce, dans laquelle un certain
Washington fils joue un rôle ridicule, ne fut représentée sur aucun
théâtre.

4° _Washington ou l'Orpheline de Pensylvanie,_ mélodrame en trois
actes, à spectacle, par M. d'Aubigny, l'un des auteurs de la _Pie
voleuse_, avec musique et ballets, représenté pour la première fois, à
Paris, sur le théâtre de l'Ambigu-Comique, le 13 juillet 1815.

5° _Asgill,_ drame en cinq actes, en prose, dédié à Mme Asgill, par
J.S. le Barbier-le-Jeune, à Londres et à Paris, 1785. A la suite (p.
84), lettre de reconnaissance et de remercîment, signée _Thérèse
Asgill._ L'auteur montre Washington affligé de la nécessité cruelle à
laquelle son devoir l'oblige. Il lui fait même prendre Asgill dans ses
bras et ils s'embrassent avec un enthousiasme comico-dramatique. (Acte
5, scène II.)

Le rôle de _Wazington_ était joué par M. Saint-Prix. _Lincol_ et
_Macdal_ étaient lieutenants généraux. L'envoyé anglais Johnson est
transformé en _Joston._ M. Ferguson est mis en scène, ainsi que Mme
_Nelson,_ veuve d'un parent de _Wazington_, le Congrès, la nouvelle
législature, les ministres du culte et autres nombreuses personnes.
Dans ce drame, le fils de _Wazington_ n'a pas de rôle, mais il y a son
ombre.

La scène la plus curieuse est la première de l'acte IV, où on voit
dans le champ de la fédération l'autel de la patrie, sur lequel est le
traité d'alliance conclu avec les Français.

Butler, qui était en effet un partisan, commandant des réfugiés, un
véritable brigand, outre ses crimes réels, commet dans le drame le
crime odieux du capitaine Lippincott, qui fit pendre le capitaine
américain _Huddy,_ crime qui a forcé les Américains à menacer d'user
de représailles. Dans le drame, on fait de Huddy un officier anglais.
Seymour est sauvé et Butler Pendu.

6° _Washington,_ drame historique en cinq actes et en vers, par J.
Lesguillon, 1866. Non représenté. Ici l'histoire est traitée avec un
sans-façon exagéré. La scène se passe à West-point, à l'époque de la
trahison d'Arnold, et l'auteur commence par croire que West-point est
la _pointe de l'ouest_ de l'île de New-York; que cette dernière ville
est au pouvoir des Américains et qu'Arnold a pour but de la livrer aux
Anglais. Washington est fait prisonnier. Le major André est fusillé;
on sait qu'il fut pendu. Arnold se livre, ce qu'il ne fit pas.
Arrivent enfin à une sorte d'apothéose, La Fayette, Rochambeau, de
Grasse, d'Estaing, Bougainville, Duportail et d'autres.

On sait que Washington n'eut pas d'enfant et que le colonel
Washington, né dans la Caroline du Nord, et qui servit honorablement à
la tête d'un Corps de cavalerie pendant la guerre de l'indépendance,
était le parent éloigné du général en chef, né lui-même en Virginie.
On trouve aussi des niaiseries dans plusieurs livres du temps, tels
que _l'Histoire impartiale des événements militaires et politiques
de la dernière guerre,_ par M. de Longchamps. Amsterdam, 1785.
D'Auberteuil, _Essai historique sur la révolution d'Amérique._ Paris,
1782.]

Les Américains envahirent le Canada et prirent Montréal; mais leur
chef Montgomery ayant été tué devant Québec, Carleton les chassa de
toute la province (décembre 1775). Cet échec fut en partie compensé
par la prise de Boston (17 mars 1776) et par l'échec de la flotte
anglaise devant Charleston (1er juin 1776).

Le ministère anglais n'avait pas cru d'abord à une résistance si
énergique. Il n'eut pas honte, pour la vaincre, d'acheter aux princes
allemands, qui étaient dans sa dépendance depuis la guerre de
Sept-Ans, une armée de dix-sept mille mercenaires. Les colonies,
mises au ban des nations par la métropole, prirent alors une mesure à
laquelle presque personne n'avait songé au commencement de la lutte.
Le Congrès de Philadelphie, en proclamant _l'indépendance_ des treize
colonies réunies en une confédération où chaque État conserva
sa liberté religieuse et politique (4 juillet 1776), rompit
irrévocablement avec l'Angleterre.

Les volontaires américains, sans magasins, sans ressources, ne purent
d'abord tenir tête aux vieux régiments qu'on envoyait contre eux. Howe
prit New-York, Rhode-Island. Washington, obligé de battre en retraite,
eut la douleur de voir un grand nombre de ses soldats l'abandonner.
Cependant il ne céda le terrain que pied à pied et s'arrêta après le
passage de la Delaware. De là, il fit une tentative imprévue et d'une
audace remarquable. Il franchit le fleuve sur la glace pendant la nuit
du 25 décembre 1776, surprit à Trenton un corps de mille Allemands
commandés par Rahl, tua cet officier et fit ses soldats prisonniers.
Ce succès, qui dégageait Philadelphie, releva l'esprit public. De
nouveaux miliciens accoururent de la Pensylvanie, et Washington,
reprenant l'offensive, força Cornwallis à se replier jusqu'à
Brunswick.

La jeune noblesse française avait accueilli avec sympathie la nouvelle
de la révolte des colonies anglaises d'Amérique, autant par antipathie
pour l'Angleterre, qui l'avait vaincue dans la guerre de Sept-Ans, que
parce qu'elle était pénétrée de l'esprit philosophique de son siècle.
Il faut pourtant reconnaître que ni Louis XVI ni la Reine ne s'étaient
enthousiasmés pour la cause des Américains. Les idées d'indépendance
politique et de liberté religieuse, hautement proclamées de l'autre
côté de l'Atlantique, ne pouvaient guère trouver d'écho auprès d'un
trône basé sur le droit divin et occupé par des Bourbons imbus des
principes de l'absolutisme. Cependant, les saines traditions de
Choiseul n'étaient pas complètement oubliées. Les corsaires américains
avaient accès dans les ports français et pouvaient acheter des
munitions à la Hollande. Silas Deane était à Paris l'agent secret du
Congrès et faisait passer sous main pour l'Amérique des munitions
et de vieilles armes qui furent peu utiles. Il est vrai que quand
l'ambassadeur anglais, lord Stormont, se plaignait à la Cour, celle-ci
niait les envois et chassait les corsaires de ses ports. Mais l'esprit
public était contre l'Angleterre pour les colonies. Le mouvement
d'émigration des volontaires pour l'Amérique était commencé. Enfin
l'arrivée de Franklin, dont le séjour à Paris fut une ovation
perpétuelle, les violences commises par la marine anglaise sur les
marins français, finirent par vaincre les répugnances de Louis XVI
et forcèrent pour la première, mais non pour la dernière fois, ce
malheureux roi à céder devant l'opinion publique.



VII


La figure vénérée de Washington peut être regardée comme le symbole
des idées qui présidèrent à la révolution américaine. Après elle, la
plus sympathique est celle de La Fayette, qui représente les mêmes
idées au milieu de l'élément français qui prit part à la lutte.

La Fayette[72], à peine âgé de dix-neuf ans, était en garnison à
Metz, lorsqu'il fut invité à un dîner que son commandant, le comte de
Broglie, offrait au duc de Glocester, frère du roi d'Angleterre, de
passage dans cette ville. On venait de recevoir la nouvelle de la
proclamation de l'indépendance des Étals-Unis, et, la conversation
étant nécessairement tombée sur ce sujet, La Fayette pressa le duc de
questions pour se mettre au courant des faits, tout nouveaux pour lui,
qui se passaient en Amérique. Avant la fin du dîner sa résolution
était prise et, à dater de ce moment, il n'eut plus d'autre pensée que
celle de partir pour le nouveau monde. Il se rendit à Paris, confia
son projet à deux amis, le comte de Ségur et le vicomte de Noailles,
qui devaient l'accompagner. Le comte de Broglie, qu'il en instruisit
également, tenta de le détourner de son dessein. «J'ai vu mourir votre
oncle en Italie, lui dit-il, votre père à Minden, et je ne veux pas
contribuer à la ruine de votre famille en vous laissant partir.» Il
mit pourtant La Fayette en relation avec l'ancien agent de Choiseul au
Canada, le baron de Kalb, qui devint son ami. Celui-ci le présenta à
Silas Deane, qui, le trouvant trop jeune, voulut le dissuader de son
projet.

[Note 72: _Notices biograph._]

Mais la nouvelle des désastres essuyés par les Américains devant
New-York, à White-Plains et au New-Jersey le confirme dans sa
résolution. Il achète et équipe un navire à ses frais, et déguise ses
préparatifs en faisant un voyage à Londres. Pourtant son dessein est
dévoilé à la Cour. Sa famille s'irrite contre lui Défense lui est
faite de passer en Amérique, et, pour assurer l'exécution de cet
ordre, on lance contre lui une lettre de cachet[73]. Il quitte
néanmoins Paris avec un officier nommé Mauroy, se déguise en courrier,
monte sur son bâtiment à Passage, en Espagne, et met à la voile le 26
avril 1777. Il avait à son bord plusieurs officiers[74].

[Note 73: M. de Pontgibaud, qui rejoignit La Fayette en Amérique en
septembre 1777 et qui fut son aide-de-camp, nous apprend avec quelle
facilité on privait à cette époque les jeunes gens des meilleures
familles de France de leur liberté au moyen des lettres de cachet.
C'est du château de Pierre-en-Cise, près de Lyon, où il était enfermé
en vertu d'un de ces ordres arbitraires de détention, qu'il s'évada
pour passer aux États-Unis. (V. ses _Mémoires_ et les _Notices
biographiques_.)]

[Note 74: Les _Mémoires_ de La Fayette, où nous puisons ces
Renseignements, disent, entre autres, le baron de Kalb.]

La Fayette évita avec bonheur les croiseurs anglais et les vaisseaux
français envoyés à sa poursuite. Enfin, après sept semaines d'une
traversée hasardeuse, il arriva à Georgetown, et, muni des lettres de
recommandation de Deane, il se rendit au Congrès.

Après son habile manoeuvre de Trenton, Washington était resté dans
son camp de Middlebrook. Mais les Anglais préparaient contre lui une
campagne décisive. Burgoyne s'avançait du Nord avec 10,000 hommes. Le
général américain Saint-Clair venait d'abandonner Ticonderoga pour
sauver son corps de troupes. En même temps, 18,000 hommes au service
de la Grande-Bretagne faisaient voile de New-York, et les deux Howe se
réunissaient pour une opération secrète. Rhode-Island était occupé par
un corps ennemi, et le général Clinton, resté à New-York, préparait
une expédition.

C'est dans ces conjonctures difficiles que La Fayette fut présenté à
Washington. Le général américain avait alors quarante-cinq ans. Il
n'avait pas d'enfant sur lequel il pût reporter son affection. Son
caractère, naturellement austère, était peu expansif. Les fonctions
importantes dont il était chargé, les soucis qui l'accablaient depuis
le commencement de la guerre, les déceptions qu'il avait éprouvées,
remplissaient son âme d'une mélancolie que la situation présente des
affaires changeait en tristesse[75]. C'est au moment où son coeur
était plongé dans le plus grand abattement que, suivant ses propres
paroles, La Fayette vint dissiper ses sombres pensées comme l'aube
vient dissiper la nuit.

[Note 75: Washington n'avait pas seulement à pourvoir aux besoins
d'une armée privée de toutes ressources, il lui fallait encore
combattre les menées et les calomnies des mécontents et des jaloux.
Les accusations graves qu'on porta même contre lui et les insinuations
blessantes pour son honneur qui arrivèrent à ses oreilles le forcèrent
à solliciter du Congrès un examen Scrupuleux de sa conduite. On est
allé jusqu'à fabriquer des lettres qu'on publia comme émanant de lui.
Voir _Vie de Washington_, Ramsay, 113. Sparks, I, 265. Marshall, III,
ch. vi.]

Il fut saisi d'un sentiment tout nouveau à la vue de ce jeune homme de
vingt ans qui n'avait pas hésité à quitter sa patrie et sa jeune femme
pour venir soutenir, dans un moment où elle semblait désespérée, une
cause qu'il croyait grande et juste. Non-seulement il avait fait pour
les Américains le sacrifice d'une grande partie de sa fortune et
peut-être de son avenir, mais encore il refusait ces dédommagements
légitimes que les Français qui l'avaient précédé réclamaient du
Congrès comme un droit acquis: un grade élevé et une solde. «Après
les sacrifices que j'ai déjà faits, avait-il répondu au Congrès, qui
l'avait nommé de suite major-général, j'ai le droit d'exiger deux
grâces: l'une est de servir à mes dépens, l'autre est de commencer à
servir comme volontaire.» Un si noble désintéressement devait aller
au coeur du général américain. Sa modestie n'était pas moindre, car,
comme Washington lui témoignait ses regrets de n'avoir pas de plus
belles troupes à faire voir à un officier français: «Je suis ici pour
apprendre et non pour enseigner,» répondit-il.

C'est par de tels procédés et de telles paroles qu'il sut se concilier
de suite l'estime et l'affection de ses nouveaux compagnons d'armes.
Le courage et les talents militaires dont il fit preuve dans la suite
lui assurèrent pour toujours la reconnaissance du peuple entier.

Cette époque de la vie de La Fayette est la plus brillante et la plus
glorieuse, parce qu'elle lui permit de déployer à la fois ses qualités
physiques et morales. Sa jeunesse, sa distinction naturelle et son
langage séduisaient au premier abord. La noblesse de son caractère et
l'élévation de ses idées inspiraient la confiance et la sympathie. Son
désintéressement en toutes circonstances, la loyauté, la franchise
avec lesquelles il embrassa la cause des Américains, le contraste
frappant de sa conduite avec celle de quelques-uns de ses compatriotes
qui l'avaient précédé, l'énergie rare à son âge dont il ne se départit
jamais, sa constance dans les revers et sa modération dans le succès
le firent adopter par les colons révoltés comme un frère, et par leur
général comme un fils.

Beaucoup d'écrivains en France ont prononcé sur le caractère de La
Fayette des jugements tout différents et émis sur ses actes des
opinions peu flatteuses. Loin de moi la pensée de réformer ces
jugements ou de modifier ces opinions. S'il m'est permis de parler
en toute connaissance de cause sur le rôle que joua La Fayette en
Amérique, je n'ai pas la prétention d'apprécier plus exactement et
avec plus de justice que ses compatriotes eux-mêmes les actes que
ce général accomplit dans sa patrie. Je veux croire aussi que la
versatilité particulière à l'esprit des Français n'a aucune part dans
les reproches qu'on lui adresse ou dans les accusations dont on le
charge. Mais il me semble que si l'on veut rechercher la cause de
ces divergences d'opinion des deux peuples sur le même homme, on la
trouvera surtout dans la différence des caractères de ces peuples, des
révolutions qu'ils ont accomplies et des résultats qu'ils ont obtenus.

La révolution américaine fut faite dans le but de maintenir plutôt que
de revendiquer des libertés politiques et religieuses acquises par les
colons au prix de nombreuses souffrances et de l'exil, libertés dont
ils jouissaient depuis des siècles et qui avaient été brusquement
méconnues et violées. Ils ne firent que chasser de leur territoire[76]
les Anglais qu'ils avaient considérés jusque-là comme des frères et
qui ne furent plus pour eux que des étrangers dès qu'ils voulurent
s'imposer en maîtres. Ils fondèrent aussi leur puissance future sur
l'union de leurs divers États qui conservaient leur autonomie. Une
fois l'ennemi vaincu et l'indépendance proclamée sans contestation, il
ne restait plus aux Américains qu'à jouir en paix du fruit de leurs
victoires[77]. Qui aurait songé à élever la voix contre ceux qui les
avaient aidés à reconquérir cette indépendance et ces droits? Les
Français qui vinrent à leur secours obtinrent donc les témoignages les
plus sincères et les plus unanimes de la reconnaissance publique, et
La Fayette plus que tout autre s'était rendu digne de cette gratitude
universelle.

[Note 76: Ils avaient l'habitude de désigner la mère patrie du nom
très-doux de _Home_.]

[Note 77: Quand Jefferson revint en Amérique en 1789, il rapporta de
Paris les idées libérales et généreuses qui tourmentaient alors la
société française au milieu de laquelle il avait vécu quelque temps.
Leur triomphe en Amérique devait être le mobile de sa conduite
pendant le reste de sa vie. Ce n'était pas tant un républicain qu'un
démocrate, et sous ce rapport il offre le plus frappant contraste avec
Washington. Il se proposa, suivant ses propres paroles, de modifier
l'esprit du gouvernement établi en Amérique en y accomplissant une
_révolution silencieuse_. Cette révolution, qu'il se flatte d'avoir
commencée, s'est continuée jusqu'à la dernière guerre, la guerre
civile, dont elle fut la cause réelle, tandis que l'esclavage n'en
était que le prétexte.

Cet antagonisme persistant entre la république et la démocratie est si
bien fondé aujourd'hui aux États-Unis, que depuis 1856 il divise
le peuple et les chefs de partis en deux camps bien distincts: les
républicains et les démocrates.]

Mais la révolution française ne s'accomplit pas dans les mêmes
conditions. Elle eut un caractère tout à fait différent. Elle ne fut
pas provoquée par une violation momentanée des droits du peuple et du
citoyen. Elle ne répondit pas à une atteinte immédiate portée par le
pouvoir à des libertés depuis longtemps acquises. C'était une révolte
générale contre un ordre de choses établi depuis l'origine de la
nation. Ce fut comme un débordement de tous les instincts vitaux de
la France, qui, après vingt siècles de compression et de misère,
bouleversa la société et brisa aveuglément tous les obstacles qui
s'opposaient à son expansion.

Pendant cette longue période, la situation du peuple, à la fois courbé
sous le despotisme royal, sous la tyrannie des seigneurs et sous
l'absolutisme intolérant du clergé, avait été plus misérable que celle
qui aurait résulté du plus dur esclavage. Ce ne fut pas seulement un
bouleversement politique que les Français durent accomplir, ce fut
aussi une transformation sociale complète. La haine s'était accumulée
dans la masse de la nation contre tout ce qui tenait de près ou de
loin à l'ancien ordre de choses. La corruption des moeurs des grands
avait depuis longtemps soulevé contre eux le mépris public[78]. Aussi,
lorsque le désordre des finances força la royauté à faire appel
au pays en convoquant les États Généraux, toutes les légitimes
revendications des droits de l'homme et du citoyen se firent jour
à travers cette brèche faite au _bon vouloir_ royal. Le pouvoir,
gangrené dans tous ses membres et sans appui moral ni matériel dans
la nation, attaqué par cette même noblesse blasée et voltairienne qui
jusque-là avait seule fait sa force, ne put opposer qu'une faible
digue au torrent qui montait toujours. Et quand la monarchie s'écroula
sous le poids de ses iniquités, le peuple, enivré de son triomphe, mis
tout à coup en possession d'une liberté dont il connaissait à peine le
nom, fut saisi d'une sorte de frénésie sans exemple dans l'histoire.
Dans son désir de vengeance, il frappa aveuglément, il engloba dans la
même proscription princes, nobles, riches, savants, hommes célèbres
par leur courage ou par leurs vertus. Tous tombèrent tour à tour sous
ses coups. Il tourna ses armes même contre les siens. Il ne savait
pas, il ne pouvait pas et ne voulait pas les reconnaître.

[Note 78: Ce n'est pas seulement de la Régence que datait à la cour et
à la ville cette corruption des moeurs qui ne connaissait aucun frein.
Ce n'est pas non plus depuis Voltaire que la religion n'avait laissé
dans le coeur des grands que superstition grossière ou scepticisme
dangereux. On peut remonter jusqu'à Brantôme pour retrouver dans les
hautes régions de la société française cette absence de sens moral et
d'esprit véritablement chrétien que l'on remarque dans certains écrits
et surtout dans les mémoires des règnes de Louis XV et de Louis XVI,
et dont les _Mémoires de Lauzun_ présentent le honteux tableau.--Voir
un ouvrage récemment publié: _Marie-Thérèse et Marie-Antoinette_, par
Mme d'Armaillé.

«La politique de Richelieu et de Louis XIV avait fait dépendre Le sort
de la nation du caprice d'un seul homme. Tout ce qui avait une vie
propre avait été écrasé. Le prince imprimait le caractère de son
esprit à la Cour, la Cour à la ville et la ville aux provinces. Pour
fonder cette unité monarchique que quelques-uns admirent, il avait
fallu détruire la vie de famille chez la noblesse, amortir la vie
religieuse, en un mot, tarir les sources de la moralité et de la
régénération des moeurs.»--_La Société française et la Société
anglaise au XVIIIe siècle_, par Cornélis de Witt. Paris, 1864.]

Les déchirements douloureux, effrayants, que souffrit alors la France,
eurent du moins pour elle un immense résultat: ils furent comme les
convulsions au milieu desquelles se produisait l'enfantement laborieux
de sa véritable nationalité[79].

[Note 79: Les Américains étaient des citoyens avant de se dire
républicains et de se faire soldats. La Convention en France dut
démocratiser la nation par la _terreur_ et l'armée par le supplice de
quelques généraux.

Domptez donc par la terreur les ennemis de la liberté. _Robespierre_,
Mignet, II, 43. V. la note tristement comique placée en tête de la
_Relation_ de Kerguélen, déjà cité; on y verra comment ces libéraux de
fraîche date s'appelaient _citoyens_.]

Malheur à celui qui, dans de pareilles circonstances, tentait
d'arrêter le torrent et de dominer ses grondements de sa voix. Il
devait être fatalement brisé.

Le rôle de médiateur, quand il a pour but surtout de défendre la vertu
et la justice, d'éviter l'effusion du sang dans des guerres civiles,
est un beau rôle sans doute; mais rarement il a produit quelque bon
résultat. Généralement, au contraire, les intentions de l'homme de
bien qui s'interpose ainsi entre les partis prêts à se déchirer
sont méconnues par tous. Personne ne veut les croire sincères et
désintéressées. La calomnie les travestit et en fait des chefs
d'accusation que l'opinion publique est toujours disposée à admettre
sans examen.

Tel fut le sort de La Fayette. Revenu d'Amérique avec les plus nobles
et les plus généreuses idées sur les principes qui devaient désormais
régir les sociétés modernes, il concourut de tout son pouvoir à
la révolution pacifique de 1789. Mais, plein d'illusions sur les
tendances de l'esprit public et sur la bonne foi de la Cour, il ne
prévoyait ni les excès auxquels le peuple devait se porter bientôt,
ni les résistances que la royauté devait opposer au progrès. Le rang
qu'il occupait, aussi bien que la popularité dont il jouissait, lui
faisaient croire qu'il pouvait diriger la situation et la maîtriser
au besoin. Ne tenant compte ni de la différence des caractères, ni de
celle des circonstances[80], après avoir vu la liberté et l'égalité
s'établir si facilement en Amérique, il se flattait de contribuer
encore à les implanter en France, et il ne songeait pas aux sérieux
obstacles qu'il devait rencontrer. C'était une erreur que beaucoup
d'autres partageaient avec lui.

[Note 80: Dumas, pendant son séjour à Boston, sur le point de
revenir en France après la glorieuse expédition de 1781, eut souvent
l'occasion de s'entretenir avec le docteur Cooper, et comme il
témoignait son enthousiasme pour la liberté: «Prenez garde, jeunes
gens, dit le docteur, que le triomphe de la cause de la liberté sur
cette terre vierge n'enflamme trop vos espérances; vous porterez le
germe de ces généreux sentiments; mais si vous tentez de le féconder
sur votre terre natale, après tant de siècles de corruption, vous
aurez à surmonter bien des obstacles. Il nous en a coûté beaucoup de
sang pour conquérir la liberté; mais vous en verserez des torrents
avant de l'établir dans votre vieille Europe.»

Combien de fois pendant les orages politiques, pendant les mauvais
jours, les officiers présents à cet entretien, Dumas, Berthier, Ségur,
et les autres, ne se sont-ils pas rappelé les adieux prophétiques du
docteur Cooper!

Dans le _Journal de Blanchard_, je trouve ce passage sur le Dr Cooper:
«M. Hancock est un des auteurs de la Révolution, ainsi que le docteur
Cooper, chez qui nous déjeunâmes le 29 (juillet 1780): c'est un
ministre qui me parut homme d'esprit, éloquent et enthousiaste. Il a
beaucoup de crédit sur les habitants de Boston, qui sont dévots
et presbytériens, imbus en général des principes des partisans de
Cromwell, desquels ils descendent. Aussi sont-ils plus attachés à
l'Indépendance qu'aucune autre population de l'Amérique, et ce sont
eux qui ont commencé la révolution.»]

La Fayette devait être sacrifié dans son rôle de pondérateur et
d'intermédiaire entre les partisans de la royauté libérale et les
républicains exaltés. Il perdit tout à la fois la faveur de la Cour,
qui le traita en ennemi, et l'affection du peuple, qui le considéra
comme un traître. L'histoire même en France n'a pas réhabilité sa
mémoire; non que la vérité ne doive jamais luire pour lui, mais parce
que les passions qui ont dicté jusqu'à ce jour l'opinion des écrivains
français sur La Fayette et sur les hommes de la Révolution ne sont pas
éteintes.

La Révolution française a-t-elle réellement rompu avec les traditions
du passé? A-t-elle posé les fondements d'une organisation laïque
nouvelle qui marche[81] vers la démocratie? A-t-elle livré un combat
suprême et décisif à l'esprit du moyen âge qui cherche, à la faveur
des dogmes théologiques, à dominer le monde entier? Ou bien ne
fut-elle qu'une terrible tourmente, une sorte de typhon destructeur,
dont les ravages sont peu à peu effacés par le temps?

[Note 81: Prévost-Paradol. _La France Nouvelle_.]

La prise de la Bastille qui suit la concentration des troupes autour
de Paris, la misère du peuple et les manifestations du banquet des
gardes du corps avant les journées des 5 et 6 octobre, les massacres
de septembre, la journée du 10 août, la conspiration des _Chevaliers
du poignard_, la trahison de Mirabeau, la répression sanglante des
émeutes du Champ-de-Mars par Bailly, les actes et le jugement du roi,
la conduite des Girondins, celle des Montagnards et du Comité de salut
public, l'avènement de Bonaparte, sont autant de questions brûlantes,
discutées avec passion et vivacité[82].

[Note 82: J'ai pu me procurer une collection de livraisons
bi-mensuelles publiées pendant les _terribles_ années 1792, 1793 et
1794, sous le titre: _LISTE GÉNÉRALE et très-exacte des noms, âges,
qualités et demeures de tous les conspirateurs condamnés à mort par le
tribunal révolutionnaire établi à Paris... pour juger tous les ennemis
de la patrie._ Ce recueil paraissait avec la régularité de _l'Almanach
des Muses_ et du _Mercure galant,_ et la matière manquait si peu
pour remplir ses trente-deux pages d'impression compacte que des
suppléments devenaient souvent nécessaires. Peu de réflexions
accompagnaient du reste cette nomenclature aussi froide que le couteau
de la guillotine, aussi sèche que les coeurs des bourreaux. Les
éditeurs comprenaient trop bien que les approbations de la veille
pouvaient être des critiques du lendemain. Chaque citoyen sentait
peser sur sa tête un glaive dont la moindre imprudence pouvait
provoquer la chute.

Et pourtant, que ce morne silence des publicistes sous le règne
prétendu de la liberté est éloquent! Que de pensées dans leurs
réticences! Que d'enseignements dans le choix de leurs titres et de
leurs qualifications! Lisez cette épigraphe inscrite en tête de chaque
bulletin:

  Vous qui faites tant de victimes,
  Ennemis de l'égalité,
  Recevez le prix de vos crimes,
  Et nous aurons la liberté.

Était-ce une apologie ou bien une satire du régime de la Terreur?

Dans ce même livre, où on lit _l'infâme_ Capet, on trouve tour à tour
les _infâmes_ Girondins, l'_infâme_ Robespierre et enfin l'_infâme_
Carrier.

La République y est proclamée avec emphase _une, indivisible_ et
IMPÉRISSABLE.

Cette impassible nécrologie fait voir au lecteur, comme dans un
navrant cauchemar, les massacres de septembre, les mitraillades de
Lyon, les noyades de Nantes et ces milliers de têtes fraîchement
coupées d'enfants, d'adultes, de vieillards, de jeunes filles, de
savants, de magistrats, d'artisans, de soldats, de prêtres, entassées
pêle-mêle pour la satisfaction du peuple-roi en délire.

La lecture de cette _Liste exacte des guillotinés_ m'a fait faire une
remarque que je n'ai vue encore nulle part. C'est que la majorité des
victimes appartenaient aux classes les plus humbles de la société.
Ce furent pour la plupart des ouvriers, des petits bourgeois, des
cultivateurs, des employés, qui payèrent de leur vie le triomphe d'une
révolution accomplie par eux et pour eux.]

En Amérique, la postérité a commencé pour La Fayette. Sa mémoire est
vénérée, sa réputation pure de toute souillure. Mais dans sa patrie
même on ne le juge pas et on ne peut pas encore le juger avec
impartialité. Les dissensions nées des luttes de 1789 et des massacres
de 1793 ne sont pas apaisées. La Révolution française n'est pas
terminée. L'égalité civile est acquise, mais la liberté politique est
toujours en question. Elle a de nombreux partisans, mais aussi de
puissants adversaires. Les Français sauront-ils la conquérir et la
conserver[83]?

[Note 83: Voir sur ce sujet: de Parieu. _Science politique,_ p. 399.]

La Fayette a trop fait pour elle aux yeux des uns, pas assez au gré
des autres. N'ayant d'aspirations que pour le bien public, il ne fut
d'aucun camp, d'aucune faction. Tous les partis le repoussent comme
un adversaire; et, tandis qu'en France on conteste ses talents
militaires, que l'on qualifie son désintéressement de comédie, son
libéralisme de calcul, les Américains lui élèvent des monuments et
associent dans leur reconnaissance son nom à celui de Washington.

Deux hommes qui, par leur position sociale, étaient les adversaires
naturels de La Fayette, mais que leur intelligence forçait à
reconnaître sa valeur, lui ont rendu justice de son vivant. Napoléon,
il me semble, n'a jamais douté des principes ni des sentiments de M.
de La Fayette. Seulement il n'a pas cru à sa sagacité politique. On
sait qu'il fit aussi de la mise en liberté de La Fayette, prisonnier
des Autrichiens à Olmutz, une des conditions du traité de Campo-Formio.

Charles X, dans une audience qu'il donnait à M. de Ségur en 1829, lui
dit: «M. de La Fayette est un être complet; je ne connais que deux
hommes qui aient toujours professé les mêmes principes: c'est moi et
M. de La Fayette, lui comme défenseur de la liberté, moi comme roi de
l'aristocratie.» Puis, en parlant de la journée du 6 octobre 1789:
«Des préventions à jamais déplorables firent qu'on refusa ses avis et
ses services[84].»

[Note 84: Cloquet, 109.]

Quand la France, soustraite par le temps aux influences qui altèrent
la justice de ses arrêts, pourra compter ceux de ses enfants qui ont
réellement mérité d'elle, j'espère qu'elle mettra au premier rang les
hommes qui, tels que Malesherbes et La Fayette, par leur courage civil
et leurs qualités morales, leur inaltérable sérénité dans la bonne
comme dans la mauvaise fortune, furent les vrais apôtres de la
civilisation et les plus sincères amis de l'humanité.



VIII


Un historien français a dit que les premiers Français qui passèrent
en Amérique réussirent mal[85]. La plupart étaient, en effet, de deux
espèces également incompatibles avec les idées des Américains et avec
le genre de guerre que ceux-ci soutenaient. Les uns n'étaient que des
aventuriers qui recherchaient surtout un succès facile et une gloire
rapide. Ils pensaient qu'on leur confierait de suite, sinon la
direction des armées, du moins celle des régiments. Les autres étaient
de jeunes nobles que le principe même de la guerre touchait peu, mais
qui, las de leur inaction, voulaient se signaler par quelque action
d'éclat dans une expédition hasardeuse et lointaine. Or le Congrès ne
voulut point commettre à la fois une injustice et une faute en donnant
des commandements aux premiers; les seconds, de leur côté, se virent
bientôt engagés dans une guerre pénible, fatigante, dans laquelle
l'ardeur chevaleresque devait le céder au courage patient, dont le but
était la liberté d'un peuple et non la gloire des soldats[86]. Ces
coureurs d'aventures revinrent bientôt, mécontents des Américains et
décriant leur cause avec mauvaise foi. Ils furent peu écoutés. Bientôt
leurs injustes plaintes se perdirent dans les élans d'enthousiasme
que souleva la généreuse conduite de La Fayette et la constance avec
laquelle il persévéra dans sa première résolution.

[Note 85: _Histoire des États-Unis,_ par Scheffer. Paris, 1825, page
174.--L'auteur semble avoir eu des relations avec La Fayette.--Voir
aussi _Mém. du chevalier Quesnay de Beaurepaire._ Paris, 1788.

Le 24 juillet 1778, le général Washington écrivait à Gouverneur
Morris, à Philadelphie: «La prodigalité avec laquelle on a distribué
les grades aux étrangers amènera certainement l'un de ces maux: de
rendre notre avancement militaire méprisable, ou d'ajouter à nos
charges actuelles en encourageant les étrangers à tomber sur nous par
torrents, que nos officiers nationaux se retireront du service... Non,
nos officiers ne verront pas Injustement placés au-dessus d'eux des
étrangers qui n'ont d'autres Titres qu'un orgueil et une ambition
effrénés..... _Mémoires de Gouverneur Morris,_ I, 135. Paris, 1842.]

[Note 86: _Silas Deane en France_. Mss imprimés à Philadelphie pour
le _Seventy-Six Society_ (p. 16) donnent des renseignements sur les
procédés des commissaires américains à Paris. Arthur Lee, p. 170,
accuse Deane de légèreté et de vanité à l'égard des officiers
français. Deane, p. 65, se vante de sa conduite.]

Si La Fayette donna une impulsion toute nouvelle à l'émigration des
jeunes nobles français en Amérique, il faut aussi citer parmi ceux qui
l'avaient précédé des officiers qui ne manquaient ni de talent ni de
courage, et que je ne dois pas confondre avec les aventuriers dont a
parlé l'historien cité plus haut.

Dès 1775, on trouve dans les _Archives américaines_ que deux officiers
français, MM. Penet et de Pliarne, furent recommandés par le
gouverneur Cook, de Providence, au général Washington, pour qu'il
entendît les propositions qu'ils avaient à faire en faveur de la
cause de l'indépendance. Ces officiers arrivaient du Cap Français
(Saint-Domingue) et furent reçus en décembre par le Congrès, qui
accepta leurs offres relativement à des fournitures de poudre, d'armes
et d'autres munitions de guerre. La convention secrète qui fut alors
conclue reçut son exécution, du moins en partie, car, dans une lettre
adressée de Paris, le 10 juin 1776, par le docteur Barbue-Dubourg à
Franklin, celui-ci dit qu'il a reçu de ses nouvelles par M. Penet,
arrivé de Philadelphie, et qu'un envoi de 15,000 fusils des
manufactures royales qui lui ont été livrés sous le nom de _La
Tuilerie_, fabricant d'armes, va partir de Nantes avec ce même
Penet[87].

[Note 87: Le docteur Dubourg s'était abouché avec Silas Deane, qui lui
avait été adressé par Franklin. Il espérait sans doute se faire donner
une subvention pour la fourniture secrète des armes et des munitions
aux Américains; peut-être même reçut-il cette subvention, puisqu'il
expédia en Amérique quelques chargements et qu'il envoya quelques
négociateurs au Congrès. Mais il vit d'un très-mauvais oeil que le
gouvernement français eût donné à Beaumarchais la préférence des
fournitures secrètes aux colons insurgés. Il en écrivit à M. de
Vergennes en blâmant le ministre de son choix (Voir de Loménie,
_Beaumarchais et son temps_.)]

Barbue-Dubourg, qui était un agent zélé du parti américain, écrit en
même temps qu'il a engagé, avec promesse du grade de capitaine dans
l'armée américaine, et moyennant quelques avances d'argent, le sieur
Favely, officier de fortune et ancien lieutenant d'infanterie. Au
sieur Davin, ancien sergent-major très-distingué, il n'a promis que le
payement du passage par mer. Il a engagé en outre M. de Bois-Bertrand,
jeune homme plein d'honneur, de courage et de zèle, qui en France a un
brevet de lieutenant-colonel, mais qui ne demande rien.

Je n'ai pas rencontré autre part les noms de ces officiers. Mais je
vois dans une autre correspondance que M. de Bois-Bertrand partit en
juillet 1776, en emmenant à ses frais deux bas officiers d'une grande
bravoure. Barbue-Dubourg lui avait fait espérer le grade de colonel.

Les milices américaines manquaient d'ingénieurs. Ce fut encore
Barbue-Dubourg qui se chargea d'en procurer. Dans sa lettre du 10 juin
1776, déjà citée, il s'exprime ainsi à ce sujet. «J'ai arrêté
deux ingénieurs: l'un, M. Potter de Baldivia, tout jeune mais
très-instruit, fils d'un chevalier de Saint-Louis qui était ingénieur
attaché au duc d'Orléans; l'autre, Gille de Lomont[88], jeune homme
d'un mérite peu commun quoiqu'il n'ait encore été employé qu'à la
paix; mais on ne peut pas en décider d'autres.»

[Note 88: _Notices biogr_.]

«J'ai parlé à M. de Gribeauval, lieutenant général des armées du roi
et directeur de l'artillerie, qui croit qu'il faut vous en envoyer
trois dont, l'un en chef, qui serait M. Du Coudray[89], officier
très-distingué et très-jalousé, qui a servi en Corse, et dont les
connaissances en chimie pourraient être très-utiles.»

Les seuls ingénieurs qui furent envoyés en Amérique avec une mission
secrète du gouvernement français furent de Gouvion, Du Portail, La
Radière et Launoy. Ils furent engagés par Franklin, alors à Paris,
qui avait été chargé par le Congrès de cette négociation; mais ils
n'arrivèrent en Amérique qu'après La Fayette, le 29 juillet 1777[90].

Le plus ancien des officiers volontaires sur lequel j'aie des données
positives est M. de Kermovan. Le 24 mars 1776[91], M. Barbue-Dubourg
écrit de Paris au docteur Franklin, à Philadelphie: «Je pense
très-sérieusement que le chevalier de Kermovan est un des meilleurs
hommes que votre pays puisse acquérir. Il a déjà embrassé ses
sentiments, et il ne demande rien avant d'avoir fait ses preuves; mais
il a l'ambition d'obtenir un rang quand son zèle et ses talents seront
éprouvés. Il est disposé à s'exposer à tous les dangers comme simple
volontaire aussi bien que s'il avait le commandement en chef. Il me
paraît bien instruit dans l'art militaire.»

[Note 89: Ce Tronson du Coudray dont il est question ici obtint en
effet la permission d'aller en Amérique comme volontaire, et partit
avec une troupe d'officiers français pour rejoindre l'armée
de Washington. Ils étaient sur le premier bâtiment frété par
Beaumarchais, parti du Havre en janvier 1777. Le 17 septembre 1777 il
traversait le Schuylkill sur un bateau plat, lorsque le cheval trop
fringant qu'il montait se mit à reculer et précipita son cavalier dans
le fleuve, où il se noya. Son aide de camp, Roger, tenta de le
sauver. Du Coudray fut enterré aux frais des Etats-Unis. Il était
très-mécontent des procédés de Beaumarchais envers lui. _Silas Deane
en France_, p. 33.

La Fayette (_Mémoires_, page 19) dit que Du Coudray partit avec lui.
Du Coudray vint en Amérique avant La Fayette, en janvier 1777, sur
l'_Amphitrite_, premier bâtiment frété par M. de Beaumarchais pour
les Américains, selon M. de Loménie. Silas Deane laisse en doute
par quelle voie Du Coudray partit, p. 35. Voir aussi _Notices
biographiques_.]

[Note 90: _Notices biographiques_.]

[Note 91: Arch. américaines.]

Il quittait la France le 6 avril, et le 21 juin 1776, le _board of
war_, ayant jugé que le chevalier de Kermovan avait donné des preuves
indubitables de son bon caractère et de son habileté dans l'art de la
guerre, le recommande au Congrès comme ingénieur, et croit que les
autorités de Pensylvanie doivent l'employer aux constructions de
Billingsport, sur la Delaware. Il fut commissionné dans ces conditions
le 4 juillet 1776.

Citons encore parmi les volontaires qui accompagnèrent La Fayette,
le précédèrent ou le suivirent de très-près: De Mauroy, qui l'avait
accompagné dans sa fuite de France; De Gimat, son aide de camp intime;
Pontgibaud, qui fut aussi son aide de camp; Armand de la Rouerie, plus
connu sous le nom de _colonel Armand_, que sa bravoure chevaleresque,
son caractère libéral et ses aventures rendirent populaire en
Amérique; de Fleury, le héros de Stony-Point; Mauduit du Plessis, le
héros de Redbank; Conway, Irlandais au service de la France, «homme
ambitieux et dangereux,» dit La Fayette[92]. Il fut entraîné dans
des intrigues qui avaient pour but d'opposer Gates et Lee à
Washington[93], et justifia dans ces tristes affaires la mauvaise
opinion que son général avait de lui; de Ternant, de La Colombe,
Touzard, le major L'Enfant et d'autres.

Enfin, parmi les étrangers: Pulaski et Kosciusko, qui ont tous
deux joué des rôles importants dans les révolutions de Pologne; de
Steuben[94], officier prussien, venu vers le commencement de 1778,
et qui organisa la discipline et les manoeuvres dans l'armée
américaine[95].

[Note 92: _Mémoires_.]

[Note 93: Pour connaître les intrigues qui avaient pour but de
renverser Washington et de lui substituer Charles Lee, ou Gates, ou
tout autre, intrigues dont je parlerai plus longuement dans une autre
partie de mon travail, voir les ouvrages suivants:

_M. Lee's Plan._--March. 29, 1777, ou _la Trahison de Charles Lee_,
par George H. Moore. New-York, 1860.

_Proceedings of a general court Martial_, for the trial of
major-general Lee. July, 1778. Cooperstown, 1823.

_Vie de Charles Lee_, pages 227-229, pour la lettre de Joseph Reed.

_Vie de Washington_, par Irving, II, 284. Sparks, vol. V, _passim._]

[Note 94: M. de Loménie, dans _Beaumarchais et son temps_, a blâmé le
peuple des Etats-Unis et leur gouvernement pour leur ingratitude et
leur injustice envers Beaumarchais. Il n'appartient pas à cette petite
monographie d'entrer dans une discussion à ce sujet, dont M. de
Loménie dit qu'il a une parfaite connaissance. Mais pour montrer
combien Beaumarchais Rendait désagréables, depuis le commencement,
ses relations avec le Congrès, je donne ici l'extrait suivant des
_Mémoires_ (du comte de Moré) Pontgibaud:

«Le gouvernement français se décida alors à reconnaître l'indépendance
des Etats-Unis et à envoyer M. Gérard pour ministre auprès du Congrès.
Il était temps, car l'on était très-peu satisfait des secours que
la France faisait parvenir par l'intermédiaire du sieur Caron de
Beaumarchais. La correspondance de cet homme choquait universellement
par son ton de légèreté qui ressemblait à l'insolence. J'ai conservé
la copie d'une de ces lettres.

Messieurs, je crois devoir vous annoncer que le vaisseau
l'_Amphitrite_, du port de 400 tonneaux, partira au premier bon
vent pour le premier port des États-Unis qu'il pourra atteindre.
La cargaison de ce vaisseau qui vous est destiné consiste en 4,000
fusils, 80 barils de poudre, 8,000 paires de souliers, 3,000
couvertures de laine; plus quelques officiers de génie et
d'artillerie, item un baron allemand, jadis un aide de camp du prince
Henri de Prusse; je crois que vous pourrez en faire un général et suis
votre serviteur,

«C. DE BEAUMARCHAIS.»

Le Congrès fut indigné de cette manière d'écrire, et nous eûmes tous
connaissance de cette impertinente lettre, moins impertinente encore
que ne le fut toute la vie de l'homme qui l'écrivit.

L'officier allemand dont il parlait si cavalièrement était le baron
de Steuben, grand tacticien, qui arriva accompagné du chevalier de
Ternant, officier très-distingué; il y avait peu de Français encore à
cette époque.»

L'ouvrage de M. de Loménie a été critiqué et réfuté sur une autre
phase de la vie de Beaumarchais par M. Paul Huot: _Beaumarchais
en Allemagne_, Paris, 1869. Un autre jugement assez sévère sur
Beaumarchais a été exprimé par un de ses compatriotes dans la _Revue
rétrospective_, Paris, 15 mars 1870, p. 168.--Voir aussi _Notices
biographiques_ et _Silas Deane en France_, p. 73.]

[Note 95: J'ai consacré une notice détaillée à chacun de ces hommes
et à un grand nombre d'autres moins connus, dans les _Notices
biographiques_.]

Le Congrès, rassuré sur le sort de Philadelphie, était rentré dans
cette ville le 27 février 1777, après la bataille de Trenton.
L'arrivée des volontaires européens apportait plutôt aux Américains
un secours moral qu'une aide effective. Ils étaient de beaucoup
inférieurs en nombre à leurs adversaires; mais l'habileté des chefs et
l'opiniâtreté des soldats suppléèrent à cette infériorité numérique.

Dès le mois de juin 1777, on apprit que sir William Howe, parti de
New-York, se dirigeait avec seize mille hommes sur les côtes de la
Pensylvanie. Il débarqua ses troupes dans le Maryland, et Washington
s'avança au-devant de lui avec onze mille hommes. Les deux armées ne
tardèrent pas à se rencontrer sur les bords de la Brandywine, et le
11 septembre elles se livrèrent un combat dans lequel les généraux
américains furent battus en détail. Le comte Pulaski s'y distingua, et
La Fayette, qui marchait encore en simple volontaire à la tête d'une
brigade, eut la cuisse traversée d'une balle, ce qui ne l'empêcha pas
de continuer la lutte, de tenter de rallier les fuyards et de quitter
l'un des derniers le champ de bataille. Sir William Howe entra à
Philadelphie et le Congrès se transporta à Lancastre.

D'un autre côté, le général Gates avait succédé à Saint-Clair dans le
commandement des troupes qui avaient abandonné Ticonderoga au début de
la campagne. Il se réunit aux généraux Arnold et Morgan, qui avaient
dû abandonner le Canada, et résolut de s'opposer à la marche hardie du
général Burgoyne. Celui ci, qui avait remplacé Carleton, attendit les
Américains sur les hauteurs de Behmis-Hights. Une bataille opiniâtre
s'y livra le 19 septembre[96].Les Anglais furent battus, sans perdre
toutefois leur position. Mais, vaincu dans un nouveau combat livré le
7 octobre à Saratoga, Burgoyne, enveloppé sans espoir de secours, fut
obligé de capituler avec son armée. C'était le plus beau succès que
les Américains eussent encore remporté depuis le commencement de la
lutte: une artillerie nombreuse, des armes et dix mille prisonniers
tombèrent en leur pouvoir.

[Note 96: On trouva sur le champ de bataille le cadavre d'une femme
qui avait été tuée dans les rangs des milices américaines; ses armes
étaient encore disposées pour le combat et ses mains étaient pleines
de cartouches. (Fait rapporté par le cap. Anbury, des troupes royales;
_Voyages_, Londres, 1789, I, 437; Paris, I, 311).]

Cependant Washington reprenait l'offensive. Au moment où les Anglais
le croyaient en pleine retraite, à la suite de sa défaite de
Brandywine, il s'approcha d'eux par une route détournée et les attaqua
avec vigueur dans leurs lignes. Un brouillard qui mit le désordre dans
ses corps d'armée lui ravit une victoire certaine. Il fut forcé à
la retraite après avoir fait essuyer à l'ennemi des pertes bien
supérieures aux siennes à Germantown (4 octobre 1777).

C'est à cette même époque qu'il faut placer la belle défense du fort
Red-Bank par le capitaine volontaire Duplessis-Mauduit à la tête de
quatre cents hommes, contre le colonel Donop, d'un régiment hessois
qui ne comptait pas moins de seize cents soldats. Ce régiment fut en
partie détruit et son colonel tué. Les Américains durent pourtant
abandonner cette place, ainsi que le fort Mifflin.

La victoire de Saratoga détermina Louis XVI à céder aux instances de
ses ministres et de Franklin. Le 6 février 1778 il signa avec les
États-Unis un traité de commerce, auquel était joint un traité
d'alliance offensive et défensive pour le cas où l'Angleterre
déclarerait la guerre à la France. Cette mesure doit être attribuée en
grande partie à l'impulsion que La Fayette avait donnée à l'opinion
publique en France, et au revirement d'idées qui s'était produit dans
les esprits à la suite de ses rapports favorables aux Américains. La
nouvelle en parvint le 3 mai au Congrès. Elle fut accueillie par des
réjouissances publiques et provoqua le plus vif enthousiasme.

En Angleterre, lord Chatham se fit transporter à la Chambre et proposa
de déclarer immédiatement la guerre à la maison de Bourbon. Son
discours terminé, il tomba évanoui et mourut dans la même journée. Sa
motion fut adoptée et l'ambassadeur anglais près la cour de Versailles
immédiatement rappelé. Lord North voulut conjurer le péril en offrant
aux colonies ce qu'elles avaient demandé depuis 1774, avec une
amnistie illimitée. Les Américains repoussèrent tout arrangement qui
n'avait pas pour base la reconnaissance de leur indépendance. La
guerre continua avec un caractère de plus en plus violent.



IX


C'est à ce moment surtout que la France put apprécier les bons effets
de l'administration de Choiseul. Sa marine put lutter avec avantage
contre celle de l'Angleterre. Une flotte de douze vaisseaux et de
quatre frégates partit de Toulon pour l'Amérique, sous les ordres du
comte d'Estaing. Une autre fut rassemblée à Brest pour combattre dans
les mers d'Europe. Enfin on prépara une expédition pour faire une
descente en Angleterre. Le combat de la _Belle-Poule_ (capitaine de
La Clochetterie) ouvrit glorieusement les hostilités. Le comte
d'Orvilliers, sorti de Brest avec trente-deux vaisseaux, tint la
fortune indécise, dans la bataille d'Ouessant, contre l'amiral Keppel
(27 juillet 1778). L'Angleterre, effrayée de voir la France reparaître
sur mer à armes égales, fit passer son amiral devant un conseil de
guerre.

En Amérique, Clinton, menacé d'être enveloppé dans Philadelphie par
l'armée de Washington et par la flotte du comte d'Estaing, se replia
sur New-York, où il ne rentra toutefois qu'après avoir essuyé un
échec à Monmouth (28 juin 1778). Pour diviser les forces qui le
poursuivaient, il envoya le colonel Campbell dans la Géorgie, et la
guerre s'étendit alors aux colonies du Sud.

Le général anglais Prévost vint rejoindre Campbell, et le chef des
milices américaines, Lincoln, fut forcé de leur abandonner, avec la
Géorgie, toute la Caroline du Sud. Les Anglais faisaient de ce côté
une guerre d'extermination qui soulevait contre eux les populations,
aussi le général Lincoln put-il bientôt reprendre l'offensive et
forcer l'ennemi à lever le siège de Charleston (mars 1779).

En même temps, sir H. Clinton envoyait des détachements sur les côtes
de la Virginie et de la Nouvelle-Angleterre pour tout ravager. Ils ne
réussirent que trop dans cette barbare mission. Ce général concentra
ses troupes sur le bord de l'Hudson et vint attaquer les forts de
Verplanck et de Stoney-Point. Cette dernière place fut prise, puis
reprise par Wayne. Le lieutenant-colonel de Fleury se précipita le
premier dans les retranchements qu'il avait fait construire et saisit
le drapeau anglais. Les Américains, non moins généreux que braves,
accordèrent la vie sauve à la garnison anglaise, bien qu'elle eût
commis d'horribles massacres. Washington dut pourtant abandonner ce
poste après en avoir enlevé les munitions et en avoir détruit les
défenses.

Aux Antilles, le marquis de Bouille déployait une activité et des
talents que l'impéritie des amiraux et les mauvais temps paralysèrent
souvent, mais qui jetèrent pourtant sur les armes françaises un éclat
nouveau. La Dominique fut prise; mais les Anglais s'emparèrent de
Sainte-Lucie que d'Estaing ne put recouvrer[97].

[Note 97: _Histoire raisonnée des opérations militaires et politiques
de la dernière guerre,_ par M. Joly de Saint-Vallier, lt-col.
d'infanterie. Liège, 1783.--L'auteur (pages 70 et 99) fait un grand
éloge de M. de Bouillé.

Voir _Notices biographiques_ et aussi _la Vie de M. de Bouillé._
Paris. 1853.]

C'est à cette époque que La Fayette demanda au Congrès l'autorisation
de retourner en France, soit pour servir d'une manière plus efficace à
la Cour la cause américaine, soit pour reprendre du service dans son
pays si la guerre devenait continentale. Il s'embarqua à Boston, sur
_l'Alliance_[98], le 11 janvier 1779, comblé des remerciements et
des félicitations du Congrès. Il revint quelques mois plus tard sur
_l'Hermione_ à Boston, le 28 avril 1780, reprendre son poste dans la
guerre de l'indépendance, précédant les secours en hommes, en effets
et en argent qu'il avait obtenus du gouvernement français.

[Note 98: La frégate _l'Alliance_ fut achevée spécialement pour
ramener La Fayette en France en 1779.]

D'Estaing compensa la perte de Sainte-Lucie en s'emparant des îles de
Saint-Vincent et de la Grenade, en présence de la flotte commandée
par l'amiral Byron. Il lui livra ensuite une bataille navale, le 6
juillet, qui mit les vaisseaux anglais hors d'état de tenir la mer.
Le pavillon français eut en ce moment l'empire de la mer dans les
Antilles et d'Estaing put se diriger vers les côtes de la Géorgie pour
reconquérir cette province en soutenant le général Lincoln. Le siège
de Savannah (septembre 1779), attaque infructueuse, qui fit couler
tant de sang français sur le territoire dès États-Unis, fut
immédiatement entrepris.

Le comte d'Estaing déclara plusieurs fois qu'il ne pouvait pas rester
à terre plus de dix ou quinze jours. La prise de Savannah était
regardée comme certaine. Pleine de cet espoir, la milice se mit en
campagne avec une ardeur extraordinaire. Les Anglais avaient coulé
à fond dans le canal deux vaisseaux armés, quatre transports et
plusieurs petits bâtiments. Les grands vaisseaux du comte d'Estaing ne
pouvaient s'approcher du rivage et le débarquement ne put
s'effectuer que le 12 septembre avec de petits vaisseaux envoyés de
Charleston[99].

[Note 99: Ms. de Dupetit-Thouars.]

Le 16, Savannah fut sommé de se rendre _aux armes de France_. Cette
sommation ne fut ainsi faite que parce que l'armée américaine n'était
pas encore arrivée; mais les loyalistes en prirent prétexte pour
accuser les Français de vouloir faire des conquêtes pour leur propre
compte.

La garnison demanda vingt-quatre heures pour réfléchir à une réponse.
Cette demande n'avait d'autre but que de donner le temps à un
détachement commandé par le lieutenant-colonel Maitland de se joindre
à l'armée anglaise dans Savannah. Cette jonction s'opéra en effet
avant l'expiration du délai, et le général Prévost se crut alors en
état de résister à un assaut.

Les assiégeants, réduits à la nécessité de faire une brusque attaque
ou de faire un siège en règle, se virent contraints de prendre le
premier parti. La distance où était leur flotte et le défaut de
voitures leur firent perdre un temps d'autant plus précieux que leurs
adversaires travaillaient avec une grande activité à augmenter leurs
moyens de défense. Plusieurs centaines de nègres, sous la direction du
major Moncrief, perfectionnaient chaque jour les ouvrages de la
ville. Ce ne fut que le 23 au soir que les Français et les Américains
ouvrirent la tranchée.

Le 24, le major Graham à la tête d'un faible détachement des assiégés
fit une sortie sur les troupes françaises, qui le repoussèrent sans
difficulté; mais ceux-ci s'approchèrent si près des retranchements de
la place qu'à leur retour ils furent exposés à un feu très vif qui
leur tua plusieurs hommes.

La nuit du 27, une nouvelle sortie eut lieu sous la conduite du major
Mac-Arthur. Elle jeta un tel trouble chez les assiégeants que les
Français et les Américains tirèrent quelque temps les uns sur les
autres.

Assiégeants et assiégés se canonnèrent sans grand résultat jusqu'au 8
octobre. Ce jour-là, le major L'Enfant emmena cinq hommes et marcha à
travers un feu très-vif jusque contre les ouvrages de la place pour
mettre le feu aux abattis. L'humidité du bois empêcha le succès de
cette tentative hardie dans laquelle le major fut blessé.

Sur les instances des ingénieurs, qui ne croyaient pas à la
possibilité d'un succès rapide par un siège en règle, et sur les
représentations de ses officiers de marine, qui lui montraient les
périls auxquels était exposée la flotte, le comte d'Estaing se
détermina à livrer l'assaut.

Le 9 octobre au matin, trois mille cinq cents hommes de troupes
françaises, six cents de troupes continentales et trois cent cinquante
de la milice de Charleston conduits par le comte d'Estaing et le
général Lincoln s'avancèrent avec la plus grande intrépidité jusqu'aux
lignes ennemies. En même temps la milice du pays était occupée à deux
fausses attaques. Le feu des Anglais fut si violent et si bien dirigé
que le front de la colonne d'attaque fut mis en désordre. Il y eut
pourtant deux étendards de plantés dans les redoutes anglaises. En
vain le comte Pulaski, à la tête de deux cents hommes à cheval,
voulut-il pénétrer dans la ville en passant au galop entre les
redoutes. Il fut atteint d'une blessure mortelle[100]. Enfin
les assaillants, après avoir soutenu le feu des ennemis pendant
cinquante-cinq minutes, firent une retraite générale.

Le comte d'Estaing reçut deux blessures et ne dut son salut qu'au
dévouement du jeune Truguet[101]. Six cent trente-sept hommes de ses
troupes et deux cent cinquante-sept des troupes continentales furent
tués ou blessés. Des trois cent cinquante de la milice de Charleston,
quoiqu'ils fussent des plus exposés au feu de l'ennemi, il n'y eut de
tué que le capitaine Shepherd et six blessés.

[Note 100: Notices biograph.]

[Note 101: Idem.]

Pendant le jour de la sommation, _il n'y avait pas dix canons de
montés_ sur les lignes de Savannah. Aussi la défense de cette
place fit-elle le plus grand honneur au général Prévost, au
lieutenant-colonel Maitland et au major Moncrief. Celui-ci mit une
telle activité dans ses préparatifs de défense, qu'en quelques jours
il avait mis plus de quatre-vingts canons en batterie.

La garnison comptait de deux à trois mille hommes de troupes
régulières anglaises, avec cent cinquante miliciens seulement. Les
pertes qu'elle éprouva furent insignifiantes, car les soldats tiraient
à couvert et beaucoup des assaillants n'eurent pas même l'occasion de
faire feu.

Immédiatement après le mauvais succès de cette entreprise, la milice
américaine retourna dans ses foyers. Le comte d'Estaing rembarqua ses
troupes avec son artillerie et ses bagages et quitta le continent.

Cependant les succès des Français aux Antilles avaient eu un grand
retentissement en Europe. L'amiral Rodney se trouvait alors à Paris,
où il était retenu par des dettes qu'il ne pouvait payer. Un jour
qu'il dînait chez le maréchal de Biron, il traita avec dédain les
succès des marins français, en disant que s'il était libre il en
aurait bientôt raison. Le maréchal paya ses dettes et lui dit:
«Partez, monsieur; allez essayer de remplir vos promesses; les
Français ne veulent pas se prévaloir des obstacles qui vous empêchent
de les accomplir.» Cette générosité chevaleresque coûta cher à la
France[102].

[Note 102: _Anecdotes historiques sur les principaux personnages
anglais._ 1 vol. in-12,1784.]

En effet, après le rappel de l'amiral Byron, Rodney fut envoyé pour le
remplacer aux Indes occidentales[103].

[Note 103: Il emmenait à son bord le troisième fils du roi,
Guillaume-Henri, qui passa par tous les grades. L'amiral ravitailla
Gibraltar sur sa route, et prit, devant cette place, quatre des huit
vaisseaux espagnols qui la bloquaient. Un de ces vaisseaux se trouvant
trop faible d'équipage pour manoeuvrer par un gros temps et étant
sur le point de périr ou d'échouer, les Anglais voulurent forcer les
prisonniers espagnols qu'ils avaient enfermés à fond de cale, de les
aider à sauver le vaisseau. Les prisonniers répandirent tous qu'ils
étaient prêts à périr avec leurs vainqueurs, mais qu'ils ne leur
donneraient aucune assistance pour les tirer du danger, à moins qu'ils
n'eussent la liberté de ramener le vaisseau dans un des ports de
l'Espagne. Les Anglais furent forcés d'y consentir et les Espagnols
ramenèrent leurs _vainqueurs_ prisonniers à Cadix. (Saint-Valier,
_Hist._, page 86.)]

Il livra au comte de Guichen, l'année suivante, trois combats indécis,
mais meurtriers, et s'empara de Saint-Eustache sur les Hollandais.
Cette petite colonie, à peine défendue par cent hommes, fut
honteusement pillée par le vainqueur, qui tendit en outre une sorte
de piège aux vaisseaux hollandais en laissant flotter sur l'île le
pavillon de leur nation. L'Angleterre ne profita pas pourtant du fruit
de ces rapines auxquelles ses amiraux n'étaient que trop habitués. Le
convoi envoyé par Rodney, chargé d'un butin d'une valeur de plus de
soixante millions, porté par plus de vingt bâtiments, fut pris tout
entier en vue des côtes d'Angleterre par l'amiral La Motte Piquet.
Cette déconvenue vint mettre un terme à la joie ridiculement exagérée
que les habitants de Londres avaient manifestée à la nouvelle de la
facile conquête de Saint-Eustache[104].

[Note 104: L'amiral Rodney revint en 1781 à Londres. York-town
venait d'être prise et il se montra néanmoins à la Cour comme un
triomphateur. Il tirait son plus grand éclat des dépouilles des
malheureux habitants de Saint-Eustache; mais comme cette île fut
reprise le 26 novembre 1781 parles Français, on distribua aux soldats
la somme d'argent considérable que L'amiral anglais y avait laissée,
dans l'impossibilité où il s'était trouvé de pouvoir l'emporter.]


La diversion tentée par Clinton dans la Géorgie avait complètement
réussi par l'échec de d'Estaing devant Savannah. Ce général profita du
moment où Washington était réduit à l'inaction par la misère de son
armée pour faire quitter New-York à une partie de ses troupes et pour
s'emparer de Charleston, dans la Caroline du Sud, où il fit 5,000
Américains prisonniers (mai 1780). Il laissa ensuite dans cette
province lord Cornwallis, qui battit tous ceux que le Congrès chargea
de le chasser.

C'est sur ces entrefaites que La Fayette revint d'Europe et releva,
par les bonnes nouvelles qu'il apportait, le courage abattu des
Américains. En juillet, le corps expéditionnaire aux ordres du comte
de Rochambeau et fort de 6,000 hommes débarqua à Newport. Il était
amené sur une escadre de dix vaisseaux aux ordres du chevalier de
Ternay. C'est pendant que Washington s'était rapproché de New-York,
pour mieux correspondre avec Rochambeau, que le traître Arnold entama
des négociations avec Clinton pour lui livrer West-Point, dont
Washington lui avait confié la garde.

On sait comment le complot fut découvert et comment le major André, de
l'armée anglaise, périt victime de ses relations avec le traître.

Avant de commencer ses opérations, Rochambeau attendait des renforts
que le comte de Guichen devait lui amener de France; mais celui-ci
avait rencontré dans les Antilles, comme nous l'avons dit plus haut,
l'amiral Rodney, qui obligea le convoi français à se réfugier à la
Guadeloupe. Washington ne put qu'envoyer quelques renforts, avec La
Fayette, aux patriotes du Sud, et se résigna à remettre à la campagne
prochaine l'expédition décisive qu'il concertait avec Rochambeau. De
son côté, Cornwallis recevait des troupes qui portaient son armée à
12,000 hommes. La situation des Anglais paraissait donc aussi prospère
que par le passé.

Une vaste coalition se formait pourtant contre le despotisme maritime
de l'Angleterre. Cette nation s'arrogeait le droit de visite sur les
bâtiments neutres, sous prétexte qu'ils pouvaient porter des secours
et des munitions à ses adversaires. Catherine II, la première,
proclama, en août 1780, la franchise des pavillons, à la condition
qu'ils ne couvriraient pas de contrebande de guerre. Pour soutenir
ce principe, appelé _droit des neutres,_ elle proposa un plan de
neutralité armée qui fut successivement adopté par la Suède et le
Danemark, la Prusse, le Portugal, les Deux-Siciles et la Hollande.
Cette dernière nation, en donnant asile à des corsaires américains,
avait excité au plus haut degré la fureur des Anglais. Ils lui
déclarèrent la guerre. C'est alors que l'amiral Rodney leur enleva
Saint-Eustache. Les Espagnols prirent de leur côté Pensacola, dans la
Floride, tandis que de Grasse ravageait les Antilles anglaises et que
Bouillé reprenait Saint-Eustache.

Ces victoires permirent à Washington et à Rochambeau d'exécuter enfin
une expédition qui fut aussi décisive qu'habilement menée. Pendant
l'hiver, l'armée américaine, privée des choses les plus nécessaires,
avait supporté les plus rudes épreuves. Quelques régiments de
Pensylvanie et de New-Jersey s'étaient même mutinés. Les partisans
américains Marion et Sumpter avaient trop peu de troupes pour
entreprendre contre Cornwallis autre chose qu'une guerre
d'escarmouches. Le corps de Gates fut battu à Camden (août 1780) et de
Kalb y fut tué. Pourtant Morgan[105], à la tête d'un corps de troupes
légères, battit Tarleton au Cowpens (17 janvier 1781). Par une
retraite habile, Green amena Cornwallis jusqu'au delà du Dan, qui
sépare la Virginie de la Caroline septentrionale. Il se renforça des
milices de Virginie et tomba à l'improviste sur les corps récemment
levés par Cornwallis, qu'il jeta dans un désordre tel qu'ils
s'entre-tuèrent et que Cornwallis fit tirer des coups de canon contre
ses propres troupes, mêlées aux milices.

[Note 105: M. La Chesnays m'a communiqué une lettre manuscrite trouvée
dans les papiers de Blanchard et signée Daniel Morgan. Elle donne une
relation authentique de cette affaire. Elle est datée du camp «de
Craincreek», le 19 janv. 1781, et est adressée au général Green.]

Green livra un nouveau combat à Cornwallis, le 15 mars, près
Guilford-House, et lui fit éprouver des pertes qui le forcèrent
à rétrograder sur Wilmington. Par une marche habile, il coupa la
retraite de la Caroline du Sud au général anglais, et il manoeuvra si
bien qu'après la sanglante bataille de _Eutaw-Springs_ il ne resta
plus aux Anglais dans la Géorgie et la Caroline que la ville de
Savannah et le district de Charleston.

Pendant ce temps[106], La Fayette, chargé d'opérer en Virginie contre
des forces quatre fois supérieures en nombre, sacrifia encore une
partie de sa fortune pour maintenir ses soldats sous ses ordres, et,
joignant la prudence au courage, il sut, par des marches forcées et
des retours subits, tellement fatiguer Cornwallis et harceler ses
troupes, que le général anglais, après avoir méprisé sa jeunesse, fut
forcé de redouter son habileté[107].

[Note 106: Bien que j'en sois maintenant arrivé à la partie de mon
travail qui a plus particulièrement été le sujet de mes recherches,
j'ai cru devoir en donner ici un rapide résumé, pour ne pas
interrompre brusquement cet aperçu général.]

[Note 107: «La nation était loin d'être prête pour les éventualités.
Un esprit de lassitude et d'égoïsme régnait dans le peuple. L'armée,
mal disciplinée et mal payée, était très-inquiète. Les milices de
Pensylvanie et de New-Jersey s'étaient révoltées au commencement de
l'année. Le gouvernement était encore impuissant, la Confédération
faible, le Congrès inerte, quoique existant toujours. Quand on lit que
ce corps était prêt à livrer le Mississipi à l'Espagne, bien plus, à
abandonner la reconnaissance expresse de l'Indépendance de l'Amérique,
comme le préliminaire indispensable des négociations avec la
Grande-Bretagne, quand on lit cela, on peut bien se figurer qu'il y
avait quelques préparatifs pour se soumettre aux exigences du moment.
Le baron allemand de Steuben, qui rassemblait des troupes en Virginie
au moment de l'invasion, fut rejoint après par La Fayette, dont les
troupes avaient été habillées pendant la marche aux frais de celui-ci.
Sur mer, la flotte française était occupée à défendre les côtes contre
les envahisseurs. Il semble que les étrangers étaient les seuls
défenseurs de la Virginie et de l'Amérique.» Voir l'excellent et
très-exact résumé intitulé:

_Manual of United States History_, by Samuel Eliot. Boston, 1856,
258.]

Tout à coup, les troupes de Rochambeau quittent leur position de
New-Port et de Providence, où étaient établis leurs quartiers d'hiver,
et s'avancent vers Hartford. Washington arrête quelque temps l'armée
coalisée devant l'île de New-York. Il fait des reconnaissances devant
la place et entretient son adversaire dans cette idée qu'il va diriger
tous ses efforts contre cette ville. Mais il n'attendait que la
promesse du concours de la flotte pour changer ses dispositions.
Le comte de Barras arrive de France sur la _Concorde_. Il venait
remplacer dans son commandement le chevalier de Ternay, et était
accompagné du vicomte de Rochambeau, qui avait été chargé de hâter
l'envoi des renforts et des secours promis. Ces renforts n'arrivent
pas; mais en revanche on apprend que la flotte de l'amiral de Grasse,
après avoir pris Tabago et tenu Rodney en échec, s'avance avec 3,000
hommes tirés des colonies sous les ordres du marquis de Saint-Simon,
pour forcer la baie de Chesapeak défendue par Graves, et bloquer
dans Yorktown Cornwallis, que La Fayette poursuit dans sa marche
rétrograde.

Les camps sont levés devant New-York, et tandis que le comte de
Barras, malgré son ancienneté de grade, va se mettre avec un noble
désintéressement sous les ordres de de Grasse, les généraux alliés se
dirigent à marche forcée vers la Virginie. C'est vers Yorktown que,
pleins de confiance désormais dans le nombre et la bravoure de leurs
troupes, ils font converger tous leurs efforts. L'armée est divisée
en deux corps. L'un suit la voie de terre et, par Philadelphie et
Baltimore, arrive bientôt à Williamsbourg pour donner la main aux
troupes de Saint-Simon et de La Fayette. Un autre corps, sous les
ordres de Custine, s'embarque à Head-of-Elk, touche à Annapolis,
et, sous la direction de Choisy et de Lauzun, prend position devant
Glocester. De son côté le comte de Grasse occupait la baie de
Chesapeak et coupait aux Anglais toute communication par eau.

Quelques jours suffirent pour tracer la première et la seconde
parallèle. Deux redoutes arrêtaient les travaux des alliés. On décida
de leur donner l'assaut. La Fayette avec une colonne de milices
américaines fut chargé de s'emparer de celle de droite, tandis que
Guillaume de Deux-Ponts montait à l'assaut de celle de gauche. Les
troupes alliées rivalisèrent d'ardeur. En quelques minutes ces
obstacles furent enlevés.

En vain Cornwallis, reconnaissant que la résistance était désormais
impossible, essaya-t-il de forcer le passage du York River en
abandonnant ses canons et ses bagages. Sa tentative ne réussit pas et
il dut capituler. La garnison fut faite prisonnière de guerre. Les
vaisseaux anglais furent le partage de la flotte française, tandis que
plus de 150 canons ou mortiers, la caisse militaire et des armes de
toute sorte furent remis aux Américains (11 octobre 1781).



X


Depuis la déclaration de l'indépendance, les Américains avaient reçu
de la France des secours plutôt moraux qu'effectifs. Les envois
d'armes fournis par le gouvernement de Louis XVI furent plutôt une
spéculation de Beaumarchais et de quelques autres gens d'affaires
qu'une aide efficace.

Depuis trois ans que les Américains soutenaient ainsi seuls la lutte
contre la toute puissante Angleterre, leurs forces s'étaient épuisées
sans que leurs avantages eussent jamais été bien marqués, sans qu'ils
pussent entrevoir même le jour où leurs ennemis renonceraient à exiger
d'eux une soumission absolue. Leurs ressources financières étaient
aussi anéanties. Leur situation devenait chaque jour plus périlleuse.
Il ne fallait rien moins que la fermeté et l'autorité de Washington
pour maintenir les milices sous les drapeaux et entretenir encore
quelque confiance dans le coeur des partisans les plus sincères de
l'indépendance.

L'arrivée de La Fayette à la cour de France en février 1779 attira de
nouveau sur la situation des Américains l'attention du gouvernement,
plus préoccupé jusque-là d'intrigues et de futilités que de politique
et de guerre. Parti en fugitif deux ans auparavant, le jeune général
fut accueilli en triomphateur. Sa renommée avait grandi en traversant
l'Océan, et il sut faire servir l'engouement dont il fut l'objet à la
cause de ses frères d'adoption. Il joignit ses instances à celles de
l'envoyé américain John Laurens pour obtenir du roi un secours en
hommes et en argent, et la nouvelle de l'échec subi par d'Estaing
devant Savannah fut le dernier argument qui décida le cabinet de
Versailles à exécuter dans toute sa rigueur le traité d'alliance
offensive et défensive conclu avec Franklin le 6 février 1778.

Il fut décidé que la France enverrait aux Américains une escadre de
sept vaisseaux de ligne pour agir sur les côtes, un corps de troupes
qui devait être de 10,000 ou 12,000 hommes et une somme de six
millions de livres. M. de Rochambeau fut nommé commandant en chef du
corps expéditionnaire, et le chevalier de Ternay fut mis à la tête de
l'escadre.

La Fayette se préoccupa ensuite des moyens d'exécution. Il fit
comprendre aux ministres que, s'il ne commandait pas en chef le corps
expéditionnaire, ce qui serait surprenant pour les Américains, il
fallait du moins mettre à sa tête un général français qui consentirait
à ne servir que sous les ordres du général en chef américain. Or, il
savait très-bien que ses anciens compagnons d'armes en France étaient
jaloux de sa prompte fortune militaire et de sa brillante renommée. Il
savait mieux encore que les officiers qui étaient ses anciens en grade
ne voudraient pas servir sous ses ordres. Sa première proposition
ne fut donc faite qu'en vue de satisfaire le sentiment public en
Amérique, qui se reposait presque entièrement sur lui de la conduite
de cette affaire. En présence des difficultés graves qui devaient
résulter de l'adoption d'une pareille détermination, difficultés qui
pouvaient avoir les plus désastreuses conséquences pour la cause à
laquelle il s'était dévoué, il promit de faire entendre aux Américains
qu'il avait préféré rester à la tête d'une de leurs divisions et qu'il
avait refusé le commandement du corps français. Mais il insista sur ce
point que, pour ne pas blesser l'amour-propre des Américains, il était
indispensable de choisir pour diriger l'expédition un général dont
la promotion fût récente, dont les talents fussent certainement à la
hauteur de sa mission, mais qui, considérant cette mission comme
une distinction, consentirait à accepter la suprématie du général
Washington. Le choix qui dans ces conditions fut fait du comte de
Rochambeau le satisfit pleinement, et, sans attendre le départ du
corps expéditionnaire, il s'embarqua à Rochefort, le 18 février 1780,
sur la frégate _l'Hermione_, que le roi lui avait donnée comme étant
très-bonne voilière. Il n'était accompagné que d'un commissaire des
guerres, M. de Corny, qui devait préparer l'installation de l'armée
à Rhode-Island[108]. Il lui tardait à lui-même d'annoncer la bonne
nouvelle à Washington, et aussitôt après son débarquement à Boston, le
28 avril, il se hâta de rejoindre à Morristown son bien-aimé et révéré
ami, comme il l'appelait dans ses lettres.

[Note 108: Voir la _Notice biographique_ sur M. de Corny, qui fut
accidentellement commissaire des guerres et revint en février 1781.]

Les instructions données à M. de La Fayette par le ministre des
affaires étrangères portaient que, pour prévenir toute méprise et
tout retard, il placerait tant à Rhode-Island qu'au cap Henry, à
l'embouchure de la Chesapeak, un officier français chargé d'attendre
l'escadre, qui devait atterrir en l'un de ces deux points, et de lui
donner toutes les informations dont elle aurait besoin en arrivant. Ce
fut M. de Galvan, officier français au service des États-Unis, qui fut
seul envoyé au cap Henry, suivant ces instructions, avec une lettre de
M. de La Fayette. Mais l'escadre ne devait pas aborder sur ce point,
et la précaution fut inutile.

Cependant les préparatifs de départ ne se faisaient pas avec toute
l'activité désirable. Tout ce qui dépendait du département de la
guerre fut, il est vrai, acheminé sur Brest avec promptitude. Dès les
premiers jours d'avril, on avait rassemblé dans ce port les régiments
de Bourbonnais, de Soissonnais, de Saintonge, de Deux-Ponts, de
Neustrie, d'Anhalt, la légion de Lauzun, un corps d'artillerie et
de génie avec un équipage de campagne, un équipage de siège et de
nombreux approvisionnements. Mais le ministre de la marine ne déploya
pas la même promptitude. Le départ de la flotte de M. de Guichen, avec
tous les transports de troupes et de munitions que l'on envoyait aux
Antilles, avait privé Brest de ses vaisseaux de transport. Des ordres
tardifs furent envoyés à Bordeaux pour en fournir. Ceux-ci furent
arrêtés par le vent et, l'on fut obligé d'en faire venir de
Saint-Malo, où l'on n'en put trouver qu'un nombre insuffisant.

Pourtant il fallait se presser de partir sous peine de voir la
situation devenir critique et la traversée périlleuse. On savait que
l'Angleterre armait une escadre pour arrêter le corps expéditionnaire
français, ce qui lui serait d'autant plus facile qu'elle n'aurait pas
de convoi à protéger. On apprenait d'autre part que la situation
des Américains devenait de jour en jour plus grave et qu'un secours
immédiat leur était nécessaire. Le conseil des ministres envoya à M.
de Rochambeau l'ordre d'embarquer immédiatement une partie de ses
troupes et de son matériel et de partir au premier vent favorable. En
vain le général réclama-t-il contre le danger auquel on l'exposait en
réduisant de moitié un corps d'armée qui n'était déjà que trop faible.
Il ne put obtenir que la promesse formelle de l'envoi prochain de la
seconde division de son armée. Il se résigna à emmener le plus de
troupes qu'il pourrait et à partir au plus vite.

Je donne ici, d'après Blanchard, les noms des officiers généraux et
des principaux personnages de cette armée.

  M. le comte de Rochambeau, lieutenant général, commandant en chef.

  Le baron de Vioménil[109],        |
  Le comte de Vioménil,             | Maréchaux de camp.
  Le chevalier de Chastellux[110],  |
  De Béville, brigadier, maréchal général des logis[111].
  De Tarlé, commissaire ordonnateur faisant fonctions d'intendant.
  Blanchard, commissaire principal[112].
  D'Aboville, commandant en chef l'artillerie.
  MM. de Fersen,     |
  De Damas,          |
  Ch. de Lameth,     | Aides de camp de
  De Closen,         | M. de Rochambeau[113].
  Dumas,             |
  De Lauberdières,   |
  De Vauban,         |

  MM. de Chabannes,  | aides de camp de
  De Pangé,          | M. de Vioménil.
  Ch. d'Olonne,      |


  MM. de Montesquieu,                | aides de camp de
  .....petit-fils du jurisconsulte,  |
  Lynch (Irlandais),                 | M. de Chastellux.


  COLONELS.

  Le marquis de Laval.               | Bourdonnais
  Le vicomte de Rochambeau en 2e     |


  MM. Christian de Deux-Ponts.       | Royal Deux-Ponts,
  Guillaume de Deux-Ponts en 2e      |


  Le comte de Custine.               | Saintonge.
  Le vicomte de Charlus.             |


  M. de Sainte-Mesme ou Saint-Maime. | Soissonnais.
  Le vicomte de Noailles.            |


  Le duc de Lauzun.                  | Légion de Lauzun.
  Le comte Arthur Dillon[114]        |


  Nadal, directeur du parc d'artillerie.
  Lazié, major---

  Desandroins, commandant les ingénieurs.
  Querenet,         |
  Ch. d'Ogré,       | Ingénieurs.
  Caravagne,        |
  D'Aubeterre[115], |
  Turpin,---

  Coste, premier médecin.
  Robillard, premier chirurgien.
  Daure, régisseur des vivres.
  Demars, régisseur des hôpitaux.

  «Il y avait encore des régisseurs pour les fourrages,
  pour les viandes, etc. En général, beaucoup trop d'employés,
  surtout en chefs[116].»

  Bouley, trésorier.

  Chevalier de Tarlé[117], | aide-majors généraux
  De Ménonville,           |

  De Béville fils,         | aides-maréchaux généraux des logis
  Collot,                  |


[Note 109: Commandant en second de l'expédition.]

[Note 110: Ce dernier faisait les fonctions de major général.]

[Note 111: M. de Choisy, brigadier, n'arriva que le 30 septembre et
avait avec lui MM. Berthier, qui entrèrent dans l'état-major.]

[Note 112: Les autres commissaires des guerres étaient, d'après
_l'Annuaire militaire_ de 1781:]

[Note 113: M. Cromot-Dubourg, qui arriva peu de temps après nous, dit
Blanchard, fut aussi aide de camp de Rochambeau. De Corny, commissaire
des guerres; il avait précédé l'expédition d'un mois et repartit pour
la France dans les premiers jours de février 1781, sur l'_Alliance_.
De Villemanzy, id. Jujardy, id. Chesnel, id. Gau, commissaire
d'artillerie. Il faut ajouter à cette liste, d'après les _Archives_ de
la guerre, les _Souvenirs_ de M. Dumas, les _Mémoires_ de Rochambeau,
le récit de _mes Campagnes en Amérique_ de G. de Deux-Ponts, les
_Mémoires_ de Du Petit-Thouars et le _Manuscrit inédit_ que j'attribue
à Cromot-Dubourg: Collot, de Charlus, le vicomte de Rochambeau et les
frères Berthier.]

[Note 114: Il y eut dans l'armée française deux officiers qui
demandèrent à y prendre du service aussitôt après l'arrivée du
corps expéditionnaire et qui avaient déjà servi les Américains avec
distinction à titre de volontaires, ce sont: MM. de Fleury, major de
Saintonge, et Duplessis-Mauduit, aide-major du parc d'artillerie.]

[Note 115: Le _Journal de Blanchard_ dit d'Obterre.]

[Note 116: _(Blanchard.)_]

[Note 117: Le chevalier de Tarlé était frère de l'intendant.]


  _Composition de la flotte partie de Brest:_

  Vaisseaux.                  Canons.     Commandants.

  _Le Duc de Bourgogne_[118]    80       Chevalier de Ternay.
  doublé en cuivre.

  _Le Neptune_[119]             74       Destouches.
  doublé en cuivre.

  _Le Conquérant_[120]          74       La Grandière.

  _La Provence_[121]            64       Lombard.

  _L'Eveillé_[122]              64       De Tilly.
  doublé en cuivre

  _Le Jazon_[123]               64       La Clochetterie.

  _L'Ardent_                    64       Chevalier de Marigny.

  Frégates.

  _La Bellone_[124]                      ***

  _La Surveillante_                      Sillart.

  _L'Amazone_                            La Pérouse.

  _La Guêpe_                cutter       Chevalier de Maulevrier.

  _Le Serpent_               _id._       ***

  _Le Fantasque,_ vieux vaisseau, était armé en flûte et
  était destiné à servir d'hôpital; on y avait embarqué le
  trésor, la grosse artillerie et beaucoup de passagers.--Plus
  trente-six bâtiments de transport[125]; en tout, quarante-huit
  voiles.


[Note 118: Ce vaisseau, qui portait pavillon amiral, avait à son bord
M. de Rochambeau.]

[Note 119: Les vaisseaux doublés en cuivre étaient très-rares à cette
époque; ils avaient une marche plus rapide.]

[Note 120: M. Blanchard, qui partit le 2 mai 1780 de Brest sur _le
Conquérant,_ donne ainsi la composition de l'équipage de ce vaisseau.
La Grandière, capitaine, Cherfontaine, capitaine commandant en 2e;
Dupuy, 1'er lieutenant; Blessing, id. (Suédois). Enseignes: La
Jonquières, Kergis, Maccarthy, Duparc de Bellegarde, Buissy.
Gardes-marines: Lyvet, Leyrits, Lourmel. Officiers auxiliaires:
Cordier, Deshayes, Marassin, Guzence. Le fils de M. de la Grandière
était aussi à bord, mais il n'était pas encore garde-marine. Officiers
d'infanterie en détachement sur le vaisseau, tirés du régiment de
la Sarre: Laubanis, capitaine, Lamothe, lieutenant, Loyas,
sous-lieutenant.

Passagers: le baron de Vioménil, maréchal de camp, comte de Custine,
brigadier colonel du régiment de Saintonge; la compagnie de grenadiers
dudit régiment dont les officiers étaient: de Vouves, cap.; de James,
cap. en 2e; Champetier, lieutenant, Josselin, lieutenant en second;
Denis, sous-lieutenant; Fanit, 2e sous-lieutenant. Ménonville,
lieut.-col. attaché à l'état-major, de Chabannes et de Pangé, aides
de camp de M. de Vioménil; Brizon, officier de cavalerie, faisant
fonctions de secrétaire auprès du général. En outre, un chirurgien et
un aumônier dont Blanchard ne dit pas les noms. Il y avait à bord, en
tout, 960 personnes et pour six mois de vivres.

Une partie du régiment du Bourbonnais (350 hommes environ) était
embarquée sur la gabarre _l'Isle-de-France,_ qui portait aussi le
chevalier de Coriolis, beau-frère de Blanchard.]

[Note 121: Il y avait sur _la Provence_: MM. de Lauzun, Robert Dillon,
le chev. d'Arrot et une partie de la Légion.--Lauzun dit dans ses
_Mémoires_ que le capitaine était, à ce qu'il croit, M. Champaurcin.]

[Note 122: Sur _l'Eveillé_ prirent place MM. de Deux-Ponts et une
partie de leur régiment. _(Mes Campagnes en Amérique.)_]

[Note 123: Ce vaisseau eut pour passagers, entre autres: MM. Dumas,
Charles de Lameth, comte de Fersen et le comte de Charlus, qui étaient
tous attachés à l'état-major de M. de Rochambeau. (_Souvenirs_ de M.
Dumas.)]

[Note 124: Le 5 mai, la _Bellone_ rentra au port et ne rejoignit pas
l'expédition. (Dumas.)]

[Note 125: Parmi les bâtiments de transport étaient: la _Vénus_, la
_comtesse de Noailles,_ la _Loire,_ le _Lutin,_ l'_Ecureuil,_ le
_Baron d'Arras,_ etc. (_Blanchard._)]

Le manque de bâtiments de transport fut cause que les régiments de
Neustrie et d'Anhalt ne purent partir. M. de Rochambeau dut de même
laisser à Brest une partie du régiment de Soissonnais. Deux bataillons
seulement s'embarquèrent le 4 avril sous les ordres du comte de
Sainte-Mesme. Les deux tiers de la légion de Lauzun purent seuls
trouver place sur les vaisseaux, et 400 hommes de cette légion durent
rester à Brest. Ils devaient faire partie du second convoi. Ils furent
plus tard envoyés au Sénégal, au grand déplaisir du duc qui en était
colonel-propriétaire. On ne put également embarquer qu'une partie du
matériel de l'artillerie avec un détachement de cette arme, sous les
ordres du colonel d'Aboville, et qu'un bataillon du génie, sous les
ordres de M. Desandroins.



XI


Dès le 12 avril tout était prêt pour mettre à la voile, et le 15,
les vents étant au nord, tout le convoi mouilla dans la rade de
Bertheaume. Le lendemain, au moment où la flotte levait l'ancre,
les vents tournèrent à l'ouest et le convoi reçut ordre de rentrer.
Jusqu'au 1er mai, les vents furent variables, mais généralement
dirigés de l'ouest. Ils étaient favorables au départ de l'escadre de
l'amiral Graves, forte de onze vaisseaux, en rade de Plymouth, tandis
qu'ils s'opposaient au départ des troupes françaises. Enfin le 2 mai,
à quatre heures du matin, M. de Ternay profita habilement d'un bon
vent de nord-est pour faire appareiller. Il prit la tête de l'escadre
avec le _Duc de Bourgogne_, le _Neptune_ et le _Jazon_. Après avoir
passé le goulet et pris le large, l'escadre et le convoi firent route
vers le sud, traversèrent heureusement le passage du Raz, et, s'étant
ralliés, se mirent en ordre de marche.

Cette sortie n'avait point été observée par l'ennemi. L'escadre était
en bonne route et sur le point de doubler le Cap, lorsque, trois jours
après son départ, les vents devinrent contraires et la retinrent
pendant quatre jours dans le golfe de Gascogne. La _Provence_ perdit
deux mâts. Son capitaine demanda à relâcher; mais M. de Ternay ne
jugea pas qu'il dût en être ainsi et il fit réparer cette avarie aussi
bien que possible. Ce ne fut que du 15 au 16 mai que l'escadre et le
convoi décapèrent par un vent de nord-est[126].

[Note 126: Le 15, le cutter le _Serpent_ fut renvoyé en France pour
porter cette nouvelle.]

La flotte anglaise était sortie à la faveur du même vent qui avait
d'abord poussé les vaisseaux français hors de Brest. La tempête
l'avait arrêtée avant qu'elle fût sortie de la Manche et l'avait
forcée à rentrer au port. Le convoi français put donc prendre quelque
avance.

Après la tourmente essuyée dans le golfe de Gascogne, le chevalier de
Ternay se décida à prendre la route du sud, la même qu'avait suivie
l'année précédente l'amiral d'Estaing. Celle de l'ouest était plus
directe, mais moins sûre, à cause des rencontres que l'on pouvait y
faire et de la variabilité des vents. Par le sud, on profitait au
contraire des vents alizés. Un climat plus doux était plus favorable
à la santé de l'équipage et des troupes. On avait moins de chances
de rencontrer l'ennemi. Enfin les vents du sud, qui règnent le
plus ordinairement pendant l'été sur les rivages de l'Amérique
septentrionale, devaient ramener aisément le corps expéditionnaire
vers le nord, au point où il lui serait le plus avantageux de
débarquer[127].

Le 30 mai, après une navigation des plus agréables, on se trouva par
28° 58' de latitude et 34° 44' de longitude, et la persistance de M.
Ternay à maintenir la flotte dans la même direction faisait croire aux
officiers, à leur grand regret, qu'on les destinait pour les îles du
Vent et non pour l'Amérique du Nord, lorsque l'amiral donna l'ordre de
mettre le cap à l'ouest. Les jours suivants, il fit faire voile vers
le nord-ouest et exerça l'escadre à passer de l'ordre démarche à
l'ordre de bataille, le convoi restant sous le vent. La frégate la
_Surveillante_ chassa et prit un brick anglais armé de onze canons.
On apprit par le capitaine de ce brick la prise de Charleston par le
général Clinton et la présence dans ce port de l'amiral Arbuthnot, qui
y attendait l'escadre de l'amiral Graves[128].

[Note 127: Le 25 mai, le vaisseau le _Lutin_, armé en guerre et chargé
de marchandises, quitta l'escadre pour se rendre à Cayenne.]

[Note 128: Le 12 juin, on prit un petit bâtiment anglais, chargé de
morue et de harengs, qui se rendait d'Halifax à Saint-Eustache. M. de
Rochambeau fit distribuer aux troupes les morues et les harengs; le
bâtiment fut pillé, dégréé et abandonné. (Blanchard.)]

Le 20 juin, comme on était au sud des Bermudes, les frégates
d'avant-garde signalèrent six vaisseaux faisant force de voiles sur
le convoi. M. de Ternay fit aussi mettre ses frégates en ligne de
bataille, et l'ennemi, surpris de voir sept vaisseaux de ligne sortir
de ce groupe de voiles marchandes, s'arrêta. Un seul de ses vaisseaux,
qui sans doute avait chassé trop de l'avant, était fort éloigné des
autres et pouvait être coupé par le _Neptune_ et le _Jazon_, vaisseaux
de tête de la ligne française. Le convoi était alors bien rassemblé et
bien à l'abri derrière les frégates la _Surveillante_ et l'_Amazone_;
mais M. de Ternay, s'apercevant que la _Provence_, quoique chargée
de voiles, ne pouvait le suivre et faisait une lacune dans sa ligne,
arrêta ses deux premiers vaisseaux dans leur chasse contre la frégate
anglaise; qui put dès lors rallier les siens, après avoir essuyé
toutefois le feu de toute la ligne française. On se canonna encore de
part et d'autre jusqu'au coucher du soleil sans grand résultat, et le
chevalier de Ternay continua sa route avec son convoi. «Il préféra,
dit Rochambeau, la conservation de son convoi à la gloire personnelle
d'avoir pris un vaisseau ennemi.» Sa conduite fut jugée tout autrement
par les officiers français, et une circonstance du même genre vint
bientôt encore augmenter le mécontentement de l'armée contre cet
officier[129].

[Note 129: Le _Neptune_ eut, dans l'affaire du 20 juin 1780, deux
hommes tués et cinq ou six blessés; le _Duc-de-Bourgogne_, autant; en
tout, vingt et un hommes hors de combat. (Blanchard.)]

On sut plus tard que la frégate que l'on avait failli prendre était
le _Rubis_, de 74 canons, et que l'escadre dont elle faisait partie,
commandée par le capitaine Cornwallis[130], retournait à la Jamaïque
après avoir escorté cinquante vaisseaux marchands jusqu'à la hauteur
des Bermudes. Le capitaine du _Jazon_, M. de la Clochetterie, avait
hautement blâmé pendant le combat la faute qu'avait commise M. de
Ternay en faisant diminuer de voiles ses deux vaisseaux de tête, ce
qui avait donné au _Rubis_ le temps de se dégager et de rejoindre sa
ligne. Appelé au conseil qui fut tenu, à la suite de ce combat, à bord
du vaisseau amiral, et interrogé à son tour sur ce qu'il pensait de la
destination de l'escadre anglaise: «C'est trop tard, dit-il, monsieur
l'amiral, j'aurais pu vous le dire hier au soir; il a dépendu de vous
d'interroger le capitaine du _Rubis_[131].»

[Note 130: L'escadre aux ordres du capitaine Cornwallis était composée
des cinq vaisseaux: l'_Hector_ et le _Sultan_ de 74 canons, le _Lion_
et le _Rubis_ de 64, le _Bristol_ de 30 et la frégate le _Niger_ de
32. (Dumas.)]

[Note 131: Ces paroles, qui traduisaient le mécontentement du brave
marin, étaient un de ces actes d'insubordination qu'on laissait passer
inaperçus et auxquels les officiers supérieurs prenaient peu garde à
cette époque. J'aurai encore l'occasion de citer plusieurs exemples
semblables. V. p. 8, _Mercure de Grasse_.]

M. de Ternay suivait scrupuleusement dans sa conduite les instructions
qu'il avait reçues. Il ne perdait pas de vue sa mission, qui
consistait à amener aux Etats-Unis le corps expéditionnaire le plus
vite et le plus sûrement possible[132]. Cependant, quand il apprit
plus tard que ces vaisseaux anglais allaient rejoindre aux îles du
Vent la flotte de Rodney et lui donner ainsi la supériorité sur celle
de M. Guichen pour toute la campagne, il en ressentit un si profond
chagrin que sa mort, paraît-il, en fut hâtée[133].

[Note 132: Pendant la traversée, les vaisseaux et les frégates étaient
obligés chaque jour de mettre en panne pour attendre les bâtiments de
transport. Le 25 mai, la gabarre l'_Isle-de-France_ dut remorquer le
transport _Baron d'Arras_. (Blanchard.)]

[Note 133: D'Estaing eut à essuyer le même reproche en plusieurs
circonstances. Sa conduite aurait dû au contraire tourner à sa gloire.
(Voir sur ce sujet et sur la réhabilitation de d'Estaing, _Histoire
impartiale de la dernière guerre_, par J. de Saint-Vallier.)

Pour ne pas avoir agi avec la même prudence et pour avoir préféré la
vaine gloire de soutenir une lutte sans utilité à celle de sauver un
immense convoi dont il avait la garde, M. de Guichen, parti de Brest
le 10 décembre 1781 avec dix-neuf vaisseaux de guerre, se laissa
enlever en vue des côtes d'Afrique par l'amiral anglais Kempenfeld,
une grande partie des bâtiments de transports qu'il avait pour mission
d'escorter et de protéger. Mais ce n'est pas là un fait isolé. A cette
époque, l'escorte des navires était devenue pour les officiers de la
marine royale une chose secondaire, une fonction indigne de leur rang
et de leurs titres.

Dès 1781, l'abbé Raynal, dans son ouvrage intitulé: _Des Révolutions
en Amérique_, publié à Londres, réclamait contre ce préjugé trop
puissant parmi les commandants des flottes françaises.

«Officiers de marine, dit-il, vous vous croyez avilis de protéger,
d'escorter le commerce! Mais si le commerce n'a plus de protecteurs,
que deviendront les richesses de l'État, dont vous demandez sans doute
une part pour récompense de vos services? Quoi, avilis en vous rendant
utiles à vos concitoyens! Votre poste est sur les mers comme celui
des magistrats sur les tribunaux, celui de l'officier et du soldat de
terre dans les camps, celui du monarque même sur le trône, où il ne
domine de plus haut que pour voir de plus loin et embrasser d'un coup
d'oeil tous ceux qui ont besoin de sa protection et de sa défense.
Apprenez que la gloire de conserver vaut encore mieux que celle de
détruire. Dans l'antique Rome, on aimait aussi la gloire, cependant
on y préférait l'honneur d'avoir sauvé un seul citoyen à l'honneur
d'avoir égorgé une foule d'ennemis....

«Les maximes consacrées a Portsmouth étaient bien opposées. On y
sentait, on y respectait la dignité du commerce. On s'y faisait un
devoir comme un honneur de le défendre, et les événements décidèrent
laquelle des deux marines militaires avait des idées plus justes de
ses fonctions.»]

Le 21, la _Surveillante_ prit un gros bateau anglais chargé de bois,
venant de Savannah.

Un sondage exécuté le 4 juillet indiqua qu'on était sur les côtes de
la Virginie. A dix heures du matin le _Duc de Bourgogne_, l'_Amazone_
et la _Surveillante_ prirent un gros bateau armé, qui ne se rendit
qu'après avoir reçu quelques coups de canon. D'après les papiers de ce
bâtiment, on sut qu'après la prise de Charleston, l'amiral Arbuthnot
et le général Clinton étaient rentrés à New-York. Ils avaient laissé
cinq mille hommes dans la première ville, sous les ordres de lord
Cornwallis. Le soir même, au moment où l'on se disposait à mouiller
devant le cap Henry, on aperçut à l'avant une flotte dans laquelle on
ne comptait pas moins de dix-huit voiles. On jugea que le bâtiment
pris n'était qu'une mouche chargée de surveiller l'approche des
Français, et l'on présuma que c'étaient les six vaisseaux déjà
combattus le 20 juin qui s'étaient ralliés aux forces de Graves et
d'Arbuthnot. M. de Ternay s'appliqua en conséquence à éviter leur
attaque. Il vira de bord, fit quelques fausses routes pendant la nuit,
et se dirigea ensuite de nouveau vers le nord-ouest.

M. de Ternay venait encore de perdre une belle occasion de donner à
l'expédition de brillants débuts. Les dix-huit voiles signalées
devant la baie de Chesapeak n'étaient en effet qu'un convoi venant de
Charleston à New-York, sous l'escorte de quelques frégates. Sa
méprise lui attira de nouveaux reproches, plus durs peut-être que les
premiers, et auxquels il pouvait répondre par les mêmes excuses.

Des pilotes de l'île de _Marthas-Vinyard_, des bancs de Nantucket,
dirigèrent le convoi vers le mouillage de Rhode-Island, où l'on
atterra, sous la conduite du colonel Elliot envoyé par le général
américain, après quatre jours de brumes épaisses et d'alternatives de
calmes et de vents contraires.

Le lendemain, après soixante-dix jours de traversée, la flotte entrait
dans la rade de Newport[134].

«Après une si longue traversée et de si justes alarmes, on peut
concevoir notre joie; nous touchions enfin cette terre si désirée où
la seule apparition du drapeau français allait ranimer les espérances
des défenseurs de la liberté. Nous fûmes accueillis par les
acclamations du petit nombre de patriotes restés sur cette île
naguère occupée par les Anglais et qu'ils avaient été forcés
d'abandonner[135].»

[Note 134: La route suivie par l'escadre de M. de Ternay était la
même que celle qu'avait prise d'Estaing en 1778, ainsi qu'on put
le vérifier sur le journal de M. de Bellegarde, enseigne à bord du
_Conquérant_, en 1780, qui avait déjà servi sous d'Estaing. Le scorbut
fit de grands ravages sur les vaisseaux, et il n'y avait pas de jour
qu'on ne perdît au moins un ou deux hommes. (Bl.)

Le _Conquérant_, en arrivant à Newport, avait environ soixante
malades; il y en avait moins sur les autres vaisseaux; mais outre que
ceux-ci n'avaient pas un chargement en hommes supérieur à ce qu'ils
pouvaient contenir, leurs équipages étaient embarqués seulement depuis
le mois d'avril, tandis que celui du _Conquérant_ avait été embarqué
dès le 3 février pour partir avec M. de Guichen. (Blanchard.)]

[Note 135: Dumas.

M. Blanchard rappelle aussi la joie des soldats français à la vue de
la terre ferme après leur longue traversée. Il ajoute que ce qui les
surprit agréablement fut surtout la vue de deux drapeaux blancs aux
fleurs de lis, qui, placés à l'entrée de Newport, rappelaient à leurs
coeurs la patrie absente, les assuraient d'un bon accueil, et les
tranquillisaient sur le résultat des tentatives que les Anglais
avaient faites pour les repousser de Rhode-Island. C'est à M. de La
Fayette que le corps expéditionnaire fut redevable de cette délicate
attention.]

Les grenadiers et les chasseurs furent débarqués les premiers, le 13;
le 14 et le 15 les troupes en bonne santé allèrent prendre place dans
le camp qui avait été préparé, et les 16, 17, 18 et 19 furent employés
au débarquement des malades, qui étaient très-nombreux. Les uns furent
transportés aux hôpitaux de Newport, et le reste à un hôpital établi à
douze milles de là, à un endroit nommé _Papisquash_.

Il y avait quatre cents malades à Newport et deux cent quatre-vingts
à l'hôpital de Papisquash établi avant l'arrivée du corps
expéditionnaire par les soins de M. de Corny qui avait précédé
les Français avec M. de La Fayette. Le détachement des trois cent
cinquante hommes de Bourbonnais débarqués de l'_Isle-de-France_ à
Boston, par suite d'une manoeuvre qui pendant la brume avait séparé
cette gabarre de l'escadre de M. de Ternay, comptait environ cent
malades qui restèrent à Boston; ce qui faisait environ huit cents
malades sur cinq mille hommes[136].

[Note 136: Le régiment de Royal-Deux-Ponts en avait seul environ trois
cents, et il semble que les Allemands soient plus sensibles à la
chaleur que les autres hommes. (Blanchard.)]

Le général Heath, qui commandait les milices dans l'État de
Rhode-Island, annonça le 11 juillet l'arrivée de l'escadre française
au général Washington, qui se trouvait alors avec son état-major
à Bergen. M. de La Fayette partit presque aussitôt, muni des
instructions du général en chef, en date du 15, pour se rendre
auprès du général et de l'amiral français et se concerter avec eux.
Washington projetait depuis quelque temps un plan d'opérations
offensives pour la réduction de la ville et de la garnison de
New-York. Ce plan, conforme du reste aux désirs du gouvernement
français, ne devait s'exécuter qu'à plusieurs conditions. Il fallait
d'abord que les troupes françaises fissent leur jonction avec les
troupes américaines, puis que les Français eussent une supériorité
maritime sur les forces des amiraux Graves et Arbuthnot, qui avaient
opéré leur jonction devant New-York le lendemain de l'arrivée des
Français à Newport. Cette dernière condition était loin d'être
remplie. On avait appris en effet que le corps expéditionnaire n'avait
échappé aux atteintes de Graves que grâce à la tempête qui, dès le
début, l'avait obligé à rentrer dans Plymouth, puis parce qu'il
avait pris près des Açores un vaisseau de la compagnie des Indes, le
_Fargès_, et l'avait remorqué pendant une partie de sa route, ce qui
avait ralenti sa marche et retardé sa jonction avec Arbuthnot.

Il était donc difficile de mettre à exécution le plan projeté contre
New-York. Bien qu'en principe il fût accepté par M. de Rochambeau et
M. de Ternay, ils n'admettaient ni l'un ni l'autre la possibilité de
son exécution immédiate et ils résistèrent longtemps sur ce point aux
désirs de Washington et aux instances de La Fayette. M. de Rochambeau
écrivit même à la date du 27 août à ce dernier, qui lui reprochait son
inaction et l'inutilité de sa présence à Rhode-Island:

«Permettez, mon cher marquis, à un vieux père de vous répondre comme à
un fils tendre qu'il aime et estime infiniment....

«C'est toujours bien fait, mon cher marquis, de croire les Français
invincibles; mais je vais vous confier un grand secret, d'après une
expérience de quarante ans: il n'y en a pas de plus aisés à battre
quand ils ont perdu la confiance en leurs chefs, et ils la perdent
tout de suite quand ils ont été compromis à la suite de l'ambition
particulière et personnelle. Si j'ai été assez heureux pour conserver
la leur jusqu'ici, je le dois à l'examen le plus scrupuleux de ma
conscience; c'est que sur 15,000 hommes à peu près qui ont été tués ou
blessés sous mes ordres dans les différents grades et les actions les
plus meurtrières, je n'ai pas à me reprocher d'en avoir fait tuer un
seul pour mon propre compte[137].»

[Note 137: _Mémoires_ de La Fayette, _correspondance_, p. 365.]

Les troupes françaises étaient d'ailleurs remplies d'ardeur, et le
meilleur accord existait entre elles et leurs alliés. «Ces troupes,
dit La Fayette dans une lettre du 31 juillet écrite de Newport au
général Washington[138], détestent jusqu'à la pensée de rester à
Newport et brûlent de vous joindre. Elles maudissent quiconque leur
parle d'attendre la seconde division, et enragent de rester bloquées
ici. Quant aux dispositions des habitants et de la milice envers elles
et des leurs à l'égard de ces derniers, je les trouve conformes à tous
mes désirs. Vous vous seriez amusé l'autre jour en voyant 250 de nos
recrues qui venaient à Conanicut sans provisions, sans tentes, et qui
se mêlèrent si bien avec les troupes françaises que chaque Français,
officier ou soldat, prit un Américain avec lui et lui fit partager
très-amicalement son lit et son souper. La patience et la sobriété de
notre milice est si admirée qu'il y a deux jours un colonel français
réunit ses officiers pour les engager à suivre les bons exemples
donnés aux soldats français par les troupes américaines. D'un autre
côté, la discipline française est telle que les poulets et les cochons
se promènent au milieu des tentes sans qu'on les dérange et qu'il y a
dans le camp un champ de maïs dont on n'a pas touché une feuille.»

[Note 138: _Mémoires_ de La Fayette.]

Je reprends les événements d'un peu plus haut. A peine l'arrivée
de l'escadre française eut-elle été signalée, que les principaux
habitants des cantons voisins accoururent au devant du corps
expéditionnaire. Le comte de Rochambeau fut complimenté par les
autorités de l'État: «Nous venons, leur dit-il, défendre avec vous
la plus juste cause. Comptez sur nos sentiments fraternels et
traitez-nous en frères. Nous suivrons votre exemple au champ
d'honneur, nous vous donnerons celui de la plus exacte discipline et
du respect pour vos lois. Cette petite armée française n'est qu'une
avant-garde; elle sera bientôt suivie de secours plus considérables,
et _je ne serai que le lieutenant du général Washington[139]_.»

[Note 139: Le 21 juillet partit un brick pour donner des nouvelles en
France.]

On prévoyait que les Anglais, qui avaient concentré leurs forces de
terre et de mer à New-York, ne donneraient pas aux Français le temps
de s'établir à Rhode-lsland; et le général Washington informa M. de
Rochambeau que sir Henry Clinton faisait embarquer ses troupes et
ne tarderait pas à venir attaquer le corps expéditionnaire avec les
escadres réunies sous les ordres de l'amiral Arbuthnot mouillées à
_Sandy-Hook_, au-dessus de New-York, à l'embouchure de l'Hudson-River.
Le général américain surveillait ses mouvements et, tout en donnant de
fréquents avis aux Français du projet de l'attaque dirigée contre eux,
il s'efforça de s'y opposer. A cet effet, il autorisa Rochambeau à
requérir les milices de l'État de Boston et de Rhode-Island pour aider
son armée dans les travaux de la défense de l'île[140]. Ces États
envoyèrent de 4,000 à 5,000 hommes commandés par le général Heath,
qui montrèrent beaucoup d'ardeur et de bonne volonté. Rochambeau n'en
garda que 2,000, dont il donna le commandement à La Fayette qui lui
avait été envoyé par Washington, et il engagea le général Heath à
renvoyer le reste à leurs moissons qui avaient été abandonnées pour
venir à son aide.

[Note 140: Blanchard, chargé par Rochambeau d'aller demander au comité
de Boston le secours des troupes provinciales, partit le 26 juillet et
se fit accompagner par un dragon saxon, amené par les Anglais,
mais passé au service des Américains. Celui-ci devait lui servir
d'interprète, mais ne savait pas le français; il parlait l'anglais,
dont Blanchard savait à peine quelques mots. Ils durent converser _en
latin_, et «jamais cette langue ne m'a si bien servi», dit-il.]

Rochambeau, n'avait du reste pas perdu un instant. Il avait reconnu
lui-même les principaux points de défense, fait élever le long de la
passe des batteries de gros calibre et de mortiers, et établi des
grils pour faire rougir les boulets. Son camp couvrait la ville,
coupant l'île en travers, sa gauche à la mer et sa droite s'appuyant
au mouillage de l'escadre qui était embossée sous la protection des
batteries de terre qu'il avait fait établir sur les points les plus
convenables. Il fit travailler également à fortifier divers points sur
lesquels l'ennemi pouvait débarquer, et ouvrir des routes pour porter
la plus grande partie de l'armée au point même du débarquement. Dans
cette position, le corps français pouvait toujours se porter par la
ligne la plus courte sur le point où l'ennemi aurait voulu débarquer,
tandis que, pour varier ses points d'attaque, celui-ci avait de grands
cercles à parcourir.

Il envoya aussi sur l'île de Conanicut un corps de 150 hommes tirés du
régiment de Saintonge, sous la conduite du lieutenant-colonel de la
Valette. Bientôt, ne le trouvant pas en sûreté dans ce poste, il le
rappela.

En douze jours, la position de l'armée dans Rhode-Island fut rendue
assez respectable, grâce à l'habile direction du chef et a l'ardeur
des soldats. Malheureusement un grand tiers de l'armée de terre et de
celle de mer était malade du scorbut.

En même temps, Washington passa l'Hudson au-dessus de West-Point avec
la meilleure partie de ses troupes et se porta sur _King's Bridge_ au
nord de l'île, où il fit des Démonstrations hostiles. Cette manoeuvre
retint le général Clinton, qui avait déjà embarqué 8,000 hommes sur
les vaisseaux d'Arbuthnot. Il fit débarquer ses troupes et renonça à
son projet. L'amiral anglais mit néanmoins à la voile et parut devant
Rhode-Island, avec onze vaisseaux de ligne et quelques frégates, douze
jours après le débarquement des Français[141].

[Note 141: «Le 22 juillet, la brigade retourna à Kingsbridge et les
compagnies de flanc marchèrent sur Frog's Neck, vis-à-vis Long-Island;
le 25, elles s'embarquèrent sur des transports pour aller à
Rhode-Island. Pendant que nous étions à Frog's Neck, les Français
arrivèrent à Rhode-Island au nombre d'environ six mille, avec une
flotte de sept vaisseaux de ligne et de quelques frégates; et comme
nous apprîmes qu'ils avaient beaucoup de malades, et que d ailleurs
nous avions une flotte supérieure, nous partîmes pour les attaquer;
nous nous avançâmes jusqu'à la baie de Huntingdon dans Long-Island et
là nous jetâmes l'ancre pour attendre le retour d'un bâtiment que le
général avait dépêché à l'amiral qui bloquait la flotte française dans
le port de Rhode-Island et se tenait à l'entrée. D'après les avis
que le commandant en chef reçut par ce navire, il fit arrêter
l'expédition. On rapporta, quelque temps après, que les Français
étaient dans une telle consternation d'être bloqués par une flotte
supérieure, que si nous les avions attaqués, à notre approche ils
auraient fait échouer leurs vaisseaux et auraient jeté leurs canons à
la mer»--_Matthew's Narrative_.--L'auteur de ce récit est feu Georges
Mathew. A l'âge de quinze ou seize ans, il entra dans les Coldstream
Guards, commandés par son oncle le général Edward Mathew, et vint avec
ce corps à New-York comme aide de camp de celui-ci.

Ce manuscrit, dont j'ai pu prendre une copie, m'a été communiqué
par son fils unique, S. Exe. George B. Mathew, aujourd'hui ministre
plénipotentiaire de la Grande-Bretagne au Brésil.]

De Custine et Guillaume de Deux-Ponts en second furent détachés avec
les bataillons de grenadiers et de chasseurs de leurs deux brigades,
et prirent position au bord de la mer. L'amiral Arbuthnot resta
continuellement en vue de la côte jusqu'au 26 juillet; la nuit il
mouillait à la _pointe de Judith_ et il passait la journée sous
voiles, croisant tantôt à une lieue, tantôt à trois ou quatre lieues
de la côte. Le 26 au soir, Rochambeau fit rentrer cette troupe au camp
et la remplaça par la légion de Lauzun.

La campagne était trop avancée et les forces navales des Français trop
inférieures pour que les alliés pussent rien entreprendre d'important.
Rochambeau, malgré les instances de La Fayette, à qui l'inaction
pesait, ne songea qu'à perfectionner les défenses de Rhode Island par
la protection mutuelle des vaisseaux et des batteries de la côte. Les
troupes et les équipages avaient, d'autre part, beaucoup souffert des
maladies occasionnées par un trop grand encombrement. L'île avait été
dévastée par les Anglais et par le séjour des troupes américaines. Il
fallut construire des baraques pour loger les troupes, établir des
hôpitaux au fond de la baie dans la petite ville de _Providence_, et
s'occuper de monter les hussards de Lauzun, en un mot, pourvoir à tous
les besoins de la petite armée pendant le quartier d'hiver. Dumas et
Charles de Lameth, aides de camp du général Rochambeau, furent chargés
de diverses reconnaissances, et le premier parle dans ses _Mémoires_
du bon accueil qu'il reçut à Providence dans la famille du docteur
Browne. Le duc de Lauzun fut chargé de commander tout ce qui était sur
la passe et à portée des lieux où l'on pouvait débarquer. Pendant ce
temps, l'intendant de Tarlé et le commissaire des guerres Blanchard
s'occupaient de procurer à l'armée des vivres, du bois, et d'organiser
ou d'entretenir les hôpitaux.

Le 9 août, quand La Fayette fut de retour au quartier-général de
Washington, placé à Dobb's Ferry, à dix milles au-dessus de King's
Bridge, sur la rive droite de la rivière du Nord, il écrivit à MM. de
Rochambeau et de Ternay la dépêche la plus pressante, dans laquelle
il concluait, au nom du général américain, en proposant aux généraux
français de venir sur-le-champ pour tenter l'attaque de New-York.
Cette lettre se terminait par une sorte de sommation basée sur la
politique du pays et sur la considération que cette campagne était le
dernier effort de son patriotisme. D'un autre côté, le même courrier
apportait une missive de Washington qui ne parlait pas du tout de ce
projet, mais qui ne répondait que par une sorte de refus aux instances
de Rochambeau pour obtenir une conférence, où «dans une heure de
conversation on conviendrait de plus de choses que dans des volumes
de correspondance[142].» Washington disait avec raison qu'il n'osait
quitter son armée devant New-York, car elle pourrait être attaquée
d'un moment à l'autre, et que, par sa présence, il s'opposait au
départ des forces anglaises considérables qui auraient pu être
dirigées contre Rhode-Island. Il est certain en effet que s'il ne
s'était élevé quelques dissentiments entre le général Clinton et
l'amiral Arbuthnot, les Français auraient pu se trouver dès le début
dans une position désastreuse. Il résulta des premières lettres
échangées à cette occasion entre La Fayette, Rochambeau et Washington
un commencement de brouille qui fut vite dissipée grâce à la sagesse
de Rochambeau. Il écrivit en anglais au général américain pour lui
demander de s'adresser directement à lui désormais et pour lui exposer
les raisons qui l'engageaient à différer de prendre l'offensive. Il
insistait en même temps pour obtenir une conférence. Depuis ce moment,
les rapports entre les deux chefs furent excellents.

[Note 142: _Mémoires_ de Rochambeau.]

La seule présence de l'escadre et de l'armée française, quoiqu'elles
fussent paralysées encore et réellement bloquées par l'amiral
Arbuthnot, avait opéré une diversion très-utile, puisque les Anglais
n'avaient pu profiter de tous les avantages résultant de la prise de
Charleston, et qu'au lieu d'opérer dans les Carolines avec des forces
prépondérantes, ils avaient été forcés d'en ramener à New-York la
majeure partie.

Au commencement de septembre on eut enfin des nouvelles de l'escadre
de M. de Guichen, qui avait paru sur les côtes sud de l'Amérique.
Après avoir livré plusieurs combats dans les Antilles contre les
flottes de l'amiral Rodney[143], il se mit à la tête d'un grand convoi
pour le ramener en France. Le chevalier de Ternay, se voyant bloqué
par des forces supérieures, avait requis de lui quatre vaisseaux de
ligne qu'il avait le pouvoir de lui demander pour se renforcer;
mais la lettre n'arriva au cap Français qu'après le départ de M. de
Guichen. M. de Monteil, qui le remplaçait, ne put pas la déchiffrer.
Les nouvelles des États du Sud n'étaient pas bonnes non plus. Lord
Cornwallis avait été à Camden au devant du général Gates, qui marchait
à lui pour le combattre. Ce dernier fut battu et l'armée américaine
fut complètement mise en déroute. De Kalb s'y fit tuer à la tête
d'une division qui soutint tous les efforts des Anglais pendant cette
journée [144].Le général Gates se retira avec les débris de son armée
jusqu'à Hill's Borough, dans la Caroline du Nord.

[Note 143: Voir la _Notice biographique_ sur M. de Guichen, et _ante_,
p. 80 et 81.]

[Note 144: Le général Gates écrivit après sa défaite, je pourrais dire
sa fuite, une curieuse lettre que j'ai insérée dans les _Maryland
Papers._ V. _Notice biog._ de Kalb.]

Cependant M. de Rochambeau n'attendait que l'arrivée de sa seconde
division et un secours de quelques vaisseaux pour prendre l'offensive.
Sur la nouvelle de l'approche de M. de Guichen [145], il obtint enfin
du général Washington une entrevue depuis longtemps désirée. Elle fut
fixée au 20 septembre.

[Note 145: L'_Alliance_, qui lui apporta cette nouvelle inexacte,
arriva à Boston le 20 août 1780. Elle était partie de Lorient le 9
juillet. Elle portait de la poudre et d'autres munitions pour l'armée;
mais son capitaine, Landais, étant devenu fou pendant la traversée
(voir _Mém._ de Pontgibaud), on avait dû l'enfermer dans sa chambre et
donner le commandement au second. Il y avait à bord M. de Pontgibaud,
aide de camp de La Fayette, M. Gau. commandant d'artillerie
(Blanchard), et le commissaire américain Lee. Cette frégate repartit
dans les premiers jours de février 1781, avec M. Laurens qui se
rendait à la Cour de Versailles. Voir aussi _Naval History of the
United States_, par Cooper.]

Rochambeau partit le 17 pour s'y rendre en voiture avec l'amiral
Ternay, qui était fortement tourmenté de la goutte. La nuit, aux
environs de Windham, la voiture vint à casser, et le général dut
envoyer son premier aide de camp, de Fersen, jusqu'à un mille du lieu
de l'accident, pour chercher un charron. Fersen revint dire qu'il
avait trouvé un homme malade de la fièvre quarte qui lui avait répondu
que, lui remplît-on son chapeau de guinées, on ne le ferait point
travailler la nuit. Force fut donc à Rochambeau et de Ternay d'aller
ensemble solliciter ce charron; ils lui dirent que le général
Washington arrivait le soir à Hartford pour conférer avec eux le
lendemain et que la conférence manquerait s'il ne raccommodait pas la
voiture. «Vous n'êtes pas des menteurs, leur dit-il; j'ai lu dans le
_Journal de Connecticut_ que Washington doit y arriver ce soir pour
conférer avec vous; je vois que c'est le service public; vous aurez
votre voiture prête à six heures du matin.» Il tint parole et les deux
officiers généraux purent partir à l'heure dite. Au retour, et vers
le même endroit, une roue vint encore à casser dans les mêmes
circonstances. Le charron, mandé de nouveau, leur dit: «Eh bien! vous
voulez encore me faire travailler la nuit?--Hélas oui, dit Rochambeau;
l'amiral Rodney est arrivé pour tripler la force maritime qui est
contre nous et il est très-pressé que nous soyons à Rhode-Island pour
nous opposer à ses entreprises.--Mais qu'allez-vous faire contre vingt
vaisseaux anglais, avec vos six vaisseaux, repartit-il?--Ce sera le
plus beau jour de notre vie s'ils s'avisent de vouloir nous forcer
dans notre rade.--Allons, dit-il, vous êtes de braves gens; vous
aurez votre voiture à cinq heures du matin. Mais avant de me mettre à
l'ouvrage, dites-moi, sans vouloir savoir vos secrets, avez-vous été
contents de Washington et l'a-t-il été de vous?»

Nous l'en assurâmes, son patriotisme fut satisfait et il tint encore
parole.. «Tous les cultivateurs de l'intérieur, dit M. de Rochambeau,
qui raconte cette anecdote dans ses mémoires, et presque tous les
propriétaires du Connecticut ont cet esprit public qui les anime et
qui pourrait servir de modèle à bien d'autres.»

Après la défaite de Gates, Green alla commander en Caroline. Arnold
fut placé à West-Point. L'armée principale, sous les ordres immédiats
de Washington, avait pour avant-garde l'infanterie légère de La
Fayette à laquelle était joint le corps du colonel de partisans Henry
Lee. Le corps de La Fayette consistait en six bataillons composés
chacun de six compagnies d'hommes choisis dans les différentes lignes
de l'armée. Ces bataillons étaient groupés en deux brigades, l'une
sous les ordres du général Hand et l'autre du général Poor. Le 14
août, La Fayette, qui ne cherchait qu'une occasion de combattre, avait
demandé par écrit au général Washington l'autorisation de tenter une
surprise nocturne sur deux camps de Hessois établis à Staten-Island;
mais son projet ne put s'accomplir par la faute de l'administration de
la guerre.

West-Point, fort situé sur une langue de terre qui s'avance dans
l'Hudson et qui domine le cours, est dans une position tellement
importante qu'on l'avait appelé le Gibraltar de l'Amérique. La
conservation de ce poste, où commandait le général Arnold, était d'une
importance capitale pour les États-Unis. Le général Washington, qui se
rendait avec La Fayette et le général Knox à l'entrevue d'Hartford,
passa l'Hudson le 18 septembre et vit Arnold, qui lui montra une
lettre du colonel Robinson, embarqué sur le sloop anglais le
_Vautour_, prétendant que cet officier lui donnait un rendez-vous pour
l'entretenir de quelque affaire privée; Washington lui dit de refuser
ce rendez-vous, ce à quoi Arnold parut consentir.

L'entrevue d'Hartford eut lieu le 20 septembre 1780 entre Washington,
La Fayette, le général Knox d'une part, Rochambeau, de Ternay et de
Chastellux de l'autre. Rochambeau avait avec lui comme aides de camp
MM. de Fersen, de Damas et Dumas. On y régla toutes les bases des
opérations dans la supposition de l'arrivée de la seconde division
française ou d'une augmentation de forces navales amenées ou envoyées
par M. de Guichen. On y décida aussi d'envoyer en France un officier
français pour solliciter de nouveaux secours et hâter l'envoi de ceux
qui avaient été promis. On pensa d'abord a charger de cette ambassade
de Lauzun, que sa liaison avec le ministre, de Maurepas, rendait plus
propre à obtenir un bon résultat. Rochambeau proposa son fils, le
vicomte de Rochambeau, colonel du régiment d'Auvergne, qui avait été
détaché dans l'état-major de son père[146].

[Note 146: Le vicomte de Rochambeau est désigné par Blanchard,
ainsi qu'on l'a pu voir dans la composition des cadres du corps
expéditionnaire que j'ai donnée plus haut, comme colonel du régiment
de Bourbonnais. Très peu de _Mémoires_ du temps disent, avec les
_Archives_ du ministère de la guerre de France, qu'il était attaché à
l'état-major de son père.]

Les espérances qu'on avait conçues de pouvoir prendre l'offensive
s'évanouirent par la nouvelle que reçurent les généraux de l'arrivée à
New-York de la flotte de l'amiral Rodney, qui triplait les forces
des Anglais. Le baron de Vioménil, qui commandait en l'absence de
Rochambeau, prit toutes les dispositions nécessaires pour assurer
le mouillage de l'escadre contre ce nouveau danger; mais il envoya
courrier sur courrier à son général en chef pour le faire revenir.

Arnold, depuis dix-huit mois, avait établi des relations secrètes avec
sir Henry Clinton, pour lui livrer West-Point, et le général anglais
avait confié tout le soin de la négociation à un de ses aides de camp,
le major André. Celui-ci manqua une première entrevue avec Arnold, le
11 septembre, à Dobb's Ferry. Une seconde fut projetée à bord du sloop
de guerre le _Vautour_, que Clinton envoya à cet effet, le 16, à
Teller's-Point, environ à 15 ou 16 milles au-dessous de West-Point.
La défense de Washington l'ayant empêché de se rendre à bord du
_Vautour_, Arnold se ménagea une entrevue secrète avec le major André.
Celui-ci quitta New-York, vint à bord du sloop et, de là, avec un
faux passeport, à Long-Clove, où il vit Arnold le 21 au soir. Ils se
séparèrent le lendemain.

Mais les miliciens faisaient une garde d'autant plus sévère qu'ils
voulaient assurer le retour de Washington. Trois d'entre eux eurent
des soupçons sur l'identité d'André, qui, après son entrevue, s'en
retournait à New-York déguisé en paysan: il fut arrêté à Tarrytown; on
trouva dans ses souliers tout le plan de la conjuration. Il offrit une
bourse aux miliciens pour le laisser fuir. Ceux-ci refusèrent et le
conduisirent à North-Castle, où commandait le lieutenant-colonel
Jameson. Cet officier rendit compte de sa capture le 23 à son
supérieur, le général Arnold, qu'il ne soupçonnait pas être du
complot. Arnold reçut la lettre le 25, pendant qu'il attendait chez
lui, avec Hamilton et Mac Henry, aides de camp de Washington et de La
Fayette, l'arrivée du général en chef. Il sortit aussitôt, monta sur
un cheval de son aide de camp et chargea celui-ci de dire au général
qu'il allait l'attendre à West-Point; mais il gagna le bord de la
rivière, prit son canot et se fit conduire à bord du _Vautour_.

Washington arriva d'Hartford quelques instants après le départ
d'Arnold. Ce ne fut que quatre heures plus tard qu'il reçut les
dépêches qui lui révélèrent le complot.

Le major André, l'un des meilleurs officiers de l'armée anglaise et
des plus intéressants par son caractère et sa jeunesse, fut jugé et
puni comme espion. Il fut pendu le 2 octobre. Sa mort, dure nécessité
de la guerre, excita les regrets de ses juges eux-mêmes [147].

[Note: 147: «En septembre eut lieu le supplice du major André. Son
plan, s'il n'avait pas été découvert, était qu'à un jour convenu entre
lui et le général Arnold, sir Henry Clinton viendrait mettre le
siège devant le fort _Défiance_; ce fort est reconnu comme presque
imprenable. Son enceinte comprend sept acres de terre; elle est
défendue par cent vingt pièces de canon et fortifiée de redoutes. Il
est bâti à environ huit milles en remontant sur le bord de la rivière
du Nord. Le général Arnold aurait immédiatement envoyé à Washington
pour demander du secours et aurait rendu la place avant que ce secours
pût arriver: Sir Henry Clinton aurait ensuite pris ses dispositions
pour surprendre le renfort que le général Washington aurait
probablement voulu conduire lui-même.

«Le succès de ce plan aurait mis fin à la guerre. Quand le général
Arnold fut parvenu à s'échapper, dès son arrivée à New-York, il fut
nommé brigadier général par sir Henry. Mais si son projet eût réussi,
il n'y aurait pas eu de rang qui aurait pu payer un aussi important
service.» _(Mathew's Narrative._ Voir plus haut, page 103, note.)
Je reviendrai, dans l'_Appendice_, sur cette affaire de la trahison
d'Arnold et du supplice du major André qui soulève, même aujourd'hui,
des discussions relatives aux droits des gens.

On trouvera aussi, à la même place, une complainte qui eut un instant
la vogue à Paris et à Versailles.]

Malgré la supériorité des forces que l'escadre de Rodney donnait aux
Anglais, soit que Rhode-Island fût très-bien fortifiée, soit que la
saison fût trop avancée, ils ne formèrent aucune entreprise contre les
Français. Leur inaction permit au comte de Rochambeau de s'occuper de
l'établissement de ses troupes pendant l'hiver, ce qui n'était pas
sans difficulté, vu la disette de bois et l'absence de logements.

Les Anglais avaient tout consumé et tout détruit pendant leurs trois
ans de séjour dans l'île. Le comte de Rochambeau, dans cette dure
situation, proposa à l'état de Rhode-Island de réparer, aux frais de
son armée, toutes les maisons que les Anglais avaient détruites, à
la condition que les soldats les occuperaient pendant l'hiver et que
chacun des habitants logerait un officier, ce qui fut exécuté. De
cette manière on ne dépensa que vingt mille écus pour réparer des
maisons qui restèrent plus tard comme une marque de la générosité de
la France envers ses alliés. Un camp baraqué, par la nécessité de
tirer le bois du continent, eût coûté plus de cent mille écus, et
c'est à peine si les chaloupes suffisaient à l'approvisionnement du
bois de chauffage.

Le 30 septembre, arriva la frégate _la Gentille_ venant de France par
le Cap. Elle portait M. de Choisy, brigadier, qui avait demandé à
servir en Amérique, M. de Thuillières, officier de Deux-Ponts, et huit
autres officiers, parmi lesquels se trouvaient les frères Berthier,
qui furent adjoints à l'état-major de Rochambeau.

Il vint à cette époque, au camp français, différentes députations de
sauvages. Les chefs témoignaient surtout leur étonnement de voir
les pommiers chargés de fruits au-dessus des tentes que les soldats
occupaient depuis trois mois. Ce fait prouve à quel point était
poussée la discipline dans l'armée et montre avec quelle scrupuleuse
attention on respectait la propriété des Américains. Un des chefs
sauvages dit un jour à Rochambeau dans une audience publique «Mon
père, il est bien étonnant que le roi de France notre père envoie ses
troupes pour protéger les Américains dans une insurrection contre le
roi d'Angleterre leur père.

«--Votre père le roi de France, répondit Rochambeau, protège la
liberté naturelle que Dieu a donnée à l'homme. Les Américains ont été
surchargés de fardeaux qu'ils n'étaient plus en état de porter. Il a
trouvé leurs plaintes justes: nous serons partout les amis de leurs
amis et les ennemis de leurs ennemis. Mais je ne peux que vous
exhorter à garder la neutralité la plus exacte dans toutes ces
querelles.[148]»

Cette réponse était conforme à la vérité en même temps qu'à la
politique de la France. Si elle ne satisfit pas complètement les
Indiens, de bons traitements et de beaux présents furent plus
persuasifs, car ils gardèrent la neutralité pendant les trois
campagnes de l'armée française en Amérique.

[Note 148: La visite des Sauvages à M. de Rochambeau doit être
reportée au 29 août 1780, à Newport (Blanchard). On leur fit quelques
cadeaux de couvertures qu'on avait prises à cette intention de France.
Ils repartirent le 2 septembre.]



XII


L'escadre anglaise bloquait toujours New-port. Pourtant il devenait
urgent de faire partir la frégate l'_Amazone_, commandée par La
Pérouse, qui devait porter en France le vicomte de Rochambeau avec
des dépêches exposant aux ministres la situation critique des armées
française et américaine. Il devait surtout hâter l'envoi de l'argent
promis car le prêt des soldats n'était assuré, par des emprunts
onéreux, que jusqu'au 1'er janvier, et l'on allait se trouver sans
ressources. Le jeune Rochambeau avait appris par coeur les dépêches
dont il était chargé pour pouvoir les dire verbalement aux ministres,
après avoir détruit ses papiers, dans le cas où il serait pris et où
il aurait été renvoyé sur parole. La Pérouse fut chargé des dépêches
de l'amiral Ternay.

Le 27 octobre, douze vaisseaux anglais parurent en vue de la ville;
mais le lendemain un coup de vent les dispersa et La Pérouse profita
habilement du moment où ils ne pouvaient pas se réunir pour faire
sortir l'_Amazone_ avec deux autres frégates, la _Surveillante_ et
l'_Hermione_, qui portaient un chargement de bois de construction à
destination de Boston. Ces navires furent vivement chassés par les
croiseurs anglais; l'_Amazone_ eut deux mâts abattus; mais elle était
déjà hors de la portée des vaisseaux ennemis, qui s'arrêtèrent dans
leur poursuite.

L'amiral Rodney repartit pour les îles dans le courant de novembre. Il
laissait une escadre de douze vaisseaux de ligne à l'amiral Arbuthnot,
qui établit son mouillage pour tout l'hiver dans la baie de Gardner,
à la pointe de Long-Island, afin de ne pas perdre de vue l'escadre
française. En même temps, avec des vaisseaux de cinquante canons et
des frégates, il établissait des croisières à l'entrée des autres
ports de l'Amérique. La concentration des forces anglaises devant
Rhode-Island avait été très-favorable au commerce de Philadelphie et
de Boston; les corsaires américains firent même beaucoup de prises sur
les Anglais.

Vers cette époque, le général Green, qui avait pris le commandement de
l'armée du Sud après la défaite du général Gates, demanda du secours
et surtout de la cavalerie qu'on pût opposer au corps du colonel
Tarleton, à qui rien ne résistait. Il disait que sans cavalerie il
ne répondait pas que les provinces du Sud ne se soumissent au roi
d'Angleterre. Le duc de Lauzun, apprenant que La Fayette allait partir
pour ces provinces et sûr de l'agrément de Washington, n'hésita pas à
demander à être employé dans cette expédition et à servir aux ordres
de La Fayette «quoique j'eusse, dit-il dans ses Mémoires, fait
la guerre comme colonel longtemps avant qu'il ne sortît du
collège.»--Rochambeau lui refusa cette autorisation, et la démarche de
Lauzun fut fort blâmée dans l'armée, surtout par le marquis de Laval,
colonel de Bourbonnais. Par un ridicule point d'honneur dont nous
avons déjà parlé et qui pouvait avoir de funestes conséquences pour
la discipline et pour le salut général, les officiers du corps
expéditionnaire s'étaient promis de ne pas servir aux ordres de La
Fayette et avaient même sollicité de M. de Rochambeau de ne pas les
employer sous lui[149].

[Note 149: Ce sentiment de jalousie contre les succès et la gloire
de La Fayette aurait pu être funeste aux armées alliées si ce jeune
général n'avait fait tous ses efforts pour éviter d'éveiller sur ce
point les susceptibilités de ses compatriotes. Mais la France ne fut
pas toujours aussi heureuse, et trop souvent des rivalités entre
les chefs de ses divers corps d'armée lui ont causé d'irréparables
désastres.]

Rochambeau fit rentrer l'armée dans ses quartiers d'hiver, à Newport,
dès les premiers jours de novembre. La légion de Lauzun fut obligée,
faute de subsistances, de se séparer de sa cavalerie, qui fut envoyée
avec des chevaux d'artillerie et des vivres dans les forêts du
Connecticut à quatre-vingts milles de Newport. L'État de cette
province avait fait construire des darraques à Lebanon pour loger
ses milices C'est là que le duc de Lauzun dut établir ses quartiers
d'hiver. Il partit le 10 novembre, non sans regret de quitter Newport
et en particulier la famille Hunter au milieu de laquelle il avait été
reçu et traité comme un parent, et dont les vertus firent taire, par
exception, ses instincts frivoles et sa légèreté galante. Le 15, il
s'arrêtait à Windham avec ses hussards Dumas lui avait été attaché, et
il fut rejoint par de Chastellux. Le 16, vers quatre heures du soir,
ils arrivèrent ensemble au ferry de Hartford où ils furent reçus par
le colonel Wadsworth. «MM. Linch et de Montesquieu y trouvèrent aussi
de bons logements», dit Chastellux[150].

[Note 150: C'étaient les deux aides de camp de M. le baron de
Vioménil.]

La Sibérie seule, à en croire Lauzun, peut être comparée à Lebanon,
qui n'était composé que de quelques cabanes dispersées dans d'immenses
forêts. Il dut y rester jusqu'au 11 janvier 1781.

Le 5 janvier, Lauzun reçut de nouveau la visite de Chastellux, qui dit
à ce propos: «J'arrivai à Lebanon au coucher du soleil; ce n'est pas
à dire pour cela que je fusse rendu à Lebanon _meeting-house_ où les
hussards de Lauzun ont leur quartier: il me fallut faire encore plus
de six milles, voyageant toujours dans Lebanon. Qui ne croirait après
cela que je parle d'une ville immense? Celle-ci est, à la vérité,
l'une des plus considérables du pays, car elle a bien _cent maisons_:
il est inutile de dire que ces maisons sont très-éparses et distantes
l'une de l'autre souvent de plus de 400 ou 5OO pas.... M. de Lauzun me
donna le plaisir d'une chasse à l'écureuil..., et au retour je dînai
chez lui avec le gouverneur Trumbull et le général Hutington.»

Pendant ce temps, le comte de Rochambeau allait reconnaître des
quartiers d'hiver dans le Connecticut, parce qu'il comptait toujours
sur l'arrivée de la seconde division de son armée et qu'il ne voulait
pas être pris au dépourvu. Il avait laissé à Newport le chevalier de
Ternay, malade d'une fièvre qui ne paraissait pas inquiétante; mais
il était à peine arrivé à Boston, le 15 décembre, que son second, le
baron de Vioménil, lui envoya un courrier pour lui apprendre la
mort de l'amiral. Le chevalier Destouches, qui était le plus ancien
capitaine de vaisseau, prit alors le Commandement de l'escadre et se
conduisit d'après les mêmes instructions.

Le 11 janvier, le général Knox, commandant l'artillerie américaine,
vint de la part du général Washington informer Lauzun que les brigades
de Pensylvanie et de New-Jersey, lasses de servir sans solde,
s'étaient révoltées, avaient tué leurs officiers et s'étaient choisi
des chefs parmi elles; que l'on craignait également ou qu'elles
marchassent sur Philadelphie pour se faire payer de force, ou qu'elles
joignissent l'armée anglaise qui n'était pas éloignée. Cette dernière
crainte était exagérée, car un émissaire de Clinton étant venu
proposer aux révoltés de leur payer l'arriéré de leur solde à la
condition qu'ils se rangeraient sous ses ordres: «Il nous prend pour
des traîtres, dit un sergent des miliciens, mais nous sommes de braves
soldats qui ne demandons que justice à nos compatriotes; nous ne
trahirons jamais leurs intérêts.» Et les envoyés du général anglais
furent traités en espions.

Lauzun se rendit aussitôt à Newport pour avertir le général en chef de
ce qui se passait. Rochambeau en fut aussi embarrassé qu'affligé. Il
n'avait en effet aucun moyen d'aider le général Washington, puisqu'il
manquait d'argent lui-même, et _il n'avait pas reçu une lettre
d'Europe depuis son arrivée en Amérique_[151]. On apprit plus tard que
le Congrès avait apaisé la révolte des Pensylvaniens en leur donnant
un faible à-compte, mais que, comme la mutinerie s'était propagée dans
la milice de Jersey et qu'elle menaçait de gagner toute l'armée, qui
avait les mêmes raisons de se plaindre, Washington dut prendre contre
les nouveaux révoltés des mesures sévères qui firent tout rentrer dans
L'ordre.

[Note 151: Ce sont là les propres paroles de Rochambeau que rapporte
Lauzun dans ses _Mémoires_. Cela contredit ce passage des _Mém_. de
Rochambeau, où il dit (page 259) qu'il reçut les premières lettres par
le navire qui amena M. de Choisy. Soulès (page 365, tome III) dit que
ces premières lettres arrivèrent avec La Pérouse, fin février 1781.]

Rochambeau envoya néanmoins Lauzun auprès de Washington, qui avait son
quartier général à New-Windsor, sur la rivière du Nord. La manière
dont le général américain reçut Lauzun flatta beaucoup celui-ci, qui
certes ne manquait pas de bravoure, mais qui avait aussi une certaine
dose de vanité, comme on le voit d'après ses mémoires. Le général
Washington lui dit qu'il comptait aller prochainement à Newport voir
l'armée française et M. de Rochambeau. Il lui confia qu'Arnold s'était
embarqué à New-York avec 1,500 hommes pour aller à Portsmouth, en
Virginie, faire dans la baie de Chesapeak des incursions et des
déprédations contre lesquelles il ne pouvait trouver d'opposition que
de la part des milices du pays; qu'il allait faire marcher La Fayette
par terre avec toute l'infanterie légère de son armée pour surprendre
Arnold. Il demandait aussi que l'escadre française allât mouiller dans
la baie de Chesapeak et y débarquât un détachement de l'armée pour
couper toute retraite à Arnold.

Lauzun resta deux jours au quartier général américain et faillit se
noyer en repassant la rivière du Nord. Elle charriait beaucoup de
glaces que la marée entraînait avec une telle rapidité qu'il fut
impossible à son bateau de gouverner. Il se mit en travers et se
remplit d'eau. Il allait être submergé, lorsqu'un grand bloc de glace
passa auprès. Lauzun sauta dessus et mit trois heures à gagner la rive
opposée en sautant de glaçon en glaçon, au risque de périr à chaque
instant.

L'aide de camp Dumas, qui accompagnait Lauzun dans ce voyage, nous
donne d'intéressants détails sur son séjour auprès du général.
Après avoir raconté la façon simple et cordiale dont il fut reçu à
New-Windsor, il dit: «Je fus surtout frappé et touché des témoignages
d'affection du général pour son élève, son fils adoptif, le marquis
de La Fayette. Assis vis-à-vis de lui, il le considérait avec
complaisance et l'écoutait avec un visible intérêt. Le colonel
Hamilton, aide de camp de Washington, raconta la manière dont le
général avait reçu une dépêche de sir Clinton qui était adressée
à _monsieur_ Washington. «Cette lettre, dit-il, est adressée à un
planteur de l'État de Virginie; je la lui ferai remettre chez lui
après la fin de la guerre; jusque-là elle ne sera point ouverte.»
Une seconde dépêche fut alors adressée à _Son Excellence le général_
Washington.

«Le lendemain, le général Washington devait se rendre à West-Point;
Dumas et le comte de Charlus l'y accompagnèrent. Après avoir visité
les forts, les blockhaus et les batteries établis pour barrer le cours
du fleuve, comme le jour baissait et que l'on se disposait à monter à
cheval, le général s'aperçut que La Fayette, à cause de son ancienne
blessure, était très-fatigué: «Il vaut mieux, dit-il, que nous
retournions en bateau; la marée nous secondera pour remonter le
courant.» Un canot fut promptement armé de bons rameurs et on
s'embarqua. Le froid était excessif. Les glaçons au milieu desquels le
bateau était obligé de naviguer le faisaient constamment vaciller.
Le danger devint plus grand quand une neige épaisse vint augmenter
l'obscurité de la nuit. Le général Washington, voyant que le patron du
canot était fort effrayé, dit en prenant le gouvernail: «Allons, mes
enfants, du courage; c'est moi qui vais vous conduire, puisque c'est
mon devoir de tenir le gouvernail.» Et l'on se tira heureusement
d'affaire[152].»

[Note 152: A la même époque, vinrent au quartier général américain MM.
De Damas, de Deux-Ponts, de Laval et Custine.

Le 28 janvier 1781, le général Knox vint passer deux jours à Newport
et visiter l'armée française. Le général Lincoln et le fils du colonel
Laurens vinrent à la même époque (_Blanchard_). Celui-ci devait partir
peu de jours après pour la France sur l'_Alliance_.]

La mauvaise situation des armées alliées engagea le Congrès à envoyer
en France le colonel Laurens, aide de camp du général Washington. Il
avait ordre de représenter de nouveau à la cour de Versailles l'état
de détresse dans lequel était sa patrie.

Cependant, les frégates l'_Hermione_ et la _Surveillante_, qui
avaient accompagné l'_Amazone_ le 28 octobre pour se rendre à Boston,
rentrèrent à Newport le 26 janvier. Elles ramenaient la gabarre
l'_Ile-de-France_, l'_Éveillé_, l'_Ardent_ et la _Gentille_ étaient
allés au-devant. Elles furent retardées par le mauvais temps. Mais
les mêmes coups de vent qui les avaient arrêtées furent encore plus
funestes aux Anglais. Ceux-ci avaient fait sortir de la baie de
Gardner quatre vaisseaux de ligne pour intercepter l'escadre
française; l'un d'eux, le _Culloden_, de 74 canons, fut brisé sur la
côte et les deux autres démâtés[153]. Pour répondre aux instantes
demandes de l'État de Virginie qui ne pouvait résister aux incursions
du traître Arnold, le capitaine Destouches prépara alors une petite
escadre composée d'un vaisseau de ligne, l'_Éveillé_, de deux
frégates, la _Surveillante_, la _Gentille_, et du cutter la _Guêpe_.
Elle était destinée à aller dans la baie de Chesapeak, où Arnold ne
pouvait disposer que de deux vaisseaux, le _Charon_ de 50 canons et
le _Romulus_ de 44, et de quelques bateaux de transport. Cette petite
expédition, dont M. de Tilly eut le commandement, fut préparée dans
le plus grand secret. Elle parvint heureusement dans la baie de
Chesapeak, s'empara du _Romulus_, de trois corsaires et de six bricks.
Le reste des forces ennemies remonta la rivière l'_Élisabeth_ jusqu'à
Portsmouth. Les vaisseaux français n'ayant pu les y suivre à cause
de leur trop fort tirant d'eau, M. de Tilly revint avec ses prises à
Newport, mais il avait été séparé du cutter la _Guêpe_, commandant,
M. de Maulévrier. On apprit plus tard qu'il avait échoué sur le cap
Charles et que l'équipage avait pu se sauver.

[Note 153: L'un de ceux-ci était le _London_, de 90 canons; l'autre,
le _Bedford_, de 74.]

Ce n'était que le prélude d'une plus importante expédition dont le
général Washington avait parlé à Lauzun et dont celui-ci voulait faire
partie. Il avait été convenu entre les généraux des deux armées que,
pendant que La Fayette irait assiéger Arnold dans Portsmouth, une
flotte française portant un millier d'hommes viendrait l'attaquer
par mer. Rochambeau fit embarquer, en effet, sur les vaisseaux de
Destouches 1200 hommes tirés du régiment de Bourbonnais, sous la
conduite du colonel de Laval et du major Gambs; et de celui de
Soissonnais, sous les ordres de son colonel en second, le vicomte de
Noailles, et du lieutenant-colonel Anselme de la Gardette.

Telle était l'organisation de cette expédition:

M. le baron de Vioménil, commandant en chef;

M. le marquis de Laval et le vicomte de Noailles, commandant les
grenadiers et les chasseurs; M. Collot, aide-maréchal-des-logis; M. de
Ménonville, aide-major-général; M. Blanchard, commissaire principal
des vivres.

Pour remplacer les troupes parties[154], on fit avancer dix-sept cents
hommes des milices du pays sous les ordres du général Lincoln, ancien
défenseur de Charleston.

[Note 154: _Mercure de France_, mai 1781, p. 32.]

Ces choix furent vivement critiqués par les principaux officiers.
Lauzun, par exemple, en voulut au général en chef de ne pas l'avoir
engagé dans cette expédition, et de Laval se plaignit de ne pas en
avoir le commandement en chef. Singulière organisation militaire que
celle où les officiers discutent les actes et les ordres de leurs
chefs et témoignent tout haut leur mécontentement! Singulière
discipline que celle qui admet qu'en temps de guerre les officiers
généraux et les aides de camp n'en agissent qu'à leur guise [155].
Le choix que fit Rochambeau me semble pourtant avoir été des plus
judicieux. Lauzun avait à veiller sur la cavalerie campée à vingt-cinq
lieues de Newport. Il ne pouvait être remplacé dans le commandement de
cette arme spéciale. En outre, il rendait sur le continent de réels
services, que son général se plaisait d'ailleurs à reconnaître, par
la connaissance qu'il avait de la langue anglaise et par les bonnes
relations que son caractère affable lui permettait d'entretenir. Le
marquis de Laval, qui s'était promis de ne pas servir sous les ordres
de La Fayette ne pouvait pas utilement être employé en qualité de
commandant d'une expédition où la bonne entente avec ce général
était une condition essentielle du succès. Enfin l'entreprise était
très-importante, et Rochambeau crut qu'il ne pouvait pas moins faire
que d'en donner la direction à son second, le baron de Vioménil, dans
un moment surtout où il devait rester lui-même au camp.

[Note 155: M. de Charlus était à ce moment à Philadelphie. M. de
Chastellux se fit plus connaître par ses excursions que par ses
combats pendant la campagne. MM. de Laval et de Lauzun quittent à tous
propos et sans nécessité leurs soldats. Plus tard, nous verrons aussi
que c'est à la _complaisance_ de M. de Barras que l'on dut de le voir
servir sous les ordres de son chef, M. de Grasse, qu'il trouvait trop
nouveau en grade.]

Il y avait sur les vaisseaux un nombre de mortiers et de pièces
d'artillerie suffisant pour soutenir un siège dans le cas où
l'expédition réussirait; mais, bien que l'armée de terre fournit en
vivres et en argent tout ce qui lui restait, les préparatifs du départ
furent longs et l'escadre anglaise eut le temps de réparer les avaries
produites à ses vaisseaux par le coup de vent de la fin de février.
Dumas fut chargé d'aller à New-London, petit port sur la côte de
Connecticut, en face de la pointe de Long-Island et du mouillage de
l'escadre anglaise, pour l'observer de plus près pendant que celle de
Destouches se disposait à sortir. Il put remarquer qu'elle était dans
la plus parfaite sécurité. Aussi, Destouches profita-t-il d'un vent
Nord-Est qui s'éleva le 8 mars, pour mettre à la voile. Il était monté
sur le _Duc de Bourgogne_ et emmenait les vaisseaux: le _Conquérant_,
commandé par de la Grandière; le _Jason_, commandé par La
Clochetterie; l'_Ardent_, capitaine de Marigny; le _Romulus_
récemment pris, par de Tilly. En outre, le _Neptune_, l'_Éveillé_, la
_Provence_, avec les frégates la _Surveillante_, l'_Hermione_ et le
_Fantasque_, armé en flûte.

Il y avait à bord quatre compagnies de grenadiers et de chasseurs,
un détachement de 164 hommes de chacun des régiments, et cent hommes
d'artillerie, ensemble 1,156 hommes.

Une mer orageuse et inégale força le chef de l'escadre française à se
porter au large pour se rapprocher ensuite de la côte aussitôt qu'il
fut à la latitude de la Virginie. Un instant ses vaisseaux furent
dispersés; mais il put les rallier à l'entrée de la baie de Chesapeak.
En même temps il découvrit l'escadre anglaise, qui sous les ordres
de l'amiral Graves était partie de son mouillage vingt-quatre heures
après lui, mais qui en suivant une voie plus directe était arrivée
deux jours avant. L'amiral anglais était monté sur le _London_,
vaisseau à trois ponts, plus fort qu'aucun des vaisseaux français. Les
autres vaisseaux anglais étaient égaux par le nombre et l'armement à
ceux de l'escadre française.

C'était le 16 mars. Destouches comprit que son expédition était
manquée. Il ne crut pas toutefois pouvoir se dispenser de livrer un
combat qui fut très-vif et dans lequel se distinguèrent surtout
le _Conquérant_, le _Jason_ et l'_Ardent_. Le premier perdit son
gouvernail. Presque tout son équipage fut mis hors de combat; de Laval
lui-même y fut blessé[156]. L'escadre anglaise était encore plus
maltraitée; mais elle garda la baie, et quelques jours plus tard
le général Philips, parti de New-York avec deux mille hommes,
put rejoindre Arnold et lui assurer en Virginie une supériorité
Incontestable.

[Note 156: Le _Conquérant_ eut à tenir tête, dans l'affaire du 16
mars, à trois vaisseaux ennemis. Il eut trois officiers tués, entre
autres M. de Kergis, jeune homme de la plus belle espérance et de la
plus brillante valeur. Cent matelots ou soldats de son bord furent
touchés, parmi lesquels il y en eut 40 de tués et 40 autres environ
qui moururent de leurs blessures. C'est sur le pont que se fût le plus
grand carnage. Le maître d'équipage, le capitaine d'armes et sept
timoniers furent au nombre des morts... _(Journal de Blanchard.)_

«Le _Duc de Bourgogne_, à bord duquel j'étais, ajoute Blanchard, n'eut
que quatre hommes tués et huit blessés. Un officier auxiliaire reçut
aussi une contusion à côté de moi. Je restai tout le temps du combat
sur le gaillard d'arrière, à portée du capitaine et de M. de Vioménil.
J'y montrai du sang-froid; je me rappelle qu'au milieu du feu le plus
vif, M. de Ménonville ayant ouvert sa tabatière, je lui en demandai
une prise et nous échangeâmes à ce sujet une plaisanterie. Je reçus de
M. de Vioménil un témoignage de satisfaction qui me fit plaisir.»]

Le capitaine Destouches rentra à Newport le 18, après sa glorieuse
mais inutile tentative.

D'un autre côté, La Fayette avait reçu, le 20 février, de Washington,
l'ordre de prendre le commandement d'un détachement réuni à Peakskill
pour agir conjointement avec la milice et les bâtiments de M.
Destouches contre Arnold, qui était à Portsmouth; La Fayette partit en
effet avec ses douze cents hommes d'infanterie légère. Le 23 février,
il était à Pompton et simula une attaque contre Staten-Island; puis il
marcha rapidement sur Philadelphie, y arriva le 2 mars, se rendit le
3 à Head-of-Elk, où il s'embarqua sur de petits bateaux et arriva
heureusement à Annapolis. Il partit de là dans un canot avec quelques
officiers, et, malgré les frégates anglaises qui étaient dans la baie,
il parvint à Williamsbourg pour y rassembler les mi lices. Il avait
déjà bloqué Portsmouth et repoussé les piquets ennemis, lorsque
l'issue du combat naval du 16 mars laissa les Anglais maîtres de la
baie. Il ne restait plus à La Fayette qu'à retourner à Annapolis,
d'où, par une marche hardie, il ramena son détachement à Head-of-Elk
en passant à travers les petits bâtiments de guerre anglais. Là il
reçut un courrier du général Washington qui lui confiait la difficile
mission de défendre la Virginie [157].

[Note 157: Le 6 mars, le général Washington vint à Newport visiter
l'armée française. Il fut reçu avec tous les honneurs dus à un
maréchal de France. Il passa l'armée en revue, assista au départ
de l'escadre de M. Destouches et repartit le 13 pour son quartier
général.

«Cette entrevue des généraux, dit Dumas, fut pour nous une véritable
fête; nous étions impatients de voir le héros de la liberté. Son noble
accueil, la simplicité de ses manières, sa douce gravité, surpassèrent
notre attente et lui gagnèrent tous les coeurs français. Lorsque,
après avoir conféré avec M. de Rochambeau, il nous quitta pour
retourner à son quartier général, près de West-Point, je reçus
l'agréable mission de l'accompagner à Providence. Nous arrivâmes de
nuit à cette petite ville; toute la population était accourue au delà
du faubourg; une foule d'enfants portant des torches et répétant les
acclamations des citoyens nous entouraient; ils voulaient tous toucher
celui qu'à grands cris ils appelaient leur père, et se pressaient
au-devant de nos pas au point de nous empêcher de marcher. Le général
Washington attendri s'arrêta quelques instants et, me serrant la main,
il me dit: «Nous pourrons être battus par les Anglais, c'est le sort
des armes; mais voilà l'armée qu'ils ne vaincront jamais.»

M. George W. P. Custis, petit-fils de Mme Washington, a publié
(_Frederick Md. Examiner_, 18 août 1857) une lettre dans laquelle il
soutient que Washington reçut effectivement du gouvernement français
le titre de maréchal de France, et il appuie son assertion en citant
la dédicace manuscrite d'une gravure offerte par le comte Buchan au
«maréchal-général Washington». Mais les instructions données par la
cour de Versailles à Rochambeau (Sparks, 1835, VII, 493) étaient assez
précises pour éviter tout conflit d'autorité ou de préséance entre le
généralissime américain et les officiers supérieurs français: elles
rendaient inutile la nomination de Washington à un grade dont le titre
associé à son nom fait le plus singulier effet. (Voir aussi _Maryland
Letters_, p. 114.)]



XIII


Pendant que ces faits se passaient en Amérique, l'Amazone, partie
le 28 octobre sous les ordres de La Pérouse, avec le vicomte de
Rochambeau et les dépêches du chevalier de Ternay, vint débarquer
à Brest. La situation était un peu changée. M. de Castries avait
remplacé M. de Sartines au ministère de la marine; M. de Montbarrey, à
la guerre, était remplacé par M. de Ségur. Les Anglais avaient déclaré
brusquement la guerre à la Hollande et s'étaient emparés de ses
principales possessions. La France faisait des préparatifs pour
soutenir ces alliés. Ces circonstances réunies avaient détourné
l'attention de ce qui se passait en Amérique. Le roi donna néanmoins
à M. de La Pérouse l'ordre de repartir sur-le-champ sur l'_Astrée_,
frégate qui était la meilleure voilière de Brest, et de porter en
Amérique quinze cent mille livres qui étaient déposées à Brest depuis
six mois pour partir avec la seconde division. Il retint le colonel
Rochambeau à Versailles jusqu'à ce qu'on eût décidé en conseil sur ce
qu'il convenait de faire[158].

[Note 158: J'ai déjà dit que l'_Astrée_ rentra à Boston le 25 janvier,
après soixante et un jours de traversée. Elle avait à bord huit
millions.--_Mercure de France_, mai 1781, page 31.--Ce chiffre de huit
millions est certainement exagéré.]

Les ministres convinrent qu'en l'état actuel des affaires il n'était
pas possible d'envoyer la seconde division de l'armée en Amérique. On
fit partir seulement, le 23 mars 1781, un vaisseau, le _Sagittaire_,
et six navires de transport sous la conduite du bailli de Suffren. Ils
emportaient six cent trente trois recrues du régiment de Dillon,
qui devaient compléter les quinze cents hommes de ce régiment,
dont l'autre partie était aux Antilles. Il y avait en outre quatre
compagnies d'artillerie. Ces navires suivirent la flotte aux ordres du
comte de Grasse jusqu'aux Açores.

La frégate la _Concorde_, capitaine Saunauveron[159], partit de Brest
trois jours après, à quatre heures du soir, escortée par l'_Émeraude_
et la _Bellone_ seulement jusqu'au delà des caps: ces deux frégates
devaient venir croiser ensuite. La _Concorde_ emmenait M. le vicomte
de Rochambeau avec des dépêches pour son père; M. de Barras, qui
venait comme chef d'escadre remplacer M. Destouches et prendre la
suite des opérations de M. de Ternay; M. d'Alphéran, capitaine de
vaisseau[160], et un aide de camp de M. de Rochambeau [161]. Enfin
elle portait un million deux cent mille livres pour le corps
expéditionnaire. Le _Sagittaire_ devait apporter pareille somme; et,
pour remplacer le secours promis en hommes, secours que la présence
d'une puissante flotte anglaise devant Brest avait empêché de
partir, le gouvernement français mettait à la disposition du général
Washington une somme de six millions de livres.

[Note 159: Elle portait trente-six canons, vingt-quatre soldats de
terre et trente-cinq marins.--_Mercure de France_, avril 1781, page
87.]

[Note 160: Blanchard.]

[Note 161: J'ai déjà exposé, dans le deuxième chapitre de cet ouvrage,
les raisons qui me portaient à croire que l'auteur du journal
inédit que je possède, aide de camp de Rochambeau et passager de la
_Concorde_, était Cromot baron du Bourg. Depuis que ce livre est en
cours de publication, j'ai reçu de M. Camille Rousset, le savant
conservateur des archives du Ministère de la guerre, et de M. de
Varaigne baron du Bourg, petit-fils de Cromot du Bourg et préfet du
Palais, des renseignements qui ne me laissent plus aucun doute sur ce
point. On trouvera ces renseignements à la notice biographique sur
Cromot du Bourg.]

Partie le 26 mars de Brest, la _Concorde_ arriva à Boston le 6
mai, sans autre incident que la rencontre du _Rover_, pris l'année
précédente par la frégate la _Junon_, dont le capitaine était le comte
de Kergariou Loc-Maria. Le _Rover_ était commandé par M. Dourdon de
Pierre-Fiche, et retournait en France donner avis de l'issue du combat
naval du 16 mars, livré dans la baie de Chesapeak.

Je reprends ici le cours de mon récit, en laissant la parole, autant
que possible, à l'auteur du journal inédit que je possède, passager de
la _Concorde_, et aide de camp de Rochambeau, le baron du Bourg.

«La ville de Boston est bâtie comme le sont à peu près toutes les
villes anglaises; des maisons fort petites en briques ou en bois; les
dedans sont extrêmement propres. Les habitants vivent absolument à
l'anglaise; ils ont l'air de bonnes gens et très-affables. J'ai été
fort bien reçu dans le peu de visites que j'ai été à même de faire. On
y prend beaucoup de thé le matin. Le dîner, qui est assez communément
à deux heures, est composé d'une grande quantité de viande; on y mange
fort peu de pain. Sur les cinq heures on prend encore du thé, du vin,
du madère, du punch, et cette cérémonie dure jusqu'à dix heures. Alors
on se met à table, où l'on fait un souper moins considérable que le
dîner. A chaque repas on ôte la nappe au moment du dessert et l'on
apporte du fruit. Au total, la plus grande partie du temps est
consacrée à la table.»

Après avoir dit qu'il fit d'abord une visite au consul de France à
Boston, à M. Hancock, gouverneur de cette ville, et au docteur Cooper,
il ajoute:

«Pendant la journée du 7 mai j'ai vu la ville autant qu'il m'a été
possible; elle est très-considérable et annonce encore qu'avant la
guerre ce devait être un séjour charmant. Elle est dans la plus belle
position possible, a un port superbe, et, d'un endroit élevé appelé le
_Fanal_, on a la plus belle vue du monde. On allume le fanal en cas de
surprise, et à ce signal toutes les milices du pays se rassemblent; on
le voit d'extrêmement loin. On y voit la position que prit le général
Washington lorsqu'il s'empara de la ville et força les Anglais de
l'abandonner.

«Je suis parti le 8 de Boston pour me rendre à New-port. J'ai couché
à quinze milles de là, et j'ai retrouvé dans l'auberge où je me suis
arrêté la même propreté qu'à la ville: c'est un usage qui tient au
pays. Notre aubergiste était un capitaine. Les différents grades étant
accordés ici à tous les états, ou plutôt l'état militaire n'y étant
pas une carrière, il y a des cordonniers colonels, et il arrive
souvent aux Américains de demander aux officiers français quelle est
leur profession en France[162].

[Note 162: On connaît cette anecdote: «Un Américain demandait à un
officier supérieur français ce qu'il faisait en France.--Je ne fais
rien, dit celui-ci.--Mais votre père?--Il ne fait rien non plus _ou_
il est ministre.--Mais ce n'est pas un état!--Mais j'ai un oncle
qui est maréchal.--Ah! c'est un très-bon métier.»--L'anecdote est
peut-être inventée; les uns l'attribuent à Lauzun, d'autres à de Ségur
ou à de Broglie. Mais elle peint bien les moeurs américaines.]

«Le pays que j'ai parcouru dans ces quinze milles ressemble beaucoup
à la Normandie entre Pont-d'Ouilly et Condé-sur-Noireau; il est
très-couvert, très-montueux et coupé de nombreux ruisseaux. Les terres
cultivées que l'on y rencontre sont entourées de murs de pierres que
l'on a posées les unes sur les autres, ou de palissades de bois.

«Le 9 au matin je suis parti de mon gîte pour me rendre à Newport. Le
pays m'a paru moins couvert, mais aussi peu cultivé que la veille. Au
total, il n'est pas habité. Les villages sont immenses; il y en a qui
ont quatre, cinq et même quinze et vingt milles de long, les
maisons étant éparses. Je suis passé à Bristol, qui était une ville
très-commerçante avant la guerre; mais les Anglais, en se retirant,
ont brûlé plus des trois quarts des maisons, qui ne sont pas encore
rétablies. J'ai enfin passé le bac de Bristol-Ferry, qui sépare
Rhode-Island du continent; le bras de mer a près d'un mille[163].

[Note 163: Un kilomètre six cent neuf mètres environ.]

«Rhode-Island est, dans sa plus grande longueur, tout au plus de
quinze milles», et l'endroit le plus large de l'île est de cinq. Ce
devait être un des endroits du monde les plus agréables avant la
guerre, puisque, malgré ses désastres, quelques maisons détruites
et tous ses bois abattus, elle offre encore un charmant séjour. Le
terrain est fort coupé, c'est-à-dire que tous les terrains des divers
propriétaires sont enclos ou de murs de pierres entassées ou de
barrières de bois. Il y a quelques terres défrichées dans lesquelles
le seigle et les différents grains viennent à merveille; on y cultive
aussi le maïs. Il y a encore, comme en Normandie, des vergers
considérables, et les arbres rapportent à peu près les mêmes fruits
qu'en France.»

«J'ai trouvé l'armée dans le meilleur état possible, fort peu de
malades et les troupes bien tenues. L'île m'a paru fortifiée de
manière à ne craindre aucun débarquement. La ville de Newport est la
seule de l'île; elle n'a que deux rues considérables, mais elle est
assez jolie et devait être très-commerçante avant la guerre. Les trois
quarts des maisons éparses dans le reste sont de petites fermes. Il y
a en avant du port, au sud-ouest de la ville, l'île de Goat, qui est
éloignée d'un demi-mille, sur laquelle il y a une batterie de huit
pièces de vingt-quatre qui défend l'entrée de la rade. Au sud-ouest
de Goal-Island est la batterie de Brenton, de douze pièces de
vingt-quatre et de quatre mortiers de douze pouces, dont le feu croise
avec celui des vaisseaux en rade. La batterie de Brenton est à un
demi-mille de Goat-Island[164].

[Note 164: Le commissaire Blanchard, visitant peu de jours après son
débarquement une école mixte à Newport, remarqua l'écriture d'une
jeune fille De neuf à dix ans, et admira la beauté et la modestie de
cette enfant, dont il retint le nom: _Abigoïl Earl_, inscrit dans son
journal. «Elle est telle que je désire voir ma fille quand elle aura
son âge», dit-il, et il traça sur le cahier, à la suite du nom de la
jeune fille, les mots: _very pretty._ «Le maître, ajoute-t-il,
n'avait l'air ni d'un pédant, ni d'un missionnaire, mais d'un père de
famille.»]

«Au nord-ouest de Goat-Island, environ à trois quarts de mille, est la
batterie de Rase-Island, composée de vingt pièces de trente-six et de
quatre mortiers de douze pouces, à laquelle la droite des vaisseaux
est appuyée, et elle défend non-seulement l'entrée de la rade, mais
aussi les vaisseaux qui pourraient en sortir...Il me paraît d'après
la position des batteries et le feu de nos vaisseaux qu'il serait de
toute impossibilité à l'ennemi d'entrer dans la rade.

«Il y a peu de gibier dans l'île, mais une grande quantité d'animaux
domestiques. Les chevaux sont généralement assez bons, quoique sans
avoir autant d'espèces que je l'aurais cru, les Anglais ayant apporté
leur race dans ce pays ainsi que dans le continent; ils y sont
extrêmement chers, et un cheval qui vaut 20 louis en France se paye au
moins 40 ou 50. Leur grand talent est de bien sauter, y étant habitués
de très-bonne heure. Ils ont tous une allure semblable à celle
que nous appelons l'amble et dont on a beaucoup de peine à les
déshabituer.»

Le 16, M. le comte de Rochambeau apprit que l'escadre anglaise
commandée par Arbuthnot était sortie de New-York. Le 17, elle parut
devant la passe à six lieues au large et y mouilla. Elle y resta
jusqu'au 26 et laissa passer, le 23, six bâtiments de transport venant
de Boston.

Dans la nuit du 28 au 29 mai 1781, un capitaine d'artillerie M. La
Barolière, faillit être assassiné par un sergent de sa compagnie, sans
qu'on pût savoir la raison de cet attentat. Le meurtrier tenta en vain
de se noyer; il fut jugé, eut le poignet coupé et fut pendu. Bien que
frappé de plusieurs coups de sabre, M. la Barolière se rétablit.

M. de Rochambeau reçut confidentiellement de son fils l'avis que le
comte de Grasse avait ordre de venir dans les mers d'Amérique en
juillet ou août pour dégager l'escadre de M. de Barras. Tout en lui
conseillant de mettre en sûreté à Boston cette petite flotte, pendant
qu'il ferait telle ou telle expédition qu'on lui désignait, on le
laissait libre de combiner avec le général Washington toute entreprise
qu'ils jugeraient utile et qui pourrait être protégée par la flotte du
comte de Grasse pendant la courte station que cet amiral avait ordre
de faire dans ces parages[165]. M. de Rochambeau n'eut en conséquence
rien de plus pressé que de demander au général Washington une entrevue
qui eut lieu le 20 mai à Westerfield, près de Hartford. Le chevalier
de Chastellux accompagnait M. de Rochambeau. Washington avait avec
lui le général Knox et le brigadier Du Portail. M. de Barras ne put y
venir à cause du blocus de Newport par l'escadre Anglaise.

[Note 165: Il nous parait certain que ce plan avait été combiné et
arrêté à la cour de Versailles, et que c'est à M. de Rochambeau, bien
plutôt qu'à M. de Grasse, que l'on doit attribuer le mérite d'avoir
concentré, par une habile tactique, tous les efforts des forces
alliées sur York. Ce serait donc à lui que reviendrait la plus grande
part de gloire dans le succès de cette campagne, qui décida du sort
des États-Unis.]

Le général américain pensait qu'il fallait attaquer immédiatement
New-York; qu'on porterait ainsi un coup plus décisif à la domination
anglaise. Il savait que le général Clinton s'était fort affaibli par
les détachements qu'il avait successivement envoyés dans le Sud, et
il ne croyait pas que la barre de Sandy-Hook fût aussi difficile à
franchir qu'on le disait depuis la tentative faite par d'Estaing deux
ans auparavant.

M. de Rochambeau était d'avis, au contraire, qu'il valait mieux opérer
dans la baie de Chesapeak, où la flotte française aborderait plus
promptement et plus facilement. Aucune des deux opinions ne fut
exclue, et l'on décida d'abord de réunir les deux armées sur la rive
gauche de l'Hudson, de menacer New-York, et de se tenir prêt, en
attendant l'arrivée du comte de Grasse, à qui on expédierait une
frégate, soit à pousser sérieusement les attaques contre cette place,
soit à marcher vers la baie de Chesapeak.

Après cette conférence, une dépêche du général Washington au général
Sullivan, député du Congrès, et une autre lettre de M. de Chastellux
au consul de France à Philadelphie, M. de La Luzerne, furent
interceptées par des coureurs anglais et remises au général Clinton,
tandis qu'une dépêche de lord Germaine à lord Clinton était portée à
Washington par un corsaire américain.

Elles servirent mieux la cause des alliés que la plus habile
diplomatie.

Washington disait en effet dans sa lettre que l'on allait pousser
activement le siège de New-York et que l'on allait écrire à M. de
Grasse de venir forcer la barre de Sandy Hook, tandis que le ministre
anglais annonçait la résolution de pousser la guerre dans le Sud.
Washington comprit alors la justesse des idées de M. de Rochambeau.
Quant à M. de Chastellux, il s'exprimait en termes fort peu
convenables sur le compte de M. de Rochambeau. Il prétendait l'avoir
gagné aux idées du général Washington.

L'officier anglais chargé du service des espions envoya une copie de
cette lettre au général français, qui, pour toute punition, fit venir
M. de Chastellux, lui montra cette copie et la jeta au feu. Il se
garda bien de le détromper et de lui confier ses véritables desseins.

De retour à Newport, M. de Rochambeau trouva que l'escadre se
disposait, suivant les instructions données à M. de Barras, à se
retirer à Boston pendant que l'armée irait rejoindre le général
Washington. Le port de Boston n'était, il est vrai, qu'à trente lieues
de Newport, par terre; mais, par mer, il en était à plus de cent,
à cause du trajet qu'il fallait faire pour tourner les bancs de
Nantucket; d'ailleurs les vents soufflaient plus habituellement du
Nord. Il fallait en outre confier à l'escadre toute l'artillerie
de siège, que l'armée, déjà chargée de son artillerie de campagne,
n'aurait pas pu emmener. La jonction des deux escadres devenait ainsi
plus difficile. M. de Rochambeau proposa à M. de Barras de tenir un
conseil de guerre pour décider sur cette difficulté. C'est le 26 que
ce conseil se réunit, M. de Lauzun était d'avis que la flotte se
retirât à Boston; M. de Chastellux voulait qu'on la laissât à
Rhode-Island. M. de Lauzun, en parlant de la discussion qui
s'ensuivit, trouve dans la contradiction de Chastellux une raison
suffisante pour dire qu'il n'avait pas de jugement. M. de la
Villebrune déclara que si M. de Grasse devait venir, il fallait rester
à Rhode-Island pour faire avec lui une prompte jonction. «Mais s'il
n'y vient pas, ajouta-t-il, nous nous écartons des ordres du Conseil
de France et nous prenons sur nous de nous exposer à des événements
fâcheux.» M. de Barras fit cette déclaration remarquable: «Personne ne
s'intéresse plus que moi à l'arrivée de M. de Grasse dans ces mers. Il
était mon cadet; il vient d'être fait lieutenant général. Dès que je
le saurai à portée d'ici, je mettrai à la voile pour servir sous ses
ordres; je ferai encore cette campagne; mais je n'en ferai pas une
seconde.» Il opina du reste pour rester à Rhode-Island, et son
sentiment prévalut. M. de Lauzun fut chargé de porter la nouvelle de
cette décision au général Washington, et il prétend dans ses mémoires
que le général fut très-irrité que l'on prît une mesure si contraire
à ce qui avait été convenu à Westerfield. Le rapport de Lauzun nous
semble suspect, et il pourrait bien ne traduire sur ce point que son
propre ressentiment d'avoir vu écarter son avis.

M. de Rochambeau s'empressa alors d'écrire à M. de Grasse pour lui
exposer la situation de La Fayette en Virginie et de Washington devant
York. Il présenta comme son projet personnel une entreprise contre
lord Cornwallis dans la baie de Chesapeak; il la croyait plus
praticable et plus inattendue de l'ennemi. Pour atteindre ce but, il
lui demanda de requérir avec instance le gouverneur de Saint-Domingue,
M. de Bouillé, de lui accorder pour trois mois le corps de troupes qui
était aux ordres de M. de Saint-Simon et destiné à agir de concert
avec les Espagnols. Il le priait aussi de lui expédier aussi vite que
possible, sur la même frégate, avec sa réponse, une somme de 1,200,000
livres qu'il emprunterait aux colonies. Cette lettre partit avec la
_Concorde_ dans les premiers jours de juin.

Le 9 de ce mois, M. le vicomte de Noailles, qui était allé par
curiosité à Boston, en était revenu ce même jour pour annoncer au
général l'arrivée en cette ville du _Sagittaire_ escortant un convoi
de 633 recrues et de quatre compagnies d'artillerie, et portant
1,200,000 livres. Cette flottille était partie trois jours avant la
_Concorde,_ comme je l'ai dit plus haut. Elle arrivait cependant un
mois plus tard. Après avoir suivi jusqu'aux Açores les flottes de MM.
de Grasse et de Suffren, cette frégate s'était détachée et avait eu à
subir des mauvais temps et la poursuite des ennemis. Il manquait trois
navires au convoi: la _Diane,_ le _Daswout_ et le _Stanislas._ Les
deux premiers rentrèrent peu de jours après; mais le dernier avait été
pris par les Anglais.

L'aide de camp de M. de Rochambeau, venu sur la _Concorde,_ qui avait
laissé ses effets sur le _Louis-Auguste,_ de ce convoi, obtint la
permission d'aller à Boston prendre ce qui lui était indispensable
pour la campagne. Son manuscrit donne d'intéressants détails sur
le pays que l'armée dut parcourir. Nous en extrayons les passages
suivants:

«De Newport, je fus coucher à Warren, petit village assez joli qui
n'est qu'à dix-huit milles de Newport dans le continent. On y a
construit quelques petits bâtiments marchands avant la guerre, et il
y en a encore de commencés qui vont en pourriture. Je fus reçu à mon
auberge par le maître, M. Millers, qui est officier au service du
Congrès, et par son frère, qui commandait l'année dernière toutes les
milices à Rhode-Island. Ils sont tous deux extrêmement gros.

«Le 10 juin, je partis à quatre heures du matin de Warren, bien
empressé d'arriver à Boston. Je ne puis dire assez combien je fus
étonné du changement que je trouvai dans les endroits où j'étais passé
il y avait environ six semaines. La nature s'était renouvelée; les
chemins étaient raccommodés; je me croyais absolument dans un autre
pays.

«Le 12, après avoir été chercher mes effets sur le _Louis-Auguste_
dans le port de Boston, j'allai me promener à Cambridge, petite ville
à trois milles de là. C'est un des plus jolis endroits qu'il soit
possible de voir; il est situé au bord de la rivière de Boston, sur un
terrain très-fertile, et les maisons sont très-jolies. A une extrémité
de la ville, sur une pelouse verte très-considérable, il y a un
collège qui prend le titre d'Université; c'est un des plus beaux de
l'Amérique; il compte environ cent cinquante écoliers qui apprennent
le latin et le grec. Il y a une bibliothèque considérable, un cabinet
de physique rempli des plus beaux et des meilleurs instruments, et un
cabinet d'histoire naturelle qui commence à se former.

«Le 13 au matin, avant de partir de Boston, je fus à cinq milles
voir la petite ville de _Miltown,_ où il y a une papeterie assez
considérable et deux moulins à chocolat. La rivière qui les fait
mouvoir forme au-dessus une espèce de cascade assez jolie. La vue, du
haut de la montagne du même nom, ne laisse pas que d'être belle.

«Le 14, je partis de Boston; mais avant de quitter cette ville, que je
ne devais peut-être plus revoir, je voulus faire connaissance avec
le beau sexe. Il y a deux fois par semaine une école de danse où les
jeunes personnes s'assemblent pour danser depuis midi jusqu'à deux
heures. J'y fus passer quelques instants. Je trouvai la salle assez
jolie, quoique les Anglais, en abandonnant la ville, eussent cassé ou
emporté une vingtaine de glaces. Je trouvai les femmes très-jolies,
mais très-gauches en même temps; il est impossible de danser avec
plus de mauvaise grâce, ni d'être plus mal habillées bien qu'avec un
certain luxe[166].

«Je partis le soir pour Providence et fus coucher à _Deadham,_ où je
trouvai les sept cents hommes de remplacement qui étaient venus par le
convoi et qui allaient joindre l'armée[167].»

[Note 166: Il est bon de comparer ce jugement à celui que prononça le
prince de Broglie deux ans plus tard, à propos d'une fête donnée à
Boston. (Voir à la fin de ce travail.)]

[Note 167: J'ai dit, d'après le _Mercure de France,_ que le nombre
exact des recrues était de 633.]

Cependant, le 10, les régiments de Bourbonnais et de Royal-Deux-Ponts
partirent de Newport pour se rendre à Providence, où ils arrivèrent
à dix heures du soir. La journée était trop avancée pour qu'il fût
possible de marquer le camp, de s'y établir et de prendre la paille
et le bois nécessaires. Le baron de Vioménil, qui conduisait cette
portion de l'armée, obtint pour ce soir-là, des magistrats de la
ville, la disposition de quelques maisons vides où l'on coucha les
soldats. Le lendemain matin, 11, le régiment de Deux-Ponts alla camper
sur la hauteur qui domine Providence, et les brigades de Soissonnais
et de Saintonge, qui arrivèrent ce même jour, s'installèrent à sa
gauche.

L'escadre restée à Newport n'avait plus pour la protéger que quatre
cents hommes des recrues arrivées par le _Sagittaire,_ trente hommes
de l'artillerie et mille hommes des milices américaines, le tout sous
le commandement de M. de Choisy.

«Providence est une assez jolie petite ville, très-commerçante avant
la guerre. Il n'y a de remarquable qu'un magnifique hôpital[168].
L'armée y resta campée huit jours. Ce temps lui fut nécessaire pour
rassembler les chevaux de l'artillerie, de l'hôpital ambulant, les
wagons pour les équipages, les boeufs qui devaient les traîner, et
pour recevoir les recrues dont on avait envoyé une partie à M. de
Choisy.

[Note 168: _Journal_ de Cromot du Bourg.]

«Le 16, le baron de Vioménil passa une revue d'entrée en campagne et
l'armée se mit en marche dans l'ordre suivant:

«Le 18 juin, le régiment de Bourbonnais (M. de Rochambeau et M. de
Chastellux); le 19, celui de Royal-Deux-Ponts (baron de Vioménil);
le 20, le régiment de Soissonnais (le comte de Vioménil); le 21, le
régiment de Saintonge (M. de Custine) ont successivement quitté le
camp de Providence et, en conservant toujours entre eux la
distance d'une journée de marche, ils ont campé, le premier jour
à _Waterman's Tavern,_ le second à _Plainfield,_ le troisième à
_Windham,_ le quatrième à _Bolton_ et le cinquième à _Hartford._
Ces étapes sont distantes de quinze milles. Les chemins étaient
très-mauvais et l'artillerie avait peine à suivre; les bagages
restèrent en arrière.

«À _Windham,_ l'armée campa dans un vallon entouré de bois où le feu
prit bientôt, on ne sait par quelle cause; on employa de suite trois
cents hommes à l'éteindre; mais ils ne purent y parvenir. Le feu ne
dévorait du reste que les broussailles et n'attaquait pas les gros
arbres. Cet accident, qui serait effrayant et causerait un véritable
désastre dans d'autres pays, est vu avec indifférence par les
Américains, dont le pays est rempli de forêts. Ils en sont même
quelquefois bien aises, car cela leur évite la peine de couper les
arbres pour défricher le sol.

«Le 20, il déserta neuf hommes du régiment de Soissonnais et un de
Royal-Deux-Ponts.

«L'hôte de M. de Rochambeau à Bolton était un ministre qui avait au
moins six pieds trois pouces. Il se nommait Colton, et il offrit à
la femme d'un grenadier de Deux-Ponts, à son passage, d'adopter son
enfant, de lui assurer sa fortune et de lui donner pour elle
une trentaine de louis; mais elle refusa constamment toutes ses
offres[169].»

[Note 169: _Journal_ de Cromot du Bourg.--Voir aussi, pour la marche
des troupes, la carte que j'ai dressée spécialement pour cette
histoire.]

Arrivé le 22 juin à Hartford, le régiment de Bourbonnais leva son camp
le 25, celui de Deux-Ponts le 26, le régiment de Soissonnais le 27,
et celui de Saintonge le 28. Ils allèrent camper le premier jour
à _Farmington_ (12 milles), le second jour à _Baron's Tavern_ (13
milles), le troisième jour à _Break-neck_ (13 milles), et le quatrième
jour à _Newtown_ (13 milles).

La route était meilleure et plus découverte; les stations étaient
très-agréables, sauf _Break-neck,_ qui semble fort bien nommé
_(casse-cou)_, à cause de son accès difficile et de son manque de
ressources. L'artillerie ne put y arriver que très-tard. M. de Béville
et l'adjudant Dumas marchaient en avant et préparaient les logements.

Pendant que ces mouvements s'opéraient, Lauzun, parti de Lebanon,
couvrait la marche de l'armée, qui était à quinze milles environ sur
sa droite. La manière dont on établissait les divers camps depuis le
départ de Newport n'avait d'autre but que de faire le plus de chemin
possible sans trop d'embarras et de fatigue; on était encore trop
loin de l'ennemi pour avoir d'autres précautions à prendre que celles
qu'exigeaient le service des approvisionnements et la discipline.
Mais, une fois qu'on fut à Newtown[170], on eût été coupable de
négligence si on avait continué à témoigner la même confiance dans
l'impossibilité des tentatives de l'ennemi. M. de Rochambeau voulait
masser ses forces à Newtown pour se diriger vers l'Hudson en colonnes
plus, serrées; mais le 30 au soir, il reçut un courrier du général
Washington qui le priait de ne pas séjourner à Newtown comme il en
avait l'intention, et de hâter la marche de sa première division et de
la légion de Lauzun.

[Note 170: Assez jolie petite ville habitée par des tories. Cromot du
Bourg.]

La première division, formée de Bourbonnais et de Deux-Ponts, partit
en effet de grand matin de Newtown, le 1er juillet, pour se rendre
à _Ridgebury;_ elle ne formait qu'une brigade. La seconde brigade,
formée des régiments de Soissonnais et de Saintonge, partit le
lendemain pour la même destination. La route, longue de quinze milles,
était montueuse et difficile; deux hommes de Bourbonnais désertèrent.

Le 2 au matin, les grenadiers et les chasseurs de Bourbonnais
partirent de _Ridgebury_ pour _Bedfort,_ où ils arrivèrent après
une marche assez pénible à travers un terrain accidenté. La route
parcourue était de quinze milles. À Bedfort, ce détachement se joignit
à la légion de Lauzun, qui avait marché jusque-là sur le flanc gauche
de l'armée, et qui maintenant prit position en avant de Bedfort dans
une forte situation. Il y avait en outre, comme poste avancé, un corps
de cent soixante cavaliers américains de la légion de Sheldon que
le général Washington avait envoyés pour coopérer avec la légion de
Lauzun à une expédition contre les Anglais.



XIV


Le général américain avait ouvert la campagne le 26 juin. Combinant
ses mouvements avec ceux de l'armée française, il quitta, à cette
date, son quartier d'hiver de New Windsor et se porta sur Peakskill,
où il devait opérer sa jonction avec M. de Rochambeau. Il apprit alors
que le général Clinton avait divisé son armée en plusieurs corps et
qu'il la dispersait autour de New-York. Il y avait en particulier
un corps anglais qui s'était porté sur Westchester. La veille de
l'arrivée des troupes françaises à Bedfort, un parti de dragons
anglais de ce corps avait brûlé quelques maisons en avant de ce
village. Le général Washington résolut de le faire attaquer; il forma
en conséquence une avant-garde de douze cents hommes aux ordres du
général Lincoln, et il envoya à M. de Rochambeau le courrier que
celui-ci avait reçu le 30 juin et qui avait fait hâter le départ des
troupes de Newtown pour Bedfort et de Bedfort pour Northcastle, où
elles devaient être prêtes à marcher au premier ordre. La dernière
étape n'était que de cinq milles; mais la seconde brigade vint sans
s'arrêter de Newtown à Northcastle et fit ainsi, dans la journée du 3
juillet, une marche de vingt milles. Les régiments de Soissonnais et
de Saintonge n'avaient donc pas eu un seul jour de repos depuis leur
départ de Providence. Il est vrai que MM. de Custine et le vicomte de
Noailles prêchèrent d'exemple en marchant à pied à la tête de leur
régiment.

Le duc de Lauzun raconte comme il suit la tentative qu'il fit, de
concert avec le général Lincoln, pour surprendre le corps anglais qui
était le plus voisin[171].

[Note 171: Ce récit m'a paru le plus véridique et le plus propre à
concilier entre elles les diverses relations que l'on a données de
cette attaque d'avant-garde.]

«Le 30 juin, après avoir reçu la lettre du général Washington, qui
n'entrait dans aucun détail, M. de Rochambeau m'envoya chercher au
milieu de la nuit, à quinze milles de Newtown, où il se trouvait[172].
Je me trouvai exactement au lieu prescrit, quoique l'excessive chaleur
et de très-mauvais chemins rendissent cette marche très-difficile. Le
général Washington s'y trouva fort en avant des deux armées et me dit
qu'il me destinait à surprendre un corps de troupes anglaises campées
en avant de New-York pour soutenir le fort de Knyphausen, que l'on
regardait comme la clé des fortifications de New-York[173]. Je devais
marcher toute la nuit pour les attaquer avant le point du jour. Il
joignit à mon régiment un régiment de dragons américains (Sheldon),
quelques compagnies de chevau-légers et quelques bataillons
d'infanterie légère américaine. Il avait envoyé par un autre chemin, à
environ six milles sur la droite, le général Lincoln avec un corps de
trois mille hommes pour surprendre le fort Knyphausen, que je devais
empêcher d'être secouru. Il ne devait se montrer que lorsque mon
attaque serait commencée, quand je lui ferais dire de commencer la
sienne. Il s'amusa à tirailler avec un petit poste qui ne l'avait pas
vu et donna l'éveil au corps que je devais surprendre. Ce corps rentra
dans le fort, fit une sortie sur le général Lincoln, qui fut battu
et qui allait être perdu et coupé de l'armée si je ne m'étais pas
promptement porté à son secours.

«Quoique mes troupes fussent harassées de fatigue, je marchai sur les
Anglais; je chargeai leur cavalerie et mon infanterie tirailla avec la
leur. Le général Lincoln en profita pour faire sa retraite en assez
mauvais ordre. Il avait deux ou trois cents hommes tués ou pris et
beaucoup de blessés[174]. Quand je le vis en sûreté, je commençai
la mienne, qui se fit très-heureusement, car je ne perdis presque
personne.

[Note 172: M. de Lauzun était campé en ce moment à Bridgefield.]

[Note 173: Ce corps était commandé par Delancey.]

[Note 174: Guillaume de Deux-Ponts dit dans ses _Mémoires_:
quatre-vingts tués ou blessés; mais il n'y était pas et répète
seulement ce qu'on disait. Les chiffres de Lauzun paraissent pourtant
exagérés.]

«Je rejoignis le général Washington, qui marchait avec un détachement
très-considérable de son armée au secours du général Lincoln, dont
il était très-inquiet; mais ses troupes étaient tellement fatiguées
qu'elles ne pouvaient aller plus loin. Il montra la plus grande
joie de me revoir et voulut profiter de l'occasion pour faire une
reconnaissance de très-près sur New-York. Je l'accompagnai avec une
centaine de hussards; nous essuyâmes beaucoup de coups de fusil et de
coups de canon, mais nous vîmes tout ce que nous voulions voir. Cette
reconnaissance dura trois jours et trois nuits et fut excessivement
fatigante, car nous fûmes jour et nuit sur pied et nous n'eûmes rien à
manger que les fruits que nous rencontrâmes le long du chemin[175].

[Note 175: Le récit de cette petite affaire, donné par d'autres
écrivains, n'est pas tout à fait conforme à celui-ci; mais nous
pensons que personne mieux que Lauzun n'était à même de savoir ce qui
s'était passé.

Ainsi, MM. de Fersen et de Vauban, aides de camp de M. de Rochambeau,
qui avaient reçu de leur général la permission de suivre la légion de
Lauzun dans son expédition, revinrent le 4 au camp de North-Castle et
racontèrent ce qui s'était passé. Ils dirent que le corps de Delancey,
qu'on espérait surprendre à Morrisania, se trouvait à. Williamsbridge,
prévenu de l'attaque dont il était menacé. Ils n'évaluaient les pertes
du corps de Lincoln qu'à quatre tués et une quinzaine de blessés.
(_Journal_ de Cromot du Bourg.)]

Le 5 juillet, le général Washington, de retour de sa reconnaissance
sur New-York, vint voir les troupes françaises au camp de Northcastle;
il conféra avec M. de Rochambeau et dîna avec lui et son état-major.
Il repartit le soir même.

Le 6 juillet, l'armée française quitta North-Castle pour aller à
dix-sept milles de là se joindre à l'armée américaine, campée à
Philipsburg. La route était assez belle, mais la chaleur était si
excessive qu'elle se fit très-péniblement; plus de quatre cents
soldats tombèrent de fatigue, mais à force de haltes et de soins on
arriva à bon port. Deux hommes du régiment de Deux-Ponts désertèrent.

La droite des armées alliées, que formaient les Américains, était
postée sur une hauteur très-escarpée qui dominait l'Hudson, appelé en
cet endroit _Tappansee_. Entre les deux armées coulait un ruisseau
au fond d'un ravin; enfin les deux brigades de l'armée française
formaient la gauche de la ligne, qui était protégée par la légion
de Lauzun, campée à quatre milles, dans _White-plains_. Toutes les
avenues étaient garnies de postes.

Le 8, le général Washington passa en revue les deux armées. L'armée
américaine, qu'il visita la première, était composée de 4,500 hommes
au plus, parmi lesquels on comptait de très-jeunes gens et beaucoup
de nègres. Ils n'avaient pas d'uniformes et paraissaient assez mal
équipés. Ils faisaient sous ce rapport un grand contraste avec l'armée
française, dont le général Washington parut très-satisfait. Seul le
régiment de Rhode-Island parut aux officiers français d'une belle
tenue. Le général américain voulut visiter la tente que Dumas, Charles
de Lameth et les deux Berthier avaient installée près du quartier
général de M. de Béville, dans une position très-agréable, entre des
rochers et sous de magnifiques tulipiers. Ils avaient aussi organisé
un joli jardin autour de leur habitation provisoire. Washington
trouva sur la table des jeunes officiers le plan de Trenton, celui de
Westpoint et quelques autres des principales actions de cette guerre
où Washington s'était signalé.

Le 10 juillet au soir, le _Romulus_ et trois frégates, aux ordres de
M. de Villebrune, partis de Newport, avancèrent dans le Sund jusqu'à
la baie de Huntington. Le vaisseau de garde, que l'on estimait de
quarante-quatre canons, se retira à leur approche, et les autres
petits bâtiments se réfugièrent dans la baie. Les pilotes, peu au
fait de leur métier, n'osèrent pas entrer la nuit, ce qui obligea M.
d'Angely, commandant deux cent cinquante hommes qui étaient à bord,
de remettre au lendemain l'attaque qu'il voulait faire contre le fort
Lloyd's à la pointe d'Oyster-bay. Pendant la nuit les Anglais avaient
pu prendre des dispositions qui firent échouer l'entreprise; le
débarquement eut lieu; mais le fort était mieux gardé qu'on ne s'y
attendait. Il y avait quatre cents hommes. M. d'Angely fut obligé de
se retirer après une canonnade et un feu de mousqueterie assez vif qui
blessa quatre hommes. Il se rembarqua et retourna à Newport.

Le 11, le général Washington visita la légion de Lauzun, campée à
Chatterton-Hill, à deux milles sur la gauche. Les Américains furent
très-satisfaits de sa tenue.

Le 12, M. de Rochambeau, suivi d'un aide de camp[176], voulut voir
les ouvrages que les Américains construisaient à Dobb's-ferry pour
défendre le passage de la rivière du Nord. Il trouva une redoute et
deux batteries en très-bonne voie, sous la direction de M. Du Portail.
Puis, en s'en retournant, il parcourut les postes des deux armées.

[Note 176: Cromot du Bourg.--C'est d'après son _Journal_ que je
raconte la plupart des événements qui se passèrent pendant le séjour
des armées alliées devant New-York. Les Souvenirs de Dumas, _Mes
Campagnes en Amérique_, de G. de Deux-Ponts et le _Journal_ de
Blanchard m'ont servi surtout à contrôler et à compléter ces récits.]

Le 14, M. de Rochambeau, à l'issue d'un dîner chez le général Lincoln
auquel assistaient le général Washington, MM. de Vioménil, de
Chastellux, de Lauzun et Cromot du Bourg, donna à ses troupes l'ordre
de se mettre en marche. La 1re brigade (Bourbonnais et Deux-Ponts), la
grosse artillerie et la légion de Lauzun se disposèrent à partir. Il
faisait un temps affreux. La retraite devait servir de générale; mais
à sept heures il y eut contre-ordre sans qu'on pût s'expliquer les
causes de cette alerte ni celles du contre-ordre.

Le 15, à neuf heures du soir, on entendit du côté de Tarrytown
quelques coups de canon suivis d'une vive fusillade. Aussitôt M. le
marquis de Laval fit battre la générale et tirer deux coups de canon
d'alarme. En un instant l'armée fut sur pied; mais M. de Rochambeau
fit rentrer les soldats au camp. Washington lui demanda, une heure
après, deux cents hommes avec six canons et six obusiers; mais
au moment où cette artillerie allait partir elle reçut encore
contre-ordre. Le lendemain matin, à cinq heures, même alerte suivie
d'une nouvelle demande de deux canons de douze et de deux obusiers.
Cette fois, G. de Deux-Ponts partit en avant pour Tarrytown, et Cromot
du Bourg, qui était de service auprès de M. de Rochambeau, fut chargé
de conduire l'artillerie. Il s'acquitta avec empressement de cette
mission, car il allait au feu pour la première fois. Les canons
arrivèrent à Tarrytown à onze heures. La cause de toutes ces alertes
était deux frégates anglaises et trois schooners qui avaient remonté
l'Hudson et essayé de s'emparer des cinq bâtiments chargés de farines
que l'on transportait des Jerseys à Tarrytown pour l'approvisionnement
de l'armée. Un autre bâtiment avait été déjà pris pendant la nuit, il
contenait du pain, pour quatre jours, destiné aux Français. Par suite
de cette perte le soldat fut réduit à quatre onces de pain. On
lui donna du riz et un supplément de viande, et il soutint cette
contrariété passagère avec la gaieté et la constance dont ses
officiers lui donnaient l'exemple. Il y avait sur le même bateau
enlevé par les Anglais des habillements pour les dragons de Sheldon.
Les frégates avaient mis ensuite leur équipage dans des chaloupes pour
opérer un débarquement et prendre le reste des approvisionnements à
Tarrytown; mais un sergent de Soissonnais qui gardait ce poste avec
douze hommes fit un feu si vif et si à propos que les Anglais durent
rester dans leurs chaloupés. Une demi-heure après vinrent les
Américains, qui y perdirent un sergent et qui eurent un officier
blessé. Les quatre pièces d'artillerie françaises arrivèrent
heureusement sur ces entrefaites; on les mit de suite en batterie et
elles tirèrent une centaine de coups qui firent éloigner les frégates.
Elles restèrent en vue pendant les journées du 17 et du 18. M. de
Rochambeau avait chargé pendant ce temps MM. de Neuris et de Verton,
officiers d'artillerie, d'établir une petite batterie de deux pièces
de canons et deux obusiers à Dobb's ferry, sur le point le plus étroit
de la rivière. Les frégates durent passer devant ce poste, le 19, pour
retourner à King's Bridge. Elles furent énergiquement reçues. Deux
obus portèrent à bord de l'une d'elles et y mirent le feu. Un
prisonnier français qui s'y trouvait en profita pour s'échapper; mais
bientôt la frayeur poussa sept matelots à se jeter aussi à l'eau.
Quelques-uns furent noyés, trois furent faits prisonniers et les
autres regagnèrent la frégate sur laquelle le feu était éteint.

Dans la nuit du 17 au 18, un officier de la légion de Lauzun, M.
Nortmann, en faisant une patrouille avec six hussards, fut tué dans
une rencontre avec quelques dragons de Delancey. Il s'ensuivit une
alerte. Les hussards ripostèrent par des coups de pistolets, et
l'infanterie s'avançait déjà pour les soutenir lorsque les dragons
disparurent à la faveur des bois et de la nuit. Une circonstance
singulière contribua dans cette échauffourée à jeter l'alarme dans
le camp français. Au moment où M. Nortmann fut tué, son cheval s'en
retourna seul, à toute bride, vers le camp de la légion de Lauzun. Le
hussard en vedette ne sachant pas ce que c'était, lui cria trois fois,
_qui vive_; enfin, voyant qu'il ne recevait pas de réponse, il lui
tira un coup de fusil qui étendit raide mort le malheureux cheval.

Le 18, M. de Rochambeau employa Dumas son aide de camp à faire des
reconnaissances du terrain et des débouchés en avant du camp vers
New-York; il lui ordonna de les pousser aussi loin que possible,
jusqu'à la vue des premières redoutes de l'ennemi. Il lui donna, dans
ce but, un détachement de lanciers de la légion de Lauzun à la tête
duquel était le lieutenant Killemaine[178]. Grâce au courage et
à l'intelligence de ce jeune officier, Dumas put s'acquitter
parfaitement de sa mission. Après avoir fait replier quelques petits
postes de chasseurs hessois, ils arrivèrent jusqu'à une portée de
carabine des ouvrages ennemis, et ils rejoignirent en ce point un
détachement d'infanterie légère américaine qui avait de même exploré
le terrain sur la droite. L'objet de ces reconnaissances était de
préparer celle que les généraux en chef se disposaient à faire peu
de jours après avec un gros détachement pour fixer plus spécialement
l'attention du général Clinton et ne lui laisser aucun doute sur
l'intention des généraux alliés.

[Note 178: Devenu depuis général. Les plaisants aimaient à rapprocher
son nom de celui de Lannes, et disaient: «Voilà Lannes et voici
Killemaine (_qui le mène_).»--Voir aux _Notices biographiques_.]

C'est le 21, à huit heures du soir, que l'on partit pour cette
opération[179]. La retraite servit de générale et l'on se mit en
marche dans l'ordre qu'on avait pris le 14. La première brigade, les
grenadiers et les chasseurs des quatre régiments, deux pièces de douze
et deux de quatre marchaient au centre sous la conduite de M. de
Chastellux. La droite, commandée par le général Heath, était formée
par une partie de la division du général Lincoln. La légion de Lauzun
protégeait l'armée à gauche. Il y avait en tout environ cinq mille
hommes avec deux batteries de campagne. La tête des colonnes arriva le
22, à cinq heures du matin, sur le rideau qui domine King's bridge.
Les chemins étaient très-mauvais et l'artillerie avait peine à
suivre. Cependant les deux armées marchaient dans un ordre parfait
en observant le plus grand silence. Un régiment américain marcha
résolument, sous un feu nourri, pour s'emparer d'une redoute. Un
de ses officiers eut la cuisse emportée. Pendant ce temps M. de
Rochambeau et le général Washington s'avançaient pour reconnaître les
forts. Ils traversèrent ensuite le creek d'Harlem et continuèrent
leurs explorations toujours sous le feu des postes ennemis et des
forts. Puis, ils repassèrent la rivière, revinrent sur leur route du
matin et poussèrent en avant, le long de l'île, jusqu'à la hauteur de
New-York. Quelques frégates installées dans la rivière du Nord leur
envoyèrent des boulets qui ne firent aucun mal. Ils rabattirent
ensuite sur Morrisania, où le feu de l'ennemi fut encore plus vif. Le
comte de Damas eut un cheval tué sous lui. Les généraux rentrèrent
enfin dans leurs lignes après être restés vingt-quatre heures à
cheval.

[Note 179: Les détails qui suivent sont en accord avec ceux que donne
le journal de Washington cité par Sparks, VIII, p. 109.]

Pendant ce temps, les aides de camp faisaient chacun de leur côté
leurs reconnaissances particulières. La légion de Lauzun forçait à se
replier les postes ennemis et leur enlevait un assez grand nombre de
prisonniers.

Le 23, on remonta à cheval à cinq heures du matin pour continuer ce
travail. On reconnut d'abord la partie de Long-Island qui est séparée
du continent par le Sound; on retourna à Morrisania revoir une partie
de l'île d'York qui n'avait point été suffisamment examinée la veille;
puis les généraux revinrent vers leurs troupes.

«Nous fîmes dans cette reconnaissance, dit Rochambeau, l'épreuve de
la méthode américaine pour faire passer à la nage les rivières
aux chevaux en les rassemblant en troupeau à l'instar des chevaux
sauvages. Nous avions passé dans une île qui était séparée de
l'ennemi, posté à Long-Island, par un bras de mer dont le général
Washington voulut faire mesurer la largeur. Pendant que nos ingénieurs
faisaient cette opération géométrique, nous nous endormîmes, excédés
de fatigue, au pied d'une haie, sous le feu du canon des vaisseaux
de l'ennemi, qui voulait troubler ce travail. Réveillé le premier,
j'appelai le général Washington et lui fis remarquer que nous avions
oublié l'heure de la marée. Nous revînmes vite à la chaussée du moulin
sur laquelle nous avions traversé ce petit bras de mer qui nous
séparait du continent; elle était couverte d'eau. On nous amena deux
petits bateaux dans lesquels nous nous embarquâmes avec les selles et
les équipages des chevaux; puis on renvoya deux dragons américains qui
tiraient par la bride deux chevaux bons nageurs; ceux-ci furent suivis
de tous les autres excités par les coups de fouet de quelques dragons
restés sur l'autre bord et à qui nous renvoyâmes les bateaux. Cette
manoeuvre dura moins d'une heure; mais heureusement notre embarras fut
ignoré de l'ennemi.»

L'armée rentra dans son camp à Philipsburg le 23, à onze heures du
soir.

«Cette reconnaissance[180] fui faite avec tout le soin imaginable,
nous avons essuyé six, ou sept cents coups de canon qui ont coûté deux
hommes aux Américains. Nous avons fait aux Anglais vingt ou trente
prisonniers et tué quatre ou cinq hommes. Il leur a été pris aussi
une soixantaine de chevaux. Je ne peux trop répéter combien j'ai été
surpris de l'armée américaine; il est inimaginable que des troupes
presque nues, mal payées, composées de vieillards, de nègres et
d'enfants, marchent aussi bien et en route, et au feu. J'ai partagé
cet étonnement avec M. de Rochambeau lui-même, qui n'a cessé de nous
en parler pendant la route en revenant. Je n'ai que faire de parler du
sang-froid du général Washington; il est connu; mais ce grand homme
est encore mille fois plus noble et plus beau à la tête de son armée
que dans tout autre moment.»

[Note 180: _Journal_ de Cromot du Bourg.]

Du 23 juillet au 14 août l'armée resta paisible dans son camp de
Philipsburg. La légion de Lauzun avait seule un service très-actif et
très-pénible.

La célérité de la marche des troupes françaises et leur discipline
eurent un grand succès auprès des Américains. La jonction des armées
alliées eut tout l'effet qu'on pouvait en attendre. Elle retint à
New-York le général Clinton, qui avait l'ordre de s'embarquer avec un
corps de troupes pour séparer Washington de La Fayette et réduire
le premier à la rive gauche de l'Hudson. Elle contribua à faire
rétrograder lord Cornwallis de la pointe qu'il avait faite dans
l'intérieur de la Virginie, pour aller à la baie de Chesapeak fixer et
fortifier, suivant les mêmes instructions, un poste permanent. C'est
peu de jours après la jonction des troupes devant Philipsburg que les
généraux français et américains apprirent que Cornwallis se repliait
par la rivière James sur Richmond, où La Fayette vint l'assiéger[181].

[Note 181: Le général anglais Philips mourut le 13 mai 1781. Il était
très-malade dans son lit, à Pétersburg, lorsqu'un boulet de canon
parti des batteries de La Fayette traversa sa chambre sans l'atteindre
toutefois. Coïncidence bizarre, ce même général commandait à Minden la
batterie dont un canon avait tué le père de La Fayette. (_Mémoires_ de
La Fayette.) _Maryland Papers_ 133-143, correspondance entre Philips
et Weedon.--Arnold fut accusé dans l'armée anglaise d'avoir empoisonné
le général Philips. (_Mercure de France_, sept. 1781, p. 160.)--Voir
aussi _The Bland Papers_, par Ch. Campbell, Petersburg, 1848, II,
124.]



XV


Le 14 août, M. de Rochambeau reçut de Newport une lettre par laquelle
on lui annonçait que la _Concorde_ était de retour depuis le 5 de
son voyage auprès de l'amiral de Grasse. Elle l'avait rejoint à
Saint-Domingue après la prise de Tabago, lui avait communiqué les
instructions de M. de Rochambeau et était repartie le 26 juillet. M.
de Grasse faisait savoir à M. de Rochambeau qu'il partirait le 3 août
avec toute sa flotte, forte de vingt-six vaisseaux, pour se rendre
dans la baie de Chesapeak. Il devait emmener trois mille cinq cents
hommes de la garnison de Saint-Domingue, où M. de Lillencourt était
gouverneur, et emporter les 1,200,000 livres fournies par Don Solano,
qui lui avaient été demandées; mais il ajoutait que ses instructions
ne lui permettraient pas de rester au delà du 15 octobre.

On apprit aussi que les troupes anglaises qui étaient entrées quelques
jours avant dans New-York n'étaient pas celles de Cornwallis, comme M.
de La Fayette l'avait écrit lui-même, mais la garnison de Pensacola
dans la Floride que le général espagnol, Don Galvez, avait laissée
sortir sans conditions après la prise de cette ville[182]. Le général
Clinton avait aussi reçu d'Angleterre un convoi portant trois mille
recrues, ce qui montait en tout ses forces à douze mille hommes. Les
alliés ne pouvaient lui en opposer que neuf mille.

[Note 182: Le succès des Espagnols à Pensacola fut ainsi plus nuisible
qu'utile à la cause des Américains.]

De Williamsbourg, lord Cornwallis se retira sur Portsmouth, près de
l'embouchure du James-River et par conséquent de la baie Chesapeak.
La mer était libre pour lui et cette suite de mouvements rétrogrades
semblait indiquer le projet d'évacuer la Virginie. La Fayette avait
montré la plus grande habileté dans cette campagne, où, avec quinze
cents miliciens seulement, il sut forcer à battre en retraite le
général Cornwallis qui était à la tête de plus de quatre mille hommes.
C'est en évitant d'en venir à une action générale, en trompant
constamment l'ennemi sur l'effectif réel de ses forces, en opérant
des manoeuvres habiles ou prenant des dispositions pleines à la fois
d'audace et de prudence, que La Fayette obtint ce résultat inespéré.
«L'enfant ne saurait m'échapper,» avait écrit Cornwallis au début de
la campagne, en parlant de ce général dont il méprisait la jeunesse et
dont il méconnaissait l'habileté. A son tour, il allait tomber dans le
piège où le menait peu à peu La Fayette.

Les Anglais s'embarquèrent à Portsmouth et La Fayette crut un instant
qu'ils abandonnaient complètement la Virginie pour aller renforcer la
garnison de New-York. Il l'écrivit même à Washington. Mais il apprit
bientôt que leur seul but était de prendre une forte position à York
et à Gloucester pour attendre des renforts qui devaient leur arriver.
C'est là que La Fayette voulait les amener. Le 6 août, en annonçant
ses succès au général Washington, il lui disait:

«Dans l'état présent des affaires, j'espère, mon cher général, que
vous viendrez en Virginie, et que si l'armée française prend aussi
cette route, j'aurai la satisfaction de vous voir de mes yeux à
la tête des armées combinées; mais si une flotte française prend
possession de la baie et des rivières et que nous ayons formé une
force de terre supérieure à celle de l'ennemi, son armée doit tôt ou
tard être contrainte à se rendre[183].»

[Note 183: _Mémoires_ de La Fayette.]

De son côté, le général Washington écrivait une lettre tout amicale
et toute confidentielle à La Fayette pour le féliciter de ses succès
antérieurs, et il ajoutait qu'il lui permettait, maintenant qu'il
avait sauvé la Virginie, de venir prendre part à l'attaque projetée
contre New-York. Il reconnaissait toutefois la nécessité de la
présence de La Fayette à la tête de l'armée de Virginie.

Ces deux missives eurent un sort tout différent et, par un de ces
hasards dont nous avons eu un précédent exemple après la conférence
d'Hartford, la lettre du général Washington fut interceptée par James
Moody dans les Jerseys, tandis que celle de La Fayette arrivait à
destination. Le général Clinton crut plus que jamais qu'il allait
être attaqué. Cette illusion dura encore quelque temps après que les
troupes combinées eurent commencé leur marche vers le Sud[184].

[Note 184: Cette circonstance servit si bien les Américains et trompa
si complètement les généraux anglais, que l'on est porté à croire que
ce ne fut pas tout à fait par un hasard heureux, mais par suite d'une
habile manoeuvre de Washington, que sa lettre, écrite avec intentions
tomba entre les mains de James Moody. Telle était l'opinion de lord
Cornwallis, qui ne pouvait se pardonner après sa défaite d'avoir été
ainsi joué. (Voir _Mercure de France_, 1781.)--_Sparks_, VIII, 144,
raconte aussi comment un faux ordre signé de La Fayette et enjoignant
au général Morgan de faire avancer Ses troupes fut saisi par
Cornwallis sur un vieux nègre envoyé à dessein de son côté, ce qui le
détermina à rétrograder.]

Aussitôt que M. de Rochambeau eut reçu les dépêches apportées par la
_Concorde_, il se concerta avec le général Washington, qui renonça
définitivement au projet qu'il avait toujours formé de faire une
attaque générale contre New-York. Les généraux alliés furent d'accord
qu'ils devaient diriger leurs forces sur la Virginie, et il ne
restait plus qu'à organiser les moyens d'exécution du nouveau plan de
campagne. Pendant que M. de Rochambeau envoyait, le 15 août, M. de
Fersen auprès du comte de Barras pour lui donner avis de l'expédition
projetée, Washington écrivait à La Fayette de garder ses positions
devant York et d'attendre l'arrivée de la flotte de M. de Grasse, des
troupes qu'il amènerait aux ordres de M. de Saint-Simon et des armées
coalisées.

Tous les efforts de La Fayette eurent alors pour but d'empêcher que
Cornwallis ne gagnât la Caroline et ne fît ainsi échouer la
campagne des alliés. C'est pourquoi il envoya des troupes au sud de
James-River, sous prétexte de déloger les Anglais de Portsmouth, ce
qui eut encore le bon effet de faire réunir au corps de l'armée les
troupes et l'artillerie qui se seraient échappées par Albermale-Sound
à l'arrivée du comte de Grasse. C'est dans la même vue qu'il retint
d'autres troupes, du même côté, sous prétexte de faire passer le
général Wayne et ses Pensylvaniens à l'armée du Sud pour renforcer le
général Green. En même temps il envoyait auprès de Cornwallis le brave
soldat Morgan, qui resta quelque temps comme déserteur au milieu des
ennemis, et qui ne voulut accepter, au retour de sa difficile et
dangereuse mission, d'autre récompense que la restitution d'un fusil
auquel il tenait beaucoup[185].

[Note 185: Voir _Mémoires de La Fayette_ pour la conduite de
Morgan.--_Sparks_, VIII, 152.]

Sitôt le projet de la campagne arrêté, les généraux alliés le mirent à
exécution. De la célérité de leur marche dépendait en grande partie le
succès, qui était certain s'ils pouvaient rejoindre La Fayette
avant le départ de M. de Grasse. M. de Barras persistait dans sa
détermination de se joindre à l'amiral de Grasse, bien qu'il fût
autorisé par une lettre particulière du ministre de la marine, M. de
Castries, à croiser devant Boston, s'il lui répugnait de servir sous
les ordres d'un amiral moins ancien que lui. M. de Rochambeau
l'avait donc chargé de transporter dans la baie de Chesapeak toute
l'artillerie de siège restée à Newport avec le corps de M. de Choisy.
De son côté, le général Washington déterminait 2,000 hommes des États
du Nord à le suivre en Virginie pour rejoindre La Fayette. Enfin
100,000 écus qui restaient dans la caisse du corps français furent
partagés entre les deux armées.



XVI


Les troupes se mirent en mouvement le 19 août pour aller passer
l'Hudson à Kingsferry. Les Américains suivirent la route le long du
fleuve, tandis que les Français rétrogradaient sur leurs marches
précédentes.

La première journée, de Philipsburg à Northcastle (18 milles), fut
très-pénible. Dès quatre heures du matin on battit la générale, et à
cinq heures et demie M. de Rochambeau, en visitant le camp, s'aperçut
que les voitures de vivres manquaient et qu'il ne restait plus au
camp que 500 ou 600 rations. Il en envoya chercher et dut remettre le
départ à midi. En attendant il donna le commandement du bataillon des
grenadiers et chasseurs de Bourbonnais à M. Guill. de Deux-Ponts;
celui du bataillon de Soissonnais à M. de La Valette,
lieutenant-colonel de Saintonge, et il les joignit à la légion de
Lauzun pour former l'arrière-garde, qui, placée tout entière sous les
ordres du _baron_ de Vioménil[186], fut chargée de garder les avenues
pendant qu'on faisait partir l'artillerie et les bagages. Il ne leva
ses postes qu'à deux heures. Mais les équipages étaient trop chargés,
et les routes accidentées ou défoncées par les pluies. Les fourgons se
brisaient ou s'embourbaient, de telle sorte qu'à huit heures du soir
on n'avait encore fait que quatre milles et que les régiments ne
purent arriver à Northcastle que le 20, à quatre heures du matin. M.
de Custine avait été obligé de laisser le vicomte de Rochambeau avec
toute l'artillerie et 200 hommes à 12 milles de Northcastle. Dans ces
conditions, qui auraient été désastreuses pour l'armée si la garnison
de New-York eût fait une sortie, l'arrière-garde ne pouvait ni ne
devait avancer beaucoup. Le baron de Vioménil s'arrêta à la maison
d'_Alexander Lark,_ où il bivouaqua et où lui et ses officiers purent
se sécher et se reposer. Il reçut ordre de se rendre directement à
King's-ferry en passant par _Leguid's Tavern,_ où il arriva le 20,
à onze heures du soir, et par _Pensbridge,_ sur le _Croton,_ où il
rejoignit le gros de l'armée.

[Note 186: G. de Deux-Ponts, dit le _Vicomte;_ mais il est probable
que ce poste important, qui donnait la supériorité sur de Lauzun, ne
pouvait être confié qu'à un général tel que celui que l'on nomme le
baron.--Son frère avait pourtant rang de maréchal de camp.]

Celle-ci avait quitté Northcastle le 21, de grand matin. A deux milles
de là elle passa la petite rivière qui porte ce nom; puis, deux milles
plus loin, le _Croton-river_ à Pensbridge, où il y avait un pont de
bois. Le _Croton_ n'est pas navigable, mais n'est pourtant guéable
qu'à certaines époques. Le soir les troupes campèrent à _Hun's
Tavern,_ qui forme un faubourg de _Crampond._ Dès ce moment, la
légion de Lauzun marcha à l'avant-garde, tandis que le bataillon
des grenadiers et chasseurs de Bourbonnais formait l'arrière-garde
immédiate de l'armée et que celui de Soissonnais restait sur les bords
du Croton jusqu'à ce que tous les équipages fussent passés.

Le 22 août, l'armée quitta Hun's Tavern et passa, après une marche de
neuf milles, à Peekskill, village qui comptait à peine une vingtaine
de maisons et qui est situé sur la rivière du Nord. Enfin elle arriva,
quatre milles plus loin, à _King's Ferry,_ et prit position sur le
rideau qui domine la rivière du Nord. Comme il n'y avait en cet
endroit que la maison de l'homme à qui appartenait le bac, le quartier
général resta établi à Peekskill. M. de Rochambeau ne voulut pas
passer si près de West-Point sans aller visiter cette place forte. Il
y employa la journée du 23 et s'y rendit en bateau avec le général
Washington et plusieurs officiers. A son retour il reçut des lettres
de M. de Choisy qui lui annonçait qu'il s'était embarqué le 21 sur
l'escadre de M. de Barras avec toute l'artillerie et les cinq cents
hommes de troupes françaises dont il avait le commandement. Il en
laissait cent à Providence, sous le commandement de M. Desprez, major
de Deux-Ponts, pour la garde des magasins et de l'hôpital.

Pendant cette même journée les équipages et la légion de Lauzun
traversèrent l'Hudson et vinrent s'établir à _Haverstraw,_ près de la
maison de Smith, dans laquelle Arnold avait eu sa dernière conférence
avec le major André. D'un autre côté, Guill. de Deux-Ponts protégeait
l'embarquement avec la brigade de Bourbonnais qu'il avait fait avancer
jusqu'à Verplank's-Point. Cette brigade passa à son tour le 24, et le
reste de l'armée le 25.

Tous les officiers supérieurs de l'armée s'accordent à dire que
le général anglais fit preuve pendant tous ces mouvements d'une
maladresse singulière, et ils ne peuvent s'expliquer son inaction.
Il n'est pas douteux que les nombreuses démonstrations faites devant
New-York et surtout les lettres interceptées, comme nous l'avons dit,
ne l'aient complètement trompé sur les intentions véritables des
généraux alliés. Du reste, le plus grand secret fut gardé sur le but
des mouvements des armées, au point que les généraux ignoraient, aussi
bien que les colonels et les aides de camp, le point sur lequel on
voulait diriger une attaque. L'opinion générale était, là comme
dans le camp anglais, que l'on voulait tourner la place et attaquer
New-York par _Paulus-Hook_ ou _Staten-lsland._

Lorsque toute l'armée eut franchi l'Hudson, le général Washington
organisa comme il suit la marche de ses troupes. Il se tenait en avant
à une journée de distance, à la tête de trois mille hommes; la légion
de Lauzun et la brigade de Bourbonnais suivaient le lendemain; enfin,
le troisième jour, la brigade de Soissonnais venait occuper les
campements abandonnés par la précédente. Avant de partir, le général
Washington laissa au camp de Verplanck's-Point un corps de trois mille
miliciens, sous le commandement du général Heath, pour défendre l'État
de New-York et le cours de la rivière du Nord.

Le 25, la première brigade (Deux-Ponts et Bourbonnais) se rendit à
_Suffren's_ en passant par _Hackensack,_ au milieu d'une magnifique
vallée. La route fut de quinze milles.

Le 26 on alla de _Suffren's_ à _Pompton._ La route, longue de quinze
milles, était superbe; le pays, découvert et bien cultivé, était
habité par des Hollandais généralement fort riches. La petite rivière
de Pompton, que l'armée dut traverser trois fois à quatre milles
de distance de la ville du même nom, était munie de ponts à chaque
passage. Quand les troupes furent installées dans leur camp, plusieurs
généraux et officiers profitèrent du voisinage de _Totohaw Fall_ pour
aller voir cette curieuse cataracte que M. de Chastellux décrit dans
ses _Voyages._

À Pompton, le corps du général Washington se dirigea vers
Staten-Island. En même temps M. de Rochambeau envoyait en avant de
Chatham le commissaire des guerres, de Villemanzy, pour établir des
fours et faire des démonstrations d'approvisionnements qui devaient
entretenir les ennemis dans l'idée qu'on allait faire une attaque
de ce côté. M de Villemanzy s'acquitta heureusement de cette
commission[187].

[Note 187: Il mourut pair de France sous Charles X.]

Le 27, après seize milles de marche, l'armée vint camper à _Hanover_
ou _Vibani,_ entre _Wipanny_ et _Morristown._ La première division
séjourna à ce camp le 28, pendant que la seconde la rejoignait.

C'est à ce moment que les généraux alliés cessèrent toute feinte
vis-à-vis de leurs aides de camp et de leurs officiers généraux. Ils
partirent en avant pour Philadelphie et firent brusquement tourner
leurs troupes sur le revers des montagnes qui séparent l'intérieur de
l'État de Jersey de ses districts, situés sur les bords de la mer.
M. de Rochambeau emmenait avec lui de Fersen, de Vauban et de Closen
comme aides de camp.

Le 29, la première brigade, aux ordres du baron de Vioménil, se
rendit, après seize milles de marche, à _Bullion's Tavern._ Elle dut
traverser Morristown, ville assez jolie dans laquelle on comptait de
soixante à quatre-vingts maisons bien bâties. L'armée américaine y
avait campé en 1776 et 1779. On sait que, à la première date, le
général Lee, qui s'était imprudemment séparé de son armée, fut enlevé
par un corps anglais, mais que la seconde fois le général Washington
avait pris une belle position sur la hauteur entre _Menden_ et
_Baskeridge_ pour garder le passage de la Delaware. Il y conserva
ainsi la tête de toutes les routes par lesquelles l'ennemi pouvait
passer.

Le 30, on fut à _Sommerset Court-House,_ après douze milles de marche;
le 31, à _Princeton_ (dix milles), le 1'er septembre à _Trenton_ sur
la Delaware (douze milles). La rivière était guéable. Les équipages
la franchirent de suite; mais les troupes s'arrêtèrent et ne la
franchirent à leur tour que le lendemain, pour aller camper à _Red
Lion's Tavern,_ à dix huit milles du camp précédent qui était
_Sommerset Court-House._

La légion de Lauzun veillait toujours avec un zèle infatigable au
salut de l'armée, soit pour éclairer la route, soit pour protéger les
flancs, soit à l'arrière-garde. Lorsque les généraux firent faire à
l'armée une brusque conversion pour la diriger sur la Delaware, M.
le baron de Vioménil reçut avis que mille hommes de la garnison de
New-York avaient eu ordre de se tenir prêts à marcher et que les
troupes légères n'étaient pas à plus d'un mille. Ce général, qu'un
coup de pied de cheval obligeait d'aller en voiture, ne savait quel
parti prendre: il était, en effet, presque sans ressources s'il eût
été attaqué. Lauzun quitta alors son campement de Sommerset et marcha
au-devant de l'ennemi, le plus loin possible, afin de donner à M. de
Vioménil le temps de se retirer dans les bois. Il envoya de fortes
patrouilles sur tous les chemins par où les Anglais pouvaient arriver.
Il se mit lui-même à la tête de cinquante hussards bien montés, et il
s'avança a plus de dix milles sur le chemin de Brunswick, par lequel
les ennemis devaient le plus probablement s'avancer. Il rencontra
trois fortes patrouilles de troupes légères qui se retirèrent après un
échange de quelques coups de pistolet, et, convaincu que les troupes
anglaises ne s'avançaient pas, il retourna rassurer le baron de
Vioménil.

L'armée marcha, le 3 septembre, de _Red-Lion's Tavern_ à
_Philadelphie,_ où la première division pénétra en grande tenue à onze
heures du matin.

Le 4, la seconde brigade arriva à peu près à la même heure que la
première la veille, et elle ne produisit pas moins d'effet. «Le
régiment de Soissonnais, qui a des parements couleur de rosé, avait en
outre ses bonnets de grenadiers, avec la plume blanche et rose, ce qui
frappa d'étonnement les beautés de la ville[188].» M. de Rochambeau
alla au-devant avec son état-major; et cette brigade défila devant le
Congrès aux acclamations de la population, qui était charmée de sa
belle tenue.

Au moment où les troupes défilèrent devant le Congrès, ayant à leur
tête leurs officiers généraux respectifs, le président demanda à M.
de Rochambeau s'il devait saluer ou non; le général lui répondit que
quand les troupes défilaient devant le Roi, Sa Majesté daignait les
saluer avec bonté. Comme on rendit au Congrès les mêmes honneurs qu'au
Roi, «les treize membres qui le composaient ont été leurs treize
chapeaux à chaque salut de drapeau et d'officier[189].» Cromot du
Bourg, que j'ai cité plusieurs fois, plus jeune et plus instruit que
Guillaume de Deux-Ponts, quoique soldat moins aguerri, découvrit à
Philadelphie bien des choses _honnêtes et remarquables_[190]. Sur le
premier point, il vante l'accueil généreux et bienveillant qu'il reçut
chez le ministre de France, M. de la Luzerne, dont tous les écrivains
de cette époque citent l'affabilité et le mérite. Il rappelle, dans
son journal, le dîner anglais qu'il prit avec les généraux français et
leur famille (c'est ainsi que les Américains nommaient les aides de
camp) chez le président des États.

[Note 188: Cromot du Bourg.]

[Note 189: Deux-Ponts.]

[Note 190: Voir aussi, pour ce même sujet, les _Voyages_ de
Chastellux, les _Mémoires_ de Pontgibaud et la partie des _Mémoires_
du prince de Broglie que j'ai insérée dans l'Appendice.]

«Il y avait, dit-il, une tortue que je trouvai parfaite et qui pouvait
peser de 60 à 80 livres. On porta au dessert toutes les santés
possibles.» Il cite aussi M. Benezet[191] comme le quaker le plus
zélé de Philadelphie. «Je causai avec lui quelque temps; il me parut
pénétré de l'excellence de sa morale; il est petit, vieux et laid,
mais c'est réellement un galant homme, et sa figure porte l'empreinte
d'une âme tranquille et d'une conscience calme.»

[Note 191: On a une _Vie_ de cet éminent philanthrope qui éleva le
premier la voix contre la traite des nègres, Watson, _Annals,_ II,
209.]

En fait de choses remarquables, Cromot du Bourg note d'abord la ville
elle-même; «Elle est grande et assez bien bâtie; les rues sont fort
larges et tirées au cordeau; elles ont des deux côtés des trottoirs
pour les piétons; il y a un grand nombre de boutiques richement
garnies et la ville est fort vivante, car il y au moins quarante mille
habitants. On trouve dans la rue du Marché deux halles immenses bâties
en briques, dont une est consacrée à la boucherie. Je ne leur ai
trouvé d'autre défaut que d'être au milieu d'une rue superbe qu'elles
déparent tout à fait. Le port peut avoir deux milles de long. C'est
tout simplement un quai qui n'a de beau que sa longueur. Il y a
plusieurs temples fort beaux et un collège considérable qui a le titre
d'Université.»

Cet aide de camp de M. de Rochambeau fit, comme Chastellux et bien
d'autres, une visite au cabinet de curiosités de M. Cimetierre,
le Genevois, et à celui d'histoire naturelle du savant docteur
Chauvel[192]. Dans le premier, il fut étonné d'apercevoir au milieu
d'une foule de choses intéressantes une mauvaise paire de bottes
fortes, et il ne put s'empêcher de demander en riant à M. Cimetierre
si c'était là un objet de curiosité. Celui-ci lui répondit qu'elles
avaient toujours fixé l'attention des Américains parce qu'ils
n'avaient encore jamais vu que celles-là et que, vu leur étonnement,
il s'était permis de les faire passer pour les bottes de Charles XII.
Mais il est probable qu'après le passage de l'armée française les
bottes fortes cessèrent d'être un objet extraordinaire pour les
Américains.»

[Note 192: Watson, _Annals._]

Ce fut à Philadelphie que les généraux alliés apprirent que l'amiral
anglais Hood était arrivé devant New-York, où il s'était réuni à
l'amiral Graves, et que leurs flottes combinées faisaient force de
voiles vers la baie de Chesapeak. Cette nouvelle les inquiéta pendant
deux jours, car ils n'avaient encore rien appris des mouvements du
comte de Grasse[193]. Les troupes n'en continuaient pas moins leur
marche. Du camp, sur les bords de la Schuylkill, à un mille de
Philadelphie, qu'elles avaient occupé le 3 et le 4, elles se portèrent
le 5 sur _Chester_, à seize milles de là. La seconde division ne
quitta pourtant Philadelphie que le 6. Le général Washington suivit la
route de terre; mais M. de Rochambeau voulut visiter les défenses de
Philadelphie sur la Delaware, et il monta sur un bateau avec MM, de
Mauduit-Duplessis et un aide de camp[194]. Ils abordèrent d'abord à
_Mud-Island_, où était le fort inachevé de _Miflin_; ils passèrent
ensuite sur la rive gauche, à _Redbank_, où M. de Mauduit ne trouva
plus que les ruines du fort qu'il avait si vaillamment défendu le
22 octobre 1777 contre la troupe de Hessois du colonel Donop. Ils
arrivèrent enfin à _Billing's Fort_, qui avait été construit pour
soutenir les chevaux de frise qui sont plantés dans la rivière et
défendent le passage contre les vaisseaux ennemis qui tenteraient
de la remonter. Ce dernier seul était en bon état et pourvu d'une
batterie très-bien placée et très-solidement construite.

[Note 193: M. Laurens revint au commencement de septembre 1781 sur la
frégate _la Résolue_, qui apportait de l'argent pour les Français et
pour les Américains. (_Journal de Blanchard_.)]

[Note 194: Cromot du Bourg.]

En arrivant à _Chester_, M. de Rochambeau aperçut sur le rivage le
général Washington qui agitait son chapeau avec des démonstrations de
la joie la plus vive. Il dit qu'il venait d'apprendre de Baltimore
que M. de Grasse était arrivé à la baie de Chesapeak avec vingt-huit
vaisseaux de ligne et trois mille hommes qu'il avait déjà mis à terre
et qui étaient allés joindre M. de La Fayette. «J'ai été aussi surpris
que j'ai été touché, dit Guillaume de Deux-Ponts, de la joie bien
vraie et bien pure du général Washington. D'un naturel froid et d'un
abord grave et noble qui chez lui n'est que véritable dignité et qui
sied si bien au chef de toute une nation, ses traits, sa physionomie,
son maintien, tout a changé en un instant; il s'est dépouillé de sa
qualité d'arbitre de l'Amérique septentrionale et s'est contenté
pendant un moment de celle du citoyen heureux du bonheur de son pays.
Un enfant dont tous les voeux eussent été comblés n'eût pas éprouvé
une sensation plus vive, et je crois faire honneur aux sentiments de
cet homme rare en cherchant à en exprimer toute la vivacité.»

La joie ne fut pas moindre à Philadelphie quand on apprit cette
nouvelle. M. de Damas, qui y était resté après le départ des troupes,
raconta à son retour qu'il était difficile d'imaginer l'effet qu'elle
y avait produit. L'enthousiasme était tel que la population s'était
portée à l'hôtel du ministre de France et que M. de la Luzerne avait
été obligé de se montrer à son balcon aux acclamations de la foule.



XVII


Au moment où le comte de Grasse arriva dans la baie de Chesapeak La
Fayette marcha rapidement sur Williamsburg, se fit joindre par le
corps du marquis de Saint-Simon, fort de trois mille deux cents hommes
et d'un corps de hussards d'environ trois cents hommes. Dès qu'il fut
débarqué à Jamestown, il fit repasser la rivière au corps du général
Wayne et le réunit au sien; puis il plaça un corps de milices de
l'autre côté de York-River, en face de Glocester. L'armée anglaise se
trouva ainsi serrée à la fois de tous les côtés, et lord Cornwallis
n'eut plus de salut possible que dans une entreprise très-hasardeuse.
Il reconnut cependant la position de Williamsburg avec dessein de
l'attaquer; mais cette position était solidement établie. Deux criques
se jetant, l'une dans James, l'autre dans York-River. resserrent
beaucoup la péninsule en cet endroit. Il eût fallu forcer ces deux
passages bien défendus. Deux maisons et deux bâtiments publics de
Williamsburg, en pierres, étaient bien placés pour défendre le front.
Il y avait cinq mille hommes de troupes américaines et françaises, un
gros corps de milices et une artillerie de campagne bien servie. Lord
Cornwallis ne crut pas devoir risquer l'attaque. Il aurait pu passer
à Gloucester ou remonter York-River, le comte de Grasse ayant négligé
d'envoyer des vaisseaux au-dessus; mais il eût fallu abandonner
artillerie, magasins et malades. La Fayette avait du reste pris des
mesures pour lui couper la retraite en quelques marches. Il se décida
donc à attendre l'attaque. Il aurait pu trouver encore une chance
de salut dans une attaque précipitée, si La Fayette eût cédé à une
sollicitation bien tentante. Le comte de Grasse était pressé de s'en
retourner; l'idée d'attendre les généraux et les troupes du Nord le
contrariait beaucoup. Il pressait vivement La Fayette d'attaquer
l'armée anglaise avec les troupes américaines et françaises à
ses ordres, lui offrant pour ce coup de main non-seulement les
détachements qui formaient la garnison des vaisseaux, mais autant de
matelots qu'il en demanderait. Le marquis de Saint-Simon, qui, quoique
subordonné à La Fayette par la date de sa commission, était bien plus
ancien que lui d'âge et de service, réunit ses instances à celles de
l'amiral. Il représenta que les ouvrages de lord Cornwallis n'étant
pas achevés, une attaque de forces supérieures enlèverait suivant
toute apparence York-Town, ensuite Glocester. La tentation était
grande pour le jeune général de l'armée combinée, qui avait à peine
vingt-quatre ans. Il avait un prétexte irrécusable pour faire cette
attaque, dans la déclaration que lui faisait M. de Grasse qu'il ne
pouvait attendre les généraux et les forces venant du Nord. Mais
il pensa que si cette attaque pouvait avoir un succès brillant et
glorieux pour lui, elle coûterait nécessairement beaucoup de sang. Il
ne voulut pas sacrifier à sa gloire personnelle, les soldats qui lui
étaient confiés. Non-seulement il refusa de suivre les conseils du
comte de Grasse, mais il chercha à lui persuader d'attendre l'arrivée
des généraux Washington, Rochambeau et Lincoln, tous ses chefs ou ses
anciens. Il y perdrait le commandement en chef, mais la réduction
de Cornwallis deviendrait une opération certaine et peu coûteuse.
L'amiral de Grasse se rendit quoique à regret à ces raisons.

De leur côté, les généraux Washington et Rochambeau hâtèrent la marche
de leurs troupes.

Le 6 elles partirent de Chester pour Wilmington (11 milles), où elles
arrivèrent après avoir laissé à leur droite le champ de bataille
de _Brandywine_. Le 7 au soir elles étaient à _Elk-Town_, où les
attendait un officier porteur des dépêches de M. de Grasse. Le 8 on
s'occupait de trouver des bâtiments de transport pour en embarquer le
plus possible. On était encore en effet à plus de cent lieues du point
où l'on devait se réunir à M. de La Fayette, et il était important de
ne pas le laisser dans une position critique. Or, la plus courte voie
en même temps que la moins fatigante pour les troupes était la mer.
Mais les Anglais dans leurs différentes incursions avaient tellement
détruit toutes les barques américaines qu'il fut impossible d'en
rassembler assez pour embarquer plus de deux mille hommes. C'était à
peine suffisant pour convoyer les deux avant-gardes des deux armées.
On les fit monter sur toutes sortes de bateaux. M. de Custine eut
le commandement de l'avant-garde française, qui se composait des
grenadiers, des chasseurs et de l'infanterie de Lauzun, en tout douze
cents hommes. Le général Lincoln suivait à petite distance avec les
huit cents hommes de son avant-garde[195]. Le duc de Lauzun, qui était
impatient d'arriver des premiers sur le champ de bataille, demanda à
partir avec son infanterie, et il laissa sa cavalerie suivre la voie
de terre avec l'artillerie et le gros de l'armée aux ordres des deux
Vioménil. Le même jour les généraux Washington et Rochambeau prirent
les devants pour rejoindre La Fayette par terre. Ils n'emmenèrent
chacun que deux aides de camp. Ceux du général français étaient MM.
de Damas et Fersen. M. de Rochambeau permit du reste aux autres de
prendre la voie qu'ils voudraient. MM. de Vauban et Lauberdières
s'embarquèrent avec M. de Custine, tandis que Closen et du Bourg
prenaient des chemins de traverse avec la cavalerie de Lauzun et que
Dumas continuait les fonctions d'aide-major auprès de l'armée.

[Note 195: Toutes les provisions que l'on put se procurer à grande
peine dans ce pays, qui ressemble plutôt à un désert qu'à une contrée
faite pour l'habitation de l'homme, furent quelques boeufs dont on fit
cuire la moitié et saler le reste; il y en avait pour quatre jours.
Pour suppléer aux vivres du reste de cette traversée, il fut donné à
chaque homme, officier comme soldat, une livre de fromage; cela était
accompagné d'un peu de rhum et de biscuits pour dix-sept jours.
(_Mercure de France_, sept. 1781.)]

Le 9, tandis que les avant-gardes embarquées quittaient par mer
Head-of-Elk, les troupes restées à terre se remettaient en marche. La
colonne des équipages dut être séparée de celle des troupes, à cause
de la difficulté du passage du Ferry de la _Susquhanna_. Dumas, était
chargé de diriger ce passage. Ayant appris par les gens du pays
que cette large rivière était guéable dans la belle saison un
peu au-dessous des chutes, il remonta à sept milles au-dessus de
_Lower-Ferry_, où les bacs transportaient lentement les hommes et
les chevaux, et, ayant sondé le fond de la rivière avec beaucoup de
précaution, il n'hésita pas à conseiller aux généraux d'y faire passer
les chariots et l'artillerie, ce qui s'exécuta sans trop de pertes.
Les soldats, privés de leurs bagages pendant plusieurs jours par
suite de cette séparation, durent se passer de tentes et acceptèrent
gaiement leur situation provisoire.

Le 10 septembre on campa à _Burch Hartford_ ou _Burch-Tavern_ et le 11
à _Whitemarsh_, où les chariots et les tentes rejoignirent l'armée. Le
12 on était à Baltimore.

Le baron de Vioménil chargea aussitôt le colonel de Deux-Ponts et le
comte de Laval de vérifier et de faire l'estimation exacte des hommes
que chacun des bateaux mis à sa disposition pouvait contenir.
On reconnut bien vite que l'embarquement de toute l'armée était
impossible. On fit même un essai le 13 septembre, et les généraux
se convainquirent qu'ils ne pouvaient pas exposer les troupes à la
position gênante et périlleuse dans laquelle elles seraient obligées
de se tenir pendant plusieurs jours sur de petits bateaux très-mal
équipés. Le baron de Vioménil se détermina donc à reprendre sa marche
par terre.

Le 13 seulement, les équipages, partis avec Dumas au passage de la
Schuylkill, rejoignirent cette division. Le 15 on apprit que les
grenadiers et les chasseurs embarqués à Head-of-Elk avaient été forcés
par le mauvais temps de relâcher à Annapolis après un voyage de trois
jours. M. de Custine, pressé d'arriver le premier, prit un sloop bon
voilier et navigua sans s'arrêter jusqu'à la rivière de James. Il
laissait ainsi sans direction le convoi dont il avait le commandement.
Il est vrai que le duc de Lauzun pouvait l'y suppléer; mais rien
n'avait été convenu entre ces officiers, et Lauzun se trouvait sans
ordres ni instructions. Les bateaux étaient en si mauvais état que
deux ou trois chavirèrent et qu'il y eut sept ou huit hommes de noyés.
Néanmoins tout ce convoi allait remettre à la voile lorsque M. de
Lauzun reçut un courrier du général Washington qui lui recommandait
de faire débarquer les troupes et de ne repartir que sur de nouveaux
ordres. C'est que l'escadre anglaise avait paru devant la baie de
Chesapeak le 8 septembre et que le comte de Grasse, parti pour la
combattre, n'était pas encore rentré.

Bien que l'amiral français eût détaché à ce moment quinze cents de ses
matelots pour le débarquement des troupes de M. de Saint-Simon dans
la rivière James, il n'hésita pas à couper ses câbles et à s'avancer
au-devant de la flotte anglaise avec vingt-quatre vaisseaux. L'amiral
anglais s'élevant au vent, l'avant-garde française, commandée par
de Bougainville, atteignit l'ennemi, qui fut très-mal-traité. M. de
Grasse le poursuivit au large pendant trois jours sans l'atteindre et
trouva, en rentrant dans la baie, l'escadre de M. de Barras qui, à
la faveur de cet engagement, avait gagné le mouillage, après avoir
habilement convoyé les dix bâtiments qui portaient l'artillerie de
siège. M. de Barras avait même poursuivi et capturé, à l'entrée de la
baie, deux frégates anglaises, l'_Isis_, et le _Richmond_, et quelques
petits bâtiments qui furent immédiatement envoyés à Annapolis avec les
transports venus de Rhode-Island[196].

[Note 196: Il me semble résulter de divers documents que je possède,
que l'amiral anglais fut dérouté par l'apparition de l'escadre aux
ordres de M. de Barras. Je reviendrai sur ce sujet. Voir _Not. biog._
de Grasse, de Bougainville, de Barras.]



XVIII


Aussitôt après la réception de la nouvelle du succès de M. de Grasse,
Lauzun fit remonter ses troupes sur leurs bâtiments et continua sa
route. Les vents lui furent peu favorables et il ne fut pas moins de
dix jours à se rendre à l'entrée de la rivière James.

Quant au corps resté à terre aux ordres de MM. de Vioménil, il
repartit de Baltimore le 16 septembre et alla camper à _Spurer's
Tavern_[197]. Là, M. de Vioménil reçut une lettre de M. de la
Villebrune, capitaine du _Romulus_, qui lui annonçait son arrivée à
Annapolis avec les moyens nécessaires au transport de l'armée. En
conséquence, le 17 septembre, on prit la route d'Annapolis et on vint
camper à _Scots Plantation_. Pendant les journées du 18, du 19 et du
20, que l'on passa à Annapolis, on opéra l'embarquement du matériel
de guerre et des troupes. La petite escadre que dirigeait M. de la
Villebrune se composait du vaisseau le _Romulus_ et des frégates la
_Gentille_, la _Diligente_, l'_Aigrette_, l'_Iris_ et le _Richmond_.
Il y avait, en outre, neuf bâtiments de transport. Sur la _Diligente_,
où monta Guill. de Deux-Ponts, se trouvaient prisonniers lord Rawdon,
le colonel anglais Doyle et le lieutenant de vaisseau Clark, ces deux
derniers avec leurs femmes. Ils avaient été pris par M. de Barras sur
la frégate le _Richmond_, et on n'avait pas eu le temps de les mettre
à terre avant de quitter le cap Charles. Cette escadre fut plus
heureuse que le convoi du duc de Lauzun, car elle partit le 21
septembre au soir et entra dans le James-River le 23, à cinq heures du
matin.

[Note 197: Quiconque voyagerait dans ce pays dans dix ans, dit Cromot
du Bourg, ou même dans un an, et voudrait se servir de mon journal
pour se guider, serait fort étonné de ne point trouver le même nom aux
tavernes et aux ferries; c'est la chose la plus commune dans ce pays
que le changement à cet égard, car ces endroits prennent toujours le
nom du propriétaire.]

Les équipages qui ne purent être embarqués et tout ce qui tenait à
l'administration continua de suivre la route de terre et fit un grand
détour pour arriver à Williamsburg.

La navigation dans la rivière James était très-pénible, et l'on ne
pouvait la remonter que la sonde à la main; encore plusieurs bâtiments
échouèrent-ils et ne purent-ils être relevés que par le flot.

Ce corps d'armée débarqua le 24 au soir à _Hog's-Ferry_ et alla camper
le 26 à Williamsbourg. Washington et Rochambeau, accompagnés de M. de
Chastellux et de deux aides de camp chacun, étaient arrivés dans cette
ville depuis le 14 septembre, après des marches forcées de soixante
milles par jour. Quant à l'infanterie de Lauzun, elle était débarquée
depuis le 23. La cavalerie avait suivi la voie de terre et était
depuis plusieurs jours à Williamsbourg.

En arrivant, le duc de Lauzun trouva M. de Custine qui aurait dû
diriger ce convoi au lieu de prendre les devants. Pendant qu'il lui
rendait compte de ce qui s'était passé, les généraux Washington et
Rochambeau, qui étaient à peu de distance sur une corvette, lui firent
dire d'aller à leur bord. Le général Washington dit alors au duc que
lord Cornwallis avait envoyé toute sa cavalerie et un corps de troupes
assez, considérable à Glocester. Il craignait qu'il ne fît de ce côté
une tentative de fuite et, pour prévenir cette retraite qui aurait
fait perdre le fruit de toute la campagne, il y avait posté, pour
observer les Anglais, un corps de trois mille miliciens commandés par
le brigadier-général Weedon. Ce général était un ancien aubergiste que
les événements avaient rapidement fait parvenir à son grade; mais,
s'il faut en croire Lauzun, c'était un excellent homme, qui n'aimait
pas la guerre. «La manière dont il bloquait Glocester était bizarre.
Il s'était placé à plus de quinze milles des ennemis et n'osait pas
envoyer une patrouille à plus d'un demi-mille du camp.» Le général
Washington, qui savait à quoi s'en tenir sous ce rapport, aurait voulu
que Lauzun, dont il estimait le mérite et appréciait le courage, prît
le commandement des milices réunies à sa légion de ce côté. Il offrit
au duc d'écrire à Weedon pour qu'il ne se mêlât plus de rien, tout en
conservant son rang aux yeux de l'armée. M. de Lauzun ne voulut pas
accepter cette situation équivoque, et, le 25, il se rendit par terré
avec son infanterie auprès du général Weedon pour servir sous ses
ordres. Sa cavalerie, envoyée par M. de Rochambeau, était déjà devant
Glocester.

M. de Lauzun proposa à Weedon de se rapprocher de Glocester et d'aller
le lendemain faire une reconnaissance près des postes anglais.
Ils partirent en effet avec cinquante hussards. Lauzun s'approcha
suffisamment pour prendre une idée juste de la position des ennemis,
mais le général Weedon, tout en le suivant, ne cessait de répéter
qu'il n'irait plus avec lui.

Lauzun rendit aussitôt compte à M. de Rochambeau de ce qu'il avait vu.
Il lui fit savoir qu'il ne devait pas compter sur la milice américaine
et qu'il était indispensable d'envoyer au moins deux bataillons
d'infanterie française de plus. Il lui demanda en outre de
l'artillerie, de la poudre et des vivres, dont il manquait
absolument[198].

[Note 198: Ni Lauzun, ni Choisy, ne rendirent justice au général
Weedon, que son inexpérience des choses de la guerre fit tourner
en ridicule par les officiers français. On peut trouver dans les
_Maryland Papers_ quelques lettres de Weedon à La Fayette, au général
anglais Philips et à d'autres, qui témoignent de l'honorabilité de son
caractère et de sa dignité. La conduite des milices à Camden, où elles
abandonnèrent de Kalb et les troupes régulières ou _Maryland Line_,
inspira aux Français ce mépris qu'ils exprimaient en toute occasion.]

Sans plus tarder, M. de Rochambeau fit passer, le 27, du côté de
Glocester de l'artillerie et huit cents hommes tirés de la garnison
des vaisseaux, sous le commandement de M. de Ghoisy. Celui-ci, par son
ancienneté de grade, commandait le général Weedon et Lauzun.

Ainsi, le 28, tandis que les amiraux de Grasse et de Barras bloquaient
la baie de Chesapeak, M. de Choisy prenait du côté de Glocester
d'énergiques dispositions offensives, et l'armée combinée des
Américains et des Français était massée à Williamsbourg.

Cette dernière ville, capitale de la Virginie, avait eu une grande
importance avant la guerre. Elle se composait de deux grandes rues
parallèles coupées par trois ou quatre autres. Le collège, le
gouvernement et le capitole étaient encore de beaux édifices,
quoiqu'ils fussent dégradés depuis qu'ils étaient en partie
abandonnés. Les temples n'y servaient plus que de magasins et
d'hôpitaux. Les habitants avaient déserté la ville. La campagne avait
été dévastée par les Anglais au point qu'on ne trouvait plus ni foin
ni avoine pour les chevaux et qu'on était obligé de les laisser paître
dans les champs.



XIX


Le 28 septembre, toute l'armée combinée se mit en mouvement de bonne
heure pour faire l'investissement d'York. Elle marcha sur une seule
colonne jusqu'à cinq milles de Williamsbourg, où se trouve un
embranchement de deux routes. L'armée américaine prit celle de droite,
tandis que l'armée française s'avançait par l'autre. Celle-ci était
composée: 1° des volontaires, aux ordres du baron de Saint-Simon,
frère du général[199]; 2° des grenadiers et chasseurs des sept
régiments de l'armée, sous les ordres du baron de Vioménil; 3° des
brigades d'Agenais, de Soissonnais et de Bourbonnais. A un mille de la
place, les trois brigades se séparèrent et s'avancèrent jusqu'à
portée de pistolet en profitant des rideaux des bois et des criques
marécageuses pour former une enceinte continue depuis la rivière
d'York, à gauche, jusqu'au marais, près de la maison du gouverneur
Nelson.

[Note 199: Au retour de cette campagne, il fut nommé colonel en
France; il n'avait que vingt-trois ans. Mais il donna sa démission et
se livra, à des études économiques. C'est le chef de la fameuse école
Saint-Simonienne. Voir _Notices biographiques_.]

A peine la brigade de Bourbonnais était-elle arrivée à là place
qu'elle devait occuper qu'on donna avis de l'approche d'un corps
ennemi. M. le comte de Rochambeau envoya aussitôt l'ordre à M. de
Laval de prendre les piquets de l'artillerie de la brigade pour les
chasser. Cinq ou six coups de canon suffirent pour disperser cette
troupe.

Soit que lord Cornwallis ne s'attendît pas à un mouvement si prompt,
soit qu'il eût jugé inutile de pousser des postes en avant des
redoutes qui formaient son camp retranché, les avant-gardes ne
rencontrèrent que ce faible obstacle. Les bois favorisaient du reste
leur approche. Ce déploiement successif des colonnes pour occuper le
terrain inégal, et coupé par des haies se fit avec la plus grande
célérité.

De son côté, le général Washington, à la tête du corps américain,
était obligé de s'arrêter devant des marais dont tous les ponts
étaient rompus. Tout le jour et une partie de la nuit furent employés
à les rétablir.

Le 29, les troupes américaines purent avancer sur les ponts rétablis.
Les Anglais qui leur faisaient face se replièrent de leur côté, mais
non sans tirer quelques coups de canon qui tuèrent trois soldats et
en blessèrent trois autres. Du côté des Français on fit quelques
reconnaissances qui furent peu inquiétées par les ennemis. Un seul
homme fut blessé.

Dans la nuit du 29 au 30, les Anglais, dont les postes avancés
touchaient à ceux des Français, évacuèrent deux redoutes de leur côté
et une du côté des Américains, ainsi que toutes les petites batteries
qu'ils avaient établies pour la défense d'une crique a la droite de
ces ouvrages. Ils jugèrent sans doute que cette ligne de défense était
beaucoup trop étendue. Il n'en est pas moins vrai qu'en livrant
aux alliés, sans coup férir, ces importantes positions, ils leur
facilitèrent le succès en leur évitant bien des hésitations et des
embarras. M. de Rochambeau envoya de suite, le 30 au matin, ses aides
de camp Charles de Lameth et Dumas, à la tête de cent grenadiers et
chasseurs de Bourbonnais, pour occuper la plus forte de ces redoutes,
nommée _Pigeon-Hill_. Le guide qui conduisait ces officiers les
assurait qu'ils n'étaient pas à une demi-portée de fusil de la
redoute, et ceux-ci ne la voyaient pas encore. Cela tenait à sa
position au milieu des bois. On s'attendait au moins à des combats
partiels très-vifs. Le terrain aurait été très-favorable à cette sorte
de défense. Mais la place était tout à fait déserte, et l'on n'eut
qu'à s'y établir.

M. de Rochambeau fit alors une reconnaissance de la ligne abandonnée.
Il était accompagné de Guillaume de Deux-Ponts. À trois cents pas des
redoutes, vers la ville, ils virent un ravin profond de vingt-cinq
pieds qui n'était plus défendu, bien qu'il formât autour de la ville
une circonvallation naturelle. Cinquante chasseurs du régiment
de Deux-Ponts vinrent occuper la seconde redoute, tandis que les
Américains s'établissaient dans la troisième et la fortifiaient. Ils
en construisirent même une quatrième pour relier cette dernière aux
deux autres. Pendant qu'ils exécutaient ce travail, le canon de
l'ennemi leur tua quatre ou cinq hommes.

Dans la même matinée du 30, le baron de Vioménil, voulant reconnaître
les ouvrages ennemis qui étaient à la gauche des Français, fit avancer
les volontaires de Saint-Simon. Ils se rendirent aisément maîtres du
bois placé devant eux. Pourtant les postes qu'ils avaient forcés à se
replier sur une redoute firent diriger contre eux un feu assez vif de
boulets et de mitraille qui tua un hussard, cassa le bras à un autre
et brisa la cuisse à M. de Bouillet, officier d'Agenais. A la suite de
cette reconnaissance, M. de Rochambeau fit avancer d'un demi-mille le
camp occupé par la brigade de Bourbonnais.

Le 1er octobre, les deux redoutes auxquelles les Américains
travaillaient n'étant point encore finies, les ennemis ne cessèrent de
les canonner. Ils ne tuèrent que deux hommes et ne purent interrompre
le travail, qui ne fut achevé que le 5. Les Américains n'éprouvèrent
plus que des pertes insignifiantes, le feu des ennemis s'étant
très-ralenti pendant les deux derniers jours. Je dois mentionner comme
un fait bizarre la destruction d'une patrouille de quatre soldats
américains, dans la journée du 2, par un seul boulet. Trois de ces
hommes furent tués sur le coup, et le quatrième gravement blessé[200].

[Note 200. Cr. du Bourg.]

Les Français ne restaient pas non plus inactifs. Guillaume de
Deux-Ponts faisait des reconnaissances sur tout le front des troupes
et s'assurait que la droite des fortifications de l'ennemi était la
partie la meilleure de leurs défenses.

M. de Choisy avait eu de son côté, le 3, un brillant engagement. Voici
comment Lauzun en parle dans ses _Mémoires_:

«M. de Choisy commença dès son arrivée par envoyer promener le
général Weedon et toute la milice, en leur disant qu'ils étaient des
poltrons[201], et en cinq minutes il leur fit presque autant de peur
que les Anglais, et assurément c'était beaucoup dire. Il voulut dès le
lendemain aller occuper le camp que j'avais reconnu. Un moment avant
d'entrer dans la plaine de Glocester, des dragons de l'État de
Virginie vinrent très-effrayés nous dire qu'ils avaient vu des dragons
anglais dehors et que, crainte d'accident, ils étaient venus à toutes
jambes, sans examiner. Je me portai en avant pour tâcher d'en savoir
davantage. J'aperçus une fort jolie femme à la porte d'une petite
maison, sur le grand chemin; je fus la questionner; elle me dit que
dans l'instant même le colonel Tarleton sortait de chez elle; qu'elle
ne savait pas s'il était sorti beaucoup de troupes de Glocester; que
le colonel Tarleton désirait beaucoup _presser la main du duc français
(to shake hands with the french duke_). Je l'assurai que j'arrivais
exprès pour lui donner cette satisfaction. Elle me plaignit beaucoup,
pensant, je crois par expérience, qu'il était impossible de résister à
Tarleton; les troupes américaines étaient dans le même cas?

[Note 201. Voir _ante_ page 164, note, aussi p. 169.]

«Je n'étais pas à cent pas de là que j'entendis mon avant-garde tirer
des coups de pistolet. J'avançai au grand-galop pour trouver un
terrain sur lequel je pusse me mettre en bataille. J'aperçus en
arrivant la cavalerie anglaise, trois fois plus nombreuse que la
mienne[202]. Je la chargeai sans m'arrêter. Tarleton me distingua et
vint à moi le pistolet haut. Nous allions nous battre entre les
deux troupes, lorsque son cheval fut renversé par un de ses dragons
poursuivi par un de mes lanciers. Je courus sur lui pour le
Prendre[203]; une troupe de dragons anglais se jeta entre nous deux et
protégea sa retraite; son cheval me resta. Il me chargea une deuxième
fois sans me rompre je le chargeai une troisième, culbutai une partie
de sa cavalerie et le poursuivis jusque sous les retranchements de
Glocester. Il perdit un officier, une cinquantaine d'hommes, et je fis
un assez grand nombre de prisonniers.»

Dans cette brillante affaire, pendant laquelle M. de Choisy resta en
arrière avec un corps de la milice[204] pour soutenir la légion de
Lauzun, le commandant de l'infanterie anglaise fut tué et Tarleton
lui-même fut grièvement blessé. La perte des Français fut très faible:
trois hussards furent tués et onze blessés. MM. Billy, Dillon et
Dutertre, capitaines de la légion, furent blessés légèrement; MM.
Robert-Dillon, Sheldon, Beffroy et Monthurel s'y distinguèrent. Comme
conséquence immédiate de ce succès, M. de Choisy put porter ses postes
avancés à un mille de Glocester. Dans cette nouvelle position les
patrouilles se fusillaient continuellement, et M. de Lauzun dit qu'il
ne put dormir pendant le reste du temps que dura le siège.

M. de Lauzun ne raconte pas dans ses mémoires le trait suivant
recueilli par un autre officier[205] et qui lui fait honneur. Comme il
s'en revenait avec sa troupe, il aperçut un des lanciers de sa légion
qui se défendait à quelque distance contre deux lanciers de Tarletan.
Sans rien dire à personne, il lâcha la bride à son cheval et alla le
délivrer.

[Note 202: Elle comptait quatre cents chevaux et était soutenue par
deux cents fantassins qui faisaient un fourrage.]

[Note 203: On remarquera ce trait qui est dans le caractère de Lauzun;
son adversaire étant démonté pendant cette sorte de duel, il court sur
lui, non pour le tuer, mais pour le prendre.]

[Note 204: Cette conduite de Choisy n'est-elle pas la justification de
celle de Weedon qui ne voulait pas exposer imprudemment ses milices 1.
page 164.]

[Note 205: Cr. du Bourg.]



XX


La nuit suivante (du 4 au 5 octobre), le baron de Vioménil, officier
général de jour, ordonna aux patrouilles de s'avancer jusque sous
les retranchements des ennemis, ce qu'elles exécutèrent avec succès.
Toutes eurent l'occasion de tirer leurs coups de fusil, et l'ennemi,
très-inquiété, ne cessa de tirer le canon sans produire toutefois
aucun mal.

Le 6 octobre, l'artillerie de siège était presque toute arrivée, les
fascines, les gabions, les claies, préparés, l'emplacement de la
tranchée parfaitement reconnu. Le comte de Rochambeau donna l'ordre de
l'ouvrir le soir même[206].

[Note 206: J'ai trouvé les détails du service pendant le siège dans le
Journal de M. de Ménonville.]

  Furent commandés pour ce service:

  Maréchal de camp: M. le baron de Vioménil.
  Brigadier: le comte de Custine.
  Bourbonnais: deux bataillons.
  Soissonnais: id.
  Travailleurs de nuit: mille hommes.

Ces mille hommes étaient composés avec deux cent cinquante pris dans
chacun des quatre régiments qui n'étaient pas de tranchée, non compris
celui de Touraine, chargé d'un travail spécial que j'indique plus
loin.

M. de Vioménil disposa dès cinq heures du soir les régiments dans la
place qu'ils devaient couvrir. Les officiers du génie (de Querenet
pour les Français et du Portail pour les Américains) installèrent à la
nuit close, environ vers huit heures, les travailleurs, qui se mirent
de suite à l'oeuvre dans le plus grand silence. Ils ne furent pas
inquiétés par les Anglais, qui portaient toute leur attention et
dirigèrent tout leur feu sur le régiment de Touraine. Celui-ci était
chargé, à l'extrême gauche de la ligne française, de construire une
batterie de huit pièces de canon et dix obusiers pour servir de fausse
attaque. Pendant cette nuit et de ce côté seulement, un grenadier fut
tué, six autres blessés et un capitaine d'artillerie, M. de La Loge,
eut une cuisse emportée par un boulet. Il mourut quelques heures
après.

La gauche de l'attaque commençait à la rivière d'York, à environ deux
cents toises de la place, et la parallèle s'étendait vers la droite en
s'éloignant de cinquante à soixante toises jusque près de la nouvelle
redoute construite par les Américains. En cet endroit elle se reliait
à la tranchée ouverte, en même temps par ces derniers.

Le 7 octobre, le service fut ainsi organisé:

Maréchal de camp: M. de Chastellux.

Agenais: deux bataillons.

Saintonge: id.

Travailleurs de nuit: neuf cents hommes.

Au point du jour, les travaux de la grande attaque se trouvèrent en
état de recevoir les troupes. On s'occupa d'établir des batteries
ainsi que des communications entre ces batteries et les tranchées
ouvertes. Il y eut trois hommes de blessés.

Le 8, maréchal de camp: le marquis de Saint-Simon.

Brigadier: de Custine.

Gâtinais: deux bataillons.

Royal Deux-Ponts: deux bataillons.

Auxiliaires: les grenadiers de Soissonnais et de Saintonge.

Travailleurs de nuit: huit cents hommes.

La batterie du régiment de Touraine fut terminée ainsi qu'une autre
construite par les Américains; mais on avait donné l'ordre de ne pas
tirer encore. Les ennemis, au contraire, ne cessaient de canonner. Ils
ne tuèrent cette nuit qu'un homme et en blessèrent un autre.

Le 9, maréchal de camp: le comte de Vioménil.

Bourbonnais: deux bataillons.

Soissonnais: id.

Auxiliaires: chasseurs d'Agenais et de Gâtinais.

Travailleurs de nuit: sept cents hommes.

Une frégate ennemie, la _Guadeloupe_, de vingt-six canons, ayant
tenté de remonter la rivière, la batterie de Touraine tira sur elle à
boulets rouges. La frégate se mit à couvert sous le feu de la ville;
mais le _Charon_, vaisseau ennemi de cinquante, fut atteint et
brûla[207]. Le soir, la batterie américaine commença aussi un feu
soutenu. Les déserteurs apprirent que lord Cornwallis avait été
surpris de cette attaque de l'artillerie. Ses troupes en étaient
décontenancées, car leur général leur avait assuré que les assiégeants
n'étaient pas à craindre malgré leur nombre, puisqu'ils n'avaient pas
de canons. Il y eut ce jour deux blessés.

[Note 207: Jamais spectacle plus horrible et plus beau n'a pu s'offrir
à l'oeil. Dans une nuit obscure, tous ses sabords ouverts jetant des
gerbes de feu, les coups de canon qui en partaient, l'aspect de
toute la rade, les vaisseaux sous leurs huniers fuyant les vaisseaux
enflammés, tout cela faisait un spectacle terrible et grandiose.
(_Mercure de France_, novembre 1781; rapport d'un officier général
français.)]

Le 10, au matin, huit bateaux plats des ennemis chargés de troupes
remontèrent la rivière à environ un mille et tentèrent de débarquer du
côté de M. de Choisy. Celui-ci, instruit de leur projet, les reçut
à coups de canon et les força à s'en retourner. Le même jour, les
Français démasquèrent une forte batterie sur le milieu de leur front.
Son tir parut faire beaucoup de dégâts au milieu des batteries
ennemies, qui ralentirent leur feu.

Maréchal de camp: le baron de Vioménil.

Brigadier: M. de Custine.

Agenais et Saintonge: deux bataillons chacun.

Travailleurs de nuit: trois cents hommes.

Il y eut un soldat tué et trois blessés.

Le 11, M. de Chastellux étant maréchal de camp, huit cents
travailleurs, sous la protection de deux bataillons de Gâtinais et
de deux bataillons de Deux-Ponts, commencèrent la construction de
la seconde parallèle à environ cent quarante toises en avant de la
première et à petite portée de fusil de la place. On s'attendait à
une vigoureuse sortie et l'on avait renforcé les quatre bataillons de
service ordinaire de quelques compagnies auxiliaires de grenadiers de
Saintonge et de chasseurs de Bourbonnais. Mais on n'eut qu'à échanger
quelques coups de fusil avec de faibles patrouilles anglaises qui ne
s'attendaient pas sans doute à trouver les assiégeants si près. Il y
eut quatre hommes blessés: à la grande attaque et trois à l'attaque de
Touraine. Les Américains maintenaient leurs travaux à la hauteur de
ceux des Français.

Le 12, maréchal de camp: M. de Saint-Simon; Brigadier: M. de Custine;

Bourbonnais: deux bataillons. Soissonnais: id.

Auxiliaires: grenadiers d'Agenais et de Gâtinais.

On occupa six cents travailleurs à achever la seconde parallèle et à
construire des batteries. L'ennemi dirigea sur ce point un feu assez
nourri, qui tua six hommes et en blessa onze. Deux officiers de
Soissonnais, MM. de Miollîs et Durnes furent blessés.

Le 13 se passa en travaux exécutés sur les mêmes points par six cents
hommes, protégés par quatre bataillons d'Agenais et de Saintonge, sous
les ordres de M. le vicomte de Vioménil, maréchal de camp. On échangea
beaucoup de bombes et de boulets de canon. Aussi y eut-il un homme tué
et vingt-huit blessés.

Pour que cette seconde parallèle pût comme la première s'allonger
vers la droite jusqu'à la rivière d'York, il fallait nécessairement
s'emparer de deux redoutes ennemies qui se trouvaient sur son trajet.
L'une de ces redoutes était à l'extrême droite sur le bord du fleuve
en avant des troupes américaines; l'autre, qui n'en était pas éloignée
de plus de cent toises, était à la jonction de la parallèle des
Américains avec celle des Français, à la droite de ceux-ci. La prise
de ces redoutes était devenue indispensable.

Le 12, les généraux accompagnés de quelques d'aciers de leur
état-major, au nombre desquels était Dunks, s'étaient rendus, à
l'attaque des Français, dans une batterie fort bien placée deçà d'un
ravin qui la séparait de la redoute la plus éloignée du fleuve. Le
baron de Vioménil témoignait une grande impatience. Il soutenait
que les canons de la batterie dans laquelle on se trouvait avaient
suffisamment endommagé la redoute qu'on retardait inutilement
l'attaque, puisque le feu de l'ennemi paraissait éteint. «Vous vous
trompez, lui dit M. de Rochambeau; mais en reconnaissant l'ouvrage
de plus près on pourra s'en assurer.» Il ordonna de cesser le feu,
défendit à ses aides de camp de le suivre et n'y autorisa que son
fils, le vicomte de Rochambeau. Il sortit de la tranchée, descendit
lentement dans le ravin en faisant un détour, et, remontant ensuite
l'escarpement opposé, il s'approcha de la redoute jusqu'aux abatis qui
l'entouraient. Après l'avoir bien observée, il revint à la batterie
sans que l'ennemi l'eût dérangé par le moindre coup de feu. «Eh bien,
dit-il, les abatis et les palissades sont encore en bon état. Il
faut redoubler notre feu pour les briser et écrêter le parapet; nous
verrons demain si la poire est mûre.» Cet acte de sang-froid et de
courage modéra l'ardeur du baron de Vioménil.[208]

[Note 208: 12 octobre 1181, il y avait à l'hôpital de Williamsbourg
quatre cents malades ou blessés et treize officiers, avec défaut
complet de moyens. Il fallait, non-seulement des secours pour
l'ambulance, mais aussi pour M. de Choisy du côté de Glocester. M.
Blanchard déploya dans son service la plus grande activité et le zèle
le plus louable; mais il avoua que si le nombre des blessés avait été
plus grand, il aurait été dans l'impossibilité de leur faire donner
les soins nécessaires.]

[Illustration: Gravé par Anna M Lea de Philadelphie ROCHAMBEAU Gravé
d'après un croquis du temps.]

L'attaque des redoutes fut décidée pour le 14 au soir. Le baron de
Vioménil était maréchal de camp de service et M. de Custine brigadier.
Il y avait à la tranchée deux bataillons de Gâtinais, deux autres de
Deux-Ponts, et, en outre, des auxiliaires tirés des grenadiers de
Saintonge, des chasseurs de Bourbonnais, d'Agenais et de Soissonnais.

Dès le matin, M. de Vioménil sépara les grenadiers et les chasseurs
des deux régiments de tranchée et en forma un bataillon dont il donna
le commandement à Guillaume de Deux-Ponts en lui disant qu'il croyait
par là lui donner une preuve de sa confiance. Ces paroles remplirent
de joie M. de Deux-Ponts, qui se douta bien de ce qu'on attendait de
lui. Dans l'après-midi, M. de Vioménil vint prendre cet officier et
l'emmena avec le baron de l'Estrade, lieutenant-colonel de Gâtinais,
qu'il lui donna pour second, et deux sergents des grenadiers et
chasseurs du même régiment, Le Cornet et Foret. Ceux-ci, aussi
braves qu'intelligents au rapport de Guill. de Deux-Ponts, étaient
spécialement chargés de reconnaître avec la dernière exactitude le
chemin que l'on devrait suivre pendant la nuit. Ils devaient marcher à
la tête des porte-haches. M. de Deux-Ponts revint ensuite former son
bataillon et le conduisit à l'endroit de la tranchée le plus voisin de
celui d'où on devait déboucher.

A ce moment M. de Rochambeau vint dans la tranchée et, s'adressant aux
soldats du régiment de Gâtinais, il leur dit: «Mes enfants, si j'ai
besoin de vous cette nuit, j'espère que vous n'avez pas oublié que
nous avons servi ensemble dans ce brave régiment d'Auvergne sans
tache, surnom honorable qu'il a mérité depuis sa création.» Ils lui
répondirent que, si on leur promettait de leur rendre leur nom, ils
allaient se faire tuer jusqu'au dernier. M. de Rochambeau le leur
promit, et ils tinrent parole comme on le verra. Le roi, sur le
rapport que lui fit M. de Rochambeau de cette affaire, écrivit de sa
main: bon pour Royal-Auvergne.

M. le baron de Vioménil dirigeait l'attaque; mais le commandement
immédiat en était donné à Guillaume de Deux-Ponts. Les chasseurs de
Gâtinais, commandés par le baron de l'Estrade, avaient la tête de la
colonne. Ils étaient par pelotons. Au premier rang se trouvaient les
deux sergents Foret et Le Cornet, avec huit charpentiers précédant
cent hommes portant les uns des fascines et les autres des échelles ou
des haches. M. Charles de Lameth, qui venait de remettre le service de
tranchée à Dumas, s'était joint à cette première troupe ainsi que
M. de Damas. Venaient ensuite les grenadiers de Gâtinais rangés par
files, sous le commandement de M. de l'Estrade, puis les grenadiers
et chasseurs de Deux-Ponts en colonne par sections. Les chasseurs des
régiments de Bourbonnais et d'Agenais suivaient à cent pas en arrière
de ce bataillon, commandé par Guill. de Deux-Ponts[209]. Le second
bataillon du régiment de Gâtinais, commandé par le comte de Rostaing,
terminait la réserve. M. de Vauban, qui avait été chargé par M. de
Rochambeau de lui rendre compte de ce qui se serait passé, se tenait
auprès de M. de Deux-Ponts. Celui-ci donna l'ordre de ne tirer que
lorsqu'on serait arrivé sur le parapet, et défendit que personne
sautât dans les retranchements avant d'en avoir reçu l'ordre. Après
ces dernières instructions, on attendit le signal convenu pour se
mettre en marche.

[Note 209: Il est à remarquer que Guillaume de Deux-Ponts, bien qu'il
ne fût que lieutenant-colonel, fut toujours chargé de postes plus
importants que le marquis son frère, qui était colonel du même
régiment.]

L'attaque des troupes françaises sur la redoute de gauche était
combinée avec celle des troupes américaines aux ordres de La Fayette
et Steuben sur la redoute de droite. Elles devaient se faire toutes
les deux au même signal. Le régiment de Touraine devait simultanément
les soutenir par une fausse attaque, et M. de Choisy, par une
démonstration du côté de Glocester.

Les six bombes qui devaient donner le signal furent tirées vers
onze heures, et les quatre cents hommes que commandait Guillaume de
Deux-Ponts se mirent en marche dans le plus profond silence. À cent
vingt pas environ de la redoute, ils furent aperçus par une sentinelle
hessoise qui, du haut du parapet, cria en allemand Wer da? (Qui
vive?). On ne répondit rien, mais on doubla le pas. Immédiatement
l'ennemi fit feu. On ne lui répondit pas davantage, et les
charpentiers qui marchaient en tête attaquèrent les abatis à coups de
hache. Ils étaient encore bien forts et bien conservés, malgré le feu
continu des jours précédents. Ils arrêtèrent quelques instants la
colonne d'attaque, qui, se trouvant encore à vingt-cinq pas de la
redoute, aurait été fort exposée si l'obscurité n'avait enlevé au tir
de l'ennemi toute précision. Une fois les abatis et les palissades
franchis avec résolution, les fascines furent jetées dans le fossé, et
tous luttèrent d'ardeur et d'activité pour se faire jour au travers
des fraises ou monter à l'assaut.

Charles de Lameth parvint le premier sur le parapet et il reçut à bout
portant la première décharge de l'infanterie hessoise. Une balle lui
fracassa le genou droit, une autre lui traversa la cuisse gauche. M.
de l'Estrade, malgré son âge, escaladait le parapet après lui. Mais
telle était l'ardeur des soldats que l'un d'eux ne reconnaissant
pas son chef, se suspendit à son habit pour s'aider à monter et
le précipita dans le fossé où plus de deux cents hommes passèrent
nécessairement sur son corps. Bien qu'il fût tout meurtri, M. de
l'Estrade se releva et remonta à l'assaut. M. de Deux-Ponts retomba
aussi dans le fossé après une première tentative. M. de Sillègue,
jeune officier des chasseurs de Gâtinais, qui était un peu plus en
avant, vit son embarras et lui offrit son bras pour l'aider à monter.
Au même instant il reçut un coup de fusil dans la cuisse. Un petit
nombre d'hommes étant enfin parvenus sur le parapet, M. de Deux-Ponts
ordonna de tirer. L'ennemi faisait un feu très-vif et chargeait
à coups de baïonnette, mais sans faire reculer personne. Les
charpentiers avaient fini par faire dans les palissades une large
brèche qui permit au gros de la troupe d'arriver sur le parapet. Il se
garnissait rapidement et le feu des assaillants devenait très-vif à
son tour, tandis que l'ennemi s'était placé derrière une sorte de
retranchement de tonneaux qui ne le protégeait guère.

Le moment était venu du reste de sauter dans la redoute et M. de
Deux-Ponts se disposait à faire avancer à la baïonnette, quand les
Anglais mirent bas les armes. Un cri général de _Vive le roi_ fut
poussé par les Français qui venaient d'emporter la place. Ce cri
eut un écho parmi les troupes de la tranchée. Mais les Anglais y
répondirent des autres postes par une salve d'artillerie et de
mousqueterie. «Jamais je ne vis un spectacle plus majestueux. Je ne
m'y arrêtai pas longtemps; j'avais mes soins à donner aux blessés,
l'ordre à faire observer parmi les prisonniers, et des dispositions à
prendre pour garder le poste que je venais de conquérir[210].»

[Note 210: Deux-Ponts.]

L'ennemi se contenta d'envoyer quelques boulets sur la redoute,
mais ne fit pas de tentative sérieuse pour la reprendre. Comme une
sentinelle vint avertir M. de Deux-Ponts que l'ennemi paraissait,
il avança la tête hors du parapet pour regarder: au même instant un
boulet vint frapper le parapet tout près de sa tête et ricocha en lui
criblant la figure de sable et de gravier. Cette blessure était peu
grave, mais elle ne le força pas moins à quitter son poste pour aller
à l'ambulance.

Dans les sept minutes qui suffirent pour emporter cette redoute, les
Français perdirent quarante-six hommes tués et soixante-deux blessés,
parmi lesquels six officiers: MM. Charles de Lameth, Guillaume de
Deux-Ponts, de Sireuil, capitaine de Gâtinais, de Sillègue et de
Lutzon. M. de Berthelot, capitaine en second de Gâtinais, fut tué.

Dès que Dumas fut informé de la blessure de son ami Charles de Lameth,
il accourut auprès de lui à l'ambulance. Les chirurgiens déclarèrent
d'abord qu'il ne pourrait être sauvé que par l'amputation des deux
cuisses, mais le chirurgien en chef, M. Robillard, plutôt que de
réduire à l'état de cul-de-jatte un jeune officier de cette espérance,
ne voulut pas faire les amputations et s'en remit à la nature pour la
guérison de blessures aussi graves. Le succès couronna sa confiance.
Charles de Lameth se remit promptement et revint en France deux mois
après.

M. de Sireuil mourut de sa blessure quarante jours après.

Les ennemis perdirent aussi beaucoup de monde. On compta de leur côté
dix-huit morts restés dans la redoute. On fit aussi quarante soldats
prisonniers et trois officiers. Les cent soixante-dix hommes restants
s'échappèrent, emportant leurs blessés.

La redoute du côté des Américains fut enlevée avec une rapidité plus
grande encore, et l'on peut dire à ce propos que les troupes alliées
rivalisèrent d'ardeur. Cette rivalité de la part des chefs causa même
un commencement de jalousie. M. le baron de Vioménil ne se gêna pas
la veille de l'attaque pour manifester à M. de La Fayette le peu de
confiance qu'il avait dans les troupes américaines pour le coup de
main projeté, et fit trop paraître son dédain pour ces milices peu
aguerries. La Fayette, un peu piqué, lui dit: «Nous sommes de jeunes
soldats, il est vrai; mais notre tactique, en pareil cas, est de
décharger nos fusils et d'entrer tout droit à la baïonnette.» Il le
fit comme il le dit. Il donna le commandement des troupes américaines
au colonel Hamilton, prit sous ses ordres les colonels Laurens et de
Gimat. L'ardeur des troupes fut telle qu'elles ne laissèrent pas aux
sapeurs le temps de frayer la voie en coupant les abatis. Le bataillon
du colonel Barber, qui était le premier dans la colonne destinée à
soutenir l'attaque, ayant été détaché au secours de l'avant-garde,
arriva au moment où l'on commençait à s'emparer des ouvrages. Au
rapport de La Fayette lui-même, pas un coup de fusil ne fut tiré par
les Américains, qui n'employèrent que la baïonnette. M. de Gimat
fut blessé à ses côtés. Le reste de la colonne, sous les généraux
Muhlenberg et Hazen, s'avançait avec une discipline et une fermeté
admirables. Le bataillon du colonel Vose se déployait à la gauche. Le
reste de la division et l'arrière-garde prenaient successivement leurs
positions, sous le feu de l'ennemi, sans lui répondre, dans un ordre
et un silence parfaits[211].

[Note 211. _Mém._ de La Fayette.]

La redoute fut emportée immédiatement. Elle n'était défendue que par
quarante hommes, tandis qu'il y en avait cent cinquante à l'autre
redoute. Comme le feu des Français durait encore, La Fayette, trouvant
le moment favorable pour donner une leçon de modestie au baron de
Vioménil, envoya auprès de lui le colonel Barber, son aide de camp,
pour lui demander s'il avait besoin d'un secours américain. Cette
démarche était en réalité inutile, car les Français ne furent de
leur côté que sept minutes à se rendre maîtres de la position qu'ils
avaient attaquée. Ils avaient aussi rencontré de plus sérieux
obstacles et une résistance plus énergique. Mais le colonel Barber fit
preuve en cette circonstance d'un sang-froid qui étonna les officiers
français. Il fut blessé dans le trajet par le vent d'un boulet ennemi
qui lui fit une contusion au côté. Il ne voulut pourtant pas se
laisser panser avant de s'être acquitté de sa commission, qui resta
d'ailleurs sans réponse.

Dans le courant de la nuit et du jour suivant, on s'occupa de
continuer la seconde parallèle à travers la redoute prise par les
Français jusqu'à celle des Américains; puis on installa dans cette
parallèle une batterie de canons qui commença aussitôt son feu.

Pendant que Français et Américains rivalisaient de courage, deux
fausses attaques tenaient en échec une partie des forces dont pouvait
disposer lord Cornwallis. C'étaient d'abord, à la gauche des lignes
françaises, sur le bord de la rivière d'York, les batteries dressées
par le régiment de Touraine qui ouvrirent un feu très-vif sur les
ouvrages ennemis. Les Français ne perdirent aucun homme sur ce
point[212].

[Note 212: Après la nuit de la grande attaque (du 14 au 15 octobre
1781), le nombre des malades à l'ambulance était d'environ cinq cents
dont vingt officiers. (_Blanchard_.)]

Du côté de Glocester, M. de Choisy reçut l'ordre de faire aussi une
fausse attaque. Emporté par sa bravoure, il résolut de la faire
aussi sérieuse que possible et d'emporter, l'épée à la main, les
retranchements ennemis. Dans ce but, il fit distribuer des haches à la
milice américaine pour couper les palissades. Mais au premier coup
de feu, beaucoup de miliciens jetèrent les haches et les fusils et
prirent la fuite. Ainsi abandonné avec quelques compagnies seulement
d'infanterie française, M. de Choisy dut se replier sur la cavalerie
de Lauzun après avoir perdu une douzaine d'hommes. Furieux de son
échec, il se disposait deux jours plus tard à renouveler sa tentative,
lorsqu'il en fut empêché par les préliminaires de la capitulation.



XXII


Cependant le succès remporté par les troupes alliées dans la nuit du
14 au 13 octobre avait inspiré trop de confiance aux soldats d'Agenais
et de Soissonnais qui étaient de tranchée la nuit suivante avec M.
de Chastellux pour maréchal de camp. Ils n'exercèrent point une
surveillance suffisante, placèrent peu de sentinelles et s'endormirent
pour la plupart en ne laissant personne à la garde des batteries. Les
Anglais envoyèrent, à cinq heures du matin, un corps de six cents
hommes d'élite contre les postes avancés des Français et des
Américains. Ils surprirent ces postes, enclouèrent du côté des
Français une batterie de sept canons, tuèrent un homme et en
blessèrent trente-sept autres, ainsi que plusieurs officiers:
MM. Marin, capitaine de Soissonnais; de Bargues, lieutenant de
Bourbonnais; d'Houdetot, lieutenant d'Agenais; de Léaumont,
sous-lieutenant d'Agenais, et de Pusignan, lieutenant d'artillerie. M.
de Beurguissant, capitaine d'Agenais, qui avait été chargé de la garde
et de la défense de la redoute prise dans la nuit précédente, fut
lui-même blessé et fait prisonnier. Les Anglais ne se retirèrent
que devant M. de Chastellux, qui arrivait bien tardivement avec sa
réserve. Ce général mit tous ses soins à réparer le mal causé par
l'ennemi dans son heureuse sortie. Il poussa vivement la construction
de nouvelles batteries, et, grâce au zèle du commandant de
l'artillerie, M. d'Aboville, les pièces, mal enclouées, purent
recommencer leur feu six heures après ce petit échec.

Dès le matin du 16, d'autres batteries étaient prêtes et commencèrent
à prendre à ricochet le couronnement des défenses de l'ennemi. En
plusieurs endroits les fraises furent détruites et des brèches
pratiquées. L'ennemi ne laissa pas que de répondre encore à cette
attaque, et les Français eurent deux hommes tués et dix blessés. Le
marquis de Saint-Simon, qui était de service comme maréchal de camp
avec M. de Custine comme brigadier, fut légèrement blessé. Mais il ne
voulut quitter la tranchée qu'après ses vingt-quatre heures de service
écoulées, lorsque le comte de Vioménil vint le remplacer avec deux
bataillons de Bourbonnais et deux autres de Royal-Deux-Ponts. Un
officier d'artillerie, M. de Bellenger, fut aussi tué dans cette
journée.

Cependant la position de lord Cornwallis n'était plus tenable. Il
avait résisté jusqu'à la dernière extrémité et le quart de son armée
était dans les hôpitaux. Il avait en vain attendu des secours de
New-York et il se trouvait privé de vivres et de munitions. Déjà, dès
le 17, à dix heures du matin, il avait envoyé un parlementaire au
camp des alliés pour demander une suspension d'armes de vingt-quatre
heures. Mais le général Washington n'ayant pas trouvé sa demande assez
explicite avait ordonné de continuer le feu. On continua en effet à
tirer jusqu'à quatre heures: à ce moment vint un nouveau parlementaire
qui soumit au généralissime de nouvelles conditions. L'attaque fut
suspendue et la journée du 18 se passa tout entière en négociations.
Le vicomte de Noailles au nom de l'armée française, le colonel Laurens
pour l'armée américaine et M. de Grandchain pour la flotte, avaient
été nommés par leurs généraux respectifs pour dresser les articles de
la capitulation, conjointement avec des officiers de l'armée de lord
Cornwallis. Celui-ci demanda à sortir tambours battants et enseignes
déployées, suivant la coutume adoptée quand on obtient les _honneurs
de la guerre_. Le comte de Rochambeau et les officiers français, qui
n'avaient aucun grief particulier contre le général anglais, étaient
d'avis de les lui accorder. Les généraux américains n'étaient même
pas contraires à cette opinion. Mais La Fayette, se rappelant que les
mêmes ennemis avaient forcé, lors de la capitulation de Charleston,
le général Lincoln à tenir ployés les drapeaux américains et à ne pas
jouer une marche nationale, insista pour qu'on usât de représailles à
leur égard et obtint que la capitulation se fît dans ces deux mêmes
conditions, ce qui fut adopté.

La capitulation fut signée le 19, à midi. À une heure, les alliés
prirent possession des ouvrages anglais, et, à deux heures, la
garnison défila entre les deux haies formées par les Américains et les
Français, et déposa ses armes, sur les ordres du général Lincoln, dans
une plaine à la gauche des lignes françaises. La garnison de Glocester
défila de son côté devant M. de Choisy; puis l'armée prisonnière
rentra dans York et y resta jusqu'au 21. On la divisa en plusieurs
corps qui furent conduits dans différentes parties de la Virginie, du
Maryland ou de la Pensylvanie.

Lord Cornwallis prétexta une indisposition pour ne pas sortir à la
tête de ses troupes. Elles furent commandées par le général O'Hara.
L'adjudant général Dumas fut chargé d'aller au devant de ces troupes
et de diriger la colonne. Il se plaça à la gauche du général O'Hara,
et comme celui-ci lui demanda où se tenait le général Rochambeau: «À
notre gauche, répondit Dumas; à la tête de la ligne française;» et
aussitôt le général O'Hara pressa le pas de son cheval pour présenter
son épée au général français. Dumas devinant son intention partit au
galop pour se placer entre le général anglais et M. de Rochambeau.
Celui-ci lui indiquait en même temps d'un geste le général Washington
placé en face de lui à la tête de l'armée américaine. «Vous vous
trompez, lui dit alors Dumas, le général en chef de notre armée est à
la droite; puis il le conduisit. Au moment où le général O'Hara levait
son épée pour la remettre, le général Washington l'arrêta en lui
disant: _Never from such good a hand_ (jamais d'une aussi bonne main).

Les généraux et les officiers anglais semblaient du reste
très-affectés de leur défaite et faisaient paraître surtout leur
mécontentement d'avoir dû céder devant des révoltés pour lesquels ils
avaient professé publiquement jusque-là le plus grand dédain et même
un mépris qui était souvent allé jusqu'à l'oubli des lois les plus
ordinaires de l'humanité[213].

[Note 213: Les troupes anglaises commirent pendant la guerre de
l'Indépendance, et sur tous les points du globe où elles eurent à
combattre, les actes de barbarie les plus révoltants et les plus
contraires non-seulement aux lois de l'humanité, mais même à celles
que l'usage a consacrées dans les guerres entre peuples civilisés. Les
généraux, plus encore que leurs soldats, sont responsables devant
la postérité des violences de toute espèce qu'ils ordonnaient
de sang-froid et à l'exécution desquelles ils présidaient avec
impassibilité.

Dès 1775, tandis qu'on parlait de paix dans le Parlement, l'on donnait
des ordres pour mettre tout à feu et à sang dans les provinces
américaines. Ces ordres barbares trouvaient des exécuteurs ardents à
remplir les vues du ministère. Le général Gage, enfermé dans Boston,
se vengeait de son inaction forcée en maltraitant les prisonniers
américains, ce qui lui attirait de la part de Washington de justes
reproches et des menaces de représailles qui ne furent jamais mises
à exécution. En Virginie, lord Punmore exerçait des ravages qui lui
valurent le surnom de tyran de cette province et dont les déprédations
du traître Arnold furent seules capables de faire oublier le souvenir.
En même temps Guy Carleton régnait en despote sanguinaire sur les
malheureux habitants du Canada.

Tous les moyens de nuire leur paraissaient légitimes. En 1776,
ils contrefirent une telle quantité de papier monnaie qu'ils
discréditèrent ces valeurs fictives, dont le Congrès dut ordonner
le cours forcé. Tandis que les révoltés se bornaient à employer
les sauvages contre les tribus ennemies et les opposaient ainsi à
eux-mêmes, les Anglais promettaient aux Indiens une récompense pour
chaque chevelure d Américain qu'ils rapporteraient.

Après la victoire de Saratoga, le général Gates trouva la ville
d'Oesopus sur l'Hudson ainsi que les villages des environs réduits en
cendres par les ordres des généraux Vaughan et Wallace. Les habitants
s'étaient réfugiés dans les forêts et préféraient s'exposer au
tourment de la faim que de subir les outrages qu'un vainqueur féroce
exerçait contre les malades, les femmes, les vieillards et les
enfants.

Au commencement de mai 1778, pendant une expédition aux environs de
Philadelphie, le colonel Mawhood ne craignit pas de publier l'avis
suivant: «Le colonel réduira les rebelles, leurs femmes et leurs
enfants à la mendicité et à la détresse, et il a annexé ici les noms
de ceux qui seront les premiers objets de sa vengeance.» (Ramsay, I,
p. 335.)

Le 17 juin 1779, les habitants de Fairfleld, près de New-York,
subirent encore les derniers excès de cette férocité tant de fois
reprochée aux troupes britanniques. Leurs excursions dans la baie de
Chesapeak furent marquées par ces mêmes atrocités que la plume se
refuse à décrire.

Il serait trop long aussi de rappeler les honteux exploits de Butler,
d'Arnold, de Rodney. Mais il est un fait moins connu que je ne puis
passer sous silence.

Pour arrêter la marche des troupes alliées devant York, lord
Cornwallis, au lieu de les attaquer en soldat, recourut à des ruses
que les Indiens seuls auraient été capables d'employer. Il fit jeter
dans tous les puits des têtes de boeufs, des chevaux morts, et même
des cadavres de nègres. L'armée française souffrit à la vérité de la
disette d'eau, mais elle pouvait être inquiétée d'une manière plus
brave et plus digne. C'est du reste avec les mêmes armes qu'il avait
cherché auparavant à détruire la petite armée de La Fayette. Il
faisait inoculer tous les nègres qui désertaient leurs plantations ou
qu'il pouvait enlever, et les forçait ensuite à rétrograder et à aller
porter la contagion dans le camp américain. La vigilance de La Fayette
mit en défaut cette ruse barbare. (_Mercure de France_, décembre 1781,
p. 109.)

Il ne faudrait pas croire pourtant que ces actes de barbarie fussent
spécialement réservés à l'Amérique et exercés seulement contre les
colons révoltés. Il semble qu'à cette époque ils étaient tout à fait
dans les moeurs anglaises et que le gouvernement de la Grande-Bretagne
ne reconnaissait pas plus les lois de l'humanité que celles du droit
des gens. J'emprunte au _Mercure de France_, mai 1781, p. 174, le
récit suivant.

«Le chevalier Hector Monro a fait, devant la Chambre des communes,
en 1761, la déposition suivante. En arrivant à Calcutta, je trouvai
l'armée, tant des Européens que des Cipayes, mutinée, désertant chez
l'ennemi et désobéissant à tout ordre. Je pris la ferme résolution
de dompter en elle cette mutinerie avant d'entreprendre de dompter
l'ennemi. En conséquence, je me fis accompagner d'un détachement des
troupes du Roi et des Européens de la Compagnie, je pris quatre pièces
d'artillerie et j'allai de Patna à Chippera. Le jour même que j'y
arrivai un détachement de cipayes me quitta pour passer à l'ennemi. Je
détachai aussitôt une centaine d'Européens et un bataillon de cipayes
pour me les ramener. Ce détachement les rejoignit dans la nuit, les
trouva endormis, les fit prisonniers et les ramena à Chippera, où
j'étais prêt à les recevoir. A l'instant j'ordonnai aux officiers
de me choisir cinquante hommes des plus mutins et de ceux qu'ils
croyaient avoir engagé le bataillon à déserter. Quand ils me les
eurent présentés, je leur ordonnai de me choisir vingt-quatre hommes
des plus mauvais sujets sur ces cinquante, et, sur-le-champ, je fis
tenir un conseil de guerre par leurs officiers noirs et leur enjoignis
de m'apporter sur l'heure même leur sentence. Ce conseil de guerre les
reconnut coupables de mutinerie et de désertion, les condamna à mort
et me laissa le maître de décider du genre de supplice.

«J'ordonnai aussitôt que quatre des vingt-quatre hommes fussent
attachés à des canons, et aux officiers d'artillerie de se préparer
à les faire sauter en l'air. Il se passa alors quelque chose de
remarquable: quatre grenadiers représentèrent que comme ils avaient
toujours eu les postes d'honneur, ils croyaient avoir le droit de
mourir les premiers. Quatre hommes du bataillon furent donc détachés
des canons et on y attacha les quatre grenadiers qui furent emportés
avec les boulets. Sur quoi les officiers européens qui étaient alors
sur le lieu vinrent me dire que les cipayes ne voulaient pas souffrir
qu'on fît mourir de cette manière aucun des autres coupables.

«A l'instant j'ordonnai que seize autres hommes des vingt-quatre
fussent attachés par force aux canons et sautassent en l'air comme les
premiers, ce qui fut fait. Je voulus ensuite que les quatre restants
fussent conduits à un quartier où quelque temps auparavant il y avait
eu une désertion de cipayes, avec des ordres positifs à l'officier
commandant de ce quartier de les faire exécuter de la même manière. Ce
qui eut lieu et mit fin à la mutinerie et à la désertion.»

On sait que ce mode d'exécution, dû à l'esprit inventif du chevalier
Munro, est encore en honneur dans l'armée anglaise de l'Inde, et qu'il
fut pratiqué contre les cipayes prisonniers dans la révolte de 1854.
Voir aussi le _Message du Président Madison_, nov. 4, 1812, au Congrès
des États-Unis.]

Dumas, en signalant ce dépit des officiers anglais, qu'il était bien à
même de remarquer, puisqu'il dirigeait la colonne prisonnière, raconte
que le colonel Abercromby, des gardes anglaises, au moment où sa
troupe mettait bas les armes, s'éloigna rapidement, se couvrant le
visage et mordant son épée.

On se traita de part et d'autre avec la plus grande courtoisie, on se
rendit des visites. Mais au milieu de ces démonstrations de politesse
perçait, du côté des vaincus, un sentiment d'amertume qui se
traduisait en paroles satiriques ou dédaigneuses pour les Américains,
auxquels les Anglais ne voulaient pas reconnaître qu'ils avaient été
obligés de se rendre. Ainsi les généraux Washington, Rochambeau et
La Fayette, envoyèrent chacun un aide de camp complimenter lord
Cornwallis, qui retint celui de La Fayette, le major Washington,
parent du général. Il lui dit qu'il mettait du prix à ce que le
général contre lequel il avait fait cette campagne fût persuadé qu'il
ne s'était rendu que par l'impossibilité de se défendre plus longtemps
[214].

[Note: 214. Lord Cornwallis donna à dîner le 21 au duc de Lauzun, qui,
revenant de Glocester, passait au parc; ce général était assez gai
et on le trouva fort aimable. Le lendemain, le vicomte de Damas alla
l'inviter à dîner de la part de M. de Rochambeau. Ce jour-là il parut
plus triste que de coutume. Il n'avait rien à se reprocher, mais se
plaignait de Clinton.]

Le même général O'Hara: qui voulait rendre son épée à M. de Rochambeau
plutôt qu'au général Washington, se trouvant un jour à la table des
généraux français, fit semblant de ne pas vouloir être entendu de M.
de La Fayette et dit qu'il s'estimait heureux de n'avoir pas été pris
par les Américains seuls: «C'est apparemment, lui répliqua aussitôt
La Fayette, que le général O'Hara n'aime pas les répétitions.» Il
lui rappelait ainsi que les Américains seuls l'avaient déjà fait
prisonnier une première fois avec Burgoyne. Les Français seuls le
firent prisonnier quelques années après, pour la troisième fois, à
Toulon.

La garnison prisonnière se montait à 6,198 hommes, plus 1,800 matelots
et 68 hommes pris pendant le siège. Mais il y en avait 4,873 dans les
hôpitaux d'York. Ces troupes étaient composées du 1er bataillon
des gardes du roi d'Angleterre, des 17e, 23e 33e et 48e régiments
d'infanterie, des 71e, 76e et 80e régiments des montagnards écossais,
des régiments hessois du prince héréditaire et de Boos, et des
régiments allemands d'Anspach et de Bayreuth, de la _light infantry_
de la British légion et des _queen's rangers_[215].

[Note 215: Les troupes d'Anspach, deux jours après la capitulation,
offrirent, officiers et soldats, au duc de Lauzun de servir dans sa
légion. M. de Lauzun leur répondit qu'ils appartenaient aux Américains
et qu'il ne pouvait les prendre au service du roi de France sans
l'agrément du roi et du Congrès.]

On trouva en outre 214 bouches à feu de tous calibres, 7,320 petites
armes, 22 drapeaux, 457 chevaux. Les Anglais perdirent aussi 64
bâtiments dont ils coulèrent une vingtaine. Mais les 40 qui restaient
étaient en bon état, 5 étaient armés, et la frégate _la Guadeloupe_ de
24 canons qui avait été coulée put être relevée.

Les Français avaient eu pendant le siège 253 hommes tués ou blessés,
parmi lesquels 18 officiers. Un seul de ceux-ci avait été tué
le dernier jour du siège, c'était M. de Bellanger, lieutenant
d'artillerie.

Quoique les troupes françaises fussent traitées sous tous les rapports
comme des auxiliaires et que, comme nous l'avons vu, les généraux
français eussent toujours reconnu la suprématie des généraux
américains, ceux-ci s'empressèrent de leur accorder la préférence pour
la nourriture et pour tous les soins qui dépendaient d'eux. C'est
ainsi que quand les troupes du marquis de Saint-Simon joignirent
celles de La Fayette, le jeune général prit sur lui d'ordonner que
l'on ne délivrât de farines aux troupes américaines que lorsque les
Français auraient reçu des provisions pour trois jours. Aussi les
Américains n'avaient-ils presque jamais que de la farine de maïs.
Il fit prendre les chevaux des _gentlemen_ du pays pour monter les
hussards français, et les officiers supérieurs eux-mêmes cédèrent
leurs propres chevaux dans le même but. Cependant il ne s'éleva pas la
moindre plainte au su et de ces préférences que les soldats américains
reconnaissaient devoir être accordées à des étrangers qui venaient de
loin combattre pour leur cause.

Le général Nelson, gouverneur de la Virginie, fît preuve pendant cette
campagne d'un dévouement, d'un courage, d'une abnégation et d'un
respect pour les lois qui sont restés célèbres et que je ne puis
passer sous silence. Il déploya une bravoure et un zèle peu communs, à
la tête de ses milices. Il les paya de ses deniers en hypothéquant ses
propriétés. En outre, après avoir fait camper l'armée alliée au milieu
de ses récoltes et après avoir dirigé le tir de l'artillerie sur
les maisons d'York dont les plus belles, derrière les ouvrages de
l'ennemi, appartenaient à lui et à sa famille, il ne prétendit à aucun
dédommagement pour les pertes qu'il avait éprouvées. Bien plus, comme
il avait besoin de quelques moyens de transport pour faire arriver
plus promptement les vivres et l'artillerie de siège, il mit en
réquisition quelques voitures et quelques chevaux du pays, mais ce
furent ceux de ses fermiers et ses plus beaux attelages personnels
qu'il prit tout d'abord. On lui fit pourtant un crime de cet acte,
que l'on qualifiait d'arbitraire, et il fut cité devant l'Assemblée
législative. Il n'hésita pas à se démettre de ses fonctions de
gouverneur pour venir se disculper devant ses concitoyens, et tout en
rendant compte de sa conduite, il put justement défier qui que ce fût
d'avoir plus contribué que lui, de ses biens et de sa fortune, au
succès de cette importante campagne. Il fut acquitté avec éloges;
mais il ne voulut pas reprendre son gouvernement, qu'il laissa à M.
Harrison. L'amitié de Washington et les témoignages d'estime que de
Rochambeau vint lui donner dans sa retraite durent le consoler un peu
de l'ingratitude de ses concitoyens.



XXIII


Aussitôt que la capitulation fut signée, M. de Rochambeau fit venir
auprès de lui M. de Lauzun et lui dit qu'il le destinait à porter
cette grande nouvelle en France. Lauzun s'en défendit et lui conseilla
d'envoyer de préférence M. de Charlus, qui y trouverait l'occasion de
rentrer dans les bonnes grâces du duc de Castries, son père. Mais M.
de Rochambeau lui répliqua que, puisqu'il avait commandé la première
affaire, c'était à lui à porter le premier la nouvelle du succès, et
que le comte Guillaume de Deux-Ponts ayant engagé la seconde action
partirait sur une autre frégate pour porter les détails. M. de Lauzun
dit dans ses mémoires que de Charlus ne pardonna jamais à M.
de Rochambeau ni à lui-même de n'avoir pas été chargé de cette
commission. Pourtant ce dernier partit aussi peu de jours après avec
Guillaume de Deux-Ponts.

[Illustration: MAISON DU GOUVERNEUR NELSON A YORKTOWN]

Lauzun s'embarqua le 24, sur la frégate _la Surveillante_, et parvint
à Brest après vingt-deux jours de traversée. En même temps, le général
Washington dépêchait son aide de camp, Tightman, au Congrès.
La nouvelle de la prise d'York, qui se répandit aussitôt dans
Philadelphie, y causa une joie inexprimable[216]. Le Congrès se
rassembla le 29 et prit une résolution pour faire ériger une colonne
de marbre à York, ornée d'emblèmes rappelant l'alliance entre les
États-Unis et la France avec un récit succinct de la reddition de
l'armée et de lord Cornwallis aux généraux Washington, Rochambeau et
de Grasse[217]. Il décida également qu'il offrirait deux drapeaux au
général Washington et quatre pièces de canon anglaises au comte de
Rochambeau et au comte de Grasse, avec une inscription qui leur
marquât la reconnaissance du Congrès des États-Unis pour la part
glorieuse qu'ils avaient prise à cette brillante expédition[218].


[Note 216: «Plusieurs particuliers témoignèrent leur satisfaction par
des illuminations (Cr. du Bourg), et cet événement a fourni matière
aux gazetiers de se distinguer, chose que les Américains ne négligent
pas plus que les Anglais. Trop heureux quand leurs papiers publics ne
sont pas remplis de faussetés.» Nous pouvons conclure de ce passage
que les _canards_ ne sont pas d'invention récente.]

[Note 217: Ce monument n'est pas encore construit.]

[Note 218: Un de ces canons est aujourd'hui au musée d'artillerie de
Paris.]

Le 26, le comte Guillaume de Deux-Ponts, chargé des détails du siège
et de la capitulation que lui avait donnés par écrit M. de Rochambeau
ainsi que du rapport qu'il avait été chercher auprès du comte de
Grasse à bord de _la Ville_ _de Paris_, s'embarqua sur l'_Andromaque_,
capitaine M, de Ravenel, avec MM. de Damas, de Laval et de Charlus,
qui avaient obtenu l'autorisation de revenir en France. Les vents
furent contraires jusqu'au 27 après midi. Vers deux heures on
appareilla. L'_Andromaque_ avait passé les bancs de Middle-Ground,
elle se trouvait à la hauteur du cap Henry, lorsque des signaux faits
par la _Concorde_, en répétition de ceux de l'_Hermione_ qui croisait
entre les caps Charles et Henry, annoncèrent la présence d'une flotte
anglaise. Elle était forte de vingt-sept vaisseaux et avait à bord le
prince William-Henry, avec un corps de troupes de six mille hommes,
venu de New-York, aux ordres du général Clinton.

L'_Andromaque_ fut obligée de rentrer dans le James-River et
d'attendre jusqu'au 1er novembre, sous la protection de l'escadre
française, que la flotte anglaise eût tout à fait disparu. Elle put
enfin sortir ce même jour, vers onze heures, sous la protection
de l'_Hermione_, qui l'escorta jusqu'à la nuit. Le 20 novembre,
l'_Andromaque_ abordait à Brest sans avoir couru aucun danger sérieux,
et, le 24, le comte de Deux-Ponts s'acquittait à la cour de la
commission dont il était chargé.

Le roi accueillit avec la plus grande satisfaction MM. de Lauzun et
de Deux-Ponts, et leur fit les plus belles promesses pour l'armée
expéditionnaire et pour eux-mêmes; mais son premier ministre M. de
Maurepas mourut sur ces entrefaites, et MM. de Castries et de Ségur
en profitèrent pour ne pas tenir les promesses royales à l'égard de
Lauzun et pour n'accorder de grâces ni à lui-même, ni aux officiers de
son corps qui s'étaient le plus brillamment conduits. M. de Castries
enleva même à ce colonel les quatre cents hommes de sa légion qui
étaient restés à Brest pour les envoyer au Sénégal tenir garnison
jusqu'à la fin de la guerre dans un pays célèbre par son insalubrité.

Tandis que la nouvelle de la capitulation d'York était à Versailles
l'occasion de nouvelles fêtes, à Londres elle déterminait la chute du
ministère North. On sentit, comme dans toute l'Europe, que cet
échec avait décidé du sort de la querelle entre l'Angleterre et les
États-Unis, et il ne fut plus question dès lors que de reconnaître
l'indépendance de ces derniers à des conditions avantageuses pour la
Grande-Bretagne. Le général Washington et La Fayette auraient voulu
profiter de la supériorité des forces du comte de Grasse pour attaquer
Charleston et ce qui restait d'Anglais dans les États du Sud. La
Fayette devait prendre son infanterie légère, les grenadiers et les
chasseurs français, ainsi que le corps de Saint-Simon, et aller
débarquer du côté de Charleston, pour coopérer avec le général Green,
qui tenait dans la Caroline. On dit même que lord Cornwallis, instruit
de ce projet et voyant La Fayette monter sur un canot pour se rendre à
la flotte du comte de Grasse, dit à quelques officiers anglais: «I1 va
décider de la perte de Charleston.» Il manifesta la même crainte quand
il vit revenir La Fayette à York. Mais le comte de Grasse se refusa
obstinément à toute opération nouvelle sur les côtes de l'Amérique
septentrionale. Il voulait retourner, comme ses instructions le lui
recommandaient du reste, à la défense des Antilles.

Lorsque le général Clinton eut appris la prise d'York, il se retira
avec la flotte, se contenta de jeter trois régiments dans Charleston
et rentra à New-York. Mais sa présence donna lieu de soupçonner à M.
de Rochambeau que les Anglais pourraient tenter de débarquer en dehors
de la baie, entre le cap Henry et le grand marais appelé Dismal-Swamp,
pour se jeter dans Portsmouth, sur la rivière d'Elisabeth. Ce poste,
où s'était d'abord réfugié Arnold, avait été bien retranché, et lord
Cornwallis, qui l'avait occupé avant de lui préférer Yorktown, en
avait étendu et perfectionné les fortifications. L'adjudant général
Dumas fut chargé de détruire ces ouvrages le plus rapidement possible;
on mit sous ses ordres, dans ce but, un bataillon de milices
américaines. Dumas trouva ces retranchements dans un très bon état. Il
profita d'un vent d'ouest très violent pour incendier les fascinages,
les palissades et les abatis; mais il fut obligé d'employer ensuite
plus de huit jours, avec l'aide de tous les miliciens et de tous les
ouvriers qu'il put rassembler, pour en achever la destruction complète
Le comte de Grasse, aussitôt après la capitulation, avait fait ses
préparatifs de départ. Pendant les journées des 1 et 3 novembre, il
fit embarquer sur ses vaisseaux les soldats de Saint-Simon, prit des
approvisionnements et le 4 il fit voile pour les Antilles, ne laissant
dans la baie de Chesapeak qu'une petite escadre composée du Romulus,
aux ordres de M. de La Villebrune, et de trois frégates; Le même jour,
les bâtiments promis aux Anglais pour les transporter à New-York ou en
Angleterre furent mis à leur disposition. Lord Cornwallis s'embarqua
pour New-York. Les premiers succès de ce général avaient fait espérer
aux Anglais qu'il allait devenir le conquérant des colonies révoltées
et leur punisseur[219]. Lui-même avait longtemps compté sur le succès.

[Note 219: Vieux mot dont Corneille, qui en sentait la valeur, s'est
servi pour la dernière fois et qui mérite d'être réhabilité.

Pendant toute la campagne de 1781, il ne cessait d'écrire à son
gouvernement qu'il avait définitivement conquis les Carolines; et
comme cette conquête était toujours à refaire, on assimila plaisamment
en Angleterre le succès de ce général à la capture qu'avait faite un
soldat écossais d'un milicien américain. Il écrit à son capitaine:
J'ai fait un prisonnier.--Eh bien! il faut l'amener.--Mais il ne veut
pas.--Reviens toi-même alors.--Mais c'est qu'il ne veut pas me laisser
aller.

Pourtant Cornwallis ne garda pas trop longtemps ses illusions. Six
mois avant la chute d'York, comme on lui avait offert le titre de
marquis, voici ce qu'il écrivit au lord Germaine: «Je vous supplie
de faire mes plus humbles remerciements à Sa Majesté pour ses bonnes
intentions et de lui représenter en même temps tous les dangers de ma
position. Avec le peu de troupes que j'ai, trois victoires de plus
achèveront de me ruiner si le renfort que je demande n'arrive pas.
Jusqu'à ce que j'en aie reçu un qui me donne quelque espoir de
terminer heureusement mon expédition, je vous prie de ne me parler ni
d'honneurs ni de récompenses.»]



XXIV


Les troupes se dispersèrent pour aller prendre leurs quartiers
d'hiver. Le 6 novembre, la milice de Virginie quitta son camp pour se
porter dans le Sud, sous les ordres du général Green. Le 6, en même
temps que Dumas détruisait les fortifications de Portsmouth, les
ingénieurs faisaient détruire les parallèles tracées par les alliés
devant York, et rétablissaient les défenses extérieures de la place en
les rapprochant de son enceinte continue.

Le général Washington, qui avait fait partir dans le Sud les milices
de la Virginie, détacha encore de son armée le général La Fayette avec
les troupes de Maryland et de Pensylvanie pour aller aussi renforcer
l'armée du général Green. Il s'embarqua lui-même à York et ramena tout
le reste des troupes américaines à Head-of-Elk, pour se diriger de là
vers la rivière Hudson.

Le baron de Vioménil obtint de retourner en France, où des affaires
personnelles exigeaient sa présence. Son frère, le vicomte de
Vioménil, le remplaça dans son commandement.

Du 15 au 18, les Français entrèrent dans leurs quartiers d'hiver et
prirent les positions suivantes:

La légion de Lauzun, commandée par M. de Choisy, à Hampton.

Le régiment de Soissonnais à York, avec les grenadiers et chasseurs
de Saintonge; le régiment de Saintonge entre York et Hampton, à
Half-Way-House; une compagnie d'artillerie et un détachement de
cinquante hommes à Glocester; le tout commandé par le vicomte de
Vioménil.

Le quartier général de M. de Rochambeau, où se trouvait aussi M. de
Chastellux, était à Williamsbourg. Le régiment complet de Bourbonnais
et celui de Deux-Ponts y avaient aussi leurs cantonnements.

Trois compagnies de Deux-Ponts furent détachées à James Town sous
les ordres d'un capitaine, et l'artillerie de siège fut placée à
West-Point, en Virginie, sous le commandement d'un officier de cette
arme.

De cette position intermédiaire entre l'armée du Nord et celle du Sud,
M. de Rochambeau était en mesure de porter du secours aux provinces
qui seraient le plus menacées par l'ennemi. Mais le coup décisif était
frappé, puisqu'il ne restait plus aux Anglais que la ville de New-York
et les places de Savannah et de Charleston.

Pendant que La Fayette accourait à marches forcées pour se joindre
à l'armée de Green, celui-ci, craignant que le renfort arrivé à
Charleston et celui de quatre mille hommes qu'on y attendait d'Irlande
ne missent les Anglais en état de reprendre l'offensive, sollicita
vivement de M. de Rochambeau de lui envoyer un fort détachement de
troupes françaises. Mais le général français, estimant que le général
Green se laissait influencer par les faux bruits que l'ennemi faisait
répandre, ne changea rien à ses dispositions. Il laissa son infanterie
dans ses quartiers d'hiver et se borna à étendre ceux de la légion
de Lauzun, commandée par M. de Choisy, jusqu'aux frontières de la
Caroline du Nord. Il chargea cependant l'adjudant général Dumas de
pousser des reconnaissances bien au delà et de préparer des ouvertures
de marche dans le cas où des circonstances qu'il ne prévoyait pas
exigeraient qu'il fît avancer une partie de son armée. Dumas
resta occupé de ces fonctions pendant tout l'hiver, ne revenant à
Williamsbourg que rarement, pour rendre compte au général de ses
opérations et pour soigner son ami Charles de Lameth, toujours
très-souffrant de ses blessures, et qui retourna en France aussitôt
qu'il fut en état de supporter la mer.

La Fayette partit aussi de Boston pour la France, sur l'Alliance, le
23 décembre 1781. Il arriva en vingt-trois jours dans sa patrie, où
il se consacra encore au service de la cause des Américains, en y
employant la faveur dont il jouissait à la cour et les sympathies que
sa conduite lui avait acquises dans l'opinion publique.



XXV


Il y eut ainsi comme un armistice sur le continent pendant cet hiver.
On apprenait pourtant par des frégates venues de France[220] que l'on
y préparait un grand convoi et des renforts pour les Antilles, afin
de mettre le comte de Grasse en état de soutenir la lutte contre la
flotte anglaise, sous les ordres de l'amiral Rodney. Déjà dans la
seconde moitié de janvier on avait appris la prise de Saint-Eustache
et de Saint-Christophe par M. de Bouillé, et celle de l'île Minorque
par M. de Crillon. Mais les faveurs de la fortune allaient avoir un
terme fatal pour M. de Grasse. Le grand convoi parti de France sous
l'escorte de M. de Guichen fut dispersé par la tempête. Les Anglais
réunirent toutes leurs forces navales aux îles du Vent, et le comte de
Grasse, malgré l'infériorité de sa flotte, se hasarda de mettre à
la voile pour convoyer les troupes de M. de Bouillé qui devaient se
réunir, à Saint-Domingue, à celles que commandait le général espagnol
don Galvez. L'amiral Rodney, manoeuvrant pour couper la flotte
française de son convoi, ne put atteindre que le vaisseau le _Zélé_,
le plus mauvais marcheur de l'arrière garde. Le comte de Grasse voulut
le sauver et engagea son avant-garde sous le commandement de M. de
Vaudreuil. Les Français eurent l'avantage dans ce premier combat,
livré le 9 avril 1782. L'amiral Rodney les suivit, et, ayant gagné
le vent, engagea le 12 une action générale dont le résultat fut
désastreux pour la flotte française. Le vaisseau amiral la _Ville de
Paris_ et six autres furent désemparés et pris après la plus glorieuse
résistance. M. de Grasse n'obtint sa liberté qu'à la paix. Le pont de
son vaisseau avait été complètement rasé par les boulets ennemis, et
l'amiral avec deux officiers restaient seuls debout et sans blessure
quand il se rendit[221].

[Note 220: Le 7 janvier 1782, arriva dans la baie de Chesapeak une
frégate française, la Sibylle, portant deux millions pour l'armée.]

[Note 221: V. _Not. biog._ de Grasse]

L'amiral Rodney ne put garder aucun des quatre vaisseaux dont il
s'était emparé, parce qu'ils étaient trop endommagés.

En outre, le _César_ prit feu et périt avec environ quatre cents
Anglais qui en avaient pris possession.

Quand cette nouvelle parvint aux États-Unis, le Congrès venait
précisément de recevoir du général Carleton, qui avait remplacé
Clinton dans le commandement de l'armée anglaise, la proposition du
gouvernement anglais de reconnaître sans restriction l'indépendance
des Etats-Unis, sous la condition de renoncer à l'alliance avec la
France. Le Congrès ne se laissa pas influencer par la nouvelle du
désastre éprouvé par les Français dans les eaux des Antilles. Il ne
montra que de l'indignation et refusa d'admettre le négociateur qui en
était chargé. Les États déclarèrent unanimement qu'ils considéreraient
comme haute trahison toute proposition tendant à faire une paix
séparée. Ces ouvertures, ainsi que l'armistice qui fut à la même
époque demandé par le commandant de Charleston et refusé par le
général Green, prouvaient assez que, malgré leur dernier succès
dans les Antilles, les Anglais renonçaient enfin à soumettre leurs
anciennes colonies. Les Américains désiraient certainement la paix,
mais ils montrèrent la plus grande fermeté et ils prouvèrent leur
reconnaissance envers la France en se disposant à de nouveaux
sacrifices afin d'obtenir cette paix à des conditions aussi honorables
pour les alliés que pour eux-mêmes. De son côté le gouvernement
français ne discontinuait d'envoyer des secours autant que le lui
permettait le mauvais état de ses finances. Deux frégates, la Gloire
et l'Aigle, sous le commandement de M. de La Touche-Tréville, furent
expédiées de Brest, le 19 mai 1782. Je reviendrai bientôt sur la
traversée de ces deux frégates qui portaient en Amérique, outre des
secours en argent, la fleur de la noblesse française.[222]

[Note 222: La relation inédite de M. de Broglie que je possède
m'aidera à compléter, sur le récit de cette nouvelle expédition, la
narration que M. de Ségur nous en a donnée dans ses Mémoires. Les Mss.
de Petit Thouars donnent aussi des détails nombreux sur ce sujet.]

Je reviens aux mouvements que dut exécuter l'armée française après les
récents événements des Antilles.

Après le combat du 12 avril, où le comte de Grasse fut fait
prisonnier, le marquis de Vaudreuil, qui avait pris le commandement de
la flotte, reçut l'ordre de venir à Boston pour y réparer son escadre.
Sur l'avis qu'il en donna au ministre français, M. de la Luzerne, M.
de Rochambeau sentit la nécessité de se rapprocher avec son armée des
provinces du Nord. Les chaleurs excessives du climat de la Virginie
avaient causé beaucoup de maladies.

D'ailleurs les préparatifs que faisaient les Anglais pour évacuer
Charleston rendaient superflu un plus long séjour des troupes
françaises dans les États du Sud. M. de Rochambeau apprenait en
même temps qu'il se préparait à New-York un embarquement de troupes
destinées à aller attaquer quelques-unes des colonies françaises.
Il se détermina donc à mettre ses troupes en mouvement pour les
rapprocher de New York et à demander au général Washington une
entrevue à Philadelphie. Cette conférence eut lieu, et il y fut décidé
que les deux armées reprendraient leurs anciennes positions sur la
rivière d'Hudson et s'approcheraient le plus possible de New-York
pour menacer cette place et l'empêcher d'envoyer aucun détachement au
dehors.



XXVI


Aussitôt commença le mouvement rétrograde de l'armée française. Il
s'opéra lentement, le soldat marchant la nuit et se reposant le jour.
Rochambeau avait pris les devants pour conférer avec Washington, et
il avait laissé au chevalier de Chastellux et au comte de Vioménil le
soin de conduire les troupes d'après les sages instructions qu'il leur
avait données. On accorda aux troupes un mois de repos à Baltimore,
d'où elles partirent par bataillons pour éviter l'encombrement
au passage de la Susquehanna, que Dumas fut encore chargé de
surveiller[223].

[Note 223: L'armée mit près d'un mois à se rendre de Williamsbourg à
Baltimore, bien que la distance de ces deux villes ne soit que de 226
milles. L'avant-garde partit le 1er juillet et arriva le 24, tandis
que l'arrière-garde, comprenant les équipages et l'ambulance, ne
parvint à Baltimore que le 27. Celle-ci s'était mise en mouvement
dès le 28 juin. D'ailleurs on reprit la route que l'on avait
suivie l'année précédente. Les principales stations furent encore:
Drinkingspring, Birdstavern, Newcastle, Port-Roval, Hanovertown,
Brunk'sbridge, Bowlingreen, Fredericksburg, Stratford, Dumfries,
Colchester, Alexandrie, Georgetown, Bladensburg, Brimburg, Elkridge.
(Voir la carte jointe à cet ouvrage et le _Journal_ de Blanchard.)]

Les généraux réunis à Philadelphie apprirent à cette époque que
Savannah avait été évacuée, et que la garnison avait été en partie
laissée à Charleston et en partie transportée à New-York. Le général
Carleton, qui avait toujours le projet d'évacuer New-York pour se
porter sur quelque point des Antilles, fit répandre la nouvelle de la
reconnaissance de l'indépendance américaine par les deux chambres
du Parlement et tenta de nouveau par cette manoeuvre de diviser les
alliés et de négocier avec le Congrès seul. Il n'eut pas plus de
succès que précédemment, et M. de Rochambeau accéléra la marche de
ses troupes. Elles traversèrent Philadelphie, puis la Delaware et les
Jerseys. La cavalerie de la légion de Lauzun, commandée par le comte
Robert Dillon, éclairait le flanc droit sur le revers des hauteurs que
l'armée côtoyait. Elle traversa ensuite l'Hudson à Kingsferry, comme à
l'ouverture de la campagne précédente; et la jonction des deux armées
s'opéra sur ce point. Les Français défilèrent entre deux haies de
l'armée américaine, qui était en grande tenue pour la première fois
depuis son organisation. Ses armes venaient en partie de France et les
uniformes des magasins d'York. Cette journée fut une vraie fête de
famille.

L'armée américaine resta campée à Kingsferry ayant une arrière-garde
à l'embouchure du Croton dans la rivière d'Hudson. L'armée française
prit, en avant de Crampond, une forte position dans la montagne. Le
corps de Lauzun était en avant-garde sur la hauteur qui borde le
Croton, et dans cette position les deux armées pouvaient, en une seule
journée de marche, se porter sur New-York et sur Staten-Island.



XXVII


J'ai dit que le gouvernement français projetait d'envoyer de nouveaux
secours en Amérique. Dès les premiers jours d'avril 1782, il avait
en effet réuni dans le port de Brest plusieurs frégates et un convoi
nombreux de vaisseaux marchands et de bâtiments de transport, ainsi
que deux bataillons de recrues destinées à renforcer l'armée de
Rochambeau. M. le comte de Ségur, fils du ministre de la guerre, qui
avait obtenu la place de colonel en second de Soissonnais à la place
de M. de Noailles, reçut l'ordre d'en prendre le commandement, de les
inspecter et de les instruire jusqu'au moment du départ. Mais une
escadre anglaise, informée de ces préparatifs et favorisée par les
vents, qui étaient contraires aux Français, vint croiser devant la
rade, de sorte que le départ dut être différé de six semaines et qu'au
bout de ce temps la frégate la _Gloire_ reçut l'ordre de partir seule,
emportant une somme de deux millions destinée à l'armée de Rochambeau,
et un grand nombre d'officiers au nombre desquels se trouvaient:
le duc de Lauzun, le comte de Ségur, le prince de Broglie, fils du
maréchal; M. de Montesquieu, le petit-fils de l'auteur de _l'Esprit
des lois_; de Vioménil fils, de Laval, le comte de Loménie, de
Sheldon, officier d'origine anglaise; un gentilhomme polonais,
Polleresky; un aide de camp du roi de Suède, M. de Ligliorn; le
chevalier Alexandre de Lameth, qui allait prendre la place de son
frère Charles; le vicomte de Vaudreuil, fils du capitaine de vaisseau
de ce nom; en outre, MM. de Brentano, de Ricci, de Montmort, de
Tisseul et d'autres.

Cette frégate de trente-deux canons de douze était commandée par M.
de Valongne, vieux marin qui malgré son mérite n'était encore que
lieutenant de vaisseau. Elle mit à la voile le 19 mai 1782, par
une brise assez fraîche pour que l'on pût espérer d'échapper à la
vigilance de la flotte anglaise; mais à peine était-elle à trois
lieues en mer qu'une tempête violente la jeta vers la côte. L'arrivée
des vingt-deux croiseurs anglais l'obligea à suivre longtemps encore
ces parages dangereux. Lorsque le calme revint, un mât de la _Gloire_
était cassé; elle dut rentrer dans la Loire et relâcher à Paimboeuf
pour se réparer. Jusqu'au 15 juillet, elle resta ainsi sur les côtes
de France, recevant tantôt l'ordre de mettre à la voile, tantôt
l'injonction d'attendre, et se promenant de Brest à Nantes, de Nantes
à Lorient, puis de Lorient à Rochefort. Dans ce dernier port, elle
rencontra l'_Aigle_, autre frégate plus forte, de quarante canons de
vingt-quatre, qui devait se rendre en Amérique de conserve avec la
_Gloire_. Elle était commandée par M. de La Touche, homme brave et
instruit qui avait le défaut d'être trop récemment entré dans la
marine et de devoir son rapide avancement à l'appui de nombreux amis
et en particulier du duc d'Orléans. Comme il était capitaine de
vaisseau, il eut aussitôt le pas sur M. de Valongne, qui ne se soumit
pas sans murmurer de se voir ainsi contraint de servir sous un
officier moins ancien que lui. Les passagers de l'_Aigle_ n'étaient
pas de moindre condition que ceux de la _Gloire_: c'était M. le baron
de Vioménil, qui allait reprendre son commandement avec le titre de
maréchal de camp; MM. de Vauban, de Melfort, Bozon de Talleyrand, de
Champcenetz, de Fleury, de Laval, de Chabannes, et d'autres.

M. de La Touche était sans doute trop peu habitué à la sévérité des
règlements de la marine pour les accepter dans toute leur rigueur.
Une femme dont il était violemment épris l'avait suivi de Paris à la
Rochelle, et comme il ne devait pas l'embarquer sur sa frégate, il eut
la singulière idée de la mettre sur un bâtiment marchand et de faire
remorquer celui-ci par l'_Aigle_. La marche des frégates en fut
nécessairement beaucoup retardée. Leur sûreté même fut compromise;
mais heureusement cette manière de concilier l'amour et le devoir ne
fut fatale qu'à ceux qui l'avaient imaginée.

On mit trois semaines à arriver aux Açores, et comme il y avait des
malades à bord et qu'on manquait d'eau, M. de La Touche prit la
résolution de relâcher dans quelque port de ce petit archipel. Le vent
s'opposa à ce que les frégates entrassent dans le port de Fayal. Comme
celui de Terceyre n'était pas sûr, on dut se résigner à les
faire croiser devant l'île pendant qu'on allait chercher sur des
embarcations les approvisionnements nécessaires. Les jeunes et
brillants passagers des deux frégates descendirent à terre et
visitèrent pendant les quelques jours qu'ils y restèrent tout ce que
ces îles fortunées pouvaient contenir de personnages ou de choses
curieuses. Je ne redirai pas les réceptions qui leur furent faites par
le consul de France et par le gouverneur portugais. Je ne parlerai
pas davantage de ce singulier agent, à la fois consul de deux nations
ennemies, l'Angleterre et l'Espagne, familier de l'inquisition et
danseur de _fandango_; et je ne citerai que pour qu'on en retrouve les
détails dans les mémoires déjà cités[224], les entrevues galantes que
son hôte ménagea aux officiers français dans un couvent de jeunes
Portugaises, sous les yeux de leur abbesse Complaisante.

[Note 224: Ségur. _Relation_ de Broglie. Mss. du Petit Thouars.]

La troupe joyeuse serait encore restée bien longtemps dans ce séjour
qui semblait enchanteur, si le devoir ne l'avait appelée ailleurs. M.
de La Touche remit à la voile le 5 août et se dirigea d'abord vers
le nord-ouest pour prendre connaissance des dépêches qu'il ne devait
ouvrir qu'à cette hauteur, avant de continuer sa route. Or ces
dépêches lui enjoignaient de faire la plus grande diligence, d'éviter
tout combat, et de remettre avec la plus grande célérité possible au
comte de Rochambeau et au marquis de Vaudreuil le plan d'une nouvelle
campagne. Il se repentit, mais trop tard, du temps qu'il avait perdu,
laissa aller le vaisseau marchand par la voie ordinaire, et voulut
prendre au plus court en dirigeant les frégates directement vers
l'ouest. Il se trompait dans ses prévisions, car des calmes fréquents
lui firent perdre plus de quinze jours, en sorte que le vaisseau
marchand qu'il avait laissé aller seul, et qui était poussé par les
vents alises, arriva en même temps que lui à l'entrée de la Delaware.

Les deux frégates se trouvaient du 4 au 5 septembre à la hauteur des
Bermudes, lorsqu'on signala un homme à la mer. C'était un matelot de
l'_Aigle_, que l'on parvint à sauver en allumant des fanaux et en
lançant un canot à la mer. On éteignit aussitôt les feux, comme on
le faisait toujours dans a nuit. Mais cet instant avait suffi pour
appeler sur les frégates l'attention d'un vaisseau anglais,
qui commença immédiatement l'attaque. C'était l'_Hector_, de
soixante-quatorze canons, récemment pris sur le comte de Grasse, et
qui emmenait un convoi de prisonniers français. La _Gloire_ supporta
seule pendant trois quarts d'heure le feu de l'ennemi et lui résista
héroïquement, puis l'_Aigle_ vint à son tour soutenir la lutte
jusqu'au jour. Malgré la supériorité de son armement, le vaisseau
anglais aurait été pris si l'on n'avait aperçu au loin une flotte
nombreuse dont on redoutait les atteintes. On apprit plus tard que
l'_Hector_ avait été tellement maltraité qu'il avait coulé à trois
cents lieues de la côte. Un bâtiment américain qui se trouva dans ces
parages sauva le capitaine et une partie de l'équipage.

Cette brillante affaire valut les plus grands éloges à M. de La
Touche, et à M. de Valongne le grade de capitaine de vaisseau.

La perte des deux frégates était d'environ trente ou quarante tués et
cent blessés. La _Gloire_ était aussi fort endommagée et faisait eau
de toutes parts. On parvint pourtant à réparer assez bien ses avaries.
La terre n'était pas éloignée. On l'aperçut le 11 septembre. Le 12,
on reconnut l'entrée de la Delaware, et l'on se préparait à mouiller
contre le cap May lorsque le vent contraire s'y opposa. Au même
moment, une corvette anglaise vint se placer étourdiment entre les
deux frégates françaises, qu'elle croyait de sa nation. Elle fut prise
après un échange de quelques coups de canon. Son amarinage, par la
grosse mer qu'il faisait, prit un temps très-long. M. de La Touche fut
forcé de mouiller le long de la côte pendant qu'il envoyait un canot
chercher des pilotes pour entrer dans la Delaware. Le vent brisa ce
canot contre la côte; l'officier[225] et deux matelots seulement
purent se sauver à la nage. Je laisse pour le reste de ce récit la
parole au prince de Broglie.

[Note 225: M. Gandeau, capitaine marchand qui servit de second à M.
de Valongne pendant la traversée. Il s'était distingué dans le combat
contre l'_Hector_ et avait peut-être sauvé l'_Aigle_ par une habile
manoeuvre.]



XXVIII


«Le lendemain, à la pointe du jour, une flottille anglaise, composée
d'un vaisseau de soixante-quatre, d'un de cinquante, de deux frégates
et de deux autres bâtiments légers, parut à deux portées de canon et
au vent; elle était commandée par le capitaine Elphinston et portait
sur un de ses vaisseaux le prince William-Henry. L'apparition d'une
aussi nombreuse compagnie força M. de La Touche à appareiller au plus
vite avec la _Gloire_ et à pénétrer sans délai dans la Delaware, bien
qu'il n'eût pas de pilote. La navigation est fort dangereuse dans ce
fleuve, à cause des bancs de sable mouvant qui encombrent son lit;
nous prîmes en outre le mauvais chenal; l'_Aigle_ toucha deux fois, et
la route que nous suivions parut si dangereuse à l'ennemi même qu'il
prit le parti de mouiller à deux grandes portées de canon de nous. M.
de La Touche en fit autant, et il nous arriva enfin des pilotes.

«Il se tint un conseil de guerre à bord de l'_Aigle_, dans lequel, vu
l'extrême danger de la position, M. le baron de Vioménil prit le parti
d'ordonner à tous les officiers passagers sur les deux frégates de
s'embarquer sur-le-champ dans des canots et de le suivre à terre. Il
ordonna en même temps que les chaloupes fussent employées à porter
à terre les 2,500,000 livres dont les frégates étaient chargées. Le
premier de ces ordres fut exécuté sans délai, et nous arrivâmes sur la
côte d'Amérique le 13, environ à six heures du soir, sans valets,
sans chemises, et avec l'équipage du monde le plus leste. Nous nous
arrêtâmes d'abord chez un gentleman nommé Mandlau[226], qui nous donna
à manger: après quoi M. de Vioménil, qui se décida à passer la nuit
dans ce lieu, envoya tous les jeunes gens dans le pays, les uns pour
faire rassembler quelque milice, les autres pour trouver des chariots
et des boeufs ou des bateaux, afin de transporter le lendemain
l'argent que les chaloupes devaient apporter pendant la nuit. Nous
partîmes, le comte de Ségur, Lameth et moi, pour remplir cet objet,
sous la conduite d'un nègre, et nous fîmes pendant la nuit environ
douze milles à pied, pour arriver à une espèce d'auberge assez mal
pourvue nommée Onthstavern, appartenant à un Américain nommé Pedikies.
Je trouvai le moyen d'y rassembler trois chariots attelés de quatre
boeufs, et le lendemain, à quatre heures du matin, je grimpai sur un
cheval que l'on me donna à l'essai, pour amener mon convoi d'équipage
au général.

[Note 226: Mes recherches pour vérifier ce nom sont restées
infructueuses.]

«Je n'étais plus qu'à une lieue du bord de la mer, lorsque je
rencontrai M. de Lauzun qui me dit que l'argent était arrivé à trois
heures du matin et qu'on en avait déjà déposé sur la plage environ la
moitié, lorsque deux chaloupes armées, qu'on soupçonnait pleines de
réfugiés, avaient paru; qu'elles s'étaient avancées avec résolution
vers le lieu où nos bâtiments chargés de nos richesses étaient
mouillés: que M. de Vioménil, n'ayant avec lui que trois ou quatre
fusiliers, ne s'était pas avec raison cru en état de défense; qu'il
avait fait jeter à la mer environ douze cent mille livres qu'on
n'avait pas encore eu le temps de débarquer, et que ce général, muni
du reste du trésor, l'avait d'abord placé sur quelques chevaux,
ensuite sur un chariot, et se sauvait avec vers Douvres; où lui,
Lauzun, allait le devancer.

«Cette information m'engagea à changer de route; je résolus d'aller
avertir mes compagnons de ce qui se passait; je payai les conducteurs
de chariots, et je commençais à galoper de leur côté, lorsque
j'entendis des cris dans le bois à côté de moi. J'arrêtai et je vis
des matelots et deux ou trois valets qui, se croyant poursuivis par
l'ennemi, fuyaient à pied de leur mieux. Ils s'étaient crus coupés en
m'entendant galoper devant eux; je les rassurai et j'appris d'eux
que M. le marquis de Laval, M. de Langeron, Bozon et quelques autres
menaient aussi dans le bois une vie errante et inquiète. Je quittai
ces effarouchés en croyant apercevoir un chariot que je pouvais
imaginer être celui du baron de Vioménil... Je rejoignis enfin mes
compagnons, auxquels j'appris la suite de mes aventures, et ils se
décidèrent aussitôt à gagner Douvres, qui paraissait le rendez-vous.

«Nous partîmes de suite pour nous rendre à cette ville, qui
est éloignée de dix-sept milles. J'avais pour tout équipage un
portefeuille assez gros qui m'incommodait beaucoup à porter, lorsque
je rencontrai un matelot de la _Gloire_ qui, effrayé ainsi que les
autres, s'était enfui et mourait de faim. Comme le besoin rend tendre,
il se jeta à mes genoux ou plutôt à ceux de mon cheval pour me
demander d'avoir soin de lui; je l'accueillis en bon prince; je lui
donnai d'abord à manger, puis, considérant que j'étais absolument
dénué de serviteur, je jugeai convenable de faire de ce malotru
complètement goudronné le compagnon intime de mes infortunes. En
conséquence, je louai un cheval pour mon écuyer; il s'amarra dessus
de son mieux; je lui confiai mon portefeuille, et je commençai à me
prévaloir, vis-à-vis de mes camarades, de l'avantage que mon nouveau
confident me donnait sur eux.

«Nous étions à moitié chemin de Douvres, lorsque nous rencontrâmes un
aide de camp de M. de Vioménil qui nous dit que ce général venait de
recevoir avis que les ennemis et la marée s'étant retirés en même
temps, il était possible d'essayer de repêcher les barriques d'argent
qu'on avait jetées à la mer, et que le général retournait au lieu du
débarquement pour présider à ce travail. L'aide de camp ajouta que M.
de Vioménil nous chargeait de conduire à Douvres le premier convoi
d'argent, qu'il abandonnait à nos soins. Ce convoi nous joignit
quelques moments après. Il était d'environ quinze cent mille livres
nous le fîmes répartir sur trois chariots expédiés par M. de Lauzun,
et nous arrivâmes ainsi fort doucement mais très-sûrement à Douvres,
où le général ne nous joignit qu'à onze heures du soir; il était
parvenu à sauver le reste de ses millions.

«Nous séjournâmes ce jour-là à Douvres, petite ville assez jolie, qui
compte environ quinze cents habitants. J'y fis mon entrée dans la
société anglo-américaine sous les auspices de M. de Lauzun. Je ne
savais encore dire que quelques mots anglais, mais je savais fort bien
prendre du thé excellent avec de la meilleure crème; je savais dire à
une demoiselle qu'elle était _pretty_ et à un gentleman qu'il était
_sensible_, ce qui signifie à la fois bon, honnête, aimable: au moyen
de quoi j'avais les éléments nécessaires pour réussir.

«Nous ne savions pas encore ce qui était advenu de nos frégates; leur
sort nous inquiétait, et je résolus d'aller en reconnaissance sur le
bord de la mer avec ma lunette. En arrivant sur une espèce de morne,
j'eus la douleur de voir l'_Aigle_ rasée comme un ponton, échouée
sur un banc et encore entourée d'embarcations anglaises, qui étaient
venues pour l'amariner et la piller. La _Gloire_, plus heureuse et
plus légère, avait touché mais s'était échappée. Je la revis trois
jours après à Philadelphie [227], où M. de Vioménil me dépêcha
pour porter des lettres à M. de Lauzun et avertir sur la route les
commandants des milices provinciales de fournir des détachements pour
l'escorte et pour la sûreté du convoi d'argent.

[Note 227: M. de La Touche fut fait prisonnier en défendant l'_Aigle_,
qu'il avait fait échouer; il avait appris aussi que le bâtiment
marchand qui portait la dame de ses pensées était tombé entre les
mains des Anglais à l'entrée de la Delaware.]

«Je marchai assez vivement pendant deux jours pour me rendre à
Philadelphie. Il faisait fort chaud; mais la beauté des chemins,
l'agrément du pays que je parcourais, la majesté imposante des forêts
que je traversais, l'air d'abondance répandue de toutes parts,
la blancheur et la gentillesse des femmes, tout contribuait à me
dédommager par des sensations délicieuses des fatigues que j'éprouvais
en trottant continûment sur un mauvais cheval. Enfin, le 13 août,
j'arrivai à Philadelphie, cette capitale déjà célèbre d'un pays tout
nouveau. M. de La Luzerne me mena prendre le thé chez Mme Morris,
femme du contrôleur général des États-Unis. Sa maison est simple, mais
régulière et propre; les portes et les tables, d'un bois d'acajou
superbe et bien entretenu; les serrures et les chenets de cuivre,
d'une propreté charmante; les tasses rangées avec symétrie; la
maîtresse de la maison d'assez bonne mine et très-blanchement
atournée; tout me parut charmant. Je pris du thé excellent, et j'en
prendrais, je crois, encore, si l'ambassadeur[228] ne m'avait pas
averti charitablement, à la douzième tasse, qu'il fallait mettre ma
cuillère en travers sur ma tasse quand je voudrais que cette espèce de
question d'eau chaude prît fin; «attendu, me dit-il, qu'il est presque
aussi malhonnête de refuser une tasse de thé quand on vous la propose,
qu'il serait indiscret au maître de la maison de vous en proposer de
nouveau quand la cérémonie de la cuillère a marqué quelles sont vos
intentions sur ce point.»

[Note 228: M. de la Luzerne.]

«M. Morris est un gros homme qui passe pour avoir beaucoup d'honnêteté
et d'intelligence. Il est au moins certain qu'il a beaucoup de crédit
et qu'il a eu l'adresse, en paraissant se mettre souvent en avance
de ses propres fonds pour le service de la république, de faire une
grande fortune et de gagner plusieurs millions depuis la révolution.
M. Morris paraît avoir beaucoup de sens; il parle bien, autant
que j'ai pu en juger, et sa grosse tête semble, comme celle de M.
Guillaume[229], tout aussi bien faite qu'une autre pour gouverner un
empire.

[Note 229: Le roi d'Angleterre.]

M. Lincoln, ministre de la guerre, est aussi fort bien nourri; il
a fait preuve de courage, d'activité et de zèle en plusieurs
circonstances de la guerre, et surtout devant York-Town. Son travail
n'est pas immense, car tous les points importants sont décidés par
le Congrès. Cependant M. Lincoln passe pour peu expéditif en fait
d'écritures, et il m'a paru qu'on avait déjà songé à lui donner un
successeur.

M. Livingston, ministre des affaires étrangères, est aussi maigre que
les deux personnages ci-dessus sont étoffés. Il a trente-cinq ans; sa
figure est fine et on lui accorde beaucoup d'esprit. Son département
sera plus étendu et plus intéressant au moment de la paix, lorsque
les États-Unis prendront un rang dans le monde; mais comme toutes les
décisions importantes émaneront toujours du Congrès, le ministre des
affaires étrangères demeurera, ainsi que ses collègues, un agent
secondaire, une espèce de premier commis.

Le président du Congrès de cette année paraît un homme sage, mais peu
lumineux; de l'avis unanime des gens qui méritent quelque confiance,
le Congrès est aussi composé de personnes fort ordinaires; cela tient
à plusieurs causes: 1° à ce que si dans le début de la révolution, les
têtes les plus vives et les caractères les plus vigoureux eussent fait
partie de l'assemblée générale, ils y eussent primé les autres et
fait valoir leurs seuls avis; 2° que les gens de mérite ont trouvé le
secret de se faire confier les places, les gouvernements et les postes
les plus importants, et qu'ils ont ainsi déserté le Congrès--Les
assemblées particulières semblent éviter d'envoyer au Congrès les gens
les plus distingués par leurs talents. Elles préfèrent le bon sens et
la sagesse, qui en effet valent, je crois, mieux au bout de l'année.

Un des hommes qui m'ont paru avoir beaucoup d'esprit et de nerf parmi
ceux que j'ai rencontrés à Philadelphie est un M. Morris, surnommé
_governor_. Il est instruit et parle assez bien le français; je crois
cependant que sa supériorité, qu'il n'a pas cachée avec assez de soin,
l'empêchera d'occuper jamais de place importante[230].

[Note 230: Il s'agit ici de _Gouverneur_ Morris, dont j'ai déjà cité
les Mémoires, _ante_, p. 68. Il fut plus tard ambassadeur en France.]

Les dames de Philadelphie, quoique assez magnifiques dans leurs
habillements, ne sont pas généralement mises avec beaucoup de goût;
elles ont dans leur coiffure et dans leurs têtes moins de légèreté et
d'agréments que nos Françaises. Quoiqu'elles soient bien faites, elles
manquent de grâce et font assez mal la révérence; elles n'excellent
pas non plus dans la danse. Mais elles savent bien faire le thé; elles
élèvent leurs enfants avec soin; elles se piquent d'une fidélité
scrupuleuse pour leurs maris, et plusieurs ont beaucoup d'esprit
naturel.»



XXIX


MM. de Lauzun, de Broglie, de Ségur, vinrent rejoindre l'armée
française à Grampond, à quelques jours de distance, ainsi que tous
leurs compagnons de voyage. Leur grande préoccupation, dès ce
moment fut de savoir si l'on ne terminerait pas la campagne par une
entreprise quelconque contre l'ennemi. Mais les ordres de la cour,
remis par M. de Ségur, étaient formels. Si les Anglais évacuaient
New-York et Charleston, ou seulement l'une de ces places, le comte de
Rochambeau devait embarquer l'armée sur la flotte française, pour la
conduire à Saint-Domingue, sous les ordres du général espagnol don
Galvez. Or on annonçait alors l'évacuation de Charleston. Le comte de
Rochambeau avertit donc M. de Vaudreuil qu'il eût à se mettre à sa
disposition pour embarquer l'armée à Boston. Elle partit en effet le
12 octobre de ses cantonnements de Grampond. Sept jours après elle
était à Hartford, où l'on séjourna quatre ou cinq jours. Là, M. de
Rochambeau rendit publique sa résolution de retourner en France avec
M. de Chastellux et la plus grande partie de son état-major.

Mais M. de Vaudreuil n'était pas prêt. Il déclara même qu'il ne le
serait qu'à la fin de novembre, et qu'il ne pourrait embarquer que
quatre mille hommes, y compris leurs officiers et leur suite. Le comte
de Rochambeau proposa alors au baron de Vioménil et à son frère de se
mettre à la tête des deux brigades d'infanterie et d'une partie de
l'artillerie pour les conduire aux Antilles. Il laissa le corps
de Lauzun avec l'artillerie de siège, qui était restée détachée à
Baltimore, au fond de la baie de Chesapeak, sous les ordres de M. de
La Valette, et il chargea le duc de Lauzun du commandement des troupes
de terre qui resteraient en Amérique aux ordres du général Washington.

Le 4 novembre l'armée se porta de Hartford à Providence, où elle prit
ses quartiers d'hiver, et le 1er décembre le baron de Vioménil, resté
seul chef de l'armée, fit lever le camp de Providence pour se rendre à
Boston. Le 24 décembre, il mit à la voile, et la flotte, après
avoir couru bien des dangers, vint aborder le 10 février 1783 à
Porto-Cabello, sur la côte de Caracas, où elle devait se joindre au
comte d'Estaing et à l'amiral don Solano[231].

[Note 231: «Lorsque l'armée partit, à la fin de 1782, dit Blanchard,
après deux ans et demi de séjour en Amérique, nous n'avions pas dix
malades sur cinq mille hommes. Ce nombre, inférieur à celui des
soldats qui sont ordinairement à l'hôpital en France, indique combien
le climat des États-Unis est sain.»]

De son côté, le comte de Rochambeau, après avoir dit adieu à ses
troupes, retourna à New-Windsor voir une dernière fois le général
Washington, et alla s'embarquer sur une frégate qui l'attendait
dans la baie de Chesapeak. Les Anglais, qui étaient prévenus de son
embarquement, envoyèrent quelques vaisseaux de New-York pour arrêter
la frégate qui le portait; mais le capitaine, M. de Quénai, sut
déjouer ces tentatives, et Rochambeau arriva à Nantes sans difficulté.

Aussitôt après son arrivée en France, le général de Rochambeau se
rendit à Versailles, où le roi le reçut avec beaucoup de distinction.
Il lui dit que c'était à lui et à la prise de l'armée de Cornwallis
qu'il devait la paix qui venait d'être signée. Le général lui demanda
la permission de partager cet éloge avec un homme dont les malheurs
récents ne lui avaient été appris que par les papiers publics, mais
qu'il n'oublierait jamais et priait Sa Majesté de ne point oublier que
M. de Grasse était arrivé, sur sa simple réquisition, avec tous les
secours qu'il lui avait demandés, et que, sans son concours, les
alliés n'auraient pas pris l'armée de Cornwallis. Le roi lui répliqua
sur-le-champ qu'il se souvenait très-bien de toutes ses dépêches;
qu'il n'oublierait jamais les services que M. de Grasse y avait rendus
concurremment avec lui; que ce qui lui était arrivé depuis était
une affaire qui restait à juger. Il donna le lendemain au comte de
Rochambeau les entrées de sa chambre; peu de temps après, le cordon
bleu de ses ordres au lieu du cordon rouge, et le commandement de
Picardie qui devint vacant un an après.

Les officiers généraux, les officiers subalternes et les soldats du
corps expéditionnaire reçurent aussi des titres, des pensions, de
l'avancement ou des honneurs[232]. Par une inexplicable exception,
dont M. de Lauzun se plaint amèrement dans ses _Mémoires_, sa légion
seule n'obtint aucune faveur. La disgrâce dont fut frappé ce brave
colonel après la mort de son protecteur, M. de Maurepas, n'était que
la conséquence forcée d'un de ces revirements si communs à la cour à
cette époque. M. de Lauzun n'en parut du reste pas trop surpris. Mais
en étendant indistinctement à tous les officiers et soldats de la
légion l'injustice commise envers son chef, le gouvernement français
donna une preuve nouvelle de l'influence que pouvaient avoir sur ses
décisions la jalousie et l'intrigue. Peut-être pourrait-on faire
remonter au mécontentement de Lauzun en cette circonstance,
mécontentement qui trouvait un aliment dans les idées libérales qu'il
venait de puiser en Amérique, la cause du peu de soutien qu'un prêta
à l'autorité royale lorsque, dix ans plus tard, elle était battue en
brèche. On sait que Lauzun, devenu duc de Gontaut-Biron, fut général
en chef d'une armée républicaine destinée à combattre les Vendéens. On
sait aussi que la sincère ardeur avec laquelle il accepta les réformes
nouvelles ne la sauva pas de l'échafaud.

[Note 232: Voir la deuxième partie de cet ouvrage.]

Parmi les principaux officiers récompensés, le baron de Vioménil fut
fait lieutenant général. MM. de La Fayette, de Choisy, de Béville, le
comte de Custine, de Rostaing, d'Autichamp, furent faits maréchaux de
camp. MM. d'Aboville, Desandroins, de La Valette, de l'Estrade, du
Portail, du Muy de Saint-Mesme et le marquis de Deux-Ponts furent
faits brigadiers. Tous les colonels en second eurent des régiments; le
vicomte de Rochambeau en particulier fut fait chevalier de
Saint-Louis et obtint d'abord le régiment de Saintonge, puis celui de
Royal-Auvergne, dont son père avait aussi été colonel.

La prise d'York-Town fut décisive pour la cause de l'indépendance
américaine. Les Anglais, qui occupaient encore New-York, Savannah et
Charleston, se tinrent sur la défensive.

Sur d'autres points, le duc de Crillon prenait Minorque. Le bailli
de Suffren, envoyé aux Indes orientales pour sauver les colonies
hollandaises, gagnait sur les Anglais quatre batailles navales, de
février à septembre 1782.

Dans les Antilles, les Anglais ne conservaient d'autre île importante
que la Jamaïque. De Grasse voulut la leur enlever, comme je l'ai dit.
Mais attaqué près des Saintes par des forces supérieures commandées
par Rodney, il fut battu et fait prisonnier le 12 avril 1782.

La défense de Gibraltar fut un dernier succès pour les Anglais. Un
frère de Louis XVI, le comte d'Artois, s'y était porté avec 20,000
hommes et 40 vaisseaux. 200 canons du côté de la terre et 10 batteries
flottantes ouvrirent le 13 septembre un feu terrible contre la
citadelle, admirablement défendue par sa redoutable position et par le
courage du gouverneur Elliot. La place allait être obligée de céder
lorsqu'un boulet rouge fit sauter l'une des batteries flottantes.
L'incendie gagna les batteries voisines et les Espagnols détruisirent
les autres pour ne pas les laisser aux ennemis. Gibraltar resta aux
Anglais.

Cependant la dette de l'Angleterre était considérablement accrue. Lord
North dut quitter la direction des affaires pour céder la place à
un ministère whig qui demanda la paix au cabinet de Versailles. La
France, qui n'était pas moins épuisée, accepta ces propositions. Les
préliminaires furent arrêtés à Paris, le 30 novembre 1782, entre les
plénipotentiaires des puissances belligérantes, au nombre desquels
étaient pour les États-Unis Franklin, John Adams, John Jay, et Henry
Laurens. Le traité définitif fut signé le 3 février 1783.

Cette nouvelle fut rapidement portée en Amérique. Le 11 mars 1783, de
Lauzun partit de Wilmington pour ramener dans leur patrie les derniers
soldats français. Ainsi l'indépendance des États-Unis était fondée, et
le monde comptait une grande nation de plus.



XXX


La France, en aidant l'Amérique à secouer le joug de l'Angleterre,
avait fait un acte de haute politique. Mais ce qu'il y eut de plus
remarquable à l'époque où elle intervint dans la guerre, c'est que, à
la cour comme à la ville, chez les grands comme chez les bourgeois,
parmi les militaires comme parmi les financiers, tout le monde fixait
une sympathique attention sur la cause des Américains insurgés.
C'était une singulière époque que celle qui présentait de pareils
contrastes dans les opinions, dans les goûts et dans les moeurs. On
voyait alors des abbés écrire des contes licencieux, des prélats
briguer des ministères, des officiers s'occuper de philosophie et de
littérature. On parlait de morale dans les boudoirs, de démocratie
chez les nobles, d'indépendance dans les camps. La cour applaudissait
les maximes républicaines du _Brutus_ de Voltaire, et le monarque
absolu qui y régnait embrassait enfin la cause d'un peuple révolté
contre son roi. Ce désordre dans les idées et dans les moeurs,
cette désorganisation sociale, étaient les signes précurseurs d'une
transformation à laquelle les Américains devaient donner une impulsion
vigoureuse.

J'ai dit comment quelques Français, entraînés par le goût des
aventures ou par leur enthousiasme, devancèrent la déclaration de
guerre, trop lente à venir à leur gré; comment partit le corps
expéditionnaire aux ordres de M. de Rochambeau; comment enfin la
bravoure des troupes alliées, ainsi que la bonne entente et l'habileté
des chefs, amenèrent pour l'Angleterre des revers irréparables. La
moindre conséquence du succès des armes françaises aux États-Unis
fut l'affaiblissement de son ennemie séculaire. Un grand nombre des
officiers qui, par l'ordre d'un gouvernement absolu ou entraînés par
leur engouement des idées nouvelles, avaient été défendre en Amérique
les droits méconnus des citoyens, revinrent avec une vive passion pour
la liberté et pour l'indépendance.

Le fils d'un ministre, M. de Ségur, écrivait le 10 mai 1782:

«Quoique jeune, j'ai déjà passé par beaucoup d'épreuves et je suis
revenu de beaucoup d'erreurs. _Le pouvoir arbitraire me pèse.
La liberté pour laquelle je vais combattre m'inspire un vif
enthousiasme_, et je voudrais que mon pays pût jouir de celle qui est
compatible avec notre monarchie, notre position et nos moeurs.»

Ces derniers mots indiquent toutes les difficultés que devait
rencontrer la réalisation du rêve qui tourmentait l'esprit,
non-seulement de M. de Ségur, mais de toute la jeune génération
française. Comment concevoir une liberté compatible avec une monarchie
absolue dans son essence, avec une position politique toujours menacée
par des voisins jaloux et ombrageux, et avec des moeurs imbues de
l'esprit de féodalité?

Parmi les officiers qui combattirent à côté des Américains, un
très-grand nombre, à la vérité, furent plus tard hostiles à toute idée
de réforme en France et ne craignirent même pas de porter les armes
contre leur patrie pour combattre la Révolution. C'est qu'ils
n'avaient pas prévu tout d'abord les conséquences de leurs actes, et
cette contradiction dans leur conduite est une nouvelle preuve de la
puissance des idées répandues en France et sous l'impulsion desquelles
ils avaient pris les armes, quinze ans avant, en faveur de la liberté.

Dès les débuts de l'insurrection des colonies, Voltaire et Franklin
s'étaient rencontrés à Paris. Le vieux philosophe français avait béni
le fils du sage et docte Américain. Tous deux personnifiaient bien
l'esprit qui animait leurs pays et qui devait y causer une révolution.
Tous deux formaient des voeux également sincères pour leur patrie.
Mais le voisinage du vaste Océan, l'immense étendue du continent,
et surtout l'absence des classes privilégiées et des prolétaires,
protégèrent en Amérique les semences de la liberté. En France, dans ce
pays devenu libéral avec une forme monarchique et des moeurs
féodales, sur ce sol couvert d'une population très-nombreuse mais
très-hétérogène quant aux droits et aux devoirs; au milieu de ces
voisins avides de venger leurs défaites ou de s'enrichir de dépouilles
ennemies, la liberté ne put planter de faibles racines que dans un
terrain inondé de sang et tourmenté par tous les éléments de la haine
et de la discorde.

Bien des esprits clairvoyants annonçaient les événements qui se
préparaient en France[233]. Pourtant la majorité ne pensait pas qu'une
transformation accomplie sous l'influence de la liberté et de la
justice, pût être autrement que paisible et exemple de violence. Mieux
en avait jugé le docteur Cooper, qui comprenait bien l'état de la
vieille société française[234].

[Note 233: Il n'est pas besoin de recourir aux oeuvres des profonds
penseurs de cette époque, à celles de Jean-Jacques Rousseau entre
autres, pour trouver des prophéties sur le mouvement qui était sur le
point d'éclater en France. Les publications les plus ordinaires et les
plus ignorées de nos jours sont remplies de prévisions dans ce sens.
Je citerai entre autres: _le Procès des trois Rois_, pamphlet anonyme
publié à Londres en 1783. _Discours sur la grandeur et l'importance de
la révolution d'Amérique_; couronné aux jeux floraux; Toulouse, 1784.
Très-remarquable pour le temps et le lieu où ce discours fut écrit.]

[Note 234: Voir la note, page 65 du présent ouvrage.]

Les souverains d'Europe surtout ne voyaient dans le concours qu'ils
prêtaient aux Américains qu'une manière de rétablir l'_équilibre
européen_ troublé par la suprématie maritime de l'Angleterre. Aucun
d'eux ne songeait que ce vent de liberté qui remuait les masses
populaires de l'autre côté de l'Océan soufflerait bientôt sur leur
continent, y renverserait des trônes et ébranlerait l'ordre social
jusque dans ses fondements.

Ce que les hommes politiques depuis Choiseul et Vergennes prévirent
encore moins, c'est le développement rapide et sans précédent que
devaient prendre les États-Unis, placés dans des conditions physiques,
morales et intellectuelles exceptionnellement favorables[235], sous
la protection de la liberté politique et religieuse, non-seulement
inscrite dans les codes, mais profondément enracinée dans les moeurs.
Les colonies anglaises, pensait-on, devaient faire contre-poids
aux possessions que l'Angleterre avait enlevées à la France. Leur
influence ne se borne plus depuis longtemps déjà au continent
américain. Ce n'est plus seulement la mère patrie dont elles
contre-balancent la puissance. L'Europe entière doit compter désormais
avec elles dans les destinées du monde.

[Note 235: L'abbé Raynal a étudié la question de l'avenir probable des
États-Unis dans son livre: _des Révolutions d'Amérique_. Il prévoit
même l'époque où cette puissance se sera emparée de l'Amérique
méridionale.]

       *       *       *       *       *

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

       *       *       *       *       *


APPENDICE

On a vu que, pour soutenir la lutte contre l'Angleterre, les colonies
révoltées se virent dans l'obligation d'émettre du papier-monnaie;
cette création eut le sort de tous les papiers d'État émis en trop
grand nombre, ces assignats ne tardèrent pas à se discréditer.

Ce fut en 1775 que les colonies confédérées firent leur première
émission, qu'elles devaient garantir en raison de leur importance et
de leur population. Cinq millions de dollars furent lancés cette même
année. Afin d'assurer la régularité de ces émissions, vingt-huit
citoyens, y compris Franklin, signèrent les billets; malgré cela, une
certaine hésitation se manifestant, le Congrès pressa les divers
États de prendre les mesures nécessaires pour leur circulation et les
engagea au besoin de décréter le cours forcé.

Voici le libellé et la figure de ces divers assignats. Émises soit
comme billets nationaux, soit comme billets des États particuliers,
chacune de ces valeurs, dont l'importance variait de 1 fr. 75 (un
tiers de dollar) à 400 fr. (80 dollars), portait un timbre et une
devise.

A cause de sa concision, la langue latine, se prêtant à rendre avec
plus de force les sentiments que l'on voulait exprimer, fut employée
pour ces devises.



  BILLETS ÉMIS PAR LES ÉTATS-UNIS

  No. 1
  1775

  Billet
  de
  4 dollars.

  [Figure 1: Un sanglier s'élance sur un épieu.--Devise: Aut mors,
aut vita decora.  (Vivre honorablement ou mourir.)]

  N° 2.
  1775.

  Billet
  de
  5 dollars.

  [Figure 2: Un buisson d'épines duquel s'approche une main d'où
découle du sang--Devise: Sustine vel abstine. (Soutiens-moi ou
abstiens-toi.)]


  No 3.
  1775.

  Billet
  de
  20 dollars.

  [Figure 1: Figure du vent entourée de nuages, et soufflant
sur une mer houleuse.--Devise: Vi concitatæ. (Soulevé par la
violence.)]

  No 3 bis.
  1775.

  Billet
  de
  20 dollars.

  [Figure 2: Ce numéro n'est que le revers du n° 3.--Un soleil
brillant éclaire une mer tranquille, sur laquelle navigue un
vaisseau.--Devise: Cessante vento conguiescemus. (Le vent cessant,
nous nous apaiserons.) Le contraste de   ces deux devises (3 et
3 bis) exprime bien les sentiments qui agitaient les Américains.]


  No 4.
  1776.

  Billet
  de
  3 dollars.

  [Figure 1: Combat d'un aigle et d'un héron; pendant que l'aigle
le tient dans ses serres, le héron le perce de son bec.---Devise:
Exitus in dubio est. (La victoire est douteuse.)]

  No 5.
  1776.

  Billet
  de
  8 dollars.

  [Figure 2: Une harpe.--Devise: Majora minoribus consonant.
(Les grandes cordes s'accordent avec les petites.)]


  No. 6
  1776

  Coupures
  de
  dollar.

  [Figure 1: Treize anneaux entrelacés, portant chacun le nom
d'un des Etats, entourant un cercle lumineux portant: American
Congress, et au centre: _We are one_. (Nous ne faisons qu'un.)]

  N° 6 bis.
  1776.

  Coupures
  de
  dollar.

  [Figure 2: Bien que ce modèle soit plus petit, il est le
revers du no. 6.--Un cadran solaire frappé par les rayons d'un
soleil placé à gauche, et près duquel se trouve la devise:
_Fugio_ (je fuis), et au-dessous du cadran une phrase anglaise
_Mind your business_. (Veillez à vos affaires)]


  No. 7.
  1778.

  Billet
  de
  50 dollars.

  [Figure 1: Une pyramide de treize gradins, nombre des États
fondateurs.--Devise: _Perennis_. (Éternel.)]


  BILLETS ÉMIS PAR QUELQUES ÉTATS.

  No 8.
  1776

  Géorgie.
  Billet
  de
  2 dollars.

  [Figure 2: Deux pots placés l'un à côté de l'autre.--Devise:
_Si collidimus frangimur_. (Un choc nous briserait.)]


  No. 9
  1777.

  Géorgie.
  Billet
  de
  5 dollars.

  [Figure 1: Un serpent à sonnettes; les anneaux qui forment
la crécelle du crotale sont au nombre de treize. Devise:
_Nemo me impime lacessit_. (Nul ne m'outrage impunément.)

  On a proposé ce serpent pour le symbole des États-Unis,
parce qu'il n'attaque jamais sans être préalablement approché,
et aussi parce qu'il ne frappe jamais sans donner d'avance le
signal.]

  No 10.
  1778.

  Caroline
  du Sud,
  Billet
  de
  10 livres.

  [Figure 2: Un bras tenant levée une épée.--Devise: _Et Deus
omnipotens_ (Mon épée, et le Dieu tout-puissant.)]


  N. 11.
  1178.

  Caroline
  du Sud.

  Billet
  de
  2 livres.

  [Figure 1: Un bras tenant un poignard; au-dessous une main
ouverte.--Devise _Utrum horum mavis accipe_. (Prends celle
que tu voudras.)]

  N° 12.
  1776.

  Caroline
  du Sud.

  Billet
  de
  50 livres.

  [Figure 2: Douze coeurs réunis par une guirlande entourent
un treizième coeur placé dans un centre lumineux.--Devise:
_Quis separabit?_ (Qui pourra nous séparer?)]


En se rappelant que toutes ces devises se rapportaient à la lutte que
les colonies soutenaient contre l'Angleterre, l'interprétation en
devient plus facile. La dernière est très-curieuse quand on se
rappelle que c'est précisément la Caroline du Sud qui a été la
première à soulever l'étendard de la révolte en 1860, et quia commencé
la guerre civile (avril 1861) aux États-Unis.

Nous ne terminerons pas cet énoncé sans remercier M. le directeur du
_Magasin pittoresque_ de l'obligeance qu'il a eu de mettre ces dessins
à notre disposition pour cette édition Française.



TABLE DES MATIÈRES

Introduction

Avis de l'Éditeur

I

_Préliminaires_.--Caractère de la guerre.--Droits du peuple et
du citoyen.--De l'influence de la Révolution américaine
sur l'Europe.--Part que la France prend à la guerre de
l'indépendance.--But que se propose l'auteur en publiant ce livre.

II

_Sources et documents_.--Archives de la Guerre.--Archives de
la Marine.--Journal de Claude Blanchard,--Journal du comte de
Ménonville.--Mémoires de Dupetit-Thouars.--Journal de Cromot du
Bourg.--Relation du prince de Broglie.--Journal d'un soldat.--Mémoire
adressé par Choiseul à Louis XV.--_Mémoires du comte de M***_
(Pontgibaud).--_Mes campagnes en Amérique_, par Guillaume de
Deux-Ponts.--Mémoires de Lauzun.--Loyalist letters.--_Papers relating
to the Maryland Une._--Carte des opérations.

III

_Fondation des colonies dans l'Amérique du Nord._--Tentatives de
colonisation faites par des Français: Coligny, Gourgues, etc., en
1567.--Progression rapide de la population.--L'énormité des taxes
imposées par l'Angleterre à ses colonies les poussent à la résistance.

IV

_Causes réelles de la guerre._--Les causes réelles sont toutes d'ordre
moral. Déclaration des droits du citoyen.--Principes de gouvernement
établis par l'empire romain et adoptés par l'Église romaine.--Saint
Augustin enseigne la doctrine de la conscience nationale.--Influence
de la religion sur les formes de gouvernement.--Calvinisme.
--Presbytérianisme.--Tendances démocratiques et agressives.--États
Généraux des Provinces Unies.--Buchanan.--Zwingle.--Chrétiens
et citoyens, analogie de ces deux situations.--De la Réforme en
Angleterre.--Cromwell, Déclaration des droits en Angleterre.
--Presbytérianisme en Amérique.--Réunion à Octorara, en
Pennsylvanie.--Colons français.--La Persécution religieuse en France,
cause de l'émigration en Amérique.--En résumé, les colonies de
l'Amérique se peuplèrent primitivement de tous ceux qui voulurent
échapper aux persécutions politiques et religieuses de l'Europe.

V

_Du rôle de la France dans cette guerre._--Rivalités de la France, de
l'Espagne et de l'Angleterre lors de la découverte de l'Amérique.--Le
Canada.--Exploration de Marquet, de Joliet, de La Salle et du P.
Hennequin.--Fondation de la Louisiane.--Céleron.--Les Anglais
envahissent le Canada, 1754.--Washington parait pour la première
fois et contre les Français.--Louis XV déclare la guerre à
l'Angleterre.--Diversion faite sur le continent par la guerre de
Sept Ans.--Montcalm.--Perle du Canada.--Politique de Choiseul.--De
Kalb.--Lettres de Montcalm à de Berryer, attribuées à de
Choiseul.--Intrigues contre Choiseul.

VI

_Débuts de la guerre._--Débuts heureux des Américains.--
Washington.--Caractère de Washington.--Relation du prince de
Broglie.--Ouvrages dramatiques sur Washington.--Congrès à
Philadelphie, 1776.--Sympathie française pour cette guerre.--Franklin
à Paris.

VII

_Lafayette et Washington._--Départ de Lafayette pour
l'Amérique.--Présentation à Washington.--Vive affection de celui-ci
pour Lafayette.--Différence de la Révolution américaine et de la
Révolution française.--Liste des guillotinés.--Influence des
idées que la noblesse rapporte d'Amérique.--Influence de la guerre
américaine sur le caractère et la carrière de Lafayette.

VIII

_Des Français qui devancèrent le traité conclu plus lard entre la
France et l'Amérique._--Incompatibilité des premiers arrivants
français avec le caractère américain.--Officiers qui avaient
précédé Lafayette.--Offres pour les fournitures de
guerre.--Barbue-Dubourg.--Silas Deane.--Beaumarchais.--Noms des
officiers français ou étrangers qui précédèrent ou suivirent
Lafayette--Lettre de Beaumarchais.--Howe débarque à Maryland,
1777.--Les Américains perdent la bataille de Brandywine.--Le Congrès
évacue Philadelphie.--Les Anglais sont battus le 19 septembre et le
7 octobre à Saratoga.--Burgoyne est obligé de capituler.--Washington
reprend l'offensive.--Défense du fort Redbank par
Duplessis-Mauduit.--Traité d'alliance conclu par Louis XVI avec les
Américains le 6 février 1778.--Ce traité est dû à l'influence de
Lafayette.--Les Anglais déclarent la guerre à la France.

IX

_Continuation et résumé des opérations._--Opérations navales entre la
France et l'Angleterre.--En Amérique, Clinton abandonne Philadelphie
devant les forces de Washington et du comte d'Estaing.--Diversion dans
le Sud.--Exactions des Anglais dans la Caroline et la Géorgie.--Les
Américains reprennent ces deux États, 1778.--Opérations de Clinton, de
Washington et de Bouille.--Lafayette quitte l'Amérique en 1779.--Il y
retourne en 1780, précédant des secours de toute nature.--Succès de
d'Estaing.--Échec des troupes alliées devant Savannah.--Anecdote
sur Rodney, amiral anglais.--La diversion de Clinton dans la
Géorgie réussit par suite de l'échec de Savannah.--Au milieu de
ces événements, Lafayette revient d'Europe.--Trahison
d'Arnold.--Rochambeau.--Coalition contre l'Angleterre.--Déclaration
de guerre à la Hollande.--Opérations simultanées de Washington et de
Rochambeau.--Lafayette dans la Virginie.

X

_Influence de Lafayette, composition des forces françaises._--La
position des Américains devient très-précaire.--L'arrivée de
Lafayette en France active les secours.--Hésitations pour le choix du
commandement.--On s'arrête à Rochambeau.--Composition de la flotte.

XI

_Reprise du récit des opérations._--Départ de la flotte sous le
commandement de Ternay.--Heureux débuts.--Conduite prudente de
Ternay.--Reproches que cette conduite lui attire.--Insubordination et
indiscipline des officiers de la marine française.---Arrivée sur les
côtes de Virginie.--Débarquement des troupes françaises,--Plan de
Washington contre New-York.--Rochambeau et de Ternay hésitent
à exécuter ce plan.--Lettre de Rochambeau à Lafayette, et son
appréciation du caractère des soldats français.--Lettre de Lafayette à
Washington au sujet de l'armée française.--Préparatifs de Rochambeau
à Rhode-Island.--Diversion tentée par Washington.--Recommandations
pressantes à Rochambeau d'entrer en Campagne.--Lettre de Washington et
de Lafayette à ce sujet.--Départ de Rochambeau.--Incident.--Entrevue
à Hartford.--Trahison d'Arnold, exécution du major André. Inaction des
Anglais devant Rhode-Island.--Visite des Indiens à Rochambeau.

XII

_Continuation du récit._--Départ du vicomte de Rochambeau
sur l'Amazone pour la France.--Lauzun demande à servir
sous Lafayette.--Lauzun prend son quartier d'hiver à
Lebanon.--Insubordination des troupes américaines.--Rochambeau et
Washington manquent d'argent et de vivres--Rochambeau envoie
Lauzun auprès de Washington.--Vive amitié de Washington pour
Lafayette.--L'état des armées alliées oblige le Congrès à envoyer un
des aides de camp de Washington en France.--Le capitaine Destouches
est envoyé en Virginie pour combattre Arnold.--Lafayette et
Rochambeau sont détachés pour le môme objet.---Composition de cette
expédition.--Critique.--Mécontentement chez les officiers.--Destouches
échoue dans sa tentative de débarquement.--Lafayette est obligé
de rétrograder.--Washington lui confie la défense de la
Virginie.--Washington était-il maréchal de France?

XIII

_Envoi de renforts, opérations militaires._--Arrivée de l'Amazone avec
le vicomte de Rochambeau à Brest.--Changement qu'il trouve dans
la situation.--Le Roi fait repartir M de la Pérouse avec 1,500,000
livres.--Le vicomte de Rochambeau reste à Versailles.--Par suite des
circonstances on restreint l'envoi des renforts.--Force des secours
envoyés.--Le vicomte de Rochambeau repart sur la Concorde.--Le
gouvernement français met 6,000,000 de livres à la disposition
de Washington.--Reprise du Récit du Journal inédit (de Cromot du
Bourg).--Description de Boston et des pays environnants.--Le comte de
Rochambeau apprend que l'escadre anglaise est sortie de New-York.--Il
apprend de son fils que de Grasse viendra dégager Barras.--Entrevue à
ce sujet entre Washington et Rochambeau.--Plan de campagne.--Lettres
interceptées.--Cela sont les intérêts des alliés.--Retour de
Rochambeau à New-Port.--Dispositions qu'il prend avec Barras.--Réunion
d'un conseil de guerre.--L'opinion de Barras de rester devant
Rhode-Island prévaut.--Lettre de Rochambeau à de Grasse pour lui
préciser les positions respectives de La Fayette et de Washington.--
Il lui demande des secours en hommes et en argent.--Détails (de
Cromot du Bourg) sur le parcours de l'armée.--Vioménil arrive à
Providence.--Mouvement des troupes alliées.--Projet de Rochambeau de
rester à New-Town.--Washington le prie d'aller plus loin.--Arrivée et
prise de position à Bedford.

XIV

_Opérations contre Clinton et Cornwallis_.--Washington ouvre la
campagne le 26 juin.--Jonction avec Rochambeau.--Situation des
troupes anglaises devant New-York.--Washington résout de les
attaquer.--Relation de Lauzun sur cette attaque.--Mouvements et
attaques diverses du 5 au 21 juillet.--Reconnaissance faite par
toute l'armée.--Relations de Rochambeau et de Cromot du Bourg à ce
sujet.--Les alliés obtiennent comme résultat de retenir Clinton devant
New-York, et de faire rétrograder Cornwallis.

XV

_Campagne de Virginie._--Rochambeau reçoit, le 14 août, des nouvelles
de la Concorde.--De Grasse lui fait savoir qu'il se rend dans la baie
de Chesapeak avec 26 vaisseaux, 3,500 hommes et 1,200,000 livres.--Le
général Clinton, par les renforts qu'il reçoit d'Angleterre, se trouve
à la tête de 15,000 hommes.--Les alliés n'en ont que 9,000 à lui
opposer.--Marche de Cornwallis.--Habileté de La Fayette.--Ce dernier
croit un moment que les Anglais quittent la Virginie pour renforcer
New-York.--Lettres de La Fayette et de Washington; celle de ce
dernier est interceptée.--Heureux effet qu'il en résulte.--Washington
renonce à attaquer New-York.--Les alliés dirigent leurs efforts sur
la Virginie.--La Fayette s'attache à empêcher Cornwallis de gagner la
Caroline.--Leur plan de campagne définitivement arrêté, les généraux
alliés se mettent en marche.

XVI

_Arrivée de de Grasse dans la baie de Chesapeak_.--Les alliés passent
l'Hudson--Force de l'année.--Noms des divers commandants.--L'Hudson
étant traversé, Washington organise la marche de ses troupes.--Il se
tient à une journée de marche en avant.--Lauzun vient ensuite.--La
brigade du Soissonnais ferme la marche.--Washington laisse au
général Heath le soin de défendre l'État de New-York et la rivière du
Nord.--Récit des mouvements du 23 août au 3 septembre.--L'armée défile
le 4 septembre à Philadelphie, devant le Congrès.--Description, par
Cromot du Bourg, de la ville de Philadelphie, de Benezet et autres
personnes remarquables.--Les généraux alliés apprennent que les
amiraux anglais Hood et Graves ont fait leur jonction.--Inquiétude
que leur donne cette nouvelle.--Néanmoins les alliés continuent leur
marche.--En arrivant à Chester, Rochambeau apprend de Washington que
de Grasse est arrivé dans la baie de Chesapeak avec 28 vaisseaux et
3,000 hommes.--Joie que cette nouvelle répand partout.

XVII

_Sage réserve de La Fayette._--La Fayette marche sur Williamsburg, où
il se fait joindre par Saint-Simon.--Cornwallis se trouve serré de
toutes parts.--Il fait une reconnaissance devant Williamsburg, mais
se trouve dans l'impossibilité de l'attaquer.--Mesures que La Fayette
prend pour lui couper la retraite.--De Grasse presse La Fayette
d'attaquer.--Malgré de pressantes sollicitations La Fayette préfère
attendre.--Washington et Rochambeau hâtent leur marche.--Mouvements du
6 au 13 septembre.--De Grasse attaque et rejette l'escadre anglaise.

XVIII

_Les alliés devant Williamsburg._--Les succès de de Grasse permettent
à Lauzun de rembarquer ses troupes.--Mouvement du corps de M. de
Vioménil.--Ce corps s'embarque à Annapolis sur l'escadre de M. de la
Villebrune, et arrive le 26 septembre à Williamsburg.--Lauzun se rend
auprès de Washington.--Celui-ci l'informe que Cornwallis a envoyé sa
cavalerie à Gloucester.--Le général américain Weedon est posté pour
le surveiller.--Manque d'initiative de ce général.--Lauzun lui est
dépêché.--Lauzun informe Rochambeau du peu de cas qu'il fait de la
milice.--Rochambeau lui fait passer de l'artillerie et 800 hommes.--De
Grasse et Barras bloquent la baie de Chesapeak.--Choisy prend des
mesures énergiques du côté de Gloucester.--L'armée alliée devant
Williamsburg.

XIX

_Investissement de Yorktown._--Le 28 septembre l'armée se met en
mouvement pour investir Yorktown.--Saint-Simon.--Les Anglais évacuent
leurs avancées.--Brillant engagement de de Choisy.

XX

_Suite des opérations devant Yorktown._--Du 4 au 12 octobre, M. de
Vioménil commande les travaux du siège d'Yorktown.--Composition
quotidienne des forces d'investissement.--Les redoutes anglaises
gênent l'attaque.

XXI

_Siège et prise des redoutes de Yorktown._--M. de Vioménil veut donner
l'assaut.--Rochambeau l'en dissuade.--Sang-froid de ce dernier dans
une reconnaissance qu'il fit.--L'attaque est décidée.--Régiment
de Gâtinais.--Détails sur les forces prenant part à l'assaut.--Les
troupes françaises et les milices américaines rivalisent d'ardeur.--
Lafayette et de Vioménil.--Le colonel Barber,--Les redoutes sont
enlevées.

XXII

_Prise de Yorktown. Capitulation de Cornwallis._--La position de
Cornwallis devient insoutenable.--Il envoie le 17 un parlementaire
à Washington.--Capitulation signée le 19.--.Chagrin des officiers
anglais.--Ordres barbares du ministère anglais.--Cruautés révoltantes
des officiers anglais.--Pertes des deux côtés.--Conduite noble du
gouverneur Nelson.

XXIII

_Suite de la capitulation de Yorktown_.--Lauzun est chargé de porter
en France la nouvelle de la capitulation.--Enthousiasme que la
prise d'Yorktown répand à Philadelphie.--Le Congrès se
rassemble.--Décisions prises comme marques de reconnaissance envers
Washington, Rochambeau et de Grasse.--G. de Deux-Ponts part en France
porter des détails sur la capitulation.--Satisfaction et promesses du
Roi.--La mort de Maurepas en empêche la réalisation.--Chute à
Londres du ministère North.--La capitulation d'Yorktown décide de
l'indépendance américaine.--Clinton se contente de mettre une faible
garnison à Charleston.--Il rentre à New-York.--Dumas est chargé de
détruire les retranchements de Portsmouth.--Départ de de Grasse pour
les Antilles.

XXIV

_Suspension des hostilités._--Les troupes alliées se disposent à
prendre leurs quartiers d'hiver.--Le baron de Vioménil rentre en
France.--Rochambeau est placé de manière à pouvoir secourir les
provinces les plus menacées par l'ennemi.--La Fayette part pour la
France.

XXV

_Défaite de l'amiral de Grasse. Proposition de paix._--Armistice
tacite sur le continent.--Premiers succès de l'amiral de Grasse sur
les Anglais aux Antilles.--L'amiral anglais Rodney le rejoint le 12
août 1782.--De Grasse est battu et fait prisonnier.--L'Angleterre
propose à l'Amérique de reconnaître son indépendance.--Le Congrès
refuse la paix.--Il veut qu'elle s'applique également à la
France.--Par suite des événements des Antilles, Rochambeau remonte
vers le Nord.--Entrevue de Rochambeau et de Washington.--Ils tentent
d'empêcher qu'aucun renfort ne sorte de New-York.

XXVI

_L'armée française devant New-York._--Mouvement rétrograde de l'armée
française.--Le général Carleton offre de nouveau une paix séparée à
l'Amérique.--Position de l'armée française devant New-York.

XXVII

_Renforts envoyés en 1782._--Le gouvernement français se dispose
à envoyer de nouveaux renforts en 1782.--Les croisières anglaises
empêchent ce convoi de partir.--La _Gloire_ seule part avec 2 millions
de livres et des officiers.--Ce vaisseau échoue sur les côtes de
France.--Il cherche un refuge dans la Loire.--Il revient à Rochefort.
--Départ de ce port avec l'Aigle.--Arrêt aux Açores.--Combat avec un
vaisseau anglais.--Les deux navires français arrivent à l'entrée de la
Delaware.

XXVIII

_Récit du prince de Broglie._--Récit du détail sur son voyage jusqu'à
son arrivée à Philadelphie.--Aperçus sur le Congrès et la société
américaine.

XXIX

_Fin de la guerre. Traité de paix._--Les officiers français rejoignent
l'armée à Crampond.--Ordres de la cour.--Les Anglais évacuent
Charleston.--L'armée française s'embarque le 12 décembre 1782 à
Boston.--Rochambeau revient en France.--Réception que lui fait le
roi.--Honneurs qui lui sont accordés.--Récompenses accordées
à l'armée.--Lauzun et ses troupes sont entièrement
oubliés.--Préliminaires de paix à Paris le 30 novembre
1782.--Traité-définitif le 3 février 1783.

XXX

_Conclusion._--Influence de la participation de la France sur
la Révolution de 1789.--Changements que la reconnaissance de
l'indépendance américaine amène sur le continent européen.



Appendice

Assignats américains.--Dessins des assignats.--Explication des
devises.--Valeur des diverses émissions.


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.


[Carte]

[Carte]





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