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Title: Mémoires de Hector Berlioz - comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie - et en Angleterre, 1803-1865
Author: Berlioz, Hector, 1803-1869
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires de Hector Berlioz - comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie - et en Angleterre, 1803-1865" ***


_NOUVELLE ÉDITION_

BIBLIOTHÈQUE CONTEMPORAINE

MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ

COMPRENANT

SES VOYAGES EN ITALIE, EN ALLEMAGNE, EN RUSSIE ET EN ANGLETERRE

1803-1865

I

PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3


      LIFE'S BUT A WALKING SHADOW, ETC.

     La vie n'est qu'une ombre qui passe; un pauvre
     comédien qui, pendant son heure, se pavane et
     s'agite sur le théâtre, et qu'après on n'entend plus;
     c'est un conte récité par un idiot, plein de
     fracas et de furie, et qui n'a aucun sens.

     SHAKESPEARE (_Macbeth._)



TABLE


TOME I

PRÉFACE

I.--La Côte Saint-André.--Ma première communion.--Première impression
musicale.

II.--Mon père.--Mon éducation littéraire.--Ma passion pour les
voyages.--Virgile.--Première secousse poétique.

III.--Meylan.--Mon oncle.--Les brodequins roses.--L'hamadryade du
Saint-Eynard.--L'amour dans un cœur de douze ans.

IV.--Premières leçons de musique, données par mon père.--Mes essais en
composition.--Études ostéologiques.--Mon aversion pour la
médecine.--Départ pour Paris.

V.--Une année d'études médicales.--Le professeur Amussat.--Une
représentation à l'Opéra.--La bibliothèque du
Conservatoire.--Entraînement irrésistible vers la musique.--Mon père se
refuse à me laisser suivre cette carrière.--Discussions de famille.

VI.--Mon admission parmi les élèves de Lesueur.--Sa bonté.--La chapelle
royale.

VII.--Un premier opéra.--M. Andrieux.--Une première messe.--M. de
Chateaubriand.

VIII.--A. de Pons.--Il me prête 1,200 francs.--On exécute ma messe une
première fois dans l'église de Saint-Roch.--Une seconde fois dans
l'église de Saint-Eustache.--Je la brûle.

IX.--Ma première entrevue avec Cherubini.--Il me chasse de la
bibliothèque du Conservatoire.

X.--Mon père me retire ma pension.--Je retourne à la Côte.--Les idées de
province sur l'art et sur les artistes.--Désespoir.--Effroi de mon
père.--Il consent à me laisser revenir à Paris.--Fanatisme de ma
mère.--Sa malédiction.

XI.--Retour à Paris.--Je donne des leçons.--J'entre dans la classe de
Reicha au Conservatoire.--Mes dîners sur le Pont-Neuf.--Mon père me
retire de nouveau ma pension.--Opposition inexorable.--Humbert
Ferrand.--R. Kreutzer.

XII.--Je concours pour une place de choriste.--Je l'obtiens--A.
Charbonnel.--Notre ménage de garçons.

XIII.--Premières compositions pour l'orchestre.--Mes études à
l'Opéra.--Mes deux maîtres, Lesueur et Reicha.

XIV.--Concours à l'Institut.--On déclare ma cantate inexécutable.--Mon
adoration pour Gluck et Spontini.--Arrivée de Rossini.--Les
dilettanti.--Ma fureur.--M. Ingres.

XV.--Mes soirées à l'Opéra.--Mon prosélytisme.--Scandales.--Scène
d'enthousiasme.--Sensibilité d'un mathématicien.

XVI.--Apparition de Weber à
l'Odéon.--Castilblaze.--Mozart.--Lachnith.--Les arrangeurs.--Despair and
die!

XVII.--Préjugé contre les opéras écrits sur un texte italien.--Son
influence sur l'impression que je reçois de certaines œuvres de Mozart.

XVIII.--Apparition de Shakespeare.--Miss Smithson.--Mortel
amour.--Léthargie morale.--Mon premier concert.--Opposition comique de
Cherubini.--Sa défaite.--Premier serpent à sonnettes.

XIX.--Concert inutile.--Le chef d'orchestre qui ne sait pas
conduire.--Les choristes qui ne chantent pas.

XX.--Apparition de Beethoven au Conservatoire.--Réserve haineuse des
maîtres français.--Impression produite par la symphonie en _ut_ mineur
sur Lesueur.--Persistance de celui-ci dans son opinion systématique.

XXI.--Fatalité.--Je deviens critique.

XXII.--Le concours de composition musicale.--Le règlement de l'Académie
des Beaux-Arts.--J'obtiens le second prix.

XXIII.--L'huissier de l'Institut.--Ses révélations.

XXIV.--Toujours miss Smithson.--Une représentation à bénéfice.--Hasards
cruels.

XXV.--Troisième concours à l'Institut.--On ne donne pas de premier
prix.--Conversation curieuse avec Boïeldieu.--La musique qui berce.

XXVI.--Première lecture du _Faust_ de Gœthe.--J'écris ma symphonie
fantastique.--Inutile tentative d'exécution.

XXVII.--J'écris une fantaisie sur la _Tempête_ de Shakespeare.--Son
exécution à l'Opéra.

XXVIII.--Distraction violente.--F. H***.--Mademoiselle M***.

XXIX.--Quatrième concours à l'Institut.--J'obtiens le prix.--La
révolution de Juillet.--La prise de Babylone.--_La
Marseillaise_.--Rouget de Lisle.

XXX.--Distribution des prix à l'Institut.--Les académiciens.--Ma cantate
de _Sardanapale_.--Son exécution.--L'incendie qui ne s'allume pas.--Ma
fureur.--Effroi de madame Malibran.

XXXI.--Je donne mon second concert.--La symphonie fantastique.--Liszt
vient me voir.--Commencement de notre liaison.--Les critiques
parisiens.--Mot de Cherubini.--Je pars pour l'Italie.

XXXII.--De Marseille à Livourne.--Tempête.--De Livourne à
Rome.--L'Académie de France à Rome.

XXXIII.--Les pensionnaires de l'Académie.--Félix Mendelssohn.

XXXIV.--Drame.--Je quitte Rome.--De Florence à Nice.--Je reviens à
Rome.--Il n'y a personne de mort.

XXXV.--Les théâtres de Gênes et de Florence.--_I Montecchi ed i
Capuletti_ de Bellini.--Roméo joué par une femme.--_La Vestale_ de
Paccini.--Licinius joué par une femme.--L'organiste de Florence.--La
fête _del Corpus Domini_.--Je rentre à l'Académie.

XXXVI.--La vie de l'Académie.--Mes courses dans les
Abruzzes.--Saint-Pierre.--Le spleen.--Excursions dans la campagne de
Rome.--Le carnaval.--La place Navone.

XXXVII.--Chasses dans les montagnes.--Encore la plaine de
Rome.--Souvenirs virgiliens.--L'Italie sauvage.--Regrets.--Les bals
d'osteria.--Ma guitare.

XXXVIII.--Subiaco.--Le couvent de Saint-Benoît.--Une
sérénade.--Civitella.--Mon fusil.--Mon ami Crispino.

XXXIX.--La vie du musicien à Rome.--La musique dans l'église de
Saint-Pierre.--La chapelle Sixtine.--Préjugé sur Palestrina.--La
musique religieuse moderne dans l'église de Saint-Louis.--Les théâtres
lyriques.--Mozart et Vaccaï.--Les pifferari.--Mes compositions à Rome.

XL.--Variétés de spleen.--L'isolement.

XLI.--Voyage à Naples.--Le soldat enthousiaste.--Excursion à
Nisita.--Les lazzaroni.--Ils m'invitent à dîner.--Un coup de fouet. Le
théâtre San Carlo.--Retour pédestre à Rome, à travers les
Abruzzes.--Tivoli.--Encore Virgile.

XLII.--L'influenza à Rome.--Système nouveau de
philosophie.--Chasses.--Les chagrins de domestiques.--Je repars, pour la
France.

XLIII.--Florence.--Scène funèbre.--_La bella sposina_.--Le Florentin
gai.--Lodi.--Milan.--Le théâtre de la _Cannobiana_.--Le
public.--Préjugés sur l'organisation musicale des Italiens.--Leur amour
invincible pour les platitudes brillantes et les vocalisations.--Rentrée
en France.

XLIV.--La censure papale.--Préparatifs de concerts.--Je reviens à
Paris.--Le nouveau théâtre anglais.--Fétis.--Ses corrections des
symphonies de Beethoven.--On me présente à miss Smithson.--Elle est
ruinée.--Elle se casse la jambe.--Je l'épouse.

XLV.--Représentation à bénéfice et concert au Théâtre-Italien.--Le
quatrième acte d'_Hamlet_.--_Antony_.--Défection de l'orchestre.--Je
prends ma revanche.--Visite de Paganini.--Son alto.--Composition
d'_Harold en Italie_.--Fautes du chef d'orchestre Girard.--Je prends le
parti de toujours conduire l'exécution de mes ouvrages.--Une lettre
anonyme.

XLVI.--M. de Gasparin me commande une messe de _Requiem_.--Les
directeurs des beaux-arts.--Leurs opinions sur la musique.--Manque de
foi.--La prise de Constantine.--Intrigues de Cherubini.--Boa
constrictor.--On exécute mon _Requiem_. La tabatière d'Habeneck.--On ne
me paye pas.--On veut me vendre la croix.--Toutes sortes d'infamies.--Ma
fureur.--Mes menaces.--On me paye.

XLVII.--Exécution du _Lacrymosa_ de mon _Requiem_ à Lille.--Petite
couleuvre pour Cherubini.--Joli tour qu'il me joue.--Venimeux aspic que
je lui fais avaler.--Je suis attaché à la rédaction du _Journal des
Débats_.--Tourments que me cause l'exercice de mes fonctions de
critique.

XLVIII.--L'_Esmeralda_ de mademoiselle Bertin.--Répétitions de mon opéra
de _Benvenuto Cellini_.--Sa chute éclatante.--L'ouverture du _Carnaval
romain_.--Habeneck.--Duprez.--Ernest Legouvé.

XLIX.--Concert du 16 décembre 1838.--Paganini, sa lettre, son
présent.--Élan religieux de ma femme.--Fureurs, joies et calomnies.--Ma
visite à Paganini.--Son départ.--J'écris _Roméo et Juliette_.--Critiques
auxquelles cette œuvre donne lieu.

L.--M. de Rémusat me commande la Symphonie funèbre et triomphale.--Son
exécution.--Sa popularité à Paris.--Mot d'Habeneck.--Adjectif inventé
pour cet ouvrage par Spontini.--Son erreur à propos du _Requiem_.

LI.--Voyages et concerts à Bruxelles.--Quelques mots sur les orages de
mon intérieur.--Les Belges.--Zanni de Ferranti.--Fétis.--Erreur grave de
ce dernier.--Festival organisé et dirigé par moi à l'Opéra de
Paris.--Cabale des amis d'Habeneck déjouée.--Esclandre dans la loge de
M. de Girardin.--Moyen de faire fortune.--Je pars pour l'Allemagne.


Tome II

PREMIER VOYAGE EN ALLEMAGNE (1841-1842)

À M. A. Morel, première lettre, Bruxelles, Mayence, Francfort.

À M. Girard, deuxième lettre, Stuttgard, Hechingen.

À Liszt, troisième lettre, Manheim, Weimar.

À Stephen Heller, quatrième lettre, Leipzig.

À Ernst, cinquième lettre, Dresde.

À Henri Heine, sixième lettre, Brunswick, Hambourg.

À mademoiselle Louise Bertin, septième lettre. Berlin.

À M. Habeneck, huitième lettre, Berlin.

À M. Desmarest, neuvième lettre, Berlin.

À M. G. Osborne, dixième lettre, Hanovre, Darmstadt.

LII.--Je mets en scène le _Freyschütz_ à l'Opéra.--Mes récitatifs, les
chanteurs.--Dessauer.--M. Léon Pillet.--Ravages faits par ses
successeurs dans la partition de Weber.

LIII.--Je suis forcé d'écrire des feuilletons.--Mon
désespoir.--Velléités de suicide.--Festival de l'Industrie.--1,022
exécutants.--32,000 francs de recette.--800 francs de bénéfice.--M.
Delessert préfet de police.--Établissement de la censure des programmes
de concert.--Les percepteurs du droit des hospices.--Le docteur
Amussat.--Je vais à Nice.--Concerts dans le cirque des Champs-Élysées.

DEUXIÈME VOYAGE EN ALLEMANGE, l'Autriche, la Bohême et la Hongrie.--À M.
Humbert Ferrand, première lettre, Vienne.

À M. Humbert Ferrand, deuxième lettre, Vienne (suite).

À M. Humbert Ferrand, troisième lettre, Pesth.

À M. Humbert Ferrand, quatrième lettre, Prague.

À M. Humbert Ferrand, cinquième lettre, Prague (suite).

À M. Humbert Ferrand, sixième lettre, Prague (suite et fin).

LIV.--Concert à Breslau.--Ma légende de _la Damnation de Faust_.--Le
livret.--Les critiques patriotes allemands.--Exécution de _la Damnation
de Faust_ à Paris.--Je me décide à partir pour la Russie.--Bonté de mes
amis.

LV.--VOYAGE EN RUSSIE.--Le courrier prussien.--M. Nernst.--Les
traîneaux.--La neige.--Stupidité des corbeaux.--Les comtes
Wielhorski.--Le général Lwoff.--Mon premier concert.--L'Impératrice. Je
fais fortune.--Voyage à Moscou.--Obstacle grotesque.--Le grand
maréchal.--Les jeunes mélomanes.--Les canons du Kremlin.

LVI.--Retour à Saint-Pétersbourg. Deux exécutions de _Roméo et Juliette_
au Grand-Théâtre.--Roméo dans son cabriolet.--Ernst.--Nature de son
talent.--L'action rétroactive de la musique.

SUITE DU VOYAGE EN RUSSIE.--Mon retour.--Riga.--Berlin.--L'exécution de
_Faust_.--Un dîner à Sans-Souci.--Le roi de Prusse.

LVII.--Paris.--Je fais nommer à la direction de l'Opéra MM. Roqueplan et
Duponchel.--Leur reconnaissance.--_La Nonne sanglante._--Je pars pour
Londres.--Jullien, directeur de Drury-Lane.--Scribe.--Il faut que le
prêtre vive de l'autel.

LVIII.--Mort de mon père.--Nouveau voyage à la
Côte-Saint-André.--Excursion à Meylan.--Accès furieux
d'isolement.--Encore la Stella del monte.--Je lui écris.

LIX.--Mort de ma sœur.--Mort de ma femme.--Ses obsèques.--L'Odéon.--Ma
position dans le monde musical.--La presque impossibilité pour moi de
braver au théâtre les haines que j'ai suscitées.--La cabale de
Covent-Garden.--La coterie du Conservatoire de Paris.--La symphonie
rêvée et oubliée.--Le charmant accueil qu'on me fait en Allemagne.--Le
roi de Hanovre.--Le duc de Weimar.--L'intendant du roi de Saxe.--Mes
adieux.

POST-SCRIPTUM.--Lettre adressée avec le manuscrit de mes mémoires à M***
qui me demandait des notes pour écrire ma biographie.

POSTFACE.--J'ai fini.--L'Institut.--Concerts du palais de
l'Industrie.--Jullien.--Le diapason de l'éternité.--_Les
Troyens._--Représentation de cet ouvrage à Paris.--_Béatrice et
Bénédict._--Représentations de cet ouvrage à Bade et à
Weimar.--Excursion à Lœwenberg.--Les concerts du
Conservatoire.--Festival de Strasbourg.--Mort de ma seconde
femme.--Dernières histoires de cimetière.--Au diable tout!

VOYAGE EN DAUPHINÉ.--Deuxième pèlerinage à Meylan.--Vingt-quatre heures
à Lyon.--Je revois madame F******.--Convulsions de cœur.



PRÉFACE

Londres, 21 mars 1848.


On a imprimé, et on imprime encore de temps en temps à mon sujet des
notices biographiques si pleines d'inexactitudes et d'erreurs, que
l'idée m'est enfin venue d'écrire moi-même ce qui, dans ma vie
laborieuse et agitée, me paraît susceptible de quelque intérêt pour les
amis de l'art. Cette étude rétrospective me fournira en outre l'occasion
de donner des notions exactes sur les difficultés que présente, à notre
époque, la carrière des compositeurs, et d'offrir à ceux-ci quelques
enseignements utiles.

Déjà un livre que j'ai publié il y a plusieurs années, et dont l'édition
est épuisée, contenait avec des nouvelles et des fragments de critique
musicale, le récit d'une partie de mes voyages. De bienveillants esprits
ont souhaité quelquefois me voir remanier et compléter ces notes sans
ordre.

Si j'ai tort de céder aujourd'hui à ce désir amical, ce n'est pas, au
moins, que je m'abuse sur l'importance d'un pareil travail. Le public
s'inquiète peu, je n'en saurais douter, de ce que je puis avoir fait,
senti ou pensé. Mais un petit nombre d'artistes et d'amateurs de musique
s'étant montrés pourtant curieux de le savoir, encore vaut-il mieux leur
dire le vrai que de leur laisser croire le faux. Je n'ai pas la moindre
velléité non plus de _me présenter devant Dieu mon livre à la main_ en
me _déclarant le meilleur des hommes_, ni d'écrire des _confessions_. Je
ne dirai que ce qu'il me plaira de dire; et si le lecteur me refuse son
absolution, il faudra qu'il soit d'une sévérité peu orthodoxe, car je
n'avouerai que les péchés véniels.

Mais, finissons ce préambule. Le temps me presse. La République passe en
ce moment son rouleau de bronze sur toute l'Europe; l'art musical, qui
depuis si longtemps partout se traînait mourant, est bien mort à cette
heure; on va l'ensevelir, ou plutôt le jeter à la voirie. Il n'y a plus
de France, plus d'Allemagne pour moi. La Russie est trop loin, je ne
puis y retourner. L'Angleterre, depuis que je l'habite, a exercé à mon
égard une noble et cordiale hospitalité. Mais voici, aux premières
secousses du tremblement de trônes qui bouleverse le continent, des
essaims d'artistes effarés accourant de tous les points de l'horizon
chercher un asile chez elle, comme les oiseaux marins se réfugient à
terre aux approches des grandes tempêtes de l'Océan. La métropole
britannique pourra-t-elle suffire à la subsistance de tant d'exilés?
Voudra-t-elle prêter l'oreille à leurs chants attristés au milieu des
clameurs orgueilleuses des peuples voisins qui se couronnent rois?
l'exemple ne la tentera-t-il pas? _Jam proximus ardet Ucalegon!..._ Qui
sait ce que je serai devenu dans quelques mois?... je n'ai point de
ressources assurées pour moi et les miens... Employons donc les minutes;
dussé-je imiter bientôt la stoïque résignation de ces Indiens du
Niagara, qui, après d'intrépides efforts pour lutter contre le fleuve,
en reconnaissent l'inutilité, s'abandonnent enfin au courant, regardent
d'un œil ferme le court espace qui les sépare de l'abîme, et chantent,
jusqu'au moment où saisis par la cataracte, ils tourbillonnent avec le
fleuve dans l'infini.



MÉMOIRES

DE

HECTOR BERLIOZ



I

La Côte Saint-André.--Ma première communion.--Première
impression musicale.


Je suis né le 11 décembre 1803, à la Côte-Saint-André, très-petite ville
de France, située dans le département de l'Isère, entre Vienne, Grenoble
et Lyon. Pendant les mois qui précédèrent ma naissance, ma mère ne rêva
point, comme celle de Virgile, qu'elle allait mettre au monde un rameau
de laurier. Quelque douloureux que soit cet aveu pour mon amour-propre,
je dois ajouter qu'elle ne crut pas non plus, comme Olympias, mère
d'Alexandre, porter dans son sein un tison ardent. Cela est fort
extraordinaire, j'en conviens, mais cela est vrai. Je vis le jour tout
simplement, sans aucun des signes précurseurs en usage dans les temps
poétiques, pour annoncer la venue des prédestinés de la gloire.
Serait-ce que notre époque manque de poésie?...

La Côte Saint-André, son nom l'indique, est bâtie sur le versant d'une
colline, et domine une assez vaste plaine, riche, dorée, verdoyante,
dont le silence a je ne sais quelle majesté rêveuse, encore augmentée
par la ceinture de montagnes qui la borne au sud et à l'est, et derrière
laquelle se dressent au loin, chargés de glaciers, les pics gigantesques
des Alpes.

Je n'ai pas besoin de dire que je fus élevé dans la foi catholique,
apostolique et romaine. Cette religion charmante, depuis qu'elle ne
brûle plus personne, a fait mon bonheur pendant sept années entières;
et, bien que nous soyons brouillés ensemble depuis longtemps, j'en ai
toujours conservé un souvenir fort tendre. Elle m'est si sympathique,
d'ailleurs, que si j'avais eu le malheur de naître au sein d'un de ces
schismes éclos sous la lourde incubation de Luther ou de Calvin, à coup
sûr, au premier instant de sens poétique et de loisir, je me fusse hâté
d'en faire abjuration solennelle pour embrasser la belle romaine de tout
mon cœur. Je fis ma première communion le même jour que ma sœur aînée,
et dans le couvent d'Ursulines où elle était pensionnaire. Cette
circonstance singulière donna à ce premier acte religieux un caractère
de douceur que je me rappelle avec attendrissement. L'aumônier du
couvent me vint chercher à six heures du matin. C'était au printemps, le
soleil souriait, la brise se jouait dans les peupliers murmurants; je ne
sais quel arôme délicieux remplissait l'atmosphère. Je franchis tout ému
le seuil de la sainte maison. Admis dans la chapelle, au milieu des
jeunes amies de ma sœur, vêtues de blanc, j'attendis en priant avec
elles l'instant de l'auguste cérémonie. Le prêtre s'avança, et, la messe
commencée, j'étais tout à Dieu. Mais je fus désagréablement affecté
quand, avec cette partialité discourtoise que certains hommes conservent
pour leur sexe jusqu'au pied des autels, le prêtre m'invita à me
présenter à la sainte table avant ces charmantes jeunes filles qui, je
le sentais, auraient dû m'y précéder. Je m'approchai cependant,
rougissant de cet honneur immérité. Alors, au moment où je recevais
l'hostie consacrée, un chœur de voix virginales, entonnant un hymne à
l'Eucharistie, me remplit d'un trouble à la fois mystique et passionné
que je ne savais comment dérober à l'attention des assistants. Je crus
voir le ciel s'ouvrir, le ciel de l'amour et des chastes délices, un
ciel plus pur et plus beau mille fois que celui dont on m'avait tant
parlé. Ô merveilleuse puissance de l'expression vraie, incomparable
beauté de la mélodie du cœur! Cet air, si naïvement adapté à de saintes
paroles et chanté dans une cérémonie religieuse, était celui de la
romance de Nina: «_Quand le bien-aimé reviendra_.» Je l'ai reconnu dix
ans après. Quelle extase de ma jeune âme! cher d'Aleyrac! Et le peuple
oublieux des musiciens se souvient à peine de ton nom, à cette heure!

Ce fut ma première impression musicale.

Je devins ainsi _saint_ tout d'un coup, mais saint au point d'entendre
la messe tous les jours, de communier chaque dimanche, et d'aller au
tribunal de la pénitence pour dire au directeur de ma conscience: «Mon
père, _je n'ai rien fait_.»....--«Eh bien, mon enfant, répondait le
digne homme, _il faut continuer_.» Je n'ai que trop bien suivi ce
conseil pendant plusieurs années.



II

Mon père.--Mon éducation littéraire.--Ma passion pour
les voyages.--Virgile.--Première secousse poétique.


Mon père (Louis Berlioz) était médecin. Il ne m'appartient pas
d'apprécier son mérite. Je me bornerai à dire de lui: Il inspirait une
très-grande confiance, non-seulement dans notre petite ville, mais
encore dans les villes voisines. Il travaillait constamment, croyant la
conscience d'un honnête homme engagée quand il s'agit de la pratique
d'un art difficile et dangereux comme la médecine, et que, dans la
limite de ses forces, il doit consacrer à l'étude tous ses instants,
puisque de la perte d'un seul peut dépendre la vie de ses semblables. Il
a toujours honoré ses fonctions en les remplissant de la façon la plus
désintéressée, en bienfaiteur des pauvres et des paysans, plutôt qu'en
homme obligé de vivre de son état. Un concours ayant été ouvert en 1810
par la société de médecine de Montpellier sur une question neuve et
importante de l'art de guérir, mon père écrivit à ce sujet un mémoire
qui obtint le prix. J'ajouterai que son livre fut imprimé à Paris[1] et
que plusieurs médecins célèbres lui ont emprunté des idées sans le
citer jamais. Ce dont mon père, dans sa candeur, s'étonnait, en ajoutant
seulement: «Qu'importe, si la vérité triomphe!» Il a cessé d'exercer
depuis longtemps, ses forces ne le lui permettent plus. La lecture et la
méditation occupent sa vie maintenant.

Il est doué d'un esprit libre. C'est dire qu'il n'a aucun préjugé
social, politique ni religieux. Il avait néanmoins si formellement
promis à ma mère de ne rien tenter pour me détourner des croyances
regardées par elle comme indispensables à mon salut, qu'il lui est
arrivé plusieurs fois, je m'en souviens, de me faire réciter mon
catéchisme. Effort de probité, de sérieux, ou d'indifférence
philosophique, dont, il faut l'avouer, je serais incapable à l'égard de
mon fils. Mon père, depuis longtemps, souffre d'une incurable maladie de
l'estomac, qui l'a cent fois mis aux portes du tombeau. Il ne mange
presque pas. L'usage constant et de jour en jour plus considérable de
l'opium, ranime seul aujourd'hui ses forces épuisées. Il y a quelques
années, découragé par les douleurs atroces qu'il ressentait, il prit à
la fois trente-deux grains d'opium. «Mais je t'avoue, me dit-il plus
tard, en me racontant le fait, que ce n'était pas pour me guérir.» Cette
effroyable dose de poison, au lieu de le tuer comme il l'espérait,
dissipa presque immédiatement ses souffrances et le rendit momentanément
à la santé.

J'avais dix ans quand il me mit au petit séminaire de la Côte pour y
commencer l'étude du latin. Il m'en retira bientôt après, résolu à
entreprendre lui-même mon éducation.

Pauvre père, avec quelle patience infatigable, avec quel soin minutieux
et intelligent il a été ainsi mon maître de langues, de littérature,
d'histoire, de géographie et même de musique! ainsi qu'on le verra tout
à l'heure.

Combien une pareille tâche, accomplie de la sorte, prouve dans un homme
de tendresse pour son fils! et qu'il y a peu de pères qui en soient
capables! Je n'ose croire pourtant cette éducation de famille aussi
avantageuse que l'éducation publique, sous certains rapports. Les
enfants restent ainsi en relations exclusives avec leurs parents, leurs
serviteurs, et de jeunes amis choisis, ne s'accoutument point de bonne
heure au rude contact des aspérités sociales; le monde et la vie réelle
demeurent pour eux des livres fermés; et je sais, à n'en pouvoir douter,
que je suis resté à cet égard enfant ignorant et gauche jusqu'à l'âge de
vingt-cinq ans.

Mon père, tout en n'exigeant de moi qu'un travail très-modéré, ne put
jamais m'inspirer un véritable goût pour les études classiques.
L'obligation d'apprendre chaque jour par cœur quelques vers d'Horace et
de Virgile m'était surtout odieuse. Je retenais cette belle poésie avec
beaucoup de peine et une véritable torture de cerveau. Mes pensées
s'échappaient d'ailleurs de droite et de gauche, impatientes de quitter
la route qui leur était tracée. Ainsi je passais de longues heures
devant des mappemondes, étudiant avec acharnement le tissu complexe que
forment les îles, caps et détroits de la mer du Sud et de l'archipel
Indien; réfléchissant sur la création de ces terres lointaines, sur leur
végétation, leurs habitants, leur climat, et pris d'un désir ardent de
les visiter. Ce fut l'éveil de ma passion pour les voyages et les
aventures.

Mon père, à ce sujet, disait de moi avec raison: «Il sait le nom de
chacune des îles Sandwich, des Moluques, des Philippines; il connaît le
détroit de Torrès, Timor, Java et Bornéo, et ne pourrait dire seulement
le nombre de départements de la France.» Cette curiosité de connaître
les contrées éloignées, celles de l'autre hémisphère surtout, fut encore
irritée par l'avide lecture de de tout ce que la bibliothèque de mon
père contenait de voyages anciens et modernes; et nul doute que, si le
lieu de ma naissance eût été un port de mer, je me fusse enfui quelque
jour sur un navire, avec ou sans le consentement de mes parents, pour
devenir marin. Mon fils a de très-bonne heure manifesté les mêmes
instincts. Il est aujourd'hui sur un vaisseau de l'État, et j'espère
qu'il parcourra avec honneur la carrière de la marine, qu'il a embrassée
et qu'il avait choisie avant d'avoir seulement vu la mer.

Le sentiment des beautés élevées de la poésie vint faire diversion à ces
rêves océaniques, quand j'eus quelque temps ruminé La Fontaine et
Virgile. Le poëte latin, bien avant le fabuliste français, dont les
enfants sont incapables en général, de sentir la profondeur cachée sous
la naïveté, et la science du style voilée par un naturel si rare et si
exquis, le poëte latin, dis-je, en me parlant de passions épiques que je
pressentais, sut le premier trouver le chemin de mon cœur et enflammer
mon imagination naissante. Combien de fois, expliquant devant mon père
le quatrième livre de l'_Énéide_, n'ai-je pas senti ma poitrine se
gonfler, ma voix s'altérer et se briser!... Un jour, déjà troublé dès le
début de ma traduction orale par le vers:

        «Atregina gravi jamdudum saucia cura,»

j'arrivais tant bien que mal à la péripétie du drame; mais lorsque j'en
fus à la scène où Didon expire sur son bûcher, entourée des présents que
lui fit Énée, des armes du perfide, et versant sur _ce lit, hélas! bien
connu_, les flots de son sang courroucé; obligé que j'étais de répéter
les expressions désespérées de la mourante, _trois fois se levant
appuyée sur son coude et trois fois retombant_, de décrire sa blessure
et son mortel amour frémissant au fond de sa poitrine, et les cris de
sa sœur, de sa nourrice, de ses femmes éperdues, et cette agonie pénible
dont les dieux mêmes émus envoient Iris abréger la durée, les lèvres me
tremblèrent, les paroles en sortaient à peine et inintelligibles; enfin
au vers:

        «Quæsivit cœlo lucem ingemuitque reperta.»

à cette image sublime de Didon qui _cherche aux cieux la lumière et
gémit en la retrouvant_, je fus pris d'un frissonnement nerveux, et,
dans l'impossibilité de continuer, je m'arrêtai court.

Ce fut une des occasions où j'appréciai le mieux l'ineffable bonté de
mon père. Voyant combien j'étais embarrassé et confus d'une telle
émotion, il feignit de ne la point apercevoir, et, se levant tout à
coup, il ferma le livre en disant: «Assez, mon enfant, je suis fatigué!»
Et je courus, loin de tous les yeux, me livrer à mon chagrin virgilien.



III

Meylan.--Mon oncle.--Les brodequins roses.--L'hamadryade
du Saint-Eynard.--L'amour dans un cœur de
douze ans.


C'est que je connaissais déjà cette cruelle passion, si bien décrite par
l'auteur de l'_Énéide_, passion rare, quoi qu'on en dise, si mal définie
et si puissante sur certaines âmes. Elle m'avait été révélée avant la
musique, à l'âge de douze ans. Voici comment:

Mon grand-père maternel, dont le nom est celui du fabuleux guerrier de
Walter Scott, (Marmion) vivait à Meylan, campagne située à deux lieues
de Grenoble, du côté de la frontière de Savoie. Ce village, et les
hameaux qui l'entourent, la vallée de l'Isère qui se déroule à leurs
pieds et les montagnes du Dauphiné qui viennent là se joindre aux
Basses-Alpes, forment un des plus romantiques séjours que j'aie jamais
admirés. Ma mère, mes sœurs et moi, nous allions ordinairement chaque
année y passer trois semaines vers la fin de l'été. Mon oncle (Félix
Marmion), qui suivait alors la trace lumineuse du grand Empereur, venait
quelquefois nous y joindre, tout chaud encore de l'haleine du canon,
orné tantôt d'un simple coup de lance, tantôt d'un coup de mitraille
dans le pied ou d'un magnifique coup de sabre au travers de la figure.
Il n'était encore qu'adjudant-major de lanciers; jeune, épris de la
gloire, prêt à donner sa vie pour un de ses regards, croyant le trône de
Napoléon inébranlable comme le mont Blanc; et joyeux et galant, grand
amateur de violon et chantant fort bien l'opéra-comique.

Dans la partie haute de Meylan, tout contre l'escarpement de la
montagne, est une maisonnette blanche, entourée de vignes et de jardins,
d'où la vue plonge sur la vallée de l'Isère; derrière sont quelques
collines rocailleuses, une vieille tour en ruines, des bois, et
l'imposante masse d'un rocher immense, le Saint-Eynard; une retraite
enfin évidemment prédestinée à être le théâtre d'un roman. C'était la
villa de madame Gautier, qui l'habitait pendant la belle saison avec ses
deux nièces, dont la plus jeune s'appelait Estelle. Ce nom seul eût
suffi pour attirer mon attention; il m'était cher déjà à cause de la
pastorale de Florian (_Estelle et Némorin_) dérobée par moi dans la
bibliothèque de mon père, et lue en cachette, cent et cent fois. Mais
celle qui le portait avait dix-huit ans, une taille élégante et élevée,
de grands yeux armés en guerre, bien que toujours souriants, une
chevelure digne d'orner le casque d'Achille, des pieds, je ne dirai pas
d'Andalouse, mais de Parisienne pur sang, et des... brodequins roses!...
Je n'en avais jamais vu... Vous riez!!... Eh bien, j'ai oublié la
couleur de ses cheveux (que je crois noirs pourtant) et je ne puis
penser à elle sans voir scintiller, en même temps que les grands yeux,
les petits brodequins roses.

En l'apercevant, je sentis une secousse électrique; je l'aimai, c'est
tout dire. Le vertige me prit et ne me quitta plus. Je n'espérais
rien... je ne savais rien... mais j'éprouvais au cœur une douleur
profonde. Je passais des nuits entières à me désoler. Je me cachais le
jour dans les champs de maïs, dans les réduits secrets du verger de mon
grand-père, comme un oiseau blessé, muet et souffrant. La jalousie,
cette pâle compagne des plus pures amours, me torturait au moindre mot
adressé par un homme à mon idole. J'entends encore en frémissant le
bruit des éperons de mon oncle quand il dansait avec elle! Tout le
monde, à la maison et dans le voisinage, s'amusait de ce pauvre enfant
de douze ans brisé par un amour au-dessus de ses forces. Elle-même qui,
la première, avait tout deviné, s'en est fort divertie, j'en suis sûr.
Un soir il y avait une réunion nombreuse chez sa tante; il fut question
de jouer aux barres; il fallait, pour former les deux camps ennemis, se
diviser en deux groupes égaux; les cavaliers choisissaient leurs dames;
on fit exprès de me laisser avant tous désigner la mienne. Mais je
n'osai, le cœur me battait trop fort; je baissai les yeux en silence.
Chacun de me railler; quand mademoiselle Estelle, saisissant ma main:
«Eh bien, non, c'est moi qui choisirai! Je prends M. Hector!» Ô douleur!
elle riait aussi, la cruelle, en me regardant du haut de sa beauté...

Non, le temps n'y peut rien... d'autres amours n'effacent point la trace
du premier... J'avais treize ans, quand je cessai de la voir... J'en
avais trente quand, revenant d'Italie par les Alpes, mes yeux se
voilèrent en apercevant de loin le Saint-Eynard, et la petite maison
blanche, et la vieille tour... Je l'aimais encore... J'appris en
arrivant qu'elle était devenue... mariée et... tout ce qui s'ensuit.
Cela ne me guérit point. Ma mère, qui me taquinait quelquefois au sujet
de ma première passion, eut peut-être tort de me jouer le tour qu'on va
lire. «Tiens, me dit-elle, peu de jours après mon retour de Rome, voilà
une lettre qu'on m'a chargée de faire tenir à une dame qui doit passer
ici tout à l'heure dans la diligence de Vienne. Va au bureau du
courrier, pendant qu'on changera de chevaux, tu demanderas madame F***
et tu lui remettras la lettre. Regarde bien cette dame, je parie que tu
la reconnaîtras, bien que tu ne l'aies pas vue depuis dix-sept ans.» Je
vais, sans me douter de ce que cela voulait dire, à la station de la
diligence. À son arrivée, je m'approche la lettre à la main, demandant
madame F***. «C'est moi, monsieur!» me dit une voix. C'est elle! me dit
un coup sourd qui retentit dans ma poitrine. Estelle!... encore
belle!... Estelle!... la nymphe, l'hamadryade du Saint-Eynard, des
vertes collines de Meylan! C'est son port de tête, sa splendide
chevelure, et son sourire éblouissant!... mais les petits brodequins
roses, hélas! où étaient-ils?... On prit la lettre. Me reconnut-on? je
ne sais. La voiture repartit; je rentrai tout vibrant de la commotion.
«Allons, me dit ma mère en m'examinant, je vois que Némorin n'a point
oublié son Estelle.» Son Estelle! méchante mère!...



IV

Premières leçons de musique, données par mon père.--Mes
essais en composition.--Études ostéologiques.--Mon
aversion pour la médecine.--Départ pour Paris.


Quand j'ai dit plus haut que la musique m'avait été révélée en même
temps que l'amour, à l'âge de douze ans, c'est la composition que
j'aurais dû dire; car je savais déjà, avant ce temps, chanter à première
vue, et jouer de deux instruments. Mon père encore m'avait donné ce
commencement d'instruction musicale.

Le hasard m'ayant fait trouver un flageolet au fond d'un tiroir où je
furetais, je voulus aussitôt m'en servir cherchant inutilement à
reproduire l'air populaire de Marlborough.

Mon père, que ces sifflements incommodaient fort, vint me prier de le
laisser en repos, jusqu'à l'heure où il aurait le loisir de m'enseigner
le doigté du mélodieux instrument, et l'exécution du chant _héroïque_
dont j'avais fait choix. Il parvint en effet à me les apprendre sans
trop de peine; et, au bout de deux jours, je fus maître de régaler de
mon air de Marlborough toute la famille.

On voit déjà, n'est-ce pas, mon aptitude pour les grands effets
d'instruments à vent?... (Un biographe pur sang ne manquerait pas de
tirer cette ingénieuse induction...) Ceci inspira à mon père l'envie de
m'apprendre à lire la musique; il m'expliqua les premiers principes de
cet art, en me donnant une idée nette de la raison des signes musicaux
et de l'office qu'ils remplissent. Bientôt après, il me mit entre les
mains une flûte, avec la méthode de Devienne, et prit, comme pour le
flageolet, la peine de m'en montrer le mécanisme. Je travaillai avec
tant d'ardeur, qu'au bout de sept à huit mois j'avais acquis sur la
flûte un talent plus que passable. Alors, désireux de développer les
dispositions que je montrais, il persuada à quelques familles aisées de
la Côte de se réunir à lui pour faire venir de Lyon un maître de
musique. Ce plan réussit. Un second violon du Théâtre des Célestins, qui
jouait en outre de la clarinette, consentit à venir se fixer dans notre
petite ville barbare, et à tenter d'en musicaliser les habitants
moyennant un certain nombre d'élèves assuré et des appointements fixes
pour diriger la bande militaire de la garde nationale. Il se nommait
Imbert. Il me donna deux leçons par jour; j'avais une jolie voix de
soprano; bientôt je fus un lecteur intrépide, un assez agréable
chanteur, et je jouai sur la flûte les concertos de Drouet les plus
compliqués. Le fils de mon maître, un peu plus âgé que moi, et déjà
habile corniste, m'avait pris en amitié. Un matin il vint me voir,
j'allais partir pour Meylan: «Comment, me dit-il, vous partez sans me
dire adieu! Embrassons-nous, peut-être ne vous reverrai-je plus...» Je
restai surpris de l'air étrange de mon jeune camarade et de la façon
solennelle avec laquelle il m'avait quitté. Mais l'incommensurable joie
de revoir Meylan et la radieuse _Stella montis_ me l'eurent bientôt fait
oublier. Quelle triste nouvelle au retour! Le jour même de mon départ,
le jeune Imbert, profitant de l'absence momentanée de ses parents,
s'était pendu dans sa maison. On n'a jamais pénétré le motif de ce
suicide.

J'avais découvert, parmi de vieux livres, le traité d'harmonie de
Rameau, commenté et simplifié par d'Alembert. J'eus beau passer des
nuits à lire ces théories obscures, je ne pus parvenir à leur trouver un
sens. Il faut en effet être déjà maître de la science des accords, et
avoir beaucoup étudié les questions de physique expérimentale sur
lesquelles repose le système tout entier, pour comprendre ce que
l'auteur a voulu dire. C'est donc un traité d'harmonie à l'usage
seulement de ceux qui la savent. Et pourtant je voulais composer. Je
faisais des arrangements de duos en trios et en quatuors, sans pouvoir
parvenir à trouver des accords ni une basse qui eussent le sens commun.
Mais à force d'écouter des quatuors de Pleyel exécutés le dimanche par
nos amateurs, et grâce au traité d'harmonie de Catel, que j'étais
parvenu à me procurer, je pénétrai enfin, et en quelque sorte
subitement, le mystère de la formation et de l'enchaînement des accords.
J'écrivis aussitôt une espèce de pot-pourri à six parties, sur des
thèmes italiens dont je possédais un recueil. L'harmonie en parut
supportable. Enhardi par ce premier pas, j'osai entreprendre de composer
un quintette pour flûte, deux violons, alto et basse, que nous
exécutâmes, trois amateurs, mon maître et moi.

Ce fut un triomphe. Mon père seul ne parut pas de l'avis des
applaudisseurs. Deux mois après nouveau quintette. Mon père voulut en
entendre la partie de flûte, avant de me laisser tenter la grande
exécution; selon l'usage des amateurs de province, qui s'imaginent
pouvoir juger un quatuor d'après le premier violon. Je la lui jouai, et
à une certaine phrase: «À la bonne heure, me dit-il, ceci est de la
musique.» Mais ce quintette, beaucoup plus ambitieux que le premier,
était aussi bien plus difficile; nos amateurs ne purent parvenir à
l'exécuter passablement. L'alto et le violoncelle surtout pateaugeaient
à qui mieux mieux.

J'avais a cette époque douze ans et demi. Les biographes qui ont écrit
dernièrement encore, _qu'a vingt ans, je ne connaissais pas les notes_,
se sont, on le voit, étrangement trompés.

J'ai brûlé les deux quintettes, quelques années après les avoir faits,
mais il est singulier qu'en écrivant beaucoup plus tard, à Paris, ma
première composition d'orchestre, la phrase approuvée par mon père dans
le second de ces essais, me soit revenue en tête, et se sont fait
adopter. C'est le chant en la bémol exposé par les premiers violons, un
peu après le début de l'allégro de l'ouverture des _Francs-Juges_.

Après la triste et inexplicable fin de son fils, le pauvre Imbert était
retourné à Lyon, où je crois qu'il est mort. Il eut presque
immédiatement à la Côte un successeur, beaucoup plus habile que lui,
nommé Dorant. Celui-ci, Alsacien de Colmar, jouait à peu près de tous
les instruments, et excellait sur la clarinette, la basse, le violon et
la guitare. Il donna des leçons de guitare à ma sœur aînée qui avait de
la voix, mais que la nature a entièrement privée de tout instinct
musical. Elle aime la musique pourtant, sans avoir jamais pu parvenir à
la lire et à déchiffrer seulement une romance. J'assistais à ses leçons;
je voulus en prendre aussi moi-même; jusqu'à ce que Dorant en artiste
honnête et original, vint dire brusquement à mon père: «Monsieur, il
m'est impossible de continuer mes leçons de guitare à votre
fils!--Pourquoi donc? vous aurait-il manqué de quelque manière, ou se
montre-t-il paresseux au point de vous faire désespérer de lui?--Rien de
tout cela, mais ce serait ridicule, il est aussi fort que moi.»

Me voilà donc passé maître sur ces trois majestueux et incomparables
instruments, le flageolet, la flûte et la guitare! Qui oserait
méconnaître, dans ce choix judicieux, l'impulsion de la nature me
poussant vers les plus immenses effets d'orchestre et la musique à la
Michel-Ange!... La flûte, la guitare et le flageolet!!!... Je n'ai
jamais possédé d'autres talents d'exécution; mais ceux-ci me paraissent
déjà fort respectables. Encore, non, je me fais tort, je jouais aussi du
_tambour_.

Mon père n'avait pas voulu me laisser entreprendre l'étude du piano.
Sans cela il est probable que je fusse devenu un pianiste _redoutable_,
comme quarante mille autres. Fort éloigné de vouloir faire de moi un
artiste, il craignait sans doute que le piano ne vînt à me passionner
trop violemment et à m'entraîner dans la musique plus loin qu'il ne le
voulait. La pratique de cet instrument m'a manqué souvent; elle me
serait utile en maintes circonstances; mais, si je considère
l'effrayante quantité de platitudes dont il facilite journellement
l'émission, platitudes honteuses et que la plupart de leurs auteurs ne
pourraient pourtant pas écrire si, privés de leur kaléidoscope musical,
ils n'avaient pour cela que leur plume et leur papier, je ne puis
m'empêcher de rendre grâces au hasard qui m'a mis dans la nécessité de
parvenir à composer silencieusement et librement, en me garantissant
ainsi de la tyrannie des habitudes des doigts, si dangereuses pour la
pensée, et de la séduction qu'exerce toujours plus ou moins sur le
compositeur la sonorité des choses vulgaires. Il est vrai que les
innombrables amateurs de ces choses-là expriment à mon sujet le regret
contraire; mais j'en suis peu touché.

Les essais de composition de mon adolescence portaient l'empreinte d'une
mélancolie profonde. Presque toutes mes mélodies étaient dans le mode
mineur. Je sentais le défaut sans pouvoir l'éviter. Un crêpe noir
couvrait mes pensées; mon romanesque amour de Meylan les y avait
enfermées. Dans cet état de mon âme, lisant sans cesse l'Estelle de
Florian, il était probable que je finirais par mettre en musique
quelques-unes des nombreuses romances contenues dans cette pastorale,
dont la fadeur alors me paraissait douce. Je n'y manquai pas.

J'en écrivis une, entre autres, extrêmement triste sur des paroles qui
exprimaient mon désespoir de quitter les bois et les lieux _honorés par
les pas_, _éclairés par les yeux_ et les petits brodequins roses de ma
beauté cruelle. Cette pâle poésie me revient aujourd'hui, avec un rayon
de soleil printanier, à Londres, où je suis en proie à de graves
préoccupations, à une inquiétude mortelle, à une colère concentrée de
trouver encore là comme ailleurs tant d'obstacles ridicules... En voici
la première strophe:

    «Je vais donc quitter pour jamais
    Mon doux pays, ma douce amie,
    Loin d'eux je vais traîner ma vie
    Dans les pleurs et dans les regrets!
    Fleuve dont j'ai vu l'eau limpide,
    Pour réfléchir ses doux attraits,
    Suspendre sa course rapide,
    Je vais vous quitter pour jamais[2].»

Quant à la mélodie de cette romance, brûlée comme le sextuor, comme les
quintettes, avant mon départ pour Paris, elle se représenta humblement à
ma pensée, lorsque j'entrepris en 1829 d'écrire ma symphonie
fantastique. Elle me sembla convenir à l'expression de cette tristesse
accablante d'un jeune cœur qu'un amour sans espoir commence à torturer,
et je l'acueillis. C'est la mélodie que chantent les premiers violons au
début du largo de la première partie de cet ouvrage, intitulé: RÊVERIES,
PASSIONS; je n'y ai rien changé.

Mais pendant ces diverses tentatives, au milieu de mes lectures, de mes
études géographiques, de mes aspirations religieuses et des alternatives
de calme et de tempête dans mon premier amour, le moment approchait où
je devais me préparer à suivre une carrière. Mon père me destinait à la
sienne, n'en concevant pas de plus belle, et m'avait dès longtemps
laissé entrevoir son dessein.

Mes sentiments à cet égard n'étaient rien moins que favorables à ses
vues, et je les avais aussi dans l'occasion manifestés avec énergie.
Sans me rendre compte précisément de ce que j'éprouvais, je pressentais
une existence passée bien loin du chevet des malades, des hospices et
des amphithéâtres. N'osant m'avouer celle que je rêvais, ma résolution
me paraissait pourtant bien prise de résister à tout ce qu'on pourrait
faire pour m'amener à la médecine. La vie de Gluck et celle de Haydn que
je lus à cette époque, dans la _Biographie universelle_, me jetèrent
dans la plus grande agitation. Quelle belle gloire! me disais-je, en
pensant à celle de ces deux hommes illustres; quel bel art! quel bonheur
de le cultiver en grand! En outre, un incident fort insignifiant en
apparence vint m'impressionner encore dans le même sens et illuminer mon
esprit d'une clarté soudaine qui me fit entrevoir au loin mille horizons
musicaux étranges et grandioses.

Je n'avais jamais vu de grande partition. Les seuls morceaux de musique
à moi connus consistaient en solfèges accompagnés d'une basse chiffrée,
en solos de flûte, ou en fragments d'opéras avec accompagnement de
piano. Or, un jour une feuille de papier réglé à vingt-quatre portées me
tomba sous la main. En apercevant cette grande quantité de lignes, je
compris aussitôt à quelle multitude de combinaisons instrumentales et
vocales leur emploi ingénieux pouvait donner lieu, je et m'écriai: «Quel
orchestre on doit pouvoir écrire là-dessus!» À partir de ce moment la
fermentation musicale de ma tête ne fit que croître, et mon aversion
pour la médecine redoubla. J'avais de mes parents une trop grande
crainte, toutefois, pour rien oser avouer de mes audacieuses pensées,
quand mon père, à la faveur même de la musique, en vint à un coup d'État
pour détruire ce qu'il appelait mes puériles antipathies, et me faire
commencer les études médicales.

Afin de me familiariser instantanément avec les objets que je devais
bientôt avoir constamment sous les yeux, il avait étalé dans son cabinet
l'énorme Traité d'ostéologie de Munro, ouvert, et contenant des gravures
de grandeur naturelle, où les diverses parties de la charpente humaine
sont reproduites très-fidèlement. «Voilà un ouvrage, me dit-il, que tu
vas avoir à étudier. Je ne pense pas que tu persistes dans tes idées
hostiles à la médecine; elles ne sont ni raisonnables ni fondées sur
quoi que ce soit. Et si, au contraire, tu veux me promettre
d'entreprendre sérieusement ton cours d'ostéologie, je ferai venir de
Lyon, pour toi, une flûte magnifique garnie de toutes les nouvelles
clefs.» Cet instrument était depuis longtemps l'objet de mon ambition.
Que répondre?... La solennité de la proposition, le respect mêlé de
crainte que m'inspirait mon père, malgré toute sa bonté, et la force de
la tentation, me troublèrent au dernier point. Je laissai échapper un
oui bien faible et rentrai dans ma chambre, où je me jetai sur mon lit
accablé de chagrin.

Être médecin! étudier l'anatomie! disséquer! assister à d'horribles
opérations! au lieu de me livrer corps et âme à la musique, cet art
sublime dont je concevais déjà la grandeur! Quitter l'empirée pour les
plus tristes séjours de la terre! les anges immortels de la poésie et de
l'amour et leurs chants inspirés, pour de sales infirmiers, d'affreux
garçons d'amphithéâtre, des cadavres hideux, les cris des patients, les
plaintes et le râle précurseurs de la mort!...

Oh! non, tout cela me semblait le renversement absolu de l'ordre naturel
de ma vie, et monstrueux et impossible. Cela fut pourtant.

Les études d'ostéologie furent commencées en compagnie d'un de mes
cousins (A. Robert, aujourd'hui l'un des médecins distingués de Paris),
que mon père avait pris pour élève en même temps que moi.
Malheureusement Robert jouait fort bien du violon (il était de mes
exécutants pour les quintettes) et nous nous occupions ensemble un peu
plus de musique que d'anatomie pendant les heures de nos études. Ce qui
ne l'empêchait pas, grâce au travail obstiné auquel il se livrait chez
lui en particulier, de savoir toujours beaucoup mieux que moi ses
démonstrations. De là, bien de sévères remontrances et même de terribles
colères paternelles.

Néanmoins, moitié de gré, moitié de force, je finis par apprendre tant
bien que mal de l'anatomie tout ce que mon père pouvait m'en enseigner,
avec le secours des préparations sèches (des squelettes) seulement; et
j'avais dix-neuf ans quand, encouragé par mon condisciple, je dus me
décider à aborder les grandes études médicales et à partir avec lui,
dans cette intention, pour Paris.

* * *

Ici, je m'arrête un instant avant d'entreprendre le récit de ma vie
parisienne et des luttes acharnées que j'y engageai presque en arrivant
et que je n'ai jamais cessé d'y soutenir contre les idées, les hommes et
les choses. Le lecteur me permettra de prendre haleine.

D'ailleurs, c'est aujourd'hui (10 avril) que la manifestation des deux
cent mille chartistes anglais doit avoir lieu. Dans quelques heures
peut-être, l'Angleterre sera bouleversée comme le reste de l'Europe, et
cet asile même ne me restera plus. Je vais voir se décider la question.

(8 heures du soir). Allons, les chartistes sont de bonnes pâtes de
révolutionnaires. Tout s'est bien passé. Les canons, ces puissants
orateurs, ces grands logiciens dont les arguments irrésistibles
pénètrent si profondément dans les masses, étaient à la tribune. Ils
n'ont pas même été obligés de prendre la parole, leur aspect a suffi
pour porter dans toutes les âmes la conviction de l'inopportunité d'une
révolution, et les chartistes se sont dispersés dans le plus grand
ordre.

Braves gens! vous vous entendez à faire des émeutes comme les Italiens à
écrire des symphonies. Il en est de même des Irlandais
très-probablement, et O'Connell avait bien raison de leur dire toujours:
Agitez! agitez! mais ne bougez pas!

(12 juillet). Il m'a été impossible pendant les trois mois qui viennent
de s'écouler de poursuivre le travail de ces mémoires. Je repars
maintenant pour le malheureux pays qu'on appelle encore la France, et
qui est le mien après tout. Je vais voir de quelle façon un artiste peut
y vivre, ou combien de temps il lui faut pour y mourir, au milieu des
ruines sous lesquelles la fleur de l'art est écrasée et ensevelie.
_Farewell England!..._

(France, 16 juillet 1848). Me voilà de retour! Paris achève d'enterrer
ses morts. Les pavés des barricades ont repris leur place, d'où ils
ressortiront peut-être demain. À peine arrivé, je cours au faubourg
Saint-Antoine: quel spectacle! quels hideux débris! Le Génie de la
Liberté qui plane au sommet de la colonne de la Bastille, a lui-même le
corps traversé d'une balle. Les arbres abattus, mutilés, les maisons
prêtes à crouler, les places, les rues, les quais semblent encore
vibrants du fracas homicide!... Pensons donc à l'art par ce temps de
folies furieuses et de sanglantes orgies!... Tous nos théâtres sont
fermés, tous les artistes ruinés, tous les professeurs oisifs, tous les
élèves en fuite; de pauvres pianistes jouent des sonates sur les places
publiques, des peintres d'histoire balayent les rues, des architectes
gâchent du mortier dans les ateliers nationaux... L'Assemblée vient de
voter d'assez fortes sommes pour rendre possible la réouverture des
théâtres et accorder en outre de légers secours aux artistes les plus
malheureux. Secours insuffisants pour les musiciens surtout! Il y a des
premiers violons à l'Opéra dont les appointements n'allaient pas à neuf
cents francs par an. Ils avaient vécu à grand'peine jusqu'à ce jour, en
donnant des leçons. On ne doit pas supposer qu'ils aient pu faire de
brillantes économies. Leurs élèves partis, que vont-ils devenir, ces
malheureux? On ne les déportera pas, quoique beaucoup d'entre eux
n'aient plus de chances de gagner leur vie qu'en Amérique, aux Indes ou
à Sydney; la déportation coûte trop cher au gouvernement: pour
l'obtenir, il faut l'avoir méritée, et tous nos artistes ont combattu
les insurgés et sont montés à l'assaut des barricades...

Au milieu de cette effroyable confusion du juste et de l'injuste, du
bien et du mal, du vrai et du faux, en entendant parler cette langue
dont la plupart des mots sont détournés de leur acception, n'y a-t-il
pas de quoi devenir complètement fou!!!

Continuons mon auto biographie. Je n'ai rien de mieux à faire. L'examen
du passé servira, d'ailleurs, à détourner mon attention du présent.



V

Une année d'études médicales.--Le professeur Amussat.--Une
représentation à l'Opéra.--La bibliothèque du Conservatoire.--Entraînement
irrésistible vers la musique.--Mon
père se refuse à me laisser suivre cette carrière.--Discussions
de famille.


En arrivant à Paris, en 1822, avec mon condisciple A. Robert, je me
livrai tout entier aux études relatives à la carrière qui m'était
imposée; je tins loyalement la promesse que j'avais faite à mon père en
partant. J'eus pourtant à subir une épreuve assez difficile, quand
Robert, m'ayant appris un matin qu'il avait acheté un _sujet_ (un
cadavre), me conduisit pour la première fois à l'amphithéâtre de
dissection de l'hospice de la Pitié. L'aspect de cet horrible charnier
humain, ces membres épars, ces têtes grimaçantes, ces crânes
entr'ouverts, le sanglant cloaque dans lequel nous marchions, l'odeur
révoltante qui s'en exhalait, les essaims de moineaux se disputant des
lambeaux de poumons, les rats grignotant dans leur coin des vertèbres
saignantes, me remplirent d'un tel effroi que, sautant par la fenêtre de
l'amphithéâtre, je pris la fuite à toutes jambes et courus haletant
jusque chez moi comme si la mort et son affreux cortège eussent été à
mes trousses. Je passai vingt-quatre heures sous le coup de cette
première impression, sans vouloir plus entendre parler d'anatomie, ni de
dissection, ni de médecine, et méditant mille folies pour me soustraire
à l'avenir dont j'étais menacé.

Robert perdait son éloquence à combattre mes répugnances et à me
démontrer l'absurdité de mes projets. Il parvint pourtant à me faire
tenter une seconde expérience. Je consentis à le suivre de nouveau à
l'hospice, et nous entrâmes ensemble dans la funèbre salle. Chose
étrange! en revoyant ces objets qui dès l'abord m'avaient inspiré une si
profonde horreur, je demeurai parfaitement calme, je n'éprouvai
absolument rien qu'un froid dégoût; j'étais déjà familiarisé avec ce
spectacle comme un vieux carabin; c'était fini. Je m'amusai même, en
arrivant, à fouiller la poitrine entr'ouverte d'un pauvre mort, pour
donner leur pitance de poumons aux hôtes ailés de ce charmant séjour. À
la bonne heure! me dit Robert en riant, tu t'humanises!

    Aux petits des oiseaux tu donnes la pâture.

    --Et ma bonté s'étend sur toute la nature.

répliquai-je en jetant une omoplate à un gros rat qui me regardait d'un
air affamé.

Je suivis donc, sinon avec intérêt, au moins avec une stoïque
résignation le cours d'anatomie. De secrètes sympathies m'attachaient
même à mon professeur Amussat, qui montrait pour cette science une
passion égale à celle que je ressentais pour la musique. C'était un
artiste en anatomie. Hardi novateur en chirurgie, son nom est
aujourd'hui européen; ses découvertes excitent dans le monde savant
l'admiration et la haine. Le jour et la nuit suffisent à peine à ses
travaux. Bien qu'exténué des fatigues d'une telle existence, il
continue, rêveur, mélancolique, ses audacieuses recherches et persiste
dans sa périlleuse voie. Ses allures sont celles d'un homme de génie. Je
le vois souvent; je l'aime.

Bientôt les leçons de Thénard et de Gay-Lussac qui professaient, l'un la
chimie, l'autre la physique au Jardin des Plantes, le cours de
littérature, dans lequel Andrieux savait captiver son auditoire avec
tant de malicieuse bonhomie, m'offrirent de puissantes compensations; je
trouvai à les suivre un charme très-vif et toujours croissant. J'allais
devenir un étudiant comme tant d'autres, destiné à ajouter une obscure
unité au nombre désastreux des mauvais médecins, quand, un soir, j'allai
à l'Opéra. On y jouait les _Danaides_, de Salieri. La pompe, l'éclat du
spectacle, la masse harmonieuse de l'orchestre et des chœurs, le talent
pathétique de madame Branchu, sa voix extraordinaire, la rudesse
grandiose de Dérivis; l'air d'Hypermnestre où je retrouvais, imités par
Salieri, tous les traits de l'idéal que je m'étais fait du style de
Gluck, d'après des fragments de son _Orphée_ découverts dans la
bibliothèque de mon père; enfin la foudroyante bacchanale et les airs de
danse si mélancoliquement voluptueux, ajoutés par Spontini à la
partition de son vieux compatriote, me mirent dans un état de trouble et
d'exaltation que je n'essayerai pas de décrire. J'étais comme un jeune
homme aux instincts navigateurs, qui, n'ayant jamais vu que les nacelles
des lacs de ses montagnes, se trouverait brusquement transporté sur un
vaisseau à trois ponts en pleine mer. Je ne dormis guère, on peut le
croire, la nuit qui suivit cette représentation, et la leçon d'anatomie
du lendemain se ressentit de mon insomnie. Je chantais l'air de Danaüs:
«Jouissez du destin propice,» en sciant le crâne de mon _sujet_, et
quand Robert, impatienté de m'entendre murmurer la mélodie «Descends
dans le sein d'Amphitrite» au lieu de lire le chapitre de Bichat sur les
aponévroses, s'écriait: «Soyons donc à notre affaire! nous ne
travaillons pas! dans trois jours notre _sujet_ sera gâté!... il coûte
dix-huit francs!... il faut pourtant être raisonnable!» je répliquais
par l'hymne à Némésis «Divinité de sang avide!» et le scalpel lui
tombait des mains.

La semaine suivante, je retournai à l'Opéra où j'assistai, cette fois, à
une représentation de la _Stratonice_ de Méhul et du ballet de _Nina_
dont la musique avait été composée et arrangée par Persuis. J'admirai
beaucoup dans _Stratonice_ l'ouverture d'abord, l'air de Séleucus
«Versez tous vos chagrins» et le quatuor de la consultation; mais
l'ensemble de la partition me parut un peu froid. Le ballet, au
contraire, me plut beaucoup, et je fus profondément ému en entendant
jouer sur le cor anglais par Vogt, pendant une navrante pantomime de
mademoiselle Bigottini, l'air du cantique chanté par les compagnes de ma
sœur au couvent des Ursulines, le jour de ma première communion. C'était
la romance «Quand le bien-aimé reviendra.» Un de mes voisins qui en
fredonnait les paroles, me dit le nom de l'opéra et celui de l'auteur
auquel Persuis l'avait empruntée, et j'appris ainsi qu'elle appartenait
à la _Nina_ de d'Aleyrac. J'ai bien de la peine à croire, quel qu'ait pu
être le talent de la cantatrice[3] qui créa le rôle de Nina, que cette
mélodie ait jamais eu dans sa bouche un accent aussi vrai, une
expression aussi touchante qu'en sortant de l'instrument de Vogt, et
dramatisée par la mime célèbre.

Malgré de pareilles distractions, et tout en passant bien des heures, le
soir, à réfléchir sur la triste contradiction établie entre mes études
et mes penchants, je continuai quelque temps encore cette vie de
tiraillements, sans grand profit pour mon instruction médicale, et sans
pouvoir étendre le champ si borné de mes connaissances en musique.
J'avais promis, je tenais ma parole. Mais, ayant appris que la
bibliothèque du Conservatoire, avec ses innombrables partitions, était
ouverte au public, je ne pus résister au désir d'y aller étudier les
œuvres de Gluck, pour lesquelles j'avais déjà une passion instinctive,
et qu'on ne représentait pas en ce moment à l'Opéra. Une fois admis dans
ce sanctuaire, je n'en sortis plus. Ce fut le coup de grâce donné à la
médecine. L'amphithéâtre fut décidément abandonné.

L'absorption de ma pensée par la musique fut telle que je négligeai
même, malgré toute mon admiration pour Gay-Lussac et l'intérêt puissant
d'une pareille étude, le cours d'électricité expérimentale, que j'avais
commencé avec lui. Je lus et relus les partitions de Gluck, je les
copiai, je les appris par cœur; elles me firent perdre le sommeil,
oublier le boire et le manger; j'en délirai. Et le jour où, après une
anxieuse attente, il me fut enfin permis d'entendre _Iphigénie en
Tauride_, je jurai, en sortant de l'Opéra, que, malgré père, mère,
oncles, tantes, grands parents et amis, je serais musicien. J'osai même,
sans plus tarder, écrire à mon père pour lui faire connaître tout ce que
ma vocation avait d'impérieux et d'irrésistible, en le conjurant de ne
pas la contrarier inutilement. Il répondit par des raisonnements
affectueux, dont la conclusion était que je ne pouvais pas tarder à
sentir la folie de ma détermination et à quitter la poursuite d'une
chimère pour revenir à une carrière honorable et toute tracée. Mais mon
père s'abusait. Bien loin de me rallier à sa manière de voir, je
m'obstinai dans la mienne, et dès ce moment une correspondance régulière
s'établit entre nous, de plus en plus sévère et menaçante du côté de mon
père, toujours plus passionnée du mien et animée enfin d'un emportement
qui allait jusques à la fureur.



VI

Mon admission parmi les élèves de Lesueur.--Sa bonté.
La chapelle royale.


Je m'étais mis à composer pendant ces cruelles discussions. J'avais
écrit, entre autres choses, une cantate à grand orchestre, sur un poëme
de Millevoye (_Le Cheval arabe._) Un élève de Lesueur, nommé Gerono, que
je rencontrais souvent à la bibliothèque du Conservatoire, me fit
entrevoir la possibilité d'être admis dans la classe de composition de
ce maître, et m'offrit de me présenter à lui. J'acceptai sa proposition
avec joie, et je vins un matin soumettre à Lesueur la partition de ma
cantate, avec un canon à trois voix que j'avais cru devoir lui donner
pour auxiliaire dans cette circonstance solennelle. Lesueur eut la bonté
de lire attentivement la première de ces deux œuvres informes, et dit en
me la rendant: «Il y a beaucoup de chaleur et de mouvement dramatique
là-dedans, mais vous ne savez pas encore écrire, et votre harmonie est
entachée de fautes si nombreuses qu'il serait inutile de vous les
signaler. Gerono aura la complaisance de vous mettre au courant de nos
principes d'harmonie, et, dès que vous serez parvenu à les connaître
assez pour pouvoir me comprendre, je vous recevrai volontiers parmi mes
élèves.» Gerono accepta respectueusement la tâche que lui confiait
Lesueur; il m'expliqua clairement, en quelques semaines, tout le système
sur lequel ce maître a basé sa théorie de la production et de la
succession des accords; système emprunté à Rameau et à ses rêveries sur
la résonnance de la corde sonore[4]. Je vis tout de suite, à la manière
dont Gerono m'exposait ces principes, qu'il ne fallait point en discuter
la valeur, et que, dans l'école de Lesueur, ils constituaient une sorte
de religion à laquelle chacun devait se soumettre aveuglément. Je finis
même, telle est la force de l'exemple, par avoir en cette doctrine une
foi sincère, et Lesueur, en m'admettant au nombre de ses disciples
favoris, put me compter aussi parmi ses adeptes les plus fervents.

Je suis loin de manquer de reconnaissance pour cet excellent et digne
homme, qui entoura mes premiers pas dans la carrière de tant de
bienveillance, et m'a, jusqu'à la fin de sa vie, témoigné une véritable
affection. Mais combien de temps j'ai perdu à étudier ses théories
antédiluviennes, à les mettre en pratique et à les désapprendre ensuite,
en recommençant de fond en comble mon éducation! Aussi m'arrive-t-il
maintenant de détourner involontairement les yeux, quand j'aperçois une
de ses partitions. J'obéis alors à un sentiment comparable à celui que
nous éprouvons en voyant le portrait d'un ami qui n'est plus. J'ai tant
admiré ces petits oratorios qui formaient le répertoire de Lesueur à la
chapelle royale, et cette admiration, j'ai eu tant de regrets de la voir
s'affaiblir! En comparant d'ailleurs à l'époque actuelle le temps où
j'allais les entendre régulièrement tous les dimanches au palais des
Tuileries, je me trouve si vieux, si fatigué, et pauvre d'illusions!
Combien d'artistes célèbres que je rencontrais à ces solennités de l'art
religieux n'existent plus! Combien d'autres sont tombés dans l'oubli
pire que la mort! Que d'agitations! que d'efforts! que d'inquiétudes
depuis lors! C'était le temps du grand enthousiasme, des grandes
passions musicales, des longues rêveries, des joies infinies,
inexprimables!... Quand j'arrivais à l'orchestre de la chapelle royale,
Lesueur profitait ordinairement de quelques minutes avant le service,
pour m'informer du sujet de l'œuvre qu'on allait exécuter, pour m'en
exposer le plan et m'expliquer ses intentions principales. La
connaissance du sujet traité par le compositeur n'était pas inutile, en
effet, car il était rare que ce fût le texte de la messe. Lesueur, qui a
écrit un grand nombre de messes, affectionnait particulièrement et
produisait plus volontiers ces délicieux épisodes de l'Ancien Testament,
tels que Noémi, Rachel, Ruth et Booz, Débora, etc., qu'il avait revêtus
d'un coloris antique, parfois si vrai, qu'on oublie, en les écoutant, la
pauvreté de sa trame musicale, son obstination à imiter dans les airs,
duos et trios, l'ancien style dramatique italien, et la faiblesse
enfantine de son instrumentation. De tous les poèmes (à l'exception
peut-être de celui de Mac-Pherson, qu'il persistait à attribuer à
Ossian), la Bible était sans contredit celui qui prêtait le plus au
développement des facultés spéciales de Lesueur. Je partageais alors sa
prédilection, et l'Orient, avec le calme de ses ardentes solitudes, la
majesté de ses ruines immenses, ses souvenirs historiques, ses fables,
était le point de l'horizon poétique vers lequel mon imagination aimait
le mieux à prendre son vol.

Après la cérémonie, dès qu'à l'_Ite missa est_ le roi Charles X s'était
retiré, au bruit grotesque d'un énorme tambour et d'un fifre, sonnant
traditionnellement une fanfare à cinq temps, digne de la barbarie du
moyen âge qui la vit naître, mon maître m'emmenait quelquefois dans ses
longues promenades. C'étaient ces jours-là de précieux conseils, suivis
de curieuses confidences. Lesueur, pour me donner courage, me racontait
une foule d'anecdotes sur sa jeunesse; ses premiers travaux à la
maîtrise de Dijon, son admission à la sainte chapelle de Paris, son
concours pour la direction de la maîtrise de Notre-Dame; la haine que
lui porta Méhul; les avanies que lui firent subir les rapins du
Conservatoire; les cabales ourdies contre son opéra de _la Caverne_, et
la noble conduite de Cherubini à cette occasion, l'amitié de Paisiello
qui le précéda à la chapelle impériale: les distinctions enivrantes
prodiguées par Napoléon à l'auteur des _Bardes_[5]; les mots historiques
du grand homme sur cette partition. Mon maître me disait encore ses
peines infinies pour faire jouer son premier opéra: ses craintes, son
anxiété avant la première représentation; sa tristesse étrange, son
désœuvrement après le succès; son besoin de tenter de nouveau les
hasards du théâtre; son opéra de _Télémaque_ écrit en trois mois; la
fière beauté de madame Scio vêtue en Diane chasseresse, et son superbe
emportement dans le rôle de Calypso. Puis venaient les discussions; car
il me permettait de discuter avec lui quand nous étions seuls, et
j'usais quelquefois de la permission un peu plus largement qu'il n'eût
été convenable. Sa théorie de la basse fondamentale et ses idées sur les
modulations en fournissaient aisément la matière. À défaut de questions
musicales, il mettait volontiers en avant quelques thèses philosophiques
et religieuses, sur lesquelles nous n'étions pas non plus très-souvent
d'accord. Mais nous avions la certitude de nous rencontrer à divers
points de ralliement, tels que Gluck, Virgile, Napoléon, vers lesquels
nos sympathies convergeaient avec une ardeur égale. Après ces longues
causeries sur les bords de la Seine, ou sous les ombrages des Tuileries,
il me renvoyait ordinairement, pour se livrer pendant plusieurs heures à
des méditations solitaires, qui étaient devenues pour lui un véritable
besoin.



VII

Un premier opéra.--M. Andrieux.--Une première messe.
M. de Chateaubriand.


Quelques mois après mon admission parmi les élèves particuliers de
Lesueur, (je ne faisais point encore partie de ceux du Conservatoire) je
me mis en tête d'écrire un opéra. Le cours de littérature de M.
Andrieux, que je suivais assidûment, me fit penser à ce spirituel
vieillard, et j'eus la singulière idée de m'adresser à lui pour le
livret. Je ne sais ce que je lui écrivis à ce sujet, mais voici sa
réponse.

«Monsieur,

»Votre lettre m'a vivement intéressé; l'ardeur que vous montrez pour le
bel art que vous cultivez, vous y garantit des succès; je vous les
souhaite de tout mon cœur, et je voudrais pouvoir contribuer à vous les
faire obtenir. Mais l'occupation que vous me proposez n'est plus de mon
âge; mes idées et mes études sont tournées ailleurs; je vous paraîtrais
un barbare, si je vous disais combien il y a d'années que je n'ai mis le
pied ni à l'Opéra, ni à Feydeau. J'ai soixante-quatre ans, il me
conviendrait mal de vouloir faire des vers d'amour, et en fait de
musique, je ne dois plus guère songer qu'à la messe de _Requiem_. Je
regrette que vous ne soyez pas venu trente ou quarante ans plus tôt, ou
moi plus tard. Nous aurions pu travailler ensemble. Agréez mes excuses
qui ne sont que trop bonnes et mes sincères et affectueuses salutations.

»ANDRIEUX.»

17 juin 1823.

Ce fut M. Andrieux lui-même, qui eut la bonté de m'apporter sa lettre.
Il causa longtemps avec moi, et me dit en me quittant: «Ah, moi aussi
j'ai été dans ma jeunesse un fougueux amateur de musique. J'étais enragé
Picciniste... et Gluckiste donc.»

Découragé par ce premier échec auprès d'une célébrité littéraire, j'eus
recours modestement à Gerono qui se piquait un peu de poésie. Je lui
demandai (admirez ma candeur) de me dramatiser l'Estelle de Florian. Il
s'y décida et je mis son _œuvre_ en musique. Personne heureusement
n'entendit jamais rien de cette composition suggérée par mes souvenirs
de Meylan. Souvenirs impuissants! car ma partition fut aussi ridicule,
pour ne pas dire plus, que la pièce et les vers de Gerono. À cet œuvre
d'un rose tendre succéda une scène fort sombre, au contraire, empruntée
au drame de Saurin, _Béverley ou le Joueur_. Je me passionnai
sérieusement pour ce fragment de musique violente écrit pour voix de
basse avec orchestre, et que j'eusse voulu entendre chanter par Dérivis,
au talent duquel il me paraissait convenir. Le difficile était de
découvrir une occasion favorable pour le faire exécuter. Je crus l'avoir
trouvée en voyant annoncer au Théâtre-Français une représentation au
bénéfice de Talma, où figurait Athalie avec les chœurs de
Gossec.--Puisqu'il y a des chœurs, me dis-je, il y aura aussi un
orchestre pour les accompagner; ma scène est d'une exécution facile, et
si Talma veut l'introduire dans son programme, certes Dérivis ne lui
refusera pas de la chanter. Allons chez Talma! Mais l'idée seule de
parler au grand tragédien, de voir Néron face à face, me troublait au
dernier point. En approchant de sa maison, je sentais un battement de
cœur de mauvais augure. J'arrive; à l'aspect de sa porte, je commence à
trembler; je m'arrête sur le seuil dans une incroyable perplexité.
Oserai-je aller plus avant?... Renoncerai-je à mon projet? Deux fois je
lève le bras pour saisir le cordon de la sonnette, deux fois mon bras
retombe... le rouge me monte au visage, les oreilles me tintent, j'ai de
véritables éblouissements. Enfin la timidité l'emporte, et, sacrifiant
toutes mes espérances, je m'éloigne, ou plutôt je m'enfuis à grands pas.

Qui comprendra cela?... un jeune enthousiaste à peine civilisé, tel que
j'étais alors.

Un peu plus tard, M. Masson, maître de chapelle de l'église Saint-Roch,
me proposa d'écrire une messe solennelle qu'il ferait exécuter,
disait-il, dans cette église, le jour des Saints Innocents, fête
patronale des enfants de chœur. Nous devions avoir cent musiciens de
choix à l'orchestre, un chœur plus nombreux encore; on étudierait les
parties de chant pendant un mois; la copie ne me coûterait rien, ce
travail serait fait gratuitement et avec soin par les enfants de chœur
de Saint-Roch, etc., etc. Je me mis donc plein d'ardeur à écrire cette
messe, dont le style, avec sa coloration inégale et en quelque sorte
accidentelle, ne fut qu'une imitation maladroite du style de Lesueur.
Ainsi que la plupart des maîtres, celui-ci, dans l'examen qu'il fit de
ma partition, approuva surtout les passages où sa manière était le plus
fidèlement reproduite. À peine terminé, je mis le manuscrit entre les
mains de M. Masson, qui en confia la copie et l'étude à ses jeunes
élèves. Il me jurait toujours ses grands dieux que l'exécution serait
pompeuse et excellente. Il nous manquait seulement un habile chef
d'orchestre, ni lui, ni moi n'ayant l'habitude de diriger _d'aussi
grandes masses_ de voix et d'instruments. Valentino était alors à la
tête de l'orchestre de l'Opéra, il aspirait à l'honneur d'avoir aussi
sous ses ordres celui de la chapelle royale. Il n'aurait garde, sans
doute, de ne rien refuser à mon maître qui était surintendant[6] de
cette chapelle. En effet, une lettre de Lesueur que je lui portai le
décida, malgré sa défiance des moyens d'exécution dont je pourrais
disposer, à me promettre son concours. Le jour de la répétition générale
arriva, et nos _grandes masses_ vocales et instrumentales réunies, il se
trouva que nous avions pour tout bien vingt choristes, dont quinze
ténors et cinq basses, douze enfants, neuf violons, un alto, un
hautbois, un cor et un basson. On juge de mon désespoir et de ma honte,
en offrant à Valentino, à ce chef renommé d'un des premiers orchestres
du monde, une telle phalange musicale!... «Soyez tranquille, disait
toujours maître Masson, il ne manquera personne demain à l'exécution.
Répétons! répétons! Valentino résigné, donne le signal, on commence;
mais après quelques instants, il faut s'arrêter à cause des innombrables
fautes de copie que chacun signale dans les parties. Ici on a oublié
d'écrire les bémols et les dièses à la clef; là il manque dix pauses;
plus loin on a omis trente mesures. C'est un gâchis à ne pas se
reconnaître, je souffre tous les tourments de l'enfer; et nous devons
enfin renoncer absolument, pour cette fois, à mon rêve si longtemps
caressé d'une exécution à grand orchestre.

Cette leçon au moins ne fut pas perdue. Le peu de ma composition
malheureuse que j'avais entendu, m'ayant fait découvrir ses défauts les
plus saillants, je pris aussitôt une résolution radicale dans laquelle
Valentino me raffermit, en me promettant de ne pas m'abandonner,
lorsqu'il s'agirait plus tard de prendre ma revanche. Je refis cette
messe presque entièrement. Mais pendant que j'y travaillais, mes parents
avertis de ce fiasco, ne manquèrent pas d'en tirer un vigoureux parti
pour battre en brèche ma prétendue vocation et tourner en ridicule mes
espérances. Ce fut la lie de mon calice d'amertume. Je l'avalai en
silence et n'en persistai pas moins.

La partition terminée, convaincu par une triste expérience que je ne
devais me fier à personne pour le travail de la copie, et ne pouvant,
faute d'argent, employer des copistes de profession, je me mis à
extraire moi-même les parties, à les doubler, tripler, quadrupler, etc.
Au bout de trois mois elles furent prêtes. Je demeurai alors aussi
empêché avec ma messe que Robinson avec son grand canot qu'il ne pouvait
lancer; les moyens de la faire exécuter me manquaient absolument.
Compter de nouveau sur les _masses_ musicales de M. Masson eût été par
trop naïf; inviter moi-même les artistes dont j'avais besoin, je n'en
connaissais personnellement aucun; recourir à l'assistance de la
chapelle royale, sous l'égide de mon maître, il avait formellement
déclaré la chose impossible[7]. Ce fut alors que mon ami Humbert
Ferrand, dont je parlerai bientôt plus au long, conçut la pensée
passablement hardie de me faire écrire à M. de Chateaubriand, comme au
seul homme capable de comprendre et d'accueillir une telle demande,
pour le prier de me mettre à même d'organiser l'exécution de ma messe en
me prêtant 1,200 francs. M. de Chateaubriand me répondit la lettre
suivante:

Paris, le 31 décembre 1824.

«Vous me demandez douze cents francs, Monsieur; je ne les ai pas; je
vous les enverrais, si je les avais. Je n'ai aucun moyen de vous servir
auprès des ministres[8]. Je prends, Monsieur, une vive part à vos
peines. J'aime les arts et honore les artistes; mais les épreuves où le
talent est mis quelquefois le font triompher, et le jour du succès
dédommage de tout ce qu'on a souffert.

»Recevez, Monsieur, tous mes regrets; ils sont bien sincères!

»CHATEAUBRIAND.»



VIII

A. de Pons.--Il me prête 1,200 francs.--On exécute ma
messe une première fois dans l'église de Saint-Roch.--Une
seconde fois dans l'église de Saint-Eustache.--Je la
brûle.


Mon découragement devint donc extrême; je n'avais rien de spécieux à
répliquer aux lettres dont mes parents m'accablaient; déjà ils
menaçaient de me retirer la modique pension qui me faisait vivre à
Paris, quand le hasard me fit rencontrer à une représentation de la
_Didon_ de Piccini à l'Opéra, un jeune et savant amateur de musique,
d'un caractère généreux et bouillant, qui avait assisté en trépignant de
colère à ma débâcle de Saint-Roch. Il appartenait à une famille noble du
faubourg Saint-Germain, et jouissait d'une certaine aisance. Il s'est
ruiné depuis lors; il a épousé, malgré sa mère, une médiocre cantatrice,
élève du Conservatoire; il s'est fait acteur quand elle a débuté; il l'a
suivie en chantant l'opéra dans les provinces de France et en Italie.
Abandonné au bout de quelques années par sa prima-donna, il est revenu
végéter à Paris en donnant des leçons de chant. J'ai eu quelquefois
l'occasion de lui être utile, dans mes feuilletons du _Journal des
Débats_; mais c'est un poignant regret pour moi de n'avoir pu faire
davantage; car le service qu'il m'a rendu spontanément a exercé une
grande influence sur toute ma carrière, je ne l'oublierai jamais; il se
nommait Augustin de Pons. Il vivait avec bien de la peine, l'an dernier,
du produit de ses leçons! Qu'est-il devenu après la révolution de
Février qui a dû lui enlever tous ses élèves?... Je tremble d'y
songer...

En m'apercevant au foyer de l'Opéra: «Eh bien, s'écria-t-il, de toute la
force de ses robustes poumons, et cette messe! est-elle refaite? quand
l'exécutons-nous tout de bon?--Mon Dieu, oui, elle est refaite et de
plus recopiée. Mais comment voulez-vous que je la fasse
exécuter?--Comment! parbleu, en payant les artistes. Que vous faut-il?
voyons! douze cents francs? quinze cents francs? deux mille francs? je
vous les prêterai, moi.--De grâce, ne criez pas si fort. Si vous parlez
sérieusement, je serai trop heureux d'accepter votre offre et douze
cents francs me suffiront.--C'est dit. Venez chez moi demain matin,
j'aurai votre affaire. Nous engagerons tous les choristes de l'Opéra et
un vigoureux orchestre. Il faut que Valentino soit content, il faut que
nous soyons contents; il faut que cela marche, sacrebleu!»

Et de fait cela marcha. Ma messe fut splendidement exécutée dans
l'église de Saint-Roch, sous la direction de Valentino, devant un
nombreux auditoire; les journaux en parlèrent favorablement, et je
parvins ainsi, grâce à ce brave de Pons, à m'entendre et à me faire
entendre pour la première fois. Tous les compositeurs savent quelle est
l'importance et la difficulté, à Paris, de mettre ainsi le pied à
l'étrier.

Cette partition fut encore exécutée longtemps après (en 1827) dans
l'église de Saint-Eustache, le jour même de la grande émeute de la rue
Saint-Denis.

L'orchestre et les chœurs de l'Odéon m'étaient venus en aide cette fois
gratuitement et j'avais osé entreprendre de les diriger moi-même. À part
quelques inadvertances causées par l'émotion, je m'en tirai assez bien.
Que j'étais loin pourtant de posséder les mille qualités de précision,
de souplesse, de chaleur, de sensibilité et de sang-froid, unies à un
instinct indéfinissable, qui constituent le talent du vrai chef
d'orchestre! et qu'il m'a fallu de temps, d'exercices et de réflexions
pour en acquérir quelques-unes! Nous nous plaignons souvent de la rareté
de nos bons chanteurs, les bons directeurs d'orchestre sont bien plus
rares encore, et leur importance, dans une foule de cas, est bien
autrement grande et redoutable pour les compositeurs.

Après cette nouvelle épreuve, ne pouvant conserver aucun doute sur le
peu de valeur de ma messe, j'en détachai le _Resurrexit_[9] dont j'étais
assez content, et je brûlai le reste en compagnie de la scène de
_Béverley_ pour laquelle ma passion s'était fort apaisée, de l'opéra
d'_Estelle_ et d'un oratorio latin (le _Passage de la mer Rouge_) que je
venais d'achever. Un froid coup d'œil d'inquisiteur m'avait fait
reconnaître ses droits incontestables à figurer dans cet auto-da-fé.

Lugubre coïncidence! hier, après avoir écrit les lignes qu'on vient de
lire, j'allai passer la soirée à l'Opéra-Comique. Un musicien de ma
connaissance m'y rencontre dans un entr'acte et m'aborde avec ces mots:
«Depuis quand êtes-vous de retour de Londres?--Depuis quelques
semaines.--Eh bien! de Pons... vous avez su?...--Non, quoi donc?--Il
s'est empoisonné volontairement le mois dernier.--Ah! mon Dieu!--Oui, il
a écrit qu'il était las de la vie; mais je crains que la vie ne lui ait
plus été possible; il n'avait plus d'élèves, la révolution les avait
tous dispersés, et la vente de ses meubles n'a pas même suffi à payer
ce qu'il devait pour son appartement. Oh! malheureux! pauvres abandonnés
artistes! République de crocheteurs et de chiffonniers!...

_Horrible! horrible! most horrible!_ Voici maintenant que le
_Morning-Post_ vient me donner les détails de la mort du malheureux
prince Lichnowsky, atrocement assassiné aux portes de Francfort par des
brutes de paysans allemands, dignes émules de nos héros de Juin! Ils
l'ont lardé de coups de couteau, hâché de coups de faux; ils lui ont mis
les bras et les jambes en lambeaux! Ils lui ont tiré plus de vingt coups
de fusil dirigés de manière _à ne pas le tuer_! Ils l'ont dépouillé
ensuite et laissé mourant et nu au pied d'un mur!... Il n'a expiré que
cinq heures après, sans proférer une plainte, sans laisser échapper un
soupir!... Noble, spirituel, enthousiaste et brave Lichnowsky! Je l'ai
beaucoup connu à Paris; je l'ai retrouvé l'an dernier à Berlin en
revenant de Russie. Ses succès de tribune commençaient alors. Infâme
racaille humaine! plus stupide et plus féroce cent fois, dans tes
soubresauts et tes grimaces révolutionnaires, que les babouins et les
orangs-outangs de Bornéo!...

Oh! il faut que je sorte, que je marche, que je coure, que je crie au
grand air!...



IX

Ma première entrevue avec Cherubini.--Il me chasse
de la bibliothèque du Conservatoire.


Lesueur, voyant mes études harmoniques assez avancées, voulut
régulariser ma position, en me faisant entrer dans sa classe du
Conservatoire. Il en parla à Cherubini, alors directeur de cet
établissement, et je fus admis. Fort heureusement, on ne me proposa
point, à cette occasion, de me présenter au terrible auteur de _Médée_,
car, l'année précédente, je l'avais mis dans une de ses rages blêmes en
lui tenant tête dans la circonstance que je vais raconter et qu'il ne
pouvait avoir oubliée.

À peine parvenu à la direction du Conservatoire, en remplacement de
Perne qui venait de mourir, Cherubini voulut signaler son avènement par
des rigueurs inconnues dans l'organisation intérieure de l'école, où le
puritanisme n'était pas précisément à l'ordre du jour. Il ordonna, pour
rendre la rencontre des élèves des deux sexes impossible hors de la
surveillance des professeurs, que les hommes entrassent par la porte du
Faubourg-Poissonnière, et les femmes par celle de la rue Bergère; ces
différentes entrées étant placées aux deux extrémités opposées du
bâtiment.

En me rendant un matin à la bibliothèque, ignorant le décret moral qui
venait d'être promulgué, j'entrai, suivant ma coutume, par la porte de
la rue Bergère, la porte féminine, et j'allais arriver à la bibliothèque
quand un domestique, m'arrêtant au milieu de la cour, voulut me faire
ressortir pour revenir ensuite au même point en rentrant par la porte
masculine. Je trouvai si ridicule cette prétention que j'envoyai paître
l'argus en livrée, et je poursuivis mon chemin. Le drôle voulait faire
sa cour au nouveau maître en se montrant aussi rigide que lui. Il ne se
tint donc pas pour battu, et courut rapporter le fait au directeur.
J'étais depuis un quart d'heure absorbé par la lecture d'_Alceste_, ne
songeant plus à cet incident, quand Cherubini, suivi de mon
dénonciateur, entra dans la salle de lecture, la figure plus
cadavéreuse, les cheveux plus hérissés, les yeux plus méchants et d'un
pas plus saccadé que de coutume. Ils firent le tour de la table où
étaient accoudés plusieurs lecteurs; après les avoir tous examinés
successivement, le domestique s'arrêtant devant moi, s'écria: «Le
voilà!» Cherubini était dans une telle colère qu'il demeura un instant
sans pouvoir articuler une parole: «Ah, ah, ah, ah! c'est vous, dit-il
enfin, avec son accent italien que sa fureur rendait plus comique, c'est
vous qui entrez par la porte qué, qué, qué zé ne veux pas qu'on
passe!--Monsieur, je ne connaissais pas votre défense, une autre fois je
m'y conformerai.--Une autre fois! une autre fois! Qué-qué-qué vénez-vous
faire ici?--Vous le voyez, monsieur, j'y viens étudier les partitions de
Gluck.--Et qu'est-ce qué, qu'est-ce qué-qué-qué vous regardent les
partitions dé Gluck? et qui vous a permis dé venir à-à-à la
bibliothèque?--Monsieur! (je commençais à perdre mon sang-froid) les
partitions de Gluck sont ce que je connais de plus beau en musique
dramatique et je n'ai besoin de la permission de personne pour venir les
étudier ici. Depuis dix heures jusqu'à trois la bibliothèque du
Conservatoire est ouverte au public, j'ai le droit d'en
profiter.--Lé-lé-lé-lé droit?--Oui, monsieur.--Zé vous défends d'y
revenir, moi!--J'y reviendrai, néanmoins.--Co-comme-comment-comment vous
appelez-vous?» crie-t-il, tremblant de fureur. Et moi pâlissant à mon
tour: «Monsieur! mon nom vous sera peut-être connu quelque jour, mais
pour aujourd'hui... vous ne le saurez pas!--Arrête, a-a-arrête-le,
Hottin (le domestique s'appelait ainsi), qué-qué-qué-zé lé fasse zeter
en prison!» Ils se mettent alors tous les deux, le maître et le valet, à
la grande stupéfaction des assistants, à me poursuivre autour de la
table, renversant tabourets et pupitres, sans pouvoir m'atteindre, et je
finis par m'enfuir à la course en jetant, avec un éclat de rire, ces
mots à mon persécuteur: «Vous n'aurez ni moi ni mon nom, et je
reviendrai bientôt ici étudier encore les partitions de Gluck!»

Voilà comment se passa ma première entrevue avec Cherubini. Je ne sais
s'il s'en souvenait quand je lui fus ensuite présenté d'une façon plus
_officielle_. Il est assez plaisant en tous cas, que douze ans après, et
malgré lui, je sois devenu conservateur et enfin bibliothécaire de cette
même bibliothèque d'où il avait voulu me chasser. Quant à Hottin, c'est
aujourd'hui mon garçon d'orchestre le plus dévoué, le plus furibond
partisan de ma musique; il prétendait même, pendant les dernières années
de la vie de Cherubini, qu'il n'y avait que moi pour remplacer
l'illustre maître à la direction du Conservatoire. Ce en quoi M. Auber
ne fut pas de son avis.

J'aurai d'autres anecdotes semblables à raconter sur Cherubini, où l'on
verra que s'il m'a fait avaler bien des couleuvres, je lui ai lancé en
retour quelques serpents à sonnettes dont les morsures lui ont cuit.



X

Mon père me retire ma pension.--Je retourne à la Côte.--Les
idées de province sur l'art et sur les artistes.--Désespoir.--Effroi
de mon père.--Il consent à me laisser
revenir à Paris.--Fanatisme de ma mère.--Sa malédiction.


L'espèce de succès obtenu par la première exécution de ma messe avait un
instant ralenti les hostilités de famille dont je souffrais tant, quand
un nouvel incident vint les ranimer, en redoublant le mécontentement de
mes parents.

Je me présentai au concours de composition musicale qui a lieu tous les
ans à l'Institut. Les candidats, avant d'être admis a concourir, doivent
subir une épreuve préliminaire d'après laquelle les plus faibles sont
exclus. J'eus le malheur d'être de ceux-là. Mon père le sut et cette
fois, sans hésiter, m'avertit de ne plus compter sur lui, si je
m'obstinais à rester à Paris, et qu'il me retirait ma pension. Mon bon
maître lui écrivit aussitôt une lettre pressante, pour l'engager à
revenir sur cette décision, l'assurant qu'il ne pouvait point y avoir de
doutes sur l'avenir musical qui m'était réservé, et que la musique _me
sortait par tous les pores_. Il mêlait à ses arguments pour démontrer
l'obligation où l'on était de céder à ma vocation, certaines idées
religieuses dont le poids lui paraissait considérable, et qui, certes,
étaient bien les plus malencontreuses qu'il pût choisir dans cette
occasion. Aussi la réponse brusque, roide et presque impolie de mon père
ne manqua pas de froisser violemment la susceptibilité et les croyances
intimes de Lesueur. Elle commençait ainsi: «Je suis un incrédule,
monsieur!» On juge du reste.

Un vague espoir de gagner ma cause en la plaidant moi-même me donna
assez de résignation pour me soumettre momentanément. Je revins donc à
la Côte.

Après un accueil glacial, mes parents m'abandonnèrent pendant quelques
jours à mes réflexions, et me sommèrent enfin de choisir un état
quelconque, puisque je ne voulais pas de la médecine. Je répondis que
mon penchant pour la musique était unique et absolu et qu'il m'était
impossible de croire que je ne retournasse pas à Paris pour m'y livrer.
«Il faut pourtant bien te faire à cette idée, me dit mon père, car tu
n'y retourneras jamais!»

À partir de ce moment je tombai dans une taciturnité presque complète,
répondant à peine aux questions qui m'étaient adressées, ne mangeant
plus, passant une partie de mes journées à errer dans les champs et les
bois, et le reste enfermé dans ma chambre. À vrai dire, je n'avais point
de projets; la fermentation sourde de ma pensée et la contrainte que je
subissais semblaient avoir entièrement obscurci mon intelligence. Mes
fureurs même s'éteignaient, je périssais par défaut d'air.

Un matin de bonne heure, mon père vint me réveiller! «Lève-toi, me
dit-il, et quand tu seras habillé, viens dans mon cabinet, j'ai à te
parler!» J'obéis sans pressentir de quoi il s'agissait. L'air de mon
père était grave et triste plutôt que sévère. En entrant chez lui, je me
préparais néanmoins à soutenir un nouvel assaut, quand ces mots
inattendus me bouleversèrent: «Après plusieurs nuits passées sans
dormir, j'ai pris mon parti... Je consens à te laisser étudier la
musique à Paris... mais pour quelque temps seulement; et si, après de
nouvelles épreuves, elles ne te sont pas favorables, tu me rendras bien
la justice de déclarer que j'ai fait tout ce qu'il y avait de
raisonnable à faire, et te décideras, je suppose, à prendre une autre
voie. Tu sais ce que je pense des poëtes médiocres; les artistes
médiocres dans tous les genres ne valent pas mieux; et ce serait pour
moi un chagrin mortel, une humiliation profonde de te voir confondu dans
la foule de ces hommes inutiles!»

Mon père, sans s'en rendre compte, avait montré plus d'indulgence pour
les médecins médiocres, qui, tout aussi nombreux que les méchants
artistes, sont non-seulement inutiles, mais fort dangereux! Il en est
toujours ainsi, même pour les esprits d'élite; ils combattent les
opinions d'autrui par des raisonnements d'une justesse parfaite, sans
s'apercevoir que ces armes à deux tranchants peuvent être également
fatales à leurs plus chères idées.

Je n'en attendis pas davantage pour m'élancer au cou de mon père et
promettre tout ce qu'il voulait. «En outre, reprit-il, comme la manière
de voir de ta mère diffère essentiellement de la mienne à ce sujet, je
n'ai pas jugé à propos de lui apprendre ma nouvelle détermination, et
pour nous éviter à tous des scènes pénibles, j'exige que tu gardes le
silence et partes pour Paris secrètement.» J'eus donc soin, le premier
jour, de ne laisser échapper aucune parole imprudente; mais ce passage
d'une tristesse silencieuse et farouche à une joie délirante que je ne
prenais pas la peine de déguiser, était trop extraordinaire pour ne pas
exciter la curiosité de mes sœurs; et Nanci, l'aînée, fit tant, me
supplia avec de si vives instances de lui en apprendre le motif, que je
finis par lui tout avouer... en lui recommandant le secret. Elle le
garda aussi bien que moi, cela se devine, et bientôt toute la maison,
les amis de la maison, et enfin ma mère en furent instruits.

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut savoir que ma mère dont les
opinions religieuses étaient fort exaltées, y joignait celles dont
beaucoup de gens ont encore de nos jours le malheur d'être imbus, en
France, sur les arts qui, de près ou de loin, se rattachent au théâtre.
Pour elle, acteurs, actrices, chanteurs, musiciens, poëtes,
compositeurs, étaient des créatures abominables, frappées par l'Église
d'excommunication, et comme telles prédestinées à l'enfer. À ce sujet,
une de mes tantes (qui m'aime pourtant aujourd'hui bien sincèrement et
m'estime _encore_, je l'espère), la tête pleine des idées _libérales_ de
ma mère, me fit un jour une stupéfiante réponse. Discutant avec elle,
j'en étais venu à lui dire: «À vous entendre, chère tante, vous seriez
fâchée, je crois, que Racine fût de votre famille?»--«Eh! mon ami... la
_considération_ avant tout!» Lesueur faillit étouffer de rire, lorsque
plus tard, à Paris, je lui citai ce mot caractéristique. Aussi ne
pouvant attribuer une semblable manière de voir qu'à une vieillesse
voisine de la décrépitude, il ne manquait jamais, quand il était
d'humeur gaie, de me demander des nouvelles de l'ennemie de Racine, _ma
vieille tante_; bien qu'elle fût jeune alors et jolie comme un ange.

Ma mère donc, persuadée qu'en me livrant à la composition musicale (qui,
d'après les idées françaises, n'existe pas hors du théâtre) je mettais
le pied sur une route conduisant à la déconsidération en ce monda et à
la damnation dans l'autre, n'eut pas plus tôt vent de ce qui se passait
que son âme se souleva d'indignation. Son regard courroucé m'avertit
qu'elle savait tout. Je crus prudent de m'esquiver et de me tenir coi
jusqu'au moment du départ. Mais je m'étais à peine réfugié dans mon
réduit depuis quelques minutes, qu'elle m'y suivit, l'œil étincelant, et
tous ses gestes indiquant une émotion extraordinaire; «Votre père, me
dit-elle, en quittant le tutoiement habituel, a eu la faiblesse de
consentir à votre retour à Paris, il favorise vos extravagants et
coupables projets!... Je n'aurai pas, moi, un pareil reproche à me
faire, et je m'oppose formellement à ce départ!--Ma mère!...--Oui, je
m'y oppose, et je vous conjure, Hector, de ne pas persister dans votre
folie. Tenez, je me mets à vos genoux, moi, votre mère, je vous supplie
humblement d'y renoncer...--Mon Dieu, ma mère permettez que je vous
relève, je ne puis... supporter cette vue...--Non, je reste!...» Et,
après un instant de silence: «Tu me refuses, malheureux! tu as pu, sans
te laisser fléchir, voir ta mère à tes pieds! Eh bien! pars! Va te
traîner dans les fanges de Paris, déshonorer ton nom, nous faire mourir,
ton père et moi, de honte et de chagrin! Je quitte la maison jusqu'à ce
que tu en sois sorti. Tu n'es plus mon fils! je te maudis!»

Est-il croyable que les opinions religieuses aidées de tout ce que les
préjugés provinciaux ont de plus insolemment méprisant pour le culte des
arts, aient pu amener entre une mère aussi tendre que l'était la mienne
et un fils aussi reconnaissant et respectueux que je l'avais toujours
été, une scène pareille?... Scène d'une violence exagérée,
invraisemblable, horrible, que je n'oublierai jamais, et qui n'a pas peu
contribué à produire la haine dont je suis plein pour ces stupides
doctrines, reliques du moyen âge, et, dans la plupart des provinces de
France, conservées encore aujourd'hui.

Cette rude épreuve ne finit pas là. Ma mère avait disparu; elle était
allée se réfugier à une maison de campagne nommée le Chuzeau, que nous
avions près de la Côte. L'heure du départ venue, mon père voulut tenter
avec moi un dernier effort pour obtenir d'elle un adieu, et la
révocation de ses cruelles paroles. Nous arrivâmes au Chazeau avec mes
deux sœurs. Ma mère lisait dans le verger au pied d'un arbre. En nous
apercevant, elle se leva et s'enfuit. Nous attendîmes longtemps, nous la
suivîmes, mon père l'appela, mes sœurs et moi nous pleurions; tout fut
vain; et je dus m'éloigner sans embrasser ma mère, sans en obtenir un
mot, un regard, et chargé de sa malédiction!...



XI

Retour à Paris.--Je donne des leçons.--J'entre dans la
classe de Reicha au Conservatoire.--Mes dîners sur le
Pont-Neuf.--Mon père me retire de nouveau ma pension.
Opposition inexorable.--Humbert Ferrand.--R. Kreutzer.


À peine de retour à Paris et dès que j'eus repris auprès de Lesueur le
cours de mes études musicales, je m'occupai de rendre à de Pons la somme
qu'il m'avait prêtée. Cette dette me tourmentait. Ce n'était pas avec
les cent vingt francs de ma pension mensuelle que je pouvais y parvenir.
J'eus le bonheur de trouver plusieurs élèves de solfège, de flûte et de
guitare, et en joignant au produit de ces leçons des économies faites
sur ma dépense personnelle, je parvins au bout de quelques mois à mettre
de côté six cents francs, que je m'empressai de porter à mon obligeant
créancier. On se demandera sans doute quelles économies je pouvais faire
sur mon modique revenu?... Les voici:

J'avais loué à bas prix une très-petite chambre, au cinquième, dans la
Cité, au coin de la rue de Harley et du quai des Orfévres, et, au lieu
d'aller dîner chez le restaurateur, comme auparavant, je m'étais mis à
un régime cénobitique qui réduisait le prix de mes repas à sept ou huit
sous, tout au plus. Ils se composaient généralement de pain, de raisins
secs, de pruneaux ou de dattes.

Comme on était alors dans la belle saison, en sortant de faire mes
emplettes gastronomiques chez l'épicier voisin, j'allais ordinairement
m'asseoir sur la petite terrasse du Pont-Neuf, aux pieds de la statue
d'Henri IV: là, sans penser à la _poule au pot_ que le bon roi avait
rêvée pour le dîner du dimanche de ses paysans, je faisais mon frugal
repas, en regardant au loin le soleil descendre derrière le mont
Valérien, suivant d'un œil charmé les reflets radieux des flots de la
Seine, qui fuyaient en murmurant devant moi, et l'imagination ravie des
splendides images des poésies de Thomas Moore, dont je venais de
découvrir une traduction française que je lisais avec amour pour la
première fois. Mais de Pons, peiné sans doute des privations que je
m'imposais pour lui rendre son argent, privations que la fréquence de
nos relations ne m'avait pas permis de lui cacher, peut-être embarrassé
lui-même, et désireux d'être remboursé complètement, écrivit à mon père,
l'instruisit de tout et réclama les six cents francs qui lui restaient
encore dus. Cette franchise fut désastreuse. Mon père déjà se repentait
amèrement de sa condescendance; j'étais depuis cinq mois à Paris, sans
que ma position eût changé, et sans que mes progrès dans la carrière
musicale fussent devenus sensibles. Il avait imaginé, sans doute, qu'en
si peu de temps je me ferais admettre au concours de l'Institut,
j'obtiendrais le grand prix, j'écrirais un opéra en trois actes qui
serait représenté avec un succès extraordinaire, je serais décoré de la
Légion d'honneur, pensionné du gouvernement, etc., etc. Au lieu de cela,
il recevait l'avis d'une dette que j'avais contractée, et dont la moitié
restait à acquitter. La chute était lourde, et j'en ressentis rudement
le contre coup. Il rendit à de Pons ses six cents francs, m'annonça que
décidément, si je n'abandonnais ma chimère musicale, il ne voulait plus
m'aider à prolonger mon séjour à Paris, et que j'eusse en ce cas à me
suffire à moi-même. J'avais quelques élèves, j'étais accoutumé à vivre
de peu, je ne devais plus rien à de Pons, je n'hésitai point. Je restai.
Mes travaux en musique étaient alors nombreux et actifs précisément.
Cherubini, dont l'esprit d'ordre se manifestait en tout, sachant que je
n'avais pas suivi la route ordinaire au Conservatoire pour entrer dans
la classe de composition de Lesueur, me fit admettre dans celle de
contre-point et de fugue de Reicha, qui, dans la hiérarchie des études,
précédait la classe de composition. Je suivis ainsi simultanément les
cours de ces deux maîtres. En outre, je venais de me lier avec un jeune
homme de cœur et d'esprit, que je suis heureux de compter parmi mes amis
les plus chers, Humbert Ferrand; il avait écrit pour moi un poëme de
grand opéra, les _Francs-Juges_, et j'en composais la musique avec un
entraînement sans égal. Ce poëme fut plus tard refusé par le comité de
l'Académie Royale de musique, et ma partition fut du même coup condamnée
à l'obscurité, d'où elle n'est jamais sortie. L'ouverture seule a pu se
faire jour. J'ai employé çà et là les meilleures idées de cet opéra, en
les développant, dans mes compositions postérieures, le reste subira
probablement le même sort, ou sera brûlé. Ferrand avait écrit aussi une
scène héroïque avec chœurs, dont le sujet, la _Révolution grecque_,
occupait alors tous les esprits. Sans interrompre bien longtemps le
travail des _Francs-Juges_, je l'avais mise en musique. Cette œuvre, où
l'on sentait à chaque page l'énergique influence du style de Spontini,
fut l'occasion de mon premier choc contre un dur égoïsme dont je ne
soupçonnais pas l'existence, celui de la plupart des maîtres célèbres,
et me fit sentir combien les jeunes compositeurs, même les plus obscurs,
sont en général mal venus auprès d'eux.

Rodolphe Kreutzer était directeur général de la musique à l'Opéra; les
concerts spirituels de la semaine sainte devaient bientôt avoir lieu
dans ce théâtre; il dépendait de lui d'y faire exécuter ma scène;
j'allai le lui demander. Ma visite toutefois était préparée par une
lettre que M. de Larochefoucauld, surintendant des beaux-arts, lui avait
écrite à mon sujet, d'après la recommandation pressante d'un de ses
secrétaires, ami de Ferrand. De plus, Lesueur m'avait chaudement appuyé
verbalement auprès de son confrère. On pouvait raisonnablement espérer.
Mon illusion fut courte. Kreutzer, ce grand artiste, auteur de _la Mort
d'Abel_ (belle œuvre sur laquelle, plein d'enthousiasme, je lui avais
adressé quelques mois auparavant un véritable dithyrambe), Kreutzer que
je supposais bon et accueillant comme mon maître, parce que je
l'admirais, me reçut de la façon la plus dédaigneuse et la plus impolie.
Il me rendit à peine mon salut, et, sans me regarder, me jeta ces mots
par-dessus son épaule: «Mon bon ami (il ne me connaissait pas!), nous ne
pouvons exécuter aux concerts spirituels de nouvelles compositions. Nous
n'avons pas le temps de les étudier; Lesueur le sait bien.» Je me
retirai le cœur gonflé. Le dimanche suivant, une explication eut lieu
entre Lesueur et Kreutzer à la chapelle royale, où ce dernier était
simple violoniste. Poussé à bout par mon maître, il finit par lui
répondre sans déguiser sa mauvaise humeur: «Eh! pardieu! que
deviendrions nous si nous aidions ainsi les jeunes gens?...» Il eut au
moins de la franchise.



XII

Je concours pour une place de choriste.--Je l'obtiens.--A.
Charbonnel.--Notre ménage de garçons.


Cependant l'hiver approchait; l'ardeur avec laquelle je m'étais livré au
travail de mon opéra m'avait fait un peu négliger mes élèves; mes
festins de Lucullus ne pouvaient plus avoir lieu dans ma salle ordinaire
du Pont-Neuf, abandonnée du soleil et qu'environnait une froide et
humide atmosphère. Il me fallait du bois, des habits plus chauds. Où
prendre l'argent nécessaire à cette indispensable dépense?... Le produit
de mes leçons à un franc le cachet, bien loin d'y suffire, menaçait de
se réduire bientôt à rien. Retourner chez mon père, m'avouer coupable et
vaincu, ou mourir de faim! telle était l'alternative qui s'offrait à
moi. Mais la fureur indomptable dont elle me remplit me donna de
nouvelles forces pour la lutte, et je me déterminai à tout entreprendre,
à tout souffrir, à quitter même Paris, s'il le fallait, pour ne pas
revenir platement végéter à la Côte. Mon ancienne passion pour les
voyages s'associant alors à celle de la musique, je résolus de recourir
aux correspondants des théâtres étrangers et de m'engager comme première
ou seconde flûte dans un orchestre de New-York, de Mexico, de Sydney ou
de Calcutta. Je serais allé en Chine, je me serais fait matelot,
flibustier, boucanier, sauvage, plutôt que de me rendre. Tel est mon
caractère. Il est aussi inutile et aussi dangereux pour une volonté
étrangère de contrecarrer la mienne, si la passion l'anime, que de
croire empêcher l'explosion de la poudre à canon en la comprimant.

Heureusement, mes recherches et mes sollicitations auprès des
correspondants de théâtres furent vaines, et je ne sais à quoi j'allais
me résoudre, quand j'appris la prochaine ouverture du Théâtre des
Nouveautés où l'on devait jouer, avec le vaudeville, des opéras-comiques
d'une certaine dimension. Je cours chez le régisseur lui demander une
place de flûte dans son orchestre. Les places de flûte étaient déjà
données. J'en demande une de choriste. Il n'y en avait plus. Mort et
furies!!... Le régisseur pourtant prend mon adresse, en promettant de
m'avertir si l'on se décidait à augmenter le personnel des chœurs. Cet
espoir était bien faible; il me soutint néanmoins pendant quelques
jours, après lesquels une lettre de l'administration du Théâtre des
Nouveautés m'annonça que le concours était ouvert pour la place objet de
mon ambition. L'examen des prétendants devait avoir lieu dans la salle
des Francs-Maçons de la rue de Grenelle-Saint-Honoré. Je m'y rendis.
Cinq ou six pauvres diables comme moi attendaient déjà leurs juges dans
un silence plein d'anxiété. Je trouvai parmi eux un tisserand, un
forgeron, un acteur congédié d'un petit théâtre du boulevard, et un
chantre de l'église de Saint-Eustache. Il s'agissait d'un concours de
basses; ma voix ne pouvait compter que pour un médiocre baryton; mais
notre examinateur, pensais-je, n'y regarderait peut-être pas de si près.

C'était le régisseur en personne. Il parut, suivi d'un musicien nommé
Michel, qui fait encore à cette heure partie de l'orchestre du
Vaudeville. On ne s'était procuré ni piano ni pianiste. Le violon de
Michel devait suffire pour nous accompagner.

La séance est ouverte. Mes rivaux chantent successivement, à leur
manière, différents airs qu'ils avaient soigneusement étudiés. Mon tour
venu, notre énorme régisseur, assez plaisamment nommé Saint-Léger, me
demande ce que j'ai apporté.

--Moi? rien.

--Comment rien? Et que chanterez-vous alors?

--Ma foi, ce que vous voudrez. N'y a-t-il pas ici quelque partition, un
solfège, un cahier de vocalises?...

--Nous n'avons rien de tout cela. D'ailleurs, continue le régisseur d'un
ton assez méprisant, vous ne chantez pas à première vue, je suppose?...

--Je vous demande pardon, je chanterai à première vue ce qu'on me
présentera.

--Ah! c'est différent. Mais puisque nous manquons entièrement de
musique, ne sauriez-vous point par cœur quelque morceau connu?

--Oui, je sais par cœur _les Danaides_, _Stratonice_, _la Vestale_,
_Cortez_, _Œdipe_, les deux _Iphigénie_, _Orphée_, _Armide_...

--Assez! assez! Diable! quelle mémoire! Voyons, puisque vous êtes si
savant, dites-nous l'air d'_Œdipe_ de Sacchini: _Elle m'a prodigué_.

--Volontiers.

--Tu peux l'accompagner, Michel?

--Parbleu! seulement je ne sais plus dans quel ton il est écrit.

--En mi bémol. Chanterai-je le récitatif?

--Oui, voyons le récitatif.

L'accompagnateur me donne l'accord de mi bémol et je commence:

    «Antigone me reste, Antigone est ma fille,
    Elle est tout pour mon cœur, seule elle est ma famille.
    Elle m'a prodigué sa tendresse et ses soins,
    Son zèle dans mes maux m'a fait trouver des charmes, etc.»

Les autres candidats se regardaient d'un air piteux, pendant que se
déroulait la noble mélodie, ne se dissimulant pas qu'en comparaison de
moi, qui n'étais pourtant point un Pischek ni un Lablache, ils avaient
chanté, non comme des vachers, mais comme des veaux. Et dans le fait, je
vis à un petit signe du gros régisseur Saint-Léger, qu'ils étaient, pour
employer l'argot des coulisses, enfoncés jusqu'au _troisième dessous_.
Le lendemain, je reçus ma nomination officielle; je l'avais emporté sur
le tisserand, le forgeron, l'acteur, et même sur le chantre de
Saint-Eustache. Mon service commençait immédiatement et j'avais
cinquante francs par mois.

Me voilà donc, en attendant que je puisse devenir un damné compositeur
dramatique, choriste dans un théâtre de second ordre, déconsidéré et
excommunié jusqu'à la moelle des os! J'admire comme les efforts de mes
parents pour m'arracher à l'abîme avaient bien réussi!

Un bonheur n'arrive jamais seul. Je venais à peine de remporter cette
grande victoire, qu'il me tomba du ciel deux nouveaux élèves et que je
fis la rencontre d'un étudiant en pharmacie, mon compatriote, Antoine
Charbonnel. Il allait s'installer dans le quartier Latin pour y suivre
les cours de chimie et voulait, comme moi, se livrer à d'héroïques
économies. Nous n'eûmes pas plutôt fait l'un et l'autre le compte de
notre fortune que, parodiant le mot de Walter dans la _Vie d'un joueur_,
nous nous écriâmes presque simultanément: «Ah! tu n'as pas d'argent! Eh
bien, mon cher, il faut nous associer!» Nous louâmes deux petites
chambres dans la rue de la Harpe. Antoine, qui avait l'habitude de
manipuler fourneaux et cornues, s'établit notre cuisinier en chef, et
fit de moi un simple marmiton. Tous les matins nous allions au marché
acheter nos provisions, qu'à la grande confusion de mon camarade,
j'apportais bravement au logis sous mon bras, sans prendre la peine d'en
dérober la vue aux passants. Il y eut même un jour entre nous, à ce
sujet, une véritable querelle. Ô pharmaceutique amour-propre!

Nous vécûmes ainsi comme des princes... émigrés, pour trente francs
chacun par mois. Depuis mon arrivée à Paris, je n'avais pas encore joui
d'une pareille aisance. Je me passai plusieurs coûteuses fantaisies;
j'achetai un piano[10]... et quel piano! je décorai ma chambre des
portraits proprement encadrés des dieux de la musique, je me donnai le
poëme des _Amours des Anges_, de Moore. De son côté, Antoine, qui était
adroit comme un singe (comparaison très-mal choisie, car les singes ne
savent que détruire), fabriquait dans ses moments perdus une foule de
petits ustensiles agréables et utiles. Avec des bûches de notre bois, il
nous fit deux paires de galoches très-bien conditionnées; il en vint
même, pour varier la monotonie un peu spartiate de notre ordinaire, à
faire un filet et des appeaux, avec lesquels, quand le printemps fut
venu, il alla prendre des cailles dans la plaine de Montrouge. Ce qu'il
y eut de plaisant, c'est que, malgré mes absences périodiques du soir
(le Théâtre des Nouveautés jouant chaque jour), Antoine ignora pendant
toute la durée de notre vie en commun, que j'avais eu le _malheur de
monter sur les planches_. Peu flatté de n'être que simple choriste, il
ne me souriait guère de l'instruire de mon humble condition. J'étais
censé, en me rendant au théâtre, aller donner des leçons dans un des
quartiers lointains de Paris. Fierté bien digne de la sienne! J'aurais
souffert en laissant voir à mon camarade comment je gagnais honnêtement
mon pain, et il s'indignait, lui, au point de s'éloigner de moi le rouge
au front, si, marchant à ses côtés dans les rues, je portais
ostensiblement le pain que j'avais honnêtement gagné. À vrai dire, et je
me dois cette justice, le motif de mon silence ne venait point d'une
aussi sotte vanité. Malgré les rigueurs de mes parents et l'abandon
complet dans lequel ils m'avaient laissé, je n'eusse voulu pour rien au
monde leur causer la douleur (incalculable avec leurs idées) d'apprendre
la détermination que j'avais prise, et qu'il était en tout cas fort
inutile de leur laisser savoir: je craignais donc que la moindre
indiscrétion de ma part ne vînt à tout leur révéler et je me taisais.
Ainsi qu'Antoine Charbonnel, ils n'ont connu ma _carrière dramatique_
que sept ou huit ans après qu'elle fut terminée, en lisant des notices
biographiques publiées sur moi dans divers journaux.



XIII

Premières compositions pour l'orchestre.--Mes études
l'Opéra.--Mes deux maîtres, Lesueur et Reicha.


Ce fut à cette époque que je composai mon premier grand morceau
instrumental: l'ouverture des _Francs-Juges_. Celle de Waverley lui
succéda bientôt après. J'étais si ignorant alors du mécanisme de
certains instruments, qu'après avoir écrit le solo en ré bémol des
trombones, dans l'introduction des _Francs-Juges_, je craignis qu'il ne
présentât d'énormes difficultés d'exécution, et j'allai, fort inquiet,
le montrer à un des trombonistes de l'Opéra. Celui-ci, en examinant la
phrase, me rassura complètement: «Le ton de ré bémol est, au contraire,
un des plus favorables à cet instrument, me dit-il, et vous pouvez
compter sur un grand effet pour votre passage.»

Cette assurance me donna une telle joie, qu'en revenant chez moi, tout
préoccupé, et sans regarder où je marchais, je me donnai une entorse.
J'ai mal au pied maintenant, quand j'entends ce morceau. D'autres,
peut-être, ont mal à la tête.

Mes deux maîtres ne m'ont rien appris en instrumentation. Lesueur
n'avait de cet art que des notions fort bornées. Reicha connaissait
bien les ressources particulières de la plupart des instruments à vent,
mais je doute qu'il ait eu des idées très-avancées au sujet de leur
groupement par grandes et petites masses. D'ailleurs, cette partie de
l'enseignement, qui n'est point encore maintenant représentée au
Conservatoire, était étrangère à son cours, où il avait à s'occuper
seulement du contre-point et de la fugue. Avant de m'engager au Théâtre
des Nouveautés, j'avais fait connaissance avec un ami du célèbre maître
des ballets Gardel. Grâce aux billets de parterre qu'il me donnait,
j'assistais régulièrement à toutes les représentations de l'Opéra. J'y
apportais la partition de l'ouvrage annoncé, et je la lisais pendant
l'exécution. Ce fut ainsi que je commençai à me familiariser avec
l'emploi de l'orchestre, et à connaître l'accent et le timbre, sinon
l'étendue et le mécanisme de la plupart des instruments. Cette
comparaison attentive de l'effet produit et du moyen employé à le
produire, me fit même apercevoir le lien caché qui unit l'expression
musicale à l'art spécial de l'instrumentation; mais personne ne m'avait
mis sur la voie. L'étude des procédés des trois maîtres modernes,
Beethoven, Weber et Spontini, l'examen impartial des _coutumes_ de
l'instrumentation, celui des formes et des combinaisons _non usitées_,
la fréquentation des virtuoses, les essais que je les ai amenés à faire
sur leurs divers instruments, et un peu d'instinct ont fait pour moi le
reste.

Reicha professait le contre-point avec une clarté remarquable; il m'a
beaucoup appris en peu de temps et en peu de mots. En général, il ne
négligeait point, comme la plupart des maîtres, de donner à ses élèves,
autant que possible, la raison des règles dont il leur recommandait
l'observance.

Ce n'était ni un empirique, ni un esprit stationnaire; il croyait au
progrès dans certaines parties de l'art, et son respect pour les pères
de l'harmonie n'allait pas jusqu'au fétichisme. De là les dissensions
qui ont toujours existé entre lui et Cherubini; ce dernier ayant poussé
l'idolâtrie de l'autorité en musique au point de faire abstraction de
son propre jugement, et de dire, par exemple, dans son _Traité de
contre-point_: «Cette disposition harmonique me paraît préférable à
l'autre, mais les anciens maîtres ayant été de l'avis contraire, _il
faut s'y soumettre_.»

Reicha, dans ses compositions, obéissait encore à la routine, tout en la
méprisant. Je le priai une fois de me dire franchement ce qu'il pensait
des fugues vocalisées sur le mot _amen_ ou sur _kyrie eleison_, dont les
messes solennelles ou funèbres des plus grands compositeurs de toutes
les écoles sont infestées. «Oh! s'écria-t-il vivement, c'est de la
barbarie!--En ce cas, monsieur, pour quoi donc en écrivez-vous?--Mon
Dieu, _tout le monde en fait!_» Miseria!...

Lesueur, à cet égard, était plus logique. Ces fugues monstrueuses, qui
par leur ressemblance avec les vociférations d'une troupe d'ivrognes,
paraissent n'être qu'une parodie impie du texte et du style sacrés, il
les trouvait, lui aussi, dignes des temps et des peuples barbares mais
il se gardait d'en écrire, et les fugues assez rares qu'il a disséminées
dans ses œuvres religieuses n'ont rien de commun avec ces grotesques
abominations. L'une de ses fugues, au contraire, commençant par ces
mots: _Quis enarrabit cœlorum gloriam!_ est un chef-d'œuvre de dignité
de style, de science harmonique, et bien plus, un chef-d'œuvre aussi
d'expression que la forme fuguée sert ici elle-même. Quand, après
l'exposition du _sujet_ (large et beau) commençant par la dominante, la
_réponse_ vient à entrer avec éclat sur la tonique, en répétant ces
mots: _Quis enarrabit!_ (_qui racontera la gloire des cieux?_), il
semble que cette partie du chœur, échauffée par l'enthousiasme de
l'autre, s'élance à son tour pour chanter avec un redoublement
d'exaltation les merveilles du firmament. Et puis, comme le rayonnement
instrumental colore avec bonheur toute cette harmonie vocale! Avec
quelle puissance ces basses se meuvent sous ces dessins de violons qui
scintillent dans les parties élevées de l'orchestre, comme des étoiles.
Quelle stretta éblouissante, sur la pédale! Certes! voilà une fugue
justifiée par le sens des paroles, digne de son objet et magnifiquement
belle! C'est l'œuvre d'un musicien dont l'inspiration a été là d'une
élévation rare, et d'un artiste qui raisonnait son art! Quant à ces
fugues dont je parlais à Reicha, fugues de tavernes et de mauvais lieux,
j'en pourrais citer un grand nombre, signées de maîtres bien supérieurs
à Lesueur; mais, en les écrivant pour obéir à l'usage, ces maîtres,
quels qu'ils soient, n'en ont pas moins fait une abnégation honteuse de
leur intelligence et commis un outrage impardonnable à l'expression
musicale.

Reicha, avant de venir en France, avait été à Bonn le condisciple de
Beethoven. Je ne crois pas qu'ils aient jamais eu l'un pour l'autre une
bien vive sympathie, Reicha attachait un grand prix à ses connaissances
en mathématiques. «C'est à leur étude, nous disait-il pendant une de ses
leçons, que je dois d'être parvenu à me rendre complètement maître de
mes idées: elle a dompté et refroidi mon imagination, qui auparavant
m'entraînait follement, et, en la soumettant au raisonnement et à la
réflexion, elle a doublé ses forces.» Je ne sais si cette idée de Reicha
est aussi juste qu'il le croyait et si ses facultés musicales ont
beaucoup gagné à l'étude des sciences exactes. Peut-être le goût des
combinaisons abstraites et des jeux d'esprit en musique, le charme réel
qu'il trouvait à résoudre certaines propositions épineuses qui ne
servent guère qu'à détourner l'art de son chemin en lui faisant perdre
de vue le but auquel il doit tendre incessamment, en furent-ils le
résultat; peut-être cet amour du calcul nuisit-il beaucoup, au
contraire, au succès et à la valeur de ses œuvres, en leur faisant
perdre en expression mélodique ou harmonique, en effet purement musical,
ce qu'elles gagnaient en combinaisons ardues, en difficultés vaincues,
en travaux curieux, faits pour l'œil plutôt que pour l'oreille. Au
reste, Reicha paraissait aussi peu sensible à l'éloge qu'à la critique;
il ne semblait attacher de prix qu'aux succès des jeunes artistes dont
l'éducation harmonique lui était confiée au Conservatoire, et il leur
donnait ses leçons avec tout le soin et toute l'attention imaginables.
Il avait fini par me témoigner de l'affection; mais, dans le
commencement de mes études, je m'aperçus que je l'incommodais à force de
lui demander la _raison_ de toutes les règles; raison qu'en certains cas
il ne pouvait me donner, puisque... elle n'existe pas. Ses quintettes
d'instruments à vent ont joui d'une certaine vogue à Paris pendant
plusieurs années. Ce sont des compositions intéressantes, mais un peu
froides. Je me rappelle, en revanche, avoir entendu un duo magnifique,
plein d'élan et de passion, dans son opéra de _Sapho_, qui eût quelques
représentations.



XIV

Concours à l'Institut.--On déclare
ma cantate inexécutable.--Mon
adoration pour Gluck et Spontini.--Arrivée de
Rossini.--Les dilettanti.--Ma fureur.--M. Ingres.


L'époque du concours de l'Institut étant revenue, je m'y présentai de
nouveau. Cette fois je fus admis. On nous donna à mettre en musique une
scène lyrique à grand orchestre, dont le sujet était _Orphée déchiré par
les Bacchantes_. Je crois que mon dernier morceau n'était pas sans
valeur; mais le médiocre pianiste (on verra bientôt quelle est
l'incroyable organisation de ces concours) chargé d'accompagner ma
partition, ou plutôt d'en représenter l'orchestre sur le piano, n'ayant
pu se tirer de la Bacchanale, la section de musique de l'Institut,
composée de Cherubini, Paër, Lesueur, Berton, Boïeldieu et Catel, me mit
hors de concours, en déclarant mon ouvrage _inexécutable_.

Après l'égoïsme plat et lâche des maîtres qui ont peur des commençants
et les repoussent, il me restait à connaître l'absurdité tyrannique des
institutions qui les étranglent. Kreutzer m'empêcha d'obtenir peut-être
un succès dont les avantages pour moi eussent alors été considérables;
les académiciens, en m'appliquant la lettre d'un règlement ridicule,
m'enlevèrent la chance d'une distinction, sinon brillante, au moins
encourageante, et m'exposèrent aux plus funestes conséquences du
désespoir et d'une indignation concentrée.

Un congé de quinze jours m'avait été accordé par le Théâtre des
Nouveautés pour le travail de ce concours; dès qu'il fut expiré, je dus
reprendre ma chaîne. Mais presque aussitôt je tombai gravement malade;
une esquinancie faillit m'emporter. Antoine courait les grisettes; il me
laissait seul des journées entières et une partie de la nuit; je n'avais
ni domestique, ni garde pour me servir. Je crois que je serais mort un
soir sans secours, si, dans un paroxysme de douleur, je n'eusse, d'un
hardi coup de canif, percé au fond de ma gorge l'abcès qui m'étouffait.
Cette _opération_ peu scientifique fut le signal de ma convalescence.
J'étais presque rétabli quand mon père, vaincu par tant de constance et
inquiet sans doute sur mes moyens d'existence qu'il ne connaissait pas,
me rendit ma pension. Grâce à ce retour inespéré de la tendresse
paternelle, je pus renoncer à ma place de choriste. Ce ne fut pas un
médiocre bonheur, car, indépendamment de la fatigue physique dont ce
service quotidien m'accablait, la stupidité de la musique que j'avais à
subir dans ces petits opéras semblables à des vaudevilles, et dans ces
grands vaudevilles singeant des opéras, eût fini par me donner le
choléra ou me frapper d'idiotisme. Les musiciens dignes de ce nom, et
qui savent quels sont en France nos théâtres semi-lyriques, peuvent
seuls comprendre ce que j'ai souffert.

Je pus reprendre ainsi avec un redoublement d'ardeur mes soirées de
l'Opéra, dont les exigences du triste métier que je faisais au Théâtre
des Nouveautés m'avaient imposé le sacrifice. J'étais alors adonné tout
entier à l'étude et au culte de la grande musique dramatique. N'ayant
jamais entendu, en fait de concerts sérieux, que ceux de l'Opéra, dont
la froideur et la mesquine exécution n'étaient pas propres à me
passionner bien vivement, mes idées ne s'étaient point tournées du côté
de la musique instrumentale. Les symphonies de Haydn et de Mozart,
compositions du genre _intime_ en général, exécutées par un trop faible
orchestre, sur une scène trop vaste et mal disposée pour la sonorité,
n'y produisaient pas plus d'effet que si on les eût jouées dans la
plaine de Grenelle; cela paraissait confus, petit et glacial. Beethoven,
dont j'avais lu deux symphonies et entendu un andante seulement,
m'apparaissait bien au loin comme un soleil, mais comme un soleil
obscurci par d'épais nuages. Weber n'avait pas encore produit ses
chefs-d'œuvre; son nom même nous était inconnu. Quant à Rossini et au
fanatisme qu'il excitait depuis peu dans le monde fashionable de Paris,
c'était pour moi le sujet d'une colère d'autant plus violente, que cette
nouvelle école se présentait naturellement comme l'antithèse de celles
de Gluck et de Spontini. Ne concevant rien de plus magnifiquement beau
et vrai que les œuvres de ces grands maîtres, le cynisme mélodique, le
mépris de l'expression et des convenances dramatiques, la reproduction
continuelle d'une formule de cadence, l'éternel et puéril crescendo, et
la brutale grosse caisse de Rossini, m'exaspéraient au point de
m'empêcher de reconnaître jusque dans son chef-d'œuvre (_le Barbier_),
si finement instrumenté d'ailleurs[11], les étincelantes qualités de son
génie. Je me suis alors demandé plus d'une fois comment je pourrais m'y
prendre pour miner le Théâtre-Italien et le faire sauter un soir de
représentation, avec toute sa population rossinienne. Et quand je
rencontrais un de ces dilettanti objets de mon aversion: «Gredin!
grommelais-je, en lui jetant un regard de Shylock, je voudrais pouvoir
t'empaler avec un fer rouge!» Je dois avouer franchement qu'au fond j'ai
encore aujourd'hui, au meurtre près, ces mauvais sentiments et cette
étrange manière de voir. Je n'empalerais certainement personne _avec un
fer rouge_, je ne ferais pas sauter le Théâtre-Italien, même si la mine
était prête et qu'il n'y eût qu'à y mettre le feu, mais j'applaudis de
cœur et d'âme notre grand peintre Ingres, quand je l'entends dire en
parlant de certaines œuvres de Rossini: «C'est la musique d'un
malhonnête homme[12]!»



XV

Mes soirées à l'Opéra.--Mon prosélytisme.--Scandales.--Scène
d'enthousiasme. Sensibilité d'un mathématicien.


La plupart des représentations de l'Opéra étaient des solennités
auxquelles je me préparais par la lecture et la méditation des ouvrages
qu'on y devait exécuter. Le fanatisme d'admiration que nous professions,
quelques habitués du parterre et moi, pour nos auteurs favoris, n'était
comparable qu'à notre haine profonde pour les autres. Le Jupiter de
notre Olympe était Gluck, et le culte que nous lui rendions ne se peut
comparer à rien de ce que le dilettantisme le plus effréné pourrait
imaginer aujourd'hui. Mais si quelques-uns de mes amis étaient de
fidèles sectateurs de cette religion musicale, je puis dire sans vanité
que j'en étais le pontife. Quand je voyais faiblir leur ferveur, je la
ranimais par des prédications dignes des Saint-Simoniens; je les amenais
à l'Opéra bon gré, mal gré, souvent en leur donnant des billets achetés
de mon argent, au bureau, et que je prétendais avoir reçus d'un employé
de l'administration. Dès que, grâce à cette ruse, j'avais entraîné mes
hommes à la représentation du chef-d'œuvre de Gluck, je les plaçais sur
une banquette du parterre, en leur recommandant bien de n'en pas
changer, vu que toutes les places n'étaient pas également bonnes pour
l'audition, et qu'il n'y en avait pas une dont je n'eusse étudié les
défauts ou les avantages. Ici on était trop près des cors, là on ne les
entendait pas; à droite le son des trombones dominait trop; à gauche,
répercuté par les loges du rez-de-chaussée, il produisait un effet
désagréable; en bas, on était trop près de l'orchestre, il écrasait les
voix; en haut, l'éloignement de la scène empêchait de distinguer les
paroles, ou l'expression de la physionomie des acteurs;
l'instrumentation de cet ouvrage devait être entendue de tel endroit,
les chœurs de celui-ci de tel autre; à tel acte, la décoration
représentant un bois sacré, la scène était très-vaste et le son se
perdait dans le théâtre de toutes parts, il fallait donc se rapprocher;
un autre, au contraire, se passait dans l'intérieur d'un palais, le
décor était ce que les machinistes appellent un _salon fermé_, la
puissance des voix étant doublée par cette circonstance si indifférente
en apparence, on devait remonter un peu dans le parterre, afin que les
sons de l'orchestre et ceux des voix, entendus de moins près, paraissent
plus intimement unis et fondus dans un ensemble plus harmonieux.

Une fois ces instructions données, je demandais à mes néophytes s'ils
connaissaient bien la pièce qu'ils allaient entendre. S'ils n'en avaient
pas lu les paroles, je tirais un livret de ma poche, et, profitant du
temps qui nous restait avant le lever de la toile, je le leur faisais
lire, en ajoutant aux principaux passages toutes les observations que je
croyais propres à leur faciliter l'intelligence de la pensée du
compositeur; car nous venions toujours de fort bonne heure pour avoir le
choix des places, ne pas nous exposer à manquer les premières notes de
l'ouverture, et goûter ce charme singulier de l'attente avant une grande
jouissance qu'on est assuré d'obtenir. En outre, nous trouvions beaucoup
de plaisir à voir l'orchestre, vide d'abord et ne représentant qu'un
piano sans cordes, se garnir peu à peu de musique et de musiciens. Le
garçon d'orchestre y entra le premier pour placer les parties sur les
pupitres. Ce moment-là n'était pas pour nous sans mélange de craintes;
depuis notre arrivée, quelque accident pouvait être survenu; on avait
peut-être changé le spectacle et substitué à l'œuvre monumentale de
Gluck quelque _Rossignol_, quelques _Prétendus_, une _Caravane du
Caire_, un _Panurge_, un _Devin du village_, une _Lasthénie_, toutes
productions plus ou moins pâles et maigres, plus ou moins plates et
fausses, pour lesquelles nous professions un égal et souverain mépris.
Le nom de la pièce inscrit en grosses lettres sur les parties de
contre-basse qui, par leur position, se trouvent les plus rapprochées du
parterre, nous tirait d'inquiétude ou justifiait nos appréhensions. Dans
ce dernier cas, nous nous précipitions hors de la salle, en jurant comme
des soldats en maraude qui ne trouveraient que de l'eau dans ce qu'ils
ont pris pour des barriques d'eau-de-vie, et en confondant dans nos
malédictions l'auteur de la pièce substituée, le directeur qui
l'infligeait au public, et le gouvernement qui la laissait représenter.
Pauvre Rousseau, qui attachait autant d'importance à sa partition du
_Devin du village_, qu'aux chefs-d'œuvre d'éloquence qui ont immortalisé
son nom, lui qui croyait fermement avoir écrasé Rameau tout entier,
voire le trio des _Parques_[13], avec les petites chansons, les petits
flons-flons, les petits rondeaux, les petits solos, les petites
bergeries, les petites drôleries de toute espèce dont se compose son
petit intermède; lui qu'on a tant tourmenté, lui que la secte des
Holbachiens a tant envié pour son œuvre musicale, lui qu'on a accusé de
n'en être pas l'auteur; lui qui a été chanté par toute la France, depuis
Jéliotte et mademoiselle Fel[14] jusqu'au roi Louis XV, qui ne pouvait
se lasser de répéter: «_J'ai perdu mon serviteur_,» avec la voix la plus
fausse de son royaume, lui enfin dont l'œuvre favorite obtint à son
apparition tous les genres de succès; pauvre Rousseau! qu'eût-il dit de
nos blasphèmes, s'il eût pu les entendre? Et pouvait-il prévoir que son
cher opéra, qui excita tant d'applaudissements, tomberait un jour pour
ne plus se relever, sous le coup d'une énorme perruque poudrée à blanc,
jetée aux pieds de Colette par un insolent railleur? J'assistais, par
extraordinaire, à cette dernière[15] représentation du _Devin_; beaucoup
de gens, en conséquence, m'ont attribué la _mise en scène_ de la
perruque; mais je proteste de mon innocence. Je crois même avoir été
autant indigné que diverti par cette grotesque irrévérence, de sorte que
je ne puis savoir au juste si j'en eusse été capable. Mais
s'imaginerait-on que Gluck, oui, Gluck lui-même, à propos de ce triste
_Devin_, il y a quelque cinquante ans, a poussé l'ironie plus loin
encore, et qu'il a osé écrire et imprimer dans une épître la plus
sérieuse du monde, adressée à la reine Marie-Antoinette, que la _France,
peu favorisée sous le rapport musical, comptait pourtant quelques
ouvrages remarquables, parmi lesquels il fallait citer le Devin du
village de M. Rousseau?_ Qui jamais se fût avisé de penser que Gluck pût
être aussi plaisant? Ce trait seul d'un Allemand suffit pour enlever aux
Italiens la palme de la perfidie facétieuse.

Je reprends le fil de mon histoire. Quand le titre inscrit sur les
parties d'orchestre nous annonçait que rien n'avait été changé dans le
spectacle, je continuais ma prédication, chantant les passages
saillants, expliquant les procédés d'instrumentation d'où résultaient
les principaux effets, et obtenant d'avance, sur ma parole,
l'enthousiasme des membres de notre petit club. Cette agitation étonnait
beaucoup nos voisins du parterre, bons provinciaux pour la plupart, qui,
en m'entendant pérorer sur les merveilles de la partition qu'on allait
exécuter, s'attendaient à perdre la tête d'émotion, et y éprouvaient en
somme plus d'ennui que de plaisir. Je ne manquais pas ensuite de
désigner par son nom chaque musicien à son entrée dans l'orchestre; en y
ajoutant quelques commentaires sur ses habitudes et son talent.

«Voilà Baillot! il ne fait pas comme d'autres violons solos, celui-là,
il ne se réserve pas exclusivement pour les ballets; il ne se trouve
point déshonoré d'accompagner un opéra de Gluck. Vous entendrez tout à
l'heure un chant qu'il exécute sur la quatrième corde; on le distingue
au-dessus de tout l'orchestre.»

--«Oh! ce gros rouge, là-bas! c'est la première contre-basse, c'est le
père Chénié; un vigoureux gaillard malgré son âge; il vaut à lui tout
seul quatre contre-basses ordinaires; on peut être sûr que sa partie
sera exécutée telle que l'auteur l'a écrite: il n'est pas de l'école des
simplificateurs.

«Le chef d'orchestre devrait faire un peu attention à M. Guillou, la
première flûte qui entre en ce moment: il prend avec Gluck de
singulières libertés. Dans la marche religieuse d'_Alceste_, par
exemple, l'auteur a écrit des flûtes dans le bas, uniquement pour
obtenir l'effet particulier aux sons graves de cet instrument; M.
Guillou ne s'accommode pas d'une disposition pareille de sa partie; il
faut qu'il domine; il faut qu'on l'entende, et pour cela il transpose ce
chant de la flûte à l'octave supérieure, détruisant ainsi le résultat
que l'auteur s'était promis, et faisant d'une idée ingénieuse, une chose
puérile et vulgaire.»

Les trois coups annonçant qu'on allait commencer, venaient nous
surprendre au milieu de cet examen sévère des notabilités de
l'orchestre. Nous nous taisions aussitôt en attendant avec un sourd
battement de cœur le signal du bâton de mesure de Kreutzer ou de
Valentino. L'ouverture commencée, il ne fallait pas qu'un de nos voisins
s'avisât de parler, de fredonner ou de battre la mesure; nous avions
adopté pour notre usage, en pareil cas, ce mot si connu d'un amateur:
«Le ciel confonde ces musiciens, qui me privent du plaisir d'entendre
monsieur!»

Connaissant à fond la partition qu'on exécutait, il n'était pas prudent
non plus d'y rien changer; je me serais fait tuer plutôt que de laisser
passer sans réclamation la moindre familiarité de cette nature prise
avec les grands maîtres. Je n'allais pas attendre pour protester
froidement par écrit contre ce crime de lèse-génie; oh! non, c'est en
face du public, à haute et intelligible voix, que j'apostrophais les
délinquants. Et je puis assurer qu'il n'y a pas de critique qui porte
coup comme celle-là. Ainsi, un jour, il s'agissait d'_Iphigénie en
Tauride_, j'avais remarqué à la représentation précédente qu'on avait
ajouté des cymbales au premier air de danse des Scythes en _si mineur_,
où Gluck n'a employé que les instruments à cordes, et que dans le grand
récitatif d'Oreste, au troisième acte, les parties de trombones, si
admirablement motivées par la scène et écrites dans la partition,
n'avaient pas été exécutées. J'avais résolu, si les mêmes fautes se
reproduisaient, de les signaler. Lors donc que le ballet des Scythes fut
commencé, j'attendis mes cymbales au passage, elles se firent entendre
comme la première fois dans l'air que j'ai indiqué. Bouillant de colère,
je me contins cependant jusqu'à la fin du morceau, et profitant aussitôt
du court moment de silence qui le sépare du morceau suivant, je m'écriai
de toute la force de ma voix:

«Il n'y a pas de cymbales là-dedans; qui donc se permet de corriger
Gluck[16]?»

On juge de la rumeur! Le public qui ne voit pas très-clair dans toutes
ces questions d'art, et à qui il était fort indifférent qu'on changeât
ou non l'instrumentation de l'auteur, ne concevait rien à la fureur de
ce jeune fou du parterre. Mais ce fut bien pis quand, au troisième acte,
la suppression des trombones du monologue d'Oreste, ayant eu lieu comme
je le craignais, la même voix fit entendre ces mots: «Les trombones ne
sont pas partis! C'est insupportable!»

L'étonnement de l'orchestre et de la salle ne peut se comparer qu'à la
colère (bien naturelle, je l'avoue) de Valentino qui dirigeait ce
soir-là. J'ai su ensuite que ces malheureux trombones n'avaient fait que
se soumettre à un ordre formel[17] de ne pas jouer dans cet endroit; car
les parties copiées étaient parfaitement conformes à la partition.

Pour les cymbales que Gluck a placées avec tant de bonheur dans le
premier _chœur_ des Scythes, je ne sais qui s'était avisé de les
introduire également dans l'air de danse, dénaturant ainsi la couleur et
troublant le silence sinistre de cet étrange ballet. Mais je sais bien
qu'aux représentations suivantes, tout rentra dans l'ordre, les cymbales
se turent, les trombones jouèrent, et je me contentai de grommeler entre
mes dents: «Ah! c'est bien heureux!»

Peu de temps après, de Pons, qui était au moins aussi enragé que moi,
ayant trouvé inconvenant qu'on nous donnât, au premier acte d'_Œdipe à
Colonne_, d'autres airs de danse que ceux de Sacchini, vint me proposer
de faire justice des interminables solos de cor et de violoncelle qu'on
leur avait substitués. Pouvais-je ne pas seconder une aussi louable
intention? Le moyen employé pour _Iphigénie_ nous réussit également bien
pour _Œdipe_; et, après quelques mots lancés un soir du parterre par
nous deux seuls, les nouveaux airs de danse disparurent pour jamais.

Une seule fois nous parvînmes à entraîner le public. On avait annoncé
sur l'affiche que le solo de violon du ballet de _Nina_ serait exécuté
par Baillot, une indisposition du virtuose, ou quelque autre raison,
s'étant opposée à ce qu'il pût se faire entendre, l'administration crut
suffisant d'en instruire le public par une imperceptible bande de papier
collée sur l'affiche de la porte de l'Opéra, que personne ne regarde.
L'immense majorité des spectateurs s'attendait donc à entendre le
célèbre violon.

Pourtant au moment où Nina, dans les bras de son père et de son amant,
revient à la raison, la pantomime si touchante de mademoiselle Bigottini
ne put nous émouvoir au point de nous faire oublier Baillot. La pièce
touchait à sa fin. «Eh bien! eh bien! et le solo de violon, dis-je assez
haut pour être entendu?--C'est vrai, reprit un homme du public, il
semble qu'on veuille le passer.--Baillot! Baillot! le solo de violon!»
En ce moment le parterre prend feu, et, ce qui ne s'était jamais vu à
l'Opéra, la salle entière réclame à grands cris l'accomplissement des
promesses de l'affiche. La toile tombe au milieu de ce brouhaha. Le
bruit redouble. Les musiciens, voyant la fureur du parterre,
s'empressent de quitter la place. De rage alors chacun saute dans
l'orchestre, on lance à droite et à gauche les chaises des concertants;
on renverse les pupitres; on crève la peau des timbales; j'avais beau
crier: «Messieurs, messieurs, que faites-vous donc! briser les
instruments!... Quelle barbarie! Vous ne voyez donc pas que c'est la
contre-basse du père Chénié, un instrument admirable, qui a un son
d'enfer!» On ne m'écoutait plus et les mutins ne se retirèrent qu'après
avoir culbuté tout l'orchestre et cassé je ne sais combien de banquettes
et d'instruments.

C'était là le mauvais côté de la critique en action que nous exercions
si despotiquement à l'Opéra; le beau, c'était notre enthousiasme quand
tout allait bien.

Il fallait voir alors, avec quelle frénésie nous applaudissions des
passages auxquels personne dans la salle ne faisait attention, tels
qu'une belle basse, une heureuse modulation, un accent vrai dans un
récitatif, une note expressive de hautbois, etc., etc. Le public nous
prenait pour des claqueurs aspirant au surnumérariat; tandis que le chef
de claque qui savait bien le contraire, et dont nos applaudissements
intempestifs dérangeaient les savantes combinaisons, nous lançait de
temps en temps un coup d'œil digne de Neptune prononçant le _quos ego_.
Puis dans les beaux moments de madame Branchu, c'étaient des
exclamations, des trépignements qu'on ne connaît plus aujourd'hui, même
au Conservatoire, le seul lieu de France où le véritable enthousiasme
musical se manifeste encore quelquefois.

La plus curieuse scène de ce genre, dont j'aie conservé le souvenir, est
la suivante. On donnait _Œdipe_. Quoique placé fort loin de Gluck dans
notre estime, Sacchini ne laissait pas que d'avoir en nous de sincères
admirateurs. J'avais entraîné ce soir-là à l'Opéra un de mes amis[18],
étudiant parfaitement étranger à tout autre art que celui du
carambolage, et dont cependant je voulais à toute force faire un
prosélyte musical. Les douleurs d'Antigone et de son père ne pouvaient
l'émouvoir que fort médiocrement. Aussi après le premier acte,
désespérant d'en rien faire, l'avais-je laissé derrière moi, en
m'avançant d'une banquette pour n'être pas troublé par son sang-froid.
Comme pour faire ressortir encore son impassibilité, le hasard avait
placé à sa droite un spectateur aussi impressionnable qu'il l'était peu.
Je m'en aperçus bientôt. Dérivis venait d'avoir un fort beau mouvement
dans son fameux récitatif.

    Mon fils! tu ne l'es plus!
    Va! ma haine est trop forte!

Tout absorbé que je fusse par cette scène si belle de naturel et de
sentiment de l'antique, il me fut impossible de ne pas entendre le
dialogue établi derrière moi, entre mon jeune homme épluchant une orange
et l'inconnu, son voisin, en proie à la plus vive émotion:

--Mon Dieu! monsieur, calmez-vous.

--Non! c'est irrésistible! c'est accablant! cela tue!

--Mais, monsieur, vous avez tort de vous _affecter_ de la sorte. Vous
vous rendrez malade.

--Non, laissez-moi... Oh!

--Monsieur, allons, du courage! enfin, après tout, _ce n'est qu'un
spectacle_... vous offrirai-je un morceau de cette orange?

--Ah! c'est sublime!

--Elle est de Malte!

--Quel art céleste!

--Ne me refusez pas.

--Ah! monsieur, quelle musique!

--Oui, c'est très-joli.

Pendant cette discordante conversation, l'opéra était parvenu, après la
scène de réconciliation, au beau trio: «_Ô doux moments!_»; la douceur
pénétrante de cette simple mélodie me saisit à mon tour; je commençai à
pleurer, la tête cachée dans mes deux mains, comme un homme abîmé
d'affliction. À peine le trio était-il achevé, que deux bras robustes
m'enlèvent de dessus mon banc, en me serrant la poitrine à me la briser;
c'étaient ceux de l'inconnu qui, ne pouvant plus maîtriser son émotion,
et ayant remarqué que de tous ceux qui l'entouraient j'étais le seul qui
parût la partager, m'embrassait avec fureur, en criant d'une voix
convulsive:--«Sacrrrrre-dieu! monsieur, que c'est beau!!!» Sans
m'étonner le moins du monde, et la figure toute décomposée par les
larmes, je lui réponds par cette interrogation:

--Êtes-vous musicien?...

--Non, mais je sens la musique aussi vivement que qui que ce soit.

--Ma foi, c'est égal, donnez-moi votre main; pardieu, monsieur, vous
êtes un brave homme!

Là-dessus, parfaitement insensibles aux ricanements des spectateurs qui
faisaient cercle autour de nous, comme à l'air ébahi de mon néophyte
mangeur d'oranges, nous échangeons quelques mots à voix basse, je lui
donne mon nom, il me confie le sien[19] et sa profession. C'était un
ingénieur! un mathématicien!!! Où diable la sensibilité va-t-elle se
nicher!



XVI

Apparition de Weber à l'Odéon.--Castilblaze.--Mozart.--Lachnith.--Les
arrangeurs.--Despair and die!


Au milieu de cette période brûlante de mes études musicales, au plus
fort de la fièvre causée par ma passion pour Gluck et Spontini, et par
l'aversion que m'inspiraient les doctrines et les formes rossiniennes,
Weber apparut. Le _Freyschütz_, non point dans sa beauté originale, mais
mutilé, vulgarisé, torturé et insulté de mille façons par un arrangeur,
le _Freyschütz_ transformé en _Robin des Bois_, fut représenté à
l'Odéon. Il eut pour interprètes un jeune orchestre admirable, un chœur
médiocre, et des chanteurs affreux. Une femme seulement, madame
Pouilley, chargée du personnage d'Agathe (appelée Annette par le
traducteur), possédait un assez joli talent de vocalisation, mais rien
de plus. D'où il résulta que son rôle entier, chanté sans intelligence,
sans passion, sans le moindre élan d'âme, fut à peu près annihilé. Le
grand air du second acte surtout, chanté par elle avec un imperturbable
sang-froid, avait le charme d'une vocalise de Bordogni et passait
presque inaperçu. J'ai été longtemps à découvrir les trésors
d'inspiration qu'il renferme.

La première représentation fut accueillie par les sifflets et les rires
de toute la salle. La valse et le chœur des chasseurs, qu'on avait
remarqués dès l'abord, excitèrent le lendemain un tel enthousiasme,
qu'ils suffirent bientôt à faire _tolérer_ le reste de la partition et à
attirer la foule à l'Odéon. Plus tard, la chansonnette des jeunes
filles, au troisième acte, et la prière d'Agathe (raccourcie de moitié)
_firent plaisir_. Après quoi, on s'aperçut que l'ouverture avait une
_certaine verve bizarre_, et que l'air de Max _ne manquait pas
d'intentions dramatiques_. Puis, on s'habitua à trouver _comiques_ les
diableries de la scène infernale, et tout Paris voulut voir cet ouvrage
_biscornu_, et l'Odéon s'enrichit, et M. Castilblaze, qui avait saccagé
le chef-d'œuvre, gagna plus de cent mille francs.

Ce nouveau style, contre lequel mon culte intolérant et exclusif pour
les grands classiques m'avait d'abord prévenu, me causa des surprises et
des ravissements extrêmes, malgré l'exécution incomplète ou grossière
qui en altérait les contours. Toute bouleversée qu'elle fût, il
s'exhalait de cette partition un arôme sauvage dont la délicieuse
fraîcheur m'enivrait. Un peu fatigué, je l'avoue, des allures
solennelles de la muse tragique, les mouvements rapides, parfois d'une
gracieuse brusquerie, de la nymphe des bois, ses attitudes rêveuses, sa
naïve et virginale passion, son chaste sourire, sa mélancolie,
m'inondèrent d'un torrent de sensations jusqu'alors inconnues.

Les représentations de l'Opéra furent un peu négligées, cela se conçoit,
et je ne manquai pas une de celles de l'Odéon. Mes entrées m'avaient été
accordées à l'orchestre de ce théâtre; bientôt je sus par cœur tout ce
qu'on y exécutait de la partition du _Freyschütz_.

L'auteur lui-même, alors, vint en France. Vingt et un ans se sont
écoulés depuis ce jour où, pour la première et dernière fois, Weber
traversa Paris. Il se rendait à Londres, pour y voir à peu près tomber
un de ses chefs-d'œuvre (_Obéron_) et mourir. Combien je désirai le
voir! avec quelles palpitations je le suivis, le soir où, souffrant
déjà, et peu de temps avant son départ pour l'Angleterre, il voulut
assister à la reprise d'_Olympie_. Ma poursuite fut vaine. Le matin de
ce même jour Lesueur m'avait dit: «Je viens de recevoir la visite de
Weber! Cinq minutes plus tôt vous l'eussiez entendu me jouer sur le
piano des scènes entières de nos partitions françaises; il les connaît
toutes.» En entrant quelques heures après dans un magasin de musique:
«Si vous saviez qui s'est assis là tout à l'heure!--Qui donc?--Weber!»
En arrivant à l'Opéra et en écoutant la foule répéter: «Weber vient de
traverser le foyer,--il est entré dans la salle,--il est aux premières
loges.» Je me désespérais de ne pouvoir enfin l'atteindre. Mais tout fut
inutile; personne ne put me le montrer. À l'inverse des poétiques
apparitions de Shakespeare, visible pour tous, il demeura invisible pour
un seul. Trop inconnu pour oser lui écrire, et sans amis en position de
me présenter à lui, je ne parvins pas à l'apercevoir.

Oh! si les hommes inspirés pouvaient deviner les grandes passions que
leurs œuvres font naître! S'il leur était donné de découvrir ces
admirations de cent mille âmes concentrées et enfouies dans une seule,
qu'il leur serait doux de s'en entourer, de les accueillir, et de se
consoler ainsi de l'envieuse haine des uns, de l'inintelligente
frivolité des autres, de la tiédeur de tous!

Malgré sa popularité, malgré le foudroyant éclat et la vogue du
_Freyschütz_, malgré la conscience qu'il avait sans doute de son génie,
Weber, plus qu'un autre peut-être, eût été heureux de ces obscures, mais
sincères adorations. Il avait écrit des pages admirables, traitées par
les virtuoses et les critiques avec la plus dédaigneuse froideur. Son
dernier opéra, _Euryanthe_, n'avait obtenu qu'un demi-succès; il lui
était permis d'avoir des inquiétudes sur le sort d'_Obéron_, en
songeant qu'à une œuvre pareille il faut un public de poëtes, un
parterre de rois de la pensée. Enfin, le roi des rois, Beethoven,
pendant longtemps l'avait méconnu. On conçoit donc qu'il ait pu
quelquefois, comme il l'écrivit lui-même, douter de sa mission musicale,
et qu'il soit mort du coup qui frappa _Obéron_.

Si la différence fut grande entre la destinée de cette partition
merveilleuse et le sort de son aîné, le _Freyschütz_, ce n'est pas qu'il
y ait rien de vulgaire dans la physionomie de l'heureux élu de la
popularité, rien de mesquin dans ses formes, rien de faux dans son
éclat, rien d'ampoulé ni d'emphatique dans son langage; l'auteur n'a
jamais fait, ni dans l'un ni dans l'autre, la moindre concession aux
puériles exigences de la mode, à celles plus impérieuses encore des
grands orgueils chantants. Il fut aussi simplement vrai, aussi fièrement
original, aussi ennemi des formules, aussi digne en face du public, dont
il ne voulait acheter les applaudissements par aucune lâche
condescendance, aussi grand dans le _Freyschütz_ que dans _Obéron_. Mais
la poésie du premier est pleine de mouvement, de passion et de
contrastes. Le surnaturel y amène des effets étranges et violents. La
mélodie, l'harmonie et le rhythme combinés tonnent, brûlent et
éclairent; tout concourt à éveiller l'attention. Les personnages, en
outre, pris dans la vie commune, trouvent de plus nombreuses sympathies;
la peinture de leurs sentiments, le tableau de leurs mœurs, motivent
aussi l'emploi d'un moins haut style, qui, ravivé par un travail exquis,
acquiert un charme irrésistible, même pour les esprits dédaigneux de
jouets sonores, et ainsi paré, semble à la foule l'idéal de l'art, le
prodige de l'invention.

Dans _Obéron_, au contraire, bien que les passions humaines y jouent un
grand rôle, le fantastique domine encore; mais le fantastique gracieux,
calme, frais. Au lieu de monstres, d'apparitions horribles, ce sont des
chœurs d'esprits aériens, des sylphes, des fées, des ondines. Et la
langue de ce peuple au doux sourire, langue à part, qui emprunte à
l'harmonie son charme principal, dont la mélodie est capricieusement
vague, dont le rhythme imprévu, voilé, devient souvent difficile à
saisir, est d'autant moins intelligible pour la foule que ses finesses
ne peuvent être senties, même des musiciens, sans une attention extrême
unie à une grande vivacité d'imagination. La rêverie allemande
sympathise plus aisément, sans doute, avec cette divine poésie; pour
nous, Français, elle ne serait, je le crains, qu'un sujet d'études
curieux un instant, d'où naîtraient bientôt après la fatigue et
l'ennui[20]. On en a pu juger quand la troupe lyrique de Carlsruhe vint,
en 1828, donner des représentations au théâtre Favart. Le chœur des
ondines, ce chant si mollement cadencé, qui exprime un bonheur si pur,
si complet, ne se compose que de deux strophes assez courtes; mais comme
sur un mouvement lent se balancent des inflexions continuellement
douces, l'attention du public s'éteignit au bout de quelques mesures; à
la fin du premier couplet, le malaise de l'auditoire était évident, on
murmurait dans la salle, et la seconde strophe fut à peine entendue. On
se hâta, en conséquence, de la supprimer pour la seconde représentation.

Weber, en voyant ce que Castilblaze, ce musicien vétérinaire, avait fait
de son _Freyschütz_, ne put que ressentir profondément un si indigne
outrage, et ses justes plaintes s'exhalèrent dans une lettre qu'il
publia à ce sujet avant de quitter Paris. Castilblaze eut l'audace de
répondre: que les modifications dont l'auteur allemand se plaignait
avaient _seules_ pu assurer le succès de _Robin des Bois_, et que M.
Weber était bien ingrat d'adresser des reproches à l'homme qui l'avait
popularisé en France.

Ô misérable!... Et l'on donne cinquante coups de fouet à un pauvre
matelot pour la moindre insubordination!...

C'était pour assurer aussi le succès de _la Flûte enchantée_, de Mozart,
que le directeur de l'Opéra, plusieurs années auparavant, avait fait
faire le beau pasticcio que nous possédons, sous le titre de: _les
Mystères d'Isis_. Le livret est un mystère lui-même que personne n'a pu
dévoiler. Mais, quand ce chef-d'œuvre fut bien et dûment _charpenté_,
l'intelligent directeur appela à son aide un musicien _allemand_ pour
_charpenter_ aussi la musique de Mozart. Le musicien _allemand_ n'eut
garde de refuser cette tâche impie. Il ajouta _quelques mesures_ à la
fin de l'ouverture (l'ouverture de _la Flûte enchantée_!!!) il fit un
air de basse avec la partie de soprano d'un chœur[21] en y ajoutant
encore quelques mesures de sa façon; il ôta les instruments à vent dans
une scène, il les introduisit dans une autre; il altéra la mélodie et
les desseins d'accompagnement de l'air sublime de Zarastro, fabriqua une
chanson avec le chœur des esclaves «_O cara armonia_,» convertit un duo
en trio, et comme si la partition de _la Flûte enchantée_ ne suffisait
pas à sa faim de harpie, il l'assouvit aux dépens de celles de _Titus_
et de _Don Juan_. L'air «_Quel charme à mes esprits rappelle_» est tiré
de _Titus_, mais pour l'andante seulement; l'allégro qui le complète ne
plaisant pas apparemment à notre _uomo capace_, il l'en arracha pour en
cheviller à la place un autre de sa composition, dans lequel il fit
entrer seulement des lambeaux de celui de Mozart. Et devinerait-on ce
que ce monsieur fit encore du fameux «_Fin ch'han dal vino_,» de cet
éclat de verve libertine où se résume tout le caractère de Don Juan?...
Un trio pour une basse et deux soprani, chantant entre autres
gentillesses sentimentales, les vers suivants:

          Heureux délire!
          Mon cœur soupire!
    Que mon sort diffère du sien!
    Quel plaisir est égal au mien!
          Crois ton amie,
          C'est pour la vie
    Que mon sort va s'unir au tien.
          Ô douce ivresse
          De la tendresse!
          Ma main te presse,
          Dieu! quel grand bien! (sic)

Puis, quand cet affreux mélange fut confectionné, on lui donna le nom de
_les Mystères d'Isis_, opéra; lequel opéra fut représenté, gravé et
publié[22] en cet état, en grande partition; et l'arrangeur mit, à côté
du nom de Mozart, son nom de crétin, son nom de profanateur, son nom de
Lachnith[23] que je donne ici pour digne pendant à celui de Castilblaze.

Ce fut ainsi qu'à vingt ans d'intervalle, chacun de ces mendiants vint
se vautrer avec ses guenilles sur le riche manteau d'un roi de
l'harmonie: c'est ainsi qu'habiles en singes, affublés de ridicules
oripeaux, un œil crevé, un bras tordu, une jambe cassée, deux hommes de
génie furent présentés au public français! Et leurs bourreaux dirent au
public: Voilà Mozart, voilà Weber! et le public les crut. Et il ne se
trouva personne pour traiter ces scélérats selon leur mérite et leur
envoyer au moins un furieux démenti!

Hélas! les connût-il, le public s'inquiète peu de pareils actes. Aussi
bien en Allemagne, en Angleterre et ailleurs qu'en France, on tolère que
les plus nobles œuvres dans tous les genres soient arrangées,
c'est-à-dire gâtées, c'est-à-dire insultées de mille manières, par des
gens de rien. De telles libertés, on le reconnaît volontiers, ne
devraient être prises à l'égard des grands artistes (si tant est
qu'elles dussent l'être) que par des artistes immenses et bien plus
grands encore. Les corrections faites à une œuvre, ancienne ou moderne,
ne devraient jamais lui arriver de bas en haut, mais de haut en bas,
personne ne le conteste; on ne s'indigne point pourtant d'être témoin du
contraire chaque jour.

Mozart a été assassiné par Lachnith;

Weber, par Castilblaze;

Gluck, Grétry, Mozart, Rossini, Beethoven, Vogel ont été mutilés par ce
même Castilblaze[24]; Beethoven a vu ses symphonies corrigées par
Fétis[25], par Kreutzer et par Habeneck;

Molière et Corneille furent taillés par des inconnus, familiers du
Théâtre-Français;

Shakespeare enfin est encore représenté en Angleterre, avec les
arrangements de Cibber et de quelques autres.

Les corrections ici ne viennent pas de haut en bas, ce me semble; mais
bien de bas en haut, et perpendiculairement encore!

Qu'on ne vienne pas dire que les arrangeurs, dans leurs travaux sur les
maîtres, ont fait quelquefois d'heureuses trouvailles; car ces
conséquences exceptionnelles ne sauraient justifier l'introduction dans
l'art d'une aussi monstrueuse immoralité.

Non, non, non, dix millions de fois non, musiciens, poëtes, prosateurs,
acteurs, pianistes, chefs d'orchestre, du troisième ou du second ordre,
et même du premier, vous n'avez pas le droit de toucher aux Beethoven et
aux Shakespeare, pour leur faire l'aumône de votre _science_ et de votre
_goût_.

Non, non, non, mille millions de fois non, un homme, quel qu'il soit,
n'a pas le droit de forcer un autre homme, quel qu'il soit, d'abandonner
sa propre physionomie pour en prendre une autre, de s'exprimer d'une
façon qui n'est pas la sienne, de revêtir une forme qu'il n'a pas
choisie, de devenir de son vivant un mannequin qu'une volonté étrangère
fait mouvoir, ou d'être galvanisé après sa mort. Si cet homme est
médiocre, qu'on le laisse enseveli dans sa médiocrité! S'il est d'une
nature d'élite au contraire, que ses égaux, que ses supérieurs mêmes, le
respectent, et que ses inférieurs s'inclinent humblement devant lui.

Sans doute Garrick a trouvé le dénoûement de _Roméo et Juliette_, le
plus pathétique qui soit au théâtre, et il l'a mis à la place de celui
de Shakespeare dont l'effet est moins saisissant; mais en revanche, quel
est l'insolent drôle qui a inventé le dénoûement du _Roi Lear_ qu'on
substitue quelquefois, très-souvent même, à la dernière scène que
Shakespeare a tracée pour ce chef-d'œuvre? Quel est le grossier rimeur
qui a mis dans la bouche de Cordelia[26] ces tirades brutales, exprimant
des passions si étrangères à son tendre et noble cœur? Où est-il? pour
que tout ce qu'il y a sur la terre de poëtes, d'artistes, de pères et
d'amants, vienne le flageller, et, le rivant au pilori de l'indignation
publique, lui dise: «Affreux idiot! tu as commis un crime infâme, le
plus odieux, le plus énorme des crimes, puisqu'il attente à cette
réunion des plus hautes facultés de l'homme qu'on nomme le _Génie_! Sois
maudit! Désespère et meurs! _Despair and die!!_»

Et ce _Richard III_, auquel j'emprunte ici une imprécation, ne l'a-t-on
pas bouleversé?... n'a-t-on pas ajouté des personnages à la _Tempête_,
n'a-t-on pas mutilé _Hamlet_, _Romeo_, etc?... Voilà où l'exemple de
Garrick a entraîné. Tout le monde a donné des leçons à Shakespeare!!!...

Et, pour en revenir à la musique, après que Kreutzer, lors des derniers
concerts spirituels de l'Opéra, eut fait pratiquer maintes coupures dans
une symphonie de Beethoven[27], n'avons-nous pas vu Habeneck supprimer
certains instruments[28] dans une autre du même maître? N'entend-on pas
à Londres des parties de grosse caisse, de trombones et d'ophicléïde
ajoutées par M. Costa aux partitions de _Don Giovanni_, de _Figaro_ et
du _Barbier de Séville_?... et si les chefs d'orchestre osent, selon
leur caprice, faire disparaître ou introduire certaines parties dans des
œuvres de cette nature, qui empêche les violons ou les cors, ou le
dernier des musiciens, d'en faire autant?... Les traducteurs ensuite,
les éditeurs et même les copistes, les graveurs et les imprimeurs,
n'auront-ils pas un bon prétexte pour suivre cet exemple[29]?...

N'est-ce pas la ruine, l'entière destruction, la fin totale de l'art?...
Et ne devons-nous pas, nous tous épris de sa gloire et jaloux des droits
imprescriptibles de l'esprit humain, quand nous voyons leur porter
atteinte, dénoncer le coupable, le poursuivre et lui crier de toute la
force de notre courroux: «Ton crime est ridicule; _Despair!!_ Ta
stupidité est criminelle; _Die!!_ Sois bafoué, sois conspué, sois
maudit! _Despair and die!!_ Désespère et meurs!»



XVII

Préjugé contre les opéras écrits sur un texte italien.--Son
influence sur l'impression que je reçois de certaines œuvres
de Mozart.


J'ai dit qu'à l'époque de mon premier concours à l'Institut j'étais
exclusivement adonné à l'étude de la grande musique dramatique; c'est de
la tragédie lyrique que j'aurais dû dire, et ce fut la raison du _calme_
avec lequel j'admirais Mozart.

Gluck et Spontini avaient seuls le pouvoir de passionner. Or, voici la
cause de ma tiédeur pour l'auteur de _Don Juan_. Ses deux opéras le plus
souvent représentés à Paris étaient _Don Juan_ et _Figaro_; mais ils y
étaient chantés en langue italienne, par des Italiens et au
Théâtre-Italien; et cela suffisait pour que je ne pusse me défendre d'un
certain éloignement pour ces chefs-d'œuvre. Ils avaient à mes yeux le
tort de paraître appartenir à l'école ultramontaine. En outre, et ceci
est plus raisonnable, j'avais été choqué d'un passage du rôle de dona
Anna, dans lequel Mozart a eu le malheur d'écrire une déplorable
vocalise qui fait tache dans sa lumineuse partition. Je veux parler de
l'allégro de l'air de soprano (nº 22), au second acte, air d'une
tristesse profonde, où toute la poésie de l'amour se montre éplorée et
en deuil, et où l'on trouve néanmoins vers la fin du morceau des notes
ridicules et d'une inconvenance tellement choquante, qu'on a peine à
croire qu'elles aient pu échapper à la plume d'un pareil homme. Dona
Anna semble là essuyer ses larmes et se livrer tout d'un coup à
d'indécentes bouffonneries. Les paroles de ce passage sont: _Forse un
giorno il cielo ancora sentirà a-a-a_ (ici un trait incroyable et du
plus mauvais style) _pietà di me_. Il faut avouer que c'est une
singulière façon, pour la noble fille outragée, d'exprimer l'_espoir que
le ciel aura un jour pitié d'elle_!... Il m'était difficile de pardonner
à Mozart une telle énormité. Aujourd'hui, je sens que je donnerais une
partie de mon sang pour effacer cette honteuse page et quelques autres
du même genre, dont on est bien forcé de reconnaître l'existence dans
ses œuvres[30].

Je ne pouvais donc que me méfier de ses doctrines dramatiques, et cela
suffisait pour faire descendre à un degré voisin de zéro le thermomètre
de l'enthousiasme.

Les magnificences religieuses de _la Flûte enchantée_ m'avaient, il est
vrai, rempli d'admiration; mais ce fut dans le pasticcio des _Mystères
d'Isis_ que je les contemplai pour la première fois, et je ne pus que
plus tard, à la bibliothèque du Conservatoire, connaître la partition
originale et la comparer au misérable pot-pourri français qu'on
exécutait à l'Opéra.

L'œuvre dramatique de ce grand compositeur m'avait, on le voit, été mal
présentée dans son ensemble, et c'est plusieurs années après seulement
que, grâce à des circonstances moins défavorables, je pus en goûter le
charme et la suave perfection. Les beautés merveilleuses de ses
quatuors, de ses quintettes et de quelques-unes de ses sonates furent
les premières à me ramener au culte de l'angélique génie dont la
fréquentation, trop bien constatée, des Italiens et des pédagogues
contre-pointistes, a pu seule en quelques endroits altérer la pureté.



XVIII

Apparition de Shakespeare.--Miss Smithson.--Mortel
amour.--Léthargie morale.--Mon premier concert.--Opposition
comique de Cherubini.--Sa défaite.--Premier
serpent à sonnettes.


Je touche ici au plus grand drame de ma vie. Je n'en raconterai point
toutes les douloureuses péripéties. Je me bornerai à dire ceci: Un
théâtre anglais vint donner à Paris des représentations des drames de
Shakespeare alors complètement inconnus au public français. J'assistai à
la première représentation d'_Hamlet_ à l'Odéon. Je vis dans le rôle
d'_Ophélia_ Henriette Smithson qui, cinq ans après, est devenue ma
femme. L'effet de son prodigieux talent ou plutôt de son génie
dramatique, sur mon imagination et sur mon cœur, n'est comparable qu'au
bouleversement que me fit subir le poëte dont elle était la digne
interprète. Je ne puis rien dire de plus.

Shakespeare, en tombant ainsi sur moi à l'improviste, me foudroya. Son
éclair, en m'ouvrant le ciel de l'art avec un fracas sublime, m'en
illumina les plus lointaines profondeurs. Je reconnus la vraie grandeur,
la vraie beauté, la vraie vérité dramatiques. Je mesurai en même temps
l'immense ridicule des idées répandues en France sur Shakespeare par
Voltaire...

     «..........Ce singe de génie, Chez l'homme, en mission, par le
     diable envoyé[31].»

et la pitoyable mesquinerie de notre vieille Poétique de pédagogues et
de frères ignorantins. Je vis... je compris... je sentis... que j'étais
vivant et qu'il fallait me lever et marcher.

Mais la secousse avait été trop forte, et je fus longtemps à m'en
remettre. À un chagrin intense, profond, insurmontable, vint se joindre
un état nerveux, pour ainsi dire maladif, dont un grand écrivain
physiologiste pourrait seul donner une idée approximative.

Je perdis avec le sommeil la vivacité d'esprit de la veille, et le goût
de mes études favorites, et la possibilité de travailler. J'errais sans
but dans les rues de Paris et dans les plaines des environs. À force de
fatiguer mon corps, je me souviens d'avoir obtenu pendant cette longue
période de souffrances, seulement quatre sommeils profonds semblables à
la mort; une nuit sur des gerbes, dans un champ près de Ville-Juif; un
jour dans une prairie aux environs de Sceaux; une autre fois dans la
neige, sur le bord de la Seine gelée, près de Neuilly; et enfin sur une
table du café du Cardinal, au coin du boulevard des Italiens et de la
rue Richelieu, où je dormis cinq heures, au grand effroi des garçons qui
n'osaient m'approcher, dans la crainte de me trouver mort.

Ce fut en rentrant chez moi, à la suite d'une de ces excursions où
j'avais l'air d'être à la recherche de mon âme, que, trouvant ouvert sur
ma table le volume des _Mélodies irlandaises_ de Th. Moore, mes yeux
tombèrent sur celle qui commence par ces mots: «_Quand celui qui
t'adore_» (_When he who adores thee_). Je pris la plume, et tout d'un
trait j'écrivis la musique de ce déchirant adieu, qu'on trouve sous le
titre d'_Élégie_, à la fin de mon recueil intitulé _Irlande_. C'est la
seule fois qu'il me soit arrivé de pouvoir peindre un sentiment pareil,
en étant encore sous son influence active et immédiate. Mais je crois
que j'ai rarement pu atteindre à une aussi poignante vérité d'accents
mélodiques, plongés dans un tel orage de sinistres harmonies.

Ce morceau est immensément difficile à chanter et à accompagner; il
faut, pour le rendre dans son vrai sens, c'est-à-dire, pour faire
renaître, plus ou moins affaibli, le désespoir sombre, fier et tendre,
que Moore dut ressentir en écrivant ses vers, et que j'éprouvais en les
inondant de ma musique, il faut deux habiles artistes[32], un chanteur
surtout, doué d'une voix sympathique et d'une excessive sensibilité.
L'entendre médiocrement interpréter serait pour moi une douleur
inexprimable.

Pour ne pas m'y exposer, depuis vingt ans qu'il existe, je n'ai proposé
à personne de me le chanter. Une seule fois, Alizard, l'ayant aperçu
chez moi, l'essaya sans accompagnement en le transposant (en _si_) pour
sa voix de basse, et me bouleversa tellement, qu'au milieu je
l'interrompis en le priant de cesser. Il le comprenait; je vis qu'il le
chanterait tout à fait bien; cela me donna l'idée d'instrumenter pour
l'orchestre l'accompagnement de piano. Puis réfléchissant que de
semblables compositions ne sont pas faites pour le gros public des
concerts, et que ce serait une profanation de les exposer à son
indifférence, je suspendis mon travail et brûlai ce que j'avais déjà mis
en partition.

Le bonheur veut que cette traduction en prose française soit si fidèle
que j'aie pu adapter plus tard sous ma musique les vers anglais de
Moore.

Si jamais cette élégie est connue en Angleterre et en Allemagne, elle y
trouvera peut-être quelques rares sympathies; les cœurs déchirés s'y
reconnaîtront. Un tel morceau est incompréhensible pour la plupart des
Français, et absurde et insensé pour des Italiens.

En sortant de la représentation d'_Hamlet_, épouvanté de ce que j'avais
ressenti, je m'étais promis formellement de ne pas m'exposer de nouveau
à la flamme shakespearienne.

Le lendemain on afficha _Romeo and Juliet_... J'avais mes entrées à
l'orchestre de l'Odéon; eh bien, dans la crainte que de nouveaux ordres
donnés au concierge du théâtre ne vinssent m'empêcher de m'y introduire
comme à l'ordinaire, aussitôt après avoir vu l'annonce du redoutable
drame, je courus au bureau de location acheter une stalle, pour
m'assurer ainsi doublement de mon entrée. Il n'en fallait pas tant pour
m'achever.

Après la mélancolie, les navrantes douleurs, l'amour éploré, les ironies
cruelles, les noires méditations, les brisements de cœur, la folie, les
larmes, les deuils, les catastrophes, les sinistres hasards d'Hamlet,
après les sombres nuages, les vents glacés du Danemarck, m'exposer à
l'ardent soleil, aux nuits embaumées de l'Italie, assister au spectacle
de cet amour prompt comme la pensée, brûlant comme la lave, impérieux,
irrésistible, immense, et pur et beau comme le sourire des anges, à ces
scènes furieuses de vengeance, à ces étreintes éperdues, à ces luttes
désespérées de l'amour et de la mort, c'était trop. Aussi, dès le
troisième acte, respirant à peine, et souffrant comme si une main de fer
m'eût étreint le cœur, je me dis avec une entière conviction: Ah! je
suis perdu.--Il faut ajouter que je ne savais pas alors un seul mot
d'anglais, que je n'entrevoyais Shakespeare qu'à travers les brouillards
de la traduction de Letourneur, et que je n'apercevais point, en
conséquence, la trame poétique qui enveloppe comme un réseau d'or ses
merveilleuses, créations. J'ai le malheur qu'il en soit encore à peu
près de même aujourd'hui. Il est bien plus difficile à un Français de
sonder les profondeurs du style de Shakespeare, qu'à un Anglais de
sentir les finesses et l'originalité de celui de La Fontaine et de
Molière. Nos deux poëtes sont de riches continents, Shakespeare est un
monde. Mais le jeu des acteurs, celui de l'actrice surtout, la
succession des scènes, la pantomime et l'accent des voix, signifiaient
pour moi davantage et m'imprégnaient des idées et des passions
shakespeariennes mille fois plus que les mots de ma pâle et infidèle
traduction. Un critique anglais disait l'hiver dernier dans les
_Illustrated London News_, qu'après avoir vu jouer _Juliette_ par miss
Smithson, je m'étais écrié: «Cette femme je l'épouserai! et sur ce drame
j'écrirai ma plus vaste symphonie!» Je l'ai fait, mais n'ai rien dit de
pareil. Mon biographe m'a attribué une ambition plus grande que nature.
On verra dans la suite de ce récit comment, et dans quelles
circonstances exceptionnelles, ce que mon âme bouleversée n'avait pas
même admis en rêve, est devenu une réalité.

Le succès de Shakespeare à Paris, aidé des efforts enthousiastes de
toute la nouvelle école littéraire, que dirigeaient Victor Hugo,
Alexandre Dumas, Alfred de Vigny, fut encore surpassé par celui de miss
Smithson. Jamais, en France, aucun artiste dramatique n'émut, ne ravit,
n'exalta le public autant qu'elle: jamais dithyrambes de la presse
n'égalèrent ceux que les journaux français publièrent en son honneur.

Après ces deux représentations d'_Hamlet_ et de _Roméo_, je n'eus pas de
peine à m'abstenir d'aller au théâtre anglais; de nouvelles épreuves
m'eussent terrassé; je les craignais comme on craint les grandes
douleurs physiques; l'idée seule de m'y exposer me faisait frémir.

J'avais passé plusieurs mois dans l'espèce d'abrutissement désespéré
dont j'ai seulement indiqué la nature et les causes, songeant toujours à
Shakespeare et à l'artiste inspirée, à la _fair Ophelia_ dont tout Paris
délirait, comparant avec accablement l'éclat de sa gloire à ma triste
obscurité; quand me relevant enfin, je voulus par un effort suprême
faire rayonner jusqu'à elle mon nom qui lui était inconnu. Alors je
tentai ce que nul compositeur en France n'avait encore tenté.

J'osai entreprendre de donner, au Conservatoire, un grand concert
composé exclusivement de mes œuvres. «Je veux lui montrer, dis-je, _que
moi aussi je suis peintre_!» Pour y parvenir, il me fallait trois
choses: la copie de ma musique, la salle et les exécutants.

Dès que mon parti fut pris, je me mis au travail et je copiai, en
employant seize heures sur vingt-quatre, les parties séparées
d'orchestre et de chœur, des morceaux que j'avais choisis.

Mon programme contenait: les ouvertures de _Waverley_ et des
_Francs-Juges_; un air et un trio avec chœur des _Francs-Juges_; la
scène _Héroïque Grecque_ et ma cantate _la Mort d'Orphée_, déclarée
inexécutable par le jury de l'Institut. Tout en copiant sans relâche,
j'avais, par un redoublement d'économie, ajouté quelques centaines de
francs à des épargnes antérieures, au moyen desquelles je comptais payer
mes choristes. Quant à l'orchestre, j'étais sûr d'obtenir le concours
gratuit de celui de l'Odéon, d'une partie des musiciens de l'Opéra et de
ceux du théâtre des Nouveautés.

La salle était donc, et il en est toujours ainsi à Paris, le principal
obstacle. Pour avoir à ma disposition celle du Conservatoire, la seule
vraiment bonne sous tous les rapports, il fallait l'autorisation du
surintendant des Beaux-Arts, M. Sosthènes de Larochefoucault, et de plus
l'assentiment de Cherubini.

M. de Larochefoucault accorda sans difficulté la demande que je lui
avais adressée à ce sujet. Cherubini, au contraire, au simple énoncé de
mon projet, entra en fureur.

--Vous voulez donner un concert? me dit-il, avec sa grâce ordinaire.

--Oui, monsieur.

--Il faut la permission du surintendant des Beaux-Arts pour cela.

--Je l'ai obtenue.

--M. de Larossefoucault y consent?

--Oui, monsieur.

--Mais, mais, mais zé n'y consens pas, moi; é é-é-zé m'oppose à ce qu'on
vous prête la salle.

--Vous n'avez pourtant, monsieur, aucun motif pour me la faire refuser,
puisque le Conservatoire n'en dispose pas en ce moment, et que pendant
quinze jours elle va être entièrement libre.

--Mais qué zé vous dis que zé né veux pas que vous donniez ce concert.
Tout le monde est à la campagne, et vous né ferez pas de recette.

--Je ne compte pas y gagner. Ce concert n'a pour but que de me faire
connaître.

--Il n'y a pas de nécessité qu'on vous connaisse? D'ailleurs pour les
frais il faut de l'arzent! Vous en avez donc?...

--Oui, monsieur.

--A... a... ah!... Et que, qué, qué voulez-vous faire entendre dans ce
concert?

--Deux ouvertures, des fragments d'un opéra, ma cantate de _la Mort
d'Orphée_...

--Cette cantate du concours qué zé né veux pas! elle est mauvaise,
elle... elle... elle né peut pas s'exécuter.

--Vous l'avez jugée telle, monsieur, mais je suis bien aise de la juger
à mon tour... Si un mauvais pianiste n'a pas pu l'accompagner, cela ne
prouve point qu'elle soit inexécutable pour un bon orchestre.

--C'est une insulte alors, qué... qué... qué vous voulez faire à
l'Académie?

--C'est une simple expérience, monsieur. Si, comme il est probable,
l'Académie a eu raison de déclarer ma partition inexécutable, il est
clair qu'on ne l'exécutera pas. Si, au contraire, elle s'est trompée, on
dira que j'ai profité de ses avis et que depuis le concours j'ai corrigé
l'ouvrage.

--Vous né pouvez donner votre concert qu'un dimansse.

--Je le donnerai un dimanche.

--Mais les employés de la salle, les contrôleurs, les ouvreuses qui sont
tous attassés au Conservatoire, n'ont qué cé zour-là pour sé réposer,
vous voulez donc les faire mourir dé fatigue, ces pauvre zens, les...
les... les faire mourir?...

--Vous plaisantez sans doute, monsieur: ces pauvres gens qui vous
inspirent tant de pitié, sont enchantés, au contraire, de trouver une
occasion de gagner de l'argent, et vous leur feriez tort en la leur
enlevant.

--Zé né veux pas, zé né veux pas! et zé vais écrire au surintendant pour
qu'il vous retire son autorisation.

--Vous êtes bien bon, monsieur; mais M. de Larochefoucault ne manquera
pas à sa parole. Je vais, d'ailleurs, lui écrire aussi de mon côté, en
lui envoyant la reproduction exacte de la conversation que j'ai
l'honneur d'avoir en ce moment avec vous. Il pourra ainsi apprécier vos
raisons et les miennes.

Je l'envoyai en effet telle qu'on vient de la lire. J'ai su, plusieurs
années après, par un des secrétaires du bureau des Beaux-Arts, que ma
lettre dialoguée avait fait rire aux larmes le surintendant. La
tendresse de Cherubini pour ces pauvres employés du Conservatoire que je
voulais _faire mourir de fatigue_ par mon concert, lui avait paru
surtout on ne peut plus touchante. Aussi me répondit-il immédiatement
comme tout homme de bon sens devait le faire, et, en me donnant de
nouveau son autorisation, ajouta-t-il ces mots dont je lui saurai
toujours un gré infini: «Je vous engage à montrer cette lettre à M.
Cherubini qui a reçu à votre égard les _ordres_ nécessaires.» Sans
perdre une minute, après la réception de la pièce officielle, je cours
au Conservatoire, et, la présentant au directeur: «Monsieur, veuillez
lire ceci.» Cherubini prend le papier, le lit attentivement, le relit,
de pâle qu'il était, devient verdâtre, et me le rend sans dire un seul
mot.

Ce fut le premier serpent à sonnettes qui lui arriva de ma main pour
répondre à la couleuvre qu'il m'avait fait avaler, en me chassant de la
Bibliothèque lors de notre première entrevue.

Je le quittai avec une certaine satisfaction, en murmurant à part moi,
et assez irrévérencieux pour contrefaire son doux langage: Allons,
monsieur lé directeur, ce n'est qu'un petit serpent bien zentil,
avalez-le agréablement; é dé la douceur, dé la douceur! Nous en verrons
bien d'autres, peut-être, si vous né me laissez pas tranquille!



XIX

Concert inutile.--Le chef d'orchestre qui ne sait pas
conduire.--Les choristes qui ne chantent pas.


Les artistes sur lesquels je comptais pour l'orchestre m'ayant
formellement promis leur concours, les choristes étant engagés, la copie
terminée et la salle arrachée _allo burbero Direttore_, il ne me
manquait donc plus que des chanteurs solistes, et un chef d'orchestre.
Bloc, qui était à la tête de celui de l'Odéon, voulut bien accepter la
direction du concert dont je n'osais pas me charger moi-même; Duprez, à
peine connu, et récemment sorti des classes de Choron, consentit à
chanter un air des _Francs-Juges_, et Alexis Dupont, quoique indisposé,
reprit sous son patronage _la Mort d'Orphée_ qu'il avait essayé déjà de
faire entendre au jury de l'Institut. Je fus obligé, pour le soprano et
la basse du trio des _Francs-Juges_, de me contenter de deux coryphées
de l'Opéra qui n'avaient ni voix, ni talent.

La répétition générale fut ce que sont toutes les études ainsi faites
_par complaisance_, il manqua beaucoup de musiciens au commencement de
la séance et un plus grand nombre disparurent avant la fin. On répéta
pourtant à peu près bien les deux ouvertures, l'air et la cantate.
L'introduction des _Francs-Juges_ excita dans l'orchestre de chaleureux
applaudissements, et un effet plus grand encore résulta du finale de la
cantate. Dans ce morceau, non exigé, mais indiqué par les paroles,
j'avais, après la Bacchanale, fait reproduire par les instruments à vent
le thème de l'hymne d'Orphée à l'amour, et le reste de l'orchestre
l'accompagnait d'un bruissement vague, comme celui des _eaux de l'Hébre
roulant la tête pâle_ du poëte; pendant qu'une mourante voix élevait à
longs intervalles ce cri douloureux répété par les rives du fleuve:
Eurydice! Eurydice! Ô malheureuse Eurydice!!....

Je m'étais souvenu de ces beaux vers des _Géorgiques_:

    Tum quoque, marmorea caput a cervice revulsum
    Gurgite quum medio portans œagrius Hebrus,
    Volveret, Eurydicen, vox ipsa et frigida lingua
    Ah! miseram Eurydicen, anima fugiente vocabat:
    Eurydicen! toto referebant flumine ripæ.

Ce tableau musical plein d'une tristesse étrange, mais dont l'intention
poétique échappait néanmoins nécessairement aux trois quarts et demi des
auditeurs, peu lettrés en général, fit naître le frisson dans tout
l'orchestre et souleva une tempête de bravos. J'ai regret maintenant
d'avoir détruit la partition de cette cantate, les dernières pages
auraient dû m'engager à la conserver. À l'exception de la Bacchanale[33]
que l'orchestre rendit avec une fureur admirable, le reste n'alla pas
aussi bien. A. Dupont était enroué et ne pouvait qu'à grand peine se
servir des notes hautes de sa voix; il le fut même tellement que, dans
la soirée, il me prévint de ne pas compter sur lui pour le lendemain.

Je fus ainsi, à mon violent dépit, privé de la satisfaction de mettre
sur le programme du concert: _La Mort d'Orphée, scène lyrique déclarée
inexécutable par l'Académie des Beaux-Arts de l'Institut, et exécutée le
*** mai 1828_. Cherubini ne manqua pas, sans doute, de dire que
l'orchestre n'avait pas pu s'en tirer, n'admettant point pour vraie la
raison qui m'avait fait la retirer du programme.

Je remarquai, à l'occasion de cette malheureuse cantate, combien les
chefs d'orchestre qui ne conduisent pas ordinairement le grand opéra,
sont inhabiles à se prêter aux allures capricieuses du récitatif. Bloc
était dans ce cas; on ne jouait à l'Odéon que des opéras mêlés de
dialogue. Or, quand vint, après le premier air d'Orphée, un récitatif
entremêlé de dessins d'orchestre concertants, il ne put jamais venir à
bout d'assurer certaines entrées instrumentales. Ce qui fit dire à un
amateur en perruque, présent à la répétition: «Ah! parlez-moi des
anciennes cantates italiennes! C'est de la musique qui n'embarrasse pas
les chefs d'orchestre, elle va toute seule.--Oui, répliquai-je, comme
les vieux ânes qui trouvent tout seuls le chemin de leur moulin!»

C'est ainsi que je commençais à me faire des amis.

Quoi qu'il en soit, la cantate ayant été remplacée par le _Resurrexit_
de ma messe que les choristes et l'orchestre connaissaient, le concert
eut lieu. Les deux ouvertures et le _Resurrexit_ furent généralement
approuvés et applaudis; l'air, que Duprez, avec sa voix alors faible et
douce, fit valoir, eut le même bonheur. C'était une invocation au
sommeil. Mais le trio avec chœur, pitoyablement chanté, le fut en outre
_sans chœur_; les choristes ayant manqué leur entrée, se turent
prudemment jusqu'à la fin. La scène grecque, dont le style exigeait de
grandes masses vocales, laissa le public assez froid.

Elle n'a jamais été exécutée depuis lors et j'ai fini par la détruire.

En somme pourtant, ce concert me fut d'une utilité réelle; d'abord en
me faisant connaître des artistes et du public; ce qui, malgré l'avis de
Cherubini, commençait à devenir nécessaire; puis en me mettant aux
prises avec les nombreuses difficultés que présente la carrière du
compositeur, quand il veut organiser lui-même l'exécution de ses œuvres.
Je vis par cette épreuve combien il me restait à faire pour les
surmonter entièrement. Inutile d'ajouter que la recette fut à peine
suffisante pour payer l'éclairage, les affiches, _le droit des pauvres_,
et mes impayables choristes qui avaient su se _taire_ si bien.

Plusieurs journaux louèrent chaudement ce concert. Fétis (qui depuis...)
Fétis lui-même, dans un salon, s'exprima à mon sujet en termes
extrêmement flatteurs et annonça mon entrée dans la carrière comme un
véritable événement.

Mais cette rumeur fut-elle suffisante pour attirer l'attention de miss
Smithson, au milieu de l'enivrement que devaient lui causer ses
triomphes?... Hélas! j'ai su ensuite que tout entière à sa brillante
tâche, de mon concert, de mon succès, de mes efforts, et de moi-même,
elle n'avait pas seulement entendu parler.....



XX

Apparition de Beethoven au Conservatoire.--Réserve haineuse
des maîtres français.--Impression produite par la
symphonie en _ut_ mineur sur Lesueur.--Persistance de
celui-ci dans son opinion systématique.


Les coups de tonnerre se succèdent quelquefois dans la vie de l'artiste,
aussi rapidement que dans ces grandes tempêtes, où les nues gorgées de
fluide électrique semblent se renvoyer la foudre et souffler l'ouragan.

Je venais d'apercevoir en deux apparitions Shakespeare et Weber;
aussitôt, à un autre point de l'horizon, je vis se lever l'immense
Beethoven. La secousse que j'en reçus fut presque comparable à celle que
m'avait donnée Shakespeare. Il m'ouvrait un monde nouveau en musique,
comme le poëte m'avait dévoilé un nouvel univers en poésie.

La société des concerts du Conservatoire venait de se former, sous la
direction active et passionnée d'Habeneck. Malgré les graves erreurs de
cet artiste et ses négligences à l'égard du grand maître qu'il adorait,
il faut reconnaître ses bonnes intentions, son habileté même, et lui
rendre la justice de dire qu'à lui seul est due la glorieuse
popularisation des œuvres de Beethoven à Paris. Pour parvenir à fonder
la belle institution célèbre aujourd'hui dans le monde civilisé tout
entier, il eut bien des efforts à faire; il eut à échauffer de son
ardeur un grand nombre de musiciens dont l'indifférence devenait
hostile, quand on leur faisait envisager dans l'avenir de nombreuses
répétitions et des travaux aussi fatigants que peu lucratifs, pour
parvenir à une bonne exécution de ces œuvres alors connues seulement par
leurs excentriques difficultés.

Il eut à lutter aussi, et ce ne fut pas la moindre de ses peines, contre
l'opposition sourde, le blâme plus ou moins déguisé, l'ironie et les
réticences des compositeurs français et italiens, fort peu ravis de voir
ériger un temple à un Allemand dont ils considéraient les compositions
comme des monstruosités, redoutables néanmoins pour eux et leur école.
Que d'abominables sottises j'ai entendu dire aux uns et aux autres sur
ces merveilles de savoir et d'inspiration.

Mon maître, Lesueur, homme honnête pourtant, exempt de fiel et de
jalousie, aimant son art, mais dévoué à ces dogmes musicaux que j'ose
appeler des préjugés et des folies, laissa échapper à ce sujet un mot
caractéristique. Bien qu'il vécût assez retiré et absorbé dans ses
travaux, la rumeur produite dans le monde musical de Paris par les
premiers concerts du Conservatoire et les symphonies de Beethoven était
rapidement parvenue jusqu'à lui. Il s'en étonna d'autant plus, qu'avec
la plupart de ses confrères de l'Institut, il regardait la musique
instrumentale comme un genre inférieur, une partie de l'art estimable
mais d'une valeur médiocre, et qu'à son avis Haydn et Mozart en avaient
posé les bornes qui ne pouvaient être dépassées.

À l'exemple donc de Berton, qui regardait en pitié toute la moderne
école allemande,--de Boïeldieu, qui ne savait trop ce qu'il en fallait
penser et manifestait une surprise enfantine aux moindres combinaisons
harmoniques s'éloignant tant soit peu des trois accords qu'il avait
plaqués toute sa vie,--à l'exemple de Cherubini, qui concentrait sa bile
et n'osait la répandre sur un maître dont les succès l'irritaient
profondément et sapaient l'édifice de ses théories les plus chères,--de
Paër qui, avec son astuce italienne, racontait sur Beethoven qu'il avait
connu, disait-il, des anecdotes plus ou moins défavorables à ce grand
homme et flatteuses pour le narrateur,--de Catel, qui boudait la musique
et s'intéressait uniquement à son jardin et à son bois de rosiers,--de
Kreutzer enfin, qui partageait l'insolent dédain de Berton pour tout ce
qui nous venait d'outre-Rhin; comme tous ces maîtres, Lesueur, malgré la
fièvre d'admiration dont il voyait possédés les artistes en général, et
moi en particulier, Lesueur se taisait, faisait le sourd et s'abstenait
soigneusement d'assister aux concerts du Conservatoire. Il eût fallu, en
y allant, s'y former une opinion sur Beethoven, l'exprimer, être témoin
du furieux enthousiasme qu'il excitait et c'est ce que Lesueur, sans se
l'avouer, ne voulait point. Je fis tant, néanmoins, je lui parlai de
telle sorte de l'obligation où il était de connaître et d'apprécier
personnellement un fait aussi considérable que l'avènement dans notre
art de ce nouveau style, de ces formes colossales, qu'il consentit à se
laisser entraîner au Conservatoire un jour où l'on y exécutait la
symphonie en _ut mineur_ de Beethoven. Il voulut l'entendre
consciencieusement et sans distractions d'aucune espèce. Il alla se
placer seul au fond d'une loge de rez-de-chaussée occupée par des
inconnus et me renvoya. Quand la symphonie fut terminée, je descendis de
l'étage supérieur où je me trouvais pour aller savoir de Lesueur ce
qu'il avait éprouvé et ce qu'il pensait de cette production
extraordinaire.

Je le rencontrai dans un couloir; il était très-rouge et marchait à
grands pas: «Eh bien, cher maître, lui dis-je?...--Ouf! je sors, j'ai
besoin d'air. C'est inouï! c'est merveilleux! cela m'a tellement ému,
troublé, bouleversé, qu'en sortant de ma loge et voulant remettre mon
chapeau, j'ai cru que je ne pourrais plus _retrouver ma tête_!
Laissez-moi seul. À demain...»

Je triomphais. Le lendemain je m'empressai de l'aller voir. La
conversation s'établit de prime abord sur le chef-d'œuvre qui nous avait
si violemment agités. Lesueur me laissa parler pendant quelque temps,
approuvant d'un air contraint mes exclamations admiratives. Mais il
était aisé de voir que je n'avais plus pour interlocuteur l'homme de la
veille et que ce sujet d'entretien lui était pénible. Je continuai
pourtant, jusqu'à ce que Lesueur, à qui je venais d'arracher un nouvel
aveu de sa profonde émotion en écoutant la symphonie de Beethoven, dit
en secouant la tête et avec un singulier sourire: «C'est égal, il ne
faut pas faire de la musique comme celle-là.»--Ce à quoi je répondis:
«Soyez tranquille, cher maître, on n'en fera pas beaucoup.»

Pauvre nature humaine!... pauvre maître!... Il y a dans ce mot
paraphrasé par tant d'autres hommes en mainte circonstance semblable, de
l'entêtement, du regret, la terreur de l'inconnu, de l'envie, et un aveu
implicite d'impuissance. Car dire: Il ne faut pas faire de la musique
comme celle-là, quand on a été forcé d'en subir le pouvoir et d'en
reconnaître la beauté, c'est bien déclarer qu'on se gardera soi-même
d'en écrire de pareille, mais parce qu'on sent qu'on ne le pourrait pas
si on le voulait.

Haydn en avait déjà dit autant de ce même Beethoven, qu'il s'obstinait à
appeler seulement _un grand pianiste_.

Grétry a écrit d'ineptes aphorismes de la même nature sur Mozart qui,
disait-il, avait placé _la statue dans l'orchestre et le piédestal sur
la scène_.

Handel prétendait _que son cuisinier était plus musicien_ que Gluck.

Rossini dit, en parlant de la musique de Weber _qu'elle lui donne la
colique_.

Quant à Handel et à Rossini, leur éloignement pour Gluck et pour Weber
ne doit pas être attribué aux même motifs; la cause en est, je crois,
dans l'impossibilité où ces deux hommes de ventre se sont trouvés de
comprendre les deux hommes de cœur. Mais la haine qu'excita Spontini
pendant si longtemps dans toute l'école française acharnée contre lui,
et chez la plupart des musiciens italiens, fut bien certainement due à
ce sentiment complexe dont je parlais tout à l'heure, sentiment
misérable et ridicule, si admirablement stigmatisé par La Fontaine dans
sa fable: _Le Renard et les raisins_.

Cette obstination de Lesueur à lutter contre l'évidence et ses propres
impressions acheva de me faire reconnaître le néant des doctrines qu'il
s'était efforcé de m'inculquer; et je quittai brusquement la vieille
grande route pour prendre ma course par monts et par vaux à travers les
bois et les champs. Je dissimulai pourtant de mon mieux, et Lesueur ne
s'aperçut de mon _infidélité_ que beaucoup plus tard, en entendant mes
nouvelles compositions que je m'étais gardé de lui montrer.

Je reviendrai sur la société des concerts et sur Habeneck, quand j'aurai
à parler de mes relations avec cet habile, mais incomplet et capricieux
chef d'orchestre.



XXI

Fatalité.--Je deviens critique.


Je dois maintenant signaler la circonstance qui me fit mettre la main à
la roue d'engrenage de la critique. Humbert Ferrand, MM. Cazalès et de
Carné, dont les noms sont assez connus dans notre monde politique,
venaient de fonder à l'appui de leurs opinions religieuses et
monarchiques, un recueil littéraire intitulé: _Revue européenne_. Afin
d'en compléter la rédaction, ils voulurent s'adjoindre quelques
collaborateurs.

Humbert Ferrand proposa de me charger de la critique musicale: «Mais je
ne suis pas un écrivain, lui dis-je, quand il m'en parla; ma prose sera
détestable, et je n'ose vraiment......--Vous vous trompez, répondit
Ferrand, j'ai vu de vos lettres, vous acquerrez bientôt l'habitude qui
vous manque; d'ailleurs, nous reverrons vos articles avant de les
imprimer, et nous vous indiquerons les corrections qui pourront y être
nécessaires. Venez avec moi chez de Carné, vous y connaîtrez les
conditions auxquelles cette collaboration vous est offerte.»

L'idée d'une arme pareille mise entre mes mains pour défendre le beau,
et pour attaquer ce que je trouvais le contraire du beau, commença
aussitôt à me sourire, et la considération d'un léger accroissement de
mes ressources pécuniaires toujours si bornées, acheva de me décider. Je
suivis Ferrand chez de Carné, et tout fut conclu.

Je n'ai jamais eu beaucoup de confiance en moi, avant d'avoir éprouvé
mes forces; mais cette disposition naturelle se trouvait augmentée ici
par une excursion malheureuse que j'avais déjà faite dans le champ de la
polémique musicale. Voici à quelle occasion. Les blasphèmes, des
journaux rossinistes de cette époque contre Gluck, Spontini, et toute
l'école de l'expression et du bon sens, leurs extravagances pour
soutenir et prôner Rossini et son système de musique sensualiste,
l'incroyable absurdité de leurs raisonnements pour démontrer que la
musique, dramatique ou non, n'a point d'autre but que de charmer
l'oreille et ne peut prétendre exprimer des sentiments et des passions;
tout cet amas de stupidités arrogantes émises par des gens qui ne
connaissaient pas les notes de la gamme, me donnaient des crispations de
fureur.

En lisant les divagations d'un de ces fous je fus pris un jour de la
tentation d'y répondre.

Il me fallait une tribune décente; j'écrivis à M. Michaud, rédacteur en
chef et propriétaire de la _Quotidienne_, journal assez en vogue alors.
Je lui exposai mon désir, mon but, mes opinions, en lui promettant de
frapper dans ce combat aussi juste que fort. Ma lettre à la fois
sérieuse et plaisante lui plut. Il me fit sur-le-champ une réponse
favorable. Ma proposition était acceptée et mon premier article attendu
avec impatience. «Ah! misérables! criai-je en bondissant de joie, je
vous tiens!» Je me trompais, je ne tenais rien, ni personne. Mon
inexpérience dans l'art d'écrire était trop grande, mon ignorance du
monde et des convenances de la presse trop complète, et mes passions
musicales avaient trop de violence pour que je ne fisse pas au début un
véritable _pas de clerc_. L'article que je portai à M. Michaud, article
en soi très-désordonné et fort mal conçu, passait en outre toutes les
bornes de la polémique, si ardente qu'on la suppose. M. Michaud en
écouta la lecture, et, effrayé de mon audace, me dit: «Tout cela est
vrai, mais vous cassez les vitres; il m'est absolument impossible
d'admettre dans la _Quotidienne_ un article pareil.» Je me retirai en
promettant de le refaire. La paresse et le dégoût que m'inspiraient tant
de ménagements à garder survinrent bientôt, et je ne m'en occupai plus.

Si je parle de ma paresse, c'est qu'elle a toujours été grande pour
écrire de la prose. J'ai passé bien des nuits à composer mes partitions,
le travail même assez fatigant de l'instrumentation me tient quelquefois
huit heures consécutives immobile à ma table sans que l'envie me prenne
seulement de changer de posture; et ce n'est pas sans effort que je me
décide à commencer une page de prose, et dès la dixième ligne (à de
très-rares exceptions près) je me lève, je marche dans ma chambre, je
regarde dans la rue, j'ouvre le premier livre qui me tombe sous la main,
je cherche enfin tous les moyens de combattre l'ennui et la fatigue qui
me gagnent rapidement. Il faut que je me reprenne à huit ou dix fois
pour mener à fin un feuilleton du _Journal des Débats_. Je mets
ordinairement deux jours à l'écrire, lors même que le sujet à traiter me
plaît, me divertit ou m'exalte vivement. Et que de ratures! quel
barbouillage! il faut voir ma première copie...

La composition musicale est pour moi une fonction naturelle, un bonheur;
écrire de la prose est un travail.

Excité et pressé par H. Ferrand, je fis néanmoins pour la _Revue
européenne_ quelques articles de critique admirative sur Gluck, Spontini
et Beethoven; je les retouchai d'après les observations de M. de Carné;
ils furent imprimés, accueillis avec indulgence, et je commençai ainsi
a connaître les difficultés de cette tâche dangereuse qui a pris avec le
temps une importance si grande et si déplorable dans ma vie. On verra
comment il m'est devenu impossible de m'y soustraire, et les influences
diverses qu'elle a exercées sur ma carrière d'artiste en France et
ailleurs.



XXII

Le concours de composition musicale.--Le règlement de
l'Académie des Beaux-Arts.--J'obtiens le second prix.


Ainsi déchiré nuit et jour par mon amour shakespearien, dont la
révélation des œuvres de Beethoven, loin de me distraire, semblait
augmenter la douloureuse intensité, à peine occupé de rares et informes
travaux de littérature musicale, toujours rêvant, silencieux jusqu'au
mutisme, sauvage, négligé dans mon extérieur, insupportable à mes amis
autant qu'à moi-même, j'atteignis le mois de juin de l'année 1828,
époque à laquelle je me présentai pour la troisième fois au concours de
l'Institut. J'y fus encore admis et j'obtins le second prix.

Cette distinction consiste en couronnes publiquement décernées au
lauréat, en une médaille d'or d'assez peu de valeur; elle donne en outre
à l'élève couronné un droit d'entrée gratuite à tous les théâtres
lyriques, et des chances nombreuses pour obtenir le premier prix au
concours suivant.

Le premier prix a des privilèges beaucoup plus importants. Il assure à
l'artiste qui l'obtient une pension annuelle de trois mille francs
pendant cinq ans, à la condition pour lui d'aller passer les deux
premières années à l'académie de France à Rome, et d'employer la
troisième à des voyages en Allemagne. Il touche le reste de sa pension à
Paris, où il fait ensuite ce qu'il peut pour se produire et ne pas
mourir de faim. Au reste je vais donner ici un résumé de ce que
j'écrivis, il y a quinze ou seize ans, dans divers journaux, sur
l'organisation singulière de ce concours.

Faire connaître chaque année quels sont ceux des jeunes compositeurs
français qui offrent le plus de garanties de talent, et les encourager
en les mettant, au moyen d'une pension, dans le cas de pouvoir s'occuper
exclusivement pendant cinq ans de leurs études, tel est le double but de
l'institution du prix de Rome; telle a été l'intention du gouvernement
qui l'a fondée. Toutefois, voici les moyens qu'on employait encore il y
a quelques années pour remplir l'une et parvenir à l'autre.

Les choses ont un peu changé depuis lors, mais bien peu[34].

Les faits que je vais citer paraîtront sans doute fort extraordinaires
et improbables à la plupart des lecteurs, mais ayant obtenu
successivement le second et le premier grand prix au concours de
l'Institut, je ne dirai rien que je n'aie vu moi-même, et dont je ne
sois parfaitement sûr. Cette circonstance d'ailleurs me permet
d'exprimer toute ma pensée, sans crainte de voir attribuer à l'aigreur
d'une vanité blessée ce qui n'est que l'expression de mon amour de l'art
et de ma conviction intime.

La liberté dont j'ai déjà usé à cet égard a fait dire à Cherubini, le
plus académique des académiciens passés, présents et futurs, et le plus
violemment froissé en conséquence par mes observations, qu'en attaquant
l'Académie _je battais ma nourrice_. Si je n'avais pas obtenu le prix,
il n'aurait pu me taxer de cette ingratitude, mais j'aurais passé dans
son esprit et dans celui de beaucoup d'autres pour un vaincu qui venge
sa défaite. D'où il faut conclure que d'aucune façon je ne pouvais
aborder ce sujet sacré. Je l'aborde cependant et je le traiterai sans
ménagement, comme un sujet profane.

Tous les Français ou naturalisés Français, âgés de moins de trente ans,
pouvaient et peuvent encore, aux termes du règlement, être admis au
concours.

Quand l'époque en avait été fixée, les candidats venaient s'inscrire au
secrétariat de l'Institut. Ils subissaient un examen préparatoire, nommé
_concours préliminaire_, qui avait pour but de désigner parmi les
aspirants les cinq ou six élèves les plus avancés.

Le sujet du grand concours devait être une scène lyrique sérieuse pour
une ou deux voix et _orchestre_; et les candidats, afin de prouver
qu'ils possédaient le sentiment de la mélodie et de l'expression
dramatique, l'art de l'instrumentation et les autres connaissances
indispensables pour écrire passablement un tel ouvrage, étaient tenus de
composer _une fugue vocale_. On leur accordait une journée pour ce
travail. _Chaque fugue devait être signée._

Le lendemain, les membres de la section de musique de l'Institut se
rassemblaient, lisaient les fugues et faisaient un choix trop souvent
entaché de partialité, car un certain nombre de manuscrits _signés_
appartenaient toujours à des élèves de MM. les Académiciens.

Les votes recueillis et les concurrents désignés, ceux-ci devaient se
représenter bientôt après pour recevoir les paroles de la scène qu'ils
allaient avoir à mettre en musique, _et entrer en loge_. M. le
secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts leur dictait
collectivement le classique poëme, qui commençait presque toujours
ainsi:

     «Déjà l'aurore aux doigts de rose.

    Ou:

     »Déjà le jour naissant ranime la nature.
    Ou:

     »Déjà d'un doux éclat l'horizon se colore.

    Ou:

     »Déjà du blond Phœbus le char brillant s'avance.

    Ou:

     »Déjà de pourpre et d'or les monts lointains se parent.

    etc., etc.

Les candidats, munis du lumineux poëme, étaient alors enfermés isolément
avec un piano, dans une chambre appelée loge, jusqu'à ce qu'ils eussent
terminé leur partition. Le matin à onze heures et le soir à six, le
concierge, dépositaire des clefs de chaque loge, venait ouvrir aux
détenus, qui se réunissaient pour prendre ensemble leur repas; mais
défense à eux de sortir du palais de l'Institut.

Tout ce qui leur arrivait du dehors, papiers, lettres, livres, linge,
était soigneusement visité, afin que les concurrents ne pussent obtenir
ni aide, ni conseil de personne. Ce qui n'empêchait pas qu'on ne les
autorisât à recevoir des visites dans la cour de l'Institut, tous les
jours de six à huit heures du soir, à inviter même leurs amis à de
joyeux dîners, où Dieu sait tout ce qui pouvait se communiquer, de vive
voix ou par écrit, entre le vin de Bordeaux et le vin de Champagne. Le
délai fixé pour la composition était de vingt-deux jours; ceux des
compositeurs qui avaient fini avant ce temps étaient libres de sortir
après avoir déposé leur manuscrit, toujours _numéroté_ et _signé_.

Toutes les partitions étant livrées, le lyrique aréopage s'assemblait de
nouveau et s'adjoignait à cette occasion deux membres pris dans les
autres sections de l'Institut; un sculpteur et un peintre, par exemple,
ou un graveur et un architecte, ou un sculpteur et un graveur ou un
architecte et un peintre, ou même deux graveurs, ou deux peintres, ou
deux architectes, ou deux sculpteurs. L'important était qu'ils ne
fussent pas musiciens. Ils avaient voix délibérative, et se trouvaient
là pour juger d'un art qui leur est étranger.

On entendait successivement toutes les scènes écrites pour l'orchestre,
comme je l'ai dit plus haut, et on les entendait réduites par un seul
accompagnateur _sur le piano_!... (Et il en est encore ainsi à cette
heure).

Vainement prétendrait-on qu'il est possible d'apprécier à sa juste
valeur une composition d'orchestre ainsi mutilée, rien n'est plus
éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l'orchestre pour
un ouvrage qu'on aurait déjà entendu complètement exécuté, la mémoire
alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir.
Mais pour une œuvre nouvelle, dans l'état actuel de la musique, c'est
impossible. Une partition telle que l'_Œdipe_ de Sacchini, ou toute
autre de cette école, dans laquelle l'instrumentation n'existe pas, ne
perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition
moderne, en supposant que l'auteur ait profité des ressources que l'art
actuel lui donne, n'est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la
marche de la _communion_ de la messe du sacre, de Cherubini! que
deviendront ces délicieuses tenues d'instruments à vent qui vous
plongent dans une extase mystique? ces ravissants enlacements de flûtes
et de clarinettes d'où résulte presque tout l'effet? Ils disparaîtront
entièrement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son.
Accompagnez au piano l'air d'Agamemnon, dans l'_Iphigénie en Aulide_ de
Gluck!

Il y a sous ces vers:

    «J'entends retentir dans mon sein
    Le cri plaintif de la nature!»

un solo de hautbois d'un effet poignant et vraiment admirable. Au piano,
au lieu d'une plainte touchante chacune des notes de ce solo vous
donnera un son de clochette et rien de plus. Voilà _l'idée, la pensée,
l'inspiration_ anéanties ou déformées. Je ne parle pas des grands effets
d'orchestre, des oppositions si piquantes établies entre les instruments
à cordes et le groupe des instruments à vent, des couleurs tranchées qui
séparent les instruments de cuivre des instruments de bois, des effets
mystérieux ou grandioses des instruments à percussion _dans la nuance
douce_, de leur puissance _énorme dans la force_, des effets saisissants
qui résultent de _l'éloignement_ des masses harmoniques placées à
distance les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il
serait superflu d'entrer. Je dirai seulement qu'ici l'injustice et
l'absurdité du règlement se montrent dans toute leur laideur. N'est-il
pas évident que le piano, anéantissant tous les effets
d'instrumentation, nivelle, par cela seul, tous les compositeurs. Celui
qui sera habile, profond, ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la
taille de l'ignorant qui n'a pas les premières notions de cette branche
de l'art. Ce dernier peut avoir écrit des trombones au lieu de
clarinettes, des ophicléïdes au lieu de bassons, avoir commis les plus
énormes bévues, ne pas connaître seulement l'étendue de la gamme des
divers instruments, pendant que l'autre aura composé un magnifique
orchestre, sans qu'il soit possible, avec une pareille exécution,
d'apercevoir la différence qu'il y a entre eux. Le piano, pour les
instrumentalistes, est donc une vraie guillotine destinée à abattre
toutes les nobles têtes et dont la plèbe seule n'a rien à redouter.

Quoi qu'il en soit, les scènes ainsi exécutées, on va au scrutin (je
parle au présent, puisque rien n'est changé à cet égard). Le prix est
donné. Vous croyez que c'est fini? Erreur. Huit jours après, toutes les
sections de l'Académie des beaux-arts se réunissent pour le jugement
définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en médailles
et graveurs en taille-douce, forment cette fois un imposant jury de
trente à trente-cinq membres dont les six musiciens cependant ne sont
pas exclus. Ces six membres de la section de musique peuvent, jusqu'à un
certain point, venir en aide à l'exécution incomplète et perfide du
piano, en lisant les partitions; mais cette ressource ne saurait exister
pour les autres académiciens, puisqu'ils ne savent pas la musique.

Quand les exécuteurs, chanteur et pianiste, ont fait entendre une
seconde fois, de la même façon que la première, chaque partition, l'urne
fatale circule, on compte les bulletins, et le jugement que la section
de musique avait porté huit jours auparavant se trouve, en dernière
analyse, confirmé, modifié ou _cassé_ par la majorité.

Ainsi le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas
musiciens, et qui n'ont pas même été mis dans le cas d'entendre, telles
qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde
règlement les oblige de faire un choix.

Il faut ajouter, pour être juste, que si les peintres, graveurs, etc.,
jugent les musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de
peinture, de gravure, etc., où les prix sont donnés également à la
pluralité des voix, par toutes les sections, réunies de l'Académie des
beaux-arts. Je sens pourtant en mon âme et conscience que, si j'avais
l'honneur d'appartenir à ce docte corps, il me serait bien difficile de
motiver mon vote en donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et
que je ne pourrais guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le
plus méritant à la courte paille.

Au jour solennel de la distribution des prix, la cantate préférée par
les sculpteurs, peintres et graveurs est ensuite exécutée complètement.
C'est un peu tard; il eût mieux valu, sans doute, convoquer l'orchestre
avant de se prononcer; et les dépenses occasionnées par cette exécution
tardive sont assez inutiles, puisqu'il n'y a plus à revenir sur la
décision prise; mais l'Académie est curieuse; elle veut _connaître_
l'ouvrage qu'elle a couronné... C'est un désir bien naturel!...



XXIII

L'huissier de l'Institut.--Ses révélations.


Il y avait de mon temps à l'Institut un vieux concierge nommé Pingard, à
qui tout ceci causait une indignation des plus plaisantes. La tâche de
ce brave homme, à l'époque du concours, était de nous enfermer dans nos
loges, de nous en ouvrir les portes soir et matin, et de surveiller nos
rapports avec les visiteurs aux heures de loisir. Il remplissait, en
outre, les fonctions d'huissier auprès de MM. les académiciens, et
assistait, en conséquence, à toutes les séances secrètes et publiques,
où il avait fait un bon nombre de curieuses observations.

Embarqué à seize ans comme mousse à bord d'une frégate, il avait
parcouru presque toutes les îles de la Sonde, et, obligé de séjourner à
Java, il échappa par la force de sa constitution, et lui neuvième,
disait-il, aux fièvres pestilentielles qui avaient enlevé tout
l'équipage.

J'ai toujours beaucoup aimé les vieux voyageurs, pourvu qu'ils eussent
quelque histoire lointaine à me raconter. En pareil cas, je les écoute
avec une attention calme et une inexplicable patience. Je les suis dans
toutes leurs digressions, dans les dernières ramifications des épisodes
de leurs épisodes; et quand le narrateur, voulant trop tard revenir au
sujet principal et ne sachant quel chemin prendre, se frappe le front
pour ressaisir le fil rompu de son histoire en disant: «Mon Dieu! où en
étais-je donc?...» je suis heureux de le remettre sur la piste de son
idée, de lui jeter le nom qu'il cherchait, la date qu'il avait oubliée,
et c'est avec une véritable satisfaction que je l'entends s'écrier tout
joyeux: «Ah! oui, oui, j'y suis, m'y voilà.» Aussi étions-nous fort bons
amis, le père Pingard et moi. Il m'avait estimé tout d'abord à cause du
plaisir que j'avais à lui parler de Batavia, de Célèbes, d'Amboyne, de
Coromandel, de Bornéo, de Sumatra; parce que je l'avais questionné
plusieurs fois avec curiosité sur les femmes javanaises, dont l'amour
est fatal aux Européens, et avec lesquelles le gaillard avait fait de si
terribles fredaines, que la consomption avait un instant paru vouloir
réparer à son égard la négligence du choléra-morbus. Lui ayant un jour,
à propos de la Syrie, parlé de Volney, _de ce bon M. le comte de Volney
si simple qui avait toujours des bas de laine bleue_, son estime pour
moi s'accrut d'une manière remarquable; mais son enthousiasme n'eut plus
de bornes quand j'en vins à lui demander s'il avait connu le célèbre
voyageur Levaillant.

--M. Levaillant!... M. Levaillant, s'écria-t-il vivement, pardieu si je
le connais!... _Tenez!_ Un jour que je me promenais au Cap de
Bonne-Espérance, en sifflant... j'attendais une petite négresse qui
m'avait donné rendez-vous sur la grève, parce que, entre nous, il y
avait des raisons pour qu'elle ne vint pas chez moi. Je vais vous
dire...

--Bon, bon, nous parlions de Levaillant.

--Ah! oui. Eh bien! un jour que je sifflais en me promenant au Cap de
Bonne-Espérance, un grand homme basané, qui avait une barbe de sapeur,
se retourne vers moi: il m'avait entendu siffler en français, c'est
apparemment à ça qu'il me reconnut:

--Dis donc, gamin, qu'il me dit, tu es Français?

--Pardi, si je suis Français! que je lui dis, je suis de Givet,
département des Ardennes, pays de M. Méhul[35].

--Ah! tu es Français?

--Oui.

--Ah!...--Et il me tourna le dos. C'était M. Levaillant. Vous voyez si
je l'ai connu.

Le père Pingard était donc mon ami; aussi me traitait-il comme tel en me
confiant des choses qu'il eût tremblé de dévoiler à tout autre. Je me
rappelle une conversation très-animée que nous eûmes ensemble le jour où
le second prix me fut accordé. On nous avait donné cette année-là pour
sujet de concours un épisode du _Tasse_: Herminie se couvrant des armes
de Clorinde et, à la faveur de ce déguisement, sortant des murs de
Jérusalem pour aller porter à Tancrède blessé les soins de son fidèle et
malheureux amour.

Au milieu du troisième air (car il y avait toujours trois airs dans ces
cantates de l'Institut; d'abord le lever de l'aurore obligé, puis le
premier récitatif suivi d'un premier air, suivi d'un deuxième récitatif
suivi d'un deuxième air, suivi d'un troisième récitatif suivi d'un
troisième air, le tout pour le même personnage); dans le milieu du
troisième air donc, se trouvaient ces quatre vers.

    Dieu des chrétiens, toi que j'ignore,
    Toi que j'outrageais autrefois,
    Aujourd'hui mon respect t'implore;
    Daigne écouter ma faible voix.

J'eus l'insolence de penser que, malgré le titre d'_air agité_ que
portait le dernier morceau, ce quatrain devait être le sujet d'une
prière, et il me parut impossible de faire implorer le Dieu des
chrétiens par la tremblante reine d'Antioche avec des cris de mélodrame
et un orchestre désespéré. J'en fis donc une prière, et à coup sûr s'il
y eût quelque chose de passable dans ma partition, ce ne fut que cet
andante.

Comme j'arrivais à l'Institut le soir du jugement dernier pour connaître
mon sort, et savoir si les peintres, sculpteurs, graveurs en médailles
et graveurs en taille-douce m'avaient déclaré bon ou mauvais musicien,
je rencontre Pingard dans l'escalier:

«--Eh bien! lui dis-je, qu'ont-ils décidé?

»--Ah!... c'est vous, Berlioz... pardieu, je suis bien aise! je vous
cherchais.

»--Qu'ai-je obtenu, voyons, dites vite; un premier prix, un second, une
mention honorable, ou rien?

»--Oh! _tenez_, je suis encore tout remué. Quand je vous dis qu'il ne
vous a manqué que deux voix pour le premier.

»--Parbleu, je n'en savais rien; vous m'en donnez la première nouvelle.

»--Mais quand je vous le dis!... Vous avez le second prix, c'est bon;
mais il n'a manqué que deux voix pour que vous eussiez le premier. Oh!
_tenez_, ça m'a vexé; parce que, voyez-vous, je ne suis ni peintre, ni
architecte, ni graveur en médailles, et par conséquent je ne connais
rien du tout en musique: mais ça n'empêche pas que votre _Dieu des
chrétiens_ m'a fait un certain gargouillement dans le cœur qui m'a
bouleversé. Et, sacredieu, _tenez_, si je vous avais rencontré sur le
moment, je vous aurais... je vous aurais payé une _demi-tasse_.

»--Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y
connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs n'avez-vous pas visité la
côte de Coromandel?

»--Pardi, certainement; mais pourquoi?

»--Les îles de Java.

»--Oui, mais...

»--De Sumatra?

»--Oui.

»--De Bornéo?

»--Oui.

»--Vous avez été _lié_ avec Levaillant?

»--Pardi, comme deux doigts de la main.

»--Vous avez parlé souvent à Volney?

»--À M. le comte de Volney qui avait des bas bleus?

»--Oui.

»--Certainement.

»--Eh bien! vous êtes bon juge en musique.

»--Comment ça?

»--Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement si l'on vous dit par
hasard: quel titre avez-vous pour juger du mérite des compositeurs?
Êtes-vous peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? Vous
répondrez: Non, je suis... voyageur, marin, ami de Levaillant et de
Volney. C'est plus qu'il n'en faut. Ah çà, voyons, comment s'est passée
la séance?

»--Oh, _tenez_, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose.
J'aurais trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettais un seul
dans les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle
sacrée boutique... Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des
voix entre eux. _Tenez_, une fois au concours de peinture, j'entendis M.
Lethière qui demandait sa voix à M. Cherubini pour un de ses élèves.
Nous sommes d'anciens amis, qu'il lui dit, tu ne me refuseras pas ça.
D'ailleurs, mon élève a du talent, son tableau est très-bien.--Non, non,
non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui répond. Ton élève
m'avait promis un album que désirait ma femme, et il n'a pas seulement
dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma voix.

»--Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière: je vote pour les tiens,
tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens!--Non, je ne veux
pas.--Alors, je ferai moi-même ton album, là, je ne peux pas mieux
dire.--Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? J'oublie
toujours son nom: donne-moi aussi son prénom et le numéro du tableau,
pour que je ne confonde pas. Je vais écrire tout
cela.--Pingard!--Monsieur!--Un papier et un crayon.--Voilà,
monsieur.--Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils écrivent trois
mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre en repassant:
C'est bon! il a ma voix.

»Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au
concours et qu'on lui fit des tours pareils, n'y aurait-il pas de quoi
me jeter par la fenêtre?...

»--Allons, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est terminé
aujourd'hui.

»--Je vous l'ai déjà dit, vous avez le second prix, et il ne vous a
manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre
cantate, ils ont commencé à écrire leurs bulletins et j'ai apporté _la
hurne_[36]. Il y avait un musicien de mon côté, qui parlait bas à un
architecte et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là ne fera jamais rien;
ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme perdu. Il n'admire
que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera jamais rentrer dans la
bonne route.

»--Vous croyez, dit l'architecte? cependant...

»--Oh! c'est très-sur; d'ailleurs demandez à notre illustre Cherubini.
Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira comme moi,
que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle.

»--Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce
monsieur Beethoven? il n'est pas de l'Institut, et tout le monde en
parle.

»--Non, il n'est pas de l'Institut. C'est un Allemand: continuez.

»--Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long. Quand j'ai présenté _la hurne_ à
l'architecte, j'ai vu qu'il donnait sa voix au nº 4 au lieu de vous la
donner, et voilà. Tout d'un coup il y a un des musiciens qui se lève et
dit: Messieurs, avant d'aller plus loin, je dois vous prévenir que dans
le second morceau de la partition que nous venons d'entendre, il y a un
travail d'orchestre très-ingénieux, que le piano ne peut pas rendre et
qui doit produire un grand effet. Il est bon d'en être instruit.

»--Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton
élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'_un_ air agité, il
en a écrit _deux_, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne
devait pas faire. Le règlement ne peut être ainsi méprisé. Il faut faire
un exemple.

»--Oh! c'est trop fort! Qu'en dit M. le secrétaire perpétuel?

»--Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence
que s'est permise votre élève. Mais il est important que le jury soit
éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution
au piano ne nous a pas laissé apercevoir.

»--Non non, ce n'est pas vrai, dit M. Cherubini, ce prétendu effet
d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne
comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre.

»--Ma foi, messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres,
sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons apprécier que ce
que nous entendons, et pour le reste, si vous n'êtes pas d'accord...

»--Ah! oui!

»--Ah! non!

»--Mais, mon Dieu!

»--Eh! que diable!

»--Je vous dis que...

»--Allons donc!

»--Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà
M. Regnault et deux autres peintres qui s'en vont, en disant qu'ils se
récusaient et qu'ils ne voteraient pas. Puis on a compté les bulletins
qui étaient dans la _hurne_, et il vous a manqué deux voix. Voilà
pourquoi vous n'avez que le second prix.

»--Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se
passait-il de la même manière à l'académie du Cap de Bonne-Espérance?

»--Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un Institut
hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas.

»--Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel?

»--Point.

»--Et chez les Malais?

»--Pas davantage.

»--Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient?

»--Certainement non.

»--Les Orientaux sont bien à plaindre.

»--Ah! oui, ils s'en moquent pas mal!

»--Les barbares!»

Là-dessus je quittai le vieux concierge, gardien-huissier de l'Institut,
en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait à envoyer l'Académie
civiliser l'île de Bornéo. Je ruminais déjà le plan d'un _projet_ que je
voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, pour les engager à s'aller
promener un peu au Cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous
sommes si égoïstes nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité
est si faible, que ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais qui
n'ont pas d'académie, ne m'ont pas occupé sérieusement plus de deux ou
trois heures; le lendemain je n'y songeais plus. Deux ans après, ainsi
qu'on le verra, j'obtins enfin le premier grand prix. Dans l'intervalle,
l'honnête Pingard était mort, et ce fut grand dommage; car s'il eût
entendu mon _Incendie_ du palais de Sardanapale, il eût été capable
cette fois de me payer _une tasse entière_.



XXIV

Toujours miss Smithson.--Une représentation à bénéfice.--Hasards
cruels.


Après ce concours et la distribution des prix qui le suivit, je retombai
dans la sombre inaction qui était devenue mon état habituel. Toujours à
peu près aussi obscur, planète ignorée, je tournais autour de mon
soleil... soleil radieux... mais qui devait, hélas! s'éteindre si
tristement... Ah! la belle Estelle, la _Stella montis_, ma _Stella
matutina_, avait bien complètement disparu alors! perdue qu'elle était
dans les profondeurs du ciel, et éclipsée par le grand astre de mon
midi, je ne songeais guère à la voir jamais reparaître sur l'horizon...
Évitant de passer devant le théâtre anglais, détournant les yeux pour ne
point voir les portraits de miss Smithson exposés chez tous les
libraires, je lui écrivais cependant, sans jamais recevoir d'elle une
ligne de réponse. Après quelques lettres qui l'avaient plus effrayée que
touchée, elle défendit à sa femme de chambre d'en recevoir d'autres de
moi, et rien ne put changer sa détermination. Le théâtre anglais, en
outre, allait être fermé; on parlait d'une excursion de toute sa troupe
en Hollande, et déjà les dernières représentations de miss Smithson
étaient annoncées. Je n'avais garde d'y paraître. Je l'ai déjà dit,
revoir en scène Juliette ou Ophélia eût été pour moi une douleur
au-dessus de mes forces. Mais une représentation au bénéfice de l'acteur
français Huet ayant été organisée à l'Opéra-Comique, représentation dans
laquelle figuraient deux actes du _Roméo_ de Shakespeare, joués par miss
Smithson et Abott, je me mis en tête de voir mon nom sur l'affiche, à
côté de celui de la grande tragédienne. J'espérai obtenir un succès sous
ses yeux, et, plein de cette idée puérile, j'allai demander au directeur
de l'Opéra-Comique d'ajouter au programme de la soirée de Huet une
ouverture de ma composition. Le directeur, d'accord avec le chef
d'orchestre, y consentit. Quand je vins au théâtre pour la faire
répéter, les artistes anglais achevaient la répétition de _Romeo and
Juliet_; ils en étaient à la scène du tombeau. Au moment où j'entrai,
Roméo éperdu emportait Juliette dans ses bras. Mon regard tomba
involontairement sur le groupe shakespearien. Je poussai un cri et
m'enfuis en me tordant les mains. Juliette m'avait aperçu et entendu...
je lui fis peur. En me désignant, elle pria les acteurs qui étaient en
scène avec elle de faire attention à ce gentleman _dont les yeux
n'annonçaient rien de bon_.

Une heure après je revins, le théâtre était vide. L'orchestre s'étant
assemblé, on répéta mon ouverture; je l'écoutai comme un somnambule,
sans faire la moindre observation. Les exécutants m'applaudirent, je
conçus quelque espoir pour l'effet du morceau sur le public et pour
celui de mon succès sur miss Smithson. Pauvre fou!!!

On aura peine à croire à cette ignorance profonde du monde au milieu
duquel je vivais.

En France, dans une représentation à bénéfice, une ouverture, fût-ce
l'ouverture du _Freyschütz_ ou celle de la _Flûte enchantée_, est
considérée seulement comme un lever de rideau et n'obtient pas la
moindre attention de l'auditoire. En outre, ainsi isolée et exécutée par
un petit orchestre de théâtre, tel que celui de l'Opéra-Comique, cette
ouverture fût-elle écoutée avec recueillement, n'amène jamais qu'un
assez médiocre résultat musical. D'un autre côté, les grands acteurs
invités en pareil cas par le bénéficiaire à prendre part à sa
représentation, ne viennent au théâtre qu'au moment où leur présence y
est nécessaire; ils ignorent en partie la composition du programme, et
ne s'y intéressent nullement. Ils ont hâte de se rendre dans leur loge
pour s'habiller, et ne restent point dans les coulisses à écouter ce qui
ne les regarde pas. Je ne m'étais donc pas dit que si, par une exception
improbable, mon ouverture, ainsi placée, obtenait un succès
d'enthousiasme, était redemandée à grands cris par le public, miss
Smithson préoccupée de son rôle, y réfléchissant dans sa loge, pendant
que l'habilleuse la costumait, ne serait pas même informée du fait. Et,
s'en fût-elle aperçue, la belle affaire! «Qu'est-ce que ce bruit,
eût-elle dit en entendant les applaudissements?»--«Ce n'est rien,
mademoiselle, c'est une ouverture qu'on fait recommencer.» De plus, que
l'auteur de cette ouverture lui eût été ou non connu, un succès d'aussi
mince importance ne pouvait suffire à changer en amour son indifférence
pour lui. Rien n'était plus évident.

Mon ouverture fut bien exécutée, assez applaudie, mais non redemandée,
et miss Smithson ignora tout complètement. Après un nouveau triomphe
dans son rôle favori, elle partit le lendemain pour la Hollande. Un
hasard (auquel elle n'a jamais cru) m'avait fait venir me loger rue
Richelieu, nº 96, presque en face de l'appartement qu'elle occupait au
coin de la rue Neuve-Saint-Marc.

Après être demeuré étendu sur mon lit, brisé, mourant, depuis la veille
jusqu'à trois heures de l'après-midi, je me levai et m'approchai
machinalement de la fenêtre comme à l'ordinaire. Une de ces cruautés
gratuites et lâches du sort voulut qu'à ce moment même je visse miss
Smithson monter en voiture devant sa porte et partir pour
Amsterdam..............

Il est bien difficile de décrire une souffrance pareille à celle que je
ressentis; cet arrachement de cœur, cet isolement affreux, ce monde
vide, ces mille tortures qui circulent dans les veines avec un sang
glacé, ce dégoût de vivre et cette impossibilité de mourir; Shakespeare
lui-même n'a jamais essayé d'en donner une idée. Il s'est borné, dans
_Hamlet_, à compter cette douleur parmi les maux les plus cruels de la
vie.

Je ne composais plus; mon intelligence semblait diminuer autant que ma
sensibilité s'accroître. Je ne faisais absolument rien... que souffrir.



XXV

Troisième concours à l'Institut.--On ne donne pas de premier
prix.--Conversation curieuse avec Boïeldieu.--La
musique qui berce.


Le mois de juin revenu m'ouvrit de nouveau la lice de l'Institut.
J'avais bon espoir d'en finir cette fois; de tous côtés m'arrivaient les
prédictions les plus favorables. Les membres de la section de musique
laissaient eux-mêmes entendre que j'obtiendrais à coup sûr le premier
prix. D'ailleurs je concourais, moi lauréat du second prix, avec des
élèves qui n'avaient encore obtenu aucune distinction, avec de simples
bourgeois; et ma qualité de tête couronnée me donnait sur eux un grand
avantage. À force de m'entendre dire que j'étais sûr de mon fait, je fis
ce raisonnement malencontreux dont l'expérience ne tarda pas à me
prouver la fausseté: «Puisque ces messieurs sont décidés d'avance à me
donner le premier prix, je ne vois pas pourquoi je m'astreindrais, comme
l'année dernière, à écrire dans leur style et dans leur sens, au lieu de
me laisser aller à mon sentiment propre et au style qui m'est naturel.
Soyons sérieusement artiste et faisons une cantate distinguée.»

Le sujet qu'on nous donna à traiter, était celui de Cléopâtre après la
bataille d'Actium. La reine d'Égypte se faisait mordre par l'aspic, et
mourait dans les convulsions. Avant de consommer son suicide, elle
adressait aux ombres des Pharaons une invocation pleine d'une religieuse
terreur; leur demandant si, elle, reine dissolue et criminelle, pourrait
être admise dans un des tombeaux géants élevés aux mânes des souverains
illustres par la gloire et par la vertu.

Il y avait là une idée grandiose à exprimer. J'avais mainte fois
paraphrasé musicalement dans ma pensée le monologue immortel de la
Juliette de Shakespeare:

        «_But if when I am laid into the tomb..._»

dont le sentiment se rapproche, par la terreur au moins, de celui de
l'apostrophe mise par notre rimeur français dans la bouche de Cléopâtre.
J'eus même la maladresse d'écrire en forme d'épigraphe sur ma partition
le vers anglais que je viens de citer; et, pour des académiciens
voltairiens tels que mes juges, c'était déjà un crime irrémissible.

Je composai donc sans peine sur ce thème un morceau qui me paraît d'un
grand caractère, d'un rhythme saisissant par son étrangeté même, dont
les enchaînements enharmoniques me semblent avoir une sonorité
solennelle et funèbre, et dont la mélodie se déroule d'une façon
dramatique dans son lent et continuel crescendo. J'en ai fait, plus
tard, sans y rien changer, le chœur (en unissons et octaves) intitulé:
_Chœur d'ombres_, de mon drame lyrique de _Lélio_.

Je l'ai entendu en Allemagne dans mes concerts, j'en connais bien
l'effet. Le souvenir du reste de cette cantate s'est effacé de ma
mémoire, mais ce morceau seul, je le crois, méritait le premier prix. En
conséquence il ne l'obtint pas. Aucune cantate d'ailleurs ne l'obtint.

Le jury aima mieux ne point décerner de premier prix cette année-là,
que d'encourager par son suffrage un jeune compositeur chez qui _se
décelaient des tendances pareilles_. Le lendemain de cette décision je
rencontrai Boïeldieu sur le boulevard. Je vais rapporter textuellement
la conversation que nous eûmes ensemble; elle est trop curieuse pour que
j'aie pu l'oublier.

En m'apercevant: «Mon Dieu, mon enfant, qu'avez-vous fait? me dit-il.
Vous aviez le prix dans la main, vous l'avez jeté à terre.

--J'ai pourtant fait de mon mieux, monsieur, je vous l'atteste.

--C'est justement ce que nous vous reprochons. Il ne fallait pas faire
de votre mieux; votre mieux est ennemi du bien. Comment pourrais-je
approuver de telles choses, moi qui aime par-dessus tout la musique qui
me berce?...

--Il est assez difficile, monsieur, de faire de la musique qui vous
berce, quand une reine d'Égypte, dévorée de remords et empoisonnée par
la morsure d'un serpent, meurt dans des angoisses morales et physiques.

--Oh! vous saurez vous défendre, je n'en doute pas; mais tout cela ne
prouve rien; on peut toujours être gracieux.

--Oui, les gladiateurs antiques savaient mourir avec grâce; mais
Cléopâtre n'était pas si savante, ce n'était pas son état. D'ailleurs
elle ne mourut pas en public.

--Vous exagérez; nous ne vous demandions pas de lui faire chanter une
contredanse. Quelle nécessité ensuite d'aller, dans votre invocation aux
Pharaons, employer des harmonies aussi extraordinaires!... Je ne suis
pas un harmoniste, moi, et j'avoue qu'à vos accords de l'autre monde, je
n'ai absolument rien compris.»

Je baissai la tête ici, n'osant lui faire la réponse que le simple bon
sens dictait: Est-ce ma faute, si vous n'êtes pas harmoniste?...

--«Et puis, continua-t-il, pourquoi, dans votre accompagnement, ce
rhythme qu'on n'a jamais entendu nulle part?

--Je ne croyais pas, monsieur, qu'il fallût éviter, en composition,
l'emploi des formes nouvelles, quand on a le bonheur d'en trouver, et
qu'elles sont à leur place.

--Mais, mon cher, madame Dabadie qui a chanté votre cantate est une
excellente musicienne, et pourtant on voyait que, pour ne pas se
tromper, elle avait besoin de tout son talent et de toute son attention.

--Ma foi, j'ignorais aussi, je l'avoue, que la musique fût destinée à
être exécutée sans talent et sans attention.

--Bien, bien, vous ne resterez jamais court, je le sais. Adieu, profitez
de cette leçon pour l'année prochaine. En attendant, venez me voir; nous
causerons; je vous combattrai, mais en _chevalier français_.» Et il
s'éloigna, tout fier de finir sur une _pointe_, comme disent les
vaudevillistes. Pour apprécier le mérite de cette _pointe_ digne
d'Elleviou[37], il faut savoir qu'en me la décochant, Boïeldieu faisait,
en quelque sorte, une citation d'un de ses ouvrages, où il a mis en
musique les deux mots empanachés[38].

Boïeldieu, dans cette conversation naïve, ne fit pourtant que résumer
les idées françaises de cette époque sur l'art musical. Oui, c'est bien
cela, le gros public, à Paris, voulait de la musique qui berçât, même
dans les situations les plus terribles, de la musique un peu dramatique,
mais, pas trop claire, incolore, pure d'harmonies extraordinaires de
rhythmes insolites, de formes nouvelles, d'effets inattendus; de la
musique n'exigeant de ses interprètes et de ses auditeurs ni grand
talent ni grande attention. C'était un art aimable et galant, en
pantalon collant, en bottes à revers, jamais emporté ni rêveur, mais
joyeux et troubadour et _chevalier français_... de Paris.

On voulait autre chose il y a quelques années: quelque chose qui ne
valait guère mieux. Maintenant on ne sait ce qu'on veut, ou plutôt on ne
veut rien du tout.

Où diable le bon Dieu avait-il la tête quand il m'a fait naître _en ce
plaisant pays de France_?... Et pourtant je l'aime ce drôle de pays, dès
que je parviens à oublier l'art et à ne plus songer à nos sottes
agitations politiques. Comme on s'y amuse parfois! Comme on y rit!
Quelle dépense d'idées on y fait! (en paroles du moins.) Comme on y
déchire l'univers et son maître avec de jolies dents bien blanches, avec
de beaux ongles d'acier poli! Comme l'esprit y pétille! Comme on y danse
sur la phrase! Comme on y _blague_ royalement et républicainement!...
Cette dernière manière est la moins divertissante.........
..............................



XXVI

Première lecture du _Faust_ de Gœthe.--J'écris ma symphonie
fantastique--Inutile tentative d'exécution.


Je dois encore signaler comme un des incidents remarquables de ma vie,
l'impression étrange et profonde que je reçus en lisant pour la première
fois le _Faust_ de Gœthe traduit en français par Gérard de Nerval. Le
merveilleux livre me fascina de prime-abord; je ne le quittai plus; je
le lisais sans cesse, à table, au théâtre, dans les rues, partout.

Cette traduction en prose contenait quelques fragments versifiés,
chansons, hymnes, etc. Je cédai à la tentation de les mettre en musique;
et à peine au bout de cette tâche difficile, sans avoir entendu une note
de ma partition, j'eus la sottise de la faire graver... à mes frais.
Quelques exemplaires de cet ouvrage publié à Paris sous le titre de:
_Huit scènes de Faust_, se répandirent ainsi. Il en parvint un entre les
mains de M. Marx, le célèbre critique et théoricien de Berlin, qui eut
la bonté de m'écrire à ce sujet une lettre bienveillante. Cet
encouragement inespéré et venu d'Allemagne me fit grand plaisir, on peut
le penser; il ne m'abusa pas longtemps, toutefois, sur les nombreux et
énormes défauts de cette œuvre, dont les idées me paraissent encore
avoir de la valeur, puisque je les ai conservées en les développant tout
autrement dans ma légende _la Damnation de Faust_, mais qui, en somme
était incomplète et fort mal écrite. Dès que ma conviction fut fixée sur
ce point, je me hâtai de réunir tous les exemplaires des _Huit scènes de
Faust_ que je pus trouver et je les détruisis.

Je me souviens maintenant que j'avais, à mon premier concert, fait
entendre celle à six voix, intitulée: _Concert des Sylphes_. Six élèves
du Conservatoire la chantèrent. Elle ne produisit aucun effet. On trouva
que cela ne signifiait rien; l'ensemble en parut vague, froid et
absolument _dépourvu de chant_. Ce même morceau, dix-huit ans plus tard,
un peu modifié dans l'instrumentation et les modulations, est devenu la
pièce favorite des divers publics de l'Europe. Il ne m'est jamais arrivé
de le faire entendre à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Berlin, à Londres,
à Paris, sans que l'auditoire criât _bis_. On en trouve maintenant le
dessin parfaitement clair et la _mélodie_ délicieuse. C'est à un chœur,
il est vrai, que je l'ai confié. Ne pouvant trouver six bons chanteurs
solistes, j'ai pris quatre-vingts choristes, et l'idée ressort; on en
voit la forme, la couleur, et l'effet en est triplé. En général, il y a
bien des compositions vocales de cette espèce qui, paralysées par la
faiblesse des chanteurs, reprendraient leur éclat, retrouveraient leur
charme et leur force, si on les faisait exécuter tout simplement, par
des choristes exercés et réunis en nombre suffisant. Là où une voix
ordinaire sera détestable, cinquante voix ordinaires raviront. Un
chanteur sans âme fait paraître glacial et même absurde l'élan le plus
brûlant du compositeur; souvent la chaleur moyenne qui réside toujours
dans les masses vraiment musicales, suffit à faire briller la flamme
intérieure d'une œuvre, et lui laisse la vie, quand un froid virtuose
l'eût tuée.

Immédiatement après cette composition sur _Faust_, et toujours sous
l'influence du poëme de Gœthe, j'écrivis ma symphonie fantastique avec
beaucoup de peine pour certaines parties, avec une facilité incroyable
pour d'autres. Ainsi l'_adagio_ (_scène aux champs_), qui impressionne
toujours si vivement le public et moi-même, me fatigua pendant plus de
trois semaines; je l'abandonnai et le repris deux ou trois fois. La
_Marche au supplice_, au contraire, fut écrite en une nuit. J'ai
néanmoins beaucoup retouché ces deux morceaux et tous les autres du même
ouvrage pendant plusieurs années.

Le Théâtre des Nouveautés s'étant mis, depuis quelque temps, à jouer des
opéras-comiques, avait un assez bon orchestre dirigé par Bloc. Celui-ci
m'engagea à proposer ma nouvelle œuvre aux directeurs de ce théâtre et à
organiser avec eux un concert pour la faire entendre. Ils y
consentirent, séduits seulement par l'étrangeté du programme de la
symphonie, qui leur parut devoir exciter la curiosité de la foule. Mais,
voulant obtenir une exécution grandiose, j'invitai au dehors plus de
quatre-vingts artistes, qui, réunis à ceux de l'orchestre de Bloc,
formaient un total de cent trente musiciens. Il n'y avait rien de
préparé pour disposer convenablement une pareille masse instrumentale;
ni la décoration nécessaire, ni les gradins, ni même les pupitres. Avec
ce sang-froid des gens qui ne savent pas en quoi consistent les
difficultés, les directeurs répondaient à toutes mes demandes à ce
sujet: «Soyez tranquille, on arrangera cela, nous avons un machiniste
intelligent.» Mais quand le jour de la répétition arriva, quand mes cent
trente musiciens voulurent se ranger sur la scène, on ne sut où les
mettre. J'eus recours à l'emplacement du petit orchestre d'en bas. Ce
fut à peine si les violons seulement purent s'y caser. Un tumulte, à
rendre fou un auteur même plus calme que moi, éclata sur le théâtre. On
demandait des pupitres, les charpentiers cherchaient à confectionner
précipitamment quelque chose qui pût en tenir lieu; le machiniste jurait
en cherchant ses _fermes_ et ses _portants_; on criait ici pour des
chaises, là pour des instruments, là pour des bougies; il manquait des
cordes aux contre-basses; il n'y avait point de place pour les timbales,
etc., etc. Le garçon d'orchestre ne savait auquel entendre; Bloc et moi
nous nous mettions en quatre, en seize, en trente-deux; vains efforts!
l'ordre ne put naître, et ce fut une véritable déroute, un passage de la
Bérésina de musiciens.

Bloc voulut néanmoins, au milieu de ce chaos, essayer deux morceaux,
«pour donner aux directeurs, disait-il, une idée de la symphonie.» Nous
répétâmes comme nous pûmes, avec cet orchestre en désarroi, _le Bal_ et
la _Marche au supplice_. Ce dernier morceau excita parmi les exécutants
des clameurs et des applaudissements frénétiques. Néanmoins, le concert
n'eut pas lieu. Les directeurs, épouvantés par un tel remue-ménage,
reculèrent devant l'entreprise. _Il y avait à faire des préparatifs trop
considérables et trop longs; ils ne savaient pas qu'il fallût tant de
choses pour une symphonie_.

Et tout mon plan fut renversé faute de pupitres et de quelques
planches... C'est depuis lors que je me préoccupe si fort du matériel de
mes concerts. Je sais trop ce que la moindre négligence à cet égard peut
amener de désastres.



XXVII

J'écris une fantaisie sur la _Tempête_ de Shakespeare.--Son
exécution à l'Opéra.


Girard était dans le même temps chef d'orchestre du Théâtre-Italien.
Pour me consoler de ma mésaventure, il eut l'idée de me faire écrire une
autre composition moins longue que ma symphonie fantastique, s'engageant
à la faire exécuter avec soin au Théâtre-Italien et sans embarras. Je me
mis au travail pour une fantaisie dramatique avec chœurs sur la
_Tempête_ de Shakespeare. Mais, quand elle fut terminée, Girard n'eut
pas plus tôt jeté un coup d'œil sur la partition, qu'il s'écria: «C'est
trop grand de formes, il y a trop de moyens employés, nous ne pouvons
pas organiser au Théâtre-Italien l'exécution d'une composition
semblable. Il n'y a pour cela que l'Opéra.» Sans perdre un instant, je
vais chez M. Lubbert, directeur de l'Académie royale de musique, lui
proposer mon morceau. À mon grand étonnement, il consent à l'admettre
dans une représentation qu'il devait donner prochainement au bénéfice de
la caisse des pensions des artistes. Mon nom ne lui était pas inconnu,
mon premier concert du Conservatoire avait fait quelque bruit, M.
Lubbert avait lu les journaux qui en avaient parlé. Bref, il eut
confiance, ne me fit subir aucun humiliant examen de la partition, me
donna sa parole et la tint religieusement. C'était, on en conviendra, un
directeur comme on n'en voit guère. Dès que les parties furent copiées,
on mit à l'étude, à l'Opéra, les chœurs de ma fantaisie. Tout marcha
régulièrement et très-bien. La répétition générale fut brillante; Fétis,
qui m'encourageait de toutes ses forces, y assista en manifestant pour
l'œuvre et pour l'auteur beaucoup d'intérêt. Mais, admirez mon bonheur
le lendemain, jour de l'exécution, une heure avant l'ouverture de
l'Opéra, un orage éclate, comme on n'en avait peut-être jamais vu à
Paris depuis cinquante ans. Une véritable trombe d'eau transforme chaque
rue en torrent ou en lac, le moindre trajet, à pied comme en voiture,
devient à peu près impossible, et la salle de l'Opéra reste déserte
pendant toute la première moitié de la soirée, précisément à l'heure où
ma fantaisie sur la _Tempête_... (damnée tempête!) devait être exécutée.
Elle fut donc entendue de deux ou trois cents personnes à peine, y
compris les exécutants, et je donnai ainsi un véritable _coup d'épée
dans l'eau_.



XXVIII

Distraction violente.--F. H***.--Mademoiselle M***.


Ces entreprises musicales n'étaient pas pour moi les seules causes de
fébriles agitations. Une jeune personne, celle aujourd'hui de nos
virtuoses la plus célèbre par son talent et ses aventures, avait inspiré
une véritable passion au pianiste-compositeur allemand H*** avec qui je
m'étais lié dès son arrivée à Paris. H*** connaissait mon grand amour
shakespearien, et s'affligeait des tourments qu'il me faisait endurer.
Il eut la naïveté imprudente d'en parler souvent à mademoiselle M*** et
de lui dire qu'il n'avait jamais été témoin d'une exaltation pareille à
la mienne.--«Ah! je ne serai pas jaloux de celui-là, ajouta-t-il un
jour, je suis bien sûr qu'il ne vous aimera jamais!» On devine l'effet
de ce maladroit aveu sur une telle Parisienne. Elle ne rêva plus qu'à
donner un démenti à son trop confiant et platonique adorateur.

Dans le cours de ce même été, la directrice d'une pension de
demoiselles, madame d'Aubré, m'avait proposé de professer... la guitare
dans son institution; et j'avais accepté. Chose assez bouffonne,
aujourd'hui encore, je figure sur les prospectus et parmi les maîtres de
la pension d'Aubré comme professeur de ce noble instrument.
Mademoiselle M***, elle aussi, y donnait des leçons de piano. Elle me
plaisanta sur mon air triste, m'assura qu'il y avait par le monde
quelqu'un qui _s'intéressait bien vivement à moi_..., me parla de H***
qui l'aimait bien, disait-elle, mais qui _n'en finissait pas_...

Un matin je reçus même de mademoiselle M*** une lettre, dans laquelle,
sous prétexte de me parler encore de H***, elle m'indiquait un
rendez-vous secret pour le lendemain. J'oubliai de m'y rendre.
Chef-d'œuvre de rouerie digne des plus grands hommes du genre, si je
l'eusse fait exprès; mais j'oubliai réellement le rendez-vous et ne m'en
souvins que quelques heures trop tard. Cette sublime indifférence acheva
ce qui était si bien commencé, et après avoir fait pendant quelques
jours assez brutalement le Joseph, je finis par me laisser _Putipharder_
et consoler de mes chagrins intimes, avec une ardeur fort concevable
pour qui voudra songer à mon âge, et aux dix-huit ans et à la beauté
irritante de mademoiselle M***.

Si je racontais ce petit roman et les incroyables scènes de toute nature
dont il se compose, je serais à peu près sûr de divertir le lecteur d'un
façon neuve et inattendue. Mais, je l'ai déjà dit, je n'écris pas des
confessions. Il me suffit d'avouer que mademoiselle M*** me mit au corps
toutes les flammes et tous les diables de l'enfer. Ce pauvre H***, à qui
je crus devoir avouer la vérité, versa d'abord quelques larmes bien
amères; puis reconnaissant que, dans le fond, je n'avais été coupable à
son égard d'aucune perfidie, il prit dignement et bravement son parti,
me serra la main d'une étreinte convulsive et partit pour Francfort en
me souhaitant bien du plaisir. J'ai toujours admiré sa conduite à cette
occasion.

Voilà tout ce que j'ai à dire de cette distraction violente apportée un
moment, par le trouble des sens, à la passion grande et profonde qui
remplissait mon cœur et occupait toutes les puissances de mon âme. On
verra seulement dans le récit de mon voyage en Italie, de quelle manière
dramatique cet épisode se dénoua et comment mademoiselle M*** faillit
avoir une terrible preuve de la vérité du proverbe: _Il ne faut pas
jouer avec le feu_.



XXIX

Quatrième concours à l'Institut.--J'obtiens le prix.--La
révolution de Juillet.--La prise de Babylone.--_La Marseillaise_.--Rouget
de Lisle.


Le concours de l'Institut eut lieu cette année-là un peu plus tard que
de coutume; il fut fixé au 15 juillet. Je m'y présentai pour la
cinquième fois, bien résolu, quoi qu'il arrivât, de n'y plus reparaître.
C'était en 1830. Je terminais ma cantate quand la révolution éclata.

    «Et lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles
       Des ponts et de nos quais déserts,
    Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles
       Sifflait et pleuvait par les airs;
    Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,
       Le peuple soulevé grondait
    Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte
       _La Marseillaise_ répondait...[39]»

L'aspect du palais de l'Institut, habité par de nombreuses familles,
était alors curieux; les biscaïens traversaient les portes barricadées,
les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et
dans les moments de silence entre les décharges, les hirondelles
reprenaient en chœur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et
j'écrivais précipitamment les dernières pages de mon orchestre, au bruit
sec et mat des balles perdues, qui, décrivant une parabole au-dessus des
toits, venaient s'aplatir près de mes fenêtres contre la muraille de ma
chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus sortir et polissonner
dans Paris, le pistolet au poing, avec la _sainte canaille_[40] jusqu'au
lendemain.

Je n'oublierai jamais la physionomie de Paris, pendant ces journées
célèbres; la bravoure forcenée des gamins, l'enthousiasme des hommes, la
frénésie des filles publiques, la triste résignation des Suisses et de
la garde royale, la fierté singulière qu'éprouvaient les ouvriers
d'être, disaient-ils, maîtres de la ville et de ne rien voler; et les
ébouriffantes gasconnades de quelques jeunes gens, qui, après avoir fait
preuve d'une intrépidité réelle, trouvaient le moyen de la rendre
ridicule par la manière dont ils racontaient leurs exploits et par les
ornements grotesques qu'ils ajoutaient à la vérité. Ainsi, pour avoir,
non sans de grandes pertes, pris la caserne de cavalerie de la rue de
Babylone, ils se croyaient obligés de dire avec un sérieux digne des
soldats d'Alexandre: _Nous étions à la prise de Babylone_. La phrase
convenable eût été trop longue; d'ailleurs on la répétait si souvent que
l'abréviation devenait indispensable. Et avec quelle sonorité pompeuse
et quel accent circonflexe sur l'o on articulait ce nom de _Babylone!_ Ô
Parisiens!... farceurs... gigantesques, si l'on veut, mais aussi
gigantesques farceurs!...

Et la musique, et les chants, et les voix rauques dont retentissaient
les rues, il faut les avoir entendus pour s'en faire une idée!

Ce fut pourtant quelques jours après cette révolution harmonieuse que je
reçus une impression ou, pour mieux dire, une secousse musicale d'une
violence extraordinaire. Je traversais la cour du Palais-Royal, quand je
crus entendre sortir d'un groupe une mélodie à moi bien connue. Je
m'approche et je reconnais que dix à douze jeunes gens chantaient en
effet un hymne guerrier de ma composition, dont les paroles, traduites
des _Irish mélodies_ de Moore, se trouvaient par hasard tout à fait de
circonstance[41]. Ravi de la découverte comme un auteur fort peu
accoutumé à ce genre de succès, j'entre dans le cercle des chanteurs et
leur demande la permission de me joindre à eux. On me l'accorde en y
ajoutant une partie de basse qui, pour ce chœur du moins, était
parfaitement inutile. Mais je m'étais gardé de trahir mon incognito, et
je me souviens même d'avoir soutenu une assez vive discussion avec celui
de ces messieurs qui battait la mesure, à propos du mouvement qu'il
donnait à mon morceau. Heureusement, je regagnai ses bonnes grâces en
chantant correctement ma partie, dans le _Vieux drapeau_ de Béranger,
dont il avait fait la musique et que nous exécutâmes l'instant d'après.
Dans les entr'actes de ce concert improvisé, trois gardes nationaux, nos
protecteurs contre la foule, parcouraient les rangs de l'auditoire,
leurs schakos à la main, et faisaient la quête pour les blessés des
trois journées. Le fait parut bizarre aux Parisiens, et cela suffit pour
assurer le succès de la recette. Bientôt nous vîmes tomber en abondance
les pièces de cent sous qui, sans doute, fussent restées fort
tranquillement dans la bourse de leurs propriétaires, s'il n'y avait eu
pour les en faire sortir que le charme de nos accords. Mais l'assistance
devenait de plus en plus nombreuse, le petit cercle réservé aux Orphées
patriotes se rétrécissait à chaque instant, et la _force armée_ qui nous
protégeait allait se voir impuissante contre cette marée montante de
curieux. Nous nous échappons à grand'peine. Le flot nous poursuit.
Parvenus à la galerie Colbert qui conduit à la rue Vivienne, cernés,
traqués comme des ours en foire, on nous somme de recommencer nos
chants. Une mercière dont le magasin s'ouvrait sous la rotonde vitrée de
la galerie, nous offre alors de monter au premier étage de sa maison,
d'où nous pouvions, sans courir le risque d'être étouffés, _verser des
torrents d'harmonie sur nos ardents admirateurs_. La proposition est
acceptée, et nous commençons _la Marseillaise_. Aux premières mesures,
la bruyante cohue qui s'agitait sous nos pieds s'arrête et se tait. Le
silence n'est pas plus profond ni plus solennel sur la place
Saint-Pierre, quand, du haut du balcon pontifical, le Pape donne sa
bénédiction _urbi et orbi_. Après le second couplet, on se tait encore;
après le troisième, même silence. Ce n'était pas mon compte. À la vue de
cet immense concours de peuple, je m'étais rappelé que je venais
d'arranger le chant de Rouget de Lisle à grand orchestre et à double
chœur, et qu'au lieu de ces mots: _ténors_, _basses_, j'avais écrit à la
tablature de la partition: «_Tout ce qui a une voix, un cœur et du sang
dans les veines_.» Ah! ah! me dis-je, voilà mon affaire. J'étais donc
extrêmement désappointé du silence obstiné de nos auditeurs. Mais à la
4e strophe, n'y tenant plus, je leur crie: «Eh! sacredieu! chantez
donc!» Le peuple, alors, de lancer son: _Aux armes, citoyens!_ avec
l'ensemble et l'énergie d'un chœur exercé. Il faut se figurer que la
galerie qui aboutissait à la rue Vivienne était pleine, que celle qui
donne dans la rue Neuve-des-Petits-Champs était pleine, que la rotonde
du milieu était pleine, que ces quatre ou cinq mille voix étaient
entassées dans un lieu sonore fermé à droite et à gauche par les
cloisons en planches des boutiques, en haut par des vitraux, et en bas
par des dalles retentissantes, il faut penser, en outre, que la plupart
des chanteurs, hommes, femmes et enfants palpitaient encore de l'émotion
du combat de la veille, et l'on imaginera peut-être quel fut l'effet de
ce foudroyant refrain... Pour moi, sans métaphore, je tombai à terre, et
notre petite troupe, épouvantée de l'explosion, fut frappée d'un mutisme
absolu, comme les oiseaux après un éclat de tonnerre.

Je viens de dire que j'avais arrangé _la Marseillaise_ pour deux chœurs
et une masse instrumentale. Je dédiai mon travail à l'auteur de cet
hymne immortel et ce fut à ce sujet que Rouget de Lisle m'écrivit la
lettre suivante que j'ai précieusement conservée:

        «Choisy-le-Roi, 20 décembre 1830.

»Nous ne nous connaissons pas, monsieur Berlioz; voulez-vous que nous
fassions connaissance? Votre tête paraît être un volcan toujours en
éruption; dans la mienne, il n'y eut jamais qu'un feu de paille qui
s'éteint en fumant encore un peu. Mais enfin, de la richesse de votre
volcan et des débris de mon feu de paille combinés, il peut résulter
quelque chose. J'aurais à cet égard une et peut-être deux propositions à
vous faire. Pour cela, il s'agirait de nous voir et de nous entendre. Si
le cœur vous en dit, indiquez-moi un jour où je pourrai vous rencontrer,
ou venez à Choisy me demander un déjeuner, un dîner, fort mauvais sans
doute, mais qu'un poëte comme vous ne saurait trouver tel, assaisonné de
l'air des champs. Je n'aurais pas attendu jusqu'à présent pour tâcher de
me rapprocher de vous et vous remercier de l'honneur que vous avez fait
à certaine pauvre créature de l'habiller tout à neuf et de couvrir,
dit-on, sa nudité de tout le brillant de votre imagination. Mais je ne
suis qu'un misérable ermite éclopé, qui ne fait que des apparitions
très-courtes et très-rares dans votre grande ville, et qui, les trois
quarts et demi du temps, n'y fait rien de ce qu'il voudrait faire.
Puis-je me flatter que vous ne vous refuserez point à cet appel, un peu
chanceux pour vous à la vérité, et que, de manière ou d'autre, vous me
mettrez à même de vous témoigner de vive voix et ma reconnaissance
personnelle et le plaisir avec lequel je m'associe aux espérances que
fondent sur votre audacieux talent les vrais amis du bel art que vous
cultivez?

        »ROUGET DE LISLE.»

J'ai su plus tard que Rouget de Lisle, qui, pour le dire en passant, a
fait bien d'autres beaux chants que _la Marseillaise_, avait en
portefeuille un livret d'opéra sur Othello, qu'il voulait me proposer.
Mais devant partir de Paris le lendemain du jour où je reçus sa lettre,
je m'excusai auprès de lui en remettant à mon retour d'Italie la visite
que je lui devais. Le pauvre homme mourut dans l'intervalle. Je ne l'ai
jamais vu.

Quand le calme eut été rétabli tant bien que mal dans Paris, quand
Lafayette eut présenté Louis-Philippe au peuple en le proclamant la
meilleure des républiques, quand _le tour fut fait_ enfin, la machine
sociale recommençant à fonctionner, l'Académie des Beaux-Arts reprit ses
travaux. L'exécution de nos cantates du concours eut lieu (au piano
toujours) devant les deux aréopages dont j'ai déjà fait connaître la
composition. Et tous les deux, grâce à un morceau que j'ai brûlé depuis
lors, ayant reconnu ma conversion aux saines doctrines m'accordèrent
enfin, enfin, enfin... le premier prix. J'avais éprouvé de très-vifs
désappointements aux concours précédents où je n'avais rien obtenu, je
ressentis peu de joie quand Pradier le statuaire, sortant de la salle
des conférences de l'Académie vint me trouver dans la bibliothèque où
j'attendais mon sort, et me dit vivement en me serrant la main: «Vous
avez le prix!» À le voir si joyeux et à me voir si froid, on eût dit que
j'étais l'académicien et qu'il était le lauréat. Je ne tardai pourtant
pas à apprécier les avantages de cette distinction. Avec mes idées sur
l'organisation du concours, elle devait flatter médiocrement mon
amour-propre, mais elle représentait un succès officiel dont l'orgueil
de mes parents serait certainement satisfait, elle me donnait une
pension de mille écus, mes entrées à tous les théâtres lyriques; c'était
un diplôme, un titre, et l'indépendance et presque l'aisance pendant
cinq ans.



XXX

Distribution des prix à l'Institut.--Les académiciens.--Ma
cantate de _Sardanapale_. Son exécution--L'incendie
qui ne s'allume pas.--Ma fureur.--Effroi de madame Malibran.


Deux mois après eurent lieu, comme à l'ordinaire, à l'Institut, la
distribution des prix et l'exécution à grand orchestre de la cantate
couronnée. Cette cérémonie se passe encore de la même façon. Tous les
ans les mêmes musiciens exécutent des partitions qui sont à peu près
aussi toujours les mêmes, et les prix, donnés avec le même discernement,
sont distribués avec la même solennité. Tous les ans, le même jour, à la
même heure, debout sur la même marche du même escalier de l'Institut, le
même académicien répète la même phrase au lauréat qui vient d'être
couronné. Le jour est le premier samedi d'octobre; l'heure, la quatrième
de l'après-midi; la marche d'escalier, la troisième; l'académicien, tout
le monde le connaît; la phrase, la voici:

«Allons, jeune homme, _macte animo_; vous allez faire un beau voyage...
la terre classique des beaux-arts... la patrie des Pergolèse, des
Piccini... un ciel inspirateur... vous nous reviendrez avec quelque
magnifique partition... vous êtes en beau chemin.»

Pour cette glorieuse journée, les académiciens endossent leur bel habit
brodé de vert; ils rayonnent, ils éblouissent. Ils vont couronner en
pompe, un peintre, un sculpteur, un architecte, un graveur et un
musicien. Grande est la joie au gynécée des muses.

Que viens-je d'écrire là?... cela ressemble à un vers. C'est que j'étais
déjà loin de l'Académie, et que je songeais (je ne sais trop à quel
propos en vérité) à cette strophe de Victor Hugo:

    «Aigle qu'ils devaient suivre, aigle de notre armée,
    Dont la plume sanglante en cent lieux est semée,
    Dont le tonnerre, un soir, s'éteignit dans les flots;
    Toi qui les as couvés dans l'aire maternelle
    Regarde et sois contente, et crie et bats de l'aile,
             Mère, tes aiglons sont éclos!»

Revenons à nos lauréats, dont quelques-uns ressemblent bien un peu à des
hiboux, à ces _petits monstres rechignés_ dont parle La Fontaine, plutôt
qu'à des aigles, mais qui se partagent tous également, néanmoins, les
affections de l'Académie.

C'est donc le premier samedi d'octobre que leur mère radieuse _bat de
l'aile_, et que la cantate couronnée est enfin exécutée sérieusement. On
rassemble alors un orchestre _tout entier_; il n'y manque rien. Les
instruments à cordes y sont; on y voit les deux flûtes, les deux
hautbois, les deux clarinettes (je dois cependant à la vérité de dire
que cette précieuse partie de l'orchestre est complète depuis peu
seulement. Quand l'_aurore_ du grand prix se leva pour moi, il n'y avait
qu'_une clarinette et demie_, le vieillard chargé depuis un temps
immémorial de la partie de première clarinette, n'ayant plus qu'une
dent, ne pouvait faire sortir de son instrument asthmatique que la
moitié des notes tout au plus). On y trouve les quatre cors, les trois
trombones, et jusqu'à les cornets à pistons, instruments modernes! Voilà
qui est fort. Eh bien! rien n'est plus vrai. L'Académie, ce jour-là ne
se connaît plus, elle fait des folies, de véritables extravagances;
_elle est contente, et crie et bat de l'aile, ses hiboux_ (ses aiglons,
voulais-je dire) _sont éclos_. Chacun est à son poste. Le chef
d'orchestre, armé de l'archet conducteur, donne le signal.

Le soleil se lève; solo de violoncelle... léger crescendo.

Les petits oiseaux se réveillent; solo de flûte, trilles de violons.

Les petits ruisseaux murmurent; solo d'altos.

Les petits agneaux bêlent; solo de hautbois.

Et le crescendo continuant, il se trouve, quand les petits oiseaux, les
petits ruisseaux et les petits agneaux ont été entendus successivement,
que le soleil est au zénith, et qu'il est midi tout au moins. Le
récitatif commence:

        «Déjà le jour naissant... etc.»

Suivent le premier air, le deuxième récitatif, le deuxième air, le
troisième récitatif et le troisième air, où le personnage expire
ordinairement, mais où le chanteur et les auditeurs respirent. Monsieur
le secrétaire perpétuel prononce à haute et intelligible voix les nom et
prénoms de l'auteur, tenant d'une main la couronne de laurier artificiel
qui doit ceindre les tempes du triomphateur, et de l'autre une médaille
d'or véritable, qui lui servira à payer son terme avant le départ pour
Rome. Elle vaut cent soixante francs, j'en suis certain. Le lauréat se
lève:

    Son front nouveau tondu, symbole de candeur
    Rougit, en approchant d'une honnête pudeur.

Il embrasse M. le secrétaire perpétuel. On applaudit un peu. À quelques
pas de la tribune de M. le secrétaire perpétuel se trouve le maître
illustre de l'élève couronné; l'élève embrasse son illustre maître:
c'est juste. On applaudit encore un peu. Sur une banquette du fond,
derrière les académiciens, les parents du lauréat versent
silencieusement des larmes de joie; celui-ci, enjambant les bancs de
l'amphithéâtre, écrasant le pied de l'un, marchant sur l'habit de
l'autre, se précipite dans les bras de son père et de sa mère, qui,
cette fois, sanglotent tout haut: rien de plus naturel. Mais on
n'applaudit plus, le public commence à rire. À droite du lieu de la
scène larmoyante, une jeune personne fait des signes au héros de la
fête: celui-ci ne se fait pas prier, et déchirant au passage la robe de
gaze d'une dame, déformant le chapeau d'un dandy, il finit par arriver
jusqu'à sa cousine. Il embrasse sa cousine. Il embrasse quelquefois même
le voisin de sa cousine. On rit beaucoup. Une autre femme, placée dans
un coin obscur et d'un difficile accès, donne quelques marques de
sympathie que l'heureux vainqueur se garde bien de ne pas apercevoir. Il
vole embrasser aussi sa maîtresse, sa future, sa fiancée, celle qui doit
partager sa gloire. Mais dans sa précipitation et son indifférence pour
les autres femmes, il en renverse une d'un coup de pied, s'accroche
lui-même à une banquette, tombe lourdement, et, sans aller plus loin,
renonçant à donner la moindre accolade à la pauvre jeune fille, regagne
sa place, suant et confus. Cette fois, on applaudit à outrance, on rit
aux éclats; c'est un bonheur, un délire; c'est le beau moment de la
séance académique, et je sais bon nombre d'amis de la joie qui n'y vont
que pour celui-là. Je ne parle pas ainsi par rancune contre les rieurs,
car je n'eus pour ma part, quand mon tour arriva, ni père, ni mère, ni
cousine, ni maître, ni maîtresse à embrasser. Mon maître était malade,
mes parents absents et mécontents; pour ma maîtresse... Je n'embrassai
donc que M. le secrétaire perpétuel et je doute, qu'en l'approchant, on
ait pu remarquer la rougeur de mon front, car, au lieu d'être _nouveau
tondu_, il était enfoui sous une forêt de longs cheveux roux, qui, avec
d'autres traits caractéristiques, ne devaient pas peu contribuer à me
faire ranger dans la classe des hiboux.

J'étais d'ailleurs, ce jour-là, d'humeur très-peu embrassante; je crois
même ne pas avoir éprouvé de plus horrible colère dans ma vie. Voici
pourquoi: la cantate du concours avait pour sujet la _Dernière nuit de
Sardanapale_. Le poëme finissait au moment où Sardanapale vaincu appelle
ses plus belles esclaves et monte avec elles sur le bûcher. L'idée
m'était venue tout d'abord d'écrire une sorte de symphonie descriptive
de l'incendie, des cris de ces femmes mal résignées, des fiers accents
de ce brave voluptueux défiant la mort au milieu des progrès de la
flamme, et du fracas de l'écroulement du palais. Mais en songeant aux
moyens que j'allais avoir à employer pour rendre sensibles, par
l'orchestre seul les principaux traits d'un tableau de cette nature, je
m'arrêtai. La section de musique de l'Académie eût condamné, sans aucun
doute, toute ma partition, à la seule inspection de ce finale
instrumental; d'ailleurs, rien ne pouvant être plus inintelligible,
réduit à l'exécution du piano, il devenait au moins inutile de l'écrire.
J'attendis donc. Quand ensuite le prix m'eût été accordé, sûr alors de
ne pouvoir plus le perdre, et d'être en outre exécuté à grand orchestre,
j'écrivis mon incendie. Ce morceau, à la répétition générale, produisit
un tel effet que plusieurs de messieurs les académiciens, pris au
dépourvu, vinrent eux-mêmes m'en faire compliment, sans arrière-pensée
et sans rancune pour le piège où je venais de prendre leur religion
musicale.

La salle des séances publiques de l'Institut était pleine d'artistes et
d'amateurs, curieux d'entendre cette cantate dont l'auteur avait alors
déjà une fière réputation d'extravagance. La plupart, en sortant,
exprimaient l'étonnement que leur avait causé l'_incendie_, et par le
récit qu'ils firent de cette étrangeté symphonique, la curiosité et
l'attention des auditeurs du lendemain, qui n'avaient point assisté à la
répétition, furent naturellement excitées à un degré peu ordinaire.

À l'ouverture de la séance, me méfiant un peu de l'habileté de Grasset,
l'ex-chef d'orchestre du Théâtre-Italien, qui dirigeait alors, j'allai
me placer à côté de lui, mon manuscrit à la main. Madame Malibran,
attirée elle aussi par la rumeur de la veille, et qui n'avait pas pu
trouver place dans la salle, était assise sur un tabouret, auprès de
moi, entre deux contre-basses. Je la vis ce jour-là pour la dernière
fois.

Mon _decrescendo_ commence.

(La cantate débutant par ce vers: _Déjà la nuit a voilé la nature_,
j'avais dû faire un _coucher du soleil_ au lieu du _lever de l'aurore_
consacré. Il semble que je sois condamné à ne jamais agir comme tout le
monde, à prendre la vie et l'Académie à contre-poil!)

La cantate se déroule sans accident. Sardanapale apprend sa défaite, se
résout à mourir, appelle ses femmes; l'incendie s'allume, on écoute; les
initiés de la répétition disent à leurs voisins;

--«Vous allez entendre cet écroulement, c'est étrange, c'est
prodigieux!»

Cinq cent mille malédictions sur les musiciens qui ne comptent pas leurs
pauses!!! une partie de cor donnait dans ma partition la réplique aux
timbales, les timbales la donnaient aux cymbales, celles-ci à la grosse
caisse, et le premier coup de la grosse caisse amenait l'explosion
finale! Mon damné cor ne fait pas sa note, les timbales ne l'entendant
pas n'ont garde de partir, par suite, les cymbales et la grosse caisse
se taisent aussi; rien ne part! rien!!!... les violons et les basses
continuent seuls leur impuissant trémolo; point d'explosion! un incendie
qui s'éteint sans avoir éclaté, un effet ridicule au lieu de
l'écroulement tant annoncé; _ridiculus mus_!... Il n'y a qu'un
compositeur déjà soumis à une pareille épreuve qui puisse concevoir la
fureur dont je fus alors transporté. Un cri d'horreur s'échappa de ma
poitrine haletante, je lançai ma partition à travers l'orchestre, je
renversai deux pupitres; madame Malibran fit un bond en arrière, comme
si une mine venait soudain d'éclater à ses pieds; tout fut en rumeur, et
l'orchestre, et les académiciens scandalisés, et les auditeurs
mystifiés, et les amis de l'auteur indignés. Ce fut encore une
catastrophe musicale et plus cruelle qu'aucune de celles que j'avais
éprouvées précédemment.. Si elle eût au moins été pour moi la dernière!



XXXI

Je donne mon second concert.--La symphonie fantastique.--Liszt
vient me voir.--Commencement de notre liaison.--Les
critiques parisiens.--Mot de Cherubini.--Je pars
pour l'Italie.


Malgré les pressantes sollicitations que j'adressai au ministre de
l'intérieur pour qu'il me dispensât du voyage d'Italie, auquel ma
qualité de lauréat de l'Institut m'obligeait, je dus me préparer à
partir pour Rome.

Je ne voulus pourtant pas quitter Paris sans reproduire en public ma
cantate de _Sardanapale_, dont le finale avait été abîmé à la
distribution des prix de l'Institut. J'organisai, en conséquence, un
concert au Conservatoire, où cette œuvre académique figura à côté de la
symphonie fantastique qu'on n'avait pas encore entendue. Habeneck se
chargea de diriger ce concert dont tous les exécutants, avec une bonne
grâce dont je ne saurais trop les remercier, me prêtèrent une troisième
fois leur concours gratuitement.

Ce fut la veille de ce jour que Liszt vint me voir. Nous ne nous
connaissions pas encore. Je lui parlai du _Faust_ de Gœthe, qu'il
m'avoua n'avoir pas lu, et pour lequel il se passionna autant que moi
bientôt après. Nous éprouvions une vive sympathie l'un pour l'autre, et
depuis lors notre liaison n'a fait que se resserrer et se consolider.

Il assista à ce concert où il se fit remarquer de tout l'auditoire par
ses applaudissements et ses enthousiastes démonstrations.

L'exécution ne fut pas irréprochable sans doute, ce n'était pas avec
deux répétitions seulement qu'on pouvait en obtenir une parfaite pour
des œuvres aussi compliquées. L'ensemble toutefois fut suffisant pour en
laisser apercevoir les traits principaux. Trois morceaux de la
symphonie, _le Bal_, _la Marche au supplice_ et _le Sabbat_, firent une
grande sensation. La _Marche au supplice_ surtout bouleversa la salle.
La _Scène aux champs_ ne produisit aucun effet. Elle ressemblait peu, il
est vrai, à ce qu'elle est aujourd'hui. Je pris aussitôt la résolution
de la récrire, et F. Hiller, qui était alors à Paris, me donna à cet
égard d'excellents conseils dont j'ai tâché de profiter.

La cantate fut bien rendue; l'incendie s'alluma, l'écroulement eut lieu;
le succès fut très-grand. Quelques jours après, les aristarques de la
presse se prononcèrent, les uns pour, les autres contre moi, avec
passion. Mais les reproches que me faisait la critique hostile, au lieu
de porter sur les défauts évidents des deux ouvrages entendus dans ce
concert, défauts très-graves et que j'ai corrigés dans la symphonie,
avec tout le soin dont je suis capable en retravaillant ma partition
pendant plusieurs années, ces reproches, dis-je, tombaient presque tous
à faux. Ils s'adressaient tantôt à des idées absurdes qu'on me supposait
et que _je n'eus jamais_, tantôt à la rudesse de certaines modulations
qui _n'existaient pas_, à l'inobservance systématique de certaines
règles fondamentales de l'art que _j'avais religieusement observées_ et
à l'absence de certaines formes musicales qui étaient _seules employées_
dans les passages où on en niait la présence. Au reste, je dois
l'avouer, mes partisans m'ont aussi bien souvent attribué des intentions
que je n'ai jamais eues, et parfaitement ridicules. Ce que la critique
française a dépensé, depuis cette époque, à exalter ou à déchirer mes
œuvres, de non sens, de folies, de systèmes extravagants, de sottise et
d'aveuglement, passe toute croyance. Deux ou trois hommes seulement ont
tout d'abord parlé de moi avec une sage et intelligente réserve. Mais
les critiques clairvoyants, doués de savoir, de sensibilité,
d'imagination et d'impartialité, capables de me juger sainement, de bien
apprécier la portée de mes tentatives et la direction de mon esprit, ne
sont pas aujourd'hui faciles à trouver. En tous cas ils n'existaient pas
dans les premières années de ma carrière; les exécutions rares et fort
imparfaites de mes essais leur eussent d'ailleurs laissé beaucoup à
deviner.

Tout ce qu'il y avait alors à Paris de jeunes gens doués d'un peu de
culture musicale et de ce sixième sens qu'on nomme le sens artiste,
musiciens ou non, me comprenait mieux et plus vite que ces froids
prosateurs pleins de vanité et d'une ignorance prétentieuse. Les
professeurs de musique dont les œuvres-bornes étaient rudement heurtées
et écornées par quelques-unes des formes de mon style, commencèrent à me
prendre en horreur. Mon impiété à l'égard de certaines croyances
scolastiques surtout les exaspérait. Et Dieu sait s'il y a quelque chose
de plus violent et de plus acharné qu'un pareil fanatisme. On juge de la
colère que devaient causer à Cherubini ces questions hétérodoxes,
soulevées à mon sujet, et tout ce bruit dont j'étais la cause. Ses
affidés lui avaient rendu compte de la dernière répétition de
l'_abominable_ symphonie; le lendemain, il passait devant la porte de la
salle des concerts au moment où le public y entrait, quand quelqu'un
l'arrêtant, lui dit: «Eh bien, monsieur Cherubini, vous ne venez pas
entendre la nouvelle composition de Berlioz?--Zé n'ai pas besoin
d'aller savoir comment _il né faut pas faire_!» répondit-il, avec l'air
d'un chat auquel on veut faire avaler de la moutarde. Ce fut bien pis,
après le succès du concert: il semblait qu'il _eût avalé_ la moutarde;
il ne parlait plus, il éternuait. Au bout de quelques jours, il me fit
appeler: «Vous allez partir pour l'Italie, me dit-il?--Oui,
monsieur.--On va vous effacer des rézistres du Conservatoire, vos études
sont terminées. Mais il mé semble qué, qué, qué, vous deviez venir mé
faire une visite. On-on-on-on né sort pas d'ici comme d'une
écurie!...»--Je fus sur le point de répondre: «Pourquoi non? puisqu'on
nous y traite comme des chevaux!» mais j'eus le bon sens de me contenir
et d'assurer même à notre aimable directeur que je n'avais point eu la
pensée de quitter Paris sans venir prendre congé de lui et le remercier
de ses bontés.

Il fallut donc, bon gré mal gré, me diriger vers l'académie de Rome, où
je devais avoir le loisir d'oublier les gracieusetés du bon Cherubini,
les coups de lance à fer émoulu du _chevalier français_ Boïeldieu, les
grotesques dissertations des feuilletonistes, les chaleureuses
démonstrations de mes amis, les invectives de mes ennemis, et le monde
musical et même la musique.

Cette institution eut sans doute, dans le principe, un but d'utilité
pour l'art et les artistes. Il ne m'appartient pas de juger jusqu'à quel
point les intentions du fondateur ont été remplies à l'égard des
peintres, sculpteurs, graveurs et architectes; quant aux musiciens, le
voyage d'Italie, favorable au développement de leur imagination par le
trésor de poésie que la nature, l'art et les souvenirs étalent à l'envi
sous leurs pas, est au moins inutile sous le rapport des études
spéciales qu'ils y peuvent faire. Mais le fait ressortira plus évident
du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome les artistes français.
Avant de s'y rendre, les cinq ou six nouveaux lauréats se réunissent
pour combiner ensemble les arrangements du grand voyage qui se fait
d'ordinaire en commun. Un _voiturin_ se charge, moyennant une somme
assez modique, de faire parvenir en Italie sa cargaison de grands
hommes, en les entassant dans une lourde carriole, ni plus, ni moins que
des bourgeois du marais. Comme il ne change jamais de chevaux, il lui
faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer les Alpes, et
parvenir dans les États-Romains; mais ce voyage à petites journées doit
être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes voyageurs,
dont l'esprit, à cette époque, est loin d'être tourné à la mélancolie.
Si j'en parle sous la forme dubitative, c'est que je ne l'ai pas fait
ainsi moi-même; diverses circonstances me retinrent à Paris, après la
cérémonie auguste de mon couronnement, jusqu'au milieu de janvier; et
après être allé passer quelques semaines à la Côte-Saint-André, où mes
parents, tout fiers de la palme académique que je venais d'obtenir, me
firent le meilleur accueil, je m'acheminai vers l'Italie, seul et assez
triste.



VOYAGE EN ITALIE

XXXII

De Marseille à Livourne.--Tempête.--De Livourne à Rome.
L'Académie de France à Rome.


La saison était trop mauvaise pour que le passage des Alpes pût m'offrir
quelque agrément; je me déterminai donc à les tourner et me rendis à
Marseille. C'était ma première entrevue avec la mer. Je cherchai assez
longtemps un vaisseau un peu propre qui fît voile pour Livourne; mais je
ne trouvais toujours que d'ignobles petits navires, chargés de laine, ou
de barriques d'huile, ou de monceaux d'ossements à faire du noir, qui
exhalaient une odeur insupportable. Du reste, pas un endroit où un
honnête homme pût se nicher; on ne m'offrait ni le vivre ni le couvert;
je devais apporter des provisions et me faire un chenil pour la nuit
dans le coin du vaisseau qu'on voulait bien m'octroyer. Pour toute
compagnie, quatre matelots à face de bouledogue, dont la probité ne
m'était rien moins que garantie. Je reculai. Pendant plusieurs jours il
me fallut tuer le temps à parcourir les rochers voisins de Notre-Dame de
la Garde, genre d'occupation pour lequel j'ai toujours eu un goût
particulier.

Enfin, j'entendis annoncer le prochain départ d'un brick sarde qui se
rendait à Livourne. Quelques jeunes gens de bonne mine que je rencontrai
à la Cannebière, m'apprirent qu'ils étaient passagers sur ce bâtiment,
et que nous y serions assez bien en nous concertant ensemble pour
l'approvisionnement. Le capitaine ne voulait en aucune façon se charger
du soin de notre table. En conséquence, il fallut y pourvoir. Nous
prîmes des vivres pour une semaine, comptant en avoir de reste, la
traversée de Marseille à Livourne, par un temps favorable ne prenant
guère plus de trois ou quatre jours. C'est une délicieuse chose qu'un
premier voyage sur la Méditerranée, quand on est favorisé d'un beau
temps, d'un navire passable et qu'on n'a pas le mal de mer. Les deux
premiers jours, je ne pouvais assez admirer la bonne étoile qui m'avait
fait si bien tomber et m'exemptait complètement du malaise dont les
autres voyageurs étaient cruellement tourmentés. Nos dîners sur le pont,
par un soleil superbe, en vue des côtes de Sardaigne, étaient de fort
agréables réunions. Tous ces messieurs étaient Italiens, et avaient la
mémoire garnie d'anecdotes plus ou moins vraisemblables, mais
très-intéressantes. L'un avait servi la cause de la liberté, en Grèce,
où il s'était lié avec Canaris; et nous ne nous lassions pas de lui
demander des détails sur l'héroïque incendiaire, dont la gloire semblait
prête à s'éteindre, après avoir brillé d'un éclat subit et terrible
comme l'explosion de ses brûlots. Un Vénitien, homme d'assez mauvais
ton, et parlant fort mal le français, prétendait avoir commandé la
corvette de Byron pendant les excursions aventureuses du poëte dans
l'Adriatique et l'Archipel grec. Il nous décrivait minutieusement le
brillant uniforme dont Byron avait exigé qu'il fût revêtu, les orgies
qu'ils faisaient ensemble; il n'oubliait pas non plus les éloges que
l'illustre voyageur avait accordés à son courage. Au milieu d'une
tempête, Byron ayant engagé le capitaine à venir dans sa chambre faire
avec lui une partie d'écarté, celui-ci accepta l'invitation au lieu de
rester sur le pont à surveiller la manœuvre; la partie commencée, les
mouvements du vaisseau devinrent si violents, que la table et les
joueurs furent rudement renversés.

«--Ramassez les cartes, et continuons, s'écria Byron.

--Volontiers, milord!

--Commandant, vous êtes un brave!»

Il se peut qu'il n'y ait pas un mot de vrai dans tout cela, mais il faut
convenir que l'uniforme galonné et la partie d'écarté sont bien dans le
caractère de l'auteur de _Lara_; en outre, le narrateur n'avait pas
assez d'esprit pour donner à des contes ce parfum de couleur locale, et
le plaisir que j'éprouvais à me trouver ainsi côte à côte avec un
compagnon du pèlerinage de Child-Harold, achevait de me persuader. Mais
notre traversée ne paraissait pas approcher sensiblement de son terme;
un calme plat nous avait arrêtés en vue de Nice; il nous y retint trois
jours entiers. La brise légère qui s'élevait chaque soir nous faisait
avancer de quelques lieues, mais elle tombait au bout de deux heures, et
la direction contraire d'un courant qui règne le long de ces côtes, nous
ramenait tout doucement pendant la nuit au point d'où nous étions
partis. Tous les matins, en montant sur le pont, ma première question
aux matelots était pour connaître le nom de la ville qu'on découvrait
sur le rivage, et tous les matins je recevais pour réponse: «_È Nizza,
signore. Ancora Nizza. È sempre Nizza!_» Je commençais à croire la
gracieuse ville de Nice douée d'une puissance magnétique, qui, si elle
n'arrachait pas pièce à pièce tous les ferrements de notre brick, ainsi
qu'il arrive, au dire des matelots, quand on approche des pôles,
exerçait au moins sur le bâtiment une irrésistible attraction. Un vent
furieux du nord, qui nous tomba des Alpes comme une avalanche, vint me
tirer d'erreur. Le capitaine n'eut garde de manquer une si belle
occasion pour réparer le temps perdu et se _couvrit de toile_. Le
vaisseau, pris en flanc, inclinait horriblement. Toutefois je fus bien
vite accoutumé à cet aspect qui m'avait alarmé dans les premiers
moments; mais, vers minuit, comme nous entrions dans le golfe de la
Spezzia, la frénésie de cette _tramontana_ devint telle, que les
matelots eux-mêmes commencèrent à trembler en voyant l'obstination du
capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C'était une tempête
véritable, dont je ferai la description en beau style académique, une
autre fois. Cramponné à une barre de fer du pont, j'admirais avec un
sourd battement de cœur cet étrange spectacle, pendant que le commandant
vénitien, dont j'ai parlé plus haut, examinait d'un œil sévère le
capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de temps en
temps de sinistres exclamations: «C'est de la folie! disait-il... quel
entêtement! cet imbécile va nous faire sombrer!... un temps pareil et
quinze voiles étendues!» L'autre ne disait mot, et se contentait de
rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent vint le renverser
et coucher presque entièrement le navire sur le flanc. Ce fut un instant
terrible. Pendant que notre malencontreux capitaine roulait au milieu
des tonneaux que la secousse avait jetés sur le pont dans toutes les
directions, le Vénitien s'élançant à la barre, prit le commandement de
la manœuvre avec une autorité illégale, il est vrai, mais bien justifiée
par l'événement et que l'instinct des matelots, joint à l'imminence du
danger, les empêcha de méconnaître. Plusieurs d'entre eux, se croyant
perdus, appelaient déjà la madone à leur aide. «Il ne s'agit pas de la
madone, sacredieu! s'écrie le commandant, au perroquet! au perroquet!
tous au perroquet!» En un instant, à la voix de ce chef improvisé, les
mâts furent couverts de monde, les principales voiles carguées; le
vaisseau se relevant à demi, permit alors d'exécuter les manœuvres de
détail et nous fûmes sauvés.

Le lendemain, nous arrivâmes à Livourne à l'aide d'une seule voile;
telle était la violence du vent. Quelques heures après notre
installation à l'hôtel de l'_Aquila nera_, nos matelots vinrent en corps
nous faire une visite, intéressée en apparence, mais qui n'avait pour
but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions
d'échapper. Ces pauvres diables qui gagnent à peine le morceau de morue
sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne
voulurent jamais accepter notre argent, et ce fut à grand'peine que nous
parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d'un déjeuner
improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie;
elle mérite d'être consignée.

Mes compagnons de voyage m'avaient confié, pendant la traversée, qu'ils
accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d'éclater contre
le duc de Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme; ils
croyaient toucher déjà au jour de l'affranchissement de leur patrie.
Modène prise, la Toscane entière se soulèverait; sans perdre de temps on
marcherait sur Rome; la France d'ailleurs ne manquerait pas de les aider
dans leur noble entreprise, etc., etc. Hélas! avant d'arriver à
Florence, deux d'entre eux furent arrêtés par la police du grand duc et
jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore; pour les
autres, j'ai appris plus tard qu'ils s'étaient distingués dans les rangs
des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu'attachés au brave et
malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé
son sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté.

Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir
être éternels, je m'occupai de mon départ pour Rome. Le moment était
fort inopportun, et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me
rendait encore plus difficile l'entrée des États pontificaux. On refusa
de viser mon passe-port pour cette destination; les pensionnaires de
l'Académie étaient véhémentement soupçonnés d'avoir fomenté le mouvement
insurrectionnel de la place Colonne, et l'on conçoit que le pape ne vît
pas avec empressement s'accroître cette petite colonie de
révolutionnaires. J'écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui,
après d'énergiques réclamations, obtint du cardinal Bernetti
l'autorisation dont j'avais besoin.

Par une singularité remarquable, j'étais parti seul de Paris; je m'étais
trouvé seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne; je fus
l'unique voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à
s'acheminer vers Rome, et c'est dans cet isolement complet que j'y
arrivai. Deux volumes de Mémoires sur l'impératrice Joséphine, que le
hasard m'avait fait rencontrer chez un bouquiniste de Sienne, m'aidèrent
à tuer le temps pendant que ma vieille berline cheminait paisiblement.
Mon Phaéton ne savait pas un mot de français; pour moi, je ne possédais
de la langue italienne que des phrases comme celles-ci: «_Fa molto
caldo. Piove. Quando lo pranzo?_» Il était difficile que notre
conversation fût d'un grand intérêt. L'aspect du pays était assez peu
pittoresque et le manque absolu de confortable dans les bourgs ou
villages où nous nous arrêtions, achevait de me faire pester contre
l'Italie et la nécessité absurde qui m'y amenait. Mais un jour, sur les
dix heures du matin, comme nous venions d'atteindre un petit groupe de
maisons appelé la Storta, le vetturino me dit tout à coup d'un air
nonchalant, en se versant un verre de vin: «_Ecco Roma, signore!_» Et,
sans se retourner, il me montrait du doigt la croix de Saint-Pierre. Ce
peu de mots opéra en moi une révolution complète; je ne saurais exprimer
le trouble, le saisissement, que me causa l'aspect lointain de la ville
éternelle, au milieu de cette immense plaine nue et désolée... Tout à
mes yeux devint grand, poétique, sublime; l'imposante majesté de la
_Piazza del popolo_, par laquelle on entre dans Rome, en venant de
France, vint encore, quelque temps après, augmenter ma religieuse
émotion; et j'étais tout rêveur quand les chevaux, dont j'avais cessé de
maudire la lenteur, s'arrêtèrent devant un palais de noble et sévère
apparence. C'était l'Académie.

La _villa Medici_, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de
l'Académie de France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi; Michel-Ange
ensuite y ajouta une aile et quelques embellissements; elle est située
sur cette portion du _Monte Pincio_ qui domine la ville, et de laquelle
on jouit d'une des plus belles vues qu'il y ait au monde. À droite,
s'étend la promenade du Pincio; c'est l'avenue des Champs-Élysées de
Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence à baiser, elle est
inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche
découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de
ce magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept
heures, et se dispersent comme un essaim de moucherons emportés par le
vent. Telle est la crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains
le _mauvais air_, que si un petit nombre de promeneurs attardés,
narguant l'influence pernicieuse de l'_aria cattiva_, s'arrête encore
après la disparition de la foule, pour admirer la pompe du majestueux
paysage déployé par le soleil couchant derrière le _Monte Mario_, qui
borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûr, ces imprudents
rêveurs sont étrangers.

À gauche de la villa, l'avenue du Pincio aboutit sur la petite place de
la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, et d'où un large escalier de
marbre descend dans Rome et sert de communication directe entre le haut
de la colline et la place d'Espagne.

Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le
goût de Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête
académie. Un bois de lauriers et de chênes verts élevé sur une terrasse
en fait partie, borné d'un côté par les remparts de Rome, et, de
l'autre, par le couvent des Ursulines françaises attenant aux terrains
de la villa Medici.

En face, on aperçoit au milieu des champs incultes de la villa Borghèse,
la triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme
pour assombrir encore ce mélancolique tableau, une ceinture de
pins-parasols, en tous temps couverte d'une noire armée de corbeaux,
l'encadre à l'horizon.

Telle est, à peu près, la topographie vraiment royale dont la
munificence du gouvernement français a doté ses artistes pendant le
temps de leur séjour à Rome. Les appartements du directeur y sont d'une
somptuosité remarquable; bien des ambassadeurs seraient heureux d'en
posséder de pareils. Les chambres des pensionnaires, à l'exception de
deux ou trois, sont, au contraire, petites, incommodes, et surtout
excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal des logis de la
caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je
ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la
plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont
disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé,
donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la
Sabine, le Monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus une bibliothèque,
totalement dépourvue d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en
livres classiques, est ouverte jusqu'à trois heures aux élèves
laborieux, et présente au désœuvrement de ceux qui ne le sont pas une
ressource contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont ils
jouissent est à peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien tenus
d'envoyer tous les ans à l'Académie de Paris, un tableau, un dessin, une
médaille ou une partition, mais, ce travail une fois fait, ils peuvent
employer leur temps comme bon leur semble, où même ne pas l'employer du
tout, sans que personne ait rien à y voir. La tâche du directeur se
borne à administrer l'établissement et à surveiller l'exécution du
règlement qui le régit. Quant à la direction des études, il n'exerce à
cet égard aucune influence. Cela se conçoit: les vingt-deux élèves
pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères, si l'on veut mais
différents, il n'est pas possible à un seul homme de les posséder tous,
et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui sont
étrangers.



XXXIII

Les pensionnaires de l'Académie.--Félix Mendelssohn


L'_Ave Maria_ venait de sonner quand je descendis de voiture à la porte
de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me
faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes
nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée
par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait
plus que moi; et à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où
siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de
convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu,
s'éleva à mon aspect.

--Oh! Berlioz! Berlioz! oh! cette tête! oh! ces cheveux! oh! ce nez! Dis
donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez!

--Et toi, il te _recale_ fièrement pour les cheveux!

--Mille dieux! quel toupet!

--Hé! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles tu la séance de
l'Institut, tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour
l'_incendie_ de _Sardanapale_? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y
avait de quoi! Voyons donc, tu ne me reconnais pas?

--Je vous reconnais bien; mais votre nom....

--Ah, tiens! il me dit _vous_.. Tu te _manières_, mon vieux; on se
tutoie tout de suite ici.

--Eh bien! comment t'appelles-tu?

--Il s'appelle Signol.

--Mieux que ça, Rossignol.

--Mauvais, mauvais le calembour!

--Absurde.

--Laissez-le donc s'asseoir!

--Qui? le calembour?

--Non, Berlioz.

--Ohé! Fleury, apportez-nous du punch... et du fameux; ça vaudra mieux
que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin.

--Enfin, voilà notre section de musique au complet!

--Hé! Monfort[42], voilà ton collègue!

--Hé, Berlioz! voilà _ton fort_!

--C'est _mon fort_.

--C'est _son fort_.

--C'est _notre fort_.

--Embrassez-vous.

--Embrassons-nous.

--Ils ne s'embrasseront pas!

--Ils s'embrasseront!

--Ils ne s'embrasseront pas!

--Si!

--Non!

--Ah çà! mais pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi!
aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu?

--Eh bien! embrassons-le tous et que ça finisse!

--Non, que ça commence! voilà le punch! ne bois pas ton vin.

--Non, plus de vin.

--À bas le vin!

--Cassons les bouteilles! gare, Fleury!

--Pinck, panck!

--Messieurs, ne cassez pas les verres au moins, il en faut pour le
punch: je ne pense pas que vous vouliez le boire dans de petits verres.

--Ah, les petits verres! fi donc!

--Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça tout y passait.

Fleury est le nom du factotum de la maison; ce brave homme, si digne à
tous égards de la confiance que lui accordent les directeurs de
l'Académie, est en possession depuis longues années de servir à table
les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je
viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention et garde en pareil cas
un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je
fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel
accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le
plus bizarre. Sur l'un des murs sont encadrés les portraits des anciens
pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne
peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle
étalent une suite de caricatures dont la monstruosité grotesque ne peut
se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie.
Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette
curieuse galerie, et les nouveaux venus dont l'extérieur prête à la
charge ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand salon.

Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au
lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la
plus détestable taverne qu'on puisse trouver: sale, obscure et humide,
rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de
toutes les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place
d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre
considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables
cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert,
non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de
petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs
et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le _Café Greco_
cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers, que la
plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués
n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des
compatriotes.

Le lendemain, je fis la connaissance de Félix Mendelssohn qui était à
Rome depuis quelques semaines. Je raconterai, dans mon premier voyage en
Allemagne, cette entrevue et les incidents qui en furent la suite.



XXXIV

Drame.--Je quitte Rome.--De Florence à Nice.--Je reviens
à Rome.--Il n'y a personne de mort.

    On a vu des fusils partir qui n'étaient
    pas chargés, dit-on. On a vu souvent
    encore, je crois, des pistolets chargés
    qui ne sont pas partis.


Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette
existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude, qui, dès le
lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait
d'attention ni pour les objets environnants ni pour le cercle social où
je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome
des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je
les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après
ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la cause
de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de M.
Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un coup de tête, en m'assurant
qu'il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires de
l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à rentrer en France.

En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer
au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de
l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent
classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de
souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du Bal de ma
symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la _Coda_ qui existe
maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première
sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me
présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si
blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors,
qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de
rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il
s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux
femmes coupables et un innocent[43]. Quant à me tuer, moi, après ce beau
coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut
conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter mon retour, on me
connaissait... Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes
précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui
n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me
voyant si pâle:

--Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il?

--Voyez, lui dis-je, en lui tendant la lettre; lisez.

--Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire?

L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir librement.

--Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France, mais je vais
chez mon père au lieu de retourner à Paris.

--Oui, mon ami, vous avez raison, allez dans votre famille; c'est là
seulement que vous pourrez avec le temps, oublier vos chagrins et calmer
l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage!

--J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite; je ne répondrais pas
de moi demain.

--Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais
beaucoup de monde ici, à la police, à la poste; dans deux heures j'aurai
votre passe-port, et dans cinq votre place dans la voiture du courrier.
Je vais m'occuper de tout cela; rentrez dans votre hôtel faire vos
préparatifs, je vous y rejoindrai.»

Au lieu de rentrer, je m'achemine vers le quai de l'Arno, où demeurait
une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma
montre:

--Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir par le courrier,
pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète
de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai
ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent.

La marchande se consulte un instant et m'assure que tout sera prêt avant
l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive de
l'Arno, à l'hôtel des _Quatre nations_, où je logeais. J'appelle le
premier sommelier:

--Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible
d'emporter ma malle, le courrier ne peut la prendre; je vous la confie.
Envoyez-la par la première occasion sûre à mon père dont voici
l'adresse.»

Et prenant la partition de la scène du Bal[44] dont la _coda_ n'était
pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: _Je n'ai pas le temps de
finir; s'il prend fantaisie à la société des concerts de Paris
d'exécuter ce morceau en l'_ABSENCE _de l'auteur, je prie Habeneck de
doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le passage
des flûtes placé sur la dernière rentrée du thème, et d'écrire à plein
orchestre les accords qui suivent; cela suffira pour la conclusion._

Puis, je mets la partition de ma symphonie fantastique, adressée sous
enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une
paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine
et je place dans mes poches deux petites bouteilles de
rafraîchissements, tels que laudanum, strychnine; et la conscience en
repos au sujet de mon arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ,
en parcourant sans but les rues de Florence, avec cet air malade,
inquiet et inquiétant des chiens enragés.

À cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaye ma parure qui va
fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop: une
jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le
faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide
mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un:

«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait
le temps d'écouter vos sottises!» et répondant à mon sourire ironique
par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remercîments, monsieur,
j'augure bien du succès; vous serez charmante, sans aucun doute, dans
votre petite comédie.»

Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick qui
voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma
parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture,
je salue du regard le Persée de Benvenuto, et sa fameuse inscription:
«_Si quis te læserit, ego tuus ultor ero_[45]» et nous partons.

Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un
profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées: je ne mangeais
pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés seulement vers
minuit, au sujet des pistolets dont le prudent conducteur ôta les
capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de la voiture. Il
craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en pareil cas,
disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de se défendre
quand on ne veut pas être assassiné.

«--À votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous
compromettre, et je n'en veux pas aux brigands!»

Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au
grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si
j'étais de ce monde ou de l'autre, je m'aperçois d'un nouveau malheur:
mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un
village nommé _Pietra santa_ et, en quittant celle qui nous amenait de
Florence, j'y avais oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres!
m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange maudit veuille m'empêcher
d'exécuter mon projet! C'est ce que nous verrons!»

Aussitôt, je fais venir un domestique de place parlant le français et le
génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi; le
courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume; on
refuse de l'entreprendre ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous
allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes,
même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières
et qu'elle essayera de me parer avant l'heure du départ.

Elle tient parole, je suis reparé. Mais pendant que je courais ainsi les
grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur
l'inspection de mon passe-port, de me prendre pour un émissaire de la
révolution de Juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour
un libérateur, de refuser de viser ledit passe-port pour Turin, et de
m'enjoindre de passer par Nice!

«--Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je
passerai par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!...»

Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne
voyait dans tous les Français que des missionnaires de la révolution, ou
de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris sans
être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant, eût
dû lire sur mon front le projet qui m'y ramenait; ou, comme si, en me
cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n'eusse pas dû trouver
cinquante marchandes de modes pour une, capables de me fagoter à
merveille?

Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent que le monde entier
est préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent une
bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion.

Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec
beaucoup de soin dans ma tête, la petite _comédie_ que j'allais jouer en
arrivant à Paris. Je me présentais chez mes _amis_, sur les neuf heures
du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé;
je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse
M... chargée d'un message important et pressé; on m'introduisait au
salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on s'occupait à la lire,
tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au
numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro
trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris, je lui adressais mon
troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et
d'instruments eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe droite
le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à rater
(cela c'est vu) je me hâtais d'avoir recours à mes petits flacons. Oh!
la jolie scène! C'est vraiment dommage qu'elle ait été supprimée!

Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant:
«Oui, cela sera un moment bien agréable! Mais la nécessité de me tuer
ensuite, est assez... fâcheuse. Dire adieu ainsi au monde, à l'art; ne
laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui ne savait pas
vivre; n'avoir pas terminé ma première symphonie; avoir en tête d'autres
partitions... plus grandes... Ah!... c'est...» Et revenant à mon idée
sanglante: «Non, non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il le
faut et cela sera! cela sera!...» Et les chevaux trottaient, m'emportant
vers la France. La nuit vint, nous suivions la route de la Corniche,
taillée dans le rocher à plus de cent toises au-dessus de la mer, qui
baigne en cet endroit le pied des Alpes.--L'amour de la vie et l'amour
de l'art, depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces
promesses, et je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à
les écouter, quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses
chevaux pour mettre le sabot aux roues de la voiture, cet instant de
silence me permit d'entendre les sourds râlements de la mer, qui brisait
furieuse au fond du précipice. Ce bruit éveilla un écho terrible et fit
éclater dans ma poitrine une nouvelle tempête, plus effrayante que
toutes celles qui l'avaient précédée. Je râlai comme la mer, et,
m'appuyant de mes deux mains sur la banquette où j'étais assis, je fis
un mouvement convulsif comme pour m'élancer en avant, en poussant un
_Ha!_ si rauque, si sauvage, que le malheureux conducteur, bondissant de
côté, crut décidément avoir pour compagnon de voyage quelque diable
contraint de porter un morceau de la vraie croix.

Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y
avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis
ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le
lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la
vie venait coqueter avec moi; j'allais me rendre, on le voit,) si je
profitais, dis-je, du bon moment pour me cramponner de quelque façon et
m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du
mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution...
vitale; voyons donc.» Nous traversions à cette heure un petit village
sarde[1], sur une plage au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop.
On s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps
d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de
papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet,
_de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne
m'en avait pas rayé; que je n'avais pas encore enfreint le règlement, et
que_ JE M'ENGAGEAIS SUR L'HONNEUR _à ne pas passer la frontière
d'Italie, jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais
l'attendre_.

Ainsi lié par ma parole et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon
projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me
trouvais sans feu, ni lieu, ni sou ni maille, je remontai plus
tranquillement en voiture; je m'aperçus même tout à coup que... _j'avais
faim_, n'ayant rien mangé depuis Florence. Ô bonne grosse nature!
décidément j'étais repris.

J'arrivai à cette bienheureuse ville de Nice, grondant encore un peu.
J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse
amicale, bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce
grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des
conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le
travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les
tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste
des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée
et que je pouvais revenir à Rome ou l'on me recevrait à bras ouverts.

«--Allons, ils sont sauvés, dis-je en soupirant profondément. Et si je
vivais, maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement,
musicalement? Oh! la plaisante affaire!... Essayons.»

Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons:
voilà la vie et la joie qui accourent à tire d'aile, et la musique qui
m'embrasse, et l'avenir qui me sourit; et je reste à Nice un mois entier
à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir sur
les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir, du haut de ce
radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître
silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du _Roi
Lear_, je chante, je crois en Dieu. Convalescence.

C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie.
Ô Nizza!

Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible
bonheur et m'obliger à y mettre terme.

J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers
de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux
une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police
des soupçons graves sur mon compte.

«--Évidemment, ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour
assister aux représentations de _Matilde di Sabran_ (le seul ouvrage
qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des
journées entières dans les rochers de Villefranche... il attend un
signal de quelque vaisseau révolutionnaire... il ne dîne pas à table
d'hôte... pour éviter les insidieuses conversations des agents secrets.
Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos régiments... il
va entamer avec eux les négociations dont il est chargé au nom de la
_jeune Italie_; cela est clair, la conspiration est flagrante!»

Ô grand homme! politique profond, tu es délirant, va!

Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.

--Que faites-vous ici, monsieur?

--Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie
Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si
verdoyantes.

--Vous n'êtes pas peintre?

--Non, monsieur.

--Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant
beaucoup; seriez-vous occupé à lever des plans?

--Oui je _lève le plan_ d'une ouverture du _Roi Lear_, c'est-à-dire,
j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont terminés;
je crois même que l'entrée en sera formidable!

--Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear?

--Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre.

--D'Angleterre!

--Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents
ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles
scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus
rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois...

--Ne parlons pas du roi!... Vous entendez par ce mot instrumentation?...

--C'est un terme de musique.

--Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose
pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un
crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez
me dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passe-port; vous
ne pouvez rester à Nice plus longtemps.

--Alors, je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec
votre permission.

Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain, fort contre mon gré, il
est vrai, mais le cœur léger et plein d'_allegria_, et bien vivant et
bien guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu _des pistolets
chargés qui ne sont pas partis_.

C'est égal, je crois que ma _petite comédie_ avait un certain intérêt,
et c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée.



XXXV

Les théâtres de Gênes et de Florence.--_I Montecchi ed i
Capuletti_ de Bellini.--Roméo joué par une femme.--_La
Vestale_ de Paccini.--Licinius joué par une femme. L'organiste
de Florence.--La fête _del Corpus Domini_--Je
rentre à l'Académie.


En repassant à Gênes, j'allai entendre l'_Agnese_ de Paër. Cet opéra fut
célèbre à l'époque de transition crépusculaire qui précéda _le lever_ de
Rossini.

L'impression de froid ennui dont il m'accabla tenait sans doute à la
détestable exécution qui en paralysait les beautés. Je remarquai d'abord
que, suivant la louable habitude de certaines gens qui, bien
qu'incapables de rien _faire_, se croient appelées à tout _refaire_ ou
retoucher, et qui de leur coup d'œil d'aigle aperçoivent tout de suite
ce qui manque dans un ouvrage, on avait renforcé d'une grosse caisse
l'instrumentation sage et modérée de Paër; de sorte qu'écrasé sous le
tampon du maudit instrument, cet orchestre, qui n'avait pas été écrit de
manière à lui résister, disparaissait entièrement. Madame Ferlotti
chantait (elle se gardait bien de le jouer) le rôle d'Agnèse. En
cantatrice qui sait, à un franc près, ce que son gosier lui rapporte par
an, elle répondait à la douloureuse folie de son père par le plus
imperturbable sang-froid, la plus complète insensibilité; on eût dit
qu'elle ne faisait qu'une répétition de son rôle, indiquant à peine les
gestes, et chantant sans expression pour ne pas se fatiguer.

L'orchestre m'a paru passable. C'est une petite troupe fort inoffensive;
mais les violons jouent juste et les instruments à vent suivent assez
bien la mesure. À propos de violons... pendant que je m'ennuyais dans sa
ville natale, Paganini enthousiasmait tout Paris. Maudissant le mauvais
destin qui me privait de l'entendre, je cherchai au moins à obtenir de
ses compatriotes quelques renseignements sur lui; mais les Génois sont,
comme les habitants de toutes les ville de commerce, fort indifférents
pour les beaux-arts. Ils me parlèrent très-froidement de l'homme
extraordinaire que l'Allemagne, la France et l'Angleterre ont accueilli
avec acclamations. Je demandai la maison de son père, on ne put me
l'indiquer. À la vérité, je cherchai aussi dans Gênes le temple, la
pyramide, enfin le monument que je pensais avoir été élevé à la mémoire
de Colomb, et le buste du grand homme qui découvrit le Nouveau Monde n'a
pas même frappé une fois mes regards, pendant que j'errais dans les rues
de l'ingrate cité qui lui donna naissance et dont il fit la gloire.

De toutes les capitales d'Italie, aucune ne m'a laissé d'aussi gracieux
souvenirs que Florence. Loin de m'y sentir dévoré de spleen, comme je le
fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant
personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la
brèche énorme que la course de Nice avait faite à ma fortune, jouissant
en conséquence de la plus entière liberté, j'y ai passé de bien douces
journées, soit à parcourir ses nombreux monuments, en rêvant de Dante et
de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui
bordent la rive gauche de l'Arno et dont la solitude profonde me
permettait de crier à mon aise d'admiration. Sachant bien que je ne
trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me
faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la musique, quand
les conversations de table d'hôte m'apprirent que le nouvel opéra de
Bellini (_I Montecchi ed i Capuletti_) allait être représenté. On disait
beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui,
eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l'ordinaire des
paroles d'un opéra, me surprenait étrangement. Ah! ah! c'est une
innovation!!! je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur
ce beau drame, entendre un véritable opéra de _Roméo_, digne du génie de
Shakespeare! Quel sujet! comme tout y est dessiné pour la musique!...
D'abord le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où, au milieu d'un
essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu aperçoit pour la
première fois la _sweet Juliet_, dont la fidélité doit lui coûter la
vie; puis ces combats furieux, dans les rues de Vérone, auxquels le
bouillant _Tybalt_ semble présider comme le génie de la colère et de la
vengeance; cette inexprimable scène de nuit au balcon de Juliette, où
les deux amants murmurent un concert d'amour tendre, doux et pur comme
les rayons de l'astre des nuits qui les regarde en souriant amicalement;
les piquantes bouffonneries de l'insouciant Mercutio, le naïf caquet de
la vieille nourrice, le grave caractère de l'ermite, cherchant
inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d'amour et de haine
dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste cellule... puis
l'affreuse catastrophe, l'ivresse du bonheur aux prises avec celle du
désespoir, de voluptueux soupirs changés en râle de mort, et enfin le
serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop tard, sur le
cadavre de leurs malheureux enfants, d'éteindre la haine qui fit verser
tant de sang et de larmes. Je courus au théâtre de la Pergola. Les
choristes nombreux qui couvraient la scène me parurent assez bons; leurs
voix sonores et mordantes; il y avait surtout une douzaine de petits
garçons de quatorze à quinze ans, dont les _contralti_ étaient d'un
excellent effet. Les personnages se présentèrent successivement et
chantèrent tous faux, à l'exception de deux femmes, dont l'une, _grande
et forte_, remplissait le rôle de _Juliette_, et l'autre, _petite et
grêle_, celui de _Roméo_.--Pour la troisième ou quatrième fois après
Zingarelli et Vaccaï, écrire encore Roméo pour une femme!... Mais, au
nom de Dieu, est-il donc décidé que l'amant de Juliette doit paraître
dépourvu des attributs de la virilité? Est-il un enfant, celui qui, en
trois passes, perce le cœur du _furieux Tybalt, le héros de l'escrime_,
et qui, plus tard, après avoir brisé les portes du tombeau de sa
maîtresse, d'un bras dédaigneux, étend mort sur les degrés du monument
le comte Pâris qui l'a provoqué? Et son désespoir au moment de l'exil,
sa sombre et terrible résignation en apprenant la mort de Juliette, son
délire convulsif après avoir bu le poison, toutes ces passions
volcaniques germent-elles d'ordinaire dans l'âme d'un eunuque?

Trouverait-on que l'effet musical de deux voix féminines est le
meilleur?... Alors, à quoi bon des ténors, des basses, des barytons?
Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse
et Othello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que
ne l'est Roméo. Mais il faut en prendre son parti; la composition de
l'ouvrage va me dédommager...

Quel désappointement!!! dans le libretto il n'y a point de bal chez
Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d'ermite
grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue
pour Juliette recevant la fiole de l'ermite, point de duo dans la
cellule entre Roméo banni et l'ermite désolé; point de Shakespeare,
rien; un ouvrage manqué. Et c'est un grand poëte, pourtant, c'est Félix
Romani, que les habitudes mesquines des théâtres lyriques d'Italie ont
contraint à découper un si pauvre libretto dans le chef-d'œuvre
shakespearien!

Le musicien, toutefois, a su rendre fort belle une des principales
situations; à la fin d'un acte, les deux amants, séparés de force par
leurs parents furieux, s'échappent un instant des bras qui les
retenaient et s'écrient en s'embrassant: «Nous nous reverrons aux
cieux.» Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une
phrase d'un mouvement vif, passionné, pleine d'élan et _chantée à
l'unisson_ par les deux personnages. Ces deux voix, vibrant ensemble
comme une seule, symbole d'une union parfaite, donnent à la mélodie une
force d'impulsion extraordinaire; et, soit par l'encadrement de la
phrase mélodique et la manière dont elle est ramenée, soit par
l'étrangeté bien motivée de cet unisson auquel on est loin de
s'attendre, soit enfin par la mélodie elle-même, j'avoue que j'ai été
remué à l'improviste et que j'ai applaudi avec transport. On a
singulièrement abusé, depuis lors, des duos à l'unisson.--Décidé à boire
le calice jusqu'à la lie, je voulus, quelques jours après, entendre _la
Vestale_ de Paccini. Quoique ce que j'en connaissais déjà m'eût bien
prouvé qu'elle n'avait de commun avec l'œuvre de Spontini que le titre,
je ne m'attendais à rien de pareil... Licinius était encore joué par une
femme... Après quelques instants d'une pénible attention, j'ai dû
m'écrier, comme Hamlet: «Ceci est de l'absinthe!» et ne me sentant pas
capable d'en avaler davantage, je suis parti au milieu du second acte,
donnant un terrible coup de pied dans le parquet, qui m'a si fort
endommagé le gros orteil que je m'en suis ressenti pendant trois
jours.--Pauvre Italie!... Au moins, va-t-on me dire, dans les églises,
la pompe musicale doit-être digne des cérémonies auxquelles elle se
rattache. Pauvre Italie!... On verra plus tard quelle musique on fait à
Rome, dans la capitale du monde chrétien: en attendant, voilà ce que
j'ai entendu de mes propres oreilles pendant mon séjour à Florence.

C'était peu après l'explosion de Modène et de Bologne; les deux fils de
Louis Bonaparte y avaient pris part; leur mère, la reine Hortense,
fuyait avec l'un d'eux; l'autre venait d'expirer dans les bras de son
père. On célébrait le service funèbre; toute l'église tendue de noir, un
immense appareil funéraire de prêtres, de catafalques, de flambeaux,
invitaient moins aux tristes et grandes pensées que les souvenirs
éveillés dans l'âme par le nom de celui pour qui l'on priait.........
Bonaparte!... il s'appelait ainsi!... C'était _son_ neveu!... presque
_son_ petit-fils!... mort à vingt ans... et sa mère, arrachant le
dernier de ses fils à la hache des réactions, fuit en Angleterre... La
France lui est interdite... la France où luirent pour elle tant de
glorieux jours... Mon esprit, remontant le cours du temps, me la
représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du vaisseau qui
l'amenait sur le vieux continent, simple fille de madame Beauharnais,
plus tard, fille adoptive du maître de l'Europe, reine de Hollande, et
enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine fugitive et sans
États... Oh! Beethoven!... où était la grande âme, l'esprit profond et
homérique qui conçut la _Symphonie héroïque_, la _Marche funèbre pour la
mort d'un héros_, et tant d'autres grandes et tristes poésies musicales
qui élèvent l'âme en oppressant le cœur? L'organiste avait tiré le
registre des _petites flûtes_ et folâtrait dans le haut du clavier en
sifflottant de _petits airs gais_, comme font les roitelets quand,
perchés sur le mur d'un jardin, ils s'ébattent aux pâles rayons d'un
soleil d'hiver...

La fête _del Corpus Domini_ (la Fête-Dieu) devait être célébrée
prochainement à Rome; j'en entendais constamment parler autour de moi,
depuis quelques jours, comme d'une chose extraordinaire. Je m'empressai
donc de m'acheminer vers la capitale des États pontificaux avec
plusieurs Florentins que le même motif y attirait. Il ne fut question,
pendant tout le voyage, que des merveilles qui allaient être offertes à
notre admiration. Ces messieurs me déroulaient un tableau tout
resplendissant de tiares, mitres, chasubles, croix brillantes, vêtements
d'or, nuages d'encens, etc.

--_Ma la musica?_

--_Oh! signore, lei sentirà un coro immenso!_ Puis ils retombaient sur
les nuages d'encens, les vêtements dorés, les brillantes croix, le
tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en revient toujours à ses
flûtes.

--_La musica?_ demandais-je encore, _la musica di questa ceremonia?_

--_Oh! signore, lei sentirà un coro immenso!_

--Allons, il paraît que ce sera... un chœur immense, après tout. Je
pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le
temple de Salomon; mon imagination s'enflammant de plus en plus,
j'allais jusqu'à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque
de l'ancienne Égypte... Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu'un
miracle continuel!... Sans elle, j'eusse peut-être été ravi de l'aigre
et discordant fausset des _castrati_ qui me firent entendre un insipide
contre-point; sans elle, je n'eusse point été surpris, sans doute, de ne
pas trouver à la procession _dei Corpus Domini_, un essaim de jeunes
vierges aux vêtements blancs, à la voix pure et fraîche, aux traits
empreints de sentiments religieux, exhalant vers le ciel de pieux
cantiques, harmonieux parfums de ces roses vivantes; sans cette fatale
imagination, ces deux groupes de clarinettes canardes, de trombones
rugissants, de grosses caisses furibondes, de trompettes saltimbanques,
ne m'eussent pas révolté par leur impie et brutale cacophonie. Il est
vrai que, dans ce cas, il eût fallu aussi supprimer l'organe de l'ouïe.
On appelle cela à Rome _musique militaire_. Que le vieux Silène, monté
sur un âne, suivi d'une troupe de grossiers satyres et d'impures
bacchantes soit escorté d'un pareil concert, rien de mieux; mais le
saint Sacrement, le Pape, les images de la Vierge[46]! Ce n'était
pourtant que le prélude des mystifications qui m'attendaient. Mais
n'anticipons pas!

Me voilà réinstallé à la villa Medici, bien accueilli du directeur, fêté
de mes camarades, dont la curiosité était excitée, sans doute, sur le
but du pèlerinage que je venais d'accomplir, mais qui, pourtant, furent
tous, à mon égard, d'une réserve exemplaire.

J'étais parti, j'avais eu mes raisons pour partir; je revenais, c'était
à merveille; pas de commentaires, pas de questions.



XXXVI

La vie de l'Académie.--Mes courses dans les Abruzzes.--Saint-Pierre.--Le
spleen.--Excursions dans la campagne
de Rome.--Le carnaval.--La place Navone.


J'étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l'Académie.
Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin,
annonce l'heure des repas. Chacun d'accourir alors dans le costume où il
se trouve; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre
glaise, les pieds en pantoufles, sans cravate, enfin dans le délabrement
complet d'une parure d'atelier. Après le déjeuner, nous perdions
ordinairement une heure ou deux dans le jardin, à jouer au disque, à la
paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux merles qui
habitent le bois de lauriers ou à dresser de jeunes chiens. Tous
exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous étaient
plutôt d'un excellent camarade que d'un sévère directeur, prenait part
fort souvent. Le soir, c'était la visite obligée au café Greco, où les
artistes français non attachés à l'Académie, que nous appelions les
_hommes d'en bas_, fumaient avec nous le _cigare de l'amitié_, en buvant
le _punch du patriotisme_. Après quoi, tous se dispersaient... Ceux qui
rentraient vertueusement à la caserne académique, se réunissaient
quelquefois sous le grand vestibule qui donne sur le jardin. Quand je
m'y trouvais, ma mauvaise voix et ma misérable guitare étaient mises à
contribution, et assis tous ensemble autour d'un petit jet d'eau qui, en
retombant dans une coupe de marbre, rafraîchit ce portique retentissant,
nous chantions au clair de lune les rêveuses mélodies du _Freyschütz_,
d'_Obéron_, les chœurs énergiques d'_Euryanthe_, ou des actes entiers
d'_Iphigénie en Tauride_, de _la Vestale_ ou de _Don Juan_; car je dois
dire, à la louange de mes commensaux de l'Académie, que leur goût
musical était des moins vulgaires.

Nous avions, en revanche, un genre de concerts que nous appelions
_concerts anglais_, et qui ne manquait pas d'agrément, après les dîners
un peu échevelés. Les buveurs, plus ou moins chanteurs, mais possédant
tant bien que mal quelque air favori, s'arrangeaient de manière à en
avoir tous un différent; pour obtenir la plus grande variété possible,
chacun d'ailleurs chantait dans un autre ton que son voisin. Duc, le
spirituel et savant architecte, chantait sa chanson de _la Colonne_,
Dantan celle du _Sultan Saladin_, Montfort triomphait dans la marche de
_la Vestale_, Signol était plein de charmes dans la romance _Fleuve du
Tage_, et j'avais quelque succès dans l'air si tendre et si naïf _Il
pleut bergère_. À un signal donné, les concertants partaient les uns
après les autres, et ce vaste morceau d'ensemble à vingt-quatre parties
s'exécutait en crescendo, accompagné, sur la promenade du Pincio, par
les hurlements douloureux des chiens épouvantés, pendant que les
barbiers de la place d'Espagne, souriant d'un air narquois sur le seuil
de leur boutique, se renvoyaient l'un à l'autre cette naïve exclamation:
_Musica francese!_

Le jeudi était le jour de grande réception chez le directeur. La plus
brillante société de Rome se réunissait alors aux soirées fashionables
que madame et mademoiselle Vernet présidaient avec tant de goût. On
pense bien que les pensionnaires n'avaient garde d'y manquer. La journée
du dimanche, au contraire, était presque toujours consacrée à des
courses plus ou moins longues dans les environs de Rome. C'étaient Ponte
Molle, où l'on va boire une sorte de drogue douceâtre et huileuse,
liqueur favorite des Romains, qu'on appelle vin d'Orvieto; la villa
Pamphili; Saint-Laurent hors les murs; et surtout le magnifique tombeau
de Cecilia Metella, dont il est de rigueur d'interroger longuement le
curieux écho, pour s'enrouer et avoir le prétexte d'aller se rafraîchir
dans une osteria qu'on trouve à quelques pas de la, avec un gros vin
noir rempli de moucherons.

Avec la permission du directeur, les pensionnaires peuvent entreprendre
de plus longs voyages, d'une durée indéterminée, à la condition
seulement de ne pas sortir des États romains, jusqu'au moment où le
règlement les autorise à visiter toutes les parties de l'Italie. Voilà
pourquoi le nombre des pensionnaires de l'Académie n'est que fort
rarement complet. Il y en a presque toujours au moins deux en tournée à
Naples, à Venise, à Florence, à Palerme ou à Milan. Les peintres et les
sculpteurs trouvant Raphaël et Michel-Ange à Rome, sont ordinairement
les moins pressés d'en sortir; les temples de Pestum, Pompéi, la Sicile,
excitent vivement, au contraire, la curiosité des architectes; les
paysagistes passent la plus grande partie de leur temps dans les
montagnes. Pour les musiciens, comme les différentes capitales de
l'Italie leur offrent toutes a peu près le même degré d'intérêt, ils
n'ont pour quitter Rome d'autres motifs que le _désir de voir_ et
_l'humeur inquiète_, et rien que leurs sympathies personnelles ne peut
influer sur la direction ou la durée de leurs voyages. Usant de la
liberté qui nous était accordée, je cédais a mon penchant pour les
explorations aventureuses, et me sauvais aux Abruzzes quand l'ennui de
Rome me desséchait le sang. Sans cela, je ne sais trop comment j'aurais
pu résister à la monotonie d'une pareille existence. On conçoit, en
effet, que la gaieté de nos réunions d'artistes, les bals élégants de
l'Académie et de l'Ambassade, le laisser-aller de l'estaminet, n'aient
guère pu me faire oublier que j'arrivais de Paris, du centre de la
civilisation, et que je me trouvais tous d'un coup sevré de musique, de
théâtre[47], de littérature[48], d'agitations, de tout enfin ce qui
composait ma vie.

Il ne faut pas s'étonner que la grande ombre de la Rome antique, qui,
seule, poétise la nouvelle, n'ait pas suffi pour me dédommager de ce qui
me manquait. On se familiarise bien vite avec les objets qu'on a sans
cesse sous les yeux, et ils finissent par ne plus éveiller dans l'âme
que des impressions et des idées ordinaires. Je dois pourtant en
excepter le Colysée; le jour ou la nuit, je ne le voyais jamais de
sang-froid. Saint-Pierre me faisait aussi toujours éprouver un frisson
d'admiration. C'est si grand! si noble! si beau! si majestueusement
calme!!! J'aimais à y passer la journée pendant les intolérables
chaleurs de l'été. Je portais avec moi un volume de Byron, et
m'établissant commodément dans un confessionnal, jouissant d'une fraîche
atmosphère, d'un silence religieux, interrompu seulement à longs
intervalles par l'harmonieux murmure des deux fontaines de la grande
place de Saint-Pierre, que des bouffées de vent apportaient jusqu'à mon
oreille, je dévorais à loisir cette ardente poésie; je suivais sur les
ondes les courses audacieuses du Corsaire; j'adorais profondément ce
caractère à la fois inexorable et tendre, impitoyable et généreux,
composé bizarre de deux sentiments opposés en apparence, la haine de
l'espèce et l'amour d'une femme.

Parfois, quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards
autour de moi; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la
sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d'idées!!! Des
cris de rage des pirates, de leurs orgies sanglantes, je passais tout à
coup aux concerts des Séraphins, à la paix de la vertu, à la quiétude
infinie du ciel... Puis, ma pensée, abaissant son vol, se plaisait à
chercher, sur le parvis du temple, la trace des pas du noble poëte...

--Il a dû venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je; ses pieds
ont foulé ce marbre, ses mains se sont promenées sur les contours de ce
bronze; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles...
paroles de tendresse et d'amour peut-être... Eh! oui! ne peut-il pas
être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli[49]? femme
admirable et rare, de qui il a été si complètement compris, si
profondément aimé!!!... aimé!!!... poëte!... libre!... riche!... Il a
été tout cela, lui!... Et le confessionnal retentissait d'un grincement
de dents à faire frémir les damnés.

Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour
prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m'arrêtant tout à
coup, au milieu de l'église, je demeurai silencieux et immobile. Un
paysan entra et vint tranquillement baiser l'orteil de saint Pierre.

--Heureux bipède! murmurai-je avec amertume que te manque-t-il? tu crois
et espères; ce bronze que tu adores et dont la main droite tient
aujourd'hui, au lieu de foudres, les clefs du Paradis, était jadis un
Jupiter tonnant; tu l'ignores, point de désenchantement. En sortant, que
vas-tu chercher? de l'ombre et du sommeil; les madones des champs te
sont ouvertes, tu y trouveras l'une et l'autre. Quelles richesses
rêves-tu?... la poignée de piastres nécessaire pour acheter un âne ou te
marier, les économies de trois ans y suffiront. Qu'est une femme pour
toi?... un autre sexe... Que cherches-tu dans l'art?... un moyen de
matérialiser les objets de ton culte et de t'exciter au rire ou à la
danse. À toi, la Vierge enluminée de rouge et de vert, c'est la
peinture; à toi, les marionnettes et Polichinelle, c'est le drame; à
toi, la musette et le tambour de basque, c'est la musique; à moi, le
désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et
n'espère plus l'obtenir.

Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je
m'aperçus que le jour baissait. Le paysan était parti; j'étais seul dans
Saint-Pierre... je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui
m'entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous
bûmes je ne sais combien de bouteilles d'orvieto, en disant des
absurdités, fumant, et mangeant crus de petits oiseaux que nous avions
achetés d'un chasseur.

Ces messieurs trouvaient ce mets sauvage très-bon, et je fus bientôt de
leur avis, malgré le dégoût que j'en avais ressenti d'abord.

Nous rentrâmes à Rome, en chantant des chœurs de Weber qui nous
rappelèrent des jouissances musicales auxquelles il ne fallait plus
songer de longtemps... À minuit, j'allai au bal de l'Ambassadeur; j'y
vis une Anglaise, belle comme Diane, qu'on me dit avoir cinquante mille
livres sterling de rentes, une voix superbe et un admirable talent sur
le piano, ce qui me fit grand plaisir. La Providence est juste; elle a
soin de répartir également ses faveurs! Je rencontrai d'horribles
visages de vieilles, les yeux fixés sur une table d'écarté, flamboyants
de cupidité. Sorcières de Macbeth!!! Je vis minauder des coquettes; on
me montra deux gracieuses jeunes filles, faisant ce que les mères
appellent _leur entrée dans le monde_; délicates et précieuses fleurs
que son souffle desséchant aura bientôt flétries! J'en fus ravi. Trois
amateurs discoururent devant moi sur l'enthousiasme, la poésie, la
musique; ils comparèrent ensemble Beethoven et M. Vaccaï, Shakespeare et
M. Ducis; me demandèrent si _j'avais lu Gœthe_, si Faust m'avait
_amusé_; que sais-je encore? mille autres belles choses. Tout cela
m'enchanta tellement que je quittai le salon en souhaitant qu'un
aérolithe grand comme une montagne pût tomber sur le palais de
l'Ambassade et l'écraser avec tout ce qu'il contenait.

En remontant l'escalier de la Trinita-del-monte, pour rentrer à
l'Académie, il fallut dégaîner nos grands couteaux romains. Des
malheureux étaient en embuscade sur la plate-forme pour demander aux
passants la bourse ou la vie. Mais nous étions deux, et ils n'étaient
que trois; le craquement de nos couteaux, que nous ouvrîmes avec bruit,
suffit pour les rendre momentanément à la vertu.

Souvent au retour de ces insipides réunions, où de plates cavatines,
platement chantées au piano, n'avaient fait qu'exciter ma soif de
musique et aigrir ma mauvaise humeur, le sommeil m'était impossible.
Alors, je descendais au jardin, et, couvert d'un grand manteau à
capuchon, assis sur un bloc de marbre, écoutant dans de noires et
misanthropiques rêveries les cris des hiboux de la Villa-Borghèse,
j'attendais le retour du soleil. Si mes camarades avaient connu ces
veilles oisives à la belle étoile, ils n'auraient pas manqué de
m'accuser de _manière_ (c'est le terme consacré), et les charges de
toute espèce ne se seraient pas fait attendre; mais je ne m'en vantais
pas.

Voilà avec la chasse et les promenades à cheval[50] le gracieux cercle
d'action et d'idées dans lequel je tournais incessamment pendant mon
séjour à Rome. Qu'on y joigne l'influence accablante du siroco, le
besoin impérieux et toujours renaissant des jouissances de mon art, de
pénibles souvenirs, le chagrin de me voir, pendant deux ans, exilé du
monde musical, une impossibilité inexplicable, mais réelle de travailler
à l'Académie, et l'on comprendra ce que devait avoir d'intensité le
spleen qui me dévorait.

J'étais méchant comme un dogue à la chaîne. Les efforts de mes camarades
pour me faire partager leurs amusements ne servaient même qu'à m'irriter
davantage. Le charme qu'ils trouvaient aux _joies_ du carnaval surtout
m'exaspérait. Je ne pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel
plaisir on peut prendre aux divertissements de ce qu'on appelle à Rome
comme à Paris les _jours gras_!... fort gras, en effet; gras de boue,
gras de fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de
grossières injures, de filles de joie, de mouchards ivres, de masques
ignobles, de chevaux éreintés, d'imbéciles qui rient, de niais qui
admirent, et d'oisifs qui s'ennuient. À Rome, où les bonnes traditions
de l'antiquité se sont conservées, on immolait naguère aux jours gras
une victime humaine. Je ne sais si cet admirable usage, où l'on retrouve
un vague parfum de la poésie du cirque, existe toujours; c'est probable:
les grandes idées ne s'évanouissent pas si promptement. On conservait
alors pour les _jours gras_ (quelle ignoble épithète!) un pauvre diable
condamné à la peine capitale; on l'engraissait, lui aussi, pour le
rendre digne du dieu auquel il allait être offert, le peuple romain; et
quand l'heure était venue, quand cette tourbe d'imbéciles de toutes
nations (car, pour être juste, il faut dire que les étrangers ne se
montrent pas moins que les indigènes avides de si nobles plaisirs),
quand cette cohue de sauvages en frac et en veste était bien lasse de
voir courir des chevaux et de se jeter à la figure de petites boules de
plâtre, en riant aux éclats d'une malice si spirituelle, on allait voir
mourir l'homme; oui, l'_homme!_ C'est souvent avec raison que de tels
insectes l'appellent ainsi. Pour l'ordinaire, c'est quelque malheureux
brigand, qui, affaibli par ses blessures, aura été pris à demi-mort par
les _braves_ soldats du pape, et qu'on aura pansé, qu'on aura soigné,
qu'on aura guéri, engraissé et confessé pour les jours gras. Et, certes,
il y a, à mon avis, dans ce vaincu, mille fois plus de l'homme que dans
toute cette racaille de vainqueurs, à laquelle le chef temporel et
spirituel de l'église (_abhorrens a sanguine_), le représentant de Dieu
sur la terre, est obligé de donner de temps en temps le spectacle d'une
tête coupée[51].

Il est vrai que, bientôt après, ce peuple sensible et intelligent va,
pour ainsi dire, faire ses ablutions à la place Navone et y laver les
taches que le sang a pu laisser sur ses habits. Cette place est alors
inondée complètement; au lieu d'un marché aux légumes, c'est un
véritable étang d'eau sale et puante, à la surface duquel surnagent, au
lieu de fleurs, des tronçons de choux, des feuilles de laitue, des
écorces de pastèques, des brins de paille et des coquilles d'amandes.
Sur une estrade élevée, au bord de ce lac enchanté, quinze musiciens,
dont deux grosses caisses, une caisse roulante, un tambour, un triangle,
un pavillon chinois, et deux paires de cymbales, flanqués pour la forme
de quelques cors ou clarinettes, exécutent des mélodies d'un style aussi
pur que le flot qui baigne les pieds de leurs tréteaux; pendant que les
plus brillants équipages circulent lentement dans cette mare, aux
acclamations ironiques du _peuple roi_, dont _la grandeur_ n'est pas la
cause qui _l'attache au rivage_.

--_Mirate!_ _Mirate!_ voilà l'ambassadeur d'Autriche!

--Non, c'est l'envoyé d'Angleterre!

--Voyez ses armes, une espèce d'aigle!

--Du tout, je distingue un autre animal, et d'ailleurs, la fameuse
inscription: _Dieu et mon Droit_.

--Ah! ah! c'est le consul d'Espagne avec son fidèle Sancho. Rossinante
n'a pas l'air fort enchanté de cette promenade aquatique.

--Quoi! lui aussi? le représentant de la France?

--Pourquoi pas? ce vieillard qui le suit, couvert de la pourpre
cardinale est bien l'oncle maternel de Napoléon.

--Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux, qui veut
avoir l'air grave?

C'est un homme d'esprit[52] qui écrit sur les arts d'imagination, c'est
le consul de Civita-Vecchia, qui s'est cru obligé par la _fashion_ de
quitter son poste sur la Méditerranée, pour venir se balancer en calèche
autour de l'égout de la place de Navone; il médite en ce moment quelque
nouveau chapitre pour son roman de _Rouge et noir_.

--_Mirate!_ _Mirate!_ voilà notre fameuse Vittoria, cette Fornarina au
petit-pied (pas tant petit) qui vient poser aujourd'hui en costume
d'Éminente, pour se délasser de ses travaux de la semaine dans les
ateliers de l'Académie. La voilà sur son char, comme Vénus sortant de
l'onde. Gare! les tritons de la place Navone, qui la connaissent tous,
vont emboucher leurs conques et souffler à son passage une marche
triomphale. Sauve qui peut!

--Quelles clameurs! qu'arrive-t-il donc? une voiture bourgeoise a été
renversée! oui, je reconnais notre grosse marchande de tabac de la rue
Condotti. Bravo! elle aborde à la nage, comme Agrippine dans la baie de
Pouzzoles, et, pendant qu'elle donne le fouet à son petit garçon pour le
consoler du bain qu'il vient de prendre, les chevaux, qui ne sont pas
des chevaux marins, se débattent contre l'eau bourbeuse. Eh! vive la
joie! en voilà un de noyé! Agrippine s'arrache les cheveux! l'hilarité
de l'assistance redouble! les polissons lui jettent des écorces
d'orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants! que tes
délassements sont aimables! que de poésie dans tes jeux! que de dignité,
que de grâce dans ta joie! oh! oui, les grands critiques ont raison,
l'art est fait pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines
madones, c'est qu'il connaissait bien l'amour exalté de la masse pour le
beau, chaste et pur idéal; si Michel-Ange a tiré des entrailles du
marbre son immortel Moïse, si ses puissantes mains ont élevé un temple
sublime, c'était pour répondre sans doute à ce besoin de grandes
émotions qui tourmente les âmes de la multitude; c'était pour donner un
aliment à la flamme poétique qui les dévore que Tasso et Dante ont
chanté. Oui, anathème sur toutes les œuvres que la foule n'admire pas!
car si elle les dédaigne, c'est qu'elles n'ont aucune valeur; si elle
les méprise, c'est qu'elles sont méprisables, si elle les condamne
formellement par ses sifflets, condamnez aussi l'auteur, car il a manqué
de respect au public, il a outragé sa grande intelligence, froissé sa
profonde sensibilité; _qu'on le mène aux carrières_!



XXXVII

Chasses dans les montagnes.--Encore la plaine de Rome.--Souvenirs
virgiliens.--L'Italie sauvage.--Regrets.--Les
bals d'osteria.--Ma guitare.


Le séjour de la ville m'était devenu vraiment insupportable. Aussi ne
manquais-je aucune occasion de la quitter et de fuir aux montagnes, en
attendant le moment où il me serait permis de revenir en France.

Comme pour préluder à de plus longues courses dans cette partie de
l'Italie, visitée seulement par les paysagistes, je faisais fréquemment
alors le voyage de _Subiaco_, grand village des États du Pape, à
quelques lieues de Tivoli.

Cette excursion était mon remède habituel contre le spleen, remède
souverain qui semblait me rendre à la vie. Une mauvaise veste de toile
grise et un chapeau de paille formaient tout mon équipement, six
piastres toute ma bourse. Puis, prenant un fusil ou une guitare, je
m'acheminais ainsi, chassant ou chantant, insoucieux de mon gîte du
soir, certain d'en trouver un, si besoin était, dans les grottes
innombrables ou les _madones_ qui bordent toutes les routes, tantôt
marchant au pas de course, tantôt m'arrêtant pour examiner quelque
vieux tombeau, ou, du haut d'un de ces tristes monticules dont l'aride
plaine de Rome est couverte, écouter avec recueillement le grave chant
des cloches de Saint-Pierre, dont la croix d'or étincelait à l'horizon;
tantôt interrompant la poursuite d'un vol de vanneaux pour écrire dans
mon album une idée symphonique qui venait de poindre dans ma tête, et
toujours savourant à longs traits le bonheur suprême de la vraie
liberté.

Quelquefois, quand, au lieu du fusil, j'avais apporté ma guitare, me
postant au centre d'un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de
l'_Énéide_, enfoui dans ma mémoire depuis mon enfance, se réveillait à
l'aspect des lieux où je m'étais égaré; improvisant alors un étrange
récitatif sur une harmonie plus étrange encore, je me chantais la mort
de Pallas, le désespoir du bon Évandre, le convoi du jeune guerrier
qu'accompagnait son cheval Éthon, sans harnais, la crinière pendante, et
versant de grosses larmes; l'effroi du bon roi Latinus, le siége du
Latium, dont je foulais la terre, la triste fin d'Amata et la mort
cruelle du noble fiancé de Lavinie.

Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de
la musique, j'atteignais le plus incroyable degré d'exaltation. Cette
triple ivresse se résolvait toujours en torrents de larmes versés avec
des sanglots convulsifs. Et ce qu'il y a de plus singulier, c'est que je
commentais mes larmes. Je pleurais ce pauvre Turnus, à qui le cagot Énée
était venu enlever ses États, sa maîtresse et la vie; je pleurais sur la
belle et touchante Lavinie, obligée d'épouser le brigand étranger
couvert du sang de son amant; je regrettais ces temps poétiques où les
héros, fils des dieux, portaient de si belles armures et lançaient de
gracieux javelots à la pointe étincelante ornée d'un cercle d'or.
Quittant ensuite le passé pour le présent, je pleurais sur mes chagrins
personnels, mon avenir douteux, ma carrière interrompue; et, tombant
affaissé au milieu de ce chaos de poésie, murmurant des vers de
Shakespeare, de Virgile et de Dante: _Nessun maggior dolore... che
ricordarsi... oh poor Ophelia!... Good night, sweet ladies... vitaque
cum gemitu... fugit indignata... sub umbras..._ je m'endormais.

* * *

Quelle folie! diront bien des gens. Oui, mais quel bonheur! Les gens
_raisonnables_ ne savent pas à quel degré d'intensité peut atteindre
ainsi le sentiment de l'existence; le cœur se dilate, l'imagination
prend une envergure immense, on vit avec fureur; le corps même,
participant de cette surexcitation de l'esprit, semble devenir de fer.
Je faisais alors mille imprudences qui peut-être aujourd'hui me
coûteraient la vie.

Je partis un jour de Tivoli, par une pluie battante, mon fusil à pistons
me permettant de chasser malgré l'humidité. J'arrivai le soir à Subiaco,
mouillé jusqu'aux os dès le matin, ayant fait mes dix lieues et tué
quinze pièces de gibier.

Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et
quelle fidélité je me rappelle ce sauvage pays des Abruzzes où j'ai tant
erré; villages étranges, mal peuplés d'habitants mal vêtus, au regard
soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui portent loin et
atteignent trop souvent leur but! Sites bizarres, dont la mystérieuse
solitude me frappa si vivement! je retrouve en foule des impressions
perdues et oubliées. Ce sont Subiaco, Alatri, Civitella, Genesano, Isola
di Sora, San-Germano, Arce, les pauvres vieux couvents déserts dont
l'église est toute grande ouverte.... les moines sont absents.... le
silence seul y habite.... plus tard, moines et bandits y reviendront de
compagnie. Ce sont les somptueux monastères, peuplés d'hommes pieux et
bienveillants, qui accueillent cordialement les voyageurs et les
étonnent par leur spirituelle et savante conversation; le palais
bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de mosaïques, de
boiseries sculptées, de reliquaires, etc.; l'autre couvent de
San-Benedetto, à Subiaco, où se trouve la grotte qui reçut saint Benoît,
où les rosiers qu'il planta fleurissent encore. Plus haut, dans la même
montagne, au bord d'un précipice au fond duquel murmure le vieil Anio,
ce ruisseau chéri d'Horace et de Virgile, la cellule del Beato Lorenzo,
adossée à un mur de rochers que dore le soleil, et où j'ai vu s'abriter
des hirondelles au mois de janvier. Grands bois de châtaigniers au noir
feuillage, où surgissent des ruines surmontées par intervalles, au soir,
de formes humaines qui se montrent un instant et disparaissent sans
bruit... pâtres ou brigands... En face, sur l'autre rive de l'Anio,
grande montagne à dos de baleine, où l'on voit encore à cette heure une
petite pyramide de pierres que j'eus la constance de bâtir, un jour de
spleen, et que les peintres français, amants fidèles de ces solitudes,
ont eu la courtoisie de baptiser de mon nom. Au-dessous, une caverne où
l'on entre en rampant et dont on ne peut atteindre l'entrée qu'en se
laissant tomber du rocher supérieur, au risque d'arriver brisé à cinq
cents pieds plus bas.

À droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma
présence en pareil lieu, qui m'accablèrent de questions, et ne me
laissèrent continuer mon ascension que sur l'assurance plusieurs fois
donnée qu'elle avait pour but l'accomplissement d'un vœu fait à la
madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la
Piagia, bâtie sur le bord de l'inévitable Anio, où j'allais demander
l'hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux
jours pluvieux d'automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait
une fille admirablement belle, qui depuis a épousé le peintre lyonnais,
notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit,
demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des cigares.
Lignes de madones couronnant les hautes collines, et que suivent, le
soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui reviennent
des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d'un couvent
caché; forêts de sapins que les pifferari font retentir de leurs
refrains agrestes; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau brune, au
rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la patience
et des doigts endoloris _di questo signore qui suona la chitarra
francese_; et le classique tambour de basque accompagnant mes
_saltarelli_ improvisés; les carabiniers, voulant à toute force
s'introduire dans nos bals d'_Osteria_; l'indignation des danseurs
français et abruzzais; les prodigieux coups de poing de Flacheron;
l'expulsion honteuse de ces _soldats du pape_; menaces d'embuscades, de
grands couteaux!... Flacheron, sans nous rien dire, à minuit, au
rendez-vous, armé d'un simple bâton; absence des carabiniers; Crispino
enthousiasmé!

* * *

Enfin, Albano, Castelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron,
les fresques de sa villa ruinée; le lac de Gabia, le marais où j'ai
dormi à midi, sans songer à la fièvre; vestiges des jardins qu'habita
Zénobie, la noble et belle reine détrônée de Palmyre. Longues lignes
d'aqueducs antiques fuyant au loin à perte de vue.

Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus! Liberté de cœur,
d'esprit, d'âme, de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même;
liberté d'oublier le temps, de mépriser l'ambition, de rire de la
gloire, de ne plus croire à l'amour; liberté d'aller au nord, au sud, à
l'est ou à l'ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de
vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi, des journées
entières, au souffle murmurant du tiède siroco! Liberté vraie, absolue,
immense! Ô grande et forte Italie! Italie sauvage! insoucieuse de ta
sœur, l'Italie artiste,

        «La belle Juliette au cercueil étendue.»



XXXVIII

Subiaco.--Le couvent de Saint-Benoît.--Une sérénade.--Civitella.--Mon
fusil.--Mon ami Crispino.


Subiaco est un petit bourg de quatre mille habitants, bizarrement bâti
autour d'une montagne en pain de sucre. L'Anio, qui, plus bas, va former
les cascades de Tivoli, en fait toute la richesse en alimentant quelques
usines assez mal entretenues.

Cette rivière coule, en certains endroits, dans une vallée resserrée;
Néron la fit barrer par une énorme muraille dont on voit encore quelques
débris, et qui, en retenant les eaux, formait au-dessus du village un
lac d'une grande profondeur. De là, le nom de _Sub-Lacu_. Le couvent de
_San-Benedetto_, situé une lieue plus haut, sur le bord d'un immense
précipice, est à peu près le seul monument curieux des environs. Aussi
les visites y abondent. L'autel de la chapelle est élevé devant l'entrée
d'une petite caverne qui servit jadis de retraite au saint fondateur de
l'ordre des Bénédictins.

La forme intérieure de l'église est d'une bizarrerie extrême; un
escalier d'une dizaine de marches unit les deux étages dont elle est
composée.

Après vous avoir fait admirer la _santa spelunca_ de saint Benoît et
les tableaux grotesques dont les murailles sont couvertes, les moines
vous conduisent à l'étage inférieur. Des monceaux de feuilles de roses,
provenant d'un bosquet de rosiers planté dans le jardin du couvent, y
sont entassés. Ces fleurs ont la propriété miraculeuse de _guérir des
convulsions_, et les moines en font un débit considérable. Trois
vieilles carabines brisées, tordues et rongées de rouille, sont
appendues auprès de l'odorant spécifique, comme preuves irréfragables de
miracles non moins éclatants. Des chasseurs, ayant imprudemment chargé
leur arme, _s'aperçurent en faisant feu_ du danger qu'ils couraient;
saint Benoît _invoqué_ (fort laconiquement sans doute) _pendant que le
fusil éclatait_, les préserva non-seulement de la mort, mais même de la
plus légère égratignure. En gravissant la montagne l'espace de deux
milles au-dessus de San-Benedetto, on arrive à l'ermitage del Beato
Lorenzo, aujourd'hui inhabité. C'est une solitude horrible, environnée
de roches rouges et nues, que l'abandon à peu près complet où elle est
restée depuis la mort de l'ermite rend plus effrayante encore. Un énorme
chien en était le gardien unique, lorsque je le visitai; couché au
soleil dans une attitude d'observation soupçonneuse et sans faire le
moindre mouvement, il suivit tous mes pas d'un œil sévère. Sans armes,
au bord d'un précipice, la présence de cet Argus silencieux, qui pouvait
au moindre geste douteux étrangler ou précipiter l'inconnu qui excitait
sa méfiance, contribua un peu, je l'avoue, à abréger le cours de mes
méditations. Subiaco n'est pas tellement reculé dans les montagnes que
la civilisation n'y ait déjà pénétré. Il y a un café pour les politiques
du pays, voire une société philharmonique. Le maître de musique qui la
dirige remplit en même temps les fonctions d'organiste de la paroisse. À
la messe du dimanche des Rameaux, l'ouverture de la _Cenerentola_ dont
il nous régala, me découragea tellement, que je n'osai pas me faire
présenter à l'Académie chantante, dans la crainte de laisser trop voir
mes antipathies et de blesser par là ces bons dilettanti. Je m'en tins à
la musique des paysans; au moins a-t-elle, celle-là, de la naïveté et du
caractère. Une nuit, la plus singulière sérénade que j'eusse encore
entendue vint me réveiller. Un _ragazzo_ aux vigoureux poumons criait de
toute sa force une chanson d'amour sous les fenêtres de sa _ragazza_,
avec accompagnement d'une énorme mandoline, d'une musette et d'un petit
instrument de fer de la nature du triangle, qu'ils appellent dans le
pays _stimbalo_. Son chant, ou plutôt son cri, consistait en quatre ou
cinq notes d'une progression descendante, et se terminait, en remontant,
par un long gémissement de la note sensible à la tonique, sans prendre
haleine. La musette, la mandoline et le stimbalo, frappaient deux
accords en succession régulière et presque uniforme, dont l'harmonie
remplissait les instants de silence placés par le chanteur entre chacun
de ses couplets; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein
gosier, sans s'inquiéter si le son qu'il attaquait si bravement
discordait ou non avec l'harmonie des accompagnateurs, et sans que
ceux-ci s'en occupassent davantage. On eût dit qu'il chantait au bruit
de la mer ou d'une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne
puis dire combien j'en fus agréablement affecté. L'éloignement et les
cloisons que le son devait traverser pour venir jusqu'à moi, en
affaiblissant les discordances, adoucissaient les rudes éclats de cette
voix montagnarde. Peu à peu la monotone succession de ces petits
couplets, terminés si douloureusement et suivis de silences, me plongea
dans une espèce de demi-sommeil plein d'agréables rêveries: et quand le
galant ragazzo n'ayant plus rien à dire à sa belle, eut mis fin
brusquement à sa chanson, il me sembla qu'il me manquait tout à coup
quelque chose d'essentiel... J'écoutais toujours... mes pensées
flottaient si douces sur ce bruit auquel elles s'étaient amoureusement
unies!... L'un cessant, le fil des autres fut rompu... et je demeurai
jusqu'au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées...

Cette phrase mélodique est répandue dans toutes les Abruzzes; je l'ai
entendue depuis Subiaco jusqu'à Arce, dans le royaume de Naples, plus ou
moins modifiée par le sentiment des chanteurs et le mouvement qu'ils lui
imprimaient. Je puis assurer qu'elle me parut délicieuse une nuit, à
Alatri, chantée lentement, avec douceur et sans accompagnement; elle
prenait alors une couleur religieuse fort différente de celle que je lui
connaissais.

Le nombre des mesures de cette espèce de cri mélodique n'est pas
toujours exactement le même à chaque couplet; il varie suivant les
paroles improvisées par le chanteur, et les accompagnateurs suivent
alors celui-ci comme ils peuvent. Cette improvisation n'exige pas des
Orphées montagnards de grands frais de poésie; c'est tout simplement de
la prose, dans laquelle ils font entrer tout ce qu'ils diraient dans une
conversation ordinaire.

Le jeune gars dont j'ai parlé, nommé Crispino, et qui avait l'insolence
de prétendre avoir été brigand, parce qu'il avait fait deux ans de
galères, ne manquait jamais, à mon arrivée à Subiaco, de me saluer de
cette phrase de bienvenue qu'il criait comme un voleur:

[Illustration: notation musicale

_Allegretto._

Bongiorno, bongiorno, bongiorno, si--- gno----- re,

-co--- me state e e?]

Le redoublement de la dernière voyelle, en arrivant à la mesure marquée
du signe >, est de rigueur. Il résulte d'un coup de gosier, assez
semblable à un sanglot, dont l'effet est fort singulier.

Dans les autres villages environnants, dont Subiaco semble être la
capitale, je n'ai pas recueilli la moindre bribe musicale. Civitella, le
plus intéressant de tous, est un véritable nid d'aigle, perché sur la
pointe d'un rocher d'un accès fort difficile, misérable et puant. On y
jouit d'une vue magnifique, seul dédommagement à la fatigue d'une telle
escalade, et les rochers y ont une physionomie étrange dans leurs
fantastiques amoncellements, qui charme assez les yeux des artistes pour
qu'un peintre de mes amis y ait séjourné six mois entiers.

L'un des flancs du village repose sur des dalles superposées, tellement
énormes, qu'il est absolument impossible de concevoir comment des hommes
ont pu jamais exercer la moindre action locomotive sur de pareilles
masses. Ce mur de Titans, par sa grossièreté et ses dimensions, est aux
constructions cyclopéennes comme celles-ci sont aux murailles ordinaires
des monuments contemporains. Il ne jouit cependant d'aucune renommée, et
quoique vivant habituellement avec des architectes, je n'en avais jamais
entendu parler.

Civitella offre, en outre, aux vagabonds, un précieux avantage dont les
autres villages semblables sont totalement dépourvus; c'est une auberge
ou quelque chose d'approchant. On peut y loger et y vivre passablement.
L'homme riche du pays, _il signor Vincenzo_, reçoit et héberge de son
mieux les étrangers, les Français surtout, pour lesquels il professe la
plus honorable sympathie, mais qu'il assassine de questions sur la
politique. Assez modéré dans ses autres prétentions, ce brave homme est
assez insatiable sur ce point. Enveloppé dans une redingote qu'il n'a
pas quittée depuis dix ans, accroupi sous sa cheminée enfumée, il
commence, en vous voyant entrer, son interrogatoire, et, fussiez-vous
exténué, mourant de soif, de faim et de fatigue, vous n'obtiendrez pas
un verre de vin avant de lui avoir répondu sur Lafayette, Louis-Philippe
et la garde nationale. Vico-Var, Olevano, Arsoli, Genesano et vingt
autres villages dont le nom m'échappe, se présentent presque
uniformément sous le même aspect. Ce sont toujours des agglomérations de
maisons grisâtres appliquées, comme des nids d'hirondelles, contre des
pics stériles presque inabordables; toujours de pauvres enfants demi-nus
poursuivent les étrangers en criant: _Pittore! pittore! Inglese! mezzo
baiocco_[53]! (Pour eux, tout étranger qui vient les visiter est
_peintre_ ou _Anglais_). Les chemins, quand il y en a, ne sont que des
gradins informes, à peine indiqués dans le rocher. On rencontre des
hommes oisifs qui vous regardent d'un air singulier; des femmes,
conduisant des cochons qui, avec le maïs, forment toute la richesse du
pays; de jeunes filles, la tête chargée d'une lourde cruche de cuivre ou
d'un fagot de bois mort; et tous si misérables, si tristes, si délabrés,
si dégoûtants de saleté, que, malgré la beauté naturelle de la race et
la coupe pittoresque des vêtements, il est difficile d'éprouver à leur
aspect autre chose qu'un sentiment de pitié. Et pourtant, je trouvais un
plaisir extrême à parcourir ces repaires, à pied, le fusil à la main, ou
même sans fusil.

Lorsqu'il s'agissait, en effet, de gravir quelque pic inconnu, j'avais
soin de laisser en bas ce bel instrument, dont les qualités excitaient
assez la convoitise des Abruzzais pour leur donner l'idée d'en détacher
le propriétaire, au moyen de quelques balles envoyées à sa rencontre par
d'affreuses carabines embusquées traîtreusement derrière un vieux mur.

À force de fréquenter les villages de ces braves gens, j'avais fini par
être très-bien avec eux. Crispino surtout m'avait pris en affection; il
me rendait toutes sortes de services; il me procurait non-seulement des
tuyaux de pipe parfumés, d'un goût exquis[54], non-seulement du plomb et
de la poudre, mais des capsules fulminantes, même des capsules! dans ce
pays perdu, dépourvu de toute idée d'art et d'industrie. De plus,
Crispino connaissait toutes les _ragazze_ bien peignées à dix lieues à
la ronde, leurs inclinations, leurs relations, leurs ambitions, leurs
passions, celles de leurs parents et de leurs amants; il avait une note
exacte des degrés de vertu et de température de chacune, et ce
thermomètre était quelquefois fort amusant à consulter.

Cette affection, du reste, était motivée; j'avais, une nuit, dirigé une
sérénade qu'il donnait à sa maîtresse; j'avais chanté avec lui pour la
jeune louve, en nous accompagnant de la _chitarra francese_, une chanson
alors en vogue, parmi les élégants de Tivoli; je lui avais fait présent
de deux chemises, d'un pantalon et de trois superbes coups de pied au
derrière un jour qu'il me manquait de respect[55].

Crispino n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire, et il ne m'écrivait
jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors
des montagnes, il venait à Rome. Qu'était-ce, en effet qu'une trentaine
de lieues _per un bravo_ comme lui. Nous avions l'habitude, à
l'Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de
janvier (j'avais quitté les montagnes en octobre, je m'ennuyais donc
depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j'aperçois devant moi
un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées, qui paraissait
attendre très-honnêtement mon réveil.

--Tiens! Crispino! qu'es-tu venu faire à Rome?

--_Sono venuto... per vederlo!_

--Oui pour me voir, et puis?

--_Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa
occasione..._

--_Quelle occasion_?

--_Per dire la verità... mi manca... il danaro_.

--À la bonne heure! voilà ce qui s'appelle dire vraiment la _verità_.
Ah! tu n'as pas d'argent! et que veux-tu que j'y fasse, _birbonnaccio_?

--_Per Bacco, non sono birbone_!

Je finis sa réponse en français:

--«Si vous m'appelez gueux parce que je n'ai pas le sou, vous avez
raison; mais si c'est parce que j'ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous
avez bien tort. On ne m'a pas envoyé aux galères pour avoir volé, mais
bien pour de bons coups de carabine, pour de fameux coups de couteau
donnés dans la montagne à des étrangers (_forestieri_).»

Mon ami se flattait assurément; il n'avait peut-être pas tué seulement
un moine; mais enfin, on voit qu'il avait le sentiment de l'honneur.
Aussi, dans son indignation, n'accepta-t-il que trois piastres, une
chemise et un foulard, sans vouloir attendre que j'eusse mis mes bottes
pour lui donner... le reste. Le pauvre garçon est mort, il y a deux ans,
d'un coup de pierre reçu à la tête, dans une rixe.

Nous reverrons-nous dans un monde meilleur?...



XXXIX

La vie du musicien à Rome.--La musique dans l'église de
Saint-Pierre.--La chapelle Sixtine.--Préjugé sur Palestrina.--La
musique religieuse moderne dans l'église de
Saint-Louis.--Les théâtres lyriques.--Mozart et Vaccaï.--Les
pifferari.--Mes compositions à Rome.


Il fallait bien toujours revenir dans cette éternelle ville de Rome, et
s'y convaincre de plus en plus que, de toutes les existences d'artiste,
il n'en est pas de plus triste que celle d'un musicien étranger,
condamné à l'habiter, si l'amour de l'art est dans son cœur. Il y
éprouve un supplice de tous les instants, dans les premiers temps, en
voyant ses illusions poétiques tomber une à une, et le bel édifice
musical élevé par son imagination, s'écrouler devant la plus
désespérante des réalités; ce sont, chaque jour, de nouvelles
expériences qui amènent constamment de nouvelles déceptions. Au milieu
de tous les autres arts pleins de vie, de grandeur, de majesté,
éblouissants de l'éclat du génie, étalant fièrement leurs merveilles
diverses, il voit la musique réduite au rôle d'une esclave dégradée,
hébétée par la misère et chantant, d'une voix usée, de stupides poëmes
pour lesquels le peuple lui jette à peine un morceau de pain. C'est ce
que je reconnus facilement au bout de quelques semaines. À peine
arrivé, je cours à Saint-Pierre... immense! sublime! écrasant!... voilà
Michel-Ange, voilà Raphaël, voilà Canova; je marche sur les marbres les
plus précieux, les mosaïques les plus rares... Ce silence solennel...
cette fraîche atmosphère... ces tons lumineux si riches et si
harmonieusement fondus... Ce vieux pèlerin, agenouillé seul, dans la
vaste enceinte... Un léger bruit, parti du coin le plus obscur du
temple, et roulant sous ces voûtes colossales comme un tonnerre
lointain... j'eus peur... il me sembla que c'était là réellement la
maison de Dieu et que je n'avais pas le droit d'y entrer. Réfléchissant
que de faibles créatures comme moi étaient parvenues cependant à élever
un pareil monument de grandeur et d'audace, je sentis un mouvement de
fierté, puis, songeant au rôle magnifique que devait y jouer l'art que
je chéris, mon cœur commença à battre à coups redoublés. Oh! oui, sans
doute, me dis-je aussitôt, ces tableaux, ces statues, ces colonnes,
cette architecture de géants, tout cela n'est que le corps du monument;
la musique en est l'âme; c'est par elle qu'il manifeste son existence,
c'est elle qui résume l'hymne incessant des autres arts, et de sa voix
puissante le porte brûlant aux pieds de l'Éternel. Où donc est
l'orgue?... L'orgue, un peu plus grand que celui de l'Opéra de Paris,
était _sur des roulettes_; un pilastre le dérobait à ma vue. N'importe,
ce chétif instrument ne sert peut-être qu'à donner le ton aux voix, et
tout effet instrumental étant proscrit, il doit suffire. Quel est le
nombre des chanteurs?... Me rappelant alors la petite salle du
Conservatoire, que l'église de Saint-Pierre contiendrait cinquante ou
soixante fois au moins, je pensai que si un chœur de _quatre-vingt-dix_
voix y était employé journellement, les choristes de Saint-Pierre ne
devaient se compter que par milliers.

Ils sont au nombre de _dix-huit_ pour les jours ordinaires, et de
_trente-deux_ pour les fêtes solennelles. J'ai même entendu un
_Miserere_ à la chapelle Sixtine, chanté par _cinq voix_. Un critique
allemand de beaucoup de mérite s'est constitué tout récemment le
défenseur de la chapelle Sixtine.

«La plupart des voyageurs, dit-il, en y entrant, s'attendent à une
musique bien plus entraînante, je dirai même bien plus amusante que
celle des opéras qui les avaient charmés dans leur patrie; au lieu de
cela, les chanteurs du Pape leur font entendre un plain-chant séculaire,
simple, pieux, et sans le moindre accompagnement. Ces dilettanti
désappointés, ne manquent pas alors de jurer à leur retour que la
chapelle Sixtine n'offre aucun intérêt musical, et que tous les beaux
récits qu'on en fait sont autant de contes.»

Nous ne dirons pas à ce sujet absolument comme les observateurs
superficiels dont parle cet écrivain. Bien au contraire, cette harmonie
des siècles passés, venue jusqu'à nous sans la moindre altération de
style ni de forme, offre aux musiciens le même intérêt que présentent
aux peintres les fresques de Pompéi. Loin de regretter, sous ces
accords, l'accompagnement de trompettes et de grosse caisse, aujourd'hui
tellement mis à la mode par les compositeurs italiens, que chanteurs et
danseurs ne croiraient pas, sans lui, pouvoir obtenir les
applaudissements qu'ils méritent, nous avouerons que la chapelle Sixtine
étant le seul lieu musical de l'Italie où cet abus déplorable n'ait
point pénétré, on est heureux de pouvoir y trouver un refuge contre
l'artillerie des fabricants de cavatines. Nous accorderons au critique
allemand que les _trente-deux_ chanteurs du Pape, incapables de produire
le moindre effet et même de se faire entendre dans la plus vaste église
du monde, suffisent à l'exécution des œuvres de Palestrina dans
l'enceinte bornée de la chapelle pontificale; nous dirons avec lui que
cette harmonie pure et calme jette dans une rêverie qui n'est pas sans
charme. Mais ce charme est le propre de l'harmonie elle-même, et le
prétendu génie des compositeurs n'en est pas la cause, si toutefois on
peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur
vie à compiler des successions d'accords comme celle-ci qui fait partie
des _Improperia_ de Palestrina:


Soprani.

[Illustration: notation musicale

Po-pu-le me-e, quid fe-ci ti bi

aut in quo contristavi te, res-pon-de mi-hi?

Alti.

Tenori.

Bassi.]

Dans ces psalmodies à quatre parties où la _mélodie_ et le _rhythme_ ne
sont point employés, et dont l'_harmonie_ se borne à l'emploi des
_accords parfaits_ entremêlés de quelques _suspensions_, on peut bien
admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui
les écrivit; mais le génie! allons donc, c'est une plaisanterie.

En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa
ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mû seulement par l'intention
d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent
étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les
paroles frivoles et galantes sont accolées par lui, cependant, à une
sorte de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les
paroles saintes. Il fait chanter par exemple: _Au bord du Tibre, je vis
un beau pasteur, dont la plainte amoureuse_, etc., par un chœur lent
dont l'effet général et le style harmonique ne diffèrent en rien de ses
compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d'autre musique,
voilà la vérité; et il était si loin de poursuivre un céleste idéal,
qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de logogriphes
que les contre-pointistes qui le précédèrent avaient mis à la mode et
dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. Sa _missa ad fugam_
en est la preuve.

Or, en quoi ces difficultés de contre-point, si habilement vaincues
qu'on les suppose, contribuent-elles à l'expression du sentiment
religieux? en quoi cette preuve de la patience du tisseur d'accords
annonce-t-elle en lui une simple préoccupation du véritable objet de son
travail? en rien, à coup sûr. L'accent expressif d'une composition
musicale n'est ni plus puissant, ni plus vrai, parce qu'elle est écrite
en canon perpétuel, par exemple; et il n'importe à la beauté et à la
vérité de l'expression que le compositeur ait vaincu une difficulté
étrangère à leur recherche; pas plus que si, en écrivant, il eût été
gêné d'une façon quelconque par une douleur physique ou un obstacle
matériel.

Si Palestrina, ayant perdu les deux mains, s'était vu forcé d'écrire
avec le pied et y était parvenu, ses ouvrages n'en eussent pas acquis
plus de valeur pour cela et n'en seraient ni plus ni moins religieux.

Le critique allemand, dont je parlais tout à l'heure, n'hésite pas
cependant à appeler _sublimes_ les _improperia_ de Palestrina.

«Toute cette cérémonie, dit-il encore, le sujet en lui-même, la présence
du Pape au milieu du corps des cardinaux, le mérite d'exécution des
chanteurs qui déclament avec une précision et une intelligence
admirables, tout cela forme de ce spectacle un des plus imposants et des
plus touchants de la semaine sainte.»--Oui, certes, mais tout cela ne
fait pas de cette musique une œuvre de génie et d'inspiration.

Par une de ces journées sombres qui attristent la fin de l'année, et que
rend encore plus mélancoliques le souffle glacé du vent du nord,
écoutez, en lisant _Ossian_, la fantastique harmonie d'une harpe
éolienne balancée au sommet d'un arbre dépouillé de verdure, et vous
pourrez éprouver un sentiment profond de tristesse, un désir vague et
infini d'une autre existence, un dégoût immense de celle-ci, en un mot
une forte atteinte de spleen jointe à une tentation de suicide. Cet
effet est encore plus prononcé que celui des harmonies vocales de la
chapelle Sixtine; on n'a jamais songé cependant à mettre les facteurs de
harpes éoliennes au nombre des grands compositeurs.

Mais, au moins, le service musical de la chapelle Sixtine a-t-il
conservé sa dignité et le caractère religieux qui lui convient, tandis
que, infidèles aux anciennes traditions, les autres églises de Rome sont
tombées, sous ce rapport, dans un état de dégradation, je dirai même de
démoralisation, qui passe toute croyance. Plusieurs prêtres français,
témoins de ce scandaleux abaissement de l'art religieux, en ont été
indignés.

J'assistai, le jour de la fête du roi, à une messe solennelle à grands
chœurs et à grand orchestre, pour laquelle notre ambassadeur, M. de
Saint-Aulaire, avait demandé les meilleurs artistes de Rome. Un
amphithéâtre assez vaste, élevé devant l'orgue, était occupé par une
soixantaine d'exécutants. Ils commencèrent par s'accorder à grand bruit,
comme ils l'eussent fait dans un foyer de théâtre; le diapason de
l'orgue, beaucoup trop bas, rendait, à cause des instruments à vent, son
adjonction à l'orchestre impossible. Un seul parti restait à prendre, se
passer de l'orgue. L'organiste ne l'entendait pas ainsi; il voulait
faire sa partie, dussent les oreilles des auditeurs être torturées
jusqu'au sang; il voulait gagner son argent, le brave homme, et il le
gagna bien, je le jure, car de ma vie je n'ai ri d'aussi bon cœur.
Suivant la louable coutume des organistes italiens, il n'employa,
pendant toute la durée de la cérémonie, que les jeux aigus. L'orchestre,
plus fort que cette harmonie de petites flûtes, la couvrait assez bien
dans les _tutti_, mais quand la masse instrumentale venait à frapper un
accord sec, suivi d'un silence, l'orgue, dont le son traîne un peu, on
le sait, et ne peut se couper aussi bref que celui des autres
instruments, demeurait alors à découvert et laissait entendre un accord
plus bas d'un quart de ton que celui de l'orchestre, produisant ainsi le
gémissement le plus atrocement comique qu'on puisse imaginer.

Pendant les intervalles remplis par le plain-chant des prêtres, les
concertants, incapables de contenir leur démon musical, préludaient
hautement, tous à la fois, avec un incroyable sang-froid; la flûte
lançait des gammes en _ré_; le cor sonnait une fanfare en _mi bémol_;
les violons faisaient d'aimables cadences, des gruppetti charmants; le
basson, tout bouffi d'importance, soufflait ses notes graves en faisant
claquer ses grandes clefs, pendant que les gazouillements de l'orgue
achevaient de brillanter ce concert inouï, digne de Calliot. Et tout
cela se passait en présence d'une assemblée d'hommes civilisés, de
l'ambassadeur de France, du directeur de l'Académie, d'un corps nombreux
de prêtres et de cardinaux, devant une réunion d'artistes de toutes les
nations. Pour la musique, elle était digne de tels exécutants. Cavatines
avec crescendo, cabalettes, points d'orgue et roulades; œuvre sans nom,
monstre de l'ordre composite dont une phrase de Vaccaï formait la tête,
des bribes de Paccini les membres, et un ballet de Gallemberg le corps
et la queue. Qu'on se figure, pour couronner l'œuvre, les _soli_ de
cette étrange musique sacrée, chantés _en voix de soprano_ par un gros
gaillard dont la face rubiconde était ornée d'une énorme paire de
favoris noirs. «Mais, mon Dieu, dis-je à mon voisin qui étouffait, tout
est donc miracle dans ce bienheureux pays! Avez-vous jamais vu un
_castrat_ barbu comme celui-ci?»

--«_Castrato_!... répliqua vivement, en se retournant, une dame
italienne, indignée de nos rires et de nos observations, _d'avvero non e
castrato_!

--Vous le connaissez, madame?

--_Per Bacco! non burlate. Imparate, pezzi d'asino, che quel virtuoso
maraviglioso é il marito mio._»

J'ai entendu fréquemment, dans d'autres églises, les ouvertures du
_Barbiere di Siviglia_, de la _Cenerentola_ et d'_Otello_. Ces morceaux
paraissaient former le répertoire favori des organistes; ils en
assaisonnaient fort agréablement le service divin.

La musique des théâtres, aussi _dramatique_ que celle des églises est
_religieuse_, est dans le même état de splendeur. Même invention, même
pureté de formes, même charme dans le style, même profondeur de pensée.
Les chanteurs que j'ai entendus pendant la saison théâtrale avaient en
général de bonnes voix et cette facilité de vocalisation qui
caractérise[56] spécialement les Italiens; mais à l'exception de madame
Ungher, Prima-donna allemande, que nous avons applaudie souvent à Paris,
et de Salvator, assez bon baryton, ils ne sortaient pas de la ligne des
médiocrités. Les chœurs sont d'un degré au-dessous de ceux de notre
Opéra-Comique pour l'ensemble, la justesse et la chaleur. L'orchestre,
imposant et formidable, à peu près comme l'armée du prince de Monaco,
possède, sans exception, toutes les qualités qu'on appelle ordinairement
des défauts. Au théâtre _Valle_, les violoncelles sont au nombre de...
_un_, lequel _un_ exerce l'état d'orfévre, plus heureux qu'un de ses
confrères, obligé, pour vivre, de _rempailler des chaises_. À Rome, le
mot symphonie, comme celui d'ouverture, n'est employé que pour désigner
un _certain bruit_ que font les orchestres de théâtre, avant le lever de
la toile, et auquel personne ne fait attention. Weber et Beethoven sont
là des noms à peu près inconnus. Un savant abbé de la chapelle Sixtine
disait un jour à Mendelssohn _qu'on lui avait parlé d'un jeune homme de
grande espérance nommé Mozart_. Il est vrai que ce digne ecclésiastique
communique fort rarement avec les gens du monde et ne s'est occupé toute
sa vie que des œuvres de Palestrina. C'est donc un être que sa conduite
privée et ses opinions mettent à part. Quoiqu'on n'y exécute jamais la
musique de Mozart, il est pourtant juste de dire que, dans Rome, bon
nombre de personnes ont entendu parler de lui autrement que comme d'_un
jeune homme de grande espérance_. Les dilettanti érudits savent même
qu'il est mort, et que, sans approcher toutefois de Donizetti, il a
écrit quelques partitions remarquables. J'en ai connu un qui s'était
procuré le _Don Juan_; après l'avoir longuement étudié au piano, il fut
assez franc pour m'avouer en confidence que cette _vieille musique_ lui
paraissait supérieure au _Zadig_ et _Astartea_ de M. Vaccaï, récemment
mis en scène au théâtre d'Apollo. L'art instrumental est lettre close
pour les Romains. Ils n'ont pas même l'idée de ce que nous appelons une
symphonie.

J'ai remarqué seulement à Rome une musique instrumentale populaire que
je penche fort à regarder comme un reste de l'antiquité: je veux parler
des _pifferari_. On appelle ainsi des musiciens ambulants, qui, aux
approches de Noël, descendent des montagnes par groupes de quatre ou
cinq, et viennent, armés de musettes et de _pifferi_ (espèce de
hautbois), donner de pieux concerts devant les images de la madone. Ils
sont, pour l'ordinaire, couverts d'amples manteaux de drap brun, portent
le chapeau pointu dont se coiffent les brigands, et tout leur extérieur
est empreint d'une certaine sauvagerie mystique pleine d'originalité.
J'ai passé des heures entières à les contempler dans les rues de Rome,
la tête légèrement penchée sur l'épaule, les yeux brillants de la foi la
plus vive, fixant un regard de pieux amour sur la sainte madone, presque
aussi immobiles que l'image qu'ils adoraient. La musette, secondée d'un
grand _piffero_ soufflant la basse, fait entendre une harmonie de deux
ou trois notes, sur laquelle un _piffero_ de moyenne longueur exécute la
mélodie; puis, au-dessus de tout cela deux petits _pifferi_ très-courts,
joués par des enfants de douze à quinze ans, tremblotent trilles et
cadences, et inondent la rustique chanson d'une pluie de bizarres
ornements. Après de gais et réjouissants refrains, fort longtemps
répétés, une prière lente, grave, d'une onction toute patriarcale, vient
dignement terminer la naïve symphonie. Cet air a été gravé dans
plusieurs recueils napolitains, je m'abstiens en conséquence de le
reproduire ici. De près, le son est si fort qu'on peut à peine le
supporter; mais à un certain éloignement, ce singulier orchestre produit
un effet auquel peu de personnes restent insensibles. J'ai entendu
ensuite les _pifferari_ chez eux, et si je les avais trouvés si
remarquables à Rome, combien l'émotion que j'en reçus fut plus vive dans
les montagnes sauvages des Abruzzes, où mon humeur vagabonde m'avait
conduit! Des roches volcaniques, de noires forêts de sapins formaient la
décoration naturelle et le complément de cette musique primitive. Quand
à cela venait encore se joindre l'aspect d'un de ces monuments
mystérieux d'un autre âge connus sous le nom de murs cyclopéens, et
quelques bergers revêtus d'une peau de mouton brute, avec la toison
entière en dehors (costume des pâtres de la Sabine), je pouvais me
croire contemporain des anciens peuples au milieu desquels vint
s'installer jadis Évandre l'Arcadien, l'hôte généreux d'Énée.

* * *

Il faut, on le voit, renoncer à peu près à entendre de la musique, quand
on habite Rome; j'en étais venu même, au milieu de cette atmosphère
antiharmonique à n'en plus pouvoir composer. Tout ce que j'ai produit à
l'Académie se borne à trois ou quatre morceaux: 1º Une _ouverture de
Rob-Roy_, longue et diffuse, exécutée à Paris un an après; fort mal
reçue du public, et que je brûlai le même jour en sortant du concert; 2º
_La scène aux champs_ de ma symphonie fantastique, que je refis presque
entièrement en vaguant dans la villa Borghèse; 3º _Le chant de bonheur_
de mon monodrame Lélio[57] que je rêvai, perfidement bercé par mon
ennemi intime, le vent du sud, sur les buis touffus et taillés en
muraille de notre classique jardin; 4e cette mélodie qui a nom _la
Captive_, et dont j'étais fort loin, en l'écrivant, de prévoir la
fortune. Encore, me trompé-je, en disant qu'elle fut composée à Rome,
car c'est de Subiaco qu'elle est datée. Il me souvient, en effet, qu'un
jour, en regardant mon ami Lefebvre, l'architecte, dans l'auberge de
Subiaco où nous logions, un mouvement de son coude ayant fait tomber un
livre placé sur la table où il dessinait, je le relevai; c'était le
volume des _Orientales_ de V. Hugo; il se trouva ouvert à la page de _la
Captive_. Je lus cette délicieuse poésie, et me retournant vers
Lefebvre: «Si j'avais là du papier réglé, lui dis-je, j'écrirais la
musique de ce morceau, car _je l'entends_.

--Qu'à cela ne tienne, je vais vous en donner.»

Et Lefebvre, prenant une règle et un tire-ligne, eut bientôt tracé
quelques portées, sur lesquelles je jetai le chant et la basse de ce
petit air; puis, je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n'y
songeai plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez
notre directeur, quand _la Captive_ me revint en tête. «Il faut, dis-je
à mademoiselle Vernet, que je vous montre un air improvisé à Subiaco,
pour savoir un peu ce qu'il signifie; je n'en ai plus la moindre
idée.»--L'accompagnement de piano, griffonné à la hâte, nous permit de
l'exécuter convenablement; et cela prit si bien, qu'au bout d'un mois,
M. Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m'interpella ainsi: «Ah
ça! quand vous retournerez dans les montagnes, j'espère bien que vous
n'en rapporterez pas d'autres chansons, car votre _Captive_ commence à
me rendre le séjour de la villa fort désagréable; on ne peut faire un
pas dans le palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans
les corridors, sans entendre chanter, ou ronfler, ou grogner: «_Le long
du mur sombre... le sabre du Spahis... je ne suis pas Tartare...
l'eunuque noir_, etc,» C'est à en devenir fou. Je renvoie demain un de
mes domestiques; je n'en prendrai un nouveau qu'à la condition expresse
pour lui de ne pas chanter _la Captive_.»

J'ai plus tard développé et instrumenté pour l'orchestre cette mélodie
qui est, je crois, l'une des plus colorées que j'aie produites.

Il reste enfin, à citer, pour clore cette liste fort courte de mes
productions romaines, une méditation religieuse à six voix avec
accompagnement d'orchestre, sur la traduction en prose d'une poésie de
Moore (_Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive_). Elle forme le
numéro 1 de mon œuvre 18, intitulée _Tristia_.

Quant au _Resurrexit_ à grand orchestre, avec chœurs, que j'envoyai aux
académiciens de Paris, pour obéir au règlement, et dans lequel ces
messieurs trouvèrent un _progrès_ très-remarquable, une _preuve_
sensible de l'influence du séjour de Rome sur mes idées, et l'abandon
complet de mes fâcheuses _tendances musicales_, c'est un fragment de ma
messe solennelle exécutée à Saint-Roch et à Saint-Eustache, on le sait,
plusieurs années avant que j'obtinsse le prix de l'Institut. Fiez-vous
donc aux jugements des immortels!



XL

Variétés de spleen.--L'isolement.


Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau
les atteintes d'une cruelle maladie (morale, nerveuse, imaginaire, tout
ce qu'on voudra), que j'appellerai _le mal de l'isolement_. J'en avais
éprouvé un premier accès à l'âge de seize ans, et voici dans quelles
circonstances. Par une belle matinée de mai, à la Côte-Saint-André,
j'étais assis dans une prairie, à l'ombre d'un groupe de grands chênes,
lisant un roman de Montjoie, intitulé: _Manuscrit trouvé au mont
Pausilippe_. Tout entier à ma lecture, j'en fus distrait cependant par
des chants doux et tristes, s'épandant par la plaine à intervalles
réguliers. La procession des Rogations passait dans le voisinage, et
j'entendais la voix des paysans qui psalmodiaient les _Litanies des
saints_. Cet usage de parcourir, au printemps, les coteaux et les
plaines, pour appeler sur les fruits de la terre la bénédiction du ciel,
a quelque chose de poétique et de touchant qui m'émeut d'une manière
indicible. Le cortège s'arrêta au pied d'une croix de bois ornée de
feuillage; je le vis s'agenouiller pendant que le prêtre bénissait la
campagne, et il reprit sa marche lente en continuant sa mélancolique
psalmodie. La voix affaiblie de notre vieux curé se distinguait seule
parfois, avec des fragments de phrases:

    . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . Conservare digneris
        (Les paysans.)
    Te rogamus audi nos!

Et la foule pieuse s'éloignait, s'éloignait toujours.

    . . . . . . . . . . . .
        (Decrescendo).
    Sancte Barnaba
      Ora pro nobis!
        (Perdendo).
    Sancta Magdalena
    Ora pro. . . . .
    Sancta Maria,
    Ora. . . . . . .
    Sancta. . . . . .
    . . . . . . nobis.
    . . . . . . . . .

Silence... léger frémissement des blés en fleur, ondoyant sous la molle
pression de l'air du matin... Cri des cailles amoureuses appelant leur
compagne... l'ortolan, plein de joie, chantant sur la pointe d'un
peuplier... calme profond... une feuille morte tombant lentement d'un
chêne... coups sourds de mon cœur... évidemment la vie était hors de
moi, loin, très-loin... À l'horizon les glaciers des Alpes, frappés par
le soleil levant, réfléchissaient d'immenses faisceaux de lumière...
C'est de ce côté qu'est Meylan... derrière ces Alpes, l'Italie, Naples,
le Pausilippe... les personnages de mon roman... des passions
ardentes... quelque insondable bonheur... secret... allons, allons, des
ailes!... dévorons l'espace! il faut voir, il faut admirer!... il faut
de l'amour, de l'enthousiasme, des étreintes enflammées, _il faut la
grande vie_!... mais je ne suis qu'un corps lourd cloué à terre! ces
personnages sont imaginaires ou n'existent plus... quel amour?... quelle
gloire?... quel cœur?... où est mon étoile?... la _Stella montis_?...
disparue sans doute pour jamais... quand verrai-je l'Italie?...

Et l'accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement,
et je me couchai à terre, gémissant, étendant mes bras douloureux,
arrachant convulsivement des poignées d'herbe et d'innocentes
pâquerettes qui ouvraient en vain leurs grands yeux étonnés, luttant
contre l'_absence_, contre l'horrible _isolement_.

Et pourtant, qu'était-ce qu'un pareil accès comparé aux tortures que
j'ai éprouvées depuis lors, et dont l'intensité augmente chaque jour?...

Je ne sais comment donner une idée de ce mal inexprimable. Une
expérience de physique pourrait seule, je crois, en offrir la
ressemblance. C'est celle-ci: quand on place sous une cloche de verre
adaptée à une machine pneumatique une coupe remplie d'eau à côté d'une
coupe contenant de l'acide sulfurique, au moment où la pompe aspirante
fait le vide sous la cloche, on voit l'eau s'agiter, entrer en
ébullition, s'évaporer. L'acide sulfurique absorbe cette vapeur d'eau au
fur et à mesure qu'elle se dégage, et, par suite de la propriété qu'ont
les molécules de vapeur d'emporter en s'exhalant une grande quantité de
calorique, la portion d'eau qui reste au fond du vase ne tarde pas à se
refroidir au point de produire un petit bloc de glace.

Eh bien! il en est à peu près ainsi quand cette idée d'isolement et ce
sentiment de l'absence viennent me saisir. Le vide se fait autour de ma
poitrine palpitante, et il semble alors que mon cœur, sous l'aspiration
d'une force irrésistible, s'évapore et tend à se dissoudre par
expansion. Puis, la peau de tout mon corps devient douloureuse et
brûlante; je rougis de la tête aux pieds. Je suis tenté de crier,
d'appeler à mon aide mes amis, les indifférents mêmes, pour me consoler,
pour me garder, me défendre, m'empêcher d'être détruit, pour retenir ma
vie qui s'en va aux quatre points cardinaux.

On n'a pas d'idées de mort pendant ces crises; non, la pensée du suicide
n'est pas même supportable; on ne veut pas mourir, loin de là, on veut
vivre, on le veut absolument, on voudrait même donner à sa vie mille
fois plus d'énergie; c'est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui
s'exaspère de rester sans application, et qui ne peut se satisfaire
qu'au moyen de jouissances immenses, dévorantes, furieuses, en rapport
avec l'incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu.

Cet état n'est pas le spleen, mais il l'amène plus tard: l'ébullition,
l'évaporation du cœur, des sens, du cerveau, du fluide nerveux. Le
spleen, c'est la congélation de tout cela, c'est le bloc de glace.

Même à l'état calme, je sens toujours un peu d'_isolement_ les dimanches
d'été, parce que nos villes sont inactives ces jours-là, parce que
chacun sort, va à la campagne; parce qu'on est _joyeux au loin_, parce
qu'on est _absent_. Les _adagio_ des symphonies de Beethoven, certaines
scènes d'_Alceste_ et d'_Armide_ de Gluck, un air de son opéra italien
de _Telemaco_, les champs Élysées de son _Orphée_, font naître aussi
d'assez violents accès de la même souffrance; mais ces chefs-d'œuvre
portent avec eux leur contre-poison; ils font déborder les larmes, et on
est soulagé. Les _adagio_ de quelques-unes des sonates de Beethoven, et
l'_Iphigénie en Tauride_ de Gluck, au contraire, appartiennent
entièrement au spleen et le provoquent; il fait froid là-dedans, l'air y
est sombre, le ciel gris de nuages, le vent du nord y gémit sourdement.

Il y a d'ailleurs deux espèces de spleen, l'un est ironique, railleur,
emporté, violent, haineux; l'autre, taciturne et sombre, ne demande que
l'inaction, le silence, la solitude et le sommeil. À l'être qui en est
possédé tout devient indifférent; la ruine d'un monde saurait à peine
l'émouvoir. Je voudrais alors que la terre fût une bombe remplie de
poudre, et j'y mettrais le feu pour m'amuser.

En proie à ce genre de spleen, je dormais un jour dans le bois de
lauriers de l'Académie, roulé dans un tas de feuilles mortes, comme un
hérisson, quand je me sentis poussé du pied par deux de nos camarades:
c'étaient Constant Dufeu, l'architecte, et Dantan aîné, le statuaire,
qui venaient me réveiller.

--«Ohé! père la joie! veux-tu venir à Naples? nous y allons.

--Allez au diable! vous savez bien que je n'ai plus d'argent.

--Mais, jobard que tu es, nous en avons et nous t'en prêterons! Allons,
aide-moi donc, Dantan, et levons-le de là, sans quoi nous n'en tirerons
rien. Bon! te voilà sur pieds!... Secoue-toi un peu maintenant; va
demander à M. Vernet un congé d'un mois, et dès que ta valise sera
faite, nous partirons; c'est convenu.»

Nous partîmes en effet.

À part un scandale assez joli, mais difficile à raconter, par nous causé
dans la petite ville de Ciprano... après dîner, je ne me rappelle aucun
incident remarquable de ce trajet bourgeoisement fait en voiturin.

Mais Naples!...



XLI

Voyage à Naples.--Le soldat enthousiaste.--Excursion à
Nisita. Les lazzaroni.--Ils m'invitent à dîner.--Un coup
de fouet.--Le théâtre San-Carlo.--Retour pédestre à
Rome, à travers les Abruzzes.--Tivoli.--Encore Virgile.


Naples!!! ciel limpide et pur! soleil de fêtes! riche terre!

Tout le monde a décrit, et beaucoup mieux que je ne pourrais le faire,
ce merveilleux jardin. Quel voyageur, en effet, n'a été frappé de la
splendeur de son aspect! Qui n'a admiré, à midi, la mer faisant la
sieste et les plis moelleux de sa robe azurée et le bruit flatteur avec
lequel elle l'agite doucement! Perdu, à minuit, dans le cratère du
Vésuve, qui n'a senti un vague sentiment d'effroi aux sourds roulements
de son tonnerre intérieur, aux cris de fureur qui s'échappent de sa
bouche, à ce explosions, à ces myriades de roches fondantes, dirigées
contre le ciel comme de brûlants blasphèmes, qui retombent ensuite,
roulent sur le col de la montagne et s'arrêtent pour former un ardent
collier sur la vaste poitrine du volcan! Qui n'a parcouru tristement le
squelette de cette désolée Pompéia, et, spectateur unique, n'a attendu,
sur les gradins de l'amphithéâtre, la tragédie d'Euripide ou de
Sophocle pour laquelle la scène semble encore préparée! Qui n'a accordé
un peu d'indulgence aux mœurs des lazzaroni, ce charmant peuple
d'enfants, si gai, si voleur, si spirituellement facétieux, et si
naïvement bon quelquefois?

Je me garderai donc d'aller sur les brisées de tant de descripteurs;
mais je ne puis résister au plaisir de raconter ici une anecdote qui
peint on ne peut mieux le caractère des pêcheurs napolitains. Il s'agit
d'un festin que des lazzaroni me donnèrent, trois jours après mon
arrivée, et d'un présent qu'ils me firent au dessert. C'était par un
beau jour d'automne, avec une fraîche brise, une atmosphère claire,
transparente, à faire croire qu'on pourrait de Naples, sans trop étendre
le bras, cueillir des oranges à Caprée. Je me promenais à la villa
Reale; j'avais prié mes camarades de l'Académie romaine de me laisser
errer seul ce jour-là. En passant près d'un petit pavillon que je ne
remarquais point, un soldat, en faction devant l'entrée me dit
brusquement en français:

--Monsieur, levez votre chapeau!

--Pourquoi donc?

--Voyez!

Et, me désignant du doigt une statue de marbre placée au centre du
pavillon, je lus sur le socle ces deux mots qui me firent à l'instant
faire le signe de respect que l'enthousiaste militaire me demandait:
_Torquato Tasso_. Cela est bien! cela est touchant!... mais j'en suis
encore à me demander comment la sentinelle du poëte avait deviné que
j'étais Français et artiste, et que j'obéirais avec empressement à son
injonction. Savant physionomiste! Je reviens à mes lazzaroni.

Je marchais donc nonchalamment au bord de la mer, en songeant, tout ému,
au pauvre Tasso, dont j'avais, avec Mendelssohn, visité la modeste tombe
à Rome, au couvent de Sant-Onofrio, quelques mois auparavant,
philosophant, à part moi, sur le malheur des poëtes qui sont poëtes par
le cœur, etc., etc. Tout d'un coup, Tasso me fit penser à Cervantes,
Cervantes à sa charmante pastorale Galathée, Galathée à une délicieuse
figure qui brille à côté d'elle dans le roman et qui se nomme Nisida,
Nisida à l'île de la baie de Pouzzoles qui porte ce joli nom, et je fus
pris à l'improviste d'un désir irrésistible de la visiter[58].

J'y cours; me voilà dans la grotte du Pausilippe; j'en sors, toujours
courant; j'arrive au rivage; je vois une barque, je veux la louer; je
demande quatre rameurs, il en vient six; je leur offre un prix
raisonnable, en leur faisant observer que je n'avais pas besoin de six
hommes pour nager dans une coquille de noix jusqu'à Nisida. Ils
insistent en souriant et demandent à peu près trente francs pour une
course qui en valait cinq tout au plus; j'étais de bonne humeur, deux
jeunes garçons se tenaient à l'écart sans rien dire, avec un air
d'envie; je trouvai bouffonne l'insolente prétention de mes rameurs, et
désignant les deux lazzaronetti:

«--Eh bien! oui, allons, trente francs, mais venez tous les huit et
ramons vigoureusement.»

Cris de joie, gambades des petits et des grands! nous sautons dans la
barque, et en quelques minutes nous arrivons à Nisida. Laissant mon
_navire_ à la garde de l'_équipage_, je monte dans l'île, je la parcours
dans tous les sens, je regarde le soleil descendre derrière le cap
Misène poétisé par l'auteur de l'_Énéide_, pendant que la mer qui ne se
souvient ni de Virgile, ni d'Énée, ni d'Ascagne, ni de Misène, ni de
Palinure, chante gaiement dans le mode majeur mille accords
scintillants...

* * *

Comme je vaguais ainsi sans but, un militaire parlant fort bien le
français s'avance vers moi et m'offre de me montrer les diverses
curiosités de l'île, les plus beaux points de vue, etc. J'accepte son
offre avec empressement. Au bout d'une heure, en le quittant, je faisais
le geste de prendre ma bourse pour lui donner la _buona mano_ d'usage,
quand lui, se reculant d'un pas et prenant un air presque offensé,
repousse ma main en disant:

«--Que faites-vous donc, monsieur? je ne vous demande rien,... que de...
prier le bon Dieu pour moi.»

--Parbleu, je le ferai, me dis-je en remettant ma bourse dans ma poche,
l'idée est trop drôle, et que le diable m'emporte si j'y manque.

Le soir, en effet, au moment de me mettre au lit, je récitai
très-sérieusement un premier _Pater_ pour mon brave sergent, mais au
second j'éclatai de rire. Aussi je crains bien que le pauvre homme n'ait
pas fait fortune et qu'il soit resté sergent _comme devant_.

* * *

Je serais demeuré à Nisida jusqu'au lendemain, je crois, si un de mes
matelots, _délégué_ par le _capitaine_, ne fût venu me _héler_ et
m'avertir que le vent fraîchissait, et que nous aurions de la peine à
regagner la terre ferme, si nous tardions encore à _lever l'ancre_, à
_déraper_. Je me rends à ce prudent avis. Je descends; chacun reprend sa
place sur le _navire_; le capitaine, digne émule du héros troyen:

  ...........Eripit ensem
  Fulmineum

(_ouvre son grand couteau_)

  strictoque ferit retinacula ferro.

(_et coupe vivement la ficelle_;)

  Idem omnes simul ardor habet; rapiuntque, ruuntque;
  Littora deseruere; latet sub classibus æquor;
  Adnixi torquent spumas, et cærula verrunt.

(_tous, pleins d'ardeur et d'un peu de crainte, nous nous précipitons,
nous fuyons le rivage; nos rames font voler des flots d'écume, la mer
disparaît sous notre...... canot_.) Traduction libre.

Cependant il y avait du danger, la coquille de noix frétillait d'une
singulière façon à travers les crêtes blanches de vagues
disproportionnées; mes gaillards ne riaient plus et commençaient à
chercher leurs chapelets. Tout cela me paraissait d'un ridicule atroce
et je me disais: à propos de quoi vais-je me noyer? À propos d'un soldat
lettré qui admire Tasso; pour moins encore, pour un chapeau; car, si
j'eusse marché tête nue, le soldat ne m'eût pas interpellé; je n'aurais
pas songé au chantre d'Armide, ni à l'auteur de Galathée, ni à Nisida;
je n'aurais pas fait cette sotte excursion insulaire, et je serais
tranquillement assis à Saint-Charles en ce moment, à écouter la
Brambilla et Tamburini! Ces réflexions et les mouvements de la nef en
perdition me faisaient grand mal au cœur, je l'avoue. Pourtant, le dieu
des mers, trouvant la plaisanterie suffisante comme cela, nous permit de
gagner la terre, et les _matelots_, jusque-la muets comme des poissons,
recommencèrent à crier comme des geais. Leur joie fut même si grande,
qu'en recevant les trente francs que j'avais consenti à me laisser
escroquer, ils eurent un remords, et me prièrent avec une véritable
bonhomie, de venir dîner avec eux. J'acceptai. Ils me conduisirent assez
loin de là, au milieu d'un bois de peupliers, sur la route de Pouzzoles,
en un lieu fort solitaire, et je commençais à calomnier leur candide
intention (pauvres lazzaroni!), quand nous arrivâmes vers une chaumière
à eux bien connue, où mes amphytrions se hâtèrent de donner des ordres
pour le festin.

Bientôt apparut un petit monticule de fumants macaroni; ils m'invitèrent
à y plonger la main droite à leur exemple; un grand pot de vin du
Pausilippe fut placé sur la table, et chacun de nous y buvait à son
tour, après, toutefois, un vieillard édenté, le seul de la bande qui
devait boire avant moi, le respect pour l'âge l'emportant chez ces
braves enfants, même sur la courtoisie, qu'ils reconnaissaient devoir à
leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença à parler
politique et à s'attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim, qu'il
portait dans son cœur. Les jeunes lazzaroni, pour le distraire et me
procurer un divertissement, lui demandèrent avec instance le récit d'un
long et pénible voyage de mer qu'il avait fait autrefois, et dont
l'histoire était célèbre.

Là-dessus, le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son
auditoire, comment, embarqué à vingt ans sur un _speronare_, il avait
demeuré en mer _trois jours et deux nuits_, et comme quoi, _toujours
poussé vers de nouveaux rivages_, il avait enfin été jeté dans une _île
lointaine_ où _l'on_ prétend que Napoléon, depuis lors, a été exilé, et
que les indigènes appellent Isola d'Elba. Je manifestai une grande
émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon cœur le brave
marin d'avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là, profonde
sympathie des lazzaroni pour _mon excellence_; la reconnaissance les
exalte, on se parle à l'oreille, on va, on vient dans la chaumière d'un
air de mystère; je vois qu'il s'agit des préparatifs de quelque surprise
qui m'est destinée. En effet, au moment où je me levais pour prendre
congé de la société, le plus grand des jeunes lazzaroni m'aborde d'un
air embarrassé, et me prie, au nom de ses camarades et pour l'amour
d'eux d'accepter un souvenir, un présent, le plus magnifique qu'ils
pouvaient m'offrir, et capable de faire pleurer l'homme le moins
sensible. C'était un oignon monstrueux, une énorme ciboule, que je reçus
avec une modestie et un sérieux dignes de la circonstance, et que
j'emportai jusqu'au sommet du Pausilippe, après mille adieux, serrements
de mains et protestations d'une amitié inaltérable.

Je venais de quitter ces bonnes gens et je cheminais péniblement à cause
d'un coup que je m'étais donné au pied droit en descendant de Nisida; il
faisait presque nuit. Une belle calèche passa sur la route de Naples.
L'idée peu fashionable me vint de sauter sur la banquette de derrière,
libre par l'absence du valet de pied et de parvenir ainsi sans fatigue
jusqu'à la ville. Mais j'avais compté sans la jolie petite Parisienne
emmousselinée qui trônait à l'intérieur et qui, de sa voix aigre-douce
appelant vivement le cocher: «Louis, il y a quelqu'un derrière!» me fit
administrer à travers la figure un ample coup de fouet. Ce fut le
présent de ma gracieuse compatriote. Ô poupée française! Si Crispino
seulement s'était trouvé là, nous t'aurions fait passer un mauvais quart
d'heure!

Je revins donc, clopin-clopant, en songeant aux charmes de la vie de
brigand, qui, malgré ses fatigues, serait vraiment aujourd'hui la seule
digne d'un honnête homme, si dans la moindre bande ne se trouvaient
toujours tant de misérables stupides et puants!

J'allai oublier mon chagrin et me reposer à Saint-Charles. Et là, pour
la première fois depuis mon arrivée en Italie, j'entendis de la musique.
L'orchestre, comparé à ceux que j'avais observés jusqu'alors, me parut
excellent. Les instruments à vent peuvent être écoutés en sécurité; on
n'a rien à craindre de leur part; les violons sont assez habiles, et les
violoncelles chantent bien, mais ils sont en trop petit nombre. Le
système général adopté en Italie de mettre toujours moins de
violoncelles que de contre-basses, ne peut pas même être justifié par le
genre de musique que les orchestres italiens exécutent habituellement.
Je reprocherais bien aussi au maestro di capella le bruit souverainement
désagréable de son archet dont il frappe un peu rudement son pupitre;
mais on m'a assuré que sans cela, les _musiciens_ qu'il dirige seraient
quelquefois embarrassés pour _suivre la mesure_... À cela il n'y a rien
à répondre; car enfin, dans un pays où la musique instrumentale est à
peu près inconnue, on ne doit pas exiger des orchestres comme ceux de
Berlin, de Dresde ou de Paris. Les choristes sont d'une faiblesse
extrême; je tiens d'un compositeur qui a écrit pour le théâtre
Saint-Charles, qu'il est fort difficile, pour ne pas dire impossible,
d'obtenir une bonne exécution des chœurs écrits à _quatre parties_. Les
soprani ont beaucoup de peine à marcher isolés des ténors, et on est
pour ainsi dire obligé de les leur faire continuellement doubler à
l'octave.

Au _Fondo_ on joue l'opéra buffa, avec une verve, un feu, un _brio_, qui
lui assurent une supériorité incontestable sur la plupart des théâtres
d'opéra comique. On y représentait, pendant mon séjour, une farce
très-amusante de Donizetti, _Les convenances et les inconvenances du
théâtre_.

On pense bien, néanmoins, que l'attrait musical des théâtres de Naples
ne pouvait lutter avec avantage contre celui que m'offrait l'exploration
des environs de la ville, et que je me trouvais plus souvent dehors que
dedans.

Déjeunant, un matin, à Castellamare, avec Munier, le peintre de marine,
que nous avions surnommé Neptune:«--Que faisons nous? me dit-il, en
jetant sa serviette, Naples m'ennuie, n'y retournons pas...

--Allons en Sicile.»

--C'est cela, allons en Sicile; laissez-moi seulement finir une étude
que j'ai commencée, et, à cinq heures, nous irons retenir notre place
sur le bateau à vapeur.

--Volontiers, quelle est notre fortune?»

Notre bourse visitée, il se trouva que nous avions bien assez pour aller
jusqu'à Palerme, mais que, pour en revenir, il eût fallu, comme disent
les moines, compter sur la _Providence_; et, en Français totalement
dépourvus de la vertu _qui transporte les montagnes_, jugeant qu'il ne
fallait pas tenter Dieu, nous nous séparâmes, lui, pour aller portraire
la mer, moi pour retourner pédestrement à Rome.

Ce projet était arrêté dans ma tête depuis quelques jours. Rentré à
Naples le même soir, après avoir dit adieu à Dufeu et à Dantan, le
hasard me fit rencontrer deux officiers suédois de ma connaissance, qui
me firent part de leur intention de se rendre à Rome à pied.

--Parbleu! leur dis-je, je pars demain pour Subiaco; je veux y aller en
droite ligne à travers les montagnes, _franchissant rocs et torrents_,
comme le chasseur de chamois; nous devrions faire le trajet ensemble.

Malgré l'extravagance d'une pareille idée, ces messieurs l'adoptèrent.
Nos effets furent aussitôt expédiés par un _vetturino_; nous convînmes
de nous diriger sur Subiaco à vol d'oiseau, et, après nous y être
reposés un jour, de retourner à Rome par la grande route. Ainsi fut
fait. Nous avions endossé tous les trois le costume obligé de toile
grise; M. B... portait son album et ses crayons; deux cannes étaient
toutes nos armes.

On vendangeait alors. D'excellents raisins (qui n'approchent pourtant
pas de ceux du Vésuve) firent à peu près toute notre nourriture pendant
la première journée; les paysans n'acceptaient pas toujours notre
argent, et nous nous abstenions quelquefois de nous enquérir des
propriétaires.

Le soir, à Capoue, nous trouvâmes _bon souper, bon gîte_, et... un
improvisateur.

Ce brave homme, après quelques préludes brillants sur sa grande
mandoline, s'informa de quelle nation nous étions.

«--Français, répondit M. Kl... rn.»

J'avais entendu, un mois auparavant, les _improvisations_ du Tyrtéc
campanien; il avait fait la même question à mes compagnons de voyage,
qui répondirent:

«--Polonais.»

À quoi, plein d'enthousiasme, il avait répliqué:

«--J'ai parcouru le monde entier, l'Italie, l'Espagne, la France,
l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne, la Russie; mais les plus braves
sont les Polonais, sont les Polonais.»

Voici la cantate qu'il adressa, en musique également _improvisée_, et
sans la _moindre hésitation_, aux trois prétendus Français:

[Illustration: notation musicale

_Allegretto._

          Ho gi - rato per tutto il

mondo ho gi - rato per tutto il mondo per la

Francia, per l'Is - pania, per l'I - talia, per la Ger -

mania, per l'Inghil - terra ma li più bravi ma li più

beli sono i Fran - ce - si, sono i Fran - ce - si.

]

On conçoit combien je dus être flatté, et quelle fut la mortification
des deux Suédois.

Avant de nous engager tout à fait dans les Abruzzes, nous nous arrêtâmes
une journée à San-Germano, pour visiter le fameux couvent du
_Monte-Cassino_.

Ce monastère de bénédictins, situé, comme celui de Subiaco, sur une
montagne, est loin de lui ressembler sous aucun rapport. Au lieu de
cette simplicité naïve et originale qui charme à San-Benedetto, vous
trouvez ici le luxe et les proportions d'un palais. L'imagination recule
devant l'énormité des sommes qu'ont coûtées tous les objets précieux
rassemblés dans la seule église. Il y a un orgue avec de petits anges
fort ridicules, jouant de la trompette et des cymbales quand
l'instrument est mis en action. Le parvis est des marbres les plus
rares, et les amateurs peuvent admirer dans le chœur des stalles en
bois, sculptées avec un art infini, représentant différentes scènes de
la vie monacale.

Une marche forcée nous fit parvenir en un jour de San-Germano à Isola di
Sora, village situé sur la frontière du royaume de Naples et remarquable
par une petite rivière qui forme une assez belle cascade, après avoir
mis en jeu plusieurs établissements industriels. Une mystification d'un
singulier genre nous y attendait. M. Kl... rn et moi nous avions les
pieds en sang, et tous les trois furieux de soif, harassés, couverts
d'une poussière brûlante, notre premier mot, en entrant dans la ville,
fut pour demander la locanda (l'auberge).

«--_E...... locanda... non ce n'è_,» nous répondaient les paysans avec
un air de pitié railleuse. «_Ma però per la notte dove si va?_

--_E...... chi lo sa?..._»

Nous demandons à passer la nuit dans une mauvaise remise; il n'y avait
pas un brin de paille, et d'ailleurs le propriétaire s'y refusait. On
n'a pas d'idée de notre impatience, augmentée encore par le sang-froid
et les ricanements de ces manants. Se trouver dans un petit bourg
commerçant comme celui-là, obligés de coucher dans la rue, faute d'une
auberge ou d'une maison hospitalière... c'eût été fort, mais c'est
pourtant ce qui nous serait arrivé indubitablement, sans un souvenir qui
me frappa fort à propos.

J'avais déjà passé de jour, une fois, à Isola di Sora; je me rappelai
heureusement le nom de M. Courrier, Français, propriétaire d'une
papeterie. On nous montre son frère dans un groupe; je lui expose notre
embarras, et après un instant de réflexion, il me répond tranquillement
en français, je pourrais même dire en dauphinois, car l'accent en fait
presque un idiome:

«--Pardi! on vous couchera ben.

--Ah! nous sommes sauvés! M. Courrier est Dauphinois, je suis
Dauphinois, et entre Dauphinois, comme dit Charlet, _l'affaire peut
s'arranger_.»

En effet, le papetier qui me reconnut exerça à notre égard la plus
franche hospitalité. Après un souper très-confortable, un lit _monstre_,
comme je n'en ai vu qu'en Italie, nous reçut tous les trois; nous y
reposâmes fort à l'aise, en réfléchissant qu'il serait bon, pour le
reste de notre voyage, de connaître les villages qui ne sont pas sans
_locanda_, pour ne pas courir une seconde fois le danger auquel nous
venions d'échapper. Notre hôte nous tranquillisa un peu le lendemain,
par l'assurance qu'en deux jours de marche nous pourrions arriver à
Subiaco; il n'y avait donc plus qu'une nuit chanceuse à passer. Un petit
garçon nous guida à travers les vignes et les bois pendant une heure,
après quoi, sur quelques indications assez vagues qu'il nous donna, nous
poursuivîmes seuls notre route.

_Veroli_ est un grand village qui, de loin, a l'air d'une ville et
couvre le sommet d'une montagne. Nous y trouvâmes un mauvais dîner de
pain et de jambon cru, a l'aide duquel nous parvînmes, avant la nuit, à
un autre rocher habité, plus âpre et plus sauvage; c'était Alatri. À
peine parvenus à l'entrée de la rue principale un groupe de femmes et
d'enfants se forma derrière nous et nous suivit jusqu'à la place avec
toutes les marques de la plus vive curiosité. On nous indiqua une
maison, ou plutôt un chenil, qu'un vieil écriteau désignait comme la
locanda; malgré tout notre dégoût, ce fut là qu'il fallut passer la
nuit. Dieu! quelle nuit! elle ne fut pas employée à dormir, je puis
l'assurer; les insectes de _toute espèce_ qui foisonnaient dans nos
draps rendirent tout repos impossible. Pour mon compte, ces myriades me
tourmentèrent si cruellement que je fus pris au matin d'un violent accès
de fièvre.

Que faire?... ces messieurs ne voulaient pas me laisser à Alatri... il
fallait arriver à Subiaco... séjourner dans cette bicoque était une
triste perspective... Cependant, je tremblais tellement qu'on ne savait
comment me réchauffer et que je ne me croyais guère capable de faire un
pas. Mes compagnons d'infortune, pendant que je grelottais, se
consultaient en langue suédoise, mais leur physionomie exprimait trop
bien l'embarras extrême que je leur causais pour qu'il fût possible de
s'y méprendre. Un effort de ma part était indispensable; je le fis, et
après deux heures de marche au pas de course, la fièvre avait disparu.

Avant de quitter Alatri, un conseil des géographes du pays fut tenu sur
la place pour nous indiquer notre route. Bien des opinions émises et
débattues, celle qui nous dirigeait sur Subiaco, par Arcino et Anticoli
ayant prévalu, nous l'adoptâmes. Cette journée fut la plus pénible que
nous eussions encore faite depuis le commencement du voyage. Il n'y
avait plus de chemins frayés, nous suivions des lits de torrents,
enjambant a grand'peine les Quartiers dont ils sont à chaque instant
encombrés.

Nous arrivâmes ainsi à un affreux village dont le nom m'est inconnu. Les
bouges hideux qui le composent et que je n'ose appeler maisons, étaient
ouverts mais entièrement vides. Nous ne trouvâmes d'autres habitants
dans le village que deux jeunes porcs se vautrant dans la boue noire des
roches déchirées qui servent de rues à ce repaire. Où était la
population? C'est le cas de dire: _chi lo sa_?

Plusieurs fois nous nous sommes égarés dans les vallons de ce labyrinthe
de rochers; il fallait alors gravir de nouveau la colline que nous
venions de descendre, ou, du fond d'un ravin, crier à quelque paysan:

«_Ohé!!! la strada d'Anticoli?..._

À quoi il répondait par un éclat de rire, ou par «_via! via!_» Ce qui
nous rassurait médiocrement, on peut le penser. Nous y parvînmes
cependant; je me rappelle même avoir trouvé à Anticoli grande abondance
d'œufs, de jambon et d'épis de maïs que nous fîmes rôtir, à l'exemple
des pauvres habitants de ces terres stériles, et dont la saveur sauvage
n'est pas désagréable. Le chirurgien d'Anticoli, gros homme rouge qui
avait l'air d'un boucher, vint nous honorer de ses questions sur la
_garde nationale_ de Paris et nous proposer un _livre imprimé_ qu'il
avait à vendre.

D'immenses pâturages restaient à traverser avant la nuit; un guide fut
indispensable. Celui que nous prîmes ne paraissait pas très-sûr de la
route, il hésitait souvent. Un vieux berger, assis au bord d'un étang,
et qui n'avait peut-être pas entendu de voix humaine depuis un mois,
n'étant point prévenu de notre approche par le bruit de nos pas, que le
gazon touffu rendait imperceptible, faillit tomber à l'eau quand nous
lui demandâmes brusquement la direction d'Arcinasso, joli village (au
dire de notre guide), où nous devions trouver toutes _sortes de
rafraîchissements_.

Il se remit pourtant un peu de sa terreur, grâce à quelques _baiochi_
qui lui prouvèrent nos dispositions amicales; mais il fut presque
impossible de comprendre sa réponse qu'une voix gutturale, plus
semblable à un gloussement qu'à un langage humain, rendait
inintelligible. Le _joli village d'Arcinasso_ n'est qu'une osteria
(cabaret), au milieu de ces vastes et silencieuses _steppes_. Une
vieille femme y vendait du vin et de l'eau fraîche. L'album de M. B...t
ayant excité son attention, nous lui dîmes que c'était une bible;
là-dessus, se levant, pleine de joie, elle examina chaque dessin l'un
après l'autre, et après avoir embrassé cordialement M. B...t, nous donna
à tous les trois sa bénédiction.

Rien ne peut donner une idée du silence qui règne dans ces interminables
prairies. Nous n'y trouvâmes d'autres habitants que le vieux berger avec
son troupeau et un corbeau qui se promenait plein d'une gravité
triste... À notre approche, il prit son vol vers le nord... Je le suivis
longtemps des yeux... Puis ma pensée vola dans la même direction... vers
l'Angleterre... et je m'abîmai dans une rêverie shakespearienne...

Mais il s'agissait bien de _rêver et de bâiller aux corbeaux_, il
fallait absolument arriver cette nuit même à Subiaco. Le guide
d'Anticoli était reparti, l'obscurité approchait rapidement; nous
marchions depuis trois heures, silencieux comme des spectres, quand un
buisson, sur lequel j'avais tué une grive sept mois auparavant, me fit
reconnaître notre position.

«--Allons, messieurs, dis-je aux Suédois, encore un effort! je me
retrouve en pays de connaissance, dans deux heures nous serons arrivés.»

Effectivement, quarante minutes s'étaient à peine écoulées quand nous
aperçûmes à une grande profondeur sous nos pieds briller des lumières:
c'était Subiaco. J'y trouvai Gibert. Il me prêta du linge, dont j'avais
grand besoin. Je comptais aller me reposer, mais bientôt les cris: _Oh!
signor Sidoro_[59]! _Ecco questo signore francese chi suona la
chitarra_[60]!» Et Flacheron d'accourir avec la belle Mariucia[61], le
tambour de basque à la main, et, bon gré, mal gré, il fallut danser la
_saltarello_ jusqu'à minuit.

C'est en quittant Subiaco, deux jours après, que j'eus la spirituelle
idée de l'expérience qu'on va lire.

MM. Bennet et Klinskporn, mes deux compagnons suédois, marchaient
très-vite, et leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir
d'eux de s'arrêter de temps en temps, ni de ralentir le pas, je les
laissai prendre le devant et m'étendis tranquillement à l'ombre, quitte
à faire ensuite comme le lièvre de la fable pour les rattraper. Ils
étaient déjà fort loin, quand je me demandai en me relevant: Serais-je
capable de courir sans m'arrêter, d'ici à Tivoli (c'était bien un trajet
de six lieues)? Essayons!... Et me voilà courant comme s'il se fût agi
d'atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les Suédois, je les
dépasse; je traverse un village, deux villages, poursuivi par les
aboiements de tous les chiens, faisant fuir en grognant les porcs pleins
d'épouvante, mais suivi du regard bienveillant des habitants persuadés
que je venais de faire _un malheur_[62].

Bientôt, une douleur vive dans l'articulation du genou vint me rendre
impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et
la traîner en sautant sur la gauche. C'était diabolique, mais je tins
bon et je parvins à Tivoli sans avoir interrompu un instant cette course
absurde. J'aurais mérité de mourir en arrivant d'une rupture du cœur. Il
n'en résulta rien. Il faut croire que j'ai le cœur dur.

Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après
moi, ils me trouvèrent endormi; me voyant ensuite, au réveil,
parfaitement sain de corps et d'esprit (et je leur pardonne bien
sincèrement d'avoir eu des doutes à cet égard), ils me prièrent d'être
leur cicérone dans l'examen qu'ils avaient à faire des curiosités
locales. En conséquence, nous allâmes visiter le joli petit temple de
Vesta, qui a plutôt l'air d'un temple de l'Amour; la grande cascade, les
cascatelles, la grotte de Neptune; il fallut admirer l'immense
stalactite de cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison
d'Horace, sa célèbre villa de Tibur. Je laissai ces messieurs se reposer
une heure sous les oliviers qui croissent au-dessus de la demeure du
poëte, pour gravir seul la montagne voisine et couper à son sommet un
jeune myrte. À cet égard je suis comme les chèvres, impossible de
résister à mon humeur grimpante auprès d'un monticule verdoyant. Puis,
comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous ouvrir la
villa Mecena; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse
maintenant un bras de l'Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons,
où retentit, sur d'énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux
monstrueux. Cette même salle résonna jadis des strophes épicuriennes
d'Horace, entendit s'élever, dans sa douce gravité, la voix mélancolique
de Virgile, récitant, après les festins présidés par le ministre
d'Auguste, quelque fragment magnifique de ses poëmes des champs:

    Hactenus arvorum cultus et sidera cœli:
    Nunc te, Bacche, canam, nec non silvestria tecum
    Virgulta, et prolem tarde crescentis olivæ.

Plus bas, nous examinâmes en passant la villa d'Este dont le nom
rappelle celui de la princesse Eleonora, célèbre par Tasso et l'amour
douloureux qu'elle lui inspira.

Au-dessous, à l'entrée de la plaine, je guidai ces messieurs dans le
labyrinthe de la villa Adriana; nous visitâmes ce qui reste de ses
vastes jardins; le vallon dont une fantaisie toute-puissante voulut
créer une copie en miniature de la vallée de Tempe; la salle des gardes,
où veillent à cette heure des essaims d'oiseaux de proie; et enfin
l'emplacement où s'éleva le théâtre privé de l'empereur, et qu'une
plantation de choux, le plus ignoble des légumes, occupe maintenant.

Comme le temps et la mort doivent rire de ces bizarres transformations!



XLII

L'influenza à Rome.--Système nouveau de philosophie.--Chasses.--Les
chagrins de domestiques.--Je repars pour
la France.


Me voilà rentré à la caserne académique! Recrudescence d'ennui. Une
sorte d'influenza plus ou moins contagieuse désole la ville; on meurt
très-bien, par centaines, par milliers. Couvert, au grand divertissement
des polissons romains, d'une sorte de manteau à capuchon dans le genre
de celui que les peintres donnent à Pétrarque, j'accompagne les
charretées de morts à l'église Transtévérine dont le large caveau les
reçoit béant. On lève une pierre de la cour intérieure, et les cadavres,
suspendus à un crochet de fer sont mollement déposés sur les dalles de
ce palais de la putréfaction. Quelques crânes seulement ayant été
ouverts par les médecins, curieux de savoir pourquoi les malades
n'avaient pas voulu guérir, et les cerveaux s'étant répandus dans le
char funèbre, l'homme qui remplace à Rome le fossoyeur des autres
nations, prend alors _avec une truelle_ ces débris de l'organe pensant
et les lance fort dextrement au fond du gouffre. Le Gravedigger de
Shakespeare, ce maçon de l'éternité, n'avait pourtant pas songé à se
servir de la truelle ni à mettre en œuvre ce mortier humain.

Un architecte de l'Académie, Garrez, fait un dessin représentant cette
gracieuse scène où je figure encapuchonné. Le spleen redouble.

Bézard le peintre, Gibert le paysagiste, Delanoie l'architecte, et moi,
nous formons une société appelée _les quatre_, qui se propose d'élaborer
et de compléter le grand système philosophique dont j'avais, six mois
auparavant, jeté les premières bases, et qui avait pour titre: Système
de l'Indifférence absolue en matière universelle. Doctrine transcendante
qui tend à donner à l'homme la perfection et la sensibilité d'un bloc de
pierre. Notre système ne prend pas. On nous objecte: la _douleur_ et le
_plaisir_, les _sentiments_ et les _sensations_! on nous traite de fous.
Nous avons beau répondre avec une admirable indifférence:

«--Ces messieurs disent que nous sommes fous! qu'est-ce que cela te
fait, Bézard?... qu'en penses-tu, Gibert?... qu'en dis-tu, Delanoie?...

--Cela ne fait rien à personne.

--Je dis que ces messieurs nous traitent de fous.

--Il paraît que ces messieurs nous traitent de fous.»

On nous rit au nez. Les grands philosophes ont toujours ainsi été
méconnus.

Une nuit, je pars pour la chasse avec Debay, le statuaire. Nous appelons
le gardien de la porte du Peuple, qui, grâce aux ordonnances du pape en
faveur des chasseurs, est contraint de se lever et de nous ouvrir, après
l'exhibition de notre port d'armes. Nous marchons jusqu'à deux heures du
matin. Un certain mouvement dans les herbes voisines de la route nous
fait croire à la présence d'un lièvre; deux coups de fusil partent à la
fois... Il est mort... c'est un confrère, un émule, un chasseur qui rend
à Dieu son âme et son sang à la terre... c'est un malheureux chat qui
guettait une couvée de cailles. Le sommeil vient, irrésistible. Nous
dormons quelques heures dans un champ. Nous nous séparons. Arrive une
pluie battante; je trouve dans une gorge de la plaine un petit bois de
chêne, où je vais inutilement chercher un abri. J'y tue un porc-épic
dont j'emporte en trophée quelques beaux piquants. Mais voici un village
solitaire; à l'exception d'une vieille femme lavant son linge dans un
mince ruisseau, je n'aperçois pas un être humain. Elle m'apprend que ce
silencieux réduit s'appelle Isola Farnèse. C'est, dit-on, le nom moderne
de l'ancienne Veïes. C'est donc là que fut la capitale des Volsques, ces
fiers ennemis de Rome! C'est là que commanda Aufidius et que le fougueux
Marcius Coriolanus vint lui offrir l'appui de son bras sacrilège pour
détruire sa propre patrie! Cette vieille femme, accroupie au bord du
ruisseau, occupe peut-être la place où la sublime Veturia[63], à la tête
des matrones romaines, s'agenouilla devant son fils! J'ai marché tout le
matin sur cette terre où furent livrés tant de beaux combats, illustrés
par Plutarque, immortalisés par Shakespeare, mais assez semblables en
réalité, par leur dimension et leur importance, a ceux qui résulteraient
d'une guerre entre Versailles et Saint-Cloud! La rêverie m'immobilise.
La pluie continue plus intense. Mes chiens, aveuglés par l'eau du ciel,
se cachent le museau dans les broussailles. Je tue un grand imbécile de
serpent qui aurait dû rester dans son trou par un pareil temps. Debay
m'appelle, en tirant coup sur coup. Nous nous rejoignons pour déjeuner.
Je prends dans ma gibecière un crâne que j'avais cueilli sur le haut du
cimetière de Radicoffani, en revenant de Nice l'année précédente,
celui-là même qui me sert de sablier aujourd'hui; nous le remplissons de
tranches de jambon et nous le plaçons ensuite au milieu d'un ruisselet,
pour dessaler un peu cette atroce victuaille. Repas frugal assaisonné
d'une froide pluie; point de vin, point de cigares! Debay n'a rien tué.
Quant à moi, je n'ai pu envoyer chez les morts qu'un innocent
rouge-gorge, pour tenir compagnie au chat, au porc-épic et au serpent.
Nous nous dirigeons vers l'auberge de la Storta, le seul bouge des
environs. Je m'y couche, et je dors trois heures, pendant qu'on fait
sécher mes habits. Le soleil se montre enfin, la pluie a cessé; je me
rhabille à grand'peine et je repars. Debay, plein d'ardeur, n'a pas
voulu m'attendre. Je tombe sur une troupe de fort beaux oiseaux, qu'on
prétend venir des côtes d'Afrique et dont je n'ai jamais pu savoir le
nom. Ils planent continuellement, comme des hirondelles, avec un petit
cri semblable à celui des perdrix; ils sont bigarrés de jaune et de
vert. J'en abats une demi-douzaine. L'honneur du chasseur est sauf. Je
vois de loin Debay manquer un lièvre. Nous rentrons à Rome aussi
embourbés que dut l'être Marius quand il sortit des marais de Minturnes.

Semaine stagnante.

Enfin, l'Académie s'anime un peu, grâce à la terreur comique de notre
camarade L..., qui, amant aimé de la femme d'un Italien, valet de pied
de M. Vernet, et surpris avec elle par le mari, se voit toujours au
moment d'être sérieusement assassiné. Il n'ose plus sortir de sa
chambre; quand vient l'heure du repas, nous sommes obligés d'aller le
prendre chez lui, et de l'escorter, en le soutenant, jusqu'au
réfectoire. Il croit voir des couteaux briller dans tous les coins du
palais. Il maigrit, il est pâle, jaune, bleu; il vient à rien. Ce qui
lui attire un jour, à table, cette charmante apostrophe de Delanoie:

«--Eh bien! mon pauvre L... tu as donc toujours des chagrins _de
domestiques_[64]?»

Le mot circule avec grand succès.

Mais l'ennui est le plus fort; je ne rêve plus que Paris. J'ai fini mon
monodrame et retouché ma symphonie fantastique: il faut les faire
exécuter. J'obtiens de M. Vernet la permission de quitter l'Italie avant
l'expiration de mon temps d'exil. Je pose pour mon portrait, qui, selon
l'usage, est fait par le plus ancien de nos peintres et prend place dans
la galerie du réfectoire, dont j'ai déjà parlé; je fais une dernière
tournée de quelques jours à Tivoli, à Albano, à Palestrina; je vends mon
fusil, je brise ma guitare; j'écris sur quelques albums; je donne un
grand punch aux camarades; je caresse longtemps les deux chiens de M.
Vernet, compagnons ordinaires de mes chasses; j'ai un instant de
profonde tristesse en songeant que je quitte cette poétique contrée,
peut-être pour ne plus la revoir; les amis m'accompagnent jusqu'à
Ponte-Molle; je monte dans une affreuse carriole; me voilà parti.



XLIII

Florence.--Scène funèbre.--_La bella sposina._--Le Florentin
gai.--Lodi.--Milan.--Le théâtre de la _Cannobiana_.--Le
public.--Préjugés sur l'organisation musicale
des Italiens.--Leur amour invincible pour les platitudes
brillantes et les vocalisations.--Rentrée en France.


J'étais fort morose, bien que mon ardent désir de revoir la France fût
sur le point d'être satisfait. Un tel adieu à l'Italie avait quelque
chose de solennel, et sans pouvoir me rendre bien compte de mes
sentiments, j'en avais l'âme oppressée. L'aspect de Florence, où je
rentrais pour la quatrième fois, me causa surtout une impression
accablante. Pendant les deux jours que je passai dans la cité reine des
arts, quelqu'un m'avertit que le peintre Chenavard, cette grosse tête
crevant d'intelligence, me cherchait avec empressement et ne pouvait
parvenir à me rencontrer. Il m'avait manqué deux fois dans les galeries
du palais Pitti, il était venu me demander à l'hôtel, il voulait me voir
absolument. Je fus très-sensible à cette preuve de sympathie d'un
artiste aussi distingué; je le cherchai sans succès à mon tour, et je
partis sans faire sa connaissance. Ce fut cinq ans plus tard seulement,
que nous nous vîmes enfin à Paris et que je pus admirer la pénétration,
la sagacité et la lucidité merveilleuses de son esprit, dès qu'il veut
l'appliquer à l'étude des questions vitales des arts mêmes, tels que la
musique et la poésie, les plus différents de l'art qu'il cultive.

Je venais de parcourir le dôme, un soir en le poursuivant, et je m'étais
assis près d'une colonne pour voir s'agiter les atomes dans un splendide
rayon du soleil couchant qui traversait la naissante obscurité de
l'église, quand une troupe de prêtres et de porte-flambeaux entra dans
la nef pour une cérémonie funèbre. Je m'approchai: je demandai à un
Florentin quel était le personnage qui en était l'objet: _È una sposina,
morta al mezzo giorno!_ me répondit-il d'un air gai. Les prières furent
d'un laconisme extraordinaire, les prêtres semblaient, en commençant,
avoir hâte de finir. Puis, le corps fut mis sur une sorte de brancard
couvert, et le cortège s'achemina vers le lieu où la morte devait
reposer jusqu'au lendemain, avant d'être définitivement inhumée. Je le
suivis. Pendant le trajet les chantres porte-flambeaux grommelaient
bien, pour la forme, quelques vagues oraisons entre leurs dents; mais
leur occupation principale était de faire fondre et couler autant de
cire que possible, des cierges dont la famille de la défunte les avait
armés. Et voici pourquoi: le restant des cierges devait, après la
cérémonie, revenir à l'église, et comme on n'osait pas en voler des
morceaux entiers, ces braves lucioli, d'accord avec une troupe de petits
drôles qui ne les quittaient pas de l'œil, écarquillaient à chaque
instant la mèche du cierge qu'ils inclinaient ensuite pour répandre la
cire fondante sur le pavé. Aussitôt les polissons se précipitant avec
une avidité furieuse, détachaient la goutte de cire de la pierre avec un
couteau et la roulaient en boule qui allait toujours grossissant. De
sorte qu'à la fin du trajet, assez long (la morgue étant située à l'une
des plus lointaines extrémités de Florence), ils se trouvaient avoir
fait, indignes frelons, une assez bonne provision de cire mortuaire.
Telle était la pieuse préoccupation des misérables par qui la pauvre
sposina était portée à sa couche dernière.

Parvenu à la porte de la morgue, le même Florentin gai, qui m'avait
répondu dans le dôme et qui faisait partie du cortège, voyant que
j'observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s'approcha de moi
et me dit en espèce de français:

«--Volé-vous intrer?

--Oui, comment faire?

--Donnez-moi tré paoli.»

Je lui glisse dans la main les trois pièces d'argent qu'il me demandait;
il va s'entretenir un instant avec la concierge de la salle funèbre, et
je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue
robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses
pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés
coulaient à flots sur ses épaules, grands yeux bleus demi-clos, petite
bouche, triste sourire, cou d'albâtre, air noble et candide... jeune!...
jeune!... morte!... L'Italien toujours souriant, s'exclama: «_È bella!_»
Et, pour me faire mieux admirer ses traits, me soulevant la tête de la
pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui
semblaient s'obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où
régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur
le bois. La salle retentit du choc... je crus que ma poitrine se brisait
à cette impie et brutale résonnance... N'y tenant plus, je me jette à
genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre de
baisers expiatoires, en proie à l'une des angoisses de cœur les plus
intenses que j'aie ressenties de ma vie. Le Florentin riait toujours...

Mais je vins tout à coup à penser ceci: que dirait le mari, s'il pouvait
voir la chaste main qui lui fut si chère, froide tout à l'heure,
attiédie maintenant par les baisers d'un jeune homme inconnu? dans son
épouvante indignée, n'aurait-il pas lieu de croire que je suis l'amant
clandestin de sa femme, qui vient, plus aimant et plus fidèle que lui,
exhaler sur ce corps adoré un désespoir shakespearien? Désabusez donc ce
malheureux!... Mais n'a-t-il pas mérité de subir l'incommensurable
torture d'une erreur pareille?... Lymphatique époux! laisse-t-on
arracher de ses bras vivants la morte qu'on aime!...

_Addio! addio! bella sposa abbandonata! ombra dolente! adesso, forse,
consolata! perdona ad un straniero le pie lagrime sulla pallida mano.
Almen colui non ignora l'amore ostinato ne la religione della beltà._

Et je sortis tout bouleversé.

Ah ça! mais, voici bien des histoires cadavéreuses! les belles dames qui
me liront, s'il en est qui me lisent, ont le droit de demander si c'est
pour les tourmenter que je m'entête à leur mettre ainsi de hideuses
images sous les yeux. Mon Dieu non! je n'ai pas la moindre envie de les
troubler de cette façon, ni de reproduire l'ironique apostrophe
d'Hamlet. Je n'ai pas même de goût très-prononcé pour la mort; j'aime
mille fois mieux la vie. Je raconte une partie des choses qui m'ont
frappé; il se trouve dans le nombre quelques épisodes de couleur sombre,
voilà tout. Cependant, je préviens les lectrices qui ne rient pas quand
on leur rappelle qu'elles finiront aussi par _faire cette figure-là_,
que je n'ai plus rien de vilain à leur narrer, et qu'elles peuvent
continuer tranquillement à parcourir ces pages, à moins, ce qui est
très-probable, qu'elles n'aiment mieux aller faire leur toilette,
entendre de mauvaise musique, danser la polka, dire une foule de
sottises et tourmenter leur amant.

En passant à Lodi, je n'eus garde de manquer de visiter le fameux pont.
Il me sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de
Bonaparte et les cris de déroute des Autrichiens.

Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard
seulement, assis sur le bord du tablier, y pêchait à la
ligne.--Sainte-Hélène!...

En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller
voir le nouvel Opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'_Elisir d'amore_
de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient tout haut
et tournaient le dos au théâtre; les chanteurs gesticulaient toutefois
et s'époumonaient à qui mieux mieux; du moins je dus le croire en les
voyant ouvrir une bouche immense, car il était impossible, à cause du
bruit des spectateurs, d'entendre un autre son que celui de la grosse
caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En conséquence,
voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre chose de cette
partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il paraît cependant,
plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens écoutent
quelquefois. En tout cas, la musique pour les Milanais, comme pour les
Napolitains, les Romains, les Florentins et les Génois, c'est un air, un
duo, un trio, tels quels, bien chantés; hors de là ils n'ont plus que de
l'aversion ou de l'indifférence. Peut-être ces antipathies ne sont-elles
que des préjugés et tiennent-elles surtout à ce que la faiblesse des
masses d'exécution, chœurs ou orchestres, ne leur permet pas de
connaître les chefs-d'œuvre placés en dehors de l'ornière circulaire
qu'ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi peuvent-ils suivre
encore jusqu'à une certaine hauteur l'essor des hommes de génie, si ces
derniers ont soin de ne pas choquer trop brusquement leurs habitudes
enracinées. Le grand succès de _Guillaume Tell_ à Florence viendrait à
l'appui de cette opinion. _La Vestale_, même, la sublime création de
Spontini, obtint il y a vingt-cinq ans, à Naples, une suite de
représentations brillantes. En outre, si l'on observe le peuple dans les
villes soumises à la domination autrichienne, on le verra se ruer sur
les pas des musiques militaires pour écouter avidement ces belles
harmonies allemandes, si différentes des fades cavatines dont on le
gorge habituellement. Mais, en général, cependant, il est impossible de
se dissimuler que le peuple italien n'apprécie de la musique que son
effet matériel, ne distingue que ses formes extérieures.

De tous les peuples de l'Europe, je penche fort à le regarder comme le
plus inaccessible à la partie poétique de l'art ainsi qu'à toute
conception excentrique un peu élevée. La musique n'est pour les Italiens
qu'un plaisir des sens, rien autre. Ils n'ont guère pour cette belle
manifestation de la pensée plus de respect que pour l'art culinaire. Ils
veulent des partitions dont ils puissent du premier coup, sans
réflexion, sans attention même, s'assimiler la substance, comme ils
feraient d'un plat de macaroni.

Nous autres Français, si petits, si mesquins en musique, nous pourrons
bien, comme les Italiens, faire retentir le théâtre d'applaudissements
furieux, pour un trille, une gamme chromatique de la cantatrice à la
mode, pendant qu'un chœur d'action, un récitatif obligé du plus grand
style passeront inaperçus; mais au moins nous écoutons, et, si nous ne
comprenons pas les idées du compositeur, ce n'est jamais notre faute. Au
delà des Alpes, au contraire, on se comporte, pendant les
représentations, d'une manière si humiliante pour l'art et pour les
artistes, que j'aimerais autant, je l'avoue[65], être obligé de vendre
du poivre et de la cannelle chez un épicier de la rue Saint-Denis que
d'écrire un opéra pour des Italiens. Ajoutez à cela qu'ils sont
routiniers et fanatiques comme on ne l'est plus, même à l'Académie: que
la moindre innovation imprévue dans le style mélodique, dans
l'harmonie, le rhythme ou l'instrumentation, les met en fureur; au point
que les dilettanti de Rome, à l'apparition du _Barbiere di Siviglia_ de
Rossini, si complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune
maestro, pour avoir eu l'insolence de faire autrement que Paisiello.

Mais ce qui rend tout espoir d'amélioration chimérique, ce qui peut
faire considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un
résultat nécessaire de leur organisation, ainsi que l'ont pensé Gall et
Spurzeim, c'est leur amour exclusif, pour tout ce qui est dansant,
chatoyant, brillanté, gai, en dépit des passions diverses qui animent
les personnages, en dépit des temps et des lieux, en un mot, en dépit du
bon sens. Leur musique rit toujours[66], et quand par hasard, dominé par
le drame, le compositeur se permet un instant de n'être pas absurde,
vite il s'empresse de revenir au style obligé, aux roulades, aux
grupetti, aux trilles, aux mesquines frivolités, mélodiques, soit dans
les voix, soit dans l'orchestre, qui, succédant immédiatement à quelques
accents vrais, ont l'air d'une raillerie et donnent à l'_opéra séria_
toutes les allures de la parodie et de la charge.

Si je voulais citer, _les exemples fameux ne me manqueraient pas_; mais,
pour ne raisonner qu'en thèse générale et abstraction faite des hautes
questions d'art, n'est-ce pas d'Italie que sont venues les formes
_conventionnelles et invariables_, adoptées depuis par quelques
compositeurs que Cherubini et Spontini, seuls entre tous leurs
compatriotes, ont repoussées, et dont l'école allemande est restée pure?
Pouvait-il entrer dans les habitudes d'êtres bien organisés et sensibles
à l'_expression musicale_ d'entendre, dans un morceau d'ensemble, quatre
personnages, animés de _passions entièrement opposées_, chanter
successivement tous les quatre la _même phrase mélodique_, avec des
paroles différentes, et employer le même chant pour dire: «Ô toi que
j'adore...--Quelle terreur me glace...--Mon cœur bat de plaisir...--La
fureur me transporte.» Supposer, comme le font certaines gens, que la
musique est une langue assez vague pour que les inflexions de _la
fureur_ puissent convenir également à la _crainte_, à la _joie_ et à
_l'amour_, c'est prouver seulement qu'on est dépourvu du sens qui rend
perceptibles à d'autres différents caractères de musique expressive,
dont la réalité est pour ces derniers aussi incontestable que
l'existence du soleil. Mais cette discussion, déjà mille fois soulevée,
m'entraînerait trop loin. Pour en finir, je dirai seulement qu'après
avoir étudié longuement, sans la moindre prévention, le sentiment
musical de la nation italienne, je regarde la route suivie par ses
compositeurs, comme une conséquence forcée des instincts du public,
instincts qui existent aussi, d'une façon plus ou moins évidente, chez
les compositeurs; qui se manifestaient déjà à l'époque de Pergolèse, et
qui, dans son trop fameux _Stabat_, lui firent écrire une sorte d'air de
bravoure sur le verset:

    _Et mœrebat,_
    _Et tremebat,_
    _Cum videbat,_
    _Nati pœnas inclyti;_

instincts dont se plaignaient le savant Martini, Beccaria, Calzabigi et
beaucoup d'autres esprits élevés; instincts, dont Gluck, avec son génie
herculéen et malgré le succès colossal d'_Orfeo_, n'a pu triompher;
instincts qu'entretiennent les chanteurs, et que certains compositeurs
ont développés à leur tour dans le public, instincts, enfin, qu'on ne
détruira pas plus, chez les Italiens, que, chez les Français, la passion
innée du vaudeville. Quant au sentiment harmonique des ultramontains,
dont on parle beaucoup, je puis assurer que les récits qu'on en a faits
sont au moins exagérés. J'ai entendu, il est vrai, à Tivoli et à
Subiaco, des gens du peuple chantant assez purement à deux voix; dans le
midi de la France, qui n'a aucune réputation en ce genre, la chose est
fort commune. À Rome, au contraire, il ne m'est pas arrivé de surprendre
une intonation harmonieuse dans la bouche du peuple; les pecorari
(gardiens de troupeaux) de la plaine, ont une espèce de grognement
étrange qui n'appartient à aucune échelle musicale et dont la notation,
est absolument impossible. On prétend que ce chant barbare offre
beaucoup d'analogie avec celui des Turcs.

C'est à Turin que, pour la première fois, j'ai entendu chanter en chœur
dans les rues. Mais ces choristes en plein vent sont, pour l'ordinaire,
des amateurs pourvus d'une certaine éducation développée par la
fréquentation des théâtres. Sous ce rapport, Paris est aussi riche que
la capitale du Piémont, car il m'est arrivé maintes fois d'entendre, au
milieu de la nuit, la rue Richelieu retentir d'accords assez
supportables. Je dois dire, d'ailleurs, que les choristes piémontais
entremêlaient leurs harmonies de quintes successives qui, _présentées de
la sorte_, sont odieuses à toute oreille exercée.

Pour les villages d'Italie dont l'église est dépourvue d'orgue, et dont
les habitants n'ont pas de relations avec les grandes villes, c'est
folie d'y chercher ces harmonies tant vantées, il n'y en a pas la
moindre trace. À Tivoli même, si deux jeunes gens me parurent avoir le
sentiment des tierces et des sixtes en chantant de jolis couplets, le
peuple réuni, quelques mois après, m'étonna par la manière burlesque
dont il _criait à l'unisson_ les litanies de la Vierge.

En outre, et sans vouloir faire en ce genre une réputation aux
Dauphinois, que je tiens, au contraire, pour les plus innocents hommes
du monde en tout ce qui se rattache à l'art musical, cependant je dois
dire que chez eux la mélodie de ces mêmes litanies est douce, suppliante
et triste, comme il convient à une prière adressée à la mère de Dieu,
tandis qu'à Tivoli elle a l'air d'une chanson de corps de garde.

Voici l'une et l'autre; on en jugera.

[Illustration: notation musicale

CHANT DE TIVOLI

_Allegro._

Stella ma-tu-ti-na, o-ra pro no-]

CHANT DE LA COTE-SAINT-ANDRÉ

(Dauphiné) avec la mauvaise prosodie latine adoptée en France.

_Poco adagio_

bis. Stella ma-tu-ti-

na, o-ra-pro no-bis.]

Ce qui est incontestablement plus commun en Italie que partout
ailleurs, ce sont les belles voix; les voix non-seulement sonores et
mordantes, mais souples et agiles, qui, en facilitant la vocalisation,
ont dû, aidées de cet amour naturel du public pour le clinquant dont
j'ai déjà parlé, faire naître et cette manie de _fioritures_ qui
dénature les plus belles mélodies, et les formules de chant commodes qui
font que toutes les phrases italiennes se ressemblent, et ces cadences
finales sur lesquelles le chanteur peut broder à son aise, mais qui
torturent bien des gens par leur insipide et opiniâtre uniformité, et
cette tendance incessante au genre bouffe, qui se fait sentir dans les
scènes mêmes les plus pathétiques; et tous ces abus enfin, qui ont rendu
la mélodie, l'harmonie, le mouvement, le rhythme, l'instrumentation, les
modulations, le drame, la mise en scène, la poésie, le poëte et le
compositeur, esclaves humiliés des chanteurs.

Et ce fut le 12 mai 1832 qu'en descendant le mont Cenis, je revis, parée
de ses plus beaux atours de printemps, cette délicieuse vallée de
Grésivaudan où serpente l'Isère, où j'ai passé les plus belles heures de
mon enfance, où les premiers rêves passionnés sont venus m'agiter. Voilà
le vieux rocher de Saint-Eynard... Voilà le gracieux réduit où brilla la
_Stella montis_... là-bas, dans cette vapeur bleue, me sourit la maison
de mon grand-père. Toutes ces villas, cette riche verdure,... c'est
ravissant, c'est beau, il n'y a rien de pareil en Italie!... Mais mon
élan de joie naïve fut brisé soudain par une douleur aiguë que je
ressentis au cœur... Il m'avait semblé entendre gronder Paris dans le
lointain.



XLIV

La censure papale.--Préparatifs de concerts.--Je reviens
à Paris.--Le nouveau théâtre anglais.--Fétis.--Ses
corrections des symphonies de Beethoven.--On me présente
à miss Smithson.--Elle est ruinée.--Elle se casse
la jambe.--Je l'épouse.


Une autorisation spéciale de M. Horace Vernet m'ayant permis, ainsi que
je l'ai dit, de quitter Rome six mois avant l'expiration de mes deux ans
d'exil, j'allai passer la première moitié de ce semestre chez mon père,
avec l'intention d'employer la seconde à organiser à Paris un ou deux
concerts, avant de partir pour l'Allemagne où le règlement de l'Institut
m'obligeait de voyager pendant un an. Mes loisirs de la Côte-Saint-André
furent employés à la copie des parties d'orchestre du monodrame écrit
pendant mes vagabondages en Italie, et qu'il s'agissait maintenant de
produire à Paris. J'avais fait autographier les parties de chœur de cet
ouvrage à Rome où le morceau des _Ombres_ fut l'occasion d'un démêlé
avec la censure papale. Le texte de ce chœur, dont j'ai déjà parlé était
écrit en langue _inconnue_[67], langue des morts, incompréhensible pour
les vivants. Quand il fut question d'obtenir de la censure romaine la
permission de l'imprimer, le sens des paroles chantées par les ombres
embarrassa beaucoup les philologues. Quelle était cette langue et que
signifiaient ces mots étranges? On fit venir un Allemand qui déclara n'y
rien comprendre, un Anglais qui ne fut pas plus heureux; les interprètes
danois, suédois, russes, espagnols, irlandais, bohèmes, y perdirent leur
latin! Grand embarras du bureau de censure; l'imprimeur ne pouvait
passer outre et la publication restait suspendue indéfiniment. Enfin un
des censeurs, après des réflexions profondes, fit la découverte d'un
argument dont la justesse frappa tous ses collègues. «Puisque les
interprètes anglais, russes, espagnols, danois, suédois, irlandais et
bohèmes ne comprennent pas ce langage mystérieux, dit-il, il est assez
probable que le peuple romain ne le comprendra pas davantage. Nous
pouvons donc, ce me semble, en autoriser l'impression, sans qu'il en
résulte de grands dangers pour les mœurs ou pour la religion.» Et le
chœur des ombres fut imprimé. Censeurs imprudents! Si c'eût été du
sanscrit!...

En arrivant à Paris, l'une de mes premières visites fut pour Cherubini.
Je le trouvai excessivement affaibli et vieilli. Il me reçut avec une
affectuosité que je n'avais jamais remarquée dans son caractère. Ce
contraste avec ses anciens sentiments à mon égard m'émut tristement; je
me sentis désarmé. «Ah mon Dieu! me dis-je, en retrouvant un Cherubini
si différent de celui que je connaissais, le pauvre homme va mourir!» Je
ne tardai pas, on le verra plus tard, à recevoir de lui des signes de
vie qui me rassurèrent complètement.

N'ayant pas trouvé libre l'appartement que j'occupais rue Richelieu
avant mon départ pour Rome, une impulsion secrète me poussa à en aller
chercher un en face, dans la maison qu'avait autrefois occupée miss
Smithson (rue neuve Saint-Marc, nº 1); et je m'y installai. Le
lendemain, en rencontrant la vieille domestique qui remplissait depuis
longtemps dans l'hôtel les fonctions de femme de charge: «Eh bien, lui
dis-je, qu'est devenue miss Smithson? Avez-vous de ses
nouvelles?--Comment, monsieur, mais... elle est à Paris, elle logeait
même ici il y a peu de jours; elle n'est sortie qu'avant-hier de
l'appartement que vous occupez maintenant, pour aller s'installer rue de
Rivoli. Elle est directrice d'un théâtre anglais qui commence ses
représentations la semaine prochaine.» Je demeurai muet et palpitant à
la nouvelle de cet incroyable hasard et de ce concours de circonstances
fatales. Je vis bien alors qu'il n'y avait plus pour moi de lutte
possible. Depuis plus de deux ans, j'étais sans nouvelles de la _fair
Ophelia_, je ne savais si elle était en Angleterre, ou en Écosse, ou en
Amérique; et j'arrivais d'Italie au moment même où, de retour de ses
voyages dans le nord de l'Europe, elle reparaissait à Paris. Et nous
avions failli nous rencontrer dans la même maison, et j'occupais un
appartement qu'elle avait quitté la veille.

Un partisan de la doctrine des influences magnétiques, des affinités
secrètes, des entraînements mystérieux du cœur, établirait là-dessus
bien des raisonnements en faveur de son système. Je me bornai à
celui-ci: Je suis venu à Paris pour faire entendre mon nouvel ouvrage
(le Monodrame); si, avant de donner mon concert je vais au théâtre
anglais, si je _la_ revois, je retombe infailliblement dans le _delirium
tremens_, toute liberté d'esprit m'est de nouveau enlevée, et je deviens
incapable des soins et des efforts nécessaires à mon entreprise
musicale. Donnons donc le concert d'abord, après quoi qu'Hamlet ou Roméo
me ramènent Ophélie ou Juliette, je _la_ reverrai, dussé-je en mourir.
Je m'abandonne à la fatalité qui semble me poursuivre; je ne lutte
plus.

En conséquence, les noms shakespeariens eurent beau étaler chaque jour
sur les murs de Paris leurs charmes terribles, je résistai à la
séduction et le concert s'organisa.

Le programme se composait de ma _Symphonie fantastique_ suivie de
_Lélio_ ou _Le retour à la vie_, monodrame qui est le complément de
cette œuvre, et forme la seconde partie de l'_Épisode de la vie d'un
artiste_. Le sujet du drame musical n'est autre, on le sait, que
l'histoire de mon amour pour miss Smithson, de mes angoisses, de mes
rêves douloureux..... Admirez maintenant la série de hasards incroyables
qui va se dérouler.

Deux jours avant celui où devait avoir lieu au Conservatoire ce concert
qui, dans ma pensée, était un adieu à l'art et à la vie, me trouvant
dans le magasin de musique de Schlesinger, un Anglais y entra et en
ressortit presque aussitôt. «Quel est cet homme, dis-je à Schlesinger?
(singulière curiosité que rien ne motivait.)--C'est M. Schutter, l'un
des rédacteurs du _Galignani's Messenger_? Oh! une idée! dit Schlesinger
en se frappant le front. Donnez-moi une loge, Schutter connaît miss
Smithson, je le prierai de lui porter vos billets et de l'engager à
assister à votre concert.» Cette proposition me fit frémir de la tête
aux pieds, mais je n'eus pas le courage de la repousser et je donnai la
loge. Schlesinger courut après M. Schutter, le retrouva, lui expliqua
sans doute l'intérêt exceptionnel que la présence de l'actrice célèbre
pouvait donner à cette séance musicale, et Schutter promit de faire son
possible pour l'y amener.

Il faut savoir que, pendant le temps que j'employais à mes répétitions,
à mes préparatifs de toute espèce, la pauvre directrice du théâtre
anglais s'occupait, elle, à se ruiner complètement. Elle avait compté,
la naïve artiste, sur la constance de l'enthousiasme parisien, sur
l'appui de la nouvelle école littéraire, qui avait porté bien au-dessus
des nues, trois ans auparavant, et Shakespeare et sa digne interprète.
Mais Shakespeare n'était plus une nouveauté pour ce public frivole et
mobile comme l'onde; la révolution littéraire appelée par les
romantiques était accomplie; et non-seulement les chefs de cette école
ne désiraient plus les apparitions du géant de la poésie dramatique,
mais, sans se l'avouer, ils les redoutaient, à cause des nombreux
emprunts que les uns et les autres faisaient à ses chefs-d'œuvre, avec
lesquels il était, en conséquence, de leur intérêt de ne pas laisser le
public se trop familiariser.

De là indifférence générale pour les représentations du théâtre anglais,
recettes médiocres, qui, mises en regard des frais considérables de
l'entreprise, montraient un gouffre béant où tout ce que possédait
l'imprudente directrice allait nécessairement s'engloutir. Ce fut en de
telles circonstances que Schutter vint proposer à miss Smithson une loge
pour mon concert, et voici ce qui s'en suivit. C'est elle-même qui m'a
donné ces détails longtemps après.

Schutter la trouva dans le plus profond abattement, et sa proposition
fut d'abord assez mal accueillie. Elle avait bien affaire, cela se
conçoit, de musique en un pareil moment! Mais la sœur de miss Smithson
s'étant jointe à Schutter pour l'engager à accepter cette _distraction_,
un acteur anglais qui se trouvait là ayant paru de son côté désireux de
profiter de la loge, on fit avancer une voiture; moitié de gré, moitié
de force, miss Smithson s'y laissa conduire, et Schutter triomphant dit
au cocher: Au Conservatoire! Chemin faisant les yeux de la pauvre
désolée tombèrent sur le programme du concert qu'elle n'avait pas encore
regardé. Mon nom, qu'on n'avait pas prononcé devant elle, lui apprit que
j'étais l'ordonnateur de la fête. Le titre de la symphonie et celui des
divers morceaux qui la composent l'étonnèrent un peu; mais elle était
fort loin néanmoins de se douter qu'elle fût l'héroïne de ce drame
étrange autant que douloureux.

En entrant dans sa loge d'avant-scène, au milieu de ce peuple de
musiciens, (j'avais un orchestre immense) en but aux regards empressés
de toute la salle, surprise du murmure insolite des conversations dont
elle semblait être l'objet, elle fut saisie d'une émotion ardente et
d'une sorte de crainte instinctive dont le motif ne lui apparaissait pas
clairement. Habeneck dirigeait l'exécution. Quand je vins m'asseoir
pantelant derrière lui, miss Smithson qui, jusque-là, s'était demandé si
le nom inscrit en tête du programme ne la trompait pas, m'aperçut et me
reconnut. «C'est bien lui, se dit-elle; pauvre jeune homme!... il m'a
oubliée sans doute,... je... l'espère.....» La symphonie commence et
produit un effet foudroyant. C'était alors le temps des grandes ardeurs
du public, dans cette salle du Conservatoire d'où je suis exclus
aujourd'hui. Ce succès, l'accent passionné de l'œuvre, ses brûlantes
mélodies, ses cris d'amour, ses accès de fureur, et les vibrations
violentes d'un pareil orchestre _entendu de près_, devaient produire et
produisirent en effet une impression aussi profonde qu'inattendue sur
son organisation nerveuse et sa poétique imagination. Alors, dans le
secret de son cœur, elle se dit: «S'il m'aimait encore!...» Dans
l'entr'acte qui suivit l'exécution de la symphonie, les paroles ambiguës
de Schutter, celles de Schlesinger qui n'avait pu résister au désir de
s'introduire dans la loge de miss Smithson, les allusions transparentes
qu'ils faisaient l'un et l'autre à la cause des chagrins bien connus du
jeune compositeur dont on s'occupait en ce moment, firent naître en elle
un doute qui l'agitait de plus en plus. Mais, quand, dans le Monodrame,
l'acteur Bocage, qui récitait le rôle de Lélio[68] (c'est-à-dire le
mien), prononça ces paroles:

«_Oh! que ne puis-je la trouver, cette Juliette, cette Ophélie que mon
cœur appelle! Que ne puis-je m'enivrer de cette joie mêlée de tristesse
que donne le véritable amour et un soir d'automne, bercé avec elle par
le vent du nord sur quelque bruyère sauvage, m'endormir enfin dans ses
bras, d'un mélancolique et dernier sommeil._»

«Mon Dieu!... Juliette... Ophélie... Je n'en puis plus douter, pensa
miss Smithson, c'est de moi qu'il s'agit... Il m'aime toujours!...» À
partir de ce moment, il lui sembla, m'a-t-elle dit bien des fois, que la
salle tournait; elle n'entendit plus rien et rentra chez elle comme une
somnambule, sans avoir la conscience nette des réalités.

C'était le 9 décembre 1832.

Pendant que ce drame intime se déroulait dans une partie de la salle, un
autre se préparait dans la partie opposée; drame où la vanité blessée
d'un critique musical devait jouer le principal rôle et faire naître en
lui une haine violente, dont il m'a donné des preuves, jusqu'au moment
où le sentiment de son injustice envers un artiste devenu critique et
assez redoutable à son tour lui conseilla une réserve prudente. Il
s'agit de M. Fétis et d'une apostrophe sanglante qui lui était
clairement adressée dans un des passages du Monodrame, et qu'une
indignation bien concevable m'avait dictée.

Avant mon départ pour l'Italie, au nombre des ressources que j'avais
pour vivre, il faut compter la correction des épreuves de musique.
L'éditeur Troupenas m'ayant, entre autres ouvrages, donné à corriger
les partitions des symphonies de Beethoven, que M. Fétis avait été
chargé de revoir avant moi, je trouvai ces chefs-d'œuvre chargés des
modifications les plus insolentes portant sur la pensée même de
l'auteur, et d'annotations plus outrecuidantes encore. Tout ce qui, dans
l'harmonie de Beethoven, ne cadrait pas avec la théorie professée par M.
Fétis, était changé avec un aplomb incroyable. À propos de la tenue de
clarinette sur le mi _b_, au-dessus de l'accord de sixte

Si _b_
Fa
Ré _b_

dans l'andante de la symphonie en ut mineur, M. Fétis avait même écrit
en marge de la partition cette observation naïve: «Ce mi _b_ est
évidemment un fa: il est impossible que Beethoven ait commis une erreur
aussi grossière.» En d'autres termes: Il est impossible qu'un homme tel
que Beethoven ne soit pas dans ses doctrines sur l'harmonie entièrement
d'accord avec M. Fétis. En conséquence M. Fétis avait mis un fa à la
place de la note si caractéristique de Beethoven, détruisant ainsi
l'intention évidente de cette tenue à l'aigu, qui n'arrive sur le fa que
plus tard et après avoir passé par le mi naturel, produisant ainsi une
petite progression chromatique ascendante et un crescendo du plus
remarquable effet. Déjà irrité par d'autres corrections de la même
nature qu'il est inutile de citer, je me sentis exaspéré par celle-ci.
«Comment! me dis-je, on fait une édition française des plus
merveilleuses compositions instrumentales que le génie humain ait jamais
enfantées, et, parce que l'éditeur a eu l'idée de s'adjoindre pour
auxiliaire un professeur enivré de son mérite et qui ne progresse pas
plus dans le cercle étroit de ses théories que ne fait un écureuil en
courant dans sa cage tournante, il faudra que ces œuvres monumentales
soient châtrées, et que Beethoven subisse des _corrections_ comme le
moindre élève d'une classe d'harmonie! Non certes! cela ne sera pas.»
J'allai donc immédiatement trouver Troupenas et je lui dis: «M. Fétis
insulte Beethoven et le bon sens. Ses corrections sont des crimes. Le mi
_b_ qu'il veut ôter dans l'andante de la symphonie en ut mineur est d'un
effet magique, il est célèbre dans tous les orchestres de l'Europe, le
_fa_ de M. Fétis est une platitude. Je vous préviens que je vais
dénoncer l'infidélité de votre édition et les actes de M. Fétis à tous
les musiciens de la Société des concerts et de l'Opéra, et que votre
professeur sera bientôt traité comme il le mérite par ceux qui
respectent le génie et méprisent la médiocrité prétentieuse.» Je n'y
manquai pas. La nouvelle de ces sottes profanations courrouça les
artistes parisiens et le moins furieux ne fut pas Habeneck, bien qu'il
corrigeât, lui aussi, Beethoven d'une autre manière, en supprimant, à
l'exécution de la même symphonie, une _reprise entière_ du finale et les
_parties de contre-basse_ au début du scherzo. La rumeur fut telle que
Troupenas fut contraint de faire disparaître les corrections, de
rétablir le texte original, et que M. Fétis crut prudent de publier un
gros mensonge dans sa _Revue musicale_, en _niant_ que le bruit public
qui l'accusait d'avoir corrigé les symphonies de Beethoven eût le
moindre fondement.

Ce premier acte d'insubordination d'un élève qui, lors de ses débuts
avait pourtant été encouragé par M. Fétis, parut d'autant plus
impardonnable à celui-ci qu'il y voyait, avec une tendance évidente à
l'hérésie musicale, un acte d'_ingratitude_.

Beaucoup de gens sont ainsi faits. De ce qu'ils ont bien voulu convenir
un jour que vous n'êtes pas sans quelque valeur, vous êtes par cela seul
tenu de les admirer à jamais, sans restriction, dans tout ce qu'il leur
plaira de faire... ou de défaire; sous peine d'être traité d'_ingrat_.
Combien de petits grimauds se sont ainsi imaginé, parce qu'ils avaient
montré un enthousiasme plus ou moins réel pour mes ouvrages, que j'étais
nécessairement un méchant homme quand, plus tard, je n'ai parlé qu'avec
tiédeur des plates vilenies qu'ils ont produites sous divers noms,
messes ou opéras également comiques.

En partant pour l'Italie, je laissai donc derrière moi, à Paris, le
premier ennemi intime acharné et actif dont je me fusse pourvu moi-même.
Quant aux autres plus ou moins nombreux que je possédais déjà, je suis
obligé de reconnaître que je n'avais aucun mérite à les avoir. Ils
étaient nés spontanément comme naissent les animalcules infusoires dans
l'eau croupie. Je m'inquiétais aussi peu de l'un que des autres. J'étais
même bien plus l'ennemi de Fétis qu'il n'était le mien, et je ne
pouvais, sans frémir de colère, songer à son attentat (non suivi
d'effet) sur Beethoven. Je ne l'oubliai pas en composant la partie
littéraire du Monodrame, et voici ce que je mis dans la bouche de Lélio,
dans l'un des monologues de cet ouvrage:

«_Mais les plus cruels ennemis du génie sont ces tristes habitants du
temple de la Routine, prêtres fanatiques, qui sacrifieraient à leur
stupide déesse les plus sublimes idées neuves, s'il leur était donné
d'en avoir jamais; ces jeunes théoriciens de quatre-vingts ans, vivant
au milieu d'un océan de préjugés et persuadés que le monde finit avec
les rivages de leur île; ces vieux libertins de tout âge, qui ordonnent
à la musique de les caresser, de les divertir, n'admettant point que la
chaste muse puisse avoir une plus noble mission; et surtout ces
profanateurs qui osent porter la main sur les ouvrages originaux, leur
font subir d'horribles mutilations qu'ils appellent corrections et
perfectionnements, pour lesquels, disent-ils il faut beaucoup de
goût[69]. Malédiction sur eux! Ils font à l'art un ridicule outrage!
Tels sont ces vulgaires oiseaux qui peuplent nos jardins publics, se
perchent avec arrogance sur les plus belles statues, et, quand ils ont
sali le front de Jupiter, le bras d'Hercule ou le sein de Vénus, se
pavanent fiers et satisfaits, comme s'ils venaient de pondre un œuf
d'or._»

Aux derniers mots de cette tirade, l'explosion d'éclats de rire et
d'applaudissements fut d'autant plus violente, que la plupart des
artistes de l'orchestre et une partie des auditeurs comprirent
l'allusion, et que Bocage, en prononçant _il faut beaucoup de goût_,
contrefit le doucereux langage de Fétis fort agréablement. Or, Fétis,
très en évidence au balcon, assistait à ce concert. Il reçut ainsi toute
ma bordée à bout portant. Il est inutile de dire maintenant sa fureur et
de quelle haine enragée il m'honora à partir de ce jour; le lecteur le
concevra facilement.

Néanmoins l'âcre douceur que j'éprouvais d'avoir ainsi vengé Beethoven
fut complètement oubliée le lendemain. J'avais obtenu de miss Smithson
la permission de lui être présenté. À partir de ce jour, je n'eus plus
un instant de repos; à des craintes affreuses succédaient des espoirs
délirants. Ce que j'ai souffert d'anxiétés et d'agitations de toute
espèce pendant cette période, qui dura plus d'un an, peut se deviner,
mais non se décrire. Sa mère et sa sœur s'opposaient formellement à
notre union, mes parents de leur côté n'en voulaient pas entendre
parler. Mécontentement et colère des deux familles, et toutes les scènes
qui naissent en pareil cas d'une semblable opposition. Sur ces
entrefaites, le théâtre anglais de Paris fut obligé de fermer; miss
Smithson restait sans ressources, tout ce qu'elle possédait ne suffisant
point au payement des dettes que cette désastreuse entreprise lui avait
fait contracter.

Un cruel accident vint bientôt après mettre le comble à son infortune.
En descendant de cabriolet à sa porte, un jour où elle venait de
s'occuper d'une représentation qu'elle organisait à son bénéfice, son
pied se posa à faux sur un pavé et elle se cassa la jambe. Deux passants
eurent à peine le temps de l'empêcher de tomber et l'emportèrent à demi
évanouie dans son appartement.

Ce malheur auquel on ne crut point en Angleterre et qui fut pris pour
une comédie jouée par la directrice du théâtre anglais afin d'attendrir
ses créanciers, n'était que trop réel. Il inspira au moins la plus vive
sympathie aux artistes et au public de Paris. La conduite de
mademoiselle Mars à cette occasion, fut admirable; elle mit sa bourse,
l'influence de ses amis, tout ce dont elle pouvait disposer au service
de la _poor Ophelia_ qui ne possédait plus rien, et qui néanmoins,
apprenant un jour par sa sœur que je lui avais apporté quelques
centaines de francs, versa d'abondantes larmes et me força de reprendre
cet argent en me menaçant de ne plus me revoir si je m'y refusais. Nos
soins n'agissaient que bien lentement; les deux os de la jambe avaient
été rompus un peu au-dessus de la cheville du pied; le temps seul
pouvait amener une guérison parfaite; il était même à craindre que miss
Smithson ne restât boiteuse. Pendant que la triste invalide était ainsi
retenue sur son lit de douleur, je vins à bout de mener à bien la fatale
représentation qui avait causé l'accident. Cette soirée, à laquelle
Liszt et Chopin prirent part dans un entr'acte, produisit une somme
assez forte, qui fut aussitôt appliquée au payement des dettes les plus
criardes. Enfin, dans l'été de 1833, Henriette Smithson étant ruinée et
à peine guérie, je l'épousai, malgré la violente opposition de sa
famille et après avoir été obligé, moi, d'en venir auprès de mes
parents, aux _sommations respectueuses_. Le jour de notre mariage, elle
n'avait plus au monde que des dettes, et la crainte, de ne pouvoir
reparaître avantageusement sur la scène à cause des suites de son
accident; de mon côté j'avais pour tout bien trois cents francs que mon
ami Gounet m'avait prêtés, et j'étais de nouveau brouillé avec mes
parents...

Mais elle était à moi, je défiais tout.



XLV

Représentation à bénéfice et concert au Théâtre-Italien.--Le
quatrième acte d'_Hamlet_.--_Antony._--Défection de
l'orchestre.--Je prends ma revanche.--Visite de Paganini.--Son
alto.--Composition d'_Harold en Italie_.--Fautes
du chef d'orchestre Girard.--Je prends le parti
de toujours conduire l'exécution de mes ouvrages.--Une
lettre anonyme.


Il me restait d'ailleurs une faible ressource dans ma pension de lauréat
de l'Institut, qui devait durer encore un an et demi. Le ministre de
l'intérieur m'avait dispensé du voyage en Allemagne imposé par le
règlement de l'Académie des beaux-arts; je commençais à avoir des
partisans à Paris, et j'avais foi dans l'avenir. Pour achever de payer
les dettes de ma femme, je recommençai le pénible métier de
bénéficiaire, et je vins à bout, après des fatigues inouïes, d'organiser
au Théâtre-Italien une représentation suivie d'un concert. Mes amis me
vinrent encore en aide à cette occasion, entre autres Alexandre Dumas,
qui toute sa vie a été pour moi d'une cordialité parfaite.

Le programme de la soirée se composait de la pièce d'_Antony_ de Dumas,
jouée par Firmin et madame Dorval, du 4e acte de l'_Hamlet_ de
Shakespeare, joué par Henriette et quelques amateurs anglais que nous
avions fini par trouver, et d'un concert dirigé par moi, où devaient
figurer la _Symphonie fantastique_, l'ouverture des _Francs-Juges_, ma
cantate de _Sardanapale_, le _Concert-Stuck_ de Weber, exécuté par cet
excellent et admirable Liszt, et un chœur de Weber. On voit qu'il y
avait beaucoup trop de drame et de musique, et que le concert, s'il eût
fini, n'eût pu être terminé qu'à une heure du matin.

Mais je dois pour l'enseignement des jeunes artistes, et quoi qu'il m'en
coûte, faire le récit exact de cette malheureuse représentation.

Peu au courant des mœurs des musiciens de théâtre, j'avais fait avec le
directeur de l'Opéra-Italien un marché, par lequel il s'engageait à me
donner sa salle et _son orchestre_, auquel j'adjoignis un petit nombre
d'artistes de l'Opéra. C'était la plus dangereuse des combinaisons. Les
musiciens, obligés par leur engagement de prendre part à l'exécution des
concerts, lorsqu'on en donne dans leur théâtre, considèrent ces soirées
exceptionnelles comme des corvées et n'y apportent qu'ennui et mauvais
vouloir. Si, en outre, on leur adjoint d'autres musiciens, alors payés
quand eux ne le sont pas, leur mauvaise humeur s'en augmente, et
l'artiste qui donne le concert ne tarde guère à s'en ressentir.

Étrangers aux petits tripotages des coulisses françaises, comme nous
l'étions, ma femme et moi, nous avions négligé toutes les précautions
qui se prennent en pareil cas pour _assurer_ le succès de l'héroïne de
la fête; nous n'avions pas donné un seul billet aux claqueurs. Madame
Dorval, au contraire, persuadée qu'il y aurait ce soir-là pour ma femme
une cabale formidable, que tout serait arrangé selon l'usage pour lui
assurer un triomphe éclatant, ne manqua pas, cela se conçoit, de s'armer
pour sa propre défense, en garnissant convenablement le parterre, soit
avec les billets que nous lui donnâmes, soit avec ceux que nous avions
donnés à Dumas, soit avec ceux qu'elle fit acheter. Madame Dorval,
admirable du reste dans le rôle d'Adèle, fut en conséquence couverte
d'applaudissements et redemandée à la fin de la pièce. Quand vint
ensuite le 4e acte d'_Hamlet_, fragment incompréhensible, pour des
Français surtout, s'il n'est ni amené ni préparé par les actes
précédents, le rôle sublime d'Ophélia, qui, peu d'années auparavant,
avait produit un effet si profondément douloureux et poétique, perdit
les trois quarts de son prestige; le chef-d'œuvre parut froid.

On remarqua même avec quelle peine, l'actrice, toujours maîtresse
néanmoins de son merveilleux talent, s'était relevée, en _s'appuyant
avec la main_ sur le plancher du théâtre, à la fin de la scène dans
laquelle Ophélia s'agenouille auprès de son voile noir qu'elle prend
pour le linceul de son père. Ce fut pour elle aussi une cruelle
découverte. Guérie, elle ne boitait pas, mais l'assurance et la liberté
de quelques-uns de ses mouvements étaient perdues. Puis, quand, après la
chute de la toile, elle vit que le public, ce public dont elle était
l'idole autrefois et qui, de plus, venait de décerner une ovation à
madame Dorval, ne la rappelait pas... Quel affreux crève-cœur!! Toutes
les femmes et tous les artistes le comprendront. Pauvre Ophélia! ton
soleil déclinait.. j'étais désolé.

Le concert commença. L'ouverture des _Francs-Juges_, très-médiocrement
exécutée, fut néanmoins accueillie par deux salves d'applaudissements,
qui m'étonnèrent. Le _Concert-Stuck_ de Weber, joué par Liszt avec la
fougue entraînante qu'il y a toujours mise, obtint un magnifique succès.
Je m'oubliai même dans mon enthousiasme pour Liszt, jusqu'à l'embrasser
en plein théâtre devant le public. Stupide inconvenance qui pouvait nous
couvrir tous les deux de ridicule, et dont les spectateurs néanmoins
eurent la bonté de ne se point moquer.

Dans l'introduction instrumentale de _Sardanapale_, mon inexpérience
dans l'art de conduire l'orchestre fut cause que les seconds violons
ayant manqué une entrée, tout l'orchestre se perdit et que je dus
indiquer aux exécutants, comme point de ralliement, le dernier accord,
en sautant tout le reste. Alexis Dupont chanta assez bien la cantate,
mais le fameux incendie final, mal répété et mal rendu, produisit peu
d'effet. Rien ne marchait plus; je n'entendais que le bruit sourd des
pulsations de mes artères, il me semblait m'enfoncer en terre peu à peu.
De plus il se faisait tard et nous avions encore à exécuter le chœur de
Weber et la _Symphonie fantastique_ tout entière. Les règlements du
Théâtre-Italien, dit-on, n'obligent pas les musiciens à jouer après
minuit. En conséquence, mal disposés pour moi, par les raisons que l'on
connaît, ils attendaient avec impatience le moment de s'échapper,
quelles que dussent être les conséquences d'une aussi plate défection.
Ils n'y manquèrent pas; pendant que le chœur de Weber se chantait, ces
lâches drôles, indignes de porter le nom d'artistes, disparurent tous
clandestinement. Il était minuit. Les musiciens étrangers que je payais,
restèrent seuls à leur poste et quand je me retournai pour commencer la
symphonie je me vis entouré de cinq violons, de deux altos, de quatre
basses et d'un trombone. Je ne savais quel parti prendre dans ma
consternation. Le public ne faisant pas mine de vouloir s'en aller. Il
en vint bientôt à s'impatienter et à réclamer l'exécution de la
symphonie. Je n'avais garde de commencer. Enfin, au milieu du tumulte,
une voix s'étant écriée du balcon: «La Marche au supplice!» Je répondis:
«Je ne puis faire exécuter la Marche au supplice par cinq violons!... Ce
n'est pas ma faute, l'orchestre a disparu, j'espère que le public...»
J'étais rouge de honte et d'indignation. L'assemblée alors se leva
désappointée. Le concert en resta là, et mes ennemis ne manquèrent pas
de le tourner en ridicule en ajoutant que ma musique _faisait fuir les
musiciens_.

Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu auparavant d'exemple d'une telle
action amenée par d'aussi ignobles motifs. Maudits racleurs! Méprisables
polissons! je regrette de ne pas avoir recueilli vos noms que leur
obscurité protège.

Cette triste soirée me rapporta à peu près sept mille francs; et cette
somme disparut en quelques jours dans le gouffre de la dette de ma
femme, sans le combler encore; hélas! je n'y parvins que plusieurs
années après et en nous imposant de cruelles privations.

J'aurais voulu donner à Henriette l'occasion d'une éclatante revanche;
mais Paris ne pouvait lui offrir le concours d'aucun acteur anglais, il
n'y en avait plus un seul; elle eût dû s'adresser de nouveau à des
amateurs tout à fait insuffisants et ne reparaître que dans des
fragments mutilés de Shakespeare. C'eût été absurde, elle venait d'en
acquérir la preuve. Il fallut donc y renoncer. Je tentai, moi au moins,
et sur-le-champ, de répondre aux rumeurs hostiles qui de toutes parts
s'élevaient, par un succès incontestable. J'engageai, en le payant
chèrement, un orchestre de premier ordre, composé de l'élite des
musiciens de Paris, parmi lesquels je pouvais compter un bon nombre
d'amis, ou tout au moins de juges impartiaux de mes ouvrages, et
j'annonçai un concert dans la salle du Conservatoire. Je m'exposais
beaucoup en faisant une pareille dépense que la recette du concert
pouvait fort bien ne pas couvrir. Mais ma femme elle-même m'y encouragea
et se montra dès ce moment ce qu'elle a toujours été, ennemie des
demi-mesures et des petits moyens, et dès que la gloire de l'artiste ou
l'intérêt de l'art sont en question, brave devant la gêne et la misère
jusqu'à la témérité.

J'eus peur de compromettre l'exécution en conduisant l'orchestre
moi-même. Habeneck refusa obstinément de le diriger; mais Girard, qui
était alors fort de mes amis, consentit à accepter cette tâche et s'en
acquitta bien. La _Symphonie fantastique_ figurait encore dans le
programme; elle enleva d'assaut d'un bout à l'autre les
applaudissements. Le succès fut complet, j'étais réhabilité. Mes
musiciens (il n'y en avait pas un seul du Théâtre-Italien, cela se
devine) rayonnaient de joie en quittant l'orchestre. Enfin, pour comble
de bonheur, un homme quand le public fut sorti, un homme à la longue
chevelure, à l'œil perçant, à la figure étrange et ravagée, un possédé
du génie, un colosse parmi les géants, que je n'avais jamais vu, et dont
le premier aspect me troubla profondément, m'attendit seul dans la
salle, m'arrêta au passage pour me serrer la main, m'accabla d'éloges
brûlants qui m'incendièrent le cœur et la tête; _c'était Paganini!!_ (22
décembre 1833.)

De ce jour-là datent mes relations avec le grand artiste qui a exercé
une si heureuse influence sur ma destinée et dont la noble générosité à
mon égard a donné lieu, on saura bientôt comment, à tant de méchants et
absurdes commentaires.

Quelques semaines après le concert de réhabilitation dont je viens de
parler, Paganini vint me voir. «J'ai un alto merveilleux, me dit-il, un
instrument admirable de Stradivarius, et je voudrais en jouer en public.
Mais je n'ai pas de musique _ad hoc_. Voulez-vous écrire un solo d'alto?
je n'ai confiance qu'en vous pour ce travail.--Certes, lui répondis-je,
elle me flatte plus que je ne saurais dire, mais pour répondre à votre
attente pour faire dans une semblable composition briller comme il
convient un virtuose tel que vous, il faut jouer de l'alto; et je n'en
joue pas. Vous seul, ce me semble, pourriez résoudre le problème.--Non,
non, j'insiste, dit Paganini, vous réussirez; quant à moi, je suis trop
souffrant en ce moment pour composer, je n'y puis songer.»

J'essayai donc pour plaire à l'illustre virtuose d'écrire un solo
d'alto, mais un solo combiné avec l'orchestre de manière à ne rien
enlever de son action à la masse instrumentale, bien certain que
Paganini, par son incomparable puissance d'exécution, saurait toujours
conserver à l'alto le rôle principal. La proposition me paraissait
neuve, et bientôt un plan assez heureux se développa dans ma tête et je
me passionnai pour sa réalisation. Le premier morceau était à peine
écrit que Paganini voulut le voir. À l'aspect des pauses que compte
l'alto dans l'allégro: «Ce n'est pas cela! s'écria-t-il, je me tais trop
longtemps là dedans; il faut que je joue toujours.--Je l'avais bien dit,
répondis-je. C'est un _concerto d'alto_ que vous voulez, et vous seul,
en ce cas, pouvez bien écrire pour vous.» Paganini ne répliqua point, il
parut désappointé et me quitta sans parler davantage de mon esquisse
symphonique. Quelques jours après, déjà souffrant de l'affection du
larynx dont il devait mourir, il partit pour Nice, d'où il revint
seulement trois ans après.

Reconnaissant alors que mon plan de composition ne pouvait lui convenir,
je m'appliquai à l'exécuter dans une autre intention et sans plus
m'inquiéter des moyens de faire briller l'alto principal. J'imaginai
d'écrire pour l'orchestre une suite de scènes, auxquelles l'alto solo se
trouverait mêlé comme un personnage plus ou moins actif conservant
toujours son caractère propre; je voulus faire de l'alto, en le plaçant
au milieu des poétiques souvenirs que m'avaient laissés mes
pérégrinations dans les Abruzzes, une sorte de rêveur mélancolique dans
le genre du Child-Harold de Byron. De là le titre de la symphonie
_Harold en Italie._ Ainsi que dans la _Symphonie fantastique_ un thème
principal (le premier chant de l'alto), se reproduit dans l'œuvre
entière; mais avec cette différence que le thème de la _Symphonie
fantastique, l'idée fixe_, s'interpose obstinément comme une idée
passionnée épisodique au milieu des scènes qui lui sont étrangères et
leur fait diversion, tandis que le chant d'Harold se superpose aux
autres chants de l'orchestre, avec lesquels il contraste par son
mouvement et son caractère, sans en interrompre le développement. Malgré
la complexité de son tissu harmonique, je mis aussi peu de temps à
composer cette symphonie que j'en ai mis en général à écrire mes autres
ouvrages; j'employai aussi un temps considérable à la retoucher. Dans la
marche des Pèlerins même, que j'avais improvisée en deux heures en
rêvant un soir au coin de mon feu, j'ai pendant plus de six ans
introduit des modifications de détail qui, je le crois, l'ont beaucoup
améliorée. Telle qu'elle était alors, elle obtint un succès complet lors
de sa première exécution à mon concert du 23 novembre 1834 au
Conservatoire.

Le premier morceau seul fut peu applaudi, par la faute de Girard qui
conduisait l'orchestre, et qui ne put jamais parvenir à l'entraîner
assez dans la coda, dont le mouvement doit s'animer du double
graduellement. Sans cette animation progressive la fin de cet allegro
est languissante et glaciale. Je souffris le martyre en l'entendant se
traîner ainsi... La marche des Pèlerins fut redemandée. À sa deuxième
exécution et vers le milieu de la seconde partie du morceau, au moment
où, après une courte interruption, la sonnerie des cloches du couvent se
fait entendre de nouveau, représentée par deux notes de harpe que
redoublent les flûtes, les hautbois et les cors, le harpiste compta mal
ses pauses et se perdit. Girard alors, au lieu de le remettre sur sa
voie, comme cela m'est arrivé dix fois en pareil cas (les trois quarts
des exécutants commettent à cet endroit la même faute), cria à
l'orchestre: «le dernier accord!» et l'on prit l'accord final en sautant
les cinquante et quelques mesures qui le précèdent. Ce fut un
égorgement complet. Heureusement la marche avait été bien dite la
première fois et le public ne se méprit point sur la cause du désastre à
la seconde. Si l'accident fût arrivé tout d'abord, on n'eût pas manqué
d'attribuer la cacophonie à l'auteur. Néanmoins, depuis ma défaite du
Théâtre-Italien, je me méfiais tellement de mon habileté de conducteur,
que je laissai longtemps encore Girard diriger mes concerts. Mais à la
quatrième exécution d'_Harold_, l'ayant vu se tromper gravement à la fin
de la sérénade où, si l'on n'élargit pas précisément du double le
mouvement d'une partie de l'orchestre, l'autre partie ne peut pas
marcher, puisque chaque mesure entière de celle-ci correspond à une
demi-mesure de l'autre, reconnaissant enfin qu'il ne pouvait parvenir à
entraîner l'orchestre à la fin du premier allegro, je résolus de
conduire moi-même désormais, et de ne plus m'en rapporter à personne
pour communiquer mes intentions aux exécutants. Je n'ai manqué qu'une
seule fois jusqu'ici à la promesse que je m'étais faite à ce sujet, et
l'on verra ce qui faillit en résulter.

Après la première audition de cette symphonie, un journal de musique de
Paris fit un article où l'on m'accablait d'invectives et qui commençait
de cette spirituelle façon: «Ha! ha! ha!--haro! haro! _Harold!_» En
outre le lendemain de l'apparition de l'article, je reçus une lettre
anonyme dans laquelle, après un déluge d'injures plus grossières encore,
on me reprochait d'être assez _dépourvu de courage pour ne pas me brûler
la cervelle_.



XLVI

M. de Gasparin me commande une messe de _Requiem_--Les
directeurs des beaux-arts.--Leurs opinions sur la musique.--Manque
de foi.--La prise de Constantine.--Intrigues
de Cherubini.--Boa constrictor.--On exécute mon _Requiem_.--La
tabatière d'Habeneck.--On ne me paye pas.--On
veut me vendre la croix.--Toutes sortes d'infamies.--Ma
fureur.--Mes menaces.--On me paye.


En 1836, M. de Gasparin était ministre de l'intérieur. Il fut du petit
nombre de nos hommes d'État qui s'intéressèrent à la musique, et du
nombre plus restreint encore de ceux qui en eurent le sentiment.
Désireux de remettre en honneur en France la musique religieuse dont on
ne s'occupait plus depuis longtemps, il voulut que, sur les fonds du
département des beaux-arts, une somme de trois mille francs fût allouée
tous les ans à un compositeur français désigné par le ministre, pour
écrire, soit une messe, soit un oratoire de grande dimension. Le
ministre se chargerait, en outre, dans la pensée de M. de Gasparin, de
faire exécuter aux frais du gouvernement l'œuvre nouvelle. «Je vais
commencer par Berlioz, dit-il, il faut qu'il écrive une messe de
_Requiem_, je suis sûr qu'il réussira.» Ces détails m'ayant été donnés
par un ami du fils de M. de Gasparin que je connaissais, ma surprise
fut aussi grande que ma joie. Pour m'assurer de la vérité, je sollicitai
une audience du ministre, qui me confirma l'exactitude des détails qu'on
m'avait donnés. «Je vais quitter le ministère, ajouta-t-il, ce sera mon
testament musical. Vous avez reçu l'ordonnance qui vous concerne pour le
_Requiem_?--Non, monsieur, et c'est le hasard seul qui m'a fait
connaître vos bonnes intentions à mon égard.--Comment cela se fait-il?
j'avais ordonné il y a huit jours qu'elle vous fût envoyée! C'est un
retard occasionné par la négligence des bureaux. Je verrai cela.»

Néanmoins plusieurs jours se passèrent et l'ordonnance n'arrivait pas.
Plein d'inquiétude, je m'adressai alors au fils de M. de Gasparin qui me
mit au fait d'une intrigue dont je n'avais pas le moindre soupçon. M.
XX..., le directeur des Beaux-Arts[70], n'approuvait point le projet du
ministre relatif à la musique religieuse, et moins encore le choix qu'il
avait fait de moi pour ouvrir la marche des compositeurs dans cette
voie. Il savait, en outre, que M. de Gasparin, dans quelques jours, ne
serait plus au ministère. Or, en retardant jusqu'à sa sortie la
rédaction de son arrêté qui fondait l'institution et m'invitait à
composer mon _Requiem_, rien n'était plus facile ensuite que de faire
avorter son projet en dissuadant son successeur de le réaliser. C'est ce
qu'avait en tête M. le directeur. Mais M. de Gasparin n'entendait pas
qu'on se jouât de lui, et, en apprenant par son fils que rien n'était
encore fait la veille du jour où il devait quitter le ministère, il
envoya enfin à M. XX.. l'ordre très-sévèrement exprimé de rédiger
l'arrêté sur-le-champ et de me l'envoyer; ce qui fut fait.

Ce premier échec de M. XX... ne pouvait qu'accroître ses mauvaises
dispositions à mon égard, et il les accrut en effet.

Cet arbitre du sort de l'art et des artistes ne daignait reconnaître une
valeur réelle en musique qu'à Rossini seul. Cependant un jour, après
avoir devant moi passé au fil de son appréciation dédaigneuse tous les
maîtres anciens et modernes de l'Europe, à l'exception de Beethoven
qu'il avait _oublié_, il se ravisa tout d'un coup en disant: «Pourtant
il y en a encore un, ce me semble... c'est... comment s'appelle-t-il
donc? un Allemand dont on joue des symphonies au Conservatoire... Vous
devez connaître _ça_, monsieur Berlioz...--Beethoven?--Oui, Beethoven.
Eh bien, celui-là n'était pas sans talent.» J'ai entendu moi-même le
directeur des Beaux-Arts s'exprimer ainsi. Il admettait que Beethoven
_n'était pas sans talent_.

Et M. XX... n'était en cela que le représentant le plus en évidence des
opinions musicales de toute la bureaucratie française de l'époque. Des
centaines de connaisseurs de cette espèce occupaient toutes les avenues
par lesquelles les artistes avaient à passer, et faisaient mouvoir les
rouages de la machine gouvernementale avec laquelle devaient à toute
force s'engrener nos institutions musicales. Aujourd'hui..........

Une fois armé de mon arrêté, je me mis à l'œuvre. Le texte du _Requiem_
était pour moi une proie dès longtemps convoitée, qu'on me livrait
enfin, et sur laquelle je me jetai avec une sorte de fureur. Ma tête
semblait prête à crever sous l'effort de ma pensée bouillonnante. Le
plan d'un morceau n'était pas esquissé que celui d'un autre se
présentait; dans l'impossibilité d'écrire assez vite, j'avais adopté des
signes sténographiques qui, pour le _Lacrymosa_ surtout, me furent d'un
grand secours. Les compositeurs connaissent le supplice et le désespoir
causés par la perte du souvenir de certaines idées qu'on n'a pas eu le
temps d'écrire et qui vous échappent ainsi à tout jamais.

J'ai, en conséquence, écrit cet ouvrage avec une grande rapidité, et je
n'y ai apporté que longtemps après un petit nombre de modifications. On
les trouve dans la seconde édition de la partition publiée par l'éditeur
Ricordi, à Milan[71].

L'arrêté ministériel stipulait que mon _Requiem_ serait exécuté aux
frais du gouvernement, le jour du service funèbre célébré tous les ans
pour les victimes de la révolution de 1830.

Quand le mois de juillet, époque de cette cérémonie, approcha, je fis
copier les parties séparées de chœur et d'orchestre de mon ouvrage, et,
d'après l'avis du directeur des Beaux-Arts, commencer les répétitions.
Mais presque aussitôt une lettre des bureaux du ministère vint
m'apprendre que la cérémonie funèbre des morts de Juillet aurait lieu
sans musique et m'enjoindre de suspendre tous mes préparatifs. Le
nouveau ministre de l'intérieur n'en était pas moins redevable dès ce
moment d'une somme considérable envers le copiste et les deux cents
choristes qui, sur la foi des traités, avaient employé leur temps à mes
répétitions. Je sollicitai inutilement pendant cinq mois le payement de
ces dettes. Quant à ce qu'on me devait à moi, je n'osais même en parler
tant on paraissait éloigné d'y songer. Je commençais à perdre patience
quand un jour, au sortir du cabinet de M. XX... et après une discussion
très-vive que j'avais eue avec lui à ce sujet, le canon des Invalides
annonça la prise de Constantine. Deux heures après, je fus prié en
toute hâte de retourner au ministère. M. XX... venait de trouver le
moyen de se débarrasser de moi. Il le croyait du moins. Le général
Damrémont, ayant péri sous les murs de Constantine, un service solennel
pour lui et les soldats français morts pendant le siége allait avoir
lieu dans l'église des Invalides. Cette cérémonie regardait le ministère
de la guerre, et le général Bernard, qui occupait alors ce ministère,
consentait a y faire exécuter mon _Requiem_. Telle fut la nouvelle
inespérée que j'appris en arrivant chez M. XX...

Mais c'est ici que le drame se complique et que les incidents les plus
graves vont se succéder. Je recommande aux pauvres artistes qui me
liront de profiter au moins de mon expérience et de méditer sur ce qui
m'arriva. Ils acquerront le triste avantage de se méfier de tout et de
tous, quand ils se trouveront dans une position analogue, de ne pas
ajouter plus de foi aux écrits qu'aux paroles et de se précautionner
contre l'enfer et le ciel.

À peine la nouvelle de la prochaine exécution de mon _Requiem_ dans une
cérémonie grandiose et officielle comme celle dont il s'agissait,
fut-elle apportée à Cherubini, qu'elle lui donna la fièvre. Il était
depuis longtemps d'usage qu'on fît exécuter l'une de ses messes funèbres
(car il en a fait deux), en pareil cas. Une telle atteinte portée à ce
qu'il regardait comme ses droits, à sa dignité, à sa juste illustration,
à sa valeur incontestable, en faveur d'un jeune homme à peine au début
de sa carrière et qui passait pour avoir introduit l'hérésie dans
l'école, l'irrita profondément. Tous ses amis et élèves, Halévy en tête,
partageant son dépit, se mirent en course pour conjurer l'orage et le
diriger sur moi; c'est-à-dire pour obtenir qu'on dépossédât le jeune
homme au profit du vieillard. Je me trouvai même un soir au bureau du
_Journal des Débats_, à la rédaction duquel j'étais attaché depuis peu
et dont le directeur, M. Bertin, me témoignait la plus active
bienveillance, lorsque Halévy s'y présenta. Je devinai du premier coup
l'objet de sa visite. Il venait recourir à la puissante influence de M.
Bertin pour aider à la réalisation des projets de Cherubini. Cependant
un peu déconcerté de me trouver là, et plus encore par l'air froid avec
lequel M. Bertin et son fils Armand l'accueillirent, il changea
instantanément la direction de ses batteries. Halévy ayant suivi M.
Bertin le père dans la chambre voisine, dont la porte resta ouverte, je
l'entendis dire «que Cherubini était extraordinairement affecté au point
d'en être malade au lit; qu'il venait, lui Halévy, prier M. Bertin
d'user de son pouvoir pour faire obtenir à titre de consolation la croix
de commandeur de la Légion d'honneur à l'illustre maître.» La voix
sévère de M. Bertin l'interrompit alors par ces paroles: «Oui, mon cher
Halévy, nous ferons ce que vous voudrez pour qu'on accorde à Cherubini
une distinction bien méritée. Mais s'il s'agit du _Requiem_, si l'on
propose quelque transaction à Berlioz au sujet du sien, et s'il a la
faiblesse de céder d'un cheveu, _je ne lui reparlerai de ma vie_.»
Halévy dut se retirer un peu plus que confus avec cette réponse.

Ainsi le bon Cherubini qui avait voulu déjà me faire avaler tant de
couleuvres, dut se résigner à recevoir de ma main un boa constrictor
qu'il ne digéra jamais.

Maintenant autre intrigue, plus habilement ourdie et dont je n'ose
sonder la noire profondeur. Je n'incrimine personne, je raconte les
faits brutalement, sans le moindre commentaire, mais avec la plus
scrupuleuse exactitude.

Le général Bernard m'ayant annoncé lui-même que mon _Requiem_ allait
être exécuté, à des conditions que je dirai tout à l'heure, j'allais
commencer mes répétitions, quand M. XX... me fit appeler. «Vous savez,
me dit-il, que Habeneck a été chargé de diriger les grandes fêtes
musicales officielles. (Allons! bon! pensai-je, autre tuile qui me tombe
sur la tête!) Vous êtes maintenant dans l'habitude de conduire vous-même
l'exécution de vos ouvrages, il est vrai, mais Habeneck est un vieillard
(encore un), et je sais qu'il éprouvera une peine très-vive de ne pas
présider à celle de votre _Requiem_. En quels termes êtes-vous avec
lui?--En quels termes? nous sommes brouillés sans que je sache pourquoi.
Depuis trois ans, il a cessé de me parler; j'ignore ses motifs, et n'ai
pas, il est vrai, daigné m'en informer. Il a commencé par refuser
durement de diriger un de mes concerts. Sa conduite à mon égard est
aussi inexplicable qu'incivile. Cependant, comme je vois bien qu'il
désire cette fois figurer à la cérémonie du maréchal Damrémont et que
cela paraît vous être agréable, je consens à lui céder le bâton, en me
réservant toutefois de diriger moi-même une répétition.--Qu'à cela ne
tienne, répondit M. XX..., je vais l'avertir.»

Nos répétitions partielles et générales se firent en effet avec beaucoup
de soin. Habeneck me parla comme si nos relations n'eussent jamais été
interrompues, et l'ouvrage parut devoir bien marcher.

Le jour de son exécution, dans l'église des Invalides, devant les
princes, les ministres, les pairs, les députés, toute la presse
française, les correspondants des presses étrangères et une foule
immense, j'étais nécessairement tenu d'avoir un grand succès: un effet
médiocre m'eût été fatal, à plus forte raison un mauvais effet m'eût-il
anéanti.

Or, écoutez bien ceci.

Mes exécutants étaient divisés en plusieurs groupes assez distants les
uns des autres, et il faut qu'il en soit ainsi pour les quatre
orchestres d'instruments de cuivre que j'ai employés dans le _Tuba
mirum_, et qui doivent occuper chacun un angle de la grande masse
vocale et instrumentale. Au moment, de leur entrée, au début du _Tuba
mirum_ qui s'enchaîne sans interruption avec le _Dies iræ_, le mouvement
s'élargit du double; tous les instruments de cuivre éclatent d'abord à
la fois dans le nouveau mouvement, puis s'interpellent et se répondent à
distance, par des entrées successives, échafaudées à la tierce
supérieure les unes des autres. Il est donc de la plus haute importance
de clairement indiquer les quatre temps de la grande mesure à l'instant
où elle intervient. Sans quoi ce terrible cataclysme musical, préparé de
si longue main, où des moyens exceptionnels et formidables sont employés
dans des proportions et des combinaisons que nul n'avait tentées alors
et n'a essayées depuis, ce tableau musical du jugement dernier, qui
restera, je l'espère, comme quelque chose de grand dans notre art, peut
ne produire qu'une immense et effroyable cacophonie.

Par suite de ma méfiance habituelle, j'étais resté derrière Habeneck et,
lui tournant le dos, je surveillais le groupe des timbaliers, qu'il ne
pouvait pas voir, le moment approchant où ils allaient prendre part à la
mêlée générale. Il y a peut-être mille mesures dans mon _Requiem_.
Précisément sur celle dont je viens de parler celle où le mouvement
s'élargit, celle où les instruments de cuivre lancent leur terrible
fanfare, sur la mesure _unique_ enfin dans laquelle l'action du chef
d'orchestre est absolument indispensable, Habeneck _baisse son bâton,
tire tranquillement sa tabatière et se met à prendre une prise de
tabac_. J'avais toujours l'œil de son côté; à l'instant je pivote
rapidement sur un talon, et m'élançant devant lui, j'étends mon bras et
je marque les quatre grands temps du nouveau mouvement. Les orchestres
me suivent, tout part en ordre, je conduis le morceau jusqu'à la fin, et
l'effet que j'avais rêvé est produit. Quand, aux derniers mots du chœur,
Habeneck vit le _Tuba mirum_ sauvé: «Quelle sueur froide j'ai eue, me
dit-il, sans vous nous étions perdus!--Oui, je le sais bien, répondis-je
en le regardant fixement.» Je n'ajoutai pas un mot... L'a-t-il fait
exprès?... Serait-il possible que cet homme, d'accord avec M. XX..., qui
me détestait, et les amis de Cherubini, ait osé méditer et tenter de
commettre une basse scélératesse?... Je n'y veux pas songer... Mais je
n'en doute pas. Dieu me pardonne si je lui fais injure.

Le succès du _Requiem_ fut complet, en dépit de toutes les
conspirations, lâches ou atroces, officieuses et officielles, qui
avaient voulu s'y opposer.

Je parlais tout à l'heure des conditions auxquelles M. le ministre de la
guerre avait consenti à le faire exécuter. Les voici: «Je donnerai,
m'avait dit l'honorable général Bernard, dix mille francs pour
l'exécution de votre ouvrage, mais cette somme ne vous sera remise que
sur la présentation d'une lettre de mon collègue le ministre de
l'intérieur, par laquelle il s'engagera à vous payer d'abord ce qui vous
est dû pour la composition du _Requiem_ d'après l'arrêté de M. de
Gasparin, et ensuite ce qui est dû aux choristes pour les répétitions
qu'ils firent au mois de juillet dernier, et au copiste.»

Le ministre de l'intérieur s'était engagé verbalement envers le général
Bernard à acquitter cette triple dette. Sa lettre était déjà rédigée, il
n'y manquait que sa signature. Pour l'obtenir, je restai dans son
antichambre, avec l'un de ses secrétaires armé de la lettre et d'une
plume, depuis dix heures du matin jusqu'à quatre heures du soir. À
quatre heures seulement, le ministre sortit et le secrétaire
l'accrochant au passage, lui fit apposer sur la lettre sa tant précieuse
signature. Sans perdre une minute, je courus chez le général Bernard
qui, après avoir lu avec attention l'écrit de son collègue, me fit
remettre les dix mille francs.

J'appliquai cette somme tout entière à payer mes exécutants; je donnai
trois cents francs à Duprez, qui avait chanté le solo du _Sanctus_, et
trois cents autres francs à Habeneck, l'incomparable priseur, qui avait
usé si à propos de sa tabatière. Il ne me resta absolument rien.
J'imaginais que j'allais être enfin payé par le ministre de l'intérieur,
qui se trouvait doublement obligé d'acquitter cette dette par l'arrêté
de son prédécesseur, et par l'engagement qu'il venait de contracter
personnellement envers le ministre de la guerre. _Sancta simplicitas_!
comme dit Méphistophélès; un mois, deux mois, trois mois, quatre mois,
huit mois se passèrent sans qu'il me fût possible d'obtenir un sou. À
force de sollicitations, de recommandations des amis du ministre, de
courses, de réclamations écrites et verbales, les répétitions des
choristes et les frais de copie furent enfin payés. J'étais ainsi
débarrassé de l'intolérable persécution que me faisaient subir depuis si
longtemps tant de gens fatigués d'attendre leur dû, et peut-être
préoccupés à mon égard de soupçons dont l'idée seule me fait encore
monter au front la rougeur de l'indignation.

Mais moi, l'auteur du _Requiem_, supposer que j'attachasse du prix au
vil métal! fi donc! c'eût été me calomnier! Conséquemment on se gardait
bien de me payer. Je pris la liberté grande, néanmoins, de réclamer dans
son entier l'accomplissement des promesses ministérielles. J'avais un
impérieux besoin d'argent. Je dus me résigner de nouveau à faire le
siége du cabinet du directeur des Beaux-Arts; plusieurs semaines se
passèrent encore en sollicitations inutiles. Ma colère augmentait, j'en
maigrissais, j'en perdais le sommeil. Enfin, un matin j'arrive au
ministère, bleu, pâle de fureur, résolu à faire un esclandre, résolu à
tout. En entrant chez M. XX: «Ah ça, lui dis-je, il paraît que
décidément on ne veut pas me payer!--Mon cher Berlioz, répond le
directeur, vous savez que ce n'est pas ma faute. J'ai pris tous les
renseignements, j'ai fait de sévères investigations. Les fonds qui vous
étaient destinés ont disparu, on leur a donné une autre destination. Je
ne sais dans quel bureau cela s'est fait. Ah! si de pareilles choses se
passaient dans le mien!...--Comment! les fonds destinés aux beaux-arts
peuvent donc être employés hors de votre département sans que vous le
sachiez?... votre budget est donc à la disposition du premier venu?...
mais peu m'importe! je n'ai point à m'occuper de pareilles questions. Un
_Requiem_ m'a été commandé par le ministre de l'intérieur au prix
convenu de trois mille francs, il me faut mes trois mille francs.--Mon
Dieu, prenez encore un peu de patience. On avisera. D'ailleurs il est
question de vous pour la croix.--Je me f... de votre croix! donnez-moi
mon argent.--Mais...--Il n'y a pas de _mais_, criai-je, en renversant un
fauteuil, je vous accorde jusqu'à demain à midi, et si à midi précis je
n'ai pas reçu la somme, je vous fais à vous et au ministre un scandale
comme jamais on n'en a vu! Et vous savez que j'ai les moyens de le
faire, ce scandale.» Là-dessus M. XX bouleversé, oubliant son chapeau,
se précipite par l'escalier qui conduisait chez le ministre, et je le
poursuis en criant: «Dites-lui bien que je serais honteux de traiter mon
bottier comme il me traite, et que sa conduite à mon égard acquerra
bientôt une rare célébrité[72].»

Cette fois, j'avais découvert le défaut de la cuirasse du ministre. M.
XX, dix minutes après, revint avec un bon de trois mille francs sur la
caisse des beaux-arts. On avait trouvé de l'argent... Voilà comment les
artistes doivent quelquefois se faire rendre justice à Paris. Il y a
encore d'autres moyens plus violents que je les engage à ne pas
négliger...

Plus tard l'excellent M. de Gasparin, ayant ressaisi le portefeuille de
l'intérieur, sembla vouloir me dédommager des insupportables dénis de
justice que j'avais endurés à propos du _Requiem_, en me faisant donner
cette fameuse croix de la Légion d'honneur que l'on m'avait en quelque
sorte voulu vendre trois mille francs, et dont, alors qu'on me l'offrait
ainsi, je n'aurais pas donné trente sous. Cette distinction banale me
fut accordée en même temps qu'au grand Duponchel, alors directeur de
l'Opéra, et à Bordogui le plus maître de chant des maîtres de chant de
l'époque.

Quand ensuite le _Requiem_ fut gravé, je le dédiai à M. de Gasparin,
d'autant plus naturellement qu'il n'était plus au pouvoir.

Ce qui rend piquante au plus haut degré la conduite du ministre de
l'intérieur à mon égard dans cette affaire, c'est qu'après l'exécution
du _Requiem_, quand, ayant payé les musiciens, les choristes, les
charpentiers qui avaient construit l'estrade de l'orchestre, Habeneck et
Duprez et tout le monde, j'en étais encore au début de mes
sollicitations pour obtenir mes trois mille francs, certains journaux de
l'opposition me désignant comme un des favoris du pouvoir, comme un des
vers à soie vivant sur les feuilles du budget, imprimaient sérieusement
qu'on venait de me donner pour le _Requiem_ trente mille francs.

Ils ajoutaient seulement un zéro à la somme que je n'avais pas reçue.
C'est ainsi qu'on écrit l'histoire.



XLVII

Exécution du _Lacrymosa_ de mon _Requiem_ à Lille.--Petite
couleuvre pour Cherubini.--Joli tour qu'il me joue.--Venimeux
aspic que je lui fais avaler.--Je suis attaché à la
rédaction du _Journal des Débats_.--Tourments que me
cause l'exercice de mes fonctions de critique.


Quelques années après la cérémonie dont je viens de raconter les
péripéties, la ville de Lille ayant organisé son premier festival,
Habeneck fut engagé pour en diriger la partie musicale. Par un de ces
caprices bienveillants qui étaient assez fréquents chez lui, malgré
tout, et peut-être pour me faire oublier, s'il était possible, sa
fameuse prise de tabac, il eut l'idée de proposer au comité du festival,
entre autres fragments pour le concert, le _Lacrymosa_ de mon _Requiem_.
On avait placé également dans ce programme le _Credo_ d'une messe
solennelle de Cherubini. Habeneck fit répéter mon morceau avec un soin
extraordinaire et l'exécution, à ce qu'il paraît, ne laissa rien à
désirer. L'effet aussi en fut, dit-on, très-grand, et le _Lacrymosa_,
malgré ses énormes dimensions, fut redemandé à grands cris par le
public. Il y eut des auditeurs impressionnés jusqu'aux larmes. Le comité
lillois ne m'ayant pas fait l'honneur de m'inviter, j'étais resté à
Paris. Mais après le concert, Habeneck, plein de joie d'avoir obtenu un
si beau résultat avec une œuvre si difficile, m'écrivit une courte
lettre ainsi conçue ou à peu près:

     «Mon cher Berlioz,

     »Je ne puis résister au plaisir de vous annoncer que votre
     _Lacrymosa_ parfaitement exécuté a produit un effet immense.

     »Tout à vous,

     »HABENECK.»

La lettre fut publiée à Paris par la _Gazette musicale_. À son retour
Habeneck alla voir Cherubini et l'assurer que son _Credo_ avait été
très-bien rendu. «Oui! répliqua Cherubini d'un ton sec, mais vous né
m'avez pas écrit à moi[73]!»

Petite couleuvre innocente, qui lui venait encore à propos de ce diable
de _Requiem_ et dont il me fit très-plaisamment avaler la sœur jumelle
dans la circonstance suivante.

Une place de professeur d'harmonie étant devenue vacante au
Conservatoire, un de mes amis m'engagea à me mettre sur les rangs pour
l'obtenir. Sans me bercer d'un espoir de succès, j'écrivis néanmoins à
ce sujet à notre bon directeur Cherubini; au reçu de ma lettre, il me
fit appeler:

«--Vous vous présentez pour la classe d'harmonie?... me dit-il de son
air le plus aimable et de la voix la plus douce qu'il put trouver.--Oui,
monsieur.--Ah! c'est qué... vous l'aurez cette classe... votre
réputation maintenant... vos relations...--Tant mieux, monsieur, je l'ai
demandée pour l'avoir.--Oui, mais... mais c'est qué ça mé tracasse...
C'est qué zé voudrais la donner à oun autre.--En ce cas, monsieur, je
vais retirer ma demande.--Non, non, zé né veux pas, parcé qué,
voyez-vous, l'on dirait qué c'est moi qué zé souis la cause que vous
vous êtes retiré.--Alors je reste sur les rangs.--Mais qué zé vous dis
qué vous l'aurez, la place, si vous persistez et... zé né vous la
destinais pas.--Pourtant comment faire?--Vous savez qu'il faut... il
faut... il faut être pianiste pour enseigner l'harmonie au
Conservatoire, vous le savez mon ser.--Il faut être pianiste? Ah!
j'étais loin de m'en douter. Eh bien, voilà une excellente raison. Je
vais vous écrire que n'étant pas pianiste je ne puis pas aspirer à
professer l'harmonie au Conservatoire, et que je retire ma
demande.--Oui, mon ser. Mais, mais, mais, zé né souis pas la cause de
votre...--Non, monsieur, loin de là; je dois tout naturellement me
retirer, ayant eu la bêtise d'oublier qu'il faut être pianiste pour
enseigner l'harmonie.--Oui, mon ser. Allons, embrassez-moi. Vous savez
comme zé vous aime.--Oh! oui, monsieur, je le sais.» Et il m'embrasse en
effet, avec une tendresse vraiment paternelle. Je m'en vais, je lui
adresse mon désistement et, huit jours après, il fait donner la place à
un nommé Bienaimé qui ne joue pas plus du piano que moi.

Voilà ce qui s'appelle un tour bien exécuté! Et j'en ai ri le premier de
bon cœur.

Le lecteur doit admirer ma réserve pour n'avoir pas répondu à Cherubini:
«Vous ne pourriez donc vous même, monsieur, enseigner l'harmonie?» Car
le grand maître, lui non plus, n'était pas du tout pianiste.

J'ai le regret d'avoir bientôt après, et très-involontairement, blessé
mon illustre _ami_ de la façon la plus cruelle. J'assistais, au parterre
de l'Opéra, à la première représentation de son ouvrage, _Ali Baba_.
Cette partition, tout le monde en convint alors, est l'une des plus
pâles et des plus vides de Cherubini. Vers la fin du premier acte,
fatigué de ne rien entendre de saillant, je ne pus m'empêcher de dire
assez haut pour être entendu de mes voisins: «Je donne vingt francs pour
une idée!» Au milieu du second acte, toujours trompé par le même mirage
musical, je continue mon enchère en disant: «Je donne quarante francs
pour une idée!» Le finale commence: «Je donne quatre-vingts francs pour
une idée!» Le finale achevé, je me lève en jetant ces derniers mots:
«Ah! ma foi, je ne suis pas assez riche. Je renonce!» et je m'en vais.

Deux ou trois jeunes gens, assis auprès de moi sur la même banquette, me
regardaient d'un œil indigné. C'étaient des élèves du Conservatoire
qu'on avait placés là pour admirer _utilement_ leur directeur. Ils ne
manquèrent point, je l'ai su plus tard, d'aller le lendemain lui
raconter mon insolente mise à prix et mon découragement plus insolent
encore. Cherubini en fut d'autant plus outragé qu'après m'avoir dit:
«Vous savez comme zé vous aime,» il dut sans doute me trouver, selon
l'usage, horriblement _ingrat_. Cette fois il ne s'agissait plus de
couleuvres, j'en conviens, mais d'un de ces venimeux aspics dont les
morsures sont si cruelles pour l'amour-propre. Il m'était échappé.

Je crois devoir dire maintenant de quelle façon je fus attaché à la
rédaction du _Journal des Débats_. J'avais depuis mon retour d'Italie,
publié d'assez nombreux articles dans la _Revue européenne_, dans
l'_Europe littéraire_, dans le _Monde dramatique_ (recueils dont
l'existence a été de courte durée), dans la _Gazette musicale_, dans le
_Correspondant_ et dans quelques autres feuilles aujourd'hui oubliées.
Mais ces divers travaux de peu d'étendue, de peu d'importance, me
rapportaient aussi fort peu, et l'état de gêne dans lequel je vivais
n'en était que bien faiblement amélioré.

Un jour, ne sachant à quel saint me vouer, j'écrivis pour gagner
quelques francs une sorte de nouvelle intitulée _Rubini à Calais_, qui
parut dans la _Gazette musicale_. J'étais profondément triste en
l'écrivant, mais la nouvelle n'en fut pas moins d'une gaieté folle; ce
contraste, on le sait, se produit fréquemment. Quelques jours après sa
publication, le _Journal des Débats_ la reproduisit, en la faisant
précéder de quelques lignes du rédacteur en chef, pleines de
bienveillance pour l'auteur. J'allai aussitôt remercier M. Bertin, qui
me proposa de rédiger le feuilleton musical du _Journal des Débats_. Ce
trône de critique tant envié était devenu vacant par la retraite de
Castil-Blaze. Je ne l'occupai pas d'abord tout entier. J'eus seulement à
faire pendant quelque temps la critique des concerts et des compositions
nouvelles. Plus tard quand celle des théâtres lyriques me fut dévolue,
le Théâtre-Italien resta sous la protection de M. Delécluse où il est
encore aujourd'hui, et J. Janin conserva ses droits du seigneur sur les
ballets de l'Opéra. J'abandonnai alors mon feuilleton du
_Correspondant_, et bornai mes travaux de critique à ceux que le
_Journal des Débats_ et la _Gazette musicale_ voulaient bien accueillir.
J'ai même à peu près renoncé aujourd'hui à ma part de rédaction dans ce
recueil hebdomadaire, malgré les conditions avantageuses qui m'y ont été
faites, et je n'écris dans le _Journal des Débats_ que si le mouvement
de notre monde musical m'y oblige absolument[74].

Telle est mon aversion pour tout travail de cette nature. Je ne puis
entendre annoncer une première représentation à l'un de nos théâtres
lyriques sans éprouver un malaise qui augmente jusqu'à ce que mon
feuilleton soit terminé.

Cette tâche toujours renaissante empoisonne ma vie. Et cependant,
indépendamment des ressources pécuniaires qu'elle me donne et dont je ne
puis me passer, je me vois presque dans l'impossibilité de l'abandonner,
sous peine de rester désarmé en présence des haines furieuses et presque
innombrables qu'elle m'a suscitées. Car la presse, sous un certain
rapport, est plus précieuse que la lance d'Achille; non-seulement elle
guérit parfois les blessures qu'elle a faites, mais encore elle sert de
bouclier à celui qui s'en sert. Pourtant à quels misérables ménagements
ne suis-je pas contraint!... que de circonlocutions pour éviter
l'expression de la vérité! que de concessions faites aux relations
sociales et même à l'opinion publique! que de rage contenue! que de
honte bue! Et l'on me trouve emporté, méchant, méprisant! Hé! malotrus
qui me traitez ainsi, si je disais le fond de ma pensée, vous verriez
que le lit d'orties sur lequel vous prétendez être étendus par moi,
n'est qu'un lit de roses, en comparaison du gril où je vous rôtirais!...

Je dois au moins me rendre la justice de dire que jamais, pour quelque
considération que ce soit, il ne m'est arrivé de refuser l'expression la
plus libre de l'estime, de l'admiration ou de l'enthousiasme aux œuvres
et aux hommes qui m'inspiraient l'un ou l'autre de ces sentiments. J'ai
loué avec chaleur des gens qui m'avaient fait beaucoup de mal et avec
lesquels j'avais cessé toute relation. La seule compensation même que
m'offre la presse pour tant de tourments, c'est la portée qu'elle donne
à mes élans de cœur, vers le grand, le vrai et le beau, où qu'ils se
trouvent. Il me paraît doux de louer un ennemi de mérite; c'est
d'ailleurs un devoir d'honnête homme qu'on est fier de remplir; tandis
que chaque mot mensonger, écrit en faveur d'un ami sans talent, me cause
des douleurs navrantes. Dans les deux cas, néanmoins, tous les critiques
le savent, l'homme qui vous hait, furieux du mérite que vous paraissez
acquérir en lui rendant ainsi publiquement et chaleureusement justice,
vous en exècre davantage, et l'homme qui vous aime, toujours peu
satisfait des pénibles éloges que vous lui accordez, vous en aime moins.

N'oublions pas le mal que vous font au cœur, quand on a comme moi le
malheur d'être artiste et critique à la fois, l'obligation de s'occuper
d'une façon quelconque de mille niaiseries lilliputiennes, et surtout
les flagorneries, les lâchetés, les rampements des gens qui ont ou
auront besoin de vous. Je m'amuse souvent à suivre le travail souterrain
de certains individus creusant un tunnel de vingt lieues de long pour
arriver à ce qu'ils appellent un _bon_ feuilleton, sur un ouvrage qu'ils
ont l'intention de faire. Rien n'est risible comme leurs laborieux coups
de pioche, si ce n'est la patience avec laquelle ils déblayent la
galerie et construisent la voûte; jusqu'au moment où le critique,
impatienté de ce travail de taupe, ouvre tout à coup une voie d'eau qui
noie la mine et quelquefois le mineur.

Aussi n'attaché-je guère de prix, lorsqu'il s'agit de l'appréciation de
mes œuvres, qu'à l'opinion des gens placés en dehors de l'influence du
feuilleton. Parmi les musiciens, les seuls dont le suffrage me flatte
sont les exécutants de l'orchestre et du chœur, parce que le talent
individuel de ceux-là étant rarement appelé à subir l'examen du
critique, je sais qu'ils n'ont aucune raison pour lui faire la cour. Au
reste les éloges qui me sont ainsi extraits de temps en temps doivent
peu flatter ceux qui les reçoivent. La violence que je me fais pour
louer certains ouvrages, est telle, que la vérité suinte à travers mes
lignes, comme dans les efforts extraordinaires de la presse hydraulique,
l'eau suinte à travers le fer de l'instrument.

De Balzac, en vingt endroits de son admirable _Comédie humaine_, a dit
de bien excellentes choses sur la critique contemporaine: mais en
relevant les erreurs et les torts de ceux qui l'exercent, il n'a pas
assez fait ressortir, ce me semble, le mérite de ceux qui restent
honorables, ni apprécier leurs secrètes douleurs. Dans son livre même
intitulé: _La Monographie de la Presse_, malgré la collaboration de son
ami Laurent-Jan (qui est aussi le mien et dont l'esprit est l'un des
plus pénétrants que je connaisse) de Balzac n'a pas éclairé toutes les
facettes de la question. Laurent-Jan a écrit dans plusieurs journaux,
mais sans suite, en fantaisiste plutôt qu'en critique, et pas plus que
de Balzac, il n'a pu tout savoir, ni tout voir.

* * *

Un jour M. Armand Bertin, qui se préoccupait de la gêne dans laquelle je
vivais, m'aborda avec ces mots qui me causèrent une joie d'autant plus
grande qu'elle était plus inattendue:

«Mon cher ami, votre position est faite maintenant. J'ai parlé de vous
au ministre de l'intérieur et il a décidé qu'on vous donnerait, en dépit
de l'opposition de Cherubini, une place de professeur de composition au
Conservatoire, avec quinze cents francs d'appointements et, de plus, une
pension de quatre mille cinq cents francs sur les fonds de son
ministère, destinés à l'encouragement des beaux-arts. Avec ces six mille
francs par an, vous serez à l'abri de toute inquiétude et vous pourrez
ainsi vous livrer librement à la composition.»

Le lendemain soir, me trouvant dans les coulisses de l'Opéra, M. XX.
dont on connaît les dispositions pour moi et qui était encore alors chef
de la division des beaux-arts au ministère, m'aperçut, vint à ma
rencontre avec empressement et me répéta à peu près dans les mêmes
termes ce que m'avait dit M. Armand Bertin. Je le chargeai de témoigner
au ministre ma vive gratitude en lui offrant à lui-même mes
remercîments. CETTE PROMESSE FAITE SPONTANÉMENT A UN HOMME QUI NE
DEMANDAIT RIEN, NE FUT PAS MIEUX TENUE QUE TANT D'AUTRES ET À PARTIR DE
CE MOMENT, IL N'EN A PLUS ÉTÉ QUESTION.



XLVIII

L'_Esmeralda_ de mademoiselle Bertin.--Répétitions de mon
opéra de _Benvenuto Cellini_.--Sa chute éclatante.--L'ouverture
du _Carnaval romain_.--Habeneck.--Duprez.--Ernest
Legouvé.


J'obtins ensuite pour tout bien, et malgré Cherubini toujours, la place
de bibliothécaire du Conservatoire, que j'ai encore, et dont les
appointements sont de cent dix-huit francs par mois. Mais plus tard,
pendant que j'étais en Angleterre, la république ayant été proclamée en
France, plusieurs dignes patriotes à qui cette place convenait, jugèrent
à propos de la demander, en protestant qu'il ne fallait pas la laisser à
un homme qui faisait comme moi de si longues absences. À mon retour de
Londres, j'appris donc que j'allais être destitué. Heureusement Victor
Hugo, alors représentant du peuple, jouissait à la Chambre d'une
certaine autorité, malgré son génie; il intervint et me fit conserver ma
modeste place.

Ce fut à peu près vers le même temps que celle de directeur des
Beaux-Arts fut occupée par M. Charles Blanc, honnête et savant ami des
arts, frère du célèbre socialiste; en plusieurs occasions il me rendit
service avec un chaleureux empressement. Je ne l'oublierai pas.

Voici un exemple des haines impitoyables toujours éveillées autour des
hommes de la presse politique ou littéraire; haines dont ils sont sûrs
de ressentir les atteintes dès qu'il leur arrive d'y donner prise même
indirectement.

Mademoiselle Louise Bertin, fille du directeur-fondateur du _Journal des
Débats_, et sœur de son rédacteur en chef cultive à la fois les lettres
et la musique avec un succès remarquable. Mademoiselle Bertin est l'une
des têtes de femmes les plus fortes de notre temps. Son talent musical,
selon moi, est plutôt un talent de raisonnement que de sentiment, mais
il est réel cependant, et malgré une sorte d'indécision qu'on remarque
en général dans le style de son opéra d'_Esmeralda_ et les formes de sa
mélodie quelquefois un peu enfantines, cet ouvrage, dont Victor Hugo a
écrit le poëme, contient certes des parties fort belles et d'un grand
intérêt. Mademoiselle Bertin ne pouvant suivre ni diriger elle-même au
théâtre les études de sa partition, son père me chargea de ce soin et
m'indemnisa très-généreusement du temps que je dus consacrer à cette
tâche. Les rôles principaux: Phœbus, Frollo, Esmeralda et Quasimodo,
étaient remplis par Nourrit, Levasseur, mademoiselle Falcon et Massol,
c'est-à-dire parce qu'il y avait de mieux alors en chanteurs-acteurs à
l'Opéra.

Plusieurs morceaux, entre autres, le grand duo entre le Prêtre et la
Bohémienne, au second acte, une romance, et l'air si caractéristique de
Quasimodo, furent couverts d'applaudissements à la répétition générale.
Néanmoins, cette œuvre d'une femme qui n'a jamais écrit une ligne de
critique sur qui que ce soit, qui n'a jamais attaqué ni mal loué
personne, et dont le seul tort était d'appartenir à la famille des
directeurs d'un journal puissant, dont un certain public détestait alors
la tendance politique cette œuvre politique, cette œuvre de beaucoup
supérieure à tant de productions que nous voyons journellement réussir
ou du moins être acceptées, tomba avec un fracas épouvantable. Des
sifflets, des cris, des huées, dont on n'avait encore jamais vu
d'exemple, l'accueillirent à l'Opéra. On fut même obligé à la seconde
épreuve, de baisser la toile au milieu d'un acte et la représentation ne
put en être terminée.

L'air de Quasimodo, connu sous le nom d'_air des cloches_, fut néanmoins
applaudi et redemandé par toute la salle, et comme on n'en pouvait ni
anéantir ni contester l'effet, quelques auditeurs plus enragés que les
autres contre la famille Bertin, s'écriaient sans vergogne: «Ce n'est
pas de mademoiselle Bertin! C'est de Berlioz!...» et le bruit que
j'avais écrit ce morceau de musique imitative de la partition
d'_Esmeralda_ fut activement propagé par ces gens-là. J'y suis pourtant
complètement étranger, comme à tout le reste de la partition, et je jure
sur l'honneur que je n'en ai pas écrit une note. Mais la fureur de la
cabale était trop décidée à s'acharner contre l'auteur, pour ne pas
tirer tout le parti possible du prétexte offert par la part que j'avais
prise aux études et à la mise en scène de l'ouvrage; l'air des cloches
me fut décidément attribué.

Je pus juger par là de ce que j'avais à attendre de mes ennemis
personnels, de ceux que je m'étais faits directement par mes critiques,
réunis à ceux du _Journal des Débats_, quand je viendrais à mon tour, me
présenter sur la scène de l'Opéra, dans cette salle où tant de lâches
vengeances peuvent s'exercer impunément.

Voici comment je fus amené à y faire à mon tour une chute éclatante.

J'avais été vivement frappé de certains épisodes de la vie de Benvenuto
Cellini; j'eus le malheur de croire qu'ils pouvaient offrir un sujet
d'opéra dramatique et intéressant, et je priai Léon de Wailly et Auguste
Barbier, le terrible poëte des _Iambes_, de m'en faire un livret.

Leur travail, à en croire même nos amis communs, ne contient pas les
éléments nécessaires à ce qu'on nomme un drame _bien fait_. Il me
plaisait néanmoins, et je ne vois pas encore aujourd'hui en quoi il est
inférieur à tant d'autres qu'on représente journellement. Duponchel,
dans ce temps-là, dirigeait l'Opéra; il me regardait comme une espèce de
fou dont la musique n'était et ne pouvait être qu'un tissu
d'extravagances. Néanmoins pour être _agréable au Journal des Débats_,
il consentit à entendre la lecture du livret de _Benvenuto_, et le reçut
en apparence avec plaisir. Il s'en allait ensuite partout disant, qu'il
montait cet opéra, non à cause de la musique, qu'il savait bien devoir
être absurde, mais à cause de la pièce, qu'il trouvait charmante.

Il le fit mettre à l'étude en effet, et jamais je n'oublierai les
tortures qu'on m'a fait endurer pendant les trois mois qu'on y a
consacrés. La nonchalance, le dégoût évident que la plupart des acteurs,
déjà persuadés d'une chute, apportaient aux répétitions; la mauvaise
humeur d'Habeneck, les sourdes rumeurs qui circulaient dans le théâtre;
les observations stupides de tout ce monde illettré, à propos de
certaines expressions d'un livret si différent, par le style, de la
plate et lâche prose rimée de l'école de Scribe; tout me décelait une
hostilité générale contre laquelle je ne pouvais rien, et que je dus
feindre de ne pas apercevoir.

Auguste Barbier avait bien, par ci par là, dans les récitatifs, laissé
échapper des mots qui appartiennent évidemment au vocabulaire des
injures et dont la crudité est inconciliable avec notre pruderie
actuelle; mais croirait-on que, dans un duo écrit par L. de Wailly, ces
vers parurent grotesques à la plupart de nos chanteurs:

    «_Quand je reprit l'usage de mes sens_
    _Les toits luisaient aux blancheurs de l'aurore,_
    LES COQS _chantaient_, etc., etc.»

«Oh! les coqs, disaient-ils, ah! ah! les coqs! pourquoi pas les poules!
etc., etc.»

Que répondre à de pareils idiots?

Quand nous en vînmes aux répétitions d'orchestre, les musiciens, voyant
l'air renfrogné d'Habeneck, se tinrent à mon égard dans la plus froide
réserve. Ils faisaient leur devoir cependant. Habeneck remplissait mal
le sien. Il ne put jamais parvenir à prendre la vive allure du
_saltarello_ dansé et chanté sur la place Colonne au milieu du second
acte. Les danseurs ne pouvant s'accommoder de son mouvement traînant,
venaient se plaindre à moi et je lui répétais: «Plus vite! plus vite!
animez donc!» Habeneck, irrité, frappait son pupitre et cassait
cinquante archets. Enfin après l'avoir vu se livrer à quatre ou cinq
accès de colère semblables, je finis par lui dire avec un sang-froid qui
l'exaspéra:

«--Mon Dieu, monsieur, vous casseriez cinquante archets que cela
n'empêcherait pas votre mouvement d'être de moitié trop lent. Il s'agit
d'un _saltarello_.»

Ce jour-là Habeneck s'arrêta, et se tournant vers l'orchestre:

«--Puisque je n'ai pas le bonheur de contenter M. Berlioz, dit-il, nous
en resterons là pour aujourd'hui, vous pouvez vous retirer.»

Et la répétition finit ainsi[75].

Quelques années après, quand j'eus écrit l'ouverture du _Carnaval
romain_, dont l'allégro a pour thème ce même _saltarello_ qu'il n'a
jamais pu faire marcher, Habeneck se trouvait dans le foyer de la salle
de Herz le soir du concert où devait être entendue pour la première fois
cette ouverture. Il avait appris qu'à la répétition du matin, le service
de la garde nationale m'ayant enlevé une partie de mes musiciens, nous
avions répété sans instruments à vent. «Bon! s'était-il dit, il va y
avoir ce soir quelque catastrophe dans son concert, il faut aller voir
cela!» En arrivant à l'orchestre, en effet, tous les artistes chargés de
la partie des instruments à vent m'entourèrent effrayés à l'idée de
jouer devant le public une ouverture qui leur était entièrement
inconnue.

«N'ayez pas peur, leur dis-je, les parties sont correctes, vous êtes
tous des gens de talent, regardez mon bâton le plus souvent possible,
comptez bien vos pauses et cela marchera.»

Il n'y eut pas une seule faute. Je lançai l'allégro dans le mouvement
tourbillonnant des danseurs transtévérins; le public cria bis; nous
recommençâmes l'ouverture; elle fut encore mieux rendue la seconde fois;
et en rentrant au foyer où se trouvait Habeneck un peu désappointé, je
lui jetai en passant ces quatre mots: «Voilà ce que c'est!» auxquels il
n'eut garde de répondre.

Je n'ai jamais senti plus vivement que dans cette occasion le bonheur de
diriger moi-même l'exécution de ma musique; mon plaisir redoublait en
songeant à ce que Habeneck m'avait fait endurer.

Pauvres compositeurs! Sachez vous conduire, et vous bien conduire! (avec
ou sans calembour) car le plus dangereux de vos interprètes, c'est le
chef d'orchestre, ne l'oubliez pas.

Je reviens à _Benvenuto_.

Malgré la réserve prudente que l'orchestre gardait à mon égard pour ne
point contraster avec la sourde opposition que me faisait son chef,
néanmoins les musiciens à l'issue des dernières répétitions ne se
gênèrent pas pour louer plusieurs morceaux, et quelques-uns déclarèrent
ma partition l'une des plus originales qu'ils eussent entendues. Cela
revint aux oreilles de Duponchel, et je l'entendis dire un soir: «A-t-on
jamais vu un pareil revirement d'opinion? Voilà qu'on trouve la musique
de Berlioz charmante et que nos imbéciles de musiciens la portent aux
nues!» Plusieurs d'entre eux néanmoins étaient fort loin de se montrer
mes partisans. Ainsi on en surprit deux un soir qui, dans le finale du
second acte, au lieu de jouer leur partie, jouaient l'air: _J'ai du bon
tabac_. Ils espéraient par là faire la cour à leur chef. Je trouvais sur
le théâtre le pendant à ces polissonneries. Dans ce même finale, où la
scène doit être obscure et représente une cohue nocturne de masques sur
la place Colonne, les danseurs s'amusaient à pincer les danseuses,
joignant leurs cris à ceux qu'ils leur arrachaient ainsi et aux voix des
choristes dont ils troublaient l'exécution. Et quand dans mon
indignation, pour mettre fin à un si insolent désordre, j'appelais le
directeur, Duponchel était toujours introuvable; il ne daignait point
assister aux répétitions.

Bref, l'opéra fut joué. On fit à l'ouverture un succès exagéré, et l'on
siffla tout le reste avec un ensemble et une énergie admirables. Il fut
néanmoins joué trois fois, après quoi, Duprez ayant cru devoir
abandonner le rôle de Benvenuto, l'ouvrage disparut de l'affiche et n'y
reparut que longtemps après; A. Dupond ayant employé _cinq mois entiers_
à apprendre ce rôle qu'il était courroucé de n'avoir pas obtenu en
premier lieu.

Duprez était fort beau dans les scènes de violence, telles que le milieu
du sextuor quand il menace de briser sa statue; mais déjà sa voix ne se
prêtait plus aux chants doux, aux sons filés, à la musique rêveuse ou
calme. Ainsi dans son air, _Sur les monts les plus sauvages_, il ne
pouvait soutenir le sol haut à la fin de la phrase; _Je chanterais
gaîment_, et, au lieu de la longue tenue de trois mesures que j'ai
écrite, il ne faisait qu'un sol bref et détruisait ainsi tout l'effet.
Madame Gras-Dorus et madame Stoltz furent l'une et l'autre charmantes
dans les rôles de Térésa et d'Ascanio qu'elles apprirent avec beaucoup
de bonne grâce et tous leurs soins. Madame Stoltz fut même si remarquée
dans son rondo du second acte: _Mais qu'ai-je donc_? qu'on peut
considérer ce rôle comme son point de départ vers la position
exorbitante qu'elle acquit ensuite à l'Opéra et du haut de laquelle on
l'a si brusquement précipitée.

Il y a quatorze ans[76] que j'ai été ainsi traîné sur la claie à
l'Opéra; je viens de relire avec soin et la plus froide impartialité ma
pauvre partition, et je ne puis m'empêcher d'y rencontrer une variété
d'idées, une verve impétueuse, et un éclat de coloris musical que je ne
retrouverai peut-être jamais et qui méritaient un meilleur sort.

J'avais mis assez longtemps à écrire la musique de _Benvenuto_, et, sans
un ami qui me vint en aide, n'eussé-je pas pu la terminer pour l'époque
désignée. Il faut être libre de tout autre travail pour écrire un opéra,
c'est-à-dire il faut avoir son existence assurée pendant plus ou moins
longtemps. Or, j'étais fort loin d'être alors dans ce cas-là; je ne
vivais qu'au jour le jour des articles que j'écrivais dans plusieurs
journaux et dont la rédaction m'occupait exclusivement. J'essayai bien
de consacrer deux mois à ma partition dans le premier accès de la fièvre
qu'elle me donna; l'impitoyable nécessité vint bientôt m'arracher de la
main la plume du compositeur pour y mettre de vive force celle du
critique. Ce fut un crève-cœur indescriptible. Mais il n'y avait pas à
hésiter, j'avais une femme et un fils, pouvais-je les laisser manquer du
nécessaire? Dans le profond abattement où j'étais plongé, tiraillé d'un
côté par le besoin et de l'autre par les idées musicales que j'étais
obligé de repousser, je n'avais même plus le courage de remplir comme à
l'ordinaire ma tâche détestée d'écrivailleur.

J'étais plongé dans les plus sombres préoccupations quand Ernest Legouvé
vint me voir. «Où en est votre opéra, me demanda-t-il?--Je n'ai pas
encore fini le premier acte. Je ne puis trouver le temps d'y
travailler.--Mais si vous aviez ce temps...--Parbleu, alors j'écrirais
du matin au soir--Que vous faudrait-il pour être libre?--Deux mille
francs que je n'ai pas.--Et si quelqu'un... Si on vous les... Voyons,
aidez-moi donc.--Quoi? Que voulez-vous dire?...--Eh bien, si un de vos
amis vous les prêtait...--À quel ami pourrais-je demander une pareille
somme?--Vous ne la demanderez pas, c'est moi qui vous l'offre!...» Je
laisse à penser ma joie. Legouvé me prêta en effet, le lendemain, les
deux mille francs, grâce auxquels je pus terminer _Benvenuto_. Excellent
cœur! Digne et charmant homme! écrivain distingué, artiste lui-même, il
avait deviné mon supplice, et dans son exquise délicatesse, il craignait
de me blesser en me proposant les moyens de le faire cesser!... Il n'y a
guère que les artistes qui se comprennent ainsi... Et j'ai eu le bonheur
d'en rencontrer plusieurs qui me sont venus en aide de la même façon.



XLIX

Concert du 16 décembre 1838--Paganini, sa lettre, son
présent.--Élan religieux de ma femme.--Fureurs, joies
et calomnies.--Ma visite à Paganini.--Son départ.--J'écris
_Roméo et Juliette_.--Critiques auxquelles cette œuvre
donne lieu.


Paganini était de retour de son voyage en Sardaigne quand _Benvenuto_
fut égorgé à l'Opéra. Il assista à cette horrible représentation d'où il
sortit navré, et après laquelle il osa dire: «Si j'étais directeur de
l'Opéra, j'engagerais aujourd'hui même ce jeune homme à m'écrire trois
autres partitions, je lui en donnerais le prix d'avance et je ferais un
marché d'or.»

La chute de celle-ci, et plus encore les fureurs que j'avais éprouvées
et contenues pendant ses interminables répétitions, m'avaient donné une
inflammation des bronches. Je fus réduit à garder le lit et à ne plus
rien faire. Mais il fallait vivre pourtant moi et les miens. Résolu à un
effort indispensable, je donnai deux concerts dans la salle du
Conservatoire. Le premier couvrit à peine ses frais. Pour forcer la
recette du second, j'annonçai dans le programme mes deux symphonies, _la
Fantastique_ et _Harold_. Malgré le mauvais état dans lequel mon
obstinée bronchite m'avait mis, je me sentis encore la force de diriger
ce concert qui eut lieu le 16 décembre 1838.

Paganini y assista, et voici le récit de l'aventure célèbre sur laquelle
tant d'opinions contradictoires ont été émises, tant de méchants contes
faits et répandus. J'ai dit comment Paganini, avant de quitter Paris,
fut l'instigateur de la composition d'_Harold_. Cette symphonie,
exécutée plusieurs fois en son absence, n'avait point figuré dans mes
concerts depuis son retour, en conséquence, il ne la connaissait pas et
il l'entendit ce jour-là pour la première fois.

Le concert venait de finir, j'étais exténué, couvert de sueur et tout
tremblant, quand, à la porte de l'orchestre, Paganini, suivi de son fils
Achille, s'approcha de moi en gesticulant vivement. Par suite de la
maladie du larynx dont il est mort, il avait alors déjà entièrement
perdu la voix, et son fils seul, lorsqu'il ne se trouvait pas dans un
lieu parfaitement silencieux, pouvait entendre ou plutôt deviner ses
paroles. Il fit un signe à l'enfant qui, montant sur une chaise,
approcha son oreille de la bouche de son père et l'écouta attentivement.
Puis Achille redescendant et se tournant vers moi: «Mon père, dit-il,
m'ordonne de vous assurer, monsieur, que de sa vie il n'a éprouvé dans
un concert une impression pareille; que votre musique l'a bouleversé et
que s'il ne se retenait pas il se mettrait à vos genoux pour vous
remercier.» À ces mots étranges, je fis un geste d'incrédulité et de
confusion; mais Paganini me saisissant le bras et râlant avec son reste
de voix des _oui! oui!_ m'entraîna sur le théâtre où se trouvaient
encore beaucoup de mes musiciens, se mit à genoux et me baisa la main.
Besoin n'est pas, je pense, de dire de quel étourdissement je fus pris;
je cite le fait, voilà tout.

En sortant, dans cet état d'incandescence, par un froid très-vif, je
rencontrai M. Armand Bertin sur le boulevard; je restai quelque temps à
lui raconter la scène qui venait d'avoir lieu, le froid me saisit, je
rentrai et me remis au lit plus malade qu'auparavant. Le lendemain
j'étais seul dans ma chambre, quand j'y vis entrer le petit Achille.
«Mon père sera bien fâché, me dit-il, d'apprendre que vous êtes encore
malade, et s'il n'était pas lui-même si souffrant, il fût venu vous
voir. Voilà une lettre qu'il m'a chargé de vous apporter.» Comme je
faisais le geste de la décacheter, l'enfant m'arrêtant: «Il n'y a pas de
réponse, mon père m'a dit que vous liriez cela quand vous seriez seul.»
Et il sortit brusquement.

Je supposai qu'il s'agissait d'une lettre de félicitations et de
compliments, je l'ouvris et je lus:

     _Mio caro amico,_

     _Beethoven spento non c'era che Berlioz che potesse farlo rivivere;
     ed io che ho gustato le vostre divine composizioni degne d'un genio
     qual siete, credo mio dovere di pregarvi a voler accettare, in
     segno del mio omaggio, venti mila franchi, i quali vi saranno
     rimessi dal signor baron de Rothschild dopo che gli avrete
     presentato l'acclusa. Credete mi sempre._

     _il vostro affezionatissimo amico_,

     NICOLO PAGANINI.

     Parigi, 18 dicembre 1838.

Je sais assez d'italien pour comprendre une pareille lettre, pourtant
l'inattendu de son contenu me causa une telle surprise que mes idées se
brouillèrent et que le sens m'en échappa complètement. Mais un billet
adressé à M. de Rothschild y était enfermé, et sans penser commettre une
indiscrétion, je l'ouvris précipitamment. Il y avait ce peu de mots
français:

     _Monsieur le baron,_

     _Je vous prie de vouloir bien remettre à M. Berlioz les vingt mille
     francs que j'ai déposés chez vous hier.

     Recevez, etc._

     PAGANINI.

Alors seulement la lumière se fit, et il paraît que je devins fort pâle,
car ma femme entrant en ce moment et me trouvant avec une lettre à la
main et le visage défait, s'écria: «Allons! qu'y a-t-il encore? quelque
nouveau malheur? Il faut du courage! Nous en avons supporté
d'autres!--Non, non, au contraire!--Quoi donc?--Paganini...--Eh
bien?--Il m'envoie... vingt mille francs!...--Louis! Louis! s'écrie
Henriette éperdue courant chercher mon fils qui jouait dans le salon
voisin, _come here, come with your mother_, viens remercier le bon Dieu
de ce qu'il fait pour ton père!» Et ma femme et mon fils accourant
ensemble, tombent prosternés auprès de mon lit, la mère priant, l'enfant
étonné joignant à côté d'elle ses petites mains... Ô Paganini!!! quelle
scène!... que n'a-t-il pu la voir!

Mon premier mouvement, on le pense bien, fut de lui répondre, puisqu'il
m'était impossible de sortir. Ma lettre m'a toujours paru si
insuffisante, si au-dessous de ce que je ressentais, que je n'ose la
reproduire ici. Il y a des situations et des sentiments qui écrasent...

Bientôt le bruit de la noble action de Paganini s'étant répandu dans
Paris, mon appartement devint le rendez-vous d'une foule d'artistes qui
se succédèrent pendant deux jours, avides de voir la fameuse lettre et
d'obtenir par moi des détails sur une circonstance aussi extraordinaire.
Tous me félicitaient; l'un d'eux manifesta un certain dépit jaloux, non
contre moi, mais contre Paganini. «Je ne suis pas riche, dit-il, sans
quoi j'en eusse bien fait autant.» Celui-là, il est vrai, est un
violoniste. C'est le seul exemple que je connaisse d'un mouvement
d'envie honorable. Puis vinrent au dehors les commentaires, les
dénégations, les fureurs de mes ennemis, leurs mensonges, les transports
de joie, le triomphe de mes amis, la lettre que m'écrivit Janin, son
magnifique et éloquent article dans le _Journal des Débats_, les injures
dont m'honorèrent quelques misérables, les insinuations calomnieuses
contre Paganini, le déchaînement et le choc de vingt passions bonnes et
mauvaises.

Au milieu de telles agitations et le cœur gonflé de tant d'impétueux
sentiments, je frémissais d'impatience de ne pouvoir quitter mon lit.
Enfin, au bout du sixième jour, me sentant un peu mieux, je n'y pus
tenir, je m'habillai et courus aux Néothermes, rue de la Victoire, où
demeurait alors Paganini. On me dit qu'il se promenait seul dans la
salle de billard. J'entre, nous nous embrassons sans pouvoir dire un
mot. Après quelques minutes, comme je balbutiais je ne sais quelles
expressions de reconnaissance, Paganini, dont le silence de la salle où
nous étions me permettait d'entendre les paroles, m'arrêta par
celles-ci:

«--Ne me parlez plus de cela! Non! N'ajoutez rien, c'est la plus
profonde satisfaction que j'aie éprouvée dans ma vie; jamais vous ne
saurez de quelles émotions votre musique m'a agité; depuis tant d'années
je n'avais rien ressenti de pareil!... Ah! maintenant, ajouta-t-il, en
donnant un violent coup de poing sur le billard, tous les gens qui
cabalent contre vous n'oseront plus rien dire; car ils savent que je m'y
connais et _que je ne suis pas aisé_!»

Qu'entendait-il par ces mots? a-t-il voulu dire: «_Je ne suis pas aisé à
émouvoir parla musique_;» ou bien: «_Je ne donne pas aisément mon
argent_;» ou: «_Je ne suis pas riche?_»

L'accent sardonique avec lequel il jeta sa phrase rend inacceptable,
selon moi, cette dernière interprétation.

Quoi qu'il en soit, le grand artiste se trompait; son autorité, si
immense qu'elle fût, ne pouvait suffire à imposer silence aux sots et
aux méchants. Il ne connaissait pas bien la racaille parisienne, et elle
n'en aboya que davantage sur ma trace bientôt après. Un naturaliste a
dit que certains chiens étaient des aspirants à l'état d'homme, je crois
qu'il y a un bien plus grand nombre d'hommes qui sont des aspirants à
l'état de chien.

Mes dettes payées, me voyant encore possesseur d'une fort belle somme,
je ne songeai qu'à l'employer musicalement. Il faut, me dis-je, que tout
autre travail cessant, j'écrive une maîtresse-œuvre, sur un plan neuf et
vaste, une œuvre grandiose, passionnée, pleine aussi de fantaisie, digne
enfin d'être dédiée à l'artiste illustre à qui je dois tant. Pendant que
je ruminais ce projet, Paganini, dont la santé empirait à Paris, se vit
contraint de repartir pour Marseille, et de là pour Nice, d'où, hélas,
il n'est plus revenu. Je lui soumis par lettres divers sujets pour la
grande composition que je méditais, et dont je lui avais parlé.

«_Je n'ai_, me répondit-il, _aucun conseil à vous donner là-dessus, vous
savez mieux que personne ce qui peut vous convenir._»

Enfin, après une assez longue indécision, je m'arrêtai à l'idée d'une
symphonie avec chœurs, solos de chant et récitatif choral, dont le drame
de Shakespeare, _Roméo et Juliette_, serait le sujet sublime et toujours
nouveau. J'écrivis en prose tout le texte destiné au chant entre les
morceaux de musique instrumentale; Émile Deschamps, avec sa charmante
obligeance ordinaire et sa facilité extraordinaire, le mit en vers, et
je commençai.

Ah! cette fois, plus de feuilletons, ou, du moins presque plus; j'avais
de l'argent, Paganini me l'avait donné pour faire de la musique, et
j'en fis. Je travaillai pendant sept mois à ma symphonie, sans
m'interrompre plus de trois ou quatre jours sur trente pour quoi que ce
fût.

De quelle ardente vie je vécus pendant tout ce temps! Avec quelle
vigueur je nageai sur cette grande mer de poésie, caressé par la folle
brise de la fantaisie, sous les chaux rayons de ce soleil d'amour
qu'alluma Shakespeare, et me croyant la force d'arriver à l'île
merveilleuse où s'élève le temple de l'art pur!

Il ne m'appartient pas de décider si j'y suis parvenu. Telle qu'elle
était alors, cette partition fut exécutée trois fois de suite sous ma
direction au Conservatoire et trois fois elle parut avoir un grand
succès. Je sentis pourtant aussitôt que j'aurais beaucoup à y retoucher,
et je me mis à l'étudier sérieusement sous toutes ses faces. À mon vif
regret Paganini ne l'a jamais entendue ni lue. J'espérais toujours le
voir revenir à Paris, j'attendais d'ailleurs que la symphonie fût
entièrement parachevée et imprimée pour la lui envoyer; et sur ces
entrefaites, il mourut à Nice, en me laissant, avec tant d'autres
poignants chagrins, celui d'ignorer s'il eût jugé digne de lui l'œuvre
entreprise avant tout pour lui plaire, et dans l'intention de justifier
à ses propres yeux ce qu'il avait fait pour l'auteur. Lui aussi parut
regretter beaucoup de ne pas connaître _Roméo et Juliette_, et il me le
dit dans sa lettre de Nice du 7 janvier 1840, où se trouvait cette
phrase: «_Maintenant tout est fait, l'envie ne peut plus que se taire_.»
Pauvre cher grand ami! il n'a jamais lu, heureusement, les horribles
stupidités écrites à Paris dans plusieurs journaux sur le plan de
l'ouvrage, sur l'introduction, sur l'adagio, sur la fée Mab, sur le
récit du père Laurence. L'un me reprochait comme une extravagance
d'avoir tenté cette nouvelle forme de symphonie, l'autre ne trouvait
dans le scherzo de la fée Mab qu'un petit bruit grotesque semblable à
celui des _seringues mal graissées_. Un troisième en parlant de la scène
d'amour, de l'adagio, du morceau que les trois quarts des musiciens de
l'Europe qui le connaissent mettent maintenant au-dessus de tout ce que
j'ai écrit, assurait que _je n'avais pas compris Shakespeare_!!! Crapaud
gonflé de sottise! quand tu me prouveras cela.

Jamais critiques plus inattendues ne m'ont plus cruellement blessé! et,
selon l'usage, aucun des aristarques qui ont écrit pour ou contre cet
ouvrage, ne m'a indiqué un seul de ses défauts, que j'ai corrigés plus
tard successivement quand j'ai pu les reconnaître.

M. Frankoski (le secrétaire d'Ernst) m'ayant signalé à Vienne la
mauvaise et trop brusque terminaison du scherzo de la fée Mab, j'écrivis
pour ce morceau la coda qui existe maintenant et détruisis la première.

D'après l'avis de M. d'Ortigue, je crois, une importante coupure fut
pratiquée dans le récit du père Laurence, refroidi par des longueurs où
le trop grand nombre de vers fournis par le poète m'avaient entraîné.
Toutes les autres modifications, additions, suppressions, je les ai
faites de mon propre mouvement, à force d'étudier l'effet de l'ensemble
et des détails de l'ouvrage, en l'entendant à Paris, à Berlin, à Vienne,
à Prague. Si je n'ai pas trouvé d'autres tâches à y effacer, j'ai mis au
moins toute la bonne foi possible à les chercher et ce que je possède de
sagacité à les découvrir.

Après cela que peut un auteur, sinon s'avouer franchement qu'il ne
saurait faire mieux, et se résigner aux imperfections de son œuvre?
Quand j'en arrivai là, mais seulement alors, la symphonie de _Roméo et
Juliette_ fut publiée.

Elle présente des difficultés immenses d'exécution, difficultés de toute
espèce, inhérentes à la forme et au style, et qu'on ne peut vaincre
qu'au moyen de longues études faites patiemment et _parfaitement
dirigées_. Il faut, pour la bien rendre, des artistes du premier ordre,
chef d'orchestre, instrumentistes et chanteurs, et décidés à l'étudier
comme on étudie dans les bons théâtres lyriques un opéra nouveau,
c'est-à-dire à peu près comme si on devait l'exécuter par cœur.

On ne l'entendra en conséquence jamais à Londres, où l'on ne peut
obtenir les répétitions nécessaires. Les musiciens, dans ce pays-là,
n'ont pas le temps de faire de la musique[77].



L

M. de Rémusat me commande la _Symphonie funèbre et
triomphale_.--Son exécution.--Sa popularité à Paris.--Mot
d'Habeneck.--Adjectif inventé pour cet ouvrage par
Spontini.--Son erreur à propos du _Requiem_.


En 1840, le mois de juillet approchant, le gouvernement français voulut
célébrer par de pompeuses cérémonies le dixième anniversaire de la
révolution de 1830, et la translation des victimes plus ou moins
héroïques des trois journées, dans le monument qui venait de leur être
élevé sur la place de la Bastille. M. de Rémusat, alors ministre de
l'intérieur, est par le plus grand des hasards, ainsi que M. de
Gasparin, un ami de la musique. L'idée lui vint de me faire écrire, pour
la cérémonie de la translation des morts, une symphonie dont la forme et
les moyens d'exécution étaient entièrement laissés à mon choix. On
m'assurait pour ce travail la somme de dix mille francs, sur laquelle je
devais payer les frais de copie et les exécutants.

Je crus que le plan le plus simple, pour une œuvre pareille, serait le
meilleur, et qu'une masse d'instruments à vent était seule convenable
pour une symphonie destinée à être (la première fois au moins) entendue
en plein air. Je voulus rappeler d'abord les combats des trois journées
fameuses, au milieu des accents de deuil d'une marche à la fois terrible
et désolée, qu'on exécuterait pendant le trajet du cortège; faire
entendre une sorte d'oraison funèbre ou d'adieu adressée aux morts
illustres, au moment de la descente des corps dans le tombeau
monumental, et enfin chanter un hymne de gloire, l'apothéose, quand, la
pierre funèbre scellée, le peuple n'aurait plus devant ses yeux que la
haute colonne surmontée de la liberté aux ailes étendues et s'élançant
vers le ciel, comme l'âme de ceux qui moururent pour elle.

J'avais à peu près terminé la marche funèbre, quand le bruit se répandit
que les cérémonies du mois de juillet n'auraient pas lieu. «Bon! me
dis-je, voici la contre-partie de l'histoire du _Requiem_! N'allons pas
plus loin; je connais mon monde.» Et je m'arrêtai court. Mais peu de
jours après, en flânant dans Paris, je me trouvai sur le passage du
ministre de l'intérieur. M. de Rémusat m'apercevant fit arrêter sa
voiture et, sur un signe qu'il m'adressa, je m'approchai. Il voulait
savoir où j'en étais de la symphonie. Je lui dis tout crûment le motif
qui m'avait fait suspendre mon travail, en ajoutant que je me souvenais
des tourments que m'avait causés la cérémonie du maréchal Damrémont et
le _Requiem_.

«--Mais le bruit qui vous a alarmé est complètement faux, me dit-il,
rien n'est changé; l'inauguration de la colonne de la Bastille, la
translation des morts de juillet, tout aura lieu, et je compte sur vous.
Achevez votre ouvrage au plus vite.»

Malgré ma méfiance trop bien motivée, cette assertion de M. de Rémusat
dissipa mes inquiétudes, et je me remis à l'œuvre sur-le-champ. La
marche et l'oraison funèbre terminées, le thème de l'apothéose trouvé,
je fus arrêté assez longtemps par la fanfare que je voulais faire
s'élever peu à peu des profondeurs de l'orchestre jusqu'à la note aiguë
par laquelle éclate le chant de l'apothéose. J'en écrivis je ne sais
combien qui toutes me déplurent; c'était ou vulgaire, ou trop étroit de
forme, ou trop peu solennel, ou trop peu sonore, ou mal gradué. Je
rêvais une sonnerie archangélique, simple mais noble, empanachée, armée,
se levant radieuse, triomphante, retentissante, immense, annonçant à la
terre et au ciel l'ouverture des portes de l'Empyrée. Je m'arrêtai
enfin, non sans crainte, à celle que l'on connaît; et le reste fut
bientôt écrit. Plus tard, et après mes corrections et remaniements
ordinaires, j'ajoutai à cette symphonie un orchestre d'instruments à
cordes et un chœur qui, sans être obligés, en augmentent néanmoins
énormément l'effet.

J'engageai pour la cérémonie une bande militaire de deux cents hommes,
qu'Habeneck cette fois encore aurait bien voulu conduire, mais dont je
me réservai prudemment la direction. Je n'avais pas oublié le tour de la
tabatière.

J'eus fort heureusement l'idée d'inviter un nombreux auditoire à la
répétition générale de la symphonie, car le jour de la cérémonie on
n'eût pu la juger. Malgré la puissance d'un pareil orchestre
d'instruments à vent, pendant la marche du cortège on nous entendait peu
et mal. À l'exception de ce qui fut exécuté quand nous longeâmes le
boulevard Poissonnière dont les grands arbres, encore existants alors,
servaient de réflecteurs au son, tout le reste fut perdu.

Sur la vaste place de la Bastille ce fut pis encore; à dix pas on ne
distinguait presque rien.

Pour m'achever, les légions de la garde nationale, impatientées de
rester à la fin de la cérémonie l'arme au bras, sous un soleil brûlant,
commencèrent leur défilé au bruit d'une cinquantaine de tambours, qui
continuèrent à battre brutalement pendant toute l'exécution de
l'apothéose, dont en conséquence il ne surnagea pas une note. La musique
est toujours ainsi respectée en France, dans les fêtes ou réjouissances
publiques, où l'on croit devoir la faire figurer... pour l'œil.

Mais je le savais, et la répétition générale, dans la salle Vivienne,
fut ma véritable exécution. Elle produisit un effet tel, que
l'entrepreneur des concerts institués dans cette salle m'engagea pour
quatre soirées, où la nouvelle symphonie figura en première ligne, et
qui rapportèrent beaucoup d'argent.

En sortant d'une de ces exécutions, Habeneck, avec qui j'étais
rebrouillé je ne sais plus pourquoi, dit: «Décidément ce b... la a de
grandes idées.» Huit jours après probablement il disait le contraire.
Cette fois je n'eus point maille a partir avec le ministère. M. de
Rémusat se conduisit en gentleman: les dix mille francs me furent
promptement remis. Le compte de l'orchestre et du copiste soldé, il me
resta deux mille huit cents francs. C'est peu, mais le ministre était
content, et le public me prouvait à chacune des exécutions de ma
nouvelle œuvre, qu'elle avait le don de lui plaire plus que toutes ses
aînées et de l'exalter même jusqu'à l'extravagance. Un soir, dans la
salle Vivienne, après l'apothéose, quelques jeunes gens s'avisèrent de
prendre les chaises et de les briser contre terre en poussant des cris.
Le propriétaire donna immédiatement ses ordres pour qu'aux soirées
suivantes on eût à empêcher la propagation de cette nouvelle manière
d'applaudir.

Au sujet de cette symphonie exécutée longtemps après dans la salle du
Conservatoire avec les deux orchestres, mais sans le chœur, Spontini
m'écrivit une longue et curieuse lettre, que j'ai eu la sottise de
donner à un collectionneur d'autographes, et dont je regrette de ne
pouvoir ici produire une copie. Je sais seulement qu'elle commençait
ainsi: «_Encore sous l'impression de votre ébranlante musique_, etc.,
etc.»

C'est la seule fois, malgré son amitié pour moi, qu'il ait accordé des
éloges à mes compositions. Il venait toujours les entendre sans m'en
parler jamais. Mais non, cela lui arriva encore après une grande
exécution de mon _Requiem_ dans l'église de Saint-Eustache. Il me dit ce
jour-là:

«--Vous avez tort de blâmer l'envoi à Rome des lauréats de l'Institut:
vous n'eussiez pas conçu un tel _Requiem_ sans le _Jugement dernier_ de
Michel-Ange.»

Ce en quoi il se trompait étrangement, car cette fresque célèbre de la
chapelle Sixtine n'a produit sur moi qu'un désappointement complet. J'y
vois une scène de tortures infernales, mais point du tout l'assemblée
suprême de l'humanité. Au reste, je ne me connais point en peinture et
je suis peu sensible aux beautés de convention.



LI

Voyage et concerts à Bruxelles.--Quelques mots sur les orages
de mon intérieur.--Les Belges.--Zanni de Ferranti.--Fétis.--Erreur
grave de ce dernier.--Festival organisé
et dirigé par moi à l'Opéra de Paris.--Cabale des
amis d'Habeneck déjouée.--Esclandre dans la loge de
M. de Girardin.--Moyen de faire fortune.--Je pars pour
l'Allemagne.


Ce fut vers la fin de cette année (1840) que je fis ma première
excursion musicale hors de France, c'est-à-dire que je commençai à
donner des concerts à l'étranger. M. Snel, de Bruxelles, m'ayant invité
à venir faire entendre quelques-uns de mes ouvrages dans la salle de la
_Grande harmonie_, où se tiennent les séances de la société musicale de
ce nom, dont il était le directeur, je me décidai à tenter l'aventure.

Mais il fallait, pour y parvenir, faire dans mon intérieur un véritable
coup d'État. Sous un prétexte ou sous un autre, ma femme s'était
toujours montrée contraire à mes projets de voyages, et si je l'eusse
crue, je n'aurais point encore, à l'heure qu'il est, quitté Paris. Une
jalousie folle et à laquelle, pendant longtemps, je n'avais donné aucun
sujet, était au fond le motif de son opposition. Je dus donc, pour
réaliser mon projet, le tenir secret, faire adroitement sortir de la
maison mes paquets de musique, une malle, et partir brusquement en
laissant une lettre qui expliquait ma disparition. Mais je ne partis pas
seul, j'avais une compagne de voyage qui, depuis lors, m'a suivi dans
mes diverses excursions. À force d'avoir été accusé, torturé de mille
façons, et toujours injustement, ne trouvant plus de paix ni de repos
chez moi, un hasard aidant, je finis par prendre les bénéfices d'une
position dont je n'avais que les charges, et ma vie fut complètement
changée.

Enfin, pour couper court au récit de cette partie de mon existence et ne
pas entrer dans de bien tristes détails, je dirai seulement qu'à partir
de ce jour et après des déchirements aussi longs que douloureux, une
séparation à l'amiable eut lieu entre ma femme et moi. Je la vois
souvent, mon affection pour elle n'a été en rien altérée et le triste
état de sa santé ne me la rend que plus chère.

Ce que je dis là doit suffire à expliquer ma conduite postérieure à
cette époque, aux personnes qui ne m'ont connu que depuis lors; je
n'ajouterai rien, car, je le répète, je n'écris pas des confessions.

Je donnai deux concerts à Bruxelles; l'un dans la salle de la Grande
Harmonie, l'autre dans l'église des Augustins (église depuis longtemps
enlevée au culte catholique). L'une et l'autre de ces salles sont d'une
sonorité excessive et telle que tout morceau de musique un peu animé et
instrumenté énergiquement y devient nécessairement confus. Les morceaux
doux et lents, dans la salle de la Grande Harmonie surtout, sont les
seuls dont les contours ne sont point altérés par la résonnance du local
et dont l'effet reste ce qu'il doit être.

Les opinions sur ma musique furent au moins aussi divergentes à
Bruxelles qu'à Paris. Une discussion assez curieuse s'éleva, m'a-t-on
dit, entre M. Fétis qui m'était toujours hostile, et un autre critique,
M. Zani de Ferranti artiste et écrivain remarquable, qui s'était
déclaré mon champion. Ce dernier citant, parmi les pièces que je venais
de faire exécuter, la Marche des pèlerins d'_Harold_, comme une des
choses les plus intéressantes qu'il eût jamais entendues, Fétis
répliqua: «Comment voulez-vous que j'approuve un morceau dans lequel on
entend presque constamment _deux notes qui n'entrent pas dans
l'harmonie_!» (Il voulait parler des deux sons _ut_ et _si_ qui
reviennent à la fin de chaque strophe et simulent une lente sonnerie de
cloches.)

«--Ma foi! répondit Zani de Ferranti, je ne crois pas à cette anomalie.
Mais si un musicien a été capable de faire un pareil morceau et de me
charmer à ce point pendant toute sa durée, avec deux notes qui n'entrent
pas dans l'harmonie, je dis que ce n'est pas un homme mais un Dieu.»

Hélas, eussé-je répondu à l'enthousiaste Italien, je ne suis qu'un
simple homme et M. Fétis n'est qu'un pauvre musicien, car les deux
fameuses notes entrent toujours, au contraire, dans l'harmonie. M. Fétis
ne s'est pas aperçu que c'est grâce à leur intervention dans l'accord
que les tonalités diverses terminant les strophes sont ramenées au ton
principal, et qu'au point de vue purement musical c'est précisément ce
qu'il y a de curieux et de nouveau dans cette marche, et ce sur quoi un
musicien véritable ne peut ni ne doit se tromper un seul instant? Je fus
tenté d'écrire dans quelque journal à Zani de Ferranti, quand on m'eut
raconté ce singulier malentendu, pour démontrer l'erreur de Fétis: puis
je me ravisai et me renfermai dans mon système, que je crois bon, de ne
jamais répondre aux critiques, si absurdes qu'elles soient.

La partition d'_Harold_ ayant été publiée quelques années après, M.
Fétis a pu se convaincre par ses yeux que les deux notes entrent
toujours dans l'harmonie.

Ce voyage hors frontières n'était qu'un essai, j'avais le projet de
visiter l'Allemagne et de consacrer à cette excursion cinq ou six mois.
Je revins donc à Paris pour m'y préparer et faire mes adieux aux
Parisiens par un concert colossal dont je ruminais le plan depuis
longtemps.

M. Pillet, alors directeur de l'Opéra, ayant bien accueilli la
proposition que je lui fis d'organiser dans ce théâtre un festival[78]
sous ma direction, je commençai à me mettre à l'œuvre, sans rien laisser
transpirer de notre projet au dehors. La difficulté consistait à ne pas
donner à Habeneck le temps d'agir hostilement.

Il ne pouvait manquer de me voir de mauvais œil diriger, dans le théâtre
où il était chef d'orchestre, une pareille solennité musicale, la plus
grande qu'on eût encore vue à Paris. Je préparai donc en secret toute la
musique nécessaire au programme que j'avais arrêté, j'engageai des
musiciens sans leur dire dans quel local le concert aurait lieu, et
quand il n'y eut plus qu'à démasquer mes batteries, j'allai prier M.
Pillet d'apprendre à Habeneck que j'étais chargé de la direction de la
fête. Mais il ne put s'y résoudre et me laissa l'ennui de cette
démarche; telle était la peur qu'Habeneck lui inspirait. En conséquence
j'écrivis au terrible chef d'orchestre, je l'informai des dispositions
que j'avais prises, d'accord avec M. Pillet, et j'ajoutai qu'étant dans
l'habitude de diriger moi-même mes concerts, j'espérais ne point le
blesser en conduisant également celui-ci.

Il reçut ma lettre à l'Opéra, au milieu d'une répétition, la relut
plusieurs fois, se promena longtemps sur la scène d'un air sombre, puis,
prenant brusquement son parti, il descendit dans les bureaux de
l'administration, où il déclara que cet arrangement lui convenait fort,
puisqu'il avait le désir d'aller passer à la campagne le jour indiqué
pour le concert. Mais son dépit était visible, et beaucoup de musiciens
de son orchestre le partagèrent bientôt, avec d'autant plus d'énergie
qu'ils savaient lui faire la cour en le manifestant. D'après mes
conventions avec M. Pillet, tout cet orchestre devait fonctionner sous
mes ordres avec les musiciens du dehors que j'avais invités.

La soirée était au bénéfice du directeur de l'Opéra, qui m'assurait
seulement la somme de cinq cents francs pour mes peines, et me laissait
carte blanche pour l'organisation. Les musiciens d'Habeneck étaient en
conséquence tenus de prendre part à cette exécution sans être rétribués.
Mais je me souvenais des drôles du Théâtre-Italien et du tour qu'ils
m'avaient joué en pareille circonstance, ma position était même cette
fois bien plus critique à l'égard des artistes de l'Opéra. Je voyais
chaque soir les conciliabules tenus dans l'orchestre pendant les
entr'actes, l'agitation de tous, la froide impassibilité d'Habeneck,
entouré de sa garde courroucée, les furieux coups d'œil qu'on me lançait
et la distribution qui se faisait sur les pupitres des numéros du
journal _le Charivari_, dans lequel on me déchirait à belles dents. Lors
donc que les grandes répétitions durent commencer, voyant l'orage
grossir, quelques-uns des séides d'Habeneck déclarant qu'ils ne
marcheraient pas _sans leur vieux général_, je voulus obtenir de M.
Pillet que les musiciens de l'Opéra fussent payés comme les externes. M.
Pillet s'y refusant:

«--Je comprends et j'approuve les motifs de votre refus, lui dis-je,
mais vous compromettez ainsi l'exécution du concert. En conséquence,
j'appliquerai les cinq cents francs que vous m'accordez au payement de
ceux des musiciens de l'Opéra qui ne refusent pas leur concours.

--Comment, me dit M. Pillet, vous n'auriez rien pour vous, après un
labeur qui vous exténue!...

--Peu importe, il faut avant tout que cela marche; mes cinq cents francs
serviront à calmer les moins mutins; quant aux autres, veuillez ne pas
user de votre autorité pour les contraindre à faire leur devoir, et
laissons-les avec _leur vieux général_.»

Ainsi fut fait. J'avais un personnel de six cents exécutants, choristes
et instrumentistes. Le programme se composait du 1er acte de
l'_Iphigénie en Tauride_ de Gluck, d'une scène de l'_Athalie_ de Handel,
du _Dies Iræ_ et du _Lacrymosa_ de mon _Requiem_, de l'apothéose de ma
_Symphonie funèbre et triomphale_, de l'adagio, du scherzo et du finale
de _Roméo et Juliette_, et d'un chœur sans accompagnement de Palestrina.
Je ne conçois pas maintenant comment je suis venu à bout de faire
apprendre en si peu de temps (en huit jours) un programme aussi
difficile avec des musiciens réunis dans de semblables conditions. J'y
parvins cependant. Je courais de l'Opéra au Théâtre-Italien, dont
j'avais engagé les choristes seulement, du Théâtre-Italien à
l'Opéra-Comique et au Conservatoire, dirigeant ici une répétition de
chœurs, là les études d'une partie de l'orchestre, voyant tout par mes
yeux et ne m'en rapportant à personne pour la surveillance de ces
travaux. Je pris ensuite successivement dans le foyer du public, à
l'Opéra, mes deux masses instrumentales: celle des instruments à archet
répéta de huit heures du matin à midi, et celle des instruments à vent
de midi à quatre heures. Je restai ainsi sur pieds, le bâton à la main,
pendant toute la journée; j'avais la gorge en feu, la voix éteinte, le
bras droit rompu; j'allais me trouver mal de soif et de fatigue, quand
un grand verre de vin chaud, qu'un choriste eut l'humanité de
m'apporter, me donna la force de terminer cette rude répétition.

De nouvelles exigences des musiciens de l'Opéra l'avaient d'ailleurs
rendue plus pénible. Ces messieurs, apprenant que je donnais vingt
francs à quelques artistes du dehors, se crurent en droit de venir tous
m'interrompre, les uns après les autres, pour réclamer un payement
semblable.

«--Ce n'est pas pour l'argent, disaient-ils, mais les artistes de
l'Opéra ne peuvent être moins rétribués que ceux des théâtres
secondaires.

--Très-bien! vous aurez vos vingt francs, leur répondis-je, je vous les
garantis; mais, pour Dieu, faites votre affaire et laissez-moi
tranquille.»

Le lendemain, la répétition générale eut lieu sur la scène et fut assez
satisfaisante. Tout marcha passablement bien, à l'exception du scherzo
de la fée Mab que j'avais eu l'imprudence de faire figurer dans le
programme. Ce morceau d'un mouvement si rapide et d'un tissu si délicat,
ne doit ni ne peut être exécuté, par un orchestre aussi nombreux. Il est
presque impossible, avec une mesure aussi brève, de maintenir ensemble,
en pareil cas, les extrémités opposées de la masse instrumentale; elle
occupe un trop grand espace, et les parties les plus éloignées du chef
finissent bientôt par rester en arrière faute de pouvoir suivre
exactement son rhythme précipité. Troublé comme je l'étais, il ne me
vint pas même à l'esprit de former un petit orchestre de choix, qui,
groupé autour de moi sur le milieu du théâtre, eût pu rendre sans peine
toutes mes intentions; et après des peines incroyables il fallut
renoncer au scherzo et l'effacer du programme. Je remarquai à cette
occasion l'impossibilité qu'il y a d'empêcher les petites cymbales en
_si b_ et en _fa_ de retarder, si les musiciens chargés de ces parties
sont trop éloignés du chef d'orchestre. J'avais sottement laissé ce
jour-là les cymbaliers au bout du théâtre, à côté des timbales, et
malgré tous mes efforts ils restaient quelquefois en arrière d'une
mesure entière. J'ai eu soin depuis lors de placer les cymbaliers tout
à côté de moi, et la difficulté a disparu.

Le lendemain, je comptais rester tranquille au moins jusqu'au soir: un
ami[79] me prévint de certains projets des partisans d'Habeneck, pour
ruiner en tout ou en partie mon entreprise. On devait, m'écrivait-il,
couper avec des canifs la peau des timbales, graisser de suif les
archets de contre-basse, et, au milieu du concert, faire demander _la
Marseillaise_.

Cet avis, on le conçoit, troubla le repos dont j'avais tant besoin. Au
lieu d'employer la journée à dormir, je me mis à parcourir les abords de
l'Opéra en proie à une agitation fébrile. Comme je circulais ainsi tout
pantelant sur le boulevard, mon bonheur m'amena Habeneck en personne. Je
cours droit à lui et lui prenant le bras:

«--On me prévient que vos musiciens méditent diverses infamies pour me
nuire ce soir, mais j'ai l'œil sur eux.

--Oh! répond le bon apôtre, vous n'avez rien à craindre, ils ne feront
rien, je leur ai fait entendre raison.

--Parbleu, je n'ai pas besoin d'être rassuré, c'est au contraire moi qui
vous rassure. Car si quelque chose arrivait cela retomberait sur vous
assez lourdement. Mais soyez tranquille; comme vous le dites, ils ne
feront rien.»

Le soir, à l'heure du concert, je n'étais pourtant pas sans inquiétudes.
J'avais placé mon copiste dans l'orchestre pendant la journée pour
garder les timbales et les contre-basses. Les instruments étaient
intacts. Mais voilà ce que je craignais: dans les grands morceaux du
_Requiem_, les quatre petits orchestres d'instruments de cuivre
contiennent des trompettes et des cornets en différents tons (en _si_
_b_, en _fa_, et en _mi_ _b_), or il faut savoir que le corps de
rechange d'une trompette en _fa_ par exemple, diffère très-peu de celui
d'une trompette en _mi_ _b_, et qu'il est très-aisé de les confondre.
Quelque faux frère pouvait donc me lancer dans le _Tuba mirum_ une
sonnerie en _f_, au lieu d'une sonnerie en _mi_ _b_, comptant, après
avoir ainsi produit une cacophonie atroce, s'excuser en disant qu'il
s'était trompé de _ton_.

Au moment de commencer le _Dies iræ_, je quittai mon pupitre, et,
faisant le tour de l'orchestre, je demandai à tous les joueurs de
trompette et de cornet de me montrer leur instrument. Je les passais
ainsi en revue, examinant de très-près l'inscription tracée sur les tons
divers, _in F, in E _b_, in B_; lorsqu'en arrivant au groupe où se
trouvaient les frères Dauverné, musiciens de l'Opéra, l'aîné me fit
rougir en me disant: «Oh, Berlioz! vous vous méfiez de nous, c'est mal!
Nous sommes d'honnêtes gens et nous vous aimons.» Souffrant de ce
reproche que j'étais pourtant trop excusable d'avoir encouru, je ne
poussai pas plus loin mon inspection.

En effet, mes braves trompettes ne commirent pas de faute, rien ne
manqua dans l'exécution, et les morceaux du _Requiem_ produisirent tout
leur effet.

Immédiatement après cette partie du concert venait un entr'acte. Ce fut
pendant ce moment de repos que les Habeneckistes crurent pouvoir tenter
leur coup le plus facile et le moins dangereux pour eux. Plusieurs voix
s'écrièrent du parterre: «_La Marseillaise! la Marseillaise!_» espérant
entraîner ainsi le public et troubler toute l'ordonnance de la soirée.
Déjà un certain nombre de spectateurs séduits par l'idée d'entendre ce
chant célèbre exécuté par un tel chœur et un tel orchestre, joignaient
leurs cris à ceux des cabaleurs, quand m'avançant sur le devant de la
scène je leur criai de toute la force de la voix: «Nous ne jouerons pas
_la Marseillaise_, nous ne sommes pas ici pour cela!» Et le calme se
rétablit à l'instant.

Il ne devait pas être de longue durée. Un autre incident auquel j'étais
étranger vint presque aussitôt agiter plus vivement la salle. Des cris:
«À l'assassin! c'est infâme! arrêtez-le!» partis de la première galerie,
firent toute l'assistance se lever en tumulte. Madame de Girardin
échevelée s'agitait dans sa loge appelant au secours. Son mari venait
d'être souffleté à ses côtés par Bergeron, l'un des rédacteurs du
_Charivari_, qui passe pour le premier assassin de Louis-Philippe, celui
que l'opinion publique accusait alors d'avoir, quelques années
auparavant, tiré sur le roi le coup de pistolet du pont Royal.

Cet esclandre ne pouvait que nuire beaucoup au reste du concert, qui se
termina sans encombre cependant, mais au milieu d'une préoccupation
générale.

Quoi qu'il en soit j'avais résolu le problème, et tenu en échec
l'état-major de mes ennemis. La recette s'éleva à huit mille cinq cents
francs. La somme abandonnée par moi pour payer les musiciens de l'Opéra
n'y suffisant pas, à cause de ma promesse de leur donner à tous vingt
francs, je dus apporter au caissier du théâtre trois cent soixante
francs qu'il accepta, et dont il indiqua la source sur son livre, en
écrivant à l'encre rouge ces mots: _Excédant donné par M. Berlioz_.

Ainsi je parvins à organiser le plus vaste concert qu'on eût encore
donné à Paris, seul, malgré Habeneck et ses gens, en renonçant à la
modique somme qui m'avait été allouée. On fit huit mille cinq cents
francs de recette et ma peine coûta trois cent soixante francs.

Voilà comme on s'enrichit! J'ai souvent dans ma vie employé ce procédé.
Aussi, j'ai fait fortune..... Comment M. Pillet, qui est un gentleman,
souffrit-il cela? Je n'ai jamais pu m'en rendre compte. Peut-être le
caissier ne l'a-t-il pas informé du fait.

Peu de jours après, je partis pour l'Allemagne. Par les lettres que
j'adressai, à mon retour, à plusieurs de mes amis (et même à deux
individus[80] qui ne méritent pas ce titre), on va connaître mes
aventures dans ce premier voyage et les observations que j'y ai faites.
Ce fut une exploration laborieuse, il est vrai, mais musicale au moins,
assez avantageuse sous le rapport pécuniaire et j'y jouis du bonheur de
vivre dans un milieu sympathique, à l'abri des intrigues, des lâchetés
et des platitudes de Paris.

Voici ces lettres à peu près telles qu'elles furent alors publiées sous
le titre de _Voyage musical en Allemagne_.

FIN DU PREMIER VOLUME

       *       *       *       *       *



MÉMOIRES

DE

HECTOR BERLIOZ

II



PREMIER VOYAGE EN ALLEMAGNE

--1841-1842--

À MONSIEUR A. MOREL[81]

PREMIÈRE LETTRE

Bruxelles.--Mayence.--Francfort.


Oui, mon cher Morel, me voilà revenu de ce long voyage en Allemagne,
pendant lequel j'ai donné quinze concerts et fait près de cinquante
répétitions. Vous pensez qu'après de telles fatigues, je dois avoir
besoin d'inaction et de repos, et vous avez raison; mais vous auriez
peine à croire combien ce repos et cette inaction me paraissent
étranges! Souvent, le matin, à demi réveillé, je m'habille
précipitamment, persuadé que je suis en retard et que l'orchestre
m'attend... puis, après un instant de réflexion, revenant au sentiment
de la réalité, quel orchestre, me dis-je? je suis à Paris, où l'usage
est toujours au contraire que l'orchestre se fasse attendre! D'ailleurs,
je ne donne pas de concert, je n'ai pas de chœurs à instruire, pas de
symphonie à diriger; je ne dois voir ce matin ni Meyerbeer, ni
Mendelssohn, ni Lipinski, ni Marschner, ni A. Bohrer, ni Schlosser, ni
Mangold, ni les frères Müller, ni aucun de ces excellents artistes
allemands qui m'ont fait un si gracieux accueil et m'ont donné tant de
preuves de déférence et de dévouement!... On n'entend guère de musique
en France à cette heure, et vous tous, mes amis, que j'ai été heureux de
revoir, vous avez un air si triste, si découragé, quand je vous
questionne sur ce qui s'est fait à Paris en mon absence, que le froid me
saisit au cœur avec le désir de retourner en Allemagne, où
l'enthousiasme existe encore. Et pourtant quelles ressources immenses
nous possédons dans ce vortex parisien, vers lequel tendent inquiètes
les ambitions de toute l'Europe! Que de beaux résultats on pourrait
obtenir de la réunion de tous les moyens dont disposent et le
Conservatoire, et le Gymnase musical, et nos trois théâtres lyriques, et
les églises, et les écoles de chant! Avec ces éléments dispersés et au
moyen d'un triage intelligent, on formerait, sinon un chœur
irréprochable (les voix ne sont pas assez exercées), au moins un
orchestre sans pareil! Pour parvenir à faire entendre aux Parisiens un
si magnifique ensemble de huit à neuf cents musiciens, il ne manque que
deux choses: un local pour les placer, et un peu d'amour de l'art pour
les y rassembler. Nous n'avons pas une seule grande salle de concert! Le
théâtre de l'Opéra pourrait en tenir lieu, si le service des machines et
des décors, si les travaux quotidiens, rendus indispensables par les
exigences du répertoire, en occupant la scène presque chaque jour, ne
rendaient à peu près impossibles les dispositions nécessaires aux
préparatifs d'une telle solennité. Puis trouverait-on les sympathies
collectives, l'unité de sentiment et d'action, le dévouement et la
patience, sans lesquels on ne produira jamais, en ce genre, rien de
grand ni de beau? Il faut l'espérer, mais on ne peut que l'espérer.
L'ordre exceptionnel établi dans les répétitions de la Société du
Conservatoire, et l'ardeur des membres de cette société célèbre, sont
universellement admirés. Or, on ne prise si fort que les choses rares...
Presque partout en Allemagne, au contraire, j'ai trouvé l'ordre et
l'attention joints à un véritable respect pour le maître ou pour les
maîtres. Il y en a plusieurs, en effet: l'auteur d'abord, qui dirige
lui-même presque toujours les répétitions et l'exécution de son ouvrage,
sans que l'amour-propre du chef d'orchestre en soit en rien blessé,--le
maître de chapelle, qui est généralement un habile compositeur et dirige
les opéras du grand répertoire, toutes les productions musicales
importantes dont les auteurs sont ou morts ou absents,--et le maître de
concert qui, dirigeant les petits opéras et les ballets, joue en outre
la partie de premier violon, quand il ne conduit pas, et transmet, en ce
cas, les ordres et les observations du maître de chapelle aux points
extrêmes de l'orchestre, surveille les détails matériels des études, a
l'œil à ce que rien ne manque à la musique ni aux instruments, et
indique quelquefois les coups d'archet ou la manière de phraser les
mélodies et les traits, tâche interdite au maître de chapelle, car
celui-ci conduit toujours au bâton.

Sans doute, il doit y avoir aussi en Allemagne, dans toutes ces
agglomérations de musiciens d'inégale valeur, bien des vanités obscures,
insoumises et mal contenues; mais je ne me souviens pas (à une seule
exception près) de les avoir vues lever la tête et prendre la parole;
peut-être est-ce parce que je n'entends pas l'allemand.

Pour les directeurs de chœurs, j'en ai trouvé très peu d'habiles; la
plupart sont de mauvais pianistes; j'en ai même rencontré un qui ne
jouait pas du piano du tout, et donnait les intonations en frappant sur
les touches avec deux doigts de la main droite seulement. Et puis on a
encore en Allemagne, comme chez nous, conservé l'habitude de réunir
toutes les voix du chœur dans le même local et sous un seul directeur,
au lieu d'avoir trois salles d'études et trois maîtres de chant pour les
répétitions préliminaires, et d'isoler ainsi pendant quelques jours, les
soprani et les contralti, les basses et les ténors: procédé qui
économise le temps et amène dans l'enseignement des diverses parties
chorales d'excellents résultats. En général, les choristes allemands,
les ténors surtout, ont des voix plus fraîches et d'un timbre plus
distingué que celles que nous entendons dans nos théâtres; mais il ne
faut pas trop se hâter de leur accorder la supériorité sur les nôtres,
et vous verrez bientôt, si vous voulez bien me suivre dans les
différentes villes que j'ai visitées, qu'à l'exception de ceux de
Berlin, de Francfort et de Dresde peut-être, tous les chœurs de théâtre
sont mauvais ou d'une grand médiocrité. Les Académies de chant doivent,
au contraire, être regardées comme une des gloires musicales de
l'Allemagne; nous tâcherons plus tard de trouver la raison de cette
différence.

Mon voyage a commencé sous de fâcheux auspices; les contre-temps, les
malencontres de toute espèce se succédaient d'une façon inquiétante, et
je vous assure, mon cher ami, qu'il a fallu presque de l'entêtement pour
le poursuivre et le mener à fin et à bien. J'étais parti de Paris me
croyant assuré de donner trois concerts dès le début: le premier devait
avoir lieu à Bruxelles, où j'étais engagé par la Société de la Grande
Harmonie; les deux autres étaient déjà annoncés à Francfort par le
directeur du théâtre, qui paraissait y attacher beaucoup d'importance et
mettre le plus grand zèle à en assurer l'exécution. Et cependant de
toutes ces belles promesses, de tout cet empressement, qu'est-il
résulté? Absolument rien! Voici comment: Madame Nathan-Treillet avait eu
la bonté de me promettre de venir exprès de Paris pour chanter au
concert de Bruxelles. Au moment de commencer les répétitions, et après
de pompeuses annonces de cette soirée musicale, nous apprenons que la
cantatrice venait de tomber assez gravement malade et qu'il lui était,
en conséquence, impossible de quitter Paris. Madame Nathan-Treillet a
laissé à Bruxelles de tels souvenirs du temps où elle y était
prima-donna au théâtre, qu'on peut dire sans exagération, qu'elle y est
adorée; elle y fait fureur, fanatisme, et toutes les symphonies du monde
ne valent pas pour les Belges une romance de Loïsa Puget chantée par
madame Treillet. À l'annonce de cette catastrophe, la Grande Harmonie
tout entière est tombée en syncope, la tabagie attenant à la salle des
concerts est devenue déserte, toutes les pipes se sont éteintes comme si
l'air eût subitement manqué, les Grands Harmonistes se sont dispersés en
gémissant. J'avais beau leur dire pour les consoler: «Mais le concert
n'aura pas lieu, soyez tranquilles, vous n'aurez pas le désagrément
d'entendre ma musique, c'est une compensation suffisante, je pense, à un
malheur pareil!» Rien n'y faisait.

_Leurs yeux fondaient en pleurs de bière, et nolebant consolari_, parce
que madame Treillet ne venait pas. Voilà donc le concert à tous les
diables; le chef d'orchestre de cette société si grandement harmonique,
homme d'un véritable mérite, plein de dévouement à l'art, en sa qualité
d'artiste éminent, bien qu'il soit peu disposé à se livrer au désespoir,
lors même que les romances de mademoiselle Puget viendraient à lui
manquer, Snel enfin, qui m'avait invité à venir à Bruxelles, honteux et
confus,

        Jurait, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

Que faire alors? s'adresser à la société rivale, la Philharmonie,
dirigée par Bender, le chef de l'admirable musique des Guides; composer
un brillant orchestre, en réunissant celui du théâtre aux élèves du
Conservatoire? La chose était facile, grâce aux bonnes dispositions de
MM. Henssens, Mertz, Wéry, qui tous, dans une occasion antérieure,
s'étaient empressés d'exercer en ma faveur leur influence sur leurs
élèves et amis! Mais c'était tout recommencer sur nouveaux frais, et le
temps me manquait, me croyant attendu à Francfort pour les deux concerts
dont j'ai parlé. Il fallut donc partir, partir plein d'inquiétude sur
les suites que pouvait avoir l'affreux chagrin des dilettanti belges, et
me reprochant d'en être la cause innocente et humiliée. Heureusement ce
remords-là est de ceux qui ne durent guère, autant en emporte la vapeur,
et je n'étais pas depuis une heure sur le bateau du Rhin, admirant le
fleuve et ses rives, que déjà je n'y pensais plus. Le Rhin! ah! c'est
beau! c'est très-beau! Vous croyez peut-être, mon cher Morel, que je
vais saisir l'occasion de faire à son sujet de poétiques amplifications?
Dieu m'en garde. Je sais trop que mes amplifications ne seraient que de
prosaïques diminutions, et d'ailleurs j'aime à croire pour votre honneur
que vous avez lu et relu le beau livre de Victor Hugo.

Arrivé à Mayence, je m'informai de la musique militaire autrichienne qui
s'y trouvait l'année précédente, et qui avait, au dire de Strauss (le
Strauss de Paris[82]) exécuté plusieurs de mes ouvertures avec une
verve, une puissance et un effet prodigieux. Le régiment était parti,
plus de musique d'harmonie (celle-là était vraiment une grande
harmonie!), plus de concert possible! (je m'étais figuré pouvoir faire
en passant cette farce aux habitants de Mayence.) Il faut essayer
cependant! Je vais chez Schott, le patriarche des éditeurs de musique.
Ce digne homme a l'air, comme la Belle-au-bois-dormant, de dormir
depuis cent ans, et à toutes mes questions il répond lentement en
entremêlant ses paroles de silences prolongés: «Je ne crois pas... vous
ne pouvez... donner un concert... ici... il n'y a pas... d'orchestre, il
n'y a pas de... public... nous n'avons pas d'argent!...»

Comme je n'ai pas énormément de... patience, je me dirige au plus vite
vers le chemin de fer, et je pars pour Francfort. Ne fallait-il pas
quelque chose encore pour compléter mon irritation!... Ce chemin de fer,
lui aussi, est tout endormi, il se hâte lentement, il ne marche pas, il
flâne, et, ce jour-là surtout, il faisait d'interminables points d'orgue
à chaque station. Mais enfin tout adagio a un terme, et j'arrivai à
Francfort avant la nuit. Voilà une ville charmante et bien éveillée! Un
air d'activité et de richesse y règne partout; elle est en outre bien
bâtie, brillante et blanche comme une pièce de cent sous toute neuve, et
des boulevards plantés d'arbustes et de fleurs dans le style des jardins
anglais, forment sa ceinture verdoyante et parfumée. Bien que ce fût au
mois de décembre, et que la verdure et les fleurs eussent dès longtemps
disparu, le soleil se jouait d'assez bonne humeur entre les bras de la
végétation attristée; et, soit par le contraste que ces allées si
pleines d'air et de lumière offraient avec les rues obscures de Mayence,
soit par l'espoir que j'avais de commencer enfin mes concerts à
Francfort, soit pour toute autre cause qui se dérobe à l'analyse, les
mille voix de la joie et du bonheur chantaient en chœur au dedans de
moi, et j'ai fait là une promenade de deux heures délicieuse. À demain
les affaires sérieuses! me dis-je en rentrant à l'hôtel.

Le jour suivant donc, je me rendis allègrement au théâtre, pensant le
trouver déjà tout préparé pour mes répétitions. En traversant la place
sur laquelle il est bâti et apercevant quelques jeunes gens qui
portaient des instruments à vent, je les priai, puisqu'ils appartenaient
sans doute à l'orchestre, de remettre ma carte au maître de chapelle et
directeur Guhr. En lisant mon nom ces honnêtes artistes passèrent tout à
coup de l'indifférence à un empressement respectueux qui me fit grand
bien. L'un d'eux, qui parlait français, prit la parole pour ses
confrères:

«--Nous sommes bien heureux de vous voir enfin; M. Guhr nous a depuis
longtemps annoncé votre arrivée, nous avons exécuté deux fois votre
ouverture du _Roi Lear_. Vous ne trouverez pas ici votre orchestre du
Conservatoire; mais peut-être cependant ne serez-vous pas mécontent!»
Guhr arrive. C'est un petit homme, à la figure assez malicieuse, aux
yeux vifs et perçants; son geste est rapide, sa parole brève et
incisive; on voit qu'il ne doit pas pécher par excès d'indulgence quand
il est à la tête de son orchestre; tout annonce en lui une intelligence
et une volonté musicales; c'est un chef. Il parle français, mais pas
assez vite au gré de son impatience, et il l'entremêle, à chaque phrase,
de gros jurons, prononcés à l'allemande, du plus plaisant effet. Je les
désignerai seulement par des initiales. En m'apercevant:

«--Oh! S. N. T. T... c'est vous, mon cher! Vous n'avez donc pas reçu ma
lettre?

--Quelle lettre?

--Je vous ai écrit à Bruxelles pour vous dire... S. N. T. T...
Attendez... je ne parle pas bien... un malheur!... c'est un grand
malheur!... Ah! voilà notre régisseur qui me servira d'interprète.»

Et continuant à parler français:

«--Dites à M. Berlioz combien je suis contrarié; que je lui ai écrit de
ne pas encore venir; que les petites Milanollo remplissent le théâtre
tous les soirs; que nous n'avons jamais vu une pareille fureur du
public, S. N. T. T., et qu'il faut garder pour un autre moment la grande
musique et les grands concerts.

--Le Régisseur: M. Guhr me charge de vous dire, monsieur, que...

--Moi: Ne vous donnez pas la peine de le répéter; j'ai très-bien, j'ai
trop bien compris, puisqu'il n'a pas parlé allemand.

--Guhr: Ah! ah! ah! j'ai parlé français, S. N. T. T., sans le savoir!

--Moi: Vous le savez très-bien, et je sais aussi qu'il faut m'en
retourner, ou poursuivre témérairement ma route, au risque de trouver
ailleurs quelques autres enfants prodiges qui me feront encore échec et
mât.

--Guhr: Que faire, mon cher, les enfants font de l'argent, S. N. T. T.,
les romances françaises font de l'argent, les vaudevilles français
attirent la foule; que voulez-vous? S. N. T. T., je suis directeur, je
ne puis pas refuser l'argent; mais restez au moins jusqu'à demain, je
vous ferai entendre _Fidelio_, par Pischek et mademoiselle Capitaine,
et, S. N. T. T., vous me direz votre sentiment sur nos artistes.

--Moi: je les crois excellents, surtout sous votre direction; mais, mon
cher Guhr, pourquoi tant jurer, croyez-vous que cela me console?

--Ah! ah! S. N. T. T., ça se dit en famille.» (Il voulait dire
familièrement.)

Là-dessus le fou rire s'empare de moi, ma mauvaise humeur s'évanouit, et
lui prenant la main:

«--Allons, puisque nous sommes en famille, venez boire quelque vin du
Rhin, je vous pardonne vos petites Milanollo, et je reste pour entendre
_Fidelio_ et mademoiselle Capitaine, dont vous m'avez tout l'air de
vouloir être le lieutenant.»

Nous convînmes que je partirais deux jours après pour Stuttgard, où je
n'étais point attendu cependant, pour tenter la fortune auprès de
Lindpaintner et du roi de Wurtemberg. Il fallait ainsi donner aux
Francfortois le temps de reprendre leur sang-froid et d'oublier un peu
les délirantes émotions à eux causées par le violon des deux charmantes
sœurs, que j'avais le premier applaudies et louées à Paris, mais qui
alors, à Francfort, m'incommodaient étrangement.

Et le lendemain, j'entendis _Fidelio_. Cette représentation est une des
plus belles que j'aie vues en Allemagne; Guhr avait raison de me la
proposer pour compensation à mon désappointement; j'ai rarement éprouvé
une jouissance musicale plus complète.

Mademoiselle Capitaine, dans le rôle de Fidelio (Léonore) me parut
posséder les qualités musicales et dramatiques exigées par la belle
création de Beethoven. Le timbre de sa voix a un caractère spécial qui
la rend parfaitement propre à l'expression des sentiments profonds,
contenus, mais toujours prêts à faire explosion, comme ceux qui agitent
le cœur de l'héroïque épouse de Florestan. Elle chante simplement,
très-juste, et son jeu ne manque jamais de naturel. Dans la fameuse
scène du pistolet, elle ne remue pas violemment la salle, comme faisait,
avec son rire convulsif et nerveux, madame Schrœder-Devrient, quand nous
la vîmes à Paris, jeune encore, il y a seize ou dix-sept ans; elle
captive l'attention, elle sait émouvoir par d'autres moyens.
Mademoiselle Capitaine n'est point une cantatrice dans l'acception
brillante du mot; mais de toutes les femmes que j'ai entendues en
Allemagne, dans l'opéra de genre, c'est à coup sûr celle que je
préférerais; et je n'avais jamais ouï parler d'elle. Quelques autres
m'ont été citées d'avance comme des talents supérieurs, que j'ai
trouvées parfaitement détestables.

Je ne me rappelle pas malheureusement le nom du ténor chargé du rôle de
Florestan. Il a certes de belles qualités, sans que sa voix ait rien de
bien remarquable. Il a dit l'air si difficile de la prison, non pas de
manière à me faire oublier Haitzinger qui s'y élevait à une hauteur
prodigieuse, mais assez bien pour mériter les applaudissements d'un
public moins froid que celui de Francfort. Quant à Pischek que j'ai pu
apprécier mieux quelques mois après dans le _Faust_ de Spohr, il m'a
réellement fait connaître toute la valeur de ce rôle du gouverneur que
nous n'avons jamais pu comprendre à Paris; et je lui dois pour cela seul
une véritable reconnaissance. Pischek est un artiste; il a sans doute
fait des études sérieuses, mais la nature l'a beaucoup favorisé. Il
possède une magnifique voix de baryton, mordante, souple, juste et assez
étendue; sa figure est noble, sa taille élevée, il est jeune et plein de
feu! Quel malheur qu'il ne sache que l'allemand! Les choristes du
théâtre de Francfort m'ont semblé bons, leur exécution est soignée,
leurs voix sont fraîches, ils laissent rarement échapper des intonations
fausses, je les voudrais seulement un peu plus nombreux. Dans ces chœurs
d'une quarantaine de voix réside toujours une certaine âpreté qu'on ne
trouve pas dans les grandes masses. Ne les ayant pas vus à l'étude d'un
nouvel ouvrage, je ne puis dire si les choristes francfortois sont
lecteurs et musiciens; je dois reconnaître seulement qu'ils ont rendu
d'une façon très-satisfaisante le premier chœur des prisonniers, morceau
doux qu'il faut absolument _chanter_, et mieux encore le grand finale où
dominent l'enthousiasme et l'énergie. Quant à l'orchestre, en le
considérant comme un simple orchestre de théâtre, je le déclare
excellent, admirable de tout point; aucune nuance ne lui échappe, les
timbres s'y fondent dans un harmonieux ensemble tout à fait exempt de
duretés, il ne chancelle jamais, tout frappe d'aplomb; on dirait d'un
seul instrument. L'extrême habileté de Guhr à le conduire, et sa
sévérité aux répétitions, sont pour beaucoup, sans doute, dans ce
précieux résultat. Voici comment il est composé: 8 premiers violons,--8
seconds,--4 altos,--5 violoncelles,--4 contre-basses,--2 flûtes,--2
hautbois, 2 clarinettes,--2 bassons,--4 cors,--2 trompettes,--bois, 3
trombones,--1 timbalier. Cet ensemble de 47 musiciens se retrouve, à
quelques très-petites différences près, dans toutes les villes
allemandes du second ordre; il en est de même de sa disposition, qui est
celle-ci: Les violons, altos et violoncelles réunis, occupent le côté
droit de l'orchestre; les contre-basses sont placées en ligne droite,
dans le milieu, tout contre la rampe; les flûtes, hautbois, clarinettes,
bassons, cors et trompettes, forment au côté gauche, le groupe rival des
instruments à archets; les timbales et les trombones sont relégués
seuls à l'extrémité du côté droit. N'ayant pas pu mettre cet orchestre à
la rude épreuve des études symphoniques, je ne puis rien dire de sa
rapidité de conception, de ses aptitudes au style accidenté,
humoristique, de sa solidité rhythmique, etc., etc., mais Guhr m'a
assuré qu'il était également bon au concert et au théâtre. Je dois le
croire, Guhr n'étant pas de ces pères disposés à trop admirer leurs
enfants. Les violons appartiennent à une excellente école; les basses
ont beaucoup de son; je ne connais pas la valeur des altos, leur rôle
étant assez obscur dans les opéras que j'ai vu représenter à Francfort.
Les instruments à vent sont exquis dans l'ensemble; je reprocherai
seulement aux cors le défaut, très-commun en Allemagne, de faire souvent
cuivrer le son en forçant surtout les notes hautes. Ce mode d'émission
du son dénature le timbre du cor; il peut dans certaines occasions, il
est vrai, être d'un bon effet, mais il ne saurait, je pense, être adopté
méthodiquement dans l'école de l'instrument.

À la fin de cette excellente représentation de _Fidelio_, dix ou douze
auditeurs daignèrent, en s'en allant, accorder quelques
applaudissements... et ce fut tout. J'étais indigné d'une telle
froideur, et comme quelqu'un cherchait à me persuader que si l'auditoire
avait peu applaudi, il n'en admirait et n'en sentait pas moins les
beautés de l'œuvre:

«--Non, dit Guhr, ils ne comprennent rien, rien du tout, S. N. T. T.; il
a raison, c'est un public de bourgeois.»

J'avais aperçu, ce soir-là, dans une loge, mon ancien ami Ferdinand
Hiller, qui a longtemps habité Paris, où les connaisseurs citent encore
souvent sa haute capacité musicale. Nous eûmes bien vite renouvelé
connaissance et repris nos allures de camarades. Hiller s'occupe d'un
opéra pour le théâtre de Francfort; il écrivit, il y a deux ans, un
oratorio, _la Chute de Jérusalem_, qu'on a exécuté plusieurs fois avec
beaucoup de succès. Il donne fréquemment des concerts, où l'on entend,
avec des fragments de cet ouvrage considérable, diverses compositions
instrumentales qu'il a produites dans ces derniers temps, et dont on dit
le plus grand bien. Malheureusement, quand je suis allé à Francfort, il
s'est toujours trouvé que les concerts d'Hiller avaient lieu le
lendemain du jour où j'étais obligé de partir, de sorte que je ne puis
citer à son sujet que l'opinion d'autrui, ce qui me met tout à fait à
l'abri du reproche de camaraderie. À son dernier concert il fit
entendre, en fait de nouveautés, une ouverture qui fut chaudement
accueillie et plusieurs morceaux pour quatre voix d'hommes et un
soprano, dont l'effet, dit-on, est de la plus piquante originalité.

Il y a à Francfort une institution musicale qu'on a citée devant moi
plusieurs fois avec éloges: c'est l'Académie de chant de Sainte-Cécile.
Elle passe pour être aussi bien composée que nombreuse; cependant,
n'ayant point été admis à l'examiner, je dois me renfermer, à son sujet,
dans une réserve absolue.

Bien que le bourgeois domine à Francfort dans la masse du public, il me
semble impossible, eu égard au grand nombre de personnes de la haute
classe qui s'occupent sérieusement de musique, qu'on ne puisse réunir un
auditoire intelligent et capable de goûter les grandes productions de
l'art. En tous cas, je n'ai pas eu le temps d'en faire l'expérience.

Il faut maintenant, mon cher Morel, que je rassemble mes souvenirs sur
Lindpaintner et la chapelle de Stuttgard. J'y trouverai le sujet d'une
seconde lettre, mais celle-là ne vous sera point adressée; ne dois-je
pas répondre aussi à ceux de nos amis qui se sont montrés comme vous
avides de connaître les détails de mon exploration germanique?

Adieu.

P.-S.--Avez-vous publié quelque nouveau morceau de chant? On ne parle
partout que du succès de vos dernières mélodies. J'ai entendu hier le
rondeau syllabique _Page et Mari_, que vous avez composé sur les paroles
du fils d'Alexandre Dumas. Je vous déclare que c'est fin, coquet,
piquant et charmant. Vous n'écrivîtes jamais rien de si bien en ce
genre. Ce rondeau aura une vogue insupportable, vous serez mis au pilori
des orgues de Barbarie et vous l'aurez bien mérité.



À MONSIEUR GIRARD

DEUXIÈME LETTRE

Stuttgard.--Hechingen.


La première chose que j'avais à faire avant de quitter Francfort pour
m'aventurer dans le royaume de Wurtemberg, c'était de bien m'informer
des moyens d'exécution que je devais trouver à Stuttgard, de composer un
programme de concert en conséquence, et de n'emporter que la musique
strictement nécessaire pour l'exécuter. Il faut que vous sachiez, mon
cher Girard, que l'une des grandes difficultés de mon voyage en
Allemagne, et celle qu'on pouvait le moins aisément prévoir, était dans
les dépenses énormes du transport de ma musique. Vous le comprendrez
sans peine en apprenant que cette masse de parties séparées d'orchestre
et de chœurs, manuscrites, lithographiées ou gravées, pesait énormément
et que j'étais obligé de m'en faire suivre à grands frais presque
partout, en la plaçant dans les fourgons de la poste[83]. Cette fois
seulement, incertain si après ma visite à Stuttgard j'irais à Munich, ou
si je reviendrais à Francfort pour me diriger ensuite vers le nord, je
n'emportai que deux symphonies, une ouverture et quelques morceaux de
chant, laissant tout le reste à ce malheureux Guhr, qui devait, à ce
qu'il paraît, être embarrassé d'une manière ou d'une autre par ma
musique.

La route de Francfort à Stuttgard n'offre rien d'intéressant, et en la
parcourant je n'ai point eu d'impressions que je puisse vous raconter:
pas le moindre site romantique à décrire, pas de forêt sombre, pas de
couvent, pas de chapelle isolée, point de torrent, pas de grand bruit
nocturne, pas même celui des moulins à foulons de Don Quichotte; ni
chasseurs, ni laitières, ni jeune fille éplorée, ni génisse égarée, ni
enfant perdu, ni mère éperdue, ni pasteur, ni voleur, ni mendiant, ni
brigand; enfin, rien que le clair de lune, le bruit des chevaux et les
ronflements du conducteur endormi. Par ci par là quelques laids paysans
couverts d'un large chapeau à trois cornes, et vêtus d'une immense
redingote de toile jadis blanche, dont les pans démesurément longs,
s'embarrassent entre leurs jambes boueuses; costume qui leur donne
l'aspect de curés de village en grand négligé. Voilà tout! La première
personne que j'avais à voir en arrivant à Stuttgard, la seule même que
de lointaines relations nouées par l'intermédiaire d'un ami commun,
pouvaient me faire supposer bien disposée pour moi, était le docteur
Schilling, auteur d'un grand nombre d'ouvrages théoriques et critiques
sur l'art musical. Ce titre de docteur, que presque tout le monde porte
en Allemagne, m'avait fait assez mal augurer de lui. Je me figurais
quelque vieux pédant, avec des lunettes, une perruque rousse, une vaste
tabatière, toujours à cheval sur la fugue et le contre-point, ne parlant
que de Bach et de Marpurg, poli extérieurement peut-être, mais au fond
plein de haine pour la musique moderne en général, et d'horreur pour la
mienne en particulier; enfin quelque fesse-mathieu musical. Voyez comme
on se trompe; M. Schilling n'est pas vieux, il ne porte pas de lunettes,
il a de fort beaux cheveux noirs, il est plein de vivacité, parle vite
et fort, comme à coups de pistolet; il fume et ne prise pas; il m'a
très-bien reçu, m'a indiqué dès l'abord tout ce que j'avais à faire pour
parvenir à donner un concert, ne m'a jamais dit un mot de fugue ni de
canon, n'a manifesté de mépris ni pour les _Huguenots_ ni pour
_Guillaume Tell_, et n'a point montré d'aversion pour ma musique avant
de l'avoir entendue.

D'ailleurs la conversation n'était rien moins que facile entre nous
quand il n'y avait pas d'interprète. M. Schilling parlant le français à
peu près comme je parle l'allemand. Impatienté de ne pouvoir se faire
comprendre:

«--Parlez-vous anglais, me dit-il un jour?

--J'en sais quelques mots; et vous?

--Moi... non! Mais l'italien, savez-vous l'italien?

--_Si, un poco. Come si chiama il direttore del teatro?_

--Ah! diable! pas parler italien non plus!...»

Je crois, Dieu me pardonne, que si j'eusse déclaré ne comprendre ni
l'anglais ni l'italien, le bouillant docteur avait envie de jouer avec
moi dans ces deux langues, la scène du Médecin malgré lui: _Arcithuram,
catalamus, nominativo, singulariter; est ne oratio latinas?_

Nous en vînmes à essayer du latin, et à nous entendre tant bien que mal,
non sans quelques _arcithuram, catalamus_. Mais on conçoit que
l'entretien devait être un peu pénible et ne roulait pas précisément sur
les idées de Herder, ni sur la Critique de la raison pure de Kant. Enfin
M. Schilling sut me dire que je pouvais donner mon concert au théâtre ou
dans une salle destinée aux solennités musicales de cette nature et
qu'on nomme salle de la Redoute. Dans le premier cas, outre l'avantage
énorme dans une ville comme Stuttgard, de la présence du roi et de la
cour, qu'il me croyait assuré d'obtenir, j'aurais encore une exécution
gratuite, sans avoir à m'occuper des billets, ni des annonces, ni
d'aucun des autres détails matériels de la soirée. Dans le second,
j'aurais à payer l'orchestre, à m'occuper de tout, et le roi ne
viendrait pas; il n'allait jamais dans la salle de concert. Je suivis
donc le conseil du docteur et m'empressai d'aller présenter ma requête à
M. le baron de Topenheim, grand maréchal de la cour et intendant du
théâtre. Il me reçut avec une urbanité charmante, m'assurant qu'il
parlerait le soir même au roi de ma demande et qu'il croyait qu'elle me
serait accordée.

«--Je vous ferai observer cependant, ajouta-t-il, que la salle de la
Redoute est la seule bonne et bien disposée pour les concerts, et que le
théâtre au contraire, est d'une si mauvaise sonorité, qu'on a depuis
longtemps renoncé à y faire entendre aucune composition instrumentale de
quelque importance!»

Je ne savais trop que répondre ni à quoi m'arrêter. Allons voir
Lindpaintner, me dis-je; celui-là est et doit être l'arbitre souverain.
Je ne saurais vous dire, mon cher Girard, quel bien me fit ma première
entrevue avec cet excellent artiste. Au bout de cinq minutes, il nous
sembla être liés ensemble depuis dix ans. Lindpaintner m'eut bientôt
éclairé sur ma position.

«--D'abord, me dit-il, il faut vous détromper sur l'importance musicale
de notre ville; c'est une résidence royale, il est vrai, mais il n'y a
ni argent, ni public. (Aye! aye! je pensai à Mayence et au père Schott.)
Pourtant, puisque vous voilà, il ne sera pas dit que nous vous aurons
laissé partir sans exécuter quelques-unes de vos compositions, que nous
sommes si curieux de connaître. Voilà ce qu'il y a à faire. Le théâtre
ne vaut rien, absolument rien pour la musique. La question de la
présence du roi n'est d'aucune valeur; Sa Majesté n'allant jamais au
concert, ne paraîtra pas au vôtre en quelque lieu que vous le donniez.
Ainsi donc prenez la salle de la Redoute, dont la sonorité est
excellente et où rien ne manque pour l'effet de l'orchestre. Quant aux
musiciens, vous aurez seulement à verser une petite somme de 80 fr. pour
leur caisse des pensions, et tous, sans exception, se feront un devoir
et un honneur non-seulement d'exécuter, mais de répéter plusieurs fois
vos œuvres, sous votre direction. Venez ce soir entendre le
_Freyschütz_; dans un entr'acte je vous présenterai à la chapelle, et
vous verrez si j'ai tort de vous répondre de sa bonne volonté.»

Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Lindpaintner me présenta aux
artistes, et après qu'il eut traduit une petite allocution que je crus
devoir leur adresser, mes doutes et mes inquiétudes disparurent: j'avais
un orchestre.

J'avais un orchestre composé à peu près comme celui de Francfort, et
jeune, et plein de vigueur et de feu. Je le vis bien à la manière dont
toute la partie instrumentale du chef-d'œuvre de Weber fut exécutée. Les
chœurs me parurent assez ordinaires, peu nombreux et peu attentifs à
rendre les nuances principales si bien connues cependant, de cette
admirable partition. Ils chantaient toujours mezzo-forte, et
paraissaient assez ennuyés de la tâche qu'ils remplissaient. Pour les
acteurs ils étaient tous d'une honnête médiocrité. Je ne me rappelle le
nom d'aucun d'eux. La prima-donna (Agathe) a une voix sonore, mais dure
et peu flexible; la seconde femme (Annette) vocalise plus aisément, mais
chante souvent faux; le baryton (Gaspard) est, je crois, ce que le
théâtre de Stuttgard possède de mieux. J'ai entendu ensuite cette troupe
chantante dans _la Muette de Portici_ sans changer d'opinion à son
égard. Lindpaintner, en conduisant l'exécution de ces deux opéras, m'a
étonné par la rapidité qu'il donnait au mouvement de certains morceaux.
J'ai vu plus tard que beaucoup de maîtres de chapelle allemands ont, à
cet égard, la même manière de sentir; tels sont, entre autres,
Mendelssohn, Krebs et Guhr. Pour les mouvements du _Freyschütz_, je ne
puis rien dire, ils en ont, sans doute, beaucoup mieux que moi les
véritables traditions; mais quant à _la Muette_, à _la Vestale_, à
_Moïse_ et aux _Huguenots_, qui ont été montés sous les yeux des auteurs
à Paris, et dont les mouvements s'y sont conservés tels qu'ils furent
donnés aux premières représentations, j'affirme que la précipitation
avec laquelle j'en ai entendu exécuter certaines parties à Stuttgard, à
Leipzig, à Hambourg et à Francfort, est une infidélité d'exécution;
infidélité involontaire, sans doute, mais réelle et très-nuisible à
l'effet. On croit pourtant en France que les Allemands ralentissent tous
nos mouvements.

L'orchestre de Stuttgard possède 16 violons, 4 altos, 4 violoncelles, 4
contre-basses, et les instruments à vent et à percussion nécessaires à
l'exécution de la plupart des opéras modernes. Mais il a de plus une
excellente harpe, M. Krüger, et c'est pour l'Allemagne une véritable
rareté. L'étude de ce bel instrument y est négligée d'une façon ridicule
et même barbare, sans qu'on en puisse découvrir la raison. Je penche
même à croire qu'il en fut toujours ainsi, considérant qu'aucun des
maîtres de l'école allemande n'en a fait usage. On ne trouve point de
harpe dans les œuvres de Mozart; il n'y en a ni dans _Don Juan_, ni dans
_Figaro_, ni dans _la Flûte enchantée_, ni dans _le Sérail_, ni dans
_Idomenée_, ni dans _Così fan tutte_, ni dans ses messes, ni dans ses
symphonies; Weber s'en est également abstenu partout; Haydn et Beethoven
sont dans le même cas: Gluck seul a écrit dans _Orphée_ une partie de
harpe très-facile, pour _une main_, et encore cet opéra fut-il composé
et représenté en Italie. Il y a là-dedans quelque chose qui m'étonne et
m'irrite en même temps!... C'est une honte pour les orchestres
allemands, qui tous devraient avoir au moins deux harpes, maintenant
surtout qu'ils exécutent les opéras venus de France et d'Italie, où
elles sont si souvent employées.

Les violons de Stuttgard sont excellents; on voit qu'ils sont pour la
plupart élèves du concert-meister. Molique, dont nous avons, il y a
quelques années, admiré au Conservatoire de Paris le jeu vigoureux, le
style large et sévère, bien que peu nuancé, et les savantes
compositions, Molique, au théâtre et aux concerts, occupant le premier
pupitre des violons, n'a donc à diriger en grande partie, que ses élèves
qui professent pour lui un respect et une admiration parfaitement
motivés. De là une précieuse exactitude dans l'exécution, exactitude due
à l'unité de sentiment et de méthode, autant qu'à l'attention des
violonistes.

Je dois signaler, parmi eux, le second maître de concert, Habenheim,
artiste distingué sous tous les rapports, et dont j'ai entendu une
cantate d'un style mélodique expressif, d'une harmonie pure, et
très-bien instrumentée.

Les autres instruments à archet ont une valeur, sinon égale à celle des
violons, au moins suffisante pour qu'on doive les compter pour bons.
J'en dirai autant des instruments à vent: la première clarinette et le
premier hautbois sont excellents. L'artiste qui joue la partie de
première flûte, Krüger père, se sert malheureusement d'un ancien
instrument qui laisse beaucoup à désirer pour la pureté du son en
général et pour la facilité d'émission des notes aiguës. M. Krüger
devrait aussi se tenir en garde contre le penchant qui l'entraîne
parfois à faire des trilles et des grupetti là où l'auteur s'est bien
gardé d'en écrire.

Le premier basson, M. Neukirchner, est un virtuose de première force qui
s'attache peut-être trop à faire parade de grandes difficultés; il joue
en outre sur un basson tellement mauvais, que des intonations douteuses
viennent à chaque instant blesser l'oreille et empêcher l'effet des
phrases même les mieux rendues par l'exécutant. On distingue parmi les
cors, M. Schuncke; il fait aussi comme ses confrères de Francfort, un
peu trop cuivrer le son des notes élevées. Les cors à cylindres (ou
chromatiques) sont exclusivement employés à Stuttgard. L'habile facteur
Adolphe Sax, actuellement établi à Paris, a démontré surabondamment la
supériorité de ce système sur celui des pistons, à peu près abandonné à
cette heure dans toute l'Allemagne, pendant que celui des cylindres pour
les cors, trompettes, bombardons, bass-tubas, y devient d'un usage
général. Les Allemands appellent instruments à soupape (ventil-horn,
ventil-trompetten) ceux auxquels ce mécanisme est appliqué. J'ai été
surpris de ne pas le voir adopté pour les trompettes dans la musique
militaire, assez bonne d'ailleurs, de Stuttgard; on en est encore là aux
trompettes à deux pistons, instruments fort imparfaits et bien loin pour
la sonorité et la qualité du timbre, des trompettes à cylindres dont on
se sert à présent partout ailleurs. Je ne parle pas de Paris; nous y
viendrons dans quelque dix ans.

Les trombones sont d'une belle force; le premier (M. Schrade), qui fit,
il y a quatre ans, partie de l'orchestre du concert Vivienne, à Paris, a
un véritable talent. Il possède à fond son instrument, se joue des plus
grandes difficultés, tire du trombone-ténor un son magnifique; je
pourrais même dire des sons, puisqu'il sait, au moyen d'un procédé non
encore expliqué, produire trois et quatre notes à la fois, comme ce
jeune corniste[84] dont toute la presse musicale s'est récemment
occupée à Paris. Schrade, dans un point d'orgue d'une fantaisie qu'il a
exécutée en public à Stuttgard, a fait entendre simultanément, et à la
surprise générale, les quatre notes de l'accord de septième dominante du
ton de _si _b__, ainsi posées:

_mi b_
_la_
_ut_
_fa_

c'est aux acousticiens qu'il appartient de donner la raison de ce
nouveau phénomène de la résonnance des tubes sonores; à nous autres
musiciens de le bien étudier et d'en tirer parti si l'occasion s'en
présente.

Un autre mérite de l'orchestre de Stuttgard, c'est qu'il est composé de
lecteurs intrépides, que rien ne trouble, que rien ne déconcerte, qui
lisent à la fois la note et la nuance, qui à la première vue ne laissent
échapper ni un P ni un F, ni un mezzo-forte, ni un smorzando, sans
l'indiquer. Ils sont en outre rompus à tous les caprices du rhythme et
de la mesure, ne se cramponnent pas toujours aux temps forts, et savent
sans hésiter accentuer les temps faibles et passer d'une syncope à une
autre sans embarras et sans avoir l'air d'exécuter un pénible tour de
force. En un mot, leur éducation musicale est complète sous tous les
rapports. J'ai pu reconnaître en eux ces précieuses qualités dès la
première répétition de mon concert. J'avais choisi pour celui-là la
_Symphonie fantastique_ et l'ouverture des _Francs-Juges_. Vous savez
combien ces deux ouvrages contiennent de difficultés rhythmiques, de
phrases syncopées, de syncopes croisées, de groupes de quatre notes
superposées à des groupes de trois, etc., etc.; toutes choses
qu'aujourd'hui, au Conservatoire, nous jetons vigoureusement à la tête
du public, mais qu'il nous a fallu travailler pourtant, et beaucoup et
longtemps. J'avais donc lieu de craindre une foule d'erreurs à
différents passages de l'ouverture et du finale de la symphonie; je n'en
ai pas eu à relever une seule, tout a été vu et lu et vaincu du premier
coup. Mon étonnement était extrême. Le vôtre ne sera pas moindre, si je
vous dis que nous avons monté cette damnée symphonie et le reste du
programme en deux répétitions. L'effet eût même été très-satisfaisant si
les maladies vraies ou simulées ne m'eussent enlevé la moitié des
violons le jour du concert. Me voyez-vous, avec quatre premiers violons
et quatre seconds, pour lutter avec tous ces instruments à vent et à
percussion? Car l'épidémie avait épargné le reste de l'orchestre, et il
ne manquait rien, rien que la moitié des violons! Oh! en pareil cas, je
ferais comme Max dans le _Freyschütz_, et pour obtenir des violons, je
signerais un pacte avec tous les diables de l'enfer. C'était d'autant
plus navrant et irritant, que, malgré les prédictions de Lindpaintner,
le roi et la cour étaient venus. Nonobstant cette défection de quelques
pupitres, l'exécution fut, sinon puissante (c'était chose impossible) au
moins intelligente, exacte et chaleureuse. Les morceaux de la _Symphonie
fantastique_ qui produisirent le plus d'effet furent l'adagio (la _Scène
aux champs_,) et le finale (le _Sabbat_). L'ouverture fut chaudement
accueillie; quant à la Marche des pèlerins d'_Harold_, qui figurait
aussi dans le programme, elle passa presque inaperçue. Il en a été de
même encore dans une autre où j'avais eu l'imprudence de la faire
entendre isolément; tandis que partout où j'ai donné _Harold_ en entier,
ou au moins les trois premières parties de cette symphonie, la marche a
été accueillie comme elle l'est à Paris, et souvent redemandée. Nouvelle
preuve de la nécessité de ne pas morceler certaines compositions, et de
ne les produire que dans leur jour et sous le point de vue qui leur est
propre.

Faut-il vous dire maintenant qu'après le concert je reçus toutes sortes
de félicitations de la part du roi, de M. le comte Neiperg et du prince
Jérôme Bonaparte? Pourquoi pas? On sait que les princes sont en général
d'une bienveillance extrême pour les artistes étrangers, et je ne
manquerais réellement de modestie que si j'allais vous répéter ce que
m'ont dit quelques-uns des musiciens le soir même et les jours suivants.
D'ailleurs, pourquoi ne pas manquer de modestie? Pour ne pas faire
grogner quelques mauvais dogues à la chaîne, qui voudraient mordre
quiconque passe en liberté devant leur chenil? Cela vaut bien la peine
d'aller employer de vieilles formules et jouer une comédie dont personne
n'est dupe! La vraie modestie consisterait, non-seulement à ne pas
parler de soi, mais à ne pas en faire parler, à ne pas attirer sur soi
l'attention publique, à ne rien dire, à ne rien écrire, à ne rien faire,
à se cacher, à ne pas vivre. N'est-ce pas là une absurdité?... Et puis
j'ai pris le parti de tout avouer, heur et malheur; j'ai commencé déjà
dans ma précédente lettre, et je suis prêt à continuer dans celle-ci.
Ainsi je crains fort que Lindpaintner, qui est un maître, et dont
j'ambitionnais beaucoup le suffrage, approuvant dans tout cela
l'ouverture seulement, n'ait profondément abominé la symphonie; je
parierais que Molique n'a rien approuvé. Quant au docteur Schilling, je
suis sûr qu'il a tout trouvé exécrable, et qu'il a été bien honteux
d'avoir fait les premières démarches pour produire à Stuttgard un
brigand de mon espèce, véhémentement soupçonné d'avoir violé la musique,
et qui, s'il parvient à lui inspirer sa passion de l'air libre et du
vagabondage, fera de la chaste muse une sorte de bohémienne, moins
Esmeralda qu'Héléna Mac Grégor, virago armée, dont les cheveux flottent
au vent, dont la sombre tunique étincelle de brillants colifichets, qui
bondit pieds nus sur les roches sauvages, qui rêve au bruit des vents et
de la foudre, et dont le noir regard épouvante les femmes et trouble les
hommes sans leur inspirer l'amour.

Aussi Schilling, en sa qualité de conseiller du prince de
Hohenzollern-Hechingen, n'a pas manqué d'écrire à Son Altesse et de lui
proposer, pour la divertir, le curieux sauvage, plus convenable dans la
Forêt-Noire que dans une ville civilisée. Et le sauvage, curieux de tout
connaître, au reçu d'une invitation rédigée en termes aussi obligeants
que choisis par M. le baron de Billing, autre conseiller intime du
prince, s'est acheminé, à travers la neige et les grands bois de sapins,
vers la petite ville d'Hechingen, sans trop s'inquiéter de ce qu'il
pourrait y faire. Cette excursion dans la Forêt-Noire m'a laissé un
confus mélange de souvenirs joyeux, tristes, doux et pénibles, que je ne
saurais évoquer sans un serrement de cœur presque inexplicable. Le
froid, le double deuil noir et blanc étendu sur les montagnes, le vent
qui mugissait sous les pins frissonnants, le travail secret du
ronge-cœur si actif dans la solitude, un triste épisode d'un douloureux
roman lu pendant le voyage... Puis l'arrivée à Hechingen, les gais
visages, l'amabilité du prince, les fêtes du premier jour de l'an, le
bal, le concert, les rires fous, les projets de se revoir à Paris, et...
les adieux... et le départ... Oh! je souffre!... Quel diable m'a poussé
à vous faire ce récit, qui ne présente pourtant, comme vous l'allez
voir, aucun incident émouvant ni romanesque... Mais je suis ainsi fait,
que je souffre parfois, sans motif apparent, comme, pendant certains
états électriques de l'atmosphère, les feuilles des arbres remuent sans
qu'il fasse du vent.

.....Heureusement, mon cher Girard, vous me connaissez de longue date,
et vous ne trouverez pas trop ridicule cette exposition sans péripétie,
cette introduction sans allegro, ce sujet sans fugue! Ah! ma foi! un
sujet sans fugue, avouez-le, c'est une rare bonne fortune. Et nous avons
lu tous les deux plus de mille fugues qui n'ont pas de sujet, sans
compter celles qui n'ont que de mauvais sujets. Allons! voilà ma
mélancolie qui s'envole, grâce à l'intervention de la fugue (vieille
radoteuse qui si souvent a fait venir l'ennui), je reprends ma bonne
humeur, et... je vous raconte Hechingen.

Quand je disais tout à l'heure que c'est une petite ville, j'exagérais
géographiquement son importance. Hechingen n'est qu'un grand village,
tout au plus un bourg, bâti sur une côte assez escarpée, à peu près
comme la portion de Montmartre qui couronne la butte, ou mieux encore
comme le village de Subiaco dans les États romains. Au-dessus du bourg,
et placée de manière à la dominer entièrement, est la villa Eugenia,
occupée par le prince. À droite de ce petit palais, une vallée profonde,
et, un peu plus loin, un pic âpre et nu surmonté du vieux castel de
Hohenzollern, qui n'est plus aujourd'hui qu'un rendez-vous de chasse,
après avoir été longtemps la féodale demeure des ancêtres du prince.

Le souverain actuel de ce romantique paysage est un jeune homme
spirituel, vif et bon, qui semble n'avoir au monde que deux
préoccupations constantes: le désir de rendre aussi heureux que possible
les habitants de ses petits États, et l'amour de la musique.
Concevez-vous une existence plus douce que la sienne? Il voit tout le
monde content autour de lui: ses sujets l'adorent; la musique l'aime; il
la comprend en poëte et en musicien; il compose de charmants lieder,
dont deux: _der Fischer knabe_ et _Schiffers Abendied_, m'ont réellement
touché par l'expression de leur mélodie. Il les chante avec une voix de
compositeur, mais avec une chaleur entraînante et des accents de l'âme
et du cœur, il a, sinon un théâtre, au moins une chapelle (un orchestre)
dirigée par un maître éminent, Techlisbeck, dont le Conservatoire de
Paris a souvent exécuté avec honneur les symphonies, et qui lui fait
entendre, sans luxe, mais montés avec soin, les chefs-d'œuvre les plus
simples de la musique instrumentale. Tel est l'aimable prince dont
l'invitation m'avait été si agréable et dont j'ai reçu l'accueil le
plus cordial.

En arrivant à Hechingen, je renouvelai connaissance avec Techlisbeck. Je
l'avais connu à Paris cinq ans auparavant; il m'accabla chez lui de
prévenances et de ces témoignages de véritable bonté qu'on n'oublie
jamais. Il me mit bien vite au fait des forces musicales dont nous
pouvions disposer. C'étaient huit violons en tout, dont trois
très-faibles, trois altos, deux violoncelles, deux contre-basses. Le
premier violon, nommé Stern, est un virtuose de talent. Le premier
violoncelle (Oswald) mérite la même distinction. Le pasteur archiviste
d'Hechingen joue la première contre-basse à la satisfaction des
compositeurs les plus exigeants. La première flûte, le premier hautbois
et la première clarinette sont excellents; la première flûte a seulement
quelquefois de ces velléités d'ornementation que j'ai reprochées à celle
de Stuttgard. Les seconds instruments à vent sont suffisants. Les deux
bassons et les deux cors laissent un peu à désirer. Quant aux
trompettes, au trombone (il n'y en a qu'un) et au timbalier, ils
laissent à désirer, toutes les fois qu'ils jouent, qu'on ne les ait pas
priés de se taire. Ils ne savent rien.

Je vous vois rire, mon cher Girard, et prêt à me demander ce que j'ai pu
faire exécuter avec un si petit orchestre? Eh bien! à force de patience
et de bonne volonté, en arrangeant et modifiant certaines parties, en
faisant cinq répétitions en trois jours, nous avons monté l'ouverture du
_Roi Lear_, la _Marche des pèlerins_, le _Bal de la Symphonie
fantastique_, et divers autres fragments proportionnés, par leur
dimension, au cadre qui leur était destiné. Et tout a marché très-bien,
avec précision et même avec verve.

J'avais écrit au crayon sur les parties d'alto les notes essentielles et
laissées à découvert des 3e et 4e cors (puisque nous ne pouvions
avoir que le 1er et le 2e); Techlisbeck jouait sur le piano la
1re harpe du _Bal_; il avait bien voulu se charger aussi de l'alto
solo dans la marche d'_Harold_. Le prince d'Hechingen se tenait à côté
du timbalier pour lui compter ses pauses et le faire partir à temps;
j'avais supprimé dans les parties de trompette, les passages que nous
avions reconnus inaccessibles aux deux exécutants. Le trombone seul
était livré à lui-même; mais, ne donnant prudemment que les sons qui lui
étaient très-familiers, comme _si bémol_, _ré_, _fa_, et évitant avec
soin tous les autres, il brillait presque partout par son silence. Il
fallait voir dans cette jolie salle de concert, où Son Altesse avait
réuni un nombreux auditoire, comme les impressions musicales circulaient
vives et rapides! Cependant, vous le devinez sans doute, je n'éprouvais
de toutes ces manifestations qu'une joie mêlée d'impatience; et quand le
prince est venu me serrer la main, je n'ai pu m'empêcher de lui dire:

«--Ah! monseigneur, je donnerais, je vous jure, deux des années qui me
restent à vivre pour avoir là maintenant mon orchestre du Conservatoire,
et le mettre aux prises devant vous avec ces partitions que vous jugez
avec tant d'indulgence!

--Oui, oui, je sais, m'a-t-il répondu, vous avez un orchestre impérial,
qui vous dit: Sire! et je ne suis qu'une Altesse; mais j'irai l'entendre
à Paris, j'irai, j'irai!»

Puisse-t-il tenir parole! Ses applaudissements, qui me sont restés sur
le cœur, me semblent un bien mal acquis.

Il y eut après le concert, souper à la villa Eugenia. La gaieté
charmante du prince s'était communiquée à tous ses convives; il voulut
me faire connaître une de ses compositions pour ténor, piano et
violoncelle; Techlisbeck se mit au piano, l'auteur se chargeait de la
partie du chant, et je fus, aux acclamations de l'assemblée, désigné
pour chanter la partie de violoncelle. On a beaucoup applaudi le morceau
et ri presque autant du timbre singulier de ma chanterelle. Les dames
surtout ne revenaient pas de mon _la_.

Le surlendemain, après bien des adieux, il fallut retourner à Stuttgard.
La neige fondait sur les grands pins éplorés, le manteau blanc des
montagnes se marbrait de taches noires... c'était profondément triste...
le ronge-cœur put travailler encore.

    _The rest is silence...
    Farewell._



À LISZT

TROISIÈME LETTRE

Manheim.--Weimar.


À mon retour d'Hechingen, je restai quelques jours encore à Stuttgard,
en proie à de nouvelles perplexités. À toutes les questions qu'on
m'adressait sur mes projets et sur la future direction de mon voyage à
peine commencé, j'aurais pu répondre, sans mentir, comme ce personnage
de Molière:

    Non, je ne reviens point, car je n'ai point été;
    Je ne vais point non plus, car je suis arrêté,
    Et ne demeure point, car tout de ce pas même
    Je prétends m'en aller...

M'en aller... où? Je ne savais trop. J'avais écrit à Weimar, il est
vrai, mais la réponse n'arrivait pas, et je devais absolument l'attendre
avant de prendre une détermination.

Tu ne connais pas ces incertitudes, mon cher Liszt; il t'importe peu de
savoir si, dans la ville où tu comptes passer, la chapelle est bien
composée, si le théâtre est ouvert, si l'intendant veut le mettre à ta
disposition, etc. En effet, à quoi bon pour toi tant d'informations! Tu
peux, modifiant le mot de Louis XIV, dire avec confiance:

«L'orchestre, c'est moi! le chœur, c'est moi! le chef, c'est encore moi.
Mon piano chante, rêve, éclate, retentit; il défie au vol les archets
les plus habiles; il a, comme l'orchestre, ses harmonies cuivrées; comme
lui, et sans le moindre appareil, il peut livrer à la brise du soir son
nuage de féeriques accords, de vagues mélodies; je n'ai besoin ni de
théâtre, ni de décor fermé, ni de vastes gradins; je n'ai point à me
fatiguer par de longues répétitions; je ne demande ni cent, ni
cinquante, ni vingt musiciens; je n'en demande pas du tout, je n'ai pas
même besoin de musique. Un grand salon, un grand piano, et je suis
maître d'un grand auditoire. Je me présente, on m'applaudit; ma mémoire
s'éveille, d'éblouissantes fantaisies naissent sous mes doigts,
d'enthousiastes acclamations leur répondent; je chante l'_Ave Maria_ de
Schubert ou l'_Adélaïde_ de Beethoven, et tous les cœurs de tendre vers
moi, toutes les poitrines de retenir leur haleine... c'est un silence
ému, une admiration concentrée et profonde.... Puis viennent les bombes
lumineuses, le bouquet de ce grand feu d'artifice, et les cris du
public, et les fleurs et les couronnes qui pleuvent autour du prêtre de
l'harmonie frémissant sur son trépied; et les jeunes belles qui, dans
leur égarement sacré, baisent avec larmes le bord de son manteau; et les
hommages sincères obtenus des esprits sérieux, et les applaudissements
fébriles arrachés à l'envie; les grands fronts qui se penchent, les
cœurs étroits surpris de s'épanouir...» Et le lendemain, quand le jeune
inspiré a répandu ce qu'il voulait répandre de son intarissable passion,
il part, il disparaît, laissant après soi un crépuscule éblouissant
d'enthousiasme et de gloire... C'est un rêve!... C'est un de ces rêves
d'or qu'on fait quand on se nomme Liszt ou Paganini.

Mais le compositeur qui tenterait, comme je l'ai fait, de voyager pour
produire ses œuvres, à quelles fatigues, au contraire, à quel labeur
ingrat et toujours renaissant ne doit-il pas s'attendre!... Sait-on ce
que peut être pour lui la torture des répétitions?... Il a d'abord à
subir le froid regard de tous ces musiciens médiocrement charmés
d'éprouver à son sujet un dérangement inattendu, d'être soumis à des
études inaccoutumées.--«Que veut ce Français? Que ne reste-t-il chez
lui?» Chacun néanmoins prend place à son pupitre; mais au premier coup
d'œil jeté sur l'ensemble de l'orchestre, l'auteur y reconnaît bien vite
d'inquiétantes lacunes. Il en demande la raison au maître de chapelle:
«La première clarinette est malade, le hautbois a une femme en couches,
l'enfant du premier violon a le croup, les trombones sont à la parade;
ils ont oublié de demander une exemption de service militaire pour ce
jour-là; le timbalier s'est foulé le poignet, la harpe ne paraîtra pas à
la répétition, parce qu'il lui faut du temps pour étudier sa partie,
etc., etc.» On commence cependant, les notes sont lues, tant bien que
mal, dans un mouvement plus lent du double que celui de l'auteur; rien
n'est affreux pour lui comme cet alanguissement du rhythme! Peu à peu
son instinct reprend le dessus, son sang échauffé l'entraîne, il
précipite la mesure et revient malgré lui au mouvement du morceau; alors
le gâchis se déclare, un formidable charivari lui déchire les oreilles
et le cœur; il faut s'arrêter et reprendre le mouvement lent, et exercer
fragments par fragments ces longues périodes dont, tant de fois
auparavant, avec d'autres orchestres, il a guidé la course libre et
rapide. Cela ne suffit pas encore; malgré la lenteur du mouvement, des
discordances étranges se font entendre dans certaines parties
d'instruments à vent: il veut en découvrir la cause: «Voyons les
trompettes seules!..... Que faites-vous là? Je dois entendre une tierce,
et vous produisez un accord de seconde. La deuxième trompette en _ut_ a
un _ré_, donnez-moi votre _ré_!... Très-bien! La première a un _ut_ qui
produit _fa_, donnez-moi votre _ut_! Fi!... l'horreur! vous me faites un
_mi b_!

--Non, monsieur, je fais ce qui est écrit!

--Mais je vous dis que non, vous vous trompez d'un ton!

--Cependant je suis sûr de faire l'_ut_!

--En quel ton est la trompette dont vous vous servez?

--En _mi b_!

--Eh! parlez donc, c'est là qu'est l'erreur, vous devez prendre la
trompette en _fa_.

--Ah! je n'avais pas bien lu l'indication; c'est vrai, excusez-moi.

--Allons! quel diable de vacarme faites-vous là-bas, vous, le timbalier!

--Monsieur j'ai _un fortissimo_.

--Point du tout, c'est un _mezzo forte_, il n'y a pas deux F, mais un M
et un F. D'ailleurs vous vous servez des baguettes de bois et il faut
employer là les baguettes à tête d'éponge; c'est une différence du noir
au blanc.

--Nous ne connaissons pas cela, dit le maître de chapelle;
qu'appelez-vous des baguettes à tête d'éponge? nous n'avons jamais vu
qu'une seule espèce de baguettes.

--Je m'en doutais; j'en ai apporté de Paris. Prenez-en une paire que
j'ai déposée là sur cette table. Maintenant, y sommes-nous?... Mon Dieu!
c'est vingt fois trop fort! Et les sourdines que vous n'avez pas
prises!...

--Nous n'en avons pas, le garçon d'orchestre a oublié d'en mettre sur
les pupitres; on s'en procurera demain, etc., etc.»

Après trois ou quatre heures de ces tiraillements antiharmoniques, on
n'a pas pu rendre un seul morceau intelligible. Tout est brisé,
désarticulé, faux, froid, plat, bruyant discordant, hideux! Et il faut
laisser sur une pareille impression soixante ou quatre-vingts musiciens
qui s'en vont, fatigués et mécontents, dire partout qu'ils ne savent pas
ce que cela veut dire, que cette musique est un enfer, un chaos, qu'ils
n'ont jamais rien essuyé de pareil. Le lendemain le progrès se manifeste
à peine; ce n'est guère que le troisième jour qu'il se dessine
formellement. Alors, seulement, le pauvre compositeur commence à
respirer; les harmonies bien posées deviennent claires, les rhythmes
bondissent, les mélodies pleurent et sourient; la masse unie, compacte,
s'élance hardiment; après tant de tâtonnements, tant de bégayements,
l'orchestre grandit, il marche, il parle, il devient homme!
L'intelligence ramène le courage aux musiciens étonnés; l'auteur demande
une quatrième épreuve; ses interprètes, qui, à tout prendre, sont les
meilleures gens du monde, l'accordent avec empressement. Cette fois,
_fiat lux_! «Attention aux nuances! Vous n'avez plus peur?--Non!
donnez-nous le vrai mouvement?--Via!» Et la lumière se fait, l'art
apparaît, la pensée brille, l'œuvre est comprise! Et l'orchestre se
lève, applaudissant et saluant le compositeur; le maître de chapelle
vient le féliciter; les curieux qui se tenaient cachés dans les coins
obscurs de la salle, s'approchent, montent sur le théâtre et échangent
avec les musiciens des exclamations de plaisir et d'étonnement, en
regardant d'un œil surpris le maître étranger qu'ils avaient d'abord
pris pour un fou ou un barbare. C'est maintenant qu'il aurait besoin de
repos. Qu'il s'en garde bien, le malheureux! C'est l'heure pour lui de
redoubler de soins et d'attention. Il doit revenir avant le concert,
pour surveiller la disposition des pupitres, inspecter les parties
d'orchestre, et s'assurer qu'elles ne sont point mélangées. Il doit
parcourir les rangs, un crayon rouge à la main, et marquer sur la
musique des instruments à vent les désignations de tons usitées en
Allemagne, au lieu de celles dont on se sert en France; mettre partout:
_in C_, _in D_, _in Des_, _in Fis_, au lieu de en _ut_, en _ré_, en _ré
bémol_, en _fa dièse_. Il a à transposer pour le hautbois un solo de cor
anglais, parce que cet instrument ne se trouve pas dans l'orchestre
qu'il va diriger, et que l'exécutant hésite souvent à transposer
lui-même. Il faut qu'il aille faire répéter isolément les chœurs et les
chanteurs, s'ils ont manqué d'assurance. Mais le public arrive, l'heure
sonne; exténué, abîmé de fatigues de corps et d'esprit, le compositeur
se présente au pupitre-chef, se soutenant à peine, incertain, éteint,
dégoûté, jusqu'au moment où les applaudissements de l'auditoire, la
verve des exécutants, l'amour qu'il a pour son œuvre le transforment
tout à coup en machine électrique, d'où s'élancent invisibles, mais
réelles, de foudroyantes irradiations. Et la compensation commence. Ah!
c'est alors, j'en conviens, que l'auteur-directeur vit d'une vie aux
virtuoses inconnue! Avec quelle joie furieuse il s'abandonne au bonheur
de _jouer de l'orchestre_! Comme il presse, comme il embrasse, comme il
étreint cet immense et fougueux instrument! L'attention multiple lui
revient; il a l'œil partout; il indique d'un regard les entrées vocales
et instrumentales, en haut, en bas, à droite, à gauche; il jette avec
son bras droit de terribles accords qui semblent éclater au loin comme
d'harmonieux projectiles: puis il arrête, dans les points d'orgue, tout
ce mouvement qu'il a communiqué; il enchaîne toutes les attentions; il
suspend tous les bras, tous les souffles, écoute un instant le
silence... et redonne plus ardente carrière au tourbillon qu'il a
dompté.

    Luctantes ventos tempestatesque sonoras
    Imperio premit, ac vinclis et carcere frenat.

Et dans les grands adagio, est-il heureux de se bercer mollement sur son
beau lac d'harmonie! prêtant l'oreille aux cent voix enlacées qui
chantent ses hymnes d'amour ou semblent confier ses plaintes du présent,
ses regrets du passé, à la solitude et à la nuit. Alors souvent, mais
seulement alors, l'auteur-chef oublie complètement le public; il
s'écoute, il se juge; et si l'émotion lui arrive, partagée par les
artistes qui l'entourent, il ne tient plus compte des impressions de
l'auditoire, trop éloigné de lui. Si son cœur a frissonné au contact de
la poétique mélodie, s'il a senti cette ardeur intime qui annonce
l'incandescence de l'âme, le but est atteint, le ciel de l'art lui est
ouvert, qu'importe la terre!...

Puis à la fin de la soirée, quand le grand succès est obtenu, sa joie
devient centuple, partagée qu'elle est par tous les amours-propres
satisfaits de son armée. Ainsi, vous, grands virtuoses, vous êtes
princes et rois par la grâce de Dieu, vous naissez sur les marches du
trône; les compositeurs doivent combattre, vaincre et conquérir pour
régner. Mais même les fatigues et les dangers de la lutte ajoutent à
l'éclat et à l'enivrement de leurs victoires, et ils seraient peut-être
plus heureux que vous... s'ils avaient toujours des soldats.

Voilà, mon cher Liszt, une longue digression, et j'allais oublier, en
causant avec toi, de continuer le récit de mon voyage. J'y reviens.

Pendant les quelques jours que je passai à Stuttgart à attendre les
lettres de Weimar, la société de la Redoute, dirigée par Lindpaintner,
donna un concert brillant où j'eus l'occasion d'observer une seconde
fois la froideur avec laquelle le gros public allemand accueille en
général les conceptions les plus colossales de l'immense Beethoven.
L'ouverture de _Léonore_, morceau vraiment monumental, exécuté avec une
précision et une verve rares, fut à peine applaudie, et j'entendis le
soir, à la table d'hôte, un monsieur se plaindre de ce qu'on ne donnait
pas les symphonies de Haydn au lieu de cette _musique violente où il
n'y a point de chant!!!_... Franchement, nous n'avons plus de ces
bourgeois-là à Paris!...

Une réponse favorable m'étant enfin parvenue de Weimar, je partis pour
Carlsruhe. J'aurais voulu y donner un concert en passant; le maître de
chapelle, Strauss[85], m'apprit que j'aurais à attendre pour cela huit
ou dix jours, à cause d'un engagement pris par le théâtre avec un
flûtiste piémontais. En conséquence, plein de respect pour la grande
flûte, je me hâtai de gagner Manheim. C'est une ville bien calme, bien
froide, bien plane, bien carrée. Je ne crois pas que la passion de la
musique empêche ses habitants de dormir. Pourtant il y a une nombreuse
Académie de chant, un assez bon théâtre et un petit orchestre
très-intelligent. La direction de l'Académie de chant et celle de
l'orchestre sont confiées à Lachner jeune, frère du célèbre compositeur.
C'est un artiste doux et timide, plein de modestie et de talent. Il
m'eut bien vite organisé un concert. Je ne me souviens plus de la
composition du programme; je sais seulement que j'avais voulu y placer
ma deuxième symphonie (_Harold_) en entier, et que dès la première
répétition je dus supprimer le finale (l'_Orgie_) à cause des trombones
manifestement incapables de remplir le rôle qui leur est confié dans ce
morceau. Lachner s'en montra tout chagrin, désireux qu'il était,
disait-il, de connaître le tableau tout entier. Je fus obligé d'insister
en l'assurant que ce serait folie d'ailleurs, indépendamment de
l'insuffisance des trombones, d'espérer l'effet de ce finale avec un
orchestre si peu fourni de violons. Les trois premières parties de la
symphonie furent bien rendues et produisirent sur le public une vive
impression. La grande duchesse Amélie, qui assistait au concert,
remarqua, m'a-t-on dit, le coloris de la _Marche des pèlerins_, et
surtout celui de la _Sérénade dans les Abruzzes_, où elle crut
retrouver le calme heureux des belles nuits italiennes. Le solo d'alto
avait été joué avec talent par un des altos de l'orchestre, qui n'a
cependant pas de prétentions à la virtuosité.

J'ai trouvé à Manheim une assez bonne harpe, un hautbois excellent qui
joue médiocrement du cor anglais, un violoncelle habile (Heinefetter),
cousin des cantatrices de ce nom, et de valeureuses trompettes. Il n'y a
pas d'ophicléïde; Lachner, pour remplacer cet instrument employé dans
toutes les grandes partitions modernes, s'est vu obligé de faire faire
un trombone à cylindres, descendant à l'_ut_ et au _si_ graves. Il était
plus simple, ce me semble, de faire venir un ophicléïde, et,
musicalement parlant, c'eût été beaucoup mieux, car ces deux instruments
ne se ressemblent guère. Je n'ai pu entendre qu'une répétition de
l'Académie de chant; les amateurs qui la composent ont généralement
d'assez belles voix, mais ils sont loin d'être tous musiciens et
lecteurs.

Mademoiselle Sabine Heinefetter a donné, pendant mon séjour à Manheim,
une représentation de _Norma_. Je ne l'avais pas entendue depuis qu'elle
a quitté le Théâtre-Italien de Paris; sa voix a toujours de la puissance
et une certaine agilité: elle la force un peu parfois, et ses notes
hautes deviennent bien souvent difficiles à supporter; telle qu'elle
est, pourtant, mademoiselle Heinefetter a peu de rivales parmi les
cantatrices allemandes; elle sait chanter.

Je me suis beaucoup ennuyé à Manheim, malgré les soins et les attentions
d'un Français, M. Désiré Lemire, que j'avais rencontré quelquefois à
Paris, il y a huit ou dix ans. C'est qu'il est aisé de voir aux allures
des habitants, à l'aspect même de la ville, qu'on est là tout à fait
étranger au mouvement de l'art, et que la musique y est considérée
seulement comme un assez agréable délassement dont on use volontiers aux
heures de loisir laissées par les affaires. En outre, il pleuvait
continuellement; j'étais voisin d'une horloge dont la cloche avait pour
résonnance harmonique la tierce mineure[86], et d'une tour habitée par
un méchant épervier, dont les cris aigus et discordants me vrillaient
l'oreille du matin au soir. J'étais impatient aussi de voir la ville des
poëtes où me pressaient d'arriver les lettres du maître de chapelle, mon
compatriote Chélard, et celles de Lobe, ce type du véritable musicien
allemand dont tu as pu, je le sais, apprécier le mérite et la chaleur
d'âme.

Me voilà de nouveau sur le Rhin!--Je rencontre Guhr.--Il recommence à
jurer.--Je le quitte.--Je revois un instant, à Francfort, notre ami
Hiller.--Il m'annonce qu'il va faire exécuter son oratorio de la _Chute
de Jérusalem_...--Je pars, nanti d'un très-beau mal de gorge.--Je
m'endors en route.--Un rêve affreux... que tu ne sauras pas.--Voilà
Weimar. Je suis très-malade.--Lobe et Chélard essayent inutilement de me
remonter.--Le concert se prépare.--On annonce la première
répétition.--La joie me revient.--Je suis guéri.

À la bonne heure, je respire ici! Je sens quelque chose dans l'air qui
m'annonce une ville littéraire, une ville artiste! Son aspect répond
parfaitement à l'idée que je m'en étais faite, elle est calme,
lumineuse, aérée, pleine de paix et de rêverie: des alentours charmants,
de belles eaux, des collines ombreuses, de riantes vallées. Comme le
cœur me bat en la parcourant! Quoi! c'est là le pavillon de Gœthe! Voilà
celui où feu le Grand-Duc aimait à venir prendre part aux doctes
entretiens de Schiller, de Herder, de Wieland! Cette inscription latine
fut tracée sur ce rocher par l'auteur de _Faust_! Est-il possible? ces
deux petites fenêtres donnent de l'air à la pauvre mansarde qu'habita
Schiller! C'est dans cet humble réduit que le grand poëte de tous les
nobles enthousiasmes écrivit _Don Carlos_, _Marie Stuart_, _les
Brigands_, _Wallestein_! C'est là qu'il a vécu comme un simple étudiant!
Ah! je n'aime pas Gœthe d'avoir souffert cela! Lui qui était riche,
ministre d'État... ne pouvait-il changer le sort de son ami le poëte?...
ou cette illustre amitié n'eut-elle rien de réel!... Je crains qu'elle
ait été vraie du côté de Schiller seulement! Gœthe s'aimait trop: il
chérissait trop aussi son damné fils Méphisto; il a vécu trop vieux: il
avait trop peur de la mort.

Schiller! Schiller! tu méritais un ami moins humain! Mes yeux ne peuvent
quitter ces étroites fenêtres, cette obscure maison, ce toit misérable
et noir; il est une heure du matin, la lune brille, le froid est
intense. Tout se tait; ils sont tous morts... Peu à peu ma poitrine se
gonfle; je tremble; écrasé de respect, de regrets et de ces affections
infinies que le génie à travers la tombe inflige quelquefois à d'obscurs
survivants, je m'agenouille auprès de l'humble seuil, et, souffrant,
admirant, aimant, adorant, je répète: Schiller!... Schiller!...
Schiller!...

Que te dire maintenant, cher, du véritable sujet de ma lettre? j'en suis
si loin. Attends, je vais, pour rentrer dans la prose et me calmer un
peu, penser à un autre habitant de Weimar, à un homme d'un grand talent,
qui faisait des messes, de beaux septuors, et jouait sévèrement du
piano, à Hummel... C'est fait, me voilà raisonnable!

Chélard, en sa qualité d'artiste d'abord, de Français et d'ancien ami
ensuite, a tout fait pour m'aider à parvenir à mon but. L'intendant, M.
le baron de Spiegel, entrant dans ses vues bienveillantes, a mis à ma
disposition le théâtre et l'orchestre; je ne dis pas les chœurs, car il
n'aurait probablement pas osé m'en parler. Je les avais entendus en
arrivant, dans _le Vampire_ de Marschner; on ne se figure pas une telle
collection de malheureux, braillant hors du ton et de la mesure. Je ne
connaissais rien de pareil. Et les cantatrices! oh! les pauvres femmes!
Par galanterie, n'en parlons pas. Mais il y a là une basse qui
remplissait le rôle du Vampire; tu devines que je veux parler de Génast!
N'est-ce pas que c'est un artiste dans toute la force du terme?... Il
est surtout tragédien; et j'ai bien regretté de ne pouvoir rester plus
longtemps à Weimar, pour lui voir jouer le rôle de Lear, dans la
tragédie de Shakespeare, qu'on montait au moment de mon départ.

La chapelle est bien composée; mais pour me faire fête, Chélard et Lobe
se mirent en quête d'instruments à cordes qu'on pouvait ajouter à ceux
qu'elle possède, et ils me présentèrent un actif de vingt-deux violons,
sept altos, sept violoncelles et sept contre-basses. Les instruments à
vent étaient au grand complet; j'ai remarqué parmi eux une excellente
première clarinette et une trompette à cylindres (Sachce) d'une force
extraordinaire. Il n'y avait pas de cor anglais:--j'ai dû transposer sa
partie pour une clarinette; pas de harpe:--un très-aimable jeune homme,
M. Montag, pianiste de mérite et musicien parfait, a bien voulu arranger
les deux parties de harpe pour un seul piano et les jouer lui-même; pas
d'ophicléïde:--on l'a remplacé par un bombardon assez fort. Plus rien
alors ne manquait et nous avons commencé les répétitions. Il faut te
dire que j'avais trouvé à Weimar, chez les musiciens, une passion
très-développée pour mon ouverture des _Francs-Juges_ qu'ils avaient
déjà exécutée quelquefois. Ils étaient donc on ne peut mieux disposés;
aussi ai-je été réellement heureux, contre l'ordinaire, pendant les
études de la _Symphonie fantastique_, que j'avais encore choisie,
d'après leur désir. C'est une joie extrême, mais bien rare, d'être ainsi
compris tout de suite. Je me souviens de l'impression que produisirent
sur la chapelle et quelques amateurs assistant à la répétition, le
premier morceau (_Rêveries-Passions_) et le troisième (_Scène aux
champs_). Celui-ci surtout semblait, à sa péroraison, avoir oppressé
toutes les poitrines, et après le dernier roulement de tonnerre, à la
fin du solo du pâtre abandonné, quand l'orchestre rentrant semble
exhaler un profond soupir et s'éteindre, j'entendis mes voisins soupirer
aussi sympathiquement, en se récriant, etc., etc. Chélard, lui, se
déclara partisan de la _Marche au supplice_ avant tout. Quant au public,
il parut préférer le _Bal_ et la _Scène aux champs_. L'ouverture des
_Francs-Juges_ fut accueillie comme une ancienne connaissance qu'on est
bien aise de revoir. Bon, me voilà encore sur le point de manquer de
modestie; et, si je te parle de la salle pleine, des longs
applaudissements, des rappels, des chambellans qui viennent complimenter
le compositeur de la part de Leurs Altesses, des nouveaux amis qui
l'attendent à la sortie du théâtre pour l'embrasser et qui le gardent
bon gré mal gré jusqu'à trois heures du matin; si je te décris enfin un
succès, on me trouvera fort inconvenant, fort ridicule, fort... Tiens,
malgré ma philosophie, cela m'épouvante, et je m'arrête là. Adieu.



À STÉPHEN HELLER,

QUATRIÈME LETTRE

Leipzig


Vous avez ri, sans doute, mon cher Heller, de l'erreur commise dans ma
dernière lettre, au sujet de la grande duchesse Stéphanie que j'ai
appelée Amélie? Eh bien! il faut vous l'avouer, je ne me désole pas trop
des reproches d'ignorance et de légèreté que cette erreur va m'attirer.
Si j'avais appelé François ou Georges l'empereur Napoléon, à la bonne
heure! mais il est bien permis, à la rigueur, de changer le nom, tout
gracieux qu'il soit, de la souveraine de Manheim.--D'ailleurs
Shakespeare l'a dit:

    What's in a name? that we call a rose
    By any other name would smell as sweet!

«_Qu'y a-t-il dans un nom? Ce que nous appelons une rose n'exhalerait
pas, sous un autre nom, de moins doux parfums._»

En tous cas, je demande humblement pardon à Son Altesse, et, si elle me
l'accorde, comme je l'espère, je me moquerai bien de vos moqueries.

En quittant Weimar, la ville musicale que je pouvais le plus aisément
visiter était Leipzig. J'hésitais pourtant à m'y présenter, malgré la
dictature dont y était investi Félix Mendelssohn et les relations
amicales qui nous lièrent ensemble, à Rome, en 1831. Nous avons suivi
dans l'art, depuis cette époque, deux lignes si divergentes, que je
craignais, j'en conviens, de ne pas trouver en lui de bien vives
sympathies. Chélard, qui le connaît, me fit rougir de mon doute, et je
lui écrivis. Sa réponse ne se fit pas attendre; la voici:

«Mon cher Berlioz, je vous remercie bien de cœur de votre bonne lettre
et de ce que vous avez encore conservé le souvenir de notre amitié
_romaine_! Moi, je ne l'oublierai de ma vie, et je me réjouis de pouvoir
vous le dire bientôt de vive voix. Tout ce que je puis faire pour rendre
votre séjour à Leipzig heureux et agréable, je le ferai comme un plaisir
et comme un devoir. Je crois pouvoir vous assurer que vous serez content
de la ville, c'est-à-dire des musiciens et du public. Je n'ai pas voulu
vous écrire sans avoir consulté plusieurs personnes qui connaissent
Leipzig mieux que moi, et toutes m'ont confirmé dans l'opinion où je
suis que vous y ferez un excellent concert. Les frais de l'orchestre, de
la salle, des annonces, etc., sont de 110 écus: la recette peut s'élever
de 6 à 800 écus. Vous devrez être ici et arrêter le programme, et tout
ce qui est nécessaire au moins dix jours d'avance. En outre, les
directeurs de la société des concerts d'abonnement me chargent de vous
demander si vous voulez faire exécuter un de vos ouvrages dans le
concert qui sera donné le 22 février au bénéfice des pauvres de la
ville. J'espère que vous accepterez leur proposition après le concert
que vous aurez donné vous-même. Je vous engage donc à venir ici aussitôt
que vous pourrez quitter Weimar. Je me réjouis de pouvoir vous serrer la
main et vous dire: _Willkommen_ en Allemagne. Ne riez pas de mon
méchant français comme vous faisiez à Rome, mais continuez d'être mon
bon ami[87], comme vous l'étiez alors et comme je serai toujours votre
dévoué.

»FÉLIX MENDELSSOHN BARTHOLDY.»

Pouvais-je résister à une invitation conçue en pareils termes?... Je
partis donc pour Leipzig, non sans regretter Weimar et les nouveaux amis
que j'y laissais.

Ma liaison avec Mendelssohn avait commencé à Rome d'une façon assez
bizarre. À notre première entrevue, il me parla de ma cantate de
_Sardanapale_, couronnée à l'Institut de Paris, et dont mon co-lauréat
Montfort lui avait fait entendre quelques parties. Lui ayant manifesté
moi-même une véritable aversion pour le premier allegro de cette
cantate:

«--À la bonne heure, s'écria-t-il plein de joie, je vous fais mon
compliment... sur votre goût! J'avais peur que vous ne fussiez content
de cet allegro; franchement il est bien misérable!»

Nous faillîmes nous quereller le lendemain, parce que j'avais parlé avec
enthousiasme de Gluck, et qu'il me répondit d'un ton railleur et
surpris:

«--Ah! vous aimez Gluck!»

Ce qui semblait vouloir dire: Comment un musicien tel que vous êtes,
a-t-il assez d'élévation dans les idées, un assez vif sentiment de la
grandeur du style et de la vérité d'expression, pour aimer Gluck?» J'eus
bientôt l'occasion de me venger de cette petite incartade. J'avais
apporté de Paris l'air d'_Asteria_ dans l'opéra italien de _Telemaco_;
morceau admirable, mais peu connu! J'en plaçai sur le piano de Montfort
un exemplaire manuscrit sans nom d'auteur, un jour où nous attendions la
visite de Mendelssohn. Il vint. En apercevant cette musique qu'il prit
pour un fragment de quelque opéra italien moderne, il se mit en devoir
de l'exécuter, et, aux quatre dernières mesures, à ces mots: «_O giorno!
o dolce sguardi! o rimembranza! o amor!_» dont l'accent musical est
vraiment sublime, comme il les parodiait d'une façon grotesque en
contrefaisant Rubini, je l'arrêtai, et d'un air confondu d'étonnement:

«--Ah! vous m'aimez pas Gluck, lui dis-je.

--Comment Gluck!

--Hélas! oui, mon cher, ce morceau est de lui et non point de Bellini,
ainsi que vous le pensiez. Vous voyez que je le connais mieux que vous,
et que je suis de votre opinion... plus que vous-même!»

Un jour, je vins à parler du métronome et de son utilité.

«--Pourquoi faire le métronome? se récria vivement Mendelssohn, c'est un
instrument très-inutile. Un musicien qui, à l'aspect d'un morceau n'en
devine pas tout d'abord le mouvement, est une ganache.»

J'aurais pu lui répondre qu'il y avait beaucoup de ganaches; mais je me
tus.

Je n'avais encore alors presque rien produit. Mendelssohn ne connaissait
que mes _Mélodies Irlandaises_ avec accompagnement de piano. M'ayant
demandé un jour à voir la partition de l'ouverture du _Roi Lear_ que je
venais d'écrire à Nice, il la lut d'abord attentivement et lentement,
puis au moment de mettre les doigts sur le piano pour l'exécuter (ce
qu'il fit avec un talent incomparable):

«--Donnez-moi bien votre mouvement, me dit-il.

--Pourquoi faire? Ne m'avez-vous pas dit hier que tout musicien qui, à
l'aspect d'un morceau, n'en devinait pas le mouvement, était une
ganache?»

Il ne voulait pas le laisser voir, mais ces ripostes, ou plutôt ces
bourrades inattendues lui déplaisaient fort[88].

Il ne prononçait jamais le nom de Sébastien Bach sans y ajouter
ironiquement «_votre petit élève_!» Enfin, c'était un porc-épic, dès
qu'on parlait de musique; on ne savait par quel bout le prendre pour ne
pas se blesser. Doué d'un excellent caractère, d'une humeur douce et
charmante, il supportait aisément la contradiction sur tout le reste, et
j'abusais à mon tour de sa tolérance dans les discussions philosophiques
et religieuses que nous élevions quelquefois.

Un soir, nous explorions ensemble les thermes de Caracalla, en débattant
la question du mérite ou du démérite des actions humaines et de leur
rémunération pendant cette vie. Comme je répondais par je ne sais quelle
énormité à l'énoncé de son opinion toute religieuse et orthodoxe, le
pied vint à lui manquer, et le voilà roulant, avec force contusions et
meurtrissures, dans les ruines d'un très-raide escalier.

«--Admirez la justice divine, lui dis-je en l'aidant à se relever, c'est
moi qui blasphème, et c'est vous qui tombez.»

Cette impiété, accompagnée de grands éclats de rire, lui parut trop
forte apparemment, et depuis lors les discussions religieuses furent
toujours écartées. C'est à Rome que j'appréciai pour la première fois
ce délicat et fin tissu musical, diapré de si riches couleurs, qui a
nom: Ouverture de la _Grotte de Fingal_. Mendelssohn venait de le
terminer, et il m'en donna une idée assez exacte; telle est sa
prodigieuse habileté à rendre sur le piano les partitions les plus
compliquées. Souvent, aux jours accablants de sirocco, j'allais
l'interrompre dans ses travaux (car c'est un producteur infatigable); il
quittait alors la plume de très-bonne grâce, et me voyant tout gonflé de
spleen, cherchait à l'adoucir en me jouant ce que je lui désignais parmi
les œuvres des maîtres que nous aimions tous les deux. Combien de fois
hargneusement couché sur son canapé, j'ai chanté l'air d'_Iphigénie en
Tauride_: «_D'une image, hélas! trop chérie_» qu'il accompagnait,
décemment assis devant son piano. Et il s'écriait: «C'est beau cela!
c'est beau! Je l'entendrais sans me lasser du matin au soir, toujours,
toujours!» Et nous recommencions. Il aimait aussi beaucoup à me faire
murmurer, avec ma voix ennuyée et dans cette position horizontale, deux
ou trois mélodies que j'avais écrites sur des vers de Moore, et qui lui
plaisaient. Mendelssohn a toujours eu une certaine estime pour mes...
chansonnettes. Après un mois de ces relations, qui avaient fini par
devenir pour moi si pleines d'intérêt, Mendelssohn disparut sans me dire
adieu, et je ne le revis plus. Sa lettre, que je viens de vous citer,
dut en conséquence me causer, et me causa réellement, une très-agréable
surprise. Elle semblait révéler en lui une bonté d'âme, une aménité de
mœurs que je ne lui avais pas connues; je ne tardai pas à reconnaître,
en arrivant à Leipzig, que ces qualités excellentes étaient devenues les
siennes en effet. Il n'a rien perdu toutefois de l'inflexible rigidité
de ses principes d'art, mais il ne cherche point à les imposer
violemment, et il se borne, dans l'exercice de ses fonctions de maître
de chapelle, à mettre en évidence ce qu'il juge beau, et à laisser dans
l'ombre ce qui lui paraît mauvais ou d'un pernicieux exemple. Seulement
il aime toujours un peu trop les morts.

La Société des concerts d'abonnement dont il m'avait parlé est fort
nombreuse et on ne peut mieux composée; elle possède une magnifique
Académie de chant, un orchestre excellent et une salle, celle du
Gewandhaus, d'une sonorité parfaite. C'était dans ce vaste et beau local
que je devais donner mon concert. J'allai le visiter en descendant de
voiture; et je tombai précisément au milieu de la répétition générale de
l'œuvre nouvelle de Mendelssohn (_Walpurgis Nacht_). Je fus réellement
émerveillé de prime abord du beau timbre des voix, de l'intelligence des
chanteurs, de la précision et de la verve de l'orchestre et surtout de
la splendeur de la composition.

J'incline fort à regarder cette espèce d'oratorio (_la Nuit du Sabbat_)
comme ce que Mendelssohn a produit de plus achevé jusqu'à ce jour[89].
Le poème est de Gœthe et n'a rien de commun avec la scène du Sabbat de
_Faust_. Il s'agit des assemblées nocturnes que tenait sur les
montagnes, aux premiers temps du christianisme, une secte religieuse
fidèle aux anciens usages, alors même que les sacrifices sur les hauts
lieux eurent été interdits. Elle avait coutume, pendant les nuits
destinées à l'œuvre sainte, de placer aux avenues de la montagne, et en
grand nombre, des sentinelles armées, couvertes de déguisements
étranges. À un signal convenu, et quand le prêtre, montant à l'autel,
entonnait l'hymne sacré, cette troupe, d'aspect diabolique, agitant d'un
air terrible ses fourches et ses flambeaux, faisait entendre toutes
sortes de bruits et de cris épouvantables, pour couvrir la voix du
chœur religieux et effrayer les profanes qui eussent été tentés
d'interrompre la cérémonie. C'est de là sans doute qu'est venu l'usage
dans la langue française d'employer le mot sabbat comme synonyme de
grand bruit nocturne. Il faut entendre la musique de Mendelssohn pour
avoir une idée des ressources variées que ce poème offrait à un habile
compositeur. Il en a tiré un parti admirable. Sa partition est d'une
clarté parfaite, malgré sa complexité; les effets de voix et
d'instruments s'y croisent dans tous les sens, se contrarient, se
heurtent, avec un désordre apparent qui est le comble de l'art. Je
citerai surtout, comme des choses magnifiques en deux genres opposés, le
morceau mystérieux du placement des sentinelles, et le chœur final, où
la voix du prêtre s'élève par intervalles, calme et pieuse, au-dessus du
fracas infernal de la troupe des faux démons et des sorciers. On ne sait
ce qu'il faut le plus louer dans ce finale, ou de l'orchestre ou du
chœur, ou du mouvement tourbillonnant de l'ensemble!

Au moment où Mendelssohn, plein de joie de l'avoir produit, descendait
du pupitre, je m'avançai tout ravi de l'avoir entendu. Le moment ne
pouvait être mieux choisi pour une pareille rencontre; et pourtant,
après les premiers mots échangés, la même pensée triste nous frappa tous
les deux simultanément:

«--Comment! il y a douze ans! douze ans! que nous avons rêvé ensemble
dans la plaine de Rome!

--Oui, et dans les thermes de Caracalla!

--Oh! toujours moqueur! toujours prêt à rire de moi!

--Non, non, je ne raille plus guère; c'était pour éprouver votre
mémoire, et voir si vous m'aviez pardonné mes impiétés. Je raille si
peu, que, dès notre première entrevue, je vais vous prier
très-sérieusement de me faire un cadeau auquel j'attache le plus grand
prix.

--Qu'est-ce donc?

--Donnez-moi le bâton avec lequel vous venez de conduire la répétition
de votre nouvel ouvrage.

--Oh! bien volontiers, à condition que vous m'enverrez le vôtre.

--Je donnerai ainsi du cuivre pour de l'or; n'importe, j'y consens.»

Et aussitôt le sceptre musical de Mendelssohn me fut apporté. Le
lendemain, je lui envoyai mon lourd morceau de bois de chêne avec la
lettre suivante, que _le dernier des Mohicans_, je l'espère, n'eût pas
désavouée:

«Au chef Mendelssohn!

«Grand chef! nous nous sommes promis d'échanger nos tomahawcks[90];
voici le mien! Il est grossier, le tien est simple; les squaws[91]
seules et les visages pâles[92] aiment les armes ornées. Sois mon frère!
et quand le Grand Esprit nous aura envoyés chasser dans le pays des
âmes, que nos guerriers suspendent nos tomahawcks unis à la porte du
conseil.»

Tel est dans toute sa simplicité le fait qu'une malice bien _innocente_
a voulu rendre ridiculement dramatique. Mendelssohn, lorsqu'il s'est
agi, quelques jours après, d'organiser mon concert, s'est en effet
comporté en frère à mon égard. Le premier artiste qu'il me présenta
comme son _fidus Achates_, fut le maître de concert David, musicien
éminent, compositeur de mérite et violoniste distingué. M. David, qui
parle d'ailleurs parfaitement le français, me fut d'un très-grand
secours.

L'orchestre de Leipzig n'est pas plus nombreux que les orchestres de
Francfort et de Stuttgard; mais comme la ville ne manque pas de
ressources instrumentales, je voulus l'augmenter un peu, et le nombre
des violons fut en conséquence porté à vingt-quatre, innovation qui, je
l'ai su plus tard, a causé l'indignation de deux ou trois critiques dont
le _siège était déjà fait_. Vingt-quatre violons au lieu de seize qui
avaient suffi jusque-là à l'exécution des symphonies de Mozart et de
Beethoven! Quelle insolente prétention!... Nous essayâmes en vain de
nous procurer encore trois instruments indiqués et mis en évidence dans
plusieurs de mes morceaux (autre crime énorme): il fut impossible de
trouver le cor anglais, l'ophicléïde et la harpe. Le cor anglais
(l'instrument) était si mauvais, si délabré, et par suite si
extraordinairement faux, que, malgré le talent de l'artiste qui le
jouait, nous dûmes renoncer à nous en servir, et donner son solo à la
première clarinette.

L'ophicléïde, ou du moins le mince instrument de cuivre qu'on me
présenta sous ce nom, ne ressemblait point aux ophicléïdes français; il
n'avait presque point de son. Il fut donc considéré comme non avenu; on
le remplaça tant bien que mal par un quatrième trombone. Pour la harpe,
on n'y pouvait songer; car six mois auparavant, Mendelssohn, ayant voulu
faire entendre à Leipzig des fragments de son _Antigone_, fut obligé de
faire venir des harpes de Berlin. Comme on m'assurait qu'il en avait été
médiocrement satisfait, j'écrivis à Dresde, et Lipinski, un grand et
digne artiste dont j'aurai bientôt l'occasion de parler, m'envoya le
harpiste du théâtre. Il ne s'agissait plus que de trouver l'instrument.
Après des courses inutiles chez divers facteurs et marchands de musique,
Mendelssohn apprit enfin qu'un amateur possédait une harpe, et il obtint
de lui qu'elle nous fût prêtée pour quelques jours. Mais, admirez mon
malheur, la harpe apportée et bien garnie de cordes neuves, il se trouva
que M. Richter (le harpiste de Dresde qui s'était si obligeamment rendu
à Leipzig sur l'invitation de Lipinski) était un pianiste très-habile,
qu'il jouait en outre fort bien du violon, mais qu'il ne jouait presque
pas de la harpe. Il en avait étudié le mécanisme depuis dix-huit mois
seulement, et pour parvenir à exécuter les arpèges les plus simples, qui
servent communément à l'accompagnement du chant dans les opéras
italiens. De sorte qu'à l'aspect des traits diatoniques et des dessins
chantants qui se rencontrent souvent dans ma symphonie, le courage lui
manqua tout à fait, et que Mendelssohn dut se mettre au piano le soir du
concert pour représenter les solos de la harpe, et assurer ses entrées.
Quel embarras pour si peu de chose!

Quoi qu'il en soit, et mon parti une fois pris sur ces inconvénients,
les répétitions commencèrent. La disposition de l'orchestre dans cette
belle salle est si excellente, les rapports de chaque exécutant avec le
chef sont si aisés, et les artistes, musiciens parfaits d'ailleurs, ont
été accoutumés par Mendelssohn et David à apporter aux études une telle
attention, que deux répétitions suffirent à monter un long programme, où
figuraient, entre autres compositions difficiles, les ouvertures du _Roi
Lear_, des _Francs-Juges_ et la _Symphonie fantastique_. David avait en
outre consenti à jouer le _solo_ de violon (_Rêverie et Caprice_) que
j'écrivis il y a deux ans pour Artôt, et dont l'orchestration est assez
compliquée. Il l'exécuta supérieurement aux grands applaudissements de
l'assemblée.

Quant à l'orchestre, dire qu'il fut irréprochable, après deux
répétitions seulement, dans l'exécution des pièces que je viens de
citer, c'est en faire un grand éloge. Tous les musiciens de Paris et
bien d'autres encore, seront, je crois, de cet avis.

Cette soirée jeta le trouble dans les consciences musicales des
habitants de Leipzig, et, autant qu'il m'a été permis d'en juger par la
polémique des journaux, des discussions en sont résultées aussi
violentes, tout au moins, que celles dont les mêmes ouvrages furent le
sujet à Paris, il y a quelque dix ans. Pendant qu'on débattait ainsi la
moralité de mes faits et gestes harmoniques, que les uns les traitaient
de belles actions, les autres de crimes prémédités, je fis le voyage de
Dresde, que j'aurai bientôt à raconter. Mais pour ne pas scinder le
récit de mes expériences à Leipzig, je vais, mon cher Heller, vous dire
ce qu'il advint, à mon retour, du concert au bénéfice des pauvres, dont
Mendelssohn m'avait parlé dans sa lettre, et auquel j'avais promis de
prendre part.

Cette soirée étant organisée par la Société des concerts tout entière,
j'avais à ma disposition la riche et puissante Académie de chant dont je
vous ai fait déjà un éloge si mérité. Je n'eus garde, vous le pensez
bien, de ne pas profiter de cette belle masse vocale, et j'offris aux
directeurs de la société le finale à trois chœurs de _Roméo et
Juliette_, dont la traduction allemande avait été faite à Paris par le
professeur Duesberg. Il y avait à mettre seulement cette traduction en
rapport avec les notes des parties de chant. Ce fut un long et pénible
travail; encore, la prosodie allemande n'ayant pas été bien observée par
les copistes dans leur distribution de syllabes longues et brèves, il en
résulta pour les chanteurs des difficultés telles que Mendelssohn fut
obligé de perdre son temps à la révision du texte et à la correction de
ce que ces fautes présentaient de plus choquant. Il eut, en outre, à
exercer le chœur pendant près de huit jours. (Huit répétitions d'un
chœur aussi nombreux coûteraient à Paris 4,800 francs. Et l'on me
demande quelquefois pourquoi, dans mes concerts, je ne donne pas _Roméo
et Juliette_!) Cette Académie, où figurent, il est vrai, quelques
artistes du théâtre et les élèves de la chapelle de Saint-Thomas, est
composée dans sa presque totalité d'amateurs appartenant aux classes
élevées de la société de Leipzig. Voilà pourquoi, dès qu'il s'agit
d'apprendre quelque œuvre sérieuse, on peut en obtenir plus aisément un
grand nombre de répétitions. Quand je revins de Dresde, les études
cependant étaient loin d'être terminées, le chœur d'hommes surtout
laissait beaucoup à désirer. Je souffrais de voir un grand maître et un
grand virtuose tel que Mendelssohn, chargé de cette tâche subalterne de
maître de chant, qu'il remplit, il faut le dire, avec une patience
inaltérable. Chacune de ses observations est faite avec douceur et une
politesse parfaite, dont on lui saurait plus de gré, si on pouvait
savoir combien, en pareil cas, ces qualités sont rares. Quant à moi,
j'ai été souvent accusé d'ingalanterie par nos dames de l'Opéra; ma
réputation, à cet égard, est parfaite. Je la mérite, je l'avoue; dès
qu'il s'agit des études d'un grand chœur, et avant même de les
commencer, une sorte de colère anticipée me serre la gorge, ma mauvaise
humeur se manifeste, bien que rien encore n'y ait pu donner lieu, et je
fais comprendre du regard à tous les choristes l'idée de ce Gascon qui,
ayant donné un coup de pied à un petit garçon passant inoffensif auprès
de lui, et sur l'observation de celui-ci, _qu'il ne lui avait rien
fait_, répliqua: «Juge un peu, si tu m'avais fait quelque chose!»

Cependant après deux séances encore, les trois chœurs étaient appris, et
le finale, avec l'appui de l'orchestre, eût sans aucun doute,
parfaitement marché, si un chanteur du théâtre, qui, depuis plusieurs
jours, se récriait sur les difficultés du rôle du père Laurence, dont on
l'avait chargé, ne fût venu démolir tout notre édifice harmonique élevé
à si grand'peine.

J'avais déjà remarqué aux répétitions au piano, que ce monsieur (j'ai
oublié son nom) appartenait à la classe nombreuse des musiciens qui ne
savent pas la musique; il comptait mal ses pauses, il n'entrait pas à
temps, il se trompait d'intonation, etc.; mais je me disais: «Peut-être
n'a-t-il pas eu le temps d'étudier sa partie, il apprend pour le théâtre
des rôles fort difficiles, pourquoi ne viendrait-il pas à bout de
celui-là?» Je pensais pourtant bien souvent à Alizard, qui a toujours si
bien dit cette scène, en regrettant fort qu'il fût à Bruxelles et ne sût
pas l'allemand. Mais à la répétition générale, la veille du concert,
comme ce monsieur n'était pas plus avancé, et que, de plus, il
grommelait entre ses dents je ne sais quelles imprécations tudesques,
chaque fois qu'on était obligé d'arrêter l'orchestre à cause de lui, ou
quand Mendelssohn ou moi nous lui chantions ses phrases, la patience
m'échappa enfin, et je remerciai la chapelle, en la priant de ne plus
s'occuper de mon ouvrage, dont ce rôle de basse rendait évidemment
l'exécution impossible. En rentrant je faisais cette triste réflexion:
Deux compositeurs qui ont appliqué pendant de longues années ce que la
nature leur a départi d'intelligence et d'imagination à l'étude de leur
art, deux cents musiciens, chanteurs et instrumentistes attentifs et
capables, se seront fatigués pendant huit jours inutilement et auront dû
renoncer à la production de l'œuvre qu'ils avaient adoptée, à cause de
l'insuffisance d'un seul homme! Ô chanteurs qui ne chantez pas, vous
donc aussi vous êtes des dieux!... L'embarras de la Société était grand
pour remplacer sur le programme ce finale dont la durée est d'une
demi-heure; au moyen d'une répétition supplémentaire, que l'orchestre et
les chœurs voulurent bien faire le matin même du jour du concert, nous
en vînmes à bout. L'ouverture du _Roi Lear_, que l'orchestre possédait
bien, et l'Offertoire de mon _Requiem_, où le chœur n'a que quelques
notes à chanter, furent substitués au fragment de _Roméo_, et exécutés
le soir de la façon la plus satisfaisante. Je dois même ajouter que le
morceau du _Requiem_ produisit un effet auquel je ne m'attendais pas, et
me valut un suffrage inestimable, celui de Robert Schuman, l'un des
compositeurs critiques les plus justement renommés de l'Allemagne[93].

Quelques jours après, ce même Offertoire m'attira un éloge sur lequel je
devais bien moins compter; voici comment. J'étais retombé malade à
Leipzig, et quand, au moment de mon départ, j'en vins à demander ce que
je lui devais au médecin qui m'avait soigné, il me répondit:

«--Écrivez pour moi sur ce carré de papier le thème de votre Offertoire,
avec votre signature, et je vous serai redevable encore; jamais morceau
de musique ne m'a autant frappé!»

J'hésitais un peu à m'acquitter des soins du docteur d'une semblable
manière, mais il insista, et le hasard m'ayant fourni l'occasion de
répondre à son compliment par un autre mieux mérité, croiriez-vous que
j'eus la simplicité de ne pas la saisir. J'écrivis en tête de la page:
«_À M. le docteur Clarus._»

«--_Carus_, me dit-il, vous mettez à mon nom une _l_ de trop.»

Je pensai aussitôt: _Patientibus_ Carus _sed_ Clarus _inter doctos_, et
n'osai l'écrire[94]...

Il y a des instants où je suis d'une rare stupidité.

Un compositeur virtuose tel que vous, mon cher Heller, s'intéresse
vivement à tout ce qui se rattache à son art; je trouve donc fort
naturel que vous m'ayez adressé tant de questions au sujet des richesses
musicales de Leipzig; je répondrai laconiquement à quelques-unes. Vous
me demandez si la grande pianiste madame Clara Schuman a quelque rivale
en Allemagne qu'on puisse décemment lui opposer?

Je ne crois pas.

Vous me priez de vous dire si le sentiment musical des grosses têtes de
Leipzig est bon, ou tout au moins porté vers ce que vous et moi nous
appelons le beau?

Je ne veux pas.

S'il est vrai que l'acte de foi de tout ce qui prétend aimer l'art élevé
et sérieux soit celui-ci: «Il n'y pas d'autre Dieu que Bach, et
Mendelssohn est son prophète?»

Je ne dois pas.

Si le théâtre est bien composé, et si le public a grand tort de s'amuser
aux petits opéras de Lortzing qu'on y représente souvent?

Je ne puis pas.

Si j'ai lu ou entendu quelques-unes de ces anciennes messes à cinq voix,
avec basse continue, qu'on prise si fort à Leipzig?

Je ne sais pas.

Adieu, continuez à écrire de beaux caprices comme vos deux derniers, et
que Dieu vous garde des fugues à quatre sujets sur un choral.



À ERNST

CINQUIÈME LETTRE

Dresde


Vous m'aviez bien recommandé, mon cher Ernst, de ne pas m'arrêter dans
les petites villes en parcourant l'Allemagne, m'assurant que les
capitales seulement m'offriraient les moyens d'exécution nécessaires à
mes concerts.

D'autres que vous encore et quelques critiques allemands m'avaient parlé
dans le même sens, et m'ont reproché plus tard de n'avoir pas suivi
leurs avis, et de n'être pas allé d'abord à Berlin ou à Vienne. Mais
vous savez qu'il est toujours plus aisé de donner de bons conseils que
de les suivre; et, si je ne me suis pas conformé au plan de voyage qui
paraissait a tout le monde le plus raisonnable, c'est que je n'ai pas
pu. D'abord, je n'étais pas le maître de choisir le moment de mon
voyage. Après avoir fait à Francfort une visite inutile, comme je l'ai
dit je ne pouvais pas revenir sottement à Paris. J'aurais voulu partir
pour Munich, mais une lettre de Baerman m'annonçait que mes concerts ne
pouvaient avoir lieu dans cette ville qu'un mois plus tard, et
Meyerbeer, de son côté m'écrivait que la reprise de plusieurs
importants ouvrages allait occuper le théâtre de Berlin assez longtemps
pour rendre ma présence en Prusse inutile à cette époque. Je ne devais
pourtant pas rester oisif; alors, plein du désir de connaître ce que
possède d'institutions musicales votre harmonieuse patrie, je formai le
projet de tout voir, de tout entendre, et de réduire beaucoup mes
prétentions chorales et orchestrales, afin de pouvoir aussi me faire
entendre presque partout. Je savais bien que dans les villes du second
ordre je ne pourrais trouver le luxe musical exigé par la forme et par
le style de quelques-unes de mes partitions; mais je réservais celles-là
pour la fin du voyage, elles devaient former le _forte_ du _crescendo_;
et je pensais qu'à tout prendre, cette marche lentement progressive ne
manquait ni de prudence ni d'un certain intérêt. En tout cas, je n'ai
pas à me repentir de l'avoir suivie.

Maintenant parlons de Dresde.

J'y étais engagé pour deux concerts, et j'allais trouver là chœur,
orchestre, musique d'harmonie, et de plus un célèbre ténor: depuis mon
entrée en Allemagne, je n'avais point encore vu réunies des richesses
pareilles. Je devais en outre rencontrer à Dresde un ami chaud, dévoué,
énergique, enthousiaste, Charles Lipinski, que j'avais autrefois connu à
Paris. Il m'est impossible de vous dire, mon cher Ernst, quelle ardeur
cet excellent homme mit à me seconder. Sa position de premier maître de
concert, et l'estime générale dont jouissent en outre sa personne et son
talent, lui donnent une grande autorité sur les artistes de la chapelle;
et certes il ne se fit pas faute d'en user. Comme j'avais une promesse
de l'intendant M. le baron de Lütichau, pour deux soirées, le théâtre
tout entier était à ma disposition, et il ne s'agissait plus que de
veiller à l'excellence de l'exécution. Celle que nous obtînmes fut
splendide, et pourtant le programme était formidable; il contenait:
l'ouverture du _Roi Lear_, la _Symphonie fantastique_, l'_Offertoire_,
le _Sanctus_ et le _Quærens me_ de mon _Requiem_, les deux dernières
parties de ma _Symphonie funèbre_, écrite, vous le savez, pour deux
orchestres et chœur, et quelques morceaux de chant. Je n'avais pas de
traduction du chœur de la symphonie, mais le régisseur du théâtre, M.
Winkler, homme à la fois spirituel et savant, eut l'extrême obligeance
d'improviser, pour ainsi dire, les vers allemands dont nous avions
besoin, et les études du finale purent commencer. Quant aux solos de
chant, ils étaient en langues latine, allemande et française.
Tichatchek, le ténor dont je parlais tout à l'heure, possède une voix
pure et touchante, qui, échauffée par l'action dramatique, devient en
scène d'une rare énergie. Son style de chant est simple et de bon goût,
il est musicien et lecteur consommé. Il se chargea, de prime-abord, du
solo de ténor dans le _Sanctus_, sans même demander à le voir, sans
réticences, sans grimaces, sans faire le dieu; il aurait pu, comme tant
d'autres en pareil cas, accepter le _Sanctus_ en m'imposant, pour son
succès particulier, quelque cavatine à lui connue; il ne le fit pas; à
la bonne heure, voilà qui est tout à fait bien!

Mais la cavatine de _Benvenuto_ qu'il me prit fantaisie d'ajouter au
programme, me donna plus de peine à elle seule que tout le reste du
concert. On n'avait pu la proposer à la prima-donna, madame Devrient, le
tissu mélodique du morceau étant trop haut, et les vocalises trop
légères pour elle; mademoiselle Wiest, la seconde chanteuse, à qui
Lipinski l'avait offerte, trouvait la traduction allemande mauvaise,
l'_andante_ trop haut et trop long, l'_allegro_ trop bas et trop court,
elle demandait des coupures, des changements, elle était enrhumée, etc.,
etc.; vous savez par cœur la comédie de la cantatrice qui ne peut ni ne
veut.

Enfin, madame Schubert, femme de l'excellent maître de concert et habile
violoniste que vous connaissez, vint me tirer d'embarras en acceptant,
non sans terreur, cette malheureuse cavatine dont sa modestie lui
exagérait les difficultés. Elle y fut très-applaudie. En vérité, il
semble qu'il soit plus difficile quelquefois de faire chanter _Fleuve du
Tage_ que de monter la _Symphonie_ en _ut mineur_.

Lipinski avait tellement excité les amours-propres des musiciens, que
leur désir de bien faire et leur ambition de faire mieux surtout que
ceux de Leipzig (il y a une sourde rivalité musicale entre les deux
villes) nous fit énormément travailler. Quatre longues répétitions
parurent à peine suffisantes, et la chapelle en eût elle-même volontiers
demandé une cinquième si le temps ne nous eût manqué. Aussi l'exécution
s'en ressentit; elle fut excellente. Les chœurs seuls m'avaient effrayé
à la répétition générale; mais deux leçons encore avant le concert leur
firent acquérir l'assurance qui leur manquait, et les fragments du
_Requiem_ furent aussi bien rendus que tout le reste. La _Symphonie
funèbre_ produisit le même effet qu'à Paris. Le lendemain matin les
musiciens militaires qui l'avaient exécutée, vinrent pleins de joie me
donner une aubade, qui m'arracha de mon lit, dont j'avais pourtant grand
besoin, et m'obligea, souffrant que j'étais d'une névralgie à la tête et
de mon éternel mal de gorge, d'aller vider avec eux une petite cuve de
punch.

C'est à ce concert de Dresde que j'ai vu pour la première fois se
manifester la prédilection du public allemand pour mon _Requiem_;
cependant nous n'avons pas osé (le chœur n'était pas assez nombreux)
aborder les grands morceaux, tels que le _Dies iræ_, le _Lacrymosa_,
etc. La _Symphonie fantastique_ plut beaucoup moins à une partie de mes
juges. La classe élégante de l'auditoire, le roi de Saxe et la cour en
tête, fut très-médiocrement charmée, m'a-t-on dit, de la violence de ces
_passions_, de la tristesse de ces _rêves_, et de toutes les
monstrueuses hallucinations du finale. Le _Bal_ et la _Scène aux champs_
seulement trouvèrent, je crois, grâce devant elle. Quant au public
proprement dit, il se laissa entraîner au courant musical, et applaudit
plus chaudement la _Marche au supplice_ et le _Sabbat_ que les trois
autres morceaux. Cependant il était aisé de voir, en somme, que cette
composition, si bien accueillie à Stuttgard, si parfaitement comprise à
Weimar, tant discutée à Leipzig, était peu dans les mœurs musicales et
poétiques des habitants de Dresde, qu'elle les désorientait par sa
dissemblance avec les symphonies à eux connues, et qu'ils en étaient
plus surpris que charmés, moins émus qu'étourdis.

La chapelle de Dresde, longtemps sous les ordres de l'Italien Morlachi
et de l'illustre auteur du _Freyschütz_, est maintenant dirigée par MM.
Reissiger et Richard Wagner. Nous ne connaissons guère, à Paris, de
Reissiger, que la douce et mélancolique valse publiée sous le titre de:
_Dernière pensée de Weber_; on a exécuté, pendant mon séjour à Dresde,
une de ses compositions religieuses, dont on a fait devant moi les plus
grands éloges. Je ne pouvais y joindre les miens; le jour de la
cérémonie où cette œuvre figurait, de cruelles souffrances me retenaient
au lit, et je fus ainsi malheureusement privé de l'entendre. Quant au
jeune maître de chapelle, Richard Wagner, qui a longtemps séjourné à
Paris sans pouvoir parvenir à se faire connaître autrement que par
quelques articles publiés dans la _Gazette musicale_, il eut à exercer
pour la première fois son autorité en m'assistant dans mes répétitions;
ce qu'il fit avec zèle et de très-bon cœur. La cérémonie de sa
présentation à la chapelle et de sa prestation du serment avait eu lieu
le lendemain de mon arrivée, et je le retrouvais dans tout l'enivrement
d'une joie bien naturelle. Après avoir supporté en France mille
privations et toutes les douleurs attachées à l'obscurité, Richard
Wagner, étant revenu en Saxe, sa patrie, eut l'audace d'entreprendre et
le bonheur d'achever la composition des paroles et de la musique d'un
opéra en cinq actes (_Rienzi_). Cet ouvrage obtint à Dresde un succès
éclatant. Bientôt après suivit le _Vaisseau hollandais_, opéra en trois
actes, dont il fit également la musique et les paroles. Quelle que soit
l'opinion qu'on ait du mérite de ces ouvrages, il faut convenir que les
hommes capables d'accomplir deux fois avec succès ce double travail
littéraire et musical ne sont pas communs, et que M. Wagner donnait une
preuve de capacité plus que suffisante pour attirer sur lui l'attention
et l'intérêt. C'est ce que le roi de Saxe a parfaitement compris: et le
jour où, donnant à son premier maître de chapelle Richard Wagner pour
collègue, il a ainsi assuré l'existence de celui-ci, les amis de l'art
ont dû dire à Sa Majesté ce que Jean Bart répondit à Louis XIV annonçant
à l'intrépide loup de mer qu'il l'avait nommé chef d'escadre: «Sire,
vous avez bien fait!»

L'opéra de _Rienzi_, excédant de beaucoup la durée assignée
ordinairement aux opéras en Allemagne, n'est plus maintenant représenté
en entier; on joue un soir les deux premiers actes, et un autre soir les
trois derniers. C'est cette seconde partie seulement que j'ai vu
représenter; je n'ai pu la connaître assez à fond, en l'entendant une
fois, pour pouvoir émettre à son sujet une opinion arrêtée; je me
souviens seulement d'une belle prière chantée au dernier acte par Rienzi
(Tichatchek), et d'une marche triomphale bien modelée, sans imitation
servile, sur la magnifique marche d'_Olympie_. La partition du _Vaisseau
hollandais_ m'a semblé remarquable par son coloris sombre et certains
effets orageux parfaitement motivés par le sujet; mais j'ai dû y
reconnaître aussi un abus du _trémolo_, d'autant plus fâcheux qu'il
m'avait déjà frappé dans _Rienzi_, et qu'il indique chez l'auteur une
certaine paresse d'esprit contre laquelle il ne se tient pas assez en
garde. Le _trémolo_ soutenu est de tous les effets d'orchestre celui
dont on se lasse le plus vite; il n'exige point d'ailleurs d'invention
de la part du compositeur, quand il n'est accompagné en dessus ni en
dessous par aucune idée saillante.

Quoi qu'il en soit, il faut, je le répète, honorer la pensée royale qui,
en lui accordant une protection complète et active a, pour ainsi dire,
sauvé un jeune artiste doué de précieuses facultés.

L'administration du théâtre de Dresde n'a rien négligé pour donner tout
l'éclat possible à la représentation des deux ouvrages de Wagner; les
décors, les costumes et la mise en scène de _Rienzi_, approchent de ce
qu'on a fait de mieux dans ce genre à Paris. Madame Devrient, dont
j'aurai occasion de parler plus longuement à propos de ses
représentations à Berlin, joue dans _Rienzi_ le rôle d'un jeune garçon;
ce vêtement ne va plus guère aux contours tant soit peu maternels de sa
personne. Elle m'a paru beaucoup plus convenablement placée dans le
_Vaisseau hollandais_, malgré quelques poses affectées et les
interjections _parlées_ qu'elle se croit obligée d'introduire partout.
Mais un véritable talent bien pur et bien complet, dont l'action sur moi
a été très-vive, c'est celui de Wechter, qui remplissait le rôle du
Hollandais maudit. Sa voix de baryton est une des plus belles que j'aie
entendues, et il s'en sert en chanteur consommé; elle a un de ces
timbres onctueux et vibrants en même temps dont la puissance expressive
est si grande, pour peu que l'artiste mette de cœur et de sensibilité
dans son chant; et ces deux qualités, Wechter les possède à un degré
très-élevé. Tichatchek est gracieux, passionné, brillant, héroïque et
entraînant dans le rôle de Rienzi, où sa belle voix et ses grands yeux
pleins de feu le servent à merveille. Mademoiselle Wiest représente la
sœur de Rienzi, elle n'a presque rien à dire. L'auteur, en écrivant ce
rôle, l'a parfaitement approprié aux moyens de la cantatrice.

Maintenant je voudrais, mon cher Ernst, vous parler avec détails de
Lipinski; mais ce n'est pas à vous, le violoniste tant admiré, tant
applaudi d'un bout à l'autre de l'Europe, à vous, l'artiste si attentif
et si studieux, que je pourrais rien apprendre sur la nature du talent
de ce grand virtuose qui vous précéda dans la carrière. Vous savez aussi
bien et mieux que moi, comme il chante, comme il est, dans le haut
style, touchant et pathétique, et vous avez depuis longtemps logé, dans
votre imperturbable mémoire, les beaux passages de ses concertos.
D'ailleurs Lipinski a été, pendant mon séjour à Dresde, si excellent, si
chaleureux, si dévoué pour moi, que mes éloges, aux yeux de beaucoup de
gens, paraîtraient dépourvus d'impartialité; on les attribuerait, (bien
à tort, je puis le dire,) à la reconnaissance plutôt qu'à un véritable
élan d'admiration. Il s'est fait énormément applaudir à mon concert,
dans ma romance de violon, exécutée quelques jours auparavant à Leipzig
par David, et dans l'alto solo de ma deuxième symphonie (_Harold_).

Le succès de cette seconde soirée a été supérieur à celui de la
première; les scènes mélancoliques et religieuses d'_Harold_ ont paru
réunir de prime-abord toutes les sympathies, et le même bonheur est
arrivé aux fragments de _Roméo et Juliette_ (l'_adagio_ et la _Fête chez
Capulet_). Mais ce qui a plus vivement touché le public et les artistes
de Dresde, c'est la cantate du _Cinq mai_, admirablement chantée par
Wechter et le chœur, sur une traduction allemande que l'infatigable M.
Winkler avait encore eu la bonté d'écrire pour cette occasion. La
mémoire de Napoléon est chère aujourd'hui au peuple allemand, presque
autant qu'à la France, et c'est sans doute la cause de l'impression
profonde constamment produite par ce chant dans toutes les villes où je
l'ai ensuite fait entendre. La fin surtout a donné lieu, maintes fois, à
de singulières manifestations:

     Loin de ce roc nous fuyons en silence, L'astre du jour abandonne
     les cieux...

J'ai fait la connaissance, à Dresde, du prodigieux harpiste anglais
Parish-Alvars, dont le nom n'a pas encore la popularité qu'il mérite. Il
arrivait de Vienne. C'est le Liszt de la harpe! On ne se figure pas tout
ce qu'il est parvenu à produire d'effets gracieux ou énergiques, de
traits originaux, de sonorités inouïes, avec son instrument si borné
sous certains rapports. Sa fantaisie sur _Moïse_, dont la forme a été
imitée et appliquée au piano avec tant de bonheur par Thalberg, ses
variations en sons harmoniques sur le chœur des Naïades d'_Obéron_, et
vingt autres morceaux de la même nature, m'ont causé un ravissement que
je renonce à décrire. L'avantage inhérent aux nouvelles harpes, de
pouvoir, au moyen du double mouvement des pédales, accorder deux cordes
à l'unisson, lui a donné l'idée de combinaisons, qui, à les voir
écrites, paraissent absolument inexécutables.

Toute leur difficulté cependant ne consiste que dans l'emploi ingénieux
des pédales, produisant ces doubles notes appelées _synonymes_. Ainsi il
fait avec une rapidité foudroyante des traits à quatre parties procédant
par sauts de tierces mineures, parce que, au moyen des synonymes, les
cordes de sa harpe au lieu de représenter, comme à l'ordinaire, la gamme
diatonique d'_ut bémol_, donnent pour série, dans leur ordre de
succession descendante:

  _ut bécarre ut bécarre_, la bécarre,
   ---------------------
  _sol bémol sol bémol_, _mi bémol mi bémol_.
   ---------------------  -----------------

Parish-Alvars a formé quelques bons élèves pendant son séjour à Vienne.
Il vient de se faire entendre à Dresde, à Leipzig, à Berlin, et dans
beaucoup d'autres villes où son talent extraordinaire a constamment
excité l'enthousiasme. Qu'attend-il pour venir à Paris?...

On trouve dans l'orchestre de Dresde, outre les artistes éminents que
j'ai cités, l'excellent professeur Dotzauer; il est à la tête des
violoncelles, et doit prendre seul la responsabilité des attaques du
premier pupitre des basses, car le contre-bassiste qui lit avec lui est
trop vieux pour pouvoir exécuter quelques notes de sa partie, et n'a que
tout juste la force de supporter le poids de son instrument. J'ai
rencontré souvent en Allemagne des exemples de ce respect mal entendu
pour les vieillards, qui porte les maîtres de chapelle à leur laisser
des fonctions musicales devenues depuis longtemps supérieures à leurs
forces physiques, et à les leur laisser, malheureusement, jusqu'à ce que
mort s'ensuive. J'ai dû plus d'une fois m'armer de toute mon
insensibilité, et demander avec une cruelle insistance le remplacement
de ces pauvres invalides. Il y a à Dresde un très-bon cor anglais. Le
premier hautbois a un beau son mais un vieux style, et une manie de
faire des _trilles_ et des _mordants_, qui m'a, je l'avoue, profondément
outragé. Il s'en permettait surtout d'affreux dans le solo du
commencement de la _Scène aux champs_. J'exprimai très-vivement, à la
seconde répétition, mon horreur pour ces gentillesses mélodiques; il
s'en abstint malicieusement aux répétitions suivantes, mais ce n'était
qu'un guet-apens; et le jour du concert, le perfide hautbois bien sûr
que je n'irais pas arrêter l'orchestre et l'interpeller, lui
personnellement, devant la cour et le public, recommença ses petites
vilenies en me regardant d'un air narquois qui faillit me faire tomber
à la renverse d'indignation et de fureur.

On remarque parmi les cors, M. Levy, virtuose qui jouit en Saxe d'une
belle réputation. Il se sert, ainsi que ses confrères du cor à cylindres
que la chapelle de Leipzig, à peu près seule parmi les chapelles du nord
de l'Allemagne, n'a point encore admis. Les trompettes de Dresde sont à
cylindres également; elles peuvent avantageusement tenir lieu de nos
cornets à pistons qu'on n'y connaît pas.

La bande militaire est très-bonne, les tambours mêmes sont musiciens;
mais les instruments à anches que j'ai entendus ne me paraissent pas
irréprochables; ils laissent à désirer pour la justesse, et le chef de
musique de ces régiments devrait bien demander à notre incomparable
facteur Adolphe Sax, quelques-unes de ses clarinettes.

Il n'y a pas d'ophicléïdes; la partie grave est tenue par des bassons
russes, des serpents et des tubas.

J'ai bien souvent songé à Weber en conduisant cet orchestre de Dresde
qu'il a dirigé pendant quelques années et qui était alors plus nombreux
qu'aujourd'hui.

Weber l'avait tellement exercé qu'il lui arrivait quelquefois, dans
_l'allégro_ de l'ouverture du _Freyschütz_ d'indiquer le mouvement des
quatre premières mesures, laissant ensuite l'orchestre marcher tout seul
jusqu'aux points d'orgue de la fin. Les musiciens doivent être fiers,
qui voient en pareille occasion leur chef se croiser ainsi les bras.

Croiriez-vous, mon cher Ernst, que pendant les trois semaines que j'ai
passées dans cette ville si musicale, personne ne s'est avisé de me
parler de la famille de Weber, ni de m'informer qu'elle était à Dresde?
J'eusse été si heureux de la connaître et de lui exprimer un peu de ma
respectueuse admiration pour le grand compositeur qui illustra son
nom!... J'ai su trop tard que j'avais manqué cette occasion précieuse et
je dois au moins prier ici madame Weber et ses enfants de ne pas douter
des regrets que j'en ai ressentis.

On m'a montré à Dresde quelques partitions du célèbre Hasse, dit le
Saxon, qui fut autrefois aussi et pendant longtemps l'arbitre des
destinées de cette chapelle. Je n'y ai rien trouvé, je l'avoue, de bien
remarquable; un _Te Deum_ seulement, composé exprès pour une
commémoration glorieuse de la cour de Saxe, m'a paru pompeux et éclatant
comme une sonnerie de grandes cloches lancées à toute volée. Ce _Te
Deum_, pour ceux qui se contentent en pareil cas d'une puissante
sonorité, devra paraître beau; quant à moi cette qualité ne me semble
pas suffisante. Ce que je voudrais connaître surtout, mais connaître par
une bonne représentation, ce sont quelques-uns des nombreux opéras que
Hasse écrivit pour les théâtres d'Italie, d'Allemagne et d'Angleterre,
et qui lui valurent son immense réputation. Pourquoi n'essaye-t-on pas à
Dresde d'en remonter au moins un? C'est une expérience curieuse à faire;
ce serait peut-être une résurrection. La vie de Hasse a dû être fort
_incidentée_; j'ai cherché inutilement à la connaître. Je n'ai rien
trouvé à son sujet que de vulgaires biographies, qui répétaient ce que
je savais déjà, et ne disaient mot de ce que j'aurais voulu apprendre.
Il a tant voyagé, tant vécu sous la zone torride et aux pôles,
c'est-à-dire en Italie et en Angleterre! Il doit y avoir un curieux
roman dans ses relations avec le Vénitien Marcello, dans ses amours avec
la Faustina, qu'il épousa, et qui chantait les principaux rôles de ses
opéras; dans leurs disputes conjugales, guerre d'auteur à cantatrice, où
le maître était l'esclave, où la raison avait toujours tort. Peut-être
aussi n'y a-t-il rien eu de tout cela; qui sait? Faustina a pu vivre en
diva très-humaine, en cantatrice modeste, en vertueuse épouse, bonne
musicienne, fidèle à son mari, fidèle à ses rôles, disant son chapelet
et tricotant des bas quand elle n'avait rien à faire. Hasse écrivait,
Faustina chantait; ils gagnaient tous les deux beaucoup d'argent qu'ils
ne dépensaient pas. Cela s'est vu, cela se voit; si vous vous mariez,
c'est ce que je vous souhaite.

Quand je quittai Dresde pour retourner à Leipzig, Lipinski apprenant que
Mendelssohn montait pour le concert des pauvres, mon finale de _Roméo et
Juliette_, m'annonça son intention de venir l'entendre, si l'intendant
voulait lui accorder deux ou trois jours de congé. Je ne pris cette
promesse que pour un très-aimable compliment; mais jugez de mon chagrin,
quand le jour du concert, où par suite de l'incident que j'ai raconté
dans ma précédente lettre, le finale ne put être exécuté, je vis arriver
Lipinski... Il avait fait trente-cinq lieues pour entendre ce
morceau!... Voilà un musicien qui aime la musique!... Mais ce n'est pas
vous, mon cher Ernst, que ce trait étonnera; vous en feriez autant, j'en
suis sûr; vous êtes un _artiste_!

Adieu, adieu.



À HENRI HEINE

SIXIÈME LETTRE

Brunswick.--Hambourg.


Il m'est arrivé toutes sortes de bonheurs dans cette excellente ville de
Brunswick; aussi ai-je d'abord eu l'idée de régaler de ce récit un de
mes ennemis intimes, cela lui aurait fait plaisir!... tandis, qu'à vous,
mon cher Heine, le tableau de cette fête harmonique fera peut-être de la
peine. Les immoralistes prétendent _que dans tout ce qu'il nous arrive
d'heureux il y a quelque chose de désagréable pour nos meilleurs amis_;
mais je n'en crois rien! C'est une calomnie infâme, et je puis jurer que
des fortunes inattendues autant que brillantes, étant survenues à
quelques-uns de mes amis, cela ne m'a rien fait du tout!

Assez! n'entrons pas dans le champ épineux de l'ironie, où fleurissent
l'absinthe et l'euphorbe à l'ombre des orties arborescentes, où vipères
et crapauds sifflent et coassent, où l'eau des lacs bouillonne, où la
terre tremble, où le vent du soir brûle, où les nuages du couchant
dardent des éclairs silencieux! car à quoi bon se mordre la lèvre,
dérober sous des paupières mal closes de verdâtres prunelles, grincer
tout doucement des dents, présenter à son interlocuteur un siège armé
d'un dard perfide ou couvert d'un glutineux enduit, quand, loin d'avoir
dans l'âme quelque chose d'amer, les riants souvenirs encombrent la
pensée, quand on sent son cœur plein de reconnaissance et de naïve joie,
quand on voudrait avoir cent renommées aux trompettes immenses pour dire
à tout ce qui nous est cher: je fus heureux un jour. C'est un petit
mouvement de vanité puérile qui m'avait porté à commencer ainsi; je
cherchais sans m'en apercevoir, à vous imiter, vous l'inimitable
ironiste. Cela ne m'arrivera plus. J'ai trop souvent regretté dans notre
conversation, de ne pouvoir vous obliger au style sérieux ni arrêter le
mouvement convulsif de vos griffes dans les moments mêmes où vous croyez
le mieux faire pattes de velours, chat-tigre que vous êtes, _leo quærens
quem devoret_. Et pourtant que de sensibilité, que d'imagination sans
fiel, répandues dans vos œuvres! comme vous chantez quand il vous plaît,
dans le mode majeur! comme votre enthousiasme se précipite et coule à
pleins bords quand l'admiration vous saisit à l'improviste et que vous
vous oubliez! quelle tendresse infinie respire dans un des plis secrets
de votre cœur pour ce pays que vous avez tant raillé, pour cette terre
féconde en poëtes, pour la patrie des génies rêveurs, pour cette
Allemagne enfin que vous appelez votre vieille grand'mère et qui vous
aime tant malgré tout!

Je l'ai bien vu à l'accent tristement attendri qu'elle a mis à me parler
de vous pendant mon voyage; oui, elle vous aime! elle a concentré en
vous toutes ses affections. Ses fils aînés sont morts, ses grands fils,
ses grands hommes, elle ne compte plus que sur vous, qu'elle appelle en
souriant son méchant enfant. C'est elle, ce sont les chants graves et
romantiques dont elle a bercé vos premiers ans, qui vous ont inspiré un
sentiment pur et élevé de l'art musical; et c'est quand vous l'avez
quittée, c'est en courant le monde, c'est après avoir souffert que vous
êtes devenu impitoyable et railleur.

Il vous serait aisé, je le sais, de faire une énorme caricature du récit
que je vais entreprendre de mon passage à Brunswick, et pourtant, voyez
quelle confiance j'ai dans votre amitié, ou comme la crainte de l'ironie
s'en va, c'est précisément à vous que je l'adresse:

.....Au moment de quitter Leipzig, je reçus une lettre de Meyerbeer
m'annonçant qu'on ne pourrait pas, avant un mois, s'occuper de mes
concerts. Le grand maître m'engageait à utiliser ce retard en allant à
Brunswick, où je trouverais, disait-il, _un orchestre d'honneur_. Je
suivis ce conseil, sans me douter cependant que j'aurais tant à me louer
de l'avoir suivi. Je ne connaissais personne à Brunswick, j'ignorais
complètement et les dispositions des artistes à mon égard, et le goût du
public. Mais l'idée seule que les frères Müller étaient à la tête de la
chapelle, aurait suffi pour me donner toute confiance, indépendamment de
l'opinion si encourageante de Meyerbeer. Je les avais entendus à leur
dernier voyage à Paris, et je regardais l'exécution des quatuors de
Beethoven, par ces quatre virtuoses, comme l'un des prodiges les plus
extraordinaires de l'art moderne.

La famille Müller, en effet, représente l'idéal du quatuor de Beethoven,
comme la famille Bohrer l'idéal du trio. On n'a jamais encore, en aucun
lieu du monde, porté à ce point la perfection de l'ensemble, l'unité du
sentiment, la profondeur de l'expression, la pureté du style, la
grandeur, la force, la verve et la passion. Une telle interprétation de
ces œuvres sublimes nous donne, je le crois, l'idée la plus exacte de ce
que pensait et sentait Beethoven en les écrivant. C'est l'écho de
l'inspiration créatrice! c'est le contre-coup du génie!

Cette famille musicale des Müller est d'ailleurs plus nombreuse que je
ne croyais; j'ai compté sept artistes de ce nom, frères, fils et neveux,
dans l'orchestre de Brunswick. Georges Müller est maître de chapelle;
son frère aîné, Charles, n'est que premier maître de concert, mais on
voit à la déférence de chacun à l'écouter quand il fait une observation,
qu'on respecte en lui le chef du fameux quatuor. Le second
_concert-meister_ est M. Freudenthal, violoniste et compositeur de
mérite. J'avais prévenu Charles Müller de mon arrivée; en descendant de
voiture, à Brunswick, je fus abordé par un très-aimable jeune homme, M.
Zinkeisen, l'un des premiers violons de l'orchestre, parlant français
comme vous et moi, qui m'attendait à la poste pour me conduire chez le
_capell-meister_, au débotté. Cette attention et cet empressement me
parurent de bon augure. M. Zinkeisen m'avait vu quelquefois à Paris et
me reconnut, malgré l'état pitoyable où j'étais réduit par le froid; car
j'avais passé la nuit dans un coupé à peu près ouvert à tout vent, pour
éviter l'odeur et la fumée de six horribles pipes fonctionnant sans
relâche dans l'intérieur. J'admire les règlements de police établis en
Allemagne: il est défendu, sous peine d'amende, de fumer dans les rues
ou sur les places publiques, où cet aimable exercice ne peut incommoder
personne; mais si vous allez au café, on y fume; à table d'hôte, on y
fume; en poste, on y fume; partout, enfin, l'infernale pipe vous
poursuit.--Vous êtes Allemand, mon cher Heine, et vous ne fumez pas! ce
n'est pas là, croyez-moi, le moindre de vos mérites, la postérité ne
vous en tiendra pas compte, mais bien des contemporains et toutes les
contemporaines vous en sauront gré.

Charles Müller me reçut avec cet air sérieux et calme qui m'a
quelquefois effrayé en Allemagne, croyant y trouver l'indice de
l'indifférence et de la froideur; il n'y a pourtant pas à s'en méfier
autant que de nos démonstrations françaises, si pleines de sourires et
de belles paroles, quand nous accueillons un étranger à qui nous ne
pensons plus cinq minutes après. Loin de là: le _concert-meister_,
après m'avoir demandé de quelle façon je voulais composer mon orchestre,
alla immédiatement s'entendre avec son frère pour aviser aux moyens de
réunir la masse d'instruments à cordes que j'avais jugée nécessaire et
faire un appel aux amateurs et aux artistes indépendants de la chapelle
ducale, et dignes de se réunir à elle. Dès le lendemain, ils m'avaient
formé un bel orchestre, un peu plus nombreux que celui de l'Opéra de
Paris et composé de musiciens non-seulement très-habiles, mais encore
animés d'un zèle et d'une ardeur incomparables. La question de la harpe,
de l'ophicléïde et du cor anglais se présenta de nouveau, comme elle
s'était présentée à Weimar, à Leipzig, à Dresde. (Je vous parle de tous
ces détails pour vous faire une réputation de musicien). L'un des
membres de l'orchestre, M. Leibrock, excellent artiste, très-versé dans
la littérature musicale, s'était, depuis un an seulement appliqué à
l'étude de la harpe et redoutait fort, en conséquence, l'épreuve où
l'allait mettre ma deuxième symphonie. Il n'a d'ailleurs qu'une harpe
ancienne, dont les pédales à mouvement simple ne permettent pas
l'exécution de tout ce qu'on écrit aujourd'hui pour cet instrument.
Heureusement la partie de harpe d'_Harold_ est d'une extrême facilité,
et M. Leibrock travailla tellement pendant cinq à six jours, qu'il en
vint à son honneur..... à la répétition générale. Mais le soir du
concert, saisi d'une terreur panique au moment important, il s'arrêta
court dans l'introduction et laissa jouer seul Charles Müller qui
exécutait la partie d'alto principal.

Ce fut le seul accident que nous eûmes à regretter, accident dont au
reste le public ne s'aperçut point, et que M. Leibrock se reprochait
encore amèrement plusieurs jours après, malgré mes efforts pour le lui
faire oublier. Quant à l'ophicléïde, il n'y en avait d'aucune espèce
dans Brunswick; on me présenta successivement pour le remplacer, un
bass-tuba (magnifique instrument grave dont j'aurai à parler au sujet
des bandes militaires de Berlin); mais le jeune homme qui le jouait ne
me paraissait pas en posséder très-bien le mécanisme, il en ignorait
même la véritable étendue; puis un basson russe, que l'exécutant
appelait un contre-basson. J'eus beaucoup de peine à le désabuser sur la
nature et le nom de son instrument, dont le son sort tel qu'il est écrit
et qui se joue avec une embouchure comme l'ophicléïde; tandis que le
contre-basson, instrument transpositeur à anche, n'est autre qu'un grand
basson qui reproduit presque en entier la gamme du basson à l'octave
inférieure. Quoi qu'il en soit, le basson russe fut adopté pour tenir
lieu tant bien que mal de l'ophicléïde. Il n'y avait pas de cor anglais,
on arrangea ses solos pour un hautbois, et nous commençâmes les
répétitions d'orchestre pendant que le chœur étudiait dans une autre
salle. Je dois dire ici que jamais jusqu'à ce jour, en France, en
Belgique, ni en Allemagne, je n'ai vu une collection d'artistes éminents
à ce point dévoués, attentifs et passionnés pour la tâche qu'ils avaient
entreprise. Après la première répétition, où ils avaient pu se faire une
idée des principales difficultés de mes symphonies, le mot d'ordre fut
donné pour les répétitions suivantes: on convint de me tromper sur
l'heure à laquelle elles étaient censées devoir commencer, et chaque
matin (je ne l'ai su qu'après) l'orchestre se réunissait une heure avant
mon arrivée, pour étudier les traits et les rhythmes les plus dangereux.
Aussi allais-je d'étonnements en étonnements en voyant les
transformations rapides que l'exécution subissait chaque jour, et
l'assurance impétueuse avec laquelle la masse entière se ruait sur des
difficultés que mon orchestre de Paris, cette jeune garde de la grande
armée, n'a longtemps abordées qu'avec de certaines précautions. Un seul
morceau inquiétait beaucoup Charles Müller, c'était le _scherzo de
Roméo et Juliette_ (la reine Mab). Cédant aux sollicitations de M.
Zinkeisen, qui avait entendu ce scherzo à Paris, j'avais osé, pour la
première fois depuis mon arrivée en Allemagne, le placer dans le
programme du concert.

«Nous travaillerons tant, m'avait-il dit, que nous en viendrons à bout!»
Il ne présumait pas trop, en effet, de la force de l'orchestre, et la
reine Mab, dans son char microscopique, conduite par l'insecte
bourdonnant des nuits d'été et lancée au triple galop de ses chevaux
atomes, a pu montrer au public de Brunswick sa vive espièglerie et les
mille caprices de ses évolutions. Mais vous comprendrez mon inquiétude à
son sujet, vous, le poëte des fées et des willis; vous, le frère naturel
de ces gracieuses et malicieuses petites créatures; vous savez trop de
quel fil délié est tissue la gaze de leur voile, et de quelle sérénité
le ciel doit être pour que leur essaim diapré puisse se jouer librement
dans le pâle rayon de l'astre des nuits. Eh bien! malgré nos craintes,
l'orchestre, s'identifiant complètement avec la ravissante fantaisie de
Shakespeare, s'est fait si petit, si agile, si fin et si doux, que
jamais, je crois, la reine imperceptible n'a couru plus heureuse parmi
de plus silencieuses harmonies.

Dans le finale d'_Harold_, au contraire, dans cette furibonde orgie où
concertent ensemble les ivresses du vin, du sang, de la joie et de la
rage, où le rhythme paraît tantôt trébucher, tantôt courir avec furie,
où des bouches de cuivre semblent vomir des imprécations et répondre par
le blasphème à des voix suppliantes, où l'on rit, boit, frappe, brise,
tue et viole, où l'on s'amuse enfin; dans cette scène de brigands,
l'orchestre était devenu un véritable pandœmonium; il y avait quelque
chose de surnaturel et d'effrayant dans la frénésie de sa verve; tout
chantait, bondissait, rugissait avec un ordre et un accord diaboliques,
violons, basses, trombones, timbales et cymbales; pendant que l'alto
solo, le rêveur Harold, fuyant épouvanté, faisait encore entendre au
loin quelques notes tremblantes de son hymne du soir. Ah! quel roulement
de cœur! quels frémissements sauvages en conduisant alors cet étonnant
orchestre, où je croyais trouver plus ardents que jamais tous mes jeunes
lions de Paris!!! Vous ne connaissez rien de pareil, vous autres,
poëtes, vous n'êtes jamais emportés par de tels ouragans de vie!
J'aurais voulu embrasser toute la chapelle à la fois, et je ne pouvais
que m'écrier, en français il est vrai, mais l'accent devait me faire
comprendre: «Sublimes! je vous remercie, messieurs, et je vous admire!
Vous êtes des brigands parfaits!»

Les mêmes qualités violentes se firent remarquer dans l'exécution de
l'ouverture de _Benvenuto_ et pourtant, dans le style opposé,
l'introduction d'_Harold_, la _Marche des pèlerins_ et la _Sérénade_ ne
furent jamais rendues avec plus de grandeur calme et de religieuse
sérénité. Pour le morceau de _Roméo_ (la _Fête chez Capulet_) il rentre
un peu par son caractère dans le genre tourbillonnant; il fut donc
aussi, selon notre expression parisienne, véritablement _enlevé_.

Il fallait voir dans les haltes des répétitions, l'aspect enflammé de
tous ces visages... L'un des musiciens, Schmidt (la foudroyante
contre-basse), s'était arraché la peau de l'index de la main droite au
commencement du passage pizzicato de l'orgie; mais sans songer à
s'arrêter pour si peu et malgré le sang qu'il répandait, il avait
continué en se contentant de changer de doigt. C'est ce qui s'appelle en
termes militaires ne pas bouder au feu.

Pendant que nous nous livrions à ces _délassements_, le chœur, de son
côté, étudiait à grand'peine aussi, mais avec des résultats différents,
les fragments de mon _Requiem_. L'_Offertoire_ et le _Quærens me_
avaient fini par marcher; pour le _Sanctus_, dont le solo devait être
chanté par Schmetzer, le premier ténor du théâtre, excellent musicien,
il y avait un obstacle insurmontable. L'andante de ce morceau, écrit à
trois voix de femmes, présente quelques modulations en harmoniques que
les choristes de Dresde avaient fort bien comprises, mais qui dépassent,
à ce qu'il paraît, l'intelligence musicale de celles de Brunswick. En
conséquence, après avoir inutilement essayé pendant trois jours d'en
saisir le sens et les intonations, ces pauvres désespérées m'envoyèrent
une députation pour me conjurer de ne pas les exposer à un affront en
public et obtenir que le terrible _Sanctus_ fût rayé de l'affiche. Je
dus y consentir, mais avec regret, surtout à cause de Schmetzer, dont le
ténor très-haut convient parfaitement à cet hymne séraphique, et qui se
faisait en outre un plaisir de le chanter.

Maintenant tout est prêt, et malgré les terreurs de Ch. Müller au sujet
du scherzo, qu'il voudrait répéter encore, nous allons au concert
étudier les impressions qui vont naître de cette musique. Il faut vous
dire auparavant que, d'après le conseil du maître de chapelle, j'avais
invité aux répétitions une vingtaine de personnes formant la tête de
colonne des amateurs de Brunswick. Or, c'était chaque jour une réclame
vivante qui, en se répandant par la ville excitait au plus haut degré la
curiosité du public; de là l'intérêt singulier que les gens du peuple
même prenaient aux préparatifs du concert et les questions qu'ils
adressaient aux exécutants et aux auditeurs privilégiés:--«Que s'est-il
passé à la répétition de ce matin?... Est-il content?... Il est donc
Français?... Mais les Français ne composent pourtant que des opéras
comiques?... Les choristes le trouvent bien méchant!... Il a dit que les
femmes chantaient comme des danseuses!... Il savait donc que les
_soprani_ du chœur sortent du corps de ballet?... Est-il vrai qu'au
milieu d'un morceau il a salué les trombones?... Le garçon d'orchestre
assure qu'à la répétition d'hier, il a bu deux bouteilles d'eau, une
bouteille de vin blanc et trois verres d'eau-de-vie? Pourquoi donc,
dit-il si souvent au concert-meister: César! César! (c'est ça, c'est
ça!), etc.»

Tant il y a que longtemps avant l'heure fixée le théâtre était plein
jusqu'aux combles d'une foule impatiente et prévenue déjà en ma faveur.
Maintenant, mon cher Heine, retirez tout à fait vos griffes, car c'est
ici que vous pourriez céder à la tentation de me les faire sentir.
L'heure arrivée, l'orchestre étant en place, j'entre en scène; et
traversant les rangs des violons, je m'approche du pupitre-chef. Jugez
de mon effroi en le voyant entouré du haut en bas d'une grande girandole
de feuillage. «Ce sont les musiciens, me dis-je, qui m'auront compromis.
Quelle imprudence! vendre ainsi la peau de l'ours avant de l'avoir mis à
terre! et si le public n'est pas de leur avis, me voilà dans de beaux
draps! Cette manifestation suffirait à perdre un artiste à Paris.»
Pourtant de grandes acclamations accueillent l'ouverture; on fait
répéter la _Marche des pèlerins_; l'_Orgie_ enfièvre toute la salle;
l'_Offertoire_ avec son chœur sur deux notes le _Quærens me_ paraissent
toucher beaucoup les âmes religieuses; Ch. Müller se fait applaudir dans
la romance de violon; la _Reine Mab_ cause une surprise extrême; un lied
avec orchestre est redemandé, et la _Fête chez Capulet_ termine
chaleureusement la soirée. À peine le dernier accord était-il frappé,
qu'un bruit terrible ébranla toute la salle: le public en masse criait,
au parterre, dans les loges, partout; les trompettes, cors et trombones
à l'orchestre, sonnaient qui dans un ton, qui dans un autre, de
discordantes fanfares accompagnées de tous les fracas possibles par les
archets sur le bois des violons et des basses, et par les instruments à
percussion.

Il y a un nom dans la langue allemande pour désigner cette singulière
manière d'applaudir. En l'entendant à l'improviste, ma première
impression fut de la colère et de l'horreur; on me gâtait ainsi l'effet
musical que je venais d'éprouver, et j'en voulais presque aux artistes
de me témoigner leur satisfaction par un tel tintamarre. Mais le moyen
de n'être pas profondément ému de leur hommage, quand le maître de
chapelle Georges Müller, s'avançant chargé de fleurs, me dit en
français:

«--Permettez-moi, monsieur, de vous offrir ces couronnes au nom de la
chapelle ducale, et souffrez que je les dépose sur vos partitions!»

À ces mots, le public de redoubler de cris, l'orchestre de recommencer
ses fanfares... le bâton me tomba des mains, je ne savais plus où j'en
étais.

Riez donc un peu, voyons, ne vous gênez pas. Cela vous fera du bien et
ne peut me faire de mal; d'ailleurs je n'ai pas encore fini, et il vous
en coûterait trop d'entendre, sans m'égratigner, mon dithyrambe jusqu'au
bout... Allons, vous n'êtes pas trop méchant aujourd'hui; je continue.

À peine sorti du théâtre suant et fumant, comme si je venais d'être
trempé dans le Styx, étourdi et ravi, ne sachant auquel entendre au
milieu de tous ces féliciteurs, on m'avertit qu'un souper de cent
cinquante couverts, commandé à mon hôtel, m'était offert par une société
d'amateurs et d'artistes. Il fallait bien s'y rendre. Nouveaux
applaudissements, nouvelles acclamations à mon arrivée; les toasts, les
discours français et allemands se succèdent; je réplique de mon mieux à
ceux que je comprends, et, à chaque santé portée, cent cinquante voix
répondent par un hourra en chœur du plus bel effet. Les basses les
premières commencent sur la note _ré_, les ténors entrent sur le _la_,
et les dames, entonnant ensuite le _fa dièse_, établissent l'accord de
_ré majeur_, bientôt après suivi des quatre accords de sous-dominante,
tonique, dominante et tonique, dont l'enchaînement forme ainsi cadence
plagale et cadence parfaite successivement. Cette salve d'harmonie, dans
son mouvement large, éclate avec pompe et majesté; c'est très-beau: ceci
au moins est vraiment digne d'un peuple musical.

Que vous dirai-je, mon cher Heine? Dussiez-vous me trouver naïf et
primitif au superlatif, je dois avouer que toutes ces manifestations
bienveillantes, toutes ces rumeurs sympathiques me rendaient extrêmement
heureux. Ce bonheur-là sans doute n'approche pas, pour le compositeur,
de celui de diriger un magnifique orchestre exécutant avec inspiration
une de ses œuvres chéries; mais l'un va bien avec l'autre, et après un
tel concert, une veillée pareille ne gâte rien. Je suis très-redevable,
vous le voyez, aux artistes et aux amateurs de Brunswick; je dois
beaucoup aussi à son premier critique musical M. Robert Griepenkerl,
qui, dans une brochure savante écrite à mon sujet, a engagé une
véhémente polémique avec une gazette de Leipzig et donné une idée juste,
je crois, de la force et de la direction du courant musical qui
m'entraîne.

Donnez-moi donc la main, et chantons un grand hourra pour Brunswick sur
ses accords favoris:

[Illustration: notation musicale

_Moderato_

Ha! Ha! Ha! Ha!

Ha! Ha! Ha! Ha! Ha!

Ha! Ha! Ha! Ha! Ha!]

vivent les villes artistes!

J'en suis fâché, mon cher poëte, mais vous voilà compromis comme
musicien.

C'est maintenant le tour de votre ville natale, de Hambourg, de cette
cité désolée comme l'antique Pompéia, mais qui renaît puissante de ses
cendres et panse ses blessures courageusement!... Certes, je n'ai qu'à
m'en louer aussi. Hambourg a de grandes ressources musicales; sociétés
de chant, sociétés philharmoniques, bandes militaires, etc. L'orchestre
du théâtre a été réduit, par économie, à des proportions
ultra-mesquines, il est vrai; mais j'avais fait d'avance mes conditions
avec le directeur, et on me présenta un orchestre tout à fait beau sous
les rapports du nombre et du talent des artistes, grâce à un riche
supplément d'instruments à cordes et au congé que j'obtins pour deux ou
trois invalides presque centenaires, à qui le théâtre est attaché. Chose
étrange, que je signale tout de suite, il y a à Hambourg un excellent
harpiste, armé d'un très-bon instrument! je commençais à désespérer de
revoir ni l'un ni l'autre en Allemagne. J'y ai trouvé aussi un vigoureux
ophicléïde, mais il a fallu se passer du cor anglais.

La première flûte (Cantal) et le premier violon (Lindenau), sont deux
virtuoses de première force. Le maître de chapelle (Krebs) remplit ses
fonctions avec talent et avec une sévérité que j'aime à trouver chez les
chefs d'orchestre. Il m'a très-amicalement assisté pendant nos longues
répétitions. La troupe chantante du théâtre était, à l'époque de mon
passage, assez bien composée; elle possédait trois artistes de mérite;
un ténor doué, sinon d'une voix exceptionnelle, au moins de goût et de
méthode; un soprano agile, mademoiselle.... mademoiselle... Ma foi, j'ai
oublié son nom (cette jeune divinité m'aurait fait l'honneur de chanter
à mon concert si j'eusse été plus connu.--Hosanna in excelsis!) et enfin
Reichel, la formidable basse qui, avec un volume de voix énorme et un
timbre magnifique, possède une étendue de deux octaves et demie! Reichel
est de plus un homme superbe, il représente à merveille les personnages
tels que Zarastro, Moïse et Bertram. Madame Cornet, femme du directeur
musicienne achevée et dont le soprano, d'une grande étendue, a dû avoir
un éclat peu commun, n'était point engagée; elle figurait dans quelques
représentations seulement où sa présence était nécessaire. Je l'ai
applaudie dans la Reine de la nuit de la _Flûte enchantée_, rôle
difficile, écrit dans le registre suraigu que très-peu de cantatrices
possèdent.

Le chœur, assez faible et peu nombreux, se tira bien, cependant, des
morceaux que je lui avais confiés.

La salle de l'Opéra de Hambourg est très-vaste; j'en redoutais les
dimensions, l'ayant trouvée vide trois fois aux représentations de _la
Flûte enchantée_, de _Moïse_ et de _Linda di Chamouni_. Aussi
éprouvai-je une agréable surprise en la voyant pleine le jour où je me
présentai devant le public hambourgeois.

Une exécution excellente, un auditoire nombreux, intelligent et
très-chaud firent de ce concert un des meilleurs que j'aie donnés en
Allemagne. _Harold_ et la cantate du _Cinq mai_, chantée avec un profond
sentiment par Reichel, en eurent les honneurs. Après ce morceau, deux
musiciens voisins de mon pupitre m'adressèrent à voix basse, en
français, ces simples paroles qui me touchèrent beaucoup:

«Ah! monsieur! notre respect! notre respect!...» Ils n'en savaient pas
dire davantage. En somme l'orchestre de Hambourg est resté fort de mes
amis, ce dont je ne suis pas médiocrement fier, je vous jure. Krebs seul
a mis dans son suffrage une singulière réticence; «Mon cher, me
disait-il, dans quelques années votre musique fera le tour de
l'Allemagne; elle y deviendra populaire, et ce sera un grand malheur!
Quelles imitations elle amènera! quel style! quelles folies! il
vaudrait mieux pour l'art que vous ne fussiez jamais né!»

Espérons pourtant que ces pauvres symphonies ne sont pas aussi
_contagieuses_ qu'il veut bien le dire, et qu'il n'en sortira jamais ni
fièvre jaune ni choléra-morbus.

Maintenant, Heine, Henri Heine, célèbre banquier d'idées, neveu de M.
Salomon Heine, l'auteur de tant de précieux poëmes en lingots, je n'ai
plus rien à vous dire, et je vous... salue.



À M^{LLE} LOUISE BERTIN

SEPTIÈME LETTRE

Berlin.


Je dois tout d'abord implorer votre indulgence, mademoiselle, pour la
lettre que je prends la liberté de vous écrire; j'ai trop lieu de
craindre de la disposition d'esprit où je suis. Un accès de philosophie
noire m'a saisi depuis quelques jours, et Dieu sait à quelles idées
sombres, à quels jugements saugrenus, à quels étranges récits il va
infailliblement me porter... s'il continue. Vous ne savez peut-être pas
encore bien exactement ce que c'est que la philosophie noire?... C'est
le contraire de la magie blanche, ni plus ni moins.

Par la magie blanche, on arrive à deviner que Victor Hugo est un grand
poëte; que Beethoven était un grand musicien; que vous êtes à la fois
musicienne et poëte; que Janin est un homme d'esprit; que si un bel
opéra bien exécuté tombe, le public n'y a rien compris; que s'il
réussit, le public n'y a pas compris davantage, que le beau est rare;
que le rare n'est pas toujours beau; que la raison du plus fort est la
meilleure; qu'Abd-el-Kader a tort, O'Connell aussi; que décidément les
Arabes ne sont pas des Français: que l'agitation pacifique est une
bêtise; et autres propositions aussi embrouillées.

Par la philosophie noire on en vient à douter, à s'étonner de tout; à
voir à l'envers les images gracieuses et dans leur vrai sens les objets
hideux; on murmure sans cesse, on blasphème la vie, on maudit la mort;
on s'indigne comme Hamlet que _la cendre de César puisse servir à
calfeutrer un mur_; on s'indignerait bien davantage si la cendre des
misérables était seule propre à cet ignoble emploi; on plaint le pauvre
_Yorick_ de ne pouvoir même rire de la sotte grimace qu'il fait après
quinze ans passés sous terre, et l'on rejette sa tête avec horreur et
dégoût; ou bien on l'emporte, on la scie, on en fait une coupe et le
pauvre Yorick, qui ne peut plus boire, sert à étancher la soif des
amateurs de vin du Rhin, qui se moquent de lui.

Ainsi, dans votre solitude des Roches, où vous vous abandonnez
paisiblement au cours de vos pensées, je n'éprouverais, moi, à cette
heure de philosophie noire[95], qu'un mécontentement et un ennui
mortels. Si vous me faisiez admirer un beau coucher du soleil, je serais
capable de lui préférer l'éclairage au gaz de l'avenue des
Champs-Élysées; si vous me montriez sur le lac vos cygnes et leurs
formes élégantes, je vous dirais: Le cygne est un sot animal, il ne
songe qu'à barboter et à manger, il n'a de chant qu'un râle stupide et
affreux; si, vous mettant au piano, vous vouliez me faire entendre
quelques pages de vos auteurs favoris, Mozart et Cimarosa[96], je vous
interromprais peut-être avec humeur, trouvant qu'il est bientôt temps
d'en finir avec cette admiration pour Mozart, dont les opéras se
ressemblent tous, et dont le beau sang-froid fatigue et impatiente!...
Quant à Cimarosa, j'enverrais au diable son éternel et unique _Mariage
secret_, presque aussi ennuyeux que le _Mariage de Figaro_, sans être à
beaucoup près aussi musical; je vous prouverais que le comique de cet
ouvrage réside seulement dans les pasquinades des acteurs; que
l'invention mélodique en est assez bornée; que la cadence parfaite,
revenant à chaque instant, forme à elle seule près des deux tiers de la
partition; enfin, que c'est un opéra bon pour le carnaval et les jours
de foire. Si, choisissant un exemple du style opposé, vous aviez recours
à quelque œuvre de Sébastien Bach, je serais capable de prendre la fuite
devant ses fugues et de vous laisser seule avec sa _Passion_.

Voyez les conséquences de cette terrible maladie!... On n'a plus, quand
elle vous possède, ni politesse, ni savoir-vivre, ni prudence, ni
politique, ni rouerie, ni bon sens; on dit toutes sortes d'énormités, et
qui pis est, on pense ce qu'on dit, on se compromet, on perd la tête.

Foin de la philosophie noire! l'accès est passé; je suis assez sage
maintenant pour vous parler raisonnablement; et voici, mademoiselle, ce
que j'ai vu et entendu à Berlin; je dirai plus tard ce que j'y ai fait
entendre.

Je commence par le théâtre lyrique; à tout seigneur tout honneur!

Feu la salle de l'Opéra allemand, si rapidement détruite, il y a trois
mois à peine, par un incendie, était assez sombre et malpropre, mais
très-sonore et bien disposée pour l'effet musical. L'orchestre n'y
occupait pas, comme à Paris, une place si avancée dans les rangs des
auditeurs; il s'étendait beaucoup plus à droite et à gauche, et les
instruments violents, tels que les trombones, trompettes, timbales et la
grosse caisse, un peu abrités par les premières loges, perdaient ainsi
de leur excessif retentissement. La masse instrumentale, l'une des
meilleures que j'aie entendues, est ainsi composée aux jours des grandes
représentations: quatorze premiers, quatorze seconds violons, huit
altos, dix violoncelles, huit contre-basses, quatre flûtes, quatre
hautbois, quatre clarinettes, quatre bassons, quatre cors, quatre
trompettes, quatre trombones, un timbalier, une grosse caisse, une paire
de cymbales et deux harpes.

Les instruments à archet sont presque tous excellents; il faut signaler
à leur tête les frères Ganz (premier violon et premier violoncelle d'un
grand mérite) et l'habile violoniste Ries. Les instruments à vent, de
bois, sont aussi fort bons, et, vous le voyez, en nombre double de celui
que nous avons à l'Opéra de Paris. Cette combinaison est
très-avantageuse: elle permet de faire entrer deux flûtes, deux
hautbois, deux clarinettes et deux bassons _ripienni_ dans le
_fortissimo_, et adoucit singulièrement alors l'âpreté des instruments
de cuivre qui, sans cela, dominent toujours trop. Les cors sont d'une
belle force et tous à cylindres, au grand regret de Meyerbeer, qui a
conservé l'opinion que j'avais, il y a peu de temps encore, au sujet de
ce mécanisme nouveau. Plusieurs compositeurs se montrent hostiles au
cor à cylindres, parce qu'ils croient que son timbre n'est plus le même
que celui du cor simple. J'ai fait plusieurs fois l'expérience, et en
écoutant les notes ouvertes d'un cor simple et celles d'un cor
chromatique ou à cylindres alternativement, j'avoue qu'il m'a été
impossible de découvrir entre les deux la moindre différence de timbre
ou de sonorité. On a fait en outre au nouveau cor une objection fondée
en apparence, mais qu'il est facile de détruire cependant. Depuis
l'introduction, dans les orchestres, de cet instrument (selon moi
perfectionné), certains cornistes, employant les cylindres pour jouer
des parties de cor ordinaire, trouvent plus commode de produire en _sons
ouverts_, par ce mécanisme, les notes _bouchées_, écrites avec intention
par l'auteur. Ceci est en effet un abus très-grave, mais il doit être
imputé aux exécutants et non point à l'instrument. Loin de là, puisque
le cor à cylindres, entre les mains d'un artiste habile, peut rendre
non-seulement tous les sons bouchés du cor ordinaire, mais même la gamme
entière sans employer une seule note ouverte. Il faut seulement conclure
de tout ceci que les cornistes doivent savoir se servir de la main dans
le pavillon, comme si le mécanisme des cylindres n'existait pas et que
les compositeurs devront dorénavant indiquer dans leurs partitions, par
un signe quelconque, celles des notes des parties de cor qui doivent
être faites _bouchées_, l'exécutant ne devant alors produire _ouvertes_
que celles qui ne portent aucune indication.

Le même préjugé a combattu pendant quelque temps l'emploi des trompettes
à cylindres aujourd'hui général en Allemagne, mais avec moins de force
cependant qu'il n'en avait apporté à combattre les nouveaux cors. La
question des sons bouchés, dont aucun compositeur ne faisait usage sur
les trompettes, se trouvait naturellement écartée. On s'est borné à
dire que le son de la trompette perdait, par le mécanisme des cylindres,
beaucoup de son éclat; ce qui n'est pas, du moins pour mon oreille. Or,
s'il faut une oreille plus fine que la mienne pour percevoir une
différence entre les deux instruments, ou conviendra, j'espère, que
l'inconvénient résultant de cette différence pour la trompette à
cylindres n'est pas comparable à l'avantage que ce mécanisme lui donne
de pouvoir parcourir, sans difficulté et sans la moindre inégalité de
sons, toute une échelle chromatique de deux octaves et demie d'étendue.
Je ne puis donc qu'applaudir à l'abandon à peu près complet où les
trompettes simples sont aujourd'hui tombées en Allemagne. Nous n'avons
presque point encore en France de trompettes chromatiques (ou à
cylindres); la popularité incroyable du cornet à pistons leur a fait une
concurrence victorieuse jusqu'à ce jour, mais injuste, à mon avis: le
timbre du cornet étant fort loin d'avoir la noblesse et le brillant de
celui de la trompette. Ce ne sont pas, en tout cas, les instruments qui
nous manquent; Adolphe Sax fait à cette heure des trompettes à
cylindres, grandes et petites, dans tous les tons possibles, usités et
inusités, dont l'excellente sonorité et la perfection sont
incontestables. Croirait-on que ce jeune et ingénieux artiste a mille
peines à se faire jour et à se maintenir à Paris? On renouvelle contre
lui des persécutions dignes du moyen âge et qui rappellent exactement
les faits et gestes des ennemis de Benvenuto, le ciseleur florentin. On
lui enlève ses ouvriers, on lui dérobe ses plans, on l'accuse de folie,
on lui intente des procès; avec un peu plus d'audace on l'assassinerait.
Telle est la haine que les inventeurs excitent toujours parmi ceux de
leurs rivaux qui n'inventent rien. Heureusement la protection et
l'amitié dont M. le général de Rumigny a constamment honoré l'habile
facteur, l'ont aidé à soutenir jusqu'à présent cette misérable lutte;
mais suffiront-elles longtemps?... C'est au ministre de la guerre qu'il
appartiendrait de mettre un homme aussi utile et d'une spécialité si
rare dans la position dont il est digne par son talent, par sa
persévérance et par ses efforts. Nos bandes de musique militaire n'ont
point encore de trompettes à cylindres, ni de bass-tubas (le plus
puissant des instruments graves). Une fabrication de ces instruments va
devenir inévitable pour mettre les orchestres militaires français au
niveau de ceux que possèdent la Prusse et l'Autriche; une commande de
trois cents trompettes et de cent bass-tubas, adressée à Ad. Sax par le
ministère, le sauverait.

Berlin est la seule des villes d'Allemagne (que j'ai visitées) où l'on
trouve le grand trombone basse (en si bémol). Nous n'en possédons point
encore à Paris, les exécutants se refusant à la pratique d'un instrument
qui leur fatigue la poitrine. Les poumons prussiens sont apparemment
plus robustes que les nôtres. L'orchestre de l'Opéra de Berlin possède
deux de ces instruments, dont la sonorité est telle qu'elle écrase et
fait disparaître complètement le son des autres trombones, alto et
ténor, exécutant les parties hautes. Le timbre rude et prédominant d'un
trombone basse suffirait à rompre l'équilibre et à détruire l'harmonie
des trois parties de trombones qu'écrivent partout aujourd'hui les
compositeurs. Or, à l'Opéra de Berlin, il n'y a point d'ophicléïde, et
au lieu de le remplacer par un bass-tuba dans les opéras venus de France
et qui contiennent presque tous une partie d'ophicléïde, on a imaginé de
faire jouer cette partie par un deuxième trombone basse. Il en résulte
que la partie d'ophicléïde, écrite souvent à l'octave inférieure du
troisième trombone, étant ainsi exécutée, l'union de ces deux terribles
instruments produit un effet désastreux. On n'entend plus que le son
grave des instruments de cuivre; c'est tout au plus si la voix des
trompettes peut surnager encore. Dans mes concerts, où je n'avais
pourtant employé (pour les symphonies) qu'un trombone basse, je fus
obligé, remarquant qu'on l'entendait seul, de prier l'artiste qui le
jouait de rester assis, de manière que le pavillon de l'instrument fût
tourné contre le pupitre, qui lui servait en quelque sorte de sourdine,
pendant que les trombones, ténor et alto, au contraire, jouaient debout,
leur pavillon passant en conséquence par dessus la planchette du
pupitre. Alors, seulement, on put entendre les trois parties. Ces
observations réitérées, faites à Berlin m'ont conduit à penser que la
meilleure manière de grouper les trombones dans les théâtres, est, après
tout, celle qu'on a adoptée à l'Opéra de Paris, et qui consiste à
employer ensemble trois trombones ténors. Le timbre du petit trombone
(l'alto) est grêle, et ses notes hautes ne présentent que peu d'utilité.
Je voterais donc aussi pour son exclusion dans les théâtres, et ne
désirerais la présence d'un _trombone basse_ que si l'on écrivait à
_quatre_ parties, et avec _trois ténors_ capables de lui résister.

Si je ne parle pas d'_or_, au moins parlé-je beaucoup de cuivre;
cependant je suis sûr, mademoiselle, que ces détails d'instrumentation
vous intéresseront beaucoup plus que mes tirades misanthropiques et mes
histoires de têtes de mort. Vous êtes mélodiste, harmoniste, et fort peu
versée, du moins que je sache, en ostéologie. Ainsi donc, je continue
l'examen des forces musicales de l'Opéra de Berlin.

Le timbalier est bon musicien, mais il n'a pas beaucoup d'agilité dans
les poignets; ses roulements ne sont pas assez serrés. D'ailleurs, ses
timbales sont trop petites, elles ont peu de son, et il ne connaît
qu'une seule espèce de baguettes d'un effet médiocre et tenant le milieu
entre nos baguettes à tête de peau et celles à tête d'éponge. On est à
cet égard, dans toute l'Allemagne, fort en arrière de la France. Sous le
rapport même de l'exécution, et en exceptant Wiprecht, le chef des corps
d'harmonie militaire de Berlin, qui joue des timbales comme un tonnerre,
je n'ai pas trouvé un artiste qu'on puisse comparer, pour la précision,
la rapidité du roulement et la finesse des nuances, à Poussard,
l'excellent timbalier de l'Opéra. Faut-il vous parler des cymbales? Oui,
et pour vous dire seulement qu'une paire de cymbales intactes,
c'est-à-dire qui ne sont ni fêlées ni écornées, qui sont entières enfin,
est chose fort rare, et que je n'ai trouvée ni à Weimar, ni à Leipzig,
ni à Dresde, ni à Hambourg, ni à Berlin. C'était toujours pour moi un
sujet de très-grande colère, et il m'est arrivé de faire attendre
l'orchestre une demi-heure et de ne vouloir pas commencer une répétition
avant qu'on m'eût apporté deux cymbales bien neuves, bien frémissantes,
bien turques comme je les voulais, pour montrer au maître de chapelle si
j'avais tort de trouver ridicules et détestables les fragments de plats
cassés qu'on me présenterait sous ce nom. En général, il faut
reconnaître l'infériorité choquante où certaines parties de l'orchestre
ont été maintenues en Allemagne jusqu'à présent. On ne semble pas se
douter du parti qu'on en peut tirer et qu'on en tire effectivement
ailleurs. Les instruments ne valent rien, et les exécutants sont loin
d'en connaître toutes les ressources. Telles sont les timbales, les
cymbales, la grosse caisse même; tels sont encore le cor anglais,
l'ophicléïde et la harpe. Mais ce défaut tient évidemment à la manière
d'écrire des compositeurs, qui n'ayant jamais rien demandé d'important à
ces instruments, sont cause que leurs successeurs, qui écrivent d'une
autre façon, n'en peuvent presque rien obtenir.

Mais de combien les Allemands, en revanche, nous sont supérieurs pour
les instruments de cuivre en général et les trompettes en particulier!
Nous n'en avons pas d'idée. Leurs clarinettes aussi valent mieux que les
nôtres: il n'en est pas de même pour les hautbois; il y a je crois, à
cet égard, égalité de mérite entre les deux écoles; quant aux flûtes,
nous les surpassons; on ne joue nulle part de la flûte comme à Paris.
Leurs contre-basses sont plus fortes que les contre-basses françaises,
leurs violoncelles, leurs altos et leurs violons ont de grandes
qualités; on ne saurait pourtant, sans injustice, les mettre au niveau
de notre jeune école d'instruments à archet. Les violons, les altos et
les violoncelles de l'orchestre du Conservatoire à Paris n'ont point de
rivaux. J'ai prouvé surabondamment, ce me semble, la rareté des bonnes
harpes en Allemagne; celles de Berlin ne font point exception à la règle
générale, et on aurait grand besoin dans cette capitale de quelques
élèves de Parish-Alvars. Ce magnifique orchestre, dont les qualités de
précision d'ensemble, de force et de délicatesse sont éminentes, est
placé sous la direction de Meyerbeer, directeur général de la musique du
roi de Prusse. C'est Meyerbeer (je crois que vous le connaissez!!!...):
de Hennig (premier maître de chapelle) homme habile, dont le talent est
en grande estime auprès des artistes; et de Taubert (deuxième maître de
chapelle) pianiste et compositeur brillant. J'ai entendu (exécuté par
lui et les frères Ganz) un trio de piano de sa composition, d'une
facture excellente, d'un style neuf et plein de verve. Taubert vient
d'écrire et de faire entendre avec succès, les chœurs de la tragédie
grecque _Médée_ récemment mise en scène à Berlin.

MM. Ganz et Ries se partagent le titre et les fonctions de maître de
concert.

Montons sur la scène maintenant.

Le chœur, au jour des représentations ordinaires, se compose de
soixante voix seulement; mais lorsqu'on exécute les grands opéras en
présence du roi, la force du chœur est alors doublée, et soixante autres
choristes externes sont adjoints à ceux du théâtre. Toutes ces voix sont
excellentes, fraîches, vibrantes. La plupart des choristes, hommes,
femmes et enfants, sont musiciens, moins habiles lecteurs cependant que
ceux de l'Opéra de Paris, mais beaucoup plus qu'eux exercés à l'art du
chant, et plus attentifs et plus soigneux, et mieux payés. C'est le plus
beau chœur de théâtre que j'aie encore rencontré. Il a pour directeur
Elssler, frère de la célèbre danseuse. Cet intelligent et patient
artiste pourrait s'épargner beaucoup de peine et faire plus rapidement
avancer les études des chœurs, si au lieu d'exercer les cent vingt voix
toutes à la fois dans la même salle, il les divisait préliminairement en
trois groupes (les soprani et contralti, les ténors, les basses),
étudiant isolément, en même temps, dans trois salles séparées, sous la
direction de trois sous-chefs choisis et surveillés par lui. Cette
méthode analytique, qu'on ne veut pas absolument admettre dans les
théâtres, pour de misérables raisons d'économie et d'habitude
routinière, est la seule cependant qui puisse permettre d'étudier à fond
chaque partie d'un chœur, et d'en obtenir l'exécution soignée et bien
nuancée; je l'ai dit ailleurs, je ne me lasserai pas de le répéter.

Les chanteurs-acteurs du théâtre de Berlin n'occupent pas dans la
hiérarchie des virtuoses, une place aussi élevée que celle où le chœur
et l'orchestre sont parvenus, chacun dans sa spécialité, parmi les
masses musicales de l'Europe. Cette troupe contient cependant des
talents remarquables, parmi lesquels il faut citer:

Mademoiselle Marx, soprano expressif et très-sympathique, dont les
cordes extrêmes dans le grave et l'aigu, commencent déjà malheureusement
à s'altérer un peu; Mademoiselle Tutchek, soprano flexible, d'un timbre
assez pur et agile;

Mademoiselle Hähnel, contralto bien caracterisé;

Bœticher, excellente basse, d'une grande étendue et d'un beau timbre;
chanteur habile, bel acteur, musicien et lecteur consommé;

Zsische, basse chantante, d'un vrai talent, dont la voix et la méthode
semblent briller au concert plus encore qu'au théâtre.

Mantius, premier ténor; sa voix manque un peu de souplesse et n'est pas
très-étendue;

Madame Schrœder-Devrient, engagée depuis quelques mois seulement:
soprano usé dans le haut, peu flexible, éclatant et dramatique
cependant. Madame Devrient chante maintenant trop bas toutes les fois
qu'elle ne peut pousser la note avec force. Ses ornements sont de
très-mauvais goût, et elle entremêle son chant de phrases et
d'interjections parlées, comme font nos acteurs de vaudeville dans leurs
couplets, d'un effet exécrable. Cette école de chant est la plus
antimusicale et la plus triviale qu'on puisse signaler aux débutants
pour qu'ils se gardent de l'imiter.

Pischek, l'excellent baryton dont j'ai parlé à propos de Francfort,
vient aussi, dit-on, d'être engagé par M. Meyerbeer. C'est une
acquisition précieuse, dont il faut féliciter la direction du théâtre de
Berlin.

Voilà, mademoiselle, tout ce que je sais des ressources que possède la
musique dramatique dans la capitale de la Prusse. Je n'ai pas entendu
une seule représentation du théâtre italien, je m'abstiendrai donc de
vous en parler.

Dans une prochaine lettre et avant de m'occuper du récit de mes
concerts, j'aurai à rassembler mes souvenirs sur les représentations des
_Huguenots_ et d'_Armide_ auxquelles j'ai assisté, sur l'Académie de
chant et sur les bandes militaires, institutions d'un caractère
essentiellement opposé, mais d'une valeur immense, et dont la splendeur
comparée à ce que nous possédons en ce genre, doit profondément humilier
notre amour-propre national.



À M. HABENECK

HUITIÈME LETTRE

Berlin.


Je faisais dernièrement à mademoiselle Louise Bertin, dont vous
connaissez la science musicale et le sérieux amour de l'art,
l'énumération des richesses vocales et instrumentales du grand Opéra de
Berlin. J'aurais à parler à présent de l'Académie de chant et des corps
de musique militaire, mais puisque vous tenez à savoir avant tout ce que
je pense des représentations auxquelles j'ai assisté, j'intervertis
l'ordre de mon récit, pour vous dire comment j'ai vu fonctionner les
artistes prussiens dans les opéras de Meyerbeer, de Gluck, de Mozart et
de Weber.

Il y a malheureusement à Berlin, comme à Paris, comme partout, certains
jours où il semble que, par suite d'une convention tacite, existant
entre les artistes et le public, il soit permis de négliger plus ou
moins l'exécution. On voit alors bien des places vides dans la salle et
bien des pupitres inoccupés dans l'orchestre. Les chefs d'emploi, ces
soirs-là, dînent en ville, ils donnent des bals; ils sont à la chasse,
etc. Les musiciens sommeillent, tout en jouant les _notes_ de leur
partie; quelques-uns même ne jouent pas du tout: ils dorment, ils
lisent, ils dessinent des caricatures, ils font de mauvaises
plaisanteries à leurs voisins, ils jasent assez haut; je n'ai pas besoin
de vous dire tout ce qui se pratique à l'orchestre en pareil cas...

Quant aux acteurs, ils sont trop en évidence pour se permettre de telles
libertés (cela leur arrive quelquefois cependant), mais les choristes
s'en donnent à cœur-joie. Ils entrent en scène les uns après les autres,
par groupes incomplets; plusieurs d'entre eux, arrivés tard au théâtre,
ne sont pas encore habillés, quelques-uns, ayant fait dans la journée un
service fatigant dans les églises, se présentent exténués et avec
l'intention bien arrêtée de ne pas donner un son. Tout le monde se met à
son aise; on transpose à l'octave basse les notes hautes, ou bien on les
laisse échapper tant bien que mal à demi-voix; il n'y a plus de nuances;
le _mezzo forte_ est adopté pour toute la soirée, on ne regarde pas le
bâton de mesure, il en résulte trois ou quatre fausses entrées et autant
de phrases disloquées; mais qu'importe! Le public s'aperçoit-il de cela?
Le directeur n'en sait rien, et si l'auteur se plaint, on lui rit au nez
et on le traite d'intrigant. Ces dames surtout ont de charmantes
distractions. Ce ne sont que sourires et correspondances télégraphiques,
échangés soit avec les musiciens de l'orchestre, soit avec les habitués
du balcon. Elles sont allées le matin au baptême de l'enfant de
mademoiselle ***, une de leurs camarades; on en a rapporté des dragées
qu'on mange en scène, en riant de la mine grotesque du parrain, de la
coquetterie de la marraine, de la figure réjouie du curé. Tout en
causant on distribue quelques taloches aux enfants de chœur qui
s'émancipent:

«--Veux-tu finir, polisson, ou j'appelle le maître de chant!

--Vois donc, ma chère, la belle rose que M. *** porte à sa boutonnière;
c'est Florence qui la lui a donnée.

--Elle est donc toujours folle de son _argent de change_?

--Oui, mais c'est un secret; tout le monde ne peut pas avoir des
_avoués_.

--Ah! joli calembour! À propos, pour rimer, vas-tu au concert de la
cour?

--Non, j'ai quelque chose à faire ce jour-là.

--Quoi donc?

--Je me marie.

--Tiens! quelle idée!

--Prends garde, voilà la toile.»

L'acte est ainsi terminé, le public mystifié et l'ouvrage abîmé. Mais,
quoi! il faut bien prendre un peu de repos, on ne peut pas toujours être
sublime et ces représentations en grand débraillé servent à faire
ressortir celles où l'on met du soin, du zèle, de l'attention et du
talent. J'en conviens; pourtant vous m'avouerez qu'il y a quelque chose
de triste à voir des chefs-d'œuvre traités avec cette extrême
familiarité. Je conçois qu'on ne brûle pas nuit et jour de l'encens
devant les statues des grands hommes; mais ne seriez-vous pas courroucé
de voir le buste de Gluck ou celui de Beethoven employé comme tête à
perruque dans la boutique d'un coiffeur?...

Ne faites pas le philosophe, je suis sûr que cela vous indignerait.

Je ne veux pas conclure de tout ceci qu'on se donne à ce point du bon
temps dans certaines représentations de l'Opéra de Berlin; non, on y va
plus modérément: sous ce rapport comme sous quelques autres, la
supériorité nous reste. Si par hasard il nous arrive à Paris de voir un
chef-d'œuvre représenté en _grand débraillé_, comme je disais tout à
l'heure, on ne se permet jamais en Prusse de le montrer qu'en _petit
négligé_. C'est ainsi que j'ai vu jouer _Figaro_ et le _Freyschütz_. Ce
n'était pas mal, sans être tout à fait bien. Il y avait un certain
ensemble un peu relâché, une précision un peu indécise, une verve
modérée, une chaleur tiède, on eût désiré seulement le coloris et
l'animation qui sont les vrais symptômes de la vie, et ce luxe qui, pour
la bonne musique, est réellement le nécessaire; et puis encore quelque
chose d'assez essentiel.... l'inspiration.

Mais quand il s'est agi d'_Armide_ et des _Huguenots_, vous eussiez vu
une transformation complète. Je me suis cru à une de ces premières
représentations de Paris où vous arrivez de bonne heure, pour avoir le
temps de voir un peu tout votre monde et faire vos dernières
recommandations, où chacun est d'avance à son poste, où l'esprit de tous
est tendu, où les visages sérieux expriment une forte et intelligente
attention, où l'on voit enfin qu'un événement musical d'importance va
s'accomplir.

Le grand orchestre avec ses 28 violons et ses instruments à vent
doublés, le grand chœur avec ses 120 voix étaient présents, et Meyerbeer
dominait au premier pupitre. J'avais un vif désir de le voir diriger, de
le voir surtout diriger son ouvrage. Il s'acquitte de cette tâche comme
si elle eût été la sienne depuis vingt ans; l'orchestre est dans sa
main, il en fait ce qu'il veut. Quant aux mouvements qu'il prend pour
les _Huguenots_, ce sont les mêmes que les vôtres, à l'exception de ceux
de l'entrée des moines au quatrième acte et de la marche qui termine le
troisième; ceux-là sont un peu plus lents. Cette différence a légèrement
refroidi pour moi l'effet du premier morceau; j'aurais préféré un peu
moins de largeur, tandis que je l'ai trouvée tout à fait à l'avantage du
second, joué sur le théâtre par la bande militaire; il y gagne sous tous
les rapports.

Je ne puis pas analyser scène par scène l'exécution de l'orchestre dans
le chef-d'œuvre de Meyerbeer; je dirai seulement qu'elle m'a paru, d'un
bout à l'autre de la représentation, magnifiquement belle, parfaitement
nuancée, d'une précision et d'une clarté incomparables, même dans les
passages les plus compliqués. Ainsi le finale du second acte, avec ses
traits roulants sur des séries d'accords de septième diminué et ses
modulations enharmoniques, a été rendu, jusque dans ses parties les plus
obscures, avec une extrême netteté et une justesse de sons
irréprochable. J'en dois dire autant du chœur. Les traits vocalisés, les
doubles chœurs contrastants, les entrées en imitations, les passages
subits du _forte_ au _piano_, les nuances intermédiaires, tout cela a
été exécuté proprement, vigoureusement, avec une rare chaleur et un
sentiment de la véritable expression plus rare encore. La _stretta_ de
la bénédiction des poignards m'a frappé comme un coup de foudre, et j'ai
été longtemps à me remettre de l'incroyable bouleversement qu'elle m'a
causé. Le grand ensemble du _Pré aux clercs_, la dispute des femmes, les
litanies de la vierge, la chanson des soldats _huguenots_ présentaient à
l'oreille un tissu musical d'une richesse étonnante, mais dont
l'auditeur pouvait suivre facilement la trame sans que la pensée
complexe de l'auteur lui restât voilée un seul instant. Cette merveille
de contre-point dramatisé est aussi demeurée pour moi, jusqu'à présent,
la merveille de l'exécution chorale. Meyerbeer, je le crois, ne peut
espérer mieux en aucun lieu de l'Europe. Il faut ajouter que la mise en
scène est disposée d'une façon éminemment ingénieuse. Dans la chanson du
_rataplan_, les choristes miment une espèce de marche de tambours avec
certains mouvements en avant et en arrière qui animent la scène et se
lient bien d'ailleurs à l'effet musical.

La bande militaire, au lieu d'être placée, comme à Paris, au fond du
théâtre, d'où, séparée de l'orchestre par la foule qui encombre la
scène, elle ne peut voir les mouvements du maître de chapelle ni suivre
conséquemment la mesure avec exactitude, commence à jouer dans les
coulisses d'avant-scène à droite du public; elle se met ensuite en
marche et parcourt le théâtre en passant auprès de la rampe et
traversant les groupes du chœur. De cette façon les musiciens se
trouvent presque jusqu'à la fin du morceau, très-rapprochés du chef; ils
conservent rigoureusement le même mouvement que l'orchestre inférieur,
et il n'y a jamais la moindre discordance rhythmique entre les deux
masses.

Bœticher est un excellent Saint-Bris; Zsische remplit avec talent le
rôle de Marcel, sans posséder toutefois les qualités d'_humour_
dramatique qui font de notre Levasseur un Marcel si originalement vrai.
Mademoiselle Marx montre de la sensibilité et une certaine dignité
modeste, qualités essentielles du caractère de Valentine. Il faut
pourtant que je lui reproche deux ou trois monosyllabes parlés qu'elle a
eu le tort d'emprunter à l'école de madame Devrient. J'ai vu cette
dernière dans le même rôle quelques jours après, et si, en me prononçant
ouvertement contre sa manière de le rendre, j'ai étonné et même choqué
plusieurs personnes d'un excellent esprit qui, par habitude sans doute,
admirent sans restriction la célèbre artiste, je dois ici dire pourquoi
je diffère si fort de leur opinion. Je n'avais point de parti pris,
point de prévention pour, ni contre madame Devrient. Je me souvenais
seulement qu'elle me parut admirable à Paris, il y a bien des années
dans le _Fidelio_ de Beethoven, et que tout récemment, au contraire, à
Dresde, j'avais remarqué en elle de fort mauvaises habitudes de chant et
une action scénique souvent entachée d'exagération et d'afféterie. Ces
défauts m'ont frappé d'autant plus vivement, ensuite dans les
_Huguenots_, que les situations du drame sont plus saisissantes, et que
la musique en est plus empreinte de grandeur et de vérité. Ainsi donc,
j'ai sévèrement blâmé la cantatrice et l'actrice, et voici pourquoi:
dans la scène de la conjuration où Saint-Bris expose à Nevers et à ses
amis le plan du massacre des Huguenots, Valentine écoute en frémissant
le sanglant projet de son père, mais elle n'a garde de laisser
apercevoir l'horreur qu'il lui inspire; Saint-Bris, en effet, n'est pas
homme à supporter chez sa fille de pareilles opinions. L'élan
involontaire de Valentine vers son mari, au moment où celui-ci brise son
épée et refuse d'entrer dans le complot, est d'autant plus beau, que la
timide femme a plus longtemps souffert en silence, et que son trouble a
été plus péniblement contenu. Eh bien! au lieu de dérober son agitation
et de rester presque passive, comme font dans cette scène toutes les
tragédiennes de bon sens, madame Devrient va prendre Nevers, le force de
la suivre au fond du théâtre, et là, marchant à grands pas à ses côtés,
semble lui tracer son plan de conduite et lui dicter ce qu'il doit
répondre à Saint-Bris. D'où il suit que l'époux de Valentine s'écriant;

        «Parmi mes illustres aïeux,
    Je compte des soldats, mais pas un assassin!»

perd tout le mérite de son opposition; son mouvement n'a plus de
spontanéité, et il a l'air seulement d'un mari soumis qui répète la
leçon que lui a faite sa femme. Quand Saint-Bris entonne le fameux
thème: _À cette cause sainte_, madame Devrient s'oublie jusqu'à se jeter
bon gré, mal gré, dans les bras de son père, qui toujours cependant est
censé ignorer les sentiments de Valentine; elle l'implore, elle le
supplie, elle le tracasse enfin par une pantomime si véhémente, que
Bœticher, qui ne s'attendait pas, la première fois, à ces emportements
intempestifs, ne savait comment faire pour conserver la liberté d'agir
et de respirer, et paraissait dire, par l'agitation de sa tête et de son
bras droit: «Pour Dieu, madame, laissez moi donc tranquille, et
permettez que je chante mon rôle jusqu'au bout!» Madame Devrient montre
par là à quel point elle est possédée du démon de la personnalité. Elle
se croirait perdue si dans toutes les scènes, à tort ou à raison, et par
quelques manœuvres scéniques que ce soit, elle n'attirait sur elle
l'attention du public. Elle se considère évidemment comme le pivot du
drame, comme le seul personnage digne d'occuper les spectateurs.» «Vous
écoutez cet acteur! vous admirez l'auteur! ce chœur vous intéresse!
Niais que vous êtes! regardez donc par ici, voyez-moi; car je suis le
poème, je suis la poésie, je suis la musique, je suis tout; il n'y a ce
soir d'autre objet intéressant que moi, et vous ne devez être venus au
théâtre que pour moi!» Dans le prodigieux duo qui succède à cette
immortelle scène, pendant que Raoul se livre à toute la fougue de son
désespoir, madame Devrient, la main appuyée sur une causeuse, penche
gracieusement la tête pour laisser pendre en liberté du côté gauche, les
belles boucles de sa blonde chevelure: elle dit quelques mots, et
pendant la réplique de Raoul, se posant inclinée d'une autre façon, elle
fait admirer le doux reflet de ses cheveux du côté droit. Je ne crois
pas cependant que ces soins minutieux d'une coquetterie puérile soient
précisément ceux qui doivent occuper l'âme de Valentine en un pareil
moment.

Quant au chant de madame Devrient, je l'ai déjà dit, il manque souvent
de justesse et de goût. Les points d'orgue et les changements nombreux
qu'elle introduit maintenant dans ses rôles sont d'un mauvais style, et
maladroitement amenés. Mais je ne connais rien de comparable à ses
interjections parlées. Madame Devrient ne _chante_ jamais les mots:
Dieu! ô mon Dieu! oui! non! est-il vrai! est-il possible! etc. Tout cela
est parlé et crié à pleine voix. Je ne saurais dire l'aversion que
j'éprouve pour ce genre antimusical de déclamation. À mon sens, il est
cent fois pis de parler l'opéra que de chanter la tragédie.

Les notes désignées dans certaines partitions par ces mots: _Canto
parlato_, ne sont point destinées à être lancées de la sorte par les
chanteurs; dans le genre sérieux, le timbre de voix qu'elles exigent
doit toujours se rattacher à la tonalité; cela ne sort pas de la
musique. Qui ne se souvient de la manière dont mademoiselle Falcon
savait dire, en _chant parlé_, les mots de la fin de ce duo: «Raoul! ils
te tueront!» Certes, cela était à la fois naturel et musical, et
produisait un effet immense.

Loin de là, quand répondant aux supplications de Raoul, madame Devrient
parle et crie par trois fois avec un crescendo de force, _nein! nein!
nein!_ je crois entendre madame Dorval ou mademoiselle Georges dans un
mélodrame, et je me demande pourquoi l'orchestre continue de jouer,
puisque l'opéra est fini. Ceci est d'un ridicule monstrueux. Je n'ai pas
entendu le cinquième acte, furieux que j'étais d'avoir vu le
chef-d'œuvre du quatrième défiguré de cette façon. Est-ce vous
calomnier, mon cher Habeneck, d'affirmer que vous en eussiez fait
autant? J'ai peine à le croire. Je connais votre manière de sentir en
musique: quand l'exécution d'un bel ouvrage est tout à fait mauvaise,
vous en prenez bravement votre parti; et même alors, plus c'est
détestable et plus vous êtes courageux! Mais qu'à une seule exception
près tout marche à souhait au contraire, oh! alors cette exception vous
irrite, vous crispe, vous exaspère; vous entrez dans une de ces rages
indignées qui vous feraient voir de sang-froid, avec joie même,
l'extermination de l'individu discordant, et pendant que les bourgeois
s'étonnent de votre colère, les vrais artistes la partagent, et je
grince avec vous de toutes mes dents.

Madame Devrient a certes des qualités éminentes: ce sont la chaleur,
l'entraînement; mais ces qualités fussent-elles suffisantes, ne m'ont
pas d'ailleurs toujours semblé contenues dans les limites que leur
assignent la nature et le caractère de certains rôles. Valentine, par
exemple, même en mettant à part les observations que j'ai faites plus
haut, Valentine la jeune mariée de la veille, le cœur fort mais timide,
la noble épouse de Nevers, l'amante chaste et réservée qui n'avoue son
amour à Raoul que pour l'arracher à la mort, s'accommode mieux d'une
passion modeste, d'un jeu décent et d'un chant expressif que de toutes
les bordées à triple charge de madame Devrient et de son personnalisme
endiablé.

Quelques jours après les _Huguenots_, j'ai vu jouer _Armide_. La reprise
de cet ouvrage célèbre avait été faite avec tout le soin et le respect
qui lui sont dus; la mise en scène était magnifique, éblouissante, et le
public s'est montré digne de la faveur qu'on lui accordait. C'est que de
tous les anciens compositeurs, Gluck est celui dont la puissance me
paraît avoir le moins à redouter des révolutions incessantes de l'art.
Jamais il ne sacrifia ni aux caprices des chanteurs, ni aux exigences de
la mode, ni aux habitudes invétérées qu'il eut à combattre en arrivant
en France, encore fatigué de la lutte qu'il venait de soutenir contre
celles des théâtres d'Italie. Sans doute cette guerre avec les
_dilettanti_ de Milan, de Naples et de Parme, au lieu de l'affaiblir,
avait doublé ses forces en lui en révélant l'étendue; car en dépit du
fanatisme qui était alors dans nos mœurs françaises en matière d'art, ce
fut presque en se jouant qu'il brisa et foula aux pieds les misérables
entraves qu'on lui opposait. Les criailleries des critiques parvinrent
une fois à lui arracher un mouvement d'impatience; mais cet accès de
colère, qui lui fit commettre l'imprudence de leur répondre, fut le seul
qu'il eut à se reprocher: et depuis lors, comme auparavant, il marcha
silencieusement droit à son but. Vous savez quel était celui qu'il
voulait atteindre, et s'il a jamais été donné à un homme d'y parvenir
mieux que lui. Avec moins de conviction ou moins de fermeté il est
probable que malgré le génie dont la nature l'avait doué, ses œuvres
abâtardies n'auraient pas survécu de beaucoup à celles de ses médiocres
rivaux, aujourd'hui si complètement oubliés. Mais la vérité
d'expression, qui entraîne avec elle la pureté du style et la grandeur
des formes, est de tous les temps; les belles pages de Gluck resteront
toujours belles. Victor Hugo a raison: «le cœur n'a pas de rides.»

Mademoiselle Marx, dans _Armide_, me parut noble et passionnée, bien
qu'un peu accablée cependant de son fardeau épique. Il ne suffit pas, en
effet, de posséder un vrai talent pour représenter les femmes de Gluck,
comme pour les femmes de Shakespeare, il faut pour elles de si hautes
qualités d'âme, de cœur, de voix, de physionomie, d'attitudes, qu'il n'y
a point exagération à affirmer que ces rôles exigent en outre de la
beauté et... du génie.

Quelle heureuse soirée me fit passer cette représentation d'_Armide_,
dirigée par Meyerbeer! L'orchestre et les chœurs, inspirés à la fois par
deux maîtres illustres, l'auteur et le directeur, se montrèrent dignes
de l'un et de l'autre. Le fameux finale: _Poursuivons jusqu'au trépas_,
produisit une véritable explosion. L'acte de la haine, avec les
admirables pantomimes composées, si je ne me trompe, par Paul Taglioni,
maître des ballets du grand théâtre de Berlin, ne me parut pas moins
remarquable par une verve, en apparence désordonnée, mais dont tous les
élans cependant étaient pleins d'une infernale harmonie. On avait
supprimé l'air de danse à 6/8 en _la_ majeur que nous exécutons ici, et
rétabli en revanche, la grande chaconne en _si_ bémol, qu'on n'entend
jamais à Paris. Ce morceau très-développé a beaucoup d'éclat et de
chaleur. Quelle conception que cet acte de la haine! Je ne l'avais
jamais à ce point compris et admiré. J'ai frissonné à ce passage de
l'évocation:

    «Sauvez-moi de l'amour,
    Rien n'est si redoutable!»

Au premier hémistiche, les deux hautbois font entendre une cruelle
dissonance de septième majeure, cri féminin où se décèlent la terreur et
ses plus vives angoisses. Mais au vers suivant:

        «Contre un ennemi trop aimable.»

comme ces deux mêmes voix, s'unissant en tierces, gémissent tendrement!
quels regrets dans ce peu de notes! et comme on sent que l'amour ainsi
regretté sera le plus fort! En effet, à peine la haine, accourue avec
son affreux cortège, a-t-elle commencé son œuvre, qu'_Armide_
l'interrompt et refuse son secours. De là le chœur:

    «Suis l'amour, puisque tu le veux,
      Infortunée Armide,
      Suis l'amour qui te guide
      Dans un abîme affreux!»

Dans le poëme de Quinault, l'acte finissait là: Armide sortait avec le
chœur sans rien dire. Ce dénoûement paraissant vulgaire et peu naturel à
Gluck, il voulut que la magicienne demeurée seule un instant, sortît
ensuite en rêvant à ce qu'elle vient d'entendre, et un jour, après une
répétition, il improvisa, paroles et musique, à l'Opéra, cette scène
dont voici les vers:

    «Ô ciel! quelle horrible menace!
    Je frémis! tout mon sang se glace!

  Amour, puissant amour, viens calmer mon effroi,
  Et prends pitié d'un cœur qui s'abandonne à toi!»

La musique en est belle de mélodie, d'harmonie, de vague inquiétude, de
tendre langueur, de tout ce que l'inspiration dramatique et musicale
peut avoir de plus beau. Entre chacune des exclamations des deux
premiers vers, sous une sorte de trémolo intermittent des seconds
violons, les basses déroulent une longue phrase chromatique qui gronde
et menace jusqu'au premier mot du troisième vers: «Amour,» où la plus
suave mélodie, s'épanouissant lente et rêveuse, dissipe, par sa tendre
clarté, la demi-obscurité des mesures précédentes. Puis tout s'éteint...
Armide s'éloigne les yeux baissés, pendant que les seconds violons,
abandonnés du reste de l'orchestre, murmurent encore leur trémolo isolé.
Immense, immense est le génie créateur d'une pareille scène!!!...

Parbleu! je suis vraiment naïf avec mon analyse admirative! n'ai-je pas
l'air de vous initier, vous Habeneck, aux beautés de la partition de
Gluck? Mais, vous le savez, c'est involontaire! Je vous parle ici comme
nous faisons quelquefois sur les boulevards, en sortant des concerts du
Conservatoire et que notre enthousiasme veut s'exhaler absolument.

Je ferai une observation sur la mise en scène à Berlin de ce morceau:

Le machiniste fait tomber la toile trop tôt; il doit attendre que la
dernière mesure de la ritournelle finale se soit fait entendre; sans
cela on ne peut voir Armide s'éloigner à pas lents jusqu'au fond du
théâtre, pendant les palpitations et les soupirs de plus en plus faibles
de l'orchestre. Cet effet était fort beau à l'Opéra de Paris, où, à
l'époque des représentations d'_Armide_, la toile ne se baissait jamais.
En revanche, bien que je ne sois pas, vous le savez, partisan des
modifications quelconques apportées par le chef d'orchestre dans la
musique qui n'est pas la sienne, et dont il doit seulement rechercher la
bonne exécution, je complimenterai Meyerbeer sur l'heureuse idée qu'il
a eue relativement au trémolo intermittent dont je parlais tout à
l'heure. Ce passage des seconds violons étant sur le _ré_ bas,
Meyerbeer, pour le faire remarquer davantage, l'a fait jouer sur deux
cordes à l'unisson (le _ré_ à vide et le _ré_ sur la quatrième corde).
Il semble naturellement alors que le nombre des seconds violons soit
subitement doublé, et de ces deux cordes d'ailleurs résulte une
résonnance particulière qui produit ici le plus heureux effet. Tant
qu'on ne fera à Gluck que des corrections de cette nature, il sera
permis d'y applaudir[97]. C'est comme votre idée de faire jouer près du
chevalet, en écrasant la corde, le fameux trémolo continu de l'oracle
d'_Alceste_. Gluck ne l'a pas exprimée, il est vrai, mais il _a dû_
l'avoir.

Sous le rapport du sentiment exquis de l'expression, je trouvais encore
supérieure à tout le reste l'exécution des scènes du _Jardin des
plaisirs_. C'était une sorte de langueur voluptueuse, de morbidesse
fascinatrice, qui me transportait dans ce palais de l'amour rêvé par les
deux poëtes (Gluck et Tasso), et semblait me le donner pour demeure
enchantée. Je fermais les yeux, et en entendant cette divine gavotte
avec sa mélodie si caressante, et le murmure doucement monotone de son
harmonie, et ce chœur: _Jamais dans ces beaux lieux_, dont le bonheur
s'épanche avec tant de grâce, je voyais autour de moi s'enlacer des bras
charmants, se croiser d'adorables pieds, se dérouler d'odorantes
chevelures, briller des yeux diamants, et rayonner mille enivrants
sourires. La fleur du plaisir, mollement agitée par la brise mélodique
s'épanouissait, et de sa corolle ravissante s'échappait un concert de
sons, de couleurs et de parfums. Et c'est Gluck, le musicien terrible,
qui chanta toutes les douleurs, qui fit rugir le Tartare, qui peignit la
plage désolée de la Tauride et les sauvages mœurs de ses habitants,
c'est lui qui sut ainsi reproduire en musique cette étrange idéalité de
la volupté rêveuse, du calme dans l'amour!... Pourquoi non? N'avait-il
pas déjà auparavant ouvert les champs Élysées?... N'est-ce pas lui qui
trouva ce chœur immortel des ombres heureuses:

    «Torna, o bella, al tuo consorte
    Che non vuol che più diviso
    Sia di te pietoso il ciel!»

Et n'est-ce pas d'ordinaire, comme l'a dit aussi notre grand poëte
moderne, les forts qui sont les plus doux?

Mais je m'aperçois que le plaisir de causer avec vous de toutes ces
belles choses m'a entraîné trop loin, et que je ne pourrai pas encore
aujourd'hui parler des institutions musicales non dramatiques florissant
à Berlin. Elles seront donc le sujet d'une nouvelle lettre, et me
serviront de prétexte pour ennuyer quelque autre que vous de mon
infatigable verbiage.

Vous ne m'en voulez pas trop de celle-ci, n'est-ce pas?

En tout cas, adieu!



À M. DESMAREST

NEUVIÈME LETTRE

Berlin.


Je n'en finirais pas avec cette royale ville de Berlin, si je voulais
étudier en détail ses richesses musicales. Il est peu de capitales, s'il
en est toutefois, qui puissent s'enorgueillir de trésors d'harmonie
comparables aux siens. La musique y est dans l'air, on la respire, elle
vous pénètre. On la trouve au théâtre, à l'église, au concert, dans la
rue, dans les jardins publics, partout; grande et fière toujours, et
forte et agile, radieuse de jeunesse et de parure, l'air noble et
sérieux, belle ange armée qui daigne marcher quelquefois, mais les ailes
frémissantes, et prête à reprendre son vol vers le ciel.

C'est que la musique à Berlin est honorée de tous. Les riches et les
pauvres, le clergé et l'armée, les artistes et les amateurs, le peuple
et le roi, l'ont en égale vénération. Le roi surtout apporte à son culte
cette ferveur réelle dont il est animé pour le culte des sciences et des
autres arts, et c'est dire beaucoup. Il suit d'un œil curieux les
mouvements, je dirai même les soubresauts progressifs de l'art nouveau,
sans négliger la conservation des chefs-d'œuvre de l'école ancienne. Il
a une mémoire prodigieuse, embarrassante même pour ses bibliothécaires
et ses maîtres de chapelle, quand il leur demande à l'improviste
l'exécution de certains fragments des vieux maîtres que personne ne
connaît plus. Rien ne lui échappe dans le domaine du présent ni dans
celui du passé; il veut tout entendre et tout examiner. De là le vif
attrait qu'éprouvent pour Berlin les grands artistes; de là
l'extraordinaire popularité en Prusse du sentiment musical; de là les
institutions chorales et instrumentales que sa capitale possède, et qui
m'ont paru si dignes d'admiration.

L'Académie de chant est de ce nombre. Comme celle de Leipzig, comme
toutes les autres académies semblables existant en Allemagne, elle se
compose presque entièrement d'amateurs; mais plusieurs artistes, hommes
et femmes, attachés aux théâtres en font partie également; et les dames
du grand monde ne croient point déroger en chantant un oratorio de Bach
à côté de Mantius, de Bœticher ou de mademoiselle Hähnel.--La plupart
des chanteurs de l'Académie de Berlin sont musiciens, et presque tous
ont des voix fraîches et sonores; les soprani et les basses surtout
m'ont paru excellents. Les répétitions, en outre, se font patiemment et
longuement sous la direction habile de M. Rungenhagen; aussi les
résultats obtenus, quand une grande œuvre est soumise au public,
sont-ils magnifiques et hors de toute comparaison avec ce que nous
pouvons entendre en ce genre à Paris.

Le jour où, sur l'invitation du directeur, je suis allé à l'Académie de
chant, on exécutait la _Passion_ de Sébastien Bach. Cette partition
célèbre que vous avez lue sans doute, est écrite pour deux chœurs et
deux orchestres. Les chanteurs, au nombre de trois cents au moins,
étaient disposés sur les gradins d'un vaste amphithéâtre absolument
semblable à celui que nous avons au Jardin des Plantes, dans la salle
des cours de chimie; un espace de trois ou quatre pieds seulement
séparait les deux chœurs. Les deux orchestres, peu nombreux,
accompagnaient les voix du haut des derniers gradins, derrière les
chœurs, et se trouvaient en conséquence assez éloignés du maître de
chapelle, placé en bas sur le devant et à côté du piano. Ce n'est pas
piano, c'est clavecin qu'il faudrait dire; car il a presque le son des
misérables instruments de ce nom, dont on se servait au temps de Bach.
Je ne sais si on fait un pareil choix à dessein, mais j'ai remarqué dans
les écoles de chant, dans les foyers des théâtres, partout où il s'agit
d'accompagner les voix, que le piano destiné à cet usage est toujours le
plus détestable qu'on a pu trouver. Celui dont se servait Mendelssohn à
Leipzig dans la salle du Gewand-Haus fait seul exception.

Vous allez me demander ce que le piano-clavecin peut avoir à faire
_pendant l'exécution_ d'un ouvrage dans lequel l'auteur n'a point
employé cet instrument! Il accompagne en même temps que les flûtes,
hautbois, violons et basses, et sert probablement à maintenir au
diapason les premiers rangs du chœur qui _sont censés_ ne pas bien
entendre dans les _tutti_ l'orchestre trop éloigné d'eux. En tout cas
c'est l'habitude. Le clapotement continuel des accords plaqués sur ce
mauvais clavier produit bien un assommant effet en répandant sur
l'ensemble une couche superflue de monotonie; mais raison de plus, sans
doute pour n'en pas démordre. C'est si sacré un vieil usage, quand il
est mauvais!

Les chanteurs sont tous assis pendant les silences, et se lèvent au
moment de chanter. Il y a, je pense, un véritable avantage pour la bonne
émission de la voix à chanter debout, il est malheureux seulement que
les choristes, cédant trop aisément à la fatigue de cette posture,
veuillent s'asseoir aussitôt que leur phrase est finie; car dans une
œuvre comme celle de Bach, où les deux chœurs dialoguant fréquemment
sont en outre coupés à chaque instant par des solos récitants, il
s'ensuit qu'il y a toujours quelque groupe qui se lève ou quelque autre
qui s'assied, et à la longue cette succession de mouvements de bas en
haut et de haut en bas finit par être assez ridicule; elle ôte
d'ailleurs à certaines entrées des chœurs tout leur imprévu, les yeux
indiquant d'avance à l'oreille le point de la masse vocale d'où le son
va partir. J'aimerais encore mieux laisser toujours assis les choristes,
s'ils ne peuvent rester debout. Mais cette impossibilité est de celles
qui disparaissent instantanément si le directeur sait bien dire: _Je
veux_ ou _je ne veux pas_.

Quoi qu'il en soit, l'exécution de ces masses vocales a été pour moi
quelque chose d'imposant, le premier _tutti_ des deux chœurs m'a coupé
la respiration; j'étais loin de m'attendre à la puissance de ce grand
coup de vent harmonique. Il faut reconnaître cependant qu'on se blase
sur cette belle sonorité beaucoup plus vite que sur celle de
l'orchestre, les timbres des voix étant moins variés que ceux des
instruments. Cela se conçoit, il n'y a guère que quatre voix de natures
différentes, tandis que le nombre des instruments de diverses espèces
s'élève à plus de trente.

Vous n'attendez pas de moi, je pense, mon cher Desmarest, une analyse de
la grande œuvre de Bach, ce travail sortirait tout à fait des limites
que j'ai dû m'imposer. D'ailleurs, le fragment qu'on en a exécuté au
Conservatoire, il y a trois ans, peut être considéré comme le type du
style et de la manière de l'auteur dans cet ouvrage. Les Allemands
professent une admiration sans bornes pour ses récitatifs, et leur
qualité éminente est précisément celle qui a dû m'échapper n'entendant
pas la langue sur laquelle ils sont écrits, et ne pouvant en conséquence
apprécier le mérite de l'expression.

Quand on vient de Paris et qu'on connaît nos mœurs musicales, il faut,
pour y croire, être témoin de l'attention, du respect, de la piété avec
lesquels un public allemand écoute une telle composition. Chacun suit
des yeux les paroles sur le livret; pas un mouvement dans l'auditoire,
pas un murmure d'approbation ni de blâme, pas un applaudissement; on est
au prêche, on entend chanter l'Évangile, on assiste en silence non pas
au concert, mais au service divin. Et c'est vraiment ainsi que cette
musique doit être entendue. On adore Bach, et on croit en lui, sans
supposer un instant que sa divinité puisse jamais être mise en question;
un hérétique ferait horreur, il est même défendu d'en parler. Bach,
c'est Bach, comme Dieu c'est Dieu.

Quelques jours après l'exécution du chef-d'œuvre de Bach, l'Académie de
chant annonça celle de la _Mort de Jésus_ de Graun. Voilà encore une
partition consacrée, un saint livre, mais dont les adorateurs se
trouvent à Berlin spécialement, tandis que la religion de S. Bach est
professée dans tout le nord de l'Allemagne. Vous jugez de l'intérêt que
m'offrait cette seconde soirée, surtout après l'impression que j'avais
reçue de la première, et de l'empressement que j'aurais mis à connaître
l'œuvre de prédilection du maître de chapelle du grand Frédéric! Voyez
mon malheur! je tombe malade précisément ce jour-là; le médecin (un
grand amateur de musique pourtant, le savant et aimable docteur Gaspard)
me défend de quitter ma chambre; vainement on m'engage encore à venir
admirer un célèbre organiste; le docteur est inflexible; et ce n'est
qu'après la semaine sainte, quand il n'y a plus ni oratorio, ni fugues,
ni chorals à entendre, que le bon Dieu me rend à la santé. Voilà la
cause du silence que je suis obligé de garder sur le service musical des
temples de Berlin, qu'on dit si remarquable. Si jamais je retourne en
Prusse, malade ou non, il faudra bien que j'entende la musique de Graun,
et je l'entendrai, soyez tranquille, dussé-je en mourir. Mais dans ce
cas, il me serait encore impossible de vous en parler... Ainsi donc, il
est décidé que vous n'en saurez jamais rien _par moi_; alors faites le
voyage, et ce sera vous qui m'en direz des nouvelles.

Quant aux bandes militaires, il faudrait y mettre bien de la mauvaise
volonté pour ne pas en entendre au moins quelques-unes, puisque, à
toutes les heures du jour, à pied ou à cheval, elles parcourent les rues
de Berlin. Ces petites troupes isolées ne sauraient toutefois donner une
idée de la majesté des grands ensembles que le directeur-instructeur des
bandes militaires de Berlin et de Postdam (Wiprecht) peut former quand
il veut. Figurez-vous qu'il a sous ses ordre une masse de six cents
musiciens et plus, tous bons lecteurs, possédant bien le mécanisme de
leur instrument, jouant juste, et favorisés par la nature de poumons
infatigables et de lèvres de cuir. De là l'extrême facilité avec
laquelle les trompettes, cors et cornets donnent les notes aiguës que
nos artistes ne peuvent atteindre. Ce sont des régiments de musiciens et
non des musiciens de régiment. M. le prince de Prusse, allant au-devant
du désir que j'avais d'entendre et d'étudier à loisir ses troupes
musicales, eut la gracieuse bonté de m'inviter à une matinée organisée
chez lui à mon intention, et de donner à Wiprecht des ordres en
conséquence.

L'auditoire était fort peu nombreux; nous n'étions que douze ou quinze
tout ou plus. Je m'étonnais de ne pas voir l'orchestre, aucun bruit ne
trahissait sa présence, quand une phrase lente en _fa mineur_, à vous et
à moi bien connue, vint me faire tourner la tête du côté de la plus
grande salle du palais dont un vaste rideau nous dérobait la vue. S. A.
R. avait eu la courtoisie de faire commencer le concert par l'ouverture
des _Francs-Juges_, que je n'avais jamais entendue ainsi arrangée pour
des instruments à vent. Ils étaient là trois cent vingt hommes dirigés
par Wiprecht, et ils exécutèrent ce morceau difficile avec une précision
merveilleuse et cette verve furibonde que vous montrez pour lui, vous
autres du Conservatoire, aux grands jours d'enthousiasme et d'entrain.

Le solo des instruments de cuivre, dans l'introduction, fut surtout
foudroyant, exécuté par quinze grands trombones basses, dix-huit ou
vingt trombones ténors, et altos, douze bass-tubas et une fourmilière de
trompettes.

Le bass-tuba, que j'ai déjà nommé plusieurs fois dans mes précédentes
lettres, a détrôné complètement l'ophicléïde en Prusse, si tant est, ce
dont je doute, qu'il y ait jamais régné. C'est un grand instrument en
cuivre, dérivé du bombardon et pourvu d'un mécanisme de cinq cylindres
qui lui donne au grave une étendue immense.

Les notes extrêmes de l'échelle inférieure sont un peu vagues, il est
vrai; mais redoublées à l'octave haute par une autre partie de
bass-tuba, elles acquièrent une rondeur et une force de vibration
incroyables. Le son du médium et du haut de l'instrument est d'ailleurs
très-noble, il n'est point mat, comme celui de l'ophicléïde, mais
vibrant et très-sympathique au timbre des trombones et trompettes dont
il est la vraie contre-basse, et avec lequel il s'unit on ne peut mieux.
C'est Wiprecht qui l'a propagé en Prusse. A. Sax en fait maintenant
d'admirables à Paris.

Les clarinettes me parurent aussi bonnes que les instruments de cuivre;
elles firent surtout des prouesses dans une grande symphonie-bataille
composée pour deux orchestres par l'ambassadeur d'Angleterre, comte de
Westmoreland.

Vint ensuite un brillant et chevaleresque morceau d'instruments de
cuivre seuls, écrit pour les fêtes de la cour par Meyerbeer, sous ce
titre: _la Danse aux flambeaux_, et dans lequel se trouve un long
trille sur le _ré_, que dix-huit trompettes à cylindres ont soutenu, en
le battant aussi rapidement qu'eussent pu le faire des clarinettes,
pendant seize mesures.

Le concert a fini par une marche funèbre très-bien écrite et d'un beau
caractère, composée par Wiprecht. On n'avait fait qu'une répétition!!!

C'est dans les intervalles laissés entre les morceaux par ce terrible
orchestre, que j'ai eu l'honneur de causer quelques instants avec madame
la princesse de Prusse, dont le goût exquis et les connaissances en
composition rendent le suffrage si précieux. S. A. R. parle en outre
notre langue avec une pureté et une élégance qui intimidaient fort son
interlocuteur. Je voudrais pouvoir tracer ici un portrait shakespearien
de la princesse, ou faire entrevoir au moins l'esquisse voilée de sa
douce beauté; je l'oserais peut-être... si j'étais un grand poëte.

J'ai assisté à l'un des concerts de la cour. Meyerbeer tenait le piano;
il n'y avait pas d'orchestre, et les chanteurs n'étaient autres que ceux
du théâtre dont j'ai déjà parlé. Vers la fin de la soirée, Meyerbeer,
qui, tout grand pianiste qu'il soit, peut-être même à cause de cela, se
trouvait fatigué de sa tâche d'accompagnateur, céda sa place; à qui? je
vous le donne à deviner... au premier chambellan du roi, à M. le comte
de Rœdern, qui accompagna en pianiste et en musicien consommé, le _Roi
des aulnes_, de Schubert, à madame Devrient! Que dites-vous de cela?
Voilà bien la preuve d'une étonnante diffusion des connaissances
musicales. M. de Rœdern possède en outre un talent d'une autre nature,
dont il a donné des preuves brillantes en organisant le fameux bal
masqué qui agita tout Berlin, l'hiver dernier, sous le nom de _Fête de
la cour de Ferrare_, et pour lequel Meyerbeer a écrit une foule de
morceaux.

Ces concerts d'étiquette paraissent toujours froids; mais on les trouve
agréables quand ils sont finis, parce qu'ils réunissent ordinairement
quelques auditeurs avec lesquels on est fier et heureux d'avoir un
instant de conversation. C'est ainsi que j'ai retrouvé chez le roi de
Prusse, M. Alexandre de Humboldt, cette éblouissante illustration de la
science lettrée, ce grand anatomiste du globe terrestre.

Plusieurs fois dans la soirée, le roi, la reine et madame la princesse
de Prusse sont venus m'entretenir du concert que je venais de donner au
Grand-Théâtre, me demander mon avis sur les principaux artistes
prussiens, me questionner sur mes procédés d'instrumentation, etc., etc.
Le roi prétendait que j'avais mis le diable au corps de tous les
musiciens de sa chapelle. Après le souper, S. M. se disposait à rentrer
dans ses appartements, mais venant à moi tout d'un coup et comme se
ravisant:

--À propos, monsieur Berlioz, que nous donnerez-vous dans votre prochain
concert?

--Sire, je reproduirai la moitié du programme précédent, en y ajoutant
cinq morceaux de ma symphonie _Roméo et Juliette_.

--De _Roméo et Juliette_! et je fais un voyage! Il faut pourtant que
nous entendions cela! Je reviendrai.

En effet, le soir de mon second concert, cinq minutes avant l'heure
annoncée, le roi descendait de voiture et entrait dans sa loge.

Maintenant faut-il vous parler de ces deux soirées? Elles m'ont donné
bien de la peine, je vous assure. Et pourtant les artistes sont habiles,
leurs dispositions étaient des plus bienveillantes, et Meyerbeer, pour
me venir en aide, semblait se multiplier. C'est que le service
journalier d'un grand théâtre comme celui de l'Opéra de Berlin a des
exigences toujours fort gênantes et incompatibles avec les préparatifs
d'un concert; et, pour tourner et vaincre les difficultés qui
surgissaient à chaque instant, Meyerbeer a dû employer plus de force et
d'adresse, à coup sûr, que lorsqu'il s'est agi pour lui de monter pour
la première fois les _Huguenots_. Et puis j'avais voulu faire entendre à
Berlin les grands morceaux du _Requiem_, ceux de la _Prose_ (_Dies iræ_,
_Lacrymosa_, etc.), que je n'avais pas encore pu aborder dans les autres
villes d'Allemagne; et vous savez quel attirail vocal et instrumental
ils nécessitent. Heureusement j'avais prévenu Meyerbeer de mon
intention, et déjà avant mon arrivée il s'était mis en quête des moyens
d'exécution dont j'avais besoin. Quant aux quatre petits orchestres
d'instruments de cuivre, il fut aisé de les trouver, on en aurait eu
trente s'il l'eût fallu; mais les timbales et les timbaliers donnèrent
beaucoup de peine. Enfin, cet excellent Wiprecht aidant, on vint à bout
de les réunir.

On nous plaça pour les premières répétitions dans une splendide salle de
concert appartenant au second théâtre, dont la sonorité est telle
malheureusement, qu'en y entrant je vis tout de suite ce que nous
allions avoir à souffrir. Les sons, se prolongeant outre mesure,
produisaient une insupportable confusion et rendaient les études de
l'orchestre excessivement difficiles. Il y eut même un morceau (_le
scherzo_ de _Roméo et Juliette_) auquel nous fûmes obligés de renoncer,
n'ayant pu parvenir, après une heure de travail, à en dire plus de la
moitié. L'orchestre pourtant, je le répète, était on ne peut mieux
composé. Mais le temps manquait, et nous dûmes remettre le _scherzo_ au
second concert. Je finis par m'accoutumer un peu au vacarme que nous
faisions, et à démêler dans ce chaos de sons ce qui était bien ou mal
rendu par les exécutants; nous poursuivîmes donc nos études sans tenir
compte de l'effet fort différent, heureusement, de celui que nous
obtînmes ensuite dans la salle de l'Opéra. L'ouverture de _Benvenuto_,
_Harold_, l'_Invitation à la valse_ de Weber, et les morceaux du
_Requiem_ furent ainsi appris par l'orchestre seul, les chœurs
travaillant à part dans un autre local. À la répétition particulière que
j'avais demandée pour les quatre orchestres d'instruments de cuivre du
_Dies iræ_ et du _Lacrymosa_, j'observai pour la troisième fois un fait
qui m'est resté inexplicable, et que voici:

Dans le milieu du _Tuba mirum_ se trouve une sonnerie des quatre groupes
de trombones sur les quatre notes de l'accord de _sol majeur_
successivement. La mesure est très-large; le premier groupe doit donner
le _sol_ sur le premier temps; le second, le _si_ sur le second; le
troisième, le _ré_ sur le troisième et le quatrième, le _sol octave_ sur
le quatrième. Rien n'est plus facile à concevoir qu'une pareille
succession, rien n'est plus facile à entonner aussi que chacune de ces
notes. Eh bien! quand ce _Requiem_ fut exécuté pour la première fois
dans l'église des Invalides à Paris, il fut impossible d'obtenir
l'exécution de ce passage. Lorsque j'en fis ensuite entendre des
fragments à l'Opéra, après avoir inutilement répété pendant un quart
d'heure cette mesure unique, je fus obligé de l'abandonner; il y avait
toujours un ou deux groupes qui n'attaquaient pas; c'était
invariablement celui du _si_, ou celui du _ré_, ou tous les deux. En
jetant les yeux, à Berlin, sur cet endroit de la partition, je pensai
tout de suite aux trombones rétifs de Paris:

«--Ah, voyons, me dis-je, si les artistes prussiens parviendront à
enfoncer cette porte ouverte!»

Hélas non! vains efforts! rage ni patience, rien n'y fait! impossible
d'obtenir l'entrée du second ni du troisième groupe; le quatrième même,
n'entendant pas sa réplique qui devait être donnée par les autres, ne
part pas non plus. Je les prends isolément, je demande au nº 2 de donner
le _si_.

Il le fait très-bien:

M'adressant au nº 3, je lui demande son _ré_.

Il me l'accorde sans difficulté;

Voyons maintenant les quatre notes les unes après les autres, dans
l'ordre où elles sont écrites!... Impossible! tout à fait impossible! et
il faut y renoncer!... Comprenez-vous cela? et n'y a-t-il pas de quoi
aller donner de la tête contre un mur?...

Et quand j'ai demandé aux trombonistes de Paris et de Berlin pourquoi
ils ne jouaient pas dans la fatale mesure, ils n'ont su que me répondre,
ils n'en savaient rien eux-mêmes; ces deux notes les fascinaient[98].

Il faut que j'écrive à H. Romberg qui a monté cet ouvrage à
Saint-Pétersbourg pour savoir si les trombones russes ont pu rompre le
charme.

Pour tout le reste du programme, l'orchestre a supérieurement compris et
rendu mes intentions. Bientôt nous avons pu en venir à une répétition
générale dans la salle de l'Opéra, sur le théâtre disposé en gradins
comme pour le concert. Symphonie, ouverture, cantate, tout a marché à
souhait; mais quand est venu le tour des morceaux du _Requiem_, panique
générale, les chœurs que je n'avais pas pu faire répéter moi-même,
avaient été exercés dans des mouvements différents des miens, et quand
ils se sont vus tout d'un coup mêlés à l'orchestre avec les mouvements
véritables, ils n'ont plus su ce qu'ils faisaient; on attaquait à faux,
ou sans assurance: et dans le _Lacrymosa_ les ténors ne chantaient plus
du tout. Je ne savais à quel saint me vouer. Meyerbeer, très-souffrant
ce jour-là, n'avait pu quitter son lit; le directeur des chœurs,
Elssler, était malade aussi; l'orchestre se démoralisait en voyant la
débâcle vocale...

Un instant je me suis assis, brisé anéanti, et me demandant si je devais
tout planter là et quitter Berlin le soir même. Et j'ai pensé à vous
dans ce mauvais moment, en me disant:

«--Persister, c'est folie! Oh! si Desmarest était ici, lui qui n'est
jamais content de nos répétitions du Conservatoire, et s'il me voyait
décidé à laisser annoncer le concert pour demain, je sais bien ce qu'il
ferait; il m'enfermerait dans ma chambre, mettrait la clef dans sa
poche, et irait bravement annoncer à l'intendant du théâtre que le
concert ne peut avoir lieu.»

Vous n'y auriez pas manqué, n'est-ce pas? Eh bien! vous auriez eu tort.
En voilà la preuve. Après le premier tremblement passé, la première
sueur froide essuyée, j'ai pris mon parti, et j'ai dit:

«--Il faut que cela marche.»

Ries et Ganz, les deux maîtres de concert, étaient auprès de moi, ne
sachant trop que dire pour me remonter: je les interpelle vivement:

«--Êtes-vous sûrs de l'orchestre?

--Oui! il n'y a rien à craindre pour lui, nous sommes très-fatigués;
mais nous avons compris votre musique, et demain vous serez content.

--Or donc, il n'y a qu'un parti à prendre: il faut convoquer les chœurs
pour demain matin, me donner un bon accompagnateur, puisque Elssler est
malade, et vous, Ganz, ou bien vous, Ries, viendrez avec votre violon,
et nous ferons répéter le chant pendant trois heures, s'il le faut.

--C'est cela; nous y serons, les ordres vont être donnés.»

En effet, le lendemain matin nous voilà à l'œuvre, Ries,
l'accompagnateur et moi; nous prenons successivement les enfants, les
femmes, les premiers soprani, les seconds soprani, les premiers ténors,
les seconds ténors, les premières et les secondes basses, nous les
faisons chanter par groupe de dix, puis par vingt; après quoi nous
réunissons deux parties, trois, quatre, et enfin toutes les voix. Et
comme le Phaéton de la fable je m'écrie enfin:

        Qu'est-ce ceci? Mon char marche à souhait?

Je fais aux choristes une petite allocution que Ries leur transmet,
phrase par phrase, en allemand; et voilà tous nos gens ranimés, pleins
de courage, et ravis de n'avoir point perdu cette grande bataille où
leur amour-propre et le mien étaient en jeu. Loin de là, nous l'avons
gagnée, et d'une éclatante manière encore. Inutile de dire que, le soir,
l'ouverture, la symphonie et la cantate du _Cinq mai_ ont été royalement
exécutées. Avec un pareil orchestre et un chanteur comme Bœticher, il
n'en pouvait pas être autrement. Mais quand est venu le _Requiem_, tout
le monde étant bien attentif, bien dévoué et désireux de me seconder,
les orchestres et le chœur étant placés dans un ordre parfait, chacun
étant à son poste, rien ne manquant, nous avons commencé le _Dies iræ_.
Point de faute, point d'indécision; le chœur a soutenu sans sourciller
l'assaut instrumental; la quadruple fanfare a éclaté aux quatre coins du
théâtre qui tremblait sous les roulements des dix timbaliers, sous le
_trémolo_ de cinquante archets déchaînés: les cent vingt voix, au milieu
de ce cataclysme de sinistres harmonies, de bruits de l'autre monde, ont
lancé leur terrible prédiction:

    Judex ergo cùm sedebit
    Quidquid latet apparebit!

Le public a un instant couvert de ses applaudissements et de ses cris
l'entrée du _Liber scriptus_, et nous sommes arrivés aux derniers
accords _sotto voce_ du _Mors stupebit_, frémissants mais vainqueurs.
Et quelle joie parmi les exécutants, quels regards échangés d'un bout à
l'autre du théâtre! Quant à moi, j'avais le battant d'une cloche dans la
poitrine, une roue de moulin dans la tête, mes genoux
s'entre-choquaient, j'enfonçais mes ongles dans le bois de mon pupitre,
et si, à la dernière mesure, je ne m'étais efforcé de rire et de parler
très-haut et très-vite avec Ries, qui me soutenait, je suis bien sûr
que, pour la première fois de ma vie j'aurais, comme disent les soldats,
_tourné de l'œil_ d'une façon fort ridicule. Une fois le premier feu
essuyé, le reste n'a été qu'un jeu, et le _Lacrymosa_ a terminé, à
l'entière satisfaction de l'auteur, cette soirée apocalyptique.

À la fin du concert, beaucoup de gens me parlaient, me félicitaient, me
serraient la main: mais je restais là sans comprendre... sans rien
sentir... le cerveau et le système nerveux avaient fait un trop rude
effort; je me _crétinisais_ pour me reposer. Il n'y eut que Wiprecht,
qui, par son étreinte de cuirassier, eut le talent de me faire revenir à
moi. Il me fit vraiment craquer les côtes, le digne homme, en
entremêlant ses exclamations de jurements tudesques, auprès desquels
ceux de Guhr ne sont que des _Ave Maria_.

Qui eût alors jeté la sonde dans ma joie pantelante, certes, n'en eût
pas trouvé le fond. Vous avouerez donc qu'il est quelquefois sage de
faire une folie; car sans mon extravagante audace, le concert n'eût pas
eu lieu, et les travaux du théâtre étaient pour longtemps réglés de
manière à ne pas permettre de recommencer les études du _Requiem_.

Pour le second concert j'annonçai, comme je l'ai dit plus haut, cinq
morceaux de _Roméo et Juliette_. _La Reine Mab_ était du nombre. Pendant
les quinze jours qui séparèrent la seconde soirée de la première, Ganz
et Taubert avaient étudié attentivement la partition de ce _scherzo_,
et quand ils me virent décidé à le donner, ce fut leur tour d'avoir
peur:

--«Nous n'en viendrons pas à bout, me dirent-ils, vous savez que nous ne
pouvons faire que deux répétitions, il en faudrait cinq ou six, rien
n'est plus difficile, ni plus dangereux; c'est une toile d'araignée
musicale, et sans une délicatesse de tact extraordinaire, on la mettra
en lambeaux.

--Bah! je parie qu'on s'en tirera encore; nous n'avons que deux
répétitions, il est vrai, mais il n'y a que cinq morceaux nouveaux à
apprendre, dont quatre ne présentent pas de grandes difficultés.
D'ailleurs, l'orchestre a déjà une idée de ce _scherzo_ par la première
épreuve partielle que nous en avons faite, et Meyerbeer en a parlé au
roi qui veut l'entendre, et je veux que les artistes aussi sachent ce
que c'est, et il marchera.»

Et il a marché presque aussi bien qu'à Brunswick. On peut oser beaucoup
avec de pareils musiciens, avec des musiciens, qui, d'ailleurs, avant
d'être dirigés par Meyerbeer, furent pendant si longtemps sous le
sceptre de Spontini.

Ce second concert a eu le même résultat que le premier, les fragments du
_Roméo_ ont été fort bien exécutés. _La Reine Mab_ a beaucoup intrigué
le public, et même des auditeurs savants en musique, témoin madame la
princesse de Prusse, qui a voulu absolument savoir comment j'avais
produit l'effet d'accompagnement de l'_allegretto_ et ne se doutait pas
que ce fût avec des sons harmoniques de violons et de harpes à plusieurs
parties. Le roi a préféré le morceau de la _Fête chez Capulet_ et m'en a
fait demander une copie; mais je crois que les sympathies de l'orchestre
ont été plutôt pour la _scène d'amour_ (l'adagio). Les musiciens de
Berlin auraient, en ce cas, la même manière de sentir que ceux de Paris.
Mademoiselle Hähnel avait chanté simplement à la répétition les
couplets de contralto du prologue: mais au concert elle crut devoir, à
la fin de ces deux vers:

     «Où se consume
    Le rossignol en longs soupirs!»

orner le point d'orgue d'un long trille pour imiter le rossignol. Oh!
mademoiselle!!! quelle trahison! et vous avez l'air d'une si bonne
personne!

Eh bien! au _Dies iræ_, au _Tuba mirum_, au _Lacrymosa_, à
l'_Offertoire_ du _Requiem_, aux ouvertures de _Benvenuto_ et du _Roi
Lear_, à _Harold_, à sa _Sérénade_, à ses _Pèlerins_ et à ses
_Brigands_, à _Roméo et Juliette_, au concert et au bal de _Capulet_,
aux espiègleries de la _Reine Mab_, à tout ce que j'ai fait entendre à
Berlin, il y a des gens qui ont préféré tout bonnement le _Cinq mai_!
Les impressions sont diverses comme les physionomies, je le sais; mais
quand on me disait cela je devais faire une singulière grimace.
Heureusement que je cite là des opinions tout à fait exceptionnelles.

Adieu, mon cher Desmarest; vous savez que nous avons une antienne à
réciter au public, dans quelques jours, au Conservatoire: ramenez-moi
vos seize violoncelles, les grands chanteurs, je serai bien heureux de
les réentendre et de vous voir à leur tête. Il y a si longtemps que nous
n'avons chanté ensemble! Et pour leur faire fête, dites-leur que je les
conduirai avec le bâton de Mendelssohn.

Tout à vous.



À M. G. OSBORNE

DIXIÈME LETTRE

Hanovre.--Darmstadt.


Hélas! hélas! mon cher Osborne, voilà que mon voyage touche à sa fin! Je
quitte la Prusse, plein de reconnaissance pour l'accueil que j'y ai
reçu, pour la chaleureuse sympathie que m'ont témoignée les artistes,
pour l'indulgence des critiques et du public; mais las, mais brisé, mais
accablé de fatigue par cette vie d'une activité exorbitante, par ces
continuelles répétitions avec des orchestres toujours nouveaux.
Tellement que je renonce pour cette fois à visiter Breslau, Vienne et
Munich. Je retourne en France; et déjà, à une certaine agitation vague,
à une sorte de fièvre qui me trouble le sang, à l'inquiétude sans objet
dont ma tête et mon cœur se remplissent je sens que me voilà rentré en
communication avec le courant électrique de Paris. Paris! Paris! comme
l'a trop fidèlement dépeint notre grand A. Barbier.

    . . . . . . Cette infernale cuve,
    Cette fosse de pierre aux immenses contours,
    Qu'une eau jaune et terreuse enferme à triples tours;
    C'est un volcan fumeux et toujours en haleine
    Qui remue à long flot de la matière humaine.
    . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . .
    Là personne ne dort, là toujours le cerveau
    Travaille, et, comme l'arc, tend son rude cordeau.

C'est là que notre art tantôt sommeille platement et tantôt bouillonne;
c'est là qu'il est à la fois sublime et médiocre, fier et rampant,
mendiant et roi; c'est là qu'on l'exalte et qu'on le méprise, qu'on
l'adore et qu'on l'insulte; c'est à Paris qu'il a des sectateurs
fidèles, enthousiastes, intelligents et dévoués, c'est à Paris qu'il
parle trop souvent à des sourds, à des idiots, à des sauvages. Ici il
s'avance et se meut en liberté; là ses membres nerveux emprisonnés dans
les liens gluants de la routine, cette vieille édentée, lui permettent à
peine une marche lente et disgracieuse. C'est à Paris qu'on le couronne
et qu'on le traite en dieu, pourvu cependant qu'on ne soit tenu
d'immoler sur ses autels que de maigres victimes. C'est à Paris aussi
qu'on inonde ses temples de présents magnifiques à la condition pour le
dieu de se faire homme et quelquefois baladin. À Paris, le frère
scrofuleux et adultérin de l'_art_, le _métier_, couvert d'oripeaux,
étale à tous les yeux sa bourgeoise insolence, et l'_art_ lui-même,
l'Apollon pythien, dans sa divine nudité, daigne à peine, il est vrai,
interrompre ses hautes contemplations et laisser tomber sur le _métier_
un regard et un sourire méprisants. Mais quelquefois, ô honte! le bâtard
importune son frère au point d'obtenir de lui d'incroyables faveurs;
c'est alors qu'on le voit se glisser dans le char de lumière, saisir les
rênes et vouloir faire rétrograder le quadrige immortel; jusqu'au moment
où surpris de tant de stupide audace, le vrai conducteur l'arrachant de
son siège, le précipite et l'oublie...

Et c'est l'argent qui amène alors cette passagère et horrible alliance;
c'est l'amour du lucre rapide, immédiat, qui empoisonne ainsi
quelquefois des âmes d'élite:

    L'argent, l'argent fatal, dernier dieu des humains,
    Les prend par les cheveux, les secoue à deux mains,
    Les pousse dans le mal, et pour un vil salaire
    Leur mettrait les deux pieds sur le corps de leur père.

Et ces nobles âmes ne tombent d'ordinaire que pour avoir méconnu ces
tristes, mais incontestables vérités: que dans nos mœurs actuelles et
avec notre forme de gouvernement, plus l'artiste est artiste, et plus il
en doit souffrir, plus ce qu'il produit est neuf et grand, et plus il en
doit être sévèrement puni par les conséquences que son travail entraîne;
plus le vol de sa pensée est élevé et rapide, et plus il est hors de la
portée des faibles yeux de la foule.

Les Médicis sont morts. Ce ne sont pas nos députés qui les remplaceront.
Vous savez le mot profond de ce Lycurgue de province qui écoutant lire
des vers à l'un de nos plus grands poëtes, a celui qui fit _la Chute
d'un Ange_, dit en ouvrant sa tabatière d'un air paterne: «Oui, j'ai un
neveu qui écri-z-aussi des petites c...nades[99] comme ça!» Allez donc
demander des encouragements pour les artistes à ce _collègue du poëte_.

Vous autres virtuoses qui ne remuez pas des masses musicales, qui
n'écrivez que pour l'orchestre de vos deux mains, qui vous passez des
vastes salles et des chœurs nombreux, vous avez moins à craindre du
contact des mœurs bourgeoises; et pourtant, vous aussi, vous en
ressentez les effets. Griffonnez quelque niaiserie brillante, les
éditeurs la couvriront d'or et se l'arracheront; mais si vous avez le
malheur de développer une idée sérieuse sous une grande forme, alors
vous êtes sûrs de votre affaire, l'œuvre vous reste, ou tout au moins,
si elle est publiée, on ne l'achète pas.

Il est vrai de dire, pour justifier un peu Paris et le
constitutionnalisme, qu'il en est de même presque partout. À Vienne,
comme ici, on paye 1,000 francs une romance ou une valse des faiseurs à
la mode, et Beethoven a été obligé de donner la symphonie en _ut mineur_
pour moins de 100 écus.

Vous avez publié à Londres des trios et diverses compositions pour piano
seul d'une facture très-large, d'un style plein d'élévation; et même,
sans aller chercher votre grand répertoire, vos chants pour une voix,
tels que: _The beating of my own heart_,--_My lonely home_,--ou encore
_Such things were_, que madame Hampton, votre sœur, chante si
poétiquement, sont des choses ravissantes. Rien n'excite plus vivement
mon imagination, je l'avoue, en la faisant voler aux vertes collines de
l'Irlande, que ces virginales mélodies d'un tour naïf et original qui
semblent apportées par la brise du soir sur les ondes doucement émues
des lacs de Kellarney, que ces hymnes d'amour résigné qu'on écoute,
attendri sans savoir pourquoi, en songeant à la solitude, à la grande
nature, aux êtres aimés qui ne sont plus, aux héros des anciens âges, à
la patrie souffrante, à la mort même _rêveuse et calme comme la nuit_,
selon l'expression de votre poëte national, Th. Moore. Eh bien! mettez
toutes ces inspirations, toute cette poésie au mélancolique sourire, en
balance avec quelque turbulent _caprice_ sans esprit et sans cœur, tel
que les marchands de musique vous en commandent souvent sur les thèmes
plus ou moins vulgaires des opéras nouveaux, où les notes s'agitent, se
poursuivent, se roulent les unes sur les autres comme une poignée de
grelots qu'on secouerait dans un sac, et vous verrez de quel côté sera
le succès d'argent.

Non, il faut en prendre son parti, à moins de quelques circonstances
produites par le hasard, à moins de certaines associations avec les arts
inférieurs et qui le rabaissent toujours plus ou moins, notre art n'est
pas productif dans le sens commercial du mot; il s'adresse trop
exclusivement aux exceptions des sociétés intelligentes, il exige trop
de préparatifs, trop de moyens pour se manifester au dehors. Il doit
donc y avoir nécessairement une sorte d'ostracisme honorable pour les
esprits qui le cultivent sans préoccupation aucune des intérêts qui lui
sont étrangers. Les plus grands peuples mêmes sont, à l'égard des
artistes purs, comme le député dont je parlais tout à l'heure, ils
comptent toujours, à côté des colosses du génie humain _des neveux qui
écrivent aussi_, etc.

On trouve dans les archives d'un des théâtres de Londres une lettre
adressée à la reine Élisabeth par une troupe d'acteurs, et signée de
vingt noms obscurs, parmi lesquels se trouve celui de William
Shakespeare, avec cette désignation collective: _Your poor players_.
Shakespeare était l'un de ces _pauvres acteurs_... Encore l'art
dramatique était-il, au temps de Shakespeare, plus appréciable par la
masse que ne l'est de nos jours l'art musical chez les nations qui ont
le plus de prétention à en posséder le sentiment. La musique est
essentiellement aristocratique; c'est une fille de race que les princes
seuls peuvent doter aujourd'hui, et qui doit savoir vivre pauvre et
vierge plutôt que de se mésallier. Toutes ces réflexions vous les avez
faites mille fois, sans doute, et vous me saurez bon gré, j'imagine, d'y
mettre un terme, pour en venir au récit des deux derniers concerts que
j'ai donnés en Allemagne après avoir quitté Berlin.

Ce récit ne vous offrira pourtant, je le crains, rien de bien
intéressant quant à ce qui me concerne; je serai obligé de citer encore
des ouvrages dont j'ai peut-être déjà trop parlé dans mes lettres
précédentes; toujours l'éternel _Cinq mai_, _Harold_, les fragments de
_Roméo et Juliette_, etc. Toujours les mêmes difficultés pour trouver
certains instrumentistes, même excellence des autres parties de
l'orchestre, constituant ce que j'appellerai l'orchestre ancien,
l'orchestre de Mozart; et toujours aussi les mêmes fautes se
reproduisant invariablement, à la première épreuve, aux mêmes endroits,
dans les mêmes morceaux, pour disparaître enfin après quelques études
attentives.

Je ne me suis pas arrêté à Magdebourg, où m'attendait cependant un
succès assez original. J'y ai été à peu près insulté pour avoir eu
l'audace de m'appeler par mon nom; et cela par un employé de la poste
qui, en faisant enregistrer mes bagages, et examinant l'inscription
qu'ils portaient, me demanda d'un air soupçonneux:

--«Berlioz? componist?

--Ia!»

Là-dessus, grande colère de ce brave homme, causée par l'impertinence
que j'avais de me faire passer pour Berlioz le compositeur. Il s'était
imaginé, sans doute, que cet étourdissant musicien ne devait voyager que
sur un hippogriffe au milieu d'un tourbillon de flammes, ou tout au
moins environné d'un somptueux attirail et d'une valetaille respectable.
De sorte qu'en voyant arriver un homme fait et défait comme tous les
gens qui ont été à la fois gelés et enfumés dans les diligences d'un
chemin de fer, un homme qui faisait peser sa malle lui-même, qui
marchait lui-même, qui parlait lui-même français, et ne savait dire que
_ia_ en allemand, il en a conclu tout de suite que j'étais un imposteur.
Comme bien vous le pensez, ses murmures et ses haussements d'épaules me
ravissaient; plus sa pantomime et son accent devenaient méprisants, et
plus je me rengorgeais: s'il m'eût battu, sans aucun doute je l'aurais
embrassé. Un autre employé, parlant fort bien ma langue, se montra plus
disposé à m'accorder le droit d'être moi-même; mais les gracieusetés
qu'il me dit me flattèrent infiniment moins que l'incrédulité de son
naïf collègue et sa bonne mauvaise humeur. Voyez pourtant, un
demi-million m'eût privé de ce succès-là! J'aurai bien soin à l'avenir
de n'en pas porter avec moi et de voyager toujours de la même manière.
Ce n'est pas l'avis toutefois de notre jovial et spirituel censeur
dramatique, Perpignan, qui, à propos d'un homme dont une pièce de cent
sous placée dans son gilet, avait, dans un duel, arrêté la balle de son
adversaire, s'écria: «Il n'y a d'heureux que ces gens riches! j'eusse
été tué raide sur le coup!»

J'arrive à Hanovre; A. Bohrer m'y attendait. L'intendant, M. de Meding,
avait eu la bonté de mettre la chapelle et le théâtre à ma disposition,
et j'allais commencer mes répétitions, quand la mort du duc de Sussex,
parent du roi, ayant motivé le deuil de la cour, le concert dut être
retardé d'une semaine. J'eus donc un peu plus de temps pour faire
connaissance avec les principaux artistes qui allaient bientôt avoir à
souffrir du mauvais caractère de mes compositions.

Je n'ai pu me lier très-particulièrement avec le maître de chapelle
Marschner; la difficulté qu'il éprouve à s'exprimer en français, rendait
nos conversations assez pénibles; il est d'ailleurs extrêmement occupé.
C'est actuellement un des premiers compositeurs de l'Allemagne, et vous
appréciez, comme nous tous, le mérite éminent de ses partitions du
_Vampire_ et du _Templier_. Quant à A. Bohrer, je le connaissais déjà:
les trios et les quatuors de Beethoven nous avaient mis en contact à
Paris, et l'enthousiasme qui nous y avait alors brûlés l'un et l'autre
ne s'était pas depuis lors refroidi. A. Bohrer est l'un des hommes qui
m'ont paru le mieux comprendre, et sentir celles des œuvres de Beethoven
réputées excentriques et inintelligibles. Je le vois encore aux
répétitions des quatuors où son frère Max (le célèbre violoncelliste,
aujourd'hui en Amérique), Claudel, le second violon, et Urhan, l'alto,
le secondaient si bien. En écoutant, en étudiant cette musique
transcendante, Max souriait d'orgueil et de joie, il avait l'air d'être
dans son atmosphère naturelle et d'y respirer avec bonheur. Urhan
adorait la silence et baissait les yeux comme devant le soleil; il
paraissait dire: «Dieu a voulu qu'il y eût un homme aussi grand que
Beethoven, et qu'il nous fût permis de le contempler; Dieu l'a voulu!!!»
Claudel admirait surtout ces profondes admirations. Quant à Antoine
Bohrer, le premier violon, c'était la passion à son apogée, c'était
l'amour extatique. Un soir dans un de ces adagios surhumains, où le
génie de Beethoven plane immense et solitaire comme l'oiseau colossal
des cimes neigeuses du Chimboraço, le violon de Bohrer, en chantant la
mélodie sublime, semblait animé du souffle épique; sa voix redoublait de
force expressive, éclatait en accents à lui-même inconnus; l'inspiration
rayonnait sur le visage du virtuose; nous retenions notre haleine, nos
cœurs se gonflaient, quand A. Bohrer s'arrêtant tout à coup, déposa son
brûlant archet et s'enfuit dans la chambre voisine. Madame Bohrer
inquiète, l'y suivit, et Max, toujours souriant, nous dit:

«--Ce n'est rien, il n'a pu se contenir; laissons-le se calmer un peu et
nous recommencerons. Il faut lui pardonner!»

Lui pardonner... cher artiste!

Antoine Bohrer remplit à Hanovre les fonctions de maître de concert: il
compose peu maintenant; son occupation la plus chère consiste à diriger
l'éducation musicale de sa fille, charmante enfant de douze ans, dont
l'organisation prodigieuse inspire à tout ce qui l'entoure des alarmes
qu'il est facile de concevoir. Son talent de pianiste est des plus
extraordinaires d'abord, et sa mémoire est telle ensuite, que dans les
concerts qu'elle a donnés à Vienne, l'an dernier, son père, au lieu de
programme, présentait au public une liste de soixante-douze morceaux,
sonates, concertos, fantaisies, fugues, variations, études, de
Beethoven, de Weber, de Cramer, de Bach, de Handel, de Liszt, de
Thalberg, de Chopin, de Döhler, etc., que la petite Sophie sait par
cœur, et qu'elle pouvait, sans hésitation, jouer de mémoire au gré de
l'assemblée. Il lui suffit d'exécuter trois ou quatre fois un morceau,
de quelque étendue et de quelque complication qu'il soit, pour le
retenir et ne plus l'oublier. Tant de combinaisons de diverse nature se
graver ainsi dans ce jeune cerveau! N'y a-t-il pas là quelque chose de
monstrueux et de fait pour inspirer autant d'effroi que d'admiration?

Il faut espérer que la petite Sophie, devenue mademoiselle Bohrer, nous
reviendra dans quelques années, et que le public parisien pourra
connaître alors ce talent phénoménal dont il n'a encore qu'une
très-faible idée.

L'orchestre de Hanovre est bon, mais trop pauvre d'instruments à cordes.
Il ne possèdent en tant que 7 premiers violons, 7 seconds, 3 altos, 4
violoncelles et 3 contre-basses. Il y a quelques violons infirmes; les
violoncelles sont habiles; les altos et les contre-basses sont bons. Il
n'y a que des éloges à donner aux instruments à vent, surtout à la
première flûte, au premier hautbois (Édouard Rose), qui joue on ne peut
mieux le _pianissimo_, et à la première clarinette dont le son est
exquis. Les deux bassons (il n'y en a que deux) jouent juste, chose
cruellement rare. Les cors ne sont pas de première force, mais ils vont;
les trombones sont solides, les trompettes simples assez bonnes; il y a
une excellentissime trompette à cylindres; l'artiste qui joue cet
instrument se nomme comme celui de Weimar son rival, Sachse; je ne sais
auquel des deux donner la palme. Le premier hautbois joue du cor
anglais, mais son instrument est très-faux.

Il n'y a pas d'ophicléïde; on peut tirer bon parti des bass-tubas de la
bande militaire. Le timbalier est médiocre; le _musicien_ chargé de la
partie de grosse caisse n'_est pas musicien_; le cymbalier n'est pas
sûr, et les cymbales sont brisées au point qu'il ne reste plus que le
tiers de chacune.

Il y a une harpe assez bien jouée par une dame des chœurs. Ce n'est pas
une virtuose, mais elle possède son instrument, et forme, avec les
harpistes de Stuttgard, de Berlin et de Hambourg, les seules exceptions
que j'aie rencontrées en Allemagne, où les harpistes, en général, ne
savent pas jouer de la harpe. Malheureusement elle est très-timide et
assez faible musicienne; mais quand on lui donne quelques jours pour
étudier sa partie, on peut se fier à son exactitude. Elle fait
supérieurement les sons harmoniques; sa harpe est à double mouvement et
fort bonne.

Le chœur est peu nombreux; c'est un petit groupe d'une quarantaine de
voix, qui a de la valeur cependant tout cela chante juste; les ténors
sont en outre précieux par la qualité de leur timbre. La troupe
chantante est plus que médiocre; à l'exception de la basse, Steinmüller,
excellent musicien, doué d'une belle voix qu'il conduit habilement en la
forçant un peu parfois, je n'ai rien entendu qui me parût digne d'être
cité.

Nous ne pûmes faire que deux répétitions; encore on trouva cela
extraordinaire et quelques-uns des membres de la chapelle en murmurèrent
hautement. C'est la seule fois que ce désagrément me soit arrivé en
Allemagne, où les artistes m'ont constamment accueilli en frère, sans
jamais plaindre le temps ni la peine que les études de mes concerts leur
demandaient. A. Bohrer se désespérait, il aurait voulu qu'on répétât
quatre fois, ou au moins trois; on ne put l'obtenir. L'exécution fut
passable cependant, mais froide et sans puissance. Jugez donc, trois
contre-basses! et, de chaque côté, six violons et demi!!! Le public se
montra poli, voilà tout; je crois qu'il en est encore à se demander ce
que diable ce concert a voulu dire. Le docteur Griepenkerl était venu de
Brunswick exprès pour y assister: il dut constater entre l'esprit
artiste des deux villes une notable différence. Nous nous amusions, lui,
quelques militaires brunswickois et moi, à tourmenter ce pauvre Bohrer,
en lui racontant la fête musicale qu'on m'avait donnée à Brunswick trois
mois auparavant; ces détails lui fendaient le cœur. M. Griepenkerl me
fit alors présent de l'ouvrage qu'il avait écrit à mon sujet, et me
demanda en retour le bâton avec lequel je venais de conduire l'exécution
du _Cinq mai_.

Espérons que ces bâtons, ainsi plantés en France et en Allemagne,
prendront racine et deviendront des arbres qui me donneront de l'ombre
quelque jour...

Le prince royal de Hanovre assista à ce concert: j'eus l'honneur de
l'entretenir quelques instants avant mon départ, et je m'estime heureux
d'avoir pu connaître la gracieuse affabilité de ses manières et la
distinction de son esprit, dont un affreux malheur (la perte de la vue)
n'a point altéré la sérénité.

Partons maintenant pour Darmstadt. Je passe à Cassel à sept heures du
matin.

Spohr dort[100], il ne faut pas le réveiller.

Continuons. Je rentre pour la quatrième fois à Francfort. J'y retrouve
Parish-Alvars, qui me magnétise en me jouant sa fantaisie en sons
harmoniques sur le chœur des _Naïades d'Obéron_. Décidément cet homme
est sorcier: sa harpe est une sirène au beau col incliné, aux longs
cheveux épars, qui exhale des sons fascinateurs d'un autre monde, sous
l'étreinte passionnée de ses bras puissants. Voilà Guhr, fort empêché
par les ouvriers qui restaurent son théâtre. Ah! ma foi, pardonnez-moi
de vous quitter, Osborne, pour dire quelques mots a ce tant redouté
_capell-meister_, dont le nom vient encore se présenter sous ma plume,
je reviens à vous à l'instant.

«Mon cher Guhr,

«Savez-vous bien que plusieurs personnes m'avaient fait concevoir la
crainte de vous voir mal accueillir les drôleries que je me suis
permises à votre sujet, en racontant notre première entrevue! J'en
doutais fort, connaissant votre esprit, et cependant ce doute me
chagrinait. Bravo! J'apprends que loin d'être fâché des dissonances que
j'ai prêtées à l'harmonie de votre conversation vous en avez ri le
premier, et que vous avez fait imprimer dans un des journaux de
Francfort la traduction allemande de la lettre qui les contenait. À la
bonne heure! vous comprenez la plaisanterie, et d'ailleurs on n'est pas
perdu pour jurer un peu. Vivat! _terque quaterque vivat_! S. N. T. T.
Tenez-moi bien réellement pour un de vos meilleurs amis: et recevez
mille nouveaux compliments sur votre chapelle de Francfort, elle est
digne d'être dirigée par un artiste tel que vous.

Adieu, adieu, S. N. T. T.»

Me voilà!

Ah ça! voyons; c'est donc de Darmstadt qu'il s'agit. Nous allons y
trouver quelques amis, entre autres L. Schlosser, le _concert-meister_
qui fut mon condisciple autrefois chez Lesueur, pendant son séjour à
Paris. J'emportais d'ailleurs des lettres de M. de Rothschild, de
Francfort, pour le prince Émile qui me fit le plus charmant accueil, et
obtint du grand-duc, pour mon concert, plus que je n'avais osé espérer.
Dans la plupart des villes d'Allemagne où je m'étais fait entendre
jusqu'alors, l'arrangement pris avec les intendants des théâtres avait
été à peu près toujours le même; l'administration supportait presque
tous les frais, et je recevais la moitié de la recette brute. (Le
théâtre de Weimar seul avait eu la courtoisie de me laisser la recette
entière. Je l'ai déjà dit: Weimar est une ville artiste et la famille
ducale sait honorer les arts.)

Eh bien! à Darmstadt, le grand-duc m'accorda non seulement la même
faveur, mais voulut encore m'exempter de toute espèce de frais. À coup
sûr, ce généreux souverain n'a pas de _neveux qui écrivent aussi des_,
etc., etc.

Le concert fut promptement organisé, et l'orchestre loin de se faire
prier pour répéter, aurait voulu qu'il me fût possible de consacrer aux
études une semaine du plus. Nous fîmes cinq répétitions. Tout marcha
bien, à l'exception cependant du double chœur des jeunes _Capulets
sortant de la fête_ au début de la scène d'amour dans _Roméo et
Juliette_. L'exécution de ce morceau fut une véritable déroute vocale;
les ténors du second chœur baissèrent de près d'un demi-ton, et ceux du
premier manquèrent leur entrée au retour du thème. Le maître de chant
était dans une fureur d'autant plus facile à concevoir, que, pendant
huit jours il s'était donné, pour instruire les choristes, une peine
infinie.

L'orchestre de Darmstadt est un peu plus nombreux que celui de Hanovre:
il possède exceptionnellement un excellent ophicléïde. La partie de
harpe est confiée à un _peintre_, qui, malgré tous ses efforts et sa
bonne volonté, n'est jamais sûr de donner beaucoup de _couleur_ à son
exécution. Le reste de la masse instrumentale est bien composé et animé
du meilleur esprit. On y trouve un virtuose remarquable. Il se nomme
Müller, mais n'appartient point cependant à la célèbre famille des
Müller, de Brunswick. Sa taille presque colossale, lui permet de jouer
de la vraie contre-basse à quatre cordes avec une aisance
extraordinaire. Sans chercher comme il le pourrait, à exécuter des
traits ni des arpèges d'une difficulté inutile et d'un effet grotesque,
il chante gravement et noblement sur cet instrument énorme, et sait en
tirer des sons d'une grande beauté, qu'il nuance avec beaucoup d'art et
de sentiment. Je lui ai entendu _chanter_ un fort bel _adagio_ composé
par Mangold jeune, frère du _capell-meister_, de manière à émouvoir
profondément un sévère auditoire. C'était dans une soirée donnée par M.
le docteur Huth, le premier amateur de musique de Darmstadt, qui, dans
sa sphère, fait pour l'art ce que M. Alsager sait faire à Londres dans
la sienne, et dont l'influence est grande, par conséquent, sur l'esprit
musical du public. Müller est une conquête qui doit tenter bien des
compositeurs et des chefs d'orchestre; mais le grand-duc la leur
disputera de toutes ses forces, très-certainement.

Le maître de chapelle Mangold, habile et excellent homme, a fait en
grande partie son éducation musicale à Paris, où il a compté parmi les
meilleurs élèves de Reicha. C'était donc pour moi un condisciple, et il
m'a traité comme tel. Quant à Schlosser, le _concert-meister_ déjà
nommé, il s'est montré si bon camarade, il a mis tant d'ardeur à me
seconder, que je suis vraiment dans l'impossibilité de parler comme il
conviendrait de celles de ses compositions dont il m'a permis la
lecture; j'aurais l'air de reconnaître son hospitalité, quand je ne
ferais que lui rendre justice. Nouvelle preuve de la vérité de
l'anti-proverbe: Un bienfait est toujours perdu!

Il y a à Darmstadt une bande militaire d'une trentaine de musiciens; je
l'ai bien enviée au grand-duc. Tout cela joue juste, a du style, et
possède un sentiment du rhythme qui donne de l'intérêt même aux parties
de tambours.

Reichel (l'immense voix de basse qui me fut si utile à Hambourg) se
trouvait, à mon arrivée, depuis quelque temps à Darmstadt, où, dans le
rôle de Marcel des _Huguenots_, il avait obtenu un véritable triomphe.
Il eut encore l'obligeance de chanter le _Cinq mai_, mais avec un talent
et une sensibilité de beaucoup au-dessus des qualités qu'il avait
montrées en exécutant ce morceau la première fois. Il fut admirable
surtout à la dernière strophe, la plus difficile a bien nuancer:

    Wie? Sterben er? o Ruhm, wie verwaist bist du!
    Quoi! lui mourir! ô gloire, quel veuvage!

Ensuite l'air du _Figaro_ de Mozart «_Non più andrai_,» que nous avions
ajouté au programme, montra la souplesse de son talent, en le faisant
briller sous une face nouvelle, lui valut un _bis_ de toute la salle, et
le lendemain un engagement très-avantageux au théâtre de Darmstadt. Je
me dispense de vous narrer... le reste. Si vous allez dans ce pays-là on
vous dira seulement que j'ai eu la vanité naïve de trouver le public et
les artistes très-intelligents.

Nous voici maintenant, mon cher Osborne, au terme de ce pèlerinage, le
plus difficile peut-être qu'un musicien ait jamais entrepris, et dont le
souvenir, je le sens doit planer sur le reste de ma vie. Je viens, comme
les hommes religieux de l'ancienne Grèce, de consulter l'oracle de
Delphes. Ai-je bien compris le sens de sa réponse? Faut-il croire ce
qu'elle paraît contenir de favorable à mes vœux?... N'y a-t-il pas
d'oracles trompeurs?... L'avenir, l'avenir seul en décidera. Quoi qu'il
en soit, je dois rentrer en France et adresser enfin mes adieux à
l'Allemagne, cette noble seconde mère de tous les fils de l'harmonie.
Mais où trouver des expressions égales à ma gratitude, à mon
admiration, à mes regrets?... Quel hymne pourrais-je chanter qui fût
digne de sa grandeur et de sa gloire?... Je ne sais donc, en la
quittant, que m'incliner avec respect, et lui dire d'une voix émue:

        Vale, Germania, alma parens!



LII

Je mets en scène la _Freyschütz_ à l'Opéra.--Mes récitatifs.--Les
chanteurs.--Dessauer.--M. Léon Pillet.--Ravages
faits par ses successeurs dans la partition de Weber.


Je revenais de cette longue pérégrination en Allemagne, quand M. Pillet,
directeur de l'Opéra, forma le projet de mettre en scène le
_Freyschütz_. Mais dans cet ouvrage les morceaux de musique sont
précédés et suivis d'un dialogue en prose, comme dans nos
opéras-comiques, et les usages de l'opéra exigeant que tout soit chanté,
dans les drames ou tragédies lyriques de son répertoire, il fallait
mettre en récitatifs le texte parlé. M. Pillet me proposa cette tâche.

«--Je ne crois pas, lui répondis-je, qu'on dût ajouter au _Freyschütz_
les récitatifs que vous me demandez; cependant, puisque c'est la
condition sans laquelle il ne peut être représenté à l'Opéra, et comme
si je ne les écrivais pas vous en confieriez la composition à un autre
moins familier, peut-être, que je ne le suis avec Weber, et certainement
moins dévoué que moi à la glorification de son chef-d'œuvre, j'accepte
votre offre, à une condition: le _Freyschütz_ sera joué absolument tel
qu'il est, sans rien changer dans le livret ni dans la musique.

--C'est bien mon intention, répliqua M. Pillet; me croyez-vous capable
de renouveler les scandales de _Robin des Bois_?

--Très-bien. En ce cas je vais me mettre à l'œuvre. Comment comptez-vous
distribuer les rôles?

--Je donnerai le rôle d'Agathe à madame Stoltz, celui d'Annette à
mademoiselle Dobré, Duprez chantera Max.

--Je parie que non, dis-je en l'interrompant.

--Pourquoi donc ne le chanterait-il pas?

--Vous le saurez bientôt.

--Bouché fera un excellent Gaspard.

--Et pour l'Ermite qui avez-vous?

--Oh!... répondit M. Pillet avec embarras, c'est un rôle inutile, qui
fait longueur, mon intention serait de faire disparaître toute la partie
de l'ouvrage dans laquelle il figure.

--Rien que cela? C'est ainsi que vous entendez respecter le _Freyschütz_
et ne pas imiter M. Castil-Blaze!... Nous sommes fort loin d'être
d'accord; permettez que je me retire, il m'est impossible de me mêler en
rien à cette nouvelle _correction_.

--Mon Dieu! que vous êtes entier dans vos opinions! Eh bien! on gardera
l'Ermite, on conservera tout, je vous en donne ma parole.»

Émilien Paccini qui devait traduire le livret allemand, m'ayant, lui
aussi, donné cette assurance, je consentis, non sans méfiance, à me
charger de la composition des récitatifs. Le sentiment qui m'avait porté
à exiger la conservation intégrale du _Freyschütz_, sentiment que
beaucoup de gens qualifiaient de fétichisme, enlevait ainsi tout
prétexte aux remaniements, dérangements, suppressions et corrections
auxquels on n'eût pas manqué de se livrer avec ardeur. Mais il devait
aussi résulter de mon inflexibilité un inconvénient grave: le dialogue
parlé, mis tout entier en musique, parut trop long, malgré les
précautions que j'avais prises pour le rendre aussi rapide que possible.
Jamais je ne pus faire abandonner aux acteurs leur manière lente, lourde
et emphatique de chanter le récitatif; et dans les scènes entre Max et
Gaspard principalement, le débit musical de leur conversation
essentiellement simple et familière, avait toute la pompe et la
solennité d'une scène de tragédie lyrique. Cela nuisit un peu à l'effet
général du _Freyschütz_, qui néanmoins obtint un éclatant succès. Je ne
voulus pas être nommé comme auteur de ces récitatifs, où les artistes et
les critiques trouvèrent pourtant des qualités dramatiques, un mérite
spécial, _celui du style_, qui disaient-ils, s'harmoniait parfaitement
avec le style de Weber, et une réserve dans l'instrumentation que mes
ennemis eux-mêmes furent forcés de reconnaître.

Ainsi que je l'avais prévu, Duprez qui, dix ans auparavant, avec sa
petite voix de _ténor léger_, avait chanté Max (Tony) dans le pasticio
de _Robin des Bois_ à l'Odéon, ne put adapter à sa grande voix de
premier ténor ce même rôle écrit, il est vrai, un peu bas en général. Il
proposa les plus singulières transpositions entremêlées nécessairement
des modulations les plus insensées, des soudures les plus grotesques...
Je coupai court à ces folies en déclarant à M. Pillet que Duprez ne
pouvait chanter ce rôle, sans, de son propre aveu, le défigurer
complètement. Il fut alors confié à Marié, second ténor dont la voix ne
manque pas de caractère au grave, très-bon musicien, mais chanteur lourd
et empâté.

Madame Stoltz, elle non plus, ne put chanter Agathe sans transposer ses
deux principaux airs: je dus mettre en _ré_ le premier qui est en _mi_
et baisser d'une tierce mineure la prière en _la bémol_ du troisième
acte, ce qui lui fit perdre les trois quarts de son ravissant coloris.
Elle put, en revanche, conserver en _si_ le sextuor de la fin, dont elle
chanta le soprano avec une verve et un enthousiasme qui faisaient
chaque soir éclater en applaudissements toute la salle.

Il y a un quart de difficulté réelle, un quart d'ignorance, et une bonne
moitié de caprice dans la cause de toutes ces résistances de chanteurs à
rendre certains rôles tels qu'ils sont écrits.

Je me rappelle que Duprez, pour la romance de mon opéra de _Benvenuto
Cellini_ «La gloire était ma seule idole», se refusa obstinément à
chanter un _sol_ du médium, la plus aisée des notes de sa voix _et de
toutes les voix_. À _sol ré_ placés sur le mot _protège_, et qui
conduisent à la cadence finale d'une manière gracieuse et piquante, il
préférait _ré ré_ qui constituent une grosse platitude. Dans l'air
«Asile héréditaire» de _Guillaume Tell_, il n'a jamais voulu donner le
_sol bémol_ enharmonique de _fa dièse_, placé là avec tant d'adresse et
d'à-propos par Rossini, pour amener la rentrée du thème dans le ton
primitif. Il a toujours substitué un _fa_ qui produit une plate dureté
et détruit tout le charme de la modulation.

Un jour je revenais de la campagne avec Duprez; placé à côté de lui dans
la voiture qui nous ramenait, l'idée me vint de murmurer à son oreille
la phrase de Rossini avec le _sol bémol_. Duprez rougissant légèrement
me regarda en face et me dit:

«--Ah! vous me critiquez!

--Eh! certes oui, je vous critique. Pourquoi diable n'exécutez-vous pas
ce passage tel qu'il est?...

--Je ne sais... cette note me gêne, m'inquiète...

--Allons donc! vous vous moquez. De quel droit vous gênerait-elle quand
elle ne gêne point des artistes qui n'ont ni votre voix, ni votre
talent?

--Peut-être avez-vous raison...

--Je suis parbleu bien certain d'avoir raison.

--Eh bien! je ferai le _sol bémol_ désormais _pour vous_.

--Non pas, faites-le pour vous-même et pour l'auteur et pour le bon sens
musical qu'il est étrange de voir offenser par un artiste tel que vous.»

Bah! ni pour moi, ni pour lui, ni pour Rossini, ni pour la musique, ni
pour le sens commun, Duprez, aux représentations de _Guillaume Tell_,
n'a jamais fait le _sol bémol_. Les diables ni les saints ne le feraient
pas renoncer à son abominable _fa_. Il mourra dans l'impénitence finale.

Serda, la basse, qui dans _Benvenuto Cellini_ avait été chargé du rôle
du cardinal, prétendait ne pouvoir donner le _mi bémol_ haut dans son
air «À tous péchés pleine indulgence,» et transposant cette note à
l'octave inférieure, il faisait un saut de sixte en descendant au lieu
d'un mouvement ascendant de tierce; ce qui dénaturait absolument la
mélodie. Un jour, il se trouva dans l'impossibilité d'assister à une
répétition: on pria Alizard de l'y remplacer. Celui-ci, avec sa
magnifique voix dont on ne voulait pas encore reconnaître la puissance
expressive et la beauté, chanta mon air sans le moindre changement, à
première vue, et de telle sorte que l'auditoire de choristes qui
l'entourait l'applaudit chaleureusement. Serda apprit ce succès et le
lendemain il trouva le _mi bémol_. Remarquez que ce même Serda, qui
prétendait ne pouvoir donner cette note dans mon air, atteignait
non-seulement au _mi naturel_, mais au _fa dièse_ haut dans son rôle de
Saint-Bris des _Huguenots_.

Quelle race que celle des chanteurs!

Je reviens au _Freyschütz_.

On ne manqua pas de vouloir y introduire un ballet. Tous mes efforts
pour l'empêcher étant inutiles, je proposai de composer une scène
chorégraphique, indiquée par Weber lui-même dans son rondeau de piano,
_l'Invitation à la valse_, et j'instrumentai pour l'orchestre ce
charmant morceau. Mais le chorégraphe, au lieu de suivre le plan tout
tracé dans la musique, ne sut trouver que des lieux communs de danse,
des combinaisons banales, qui devaient fort médiocrement charmer le
public. Pour remplacer alors la qualité par la quantité, on exigea
l'addition de trois autres pas. Or, voilà les danseurs qui se fourrent
dans la tête que j'avais dans mes symphonies des morceaux
très-convenables à la danse et qui compléteraient on ne peut mieux le
ballet. Ils en parlent à M. Pillet; celui-ci abonde dans leur sens et
veut me demander d'introduire dans la partition de Weber le bal de ma
_Symphonie fantastique_ et la fête de _Roméo et Juliette_.

Le compositeur allemand Dessauer se trouvait alors à Paris et
fréquentait assidûment les coulisses de l'Opéra. À la proposition du
directeur je me bornai à répondre:

«--Je ne puis consentir à introduire dans le _Freyschütz_ de la musique
qui ne soit pas de Weber, mais pour vous prouver que ce n'est point par
un respect exagéré et déraisonnable pour le grand maître, voilà Dessauer
qui se promène là-haut au fond de la scène, allons lui soumettre votre
idée; s'il l'approuve je m'y conformerai; sinon je vous prie de ne m'en
plus parler.»

Aux premiers mots du directeur, Dessauer se tournant vivement vers moi,
me dit:

«--Oh! Berlioz, ne faites pas cela.

--Vous l'entendez,» dis-je à M. Pillet.

En conséquence il n'en fut plus question. Nous prîmes des airs de danse
dans _Obéron_ et dans _Preciosa_, et le ballet fut ainsi complété avec
des compositions de Weber. Mais après quelques représentations les airs
de _Preciosa_ et d'_Obéron_ disparurent; puis on coupa à tort et à
travers dans l'_Invitation à la valse_, qui, ainsi transformée en
morceau d'orchestre, avait pourtant obtenu un très-grand succès. Quand
M. Pillet eut quitté la direction de l'Opéra et pendant que j'étais en
Russie, on en vint pour le _Freyschütz_ à retrancher une partie du
finale du troisième acte; on osa supprimer enfin dans ce même troisième
acte tout le premier tableau, où se trouvent la sublime prière d'Agathe
et la scène des jeunes filles, et l'air si romantique d'Annette avec
alto solo.

Et c'est ainsi déshonoré qu'on représente aujourd'hui le _Freyschütz_ à
l'Opéra de Paris. Ce chef-d'œuvre de poésie, d'originalité et de passion
sert de lever de rideau aux plus misérables ballets et doit en
conséquence se déformer pour leur faire place. Si quelque nouvelle œuvre
chorégraphique vient à naître plus développée que ses devancières, on
rognera le _Freyschütz_ de nouveau, sans hésiter. Et comme on exécute ce
qu'il en reste! quels chanteurs! quel chef d'orchestre! quelle lâche
somnolence dans les mouvements! quelle discordance dans les ensembles!
quelle interprétation plate, stupide et révoltante de tout par tous!...
Soyez donc un inventeur, un porte-flambeau, un homme inspiré, un génie,
pour être ainsi torturé, sali, vilipendé! Grossiers vendeurs! En
attendant que le fouet d'un nouveau Christ puisse vous chasser du
temple, soyez assurés que tout ce qui en Europe possède le moindre
sentiment de l'art vous a en très-profond mépris.



LIII

Je suis forcé d'écrire des feuilletons.--Mon désespoir.--Velléités
de suicide.--Festival de l'Industrie.--1022 exécutants.--32,000
francs de recette.--800 francs de bénéfice.--M.
Delessert préfet de police.--Établissement de
la censure des programmes de concert.--Les percepteurs
du droit des hospices.--Le docteur Amussat.--Je vais à
Nice.--Concerts dans le cirque des Champs-Élysées.


Mon existence après cette époque ne présente aucun événement musical
digne d'être cité. Je restai à Paris, occupé presque uniquement de mon
métier, je ne dirai pas de _critique_, mais de feuilletoniste, ce qui
est bien différent. Le critique (je le suppose honnête et intelligent)
n'écrit que s'il a une idée, s'il veut éclairer une question, combattre
un système, s'il veut louer ou blâmer. Alors, il a des motifs qu'il
croit réels pour exprimer son opinion, pour distribuer le blâme ou
l'éloge. Le malheureux feuilletoniste obligé d'écrire sur tout ce qui
est du domaine de son feuilleton (triste domaine, marécage rempli de
sauterelles et de crapauds!) ne veut rien que l'accomplissement de la
tâche qui lui est imposée; il n'a bien souvent aucune opinion au sujet
des _choses_ sur lesquelles il est forcé d'écrire; ces _choses_-là
n'excitent ni sa colère, ni son admiration, elles ne _sont pas_. Et
pourtant, il faut qu'il ait _l'air_ de croire à leur existence, l'air
d'avoir une raison pour leur accorder son attention, l'air de prendre
parti pour ou contre. La plupart de mes confrères savent sans peine,
souvent même avec une facilité charmante, se tirer de ce mauvais pas.
Pour moi, quand je parviens à en sortir, c'est avec des efforts aussi
longs que douloureux. Je suis demeuré une fois trois jours entiers
enfermé dans ma chambre, pour écrire un feuilleton sur l'Opéra-Comique
sans pouvoir le commencer. Je ne me souviens pas de _l'œuvre_ dont
j'avais à parler (une semaine après sa première représentation, j'en
avais oublié le nom pour jamais), mais les tortures que j'éprouvai
pendant ces trois jours avant de trouver les trois premières lignes de
mon article, certes! je me les rappelle. Les lobes de mon cerveau
semblaient prêts à se disjoindre. J'avais comme des cendres brûlantes
dans les veines. Tantôt je restais accoudé sur ma table, tenant ma tête
à deux mains; tantôt je marchais à grands pas comme un soldat en
sentinelle par un froid de vingt-cinq degrés. Je me mettais à la
fenêtre, regardant les jardins environnants, les hauteurs de Montmartre,
le soleil couchant... aussitôt la rêverie m'emportait à mille lieues de
mon maudit opéra-comique. Et quand en me retournant, mes yeux
retombaient sur son maudit titre, écrit en tête de la maudite feuille de
papier, blanche encore et attendant obstinément les autres mots dont je
devais la couvrir, je me sentais envahir par le désespoir. J'avais une
guitare appuyée contre ma table, d'un coup de pied je lui crevai le
ventre... Sur ma cheminée, deux pistolets me regardaient avec leurs yeux
ronds... je les considérai très-longtemps... puis j'en vins à me
bosseler le crâne à grands coups de poing. Enfin, comme un écolier qui
ne peut pas faire son thème, je pleurai avec une indignation furieuse
en m'arrachant les cheveux. Cette eau salée sortie de mes yeux sembla me
soulager un peu. Je tournai contre le mur les canons de mes pistolets
qui me regardaient toujours. J'eus pitié de mon innocente guitare, et la
reprenant, je lui demandai quelques accords qu'elle me donna sans
rancune. Mon fils, âgé de six ans, vint en ce moment frapper à ma porte;
par suite de ma mauvaise humeur je l'avais injustement grondé le matin.
Comme je n'ouvrais pas.

«--Père, me cria-t-il, veux-tu _être-z-amis_?

Et courant lui ouvrir:

--Oui, mon garçon, soyons-z-amis! viens!»

Je le pris sur mes genoux, j'appuyai sa blonde tête sur ma poitrine et
nous nous endormîmes tous les deux. Je venais de renoncer à trouver le
début de mon article: c'était le soir du troisième jour. Le lendemain je
parvins enfin, je ne sais comment, à écrire je ne sais quoi, sur je ne
sais qui.

* * *

Il y a quinze ans de cela!..... et mon supplice dure encore......
Extermination! En être toujours là! qu'on me donne donc des partitions à
écrire, des orchestres à conduire, des répétitions à diriger; qu'on me
fasse rester huit heures, dix heures même, debout, le bâton à la main,
exercer des choristes sans instrument pour les accompagner, leur
chantant moi-même leurs répliques tout en marquant la mesure, jusqu'à ce
que je crache le sang et que la crampe m'arrête le bras; qu'on me fasse
porter des pupitres, des contre-basses, des harpes, déplacer des
estrades, clouer des planches, comme un commissionnaire ou un
charpentier; qu'on m'oblige ensuite, pour me reposer, à corriger pendant
la nuit des graveurs ou des copistes; je l'ai fait, je le fais, je le
ferai; cela tient à ma vie musicale et je le supporte sans me plaindre,
sans y songer même, comme le chasseur endure le froid, le chaud, la
faim, la soif, le soleil, les averses, la poussière, la boue et les
mille fatigues de la chasse! Mais sempiternellement feuilletoniser pour
vivre! écrire des riens sur des riens! donner de tièdes éloges à
d'insupportables fadeurs! parler ce soir d'un grand maître et demain
d'un crétin avec le même sérieux, dans la même langue! employer son
temps, son intelligence, son courage, sa patience à ce labeur, avec la
certitude de ne pouvoir au moins être utile à l'art en détruisant
quelques abus, en arrachant des préjugés, en éclairant l'opinion, en
épurant le goût du public, en mettant hommes et choses à leur rang et à
leur place! oh! c'est le comble de l'humiliation! mieux vaudrait être...
ministre des finances d'une république.

Que n'ai-je le choix!

Je subissais avec moins de résignation que jamais les inconvénients de
ma position, quand, en 1844, eut lieu à Paris l'Exposition des produits
de l'industrie. Elle allait être terminée. Le hasard (ce dieu inconnu
qui joue un si grand rôle dans ma vie), me fit rencontrer dans un café
Strauss, le directeur des bals fashionables. La conversation s'engagea
sur la clôture prochaine de l'Exposition et la possibilité de donner
dans l'immense bâtiment où elle avait lieu et qui bientôt deviendrait
libre, un véritable festival dédié aux industriels exposants.

«--J'y ai longtemps songé, dis-je à Strauss, mais après avoir fait tous
mes calculs de statistique musicale, une difficulté m'a arrêté, celle
d'obtenir la disposition du local.

--Cette difficulté n'est point insurmontable, répliqua vivement Strauss,
je connais beaucoup M. Sénac le secrétaire du ministre du commerce,
c'est lui qui dirige toutes les affaires de l'industrie française; il
peut nous donner les moyens d'exécuter ce projet.»

Malgré l'enthousiasme de mon interlocuteur, je demeurai assez froid. Il
fut convenu seulement avant de nous quitter, que nous irions ensemble,
le lendemain, voir M. Sénac et que, s'il nous laissait entrevoir la
possibilité de disposer du bâtiment de l'Exposition, nous examinerions
la question plus sérieusement.

Sans s'engager tout à fait, M. Sénac, à l'énoncé de notre demande, ne
nous découragea point. Il promit une prochaine réponse, que nous reçûmes
en effet au bout de quelques jours et qui fut favorable. Restait à
obtenir l'autorisation du préfet de police, M. Delessert.

Nous lui fîmes connaître notre plan qui consistait à donner dans le
bâtiment de l'Exposition un festival en trois journées. Ces fêtes
devaient se composer d'un concert, d'un bal, et d'un banquet
d'industriels exposants. L'idée de Strauss, de faire après le concert,
danser, manger et boire, nous eût sans aucun doute rapporté beaucoup
d'argent; mais M. Delessert, en préfet toujours préoccupé d'émeutes et
de complots, ne voulut ni festin, ni bal, ni musique, et interdit
purement et simplement le festival.

Cette prudence me parut exaltée jusqu'à l'absurde. J'en parlai à M.
Bertin, il fut du même avis et sut le faire partager à M. Duchâtel,
ministre de l'intérieur. Ce dernier envoya aussitôt au préfet l'ordre de
nous laisser faire au moins de la musique, et M. Delessert se vit
contraint d'autoriser un grand concert sérieux pour le premier jour, et
un concert dit populaire sous la direction de Strauss pour le second;
concert-promenade dans lequel on exécuterait de la musique de danse,
valses, polkas et galops, mais où l'on ne danserait point.

C'était nous ôter le bénéfice certain de l'entreprise. M. Delessert
redoutait pourtant encore le danger que nos orchestres, nos chœurs et
les amateurs qui pour les entendre, allaient se porter au centre des
Champs-Élysées, en plein jour, pouvaient faire courir à l'État.
Savait-on même si Strauss et moi nous n'étions pas des conspirateurs
déguisés en musiciens!... Néanmoins je me tenais pour satisfait de
pouvoir organiser et diriger un concert gigantesque, et je bornais mes
vœux à réussir musicalement dans l'entreprise, sans y perdre tout ce que
je possédais.

Mon plan fut bientôt tracé. Laissant Strauss s'occuper de son orchestre
de danse destiné à ne pas faire danser, j'engageai pour le grand concert
à peu près tout ce qui, dans Paris, avait quelque valeur comme choriste
et instrumentiste, et je parvins à réunir un personnel de mille
vingt-deux exécutants. Tous étaient payés, à l'exception des chanteurs
(non choristes) de nos théâtres lyriques. J'avais fait un appel à
ceux-ci dans une lettre où je les priais de se joindre à mes niasses
chantantes _pour les guider de l'âme et de la voix_.

Duprez, madame Stolz et Chollet furent les seuls qui s'y refusèrent;
mais leur absence fut remarquée le jour du concert et hautement blâmée
par la presse le lendemain. Presque tous les membres des concerts du
Conservatoire crurent également devoir s'abstenir, et bouder encore une
fois avec leur _vieux général_. Habeneck, tout naturellement, voyait du
plus mauvais œil cette grande solennité _qu'il ne dirigeait pas_...

Pour ne pas être forcé d'élever les frais jusqu'à une somme exorbitante,
je ne demandai aux artistes que deux répétitions, dont l'une devait être
partielle et l'autre générale. Je fis ainsi répéter d'abord
successivement, dans la salle de Herz que nous avions louée pour cela:

Les violons,
Les altos et violoncelles,
Les contre-basses,
Les instruments à vent en bois,
Les instruments à vent en cuivre,
Les harpes,
Les instruments à percussion,
Les femmes et les enfants du chœur,
Les hommes du chœur.

Ces neuf répétitions auxquelles chaque individu ne prit part qu'une
fois, produisirent des résultats merveilleux, et qu'on n'eût
certainement pas obtenus avec cinq répétitions d'ensemble. Celle des
trente-six contre-basses, surtout, fut curieuse. Quand nous en vînmes au
trait du _scherzo_ de la symphonie en _ut_ mineur de Beethoven, qui
figurait dans le programme, il nous sembla entendre les grognements
d'une cinquantaine de porcs effarouchés: telle était l'incohérence et le
défaut de justesse de l'exécution de ce passage. Peu à peu cependant
elle devint meilleure, l'ensemble s'établit et la phrase apparut
nettement dans toute sa sauvage rudesse.

    «D'abord on s'y prit mal, puis un peu mieux, puis bien,
        Puis enfin il n'y manqua rien.»

Nous l'avions recommencée dix-huit ou vingt fois, ce qu'on n'eût pas pu
faire si l'orchestre entier eût été présent. Voilà l'avantage des
répétitions partielles. On passe alors rapidement sur les portions du
programme qui, pour le fragment du chœur ou de l'orchestre dont on
s'occupe, ne présentent aucune difficulté et l'on donne au contraire
tout le temps et toute l'attention nécessaires à l'étude des passages
embarrassants et malaisés. Il en résulte seulement une fatigue excessive
pour le chef d'orchestre. Mais, je crois l'avoir dit, en pareil cas je
trouve des forces exceptionnelles, et ma vigueur défie celle d'un cheval
de labour.

J'avais, on le pense bien, composé mon programme de manière qu'il ne
contînt que des morceaux d'un style très-large ou déjà connus des
exécutants. C'étaient:

L'ouverture de _la Vestale_ (Spontini),

La prière de _la Muette_ (Auber),

Le scherzo et le finale de la _Symphonie en ut mineur_ (Beethoven),

La prière de _Moïse_ (Rossini),

L'_Hymne à la France_, que j'avais composé exprès pour la circonstance,

L'ouverture du _Freyschütz_ (Weber),

L'hymne à Bacchus d'_Antigone_ (Mendelssohn),

La marche au supplice de ma _Symphonie fantastique_,

Le chant des _Industriels_, écrit pour cette fête par M. Adolphe Dumas
et mis en musique par M. Méraux.

Un chœur de _Charles VI_ (Halévy),

Le chœur de la bénédiction des poignards, des _Huguenots_ (Meyerbeer),

La scène du jardin des plaisirs d'_Armide_ (Gluck),

L'apothéose de ma _Symphonie funèbre et triomphale_.

Nous devions faire la répétition générale dans le bâtiment de
l'Exposition, dont j'avais choisi pour le concert, le grand carré
central nommé salle des machines. La veille même de cette importante
épreuve, pendant que les charpentiers travaillaient à la construction de
mon estrade, la salle n'était pas encore libre. Un grand nombre de
machines en fer encombraient l'emplacement destiné au public. On n'avait
pas même pris les mesures nécessaires à l'enlèvement de ce monstrueux
attirail.

Je n'essayerai pas de décrire mon anxiété à cet aspect.

Les murs de Paris étaient couverts d'affiches annonçant le festival;
j'étais engagé pour une somme considérable, et je me voyais arrêté dans
mon entreprise par l'obstacle le plus insurmontable et le plus imprévu!
Nous ne pouvions retarder le concert d'un seul jour, l'ordre de démolir
l'édifice, au plus tard le 5 août, était déjà donné, et les
propriétaires des matériaux entrant dans sa construction ayant le droit
de commencer sa démolition le 1er août, jour du premier concert, ne
consentaient qu'à force d'argent à le laisser subsister quelques heures
de plus. Ils étaient les vrais maîtres du local et nous prouvaient d'une
façon péremptoire que le ministre du commerce nous avait prêté ce qui ne
lui appartenait plus. J'eus un instant de vertige et je m'élançai à la
course pour aller faire placarder une affiche contremandant le festival.
Strauss m'arrêta presque de force, en m'assurant que le lendemain
cinquante voitures viendraient déblayer le terrain. Comme je me voyais
perdu de toutes manières, je laissai les choses suivre leur cours. Le
lendemain, mes mille artistes se rendirent à la répétition générale, qui
se fit au milieu des cris des charretiers, des claquements de leurs
fouets et des hennissements de leurs chevaux. Mais enfin, les
charretiers y étaient, les chevaux peu à peu emportaient les machines,
le terrain devenait libre et je sentais l'oppression de ma poitrine
diminuer. Après la répétition, autre cauchemar. Les auditeurs nombreux
qui y avaient assisté s'approchent de moi déclarant, à l'unanimité, que
l'estrade est à refaire et que, par suite de la position du chœur placé
au-devant de l'orchestre, il est _impossible_ d'entendre un son des
instruments. Se figure-t-on un orchestre de cinq cents instrumentistes
_qu'on n'entend pas_! Aussitôt soixante ouvriers se mettent à l'œuvre et
coupant en deux l'estrade, dont le plan n'était pas de moitié assez
incliné, baissent de trois mètres la partie antérieure réservée au
chœur, et démasquent ainsi l'orchestre dont ils élèvent encore,
d'ailleurs, les derniers gradins. Cette nouvelle disposition devait
nécessairement permettre d'entendre les instruments, malgré le peu de
sonorité du local, défaut irrémédiable et qu'on ne pouvait plus
méconnaître. Dès que ce deuxième sujet d'inquiétudes eut à peu près
disparu, un troisième non moins grave se présenta. Strauss et moi
profitant de quelques heures de répit qui nous étaient laissées au
milieu de tant de fracas, nous courûmes en cabriolet chez les divers
marchands de musique, dépositaires des billets du concert, pour
connaître l'état de la vente qu'ils en avaient dû faire. Après
l'addition, nous reconnûmes avec effroi que la somme de 12,000 francs,
qui en était le produit, ne couvrait pas la moitié des frais généraux.
Nous devions maintenant compter sur une recette extraordinaire pour le
lendemain, à la porte de la salle, ou nous préparer, si elle manquait, à
payer le déficit.

Quelle nuit nous avons passée l'un et l'autre à la suite de cette
exploration!

Mais il n'y avait plus à reculer.

Le lendemain 1er août, je me rends au bâtiment de l'Exposition vers
midi. Le concert était annoncé pour une heure. Je remarque d'abord avec
une joie à laquelle je n'ose me livrer, le nombre extraordinaire de
voitures qui se dirigent vers le centre des Champs-Élysées. J'entre, je
trouve tout dans un ordre parfait, mes instructions ayant été suivies à
la lettre. Les musiciens, les choristes, les sous-chefs d'orchestre et
de chœur, vont sans tumulte occuper le poste qui leur est assigné. Je
consulte de l'œil mon bibliothécaire, M. Rocquemont, homme d'une rare
intelligence, et d'une activité infatigable, et dont l'amitié pour moi
aussi réelle que la mienne pour lui, l'a fait, en maintes circonstances
analogues, me rendre de ces services qu'on n'oublie jamais: il m'assure
que la musique est _placée_ et qu'il ne _manque rien_. La fièvre
musicale commence à courir dans mes veines; je ne pense plus au public,
ni à la recette, ni au déficit. Je vais donner le signal pour attaquer
l'ouverture, quand un violent craquement de bois se fait entendre,
accompagné d'un long hurlement.

C'était la foule, qui, brisant une barrière et armée des billets qu'elle
venait d'acheter au bureau, faisait invasion dans la salle en poussant
des cris de joie.

«--Voyez cette inondation! dit un musicien, en me montrant la salle qui
se remplissait tout d'un coup.

--Ah!!! nous sommes sauvés! criai-je, en frappant mon pupitre du plus
joyeux coup de bâton que j'aie jamais donné. Nous allons faire
maintenant quelque chose de beau!»

Nous commençons; l'introduction de _la Vestale_ déroule ses larges
périodes; et à partir de ce moment, la majesté, la puissance et
l'ensemble de cette énorme masse d'instruments et de voix, deviennent de
plus en plus remarquables. Mes mille vingt-deux artistes marchaient unis
comme eussent fait les concertants d'un excellent quatuor. J'avais deux
seconds chefs d'orchestre: Tilmant, chef d'orchestre de l'Opéra-Comique,
dirigeant les instruments à vent, et mon ami Auguste Morel, aujourd'hui
directeur du Conservatoire de Marseille, conduisant les instruments à
percussion. De plus, cinq maîtres de chant, placés l'un au centre et les
autres aux quatre coins de la masse chorale, étaient chargés de
transmettre mes mouvements aux chanteurs qui, me tournant le dos, ne
pouvaient les voir. Il y avait ainsi sept batteurs de mesure, qui ne me
quittaient jamais de l'œil, et nos huit bras, quoique placés à de
grandes distances les uns des autres, se levaient simultanément avec la
plus incroyable précision. De là ce miraculeux ensemble qui étonna si
fort le public.

Les plus grands effets furent produits par l'ouverture du _Freyschütz_,
dont l'andante fut chanté par vingt-quatre cors; par la prière de
_Moïse_ qu'on fit répéter et dans laquelle les harpistes, au nombre de
vingt-cinq, au lieu d'exécuter des arpéges en notes simples, jouèrent
des arpéges formés d'accords à quatre parties, ce qui, quadruplant le
nombre de cordes mises en vibrations, semblait porter à _cent_ le nombre
des harpes; par l'_Hymne à la France_ qu'on redemanda également, mais
que je m'abstins de répéter; et enfin par le chœur de la bénédiction
des poignards des _Huguenots_, qui foudroya l'auditoire. J'avais
redoublé vingt fois les _soli_ de ce morceau sublime, il y avait en
conséquence, quatre-vingts voix de basse employées pour les quatre
parties des trois moines et de Saint-Bris. L'impression qu'il produisit
sur les exécutants et sur les auditeurs les plus rapprochés de
l'orchestre dépassa toutes les proportions connues. Quant à moi, je fus
pris, en conduisant, d'un tremblement nerveux tel, que mes dents
s'entre-choquaient, comme dans les plus violents accès de fièvre. Malgré
la non-sonorité du local, je ne crois pas qu'on ait souvent entendu
d'effet musical comparable à celui-là, et j'ai regretté alors que
Meyerbeer n'ait pas pu en être témoin. Ce terrible morceau, qu'on dirait
écrit avec du fluide électrique par une gigantesque pile de Volta,
semblait accompagné par les éclats de la foudre et chanté par les
tempêtes.

J'étais dans un tel état après cette scène qu'il fallut suspendre assez
longtemps le concert. On m'apporta du punch et des habits. Puis sur
l'estrade même, réunissant une douzaine de harpes revêtues de leur
fourreau de toile, on en forma une sorte de petite chambre dans
laquelle, en me baissant un peu, je pus me déshabiller et changer même
de chemise en face du public, sans être vu.

Parmi les autres morceaux du programme, ceux qui ensuite réussirent le
mieux, furent l'_Oraison funèbre_ et l'apothéose de ma _Symphonie
funèbre et triomphale_, dont Dieppo joua avec un talent remarquable le
solo de trombone, et la scène d'Armide, dont le calme voluptueux causa
un ravissement général.

Ma _Marche au supplice_, dont l'instrumentation est si violente et
l'effet si énergique dans les salles de concerts ordinaires, parut d'une
sonorité sourde et faible. Il en fut de même du scherzo et du finale de
la symphonie en _ut_ mineur de Beethoven. L'_Hymne à Bacchus_, de
Mendelssohn, sembla lourd et terne; un journal, quelques jours après,
dit que les prêtres de ce Bacchus avaient sans doute bu de la bière et
non du vin de Chypre.

Le chant des _Industriels_ fut très-mal accueilli, surtout par les
exécutants. Je m'étais engagé à faire la musique de ces paroles
d'Adolphe Dumas; mais il me fut impossible d'en venir à bout, et je dus
consentir, pour que ses vers ne fussent pas perdus et lui prouver ma
bonne volonté, à les laisser mettre en musique par le compositeur qu'il
choisirait lui-même. Il désigna son beau-frère, Amédée Méreaux,
professeur de piano à Rouen.

L'ouverture de _la Vestale_ fut vivement applaudie, ainsi que le chœur
sans accompagnement de _la Muette_. Quant au chant de _Charles VI_ que
les sollicitations de Schlesinger, éditeur de cet ouvrage d'Halévy,
m'avaient fait introduire après coup dans le programme, il produisit un
effet spécial. Il réveilla les stupides instincts d'opposition qui
fermentent toujours dans le peuple de Paris; et au refrain si connu:

    «Guerre aux tyrans, jamais en France,
    Jamais l'Anglais ne régnera!»

les trois quarts de l'auditoire se mirent à chanter avec le chœur. Ce
fut une protestation plébéienne et d'un nationalisme grotesque contre la
politique suivie à cette époque par le roi Louis-Philippe, et qui sembla
donner raison aux préventions de M. le préfet de police contre le
festival. Ce ridicule incident eut des suites dont je parlerai tout à
l'heure.

Enfin mon _Exposition musicale_ eut lieu, non-seulement sans accident,
mais encore avec un succès brillant et l'approbation de l'immense public
qui y assistait. En sortant, j'eus la douce satisfaction de voir MM. les
_percepteurs du droit des hospices_ occupés à compter sur une vaste
table le produit de ma recette. Elle s'élevait à trente-deux mille
francs; ils prirent le huitième de cette somme c'est-à-dire _quatre
mille francs_. La recette du concert de musique de danse dirigé par mon
associé Strauss, deux jours après, fut plus que médiocre; pour couvrir
les frais de cette dernière fête, qui n'eut aucun succès, il fallut
prendre ce qui manquait sur le bénéfice du grand concert, et, en
dernière analyse, après tant de peines essuyées, tant de dangers courus,
un si grand labeur accompli, j'eus pour ma part un reçu de _quatre mille
francs_ de M. le percepteur du droit des hospices et un bénéfice net de
_huit cents francs_...

Charmant pays de liberté, où les artistes sont serfs, reçois leurs
bénédictions sincères et l'hommage de leur admiration, pour tes lois
_égales_, _nobles_ et _libérales_!

Nous avions à peine achevé, Strauss et moi, de payer nos musiciens,
copistes, imprimeurs, luthiers, maçons, couvreurs, menuisiers,
charpentiers, tapissiers, buralistes, inspecteurs de salle, quand M. le
préfet de police, qui nous avait fait payer la modeste somme de 1,238
francs à ses agents et à ses gardes municipaux (le service de police
pour l'Opéra ne coûte que 80 francs), nous pria de nous rendre chez lui
pour affaire pressante.

«--De quoi s'agit-il? dis-je à Strauss. En avez-vous une idée?

--Pas la moindre.

--M. Delessert aurait-il des remords de nous avoir si chèrement fait
payer le service de ses inutiles agents? Va-t-il nous rembourser quelque
portion de la somme?

--Oui, comptons là-dessus!»

Nous arrivons à la préfecture de police.

«--Monsieur, me dit M. Delessert, je suis fâché d'avoir à vous adresser
un grave reproche!

--Lequel donc, monsieur, répliquai-je, étrangement surpris?

--Vous avez introduit clandestinement dans le programme de votre grand
concert un morceau propre à exciter des passions politiques que le
gouvernement cherche à éteindre et à réprimer. Je veux parler du chœur
de _Charles VI_ qui ne figurait pas dans les premières annonces du
festival. M. le ministre de l'intérieur a lieu d'être fort mécontent des
manifestations que ce chant a provoquées, et je partage entièrement ses
sentiments à ce sujet.

--Monsieur le préfet, lui dis-je, avec tout le calme que je pus appeler
à mon aide, vous êtes dans une erreur complète. Le chœur de _Charles VI_
n'était point, il est vrai, porté sur mes premiers programmes; mais
apprenant que M. Halévy se trouvait blessé de ne pas figurer dans une
solennité où les œuvres de presque tous les grands compositeurs
contemporains allaient être entendues, je consentis, sur la proposition
qui m'en fut faite par son éditeur, à admettre le chœur de _Charles VI_
à cause de la facilité de son exécution par de grandes masses musicales.
Cette raison seule détermina mon choix. Je ne suis pas le moins du monde
partisan de ces élans de nationalisme qui se produisent en 1844 à propos
d'une scène du temps de Charles VI; et j'ai si peu songé à introduire
clandestinement ce morceau dans mon programme, que son titre a figuré
pendant plus de huit jours sur toutes les affiches du festival, affiches
placardées contre les murs mêmes de la préfecture de police. Veuillez,
monsieur le préfet, ne conserver aucun doute à cet égard et désabuser M.
le ministre de l'intérieur.»

M. Delessert, un peu confus de son erreur, se déclara satisfait de
l'explication que je venais de lui donner et s'excusa même de m'avoir
adressé un reproche dont il reconnaissait l'injustice.

À partir de ce jour, néanmoins, la censure des programmes de concert fut
établie, et l'on ne peut plus maintenant chanter une romance de Bérat ou
de mademoiselle Puget, dans un lieu public, sans une autorisation
émanée du ministère de l'intérieur et visée par un commissaire de
police.

Je venais de terminer cette folle entreprise, que je me garderais de
tenter aujourd'hui, quand mon ancien maître d'anatomie, mon excellent
ami, le docteur Amussat, vint me voir. Il recula d'un pas en
m'apercevant.

«--Ah çà! qu'avez-vous, Berlioz? vous êtes jaune comme un vieux
parchemin, tous vos traits portent l'expression d'une fatigue et d'une
irritation extraordinaires.

--Vous parlez d'irritation, lui dis-je; quel sujet aurais-je donc d'être
irrité? Vous avez assisté au festival, vous savez comment tout s'y est
passé: j'ai eu le plaisir de payer quatre mille francs à MM. les
percepteurs du droit des hospices, il m'est resté huit cents francs; de
quoi me plaindrais-je? Tout n'est-il pas dans l'ordre?»

(Amussat me tâtant le pouls):

«--Mon cher, vous allez avoir une fièvre typhoïde. Il faudrait vous
saigner.

--Eh bien, n'attendons pas à demain, saignez-moi!»

Je quitte aussitôt mon habit, Amussat me saigne largement et me dit.

«--Maintenant, faites-moi le plaisir de quitter Paris au plus vite.
Allez à Hyères, à Cannes, à Nice, où vous voudrez, mais allez dans le
midi respirer l'air de la mer, et ne pensez plus à toutes ces choses qui
vous enflamment le sang et exaltent votre système nerveux déjà si
irritable. Adieu, il n'y a pas à hésiter.»

Je suivis son conseil; j'allai passer un mois à Nice, grâce aux _huit
cents francs_ que le festival m'avait rapportés, et pour réparer autant
que possible le mal qu'il avait fait à ma santé.

Je ne revis pas sans émotion les lieux où je m'étais trouvé treize ans
auparavant, lors d'une autre convalescence, au début de mon voyage
d'Italie... Je nageai beaucoup dans la mer; je fis de nombreuses
excursions aux environs de Nice, à Villefranche, à Beaulieu, à Cimiès,
au Phare. Je recommençai mes explorations des rochers de la côte, où je
retrouvai, toujours dormant au soleil, de vieux canons de ma
connaissance; je revis des anses fraîches et riantes, tapissées d'algues
marines, où je me baignais autrefois. La chambre où j'avais, en 1831,
écrit l'ouverture du _Roi Lear_, étant occupée par une famille anglaise,
j'étais allé me nicher dans une tour appliquée contre le rocher des
Ponchettes, au-dessus de la maison.

J'y jouis avec délices d'une vue admirable sur la Méditerranée et d'un
calme dont je sentais plus que jamais le prix. Puis, guéri tant bien que
mal de ma jaunisse, et à bout de mes huit cents francs, je quittai cette
ravissante côte de Sardaigne qui a toujours pour moi un si puissant
attrait, et je revins à Paris reprendre mon rôle de Sisyphe.

Quelques mois après ce voyage de Nice, le directeur du théâtre Franconi,
séduit par le chiffre extraordinaire auquel s'était élevée la recette du
Festival de l'Industrie, me proposa de donner une série de grandes
exécutions musicales dans son cirque des Champs-Élysées.

Je ne me souviens pas des arrangements que nous prîmes ensemble à ce
sujet. Je sais seulement que ce fut une mauvaise affaire pour lui. Il y
eut quatre concerts pour lesquels nous avions engagé cinq cents
musiciens; et les dépenses nécessitées par cet énorme personnel ne
purent être entièrement couvertes par les recettes. En outre le local,
cette fois encore, ne valait rien pour la musique. Le son roulait dans
cet édifice circulaire avec une lenteur désespérante, d'où résultaient,
pour toutes les compositions d'un style un peu chargé de détails, les
plus déplorables mélanges d'harmonies. Un seul morceau y produisit un
très-grand effet, ce fut le _Dies iræ_ de mon _Requiem_. La largeur de
son mouvement et de ses accords le rendait moins déplacé que tout autre
dans cette vaste enceinte retentissante comme une église. Le succès
qu'il obtint nous obligea de le faire figurer dans le programme de tous
les concerts.

Cette entreprise non lucrative pour moi me causa des fatigues
excessives. L'occasion s'offrit d'aller me restaurer de nouveau dans les
bienfaisantes eaux de la Méditerranée, grâce à deux concerts qu'on
m'engageait à venir donner à Marseille et à Lyon, et dont le produit ne
pouvait manquer de couvrir au moins les frais du voyage. Je fus ainsi
amené pour la première fois à faire entendre mes compositions dans
quelques provinces de France.

Les lettres que j'adressai en 1848, dans la _Gazette musicale_, à mon
collaborateur, Édouard Monnais, contiennent, malgré le ton peu sérieux
de leur rédaction, le récit exact de ce qui m'arriva dans cette
excursion méridionale, et dans une autre que je fis à Lille bientôt
après. Elles se trouvent sous le titre de _Correspondance académique_,
dans mon volume des _Grotesques de la musique_.

Quelques mois plus tard, j'allai pour la première fois parcourir
l'Allemagne du Sud, c'est-à-dire l'Autriche, la Hongrie et la Bohême.
Voici le récit que je fis de ce voyage à mon ami Humbert Ferrand dans le
_Journal des Débats_.



DEUXIÈME VOYAGE EN ALLEMAGNE

L'AUTRICHE, LA BOHÊME ET LA HONGRIE

À M. HUMBERT FERRAND

PREMIÈRE LETTRE

Vienne.


Je reviens encore d'Allemagne, mon cher Humbert, et à peine arrivé,
j'éprouve le besoin de vous rendre compte de ce que j'y ai fait. Vous
m'avez tant de fois soutenu dans l'ardeur de la lutte, raffermi aux
heures de découragement, rassuré sur l'avenir en lui comparant le passé;
vous avez un si vif et si noble sentiment du beau, un respect si
religieux pour le vrai, une telle conviction de la grandeur et de la
puissance de l'art, que le récit de mes explorations, de mes découvertes
et de mes expériences en Europe, vous intéressera, je l'espère, et ne
saurait être placé sous un patronage plus sympathique que le vôtre, ni
plus intelligent. Malgré les passions sérieuses que votre cœur enferme,
malgré les travaux que vous accomplissez dans ce coin du monde où une
bienveillance royale vous a ménagé une si douce retraite, la poésie et
la musique ne sont jamais, je le sais, oubliées de vous un seul jour.
Votre amour pour ces deux sœurs divines fut trop profond et trop pur
pour n'être pas inaltérable et je suis sûr que souvent, du haut des
montagnes de votre île, vous prêtez l'oreille aux rumeurs musicales et
littéraires que le vent du nord peut vous apporter de Paris. Et pourtant
que Paris me paraît triste et morne, depuis ce dernier voyage surtout!
Et que j'envie, pendant ces ardeurs caniculaires, vos rêveries parfumées
sous les grands bois d'orangers de l'île de Sardaigne, et les concerts
nocturnes de la Méditerranée, et même les chansons naïves de vos
laboureurs sardes, Africains d'Europe, hommes antiques du temps présent!
_Non nobis Deus hæc otia fecit._

Je retrouve notre capitale préoccupée avant tout des intérêts matériels,
inattentive et indifférente à ce qui passionne les poëtes et les
artistes, amoureuse du scandale et de la raillerie, riant d'un rire
strident et sec aux occasions qu'elle a de satisfaire cet amour étrange;
je retrouve la puanteur de ses infernales chaudières d'asphalte,
tempérée par les âcres parfums de ses mauvais cigares de la régie, ses
figures ennuyées, ses visages ennuyeux, ses artistes découragés, ses
hommes d'esprit fatigués, ses imbéciles fourmillant, ses théâtres
exténués, affamés, mourants ou morts; le même orgue de Barbarie vient
comme autrefois à la même heure me jouer le même air de Barbarie,
j'entends émettre et soutenir les mêmes opinions de Barbarie, prôner les
mêmes œuvres et les mêmes hommes de Barbarie.

En somme, tout cela me paraît former un ensemble assez triste, et
d'ailleurs je ne suis pas dans une disposition d'esprit qui puisse me le
montrer sous les couleurs de l'arc-en-ciel. Vous souvenez-vous des
mélancolies désolantes dont nous étions affectés dans notre adolescence,
le lendemain des bals ou des fêtes quelconques auxquels nous avions
assisté? Un certain malaise de l'âme, une souffrance vague du cœur, un
chagrin sans objet, des regrets sans cause, des aspirations ardentes
vers l'inconnu, une inquiétude inexprimable de l'être tout entier, c'est
ce que nous éprouvions. J'ai honte de l'avouer, mais c'est ce que
j'éprouve. Je suis comme au lendemain d'une fête, que m'auraient donnée
les étrangers. Les grands orchestres, les grands chœurs dévoués,
ardents, chaleureux, que je dirigeais chaque jour avec tant de joie, me
manquent; ce beau public, si courtois, si brillant, si attentif et si
enthousiaste me manque; ces rudes émotions des grands concerts où, en
dirigeant, l'on parle soi-même à la foule par les mille voix de
l'orchestre et des chœurs, me manquent; cette étude des impressions
diverses que produisent sur un auditoire sans préventions les tentatives
récentes de l'art moderne, me manque; en un mot j'éprouve un tel malaise
de cette immobilité après tant de clameurs harmonieuses, que je n'ai
qu'une idée depuis mon retour, idée qui m'obsède et que je repousse jour
et nuit, celle de m'embarquer sur un navire au long cours et de faire le
tour du monde. Et précisément, comme si le hasard voulait conspirer
aussi contre mes bonnes résolutions, ne m'envoie-t-il pas avant-hier la
tentation de l'exemple, en me faisant rencontrer un de nos anciens amis,
Halma le virtuose, qui arrive tout droit de Canton! Vous jugez si je
l'ai questionné sur la Chine, sur les îles Malaises, sur le cap Horn, le
Brésil, le Chili, le Pérou, qu'il a visités; avec quelle avidité j'ai
examiné tous les objets rares et curieux qu'il en a rapportés! Je
palpitais réellement et si j'avais eu un royaume, j'eusse à coup sûr
parodié le mot de Richard III, en criant: «Mon royaume pour un
vaisseau!» Mais n'ayant ni vaisseau, ni royaume, je reste dans cette
petite ville qui s'étend, au dire de notre charmant poëte Méry, depuis
la rue du Mont-Blanc jusqu'au faubourg Montmartre, et qu'on nomme
Paris, et je m'y promène chaque soir en répétant sur tous les tons et
sur tous les rhythmes imaginables ce vers de Ruy-Blas:

        «Ah çà, mais on s'ennuie horriblement ici!»

Heureusement le néo-proverbe n'a pas tort, _l'ennui porte conseil_, il
m'a suggéré un moyen d'oublier Paris sans en sortir; c'est de revoir par
la pensée les lieux éloignés que j'ai parcourus, les artistes étrangers
que j'ai connus, les monuments que j'ai visités, les institutions que
j'ai étudiées, c'est enfin, de vous écrire, en choisissant toutefois les
heures et les jours où le _spleen_ m'oublie, afin de vous ennuyer
vous-même le moins possible. Mais qui sait si vous me lirez seulement?
Je vous vois d'ici, dormant à l'ombre d'un bosquet de citronniers, comme
l'heureux vieillard du poëte romain, au doux murmure des abeilles
laborieuses, qui butinent sur les fleurs autour de vous; un Virgile ou
un Horace ouvert est dans votre main, cette immortelle poésie berce
votre sommeil, et vous n'avez que faire de ma prose. Par bonheur, je
sais le moyen de vous éveiller sans encourir de reproches écoutez: Je
veux vous parler de... Gluck, de Gluck, entendez-vous? de son pays que
je viens de voir, et de Mozart et de Haydn, et de Beethoven, qui tous
comme Gluck ont vécu longtemps à Vienne... Je savais bien que ces noms
magiques me feraient pardonner mon interpellation intempestive.
Maintenant je commence.

Il ne m'est resté de mon voyage de Paris à Vienne que deux souvenirs
remarquables, celui d'une douleur violente (ce n'est pas une douleur
morale, il n'y a point de roman là dedans, ainsi ne cherchez pas à
deviner; il s'agit d'une fort prosaïque douleur de côté) qui m'obligea
de m'arrêter à Nancy, où je pensai mourir, incident fort ordinaire,
car, en vérité, on ne vit que pour cela, et celui d'un Dieu que
j'aperçus par la fenêtre d'une auberge d'Augsbourg. Ce brave homme qui
vient de fonder une sorte de néo-christianisme assez en vogue déjà en
Bavière et en Saxe montait en voiture au moment où, pâle d'émotion
l'aubergiste me le montra: j'ai oublié son nom, mais il me parut avoir
une figure vive, intelligente, et en somme l'air d'un assez bon diable.
Ce voyage fait en voiturin comme les voyages d'Italie, fut d'autant plus
long que le dernier bateau à vapeur était parti de Ratisbonne quand j'y
arrivai, et qu'obligé de séjourner deux jours dans cette grande petite
ville, j'eus ensuite le crève-cœur d'être brouetté lourdement le long
des bords du Danube jusqu'à Lintz, au lieu de descendre rapidement le
cours du fleuve emporté par un nuage. Combien de siècles séparent ces
deux manières de voyager? En quittant Ratisbonne, je pouvais me croire
contemporain de Frédéric Barberousse; à Lintz, en mettant le pied sur le
pont d'un élégant et rapide navire à vapeur, je me retrouvais en 1845.
Le nom de ces deux villes me rappelle une observation que j'ai faite
souvent sur la sotte manie que nous avons en Europe de dénaturer ou de
changer les noms de certaines villes en les faisant passer d'une langue
dans une autre. Par exemple, disons-nous Londres au lieu de London, et
quel besoin ont les Italiens de dire Parigi au lieu de Paris? J'avais
dans ce voyage une carte d'Allemagne que je consultais souvent: j'y
trouvais bien Lintz, parce que nous avons la bonté, en France, de
prononcer et d'écrire ce nom comme les Allemands, mais je ne pus jamais
découvrir Ratisbonne, par la raison bien simple que ce nom est de notre
composition et n'offre aucun rapport avec Regensburg, véritable
dénomination de la ville que je cherchais. Nous faisons à certains noms,
et des plus difficiles à prononcer, l'honneur de les conserver, et nous
en dénaturons d'autres sans savoir pourquoi. Nous disons les noms de
Stuttgard, de Karlsruhe, de Darmstadt, du royaume de Wurtemberg, comme
ceux qui les ont inventés, et l'instant d'après, au lieu de Baiern, nous
dirons Bavière, au lieu de Munchen, Munich, au lieu de Donau, Danube!
Mais au moins y a-t-il quelque analogie éloignée entre ces traductions
françaises et les mots originaux, tandis qu'il n'en existe aucune entre
Regensburg et Ratisbonne. Nous trouverions cependant passablement
absurdes les Allemands, s'ils s'étaient avisés d'appeler Lyon Mittenberg
et Paris Triffenstein.

En débarquant à Vienne, j'eus tout de suite une idée de la passion des
Autrichiens pour la musique: l'un des douaniers en examinant les ballots
et les malles qui sortaient du bateau à vapeur, aperçut mon nom et
s'écria aussitôt (en français bien entendu):

«--Où est-il? où est-il?

--C'est moi, monsieur.

--Oh! mon Dieu! monsieur Berlioz, que vous est-il donc arrivé? Depuis
huit jours nous vous attendions: tous nos journaux ont annoncé votre
départ de Paris et vos prochains concerts à Vienne. Nous étions fort
inquiets de ne pas vous voir.»

Je remerciai de mon mieux l'honnête douanier, en me disant à part moi
que j'étais bien sûr de ne jamais donner d'inquiétudes pareilles aux
préposés de l'octroi des portes de Paris.

J'étais à peine installé dans cette joyeuse cité de Vienne, que je fus
invité à assister au premier concert annuel du Manége. Ce concert est
donné au profit du Conservatoire, et la troupe immense des exécutants
(ils sont plus de mille) est presque entièrement composée d'amateurs. Le
gouvernement faisant très-peu ou presque rien pour soutenir le
Conservatoire, il était raisonnable que les vrais amis de la musique
vinssent en aide à cette institution; mais c'est justement parce que
cela me paraissait raisonnable et beau que j'en fus profondément étonné.
Tous les ans, à pareille époque, l'Empereur met à la disposition de la
Société des amateurs l'immense local du Manége. Une liste d'inscription
est ouverte pour les exécutants, chez les marchands de musique, et tel
est à Vienne le nombre des amateurs plus ou moins habiles,
instrumentistes ou chanteurs, qu'on est obligé chaque année d'en refuser
plus de cinq cents, et qu'on n'a que l'embarras du choix pour former ce
chœur de six cents chanteurs et cet orchestre de quatre cents
instrumentistes. La recette de ces concerts gigantesques (il y en a
toujours deux) est fort considérable, la salle du Manége pouvant
contenir près de quatre mille personnes, malgré la place énorme que
prend l'amphithéâtre sur lequel sont élevés les exécutants. Les billets
ne sont d'ordinaire tous pris cependant qu'au premier concert; le second
est moins fréquenté, le programme de cette deuxième séance n'étant que
la reproduction de celui de la première. Un grand nombre de Viennois
seraient-ils donc incapables d'entendre sans ennui les mêmes
chefs-d'œuvre deux fois de suite en huit jours?...

Tous les publics du monde se ressemblent à cet égard. Il est vrai de
dire que les morceaux dont se compose le programme de ces fêtes
musicales sont presque toujours tirés des partitions les plus connues
des vieux maîtres, et que le public viendrait très-probablement avec
autant d'empressement à la seconde séance qu'à la première, si on devait
y entendre quelque œuvre nouvelle écrite spécialement pour ces
concertants et pour la masse d'exécutants qu'on y réunit. Et ce serait
même là une proposition musicale très-digne d'intérêt. Sans doute les
morceaux de musique largement écrits, comme les oratoires de Handel, de
Bach, de Haydn et de Beethoven gagnent beaucoup à être rendus par des
masses puissantes; mais il ne s'agit après tout, en ce cas, que d'un
plus ou moins grand redoublement des parties; tandis que, en écrivant en
vue d'un orchestre colossal et d'un chœur immense, comme ceux dont il
s'agit, un compositeur, qui connaîtrait les ressources multiples d'une
pareille agglomération de moyens d'exécution, devrait nécessairement
produire quelque chose d'aussi neuf dans les détails que de grandiose
dans l'ensemble. C'est ce qu'on n'a pas encore fait. Dans toutes les
œuvres dites monumentales, la forme et le tissu sont restés les mêmes.
On les exécute en pompe dans de vastes locaux, mais on pourrait les
faire entendre dans un local moindre, avec une petite quantité
d'exécutants, sans qu'elles perdissent beaucoup de leur effet. Elles
n'exigent pas impérieusement un concours inusité de voix et
d'instruments; et quand ce concours a lieu, ces œuvres n'en reçoivent
qu'une accentuation plus forte et ne produisent rien d'extraordinaire ni
d'inattendu. Néanmoins, j'avoue que ce concert m'émut profondément, par
l'effet des chœurs surtout. La beauté des voix de soprano me parut
incomparable, et l'ensemble général excellent. En voyant sur le
programme l'ouverture de la _Flûte enchantée_ de Mozart, je craignis que
ce merveilleux morceau, d'un mouvement si rapide, d'une trame si serrée
et si délicatement ouvragée, ne pût être bien rendu par un orchestre
aussi vaste; mais mon inquiétude fut de courte durée, et l'orchestre (un
orchestre d'amateurs) l'exécuta avec une précision et une verve qu'on ne
trouve pas souvent même parmi les artistes.

Un motet de Mozart, un autre de Haydn, un air de la _Création_,
l'ouverture que je viens de citer, et l'oratorio du _Christ au mont des
Oliviers_, de Beethoven, formaient le programme. Staudigl et madame
Barthe-Hasselt chantaient les _soli_. Staudigl a une basse veloutée,
onctueuse, suave et puissante à la fois, d'une étendue de deux octaves
et deux notes (du _mi_ grave au _sol_ haut), qu'il ne pousse jamais,
mais qu'il laisse sortir, s'exhaler et se répandre sans le moindre
effort, et qui remplit même une salle démesurée comme celle du Manége.
Cette voix a en soi un principe d'émotion très-actif, bien que l'artiste
soit en général peu ému lui-même; elle vous pénètre et vous charme.
Staudigl, d'ailleurs, tout enchantant avec cette simplicité de bon goût
qui est le propre des virtuoses parfaitement maîtres du style large,
exécute aisément les vocalisations et les traits d'une certaine
rapidité. Enfin il sait la musique à fond et lit à première vue tout ce
qu'on lui présente avec un aplomb si imperturbable, que cette facilité
excessive amène quelquefois même des résultats fâcheux. Staudigl met un
peu d'amour-propre à en faire parade, et ne jette, en conséquence,
jamais un regard sur un morceau qu'il n'est pas tenu de chanter par
cœur, avant de se présenter devant l'orchestre. Quand donc une
répétition générale est annoncée, il arrive, prend son cahier qu'il n'a
pas encore vu, et chante couramment paroles et musique sans se tromper
d'un mot ni d'une intonation. Il lit cela comme un livre qu'on lui
mettrait pour la première fois entre les mains, mais il ne le lit pas
mieux, et c'est ce mieux qui est indispensable dans une répétition
générale, où il s'agit non-seulement d'une exactitude littérale, mais
aussi d'une reproduction intelligente, vive, animée, de l'œuvre du
compositeur. Or, comment mettre ce feu, cette âme, cette vie dans une
lecture pareille, où rien n'a été préparé par l'exécutant, où l'esprit
général, les nuances et même les mouvements de la composition lui sont
encore inconnus? Cette légère critique, non pas du talent, mais des
habitudes de ce grand artiste, a été faite à Vienne devant moi, par des
compositeurs qu'elle avait maintes fois inquiétés dans des circonstances
importantes. Louis XVIII disait: «Il ne faut pas être plus royaliste que
le roi!» On pourrait dire à Staudigl: Il ne faut pas vouloir être plus
musicien que la musique. L'air en _ré_ majeur de la _Création_ qu'il
chanta au concert du Manége enthousiasma tout l'auditoire, et Staudigl,
déjà sur le point de sortir de la salle où sa présence après son air
n'était plus nécessaire, se vit forcé d'y rentrer pour le recommencer.
Staudigl est à la fois premier sujet et régisseur du théâtre de la
Vienne, que dirige avec autant de talent que de probité M. Pockorny. Sa
magnifique voix de basse, malgré la beauté exquise de son timbre, n'est
pas de ces voix délicates qui exigent des précautions hygiéniques et un
régime particulier chez les artistes qui en sont doués: loin de là,
Staudigl se permet, aux époques les plus rigoureuses de l'hiver, de
chasser dans la neige des journées entières, le col nu, suivant son
habitude, et revient le soir chanter Bertram, Marcel ou Gaspard sans le
moindre embarras vocal. Ce théâtre de la Vienne, ainsi appelé parce
qu'il se trouve sur le bord de la petite rivière de ce nom, est ouvert
depuis trois ans à peine, et déjà il marche de façon à donner à son
rival, celui de Kerntnerthor, de graves embarras; c'est vers lui que se
dirigent presque tous les artistes célèbres qui veulent se faire
entendre à Vienne; c'est sur ce théâtre que débutèrent Pischek pendant
l'hiver de 1846, et Jenny Lind quelque temps après. Et Dieu sait la
furie d'enthousiasme qu'ils y excitèrent l'un et l'autre, et les
recettes fabuleuses qu'ils y ont fait faire.

Le chœur, sans être très-nombreux a beaucoup de force; il est presque
entièrement composé de jeunes sujets, hommes et femmes, dont les voix
sont fraîches et d'un beau timbre. Ils ne sont pas tous très-bons
lecteurs. L'orchestre, qu'on avait fort calomnié auprès de moi, dès mon
arrivée, ne saurait être mis sans doute à la hauteur de celui du théâtre
de Kerntnerthor, dont je parlerai bientôt, mais il marche bien
cependant, et les jeunes artistes qui le composent sont pleins de cette
chaleur et de cette bonne volonté qui, dans l'occasion enfantent des
miracles. J'ai remarqué dans la troupe chantante, une femme d'un talent
précieux pour les rôles tendres et passionnés, dont j'ai le regret de ne
pouvoir citer le nom, qui m'échappe malgré tous mes efforts pour le
retrouver. Elle excellait dans le rôle d'Agathe du _Freyschütz_.

Je dois citer en outre mademoiselle Treffs, cantatrice gracieuse, et
mademoiselle Marra, prima donna, dont le talent a tout à la fois de
l'éclat et de la gentillesse, dont la voix est brillante et légère,
quoique rebelle à certaines vocalises, mais qui, par malheur, est
très-peu musicienne, et commet en conséquence, parfois, de graves
erreurs de mesure, capables de mettre en désarroi un morceau d'ensemble,
malgré toute la sagacité et la prestesse des chefs d'orchestre.
Mademoiselle Marra excelle dans la _Lucie_ de Donizetti; elle vient
d'obtenir cet hiver encore de beaux succès dans le nord de l'Allemagne
et dans quelques villes de Russie.

Mais les ténors! les ténors! voilà le côté faible du théâtre de la
Vienne comme de presque tous les théâtres du monde en ce moment; et je
crains bien que, malgré ses efforts, M. Pockorny ne puisse parvenir de
sitôt à combler cette lacune dans son personnel chantant.

Le théâtre de Kerntnerthor est plus heureux sous ce rapport, il possède
Erl, ténor haut, à la voix blanche, un peu froid, réussissant mieux dans
les morceaux calmes que dans les scènes passionnées, et dans le chant
purement musical que dans le chant dramatique. Ce théâtre est dirigé par
un Italien, M. Balochino; la ville et la cour, les artistes et les
amateurs jugent très-sévèrement son administration. Je ne puis apprécier
les motifs de cette réprobation: elle m'a paru avoir pour effet
d'éloigner le public de Kerntnerthor, malgré les efforts intelligents de
l'éminent artiste, M. Nicolaï, qui y dirige toute la partie musicale, à
laquelle M. Balochino, en sa qualité de directeur d'un théâtre lyrique,
est nécessairement étranger. C'est déjà beaucoup que M. Balochino n'ait
pas pris des tailleurs[101] pour jouer de la basse, et qu'il ait eu
l'idée d'engager des violonistes pour jouer du violon. En France on
subit aussi cette cruelle nécessité de recourir presque toujours à des
musiciens pour faire de la musique; mais on s'occupe à résoudre le
problème qui permettrait de s'en affranchir complètement.

Outre une très-belle basse profonde et vibrante, M. Balochino possède
encore dans sa troupe la cantatrice dont j'ai cité le nom plus haut,
madame Barthe-Hasselt. C'est un talent de premier ordre, musicalement et
dramatiquement parlant. La voix de madame Hasselt manque un peu de
fraîcheur, mais elle est d'une grande étendue, d'une force peu commune,
très-juste et d'un timbre émouvant, peut-être par cela même qu'il est un
peu voilé. J'ai entendu chanter à madame Hasselt, et d'une triomphante
manière, la scène si difficile et si belle du soprano dans _Obéron_. Je
ne crois pas que sur cent prime donne il y en ait une capable
d'interpréter avec autant de fidélité, de feu, de grandeur et d'audace
cette page brûlante de Weber. À la fin du dernier allegro, après
l'explosion de joie de l'amante d'Huon, une véritable lutte s'établit
entre l'orchestre et la cantatrice. Madame Hasselt en est sortie à son
honneur, sa voix stridente dominait l'orage instrumental et semblait le
défier sans jamais cependant laisser échapper un son exagéré ou d'une
nature douteuse. L'impression que je reçus de cette scène d'_Obéron_,
ainsi exécutée dans un concert, est une des plus vives dont j'aie
conservé le souvenir. Quelque temps après l'occasion se présenta pour
moi de connaître le mérite de madame Hasselt comme tragédienne: ce fut
dans l'opéra de Nicolaï, _le Proscrit_, dont le dernier acte, admirable
sous tous les rapports, place à mon avis, Nicolaï très-haut parmi les
compositeurs.

Dans cet opéra tiré d'un drame de Frédéric Soulié, une femme croyant son
mari mort en exil, a épousé un autre homme qu'elle aimait et se voit, au
retour de son premier époux, qu'elle respecte sans l'avoir jamais aimé
d'amour, contrainte de quitter le second pour lui. Ses forces ne
suffisent point à l'accomplissement de ce terrible devoir. Résolue de
s'y soustraire, la malheureuse s'empoisonne, après avoir réconcilié les
deux rivaux, et meurt en pressant sur son cœur leurs deux mains unies.
Madame Hasselt joua et chanta ce rôle en tragédienne lyrique consommée,
et je retrouvai en elle les beaux élans de l'âme, les savantes
combinaisons unies à des inspirations soudaines qui firent si justement
en France, il y a quarante ans, la gloire de madame Branchu.

Hélas! mon cher Humbert, elles disparaissent aussi peu à peu comme les
ténors, ces cantatrices tragédiennes, sans lesquelles le drame lyrique
est perdu. Il semble, à voir la rareté toujours croissante des artistes
capables de reproduire avec les moyens de notre art les grandes et
nobles passions du cœur humain, que ces passions soient une invention
des poëtes et des musiciens, et que la nature ayant créé par exception
quelques êtres doués de la faculté de les comprendre et de les exprimer,
se refuse maintenant à en créer de nouveaux, les considérant comme des
objets de luxe en dehors de la race humaine.



À M. HUMBERT FERRAND

DEUXIÈME LETTRE

Vienne. (Suite)


Quand je vous disais dernièrement que les cantatrices dramatiques
devenaient aussi rares que les ténors, et que la nature semblait n'en
plus vouloir produire, ce n'est pas que les voix de soprano puissantes
et étendues soient, comme les véritable ténors, des diamants hors de
prix. Non, les belles voix de femme se rencontrent encore, les voix même
très-exercées, mais que faire de ces instruments si la sensibilité,
l'intelligence et l'inspiration ne les animent? C'est des talents
dramatiques réels et complets que je voulais parler. Nous trouvons un
assez bon nombre de cantatrices aimées du public parce qu'elles chantent
d'une façon brillante de brillantes niaiseries, et détestées des grands
maîtres parce qu'elles seraient incapables d'interpréter dignement leurs
œuvres. Elles ont la voix, le savoir musical, un larynx agile: il leur
manque l'âme, le cerveau et le cœur: de telles femmes sont de véritables
monstres, et d'autant plus redoutables pour les compositeurs que,
souvent, ces monstres-là sont charmants. Ceci explique la faiblesse
qu'ont bien des maîtres d'écrire des rôles d'un sentiment faux, qui
séduisent le public par l'éclat de leur apparence, et les œuvres
bâtardes que nous voyons naître, et l'abaissement gradué du style,
l'anéantissement du sens de l'expression, l'oubli des convenances
dramatiques, le mépris du vrai, du grand, du beau, et le cynisme et la
décrépitude de l'art dans certains pays.

Je ne vous ai point encore parlé de l'orchestre ni des chœurs du théâtre
de Kerntnerthor: ils sont de première force; l'orchestre surtout,
choisi, discipliné et dirigé par Nicolaï, a des égaux, mais n'a pas de
supérieurs. Outre l'aplomb, la verve et une extrême habileté de
mécanisme, cet orchestre est d'une sonorité exquise, qui tient sans
doute à la rigoureuse justesse de l'accord des divers instruments entre
eux, autant qu'à l'absence de toute intonation fausse dans chacune des
exécutions individuelles dont l'ensemble se compose. On ne sait pas
combien cette qualité est peu commune et quels désastres les
imperfections de justesse, si rares qu'on les suppose, produisent dans
les masses instrumentales, même les meilleures sous d'autres rapports.
L'orchestre de Kerntnerthor sait accompagner le chant dans tous les
styles, il sait dominer quand le rôle principal lui est dévolu; ses
_forte_ ne sont jamais du bruit, à moins qu'il n'ait à exécuter
quelques-uns de ces misérables tissus de notes qui le contraignent alors
d'être aussi mauvais que leur auteur. Il est parfait dans l'opéra,
triomphant dans la symphonie, et, pour achever enfin d'en faire l'éloge,
cet orchestre ne contient point de ces artistes boursouflés de vanité,
qui repoussent les justes observations, regardent tout parallèle établi
entre eux et les virtuoses étrangers comme une insulte, et croient faire
honneur à Beethoven quand ils daignent l'exécuter. Nicolaï compte des
ennemis à Vienne; c'est fâcheux pour les Viennois, car je le regarde
comme un des plus excellents directeurs d'orchestre que j'aie jamais
rencontrés, et comme un de ces hommes dont l'influence suffit à donner
une supériorité musicale évidente à la ville qu'ils habitent, quand on
les entoure des éléments dont ils ont besoin pour rendre manifestes leur
force et leur intelligence. Nicolaï possède, à mon avis, les trois
conditions indispensables pour former un chef d'orchestre accompli.
C'est un compositeur savant, exercé, et susceptible d'enthousiasme; il a
le sentiment de toutes les exigences du rhythme, et possède un mécanisme
de mouvement parfaitement clair et précis: enfin c'est un organisateur
ingénieux et infatigable ne plaignant ni son temps, ni sa peine aux
répétitions, et qui sait ce qu'il fait parce qu'il ne fait que ce qu'il
sait. De là les dispositions morales et matérielles excellentes, la
confiance, la soumission, la patience, et enfin l'assurance merveilleuse
et l'unité d'action de l'orchestre de Kerntnerthor.

Les concerts spirituels que Nicolaï organise et dirige tous les ans dans
la salle des Redoutes, font le digne pendant de nos concerts du
Conservatoire de Paris. C'est là que j'entendis la scène d'_Obéron_ dont
je vous ai parlé dans ma lettre précédente, avec l'air d'_Iphigénie en
Tauride_: «_Unis dès la plus tendre enfance_», assez tristement chanté
par Erl, une belle symphonie de Nicolaï, et la merveilleuse,
l'incomparable symphonie en _si bémol_ de Beethoven. Tout cela fut
exécuté avec cette fidélité chaleureuse, ce fini dans les détails et
cette puissance d'ensemble qui font, pour moi du moins, d'un pareil
orchestre ainsi dirigé, le plus beau produit de l'art moderne et la plus
véritable représentation de ce que nous appelons _la musique_
aujourd'hui.

C'est dans cette grande et belle salle des Redoutes que Beethoven
faisait entendre, il y a trente ans, ses chefs-d'œuvre adorés maintenant
de toute l'Europe, et accueillis alors des Viennois avec le plus mortel
dédain. M. le comte Michel Wielhorski m'a dit y avoir assisté, en 1820,
et lui cinquantième, à l'exécution de la symphonie en _la_!!! Les
Viennois se pressaient alors aux représentations des opéras de
Salieri!... Pauvres petits hommes, à qui un colosse était né!... Ils
aimaient mieux les nains.

Vous concevrez, mon cher Humbert, que les jambes m'aient tremblé quand
je suis monté pour la première fois sur cette estrade où s'appuya
naguère son pied puissant. Rien n'y est changé depuis Beethoven, le
pupitre-chef dont je me servais fut le sien: voilà la place occupée par
le piano sur lequel il improvisait; cet escalier conduisant au foyer des
artistes est celui par lequel il redescendait quand, après l'exécution
de ses immortels poëmes, quelques enthousiastes clairvoyants se
donnaient la joie de le rappeler en l'applaudissant avec transports, au
grand étonnement des autres auditeurs, amenés là par une curiosité
désœuvrée, et qui ne voyaient, dans les sublimes élans de son génie, que
les mouvements convulsifs et les brutales excentricités d'une
imagination en délire. Quelques-uns approuvaient tout bas les
enthousiastes, mais n'osaient se joindre à eux. Ils ne voulaient pas
heurter de front l'opinion publique. Il fallait attendre. Et cependant,
Beethoven souffrait. Sous combien de Ponce-Pilate ce Christ a-t-il ainsi
été crucifié!!!

La vaste salle des Redoutes est très-belle pour la musique. C'est un
parallélogramme, mais ses angles ne produisent pas d'échos. Il n'y a
qu'un parquet et une galerie. Ce fut dans un des concerts que j'y
donnais que le célèbre chanteur Pischek voulut se faire entendre pour la
première fois à Vienne. Je fus ravi de sa proposition, l'ayant connu et
admiré à Francfort trois ans auparavant. Il choisit pour ce jour-là une
ballade de Uhland intitulée: _Des Sængers Fluch_, mise en musique par
Esser et qui lui est très-favorable. Ce morceau étant avec piano obligé,
je priai Seymour-Schiff, un habile et vigoureux pianiste allemand, de
l'accompagner; en véritable artiste qu'il est, Seymour-Schiff y
consentit. Nous allâmes donc ensemble chez Pischek pour répéter sa
ballade. Je n'ai pas besoin de dire qu'il ne s'agit pas là d'une de ces
babioles musicales que nous nommons ballades à Paris, celle de Uhland
est un poëme d'une certaine étendue que le musicien a traité largement à
la manière de Schubert, et l'œuvre d'Esser, essentiellement variée,
forte et dramatique, ne ressemble en aucune façon à nos petits couplets
plus ou moins bien recouverts d'un vernis gothique. Je ne saurais vous
dire, mon cher Humbert, l'impression que fit sur moi la voix
incomparable et la verve frémissante de Pischek, tant depuis trois ans
il avait fait de progrès. Ce fut une sorte d'ivresse assez semblable à
celle que produisit Duprez sur le public de l'Opéra le jour de son début
dans _Guillaume Tell_. On n'a pas d'idée de la beauté de ce baryton, de
sa force, de sa plénitude dans les sons de poitrine, de sa douceur
ravissante dans les notes de tête, de son agilité et de sa puissance.
Son étendue est d'ailleurs considérable; elle embrasse, en voix franche
de poitrine, deux octaves, du _la_ bémol grave au _la_ bémol aigu. Et
quel souffle brûlant anime ce rare instrument! quelle passion, tantôt
savamment contenue, tantôt éclatant sans contrainte! Comme, en écoutant
Pischek, on reconnaît vite l'artiste, le vrai musicien! Il agite son
auditeur et le calme à son gré; il le fascine, il l'entraîne. Son
enthousiasme, en chantant sa ballade, me saisit dès les premières
mesures; je me sentis rougir jusqu'aux yeux; mes artères battaient à se
rompre, et, fou de joie, je m'écriai: «Voilà don Juan, voilà Roméo,
voilà Corte!» Pischek est en outre doué d'un extérieur avantageux; sa
taille est haute et bien prise, sa physionomie vive et animée. Il est
lecteur intrépide, pianiste d'une grande force, et assez fort
contre-pointiste pour improviser sans peine dans le style fugué, sur le
premier thème venu. Il faut vraiment déplorer, pour notre Opéra de Paris
que Pischek ne sache pas un mot de français. Né à Prague en 1810, je
crois, la première langue qu'il parla fut le bohême; il apprit ensuite
l'allemand, plus tard l'italien, c'est de l'étude de l'anglais qu'il
s'occupe à cette heure; et c'est en anglais qu'il chantera à Londres cet
hiver.

Son succès dans la ballade d'Esser à mon concert fut spontané et
général. Une romance, qu'à la demande du public, il chanta, en outre, en
s'accompagnant lui-même, acheva de faire délirer l'auditoire. On ne
pouvait, en effet, rien entendre de plus délicieux. Peu de jours après,
il parut au théâtre de la Vienne, d'abord dans le _Zimmerman_, de
Lortzing, puis dans les _Puritains_, où le fameux duo lui fournit
l'occasion de lutter avec Staudigl. Il devait jouer _Don Juan_ quand je
partis pour Prague; je regrettai vivement de ne pouvoir l'entendre dans
le rôle de ce héros de la séduction et de l'audace, dont il est, j'en
suis convaincu, l'idéal personnifié. Pischek, cependant, a trouvé à
Vienne, et parmi d'excellents esprits, des critiques sévères qui
reprochaient à son chant de l'affectation et de la manière. J'avoue
n'avoir jamais rien observé en lui qui me parût de nature à mériter ce
grave reproche, qui du reste a été souvent aussi adressé à Rubini. Et je
répète que si Pischek parvenait à savoir tout à fait bien le français
(ce que je ne crois plus possible aujourd'hui) et que si l'on écrivait
pour lui un rôle à la fois brillant et passionné, il bouleverserait à
plaisir le public de l'Opéra et les Parisiens seraient ses esclaves.

La salle des Redoutes doit ce nom à de grands bals qu'on y donne
fréquemment dans la saison d'hiver. C'est là que la jeunesse viennoise
se livre à sa passion pour la danse, passion réelle et charmante, qui a
amené les Autrichiens à faire de la danse des salons un art véritable,
aussi au-dessus de la routine de nos bals, que les valses et l'orchestre
de Strauss sont supérieurs aux polkas et aux racleurs des guinguettes de
Paris. J'ai passé des nuits entières à voir tourbillonner ces milliers
d'incomparables valseurs, à admirer l'ordre chorégraphique de ces
contredanses à deux cents personnes disposées sur deux rangs seulement,
et la piquante physionomie des pas de caractère, dont je n'ai vu qu'en
Hongrie surpasser l'originalité et la précision. Et puis Strauss est là,
dirigeant son bel orchestre; et quand les valses nouvelles qu'il écrit
spécialement pour chaque bal fashionable ont du succès, les danseurs
s'arrêtent parfois pour l'applaudir, les dames s'approchent de son
estrade lui jettent leurs bouquets, et l'on crie _bis_, et on le
rappelle à la fin des quadrilles. Ainsi la danse n'est pas jalouse et
fait à la musique sa part de joie et de succès. C'est justice, car
Strauss est un artiste. On n'apprécie pas assez l'influence qu'il a déjà
exercée sur le sentiment musical de toute l'Europe, en introduisant dans
les valses les jeux de rhythmes contraires, dont l'effet est si piquant,
que les danseurs eux-mêmes ont déjà voulu l'imiter, en créant la valse à
deux temps, bien que la musique de cette valse ait conservé le rhythme
ternaire. Si l'on parvient hors de l'Allemagne à faire concevoir au gros
public le charme singulier qui résulte, dans certains cas, de
l'opposition et de la superposition des rhythmes contraires, c'est à
Strauss qu'on le devra. Les merveilles de Beethoven en ce genre sont
trop haut placées, et n'ont agi jusqu'à présent que sur des auditeurs
exceptionnels: Strauss, lui, s'est adressé aux masses, et ses nombreux
imitateurs ont été forcés, en l'imitant, de le seconder.

L'emploi simultané des diverses divisions de la mesure et des
accentuations syncopées de la mélodie, même dans une forme constamment
régulière et identique, est au rhythme simple, comme les ensembles à
plusieurs parties diversement dessinées sont aux accords plaqués, je
dirai même comme l'harmonie est à l'unisson et à l'octave. Mais ce n'est
pas ici le lieu d'approfondir cette question; j'osai l'aborder déjà, il
y a quelque douze ans, dans une étude sur le rhythme qui me valut les
anathèmes d'un foule de gens dont certes la plupart ne pouvaient se
douter de ce que je voulais dire. Vous savez, mon ami, que sans être
aussi arriérée que l'Italie sur ce point, la France est encore le foyer
de la résistance aux progrès de l'émancipation du rhythme.

Un très-petit public épars dans Paris commence seulement aujourd'hui, à
force d'avoir entendu au Conservatoire Weber et Beethoven, à soupçonner
que l'emploi constant d'un seul rhythme amène la monotonie et parfois
même d'énormes platitudes. Mais je n'ai plus la moindre velléité de
tracasser les retardataires à ce sujet. Nos paysans français ne chantent
qu'à l'unisson. Je suis bien convaincu maintenant que si jamais les
partisans enragés du rhythme simple, des phrases de huit mesures et des
coups de grosse caisse sur le temps fort exclusivement, en viennent à
sentir et à aimer les _harmonies de rhythmes_, ce ne sera guère qu'au
jour où ces mêmes paysans seront parvenus à chanter à six parties. C'est
dire assez qu'ils n'y arriveront jamais. Laissons-les donc à leurs
jouissances primitives.

Je rêvais tristement, à une de ces fêtes nocturnes (car les valses de
Strauss, avec leurs ardentes mélodies qui ressemblent à des cris
d'amour, ont le don de m'attrister profondément), je rêvais, dis-je,
pendant l'un de ces bals étincelants de radieux sourires, quand un petit
homme d'une figure spirituelle, fendant la foule, s'approcha de moi;
c'était le lendemain d'un de mes concerts.

«--Monsieur, me dit-il vivement, vous êtes Français, je suis Irlandais,
il n'y a donc point d'amour-propre national dans mon suffrage, et (me
saisissant la main gauche) je vous demande la permission de serrer la
main qui a écrit la symphonie de _Roméo_. Vous comprenez Shakespeare!

--En ce cas, monsieur, répliquai-je, vous vous trompez de main; j'écris
toujours avec celle-ci.»

L'Irlandais souriant, prit la main droite que je lui présentais, la
secoua très-cordialement, et s'éloigna en disant:

«Oh, les Français! les Français! il faut qu'ils se moquent de tout, et
de tous, même de leurs admirateurs!»

Je n'ai jamais su quel était cet aimable insulaire qui prenait mes
symphonies pour des filles de la main gauche.

Je ne vous ai rien dit de cet admirable Ernst qui fit tant de sensation
à Vienne a cette époque; je me réserve de parler de lui dans le récit de
mon voyage en Russie; car je l'ai retrouvé à Saint-Pétersbourg, où son
prodigieux succès est allé toujours grandissant. Il se repose en ce
moment sur les bords de la Baltique, à prendre de la mer des leçons de
grandiose et d'accents sublimes. J'espère bien le rencontrer encore dans
quelque coin du monde; car Liszt, Ernst et moi nous sommes, je crois,
parmi les musiciens, les trois plus grands vagabonds que le _désir de
voir et l'humeur inquiète_ aient jamais poussés hors de leur pays.

Il faut un talent immense comme celui d'Ernst pour attirer seulement
l'attention dans une ville comme Vienne, où l'on entendit tant de
violonistes supérieurs, et qui en possède encore de si remarquables. Je
citerai d'abord parmi ceux-là, Mayseder, dont la célébrité, dès
longtemps établie est grande et méritée; le jeune Joachim[102] dont le
nom commence à poindre, et le fils d'Helmesberger (le concert-meister de
Kerntnerthor). Mayseder est un violoniste brillant, correct, élégant,
irréprochable, toujours sûr de lui; les deux autres, Joachim surtout,
sont bouillants, téméraires, comme on l'est à leur âge, ambitieux
d'effets nouveaux, d'une énergie indomptable, et ne croient guère à
l'impossible. Mayseder est le chef de l'excellent quatuor du prince
Czartoryski; il a pour second violon Strebinger, pour alto Darst, et
pour violoncelle Borzaga. Tous les trois, ainsi que Mayseder,
appartiennent à la chapelle impériale. Ce quatuor est une des belles
choses qu'on peut entendre à Vienne, et bien digne de l'attention
religieuse avec laquelle le prince et un petit nombre d'auditeurs
d'élite l'écoutent chaque semaine interpréter les chefs d'œuvre de
Beethoven, de Haydn et de Mozart. Madame la princesse Czartoryska,
musicienne parfaite par le savoir et par le goût, distinguée, pianiste
en outre, prend quelquefois aussi une part active à ces concerts de
musique intime. Après une quintette de Humel, qu'elle venait d'exécuter
avec une supériorité magistrale, quelqu'un me dit:

«--Décidément il n'y a plus d'amateurs!

--Oh!... répondis-je, en cherchant bien... vous en trouveriez
peut-être... même parmi les artistes. Mais en tout cas la princesse est
une exception.»

La chapelle impériale, formée d'instrumentistes et de chanteurs choisis
parmi les meilleurs de Vienne, est nécessairement excellente. Elle
possède quelques enfants de chœur doués de fort jolies voix. Son
orchestre est peu nombreux mais exquis; la plupart des solos sont
confiés à Staudigl. En somme, cette chapelle m'a rappelé celle des
Tuileries en 1828 et 1829, époques de sa plus grande splendeur. J'y ai
entendu une messe composée de fragments de divers maîtres, tels que
Asmayer, Joseph Haydn et son frère Michel. On faisait aussi quelquefois
à Paris de ces pots-pourris pour le service de la chapelle royale, mais
rarement cependant: je pense qu'il en doit être de même à Vienne, et que
le hasard (malgré la beauté remarquable des fragments que j'ai entendus)
m'a mal servi. L'empereur avait alors, si je ne me trompe, trois maîtres
de chapelle, les savants contre-pointistes Eybler et Asmayer, et Weigl,
qui mourut peu de jours avant mon départ de Vienne. Ce dernier nous est
connu en France par son opéra la _Famille Suisse_, qui fut représenté à
Paris en 1828. Cet ouvrage eut peu de succès; il parut aux musiciens
fade et incolore, et les mauvais plaisants prétendirent que c'était une
pastorale écrite avec du lait.

Une chose m'a frappé et péniblement affecté à Vienne, c'est l'ignorance
incroyable ou l'on est généralement des œuvres de Gluck. À combien de
musiciens et d'amateurs n'ai-je pas demandé s'ils connaissaient
_Alceste_, ou _Armide_, ou _Iphigénie_, toujours la réponse a été la
même: «On ne représente jamais à Vienne ces ouvrages, nous ne les
connaissons pas.» Mais malheureux! qu'on les représente ou non, vous
devriez les savoir par cœur! Il est bien clair que des entrepreneurs
comme MM. Balochino et Pockorny, moins soucieux de belles partitions que
de grosses recettes, n'imiteront pas le roi de Prusse, et ne se
donneront pas le luxe de faire représenter des chefs-d'œuvre anciens,
quand ils peuvent offrir au public des produits nouveaux, tels
qu'_Alessandro Stradella_ ou _Indra_.

On citait même comme un des événements remarquables de la saison, la
découverte qu'on venait de faire de la tombe de Gluck! La découverte!
concevez-vous cela? Elle était donc inconnue?... Parfaitement. Ô
Viennois de mon âme, vous êtes dignes d'habiter Paris! Ce fait pourtant
n'a rien en soi de bien étrange, si l'on songe qu'à cette heure on
ignore absolument où reposent les restes de Mozart!

J'ai dit quelques mots dans ma première lettre qui ne doivent pas vous
avoir donné une idée brillante du Conservatoire de Vienne. Malgré tout
le mérite de son directeur M. Preyer, et le talent bien apprécié de M.
Joseph Fischhoff, de M. Bœhm et de quelques autres excellents
professeurs, le Conservatoire ne répond pas, par l'importance et le
nombre de ses classes, à ce qu'on s'attend à trouver dans une capitale
musicale telle que Vienne. Il paraît même qu'il fut, il y a quelques
années, dans un état de délabrement tel que sans l'extrême énergie,
l'intelligence et le dévouement du docteur J. Bacher, qui prit en main
sa défense et parvint à le remettre sur pied, il n'existerait plus. Le
docteur Bacher n'est point un artiste; c'est un de ces amis de la
musique comme on en trouve deux ou trois en Europe, qui entreprennent et
mènent à bien quelquefois les plus rudes tâches, mus par le seul amour
de l'art; qui par la pureté de leur goût, acquièrent sur l'opinion une
autorité réelle, et en viennent même souvent à accomplir par leurs
propres forces ce que des souverains devraient faire et ce qu'ils ne
font pas. Actif, persévérant, volontaire et généreux au delà de toute
expression, le docteur Bacher est à Vienne le plus ferme soutien de la
musique et la providence des musiciens.

C'est dans la salle du Conservatoire, petite, mais excellente, qu'ont
lieu les concerts philharmoniques, sous l'habile direction de M. le
baron de Lannoye, et les réunions de l'académie de chant d'hommes,
précieuse institution dirigée par M. Barthe avec autant d'intelligence
que de zèle. J'ai entendu là, cinq ou six fois au moins, et avec un
plaisir toujours nouveau, l'étonnant pianiste Dreyschock; talent jeune,
frais, brillant, énergique, d'une habileté technique immense, dont le
sentiment musical est des plus élevés, et qui a introduit dans sa
musique de piano une foule de combinaisons nouvelles d'un effet
charmant.

Je demande pardon à tant d'artistes remarquables du laconisme avec
lequel je me vois contraint de parler d'eux. L'espace me manque; il
faudrait écrire un livre pour rendre pleine justice à chacun et énumérer
en détail toutes les richesses musicales de Vienne.

Et pourtant je n'ai rien dit encore de quelques-uns de ses plus éminents
esprits: de ceux que la nature de leur talent porte surtout vers les
compositions dites _di camera_, telles que les quatuors et les lieder
avec piano. De ce nombre sont M. Becher, âme rêveuse et concentrée, dont
l'audace harmonique dépasse tout ce qu'on a tenté jusqu'à présent, qui
cherche à agrandir la forme du quatuor et à lui donner des allures
nouvelles. M. Becher est d'ailleurs un écrivain fort distingué, et sa
critique est en grande estime parmi les maîtres de la presse
viennoise[103].

M. le conseiller Wesque de Putlingen, qui publie ses œuvres sous le
pseudonyme de Hoven, m'a fait passer de bien douces heures en chantant
ses lieder d'un tour mélodique si heureux et si plein d'_humour_, et
accompagnés d'harmonies si piquantes. J'ai remarqué les mêmes qualités
dans les fragments de deux opéras de sa composition que je n'ai pu
malheureusement entendre qu'au piano.

M. Dessauer nous est plus connu, à cause du séjour qu'il fit à Paris
pendant deux ans, de 1840 à 1842, je crois. Il y mit en musique une
foule de morceaux de nos premiers poëtes. Il continue à grossir sa
collection de lieder, dont la plupart obtiennent dans les salons
délicats un incontestable succès. Dessauer est tout entier acquis à
l'élégie; il n'est à son aise que dans les malaises de l'âme; les
souffrances du cœur sont sa plus douce jouissance, et les larmes toute
sa joie. Dessauer, à Vienne comme à Paris, me faisait toujours une
guerre courtoise. Son idée fixe est de me convertir à une doctrine
musicale que je ne connais pas encore, car il n'a jamais pu se décider à
me la dévoiler. Toutes les fois que l'occasion s'est présentée pour nous
de _causer à fond_, comme il disait, au moment de commencer son homélie,
si je le regardais bien en face avec mon air le plus sérieux, il en
concluait que j'allais me moquer de lui, et, retombant dans son silence,
remettait ma conversion à des temps plus heureux. Si tous les
prédicateurs avaient fait ainsi, nous croupirions encore dans les
ténèbres du paganisme.

Je ne dois pas oublier de signaler ici la cordialité avec laquelle m'ont
accueilli à Vienne la plupart des écrivains qui labourent, comme je l'ai
fait jusqu'à ce jour, l'âpre et rocailleux terrain de la critique, pour
y voir pousser trop souvent chardons et orties. Ils m'ont traité en
confrère, et je les en remercie. L'un d'eux, M. Saphir, donne tous les
ans une académie littéraire et musicale dans laquelle, en dépit des
entraves de la censure, son étincelant esprit trouve le moyen de
flageller les hommes et les choses à la grande joie de son auditoire,
qui, semblable à tous les auditoires du monde, est toujours ravi si l'on
éreinte quelqu'un.

Je ne vous parle pas du bâton de mesure[104] que m'offrirent si
gracieusement dans un souper, mes amis de Vienne, après mon troisième
concert, ni du beau présent que me fit l'Empereur, ni de beaucoup
d'autres choses, dont les journaux du temps vous ont rebattu les
oreilles. Vous n'ignorez rien de tout ce qui m'arriva d'heureux dans ce
voyage, il serait donc au moins inutile d'y revenir.



À M. HUMBERT FERRAND

TROISIÈME LETTRE

Pesth.


Quand on voyage en Autriche, il faut absolument visiter au moins trois
de ses capitales: Vienne, Pesth et Prague. À la vérité, certains esprits
chagrins prétendent bien que Pesth est en Hongrie et que Prague est en
Bohême; mais ces deux États n'en font pas moins parties intégrantes de
l'empire d'Autriche auquel ils sont attachés et dévoués corps, âmes et
biens à peu près comme l'Irlande est dévouée à l'Angleterre, la Pologne
à la Russie, l'Algérie à la France, comme tous les peuples conquis ont
dans tous les temps été attachés à leurs vainqueurs. Ainsi donc partons
pour Pesth, grande ville d'Autriche, en Hongrie. Je ne suis pas heureux
dans mes relations avec le Danube. Ainsi que je vous l'ai dit, il avait
emporté son dernier bateau à vapeur quand je voulus m'embarquer à
Ratisbonne pour Vienne; il se couvrit de brouillards pour m'empêcher de
descendre son cours jusqu'à Pesth, et vous allez voir que le vieux
fleuve ne borna pas là ses mauvais procédés à mon égard. Il semble qu'il
ait été tout à fait mécontent de me voir arriver dans ses domaines, et
qu'il ait voulu non-seulement ne pas m'en faciliter l'accès, mais me
l'interdire même tout à fait. Et pourtant combien je l'ai admiré, comme
je l'ai loué ce puissant et majestueux fleuve! Il aurait dû être
sensible à mon admiration. Mais loin de là, plus je m'extasiais devant
ses magnificences, et plus il me devenait hostile; et je pourrais dire
de lui ce que La Fontaine disait de son lion:

    Ce monseigneur du lion-là
    Fut parent de Caligula.

Avant de quitter Vienne, je manifestai le désir d'être présenté à M. le
prince de Metternich: ceux mêmes de mes amis qui se trouvaient les mieux
placés pour me procurer cet honneur, se montrant alors vraiment
embarrassés de ma demande, je fus sur le point d'y renoncer. Il
s'agissait de voir un officier lié avec un conseiller, qui parlerait à
un membre de la chancellerie de cour, assez puissant pour m'introduire
auprès d'un secrétaire d'ambassade, qui obtiendrait de l'ambassadeur
qu'il voulût bien parler à un ministre, afin qu'il me présentât. Je
trouvai le circuit infiniment trop prolongé, et l'idée me vint enfin de
remplacer à moi tout seul l'officier, le conseiller, le chancelier, le
secrétaire, l'ambassadeur et le ministre, en me présentant moi-même. Mes
amis, en me voyant déterminé à tenter l'aventure, m'ont
très-probablement, _in petto_, traité de fou, ou tout au moins de
Français et demi. Quoi qu'il en soit, bravant l'étiquette autrichienne
ou l'opinion que l'on se fait à Vienne de ses rigueurs, je m'acheminai
vers le palais du prince. Je monte, je trouve dans le salon un officier
de garde, je lui présente ma carte en lui exprimant le désir qui
m'amenait. Il entre chez le prince, et revient un instant après
m'annoncer que Son Altesse allait être libre dans quelques minutes et
qu'elle voulait bien me recevoir. Je fus admis, en effet, sans autre
préambule. Le prince se montra d'une amabilité parfaite, me fit beaucoup
de questions sur la musique et surtout sur ma musique dont il me parut
que Son Altesse, qui n'en avait point encore entendu alors, s'était fait
une fort drôle d'idée. Je m'efforçai de lui en donner une autre. Bref,
je me retirai, enchanté de l'accueil que j'avais reçu, prodigieusement
étonné qu'il fût si facile de brutaliser ainsi les lois de l'étiquette
allemande, et tout fier d'avoir rempli les fonctions d'officier, de
conseiller, de chancelier, de secrétaire d'ambassadeur et de ministre,
sans embarras, pendant quelques instants. Et voilà comment je reconnus
encore une fois la vérité de la parole évangélique: «Frappez et il vous
sera ouvert», et le tact exquis avec lequel certains princes savent dire
aussi parfois: _Sinite parvulos venire ad me_. À la condition, bien
entendu, que les _parvuli_ soient étrangers, quelque peu clercs, et
appartiennent à cette classe, curieuse à voir de près, de gens inutiles
qu'on nomme aujourd'hui poëtes, musiciens, peintres, artistes enfin, et
qu'on désignait au moyen âge par les dénominations assez malhonnêtes de
ménestrels, trouvères, histrions et bohémiens.

Vous vous étonnerez peut-être, mon cher Humbert, que je n'aie point usé
de ma puissante influence pour me faire admettre à présenter mes
hommages à la famille impériale, et vous aurez raison. Il y a eu en
effet à ma réserve une raison d'état que je m'en vais vous dire
très-confidentiellement. Il m'était revenu, dès les premiers temps de
mon séjour à Vienne, que l'Impératrice, cet ange de piété, de douceur et
de dévouement, avait de moi une opinion encore plus extraordinaire que
celle du prince Metternich sur ma musique. Certains passages un peu trop
sauvages de style de mon _Voyage en Italie_, habilement commentés en
outre auprès de S. M. par de bons amis (vous savez qu'on est exposé à
en avoir partout, même à la cour d'Autriche), m'avaient valu en si haut
lieu la réputation d'un véritable brigand, tout bonnement. Or, je fus
non pas flatté, c'est trop peu dire, mais vraiment glorieux de ce renom
excentrique qui me tombait du ciel. Je me dis, ce que vous vous fussiez
dit à ma place bien certainement, qu'une légère auréole de crimes est
chose trop distinguée, depuis que Byron l'a mise à la mode, pour ne pas
la conserver précieusement quand on a le bonheur de la posséder;
fût-elle même posée sur un front tout à fait indigne. Je raisonnai donc
ainsi: _Si je me présente_ à la cour, il est probable que l'Impératrice
daignera m'adresser la parole; je devrai lui répondre, de mon mieux
nécessairement, et la conversation une fois engagée, Dieu sait où elle
peut me conduire. S. M. est capable de perdre en un clin d'œil l'opinion
originale qu'elle s'est faite de mon individu; elle ne verra plus en moi
qu'un adorateur, comme tant de millions d'autres, de sa grâce et de sa
bonté; elle ne trouvera rien de sanglant dans mes yeux, rien de fauve
dans mon égard, rien de tigridien dans ma voix; j'aurai bien toujours le
nez un peu aquilin, il est vrai, mais, en somme, je ne paraîtrai point
du tout avoir le _physique de mon emploi_, et je passerai pour un simple
honnête homme, incapable de _faire un malheur_ et d'arrêter seulement
une diligence; me voilà donc perdu de réputation. Ah, diable! non!
j'aime mieux rester brigand et partir au plus vite; l'éloignement devant
être surtout favorable au développement de mon auréole, qui ne fera que
croître et embellir.

Voilà pourquoi j'ai obstinément refusé de me faire l'honneur de me
présenter à la cour d'Autriche, et pourquoi je suis ainsi brusquement
descendu en Hongrie un beau matin. C'est ici maintenant que doit avoir
place le récit de mes démêlés avec le Danube. Chaque jour il
s'enveloppait dans un nuage, comme les dieux d'Homère quand ils avaient
à commettre quelque méchante action; de là interruption de la navigation
et nécessité pour les voyageurs de prendre pour Pesth la voie de terre.
C'est bien honnête ce que je dis là. Sachez, mon ami, que sur toute la
surface de cette plaine immense qui s'étend de Vienne à Pesth, les
simples cailloux sont aussi rares que les émeraudes; que le sol y est
formé d'une fine poussière qu'on dirait tamisée et qui, détrempée par la
pluie, forme des fondrières au travers desquelles il faut se traîner à
grand renfort de chevaux, en y enfonçant à tout instant au risque de
n'en plus sortir. C'est donc la voie de boue et non la voie de terre que
j'aurais dû dire. Vous jugez des charmes d'un pareil voyage. Mais ce
n'est rien encore. Ne voilà-t-il pas le Danube qui s'avise de déborder
et de couvrir de ses ondes furieuses le noir fossé dans lequel nous
barbotions depuis quinze heures et qu'on s'obstine dans le pays à
appeler la _grande route_. À minuit je fus tiré de ma somnolence
résignée par l'immobilité de la voiture et le bruit des eaux qui
roulaient autour de nous avec fracas. Le cocher, marchant à l'aventure,
nous avait amenés dans le lit du fleuve, et n'osait plus faire un
mouvement.

L'eau montait cependant. Un officier hongrois placé dans le coupé
m'avait deux ou trois fois adressé la parole par une petite fenêtre
pratiquée dans la cloison intermédiaire de la malheureuse voiture.

«--Capitaine, lui dis-je alors à mon tour.

--Monsieur!

--Ne pensez-vous pas que nous allons nous noyer?

--Oui, monsieur je le pense! Vous offrirai-je un cigare?»

Son insolent sang-froid me donnait envie de lui asséner un coup de
poing, et de fureur je me mis à accepter son cigare et à le fumer
précipitamment.

L'eau montait toujours.

Alors le cocher, faisant un effort désespéré, tourne court au risque de
nous verser dans le courant, parvient à gravir la rive droite, dont nous
étions encore heureusement assez rapprochés, se dirige à travers champs,
et nous conduit... droit dans un lac. Cette fois, je crus bien que
c'était fini, et, appelant de nouveau le militaire:

«--Capitaine, avez-vous encore un cigare?

--Oui, monsieur!

--Eh bien, donnez-le moi vite, car, pour le coup, nous allons nous noyer
tout à fait!»

Heureusement un brave paysan vint à passer par là (où diable allait-il à
une pareille heure et par de pareils chemins?) nous aida à sortir du lac
et donna à notre malencontreux phaéton des indications, grâce auxquelles
il parvint à retrouver sa route. Enfin, le lendemain, de cahots en
soubresauts, de fossés en fondrières, passant alternativement de l'eau
dans la boue et de la boue dans l'eau, nous parvînmes à Pesth;
c'est-à-dire en face de Pesth, sur la rive droite du Danube, qui eut la
bonté de nous permettre de le traverser en barque, faute d'un pont. Sur
cette rive droite se trouve une assez grande ville; je demandai son nom
à mon capitaine.

«--C'est Buda, me dit-il...

--Comment! Buda? sur ma carte d'Allemagne, la ville placée en face de
Pesth porte une tout autre désignation. Tenez, voyez, elle s'appelle
Ofen.

--Justement, c'est Buda; Ofen est une traduction allemande très-libre du
mot hongrois.

--J'y suis; les cartes allemandes, à ce qu'il paraît sont aussi
ingénieusement rédigées que les cartes françaises. Seulement on devrait
mettre sur les unes: _Ratisbonne_, prononcez _Regensburg_, et sur les
autres: _Ofen_, prononcez _Buda_.»

En arrivant je me donnai une partie de plaisir que je m'étais promise
la veille si j'échappais au Danube et à la boue; je pris un bain, je bus
deux verres de tokai et je dormis vingt heures, non sans rêver de
noyades et de lacs de boue. Après quoi il fallut bien s'occuper des
préparatifs de mon premier concert, faire un arrangement avec les
directeurs, chercher des violons, voir le maître de chapelle, les
chanteurs, etc., etc. Grâce à la bienveillante influence de M. le comte
Radaï, surintendant du Théâtre-National, dans lequel on m'avait engagé à
donner mes concerts de préférence au Théâtre-Allemand, les principales
difficultés furent bientôt levées. J'eus seulement un instant
d'inquiétude, pour la composition de mon orchestre; car celui du
Théâtre-National est si peu nombreux qu'il n'y avait pas moyen de songer
à monter mes symphonies avec sa petite bande de violons seulement. D'un
autre côté il était impossible de recourir aux artistes du
Théâtre-Allemand, à cause d'un règlement qui vous donnera une idée de la
touchante affection des Hongrois pour tout ce qui leur vient
d'Allemagne. Il est défendu d'admettre dans le Théâtre-National aucun
artiste du Théâtre-Allemand, chanteur, choriste ou instrumentiste, quel
que soit le besoin que l'on puisse avoir de son concours. Bien plus, il
est permis de chanter au théâtre hongrois dans toutes les langues
anciennes et modernes, à la seule exception de la langue allemande, dont
l'usage est formellement interdit. Cette exclusion étrange et hardie,
dans un pays soumis à l'empire d'Autriche, tient à une imitation du
système continental de Napoléon, pratiquée à l'égard de l'Allemagne en
général et de l'Autriche en particulier par la nation hongroise. Ainsi
les produits de l'industrie allemande sont généralement repoussés, et
dans toutes les classes de la population on considère comme un devoir de
n'employer que des objets confectionnés en Hongrie par des Hongrois. De
là, sur la plupart des magasins de Pesth, derrière les vitraux mêmes
des marchandes de modes, l'inscription en gros caractères du mot _hony_
qui m'avait si fort intrigué le premier jour, et qui signifie
_national_.

Un éditeur de musique de Vienne, Henri Müller (le plus serviable des
hommes, qui m'a comblé de marques de dévouement pendant mon séjour en
Autriche), m'avait fort heureusement donné une lettre pour un de ses
confrères de Pesth, M. Treichlinger, l'un des grands violonistes qu'a
produits l'ancienne école d'Allemagne. M. Treichlinger me mit en rapport
avec les principaux membres de la Société philharmonique de Pesth et
m'obtint promptement un renfort d'une douzaine d'excellents violons à la
tête desquels il me pria de le compter lui-même. Ils s'acquittèrent tous
à merveille de la tâche qu'ils avaient si gracieusement acceptée et
l'exécution de mon programme fut une des meilleures qu'on eût, je crois,
entendues à Pesth depuis longtemps. Au nombre des morceaux qui le
composaient se trouvait la marche qui sert maintenant de finale à la
première partie de ma légende de _Faust_. Je l'avais écrite dans la nuit
qui précéda mon départ pour la Hongrie. Un amateur de Vienne, bien au
courant des mœurs du pays que j'allais visiter, était venu me trouver
avec un volume de vieux airs quelques jours auparavant. «Si vous voulez
plaire aux Hongrois, me dit-il, écrivez un morceau sur un de leurs
thèmes nationaux; ils en seront ravis et vous me donnerez au retour des
nouvelles de leurs _Elien_ (vivat) et de leurs applaudissements. En
voici une collection dans laquelle vous n'avez qu'à choisir.» Je suivis
le conseil et choisis le thème de Rákóczy, sur lequel je fis la grande
marche que vous connaissez.

À peine eut-on répandu dans Pesth l'annonce de ce nouveau morceau de
musique _hony_, que les imaginations commencèrent à fermenter
nationalement. On se demandait comment j'aurais traité ce thème fameux
et pour ainsi dire sacré qui, depuis tant d'années, fait battre les
cœurs hongrois et les enivre de l'enthousiasme de la liberté et de la
gloire. Il y avait même une sorte d'inquiétude à ce sujet, on craignait
une profanation... Certes, loin d'être offensé de ce doute, je
l'admirais. Il était d'ailleurs trop bien justifié par une foule de
pitoyables pots-pourris et arrangements, dans lesquels on a fait
d'horribles outrages à des mélodies dignes de tous les respects.
Peut-être aussi plusieurs amateurs hongrois avaient-ils été témoins, à
Paris, de l'impiété barbare avec laquelle, aux jours de fêtes
nationales, nous traînons dans les égouts musicaux notre immortelle
_Marseillaise_!!

Enfin l'un d'eux, M. Horwath, rédacteur en chef d'un journal hongrois,
incapable de contenir sa curiosité, va chez l'éditeur avec lequel je me
trouvais en relations pour l'organisation du concert, s'informe de la
demeure du copiste chargé d'extraire les parties d'orchestre de ma
partition, court chez cet homme, demande mon manuscrit et l'examine
attentivement. M. Horwath, peu satisfait de cet examen, ne put, le
lendemain, me déguiser son inquiétude.

«--J'ai vu votre partition de la _Marche de Rákóczy_, me dit-il.

--Eh bien?

--Eh bien! j'ai peur.

--Bah!

--Vous avez exposé notre thème _piano_, et nous avons au contraire
l'habitude de l'entendre jouer _fortissimo_.

--Oui, par vos Zingari. D'ailleurs, n'est-ce que cela? Soyez tranquille,
vous aurez un _forte_ comme jamais de votre vie vous n'en avez entendu.
Vous n'avez pas bien lu. En toute chose il faut considérer la _fin_.»

Le jour du concert, néanmoins, une certaine anxiété me serrait la gorge
quand vint le moment de produire ce diable de morceau. Après une
sonnerie de trompettes dessinée sur le rhythme des premières mesures de
la mélodie, le thème paraît, vous vous en souvenez, exécuté _piano_ par
les flûtes et les clarinettes, et accompagné par un _pizzicato_ des
instruments à cordes. Le public resta calme et silencieux à cette
exposition inattendue; mais quand, sur un long _crescendo_, des
fragments fugués du thème reparurent, entrecoupés de notes sourdes de
grosse caisse simulant des coups de canon lointains, la salle commença à
fermenter avec un bruit indescriptible: et au moment où l'orchestre
déchaîné dans une mêlée furieuse, lança son _fortissimo_ si longtemps
contenu, des cris, des trépignements inouïs ébranlèrent la salle; la
fureur concentrée de toutes ces âmes bouillonnantes fit explosion avec
des accents qui me donnèrent le frisson de la terreur; il me sembla
sentir mes cheveux se hérisser, et à partir de cette fatale mesure je
dus dire adieu à la péroraison de mon morceau, la tempête de l'orchestre
étant incapable de lutter avec l'éruption de ce volcan dont rien ne
pouvait arrêter les violences. Il fallut recommencer, cela se devine; et
la seconde fois ce fut à grand'peine que le public put se contenir deux
ou trois secondes de plus qu'à la première, pour entendre quelques
mesures de la _coda_. M. Horwath se démenait dans sa loge comme un
possédé; je ne pus m'empêcher de rire en lui jetant un regard qui
signifiait: «Eh bien! avez-vous encore peur? Êtes-vous content de votre
_forte_?» Bien me prit d'avoir placé à la fin du concert la
_Ràkòczy-indulò_ (c'est le titre du morceau en langue hongroise), car
tout ce qu'on aurait voulu faire entendre ensuite eût été perdu.

J'étais violemment agité, on peut croire, après un ouragan de cette
nature, et je m'essuyais le visage dans un petit salon derrière le
théâtre, quand je reçus un singulier contre-coup de l'émotion de la
salle. Voici comment: je vois entrer à l'improviste dans mon réduit un
homme misérablement vêtu, et le visage animé d'une façon étrange. En
m'apercevant, il se jette sur moi, m'embrasse avec fureur, ses yeux se
remplissent de larmes, c'est à peine s'il peut balbutier ces mots:

«--Ah! monsieur, monsieur! moi Hongrois... pauvre diable... pas parler
français... un poco l'italiano... Pardonnez... mon extase... Ah! ai
compris votre canon... Oui, oui... la grande bataille... Allemands
chiens!» Et se frappant la poitrine à grands coups de poing: «Dans le
cœur moi... je vous porte... Ah! Français... révolutionnaire... savoir
faire la musique des révolutions.»

Je n'essayerai pas de dépeindre la terrible exaltation de cet homme, ses
pleurs, ses grincements de dents; c'était presque effrayant, c'était
sublime!

Vous pensez bien, mon cher Humbert, que la _Ràkòczy-indulò_, après cela,
fut de tous les programmes et toujours avec le même résultat. Je dus
même, en partant, laisser à la ville de Pesth mon manuscrit qu'on désira
garder, et dont je reçus une copie à Breslau un mois après. On l'exécute
maintenant en Hongrie dans les grandes occasions. Mais je dois avertir
ici le maître de chapelle, M. Erckl, que j'ai fait depuis ce temps
plusieurs changements dans l'instrumentation de ce morceau, en ajoutant
à la _coda_ une trentaine de mesures qui, ce me semble, en augmentent
l'effet. Je m'empresserai de lui adresser la partition, revue, corrigée
et augmentée, dès que mon éditeur me le permettra[105]. M. Erckl est un
excellent et digne homme d'un grand talent: j'ai entendu, pendant mon
séjour à Pesth, et sous son habile direction, un opéra de lui, intitulé
_Hunyady_, dont le sujet est tiré des annales héroïques de la Hongrie.
Il y a dans cette œuvre une foule de choses remarquables par leur
originalité et surtout par la profondeur du sentiment qui les a dictées.
C'est d'ailleurs purement écrit et instrumenté d'une façon
très-intelligente et très-fine; ce qui ne veut pas dire, loin de là, que
cette instrumentation manque d'énergie. Madame Schodel, véritable
tragédienne lyrique de l'école de madame Branchu (école perdue dont je
ne m'attendais pas à trouver un rejeton en Hongrie), joua et chanta
d'une belle manière le rôle principal. Je dois encore signaler dans la
troupe hongroise un ténor très-méritant, nommé Feredy. Il dit surtout à
merveille, en les accentuant d'une façon charmante dans son étrangeté,
les romances et les chansons nationales si chères aux Hongrois, mais
qui, ainsi chantées, plairaient certes à tous les peuples. Le
concert-meister est un violoniste de beaucoup de talent, nommé Kohne qui
séjourna longtemps à Paris et sort même, si je ne me trompe des classes
de notre Conservatoire. Pour le chœur du théâtre national de Pesth, il
est très-faible, tant par le nombre que par la nature et le peu
d'exercice des voix. La langue hongroise n'est point défavorable à la
musique, elle est même, à mon sens, beaucoup moins dure que l'allemand.
Voilà une vraie langue! que personne ne comprend... sans l'avoir
apprise. Il ne faut pas chercher des analogies entre le hongrois et
aucune autre langue connue, ou ne les trouverait pas. Certains termes de
musique même, venus de l'italien, et conservés à peu près intégralement
dans tous les idiomes de l'Europe sont remplacés en hongrois par des
termes spéciaux, composés ou simples, mais entièrement différents. Tel
est le mot _concert_ qu'on retrouve à peu près toujours le même en
italien, en espagnol, en français, en allemand, en anglais, en russe.
Devinez ce qu'il devient sur les affiches hongroises _hangverseny_, ni
plus, ni moins. Ce mot étrange signifie littéralement _concours de
sons_.

Mes préoccupations musicales ne m'empêchèrent point, pendant mon séjour
à Pesth, d'assister à deux bals et à un grand banquet politique donnés
par la noblesse hongroise. Je n'ai rien vu d'aussi splendidement
original que ces bals, tant à cause du luxe prodigieux qu'on y étale que
de la singularité pittoresque des costumes nationaux et de la beauté de
cette fière race de Madgyars. Les danses y diffèrent essentiellement par
leur caractère de celles qu'on connaît dans le reste de l'Europe. Nos
froides contredanses françaises n'y jouent qu'un rôle très-obscur. Les
mazur, les trasalgo, les keringo et les csardas y règnent en joyeuses
souveraines. La csardas surtout, cette importation perfectionnée des
fêtes agrestes et que les paysans hongrois dansent avec une exubérance
de joie et un entrain si ravissants, me parut jouir de la faveur
particulière des danseurs aristocratiques; malgré les timides
observations d'un malencontreux critique, lequel, dans un journal,
s'était avisé de trouver un peu lestes les figures et les mouvements de
la csardas, qu'il comparait, bien à tort selon moi, aux excentricités de
la danse _inexprimable_, prohibée par les sergents de ville parisiens.
Aussi Dieu sait par quelle bordée de reproches il fut accueilli, et de
quels regards tant de beaux yeux le foudroyèrent, quand, après la
publication de son article, il osa paraître au bal. L'écrivain _hony_
fut honni. Il y a quarante-huit heures que je couvais ce calembour. Le
banquet politique auquel je fus admis me donna l'occasion de voir et
d'entendre le célèbre orateur Deak, l'O'Connell de la Hongrie, dont le
nom est dans toutes les bouches et le portrait dans toutes les maisons.
Comme le voulait l'illustre défenseur de l'Irlande, M. Deak ne veut
arriver aux réformes nécessaires à son pays que graduellement et par des
moyens légaux; et il a grand'peine à contenir la frémissante impatience
de son parti. Il parla peu et avec beaucoup de calme ce jour-là, et je
compris le sujet de son discours par cette exclamation échappée en forme
d'aparté à un de mes voisins à l'air sombre et mécontent «_Fabius
cunctator!_»

On me montra parmi les convives un jeune homme d'une figure
très-caractérisée. «C'est un Atlas, me dit M. Horwath.--Comment, un
Atlas?--Oui, il est poëte et porte le nom d'Hugo...»

Pendant le dîner, un petit orchestre de noirs Zingari exécutait à sa
manière, c'est-à-dire de la façon la plus naïvement sauvage, des
mélodies nationales, qui, alternant avec les discours et les toasts, et
bien secondés par les vins brûlants de Hongrie, surexcitaient encore la
fièvre révolutionnaire des convives.

Le lendemain je dus faire mes adieux à mes hôtes hongrois. Je partis
donc tout vibrant encore de tant d'émotions diverses et plein de
sympathie pour cette ardente, chevaleresque et généreuse nation. Pendant
mon séjour à Pesth, le Danube s'était apaisé, toute expression de
courroux avait disparu de sa face vénérable, et il me permit cette fois
de remonter son cours sans encombre jusqu'à Vienne. J'y étais à peine
arrivé que je reçus la visite de l'amateur dont l'officieux conseil
m'avait persuadé d'écrire la marche de _Rákóczy_. Il était en proie à
une anxiété des plus comiques.

«--L'effet de votre morceau sur le thème hongrois, me dit-il, a retenti
jusqu'ici, et j'accours vous conjurer de ne pas dire un mot de moi à ce
sujet. Si l'on savait à Vienne que j'ai contribué d'une façon quelconque
à vous le faire composer, je serais fort compromis, et il pourrait m'en
arriver malheur.»

Je lui promis le secret. Si je vous dis son nom maintenant, c'est que
cette grave affaire a eu, je pense, depuis lors, le temps de s'assoupir.
Il s'appelait... Allons, le nommer serait décidément une indiscrétion;
j'ai voulu seulement lui faire peur.



À M. HUMBERT FERRAND

QUATRIÈME LETTRE

Prague.


J'avais déjà parcouru l'Allemagne dans tous les sens avant que l'idée de
visiter la Bohême me fût venue. Quand elle me vint enfin, à Vienne, je
dus prudemment la repousser d'après les conseils de plusieurs personnes
en apparence bien informées. «N'allez pas à Prague, me disait-on, c'est
une ville de pédants, où l'on n'estime que les œuvres des morts; les
Bohêmes sont excellents musiciens, il est vrai, mais musiciens à la
manière des professeurs et des maîtres d'école; pour eux, tout ce qui
est nouveau est détestable, et il est à croire que vous n'auriez point à
vous louer d'eux.»

J'avais donc pris mon parti de m'abstenir et de renoncer à ce voyage,
quand on m'apporta une _Gazette musicale de Prague_ contenant trois
grands articles sur mon ouverture du _Roi Lear_. Je me les fis traduire,
et bien loin d'y trouver l'humeur malveillante et le pédantisme qu'on
attribuait aux Bohêmes, je reconnus avec joie que cette critique avait
au plus haut degré les qualités contraires. L'auteur, M. le docteur
Ambros, me parut unir un véritable savoir à un jugement sain et à une
brillante imagination. Je lui écrivis pour le remercier et lui
soumettre mes doutes sur les dispositions de ses compatriotes à mon
égard. Sa réponse les détruisit complètement, et m'inspira autant
d'envie de visiter Prague que j'avais auparavant de crainte de m'y
montrer. On ne m'épargna pas les plaisanteries à Vienne, quand on sut
que j'étais décidé à partir. «Les Pragois prétendent avoir découvert
Mozart, ils ne jurent que par lui, ils ne veulent entendre que ses
symphonies, ils vont bien vous arranger, etc.»

Mais le docteur Ambros m'avait donné de la confiance, rien ne put
l'ébranler cette fois; et malgré les tristes présages des rieurs, je
partis.

N'est-il pas agréable de retrouver, à cinq cents lieues de chez soi, en
descendant de diligence dans une ville étrangère, un ami inconnu qui
vous attend au débarcadère, devine à votre physionomie _admirablement
caractérisée_ que vous êtes son homme, vous aborde, vous serre la main
et vous annonce dans votre langue que tout est préparé pour vous
recevoir?...

Ceci précisément m'advint avec le docteur Ambros quand j'arrivai à
Prague. Seulement ma physionomie _admirablement caractérisée_ ayant
complètement manqué son effet, il ne me reconnut pas. Ce fut moi, au
contraire, qui, apercevant un petit homme d'une figure vive et
bienveillante, et l'entendant dire en français à une autre personne qui
l'accompagnait: «Mais comment voulez-vous que je découvre M. Berlioz
dans cette foule? je ne l'ai jamais vu!» ce fut moi, je le répète, qui
eus la malice inconcevable de deviner en lui M. Ambros, et m'approchant
brusquement des deux interlocuteurs:

--«Me voilà! leur dis-je.

--C'est M. Berlioz?

--Ni plus, ni moins.

--Bonjour donc! Nous sommes bien aises de vous voir enfin. Venez, venez,
on vous a préparé un appartement et un orchestre bien _chauds_: vous
serez bien content. Reposez-vous ce soir, demain nous nous mettrons à
l'œuvre.»

Dès le jour suivant, en effet, après avoir fait connaissance avec les
autorités musicales de la ville, nous commençâmes les préparatifs de mon
premier concert. M. Ambros me présenta au directeur du Conservatoire, M.
Kittl; celui-ci fut mon introducteur auprès des frères Scraub, les
maîtres de chapelle du théâtre et de la cathédrale, et auprès du
concert-meister, M. Mildner. Puis vint le tour des chanteurs, des
journalistes, des amateurs principaux; et quand toutes ces visites
furent faites:

«--Si vous me présentiez maintenant la ville, dis-je à M. Ambros:
j'aperçois une montagne littéralement couverte d'édifices monumentaux,
et, contre mon ordinaire, je me sens extrêmement curieux de voir tout
cela de près.

--Allons-y, répond l'obligeant docteur.»

C'est peut-être la seule fois que je n'aie pas regretté ma peine, après
une pareille ascension. (J'excepte celle du Vésuve, bien entendu; et je
n'ai pas vu l'Etna.) Plaisanterie à part, la montée est rude: mais
quelles merveilles que cette succession continue de temples, de palais,
de créneaux, de clochers, de tourelles, de colonnades, de vastes cours
et d'arceaux! Quelle vue du haut de cette montagne brodée de marbre!
D'un côté, une forêt descend jusqu'à une assez vaste plaine; de l'autre,
un torrent de maisons va se jeter à gros bouillons fumeux dans la Moldau
qui traverse majestueusement la ville, au bruit des moulins et des
ateliers divers qu'elle met en action, franchit une barre que
l'industrie bohême lui a imposée pour modifier sur ce point la direction
de ses eaux, laisse derrière elle deux petites îles, et va se perdre au
loin, à travers les sinuosités de collines d'un ton rouge et chaud qui
semblent la conduire avec sollicitude jusqu'à l'horizon.

«--Voilà l'île des Chasseurs, me dit mon guide, ainsi nommée sans doute
parce qu'on n'y trouve pas de gibier. Derrière elle, en remontant le
fleuve, vous apercevez l'île de Sophie, au centre de laquelle se trouve
la salle de Sophie où vous allez donner votre concert, et qui est
consacrée presque exclusivement aux séances de l'Académie de chant,
l'Académie de Sophie.

--Et quelle est cette Sophie, dans la salle de l'Académie de l'île de
laquelle je vais avoir l'honneur de donner mon concert? Est-ce une
nymphe de la Moldau, l'héroïne de quelque roman dont cette île fut le
théâtre, ou tout simplement une blanchisseuse aux mains rouges et
gercées, qui, Calypso nouvelle, y aurait fait retentir ses chants et le
bruit de ses battoirs?

--Votre dernière supposition est, je crois, la plus probable. Pourtant
la tradition ne dit pas qu'elle ait eu les mains gercées...

--Ah! docteur, vous m'avez l'air d'avoir joué auprès de Sophie le rôle
d'Ulysse! Y a-t-il une Eucharis? Voyons, je me propose pour être
Télémaque, et aller à votre recherche dans l'île de Calypso.»

La rougeur du docteur fut sa seule réponse, je vis qu'il ne fallait pas
faire vibrer plus longtemps cette corde-là... Et c'est ainsi que je n'ai
rien appris de positif au sujet de cette Sophie, patronne d'une académie
de chant, d'une salle de concerts et d'une île.

Malheureusement cette délicieuse retraite au milieu des eaux vives de la
Moldau, ombragée l'été d'une ceinture verdoyante, et couronnée de
fleurs, recèle, non loin de son temple à l'Harmonie, deux ou trois de
ces établissements abominables, pour lesquels je n'eus jamais assez de
malédictions, qu'on appelle en français _guinguettes_, où de mauvais
musiciens font d'exécrable musique en plein mauvais air, où des filles
et des garçons de mauvaise vie se livrent à des danses de mauvais
caractère, pendant que des oisifs fument de mauvais tabac en buvant de
la bière qui ne vaut pas mieux, et que de mauvaises ménagères tricotent
en donnant carrière a leur mauvaise langue. Quelle déplorable idée de
dépoétiser ainsi un tel berceau de fleurs et de feuillage, de mêler des
senteurs si nauséabondes à ses parfums, et de pareilles rumeurs à ses
douces mélodies!... L'île des Chasseurs n'est-elle pas là avec ses
tavernes, le bruit de ses moulins et le voisinage de ses tanneries? Et
ne convient-elle pas mieux sous tous les rapports à ces joies
populaires? Décidément, entre nous, je crains bien que Sophie n'ait eu
les mains gercées...

Je reviens brusquement à la musique, en me réservant de divaguer encore,
et de la quitter de nouveau quand bon me semblera. Vous ne prétendez
pas, j'espère, mon cher ami, que je vous écrive une dissertation
assommante plus que savante, aussi prétentieuse qu'ennuyeuse, plus
futile qu'utile (je suis poëte évidemment! admirez un peu avec quelle
facilité les rimes se pressent sous ma plume!) sur les révolutions de la
musique en Bohême, sur les tendances particulières de l'esprit slave, et
sur l'époque présumée où les anciens maîtres de ce pays permirent
l'emploi de la septième de dominante sans préparation. Sur ces hautes et
graves questions, il faut avouer mon ignorance incurable; et si ma
paresse même était moins obstinée à l'endroit de l'étude de l'histoire
ou des _histoires_, j'aimerais certes mieux faire des recherches au
sujet de la fameuse guitare _ornée d'ivoire_, dont le philosophe
Koang-fu-Tsée, vulgairement dit Confucius, se servit pour moraliser
l'empire de la Chine. Car je joue de la guitare, moi aussi, et pourtant
je n'ai jamais moralisé seulement la population d'une chambre à coucher
de dix pieds carrés; au contraire. Ma guitare, il est vrai, est fort
simple, et la dent de l'éléphant n'entra pour rien dans ses ornements.
N'importe, le passage suivant que je relisais hier pour la centième fois
au moins, est un bien beau sujet de méditations pour les musiciens
philosophes, (je ne compte pas les philosophes musiciens, on n'en a pas
vu depuis Leibnitz). Voici mon passage, que je crois avoir déjà
reproduit quelque part:

«Koang-fu-Tsée, ayant entendu par hasard le chant Li-Pô, dont
l'antiquité remontait, de l'avis de tout le monde, à quatorze mille ans
(dites après cela que la musique est un art de mode) fut saisi d'un tel
enthousiasme qu'il demeura sept jours et sept nuits, sans dormir, ni
boire ni manger. Il formula aussitôt sa sublime doctrine, la répandit
sans peine en en chantant les préceptes sur l'air de Li-Pô, et moralisa
ainsi toute la Chine avec une guitare à cinq cordes, ornée d'ivoire.»
Voyez mon malheur; ma guitare a non-seulement cinq cordes, comme celle
de Confucius, mais même six bien souvent, et je n'ai pas encore, je vous
le répète, la moindre réputation de moraliste. Ah! si elle eût été
_ornée d'ivoire_, que de bienfaits n'eussé-je pas répandus! que
d'erreurs dissipées, que de vérités inculquées, quelle belle religion
fondée, et comme nous serions tous heureux à l'heure qu'il est!
Cependant, non, il n'est pas possible qu'un filet d'ivoire de moins ait
pu seul amener d'aussi grands malheurs! Il a dû y contribuer, et
beaucoup, je n'en doute pas; mais ces calamités ont encore une autre
cause hors de l'atteinte de ma pénétration, et plus digne, sans doute,
que les questions relatives aux Bohêmes et à la septième de dominante,
d'une série d'existences humaines employées à la découvrir.

Quoi qu'il en soit, revenons à la musique européenne moderne; elle
n'empêche personne de boire, de manger, ni de dormir, comme l'ancienne
mélopée chinoise, néanmoins elle a son prix. C'est-à-dire,
entendons-nous, elle n'empêche ni de boire, ni de manger, c'est vrai,
mais j'ai souvent entendu dire, pourtant, par d'excellents musiciens
que, dans la pratique de leur art, il n'y avait pas de l'eau à boire, et
que tel ou tel compositeur ou instrumentiste célèbre mourait de faim.
Quant à empêcher de dormir, les plus anciennes compositions de nos
anciens maîtres n'ont évidemment jamais eu à ce mérite la moindre
prétention. Maintenant il s'agit d'exprimer mon opinion sur les
institutions musicales de Prague et sur le goût et l'intelligence de ses
habitants. Il faudrait avoir habité plus longtemps que je ne l'ai fait
cette belle capitale, pour la connaître à fond sous ce rapport;
cependant je vais tâcher de recueillir mes souvenirs, et dire seulement
ce qui m'a semblé vrai. Je vous parlerai donc:

De son théâtre, de la troupe chantante, de l'orchestre et des chœurs que
j'y ai entendus;

De son Conservatoire, du compositeur habile qui le dirige, des
professeurs et des élèves qu'il m'a été permis d'y connaître;

De l'Académie de chant;

De la maîtrise ou du service religieux de la cathédrale;

Des bandes militaires;

Des virtuoses et compositeurs indépendants des établissements précités;

Et enfin du public.

Le théâtre, quand je le vis (en 1845), me parut obscur, petit, malpropre
et d'une très-mauvaise sonorité. Il a été restauré depuis lors, je le
sais, et son nouveau directeur, M. Hoffmann, fait de louables efforts
pour y ramener un état de prospérité qui semblait s'en éloigner
rapidement sous l'administration précédente. Sa troupe était alors mieux
composée que ne le sont, en général, la plupart des compagnies
chantantes d'Allemagne. Le premier ténor, le baryton (Strackaty),
mesdemoiselles Grosser, Kirchberger, et madame Podhorsky, me parurent
des artistes de mérite, doués de voix précieuses par leur timbre et leur
justesse, et musiciens en outre... comme des Bohêmes; on ne saurait
guère l'être davantage. Malheureusement le personnel de l'orchestre et
du chœur, étant dans un rapport par trop exact avec les dimensions
exiguës de la salle, semblait accuser la parcimonie du directeur. Avec
un si petit nombre d'exécutants, il n'est vraiment pas permis de
s'attaquer aux chefs-d'œuvre du haut style; et cependant c'est ce que le
théâtre de Prague faisait de temps en temps. Alors c'étaient des
mutilations déplorables et dont tous les artistes gémissaient. Les
décors étaient, en pareil cas, d'une splendeur et d'une fidélité
comparables à la fidélité et à la splendeur de l'exécution. Je me
souviens d'avoir vu dans l'_Iphigénie en Tauride_ de Gluck, au finale du
quatrième acte, un vaisseau orné d'_une rangée de canons_, prêt à partir
pour la Grèce.

Le répertoire courant était ordinairement mieux traité pour la mise en
scène, et n'avait que peu ou point à souffrir de la faiblesse des masses
vocales et instrumentales; il se composait en effet de petites vilenies
peu exigeantes traduites du français, déjà noyées dans la profonde
indifférence parisienne, et dès longtemps effacées de l'affiche de notre
Opéra-Comique. Les directeurs sont tous les mêmes: rien n'égale leur
sagacité pour découvrir des platitudes, si ce n'est l'aversion
instinctive que leur inspirent les œuvres prévenues de tendances à la
finesse du style, à la grandeur et à l'originalité. Ils se montrent à
cet égard en Allemagne, en Italie, en Angleterre et ailleurs plus
_publics_ que le public. Je ne cite pas la France; on sait que nos
théâtres lyriques, sans exception, sont et ont toujours été dirigés par
des hommes supérieurs. Et quand l'occasion s'est présentée de choisir
entre deux productions, dont l'une était vulgaire et l'autre distinguée,
entre un artiste créateur et un misérable copiste, entre une ingénieuse
hardiesse et une sottise prudente et plate, leur tact exquis ne les a
jamais trompés. Aussi, gloire à eux! Tous les amis de l'art professent
pour ces grands hommes une vénération égale à leur reconnaissance.

Je me suis mille fois demandé pourquoi la plupart des directeurs de
théâtres avaient, presque en tout pays, des prédilections si marquées
pour ce que les artistes véritables, les esprits cultivés, et même une
portion du public, s'obstinent à regarder comme des produits d'une assez
pauvre industrie; produits dont la main-d'œuvre n'a pas plus de valeur
que la matière première, et dont la durée est en général si limitée. Ce
n'est pas que les platitudes obtiennent constamment plus de succès que
les belles œuvres, on voit même souvent le contraire; ce n'est pas non
plus que les compositions soignées nécessitent plus de dépenses que les
travaux de pacotille, l'inverse a lieu fréquemment. Cela tient,
peut-être, simplement à ce que les unes exigent de tout le monde dans le
théâtre, depuis le directeur jusqu'au souffleur, du soin, de l'étude, de
l'attention, de la patience, et de quelques individus mêmes, de
l'esprit, du talent, de l'inspiration; tandis que les autres faites
_spécialement_ pour les paresseux, les médiocres, les superficiels, les
ignorants et les imbéciles, trouvent naturellement un grand nombre de
prôneurs. Or un directeur aime, avant tout, les choses qui lui valent
promptement de bonnes paroles, des regards satisfaits de ses
administrés; les choses que chacun sait sans les avoir apprises, qui ne
dérangent aucune idée acceptée, aucune habitude, qui suivent tout
doucement le courant des préjugés, qui ne blessent aucun amour-propre,
en ne dévoilant aucune incapacité; les choses surtout qui ne demandent
pas trop de temps pour les mettre en œuvre. Il chérit les compositions
qui ne résistent pas, les compositions bonnes filles et même un peu
_filles_.

En outre, il y a des directeurs ambitieux de tout faire, qui, par cela
seul, sont hostiles aux gens assez mal avisés pour présenter des
ouvrages qu'on ne peut mettre en scène sans l'assistante des auteurs.
L'importance qu'acquièrent alors ces auteurs indiscrets étant prise sur
celle du directeur ce dernier en souffre et s'en indigne. Le capitaine
du navire ainsi humilié devant son équipage, ne pardonne pas au pilote
qui le réduit à l'inaction, et l'a fait redescendre, sans même y prendre
garde, au grade de lieu tenant ou de sous-lieutenant. Il maudit en
conséquence à toutes les heures du jour et de la nuit, l'imprudence
qu'il a eue de s'aventurer dans des parages dont les écueils ne lui sont
pas connus, et jure de ne plus naviguer à l'avenir hors des eaux en tout
sens sillonnées.

On trouve encore les directeurs monomanes ou, pour parler plus poliment,
monophiles. Ceux-là aiment par-dessus tout une certaine direction
d'idées, un certain ordre de faits, une certaine époque historique,
certains costumes, certains décors, certains effets de mise en scène, ou
certaine cantatrice, ou certaine danseuse, ou autre chose. Il faut
alors, bon gré mal gré qu'ils cherchent à placer partout leur dada.
Ainsi le dada de M. Duponchel, directeur de l'Opéra, fut, est et sera le
cardinal en chapeau rouge sous un dais. Les opéras sans dais, sans
cardinal et sans chapeau rouge, et ils sont nombreux, n'ont jamais eu
pour lui le moindre attrait. Et, comme je l'entendais dire un jour à M.
Méry, si le bon Dieu avait un rôle dans un ouvrage nouveau, Duponchel,
voudrait encore l'affubler de sa coiffure favorite. Il aurait beau lui
dire: «Mais, mon cher directeur, je suis le bon Dieu, il ne convient pas
que je paraisse sous le costume d'un cardinal!--Excusez-moi, Éternité,
lui répondrait M. Duponchel, il faut absolument que votre Immensité
daigne s'enfermer dans ce beau costume, et marcher sous le dais, sans
quoi _mon opéra_ n'aurait pas de succès.» Et le bon Dieu serait obligé
de se soumettre!!! Je ne parle pas de son amour pour les chevaux, une
passion aussi profonde est trop respectable.

Tout ceci n'a point trait à l'ancien directeur du théâtre de Prague,
j'ai peut-être eu tort de ne pas le dire plus tôt. C'était un honnête
homme, peu versé, comme tous ses confrères, dans les choses musicales,
mais contre l'ordinaire, aimé et estimé de ses administrés, qui lui
exprimèrent très-vivement leurs regrets, lorsque, par suite du mauvais
état de ses affaires, il se vit contraint de remettre la direction en
d'autres mains. Il faut compter aussi M. Pockorny, directeur du théâtre
An-der-Wien à Vienne, parmi les plus honorables exceptions. Les
directeurs entrepreneurs, tels que ceux-ci, exploitant pour leur compte
et à leurs risques et périls, sont peu nombreux en Allemagne. Je n'en
connais guère que cinq ou six: ce sont ceux de Leipzig, de Prague, de
Vienne, celui du théâtre allemand de Pesth, et celui de Hambourg. Les
autres théâtres lyriques sont presque tous sous la direction
d'intendants titrés, administrant pour le compte de leur souverain. En
général, quelle que soit la nuance de froideur aristocratique avec
laquelle plusieurs d'entre eux traitent leurs subordonnés, il faut
convenir que les artistes préfèrent de beaucoup ces directeurs, comtes
ou barons, aux industriels qui les exploitent. Les premiers ont souvent
au moins des manières d'une politesse exquise, dont les seconds se
piquent peu; ils possèdent en outre les avantages d'une éducation
littéraire et quelquefois, musicale, encore plus rares chez les
directeurs entrepreneurs. M. le comte de Rœdern, qui eut longtemps entre
les mains les destinées de l'Opéra de Berlin, en est un exemple.
Toutefois, bien qu'on puisse rencontrer en Allemagne parmi les
directeurs, intendants ou entrepreneurs, des hommes peu intelligents ou
d'une ignorance extrême des choses de l'art, je ne crois pas qu'il s'en
soit jamais trouvé de comparables, sous ce rapport, à quelques-uns de
ceux qu'a produits la France depuis trente ans. Noble ou roturier, aucun
directeur allemand, je le parlerais, n'a ignoré les noms de Gluck ou de
Mozart, ni ceux de leurs chefs-d'œuvre. En France, au contraire, on
pourrait citer, en ce genre, bon nombre d'énormités plus ou moins
incroyables. Par exemple, un directeur de l'Opéra[106] recevant une
visite de Cherubini, lui demanda assez cavalièrement, quoique l'illustre
compositeur eût décliné son nom, quelle _était sa profession, s'il
faisait partie du personnel de l'Opéra, et s'il était attaché au service
des ballets ou des machines_. À peu près vers la même époque, le même
Cherubini, qui venait de faire exécuter avec éclat une nouvelle messe,
se trouvant un soir chez le _surintendant des Beaux-Arts_[107], reçut de
lui cet étrange compliment: «Votre messe est fort belle, mon cher
Cherubini, son succès est incontestable; mais pourquoi vous être
toujours borné à la musique religieuse? _Vous auriez dû écrire un
opéra!_» Se figure-t-on l'embarras indigné de l'auteur de _Médée_, des
_Deux Journées_, de _Lodoiska_, du _Mont Saint-Bernard_, de _Fnauiska_,
des _Abencérages_, d'_Anacréon_, et de tant d'autres œuvres dramatiques,
à cette bourrade inattendue!

Un directeur du Théâtre-Français[108] demandait bien un jour _de qui
était_ la comédie intitulée _le Médecin malgré lui_, et s'offensait des
éclats de rire de son interlocuteur, quand celui-ci lui eut répondu
qu'elle était de Molière...

À Paris, en outre, il y a tel directeur dont le cabinet est plus
difficilement accessible que celui d'un ministre, qui ne répond pas
quand on lui écrit, et qui pousse l'aplomb jusqu'à prier les gens _dont
il a besoin_, quels qu'ils soient, de vouloir bien passer _chez lui_. M.
le directeur a un service à leur demander et trouve tout naturel que ce
soient eux qui se dérangent. Il ne se vante pas toujours, il est vrai,
des réponses qu'il reçoit en pareil cas...

Nous avons eu néanmoins, il faut le reconnaître, à la tête de certains
théâtres de Paris, des hommes qui réunissaient à une véritable urbanité,
du bon sens, de l'esprit et une incontestable valeur littéraire (je ne
dis pas musicale, cela ne s'est jamais vu). Parmi les plus spirituels,
sinon parmi les plus heureux et les plus désintéressés, il faut citer
Harel, mort il y a deux ans, après avoir obtenu de l'Académie le prix
proposé pour l'éloge de Voltaire. Ses bons mots jouissaient de quelque
célébrité. Aucun de ces mots, pourtant, ne saurait être comparé à celui
qu'il suggéra à Frédérick Lemaître, dans la circonstance que je vais
citer. Harel dirigeait le théâtre de la Porte-Saint-Martin. Un de nos
écrivains _grands seigneurs_ (vieux style), fort riche, très-épris d'art
et de poésie[109], avait fait représenter sur ce théâtre une
tragédie[110] pour la mise en scène de laquelle des sacrifices d'argent
considérables lui avaient été imposés. Il se trouvait un jour dans le
cabinet d'Harel en même temps que le célèbre acteur; il venait de solder
le compte des décors, des costumes, des accessoires, etc., et se croyait
enfin libéré, quand l'insatiable directeur lui présenta un compte de
trois ou quatre mille francs pour frais de cordages appliqués au service
des machines. M. de C*** eut beau se révolter, contre ce qu'il appelait,
non sans apparence de raison, une spoliation, il dut s'exécuter; il
paya et sortit indigné. Frédérick étudiait en silence cette scène
curieuse; alors frappant vivement sur l'épaule du directeur:

«Paresseux! lui dit-il, il avait encore sa montre!»



À M. HUMBERT FERRAND

CINQUIÈME LETTRE

Prague (Suite).


Je me sens d'humeur assez sérieuse aujourd'hui pour vous parler du
Conservatoire de Prague et, par occasion, des conservatoires en général.
Ces institutions, quel que soit encore l'état d'imperfection où elles se
trouvent, me semblent néanmoins les seules relatives à l'art musical,
qui aient été fondées sous l'influence du bon sens et de la raison. Tous
les conservatoires de l'Europe sont en ce moment (il n'en a pas toujours
été ainsi) dirigés par des musiciens. Il faut s'en étonner et remercier
la Providence. Sous le règne de cette opinion aujourd'hui fort répandue,
que _plus une question d'art est importante et difficile à résoudre,
plus il faut que les hommes à qui les gouvernements en confient la
solution soient étrangers à ce même art_; sous le règne, dis-je, de ces
doctrines qu'on croirait formulées par la folie, si l'œuvre de l'envie
n'était si facile à reconnaître, on doit s'applaudir que l'enseignement
des diverses branches de la musique soit confié à des artistes spéciaux,
possédant plus ou moins bien les connaissances qu'il s'agit de répandre.
Beaucoup de gens sans doute, à Paris surtout, ne manqueront pas de dire
que _c'est un malheur_, et qu'il vaudrait infiniment mieux prendre des
mathématiciens pour enseigner le violon, placer des hommes de lettres à
la tête des classes de composition, ou choisir des médecins pour maîtres
de chant. D'autres (l'Académie des Beaux-Arts de l'Institut est de cette
opinion) pensent que la musique, en général, n'est bien connue, bien
sentie, bien comprise, et partant, bien jugée, que par les peintres, les
sculpteurs, les architectes et les graveurs. Plusieurs enfin, c'est
l'immense majorité, mettent le plus touchant accord à poser en principe
que, non-seulement il ne faut pas des musiciens pour enseigner la
musique, pour diriger des conservatoires et des théâtres d'opéras, mais
que les mathématiciens, les hommes de lettres, les médecins, les
graveurs, les peintres, les sculpteurs et les architectes forment encore
une race dangereuse par son intelligence et par un détestable sentiment
qui lui est propre: le respect de la science et de l'art. Aux yeux des
partisans de ce principe, les meilleurs juges, les meilleurs directeurs
de l'art musical, ceux qui doivent exercer la plus excellente influence
sur son état présent et à venir, sont les hommes étrangers à toute
science, à tout art, à tout sentiment du beau, à toute aspiration vers
l'idéal, à toute œuvre, à toute pensée, qui n'ont jamais rien fait, qui
ne savent rien, ne croient à rien, n'aiment rien, ne veulent ni ne
peuvent rien, et qui réunissent à ces indispensables conditions
d'ignorance, d'impuissance et d'indifférence, une certaine paresse
d'esprit voisine de la stupidité. On voit que le nombre des gens
intéressés à soutenir cette belle thèse est incalculable, et qu'il ne
faut pas s'étonner de la quantité de prosélytes qu'ils font chaque jour.
Je suis surpris seulement que leur triomphe ne soit pas plus complet, et
qu'ils progressent si lentement dans la voie qui leur est ouverte. De là
l'à-propos de mon observation sur les conservatoires livrés à cette
heure exclusivement aux musiciens.

Il y a plus: celui de Prague, dont j'ai à parler spécialement ici, est
dirigé par un compositeur de talent plein d'amour pour son art, actif,
ardent, infatigable, sévère dans l'occasion, prodigue de louanges quand
elles sont méritées,... et jeune. Tel est M. Kittl. On aurait pu
aisément trouver quelque lourde médiocrité consacrée par les années, car
il y en a en Bohême comme ailleurs, et lui confier la tâche de paralyser
peu à peu le mouvement de la musique à Prague. Point du tout; on a fait
le contraire, on a pris M. Kittl, âgé de trente-cinq ans, et la musique
vit à Prague, et elle se meut et elle grandit. Il faut évidemment qu'il
y ait eu quelque vertige dans l'esprit des membres du comité qui a fait
un pareil choix, ou que ce comité ait été composé exclusivement de gens
de cœur et d'esprit.

Un conservatoire de musique, à mon sens, devrait être un établissement
destiné à _conserver_ la pratique de l'art musical dans toutes ses
parties, les connaissances qui s'y rattachent, les œuvres monumentales
qu'il a produites, et de plus, se plaçant à la tête du mouvement
progressif inhérent à un art aussi jeune que la musique européenne,
maintenir ce que le passé nous a légué de beau et de bon en marchant
prudemment vers les conquêtes de l'avenir. Je ne crois pas céder à un
mouvement de partialité nationale en déclarant que de tous les
conservatoires qui _me sont connus_, celui de Paris est le moins éloigné
de répondre à cette définition. Le Conservatoire de Prague[111] vient
ensuite; et si l'on tient compte de la différence immense qui existe
naturellement entre les ressources d'une ville comme Prague et celles de
la capitale de la France, c'est faire de lui un bel éloge que de le
placer au second rang. Il est donc moins riche que le nôtre sous tous
les rapports; les professeurs et les élèves y sont moins nombreux, et
les efforts que l'autorité fait à Prague pour le soutenir ne sont pas
comparables à l'appui constant et énergique prêté au Conservatoire de
Paris par la direction des beaux-arts; mais les études y sont bien
faites, et l'esprit de l'école est excellent. Parmi les professeurs qui
enseignent sous la direction de M. Kittl, je citerai surtout MM. Milner
et Gordigiani. Le premier, violoniste habile, qui remplit aussi, je l'ai
déjà dit, les fonctions de concert-meister et de violon solo au théâtre
de Prague, a produit un nombre considérable de bons élèves. Le second,
qui possède depuis longtemps la réputation d'un des meilleurs maîtres de
chant envoyés à l'Allemagne par l'Italie, est en outre un compositeur de
mérite. Je connais de lui un _Stabat_ à deux chœurs d'un très-beau
style, et un opéra, _Consuelo_, dont il a écrit les paroles et la
musique, remarquable par le naturel des mélodies, et une sobriété
élégante d'orchestration, dont on trouve bien peu d'exemples
aujourd'hui. On a dit quelquefois, avec raison, je crois, qu'il était
utile au compositeur de _savoir chanter_; il est peut-être plus
nécessaire encore à un maître de chant de _savoir composer_. C'est en
effet dans l'appréciation exacte des qualités que le compositeur peut et
doit exiger de ses interprètes, que le maître de chant trouvera son plus
solide point d'appui pour bien diriger les études de ses élèves. Un
maître de chant compositeur, à moins qu'il ne soit d'une détestable
médiocrité, ne donnera pas dans les travers qui menacent aujourd'hui,
dans les trois quarts de l'Europe musicale, de détruire radicalement
l'art du chant. Il n'enseignera pas à ses élèves le mépris du rhythme et
de la mesure; il ne leur laissera jamais prendre l'insolente liberté de
broder à tort et à travers les mélodies dont la reproduction exacte est
impérieusement exigée par l'expression de la phrase, par le caractère du
personnage et par le style de l'auteur; il ne permettra pas qu'ils
s'habituent à considérer l'intérêt privé de leur organe vocal comme le
seul qui doive les guider lorsqu'ils chantent en public; ses élèves, par
conséquent, ne dénatureront pas les plus belles œuvres pour éviter
quelques notes sourdes de leur voix, ou pour faire un étalage aussi long
et aussi ridicule que possible des sons plus avantageux que la nature
leur a donnés. Ce maître ne manquera pas de raisonner l'art du chant
avec ses élèves, et de les bien convaincre que ce n'est point celui
d'exécuter, avec plus ou moins de bonheur, des tours de force dénués de
raison et d'intérêt musical, et moins encore celui de faire sortir d'un
larynx humain des sons étranges par leur gravité, leur acuité, leur
violence ou leur durée. Il leur demandera compte de chacun de leurs
_accents_, en leur démontrant que s'il est choquant de chanter faux
relativement au diapason, il ne l'est pas moins de chanter faux
relativement à l'expression; que si une note trop haute ou trop basse
fait mal à l'oreille, un passage rendu fort quand il doit être doux, ou
faible quand il doit être énergique, ou pompeux quand il doit être naïf,
irrite bien plus douloureusement encore la sensibilité des auditeurs
intelligents, fait un tort plus grave à l'œuvre ainsi interprétée à
contre-sens, et prouve jusqu'à l'évidence que l'artiste qui chante de la
sorte, fût-il doué d'une voix admirable et d'une vocalisation
exceptionnelle, n'est qu'un idiot. Les élèves d'un tel maître
n'abuseront pas, comme on le fait partout aujourd'hui, avec un cynisme
inqualifiable, de la patience des chefs d'orchestre, en leur imposant
l'obligation de suivre les plus grotesques divagations rhythmiques,
d'introduire à chaque instant dans la mesure des temps supplémentaires;
de ralentir du triple la moitié d'une période et même d'une mesure
isolée, pour en précipiter follement la seconde moitié; d'attendre le
bras levé que le chanteur ait fini de pousser jusqu'à perte d'haleine sa
note favorite; d'être, en un mot, les complices forcés d'une insulte
faite au bon sens et à l'art, et les esclaves frémissants d'une sottise
armée de poumons despotiques. Un tel maître ne souffrira pas non plus
que ses élèves abordent jamais l'étude des belles partitions sans
comprendre le sujet du poëme, sans en connaître la partie historique,
sans avoir réfléchi aux passions mises en jeu par les auteurs, et tâché
d'en bien saisir le caractère. Il sera honteux qu'un chanteur sorti de
sa classe ne respecte pas la langue dans laquelle il chante, et les
règles imposées par l'essence même du rhythme et de l'euphonie à
l'enchaînement des mots. Il fera bien comprendre en outre à ses
disciples, que s'ils se permettent dans les points d'orgue ou ailleurs
de changer les traits écrits par l'auteur, au moins faut-il que ces
changements s'accordent harmoniquement avec les parties accompagnantes,
et que le virtuose correcteur et augmentateur de son rôle ne vienne pas
folâtrer étourdiment sur les notes de l'accord de sixte et quarte, quand
l'orchestre soutient l'accord de la dominante, et réciproquement.

Les conversations que j'ai eues avec M. Gordigiani, et la méthode de
ceux de ses élèves que j'ai entendus, m'ont prouvé qu'il était
entièrement dans ces idées-là.

Si, comme je le démontrerai tout à l'heure, il manque beaucoup de
classes spéciales dans le Conservatoire de Paris, il ne faut pas
s'étonner qu'il en soit de même dans celui de Prague. L'enseignement, en
effet, est loin d'y être complet. Il a produit néanmoins un assez grand
nombre d'élèves capables, pour pouvoir aujourd'hui, avec ses forces
presque seules, exécuter d'une manière satisfaisante des œuvres
difficiles, telles que la symphonie avec chœurs de Beethoven. C'est là
sans doute un des plus beaux résultats que M. Kittl ait encore obtenus.

Si un conservatoire est un établissement destiné à conserver _toutes les
parties_ de l'art musical et les connaissances qui s'y rattachent
directement, il est étrange qu'on ne soit pas encore parvenu, même dans
celui de Paris, à réaliser un semblable programme. Pendant longtemps
notre école instrumentale ne possédait point de classes pour l'étude des
instruments les plus indispensables, tels que la contre-basse, le
trombone, la trompette et la harpe. Depuis quelques années ces lacunes
sont comblées. Il en reste malheureusement beaucoup d'autres, et je vais
les signaler. Mes observations à ce sujet feront jeter les hauts cris à
beaucoup de gens; on les trouvera folles, ridicules, absurdes... je
l'espère du moins. Je dirai donc:

1º L'étude du violon n'est pas complète; on n'enseigne pas aux élèves le
_pizzicato_; d'où il résulte qu'une foule de passages arpégés sur les
quatre cordes, ou martelés avec deux ou trois doigts sur la même corde,
dans un mouvement vif, passages et arpéges parfaitement praticables,
puisque les joueurs de guitare les exécutent (sur le violon), sont
déclarés impossibles par les violonistes, et, par suite, interdits aux
compositeurs. Il est probable que dans cinquante ans quelque directeur
aura poussé la hardiesse jusqu'à exiger l'enseignement du pizzicato dans
les classes du violon. Alors les artistes, maîtres d'en tirer les effets
neufs et piquants qu'on en peut attendre, se moqueront de nos
violonistes du siècle dernier qui criaient: Gare l'_ut_!» et ils auront
raison. L'emploi des _sons harmoniques_ n'est pas non plus étudié d'une
manière officielle et complète. Le peu que nos jeunes violonistes savent
à cet égard, ils l'ont appris seuls depuis l'apparition de Paganini.

2º Il est fâcheux qu'on n'ait point de classe spéciale d'alto. Malgré
sa parenté avec le violon, cet instrument, pour être bien joué, a besoin
d'études qui lui soient propres et d'une pratique constante. C'est un
déplorable, vieux et ridicule préjugé qui a fait confier jusqu'à présent
l'exécution des parties d'alto à des violonistes de seconde ou de
troisième force. Quand un violon est médiocre, on dit: Il fera un bon
alto. Raisonnement faux au point de vue de la musique moderne, qui (chez
les grands maîtres au moins) n'admet plus dans l'orchestre de parties de
remplissage, mais donne à toutes un intérêt relatif aux effets qu'il
s'agit de produire, et ne reconnaît point que les unes soient à l'égard
des autres dans un état d'infériorité.

3º On avait eu grand tort jusqu'ici de ne point enseigner le _cor de
basset_ dans les classes de clarinette. Il en résultait cette
conséquence ridiculement désastreuse qu'une foule de morceaux de Mozart
ne pouvaient être (en France) exécutés intégralement. Aujourd'hui les
perfectionnements apportés par Adolphe Sax à la _clarinette-basse_ la
rendant propre à exécuter tout ce qu'on a pu écrire pour le cor de
basset, et plus encore, puisque son étendue au grave dépasse celle du
cor de basset d'une tierce mineure, le timbre de la clarinette basse
étant, en outre, d'une nature semblable à celui de cet instrument, mais
plus belle seulement, c'est la clarinette basse qu'on devrait étudier
dans les conservatoires, conjointement avec les clarinettes soprani et
les petites clarinettes en _mi bémol_, en _fa_ et en _la bémol_ haut.

4º Le saxophone, nouveau membre de la famille des clarinettes, et d'un
grand prix quand les exécutants sauront en faire valoir les qualités,
doit prendre aujourd'hui une place à part dans l'enseignement des
conservatoires, car le moment n'est pas éloigné où tous les compositeurs
voudront l'employer.

5º Nous n'avons point de classe d'ophicléïde, d'où il résulte que sur
cent ou cent cinquante individus soufflant à cette heure, à Paris, dans
ce difficile instrument, c'est à peine s'il en est trois qu'on puisse
admettre dans un orchestre bien composé. Un seul, M. Caussinus, est
d'une grande force.

6º Nous n'avons point de classe de bass-tuba, puissant instrument à
cylindres, différant de l'ophicléïde par le timbre, le mécanisme et
l'étendue, et qui remplit très-exactement, dans la famille des
trompettes, le rôle de la contre-basse dans la famille des violons. La
plupart des compositeurs pourtant emploient aujourd'hui dans leurs
partitions soit un ophicléïde, soit un bass-tuba et quelquefois l'un et
l'autre.

7º Les sax-horns et les cornets à piston devraient être également
enseignés dans notre Conservatoire, puisqu'ils sont maintenant, les
cornets surtout, d'un usage général.

8º L'enseignement de la famille entière des instruments à percussion
n'existe pas. Y a-t-il pourtant un seul orchestre en Europe, petit ou
grand, qui n'ait pas un timbalier? Non, tous les orchestres ont un homme
appelé de ce nom: mais combien compte-t-on de timbaliers véritables,
c'est-à-dire d'artistes _musiciens_ familiers avec toutes les
difficultés du rhythme, possédant à fond le mécanisme (bien moins aisé
qu'on ne le croit) de cet instrument et doués d'une oreille assez
exercée pour pouvoir le _bien accorder_ et en _changer_ l'accord avec
certitude, même pendant l'exécution d'un morceau et au milieu de la
rumeur harmonique de l'orchestre? Combien compte-t-on de pareils
timbaliers? Je déclare qu'après celui de l'Opéra de Paris, M. Poussard,
je n'en connais pas plus de trois dans toute l'Europe. Et vous savez
combien de différents orchestres il m'a été permis d'examiner depuis
neuf ou dix ans. La plupart des timbaliers que j'ai rencontrés ne
savaient pas même tenir leurs baguettes, et se trouvaient conséquemment
dans l'impossibilité d'exécuter un véritable trémolo ou roulement. Or,
un timbalier qui ne sait pas faire le roulement serré dans toutes les
nuances, n'est bon à rien.

Il devrait donc y avoir dans les conservatoires une classe d'instruments
à percussion, où de très-bons musiciens apprendraient à fond l'usage des
timbales, du tambour de basque et du tambour militaire. L'habitude
aujourd'hui intolérable, et que Beethoven et quelques autres ont déjà
abandonnée, de traiter avec négligence ou d'une façon grossière autant
qu'inintelligente les instruments à percussion, a sans doute contribué à
maintenir si longtemps une opinion qui leur est défavorable. De ce que
les compositeurs ne les avaient employés jusqu'ici qu'à produire des
bruits, plus ou moins inutiles ou désagréables, ou à marquer platement
les temps forts de la mesure, on en avait conclu qu'ils n'étaient
propres qu'à cela, qu'ils n'avaient pas d'autre mission à remplir dans
l'orchestre, pas d'autres prétentions à élever, et qu'il n'était
nécessaire, par conséquent, ni d'en étudier soigneusement le mécanisme,
ni d'être véritablement musicien pour en jouer. Or, il faut maintenant
des musiciens très-forts pour exécuter même certaines parties de
cymbales ou de grosse caisse dans les compositions modernes. Et ceci
m'amène directement à signaler une autre lacune, la plus fâcheuse,
peut-être, dans l'enseignement de tous les conservatoires, y compris
celui de Paris.

9º _Il n'y a pas de classe de rhythme_, consacrée à rompre tous les
élèves sans exception, chanteurs ou instrumentistes, aux difficultés
diverses de la division du temps. De là cette insupportable tendance de
la plupart des musiciens français et italiens à marquer les temps forts
de la mesure, et à tout ramener à une phraséologie monotone; de là
l'impossibilité où la plupart d'entre eux se trouveraient, d'exécuter
avec quelque finesse, des compositions écrites dans le style syncopé,
telles, par exemple, que les airs charmants (déclarés bizarres chez
nous), populaires en Espagne. Les chanteurs italiens et français sont à
mille lieues de pouvoir _jouer avec le rhythme_, et lorsque l'occasion
se présente pour eux de le tenter, ils éprouvent un embarras, ils
montrent une maladresse et une lourdeur, qui font résulter de leur
tentative un mauvais effet musical au lieu d'un bon. De là leur haine
pour tout ce qui n'est pas carré, disent-ils, c'est-à-dire,
très-souvent, _plat_. De là les idées puériles et risibles qu'ils se
font de la _carrure_, et l'étonnement que leur causent toutes les
mélodies dont la forme et l'accent différent de l'accent et de la forme
invariablement adoptés en France et en Italie. De là cette mollesse des
exécutants en général, habitués à être soutenus et guidés par des
divisions de temps et une accentuation toujours prévues, comme le sont
les enfants qui ne savent pas encore marcher, par les supports de leur
petit chariot à quatre roues. Les symphonies de Beethoven ont violemment
arraché un grand nombre de nos instrumentistes parisiens à ces puériles
habitudes, en leur donnant en outre du goût pour les rhythmes piquants
et originaux. Mais rien de pareil n'ayant été essayé pour interrompre le
sommeil des chanteurs, faire circuler le sang dans leurs veines, les
accoutumer à l'_attention_, à l'_adresse_ et à la _vivacité des
mouvements_, il s'ensuit que leur engourdissement continue et qu'il
faudra, pour les en tirer, les soumettre longtemps à un traitement
particulier. C'est donc pour eux surtout qu'il y aurait grand avantage à
créer une classe de _rhythme_, dont un nombre immense d'instrumentistes
d'ailleurs, pourraient aussi faire leur profit.

10º Un conservatoire complet, et _jaloux_ de conserver la tradition des
faits intéressants, des œuvres remarquables que nous a légués le passé,
et des diverses révolutions de l'art, devrait avoir une chaire
d'histoire de la musique, qui maintiendrait dans l'école la
connaissance raisonnée des productions de nos devanciers, non-seulement
par un enseignement verbal et écrit, mais par des exécutions
démonstratives, fidèles et soignées, des belles œuvres dont il s'agirait
de perpétuer le souvenir. On ne verrait pas alors des élèves, même de
mérite, demeurer, à l'égard des plus magnifiques productions de grands
maîtres encore existants, ignorants comme des Hottentots; et le goût des
musiciens ainsi éclairé serait tout autre, et leurs idées deviendraient
plus grandes, plus élevées qu'elles ne le sont, et nous compterions
enfin dans la pratique de la musique plus d'artistes que d'artisans.



À M. HUMBERT FERRAND

SIXIÈME LETTRE

Prague (Suite et fin).


Une autre classe manque encore a tous les conservatoires existants; elle
me paraît d'importance et de jour en jour plus nécessaire: c'est la
classe d'instrumentation. Cette branche de l'art du compositeur a pris
depuis quelques années de grands développements; elle a produit d'assez
beaux résultats pour attirer l'attention des critiques et du public;
elle a servi trop souvent aussi à masquer chez certains auteurs la
pauvreté des idées, à singer l'énergie, à contrefaire la puissance de
l'inspiration; elle est devenue, même entre les mains des compositeurs
d'un mérite et d'une valeur incontestables, le prétexte d'inqualifiables
abus, d'exagérations monstrueuses, de contre-sens de non-sens ridicules;
et l'on peut aisément pressentir à quels excès l'exemple de ces maîtres
a dû entraîner leurs imitateurs. Mais ces excès mêmes constatent l'usage
réglé et déréglé que l'on fait aujourd'hui de l'instrumentation; usage
aveugle, en général, et guidé par la plus pitoyable routine, quand il ne
l'est pas par le hasard. Car pour employer un beaucoup plus grand nombre
d'instruments et les employer plus souvent, il ne s'ensuit pas que la
majeure partie des compositeurs connaissent mieux que leurs devanciers
les forces, le caractère, le mode d'action de chacun des membres de la
famille instrumentale, ni les différents liens sympathiques qui les
unissent entre eux. Loin de là, la partie élémentaire de la science,
_étendue_ de beaucoup d'instruments est même encore inconnue à bien des
compositeurs illustres. J'ai pu me convaincre que l'un d'eux ignorait
celle de la flûte. Quant à l'étendue des instruments de cuivre en
général, et des trombones en particulier, ils n'en ont qu'une idée
très-vague; aussi, remarque-t-on, dans presque toutes les partitions
modernes, comme dans les anciennes, la prudente réserve avec laquelle
leurs auteurs se tiennent dans la région mitoyenne de ces instruments,
évitant avec un soin égal de les faire monter ou descendre, parce qu'ils
craignent de franchir des limites qui ne leur sont pas exactement
connues, et qu'ils ne soupçonnent pas le parti qu'on peut tirer de ces
notes graves et aiguës, demeurées vierges aux deux extrémités de
l'échelle. L'instrumentation est donc aujourd'hui comme une langue
étrangère qui serait devenue à la mode, que beaucoup de gens
affecteraient de parler sans l'avoir apprise, et qu'ils parleraient en
conséquence sans la bien comprendre et avec force barbarismes.

Une pareille classe dans les conservatoires, serait d'ailleurs utile,
non-seulement aux élèves compositeurs, mais encore à ceux qui sont
appelés à devenir chefs d'orchestre. On conçoit, en effet, qu'un chef
d'orchestre qui ne possède pas à fond toutes les ressources de
l'instrumentation n'ait pas une grande valeur musicale, et qu'il soit de
la plus évidente nécessité pour lui de connaître au moins l'_étendue
exacte et le mécanisme_, de tous les instruments, aussi bien, si ce
n'est mieux, que les musiciens qui s'en servent sous sa direction. Sans
quoi il ne pourra faire à ceux-ci que de bien timides observations,
lorsqu'il s'agira surtout de quelque combinaison inusitée, d'un passage
hardi ou difficile, et que la paresse ou l'incapacité de certains
exécutants les portera à s'écrier: «Cela ne peut pas se faire! cette
note n'existe pas! ce n'est pas jouable!» et d'autres aphorismes à
l'usage des médiocrités ignorantes, en pareil cas. Alors le chef
d'orchestre peut répondre: «Vous vous trompez, cela se peut fort bien.
En vous y prenant de telle ou telle manière, vous viendrez à bout de
cette difficulté.» Ou bien: «C'est difficile, il est vrai; mais si, en
travaillant quelques jours, cela demeure impossible pour vous, il en
faudra conclure que votre instrument vous est très-imparfaitement connu,
et on sera obligé de recourir à un artiste plus habile.» Dans le cas
contraire, trop fréquent, il faut l'avouer, où le compositeur, faute de
connaissances spéciales, tourmente les artistes, les virtuoses même les
plus familiarisés avec les difficultés de leur instrument, pour obtenir
d'eux l'exécution de choses impraticables, le chef d'orchestre, sûr de
son fait, pourra prendre parti pour les musiciens contre le compositeur,
et faire remarquer à celui-ci les graves erreurs dans lesquelles il est
tombé. Disons encore, puisque j'ai été amené à parler des chefs
d'orchestre, qu'il ne serait pas trop hors de propos, dans un
conservatoire bien organisé, d'enseigner aux élèves de composition
surtout, ce qu'il est possible de démontrer de l'art difficile de
diriger les masses vocales et instrumentales; afin que, dans l'occasion,
ils pussent au moins conduire eux-mêmes l'exécution de leurs propres
œuvres, sans être ridicules, et sans entraver les musiciens au lieu de
les aider. On suppose généralement que tout compositeur est chef
d'orchestre né, c'est-à-dire qu'il connaît l'art de diriger l'orchestre
sans l'avoir appris. Beethoven fut un illustre exemple de la fausseté de
cette opinion, et nous pourrions citer un grand nombre d'autres maîtres
dont les compositions jouissent de l'estime générale, qui, dès qu'ils
prennent le bâton, au lieu de battre la mesure, _battent la campagne_,
ne savent ni marquer les temps, ni déterminer les nuances de mouvement,
et empêcheraient littéralement les musiciens de marcher, si,
reconnaissant bien vite l'inexpérience de leur chef, ceux-ci ne
prenaient le parti de ne plus le regarder, et de ne tenir aucun compte
de l'agitation déréglée de son bras. D'ailleurs il y a deux parties bien
distinctes dans la tâche du chef d'orchestre: la première (la plus
aisée) consiste seulement à conduire l'exécution d'une œuvre déjà connue
des musiciens, d'une œuvre (pour employer l'expression en usage dans les
théâtres) toute _montée_. Dans la seconde, au contraire, il s'agit pour
lui de diriger les études d'une partition inconnue aux exécutants, de
bien mettre à découvert la pensée de l'auteur, de la rendre claire et
saillante, d'obtenir des musiciens les qualités de fidélité, d'ensemble
et d'expression, sans lesquelles il n'y a pas de musique, et, une fois
maître des difficultés matérielles, de les identifier avec lui-même, de
les échauffer de son ardeur, de les animer de son enthousiasme, en un
mot, de leur communiquer son inspiration.

Il résulte de là, qu'indépendamment des connaissances élémentaires qui
s'acquièrent par l'étude et l'exercice, et des qualités de sentiment,
d'instinct, qu'on ne peut inculquer à personne, que la nature seule
donne, et qui font du chef d'orchestre le _premier des interprètes_ du
compositeur ou _son plus redoutable ennemi_, selon qu'il est ou non
pourvu de ces rares qualités, il s'ensuit, dis-je, qu'il y a encore un
talent indispensable pour le conducteur-instructeur-organisateur, le
talent de _lire la partition_.

Celui qui se sert d'une _partition réduite_ ou d'un simple _premier
violon_, comme cela se pratique de nos jours en maint endroit, en France
surtout, d'abord ne peut découvrir la plupart des erreurs de
l'exécution; il s'expose ensuite, en signalant une faute, à ce que le
musicien auquel il s'adresse, lui réponde: «Qu'en savez-vous? ma partie
n'est pas sous vos yeux!» Et c'est là le moindre des inconvénients de ce
déplorable système[112].

D'où je conclus que pour former de véritables et complets directeurs
d'orchestre, il faut, par tous les moyens, les rendre familiers avec la
lecture de la partition; et que ceux qui n'ont pu parvenir à vaincre
cette difficulté, fussent-ils, d'ailleurs, savants en instrumentation,
compositeurs même, et rompus en outre au mécanisme des mouvements
rhythmiques, ne possèdent que la moitié de leur art.

J'ai à vous parler maintenant de l'_Académie de chant_ de Prague.
Organisée à peu près comme toutes celles d'Allemagne, elle ne se compose
guère que de chanteurs amateurs appartenant à la classe moyenne de la
société. C'est M. Scraub jeune qui la dirige. Elle forme un chœur de
quatre-vingt-dix voix environ. La plupart de ses membres sont musiciens,
lecteurs et doués de voix fraîches et vibrantes. Le but de l'institution
n'est pas, comme celui de plusieurs autres académies du même genre,
l'étude et l'exécution des œuvres anciennes à l'exclusion absolue de
toutes les productions contemporaines. Celles-là, qu'on me pardonne
l'expression, ne sont que des coteries musicales, des consistoires, où,
sous prétexte d'un enthousiasme réel ou simulé pour les morts, on
calomnie tout doucement les vivants qu'on ne connaît point; où l'on
prêche contre Baal en vouant à l'exécration tous les prétendus veaux
d'or de l'harmonie et leurs adorateurs. C'est dans ces temples du
protestantisme musical, que se conserve, hargneux, jaloux et intolérant,
le culte, non pas du _beau_ quel que soit son âge, mais du _vieux_
quelle que soit sa valeur. Il y a là une Bible et les œuvres de deux ou
trois évangélistes que les fidèles lisent, relisent exclusivement, sans
relâche, commentant, interprétant de mille façons des passages dont le
sens direct et réel est en soi parfaitement clair; trouvant une idée
mystique et profonde là où le reste de l'humanité n'aperçoit qu'horreur
et que barbarie, et toujours prêts à chanter Hosanna! lors même que le
dieu de Moïse leur ordonne d'_écraser la tête des petits enfants contre
la muraille, de faire lécher leur sang par les chiens, et défend qu'à
cet aspect une larme de pitié mouille les yeux de son peuple_!

Tenons-nous en garde contre de tels fanatiques, ils suffiraient à
chasser de toutes les âmes saintes le respect et l'admiration dus aux
monuments du passé.

L'Académie de chant de Prague, je le répète, n'a rien de commun avec
eux; et son chef est un artiste intelligent. Aussi admet-il dans le
sanctuaire harmonique, non-seulement les modernes, mais même les
vivants. À côté d'un oratorio de Bach ou de Hændel il met à l'étude le
_Moïse_ de M. Marx, le savant critique et théoricien bien vivant à
Berlin, ou un fragment d'opéra ou un hymne qui n'ont par leur âge aucun
titre aux égards académiques. J'ai même remarqué, la première fois que
j'assistai à une séance de la Société chantante de Prague, une fantaisie
chorale composée par M. Scraub sur des airs nationaux bohêmes, qui me
charma par son originalité. Je n'avais point encore, et je n'ai pas
davantage depuis lors, entendu d'aussi piquantes combinaisons vocales
exécutées avec autant d'audacieuse verve, d'entrain, de contrastes
imprévus, d'ensemble, de justesse et de belle sonorité. En songeant aux
épaisses et lourdes compilations d'accords que j'avais subies trop
souvent en des occasions semblables, cette œuvre vive ainsi exécutée
produisit sur mon oreille l'effet que l'air frais et embaumé d'une
forêt, par une belle nuit d'été, produirait sur les poumons d'un
prisonnier récemment échappé de son cachot et de sa fétide atmosphère.

L'Académie de Sophie (j'ai déjà dit que tel était son titre) donne,
chaque année, un certain nombre de séances publiques dirigées par les
deux Scraub; l'orchestre du théâtre conduit par l'aîné, venant alors en
aide aux choristes de son frère. Ces grandes exécutions, préparées de
longue main avec un soin et une patience exemplaires, attirent toujours
un nombreux auditoire; auditoire d'élite pour lequel la musique n'est ni
un divertissement, ni une fatigue, mais bien une passion noble et
sérieuse à laquelle il livre toutes les forces de son intelligence,
toute sa sensibilité, tous les élans de son cœur.

Je me suis engagé à vous parler de la _maîtrise_, c'est-à-dire du
service musical de la cathédrale, ainsi que des bandes militaires de
Prague; mais si je les ai fait entrer dans ma nomenclature, c'est tout
simplement, il faut vous l'avouer, pour la rendre plus complète. La
musique religieuse! la musique militaire! ces mots-là figurent on ne
peut mieux dans un compte rendu d'observations musicales tel que
celui-ci. Je n'ai jamais eu l'intention de tenir ma promesse sur ces
deux sources de richesse harmonique des Bohêmes, par une bonne raison,
c'est que je ne sais rien de ce qu'il faudrait savoir pour en parler
convenablement. Je n'ai pas encore pu prendre sur moi d'aligner des mots
sur les choses que je ne connais point. Cela viendra peut-être avec le
temps et les bons exemples. En attendant vous me pardonnerez si je me
tais. Malgré les invitations réitérées de M. Scraub, je n'ai pas mis le
pied dans une église pendant tout le temps de mon séjour à Prague. Je
suis pourtant très-pieux, on le sait; il faut donc qu'il y ait eu
quelque raison grave dont je ne me souviens pas, à mon apparente
_indifférence_ en matière de musique religieuse, ou que la terreur des
gigues d'orgue et de fugues sur le mot _amen_ m'ait entièrement dominé.

Au sujet des bandes militaires, voici ce que je pourrais alléguer pour
justifier mon silence: j'ai entendu, un jour de fête, et depuis midi
jusqu'à quatre heures, la musique du régiment alors en garnison à
Prague, jouer l'hymne composé par Haydn pour l'empereur d'Autriche. Ce
chant, plein d'une majesté touchante et patriarcale, est d'une telle
simplicité que je n'ai guère pu, en l'écoutant, apprécier le mérite des
exécutants. Un orchestre qui ne pourrait jouer d'une façon supportable
un pareil morceau serait, à mon avis, composé de musiciens qui ne savent
pas la gamme. Seulement, ceux-ci _jouaient juste_, chose
extraordinairement rare, dans les bandes militaires surtout. En outre,
j'ignore si le régiment en question était natif de la Bohême ou d'une
autre partie de l'empire d'Autriche, et il serait par trop naïf
d'établir, à propos de ces musiciens, une théorie que des gens mieux
informés pourraient ridiculiser avec ce peu de mots: «Les musiciens
bohêmes dont vous parlez sont des Hongrois, des Autrichiens, ou des
Milanais.»

Parmi les virtuoses et compositeurs de Prague qui n'appartiennent ni au
Théâtre, ni au Conservatoire, ni à l'Académie de chant, je citerai
Dreyschock, Pischek et le vénérable Tomaschek. J'ai eu déjà souvent
l'occasion de parler des deux premiers dont la réputation est
européenne. Je les ai entendus l'un et l'autre maintes fois à Vienne, à
Pesth, à Francfort et ailleurs, mais jamais à Prague. Ayant été, à ce
qu'il paraît, mal accueillis de leurs compatriotes, lorsqu'ils se sont
fait entendre d'eux pour la première fois, Dreyschock et Pischek ont
résolu de ne jamais, à l'avenir, exposer leur talent à l'appréciation ou
à la dépréciation des Bohêmes. Nul n'est prophète chez soi; cette
vérité est de tous les temps et de tous les pays. Néanmoins les Pragois
commencent à prêter l'oreille aux rumeurs admiratives qui, sous mille
formes et de mille points de l'horizon, leur répètent ces mots:
Dreyschock est un pianiste admirable! Pischek est l'un des premiers
chanteurs de l'Europe!» et ils soupçonnent qu'ils pourraient bien avoir
été injustes envers eux.

M. Tomaschek est un compositeur fort connu en Bohême et même à Vienne,
où ses œuvres sont bien appréciées. N'ayant pas les mêmes raisons que
Dreyschock et Pischek pour tenir rigueur aux habitants de Prague, il ne
se refuse jamais à leur faire entendre ses compositions quand l'occasion
s'en présente. J'ai assisté à un concert où sur trente-deux morceaux il
y en avait trente-un de M. Tomaschek. Dans ce nombre on me signala
d'avance, et je l'eusse bien remarquée sans cela, une nouvelle musique
du _Roi des Aulnes_, entièrement différente de celle de Schubert.
Quelqu'un (il y a des gens qui trouvent à redire à tout) comparant
l'accompagnement de ce morceau à celui de l'œuvre de Schubert qui
reproduit si bien le galop furibond du cheval de la ballade, prétendait
que M. Tomaschek avait imité l'allure paisible d'un bidet de curé; mais
un critique plus intelligent et plus capable que son voisin de juger de
la philosophie des choses d'art, mit à néant cette ironie, et répondit
avec beaucoup de bon sens: «C'est précisément parce que Schubert a fait
courir si rudement ce malheureux cheval qu'il est devenu fourbu, et
qu'on se voit forcé maintenant de le mener au pas!» M. Tomaschek écrit
depuis trente ans au moins; le catalogue de ses productions doit en
conséquence être formidable.

Il me reste à citer une aimable virtuose dont le talent trop rare en
Allemagne, m'a été personnellement d'un grand secours. Il s'agit de
mademoiselle Claudius, harpiste de première force, excellente
musicienne et la meilleure élève de Parish-Alvars. Mademoiselle
Claudius, possède en outre une voix remarquable et chante souvent avec
un brillant succès des solos à l'Académie de chant dont elle fait
partie.

Que vous dirai-je du _public_?... On rapporte que Louis XIV, voulant
complimenter Boileau au sujet de ses vers sur le passage du Rhin, lui
dit: «Je vous louerais beaucoup si vous ne m'aviez pas tant loué.» Je
suis dans le même embarras que le grand roi; je ferais un bel éloge de
la sagacité, de la rapidité de conception et de la sensibilité du public
de Prague, s'il ne m'avait pas si bien traité. Je puis dire cependant,
car c'est de notoriété publique, que les Bohêmes sont, en général, les
meilleurs musiciens de l'Europe et que l'amour sincère et le vif
sentiment de la musique sont répandus chez eux dans toutes les classes
de la société. Il est venu, non-seulement des gens du peuple de Prague,
mais même des paysans, au concert que j'ai donné au théâtre, la modicité
des prix de certaines places les leur rendant accessibles; et, par les
exclamations d'une naïveté singulière qui leur échappaient au moment des
effets les plus inattendus, j'ai pu juger de l'intérêt que ces auditeurs
prenaient à mes tentatives musicales, et que leur mémoire bien meublée
leur permettait d'établir des comparaisons entre le connu et l'inconnu,
l'ancien et le nouveau, bon ou mauvais. Vous n'exigerez pas, mon cher
ami, que je fasse ici un exposé de mes opinions sur le public en
général; un livre ne suffirait pas à l'étude approfondie de cet être
multiple, juste ou injuste, raisonnable ou capricieux, naïf ou
malicieux, enthousiaste ou moqueur, si facile à entraîner et si rebelle
parfois, qu'on nomme le public. Et un livre, d'ailleurs, fût-il consacré
tout entier à chercher la solution du problème, on ne serait pas plus
avancé, très-probablement, à la dernière page qu'à la première.
Voltaire lui-même y a perdu son ironie; et après avoir demandé _combien
il faut de sots pour faire un public_, il a fini sa carrière en se
laissant couronner par ces même sots au Théâtre-Français, et par se
trouver prodigieusement heureux de leurs suffrages. Ainsi donc brisons
là, et laissons le public être ce qu'il est, une mer toujours plus ou
moins agitée, mais dont les artistes doivent redouter le calme plat
mille fois plus que les tempêtes.

J'ai donné six concerts à Prague, soit au théâtre, soit dans la salle de
Sophie. Au dernier, je me souviens d'avoir eu la joie de faire entendre
pour la première fois à Liszt ma symphonie de _Roméo et Juliette_. On
connaissait déjà à Prague plusieurs fragments de cet ouvrage, qui ne
donna point lieu à de violentes polémiques, peut-être parce qu'il en
avait soulevé de très-vives à Vienne, car le fait de la rivalité des
deux villes en matière de goût musical est incontestable. L'exécution
vocale en fut excellente et grandiose, un seul accident la dépara. La
jeune personne chargée de la partie de contralto-solo, n'avait encore
jamais chanté en public. Malgré son extrême timidité, tout alla bien
tant qu'elle se sentit soutenue par quelques autres voix ou des
instruments; mais arrivée au passage du prologue:

        «Le jeune Roméo plaignant sa destinée»

solo véritable, sans aucun accompagnement, sa voix commença à trembler
et à baisser tellement, qu'à la fin de la période, où la harpe rentre
sur l'accord de _mi_ naturel majeur, elle était arrivée dans une
tonalité inconnue, plus basse que _mi_ d'un ton et un quart.
Mademoiselle Claudius, placée à côté de mon pupitre, n'osait toucher les
cordes de sa harpe. Enfin, après un instant d'hésitation:

«--Dois-je donner l'accord de _mi_? me demanda-t-elle à voix basse.

--Sans doute, il faut bien que nous sortions de là.»

Et l'accord inexorable jaillit, frémissant et sifflant, comme une
cuillerée de plomb fondu versé dans de l'eau froide. La pauvre petite
cantatrice faillit se trouver mal en se sentant si brusquement ramenée
sur la bonne route, et comme elle ne comprenait pas le français, je ne
pouvais recourir à mon éloquence pour la rassurer. Heureusement elle
parvint à reprendre son sang-froid avant les strophes: _Premiers
transports_, qu'elle chanta avec beaucoup d'âme et une justesse
irréprochable. Strakaty rendit on ne peut mieux le rôle du père
Laurence, il y mit de l'onction et un véritable enthousiasme dans le
finale. Ce jour-là, après avoir fait recommencer plusieurs morceaux, le
public en demanda un autre que les musiciens me conjurèrent de ne pas
répéter. Mais les cris continuant, M. Mildner tira sa montre et
l'élevant ostensiblement devant lui, on comprit que l'heure avancée ne
permettrait pas à l'orchestre de rester jusqu'à la fin du concert, si le
morceau redemandé était exécuté une seconde fois: il y avait opéra le
soir à sept heures. Cette savante pantomime nous sauva. À la fin de la
séance, comme je priais Liszt de me servir d'interprète pour remercier
ces excellents chanteurs qui, pendant trois semaines, s'étaient livrés à
une si scrupuleuse étude de mes chœurs, et les avaient si vaillamment
chantés, il fut abordé par plusieurs d'entre eux qui venaient, au nom de
leurs camarades, lui faire la proposition inverse. Et après quelques
mots échangés en allemand, Liszt se tournant vers moi me dit:

«--Ma commission n'est plus la même, ce sont ces messieurs qui me prient
de te remercier du plaisir que tu leur as fait en leur confiant
l'exécution de ton ouvrage, et de t'exprimer leur joie de te voir
content.»

Ce fut en effet une journée pour moi, j'en compte peu de pareilles dans
mes souvenirs.

À l'exemple du banquet auquel les artistes et les amateurs de Vienne
m'avaient offert le bâton de mesure en vermeil dont je vous ai parlé, il
y eut ensuite un souper, où ceux de Prague voulurent bien me faire
présent d'une coupe en argent. La plupart des virtuoses, critiques et
amateurs de la ville s'y trouvaient; j'eus même le plaisir de voir parmi
ces derniers un compatriote, le spirituel et bienveillant prince de
Rohan. Liszt fut, à l'unanimité, désigné pour porter la parole à la
place du président à qui la langue française n'était pas assez
familière. Au premier toast, il me fit, au nom de l'assemblée, une
allocution d'un quart d'heure au moins, avec une chaleur d'âme, une
abondance d'idées et un choix d'expressions qu'envieraient bien des
orateurs, et dont je fus vivement touché. Malheureusement s'il parla
bien il but de même; la perfide coupe inaugurée par les convives, versa
de tels flots de vin de Champagne que toute l'éloquence de Liszt y fit
naufrage. Belloni[113] et moi nous étions encore dans les rues de Prague
à deux heures du matin, occupés à le persuader d'attendre le jour pour
se battre (il le voulait absolument) au pistolet, à deux pas, avec un
Bohême qui avait _mieux_ bu que lui. Le jour venu nous n'étions pas sans
inquiétude pour Liszt dont le concert avait lieu à midi. À onze heures
et demie il dormait encore, on l'éveille enfin, il monte en voiture,
arrive à la salle de concert, reçoit en entrant une triple bordée
d'applaudissements, et joue comme de sa vie, je crois, il n'avait encore
joué.

Il y a un Dieu pour les... pianistes.

Adieu, mon cher Ferrand, vous ne vous plaindrez pas, je le crains, du
laconisme de mes lettres. Je n'ai pourtant pas dit encore tout ce que je
sens d'affectueux regrets pour Prague et ses habitants; mais j'ai pour
la musique une passion sérieuse, vous le savez, et vous pouvez, d'après
cela, juger si j'aime les Bohêmes. _Ô Praga! quando te aspiciam!_



LIV

Concert à Breslau.--Ma légende de la _Damnation de
Faust_.--Le livret.--Les critiques patriotes allemands.--Exécution
de la _Damnation de Faust_, à Paris.--Je me
décide à partir pour la Russie.--Bonté de mes amis.


Dans les lettres précédentes à M. H. Ferrand, je n'ai rien dit de mon
voyage à Breslau. Je ne sais pourquoi je me suis abstenu d'en faire
mention, car mon séjour dans cette capitale de la Silésie me fut à la
fois utile et agréable. Grâce au concours chaleureux que me prêtèrent
plusieurs personnes, entre autres M. Kœttlitz, jeune artiste d'un grand
mérite, M. le docteur Naumann, médecin distingué et savant amateur de
musique, et le célèbre organiste Hesse, je parvins à donner, dans la
salle de l'Université (Aula Leopoldina), un concert dont les résultats
furent excellents sous tous les rapports. Des auditeurs étaient accourus
des campagnes et des bourgs voisins de Breslau; la recette dépassa de
beaucoup celles que je faisais ordinairement dans les villes allemandes,
et le public fit à mes compositions le plus brillant accueil. J'en fus
d'autant plus heureux que, le lendemain de mon arrivée, j'avais assisté
à une séance musicale pendant laquelle l'auditoire ne s'était pas un
seul instant départi de sa froideur, et où j'avais vu le silence le
plus complet succéder à l'exécution de merveilles, même, telles que la
symphonie en _ut_ mineur de Beethoven. Comme je m'étonnais de ce
sang-froid, dont je n'ai, il est vrai, jamais vu d'exemple autre part,
et que je me récriais sur une pareille réception faite à Beethoven:
«Vous vous trompez, me dit une dame très-enthousiaste elle-même, à sa
manière, du grand maître, le public admire ce chef-d'œuvre autant qu'il
soit possible de l'admirer; et si on ne l'applaudit pas, _c'est par
respect_!» Ce mot, qui serait d'un sens profond à Paris, et partout où
les honteuses manœuvres de la claque sont en usage, m'inspira, je
l'avoue, de vives inquiétudes. J'eus grand'peur d'être respecté.
Heureusement il n'en fut rien; et le jour de mon concert, l'assemblée,
au respect de laquelle je n'avais pas, sans doute, de titres suffisants,
crut devoir me traiter selon l'usage vulgaire adopté dans toute l'Europe
pour les artistes aimés du public, et je fus applaudi de la façon la
plus irrévérencieuse.

Ce fut pendant ce voyage en Autriche, en Hongrie, en Bohême et en
Silésie que je commençai la composition de ma légende de _Faust_, dont
je ruminais le plan depuis longtemps. Dès que je me fus décidé à
l'entreprendre, je dus me résoudre aussi à écrire moi-même presque tout
le livret; les fragments de la traduction française du _Faust_ de Gœthe
par Gérard de Nerval, que j'avais déjà mis en musique vingt ans
auparavant, et que je comptais faire entrer, en les retouchant, dans ma
nouvelle partition, et deux ou trois autres scènes écrites sur mes
indications par M. Gandonnière, avant mon départ de Paris, ne formaient
pas dans leur ensemble la sixième partie de l'œuvre.

J'essayai donc, tout en roulant dans ma vieille chaise de poste
allemande, de faire les vers destinés à ma musique. Je débutai par
l'invocation de Faust à la Nature, ne cherchant ni à traduire, ni même
à imiter le chef-d'œuvre, mais à m'en inspirer seulement et à en
extraire la substance musicale qui y est contenue. Et je fis ce morceau
qui me donna l'espoir de parvenir à écrire le reste:

    «Nature immense, impénétrable et fière!
    Toi seule donnes trêve à mon ennui sans fin!
    Sur ton sein tout-puissant je sens moins ma misère,
    Je retrouve ma force et je crois vivre enfin.
    Oui, soufflez, ouragans, criez, forêts profondes,
    Croulez, rochers, torrents, précipitez vos ondes!
    À vos bruits souverains, ma voix aime à s'unir.
    Forêts, rochers, torrents, je vous adore! mondes
    Qui scintillez, vers vous s'élance le désir
    D'un cœur trop vaste et d'une âme altérée
    D'un bonheur qui la fuit.»

Une fois lancé, je fis les vers qui me manquaient au fur et à mesure que
me venaient les idées musicales, et je composai ma partition avec une
facilité que j'ai bien rarement éprouvée pour mes autres ouvrages. Je
l'écrivais quand je pouvais et où je pouvais; en voiture, en chemin de
fer, sur les bateaux à vapeur, et même dans les villes, malgré les soins
divers auxquels m'obligeaient les concerts que j'avais à y donner. Ainsi
dans une auberge de Passau, sur les frontières de la Bavière, j'ai écrit
l'introduction:

    «Le vieil hiver a fait place au printemps.»

à Vienne, j'ai fait la scène des bords de l'Elbe, l'air de
Méphistophélès:

    «Voici des roses,»

et le ballet des Sylphes. J'ai dit à quelle occasion et comment je fis
en une nuit, à Vienne également, la marche sur le thème hongrois de
Rákóczy. L'effet extraordinaire qu'elle produisit à Pesth, m'engagea à
l'introduire dans ma partition de _Faust_, en prenant la liberté de
placer mon héros en Hongrie au début de l'action, et en le faisant
assister au passage d'une armée hongroise à travers la plaine où il
promène ses rêveries. Un critique allemand a trouvé fort étrange que
j'aie fait voyager Faust en pareil lieu. Je ne vois pas pourquoi je m'en
serais abstenu, et je n'eusse pas hésité le moins du monde à le conduire
partout ailleurs s'il en fût résulté quelque avantage pour ma partition.
Je ne m'étais pas astreint à suivre le plan de Gœthe, et les voyages les
plus excentriques peuvent être attribués à un personnage tel que Faust,
sans que la vraisemblance en soit en rien choquée. D'autres critiques
allemands ayant plus tard repris cette singulière thèse et m'attaquant
avec plus de violence au sujet des modifications apportées dans mon
livret au texte et au plan du _Faust_ de Gœthe, (comme s'il n'y avait
pas d'autres _Faust_ que celui de Gœthe[114] et comme si on pouvait
d'ailleurs mettre en musique un tel poëme tout entier, et sans en
déranger l'ordonnance) j'eus la bêtise de leur répondre dans
l'avant-propos de la _Damnation de Faust_. Je me suis souvent demandé
pourquoi ces même critiques ne m'ont adressé aucun reproche pour le
livret de ma symphonie de _Roméo et Juliette_, peu semblable à
l'immortelle tragédie! C'est sans doute parce que _Shakespeare n'est pas
Allemand_. Patriotisme! Fétichisme! Crétinisme!

À Pesth, à la lueur du bec de gaz d'une boutique, un soir que je m'étais
égaré dans la ville, j'ai écrit le refrain en chœur de la _Ronde des
paysans_.

À Prague, je me levai au milieu de la nuit pour écrire un chant que je
tremblais d'oublier, le chœur d'anges de l'apothéose de Marguerite:

    «Remonte au ciel, âme naïve
    Que l'amour égara.»

À Breslau, j'ai fait les paroles et la musique de la chanson latine des
étudiants:

    «Jam nox stellata velamina pandit.»

De retour en France, étant allé passer quelques jours près de Rouen à la
campagne de M. le baron de Montville, j'y composai le grand trio:

    «Ange adoré dont la céleste image.»

Le reste a été écrit à Paris, mais toujours à l'improviste, chez moi, au
café, au jardin des Tuileries, et jusque sur une borne du boulevard du
Temple. Je ne cherchais pas les idées, je les laissais venir, et elles
se présentaient dans l'ordre le plus imprévu. Quand enfin l'esquisse
entière de la partition fut tracée, je me mis à retravailler le tout, à
en polir les diverses parties, à les unir, à les fondre ensemble avec
tout l'acharnement et toute la patience dont je suis capable, et à
terminer l'instrumentation qui n'était qu'indiquée çà et là. Je regarde
cet ouvrage comme l'un des meilleurs que j'aie produits; le public
jusqu'à présent paraît être de cet avis.

Ce n'était rien de l'avoir écrit, il fallait le faire entendre; et ce
fut alors que commencèrent mes déboires et mes malheurs. La copie des
parties d'orchestre et de chant me coûta une somme énorme; ensuite les
nombreuses répétitions que je fis faire aux exécutants et le prix
exorbitant de seize cents francs que je dus payer pour la location du
théâtre de l'Opéra-Comique, l'unique salle qui fût alors à ma
disposition, m'engagèrent dans une entreprise qui ne pouvait manquer de
me ruiner. Mais j'allais toujours, soutenu par un raisonnement spécieux
que tout le monde eût fait à ma place. «Quand j'ai fait exécuter pour la
première fois _Roméo et Juliette_, au Conservatoire, me disais-je,
l'empressement du public à venir l'entendre fut tel qu'on dut faire _des
billets de corridors_ pour placer l'excédant de la foule lorsque la
salle fut remplie; et malgré l'énormité des frais de l'exécution, il me
resta un petit bénéfice. Depuis cette époque mon nom a grandi dans
l'opinion publique, le retentissement de mes succès à l'étranger lui
donne en outre en France une autorité qu'il n'avait pas auparavant; le
sujet de _Faust_ est célèbre tout autant que celui de _Roméo_, on croit
généralement qu'il m'est sympathique et que je dois l'avoir bien traité.
Tout fait donc espérer que la curiosité sera grande pour entendre cette
nouvelle œuvre plus vaste, plus variée de tons que ses devancières, et
que les dépenses qu'elle me cause seront au moins couvertes...»
Illusion! Depuis la première exécution de _Roméo et Juliette_ des années
s'étaient écoulées, pendant lesquelles l'indifférence du public
parisien, pour tout ce qui concerne les arts et la littérature, avait
fait des progrès incroyables. Déjà à cette époque il ne s'intéressait
plus assez, à une œuvre musicale surtout, pour aller s'enfermer en plein
jour (je ne pouvais donner mes concerts le soir) dans le théâtre de
l'Opéra-Comique que le monde _fashionable_ d'ailleurs ne fréquente pas.
C'était à la fin de novembre (1846), il tombait de la neige, il faisait
un temps affreux; je n'avais pas de cantatrice à la mode pour chanter
Marguerite; quant à Roger qui chantait Faust et à Herman Léon chargé du
rôle de Méphistophélès, on les entendait tous les jours dans ce même
théâtre, et ils n'étaient pas _fashionables_ non plus. Il en résulta que
je donnai _Faust_ deux fois avec une demi-salle. Le beau public de
Paris, celui qui va au concert, celui qui est censé s'occuper de
musique, resta tranquillement chez lui, aussi peu soucieux de ma
nouvelle partition que si j'eusse été le plus obscur élève du
Conservatoire; et il n'y eut pas plus de monde à l'Opéra-Comique à ces
deux exécutions, que si l'on y eût représenté le plus mesquin des opéras
de son répertoire.

Rien dans ma carrière d'artiste ne m'a plus profondément blessé que
cette indifférence inattendue. La découverte fut cruelle, mais utile au
moins, en ce sens que j'en profitai, et que, depuis lors, il ne m'est
pas arrivé d'aventurer vingt francs sur la foi de l'amour du public
parisien pour ma musique. J'espère bien que cela ne m'arrivera pas non
plus à l'avenir[115], dussé-je vivre encore cent ans. J'étais ruiné; je
devais une somme considérable, que je n'avais pas. Après deux jours
d'inexprimables souffrances morales, j'entrevis le moyen de sortir
d'embarras par un voyage en Russie. Mais pour l'entreprendre, encore
fallait-il de l'argent; il m'en fallait d'autant plus que je ne voulais
pas, en quittant Paris, y laisser la moindre dette. Alors de cette
difficile circonstance surgirent pour moi de bien douces consolations,
que la cordialité de mes amis vint m'apporter. Dès qu'on sut que j'étais
obligé d'aller à Saint-Pétersbourg pour tâcher de réparer les pertes que
mon dernier ouvrage m'avait fait éprouver à Paris, de toutes parts je
reçus des offres de service. M. Bertin me fit avancer mille francs par
la caisse du _Journal des Débats_; parmi mes amis, les uns me prêtèrent
cinq cents francs, d'autres six ou sept cents; un jeune Allemand, M.
Friedland, que j'avais connu à Prague, à mon dernier voyage en Bohême,
m'avança douze cents francs; Sax, malgré ses propres embarras, en fit
autant; enfin le libraire Hetzel, qui depuis a joué un rôle
très-honorable dans le gouvernement républicain, et qui n'était alors
pour moi qu'une simple connaissance, me rencontrant par hasard dans un
café, me dit:

«--Vous allez en Russie?

--Oui...

--C'est un voyage fort dispendieux, surtout en hiver; si vous avez
besoin d'un billet de mille francs, permettez-moi de vous l'offrir!...»

J'acceptai aussi franchement que l'excellent Hetzel m'offrait, et je pus
ainsi faire face à tout, et fixer le jour de mon départ.

Je crois avoir déjà fait cette remarque, mais je ne crains pas de la
reproduire, que si j'ai rencontré bien des gredins et bien des drôles
dans ma vie, j'ai été singulièrement favorisé en sens contraire, et que
peu d'artistes ont trouvé autant que moi de bons cœurs et de généreux
dévouements.

Chers et excellents hommes, qui, sans doute, avez dès longtemps oublié
votre noble conduite à mon égard, laissez-moi vous la rappeler ici, vous
en remercier avec effusion, vous serrer la main, et vous dire avec quel
bonheur intime je pense aux obligations que je vous ai!!!



VOYAGE EN RUSSIE

Le courrier prussien--M. Nernst.--Les traîneaux.--La
neige.--Stupidité des corbeaux.--Les comtes Wielhorski.--Le
général Lwoff.--Mon premier concert.--L'Impératrice.--Je
fais fortune.--Voyage à Moscou.--Obstacle
grotesque.--Le grand Maréchal.--Les jeunes mélomanes.--Les
canons du Kremlin.


Pour pouvoir donner sans obstacle des concerts tels que les miens à
Saint-Pétersbourg, il faut choisir l'époque du grand carême, pendant
laquelle les théâtres sont fermés et qui embrasse tout le mois de mars.
Je partis donc de Paris, le 14 février 1847. Le sol y était couvert de
six pouces de neige, et jusqu'à Saint-Pétersbourg où j'arrivai quinze
jours après, je ne la perdis pas un seul instant de vue. Il en était
même tombé une telle abondance en Belgique, que le convoi du chemin de
fer sur lequel je me trouvais fut obligé de rester plusieurs heures à
Tirlemont pendant que des ouvriers déblayaient la voie. On juge de ce
que j'eus à souffrir du froid la semaine suivante quand je fus parvenu
de l'autre côté du Niémen.

Je ne m'arrêtai que quelques heures à Berlin où je sollicitai du roi de
Prusse une lettre de recommandation pour sa sœur l'Impératrice de
Russie, lettre qu'avec sa bonté ordinaire, le roi m'envoya
immédiatement.

J'eus le malheur, en allant en poste de Berlin à Tilsitt, d'avoir un
courrier mélomane, qui me tourmenta beaucoup pendant tout le temps que
je passai dans sa voiture à côté de lui. Cet homme n'eut pas plus tôt vu
mon nom sur sa feuille de route, qu'il conçut le projet de m'exploiter
chemin faisant, voici comment. Il avait la fureur de composer des polkas
et des valses pour le piano. Il s'arrêtait en conséquence, et
quelquefois fort longuement, aux stations de la poste, où, pendant qu'on
le croyait occupé à régler ses comptes avec le directeur, il employait
son temps à régler du papier de musique sur lequel il écrivait la
mélodie dansante qu'il avait sifflotée entre ses dents pendant les trois
dernières heures. Après quoi, remontant en voiture, il daignait donner
l'ordre du départ, et me présentait aussitôt sa polka ou sa valse avec
un crayon pour que j'en écrivisse la basse et l'harmonie. Puis cette
basse écrite, c'étaient des commentaires sans fin, des pourquoi, des
comment, des étonnements et des ravissements qui m'avaient fort diverti
la première fois, mais qui, à la seconde et à la troisième, me firent
maudire de bon cœur le peu de notions de mon brave courrier en musique
et en langue française. Ce n'est pas en France que j'eusse éprouvé un
pareil accident! En arrivant à Tilsitt, je demandai le maître de poste
M. Nernst; je dirai tout à l'heure par quel hasard je savais son nom et
comptais sur son obligeance. On m'indique son cabinet, j'entre, je vois
un gros homme, coiffé d'une casquette de drap, dont la figure sévère
décelait pourtant de l'esprit et de la bonté. Il était assis sur un
siège élevé qu'il ne quitta point à mon entrée.

«M. Nernst? dis-je en le saluant.

--C'est moi, monsieur; à qui ai-je l'honneur de parler?

--À M. Hector Berlioz.

--Ah! rien que ça! s'écrie-t-il en bondissant hors de son siège, et
retombant debout devant moi sa casquette à la main.

Et aussitôt le digne homme de m'accabler de politesses et de prévenances
de toute espèce, qui redoublèrent quand je lui eus appris de quelle part
je me présentais. «Ne manquez pas en passant à Tilsitt de demander M.
Nernst, le directeur de la poste, m'avait dit à Paris un de mes amis,
c'est un homme excellent, instruit d'ailleurs et lettré, et qui peut
vous être fort utile.» L'ami qui me faisait cette recommandation la
veille de mon départ, au coin d'une rue où je l'avais rencontré à onze
heures du soir, était H. de Balzac, qui, peu de temps auparavant, avait
fait lui-même le voyage de Russie. En apprenant que j'allais à
Saint-Pétersbourg pour y donner des concerts: «Vous en reviendrez avec
cent cinquante mille francs, m'avait dit très-sérieusement de Balzac, je
connais le pays, vous _ne pouvez pas_ en rapporter moins.» Ce grand
esprit avait la faiblesse de voir partout des fortunes à faire, fortunes
qu'il eût volontiers demandé à un banquier de lui escompter, tant il les
croyait assurées. Il ne rêvait que millions, et les innombrables
déceptions qu'il a essuyées en ce genre toute sa vie n'ont pu le
désabuser sur ce perpétuel mirage. Je souris à une telle appréciation
des résultats futurs de mon voyage, sans paraître douter de sa justesse.
On verra bientôt que si mes concerts de Saint-Pétersbourg et de Moscou
produisirent plus que je n'avais espéré, je _pus_ cependant rapporter de
Russie beaucoup moins que les cent cinquante mille francs prédits par de
Balzac.

Ce rare écrivain, cet incomparable anatomiste du cœur de la société
française de notre époque, fut, on le pense bien, pour M. Nernst et pour
moi un sujet fécond de conversation. M. Nernst me donna sur de Balzac,
sur ses espérances de mariage et sur ses affections en Gallicie, des
détails qui m'intéressèrent vivement. Il est au reste, du petit nombre
d'étrangers à qui il est permis d'admirer de Balzac avec passion, car il
sait le français au point de pouvoir comprendre sa prose. Je me souviens
qu'à mon retour en France, comme je racontais dans ma famille cet
épisode de mon voyage, à l'exclamation de _rien que ça!_ échappée à M.
Nernst en m'entendant nommer, mon père partit d'un éclat de rire. Il
était pourtant alors déjà bien affaibli, bien souffrant et bien triste.
Mais l'orgueil naïf, que lui causait, en dépit de toute sa philosophie,
cette preuve originale de la célébrité de son fils, se décelait ainsi
presque malgré lui.

«--Rien que ça! répétait-il, en redoublant de rires. C'est à Tilsitt,
dis-tu?

--Oui, sur le bord du Niémen, à l'extrême frontière de la Prusse.

--Rien que ça!»

Et ses rires recommençaient.

Après quelques heures de repos ainsi employées à Tilsitt, muni des
instructions de M. Nernst et réchauffé par quelques verres d'un
excellent curaçao qu'il ne se lassait pas de m'offrir, j'entrepris la
partie la plus pénible du voyage. Une voiture de poste me conduisit
jusque sur la frontière russe, à Taurogen; là il fallut m'enfermer dans
un traîneau de fer que je ne devais plus quitter jusqu'à
Saint-Pétersbourg, et où j'allais éprouver pendant quatre rudes journées
et autant d'effroyables nuits des tourments dont je ne soupçonnais pas
l'existence.

En effet, dans cette boîte métallique hermétiquement fermée, où la
poussière de neige parvient à s'introduire néanmoins et vous blanchit la
figure, on est presque sans cesse secoué avec violence, comme sont les
grains de plomb dans une bouteille qu'on nettoie. De là force contusions
à la tête et aux membres, causées par les chocs qu'on reçoit à chaque
instant des parois du traîneau. De plus on y est pris d'envies de vomir
et d'un malaise que je crois pouvoir appeler _le mal de neige_ à cause
de sa ressemblance avec le mal de mer.

On croit généralement dans nos climats tempérés que les traîneaux
russes, emportés par de rapides chevaux, glissent sur la neige comme ils
feraient sur la glace d'un lac; on se fait en conséquence une idée
charmante de cette manière de voyager. Or, voici la vérité là-dessus:
quand on a le bonheur de rencontrer un terrain uni, couvert d'une neige
vierge ou battue partout également, le traîneau court en effet d'une
façon rapide et parfaitement horizontale. Mais on ne trouve pas deux
lieues sur cent de chemin pareil. Tout le reste, bouleversé, creusé de
petites vallées transversales par les chariots des paysans qui, à cette
époque dite du _traînage_ traînent des masses considérables de bois,
ressemble à une mer en tourmente dont les flots auraient été solidifiés
par le froid. Les intervalles qui séparent ces vagues de neige forment
de véritables fossés profonds, où le traîneau, hissé d'abord avec effort
jusqu'au sommet de la vague, retombe brusquement, avec une rudesse et un
fracas capables de vous décrocher le cerveau; surtout pendant la nuit,
quand, cédant un instant au sommeil, on n'est plus préparé à recevoir
ces horribles secousses. Si les ondes sont plus égales et moins élevées
le traîneau peut alors les suivre d'une façon régulière, montant et
descendant comme un canot sur les flots de la mer. De là les maux de
cœur et même les vomissements dont j'ai parlé. Je ne dis rien du froid
qui, vers le milieu de la nuit, malgré les sacs de fourrures, les
manteaux, les pelisses dont on est couvert et le foin qui remplit le
traîneau, devient peu à peu intolérable. On se sent alors tout le corps
piqué comme par un million d'aiguilles, et, quoi qu'on en ait, on
tremble de peur de mourir gelé presque autant que de froid.

Quand le brillant soleil de certains jours me permettait d'embrasser
d'un coup d'œil ce morne et éblouissant désert, je ne pouvais m'empêcher
de songer à la trop fameuse retraite de notre pauvre armée disloquée et
saignante; je croyais voir nos malheureux soldats sans habits, sans
chaussures, sans pain, sans eau-de-vie, sans forces morales ni
physiques, blessés pour la plupart, se traînant le jour comme des
spectres, étendus la nuit sans abri, comme des cadavres, sur cette neige
atroce, par un froid plus terrible encore que celui qui m'épouvantait.
Et je me demandais comment un seul d'entre eux a pu résister à de telles
souffrances et sortir vivant de cet enfer glacé... Il faut que l'homme
soit prodigieusement dur à mourir.

Puis, je riais de la stupidité des corbeaux affamés qui suivaient mon
traîneau d'une aile engourdie, se posaient de temps en temps sur la
route pour se gorger de crottin de cheval, se couchaient ensuite sur le
ventre, réchauffant ainsi tant bien que mal leurs pattes à demi gelées;
quand, sans efforts et en quelques heures d'un vol dirigé vers le sud,
ils eussent trouvé doux climat, champs fertiles et pâture abondante. Aux
vrais cœurs de corbeaux la patrie est donc chère? Si toutefois, comme le
disaient nos soldats, on peut appeler cela _une patrie_.

Enfin un dimanche soir, quinze jours après mon départ de Paris, et tout
ratatiné par le froid, j'arrivai dans cette fière capitale du Nord qu'on
nomme Saint-Pétersbourg. D'après ce qu'on m'avait dit en France des
rigueurs de la police impériale, je m'attendais à voir mes ballots de
musique confisqués pour une semaine au moins; ils avaient à peine été
ouverts à la frontière. Loin de là, on ne me demanda pas même au bureau
de police ce qu'ils contenaient, et je pus immédiatement les emporter à
l'hôtel avec moi. Ce fut, je l'avoue, une agréable surprise.

Je n'étais pas installé depuis une heure dans une chambre chaude, quand
un très-aimable et savant amateur de musique, M. de Lenz (voyez dans les
_Soirées de l'orchestre_ l'analyse que j'ai faite de son livre sur
Beethoven), qui m'avait, quelques années auparavant, rencontré à Paris,
vint me souhaiter la bienvenue.

--«Je sors de chez le comte Michel Wielhorski, me dit-il, où nous avons
appris tout à l'heure votre arrivée. Il y a une grande soirée chez lui,
toutes les autorités musicales de Saint-Pétersbourg s'y trouvent
réunies, et le comte m'envoie vous dire qu'il sera charmé de vous
recevoir.

--Mais comment peut-on savoir déjà que je suis ici?

--Enfin... on le sait... Venez, venez.»

Je pris seulement le temps de me dégeler la figure, de me raser et de
m'habiller, et je suivis mon obligeant introducteur chez le comte
Wielhorski.

Je devrais dire les comtes, car ils sont deux frères, aussi intelligents
et aussi chaleureux amis de la musique l'un que l'autre et qui habitent
ensemble. Leur maison est à Saint-Pétersbourg un petit ministère des
beaux-arts, grâce à l'autorité que donne aux comtes Wielhorski leur goût
si justement célèbre, à l'influence qu'ils exercent par leur grande
fortune et leurs nombreuses relations, grâce enfin à la position
officielle qu'ils occupent à la cour auprès de l'Empereur et de
l'Impératrice.

Leur accueil fut d'une charmante cordialité; je fus en quelques heures
présenté par eux aux principaux personnages, aux virtuoses, aux gens de
lettres qui se trouvaient dans leur salon. Je fis là tout de suite
connaissance avec cet excellent Henri Romberg, alors chargé des
fonctions de chef d'orchestre au théâtre italien, et qui, avec une
obligeance incomparable, s'établit dès ce moment mon guide musical à
Saint-Pétersbourg et le régisseur du personnel de mes exécutants. Le
jour de mon premier concert ayant été fixé ce soir même, par le général
Guédéonoff, intendant des théâtres impériaux, la salle de l'assemblée
des nobles étant choisie, le prix des places débattu et fixé à trois
roubles d'argent (12 francs), je me trouvai ainsi, quatre heures à peine
après mon arrivée, _in medias res_. Romberg vint me prendre le
lendemain, et je commençai à courir la ville avec lui, à visiter et à
engager les artistes principaux dont le concours m'était nécessaire. Mon
orchestre fut bientôt formé. Avec l'aide du général Lwoff, aide de camp
de l'Empereur, directeur de la chapelle impériale, compositeur et
virtuose du plus rare mérite, qui m'a donné tout d'abord des preuves de
la plus franche confraternité musicale, nous vînmes aussi promptement à
bout de réunir un chœur considérable et bien composé. Il ne me manquait
plus que deux chanteurs solistes, une basse, et un ténor, pour les deux
premières parties de _Faust_, que j'avais placées dans le programme.
Versing, basse du théâtre allemand se chargea du rôle de Méphistophélès,
et Ricciardi, ténor italien que j'avais autrefois connu à Paris, accepta
celui de Faust; seulement, il dut chanter en français pendant que
Méphistophélès chantait en allemand. Mais le public russe, à qui ces
deux langues sont également familières, accepta très-bien cette
bizarrerie. Pour les choristes qui chantaient en langue allemande, il
fallut recopier toutes les paroles en caractères russes, les seuls qui
leur fussent connus. En outre dès la première répétition, Romberg me
déclara que la traduction allemande de mon _Faust_, que j'avais fait
faire à grands frais à Paris, était détestable et prosodiée de telle
sorte qu'il n'y avait pas moyen de la chanter. Il se hâta, pour ne pas
retarder mon premier concert, de corriger les grosses bévues de ce
mauvais texte; mais je dus me résoudre, quelques semaines après, à
chercher un nouveau traducteur, et j'eus le bonheur de trouver M.
Minzlaff, qui, en sa qualité d'homme d'esprit musicien, s'acquitta
parfaitement de sa tâche, et me tira d'embarras. Ce fut une belle soirée
que celle de mon premier concert dans la salle de l'assemblée de la
noblesse. L'orchestre et le chœur étaient nombreux et bien exercés,
j'avais en outre une bande militaire que le général Lwoff m'avait
procurée en faisant un choix parmi les musiciens de la garde impériale.
Romberg et Maurer, c'est-à-dire les deux maîtres de chapelle de
Saint-Pétersbourg, s'étaient même chargés de la partie des petites
cymbales antiques dans le scherzo de la _Fée Mab_. Il y avait parmi tous
mes artistes, un entrain joyeux, une animation, un zèle, qui me
faisaient bien augurer de l'exécution, et j'avais, en outre, retrouvé au
milieu d'eux un compatriote, l'habile violoncelliste Tajan-Rogé, artiste
véritable et chaleureux, qui me secondait de toute son âme. Mon
programme, composé de l'ouverture du _Carnaval romain_, des deux
premiers actes de _Faust_, du scherzo de la _Fée Mab_ et de l'apothéose
de ma _Symphonie funèbre et triomphale_ fut, en effet, très-bien
exécuté. L'enthousiasme du public nombreux et éblouissant qui
remplissait cette immense salle, dépassa tout ce que j'avais pu rêver en
ce genre, pour _Faust_, surtout. Il y eut des applaudissements, des
rappels, des cris de bis à me donner le vertige. Après la première
partie de _Faust_, l'Impératrice, qui assistait au concert, m'envoya
chercher par le comte Michel Wielhorski, et il fallut comparaître devant
Sa Majesté dans l'état peu convenable ou je me trouvais, rouge, suant,
haletant, ma cravate déformée, enfin, en tenue de bataille musicale.
L'Impératrice me fit le plus flatteur accueil, me présenta aux princes
ses fils, me parla de son frère le roi de Prusse, de l'intérêt qu'il me
portait et dont ses lettres faisaient foi, accorda de grands éloges à ma
musique, en s'étonnant de l'exécution exceptionnelle que j'avais
obtenue. Après un quart d'heure de conversation:

--«Je vous rends à votre auditoire, me dit-elle, il est tellement exalté
que vous ne devez pas trop lui faire attendre la seconde partie du
concert.»

Et je sortis du salon plein de reconnaissance pour toutes ces
gracieusetés impériales.

Après le chœur des Sylphes, l'émotion du public fut vraiment portée à
l'extrême; on ne s'attendait pas à ce genre de musique fine, aérienne,
et si douce qu'il faut prêter l'oreille pour l'entendre. Ce fut, je
l'avoue, un instant enivrant pour moi. J'étais un peu inquiet au sujet
de ma bande militaire, ne la voyant pas arriver pour l'_apothéose_ qui
terminait le concert.

Je craignais qu'en entrant à l'orchestre au milieu d'un morceau, elle ne
produisît quelque tumulte capable d'en compromettre l'effet. J'avais
compté sans la discipline... en me retournant après le scherzo de la
_Fée Mab_ qui, certes, a besoin d'un profond silence pour être entendu,
j'aperçus, rangés debout, leur instrument à la main, mes soixante
musiciens à leur poste. Ils s'étaient introduits et placés sans que
personne les eût remarqués. À la bonne heure!...

Enfin le concert terminé, les embrassades essuyées, une bouteille de
bière bue, je m'avisai de demander le résultat financier de
l'expérience: _Dix-huit mille francs_. Le concert en coûtait six mille,
il me restait douze mille francs de bénéfice net.

J'étais sauvé!

Je me tournai alors machinalement vers le sud-ouest, et ne pus
m'empêcher, en regardant du côté de la France, de murmurer ces mots:
«Ah! chers Parisiens!»

Dix jours après je donnai un second concert avec les mêmes résultats;
j'étais riche. Puis je partis pour Moscou, où m'attendaient des
difficultés matérielles assez étranges, des musiciens du troisième
ordre, des choristes fabuleux, mais un public d'une ardeur et d'une
impressionnabilité au moins égales à la chaleur du public de
Saint-Pétersbourg, et en somme un bénéfice de huit mille francs. Je me
tournai encore vers le sud-ouest après ce concert, je pensai encore à
mes compatriotes blasés et indifférents, et je dis une seconde fois:
«Ah! chers Parisiens!» Heureusement ce ne fut pas la dernière. À Londres
depuis lors, j'ai pu souvent aussi me tourner vers le sud-est...

Aux yeux de beaucoup de gens, un musicien est un homme qui joue de
quelque instrument. Il ne leur est jamais venu en tête qu'il y eût des
musiciens compositeurs, et surtout des compositeurs donnant des concerts
pour faire connaître leurs œuvres. Ces gens-là pensent, sans doute, que
la musique se trouve chez les éditeurs comme les brioches chez les
pâtissiers, et qu'on a seulement la peine de la faire confectionner par
des manœuvres dont c'est l'état. Cette opinion, tout excentrique qu'elle
soit, est fondée dans beaucoup de cas, j'en conviens; elle manque
néanmoins parfois de justesse et de justice. Mais rien n'est bouffon
comme l'étonnement de certaines personnes quand on leur parle d'un
compositeur.

J'ai été presque insulté un jour à Breslau par un bon père de famille
qui voulait absolument me contraindre à donner à son fils des leçons de
violon. J'avais beau protester que ce serait le plus grand des hasards
si je savais jouer de cet instrument, n'ayant jamais touché un archet de
ma vie; il prenait pour fausse monnaie toutes mes paroles et n'y voulait
voir qu'une sorte de grossière mystification:

--«Monsieur, vous croyez parler au célèbre violoniste de Bériot, dont le
nom en effet ressemble beaucoup au mien.

--Monsieur, je viens de lire votre affiche, vous donnez un concert dans
la salle de l'Université après demain, ainsi...

--Oui, monsieur, je donne un concert, mais je n'y joue pas du violon.

--Qu'y faites-vous donc?

--J'y _fais jouer_ du violon, je dirige l'orchestre; enfin allez-y, vous
le verrez.»

Mon homme garda sa colère jusqu'au lendemain, et ce ne fut qu'en sortant
du concert et à force de réflexions qu'il put se rendre compte de la
manière dont un musicien pouvait se produire en public sans figurer
lui-même comme exécutant.

À Moscou, une méprise du même genre fut sur le point d'avoir pour moi de
graves conséquences. La salle de l'assemblée de la noblesse pouvait
seule convenir pour donner mon concert. Voulant en obtenir la
disposition, je me fais conduire chez le grand maréchal du palais de
l'assemblée, respectable vieillard de quatre-vingts ans, et lui expose
l'objet de ma visite.

«--De quel instrument jouez-vous? me dit-il tout d'abord.

--Je ne joue d'aucun instrument.

--En ce cas, comment vous y prenez-vous pour donner un concert?

--Je fais exécuter mes compositions et je dirige l'orchestre.

--Ah! ah! voilà qui est original; je n'ai jamais entendu parler de
concerts semblables. Je vous prêterai volontiers notre grande salle;
mais, comme vous le savez sans doute, tout artiste à qui nous permettons
d'en disposer doit, en retour, s'y faire entendre, après son concert, à
l'une des réunions privées de la noblesse.

--L'assemblée a donc un orchestre qu'elle mettra à mes ordres pour
exécuter ma musique?

--Point du tout.

--Pourtant, comment la faire entendre? On n'exige pas sans doute que je
dépense trois mille francs pour payer les musiciens nécessaires à
l'exécution d'une de mes symphonies dans le concert privé de
l'assemblée? Ce serait un loyer de salle bien cher.

--Alors je suis fâché, monsieur, de vous refuser; je ne puis faire
autrement.»

Et me voilà obligé de m'en retourner avec cette étrange réponse, et la
perspective d'avoir fait un long voyage que l'obstacle le plus singulier
et le plus imprévu allait rendre inutile. Un artiste français, M.
Marcou, établi à Moscou depuis longtemps, se prit à rire au récit que je
lui fis de ma déconvenue; mais comme il connaissait le grand maréchal,
il me proposa de m'accompagner chez lui et de tenter avec moi un nouvel
assaut le lendemain. Seconde visite, second refus; inutiles explications
données par mon compatriote; le grand maréchal secoue sa tête blanche et
reste inexorable. Pourtant, craignant de ne pas parler assez bien le
français, et dans le cas où il aurait mal compris quelque terme de ma
proposition, il va chercher sa femme. Madame la maréchale, dont l'âge
est presque aussi respectable que celui de son mari, mais dont les
traits expriment moins de bienveillance, arrive, me regarde, m'écoute,
et coupe court à la discussion en me disant en français très-rapide,
très-clair et très-net:

--«Nous ne pouvons ni ne voulons contrevenir aux règlements de
l'assemblée. Si nous vous prêtons la salle, vous jouerez un solo
instrumental à notre prochaine réunion. Si vous ne voulez pas le jouer,
on ne vous la prêtera pas.

--Mon Dieu, madame la maréchale, j'ai possédé autrefois un assez joli
talent sur le flageolet, sur la flûte et sur la guitare; choisissez
celui de ces trois instruments sur lequel j'aurai à me faire entendre.
Mais, comme il y a près de vingt-cinq ans que je n'ai touché ni l'un, ni
les autres, je dois vous prévenir que j'en jouerai fort mal. Et, tenez,
si vous vouliez vous contenter d'un solo de tambour, je m'en tirerais
mieux très-probablement.»

Heureusement, un officier supérieur était entré dans le salon pendant
cette scène; bientôt mis au fait de la difficulté, il me prit à part et
me dit:

«--N'insistez pas, monsieur Berlioz, la discussion deviendrait un peu
désagréable pour notre digne maréchal. Veuillez m'envoyer demain votre
demande par écrit et tout s'arrangera, j'en fais mon affaire.»

Je suivis ce conseil, et, grâce à l'obligeant colonel, on fit _pour
cette fois seulement_ une infraction au règlement; mon concert put avoir
lieu, et je ne fus obligé de jouer à la réunion des nobles ni de la
flûte, ni du tambour. Ils l'ont parbleu échappée belle, car plutôt que
de repasser le Volga sans donner mon concert, j'étais décidé à jouer du
galoubet s'il l'eût fallu. Il ne résulta pas moins pour moi du singulier
règlement du club de la noblesse moscovite, règlement dont je n'avais
malheureusement pas entendu parler à Saint-Pétersbourg, une perte
d'argent assez importante; car, après ce concert, annoncé comme _le
seul_ que je me proposais de donner, un grand nombre d'amateurs
sautèrent sur l'estrade de l'orchestre en criant: «Encore un! encore un!
vous ne pouvez pas partir ainsi!» Or, si j'en eusse donné un second, il
m'eût rapporté peut-être plus que le précédent. Mais je n'avais point de
salle; en m'accordant celle de l'assemblée des nobles la clause était
formelle, on n'avait fait exception aux usages que pour une fois, en
faveur de mon ignorance du règlement, et à condition que je n'y
reviendrais pas. Aussi un compositeur!... un homme qui ne joue de
rien!... un bon à rien!... Et pourtant, dans d'autres parties de la
société, dans la classe moyenne surtout, que d'individus plus ou moins
mal doués, dont cette carrière ardue, presque impraticable, est le rêve
le plus cher!

Si la persistance de la vocation musicale dans certaines familles
d'artistes s'explique tout naturellement par l'influence de l'éducation
et de l'exemple, par les facilités que trouvent les enfants à parcourir
une route déjà tracée par leurs parents, et même par des dispositions
naturelles, qui se transmettent aussi quelquefois, comme les traits du
visage, de génération en génération, on ne sait, en revanche, comment
expliquer les singulières fantaisies qui tombent de la lune dans la tête
d'une foule de jeunes gens.

Sans parler de ces amateurs qui s'obstinent à prendre, à un prix
exorbitant, des leçons inutiles, pour vaincre une organisation barbare
sur laquelle la patience et le talent des plus savants maîtres ne
peuvent rien; ni de ces songe-creux persuadés que l'on peut apprendre la
musique par le raisonnement seul, comme on apprend les mathématiques;
sans tenir compte non plus de ces dignes pères qui ont l'idée de faire
leur fils _colonel_ ou grand _compositeur_, on rencontre de bien tristes
exemples de mélomanie chez des êtres que tout semblait devoir garantir
des atteintes de cette maladie mentale.

Je n'en veux citer que deux qu'il m'a été donné d'observer; c'étaient,
je le crains, des cas de mélomanie incurables. L'un de ces malades est
Français, l'autre est Russe.

J'étais seul un jour à Paris et fort préoccupé, quand le premier vint
frapper à la porte de mon cabinet. Je fis entrer. Un jeune homme de
dix-huit ans s'avança tout essoufflé et doublement ému de l'idée qu'il
couvait et d'une course violente.

«--Monsieur, lui dis-je, donnez-vous la peine de vous asseoir.

--Ce n'est rien... je suis un peu... Je viens... (puis, partant comme un
coup de pistolet): Monsieur, j'ai fait un héritage!

--Un héritage? je vous en félicite.

--Oui, j'ai fait un héritage, et je viens vous demander si je ferais
bien de l'employer à me faire compositeur?

--(J'ouvre des yeux...) Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. Mon
Dieu! monsieur, vous me supposez une perspicacité extraordinaire; les
pronostics basés sur des œuvres même assez importantes sont souvent bien
trompeurs. Cependant, si vous m'avez apporté quelque partition...

--Non, je n'ai pas apporté de partition; mais je travaillerai bien, vous
verrez, j'ai tant de goût pour la musique!

--Vous avez déjà écrit quelque chose, sans doute, un fragment de
symphonie, une ouverture, une cantate?...

--Une ouverture?... n... n... non; je n'ai pas fait de cantate non plus.

--Eh bien! avez-vous essayé d'écrire un quatuor?

--Ah! monsieur! un quatuor!...

--Diable! ne faites pas fi du quatuor, c'est peut-être de tous les
genres de musique le plus difficile à bien traiter, et le nombre des
maîtres qui y ont réussi est singulièrement restreint. Mais, sans
chercher si haut, avez-vous à me montrer une simple romance, une
valse?...

--(D'un air presque offensé): Oh! une romance!... non, non, je ne fais
pas de ces choses-là.

--Alors, vous n'avez rien fait?

--Non; mais je travaillerai tant...

--Au moins vous avez terminé vos études d'harmonie et de contre-point,
vous connaissez l'étendue des voix et des instruments?...

--Quant à cela... quant à cela... non, je ne sais pas l'harmonie, ni le
contre-point, ni l'instrumentation, mais vous verrez...

--Pardonnez-moi, monsieur, vous avez dix-huit ou dix-neuf ans, et il est
bien tard pour commencer avec fruit de pareilles études. Enfin, je
suppose que vous savez lire à première vue la musique, que vous pourriez
l'écrire sous la dictée?

--Que je sais le solfège? Ah! par exemple... Eh bien... non, je ne
connais même pas les notes, je ne sais rien du tout; mais j'ai tant de
goût pour la musique, j'aimerais tant à être compositeur! Si vous
vouliez me donner des leçons, je viendrais chez vous deux fois par jour,
je travaillerais la nuit.»

Après un assez long silence employé à maîtriser mon envie de rire, je
fis à mon jeune compositeur un tableau exact et fort peu encourageant
des difficultés qu'il aurait à surmonter pour arriver au talent le plus
médiocre, c'est-à-dire pour parvenir à écrire de détestable musique; je
n'oubliai point l'énumération des obstacles qui l'attendaient lors même
qu'il serait devenu un compositeur d'un ordre très-élevé. Rien n'y fit,
il m'écouta d'un air mécontent et impatient, et se retira avec
l'intention évidente de chercher un autre maître pour lui offrir sa
vocation et... son héritage. Dieu veuille qu'il ne l'ait pas trouvé!

L'autre exemple de mélomanie que j'ai à citer, n'est point ridicule, au
contraire. Je venais de donner à Moscou le concert dont j'ai parlé tout
à l'heure, quand on me remit une lettre écrite en excellent français,
dans laquelle un inconnu me demandait une entrevue. Je m'empressai d'en
fixer le jour et l'heure. Cette fois mon inconnu n'avait pas fait
d'héritage, loin de là. C'était un grand jeune Russe de vingt-deux ans
au moins, d'une figure remarquable, un peu étrange, s'exprimant en
termes choisis et avec cette ardeur fiévreuse et concentrée qui décèle
les enthousiastes. Dès ses premières paroles, je me sentis vivement
intéressé.

«--Monsieur, me dit-il, j'ai une passion immense pour la musique. Je
l'ai apprise tout seul, mais fort incomplètement, ainsi que vous pouvez
le penser. Moscou ne m'offre pas beaucoup de ressources pour mes études,
et je ne suis pas assez riche pour voyager. Mes parents ont inutilement
tenté de me détourner de cette voie. Maintenant, un de nos grands
seigneurs moscovites veut bien me venir en aide. Il a déclaré à mon père
que si un musicien en qui l'on puisse avoir confiance me reconnaissait
des dispositions réelles pour l'art musical, il se chargerait de tous
les frais de mon éducation et m'enverrait la compléter en Allemagne et
en France auprès des meilleurs maîtres. Je viens donc vous prier
d'examiner mes essais, et de m'écrire ensuite franchement l'opinion
qu'ils vous auront donnée de mes facultés. En tous cas, je vous devrai
une reconnaissance éternelle. Mais, si cette opinion m'est favorable,
vous me rendrez la vie; car, je me meurs, monsieur; la contrainte qu'on
me fait subir me tue. Je me sens des ailes et ne puis les ouvrir. C'est
un supplice que vous devez concevoir.

--Oh! certes, monsieur, je devine ce que vous souffrez, et toutes mes
sympathies vous sont acquises. Disposez de moi.

--Mille remercîments. Je vous apporterai demain les ouvrages que je
désire vous soumettre.»

Là-dessus il s'éloigna les yeux enflammés et brillants d'une joie
extatique.

Le lendemain il revint tout autre. Son regard était triste, éteint, et
les symptômes du découragement se lisaient sur son pâle visage.

«--Je ne vous apporte rien, me dit-il; j'ai passé la nuit à examiner mes
manuscrits, aucun ne me semble digne de vous être montré, et franchement
aucun non plus ne représente ce dont je suis capable. Je vais me mettre
à l'œuvre pour vous offrir quelque chose de mieux!

--Malheureusement, repris-je, il me faut retourner après demain à
Saint-Pétersbourg.

--N'importe, je vous enverrai mon nouveau travail. Ah! monsieur, si vous
saviez de quel feu j'ai l'âme brûlée!... de quelle voix l'inspiration
m'appelle parfois!... Alors, je ne puis tenir dans la ville; quelque
froid qu'il fasse, je sors, je vais au loin dans les bois, et là, seul,
en présence de la nature, j'entends tout un monde de merveilles
harmoniques se mouvoir et retentir; et les larmes me gagnent, et je
pousse des cris, je tombe dans des extases qui me donnent un avant-goût
du ciel... On me traite de fou... mais je ne le suis pas, croyez-le
bien, je vous le prouverai.»

Je renouvelai au jeune enthousiaste l'assurance de l'intérêt qu'il
m'inspirait et de mon désir de lui être utile. Mon Dieu, me disais-je
après l'avoir quitté, ne voilà-t-il pas des symptômes d'une organisation
exceptionnelle?... C'est peut-être un homme de génie!... Ce serait un
crime de ne pas l'aider; certes, je me dévouerai à lui corps et âme s'il
le faut; qu'il me donne seulement le moindre point d'appui.

Hélas! j'attendis en vain plusieurs semaines à Saint-Pétersbourg, et il
ne me parvint enfin qu'une lettre dans laquelle le jeune Russe
s'excusait de nouveau de ne point m'envoyer de musique. Mais à son grand
désespoir, écrivait-il, et malgré tous ses efforts, l'inspiration lui
avait fait complètement défaut.

Qu'est-ce que cette froide et modeste appréciation de ses propres
œuvres?... cette impuissance avouée d'un homme qui se croit d'ailleurs
inspiré et puissant? Quel est l'idéal qu'il cherche à atteindre?
qu'a-t-il déjà fait pour en approcher? Qu'y a-t-il enfin dans cette âme
troublée?... Dieu le sait. Mais aussi qu'y a-t-il de commun entre ces
aspirations ardentes vers la musique, plus ou moins bien justifiées et
expliquées par le temps, et le calcul mesquin et la prosaïque ambition
qui poussent tant de jeunes gens dans les classes des conservatoires
pour y embrasser la profession musicale, comme on apprend le métier du
tailleur ou du bottier?... Les mélomanes au moins, si voisins qu'ils
soient de la folie, ne nuisent à personne, et leur manie, quand elle
n'est pas risible, est touchante et poétique; tandis que les
artisans-musiciens font un tort essentiel à l'art et aux artistes,
donnent lieu à de longues et fâcheuses erreurs, et, par leur nombre
autant que par le peu d'élévation de leurs instincts, peuvent corrompre
le goût de toute une nation. Le peuple le plus musical n'est pas celui
chez qui l'on compte le plus de musiciens médiocres, mais bien celui qui
a vu naître le plus de grands maîtres et dont le sentiment de la beauté
musicale est le plus développé.

Malgré tout ce que la ville à demi asiatique de Moscou offre de curieux
et d'intéressant sous le rapport architectural, je l'ai peu étudiée
pendant les trois semaines que j'y ai passées. Les préparatifs de mon
concert m'absorbaient complètement. Grâce au dégel qui sévissait alors
dans toute sa douceur, elle était d'ailleurs peu visitable. Les rues
n'offraient que des cloaques d'eau et de neige fondante, d'où les
traîneaux avaient peine à se tirer. Je n'ai même vu le Kremlin qu'à
l'extérieur. Je me suis borné à compter les grains du collier de canons
qui l'entoure... tristes trophées recueillis sur la trace de notre armée
mourante... Il y en a de toutes sortes, de tous calibres, et de toutes
les nations. Des inscriptions _en langue française_ (atroce ironie!)
désignent même ceux de nos régiments ou ceux des alliés de la France
auxquels ont appartenu les pièces de cette funèbre collection. L'une de
ces pièces a reçu une singulière blessure; elle porte sur la lèvre
l'empreinte d'un boulet russe, qui, après l'avoir frappée à la gueule,
est entré dans le tube, en en labourant l'intérieur. Si la pièce était
chargée au moment de l'accident, je laisse à penser l'étonnement de la
gargousse qu'elle contenait, en recevant un si rude coup de refouloir...
elle a dû croire, l'orgueilleuse, que, reprenant son ancien métier
d'artilleur, l'empereur Napoléon en personne chargeait.

J'ai entendu à Moscou une représentation de l'opéra de Glinka: _La vie
pour le Czar_.

L'immense théâtre était vide (est-il jamais plein?... j'en doute) et la
scène représentait presque constamment des bois de sapins pleins de
neige, des steppes couverts de neige, des hommes blancs de neige. Je
grelotte encore en y pensant. Il y a de fort élégantes et de fort
originales mélodies dans cet ouvrage, mais je dus presque les deviner,
tant l'exécution en était imparfaite. Au reste, il paraît que les études
se font d'une étrange manière dans ce théâtre, malgré le zèle et le
savoir musical de son directeur, M. Verstowski. Je m'en aperçus quand il
fut question de répéter les chœurs des deux premiers actes de _Faust_
qui figuraient dans mon programme.

M'étant rendu dans un salon, où se faisaient d'ordinaire les études
chorales, j'y trouvai une soixantaine d'hommes et de femmes groupés
debout en silence, mais sans maître de chant, sans accompagnateur, et
même sans piano.

«--Eh bien, où est le piano? dis-je, où est le pianiste?

--On ne s'en sert pas ici pour apprendre les chœurs, me répondit-on. On
étudie sans accompagnement, à volonté.

--Diable! quels musiciens! vos choristes sont donc les premiers lecteurs
du monde?

--Oh, non! certes, mais c'est l'usage, et on fait comme on peut.

--Ah ça! c'est une plaisanterie!... Veuillez faire apporter un piano,
j'y tiens; on me passera cette exigence, je suis étranger. Nous
trouverons bien ensuite un accompagnateur; au besoin, je saurai même
frapper quelques accords pour guider et soutenir les voix, et ce sera
toujours mieux que rien.» Au grand étonnement des choristes, le piano
arriva. M. Genista, excellent professeur allemand qui, par hasard se
trouvait là, ayant bien voulu accepter la tâche d'accompagnateur, nous
parvînmes à déchiffrer les chœurs de _Faust_, qui, au bout de quelques
séances semblables, furent appris tant bien que mal. Ma foi, s'il est
vrai que ces choristes parviennent ainsi seuls, à force de tâtonnements,
d'ânonnements, de temps et de résignation, à savoir des opéras entiers,
il faut supposer les Russes doués de facultés particulières, dont les
autres peuples ne soupçonnent pas l'existence. Ils chantèrent encore en
allemand, comme avaient fait leurs confrères de Saint-Pétersbourg. Mais
les soli de Faust et de Méphistophélès dont MM. Léonoff et Slavik (deux
chanteurs russes) avaient eu la bonté de se charger, furent chantés l'un
et l'autre en français... du nord. C'était un progrès, les deux héros du
drame dialoguaient au moins dans le même idiome. M. Grassi, violoniste
sarde établi en Russie, me fut, ainsi que M. Marcou dont j'ai parlé,
d'un grand secours pour l'organisation de ce concert, et Max Bohrer, le
célèbre violoncelliste, arrivé à Moscou en même temps que moi, s'offrit
cordialement à jouer dans mon orchestre. Gracieuseté précieuse, vu le
petit nombre de violoncellistes dont je disposais, et la valeur d'un
pareil exécutant; simplicité d'artiste dont les virtuoses n'ont garde en
général de se rendre coupables en pareil cas.

J'eus maille à partir avec la censure, à propos du programme de mon
concert et de ce couplet de la chanson latine des étudiants dans
_Faust_:

«_Nobis subridente lunâ, per urbem quærentes puellas eamus, uteras
fortunati Cæsares dicamus: Veni, vidi, vici._»

(_Pendant que la lune nous sourit, allons par la ville, cherchant les
jeunes filles, pour que demain, heureux Césars, nous disions: Je suis
venu, j'ai vu, j'ai vaincu_[116].)

M. le censeur déclara ne pouvoir autoriser l'impression d'une chanson
aussi scandaleuse. J'eus beau lui dire que le livret entier de _Faust_
avait été censuré à Saint-Pétersbourg et lui en présenter un exemplaire
revêtu de l'approbation officielle, il me répondit avec humeur: «M. le
censeur de Saint-Pétersbourg fait ce qui lui convient, et je ne suis pas
tenu de l'imiter. Le passage en question est immoral, il doit être
supprimé.» Et il le fut... dans le livret. Je n'allais pas, on peut le
croire, couper un membre à ma partition pour faire œuvre pudibonde,
c'eût été là une vraie immoralité. On chanta donc néanmoins au concert
le couplet prohibé, mais de telle sorte que personne ne le comprit.

Et voilà pourquoi la population de Moscou est demeurée la plus morale de
l'univers, et comment la nuit, malgré tous les sourires de la lune, les
étudiants ne courent pas la ville, cherchant les jeunes filles... en
hiver.

Il y a à Moscou plusieurs amateurs de musique distingués et des
professeurs d'un remarquable talent; parmi lesquels, à côté de ceux que
j'ai déjà nommés, je citerai M. Graziani, fils aîné de l'un des
meilleurs de notre ancien Opéra italien de Paris.

Dans une magnifique institution de jeunes demoiselles, placées
directement sous le patronage de l'Impératrice, les élèves reçoivent
comme complément de leur éducation, une instruction musicale solide et
même un peu grave. Trois des meilleures pianistes, m'y firent entendre
un vieux triple concerto en _ré mineur_ pour le clavecin, de ***, ce qui
est fort grave, on en conviendra. Et pourtant leur maître, M. Reinhart,
est un homme aimable, spirituel et bon musicien. Je suis même persuadé
qu'en faisant exécuter ce morceau par ses élèves, il n'avait pas
l'intention de m'être désagréable.

Il y avait aussi à Moscou, à cette époque, un charmant petit prodige, le
fils de madame la princesse Olga Dolgorouki, âgé de dix ans, qui
m'effraya par la passion intelligente avec laquelle il chantait des
scènes dramatiques des grands maîtres et des romances de sa composition.

Comblé des politesses de plusieurs familles moscovites et d'une famille
française établie à Moscou, je dus, aussitôt après le concert, repartir
pour la capitale de l'empire. J'y étais attendu pour diriger les études
de ma symphonie de _Roméo et Juliette_ que M. Guédéonoff m'avait promis
de faire splendidement exécuter au grand théâtre.



LVI

Retour à Saint-Pétersbourg.--Deux exécutions de _Roméo et
Juliette_ au grand théâtre.--Roméo dans son cabriolet.--Ernst.--Nature
de son talent.--L'action rétroactive de la
musique.


En arrivant sur les bords du Volga, je vis pour la première fois la
débâcle d'un fleuve de Russie au dégel. Il fallut rester cinq heures sur
la rive gauche à attendre que la masse des glaces fût moins compacte; et
quand enfin la traversée fut tentée dans une barque qu'on faisait exprès
osciller de droite à gauche et de gauche à droite pour faciliter son
passage au travers des blocs, le mouvement lent mais irrésistible des
glaçons, la petite crépitation mystérieuse qu'ils produisaient en
flottant, la charge excessive du bateau encombré de malles, l'air
inquiet et les cris de nos conducteurs me charmèrent, je l'avoue,
très-médiocrement, et je respirai avec un véritable plaisir en mettant
pied à terre sur l'autre rive.

Le soleil se montrait déjà sans trop de réserve, mais malgré sa pâleur,
dans les villages que la malle traversait, je vis plusieurs fois des
enfants nus en chemise, jouer et se rouler sur des monceaux de neige,
comme font les nôtres en été sur les meules de foin. Les Russes ont
l'enfer au corps.

Aussitôt de retour à Saint-Pétersbourg, je commençai, au grand théâtre,
les répétitions chorales de _Roméo et Juliette_. Quand le projet de
monter cet ouvrage eut été accueilli par M. Guédéonoff:

«--Combien de répétitions me donnerez-vous? dis-je à Son Excellence.

--Combien? parbleu! autant que vous en voudrez. On répétera chaque jour,
et quand vous viendrez me dire: tout va bien! on annoncera le concert,
mais pas avant.

--À la bonne heure, nous prenons les grands moyens, cela va marcher.»
Dans le fait, je l'ai déjà dit, cette symphonie ne peut être rendue,
même passablement, si l'on n'en fait pas une étude régulière et suivie,
comme d'un opéra qui doit être chanté par cœur. Et voilà pourquoi elle a
été rarement exécutée avec autant d'aplomb, de verve et de grandeur qu'à
Saint-Pétersbourg.

J'avais un chœur d'hommes colossal, et, pour les soprani et contralti,
soixante jeunes femmes douées de voix fraîches et sonores, assez bonnes
musiciennes, qu'on avait prises dans le chœur de l'Opéra italien, de
l'Opéra allemand et dans l'école des théâtres, espèce de conservatoire
où l'on enseigne aux élèves la musique, le français, et les _habitudes_
dramatiques.

Les _Capulets_ répétaient d'un côté, les _Montaigus_ de l'autre, et le
_Prologue_ était étudié dans un troisième local. Quand enfin chaque
choriste sut presque par cœur sa partie, je réunis les trois chœurs, et
l'ensemble de cette masse de voix dans le grand finale fût on ne peut
plus satisfaisant. J'avais en outre Versing pour le rôle du père
Laurence, Madame Walcker pour les strophes du contralto dans le prologue
et Holland (un spirituel acteur qui _dit_ le débit musical avec une
rare intelligence) pour le scherzetto de la _Fée Mab_. C'était
impérialement organisé; l'exécution devait être, et elle fut
merveilleuse. Je me la rappelle comme une des grandes joies de ma vie.
De plus j'étais si bien disposé ce jour-là, qu'en dirigeant j'eus le
bonheur de ne pas faire une faute, ce qui m'arrivait alors rarement. Le
grand théâtre était plein; les uniformes, les épaulettes, les casques,
les diamants étincelaient, ruisselaient de toutes parts. On me rappela
je ne sais combien de fois. Mais je ne faisais pas grande attention, je
l'avoue, au public, ce jour-là; et l'impression de ce divin poëme
shakespearien que je me chantais à moi-même, fut telle qu'après le
finale je courus tout frémissant me réfugier dans une chambre du
théâtre, où quelques instants après Ernst me trouva pleurant à flots:
«Ah! me dit-il, les nerfs! je connais cela!» Et s'approchant de moi, il
me soutint la tête, et me laissa pleurer comme une fille hystérique,
pendant un grand quart d'heure. Figurez-vous un bourgeois de la rue
Saint-Denis, à Paris, et un directeur de l'Opéra (de Paris toujours)
témoins d'une crise pareille. Tâchez de deviner ce qu'ils comprendront à
cet orage d'été éclatant avec ses torrents et ses feux électriques dans
le cœur de l'artiste; à tous ces vagues souvenirs de jeunesse, de
premières amours, de ciel bleu d'Italie, refleurissant dans son âme sous
les ardents rayons du génie de Shakespeare; à cette apparition de la
Juliette toujours rêvée, toujours cherchée, et jamais obtenue; à cette
révélation de l'infini dans l'amour et dans la douleur; à cette joie
enfin d'avoir éveillé dans le monde mélodique quelques lointains échos
des voix de ce ciel de la poésie..... puis mesurez la rondeur de leurs
yeux et l'ébahissement de leur bouche... si vous pouvez!... Seulement le
premier bourgeois dira: «Ce monsieur est malade, je vais lui envoyer un
verre d'eau sucrée.» Et le second: «Il se manière, je vais le
recommander au _Charivari_...»

Pour tout dire, malgré l'accueil chaleureux que fit le public à ma
grande symphonie, je crois qu'en somme l'ampleur de ses formes et la
solennité triste des scènes finales surtout, le fatiguèrent un peu, et
qu'il préféra de beaucoup _Faust_ à _Roméo et Juliette_. J'en eus la
preuve quand nous eûmes annoncé la seconde exécution. Le caissier du
théâtre fort satisfait du résultat de la première soirée, m'avoua ses
craintes pour la seconde si je ne donnais, en outre de _Roméo_, au moins
deux scènes de _Faust_. Et je dus suivre son conseil.

Parmi les auditeurs de cette deuxième exécution, se trouvait, m'a-t-on
dit, une dame habituée du Théâtre-Italien, qui s'ennuya avec un courage
exemplaire. Elle ne pouvait souffrir qu'on la supposât incapable de se
plaire à l'audition d'une musique pareille. En sortant de sa loge, toute
fière d'y être restée jusqu'à la fin du concert: «C'est une œuvre
très-sérieuse, il est vrai, dit-elle, mais parfaitement intelligible. Et
dans ce grand effet instrumental de l'introduction, j'ai tout de suite
compris qu'on entendait _Roméo arrivant dans son cabriolet_»!!!...

La moins heureuse de mes partitions à Saint-Pétersbourg fut l'ouverture
du _Carnaval romain_. Elle passa presque inaperçue le soir de mon
premier concert; et le comte Michel Wielhorski (un excellent musicien
pourtant), m'ayant avoué qu'il n'y comprenait rien, je ne la redonnai
plus. On dirait cela à un Viennois qu'il aurait peine à le croire; mais,
comme les drames et les livres, comme les roses et les chardons, les
partitions ont leur destin.

J'oubliais de dire qu'à une représentation au bénéfice de Versing, au
grand théâtre, je dirigeais aussi l'exécution de ma _Symphonie
fantastique_, et qu'à cette occasion, Damcke, l'habile compositeur,
pianiste, chef-d'orchestre et critique, eut l'incroyable complaisance de
venir, comme un simple timbalier, sonner sur le piano les deux notes
graves (_ut-sol_) qui représentent le glas funèbre dans le finale de cet
ouvrage.

De toutes mes compositions, l'ouverture du _Carnaval romain_ a été
longtemps la plus populaire en Autriche, on la jouait partout. Je me
souviens que pendant mon séjour à Vienne, elle causa divers incidents
qui méritent d'être racontés. L'éditeur de musique Haslinger donnait une
soirée musicale, dans laquelle, entre autres choses, on devait exécuter
cette ouverture arrangée pour deux pianos à quatre mains et un
phisharmonica.

Quand le tour de ce morceau fut venu dans le concert, je me trouvais
auprès d'une porte donnant dans le salon où étaient les cinq exécutants.
Ils commencent le premier allegro dans un mouvement beaucoup trop lent.
L'andante va tant bien que mal. Mais au moment où ils reprennent
l'allégro d'une façon plus traînante encore que la première fois, le
sang me monte à la tête, je deviens rouge, cramoisi, et incapable de
contenir mon impatience je leur crie: «Mais ce n'est pas le carnaval,
c'est le carême, c'est le vendredi saint de Rome que vous jouez là!» Je
laisse à penser l'hilarité que cette exclamation excita dans
l'auditoire. On ne put rétablir le silence, et l'ouverture s'acheva au
milieu des rires et des conversations de l'assemblée, toujours
tranquillement et sans que rien parvînt à troubler la paisible allure de
mes cinq interprètes.

Quelques jours après, Dreyschock donnant un concert dans la salle du
Conservatoire, me pria de diriger l'exécution de cette même ouverture
qui figurait dans son programme.

«Je veux vous faire oublier, me dit-il, le _Carême_ de la soirée
d'Haslinger.» Il avait engagé tout l'orchestre de Kœrntnerthor. Nous ne
fîmes qu'une répétition. Au moment de la commencer, un des premiers
violons qui parlait français me dit à l'oreille: «Vous allez voir la
différence qu'il y a entre nous et ces petits drôles du théâtre an der
Wien» (le théâtre de Pockorny où je donnais mes concerts). Certes, il
avait raison. Jamais on n'a exécuté cette ouverture avec plus de feu, de
précision, de brio, de turbulence bien réglée. Et quelle sonorité
orchestrale! Quelle _harmonie_ harmonieuse! Ce pléonasme apparent peut
seul rendre mon idée. Aussi le soir du concert, elle éclata comme une
poignée de serpenteaux dans un feu d'artifice. Le public la fit
recommencer avec des cris, des trépignements qu'on n'entend qu'à Vienne.
Dreyschock, dont cet enthousiasme intempestif dérangeait le succès
personnel, déchirait ses gants de fureur et disait naïvement: «Si jamais
on me rattrape à faire jouer _des ouvertures_ dans mes concerts!...» Il
me regardait d'un air courroucé, comme si j'eusse été coupable à son
égard d'un indigne procédé. Cette mauvaise humeur comique, je dois le
dire bien vite, fut de courte durée, et ne l'empêcha point, quelques
semaines après, de se montrer à Prague plein de cordialité à mon égard.

J'ai parlé d'Ernst tout à l'heure. Il était en effet arrivé à
Saint-Pétersbourg le même jour que moi. Nous nous rencontrâmes en Russie
par hasard, comme nous nous étions déjà trouvés ensemble auparavant à
Bruxelles, à Vienne, à Paris; et comme nous nous sommes depuis lors
rencontrés de nouveau en d'autres endroits de l'Europe où les divers
incidents ou accidents de notre vie d'artiste semblent avoir noué les
liens que la sympathie avait déjà établis entre nous. J'éprouve pour lui
la plus vive et la plus affectueuse admiration. C'est un si excellent
cœur, un si digne ami, un si grand artiste!

On a comparé Ernst à Chopin. Sous quelques rapports, cette comparaison a
de la justesse; sous beaucoup d'autres et des plus importants, elle en
manque tout à fait. Étudiés du point de vue purement musical, ces deux
artistes diffèrent l'un de l'autre essentiellement. Chopin supportait
mal le frein de la mesure; il a poussé beaucoup trop loin, selon moi,
l'indépendance rhythmique. Ernst, tout en prenant avec la mesure les
libertés raisonnables que l'art admet, et que l'expression passionnée
exige souvent, reste un musicien périodique, cadencé, et d'une sûreté
d'allures imperturbable au milieu de ses caprices les plus osés. Chopin
ne _pouvait_ pas jouer régulièrement; Ernst peut, s'il le veut, sortir
pour un instant de la régularité, pour en mieux faire sentir la
puissance quand il y rentre. Il faut l'entendre dans les quatuors de
Beethoven pour l'apprécier sous ce rapport.

Dans les compositions de Chopin, tout l'intérêt est concentré sur la
partie de piano; l'orchestre de ses concertos n'est rien qu'un froid et
presque inutile accompagnement; les œuvres d'Ernst se distinguent
surtout par les qualités contraires. Les morceaux qu'il a écrits pour
son instrument avec orchestre, sont évidemment de ceux qui réunissent
les qualités réputées autrefois inconciliables, d'un brillant mécanisme
et d'un intérêt symphonique soutenu. Faire régner l'instrument solo sans
exiger l'abdication de l'orchestre, telle était la proposition que
Beethoven résolut victorieusement le premier. Encore Beethoven,
peut-être, fit-il trop dominer l'orchestre au détriment du solo, tandis
que la balance me semble en équilibre dans le système adopté par Ernst,
Vieuxtemps, Liszt et quelques autres.

J'insiste donc là-dessus. Ernst, le plus charmant humoriste que je
connaisse, grand musicien autant que grand violoniste, est un artiste
complet chez qui les facultés expressives dominent, mais auquel les
qualités vitales de l'art musical proprement dit ne font jamais défaut.
Il est doué de cette rare organisation qui permet à l'artiste de
concevoir fortement et d'exécuter sans tâtonnements ce qu'il conçoit; il
cherche le progrès, et use de toutes les provisions de l'art. Il récite
sur le violon de beaux poëmes en langue musicale, et cette langue, il la
possède complètement. Chopin d'ailleurs, était uniquement le virtuose
des salons élégants, des réunions intimes. Ernst ne redoute point les
théâtres, les vastes salles, le grand public, la foule; il les aime, au
contraire, et, comme Liszt, il ne paraît jamais plus puissant que quand
il a deux mille auditeurs à dompter. Ses concerts au théâtre de
Saint-Pétersbourg me l'eussent prouvé, si je n'en avais pas eu déjà la
certitude. Il fallait l'entendre, quand, après avoir exécuté dans son
grand style ses œuvres si passionnées, et si magistralement conçues, il
venait, écrasé d'applaudissements, prendre congé de son auditoire, en
lui jouant les variations sur l'air du _Carnaval de Venise_, qu'il a osé
écrire après celles de Paganini et sans les imiter. Dans cette fantaisie
de haut goût, les caprices de l'inventeur se mêlent d'une façon si
adroite et si rapide aux excentricités d'un prodigieux mécanisme, qu'on
finit par ne plus s'étonner de rien et se laisser bercer par le monotone
accompagnement de l'air vénitien, comme si du violon solo ne
ruisselaient pas en même temps les cascades mélodiques les plus
diversement colorées, aux bonds les plus divertissants et les plus
imprévus. Dans cette curieuse exhibition de tours de force constamment
mélodieux et exécutés avec une facilité qui simule la gaucherie et la
négligence, Ernst éblouit toujours et fascine le public. Il joue aux
osselets avec des diamants. Si le conseiller Crespel, le fantastique
possesseur du violon de Cremone, eût pu assister à ces ébats incroyables
de l'esprit musical, il est à croire que le peu de raison qui restait au
pauvre homme, n'eût pas tardé à disparaître et qu'il eût moins souffert
de la mort d'Antonia.

Ces variations que j'ai souvent entendu jouer par Ernst depuis cette
époque, et dernièrement encore à Baden, m'impressionnent maintenant
d'une façon singulière. Dès que le thème vénitien apparaît sous le
magique archet, il est minuit pour moi, je me retrouve à
Saint-Pétersbourg dans une vaste salle illuminée à jour, je ressens
cette étrange et douce fatigue nerveuse qu'on éprouve à la fin des
splendides soirées musicales; il y a des rumeurs enthousiastes dans
l'air, des reflets de sourires; je tombe dans une mélancolie romanesque
à laquelle il m'est impossible, il me serait même douloureux de
résister.

* * *

Aucun autre art que la musique ne jouit de cette puissance rétroactive,
aucun, pas même l'art de Shakespeare, ne saurait en l'évoquant poétiser
ainsi le passé. Car seule la musique parle à la fois à l'imagination, à
l'esprit, au cœur et _aux sens_, et de la réaction des sens sur l'esprit
et le cœur, et réciproquement, naissent des phénomènes sensibles aux
êtres doués d'une organisation spéciale, que _les autres_ (les barbares)
ne connaîtront jamais.



SUITE DU VOYAGE EN RUSSIE

Mon retour.--Riga.--Berlin.--L'exécution de _Faust_.--Un
dîner à Sans-Souci.--Le roi de Prusse.


Le grand carême était fini; rien ne me retenait plus a
Saint-Pétersbourg, et je me décidai, avec de très-vifs regrets, il faut
le dire, à quitter cette brillante capitale dont la charmante
hospitalité m'a été si précieuse. En passant à Riga, j'eus l'idée
singulière d'y donner un concert. La recette en couvrit à peine les
frais; mais il me procura la connaissance de plusieurs artistes et
amateurs distingués; celle, entre autres, du maître de chapelle
Schrameck, de M. Martinson et du directeur de la poste. Ce dernier
s'était montré très-peu partisan de mon projet de concert: «Notre petite
ville ne ressemble guère à Saint-Pétersbourg, me dit-il; nous sommes des
commerçants; tout le monde y est occupé en ce moment de la vente du blé;
vous n'aurez pour auditoire qu'une centaine de dames tout au plus, et
pas un homme.» Il se trompait: j'eus cent trente-deux dames et sept
hommes. Je crois même qu'en somme, il me resta trois roubles d'argent
(12 francs) de bénéfice. Ce même directeur de la poste me prétendait
dépourvu du physique de mon emploi: «Vous ne paraissez pas méchant,
monsieur, disait-il, et d'après vos feuilletons, que je lis assidûment,
je m'attendais à vous trouver une tout autre physionomie; car, le diable
m'emporte! vous n'écrivez pas avec une plume, mais avec un poignard.» En
tout cas, la pointe de mon poignard n'est pas empoisonnée et les
_Précious villain_[117] dont on m'attribue si volontiers l'égorgement,
se portent à merveille. J'eus en outre, à Riga, une bonne fortune, à
laquelle j'étais loin de m'attendre; l'excellent acteur allemand
Beaumeister y était en représentations, et je lui vis jouer... _Hamlet_!

Une lettre de M. le comte de Rœdern m'était parvenue à Moscou cinq
semaines auparavant, m'exprimant le désir du roi de Prusse de connaître
ma légende de _Faust_, et m'engageant a m'arrêter à Berlin, à mon
retour, pour la lui faire entendre. Le roi mettait à ma disposition le
théâtre de l'Opéra et toutes ses ressources, en m'assurant la moitié de
la recette brute. Je ne pouvais qu'être fort sensible a cette
gracieuseté royale. Je restai donc à Berlin une dizaine de jours pour y
organiser l'exécution de _Faust_. Elle fut admirable de la part de
l'orchestre et des chœurs, mais très-faible sous d'autres rapports. Le
ténor, chargé du rôle de Faust, et le soprano, écrasé par celui de
Marguerite, me firent le plus grand tort. On siffla la ballade du roi de
Thulé (applaudie partout ailleurs depuis lors), mais je ne pus savoir si
ces manifestations s'adressaient à l'auteur ou à la cantatrice, ou à
tous les deux ensemble. Cette dernière supposition est la plus
vraisemblable. Le parterre était rempli de gens malveillants, indignes,
m'a-t-on dit, qu'un Français eût eu l'insolence de mettre en musique une
paraphrase du chef-d'œuvre national allemand, et de partisans du prince
de Ratziville, lequel, avec l'aide d'un assez bon nombre de véritables
compositeurs, a mis en musique les scènes de _Faust_ destinées au
chant. Je n'ai rien vu dans ma vie d'aussi burlesquement farouche que
l'intolérance de certains idolâtres de la nationalité allemande... En
outre, j'avais contre moi, cette fois-là, une partie de l'orchestre de
l'Opéra, dont mes lettres sur Berlin, traduites en allemand par M.
Gathy, et publiées à Hambourg, quelques années auparavant, m'avaient
aliéné les bonnes grâces. Ces lettres, reproduites dans les présents
mémoires, ne contiennent pourtant, on peut s'en convaincre, rien de
blessant pour les instrumentistes de Berlin. Au contraire, je loue
ceux-ci de toutes façons, en critiquant, avec beaucoup de réserve, dans
leur orchestre, certains détails accessoires seulement. J'appelle cet
orchestre MAGNIFIQUE, je le déclare doué de qualités _éminentes_, de
_précision_, d'_ensemble_, de _force_ et de _délicatesse_; mais, et
voilà mon crime, j'établis une comparaison entre certains virtuoses et
ceux de Paris, et j'avoue (frémissez d'indignation!) que, quant aux
flûtistes, les nôtres les surpassent. Or, ces simples mots avaient
amassé dans le cœur de la première flûte de Berlin un trésor de rage; et
il était parvenu, autant que j'ai pu le comprendre, à faire partager sa
fureur à beaucoup de ses confrères, en leur persuadant que j'avais dit
_mille infamies_ de l'orchestre de Berlin. Nouvelle preuve du danger que
l'on court à écrire sur les musiciens, et à se trouver sous le vent de
l'outre de leur amour-propre, quand on a eu le malheur de lui faire la
moindre piqûre. En critiquant un chanteur, on ne s'expose guère à
l'inimitié de ses émules; ceux-ci généralement, trouvent, au contraire,
que vous n'avez pas montré pour lui assez de sévérité; mais le virtuose
d'un corps musical en renom, prétend toujours qu'en le critiquant, lui,
vous _insultez_, le corps entier auquel il appartient, et parvient
quelquefois à faire croire cette sottise à ses confrères. Il m'arriva un
jour, pendant les répétitions de _Benvenuto Cellini_ à Paris, de faire
remarquer à un second cor (M. Meyfred, un homme d'esprit pourtant),
qu'il se trompait dans un passage important. À cette observation, faite
tranquillement, et avec toute la politesse possible, M. Meyfred, se
levant courroucé et perdant tout son esprit, s'écria: «Je fais ce qu'il
y a! pourquoi se _méfier_ ainsi de l'_orchestre_?...» Ce à quoi je
répondis encore plus tranquillement: «D'abord, mon cher monsieur
Meyfred, il ne s'agit pas tout à fait de l'_orchestre_, mais de vous
seulement; ensuite je ne me _méfie_ point, car la méfiance suppose un
doute, et je suis parfaitement sûr que vous vous trompez.» Pour en
revenir à l'orchestre de Berlin, je ne fus pas longtemps à reconnaître
ses mauvaises dispositions à mon égard, pendant les études de _Faust_.
L'accueil glacial qu'il me faisait chaque jour à mon entrée, son silence
hostile après les meilleurs morceaux de la partition, les regards
courroucés lancés sur moi par les flûtes surtout, et les révélations que
je reçus enfin des musiciens restés mes amis, ne pouvaient me laisser
aucun doute. Ces derniers, intimidés par l'hostilité furibonde de leurs
camarades, n'osaient m'applaudir, et ce fut à voix basse que l'un d'eux,
parlant un peu le français, me glissa ces mots, en passant près de moi
sur le théâtre, après une répétition: «Monsieur! la mousik... elle est
souperbe!...» À propos de quelques-uns des siffleurs de la ballade, il
m'est donc assez permis de me méfier (c'est le cas de le dire) de leurs
accointances avec les grandes flûtes, les flûtes immenses, les flûtes
incomparables de l'orchestre de Berlin. Quoi qu'il en soit, je le
répète, l'exécution de l'orchestre fut belle et irréprochable, comme
celle des chœurs.

Bœticher chanta en excellent musicien et en véritable artiste le rôle de
Méphistophélès; le public cria: Da capo! après la scène des Sylphes;
mais j'étais de mauvaise humeur et ne voulus point recommencer le
morceau. Madame la princesse de Prusse, qui deux fois était venue à
huit heures du matin dans la salle froide et obscure de l'Opéra,
entendre mes répétitions, me dit toutes sortes de choses aimables, le
roi m'envoya par Meyerbeer la croix de l'Aigle rouge, m'invita à dîner à
son château de _Sans-Souci_ le surlendemain; et le grand critique
Relstab, l'ennemi si longtemps acharné de Meyerbeer et de Spontini,
après m'avoir verbalement donné des marques d'amitié et d'estime,
_m'éreinta_ dans la _Gazette d'État_, on ne peut mieux.--Voilà bien des
succès, dont le dernier, à mon sens, n'est pas le moindre. Ce dîner à
Sans-Souci fut charmant. M. de Humboldt, le comte Mathieu Wielhorski et
madame la princesse de Prusse se trouvaient parmi les convives.--Après
le dessert, on alla prendre le café dans le jardin. Le roi se promenait
sa tasse à la main; en m'apercevant sur l'escalier d'un pavillon, il
s'écria de loin:

«--Hé! Berlioz, venez donc me donner des nouvelles de ma sœur et me
raconter votre voyage en Russie.»

Je m'empressai d'accourir, et je ne sais quelles folies je débitai à mon
auguste amphitryon, qui le mirent de très-joyeuse humeur.

«--Avez-vous appris le russe? me demanda-t-il.

--Oui, sire, je sais dire: Na prava, na leva (à droite, à gauche) pour
conduire un conducteur de traîneau: je sais dire encore: Dourack, quand
le conducteur s'égare.

--Et que veut dire le mot dourack?

--Il veut dire imbécile, sire!

--Ah! ah! ah! imbécile, sire; imbécile, sire! c'est charmant!»

Et le roi de rire aux éclats avec de tels soubresauts d'abdomen et de
bras, qu'il répandit sur le sable presque tout le contenu de sa tasse.
Cette hilarité, à laquelle je me mêlai sans façons, fit tout à coup de
moi un important personnage. Plusieurs courtisans, officiers,
gentilshommes et chambellans la remarquèrent du pavillon où ils étaient
restés, et l'on songea aussitôt à se mettre bien avec cet homme qui
faisait tant rire le roi et qui riait même avec lui si familièrement.
Aussi en revenant au pavillon l'instant d'après, me vis-je entouré de
grands seigneurs à moi parfaitement inconnus, qui me faisaient de
profonds saluts, en déclinant modestement leur nom. «Monsieur, je suis
le prince de ***, et je m'estime heureux de faire votre
connaissance.--Monsieur, je suis le comte de *****, permettez-moi de
vous féliciter du beau succès que vous venez d'obtenir.--Monsieur, je
suis le baron de ****; j'ai eu l'honneur de vous voir, il y a six ans, à
Brunswick, et je suis enchanté de, etc., etc.» Je ne comprenais pas d'où
me pouvait naître à l'improviste un tel crédit à la cour de Prusse,
quand enfin je me rappelai la scène du 1er acte des _Huguenots_, où
Raoul, après avoir reçu la lettre de la reine Marguerite, se voit
environné de gens qui lui chantent en canon sur tous les degrés de la
gamme: «Vous savez si je suis un ami sûr et tendre!» On me prenait pour
un puissant favori du roi. Quel drôle de monde qu'une cour!...

Sans être ni puissant ni favori, je suis au moins profondément
reconnaissant de la bienveillance dont le roi de Prusse m'a donné si
souvent des preuves, et il n'y eut pas l'ombre de flatterie de ma part,
quand je lui dis ce jour-là, dans un moment de conversation sérieuse:

«--Vous êtes le vrai roi des artistes.

--Comment cela? qu'ai-je donc fait pour eux?

--À ne parler que des artistes musiciens, vous avez fait pour eux
beaucoup, sire. Vous avez comblé d'honneurs et royalement récompensé
Spontini et Meyerbeer; vous avez fait splendidement exécuter leurs
ouvrages; vous avez fait remettre en scène d'une façon grandiose les
chefs-d'œuvre de Gluck, qu'on n'entend plus nulle part hors de Berlin;
vous avez fait représenter l'_Antigone_ de Sophocle et commandé, pour
cette résurrection de l'antique, des chœurs à Mendelssohn; vous avez
encore chargé ce maître d'écrire la musique de la ravissante fantaisie
de Shakespeare: _le Songe d'une nuit d'été_, etc., etc. De plus,
l'intérêt direct que vous prenez à toutes les nobles tentatives de
l'art, devient un excitant pour l'activité des producteurs, un
encouragement incessant pour leurs travaux; et ce point d'appui que
Votre Majesté offre ainsi aux efforts des artistes a d'autant plus de
prix qu'il est le seul de cette nature qu'ils aient en Europe.

--Allons, c'est peut-être vrai ce que vous dites là; mais il n'en faut
pas tant parler.»

Certes, cela était vrai. Il n'en est plus de même aujourd'hui; le roi de
Prusse n'est plus le seul souverain de l'Europe qui s'intéresse à la
musique. Il y en a deux autres encore: le jeune roi de Hanovre, et le
grand-duc de Weimar. En tout, trois.



LVII

Paris.--Je fais nommer à la direction de l'Opéra MM. Roqueplan
et Duponchel.--Leur reconnaissance.--_La Nonne
sanglante._--Je pars pour Londres.--Jullien, directeur
de Drury-Lane.--Scribe.--Il faut que le prêtre vive de
l'autel.


À mon retour en France, je me hâtai d'aller passer quelques jours dans
ma famille, dont j'étais éloigné depuis si longtemps, et présenter à mon
père son petit-fils qu'il ne connaissait pas encore. Pauvre Louis! quel
bonheur pour lui d'être ainsi tendrement accueilli par tous ses grands
parents, par nos vieux domestiques, de courir les champs avec moi, un
petit fusil à la main! Il m'en parlait avant-hier dans une lettre datée
des îles Aland, et appelait ces quinze jours passés à la
Côte-Saint-André les plus heureux de sa vie... Et le voilà marin, sur un
navire de la flotte anglo-française, qui bloque les ports russes dans la
Baltique, et toujours à la veille d'une bataille navale, cet enfer sur
l'eau. Cette idée me bouleverse le cœur et la tête... heureux les gens
qui n'aiment rien... C'est lui qui a choisi cette carrière. Pouvais-je
m'y opposer?... Car c'est une noble et belle carrière après tout.
D'ailleurs on ne prévoyait pas alors la guerre... Ces innombrables et
affreux moyens de destruction! Il faut espérer qu'il en sortira sain et
sauf... Ces pièces de canon énormes qu'il est obligé de _servir_! ces
boulets rouges! ces fusées à la congrève! cette pluie de mitraille!
l'incendie! les voies d'eau! les explosions de la vapeur!... Ah! j'en
deviendrai fou!................... je ne puis plus écrire!
...................


    DEUX JOURS PLUS TARD

J'y pense toujours. Parlons d'autre chose. Un combat naval... moderne...
mon récit marche si lentement. C'est si ennuyeux à écrire, et sans doute
aussi à lire. À quoi cela servira-t-il?... Abrégeons, autant que
possible, les faits sans réflexions ni commentaires. Pauvre cher enfant!

Après cette excursion en Dauphiné, je revins à Paris. On bombarde...
Bomarsund... il est peut-être au milieu du feu en ce moment...

M. Léon Pillet allait quitter la direction de l'Opéra. M. Nestor
Roqueplan et l'éternel Duponchel s'étaient associés et unissaient leurs
efforts pour obtenir sa succession. Ils vinrent me trouver.

«--Vous savez, me dirent-ils que M. Pillet ne peut plus rester a
l'Opéra; nous avons des chances pour y entrer (Duponchel pouvait dire:
pour y rentrer); mais le ministre de l'intérieur ne nous est pas
favorable, et vous seul pouvez, par l'intervention du directeur du
_Journal des Débats_, changer, à notre égard, ses dispositions.
Voulez-vous demander à M. Armand Bertin de faire une démarche auprès du
ministre? Si, par suite, nous sommes nommés, nous vous offrirons une
belle position à l'Opéra; nous vous donnerons la haute direction de la
musique dans ce théâtre, et, en outre, la place de chef d'orchestre.

--Pardon, cette place est occupée par M. Girard, un de mes anciens amis,
et à aucun prix je ne voudrais la lui faire perdre.

--Eh bien, il faut deux conducteurs à l'Opéra, nous ne voulons pas
conserver le second, qui n'est bon à rien, et nous partagerons alors en
deux parties égales, entre M. Girard et vous, les fonctions de chef
d'orchestre. Laissez faire, tout sera arrangé à votre satisfaction.»

Séduit par ces belles paroles, j'allai voir M. Bertin. Après quelque
hésitation, causée par son peu de confiance dans les deux solliciteurs,
il consentit à parler pour eux au ministre. Ils furent nommés.

Dès les premiers jours de leur installation, les avanies de toute espèce
commencèrent pour moi à l'Opéra. Roqueplan me donnait des rendez-vous et
ne s'y trouvait pas; Duponchel l'imitait. On me faisait faire
antichambre pendant deux heures; puis, quand l'un des directeurs
arrivait enfin, il regrettait l'absence de son associé, déclarant ne
pouvoir parler d'affaires sans lui. Je compris bien vite
l'arrière-pensée de ces messieurs. De tels procédés me remplissaient
d'une indignation que l'on concevra sans peine, mais je la contenais
cependant, résolu à voir jusqu'où ils pousseraient la _franchise_. Je
m'obstinai, comme on dit, à les mettre au pied du mur, et j'y parvins.
Après je ne sais combien d'allées, de venues, de rendez-vous manqués, il
fallut bien finir par nous trouver tous les trois en présence, et alors
commença fort clairement la palinodie. _On ne savait comment faire pour
me créer une position à l'Opéra, on pourrait peut-être me confier la
direction des chœurs, mais je ne joue pas du piano, et cela est
nécessaire pour faire les répétitions. Girard ne voulait point admettre
dans la direction de l'orchestre une autorité égale à la sienne_: «Un
trône, disait-il, ne se partage pas» (Roi d'Yvetot!), etc., etc. Bref,
on était fort empêché. Mais voici le bouquet!

J'avais depuis longtemps commencé la partition d'un grand opéra en cinq
actes (_la Nonne sanglante_) que m'avait demandé M. Léon Pillet, dont
Scribe avait esquissé le livret, et pour lequel un contrat avait été
signé entre nous et M. Pillet. Croirait-on qu'au milieu de notre
conversation. Roqueplan eut l'audace de me jeter ces paroles à la face:

«--Vous avez un poëme d'opéra de Scribe?

--Oui.

--Eh bien! que voulez-vous en faire?

--Parbleu! ce qu'on fait des poëmes d'opéras apparemment.

--Mais, vous le savez, par un règlement ministériel, il est interdit aux
artistes employés dans notre théâtre, d'y faire représenter leurs
ouvrages, et comme vous allez y occuper une place, vous ne pourrez pas
faire des opéras.

--Oh! je n'ai pas l'intention d'en écrire une douzaine, soyez
tranquille; si j'en pouvais produire deux bons dans ma vie, je
m'estimerais très-heureux.

--N'importe, il vous sera même impossible d'en faire jouer un seul.
Votre _Nonne_ sera perdue; _vous devriez nous la donner; nous la ferions
mettre en musique par un autre_.»

Je me contins encore et répondis d'une voix étranglée:

«--Prenez-la!»

À partir de ce moment, la conversation devint de plus en plus
embrouillée et inutile. J'avais deviné mes hommes. Mes soupçons étaient
évidemment fondés. On visait à se débarrasser de moi, et non-seulement
on ne voulait tenir aucune des promesses faites, mais, me regardant
comme un absurde et dangereux compositeur, incapable d'autre chose que
de compromettre un théâtre, on avait la ferme résolution de ne jamais
rien faire entendre de ma composition à l'Opéra, et on allait jusqu'à me
retirer un ouvrage déjà commencé et offert à moi par le précédent
directeur.

Duponchel ne disait mot, assez embarrassé du cynisme de son confrère.
Bien qu'il n'eût pas plus que lui de confiance en ma valeur musicale, il
semblait sentir pourtant que des directeurs me devant leur place étaient
tenus au moins de cacher toute opinion blessante pour moi, sinon de
faire avec empressement un sacrifice en montant mon ouvrage, dont
l'insuccès leur paraissait certain.

L'opinion de ces messieurs, au sujet de mes compositions, n'était pas,
on peut le croire, ce qui m'indignait; je les avais souvent entendus
exprimer leur mépris souverain pour Beethoven, pour Mozart, pour Gluck
et pour tous les vrais dieux de la musique, et j'eusse été bien honteux
au contraire de trouver chez eux quelque apparence de sympathie. Mais
cette colossale ingratitude dépassait tout ce que j'avais pu connaître
en ce genre jusqu'alors. En conséquence, le lendemain de cette
conversation, où rien ne fut conclu, mais où j'appris ce que je voulais
savoir, l'étendue de la reconnaissance de mes deux obligés, j'acceptai
la proposition qui, par hasard, me fut faite alors d'aller diriger
l'orchestre du grand Opéra anglais de Londres. J'écrivis aussitôt à MM.
Duponchel et Roqueplan pour leur apprendre ma détermination, les
dégageant de toutes leurs promesses et leur souhaitant toutes sortes de
prospérités. Alors ces messieurs, pour se disculper aux yeux des
personnes instruites de ce que j'avais fait pour eux, et rejetant sur
moi l'odieux de leur conduite, allèrent partout dire que j'avais exigé
la place de premier chef d'orchestre et l'expulsion de M. Girard.
Double calomnie, puisque, dès l'origine, j'avais déclaré, au contraire,
ne vouloir rien accepter au détriment de Girard. Il en résulta que
celui-ci crut le mensonge; je m'offensai de sa crédulité; et depuis lors
nous sommes demeurés brouillés; ce qui est pour moi, j'en conviens, un
assez petit malheur. Au reste, il faut l'avouer, j'eus dans cette
affaire à peu près ce que je méritais. Je connaissais parfaitement la
moralité musicale de mes aspirants à la direction de l'Opéra; ce sont
deux Chinois en fait de musique, et qui plus est, ils se croient doués
de jugement et de goût. Ils joignent, en conséquence, à la plus complète
ignorance, à la plus profonde barbarie, une entière confiance en eux. Il
était donc de mon devoir, au lieu de leur aplanir la voie, pour arriver
à notre grande scène lyrique, de les en écarter par tous les moyens.

Mais leur promesse de me confier la direction musicale de l'Opéra
m'éblouit; je pensai tout de suite aux belles choses que l'on peut faire
avec un pareil instrument, quand on sait s'en servir et qu'on se propose
pour but unique la grandeur et le progrès de l'art. Je me dis: ils
administreront les finances, ils se mêleront de la danse, des décors,
etc., et quant à l'Opéra proprement dit, j'en serai le véritable
directeur. Et je tombai dans leur nasse, et LES PROMESSES FAITES
SPONTANÉMENT PAR CES MESSIEURS N'ONT PAS ÉTÉ MIEUX TENUES QUE TANT
D'AUTRES, ET DEPUIS CE MOMENT IL N'EN A PLUS ÉTÉ QUESTION.

J'étais à Londres depuis quelques semaines quand je songeai à mettre
encore une fois _au pied du mur_, mes deux directeurs de _la Nonne
sanglante_.

J'avais bien répondu à Roqueplan me redemandant cette pièce:
«Prenez-la!» mais c'était un peu avec l'accent de Léonidas répondant à
Xerxès qui lui demandait ses armes: «Viens les prendre!»

D'ailleurs, il s'agissait de ce fameux règlement qui interdit à un
compositeur investi d'un emploi à l'Opéra d'écrire pour ce théâtre; bien
que M. Diestch, directeur des chœurs, y ait fait jouer son _Vaisseau
fantôme_ (dont le poëme, composé par Richard Wagner, avait été acheté
cinq cents francs à ce dernier, et donné à ce même Diestch, qui
inspirait à M. le directeur beaucoup plus de confiance que Wagner, pour
le mettre en musique!) bien que M. Benoist, accompagnateur du chant, y
ait fait représenter son _Apparition_, et malgré l'exemple de M. Halévy,
qui, à l'époque où il remplissait les fonctions de directeur du chant à
l'Opéra, y fit néanmoins jouer _la Juive_, _le Drapier_ et _Guido et
Ginevra_. Toutefois Roqueplan avait ainsi une apparence de prétexte en
déclinant la possibilité de la représentation de ma _Nonne sanglante_.
Mais me trouvant maintenant fixé à Londres, hors de l'atteinte d'un
règlement qui ne m'était plus appliquable, j'écrivis à Scribe pour le
prier d'avoir le dernier mot de nos deux directeurs. «S'ils consentent,
lui disais-je, à maintenir le traité que nous avons signé avec M.
Pillet, veuillez les prier de m'accorder le temps dont j'ai besoin pour
terminer ma partition. La direction de l'orchestre de Drury-Lane, ne me
laisse pas le loisir de composer; vous n'avez pas vous-même terminé
votre livret. Je désire méditer et revoir longuement cet ouvrage, lors
même qu'il sera entièrement achevé; et je ne puis m'engager à le laisser
paraître en scène avant trois ans. Si MM. Roqueplan et Duponchel ne
veulent pas nous accorder cette latitude, ou s'ils se refusent, chose
plus probable, à sanctionner notre traité, alors, mon cher Scribe, je
n'abuserai pas davantage de votre patience, et je vous prierai de
reprendre le poëme de _la Nonne_ pour en disposer comme il vous plaira.»

Ce à quoi Scribe me répondit, après avoir vu les directeurs, que ces
messieurs nous sachant fort loin d'être prêts, acceptaient _la Nonne_,
à condition de pouvoir la mettre à l'étude immédiatement, et termina
ainsi:

«Donc, je ne pense pas qu'il y ait chances bien favorables pour nous, et
puisque vous avez la bonté et la loyauté de me laisser la disposition de
notre vieux poëme, qui attend depuis si longtemps, je vous dirai avec
franchise que j'accepte et que je chercherai ici, soit avec le théâtre
National qui vient d'ouvrir, soit ailleurs, à lui trouver un placement.»
Ainsi fut fait. Scribe reprit son poëme; il l'offrit ensuite, m'a-t-on
dit, à Halévy, à Verdi, à Grisar, qui tous, connaissant cette affaire,
et considérant la conduite de Scribe, à mon égard, comme un assez
mauvais procédé, eurent la délicatesse de refuser son offre. M. Gounod
enfin l'accepta, et sa partition sera très-prochainement entendue[118].

J'en ai fait deux actes seulement. En tête des morceaux que je crois
bons, dans ma musique, je mettrai le grand duo, contenant la légende de
_la Nonne sanglante_ et le finale suivant. Ce duo et deux airs sont
entièrement instrumentés; le finale ne l'est pas. Cela ne sera jamais
connu très-probablement[119].

Quand, de retour à Paris, je vis ensuite Scribe, il sembla un peu confus
d'avoir accepté ma proposition et repris son poëme de _la Nonne_: «Mais,
me dit-il, vous le savez, _il faut que le prêtre vive de l'autel_.»
Pauvre homme! il ne pouvait pas attendre en effet: il n'a guère que deux
ou trois cent mille francs de revenus, une maison de ville, trois
maisons de campagne, etc.

Liszt trouva un mot charmant, quand je lui répétai celui de Scribe:
«Oui, dit-il, il faut qu'il vive de l'hôtel,» comparant ainsi Scribe à
un aubergiste.

Je n'entrerai pas dans de grands détails sur mon premier séjour en
Angleterre, je n'en finirais pas. D'ailleurs c'est toujours le même
refrain. J'étais engagé par Jullien, le célèbre directeur des
concerts-promenades, pour diriger l'orchestre du grand Opéra anglais
qu'il avait eu l'étrange ambition de fonder au théâtre de Drury-Lane.
Jullien, en sa qualité incontestable et incontestée de fou, avait engagé
un aimable orchestre, un chœur du premier ordre, une assez convenable
collection de chanteurs, en oubliant seulement le _répertoire_. Il avait
en perspective pour tout bien, un opéra _The Maid of honour_ commandé
par lui à Balfe; se proposant d'ouvrir sa saison par une traduction
anglaise de la _Lucia di Lammermoor_ de Donizetti. Et il fallait, en
attendant la mise en scène de l'opéra de Balfe, que cette _nouveauté_,
la _Lucia_, produisît dix mille francs à chaque représentation, pour
couvrir les frais seulement.

Le résultat était inévitable; les recettes de la _Lucia_ n'atteignirent
jamais le chiffre de dix mille francs; l'opéra de Balfe obtint un
demi-succès, et, au bout de très-peu de temps, Jullien fut ruiné
complètement. Je n'avais touché que le premier mois de mes honoraires;
aujourd'hui, malgré les belles protestations de Jullien, qui, après
tout, est honnête homme, autant qu'on puisse l'être avec un tel fonds
d'imprudence, je considère ce qu'il me doit encore comme perdu sans
retour.

C'est de lui et de son extravagant théâtre qu'il s'agit dans un passage
sur l'Opéra anglais de mon livre _les Soirées de l'orchestre_. C'est
Jullien que j'ai voulu désigner en parlant de cet imprésario aux abois
qui me proposa sérieusement de faire représenter _en six jours_,
l'opéra de _Robert le Diable_, dont il ne possédait ni les copies, ni la
traduction anglaise, ni les costumes, ni les décors et dont le personnel
chantant de son théâtre ne savait pas une note. C'était là seulement de
la folie. Voici une idée bouffonne qui caractérise parfaitement l'homme
habitué à s'adresser toujours aux instincts puérils de la foule et à
réussir par les plus stupides moyens. Je ne puis m'empêcher de la
rapporter ici.

Jullien, à bout de ressources, voyant que l'opéra de Balfe ne rapportait
pas d'argent, et reconnaissant à peu près l'impossibilité de mettre en
scène _Robert le Diable_ en six jours, même en se reposant le
_septième_, assembla son comité d'administration pour lui demander
conseil. Ce comité se composait de sir Henri Bischop, de sir George
Smart, de M. Planchet (l'auteur du livret de l'_Obéron_ de Weber) de M.
Gye (le régisseur de Drury-Lane), du maître de chant M. Marezzeck, et de
moi. Il exposa son embarras et parla de différents opéras (non traduits
et non copiés comme toujours,) qu'il avait envie de mettre en scène. Il
fallait entendre les idées, les opinions de ces messieurs, sur les
chefs-d'œuvre mis ainsi sur la sellette!... Je les écoutais avec
admiration. Enfin quand on en vint à l'_Iphigénie en Tauride_ promise au
public anglais par le prospectus de Jullien, selon l'usage (les
directeurs de Londres annoncent tous les ans cet ouvrage et ne le
donnent jamais), et les membres du comité n'en connaissant pas une note,
ne sachant que dire, Jullien, impatienté de mon mutisme, se tourna
vivement vers moi en m'interpellant:

«--Que diable! parlez donc, vous devez connaître cela, vous!

--Oh, oui! je connais _cela_, mais vous ne me demandez rien. Que
voulez-vous savoir? dites, je vous répondrai.

--Je veux savoir en combien d'actes est l'_Iphigénie en Tauride_, quels
sont les personnages qui y figurent, quel est leur genre de voix, et
surtout le genre des décors et des costumes.

--Eh bien, prenez une feuille de papier et une plume; écrivez, je vais
vous dicter:

_Iphigénie en Tauride_, opéra de Gluck (vous le savez sans doute), est
en quatre actes. On y compte trois rôles d'homme: Oreste (baryton);
Pylade (ténor); Thoas, (basse montant très-haut); un grand rôle de
femme, Iphigénie (soprano); un autre petit rôle, Diane (mezzo soprano)
et plusieurs coryphées. Les costumes, malheureusement, ne vous
sembleront pas avantageux; les Scythes et leur roi Thoas sont des
sauvages déguenillés des bords de la mer Noire. Oreste et Pylade
paraissent dans le simple appareil de deux Grecs naufragés. Pylade seul
a deux costumes; il revient au quatrième acte, le casque en tête...

--Il a un casque! s'écrie Jullien en m'interrompant avec transport. Nous
sommes sauvés! Je vais écrire à Paris pour commander un casque doré,
entouré d'une couronne de perles et surmonté d'un panache de plumes
d'autruche, longues comme mon bras; et nous aurons quarante
représentations.»

J'ai oublié comment se termina cette mirobolante séance, mais je me
souviendrais encore dans cent ans des yeux enflammés, des gestes
étranges, de l'enthousiasme éperdu de Jullien, apprenant que Pylade a un
casque, et de son idée sublime de faire venir ce casque de Paris, aucun
ouvrier anglais n'étant capable, selon lui, d'en confectionner un assez
éblouissant, et de son espoir d'obtenir quarante représentations
splendides du chef-d'œuvre de Gluck, grâce à la couronne de perles, à la
dorure et à la longueur des plumes du casque de Pylade.

Prodigious! comme dit le bon Dominus Samson... pro-di-gious!...

Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'_Iphigénie_ ne fut même pas mise à
l'étude. Jullien avait quitté Londres quelques jours après ce savant
concile, laissant son théâtre aller à vau-l'eau. D'ailleurs les
chanteurs et le maître de chant s'étaient prononcés, comme de raison,
contre cette _vieille partition_, et le dieu ténor(Reeves) avait
beaucoup ri quand on lui parla de chanter le rôle de Pylade.



LVIII

Mort de mon père.--Nouveau voyage à la Côte-Saint-André.--Excursion
à Meylan.--Accès furieux d'isolement.--Encore
la Stella del monte.--Je lui écris.


J'ai dit dans l'un des premiers chapitres de ces mémoires, en quel état
je trouvai Paris à mon retour de Londres, après la Révolution de 1848.

Ce fut une triste impression; mais une autre douleur plus intime, et
incomparablement plus profonde, vint m'y atteindre bientôt après: je
reçus la nouvelle de la mort de mon père.

J'avais perdu ma mère dix ans auparavant, et cette éternelle séparation
m'avait été cruelle. Mais à l'affection qui existe naturellement entre
un père et son fils, s'était ajoutée pour nous une amitié indépendante
de ce sentiment, et plus vive peut-être. Nous avions tant de conformité
d'idées sur beaucoup de questions dont le simple examen électrise
l'intelligence de certains hommes! Son esprit avait des tendance si
hautes! Il était si plein de sensibilité, d'une bonté, d'une
bienfaisance si parfaites et si naturelles! Il était si heureux d'avoir
eu tort dans ses pronostics sur mon avenir musical!

À mon retour de Russie, il m'avoua que l'un de ses plus vifs désirs
était de connaître mon _Requiem_.

--«Oui, je voudrais entendre ce terrible _Dies iræ_ dont on m'a tant
parlé, après quoi je dirais volontiers avec Siméon: «_Nunc dimittis
servum tuum, Domine._»

Hélas! je n'ai jamais pu lui donner cette satisfaction, et mon père est
mort sans avoir jamais entendu le moindre fragment de mes ouvrages.

Il a laissé de véritables et profonds regrets, surtout parmi nos pauvres
paysans qu'il obligea si souvent et de tant de manières. Mes sœurs, en
m'apprenant sa mort, me donnèrent à cet égard de touchants détails...
Mais que son agonie fut longue!...

«Nous ne pouvons regretter pour ce bon père, m'écrivait ma sœur Nanci,
une existence qui lui était si fort à charge. Son idée fixe était de
mourir au plus vite. On voyait qu'il ne voulait plus s'intéresser à
aucune des choses de ce monde; il avait hâte de le quitter. Un glorieux
cortège de tous les pauvres qu'il avait secourus, de tous les malades
qu'il avait soulagés, l'a accompagné avec larmes à sa dernière demeure.
Deux discours ont été prononcés sur sa tombe au milieu des pleurs de
tous les assistants, l'un par un jeune médecin qui a rendu hommage à ses
talents, à sa science et à ses vertus,... l'autre par un homme du peuple
qui était le naturel interprète de cette classe au milieu de laquelle il
a vécu de cette vie humble et utile dont les exemples deviennent si
rares! Si quelque chose peut adoucir le regret profond que tu éprouves
de n'avoir pu, comme nous, recueillir son dernier souffle, c'est la
pensée que sa faiblesse extrême l'empêchait de sentir vivement aucune
privation. Il dormait presque continuellement et nous parlait à peine...
Pourtant un jour il me demanda si je n'avais pas eu de tes nouvelles et
de celles de Louis...»

Je ne puis m'empêcher de reproduire ici presque toute entière la lettre
d'Adèle, mon autre sœur, où les brûlantes affections de son cœur aimant
se décèlent avec explosion:

Vienne, samedi 4 août 1848.

«Embrassons-nous, mon frère, dans notre commune douleur... elle est
affreuse... je ne doutais point de la violence du coup que tu
recevrais... je te plaignais de ton isolement... on a besoin de se
serrer les uns contre les autres dans ces moments de déchirements... Tu
ne serais pas arrivé à temps pour être reconnu de notre bien-aimé
père... console-toi donc de notre silence et pardonne-nous de ne pas
t'avoir averti. Nous ignorions si tu étais à Paris, et pendant six jours
nous croyions à chaque instant le voir expirer... nous étions abîmées de
douleur depuis le dimanche jusqu'au vendredi (28 juillet) où il a
expiré, à midi. Il délirait sans relâche, ne reconnaissant plus
personne, qu'à de rares intervalles. Cette agonie des derniers jours a
été horrible... on eût dit un cadavre galvanisé... Sa tête se balançait
continuellement par une crispation nerveuse... ainsi que ses bras... Ses
yeux, fixes et hagards, cette voix caverneuse nous demandant des choses
impossibles... Nos caresses le calmaient par moment... Je le serrais
dans mes bras avec frénésie dans les crises les plus violentes... Nanci
se sauvait terrifiée... mais il ne souffrait pas, nous l'espérions du
moins... le jeune médecin qui lui donnait des soins le pensait comme
nous. Ces convulsions nerveuses étaient, nous disait-il, produites par
l'opium, qu'il a pris jusqu'à sa dernière heure. Un jour, ami, notre
bonne Monique lui montra ton portrait: il te nomma, et vite, vite,
voulut du papier, une plume... on le satisfit.--Bien, dit-il, tout à
l'heure j'écrirai...--Que voulait-il te dire? nul ne le sait; mais c'est
la seule fois que ton souvenir ait traversé sa pensée. Il nous
reconnaissait d'instinct plus que de fait, je crois... Un jour, devinant
à son regard errant qu'il désirait quelque chose, je le questionnai pour
le satisfaire... Rien, ma fille, me répondit-il, avec un indicible
accent de tendresse, je cherche vos yeux. Ce mot si paternel nous fit
fondre en larmes et ne sortira jamais de notre souvenir... Mon mari est
resté le dernier auprès de lui. Il m'avait promis de lui fermer les
yeux, de te remplacer dans ce douloureux devoir. Il m'a tenu parole, mon
cœur lui en tiendra compte...............................»

Ce malheur dut bientôt après me ramener encore pour quelques jours à la
Côte-Saint-André, pour y pleurer avec mes sœurs dans la maison
paternelle... En arrivant je courus dans le cabinet de travail où mon
père avait passé tant de longues heures en tristes méditations, où il
avait commencé mon éducation littéraire, où il me donna les premières
leçons de musique avant de m'effrayer par les études d'ostéologie.

Je tombai à demi évanoui sur son canapé, mes sœurs m'embrassaient en
gémissant. Je touchai d'une main tremblante tout ce que j'apercevais:
son Plutarque, son agenda, ses plumes, sa canne, sa carabine (arme
innocente dont il ne se servit jamais), une de mes lettres qui se
trouvait sur son bureau...

Alors Nanci, ouvrant un tiroir:

--«Tiens, cher frère, voilà sa montre, garde-la... ah! il l'a bien
souvent consultée pendant sa suprême angoisse, pour savoir combien
d'heures lui restaient encore à souffrir...»

Je pris la montre: elle marchait, elle vivait... et mon père ne vivait
plus.

Avant de reprendre le chemin de Paris, je voulus aussi revoir Grenoble,
et la maison de mon grand-père maternel, à Meylan.

Je voulus (singulière soif de douleurs) saluer le théâtre de mes
premières agitations passionnées; je voulus enfin embrasser mon passé
tout entier, m'enivrer de souvenirs, quelle que dût en être la navrante
tristesse. Mes sœurs, comprenant que je devais désirer être seul dans ce
pieux pèlerinage, où allaient naître pour moi tant d'impressions qui ont
leur pudeur et redoutent même les plus chers témoins, restèrent à la
Côte. Je sens bondir mes artères à l'idée de raconter cette excursion.
Je veux le faire cependant, ne fût-ce que pour constater la persistance
de certains sentiments anciens, inconciliables en apparence avec des
sentiments nouveaux, et la réalité de leur coexistence dans un cœur qui
ne sait rien oublier.

Cette inexorable action de la mémoire est si puissante chez moi, que je
ne puis aujourd'hui voir sans peine le portrait de mon fils à l'âge de
dix ans. Son aspect me fait souffrir comme si, ayant eu deux fils, il me
restait seulement le grand jeune homme, la mort m'ayant enlevé le
gracieux enfant.

J'arrivai à Grenoble à huit heures du matin. Mes cousins et mon oncle
étaient à la campagne. Impatient d'ailleurs de revoir Meylan, je ne fis
que traverser le faubourg et je m'acheminai à pied vers ce village... Il
faisait une de ces belles journées d'automne, si pleines de charme
poétique et de sérénité.

Arrivé à Meylan, devant l'habitation de mon grand-père, vendue depuis
peu à l'un de ses fermiers, j'ouvre la porte, j'entre et n'y trouve
personne. Le nouveau propriétaire s'était installé dans une récente
construction, à l'autre extrémité du jardin.

Je m'introduis alors dans le salon, où se groupait autrefois la famille,
quand nous venions passer quelques semaines auprès de notre aïeul. Le
salon était toujours dans le même état, avec ses peintures grotesques
et ses fantastiques oiseaux en papier de toutes couleurs collés contre
le mur.

Voici le siège où dormait mon grand-père après midi, voilà son jeu de
trictrac; sur le vieux buffet j'aperçois une petite cage d'osier que
j'ai construite dans mon enfance; ici je vis valser mon oncle avec la
belle Estelle... je me hâte de sortir.

On a labouré la moitié du verger... je cherche un banc sur lequel, le
soir, mon père restait des heures entières perdu dans ses rêveries, les
yeux fixés sur le Saint-Eynard, ce colossal rocher calcaire, fils du
dernier cataclysme diluvien... le banc a été brisé, il n'en reste que
les deux pieds vermoulus...

Là était le champ de maïs où j'allais, à l'époque de mon premier chagrin
d'amour, dérober ma tristesse. C'est au pied de cet arbre que j'ai
commencé à lire Cervantes.

À la montagne maintenant.

Trente-trois ans se sont écoulés depuis que je l'ai visitée pour la
dernière fois. Je suis comme un homme mort depuis ce temps, et qui
ressuscite. Et je retrouve en ressuscitant tous les sentiments de ma vie
antérieure, aussi jeunes, aussi brûlants...

Je gravis ces chemins rocailleux et déserts me dirigeant vers la blanche
maison entrevue seulement de loin, à mon retour d'Italie, seize ans
auparavant, la maison où brilla la Stella.

Je monte, je monte, et au fur et à mesure que mon ascension se prolonge,
je sens mes palpitations redoubler. Je crois reconnaître à gauche du
chemin une allée d'arbres je la suis quelque temps; mais cette avenue
aboutissant à une ferme inconnue, n'était pas celle que je cherchais.

Je reprends la route; elle n'avait pas d'issue et se perdait dans des
vignobles. Évidemment je m'étais égaré. Je voyais encore dans mes
souvenirs le vrai chemin comme si j'y eusse passé la veille; il s'y
trouvait jadis une petite fontaine que je n'avais pas rencontrée... où
suis-je donc?... où est la fontaine?... Cette erreur ne faisait
qu'accroître mon anxiété.

Alors je me décide à aller me renseigner à la ferme aperçue tout à
l'heure... J'entre dans la grange où j'interromps le travail des
batteurs. Ils arrêtent un instant leurs fléaux à mon aspect, et je leur
demande, en tremblant comme un voleur poursuivi par les gendarmes, s'ils
pourraient m'indiquer le chemin de la maison autrefois habitée par
madame Gautier.

L'un des batteurs se gratte le front:

»--Madame Gautier, dit-il, il n'y a personne de ce nom dans le pays...

--Oui, une vieille dame..., elle avait deux jeunes nièces[120] qui
venaient la visiter tous les ans pendant l'automne...

--Je m'en souviens, moi, dit la femme du batteur intervenant; tu ne te
rappelles pas?... Mam'zelle Estelle, si jolie que tout le monde
s'arrêtait à la porte de l'église, le dimanche, pour la voir passer?

--Ah! voilà que ça me revient... oui, oui, madame Gautier... C'est qu'il
y a longtemps, voyez-vous... sa maison, à cette heure, est à un
commerçant de Grenoble... C'est là-haut; il faut suivre encore un peu le
chemin de la fontaine, ici derrière notre vigne; et puis tourner à
gauche.

--La fontaine est là?... Oh! à présent, je me retrouverai. Merci, merci.
Je suis sûr de ne plus m'égarer...»

Et traversant un champ attenant à la ferme, je tombe enfin dans la bonne
voie.

Bientôt j'entends murmurer la petite fontaine... j'y suis... Voilà le
sentier, l'allée d'arbres semblable à celle qui m'a trompé tout à
l'heure... Je sens que c'est là... que je vais voir... Dieu!... l'air
m'enivre... la tête me tourne... Je m'arrête un instant comprimant les
pulsations de mon cœur... J'arrive à la porte de l'avenue... Un monsieur
en veste, le prosaïque maître de mon sanctum sans doute, est sur le
seuil allumant un cigare...

Il me regarde d'un air étonné.

Je passe sans rien dire et continue à monter... Il faut parvenir à une
vieille tour qui s'élevait autrefois au haut de la colline, et d'où je
pourrai tout embrasser d'un coup d'œil.

Je monte sans me retourner, sans jeter un regard en arrière, je veux
auparavant atteindre le sommet... Mais la tour! la tour! Je ne
l'aperçois pas... l'aurait-on détruite?... Non, la voici... on en a
démoli la partie supérieure et les arbres voisins, qui ont grandi,
m'empêchaient de la découvrir.

Je l'atteins enfin.

Ici près, où verdoient maintenant ces jeunes hêtres, nous nous sommes
assis, mon père et moi, et j'ai joué pour lui, sur la flûte, l'air de
_la Musette de Nina_.

Là, Estelle a dû venir... J'occupe peut-être dans l'atmosphère l'espace
que sa forme charmante occupa... Voyons maintenant... Je me retourne et
mon regard saisit le tableau tout entier... la maison sacrée, le jardin,
les arbres et plus bas la vallée, l'Isère qui serpente, au loin les
Alpes, la neige, les glaciers, tout ce qu'elle a vu, tout ce qu'elle
admira, j'aspire cet air bleu qu'elle a respiré... Ah!... Un cri, un cri
qu'aucune langue humaine ne saurait traduire, est répété par l'écho du
Saint-Eynard... Oui, je vois, je revois, j'adore... le passé m'est
présent, je suis jeune, j'ai douze ans! la vie, la beauté, le premier
amour, l'infini poëme! je me jette à genoux et je crie à la vallée, aux
monts et au ciel: «Estelle! Estelle! Estelle!» et je saisis la terre
dans une étreinte convulsive, je mords la mousse... un accès d'isolement
se déclare... indescriptible... furieux... Saigne, mon cœur... saigne,
mais laisse-moi la force de souffrir encore!...

Je me relève et prends ma cours en fouillant de l'œil tous les objets
épars sur les coteaux voisins... je vais, flairant de droite et de
gauche, comme un chien égaré qui cherche la piste de son maître... Voici
le rebord d'un escarpement où je marchais quand elle s'écria:

«Prenez garde! n'allez pas si près du bord!...»

C'est sur ce buisson de ronces qu'elle s'est penchée pour cueillir des
mûres sauvages... Ah! là-bas, sur ce terre-plein, se trouvait une roche
où se posèrent ses beaux pieds, où je la vis debout, superbe,
contemplant la vallée...

Ce jour-là, je m'étais dit avec cette niaiserie du sentimentalisme
enfant:

«Quand je serai grand, quand je serai devenu un compositeur célèbre,
j'écrirai un opéra sur l'_Estelle_ de Florian, je le lui dédierai...
j'en apporterai la partition sur cette roche, et elle l'y trouvera un
matin, en venant admirer le lever du soleil.»

Où est la roche?... la roche!... impossible de la trouver... Elle a
disparu... Les vignerons l'ont brisée sans doute... ou le vent de la
montagne l'a couverte de sable...

Ce beau cerisier! sur son tronc sa main s'est appuyée...

Mais qu'y avait-il encore près de là?... quelque chose qui semble devoir
me la rappeler plus que tout le reste... quelque chose qui lui
ressemblait en grâce... en élégance... quoi donc? ma mémoire accablée
faiblit... ah! un plant de pois roses dont elle a cueilli des fleurs...
c'était au tournant de ce sentier... j'y cours... Éternelle nature!...
les pois roses y sont encore et la plante plus riche, plus touffue
qu'autrefois, balance au souffle de la brise sa gerbe parfumée!...
Temps... faucheur capricieux!... la roche a disparu et l'herbe
subsiste... Je suis sur le point de tout prendre, de tout arracher...
Mais non, chère plante, reste et fleuris toujours dans ta calme
solitude... sois-y l'emblème de cette partie de mon âme que j'y ai
laissée jadis et qui l'habitera tant que je vivrai!... Je n'emporte que
deux de tes tiges avec leurs fleurs-papillons aux fraîches couleurs,
papillons constants!... adieu!... adieu!... bel arbre aimé, adieu!...
monts et vallées, adieu!... vieille tour, adieu!... vieux Saint-Eynard,
adieu!... ciel de mon étoile, adieu!... Adieu ma romanesque enfance,
derniers reflets d'un pur amour! Le flot du temps m'entraîne; adieu,
Stella!... Stella!...

.......Et triste comme un spectre qui rentre dans sa tombe, je descendis
la montagne. Je repassai devant l'avenue de la maison d'Estelle. Le
monsieur au cigare avait disparu... il ne faisait plus tache sur le
péristyle de mon temple... mais je n'osai pourtant y entrer, malgré mon
anxieux désir... Je marchais lentement, lentement, m'arrêtant à chaque
pas, arrachant avec angoisse mon regard de chaque objet...

Je n'avais plus besoin de comprimer mon cœur... il semblait ne plus
battre... je redevenais mort...

Et partout un doux soleil, la solitude et le silence...

* * *

Deux heures après, je traversais l'Isère, et sur l'autre rive, un peu
avant la fin du jour, j'arrivais au hameau de Murianette où je trouvais
mes cousins et leur mère. Le lendemain nous rentrâmes ensemble à
Grenoble. J'avais l'air fort préoccupé, fort étrange, on peut le croire.
Resté seul un instant avec mon cousin Victor, celui-ci ne put s'empêcher
de me dire:

--«Qu'as-tu donc? je ne te vis jamais ainsi...

--Ce que j'ai?... tiens, tu vas me bafouer, mais puisque tu me
questionnes, je répondrai... D'ailleurs cela me soulagera, j'étouffe...
hier j'étais à Meylan...

--Je le sais; qu'y a-t-il là?

--Il y a, entre autres choses, la maison de madame Gautier... connais-tu
sa nièce[121], madame F******?

--Oui, celle qu'on appelait autrefois la belle Estelle D*****.

--Eh bien! je l'ai aimée éperdument quand j'avais douze ans et... je
l'aime encore!...

--Mais, imbécile, me répondit Victor en éclatant de rire, elle a
maintenant cinquante et un ans, son fils aîné en a vingt-deux... il a
fait son cours de droit avec moi!»

Et ses rires de redoubler et les miens de s'y joindre, mais convulsifs,
mais grimaçants, mais désolés comme les rayons d'un soleil d'avril à
travers la pluie...

«--Oui, c'est absurde, je le sens, et pourtant cela est... c'est absurde
et c'est vrai... c'est puéril et immense... Ne ris plus, ou ris si tu
veux, peu importe; où est-elle maintenant? où est-elle? tu dois le
savoir?...

--Depuis la mort de son mari, elle habite Vif...

--Vif! est-ce loin?

--À trois lieues d'ici...

--J'y vais, je veux la voir.

--Perds-tu la tête?

--Je trouverai un prétexte pour me présenter.

--Je t'en prie, Hector, ne fais pas cette extravagance!

--Je veux la voir.

--Tu n'auras pas le sang-froid qu'il faut pour se tirer convenablement
d'une pareille visite.

--Je veux la voir!

--Tu seras bête, ridicule, compromettant et voilà tout.

--Je veux la voir!

--Mais songe donc!...

--Je veux la voir!

--Cinquante et un ans!... plus d'un demi-siècle... que
retrouveras-tu?... ne vaut-il pas mieux garder son souvenir jeune et
frais, conserver ton idéal?

--Ô temps exécrable! profanateur affreux! eh bien, je veux au moins lui
écrire...

--Écris. Mon Dieu, quel fou!»

Il me tend une plume et tombe dans un fauteuil, cédant à un nouvel accès
d'hilarité que je partage encore par soubresauts; et j'écris, au milieu
de mon soleil et de ma pluie, cette lettre qu'il fallut recopier à cause
des grosses gouttes d'eau qui en avaient maculé toutes les lignes.

«Madame,

«Il y a des admirations fidèles, obstinées, qui ne meurent qu'avec
nous... J'avais douze ans quand je vis, à Meylan, mademoiselle Estelle
pour la première fois. Vous n'avez pu méconnaître alors à quel point
vous aviez bouleversé ce cœur d'enfant qui se brisait sous l'effort de
sentiments disproportionnés, je crois même que vous avez eu la cruauté
bien excusable d'en rire quelquefois. Dix-sept ans plus tard (je
revenais d'Italie), mes yeux se remplirent de larmes, de ces froides
larmes que le souvenir fait couler, quand j'aperçus, en rentrant dans
notre vallée, la maison habitée naguère par vous sur la romantique
hauteur que domine le Saint-Eynard. Quelques jours après, ne connaissant
pas encore le nouveau nom que vous portiez, je fus prié de remettre à
son adresse, une lettre qui vous était destinée. J'allai attendre madame
F**** à une station de la diligence où elle devait se trouver; je lui
présentai la lettre, un coup violent que je reçus au cœur fit trembler
ma main en l'approchant de la sienne... Je venais de reconnaître... ma
première admiration... la Stella del monte... dont la radieuse beauté
illumina le matin de ma vie. Hier, madame, après de longues et violentes
agitations, après des pérégrinations lointaines dans toute l'Europe,
après des travaux, dont le retentissement est peut-être parvenu jusqu'à
vous, j'ai entrepris un pèlerinage dès longtemps projeté. J'ai voulu
tout revoir, et j'ai tout revu; la petite maison, le jardin, l'allée
d'arbres, la haute colline, la vieille tour, le bois qui l'avoisine et
l'éternel rocher, et le paysage sublime digne de vos regards qui le
contemplèrent tant de fois. Rien n'est changé.--Le temps a respecté le
temple de mes souvenirs. Seulement des inconnus l'habitent aujourd'hui:
vos fleurs sont cultivées par des mains étrangères et personne au monde,
pas même vous, n'eût pu deviner pourquoi un homme à l'air sombre, aux
traits empreints de fatigues douloureuses, en parcourait hier les plus
secrets réduits... _O quante lagrime_!... Adieu, madame, je retourne
dans mon tourbillon; vous ne me verrez probablement jamais, vous
ignorerez qui je suis, et vous pardonnerez, je l'espère, l'étrange
liberté que je prends aujourd'hui de vous écrire. Je vous pardonne aussi
d'avance de rire des souvenirs de l'homme comme vous avez ri de
l'admiration de l'enfant.

«_Despised love_[122]

«Grenoble, 6 décembre 1848.»

Et malgré les railleries de mon cousin, j'envoyai la lettre. J'ignore ce
qu'il en est advenu... Je n'ai plus, depuis lors, entendu parler de
madame F*******. Je dois dans quelques mois retourner à Grenoble. Oh!
cette fois, je le sens, je n'y résisterai pas... j'irai à Vif[123].



LIX

Mort de ma sœur.--Mort de ma femme.--Ses obsèques.--L'Odéon.--Ma
position dans le monde musical.--La
presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les
haines que j'ai suscitées.--La cabale de Covent-Garden.--La
coterie du Conservatoire de Paris.--La symphonie rêvée
et oubliée.--Le charmant accueil qu'on me fait en Allemagne.--Le
roi de Hanovre.--Le duc de Weimar.--L'intendant
du roi de Saxe.--Mes adieux.


J'ai hâte d'en finir avec ces mémoires, leur rédaction m'ennuie et me
fatigue presque autant que celle d'un feuilleton; d'ailleurs quand
j'aurai écrit les quelques pages que je veux écrire encore, j'en aurai
dit assez, je pense, pour donner une idée à peu près complète des
principaux événements de ma vie et du cercle de sentiments, de travaux
et de chagrins dans lequel je suis destiné à tourner... jusqu'à ce que
je ne tourne plus.

La route qui me reste à parcourir, si longue qu'on la suppose, doit
sûrement ressembler beaucoup à celle que j'ai parcourue; j'y trouverai
partout les mêmes profondes ornières, les mêmes cailloux raboteux, les
mêmes terrains défoncés, traversés ça et là par quelque clair ruisseau,
ombragés de quelque bosquet paisible, surmontés de quelque roche
sublime que je gravirai à grand'peine, pour aller sécher au soleil
couchant la froide pluie subie dans la plaine dès le matin.

Les choses et les hommes changent cependant, il est vrai, mais si
lentement que ce n'est pas dans le court espace de temps embrassé par
une existence humaine que ce changement peut être perceptible. Il me
faudrait vivre deux cents ans pour en ressentir le bienfait.

J'ai perdu ma sœur aînée, Nanci. Elle est morte d'un cancer au sein,
après six mois d'horribles souffrances qui lui arrachaient nuit et jour
des cris déchirants. Mon autre sœur, ma chère Adèle, qui s'était rendue
à Grenoble pour la soigner et qui ne l'a pas quittée jusqu'à sa dernière
heure, a failli succomber aux fatigues et aux cruelles impressions que
lui a causées cette lente agonie.

Et pas un médecin n'a osé avoir l'humanité de mettre fin à ce martyre,
en faisant respirer à ma sœur un flacon de chloroforme. On fait cela
pour éviter à un patient la douleur d'une opération chirurgicale qui
dure un quart de minute, et on s'abstient d'y recourir pour le délivrer
d'une torture de six mois. Quand il est prouvé, certain, que nul remède,
rien, pas même le temps, ne peut guérir un mal affreux; quand la mort
est évidemment le bien suprême, la délivrance, la joie, le bonheur!...

Mais les lois sont là qui le défendent, et les idées religieuses qui s'y
opposent non moins formellement.

Et ma sœur, sans doute, n'eût pas consenti à se délivrer ainsi si on le
lui eût proposé. «Il faut que la volonté de Dieu soit faite.» Comme si
tout ce qui arrive n'arrivait pas par la volonté de Dieu... et comme si
la délivrance de la patiente, par une mort douce et prompte, n'eût pas
été aussi bien le résultat de la volonté de Dieu que son exécrable et
inutile torture...

Quels non-sens que ces questions de fatalité, de divinité, de libre
arbitre, etc.!! c'est l'absurde infini; l'entendement humain y tournoie
et ne peut que s'y perdre.

En tout cas, la plus horrible chose de ce monde, pour nous, êtres
vivants et sensibles, c'est la souffrance inexorable, ce sont les
douleurs sans compensation possible arrivées à ce degré d'intensité; et
il faut être ou barbare ou stupide, ou l'un et l'autre à la fois, pour
ne pas employer le moyen sûr et doux dont on dispose aujourd'hui pour y
mettre un terme. Les sauvages sont plus intelligents et plus humains.

Ma femme aussi est morte, mais au moins sans grandes douleurs. La pauvre
Henriette paralysée depuis quatre ans, et privée du mouvement et de la
parole, s'est éteinte à Montmartre sous mes yeux le 3 mars 1854. Mon
fils avait heureusement pu obtenir un congé et venir de Cherbourg passer
quelques heures auprès d'elle. Il était reparti depuis quatre jours
seulement quand elle a expiré. Cette entrevue a donné quelque douceur à
ses derniers moments, et un hasard favorable a voulu que je ne fusse pas
absent de France à cette époque.

Je l'avais quittée depuis deux heures... une des femmes qui la servaient
court à ma recherche, me ramène... tout était fini... son dernier soupir
venait de s'exhaler. Elle était déjà couverte du drap fatal que j'ai dû
écarter pour baiser son front pâle une dernière fois. Son portrait, que
je lui avais donné l'année précédente, portrait fait au temps de sa
splendeur, me la montrait éblouissante de beauté et de génie, à côté de
ce lit funèbre où elle gisait défigurée par la maladie.

Je n'essaierai pas de donner une idée des douleurs que cet arrachement
de cœur m'a fait subir. Elles se compliquaient d'ailleurs d'un sentiment
qui, sans être jamais arrivé auparavant à ce degré de violence, fut
toujours pour moi le plus difficile à supporter--le _sentiment de la
pitié_. Au milieu des regrets de cet amour éteint, je me sentais prêt à
me dissoudre dans l'immense, affreuse, incommensurable, infinie pitié
dont le souvenir des malheurs de ma pauvre Henriette m'accablait: sa
ruine avant notre mariage; son accident; la déception causée par sa
dernière tentative dramatique à Paris; son renoncement volontaire, mais
toujours regretté, à un art qu'elle adorait; sa gloire éclipsée; ses
médiocres imitateurs et imitatrices, dont elle avait vu la fortune et la
célébrité s'élever; nos déchirements intérieurs; son inextinguible
jalousie devenue fondée; notre séparation; la mort de tous ses parents;
l'éloignement forcé de son fils; mes fréquents et longs voyages; sa
douleur fière d'être pour moi la cause de dépenses sous lesquelles
j'étais toujours, elle ne l'ignorait pas, prêt à succomber; l'idée
fausse qu'elle avait de s'être, par son amour pour la France, aliéné les
affections du public anglais; son cœur brisé; sa beauté disparue; sa
santé détruite; ses douleurs physiques croissantes; la perte du
mouvement et de la parole; son impossibilité de se faire comprendre
d'aucune façon; sa longue perspective de la mort et de l'oubli...

Destruction, feux et tonnerres, sang et larmes, mon cerveau se crispe
dans mon crâne en songeant à ces horreurs!...

Shakespeare! Shakespeare! où est-il? où es-tu? Il me semble que lui seul
parmi les êtres intelligents peut me comprendre et doit nous avoir
compris tous les deux; lui seul peut avoir eu pitié de nous, pauvres
artistes s'aimant, et déchirés l'un par l'autre. Shakespeare!
Shakespeare! tu dois avoir été humain; si tu existes encore, tu dois
accueillir les misérables! C'est toi qui es notre père, toi qui es aux
cieux, s'il y a des cieux.

Dieu est stupide et atroce dans son indifférence infinie toi seul es le
Dieu bon pour les âmes d'artistes; reçois-nous sur ton sein, père,
embrasse-nous! _De Profundis ad te clamo._ La mort, le néant, qu'est-ce
que cela? L'immortalité du génie!... _What?... Oh fool! fool! fool!_...
...................

Je dus m'occuper seul des tristes devoirs... Le pasteur protestant
nécessaire pour la cérémonie et chargé du service de la banlieue de
Paris, demeurait à l'autre bout de la ville dans la rue de _M. le
Prince_. J'allai l'avertir à huit heures du soir. Une rue étant barrée
par des paveurs, le cabriolet qui me conduisait fut obligé de faire un
détour et de passer devant le théâtre de l'Odéon. Il était illuminé, on
y jouait une pièce en vogue. C'est là que j'ai vu _Hamlet_ pour la
première fois, il y a vingt-six ans; c'est là que la gloire de la pauvre
morte éclata subitement, un soir, comme un brillant météore; c'est là
que j'ai vu pleurer une foule brisée d'émotions, à l'aspect de la
douleur, de la poétique et navrante folie d'Ophélia; c'est là que
rappelée sur la scène après le dénoûement d'_Hamlet_ par un public
d'élite et par tous les rois de la pensée régnant alors en France, j'ai
vu revenir Henriette Smithson, presque épouvantée de l'énormité de son
succès, saluer tremblante ses admirateurs. Là j'ai vu Juliette pour la
première et la dernière fois. Sous ces arcades, j'ai si souvent, pendant
les nuits d'hiver, promené ma fiévreuse anxiété. Voici la porte par
laquelle je l'ai vue entrer à une répétition d'_Othello_. Elle ignorait
mon existence alors; et si on lui eût montré ce jeune inconnu pâle et
défait, qui, accoudé contre un des piliers de l'Odéon, la suivait d'un
œil effaré, et qu'on lui eût dit: «Voilà votre futur mari,» elle eût à
coup sûr traité d'insolent imbécile ce prophète de malheur.

Et pourtant... c'est lui qui prépare ton dernier voyage, _poor Ophelia_!
c'est lui qui va dire à un prêtre comme Laërtes: «_What ceremonies
else_?»... lui qui t'a tant tourmentée; lui qui a tant souffert par toi,
après avoir tant souffert pour toi, lui qui, malgré ses torts, peut
dire comme Hamlet:

    «_Forty thousand brothers._»

«_Quarante mille frères ne l'eussent pas aimée comme je l'aimais!_»

Shakespeare! Shakespeare! je sens revenir l'inondation, je sombre dans
le chagrin, et je te cherche encore...

_Father! Father! Where are you?_

* * *

Le lendemain, deux ou trois hommes de lettres, MM. d'Ortigue, Brizeux,
Léon de Wailly, plusieurs artistes conduits par cet excellent baron
Taylor, et quelques autres bons cœurs, vinrent, _par amitié pour moi_,
conduire Henriette à sa dernière demeure. Si elle fût morte vingt-cinq
ans auparavant, tout le Paris intelligent eût assisté par admiration,
par adoration _pour elle_, à ses obsèques; tous les poëtes, tous les
peintres, tous les statuaires, tous les acteurs à qui elle venait de
fournir de si nobles exemples de mouvements, de gestes, d'attitudes,
tous les musiciens qui avaient senti la mélodie de ses accents de
tendresse, la déchirante vérité de ses cris de douleur, tous les amants,
tous les rêveurs, et plus d'un philosophe, eussent marché, avec larmes,
derrière son cercueil...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aujourd'hui, pendant qu'elle s'achemine ainsi, à peu près seule, vers le
cimetière, l'ingrat et oublieux Paris grouille là-bas dans sa fumée;
celui qui l'aima et qui n'a pas le courage de la suivre jusqu'à sa
tombe, pleure dans le coin d'un jardin désert, et son jeune fils
luttant au loin contre la tempête est balancé au haut du grand mât d'un
navire sur le sombre Océan.

_Hic jacet._ Dans le petit cimetière de Montmartre, au versant de la
colline, elle repose, la face tournée vers le nord, vers l'Angleterre
qu'elle ne voulut jamais revoir. Sa modeste tombe porte cette
inscription:

«Henriette-Constance Berlioz-Smithson, née à Ennis, en Irlande, morte à
Montmartre le 3 mars 1854.»

Les journaux annoncèrent froidement, en termes vulgaires, cette mort. J.
Janin seul eut du cœur et de la mémoire, et voici les quelques lignes
qu'il écrivit dans le _Journal des Débats_:

«Elles passent si vite et si cruellement ces divinités de la fable! Ils
sont si frêles, ces frêles enfants du vieux Shakespeare et du vieux
Corneille! Hélas! il n'y a pas si longtemps déjà, nous étions jeunes et
superbes, qu'un soir d'été, assise à son balcon qui donne sur la route
de Vérone, Juliette à côté de Roméo, Juliette, enivrée et tremblante
écoutait... le rossignol de la nuit, l'alouette matinale! Elle écoutait
rêveuse et si blanche, avec tant de feu charmant dans ce regard à demi
voilé! Dans cette voix sombre et pure, une voix d'or résonnait
triomphante, adorée, et pleine de sa vie éternelle, la prose de
Shakespeare et sa poésie! un monde entier était attentif à la grâce, à
la voix, à l'enchantement de cette femme.

»Elle avait vingt ans à peine, elle s'appelait miss Smithson, elle
conquit, toute-puissante, la sympathie et l'admiration de ce parterre
enchante de la vérité nouvelle! Elle fut ainsi, sans le savoir, cette
jeune femme, un poëme inconnu, une passion nouvelle et toute une
révolution. Elle a donné le signal à madame Dorval, à
Frédérick-Lemaître, à madame Malibran, à Victor Hugo, à Berlioz! Elle
s'appelait Juliette, elle s'appelait Ophélie. Elle inspirait Eugène
Delacroix lui-même lorsqu'il dessinait cette douce image d'Ophélie. Elle
tombe; sa main qui cède tient encore à la branche; de l'autre main, elle
porte sur son beau sein sa douce et dernière couronne; l'extrémité de sa
robe est déjà voisine de l'eau qui monte; le paysage est triste et
lugubre; on voit accourir tout au loin le flot qui va l'engloutir; ses
vêtements appesantis ont entraîné la pauvre malheureuse et ses douces
chansons dans la vase et dans la mort!

»Elle s'appelait enfin, cette admirable et touchante miss Smithson, d'un
nom que madame Malibran a porté; elle s'appelait Desdémone, et le More
lui disait, en l'embrassant: «Ô ma belle guerrière!» _Oh my fair
warrior!_ Je la vois encore, à cette distance, aussi blanche, aussi pâle
que la Vénitienne d'Angelo, tyran de Padoue! Elle est seule à écouter la
pluie et le vent qui gronde au dehors, cette belle fille, maudite et
charmante, que le poëte Shakespeare entourait de ses amours et de ses
respects. Elle est seule, elle a peur; elle sent au fond de son âme
troublée un indicible malaise; ses bras sont nus, et l'on peut entrevoir
enfin un petit bout de sa blanche épaule! Ah! sainte nudité de la femme
qui va mourir! Elle était merveilleuse ainsi, miss Smithson, et plus
semblable à un fantôme de là-haut qu'à une femme d'ici-bas!--et
maintenant la voilà morte, il y a huit jours, rêvant encore à cette
gloire qui vient si vite et qui s'en va si vite! ô visions! ô regrets! ô
douleurs!... On chantait autrefois, dans ma jeunesse, un chœur à la
louange de Juliette Capulet! Cette marche funèbre était d'un effet
désolant au milieu de ce cri qui revenait sans cesse: _Jetez des fleurs!
jetez des fleurs[124]!_ On descendait ainsi sous la voûte sombre où
dormait Juliette, et la sombre mélodie accomplissait son œuvre en
racontant l'épouvante de ces voûtes mortuaires. «Jetez des fleurs! jetez
des fleurs!» Juliette est morte, disait le chant funèbre, à la façon
d'un cantique du vieux père Eschyle; Juliette est morte (jetez des
fleurs!), la mort pèse sur elle comme la gelée sur le gazon en avril
(jetez des fleurs!). Ainsi les instruments de la danse servent de
cloches funèbres; le dîner de l'hymen est un repas des morts; les fleurs
de la noce couvrent une sépulture!»

* * *

Liszt m'écrivit bientôt après de Weimar une lettre cordiale comme il
sait les écrire: «Elle t'inspira, me disait-il, tu l'as aimée, tu l'as
chantée, sa tâche était accomplie.»

* * *

Je n'ai plus rien à dire maintenant des deux grands amours, qui ont
exercé une influence si puissante et si longue sur mon cœur et sur ma
pensée. L'un est un souvenir d'enfance. Il vint à moi radieux de tous
les sourires, paré de tous les prestiges, armé de toutes les séductions
d'un paysage incomparable dont l'aspect seul avait déjà suffi à
m'émouvoir. Estelle fut vraiment alors l'hamadryade de ma vallée de
Tempe, et j'éprouvai pour la première fois, et à la fois, à l'âge de
douze ans, le sentiment du grand amour et celui de la grande nature.

L'autre amour m'apparut avec Shakespeare, à mon âge viril dans le
buisson ardent d'un Sinaï, au milieu des nuées, des tonnerres et des
éclairs d'une poésie pour moi nouvelle. Il me terrassa, je tombai
prosterné, et mon cœur et tout mon être furent envahis par une passion
cruelle, acharnée, où se confondaient, en se renforçant l'un par
l'autre, l'amour pour la grande artiste et l'amour du grand art.

On conçoit la puissance d'une pareille antithèse, si toutefois il y a
antithèse là-dedans. Aussi n'avais-je pas fait à Henriette un mystère de
mon idylle de Meylan, ni de la vivacité des souvenirs que j'en
conservais. Qui de nous n'a pas eu une première idylle telle quelle?
Malgré sa jalousie, elle était trop intelligente pour en être blessée.
Elle m'a seulement quelquefois à ce sujet adressé de douces railleries.

Les gens qui ne comprennent pas cela, me comprendront bien moins encore,
si j'avoue une autre singularité de ma nature: J'éprouve un vague
sentiment de poétique amour en respirant une belle rose, et j'en ai
ressenti pendant longtemps un semblable à l'aspect d'une belle harpe. En
voyant cet instrument, il fallait alors me contenir pour ne pas
m'agenouiller et l'embrasser!

Estelle fut la rose qui _a fleuri dans l'isolement_[125], Henriette fut
la harpe mêlée à tous mes concerts, à mes joies, à mes tristesses, et
dont, hélas, j'ai brisé bien des cordes!

Maintenant, me voilà, sinon au terme de ma carrière, au moins sur la
pente de plus en plus rapide qui y conduit; fatigué, brûlé, mais
toujours brûlant, et rempli d'une énergie qui se révolte parfois avec
une violence dont je suis presque épouvanté. Je commence à savoir le
français, à écrire passablement une page de partition et une page de
vers ou de prose, je sais diriger et animer un orchestre, j'adore et je
respecte l'art dans toutes ses formes... Mais j'appartiens à une nation,
qui, aujourd'hui, ne s'intéresse plus à aucune des nobles manifestations
de l'intelligence, dont le veau d'or est l'unique dieu. Le peuple
parisien est devenu un peuple barbare; sur dix maisons riches, c'est à
peine s'il en est une où l'on trouve une bibliothèque. Je ne parle pas
d'une bibliothèque musicale... Non, on n'achète plus de livres, on loue,
pour deux sous le volume, de pitoyables romans dans les cabinets de
lecture; cet aliment suffit aux appétits littéraires de toutes les
classes de la société. Comme on s'abonne chez les éditeurs de musique,
pour quelques francs par mois, afin de pouvoir choisir dans le nombre
infini des plates productions dont les magasins regorgent, quelque
chef-d'œuvre du genre que Rabelais a caractérisé par une si méprisante
épithète.

L'industrialisme de l'art, suivi de tous les bas instincts qu'il flatte
et caresse, marche à la tête de son ridicule cortège, promenant sur ses
ennemis vaincus un regard niaisement superbe et rempli d'un stupide
dédain... Paris est donc une ville où je ne puis rien faire, et où l'on
me regarde comme trop heureux de remplir la seule tâche qui me soit
confiée, celle du feuilletoniste, la seule, à en croire beaucoup de
gens, pour laquelle je sois venu au monde.

Je sens bien ce que je pourrais produire en musique dramatique, mais il
est aussi inutile que dangereux de le tenter. D'abord, la plupart de nos
théâtres lyriques sont d'assez mauvais lieux, musicalement parlant,
l'Opéra surtout à cette heure est ignoble. Ensuite je ne pourrais donner
l'essor à ma pensée dans ce genre de composition, qu'en me supposant
maître absolu d'un grand théâtre, comme je suis maître de mon orchestre
quand je dirige l'exécution d'une de mes symphonies. Je devrais disposer
de la bonne volonté de tous, être obéi de tous, depuis la première
chanteuse et le premier ténor, les choristes, les musiciens, les
danseuses et les comparses, jusqu'au décorateur, aux machinistes et au
metteur en scène. Un théâtre lyrique comme je le conçois, est, avant
tout, un vaste instrument de musique; j'en sais jouer, mais pour que
j'en joue bien, il faut qu'on me le confie sans réserve. C'est ce qui
n'arrivera jamais. Ensuite les menées, les conspirations, les cabales de
mes ennemis se donneraient là trop aisément carrière. Ils n'osent pas
venir me siffler dans une salle de concerts, ils n'y manquent pas dans
un vaste théâtre comme l'Opéra; cela arrivera toujours.

J'aurais à subir en pareil cas, non-seulement les coups des haines
soulevées par mes critiques théoriques, mais ceux non moins furieux des
colères excitées par les tendances de mon style musical; style qui, à
lui seul, est la plus puissante popularité. Ceux-ci se disant avec
raison: «le jour où le gros public en sera venu à comprendre ou à goûter
seulement des compositions pareilles, les nôtres n'auront plus de
valeur.» J'ai eu la preuve de ces vérités à Londres, où une bande
d'Italiens est venue rendre presque impossible la représentation de
_Benvenuto Cellini_ à Covent-Garden. Ils ont crié, chuté et sifflé du
commencement à la fin; ils ont voulu empêcher même l'exécution de mon
ouverture du _Carnaval romain_ qui servait d'introduction au second acte
et qu'on avait applaudie maintes fois à Londres en divers concerts,
entre autres a celui de la Société philharmonique de Hanovre square,
quinze jours auparavant. L'opinion publique, sinon la mienne, plaçait à
la tête de cette cabale comique dans sa fureur, M. Costa, le chef
d'orchestre de Covent-Garden, que j'ai plusieurs fois attaqué dans mes
feuilletons au sujet des libertés qu'il prend avec les partitions des
grands maîtres, en les taillant, allongeant, instrumentant et mutilant
de toutes façons. Si M. Costa est le coupable, ce qui est fort possible,
il a su, en tous cas, par ses empressements à me servir et à m'aider
pendant les répétitions, endormir ma méfiance avec une rare habileté.

Les artistes de Londres, indignés de cette vilenie, ont voulu
m'exprimer leur sympathie en souscrivant, au nombre de deux cent trente,
pour un _Testimonial concert_, qu'ils m'engageaient à donner avec leur
concours gratuit dans la salle d'Exeter-hall, mais qui néanmoins n'a pu
avoir lieu. L'éditeur Beale (aujourd'hui l'un de mes meilleurs amis) m'a
en outre apporté un présent de deux cents guinées qui m'était offert par
une réunion d'amateurs, en tête desquels figuraient les célèbres
facteurs de piano, MM. Broadwood. Je n'ai pas cru devoir accepter ce
présent si en dehors de nos mœurs françaises, mais dont une bonté et une
générosité réelles avaient néanmoins suggéré l'idée. Tout le monde n'est
pas Paganini.

Ces preuves d'affection m'ont touché beaucoup plus que ne m'avaient
blessé les insultes des cabaleurs.

En Allemagne, sans doute, je n'aurais rien de pareil à redouter. Mais je
ne sais pas l'allemand; il faudrait composer sur un texte français qu'on
traduirait ensuite; c'est un grand désavantage. Il faudrait aussi, pour
écrire un grand opéra, y consacrer au moins dix-huit mois sans m'occuper
d'autre chose, sans rien gagner par conséquent, et sans dédommagement
possible sous ce rapport, puisque, en Allemagne, les compositeurs
d'opéras ne touchent pas d'honoraires. Encore a-t-on vu dans mon récit
de la première exécution de _Faust_ en Prusse, ce qu'une inoffensive
observation imprimée dans le _Journal des Débats_ m'avait attiré
d'inimitiés parmi les musiciens de l'orchestre de Berlin.

À Leipzig aussi, bien qu'on entende aujourd'hui ma musique _avec
d'autres oreilles_ qu'au temps de Mendelssohn (à ce que j'ai pu voir, et
à ce que m'assure Ferdinand David) il y a encore quelques petits
fanatiques, élèves du Conservatoire, qui, me regardant, sans savoir
pourquoi, comme un destructeur, un Attila de l'art musical, m'honorent
d'une haine forcenée, m'écrivent des injures et me font des grimaces
dans les corridors de Gewandhaus quand j'ai le dos tourné. Puis certains
maîtres de chapelle, dont je trouble la quiétude, commettent par ci par
là à mon égard, d'assez plates perfidies. Mais cet inévitable
antagonisme, joint même à l'opposition toute naturelle d'une petite
partie de la presse allemande[126], n'est rien en comparaison des
fureurs qui se donneraient carrière à Paris contre moi si je m'y
exposais au théâtre.

Depuis trois ans, je suis tourmenté par l'idée d'un vaste opéra dont je
voudrais écrire les paroles et la musique, ainsi que je viens de le
faire pour ma trilogie sacrée: _l'Enfance du Christ_. Je résiste à la
tentation de réaliser ce projet et j'y résisterai, je l'espère, jusqu'à
la fin[127]. Le sujet me paraît grandiose, magnifique et profondément
émouvant, ce qui prouve jusqu'à l'évidence que les Parisiens le
trouveraient fade et ennuyeux. Me trompai-je même en attribuant à notre
public _un goût si différent du mien_ (pour parler comme le grand
Corneille), je n'aurais pas une femme intelligente et dévouée capable
d'interpréter le rôle principal, un rôle qui exige de la beauté, une
grande voix, un talent dramatique réel, une musicienne parfaite, une âme
et un cœur de feu. J'aurais bien moins encore entre les mains le reste
des ressources de toute espèce dont je devrais pouvoir disposer à mon
gré, sans contrôle ni observations de qui que ce fût. L'idée seule
d'éprouver pour l'exécution et la mise en scène d'une œuvre pareille les
obstacles stupides que j'ai dû subir et que je vois journellement
opposer aux autres compositeurs qui écrivent pour notre grand opéra, me
fait bouillir le sang. Le choc de ma volonté contre celle des
malveillants et des imbéciles en pareil cas, serait aujourd'hui
excessivement dangereux, je me sens parfaitement capable de tout à leur
égard, et je tuerais ces gens-là comme des chiens. Quant à grossir le
nombre des œuvres agréables et utiles qu'on nomme opéras-comiques et qui
se produisent journellement à Paris, par fournées, comme on y produit
des petits pâtés, je n'en éprouve pas la moindre envie. Je ne ressemble
point, sous ce rapport, à ce caporal qui avait _l'ambition d'être
domestique_. J'aime mieux rester simple soldat[128]. L'influence de
Meyerbeer, je dois le dire aussi, et la pression qu'il exerce par son
immense fortune, au moins autant que par _les réalités_ de son talent
éclectique, sur les directeurs, sur les artistes, sur les critiques, et
par suite sur le public de Paris, y rendent à peu près impossible tout
succès sérieux à l'Opéra. Cette influence délétère se fera sentir encore
peut-être dix ans après sa mort. Henri Heine prétend qu'il _a payé
d'avance_...[129] Quant aux concerts _musicaux_ que je pourrais donner à
Paris, j'ai déjà dit dans quelles conditions je me trouvais placé et
quelle était devenue l'indifférence du public pour tout ce qui n'est pas
le théâtre. La coterie du Conservatoire a d'ailleurs trouvé le moyen de
me faire interdire l'accès de sa salle, et M. le ministre de l'intérieur
est un jour venu, à une distribution de prix, déclarer à tout
l'auditoire que cette salle (la seule convenable qui existe à Paris)
était la propriété exclusive de la Société du Conservatoire et qu'elle
ne serait plus désormais prêtée à personne pour y donner des concerts.
Or, _personne_, c'était moi; car, à deux ou trois exceptions près, aucun
autre que moi n'y avait donné de grandes exécutions musicales depuis
vingt ans.

Cette société célèbre, dont presque tous les membres exécutants sont de
mes amis ou partisans, est dirigée par un chef et par un petit nombre de
_faiseurs_ qui me sont hostiles. Ils se garderaient donc bien d'admettre
dans leurs concerts la moindre de mes compositions. Une seule fois, il y
a six ou sept ans, ils s'avisèrent de me demander deux fragments de
_Faust_. Le comité qui avait été alors tant soit peu influencé par
l'opinion de mes partisans de l'orchestre, essaya en revanche de
m'écraser en me plaçant, dans le programme, entre le finale de _la
Vestale_, de Spontini, et la _Symphonie en ut mineur_, de Beethoven. Le
bonheur voulut que l'écrasement n'eût pas lieu et que ces messieurs
fussent déçus dans leur attente. Malgré les terribles voisins qu'on lui
avait donnés, la scène des Sylphes de _Faust_ excita un véritable
enthousiasme et fut bissée. Mais M. Girard, qui en avait fort
maladroitement et fort platement dirigé l'exécution, feignit de ne pas
pouvoir trouver dans la partition l'endroit où il fallait recommencer,
et, malgré les cris de bis de toute la salle, il ne recommença pas. Le
succès n'en fut pas moins évident. Aussi, depuis cette époque, la
coterie s'est-elle abstenue de mes ouvrages comme de la peste.

Des millionnaires, qui abondent à Paris, pas un seul n'aurait l'idée de
rien faire pour la grande musique. Nous ne possédons pas une bonne salle
de concerts publique; il ne viendrait en tête à aucun de nos Crésus d'en
construire une. L'exemple de Paganini a été perdu, et ce que ce noble
artiste fit pour moi restera un trait unique dans l'histoire.

Il faut donc compter seulement sur soi-même quand on est compositeur à
Paris, produisant des œuvres sérieuses en dehors du théâtre. Il faut se
résigner à des exécutions incomplètes, incertaines, et par suite plus ou
moins infidèles, faute de répétitions qu'on ne peut payer[130], à des
salles incommodes où les exécutants ni l'auditoire ne peuvent être bien
installés, à des entraves de toute espèce suscitées, sans mauvais
vouloir, par les théâtres lyriques dont on est obligé d'employer le
personnel musical et qui ont nécessairement à veiller aux intérêts de
leur répertoire; il faut subir des spoliations insolentes de la part de
MM. les percepteurs _du droit des hospices_, qui ne tiennent aucun
compte des frais d'un concert, et viennent aggraver les pertes de celui
qui le donne, en prélevant le huitième de la recette brute; des
appréciations hâtives et nécessairement fausses d'œuvres vastes et
complexes entendues dans de pareilles conditions, et rarement plus d'une
ou deux fois; et, en dernière analyse, il faut avoir à dépenser beaucoup
de temps et beaucoup d'argent. Sans compter la force d'âme et de volonté
qu'on a l'humiliation d'user contre de pareils obstacles. L'artiste le
plus puissamment doué de ces qualités, est alors comme un obus chargé
qui va droit son chemin, renverse tout ce qu'il rencontre, laisse une
trace, il est vrai, mais ne doit pas moins, au terme de sa course, se
briser en éclatant. Je ferais pourtant en général, tous les sacrifices
possibles. Mais il est des circonstances où cessant d'être généreux, ces
sacrifices deviennent éminemment coupables.

Il y a deux ans, au moment où l'état de la santé de ma femme, qui
laissait encore alors quelque espoir d'amélioration, m'occasionnait le
plus de dépenses, une nuit, j'entendis en songe une symphonie que je
rêvais composer. En m'éveillant le lendemain je me rappelai presque tout
le premier morceau qui (c'est la seule chose dont je me souvienne) était
à deux temps (allegro), en _la mineur_. Je m'approchais de ma table pour
commencer à l'écrire, quand je fis soudain cette réflexion: si j'écris
ce morceau, je me laisserai entraîner à composer le reste. L'expansion à
laquelle ma pensée tend toujours à se livrer maintenant, peut donner à
cette symphonie d'énormes proportions. J'emploierai peut-être trois ou
quatre mois exclusivement à ce travail. (J'en ai bien mis sept pour
écrire _Roméo et Juliette_.) Je ne ferai plus ou presque plus de
feuilletons. Mon revenu diminuera d'autant. Puis, quand la symphonie
sera terminée, j'aurai la faiblesse de céder aux sollicitations de mon
copiste; je la laisserai copier, je contracterai ainsi tout de suite une
dette de mille ou douze cents francs. Une fois les parties copiées, je
serai harcelé par la tentation de faire entendre l'ouvrage, je donnerai
un concert, dont la recette couvrira à peine la moitié des frais; c'est
inévitable aujourd'hui. Je perdrai ce que je n'ai pas; je manquerai du
nécessaire pour la pauvre malade, et je n'aurai plus ni de quoi faire
face à mes dépenses personnelles ni de quoi payer la pension de mon fils
sur le vaisseau où il doit monter prochainement. Ces idées me donnèrent
le frisson et je jetai ma plume en disant: Bah! demain j'aurai oublié la
symphonie! La nuit suivante, l'obstinée symphonie vint se présenter
encore et retentir dans mon cerveau; j'entendais clairement l'allégro en
_la mineur_, bien plus, il me semblait le voir écrit. Je me réveillai
plein d'une agitation fiévreuse, je me chantai le thème, dont le
caractère et la forme me plaisaient extrêmement; j'allais me lever...
mais les réflexions de la veille me retinrent encore, je me raidis
contre la tentation, je me cramponnai à l'espoir d'oublier. Enfin, je me
rendormis, et le lendemain, au réveil, tout souvenir en effet, avait
disparu pour jamais.

Lâche! va dire quelque jeune fanatique à qui je pardonne d'avance son
injure, il fallait oser! il fallait écrire! il fallait te ruiner! On n'a
pas le droit de chasser ainsi la pensée, de faire rentrer dans le néant
une œuvre d'art qui en veut sortir et qui implore la vie! Ah! jeune
homme qui me traites de lâche, tu n'as pas subi le spectacle que j'avais
alors sous les yeux, sans quoi tu serais moins sévère. Je n'ai pas
reculé aux jours où l'on pouvait encore douter des conséquences de mes
coups d'audace. Il y avait dans ce temps à Paris un petit public
d'élite, il y avait les princes de la maison d'Orléans et la Reine
elle-même qui s'y intéressaient. Ma femme d'ailleurs était toute vivante
et la première à m'encourager: «Tu dois produire cette œuvre, me
disait-elle, et la faire grandement et dignement exécuter. Ne crains
rien, nous subirons les privations que ces dépenses nous imposeront. Il
le faut! va toujours!» Et j'allais. Mais plus tard, quand elle était là,
à demi morte, ne pouvant plus que gémir, quand il lui fallait trois
femmes pour la soigner, quand le médecin devait lui faire presque chaque
jour une visite, quand j'étais sûr, mais sûr comme il l'est que les
Parisiens sont des barbares, de trouver au bout de toute entreprise
musicale le désastreux résultat que je viens de signaler, je n'étais pas
lâche de m'abstenir, jeune homme, non, j'ai la conscience d'avoir été
seulement humain; et, tout en me croyant aussi dévoué à l'art que toi,
et que bien d'autres, je crois l'honorer en ne le traitant pas de
monstre avide de victimes humaines et en prouvant qu'il m'a laissé assez
de raison pour distinguer le courage de la férocité. Si j'ai cédé peu à
peu à l'entraînement musical, en écrivant dernièrement ma trilogie
sacrée (_l'Enfance du Christ_), c'est que ma position n'est plus la
même, d'aussi impérieux devoirs ne me sont plus imposés. D'ailleurs j'ai
la certitude de faire aisément et souvent exécuter cet ouvrage en
Allemagne où je suis invité à revenir par plusieurs villes importantes.
J'y vais maintenant fréquemment, j'y ai fait quatre voyages pendant les
derniers dix-huit mois[131]. On m'y accueille de mieux en mieux; les
artistes m'y témoignent une sympathie de jour en jour plus vive; ceux de
Leipzig, de Dresde, de Hanovre, de Brunswick, de Weimar, de Carlsruhe,
de Francfort, m'ont comblé de marques d'amitié pour lesquelles je manque
d'expressions de reconnaissance. Je n'ai qu'à me louer du public aussi,
des intendants des théâtres royaux et des chapelles ducales, et de la
plupart des princes souverains. Ce charmant jeune roi de Hanovre et son
Antigone[132] la reine, s'intéressent à ma musique au point de venir à
huit heures du matin à mes répétitions et d'y rester jusqu'à midi
quelquefois, _pour mieux pénétrer_, me disait le roi dernièrement, _le
sens intime des œuvres et se familiariser avec la nouveauté des
procédés_! Avec quelle joie, quels mouvements d'enthousiasme, il
m'entretenait de mon ouverture du _Roi Lear_:

«C'est magnifique, monsieur Berlioz, c'est magnifique! votre orchestre
parle, vous n'avez pas besoin de paroles. J'ai suivi toutes les scènes:
l'entrée du roi dans son conseil, et l'orage sur la bruyère, et
l'affreuse scène de la prison, et les plaintes de Cordelia[133]! Oh!
cette Cordelia! comme vous l'avez peinte! comme elle est timide et
tendre! c'est déchirant, et si beau!»

La reine, à ma dernière visite à Hanovre, me fit prier de mettre dans
mon programme, deux morceaux de _Roméo et Juliette_, dont l'un surtout,
lui est particulièrement cher, la scène d'amour (l'adagio). Le roi m'a
ensuite formellement demandé de revenir l'hiver prochain pour organiser
au théâtre l'exécution de l'œuvre entière de _Roméo et Juliette_, dont
je n'ai donné encore à Hanovre que des fragments. «Si vous ne trouvez
pas suffisantes les ressources dont nous disposons, a-t-il ajouté, je
ferai venir des artistes de Brunswick, de Hambourg, de Dresde même, s'il
le faut, vous serez content.» De son côté le nouveau grand-duc de Weimar
m'a dit en me quittant, à la dernière visite que je lui ai faite:
«Donnez-moi votre main, monsieur Berlioz, que je la serre avec une
sincère et vive admiration; et n'oubliez pas que le théâtre de Weimar
vous est toujours ouvert.» M. de Lüttichau, l'intendant du roi de Saxe,
m'a proposé la place de maître de chapelle de Dresde, qui ne tardera pas
à être vacante. «Si vous vouliez (ce sont ses paroles), que de belles
choses nous ferions ici! avec nos artistes que vous trouvez si
excellents, et qui vous aiment tant, vous qui dirigez comme si peu de
gens dirigent, vous feriez de Dresde le centre musical de l'Allemagne!»
Je ne sais si je me déciderai à me fixer ainsi en Saxe quand le moment
sera venu... C'est à bien examiner. Liszt est d'avis que je dois
accepter. Mes amis de Paris sont d'un avis contraire. Mon parti n'est
pas pris, et la place d'ailleurs est encore occupée. Il est question de
mettre en scène, à Dresde, mon opéra de _Cellini_, que cet admirable
Liszt a déjà ressuscité à Weimar.

Certainement alors j'irais en diriger les premières représentations. Au
reste, je n'ai pas à m'occuper ici de l'avenir et me suis peut-être trop
appesanti sur le passé, bien que j'aie laissé dans l'ombre beaucoup de
curieux épisodes et de tristes détails. Je finis... en remerciant avec
effusion la sainte Allemagne où le culte de l'art s'est conservé pur; et
toi, généreuse Angleterre; et toi, Russie qui m'as sauvé; et vous, mes
bons amis de France: et vous, cœurs et esprits élevés de toutes les
nations que j'ai connus. Ce fut pour moi un bonheur de vous connaître:
je garde et je garderai fidèlement de nos relations le plus cher
souvenir. Quant à vous, maniaques, dogues et taureaux stupides, quant à
vous mes _Guildenstern_, mes _Rosencranz_[134], mes _Jago_, mes petits
_Osrick_[135], serpents et insectes de toute espèce, _farewell my...
friends_[136]; je vous méprise, et j'espère bien ne pas mourir sans vous
avoir oubliés.

Paris, 18 octobre 1854.



POST-SCRIPTUM

Lettre adressée avec le manuscrit de mes mémoires à M.***
qui me demandait des notes pour écrire ma biographie[137].


Monsieur,

Vous désirez connaître les causes de l'opposition que j'ai rencontrée à
Paris comme compositeur pendant vingt-cinq ans. Ces causes furent
nombreuses; fort heureusement elles ont en partie disparu[138]. La
bienveillance de toute la presse (en exceptant la _Revue des
Deux-Mondes_, dont la critique musicale est confiée à un monomane, et
dont le directeur m'honore de sa haine) à l'occasion de mon dernier
ouvrage _l'Enfance du Christ_, semble le prouver. Plusieurs personnes
ont cru voir dans cette partition un changement complet de mon style et
de ma manière. Rien n'est moins fondé que cette opinion. Le sujet a
amené naturellement une musique naïve et douce, et par cela même plus en
rapport avec leur goût et leur intelligence, qui, avec le temps, avaient
dû en outre se développer. J'eusse écrit _l'Enfance du Christ_ de la
même façon il y a vingt ans.

La principale raison de la longue guerre qu'on m'a faite est dans
l'antagonisme existant entre mon sentiment musical et celui du gros
public parisien. Une foule de gens ont dû me regarder comme un fou,
puisque je les regarde comme des enfants ou des niais. Toute musique qui
s'écarte du petit sentier où trottinent les faiseurs d'opéras-comiques
fut nécessairement, pendant un quart de siècle, de la musique de fou
pour ces gens-là. Le chef-d'œuvre de Beethoven (la neuvième symphonie)
et ses colossales sonates de piano, sont encore pour eux de la musique
de fou.

Ensuite j'ai eu contre moi les professeurs du Conservatoire ameutés par
Cherubini et par Fétis, dont mon hétérodoxie en matière de théories
harmoniques et rhythmiques avait violemment froissé l'amour-propre et
révolté la foi. Je suis un incrédule en musique, ou, pour mieux dire, je
suis de la religion de Beethoven, de Weber, de Gluck, de Spontini, qui
croient, professent et prouvent par leurs œuvres que _tout est bon_ ou
que _tout est mauvais_; l'effet produit par certaines combinaisons
devant seul les faire condamner ou absoudre.

Maintenant les professeurs même les plus obstinés à soutenir l'autorité
des vieilles règles s'en affranchissent plus ou moins dans leurs œuvres.

Il faut compter encore parmi mes adversaires les partisans de l'école
sensualiste italienne, dont j'ai souvent attaqué les doctrines et
blasphémé les dieux.

Aujourd'hui je suis plus prudent. J'abhorre toujours, comme je les
abhorrais autrefois, ces opéras proclamés par la foule des chefs-d'œuvre
de musique dramatique, mais qui sont pour moi d'infâmes caricatures du
sentiment et de la passion; seulement j'ai la force de n'en plus parler.

Toutefois ma position de critique continue à me faire de nombreux
ennemis. Et les plus ardents dans leur haine sont moins encore ceux dont
j'ai blâmé les œuvres, que ceux dont je n'ai pas parlé ou que j'ai _mal
loués_. D'autres ne me pardonneront jamais certaines plaisanteries.
J'eus l'imprudence, il y a dix-huit ou vingt ans, de faire la suivante à
propos d'un très-plat petit ouvrage de Rossini. Ce sont trois cantiques
intitulés: _la Foi_, _l'Espérance_ et _la Charité_. Après les avoir
entendus, j'écrivis je ne sais où, en parlant de l'auteur: _Son
Espérance a déçu la nôtre, sa Foi ne transportera pas des montagnes, et
quant à la Charité qu'il nous a faite elle ne le ruinera pas._

Vous jugez de la fureur des rossinistes; bien que j'eusse écrit ailleurs
une longue analyse admirative de _Guillaume Tell_, et répété à satiété
que le _Barbier_ est un des chefs-d'œuvre du siècle.

M. Panseron m'ayant envoyé un prospectus ridicule où il annonçait, en
français de portière, l'ouverture d'un cabinet de consultations
musicales, où les amateurs auteurs de romances pouvaient aller faire
corriger leurs productions pour la somme de cent francs, je publiai la
chose dans le _Journal des Débats_; j'insérai même en entier le
prospectus de M. Panseron, mais sous ce titre:


    CABINET DE CONSULTATIONS POUR LES MÉLODIES SECRÈTES.

Quelques années auparavant M. Caraffa, avait fait représenter un opéra
intitulé _la Grande-Duchesse_. Cet ouvrage n'eut que deux
représentations. Après la deuxième, ayant à en rendre compte, je me
bornai à citer les paroles célèbres de Bossuet dans son oraison funèbre
d'Henriette d'Angleterre: _Madame se meurt, Madame est morte!_ M.
Caraffa ne m'a pas pardonné. Il faut avouer que je lâchais aussi parfois
dans la conversation des paroles qu'on pouvait prendre pour de
véritables coups de poignard. Un soir, j'étais chez mon ami d'Ortigue
avec quelques personnes, parmi lesquelles se trouvaient M. de Lamennais
et un sous-chef du ministère de l'intérieur. La conversation s'établit
sur le mécontentement que chacun éprouve de la condition dans laquelle
il est placé. M. P..., le sous-chef, ne se trouvait pas mécontent de la
sienne: «J'aime mieux, dit-il, être ce que je suis que toute autre
chose.--Ma foi, répliquai-je étourdiment, je ne suis pas comme vous, et
j'aimerais mieux être toute autre chose que ce que vous êtes.»

Mon interlocuteur eut la force de ne rien répondre, mais je suis bien
sûr que nos éclats de rire et ceux de M. de Lamennais surtout lui sont
restés sur le cœur.

J'ai, depuis quelques années, de nouveaux ennemis dus à la supériorité
qu'on veut bien m'accorder dans l'art de diriger les orchestres. Les
musiciens, par le talent exceptionnel qu'ils déploient sous ma
direction, par leurs démonstrations chaleureuses et par les paroles
qu'ils laissent échapper, m'ont rendu hostiles en Allemagne presque tous
les chefs d'orchestre. Il en fut longtemps ainsi à Paris. Vous verrez
dans mes _Mémoires_ les étranges effets du mécontentement d'Habeneck et
de M. Girard. Il en est de même à Londres, où M. Costa me fait une
guerre sourde partout où il a le pied.

J'ai dû combattre une belle phalange, vous en conviendrez. N'oublions
pas les chanteurs et les virtuoses, que je rappelle a l'ordre d'une
assez rude façon, quand ils se permettent d'irrévérencieuses libertés en
interprétant les chefs-d'œuvre; ni les envieux, toujours prêts à se
courroucer si quelque chose se manifeste avec un certain éclat.

Mais cette vie de combat, l'opposition se trouvant réduite, comme elle
l'est aujourd'hui, à des proportions raisonnables, offre un certain
charme. J'aime à faire de temps en temps craquer une barrière, en la
brisant au lieu de la franchir. C'est l'effet naturel de ma passion
pour la musique, passion toujours incandescente et qui n'est jamais
satisfaite qu'un instant. L'amour de l'argent ne s'est en aucune
circonstance allié à cet amour de l'art; j'ai toujours, au contraire,
été prêt à faire toute espèce de sacrifices pour courir à la recherche
du beau ou me garantir du contact des mesquines platitudes couronnées
par la popularité. On m'offrirait cent mille francs pour certaines
œuvres dont le succès est immense, que je refuserais avec colère. Je
suis ainsi fait. Il vous sera aisé de tirer les conséquences d'une
semblable organisation placée dans un milieu tel qu'était, il y a vingt
ans, le monde musical de Paris.

S'il fallait maintenant ici esquisser la contre-partie du tableau, je le
pourrais, en prenant mon parti de manquer carrément de modestie. Les
sympathies que j'ai rencontrées en France, en Angleterre, en Allemagne
et en Russie m'ont consolé de bien des peines. Je pourrais même citer
des manifestations d'enthousiasme fort singulières. Ai-je besoin
d'attirer votre attention sur l'épisode du royal présent de Paganini et
sur la lettre si cordialement artiste qu'il y joignit?...

Je me bornerai à vous faire connaître un joli mot de Lipinski, le
concert-meister du théâtre de Dresde. Je me trouvais, il y a trois ans,
dans cette capitale de la Saxe. Après un splendide concert où l'on
venait d'exécuter ma légende de _la Damnation de Faust_, Lipinski me
présenta un musicien désireux, disait-il, de me complimenter, mais qui
ne savait pas un mot de français. Or, comme je ne sais pas l'allemand,
lui, Lipinski, s'offrait pour servir d'interprète, quand l'artiste
l'interrompant, s'avance vivement, me prend la main, balbutie quelques
mots et éclate en sanglots qu'il ne pouvait plus contenir. Alors
Lipinski, se tournant vers moi et me montrant les larmes de son ami:
«Vous comprenez!» me dit-il...

Et cet autre encore, un mot antique. À Brunswick, dernièrement, on
allait, dans un concert au théâtre, exécuter plusieurs parties de ma
symphonie avec chœurs de _Roméo et Juliette_. Le matin du jour de ce
concert, un inconnu[139] assis à côté de moi à la table d'hôte m'apprit
qu'il avait fait un long voyage pour venir entendre à Brunswick cette
partition.

«--Vous devriez écrire un opéra sur ce sujet, me dit-il, à la manière
dont vous l'avez traité en symphonie et dont vous comprenez Shakespeare,
vous feriez quelque chose d'inouï, de merveilleux.

--Hélas, monsieur, lui répondis-je, où sont les deux artistes capables
de chanter et de jouer les deux rôles principaux? ils n'existent pas;
et, existassent-ils, grâce aux mœurs musicales et aux usages qui règnent
à cette heure dans tous les théâtres lyriques, si je mettais à l'étude
un pareil opéra je serais sûr de mourir avant la première
représentation.»

Le soir, mon amateur va au concert, et, dans un entr'acte, causant avec
un de ses voisins, lui répète ma réponse du matin à propos d'un opéra
_de Roméo et Juliette_. Le voisin garde un instant le silence, puis
frappant violemment le rebord de sa loge, s'écrie: «Eh bien, qu'il
meure! mais qu'il le fasse!»

Recevez, monsieur, l'assurance de ma vive gratitude pour la
bienveillance que vous me témoignez et pour votre désir de me venger
(selon votre expression) de tant de gens et de tant de choses injustes.
Je crois qu'en fait de vengeance, il faut laisser faire le temps. C'est
le grand vengeur; les gens et les choses dont j'eus et j'ai encore à me
plaindre, ne sont pas d'ailleurs dignes de votre colère.

Je m'aperçois que je n'ai rien dit de technique sur ma manière
d'écrire, et peut-être désirez-vous quelques détails à ce sujet.

En général mon style est très-hardi, mais il n'a pas la moindre tendance
à détruire quoi que ce soit des éléments constitutifs de l'art. Au
contraire, je cherche à accroître le nombre de ces éléments. Je n'ai
jamais songé, ainsi qu'on l'a si follement prétendu en France, à faire
de la musique _sans mélodie_. Cette école existe maintenant en Allemagne
et je l'ai en horreur. Il est aisé de se convaincre que, sans même me
borner à prendre une mélodie très-courte pour thème d'un morceau, comme
l'ont fait souvent les plus grands maîtres, j'ai toujours soin de mettre
un vrai luxe mélodique dans mes compositions. On peut parfaitement
contester la valeur de ces mélodies, leur distinction, leur nouveauté,
leur charme, ce n'est pas à moi qu'il appartient de les apprécier; mais
nier leur existence, c'est, je le soutiens, mauvaise foi ou ineptie.
Seulement ces mélodies étant souvent de très-grande dimension, les
esprits enfantins, à courte vue, n'en distinguent pas la forme
clairement; ou mariées à d'autres mélodies secondaires qui, pour ces
mêmes esprits enfantins, en voilent les contours; ou enfin ces mélodies
sont si dissemblables des petites drôleries appelées mélodies par le bas
peuple musical, qu'il ne peut se résoudre à donner le même nom aux unes
et aux autres.

Les qualités dominantes de ma musique sont l'expression passionnée,
l'ardeur intérieure, l'entraînement rhythmique et l'imprévu. Quand je
dis expression passionnée, cela signifie expression acharnée à
reproduire le sens intime de son sujet, alors même que le sujet est le
contraire de sa passion et qu'il s'agit d'exprimer des sentiments doux,
tendres, ou le calme le plus profond. C'est ce genre d'expression qu'on
a cru trouver dans _l'Enfance du Christ_, et surtout dans la scène du
_Ciel_ de la _Damnation de Faust_ et dans le _Sanctus_ du _Requiem_.

À propos de ce dernier ouvrage, il est bon de vous signaler un ordre
d'idées dans lequel je suis à peu près le seul des compositeurs modernes
qui soit entré, et dont les anciens n'ont pas même entrevu la portée. Je
veux parler de ces compositions énormes désignées par certains critiques
sous le nom de musique architecturale, ou monumentale, et qui a fait le
poëte allemand Henri Heine m'appeler un _rossignol colossal, une
alouette de grandeur d'aigle, comme il en a existé, dit-on, dans le
monde primitif_. «_Oui_, continue le poëte, _la musique de Berlioz, en
général, a pour moi quelque chose de primitif, sinon d'antédiluvien,
elle me fait songer à de gigantesques espèces de bêtes éteintes, à des
mammouths, à de fabuleux empires aux péchés fabuleux, à bien des
impossibilités entassées; ces accents magiques nous rappellent Babylone,
les jardins suspendus de Sémiramis, les merveilles de Ninive, les
audacieux édifices de Mizraim, tels que nous en voyons sur les tableaux
de l'Anglais Martin._»

Dans le même paragraphe de son livre (_Lutèce_), H. Heine, continuant à
me comparer à l'excentrique Anglais, affirme que j'ai _peu de mélodie_
et que je n'ai _point de naïveté du tout_. Trois semaines après la
publication de _Lutèce_ eut lieu la première exécution de _l'Enfance du
Christ_; et le lendemain je reçus une lettre de Heine où il se
confondait en expressions de regrets de m'avoir ainsi mal jugé. «_Il me
revient de toutes parts_, m'écrivait-il de son lit de douleurs, _que
vous venez de cueillir une gerbe des fleurs mélodiques les plus suaves,
et que dans son ensemble votre oratorio est un chef-d'œuvre de naïveté.
Je ne me pardonnerai jamais d'avoir été ainsi injuste envers un ami._»
J'allai le voir, et comme il recommençait ses récriminations contre
lui-même: «Mais aussi, lui dis-je, pourquoi vous être laissé aller,
comme un critique vulgaire, à exprimer une opinion absolue sur un
artiste dont l'œuvre entière est si loin de vous être connue? Vous
pensez toujours au _Sabbat_, à la _Marche au supplice_ de ma _Symphonie
fantastique_, au _Dies iræ_ et au _Lacrymosa_ de mon _Requiem_. Je crois
pourtant avoir fait et pouvoir faire des choses d'un tout autre
caractère.»........

Ces propositions musicales que j'ai essayé de résoudre et qui ont causé
l'erreur de Heine, sont exceptionnelles par l'emploi de moyens
extraordinaires. Dans mon _Requiem_, par exemple, il y a quatre
orchestres d'instruments de cuivre séparés les uns des autres, et
dialoguant à distance autour du grand orchestre et de la masse des voix.
Dans le _Te Deum_ c'est l'orgue qui, d'un bout de l'église, converse
avec l'orchestre de deux chœurs placés à l'autre bout, et avec un
troisième chœur très-nombreux de voix à l'unisson, représentant dans
l'ensemble le peuple qui prend part de temps en temps à ce vaste concert
religieux. Mais c'est surtout la forme des morceaux, la largeur du style
et la formidable lenteur de certaines progressions dont on ne devine pas
le but final, qui donnent à ces œuvres leur physionomie étrangement
gigantesque, leur aspect colossal. C'est aussi l'énormité de cette forme
qui fait, ou qu'on n'y comprend absolument rien, ou qu'on est écrasé par
une émotion terrible. Combien de fois, aux exécutions de mon _Requiem_,
à côté d'un auditeur tremblant, bouleversé jusqu'au fond de l'âme, s'en
trouvait-il un autre ouvrant de grandes oreilles sans rien saisir.
Celui-là était dans la position des curieux qui montent dans la statue
de saint Charles Boromée à Como, et qu'on surprend fort en leur disant
que le _salon_ où ils viennent de s'asseoir est l'intérieur de la _tête_
du saint.

Ceux de mes ouvrages qualifiés par les critiques de musique
architecturale, sont: ma _Symphonie funèbre et triomphale_ pour deux
orchestres et chœur; le _Te Deum_, dont le finale (_Judex crederis_) est
sans aucun doute ce que j'ai produit de plus grandiose; ma cantate à
deux chœurs _l'Impériale_, exécutée aux concerts du Palais de
l'Industrie en 1855, et surtout mon _Requiem_. Quant à celles de mes
compositions conçues dans des proportions ordinaires, et pour lesquelles
je n'ai eu recours à aucun moyen exceptionnel, ce sont précisément leur
ardeur interne, leur expression et leur originalité rhythmique qui leur
ont fait le plus de tort, à cause des qualités d'exécution qu'elles
exigent. Pour les bien rendre, les exécutants, et leur directeur
surtout, doivent _sentir_ comme moi. Il faut une précision extrême unie
à une verve irrésistible, une fougue réglée, une sensibilité rêveuse,
une mélancolie pour ainsi dire maladive, sans lesquelles les principaux
traits de mes figures sont altérés ou complètement effacés. Il m'est en
conséquence excessivement douloureux d'entendre la plupart de mes
compositions exécutées sous une direction autre que la mienne. Je
faillis avoir un coup de sang en écoutant, à Prague, mon ouverture du
_Roi Lear_ dirigée par un maître de chapelle dont le talent est pourtant
incontestable. C'était à peu près juste... mais ici l'à peu près est
tout à fait faux. Vous verrez au chapitre sur _Benvenuto Cellini_, ce
que les erreurs, même involontaires, d'Habeneck, pendant le long
assassinat de cet opéra aux répétitions, m'ont fait souffrir.

Si vous me demandez maintenant quel est celui de mes morceaux que je
préfère, je vous répondrai: Mon avis est celui de la plupart des
artistes, je préfère l'adagio (la scène d'amour) de _Roméo et Juliette_.
Un jour, à Hanovre, à la fin de ce morceau, je me sens tirer en arrière
sans savoir par qui, je me retourne, c'étaient les musiciens voisins de
mon pupitre qui baisaient les pans de mon habit. Mais je me garderais de
faire entendre cet adagio dans certaines salles et à certains publics...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je pourrais vous rappeler encore, à propos des préventions françaises
contre moi, l'histoire du chœur des bergers, de _l'Enfance du Christ_,
exécuté dans deux concerts sous le nom de Pierre Ducré, maître de
chapelle imaginaire du dix-huitième siècle. Que d'éloges pour cette
_simple mélodie_! Combien de gens ont dit: «Ce n'est pas Berlioz qui
ferait une pareille chose!»

On chanta un soir dans un salon une romance sur le titre de laquelle
était inscrit le nom de Schubert, devant un amateur pénétré d'une
horreur religieuse pour ma musique. «À la bonne heure! s'écria-t-il,
voilà de la mélodie, voilà du sentiment, de la clarté et du bon sens! Ce
n'est pas Berlioz qui eût trouvé cela!» C'était la romance de Cellini,
au second acte de l'opéra de ce nom.

Un dilettante se plaignit, dans une assemblée, d'avoir été mystifié
d'une façon inconvenante dans la circonstance que voici:

«J'entre un matin, dit-il, à une répétition du concert de Sainte-Cécile,
dirigée par M. Seghers. J'entends un morceau d'orchestre brillant, d'une
verve extrême, mais essentiellement différent, par le style et
l'instrumentation, des symphonies à moi connues. Je m'avance vers M.
Seghers:

--Quel est donc, lui demandai-je, cette entraînante ouverture que vous
venez d'exécuter?

--C'est l'ouverture du _Carnaval romain_, de Berlioz.

--Vous conviendrez...

--Oh! oui, dit un de mes amis, lui coupant la parole, nous devons
convenir qu'il est indécent de surprendre ainsi la religion des honnêtes
gens.»

On m'accorde sans contestation, en France comme ailleurs, la _maestria_
dans l'art de l'instrumentation, surtout depuis que j'ai publié sur
cette matière un traité didactique. Mais on me reproche d'abuser des
_instruments de Sax_ (sans doute parce que j'ai souvent loué le talent
de cet habile facteur). Or, je ne les ai employés jusqu'ici que dans une
scène de _la Prise de Troie_, opéra dont personne encore ne connaît une
page. On me reproche aussi l'excès du bruit, l'amour de la grosse
caisse, que j'ai fait entendre seulement dans un petit nombre de
morceaux où son emploi est motivé, et, seul parmi les critiques, je
m'obstine à protester, depuis vingt ans, contre l'abus révoltant du
bruit, contre l'usage insensé de la grosse caisse, des trombones, etc.,
dans les petits théâtres, dans les petits orchestres, dans les petits
opéras, dans les chansonnettes, où l'on se sert maintenant même du
tambour.

Rossini, dans _le Siège de Corinthe_, fut le véritable introducteur en
France de l'instrumentation fracassante, et les critiques français
s'abstiennent, à ce sujet, de parler de lui, de reprocher l'odieuse
exagération de son système à Auber, à Halévy, à Adam, à vingt autres,
pour me la reprocher à moi, bien plus, pour la reprocher à Weber! (Voyez
la _Vie de Weber_ dans la _Biographie universelle_ de Michaut) à Weber
_qui n'employa_ qu'une fois la grosse caisse dans son orchestre, et usa
de tous les instruments avec une réserve et un talent incomparables!

En ce qui me concerne, je crois cette erreur comique causée par les
festivals où l'on m'a vu souvent diriger des orchestres immenses. Aussi
le prince de Metternich me dit-il, un jour à Vienne:

«--C'est vous, monsieur, qui composez de la musique pour cinq cents
musiciens?»

Ce à quoi je répondis:

«--Pas toujours, monseigneur, j'en fais quelquefois pour quatre cent
cinquante.»

Mais qu'importe?... mes partitions sont aujourd'hui publiées; il est
facile de vérifier l'exactitude de mes assertions. Et quand on ne la
vérifierait pas, qu'importe encore!...

* * *

Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués.

HECTOR BERLIOZ.

Paris, 25 mai 1858



POSTFACE

J'ai fini.--L'Institut.--Concerts du palais de l'Industrie.--Jullien.--Le
diapason de l'éternité.--_Les Troyens_.--Représentations
de cet ouvrage à Paris.--_Béatrice et Bénédict_.--Représentations
de cet ouvrage à Bade et à Weimar.--Excursion
à Lœwenberg.--Les concerts du Conservatoire.--Festival
de Strasbourg.--Mort de ma seconde femme.--Dernières
histoires de cimetières.--Au diable tout!


Il y a maintenant près de dix ans que j'ai terminé ces mémoires. Il
m'est arrivé pendant ce temps des choses presque aussi graves que celles
dont j'ai fait le récit. Je crois donc devoir en consigner ici
quelques-unes en peu de mots, pour ne plus revenir à ce long travail,
sous aucun prétexte.

Ma carrière est finie, _Othello's occupation's gone_. Je ne compose plus
de musique, je ne dirige plus de concerts, je n'écris plus ni vers ni
prose; j'ai donné ma démission de critique; tous les travaux de musique
que j'avais entrepris sont terminés; je ne veux plus rien faire, et je
ne fais rien que lire, méditer, lutter avec un mortel ennui, et souffrir
d'une incurable névralgie qui me torture nuit et jour.

À ma grande surprise, j'ai été nommé membre de l'Académie des beaux-arts
de l'Institut, et si, quand j'y prends la parole de temps en temps, les
observations que je fais sur nos usages académiques sont assez inutiles
et restent sans résultats, je n'ai pourtant avec mes confrères que des
relations amicales et de tout point charmantes.

J'aurais bien des choses à raconter au sujet des deux opéras de Gluck,
_Orphée_ et _Alceste_, que j'ai été chargé de mettre en scène, l'un au
Théâtre-Lyrique et l'autre à l'Opéra; mais j'en ai déjà beaucoup parlé
dans mon volume _À travers chants_ et ce que je pourrais ajouter..... je
ne veux pas le dire.

Le prince Napoléon m'a fait proposer d'organiser un vaste concert dans
le palais de l'Exposition des produits de l'industrie, pour le jour où
l'Empereur devait y faire la distribution solennelle des récompenses.
J'ai accepté cette rude tâche, mais en déclinant toute responsabilité
pécuniaire. Un entrepreneur intelligent et hardi, M. Ber, s'est
présenté. Il m'a traité généreusement, et cette fois ces concerts (car
il y en a eu plusieurs après la cérémonie officielle) m'ont rapporté
près de huit mille francs. J'avais placé, dans une galerie élevée
derrière le trône, douze cents musiciens qu'on entendit fort peu. Mais
le jour de la cérémonie, l'effet musical était de si mince importance,
qu'au milieu du premier morceau (la cantate _l'Impériale_ que j'avais
écrite pour la circonstance) on vint m'interrompre et me forcer
d'arrêter l'orchestre au moment le plus intéressant, parce que le prince
avait son discours à prononcer et que la musique durait trop
longtemps..... Le lendemain, le public payant était admis. On fit
soixante-quinze mille francs de recette. Nous avions fait descendre
l'orchestre qui, bien disposé cette fois dans la partie inférieure de la
salle, produisit un excellent effet. Ce jour-là on n'interrompit pas la
cantate, et je pus allumer le bouquet de mon feu d'artifice musical.
J'avais fait venir de Bruxelles un mécanicien à moi connu, qui
m'installa un métronome électrique à cinq branches. Par le simple
mouvement d'un doigt de ma main gauche, tout en me servant du bâton
conducteur avec la droite, je pus ainsi marquer la mesure à cinq points
différents et fort distants les uns des autres, du vaste espace occupé
par les exécutants. Cinq sous-chefs recevant mon mouvement par les fils
électriques, le communiquaient aussitôt aux groupes dont la direction
leur était confiée. L'ensemble fut merveilleux. Depuis lors, la plupart
des théâtres lyriques ont adopté l'emploi du métronome électrique pour
l'exécution des chœurs placés derrière la scène, et quand les maîtres de
chant ne peuvent ni voir la mesure ni entendre l'orchestre. L'Opéra seul
s'y était refusé; mais quand j'y dirigeai les répétitions d'_Alceste_,
j'obtins l'adoption de ce précieux instrument. Il y eut, à ces concerts
du Palais de l'Industrie, de beaux effets produits surtout par les
morceaux dont les harmonies étaient larges et les mouvements un peu
lents. Les principaux, autant qu'il m'en souvienne, furent ceux du chœur
d'_Armide_: _Jamais, dans ces beaux lieux_, du _Tibi omnes_ de mon _Te
Deum_, et de l'_Apothéose_ de ma _Symphonie funèbre et triomphale_.

Quatre ou cinq ans après cette espèce de congrès musical, Jullien, dont
j'ai déjà parlé à propos de sa direction de l'opéra anglais au théâtre
de Drury-Lane, vint à Paris pour y donner une série de grands concerts
dans le cirque des Champs-Élysées. Sa banqueroute l'empêchait de signer
certains engagements; je parvins heureusement à lui faire obtenir son
concordat et par suite la liberté de contracter. Le pauvre homme en me
voyant renoncer si aisément à ce qu'il me devait, fut pris, au tribunal
du commerce, d'un accès d'attendrissement et m'embrassa en versant des
flots de larmes. Mais à partir de ce moment, son état mental, dont
personne ne voulait, à Londres ni à Paris, reconnaître la gravité, ne
fit qu'empirer. Depuis nombre d'années pourtant, il prétendait avoir
fait en acoustique une découverte extraordinaire dont il faisait part à
tout venant. Mettant un doigt dans chacune de ses oreilles, il écoutait
le bruit sourd que le sang produit alors dans la tête en passant par les
artères carotides, et croyait fermement y reconnaître un _la_ colossal
donné _par le globe terrestre en roulant dans l'espace_. Puis sifflant
avec ses lèvres une note aiguë quelconque, un _ré_, ou un _mi bémol_, ou
un _fa_, il s'écriait plein d'enthousiasme: «C'est le _la_, le _la_
véritable, le _la_ des sphères! voilà le diapason de l'éternité!»

Un jour il accourut chez moi: son air était étrange. Il avait _vu Dieu_,
disait-il, _dans une nuée bleue_, et Dieu lui avait ordonné de faire ma
fortune. En conséquence il venait d'abord m'acheter ma partition des
_Troyens_ récemment achevée: il m'en offrait trente-cinq mille francs.
Ensuite il voulait, malgré mon désistement, acquitter sa dette de
Drury-Lane. «J'ai de l'argent, j'ai de l'argent, ajouta-t-il en tirant
de sa poche des poignées d'or et de billets de banque, tenez, tenez, en
voilà, payez-vous!» J'eus beaucoup de peine à lui faire reprendre son or
et ses billets en lui disant: «Une autre fois, mon cher Jullien, nous
nous occuperons de cette affaire et de la mission que Dieu vous a
confiée. Il faut être pour cela plus calme que vous n'êtes aujourd'hui.»
Le fait est qu'il avait déjà reçu des fonds considérables pour ses
concerts des Champs-Élysées, d'un entrepreneur à qui il avait inspiré
une grande confiance. La semaine suivante, après avoir fait, un scandale
public en jouant de la petite flûte dans son cabriolet sur le boulevard
des Italiens, et en invitant les passants à venir à ses concerts,
Jullien mourut d'un transport au cerveau. Combien y a-t-il en Europe à
cette heure, de musiciens que l'on prend au sérieux et qui sont aussi
fous que lui!...

J'avais entièrement terminé à cette époque l'ouvrage dramatique dont je
parlais tout à l'heure et dont j'ai fait mention dans une note d'un des
précédents chapitres. Me trouvant à Weimar quatre ans auparavant chez la
princesse de Wittgenstein (amie dévouée de Liszt, femme de cœur et
d'esprit qui m'a soutenu bien souvent dans mes plus tristes heures), je
fus amené à parler de mon admiration pour Virgile et de l'idée que je me
faisais d'un grand opéra traité dans le système shakespearien, dont le
deuxième et le quatrième livre de _l'Énéide_ seraient le sujet.
J'ajoutai que je savais trop quels chagrins une telle entreprise me
causerait nécessairement pour que j'en vinsse jamais à la tenter. «En
effet, répliqua la princesse, de votre passion pour Shakespeare unie à
cet amour de l'antique, il doit résulter quelque chose de grandiose et
de nouveau. Allons, il faut faire cet opéra, ce poëme lyrique;
appelez-le et disposez-le comme il vous plaira. Il faut le commencer et
le finir.» Comme je continuais à m'en défendre: «Écoutez, me dit la
princesse, si vous reculez devant les peines que cette œuvre peut et
doit vous causer, si vous avez la faiblesse d'en avoir peur et de ne pas
tout braver pour Didon et Cassandre, ne vous représentez jamais chez
moi, je ne veux plus vous voir.» Il n'en fallait pas tant dire pour me
décider. De retour à Paris, je commençai à écrire les vers du poëme
lyrique des _Troyens_. Puis je me mis à la partition, et au bout de
trois ans et demi de corrections, de changements, d'additions, etc.,
tout fut terminé. Pendant que je polissais et repolissais cet ouvrage,
après avoir lu le poëme en maint endroit, avoir écouté les observations
des uns et des autres et en avoir profité de mon mieux, l'idée me vint
d'écrire à l'Empereur la lettre suivante.

«Sire,

»Je viens d'achever un grand opéra dont j'ai écrit les paroles et la
musique. Malgré la hardiesse et la variété des moyens qui y sont
employés, les ressources dont on dispose à Paris peuvent suffire à le
représenter[140]. Permettez-moi, Sire, de vous en lire le poëme et de
solliciter ensuite pour l'œuvre votre haute protection, si elle a le
bonheur de la mériter. Le Théâtre de l'Opéra est en ce moment dirigé par
un de mes anciens amis[141], qui professe au sujet de mon style en
musique, style qu'il n'a jamais connu et qu'il ne peut apprécier, les
opinions les plus étranges; les deux chefs du service musical placés
sous ses ordres sont mes ennemis. Gardez-moi, Sire, de mon ami, et quant
à mes ennemis, comme dit le proverbe italien, je m'en garderai moi-même.
Si Votre Majesté, après avoir entendu mon poëme, ne le juge pas digne de
la représentation, j'accepterai sa décision avec un respect sincère et
absolu; mais je ne puis soumettre mon ouvrage à l'appréciation de gens
dont le jugement est obscurci par des préventions et des préjugés, et
dont l'opinion, par conséquent, n'est pour moi d'aucune valeur. Ils
prendraient le prétexte de l'insuffisance du poëme pour refuser la
musique. J'ai été un instant tenté de solliciter la faveur de lire mon
livret des _Troyens_ à Votre Majesté, pendant les loisirs que lui
laissait son dernier séjour à Plombières; mais alors la partition
n'était pas terminée et j'ai craint, si le résultat de la lecture n'eût
pas été favorable, un découragement qui m'eût empêché de l'achever; et
je voulais l'écrire cette grande partition, l'écrire complètement, avec
une ardeur constante et les soins et l'amour les plus assidus.
Maintenant, viennent le découragement et les chagrins, rien ne peut
faire qu'elle n'existe pas. C'est grand et fort, et, malgré l'apparente
complexité des moyens, très-simple. Ce n'est pas vulgaire
malheureusement, mais ce défaut est de ceux que Votre Majesté pardonne,
et le public de Paris commence à comprendre que la production des jouets
sonores n'est pas le but le plus élevé de l'art. Permettez-moi donc,
Sire, de dire comme l'un des personnages de l'épopée antique d'où j'ai
tiré mon sujet: _Arma citi properate viro!_ et je crois que je prendrai
le Latium.

»Je suis avec le plus profond respect et le plus entier dévouement,
Sire, de Votre Majesté le très-humble et très-obéissant serviteur.

»HECTOR BERLIOZ,

»_Membre de l'Institut._

»Paris, 28 mars 1858.»

Eh bien, non, je n'ai pas pris le Latium. Il est vrai que les gens de
l'Opéra se sont bien gardés de _properare arma viro_; et l'Empereur n'a
jamais lu cette lettre; M. de Morny m'a dissuadé de la lui envoyer;
«l'Empereur, m'a-t-il dit, l'eût trouvée _peu convenable_»; et quand
enfin _les Troyens_ ont été représentés tant bien que mal, S. M. n'a pas
seulement daigné venir les voir.

Un soir, aux Tuileries, je pus avoir un instant d'entretien avec
l'Empereur, et il m'autorisa à lui apporter le poëme des _Troyens_,
m'assurant qu'il le lirait s'il pouvait trouver une heure de loisir.
Mais a-t-on du loisir quand on est Empereur des Français? Je remis mon
manuscrit à Sa Majesté qui ne le lut pas et l'envoya dans les bureaux de
la direction des théâtres. Là on calomnia mon travail, le traitant
d'absurde et d'insensé; on fit courir le bruit que cela durerait huit
heures, qu'il fallait deux troupes comme celle de l'Opéra pour
l'exécuter, que je demandais trois cents choristes supplémentaires,
etc., etc. Un an après, on sembla vouloir s'occuper un peu de mon
ouvrage. Un jour Alphonse Royer me prit à part et me dit: «Le ministre
d'État m'a ordonné de vous annoncer qu'on allait mettre à l'étude, à
l'Opéra, votre partition des _Troyens_, et qu'il voulait vous donner
_pleine satisfaction_.»

CETTE PROMESSE FAITE SPONTANÉMENT PAR SON EXCELLENCE NE FUT PAS MIEUX
TENUE QUE TANT D'AUTRES, ET À PARTIR DE CE MOMENT IL N'EN A PLUS, ETC.,
ETC. Et voilà comment, après une longue attente inutile et las de subir
tant de dédains, je cédai aux sollicitations de M. Carvalho et je
consentis à lui laisser tenter la mise en scène des _Troyens à
Carthage_[142] au Théâtre-Lyrique, malgré l'impossibilité manifeste où
il était de la mener à bien. Il venait d'obtenir du gouvernement une
subvention annuelle de cent mille francs. Malgré cela l'entreprise était
au-dessus de ses forces; son théâtre n'est pas assez grand, ses
chanteurs ne sont pas assez habiles, ni ses chœurs, ni son orchestre
suffisants. Il fit des sacrifices considérables; j'en fis de mon côté.
Je payai de mes deniers quelques musiciens qui manquaient à son
orchestre; je mutilai même en maint endroit mon instrumentation pour la
mettre en rapport avec les ressources dont il disposait. Madame
Charton-Demeur, la seule femme qui pût chanter le rôle de Didon, fit à
mon égard acte de généreuse amitié en acceptant de M. Carvalho des
appointements de beaucoup inférieurs à ceux que lui offrait le directeur
du théâtre de Madrid. Malgré tout, l'exécution fut et ne pouvait
manquer d'être fort incomplète. Madame Charton eut d'admirables moments,
Monjauze qui jouait Énée, montra à certains jours de l'entraînement et
de la chaleur; mais la mise en scène, que Carvalho avait voulu
absolument régler lui-même, fut tout autre que celle que j'avais
indiquée, elle fut même absurde en certains endroits et ridicule dans
d'autres. Le machiniste, à la première représentation, faillit tout
compromettre et faire tomber la pièce par sa maladresse dans la scène de
la _chasse pendait l'orage_. Ce tableau, qui serait à l'Opéra d'une
beauté sauvage saisissante, parut mesquin, et pour changer ensuite de
décor, il fallut cinquante-cinq minutes d'entr'acte. D'où résulta le
lendemain la suppression de l'orage, de la chasse et de toute la scène.

Je l'ai déjà dit, pour que je puisse organiser convenablement
l'exécution d'un grand ouvrage tel que celui-là, il faut que je sois le
maître absolu du théâtre, comme je le suis de l'orchestre quand je fais
répéter une symphonie; il me faut le concours bienveillant de tous et
que chacun m'obéisse sans faire la moindre observation. Autrement, au
bout de quelques jours, mon énergie s'use contre les volontés qui
contrarient la mienne, contre les opinions puériles et les terreurs plus
puériles encore dont on m'impose l'obsession; je finis par donner ma
démission, par tomber énervé et laisser tout aller au diable. Je ne
saurais dire ce que Carvalho, tout en protestant qu'il ne voulait que se
conformer à mes intentions et exécuter mes volontés, m'a fait subir de
tourments pour obtenir les coupures qu'il croyait nécessaires. Quand il
n'osait me les demander lui-même, il me les faisait demander par un de
nos amis communs. Celui-ci m'écrivait que tel passage était dangereux,
celui-là me suppliait, par écrit également, d'en supprimer un autre. Et
des critiques de détail à me faire devenir fou.

«--Votre rapsode qui tient à la main une lyre à quatre cordes, justifie
bien, je le sais, les quatre notes que fait entendre la harpe dans
l'orchestre. Vous avez voulu faire un peu d'archéologie.

--Eh bien?

--Ah! c'est dangereux, cela fera rire.

--En effet, c'est bien risible. Ha! ha! ha! un tétra-corde, une lyre
antique faisant quatre notes seulement! ha! ha! ha!

--Vous avez un mot qui me fait peur dans votre prologue.

--Lequel?

--Le mot _triomphaux_.

--Et pourquoi vous fait-il peur? n'est-il pas le pluriel de triomphal,
comme chevaux de cheval, originaux d'original, madrigaux de madrigal,
municipaux de municipal?

--Oui, mais c'est un mot qu'on n'a pas l'habitude d'entendre.

--Pardieu, s'il fallait dans un sujet épique n'employer que les mots en
usage dans les guinguettes et les théâtres de vaudeville, les
expressions prohibées seraient en grand nombre, et le style de l'œuvre
serait réduit à une étrange pauvreté.

--Vous verrez, cela fera rire.

--Ha! ha! ha! triomphaux! en effet c'est fort drôle! _triomphaux_! c'est
presque aussi bouffon que _tarte à la crème_ de Molière. Ha! ha! ha!

--Il ne faut pas qu'Énée entre en scène avec un casque.

--Pourquoi?

--Parce que Mangin, le marchand de crayons de nos places publiques, lui
aussi, porte un casque; un casque du moyen âge, il est vrai, mais enfin
un casque et les titis de la quatrième galerie se mettront à rire et
crieront: ohé! c'est Mangin!

--Ah, oui, un héros troyen ne doit pas porter de casque, il ferait rire.
Ha! ha! ha! un casque! ha! ha! Mangin!

--Voyons, voulez-vous me faire plaisir?

--Qu'est-ce encore?

--Supprimons Mercure, ses ailes aux talons et à la tête feront rire. On
n'a jamais vu porter des ailes qu'aux épaules.

--Ah! l'on a vu des êtres à figure humaine porter des ailes aux épaules!
je l'ignorais. Mais enfin je conçois que les ailes des talons feront
rire; ha! ha! ha! et celles de la tête bien plus encore; ha! ha! ha!
comme on ne rencontre pas souvent Mercure dans les rues de Paris,
supprimons Mercure.

Comprend-on ce que ces craintes idiotes devaient me faire éprouver? Je
ne dis rien des idées musicales de Carvalho, qui, pour favoriser une
mise en scène qu'il avait imaginée, voulait me faire prendre plus
lentement ou plus vite le mouvement de certains morceaux, me faire
ajouter seize mesures, huit mesures, quatre mesures, ou en supprimer
deux, ou trois, ou une. À ses yeux la mise en scène d'un opéra n'est pas
faite pour la musique, c'est la musique qui est faite pour la mise en
scène. Comme si d'ailleurs je n'eusse pas longuement calculé ma
partition pour les exigences de théâtre que j'étudie depuis quarante ans
à l'Opéra. Au moins les acteurs se sont-ils complètement abstenus de me
tourmenter, et je leur dois la justice de déclarer qu'ils ont tous
chanté leur rôle tel que je le leur ai donné et sans y changer une seule
note. Ceci est peut-être incroyable, mais cela est, et je les en
remercie. La première représentation des _Troyens à Carthage_ eut lieu
le 4 novembre 1863, ainsi que Carvalho l'avait annoncé. L'ouvrage avait
besoin encore de trois ou quatre sérieuses répétitions générales, rien
ne marchait avec aplomb, sur la scène surtout. Mais le directeur ne
savait de quel bois faire flèche pour alimenter son répertoire, son
théâtre était vide chaque soir, il voulait sortir au plus vite de cette
triste position. En pareil cas, on le sait, les directeurs sont féroces.
Mes amis et moi nous pensions que la soirée serait orageuse, nous nous
attendions à toutes sortes de manifestations hostiles; il n'en fut rien.
Mes ennemis n'osèrent pas se montrer; un coup de sifflet honteux se fit
entendre à la fin lorsqu'on proclama mon nom, et ce fut tout. L'individu
qui avait sifflé s'imposa sans doute la tâche de m'insulter de la même
façon pendant plusieurs semaines, car il revint, accompagné d'un
collaborateur, siffler encore au même endroit, aux troisième, cinquième,
septième et dixième représentations. D'autres péroraient dans les
corridors avec une violence comique, m'accablant d'imprécations, disant
qu'on ne pouvait pas, qu'on ne devait pas _permettre_ une musique
pareille. Cinq journaux me dirent de sottes injures, choisies parmi
celles qui pouvaient en moi blesser le plus cruellement l'artiste. Mais
plus de cinquante articles de critique admirative, en revanche, parurent
pendant quinze jours, parmi lesquels ceux de MM. Gasperini, Fiorentino,
d'Ortigue, Léon Kreutzer, Damcke, Joannes Weber, et d'une foule
d'autres, écrits avec un véritable enthousiasme et une rare sagacité, me
remplirent d'une joie que je n'avais pas éprouvée depuis longtemps. Je
reçus en outre un grand nombre de lettres, les unes éloquentes les
autres naïves, toutes émues, et qui ne manquèrent pas de me toucher
profondément. À plusieurs représentations j'ai vu des gens pleurer.
Souvent, pendant les deux mois qui suivirent la première apparition des
_Troyens_, j'ai été arrêté dans les rues de Paris par des inconnus qui
me demandaient la permission de me serrer la main et me remerciaient
d'avoir produit cet ouvrage. N'étaient-ce pas là des compensations aux
insultes de mes ennemis? ennemis que je me suis faits moins encore par
mes critiques, que par mes tendances musicales; dont la haine ressemble
à celle des filles publiques pour les femmes honnêtes et dont on doit se
trouver honoré. La muse de ceux-là s'appelle ordinairement Laïs, Phryné,
très-rarement Aspasie[143], celle que les nobles natures et les amis du
grand art adorent, s'appelle Juliette, Desdémone, Cordelia, Ophélia,
Imogène, Virgilia, Miranda, Didon, Cassandre, Alceste, noms sublimes qui
éveillent des idées de poétique amour, de pudeur et de dévouement, quand
les premiers ne rappellent qu'un bas sensualisme et la prostitution.

J'avoue avoir, moi aussi, ressenti à l'audition des _Troyens_ des
impressions violentes de certains morceaux bien exécutés. L'air d'Énée:
«_Ah! quand viendra l'instant des suprêmes adieux_» et surtout le
monologue de Didon:

         «Je vais mourir,
    Dans ma douleur immense submergée.»

me bouleversaient. Madame Charton disait grandement et d'une façon si
dramatique le passage:

       «Énée, Énée!
    Oh! mon âme te suit!»

et ses cris de désespoir, sans paroles, en se frappant la poitrine et
s'arrachant les cheveux, comme l'indique Virgile:

    «Terque quaterque manu pectus percussa decorum,
    Flaventesque abscissa comas.»

Il est singulier qu'aucun des critiques aboyants ne m'ait reproché
d'avoir osé écrire cet effet vocal; il est pourtant, je le crois, digne
de leur colère. Dans tout ce que j'ai produit de musique
douloureusement passionnée, je ne connais de comparable à ces accents de
Didon, dans cette scène et dans l'air suivant, que ceux de Cassandre
dans quelques parties de la _Prise de Troie_ qu'on n'a encore
représentée nulle part..... Ô ma noble Cassandre, mon héroïque vierge,
il faut donc me résigner, je ne t'entendrai jamais!..... et je suis
comme le jeune Chorèbe.

    ......Insano Cassandræ incensus amore.

* * *

On a supprimé dans les _Troyens à Carthage_, au Théâtre-Lyrique, tant
pendant les études qu'après la première représentation, les morceaux
suivants:

1º L'entrée des constructeurs,

2º Celle des matelots,

3º Celle des laboureurs,

4º L'intermède instrumental (chasse royale et orage),

5º La scène et le duo entre Anna et Narbal,

6º Le deuxième air de danse,

7º Les strophes d'Iopas,

8º Le duo des sentinelles,

9º La chanson d'Hylas,

10º Le grand duo entre Énée et Didon: «_Errante sur tes pas_.»

Pour les entrées des constructeurs, des matelots et des laboureurs,
Carvalho en trouva l'ensemble froid; d'ailleurs le théâtre n'était pas
assez vaste pour le déploiement d'un pareil cortège. L'intermède de la
chasse fut pitoyablement mis en scène. On me donna un torrent en
peinture au lieu de plusieurs chutes d'eau réelle; les satyres dansants
étaient représentés par un groupe de petites filles de douze ans; ces
enfants ne tenaient point à la main des branches d'arbre enflammées, les
pompiers s'y opposaient dans la crainte du feu; les nymphes ne
couraient pas échevelées à travers la forêt en criant: Italie! les
femmes choristes avaient été placées dans la coulisse, et leurs cris
n'arrivaient pas dans la salle; la foudre en tombant s'entendait à
peine, bien que l'orchestre fût maigre et sans énergie. D'ailleurs le
machiniste exigeait toujours au moins quarante minutes pour changer son
décor après cette mesquine parodie. Je demandai donc moi-même la
suppression de l'intermède. Carvalho s'obstina avec un acharnement
incroyable, malgré ma résistance et mes fureurs, à couper la scène entre
Narbal et Anna, l'air de danse et le duo des sentinelles dont la
familiarité lui paraissait incompatible avec le style épique. Les
strophes d'Iopas disparurent de mon aveu, parce que le chanteur chargé
de ce rôle était incapable de les bien chanter. Il en fut de même du duo
entre Énée et Didon; j'avais reconnu l'insuffisance de la voix de madame
Charton dans cette scène violente qui fatiguait l'artiste au point
qu'elle n'eût pas eu ensuite la force, au cinquième acte, de dire le
terrible récitatif: «_Dieux immortels! il part!_» et son dernier air et
la scène du bûcher. Enfin la chanson d'Hylas, qui avait plu beaucoup aux
premières représentations et que le jeune Cabel chantait bien, disparut
pendant que j'étais retenu dans mon lit exténué par une bronchite. On
avait besoin de Cabel dans la pièce qui se jouait le lendemain des
représentations des _Troyens_ et comme son engagement ne l'obligeait à
chanter que quinze fois par mois, il fallait lui donner deux cents
francs pour chaque soirée supplémentaire. Carvalho en conséquence, et
sans m'en avertir, supprima la chanson par économie. Je fus tellement
abruti par ce long supplice, qu'au lieu de m'y opposer de tout ce qui me
restait de forces, je consentis à ce que l'éditeur de la partition de
piano, entrant dans la pensée de Carvalho qui voulait que cette
partition fût le plus possible conforme à la représentation, supprimât,
lui aussi, dans son édition, plusieurs de ces morceaux. Heureusement la
grande partition n'est pas encore publiée; j'ai employé un mois à la
remettre en ordre en pansant avec soin toutes ses plaies; elle paraîtra
dans son intégrité primitive et absolument telle que je l'ai écrite.

Oh! voir un ouvrage de cette nature disposé pour la vente, avec les
coupures et les arrangements de l'éditeur! y a-t-il un supplice pareil!
une partition dépecée, à la vitrine du marchand de musique, comme le
corps d'un veau sur l'étal d'un boucher, et dont on débite des fragments
comme on vend de petits morceaux de mou pour régaler les chats des
portières!!

Malgré les _perfectionnements_ et les _corrections_ que Carvalho leur
avait fait subir, les _Troyens à Carthage_ n'eurent que vingt et une
représentations. Les recettes qu'ils produisaient ne répondant pas à ce
qu'il en avait attendu, Carvalho consentit à résilier l'engagement de
madame Charton qui partit pour Madrid: et l'ouvrage, à mon grand
soulagement, disparut de l'affiche. Cependant, comme les honoraires que
je reçus, pendant ces vingt et une représentations, étaient
considérables, étant l'auteur du poëme et de la musique, et comme
j'avais vendu la partition de piano à Paris et à Londres, je m'aperçus
avec une joie inexprimable que le revenu de la somme totale égalerait à
peu près le produit annuel de ma collaboration au _Journal des Débats_,
et je donnai aussitôt ma démission de critique. Enfin, enfin, enfin,
après trente ans d'esclavage, me voilà libre! je n'ai plus de
feuilletons à écrire, plus de platitudes à justifier, plus de gens
médiocres à louer, plus d'indignation à contenir, plus de mensonges,
plus de comédies, plus de lâches complaisances, je suis libre! je puis
ne pas mettre les pieds dans les théâtres lyriques, n'en plus parler,
n'en plus entendre parler, et ne pas même rire de ce qu'on cuit dans
ces gargotes musicales! _Gloria in excelsis Deo, et, in terra pax
hominibus bonæ voluntatis!!_

C'est aux _Troyens_, au moins que le malheureux feuilletoniste a dû sa
délivrance.

Après l'entier achèvement de cet opéra et avant sa représentation, je
fis, sur la demande de M. Bénazet[144], l'opéra-comique en deux actes,
_Béatrice et Bénédict_. Il fut joué avec un grand succès et sous ma
direction, sur le nouveau théâtre de Bade, le 9 août 1862. Quelques mois
après, traduit en allemand par M. Richard Pohl, on le mit en scène à
Weimar, et avec le même bonheur, sur la demande de madame la
grande-duchesse. Leurs Altesses m'avaient invité à venir en diriger les
deux premières représentations, et me comblèrent, comme toujours, de
gracieusetés de toute espèce.

Il en fut de même du prince de Hohenzollern-Hechingen qui, pendant ce
séjour à Weimar, m'envoya son maître de chapelle pour m'inviter à venir
diriger un de ses concerts à Lœwenberg où il réside maintenant. En
m'avertissant que son orchestre savait tout mon répertoire symphonique,
il me demandait de lui faire un programme instrumental composé
exclusivement de mes ouvrages.

Je lui répondis: «Monseigneur, je suis à vos ordres, mais puisque votre
orchestre connaît mes symphonies et mes ouvertures, veuillez former
vous-même le programme, je dirigerai tout ce qu'il vous plaira.» En
conséquence le prince choisit l'ouverture du _Roi Lear_, la fête et la
scène d'amour de _Roméo et Juliette_, l'ouverture du _Carnaval romain_,
et la symphonie entière d'_Harold en Italie_. Comme le prince n'avait
point de harpe, il invita en même temps que moi la harpiste de Weimar,
madame Pohl, qui voulut bien, suivie de son mari, faire ce voyage. Le
prince était bien changé depuis mon excursion à Hechingen en 1842; la
goutte le torturait au point qu'il ne pouvait quitter son lit et qu'il
ne put même pas assister au concert que j'étais venu organiser. Cela lui
causait un chagrin qu'il ne cherchait pas à dissimuler. «Vous n'êtes pas
un chef d'orchestre, me disait-il, vous êtes l'orchestre même; c'est une
fatalité que je ne puisse profiter de votre séjour ici.»

Il a fait construire dans son château de Lœwenberg une jolie salle de
concerts, d'une sonorité excellente, où il réunit, dix ou douze fois par
an, six cents personnes choisies parmi les amateurs les plus sincères et
les plus instruits de l'art musical. Ces concerts sont donc gratuits, on
y vient de tous les environs de la résidence du prince, on y vient même
de Bunzlau et de Dresde et d'une foule de châteaux assez éloignés.
L'orchestre n'est composé que de quarante-cinq musiciens, mais exercés,
attentifs, intelligents, plus que je ne pourrais dire, et leur chef, M.
Seifrids les dirige et les instruit avec le talent et la patience les
plus rares. Ces artistes, en outre, ne donnent point de leçons et ne
sont exténués, comme les nôtres, ni par le service des églises, ni par
celui des théâtres. Ils sont au prince exclusivement. Le prince m'avait
logé chez lui; le premier jour de répétition un domestique vint me dire:
«Monsieur, l'orchestre est prêt et vous attend.» Je suis un corridor,
j'entre dans la salle de concerts que je ne connaissais pas encore, j'y
trouve les quarante-cinq musiciens en silence, leur instrument à la
main; pas de prélude, pas le moindre bruit, ils étaient d'accord!! Le
pupitre chef portait la partition du _Roi Lear_. Je lève mon bras, je
commence; tout part avec ensemble, avec verve et précision; les plus
violentes excentricités rhythmiques de l'allégro sont enlevées sans
hésitation, et je me dis, en dirigeant cette ouverture que je n'avais
pas entendue depuis dix ou douze ans «Mais c'est foudroyant! comment,
c'est moi qui ai fait cela?...» Il en fut de même pour tout le reste et
je finis par dire aux musiciens: «C'est une plaisanterie, messieurs,
nous répétons pour nous amuser, je n'ai pas la moindre observation à
vous faire.» Le maître de chapelle jouait l'alto solo d'_Harold_, on ne
peut mieux, avec un beau son et un aplomb rhythmique qui me comblaient
de joie; dans les autres morceaux il reprenait son violon. Richard Pohl
jouait des cymbales. Je puis bien dire en toute vérité que jamais je
n'entendis exécuter _Harold_ d'une plus irrésistible manière. Mais
l'adagio de _Roméo et Juliette_... Ah! comme ils l'ont chanté! nous
étions à Vérone, non à Lœwenberg... À la fin de ce morceau que nous
n'avions pas interrompu par la moindre faute, M. Seifrids se leva, resta
un instant immobile cherchant à dominer son émotion, puis s'écria en
français: «Non! il n'y a rien de plus beau!» Alors tout l'orchestre
d'éclater en cris, en applaudissements, sur les violons, sur les basses,
les timbales... Je me mordais la lèvre inférieure... Des émissaires
allaient de temps en temps rendre compte des incidents de la répétition
au pauvre prince qui se désolait dans sa chambre. Le jour du concert un
public brillant vint remplir la salle; il se montra d'une chaleur
extrême; on voyait clairement que tous ces morceaux lui étaient
familiers depuis longtemps. Après la _Marche des Pèlerins_, un officier
du prince monta sur l'estrade, et, devant l'auditoire, vint attacher à
mon habit la croix de l'ordre de Hohenzollern au milieu du brouhaha. Le
secret de cette faveur avait été bien gardé, je n'en avais pas le
moindre pressentiment. Alors cela me mit en joie et je me jouai
réellement pour moi-même, sans penser au public, l'orgie d'_Harold_, à
ma manière, avec fureur; j'en grinçais des dents.

Le lendemain les musiciens me donnèrent un grand dîner suivi d'un bal.
Il me fallut répondre à plusieurs toasts; Richard Pohl me servait
d'interprète et reproduisait mes paroles en allemand, phrase par phrase.

J'aurais beaucoup à dire encore sur cette charmante excursion à
Lœwenberg; je me bornerai à rappeler la grâce exquise avec laquelle tout
l'entourage du prince et surtout la famille du colonel Broderotti, l'un
de ses officiers, m'ont accueilli. J'ajouterai que les dames Broderotti,
et le colonel lui-même, parlent le français avec une élégance sans prix,
pour moi qui souffre de l'entendre mal parler et qui ne sais pas un mot
d'allemand. Je dus repartir le surlendemain du bal des artistes, et le
prince, qui n'avait pas pu quitter son lit, me dit en m'embrassant:
«Adieu, mon cher Berlioz, vous allez à Paris, vous y trouverez des gens
qui vous aiment, eh bien, dites-leur que je les aime.».......

Je reviens à l'opéra de _Béatrice_.

J'avais, pour la pièce, pris une partie du drame de Shakespeare _Much
ado about nothing_, en y ajoutant seulement l'épisode du maître de
chapelle et les morceaux de chant. Le duo des deux jeunes filles «_Vous
soupirez, madame!_» le trio entre Héro, Béatrice et Ursule «_Je vais
d'un cœur aimant_» et le grand air de Béatrice «_Dieu! que viens-je
d'entendre?_» que madame Charton chanta à Bade avec verve, sensibilité,
un grand entraînement et une rare beauté de style, produisirent un effet
prodigieux. Les critiques venus de Paris à cette occasion, louèrent
chaudement la musique, l'art et le duo surtout. Quelques-uns trouvèrent
qu'il y avait dans le reste de la partition beaucoup de broussailles, et
que le dialogue parlé manquait d'esprit. Ce dialogue est presque en
entier copié dans Shakespeare...

Cette partition est difficile à bien exécuter, pour les rôles d'hommes
surtout. À mon sens, c'est une des plus vives et des plus originales que
j'aie produites. À l'inverse des _Troyens_, elle n'exige aucune dépense
pour la mettre en scène. On se gardera néanmoins de me la demander à
Paris. On fera bien, ce n'est pas de la musique parisienne. M. Bénazet,
avec sa générosité ordinaire, me la paya deux mille francs par acte,
pour les paroles, et autant pour la musique, c'est-à-dire huit mille
francs en tout. De plus il me donna encore mille francs pour en venir
diriger la représentation l'année suivante. J'en ai fait graver la
partition de piano. La grande partition paraîtra plus tard ainsi que les
trois autres, _Benvenuto Cellini_, _la Prise de Troie_ et _les Troyens à
Carthage_, si j'ai assez d'argent pour les publier. L'éditeur Choudens,
en achetant mon opéra des _Troyens_, s'est bien engagé, par écrit, à
publier la grande partition un an après la partition de piano, mais
CETTE PROMESSE N'A PAS ÉTÉ MIEUX TENUE QUE TANT D'AUTRES, ET, À PARTIR
DE LA SIGNATURE DE CE CONTRAT, IL N'EN A, etc., etc. Le duo des jeunes
filles de _Béatrice et Bénédict_ est maintenant fort répandu en
Allemagne où on le chante fréquemment. Je me souviens, à propos de ce
duo, que le grand-duc de Weimar, à mon dernier voyage chez lui,
m'invitait quelquefois à souper en très-petit comité et se plaisait
alors à me questionner sur mon existence à Paris et sur mille détails.
Je l'ai bien étonné et attristé en lui dévoilant les réalités de notre
monde musical. Mais un soir je le fis rire. Il me demanda dans quelle
circonstance j'avais écrit la musique du duo de _Béatrice_: «_Vous
soupirez, madame!_»

«--Vous avez dû composer cela, me dit-il, au clair de lune dans quelque
romantique séjour...

--Monseigneur, c'est là une de ces impressions de la nature dont les
artistes font provision et qui s'extravasent ensuite de leur âme, dans
l'occasion, n'importe où. J'ai esquissé la musique de ce duo un jour à
l'Institut, pendant qu'un de mes confrères prononçait un discours.

--Parbleu! dit le grand-duc, cela prouve en faveur de l'orateur! il
devait être d'une rare éloquence!»

On a aussi exécuté ce duo à l'une des séances de la Société des concerts
de notre Conservatoire et il y a excité des transports dont on voit peu
d'exemples. La salle entière a crié bis avec des applaudissements à
ébranler l'édifice, et mes siffleurs fidèles n'ont pas osé se faire
entendre. Il faut dire aussi que mesdames Viardot et Vandenheufel-Duprez
l'ont chanté d'une délicieuse manière. Et le merveilleux orchestre,
comme il a été gracieux et délicat! Voilà une de ces exécutions qu'on
entend quelquefois... en rêve. La Société des concerts a bien voulu,
cette année encore, faire figurer dans l'un de ses programmes, la
deuxième partie de ma trilogie sacrée _l'Enfance du Christ_; ce
fragment, admirablement rendu, a produit aussi un grand effet; mais le
public, sans que je sache pourquoi, n'a pas redemandé le _Repos de la
sainte famille_, ainsi qu'il le fait toujours ailleurs, et mes deux
siffleurs ont daigné se montrer ce jour-là et indigner toute la salle.
La Société du Conservatoire, dirigée maintenant par un de mes amis, M.
Georges Hainl, ne m'est plus hostile. Elle se propose d'exécuter de
temps en temps des fragments de mes partitions. Je lui ai donné en toute
propriété la masse entière de musique que je possédais, parties séparées
d'orchestre et de chœurs, gravées et copiées, représentant ce qui est
nécessaire pour l'exécution en grand de tous mes ouvrages, les opéras
exceptés. Cette bibliothèque musicale, qui aura du prix plus tard, ne
saurait être en meilleures mains.

Je n'aurai garde d'oublier ici le festival de Strasbourg où je fus
invité à venir, il y a dix-huit mois, diriger l'exécution de _l'Enfance
du Christ_. On avait construit une salle immense contenant six mille
personnes. Il y avait cinq cents exécutants. Cet oratoire, écrit dans
un style presque toujours tendre et doux, semblait devoir être peu
entendu dans ce vaste local. À ma grande surprise, il y produisit une
émotion profonde, telle était l'attention de l'auditoire, et le chœur
mystique sans accompagnement de la fin «_Ô mon âme_!» provoqua même
beaucoup de larmes. Oh! je suis heureux quand je vois mes auditeurs
pleurer!... Ce chœur est fort loin de produire autant d'effet à Paris,
où il est d'ailleurs toujours mal exécuté.

J'apprends qu'on a entendu depuis un an plusieurs de mes partitions en
Amérique, en Russie et en Allemagne; tant mieux! Décidément ma carrière
musicale finirait par devenir charmante, si je vivais seulement cent
quarante ans.

Je me suis remarié... je le _devais_... et au bout de huit ans de ce
second mariage ma femme est morte subitement, foudroyée par une rupture
du cœur. Quelque temps après son inhumation au grand cimetière
Montmartre, mon excellent ami, Édouard Alexandre, le célèbre facteur
d'orgues, dont la bonté pour moi s'est toujours montrée infatigable,
trouvant sa tombe trop modeste, voulut absolument acheter pour moi et
les miens un terrain _à perpétuité_, dont il me fit don. On y
construisit un caveau et je dus assister à l'exhumation de ma femme et à
son installation dans le caveau neuf. Cela fut d'une tristesse navrante,
je souffris beaucoup. Mais qu'était-ce en comparaison de ce que le sort
me réservait? Il semble que j'aie dû connaître tout ce qu'il peut y
avoir de plus affreux dans une cérémonie de ce genre. Peu après cette
époque, je fus averti officiellement que le petit cimetière de
Montmartre, où reposait ma première femme, Henriette Smithson, allait
être détruit, et que j'eusse en conséquence à faire transporter ailleurs
les restes qui m'étaient chers. Je donnai les ordres nécessaires dans
les deux cimetières, et un matin, par un temps sombre, je m'acheminai
seul vers le funèbre lieu. Un officier municipal chargé d'assister à
l'exhumation m'y attendait. Un ouvrier fossoyeur avait déjà ouvert la
fosse. À mon arrivée il sauta dedans. La bière enfouie depuis dix ans
était encore entière, le couvercle seul était endommagé par l'humidité.
Alors l'ouvrier, au lieu de la tirer hors de terre, arracha les planches
pourries qui se déchirèrent avec un bruit hideux en laissant voir le
contenu du coffre. Le fossoyeur se baissa, prit entre ses deux mains la
tête déjà détachée du tronc, la tête sans couronne et sans cheveux,
hélas! et décharnée, de la _poor Ophelia_, et la déposa dans une bière
neuve préparée _ad hoc_ sur le bord de la fosse. Puis, se baissant une
seconde fois, il souleva à grand'peine et prit entre ses bras le tronc
sans tête et les membres, formant une masse noirâtre sur laquelle le
linceul restait appliqué, et ressemblant à un bloc de poix enfermé dans
un sac humide... avec un son mat... et une odeur... L'officier
municipal, à quelques pas de là, considérait ce lugubre tableau...
Voyant que je m'appuyais sur le tronc d'un cyprès, il s'écria: «Ne
restez pas là, monsieur Berlioz; venez ici, venez ici.» Et comme si le
grotesque devait avoir aussi sa part dans cette horrible scène, il
ajouta en se trompant d'un mot: «Ah! pauvre _inhumanité_!...» Quelques
moments après, suivant le char qui emportait les tristes restes, nous
descendîmes la montagne et parvînmes dans le grand cimetière Montmartre,
au caveau neuf déjà béant. Les restes d'Henriette y furent introduits.
Les deux mortes y reposent tranquillement à cette heure, attendant que
je vienne apporter à ce charnier ma part de pourriture.

* * *

Je suis dans ma soixante et unième année; je n'ai plus ni espoirs, ni
illusions, ni vastes pensées; mon fils est presque toujours loin de
moi; je suis seul; mon mépris pour l'imbécillité et l'improbité des
hommes, ma haine pour leur atroce férocité sont à leur comble; et à
toute heure je dis à la mort: «Quand tu voudras!» Qu'attend-elle donc?



Voyage en Dauphiné.--Deuxième pèlerinage à Meylan.--Vingt-quatre
heures à Lyon.--Je revois madame F******--Convulsions
de cœur.


J'ai rarement souffert de l'ennui autant que pendant les premiers jours
du mois de septembre dernier, 1864. Presque tous mes amis avaient, selon
l'usage à cette époque de l'année, quitté Paris. Stepffen Heller, ce
charmant humoriste, musicien lettré, qui a écrit pour le piano un si
grand nombre d'œuvres admirables, dont l'esprit mélancolique et les
ardeurs religieuses pour les vrais dieux de l'art ont pour moi un si
puissant attrait, était seul resté. Mon fils, par bonheur, arriva
bientôt après du Mexique et put me donner quelques jours. Il n'était pas
gai, lui non plus, et nous mettions souvent, Heller, Louis et moi, nos
tristesses en commun. Un jour nous allâmes dîner ensemble à Asnières.
Vers le soir, en nous promenant au bord de la Seine, nous parlions de
Shakespeare et de Beethoven, et nous arrivâmes, il m'en souvient, à une
extrême exaltation; mon fils y prenait part quand il s'agissait de
Shakespeare seulement, Beethoven lui étant encore inconnu. Mais, en
somme, nous convînmes tous les trois qu'il est bon de vivre pour adorer
le beau, et que si nous ne pouvons pas détruire et anéantir le contraire
du beau, il faut nous contenter de le mépriser, et tâcher de le
connaître le moins possible. Le soleil se couchait; après avoir marché
quelque temps, nous allâmes nous asseoir dans l'herbe sur le bord de la
rivière, en face de l'île de Neuilly. Comme nous nous amusions à suivre
de l'œil les capricieuses évolutions des hirondelles se jouant au-dessus
des ondes de la Seine, je m'orientai tout d'un coup et je reconnus le
lieu où nous nous trouvions. Je regardai mon fils... je pensai à sa
mère... Je m'étais assis dans la neige et presque endormi au même
endroit trente-six ans auparavant, pendant un de mes vagabondages
désespérés autour de Paris. Je me rappelai alors la froide exclamation
d'Hamlet apprenant que la morte dont le convoi entre au cimetière, est
la belle Ophélie qu'il n'aime plus: «_What! the fair Ophelia!_» «Il y a
bien longtemps, dis-je à mes deux amis, qu'un jour d'hiver je faillis me
noyer ici même, en voulant traverser la Seine sur la glace. J'errais
sans but dans les champs dès le matin...» Louis soupira.....

La semaine suivante mon fils dut me quitter, son congé expirait.--Je me
sentis pris alors d'un vif désir de revoir Vienne, Grenoble, et surtout
Meylan, et mes nièces et... quelqu'un encore, si je pouvais découvrir
son adresse. Je partis. Mon beau-frère Suat et ses deux filles, que
j'avais prévenus la veille, me reçurent au débarcadère du chemin de fer
de Vienne, et me conduisirent bientôt après à Estressin, campagne peu
éloignée de la ville, où ils vont passer trois ou quatre mois tous les
étés. C'était une grande joie pour ces charmantes enfants, dont l'une a
dix-neuf ans et l'autre vingt et un; joie qui fut un peu troublée, au
moment où, entrant dans le salon de la maison de Vienne, j'aperçus le
portrait de leur mère, ma sœur Adèle, morte quatre ans auparavant. Mon
saisissement fut grand et douloureux. Pour elles et leur père, ce fut
avec un pénible étonnement qu'ils en furent témoins. Ce salon, ces
meubles, ce portrait, étaient depuis longtemps sous leurs yeux chaque
jour; l'habitude, hélas! avait déjà émoussé pour eux les traits du
souvenir, le temps avait agi... Pauvre Adèle! quel cœur! son indulgence
était si complète et si tendre pour les aspérités de mon caractère, pour
mes caprices même les plus puérils!... Un matin, à mon retour d'Italie,
nous nous trouvions réunis en famille à la Côte-Saint-André; il pleuvait
à verse; je dis à ma sœur:

«--Adèle, veux-tu venir te promener?

--Volontiers, cher ami; attends-moi, je vais mettre des galoches.

--Mais voyez donc, dit ma sœur aînée, ces deux fous; ils sont capables
d'aller, comme ils le disent, patauger dans la campagne par un pareil
temps.»

En effet, je pris un grand parapluie, et, sans tenir compte des
railleries de tous, nous descendîmes, Adèle et moi, dans la plaine, où
nous fîmes près de deux lieues, serrés l'un contre l'autre sous le
parapluie, sans dire un mot. Nous nous aimions.

Je passai quinze jours assez tranquilles avec mes nièces et leur père,
dans cette solitude d'Estressin. Mais j'avais prié mon beau-frère de
prendre à Vienne des informations sur madame F****** et de découvrir son
adresse à Lyon; il y parvint. Aussitôt, n'y tenant plus, je partis pour
Grenoble d'où je m'acheminai vers Meylan, comme j'avais fait une
première fois, seize ans auparavant.

......Une certaine anxiété secrète me faisait hâter le pas. Voilà déjà
le vieux Saint-Eynard qui montre à l'horizon au-dessus des autres monts
sa tête demi-chauve. Je vais revoir la petite maison blanche et le
paysage qui l'entoure, et demain... demain... je serai à Lyon et je
verrai Estelle elle-même! Est-ce bien possible?...

Arrivé à Meylan, je ne me trompe pas de chemin cette fois, en gravissant
la montagne: je retrouve bien vite la fontaine, l'allée d'arbres et
enfin la maison. Tout m'était présent comme si j'y fusse venu la
veille. Il n'y avait que seize ans. Je passe devant l'avenue et je monte
sans me retourner jusqu'à la tour. Une végétation luxuriante couvrait
les coteaux voisins, les vignes étalaient leurs pampres mûrs. Arrivé à
grand'peine au pied de la tour, je me retourne, comme autrefois, et
j'embrasse encore d'un coup d'œil la belle vallée. Je m'étais assez bien
contenu jusque-là, me bornant à murmurer à voix basse: Estelle! Estelle!
Estelle! mais alors une oppression accablante me fait tomber à terre, où
je reste longtemps étendu, écoutant, dans une mortelle angoisse, ces
mots atroces que chaque battement de mes artères fait retentit dans mon
cerveau: Le passé! le passé! le temps!... jamais! jamais!... jamais!

Je me relève, j'arrache au mur de la tour une pierre qui dut _la_ voir,
qu'_elle_ toucha peut-être; je coupe une branche d'un chêne voisin. En
redescendant, à l'angle d'un champ où je n'avais pas passé en 1848, je
reconnais la roche tant cherchée alors et sur laquelle je l'avais vue
monter. Ô surprise! oui, c'est bien cela, un bloc de granit, il ne
pouvait avoir disparu.

J'y monte, mes pieds se posent à la place même où se posèrent ses pieds;
j'en suis bien sûr cette fois, _j'occupe dans l'atmosphère l'espace que
sa forme charmante occupa!_ J'emporte un petit fragment de mon autel
granitique. Mais les pois roses?... ce n'est pas sans doute l'époque de
leur floraison; ou bien on les a détruits; j'ai beau chercher, ils n'y
sont plus. Ah! voilà le cerisier! comme il a grossis je détache un
lambeau de son écorce, et je prends son tronc entre mes bras, je le
presse convulsivement contre ma poitrine. Tu te souviens d'elle sans
doute, bel arbre! et tu me comprends!...

Redescendu, sans rencontrer personne, à la porte de l'avenue, je prends
aussitôt la résolution d'entrer, de voir le jardin et la maison. Les
nouveaux propriétaires ne me traiteront peut-être pas comme un
malfaiteur. D'ailleurs qu'importe!--J'entre dans le jardin. Une vieille
dame fait un brusque mouvement de frayeur en m'apercevant, à
l'improviste au détour d'une allée.

«--Excusez-moi, madame, lui dis-je d'une voix à peine intelligible, et
veuillez me permettre... de visiter votre jardin; il... me rappelle...
des souvenirs...

--Entrez, monsieur, promenez-vous.

--Oh, je ne veux qu'en faire le tour.»

Après quelques pas je trouve une jeune personne montée sur une échelle
et cueillant les fruits d'un poirier. Je la salue en passant. Je
traverse un fouillis d'arbustes qui interceptaient presque la
circulation, tant le petit jardin maintenant est mal entretenu. Je coupe
une branche de seringa que je cache dans mon sein, et je sors. En
passant devant la porte toute grande ouverte de la maison, je m'arrête
sur le seuil à en considérer l'intérieur. La jeune fille, qui était
descendue de son arbre et que sa mère avait avertie sans doute de la
bizarre visite qui leur était faite, m'avait suivi. Elle m'aborde et me
dit gracieusement:

«--Je vous en prie, monsieur, prenez la peine d'entrer.

--Merci, mademoiselle, j'accepte.»

Et me voilà dans la petite chambre, dont la fenêtre s'ouvre sur les
profondeurs de la plaine, et d'où, quand j'avais douze ans, _elle_ me
montra d'un geste fier et ravi la poétique vallée. Tout y est encore
dans la même état; le salon-voisin est garni des mêmes meubles... Je
mordais mon mouchoir à belles dents. La jeune personne me regardait d'un
air presque effrayé.

«--Ne soyez pas surprise, mademoiselle, tous ces objets que je revois...
c'est que je ne suis pas... revenu ici depuis... quarante-neuf ans!»

Et je m'enfuis éclatant en sanglots. Qu'ont dû penser ces dames d'une
si étrange scène dont elles ne connaîtront jamais le sens.

Il se répète, va dire le lecteur. Ce n'est que trop vrai. Toujours des
souvenirs, toujours des regrets, toujours une âme qui se cramponne au
passé, toujours un pitoyable acharnement à retenir le présent qui
s'enfuit, toujours une lutte inutile contre le temps, toujours la folie
de vouloir réaliser l'impossible, toujours ce besoin furieux
d'affections immenses! Comment ne pas me répéter? La mer se répète;
toutes ses vagues se ressemblent.

* * *

Le même soir j'étais à Lyon. Ce fut une singulière nuit que celle que je
passai sans dormir, en pensant à la visite projetée pour le lendemain.
J'allais voir madame F******. Je décidai de me rendre chez elle à midi.
En attendant cette heure si lente à venir et supposant fort possible
qu'elle ne voulût pas d'abord me recevoir, j'écrivis la lettre suivante
pour qu'elle la lût avant de connaître le nom de son visiteur:

«Madame,

»Je reviens encore de Meylan. Ce second pèlerinage aux lieux habités par
les rêves de mon enfance a été plus douloureux que le premier, fait il y
a seize ans et après lequel j'osai vous écrire à Vif où vous habitiez
alors. J'ose davantage aujourd'hui, je vous demande de me recevoir. Je
saurai me contraindre, ne craignez rien des élans d'un cœur révolté par
l'étreinte d'une impitoyable réalité. Accordez-moi quelques instants,
laissez-moi vous revoir, je vous en conjure.

»HECTOR BERLIOZ.

»23 septembre 1864.»

Je ne pus attendre midi. À onze et demie je sonnais à sa porte et je
donnais à sa femme de chambre la lettre avec ma carte. Elle y était. Il
eût fallu remettre la lettre seulement; mais je ne savais ce que je
faisais. Néanmoins en voyant mon nom, madame F****** donna sans hésiter
l'ordre de m'introduire et vint au-devant de moi. Je reconnus sa
démarche et son port de déesse... Dieu! qu'elle me parut changée de
visage! son teint est un peu bronzé, ses cheveux grisonnent. Pourtant en
la voyant, mon cœur n'a pas eu un instant d'indécision et toute mon âme
a volé vers son idole, comme si elle eût encore été éclatante de beauté.
Elle me conduit dans son salon, tenant ma lettre à la main. Je ne
respire plus, je ne puis parler. Elle, avec une dignité douce:

«--Nous sommes de bien vieilles connaissances, monsieur Berlioz!...
(Silence...) Nous étions deux enfants!...» (Silence.)

Le mourant trouvant un peu de voix:

«--Veuillez lire ma lettre, madame, elle vous... expliquera ma visite.»

Elle l'ouvre, la lit et la déposant ensuite sur la cheminée:

«--Vous venez encore de Meylan! mais c'est par occasion, sans doute, que
vous vous y êtes trouvé? Vous n'avez pas fait exprès ce voyage?

--Oh! madame, pouvez-vous le croire? avais-je besoin d'une occasion pour
revoir...? Non, non, il y a longtemps que je désirais y revenir.
(Silence.)

--Vous avez eu une vie bien agitée, monsieur Berlioz.

--Comment le savez-vous, madame?

--J'ai lu votre biographie.

--Laquelle?

--Un volume de Méry, je crois. Je l'ai acheté il y a quelques années.

--Oh! n'attribuez pas à Méry, qui est un de mes amis, un artiste et un
homme d'esprit, cette compilation, ce mélange de fables et d'absurdités
dont je devine maintenant l'auteur. J'aurai une véritable biographie,
celle que j'ai faite moi-même.

--Oh, sans doute, vous écrivez si bien.

--Ce n'est pas à la valeur de mon style que je fais allusion, madame,
mais à l'exactitude et à la sincérité de mon récit. Quant à mes
sentiments pour vous, j'ai tout dit sans restrictions dans ce livre,
mais sans vous nommer. (Silence.)

--J'ai obtenu aussi, reprend madame F****** bien des détails sur vous,
d'un de vos amis qui a épousé une nièce de mon mari.

--Je l'avais en effet prié, quand je pris la liberté de vous écrire, il
y a seize ans, de s'informer du sort de ma lettre. Je tenais à savoir au
moins si vous l'aviez reçue. Mais je ne l'ai plus revu, il est mort
maintenant, et je n'ai rien appris. (Silence.)

Madame F******--Quant à ma vie elle a été bien simple et bien triste;
j'ai perdu plusieurs de mes enfants, j'ai élevé les autres, mon mari est
mort quand ils étaient encore en bas âge... J'ai rempli de mon mieux mon
rôle de mère de famille. (Silence.) Je suis bien touchée et bien
reconnaissante, monsieur Berlioz, des sentiments que vous m'avez
gardés.»

À ces mots bienveillants, je commençais à palpiter plus violemment. Je
la regardai avec des yeux avides, reconstruisant en imagination sa
beauté et sa jeunesse éclipsées; et je lui dis enfin:

«--Donnez-moi votre main, madame.»

Elle me la tendit aussitôt, je la portai à mes lèvres et je crus sentir
mon cœur se fondre et tous mes os frissonner.....

«--Dois-je espérer, ajoutai-je après un nouveau silence, que vous me
permettrez de vous écrire quelquefois et de vous faire de loin en loin
une visite?

--Oh, sans doute; mais je resterai peu de temps à Lyon. Je marie un de
mes fils et je dois aller bientôt après son mariage, habiter Genève avec
lui.»

N'osant prolonger davantage ma visite, je me levai. Elle m'accompagna
jusqu'à sa porte où elle me dit encore:

«--Adieu, monsieur Berlioz, adieu, je suis profondément reconnaissante
des sentiments que vous m'avez conservés.»

En m'inclinant devant elle je pris encore une fois sa main que je gardai
quelque temps appuyée sur mon front, et j'eus la force de m'éloigner.

J'errais aux environs de sa demeure, tantôt me heurtant contre les
arbres des Brotteaux, tantôt m'arrêtant à contempler, du haut du pont
Morand, le cours tumultueux du Rhône, puis reprenant ma marche
fiévreuse, sans savoir pourquoi j'allais d'un côté plutôt que de
l'autre, quand je rencontrai M. Strakosch, le beau-frère de la célèbre
cantatrice Adelina Patti.

«--C'est vous! Quel hasard! Adelina sera bien contente de vous voir;
elle est ici en représentations, on donne demain _le Barbier de
Séville_, au Grand-Théâtre, voulez-vous une loge pour l'entendre?

--Je vous remercie, je partirai probablement ce soir.

--Eh bien, venez au moins dîner avec nous aujourd'hui; vous savez le
plaisir que vous nous faites toujours en pareil cas.

--Je n'ose vous le promettre, cela dépendra... je ne suis pas bien
portant... Où demeurez-vous?

--Au Grand-Hôtel.

--Moi aussi. Eh bien, si je ne suis pas trop insociable ce soir, j'irai
dîner avec vous; mais ne m'attendez pas.»

Une idée m'était venue, un prétexte m'était donné pour retourner chez
madame F******, pour la revoir encore. Je courus chez elle où j'appris
qu'elle venait de sortir. Alors je chargeai sa femme de chambre de lui
dire que j'aurais le jour suivant une loge pour le Grand-Théâtre, que si
madame F****** voulait bien l'accepter et venir entendre mademoiselle
Patti, je resterais à Lyon, espérant avoir l'honneur de l'accompagner à
cette représentation; que dans le cas contraire je partirais le soir
même. Que je la priais en conséquence de me faire parvenir sa réponse
avant six heures.

Je rentre; vingt minutes se passent. J'essaye de lire. J'avais un volume
de voyages acheté à Grenoble. Je ne comprends pas un mot de mon livre.
Je marche dans ma chambre. Je me jette sur mon lit. J'ouvre la fenêtre.
Je descends. Je sors. Bientôt je me retrouve devant le numéro 56 de
l'avenue de Noailles où elle demeurait. Mes jambes m'y avaient conduit
machinalement. Je ne me contiens plus, je remonte chez elle. Je sonne.
On ne m'ouvre pas. Une idée funeste vient aussitôt me marteler le cœur;
aurait-elle soupçonné que j'allais revenir et donné l'ordre de ne pas me
recevoir? Idée absurde qui me ronge cependant. Je reviens une heure
après et j'envoie cette fois le petit garçon de la portière sonner chez
madame F******. On n'ouvre pas non plus à l'enfant. Que devenir? rester
à monter la garde devant la maison? c'est inconvenant, c'est ridicule.
Malheur! m'en aller? où? chez moi? dans le Rhône?... Elle ne veut
peut-être pas m'éviter, on est réellement sorti!... Une heure après
nouvelle ascension de son escalier. J'entends au-dessus de ma tête
fermer sa porte et des voix de femmes parlant allemand. Je continue à
monter; je rencontre une dame inconnue qui descendait, puis une seconde,
et enfin une troisième... C'était elle, tenant une lettre à la main.

«--Mon Dieu, monsieur Berlioz, vous venez chercher une réponse?

--Oui, madame.

--Je vous avais écrit, et j'allais avec ces dames vous porter ce billet
au Grand-Hôtel. Je ne pourrai malheureusement accepter demain votre
aimable invitation. On m'attend à la campagne assez loin d'ici et je
partirai à midi. Mille pardons de vous avoir instruit de cela si tard,
mais je ne suis rentrée et n'ai connu votre offre que tout à l'heure.»

Comme elle faisait le geste de mettre la lettre dans sa poche:

«--Veuillez me la donner, m'écriai-je.

--Oh! cela ne vaut pas la peine...

--Je vous en prie, vous me la destiniez.

--Eh bien, la voilà.»

Elle me donna la lettre et je vis son écriture pour la première fois.

«--Ainsi je ne vous reverrai pas? lui dis-je dans la rue.

--Vous partez ce soir?

--Oui, madame, adieu.

--Adieu, je vous souhaite un bon voyage.» Je lui serre la main et je la
vois s'éloigner avec les deux dames allemandes. Alors, le croira-t-on,
je devins presque joyeux; je l'avais revue une seconde fois, je lui
avais parlé de nouveau, j'avais encore pressé sa main, je tenais une
lettre d'elle, lettre qu'elle terminait en m'assurant de ses _sentiments
affectueux_. C'était un trésor inespéré; et je m'acheminai vers le
Grand-Hôtel avec l'espoir de dîner à peu près tranquillement chez
mademoiselle Patti. En me voyant entrer dans un salon, la virtuose
pousse un cri de joie, battant des mains comme font les enfants: «Ah!
quel bonheur! le voilà! le voilà!» et la ravissante diva accourt, selon
sa coutume, présenter à mes lèvres son front virginal. Je me mets à
table avec elle, son père, son beau-frère et quelques amis. Pendant le
dîner elle m'accable de mille adorables câlineries, en disant de temps
en temps: «Il a quelque chose! à quoi pensez-vous? je ne veux pas que
vous ayez du chagrin.» L'heure du départ venue, on décide qu'on
m'accompagnera à l'embarcadère: la charmante enfant, une de ses amies et
son beau-frère montent en voiture avec moi. On nous permet d'entrer tous
les quatre dans la gare. Adelina ne veut me laisser qu'au dernier moment
quand le train se mettra en marche. Le signal est donné. Il faut se
quitter. Alors la folâtre me saute au cou, m'embrasse: «Adieu, adieu, à
la semaine prochaine. Nous retournons à Paris mardi, vous viendrez nous
voir jeudi. C'est entendu, n'est-ce pas? Vous n'y manquerez pas?» On
part...

Que n'eussé-je pas donné pour recevoir de telles marques d'affection de
madame F****** et n'être accueilli de mademoiselle Patti qu'avec une
froide politesse!... Pendant toutes ces chatteries de la mélodieuse
Hébé, il me semblait qu'un oiseau merveilleux aux yeux de diamant
voltigeât autour de ma tête, se posant sur mon épaule, becquetant mes
cheveux et me chantant avec des battements d'ailes ses plus joyeuses
chansons. J'étais ravi, mais non ému. C'est que la jeune, belle,
éblouissante et célèbre virtuose, qui, à vingt-deux ans, a déjà vu
l'Europe et l'Amérique musicales à ses pieds, je ne l'aime pas d'amour;
et la femme âgée, triste et obscure, à qui l'art est inconnu, possède
mon âme, comme elle l'eut autrefois, comme elle l'aura jusqu'à mon
dernier jour.

Balzac et Shakespeare lui-même, ce grand peintre des passions, n'ont
jamais songé qu'il pût exister rien de pareil. Un seul poëte, un poëte
anglais, Thomas Moore, a cru que cela pouvait être et a su décrire ce
rare sentiment, en vers admirables qui me reviennent en ce moment à la
pensée:

    «_Believe me, if all endearing young charms._»
        (Irish melodies.)

En voici la traduction:

_Crois-moi, quand tous ces charmes ravissants que je contemple si
passionnément aujourd'hui viendraient à changer demain et à s'évanouir
entre mes bras, comme un présent des fées, tu serais encore adorée
autant que tu l'es en ce moment. Que ta grâce se flétrisse, chaque désir
de mon cœur ne s'enlacera pas moins, toujours verdoyant, autour de la
ruine chérie._

_Ce n'est pas pendant que tu possèdes la jeunesse et la beauté, quand
tes joues n'ont pas encore été profanées par une larme, que peuvent être
connues la ferveur et la foi d'une âme à laquelle le temps ne fera que
te rendre plus chère. Non, le cœur qui vraiment aima jamais n'oublie,
mais aime vraiment jusqu'à la fin. Comme la fleur du soleil tourne vers
son dieu quand il se couche, le même regard dont elle a salué son
lever._

* * *

Combien de fois, pendant cette triste nuit en chemin de fer, ne me
suis-je pas répété: Imbécile! pourquoi es-tu parti? il fallait rester.
Si j'étais resté je la reverrais encore demain matin. Qui m'obligeait à
revenir à Paris? Sans doute, mais la crainte d'être indiscret, ennuyeux,
importun... Que faire à Lyon pendant ces longues heures où j'eusse été à
quelques pas d'elle, sans la voir? c'eût été une torture...

Après quelques jours d'angoisses, à Paris, je lui écrivis la lettre
suivante. On verra par ces pages et celles qui lui succédèrent, comme
aussi par ses réponses, le misérable état de mon esprit et le calme du
sien. On devinera plus facilement encore ce que je dois éprouver
aujourd'hui que je n'ai plus même la consolation de lui écrire. C'eût
été terminer ma vie trop doucement, que de cultiver comme une
romanesque amitié cet amour inutile. Non, je devais être broyé et
déchiré jusqu'à la fin.

1re LETTRE

«Paris, 27 septembre 1864.

»Madame,

»Vous m'avez accueilli avec une bienveillance simple et digne dont bien
peu de femmes eussent été capables en pareil cas. Soyez mille fois
bénie! Depuis que je vous ai quittée je souffre cruellement néanmoins.
J'ai beau me répéter que vous ne pouviez pas me recevoir mieux, que tout
autre accueil eût été ou peu convenable ou inhumain, mon malheureux cœur
saigne comme s'il eût été blessé. Je me demande pourquoi, et voici les
raisons que je trouve: C'est l'_absence_, c'est que je vous ai vue trop
peu, que je ne vous ai pas dit le quart de ce que j'avais à vous dire et
que je suis parti presque comme s'il se fût agi d'une éternelle
séparation. Et pourtant vous m'avez donné votre main, je l'ai pressée
sur mon front, sur mes lèvres, et j'ai contenu mes larmes, je vous
l'avais promis. Mais j'ai un besoin impérieux, inexorable, de quelques
mots encore, que vous ne me refuserez pas, je l'espère. Songez que je
vous aime depuis quarante-neuf ans, que je vous ai toujours aimée depuis
mon enfance, malgré les orages qui ont ravagé ma vie. La preuve en est
dans le profond sentiment que j'éprouve aujourd'hui; s'il eût un seul
jour réellement cessé d'être, il ne se fût pas ranimé sans doute dans
les circonstances actuelles. Combien y a-t-il de femmes qui se soient
jamais entendu faire une telle déclaration? Ne me prenez pas pour un
homme bizarre qui est jouet de son imagination. Non, je suis seulement
doué d'une sensibilité très-vive, alliée, croyez-le bien, à une grande
clairvoyance d'esprit, mais dont les affections vraies sont d'une
puissance incomparable et d'une constance à toute épreuve. Je vous ai
aimée, je vous aime, je vous aimerai, et j'ai soixante et un ans, et je
connais le monde et n'ai pas une illusion. Accordez-moi donc, non comme
une sœur de charité accorde ses soins à un malade, mais comme une noble
femme de cœur guérit des maux qu'elle a involontairement causés, les
trois choses qui seules peuvent me rendre le calme: la permission de
vous écrire quelquefois, l'assurance que vous me répondrez, et la
promesse que vous m'inviterez au moins une fois l'an à venir vous voir.
Mes visites pourraient être inopportunes et par suite importunes, si je
les faisais sans votre autorisation, je n'irai donc auprès de vous, à
Genève ou ailleurs, que quand vous m'aurez écrit: Venez. À qui cela
pourrait-il paraître étrange ou malséant? Qu'y a-t-il de plus pur qu'une
liaison pareille? Ne sommes-nous pas libres tous les deux? Qui serait
assez dépourvu d'âme et de bon sens pour la trouver blâmable? Personne,
pas même vos fils, ils sont, je le sais, des jeunes gens fort
distingués. J'avoue seulement qu'il serait affreux de n'obtenir le
bonheur de vous voir que devant témoins. Si vous me dites: Venez! il
faut que je puisse causer avec vous comme à notre première entrevue de
vendredi dernier, entrevue que je n'ai pas osé prolonger et dont je n'ai
pu goûter le charme douloureux, à cause des efforts terribles que je
faisais pour refouler mon émotion.

»Oh! madame, madame, je n'ai plus qu'un but dans ce monde, c'est
d'obtenir votre affection. Laissez-moi essayer de l'atteindre. Je serai
soumis et réservé; notre correspondance sera aussi peu fréquente que
vous le voudrez, elle ne deviendra jamais pour vous une tâche
ennuyeuse, quelques lignes de votre main me suffiront. Mes voyages
auprès de vous ne pourront être que bien rares; mais je saurai que votre
pensée et la mienne ne sont plus séparées, et qu'après tant de tristes
années où je n'ai rien été pour vous, j'ai enfin l'espérance de devenir
votre ami. Et c'est rare un ami dévoué comme je le serai. Je vous
environnerai d'une tendresse si profonde et si douce, d'une affection si
complète, où se confondront les sentiments de l'homme et les naïves
effusions de cœur de l'enfant. Peut-être y trouverez-vous du charme,
peut-être enfin me direz-vous un jour: «Je suis votre amie» et
voudrez-vous avouer que j'ai bien mérité votre amitié.

»Adieu, madame, je relis votre billet du 23 et j'y vois à la fin
l'assurance _de vos sentiments affectueux_. Ce n'est pas une banale
formule, n'est-ce pas? n'est-ce pas?

»À vous pour toujours,

»HECTOR BERLIOZ.

»P.-S.--Je vous envoie trois volumes; vous daignerez peut-être les
parcourir dans vos moments perdus. Vous comprenez que c'est un prétexte
pris par l'auteur pour vous occuper un peu de lui.»

    1re RÉPONSE DE MADAME F*****


«Lyon, 29 septembre 1864.

»Monsieur,

»Je me croirais coupable envers vous et moi-même, si je ne répondais pas
tout de suite à votre dernière lettre, et au rêve que vous avez fait
sur les relations que vous désirez voir s'établir entre nous. C'est le
cœur sur la main que je vais vous parler.

»Je ne suis plus qu'une vieille et bien vieille femme (car, monsieur,
j'ai six ans de plus que vous), au cœur flétri par des jours passés dans
les angoisses, les douleurs physiques et morales de tout genre, qui ne
m'ont laissé sur les joies et les sentiments de ce monde aucunes
illusions. Depuis vingt ans que j'ai perdu mon meilleur ami, je n'en ai
pas cherché d'autre; j'ai conservé ceux que d'anciennes relations
m'avaient faits ainsi que ceux que des liens de famille m'attachaient
naturellement. Depuis le jour fatal où je suis devenue veuve j'ai rompu
toutes mes relations, j'ai dit adieu aux plaisirs, aux distractions,
pour me consacrer tout entière à mon intérieur, à mes enfants. C'est
donc là ma vie depuis vingt ans; c'est une habitude pour moi dont rien
maintenant ne peut rompre le charme; car c'est dans cette intimité du
cœur que je puis trouver le seul repos des jours qu'il me reste à passer
dans ce monde; tout ce qui viendrait en troubler l'uniformité me serait
pénible et à charge.

»Dans votre lettre du 27 courant, vous me dites que vous n'avez qu'un
désir, celui que je devienne _votre amie_ à l'aide d'un échange de
lettres. Croyez-vous sérieusement, monsieur, que cela soit possible? Je
vous connais à peine, depuis quarante-neuf ans je vous ai revu vendredi
passé quelques instants; je ne puis donc apprécier ni vos goûts, ni
votre caractère, ni vos qualités, seules choses qui sont la base de
l'amitié. Quand il y a entre deux individus les mêmes manières de voir
et de sentir, alors la sympathie peut naître et arriver; mais, quand on
est séparés, une correspondance ne peut suffire pour établir ce que vous
attendez de moi; pour ma part je le crois impossible. Du reste, je dois
vous avouer que je suis extrêmement paresseuse pour écrire, j'ai
l'esprit aussi engourdi que les doigts; j'ai une peine extrême à remplir
à cet égard mes obligations indispensables. Je ne pourrais donc vous
promettre de commencer avec vous une correspondance qui pût être suivie,
je manquerais trop souvent à ma promesse pour ne pas vous en avertir
d'avance. S'il vous est agréable de m'écrire quelquefois, je recevrai
vos lettres, mais n'attendez pas mes réponses exactement ni promptement.

»Vous désirez aussi que je vous dise «venez me voir;» cela n'est pas
possible, pas plus que de vous dire «vous me trouverez seule.» Le
hasard, vendredi, a voulu que je fusse seule pour vous recevoir; quand
je serai à Genève avec mon fils et sa femme, si, quand vous vous
présenterez chez eux, je suis seule, je vous recevrai, mais s'ils
m'entourent au moment de votre visite, il vous faudra subir leur
présence, car je trouverais fort inconvenant qu'il en fût autrement.

»C'est avec toute la franchise et la sincérité qui sont le fond de mon
caractère que je vous ai tracé ce que je pense et ce que je sens. Je
crois devoir encore vous dire qu'il est des illusions, des rêves, qu'il
faut savoir abandonner quand les cheveux blancs sont arrivés, et avec
eux le désenchantement de tous sentiments nouveaux, même ceux de
l'amitié, qui ne peuvent avoir du charme que lorsqu'ils sont nés de
relations suivies et dans les heureux jours de la jeunesse. Ce n'est
pas, selon moi, au moment où le poids des années se fait sentir, où leur
nombre nous a apporté l'expérience de toutes les déceptions, qu'il faut
commencer des relations. Je vous avoue que pour moi j'en suis là. Mon
avenir se raccourcit tous les jours; à quoi bon former des relations
qu'aujourd'hui voit naître et que demain peut faire évanouir? Ce n'est
que se créer des regrets»Ne voyez, monsieur, dans tout ce que je viens
de vous dire, aucune intention de ma part de blesser les souvenirs que
vous avez pour moi; je les respecte et je suis touchée de leur
persistance. Vous êtes encore bien jeune par le cœur; pour moi il n'en
est pas ainsi, je suis vieille tout de bon, je ne suis plus bonne à rien
qu'à conserver, croyez-le, une large place pour vous dans mon souvenir.
J'apprendrai toujours avec plaisir les triomphes que vous êtes appelé à
avoir.

»Adieu, monsieur, je vous dis encore: recevez l'assurance de mes
sentiments affectueux.

»EST. F******.

»J'ai reçu hier matin les volumes que vous avez eu la bonté de
m'envoyer; je vous en remercie mille fois.»

    2e LETTRE

«Paris, 2 octobre 1864.

»Madame,

»Votre lettre est un chef-d'œuvre de triste raison. J'ai attendu jusqu'à
ce jour pour y répondre, dans l'espoir d'arriver à me rendre maître de
l'accablante émotion qu'elle a produite en moi. Oui, vous dites vrai;
_vous ne devez pas former de nouvelles amitiés, vous devez éviter tout
ce qui pourrait troubler votre existence_, etc. Mais je ne l'eusse pas
troublée, soyez-en certaine, et cette amitié que je sollicitais
humblement pour un temps plus ou moins éloigné, ne vous fût jamais
devenue _à charge_. (Avouez que ce mot de votre lettre a dû me paraître
cruel!) Je me contente de ce que vous daignez m'accorder, _quelques
sentiments affectueux_, _une place dans vos souvenirs_, _et un peu
d'intérêt pour les événements de ma carrière_. Merci, madame. Je suis à
vos pieds, je baise respectueusement vos mains. Vous me dites que je
pourrai quelquefois, irrégulièrement, rarement, recevoir une réponse à
mes lettres; merci encore pour votre promesse. Ce que je sollicite avec
instances, avec larmes, c'est la possibilité d'avoir de vos nouvelles.
Vous parlez si courageusement de la vieillesse et des ans, que j'oserai
vous imiter. J'espère mourir le premier; que je puisse avec certitude
vous envoyer un dernier adieu! Si c'est le contraire, que je sache que
vous avez quitté ce triste monde... Que votre fils m'avertisse...
pardon... Mes lettres ne doivent pas être adressées à l'aventure.
Accordez-moi ce que vous accorderiez à tout indifférent, votre adresse à
Genève.

»Je n'irai pas vous voir ce mois-ci à Lyon; évidemment cette visite vous
paraîtrait indiscrète. Je n'irai pas non plus à Genève avant une année
au moins; la crainte de vous importuner me retiendra. Mais, votre
adresse, votre adresse! Aussitôt que vous la saurez, envoyez-la moi, par
grâce. Si votre silence m'indique un impitoyable refus et une intention
formelle de m'interdire la plus timide relation avec vous, si vous me
mettez ainsi rudement à l'écart comme on le fait pour les êtres
dangereux ou indignes, vous aurez porté à son comble un malheur qu'il
vous eût été si facile d'adoucir. Alors, madame, que Dieu et votre
conscience vous pardonnent! je resterai dans la froide nuit où vous
m'aurez plongé, souffrant, désolé, et votre dévoué jusqu'à la mort.

»HECTOR BERLIOZ.»

(Quel désordre et quelles contradictions dans cette lettre!)

    2e RÉPONSE DE MADAME F*****


«Lyon, 14 octobre 1864.

»Monsieur,

»Ne sachant pas quand il me sera possible de vous écrire, je viens à la
hâte tracer ces quelques lignes, afin que vous ne pensiez pas que j'ai
l'intention de vous traiter comme un être _dangereux ou indigne_. Mon
fils arrive demain soir chez moi, pour se marier le 19 courant. Je vais
avoir pendant plusieurs jours ma maison remplie de monde, j'aurai mille
préoccupations, comme mère et maîtresse de maison; il me sera donc
impossible d'avoir des instants de liberté et de loisir. Aussitôt après
le mariage de mon fils, je dois songer aux préparatifs de mon départ
pour Genève, ce qui n'est pas pour moi une petite besogne, car ma santé
ne me permet pas toujours de faire ce que je voudrais. Je partirai vers
les premiers jours de novembre; quand je serai installée dans ma
nouvelle résidence, je vous donnerai mon adresse, ce que je ne peux
faire aujourd'hui, car je l'ignore. J'aurais attendu l'arrivée de mon
fils pour la savoir, si je n'eusse pas craint que vous interprétassiez
en mal mon long silence.

»Recevez, monsieur, l'assurance de mes souvenirs affectueux.

»EST. F******.»

    3e LETTRE

«Paris, 15 octobre 1864.

»Madame,

»Oh! merci! merci! j'attendrai. Tous mes vœux pour le bonheur des
nouveaux époux! Mille souhaits pour vous. Chère madame, que la joie la
plus douce remplisse votre âme dans cette solennelle circonstance. Ah!
vous êtes bonne!

»N'en doutez pas, mes adorations seront discrètes.

»Votre dévoué,

»HECTOR BERLIOZ.»

Après douze jours péniblement supportés, je reçus une lettre de faire
part m'annonçant le mariage de M. Charles F******. L'adresse était de la
main de sa mère, et cela me remplit d'une joie que bien peu de gens
comprendront. J'étais au septième ciel. J'écrivis aussitôt.

    4e LETTRE

«Paris, 28 octobre 1864.

»C'est beau la vie, quand certains sentiments l'illuminent!... Je reçois
la lettre de faire part; l'adresse été écrite par vous, par vous, chère
madame, je reconnais votre main!... C'est une pensée que vous avez eue
pour l'exilé... Quel ange vous rendra le bien que vous m'avez fait?

»Oui, c'est beau la vie, mais la mort serait plus belle; être à vos
pieds, la tête sur vos genoux, vos deux mains dans les miennes et finir
ainsi!...

»HECTOR BERLIOZ.»

Mais les jours se succédaient et je ne recevais pas de nouvelles.
J'avais fait prendre à Lyon des informations, et je savais que madame
F****** était partie pour Genève depuis près de trois semaines.
Avait-elle l'intention de me cacher son adresse, qu'elle m'avait
formellement promise, et que je ne voulais pas connaître contre son
gré?... Aurais-je la douleur de la voir ainsi manquer à sa parole?...

Pendant ces derniers jours d'anxiété j'en vins à croire, comme je l'ai
dit plus haut, que je n'aurais plus même la consolation de lui écrire,
et je me décourageai tout à fait. Mais un matin où je réfléchissais
tristement au coin de mon feu, on vint m'apporter une carte sur laquelle
je lus ces mots: _M. et madame Charles F******_. C'étaient son fils et
sa bru, qu'elle avait engagés à me venir voir pendant un voyage qu'ils
avaient dû faire à Paris. Quelle surprise! quel bonheur! _Elle_ les
avait envoyés! Je fus bouleversé à ne savoir quelle contenance faire, en
retrouvant dans le jeune homme le portrait vivant de mademoiselle
Estelle à dix-huit ans... La jeune femme paraissait consternée de mon
émotion; son mari semblait moins surpris. Évidemment ils savaient tout,
madame F****** leur avait montré mes lettres.

«--Elle était donc bien belle? s'écria tout d'un coup la jeune dame.

--Oh!...»

Alors M. F****** prenant la parole:

«--Oui, un jour, à l'âge de cinq ans, en voyant ma mère parée pour aller
au bal, j'éprouvai une sorte d'éblouissement dont le souvenir dure
encore.»

Je vins pourtant à bout de me dominer et de parler à mes deux aimables
visiteurs à peu près raisonnablement. Madame Charles F****** est une
créole hollandaise de l'île de Java: elle a habité Sumatra et Bornéo,
elle sait le malais; elle a vu Brook, le rajah de Sarawak. Que de
questions je lui aurais faites si j'eusse été dans mon état d'esprit
habituel!

J'eus le plaisir de voir souvent les deux jeunes gens pendant leur
séjour à Paris, et de leur procurer quelques distractions agréables.
Nous parlions toujours d'_elle_, et quand nous fûmes un peu
familiarisés, la jeune femme en vint à me gronder d'écrire à sa
belle-mère comme je le faisais.

«--Vous l'effrayez, me dit-elle, ce n'est pas ainsi qu'il faut lui
parler. Souvenez-vous qu'elle ne vous connaît presque pas, que vous êtes
tous les deux d'un âge... Je conçois bien quelle me dise quelquefois
tristement en me montrant vos lettres: «Que voulez-vous que je réponde à
cela»? Il faut vous accoutumer à plus de calme, alors vos visites à
Genève seront charmantes, et nous serons bien heureux de vous faire les
honneurs de notre ville; car vous viendrez, nous comptons sur vous.

--Ah! certes, pouvez-vous en douter? puisque madame F****** me le
permet.»

Je m'étudiai donc à la réserve et ne voulus même pas, quand les nouveaux
mariés repartirent, leur donner une lettre pour leur mère. Seulement,
comme il était question dans ce moment d'exécuter à l'un des concerts du
Conservatoire mon second acte des _Troyens_, je lui envoyai un
exemplaire du poëme, en la faisant prier de le lire, à la page marquée
par des feuilles mortes, le 18 décembre, à deux heures et demie, au
moment où l'on exécuterait ce fragment à Paris, Madame Charles F*****
devant revenir, pour suivre la marche d'une affaire où son mari, qui ne
pouvait quitter Genève, se trouvait intéressé, se faisait une fête
d'assister à ce concert dont l'annonce produisait dans le monde musical
une certaine sensation. Quinze jours encore se passèrent sans la voir
revenir, sans recevoir de lettre, et je m'obstinai à ne pas écrire. Je
n'en pouvais plus, quand enfin le 17, madame Charles F****** revint et
m'apporta la lettre suivante:

«Genève, 16 décembre 1864.

»Monsieur,

»Je serais venue vous remercier plus tôt de l'accueil bienveillant que
vous avez bien voulu faire à mon fils et à sa femme, si je n'avais été
habituellement souffrante et par ce motif fort paresseuse. Cependant je
ne veux pas laisser partir ma belle-fille sans qu'elle vous porte
l'expression de ma gratitude pour tous les plaisirs que vous leur avez
procurés et qui leur ont fait si agréablement passer leurs soirées.
Suzanne se charge de vous mettre au courant de notre existence à Genève,
où pour ma part je me trouverais aussi bien qu'à Lyon, si je n'avais au
fond du cœur le regret de m'être éloignée de deux de mes fils, et de
véritables amies qui m'affectionnaient, et que de mon côté j'aimais
tendrement. Je vous remercie encore, monsieur, du libretto des _Troyens_
que vous m'avez envoyé, et de l'attention délicate que vous y avez
jointe en m'envoyant des feuilles des arbres de Meylan, qui me
rappellent les beaux jours de ma jeunesse et des joies qui
l'accompagnaient.

»Dimanche mon fils et moi, nous nous unirons en lisant votre œuvre, à
vos succès et au plaisir qu'aura Suzanne d'entendre votre musique.

»Recevez, monsieur, l'assurance des sentiments affectueux que je vous
envoie.

»EST. F******.»

Ce fut moi cette fois qui répondis:

«Paris, lundi 19 décembre 1864.

»En passant à Grenoble, au mois de septembre dernier, j'allai faire une
visite à l'un de mes cousins qui se trouvait à Saint-Georges, hameau
perdu dans les âpres montagnes de la rive gauche du Drac, et qu'habite
la plus misérable population. La belle-sœur de mon cousin s'est dévouée
au soulagement de tant de souffrances, elle est la gracieuse providence
du pays. Le jour où j'arrivai à Saint-Georges, elle apprit qu'une
chaumière assez éloignée était sans pain depuis trois semaines. Elle s'y
rendit aussitôt, et s'adressant à la mère de famille:

»--Comment, Jeanne, vous êtes dans la peine et vous ne m'en faites rien
dire! vous savez pourtant que nous avons la bonne volonté de vous aider
autant que possible.

»--Oh! mademoiselle, nous ne manquons pas. Nous avons encore des pommes
de terre et un peu de choux. C'est les enfants qui n'en veulent pas. Ils
pleurent, ils crient, ils veulent du pain. Vous savez, les enfants, ça
n'est pas raisonnable.

»--Eh bien, madame! chère madame, vous aussi vous avez fait en
m'écrivant une bonne action. Je m'étais imposé une réserve absolue pour
ne pas vous fatiguer de mes lettres, et j'attendais toujours le retour
de votre belle-fille, pour avoir de vos nouvelles. Elle n'arrivait pas,
et j'étouffais, comme un homme qui a la tête dans l'eau et ne veut pas
l'en tirer... Vous le savez, les êtres tels que moi, _ça n'est pas
raisonnable_.

»Et cependant, je ne sais que trop la vérité, croyez-le, je ne raisonne
que trop, et je n'avais pas besoin des leçons que l'on vient de me
donner à grands coups de couteau dans le cœur... Non, je veux avant
tout ne pas vous troubler, ne pas vous causer le moindre ennui; je vous
écrirai le plus rarement possible; vous me répondrez ou vous ne me
répondrez pas. J'irai vous voir une fois l'an, comme on va faire une
visite agréable seulement. Vous n'ignorez pas ce que je sens, et vous me
saurez gré de tout ce que je pourrai vous cacher................

»Il me semble que vous êtes triste, et cela me cause un redoublement
de...

»Mais je commence dès aujourd'hui à m'interdire un certain langage. Je
vais vous parler de choses indifférentes.

»Vous savez peut-être déjà que l'exécution de mon acte des _Troyens_ n'a
pas eu lieu hier au Conservatoire. Le comité, en me tourmentant de
plusieurs manières, en me demandant la suppression tantôt d'un morceau,
tantôt d'un autre, m'a poussé à bout, ainsi que les chanteurs à qui l'on
ôtait l'occasion de briller, et j'ai tout retiré.

»Je vous remercie d'avoir bien voulu à deux heures et demie, vous
transporter en pensée dans la salle des concerts et faire des vœux pour
les _Troyens_.

»Dans le moment même où l'on me tracassait ainsi à Paris, on fêtait mon
jour de naissance (11 décembre), à Vienne, où l'on exécutait une partie
de mon ouvrage _la Damnation de Faust_; et deux heures après, le maître
de chapelle m'envoyait une dépêche télégraphique ainsi conçue: _Mille
choses pour votre fête. Chœur des soldats et des étudiants, exécuté au
concert de Mannergesang Verein. Applaudissements immenses. Répété._

»La cordialité de ces artistes allemands m'a bien plus touché que mon
succès. Et je suis sûr que vous le comprenez. La bonté, vertu cardinale!

»Le surlendemain, un inconnu de Paris, m'écrivait une fort belle lettre
sur ma partition des _Troyens_, qu'il qualifie d'une façon que je n'ose
vous redire.

»Mon fils vient d'arriver à Saint-Nazaire, de retour d'un pénible voyage
au Mexique, où il a eu l'occasion de se distinguer. Le voilà deuxième
capitaine du grand navire _la Louisiane_. Il m'apprend qu'il repartira
prochainement, qu'il lui est impossible de venir à Paris. J'irai en
conséquence l'embrasser à Saint-Nazaire. C'est un brave garçon, qui a le
malheur de me ressembler en tout, et ne peut prendre son parti des
platitudes et des horreurs de ce monde. Nous nous aimons comme deux
jumeaux.

»Voilà pour le moment toutes les nouvelles de mon _extérieur_. Ma
vieille belle-mère (que j'ai promis de ne jamais abandonner) est aux
petits soins pour moi et ne me questionne jamais sur la cause de mes
accès d'humeur sombre. Je lis, ou plutôt je relis Shakespeare, Virgile,
Homère, _Paul et Virginie_, des relations de voyages; je m'ennuie, je
souffre horriblement d'une névralgie qui me tient depuis neuf ans et
contre laquelle tous les médecins ont perdu leur latin. Le soir quand
les douleurs de cœur, de corps et d'esprit sont trop fortes, je prends
trois gouttes de laudanum et je m'endors tant bien que mal. Si je suis
moins malade et s'il me faut seulement la société de quelques amis, je
vais dans une famille de mon voisinage, celle de M. Damcke, compositeur
allemand d'un rare mérite, professeur savant, dont la femme est d'une
bonté d'ange; deux cœurs d'or. Selon l'humeur où l'on me voit, on fait
de la musique, on cause; ou bien on roule auprès du feu un grand canapé
où je reste étendu toute la soirée sans parler, ruminant mes pensées
amères... Voilà tout, madame. Je n'écris plus, je crois vous l'avoir
dit, je ne compose plus. Le monde musical de Paris et de bien d'autres
lieux, la façon dont les arts sont cultivés, dont les artistes sont
protégés, dont les chefs-d'œuvre sont honorés, me donnent des nausées ou
des accès de fureur. Cela semblerait prouver que je ne suis pas mort
encore...

»J'espère avoir après-demain, l'honneur d'accompagner au
Théâtre-Italien, madame Charles F****** (si charmante... malgré ses
coups de couteau) et une dame russe de ses amies. Il s'agit d'assister,
jusqu'au bout si l'on peut, à la deuxième représentation du _Poliuto_ de
Donizetti. Madame Charton (Paolina) me donnera une loge.

»Adieu, madame, puissiez-vous n'avoir que de douces pensées, le repos de
l'âme, et goûter le bonheur que devrait vous donner la certitude d'être
aimée de vos fils et de vos amis. Mais songez quelquefois aussi aux
pauvres enfants _qui ne sont pas raisonnables_.

»Votre dévoué,

»HECTOR BERLIOZ.»

_P.-S._--«Vous avez été bien généreuse d'engager les nouveaux mariés à
me venir voir. J'ai été frappé de la ressemblance de M. Charles F******
avec mademoiselle Estelle, et je me suis oublié jusqu'à le lui dire,
quoiqu'il soit peu convenable d'adresser à un homme de pareils
compliments.»

* * *

Quelque temps après avoir reçu cette lettre, elle m'en écrivait une où
se trouvaient ces mots: «Croyez que je ne suis pas sans pitié pour _les
enfants qui ne sont pas raisonnables_. J'ai toujours trouvé que, pour
leur rendre le calme et la raison, ce qu'il y avait de mieux, était de
les distraire, de leur donner des images. Je prends la liberté de vous
en envoyer une, qui vous rappellera la réalité du moment et détruira les
illusions du passé.»

Elle m'envoyait son portrait!... Excellente, adorable femme!

Je m'arrête ici. Je crois maintenant pouvoir vivre plus tranquille. Je
lui écrirai quelquefois; elle me répondra; j'irai la voir; je sais où
elle est; on ne me laissera jamais ignorer les changements qui
pourraient survenir dans son existence, son fils m'en a donné sa parole,
et s'est engagé à m'en informer. Peu à peu, malgré sa crainte des
nouvelles amitiés, peut-être verra-t-elle ses sentiments affectueux
grandir lentement pour moi. Déjà je puis apprécier l'amélioration
survenue dans ma vie. Le passé n'est pas entièrement passé. Mon ciel
n'est plus vide. D'un œil attendri je contemple mon _étoile_ qui semble
au loin doucement me sourire. Elle ne m'aime pas, il est vrai, pourquoi
m'aimerait-elle? mais elle aurait pu m'ignorer toujours, et elle sait
que je l'adore.

Il faut me consoler d'avoir été connu d'elle trop tard, comme je me
console de n'avoir pas connu Virgile, que j'eusse tant aimé, ou Gluck,
ou Beethoven... ou Shakespeare... qui m'eût aimé peut-être. (Il est vrai
que je ne m'en console pas.)..........

* * *

Laquelle des deux puissances peut élever l'homme aux plus sublimes
hauteurs, l'amour ou la musique?... C'est un grand problème. Pourtant il
me semble qu'on devrait dire ceci: L'amour ne peut pas donner une idée
de la musique, la musique peut en donner une de l'amour... Pourquoi
séparer l'un de l'autre? Ce sont les deux ailes de l'âme.

* * *

En voyant de quelle façon certaines gens entendent l'amour, et ce qu'ils
cherchent dans les créations de l'art, je pense toujours
involontairement aux porcs qui, de leur ignoble grouin, fouillent la
terre au milieu des plus belles fleurs, et au pied des grands chênes,
dans l'espoir d'y trouver les truffes dont ils sont friands.

Mais tâchons de ne plus songer à l'art..... Stella! Stella! je pourrai
mourir maintenant sans amertume et sans colère.

1er janvier 1865.


FIN


LA VIE N'EST Q'UNE OMBRE QUI PASSE, ETC.

    Life's but a walking shadow; a poor player,
    That struts and frets his hour upon the stage,
    And then is heard no more; it is a tale
    Told by an idiot, foul of sound and fury,
    Signifying nothing.

       SHAKESPEARE. (_Macbeth._)

       *       *       *       *       *



NOTES:

[1] Mémoire sur les maladies chroniques, les évacuations sanguines et
l'acupuncture. Paris, chez Crouillebois.

[2] La Fontaine, _Les deux pigeons_.

[3] Madame Dugazon.

[4] Qu'il appelle le corps sonore, comme si les cordes sonores étaient
les seuls corps vibrants dans l'univers; ou mieux encore, comme si la
théorie de leurs vibrations était applicable à la résonnance de tous les
autres corps sonores.

[5] L'inscription gravée dans l'intérieur de la boîte d'or que reçut
Lesueur après la première représentation de cet opéra est ainsi conçue:
L'Empereur Napoléon à l'auteur des _Bardes_.

[6] Les surintendants présidaient seulement à l'exécution de leurs
œuvres; mais ne dirigeaient point personnellement.

[7] Je ne compris point alors pourquoi. À coup sûr, Lesueur, demandant à
la chapelle royale tout entière de venir à l'église de Saint-Roch ou
ailleurs, exécuter l'ouvrage d'un de ses élèves, eût été parfaitement
accueilli.--Mais il craignit sans doute que mes condisciples ne
réclamassent à leur tour une faveur semblable, et dès lors l'abus
devenait évident.

[8] Il paraît que j'avais en outre prié M. de Chateaubriand de me
recommander aux puissances du jour. Quand on prend du galon, dit le
proverbe, on n'en saurait trop prendre.

[9] Je l'ai détruit aussi plus tard.

[10] Il me coûta cent dix francs. J'ai déjà dit que je ne jouai pas du
piano; pourtant j'aime à en avoir un pour y plaquer des accords de temps
en temps. D'ailleurs, je me plais dans la société des instruments de
musique, et, si j'étais assez riche, j'aurais toujours autour de moi, en
travaillant, un grand piano à queue, deux ou trois harpes d'Érard, des
trompettes de Sax, et une collection de basses et de violons de
Stradivarius.

[11] Et sans grosse caisse.

[12] Cette ressemblance entre mes opinions et celles de M. Ingres, au
sujet de plusieurs _opéras sérieux_ italiens de Rossini, n'est pas la
seule dont je puisse m'honorer. Elle n'empêche pas néanmoins l'illustre
auteur du martyre de Saint-Symphorien de me regarder comme un musicien
abominable, un monstre, un brigand, un antechrist. Mais je lui pardonne
sincèrement à cause de son admiration pour Gluck. L'enthousiasme serait
donc le contraire de l'amour; il nous fait aimer les gens qui aiment ce
que nous aimons, même quand ils nous haïssent!

[13] Morceau célèbre autrefois et fort curieux d'un opéra de Rameau,
_Hippolyte et Aricie_.

[14] Acteur et actrice de l'Opéra qui créèrent les rôles de Colin et de
Colette dans _le Devin_.

[15] _Le Devin du village_, depuis cette soirée de joyeuse mémoire, n'a
plus reparu à l'Opéra.

[16] Il n'y a des cymbales que dans le chœur des Scythes: «Les dieux
apaisent leur courroux.» Le ballet en question étant d'un tout autre
caractère, est en conséquence, instrumenté différemment.

[17] Tant pis pour celui qui avait donne l'ordre.

[18] Léon de Boissieux, mon condisciple au petit séminaire de la Côte.
Il a compté un instant parmi les _illustrations_ du _billard_ de
_Paris_.

[19] Il s'appelait Le Tessier. Je ne l'ai jamais revu.

[20] Depuis que ceci a été écrit, la mise en scène d'_Obéron_ au
Théâtre-Lyrique, est venue me donner un démenti à cette opinion. Ce
chef-d'œuvre a produit une très-grande sensation; le succès en a été
immense.--Le public parisien aurait donc fait en musique de notables
progrès.

[21] Le chœur: _Per voi risplende il giorno._

[22] La partition des _Mystères d'Isis_ et celle de _Robin des Bois_
sont imprimées, elles se trouvent toutes les deux à la bibliothèque du
Conservatoire de Paris.

[23] Et non pas Lachnitz; il est important de ne pas mal orthographier
le nom d'un si grand homme.

[24] Il n'y a presque pas une partition de ces maîtres qu'il n'ait
retravaillée à sa façon; je crois qu'il est fou.

[25] Je dirai comment.

[26] La plus jeune des filles du roi Lear.

[27] La 2me symphonie, en ré majeur.

[28] Depuis vingt ans on exécute au Conservatoire la symphonie en ut
mineur, et jamais Habeneck n'a voulu, au début du _scherzo_, laisser
jouer les contre-basses. Il trouve qu'elles n'y produisent pas un bon
effet... Leçon à Beethoven...

[29] Et ils n'y manquent pas.

[30] Je trouve même l'épithète de _honteuse_ insuffisante pour flétrir
ce passage. Mozart a commis là contre la passion, contre le sentiment,
contre le bon goût et le bon sens, un des crimes les plus odieux et las
plus insensés que l'on puisse citer dans l'histoire de l'art.

[31] Victor Hugo, _Chants du crépuscule_.

[32] Pischeck s'accompagnant lui-même, réaliserait l'idéal de
l'exécution de cette élégie.

[33] C'est précisément dans ce morceau que le pianiste de l'Institut
était demeuré accroché.

[34] Elles sont aujourd'hui changées tout à fait. L'Empereur vient de
supprimer cet article du règlement de l'Institut, et ce n'est plus
maintenant l'Académie des Beaux-Arts qui donne le prix de composition
musicale. 1865.

[35] Méhul est en effet de Givet, mais je doute qu'il fût né à l'époque
où Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant.

[36] L'urne. Le brave Pingard s'est toujours obstiné à appeler ainsi ce
vase d'élections.

[37] Célèbre acteur de l'Opéra-Comique qui fut le type des galants
chevaliers français de l'Empire.

[38] _Jean de Paris_.

[39] Jambes d'Auguste Barbier.

[40] Expression d'Auguste Barbier.

[41]

«N'oublions pas ces champs dont la poussière
Est teinte encor du sang de nos guerriers.»

[42] Compositeur lauréat de l'Institut qui m'avait précédé à Rome.
L'Académie, n'ayant point décerné de premier prix en 1829, en donna deux
en 1830. Monfort obtint ainsi le prix arriéré qui lui donnait droit à la
pension pendant quatre ans.

[43] Ceci se rapporte, on le devine, à mon aimable consolatrice. Sa
digne mère, qui savait parfaitement à quoi s'en tenir là-dessus,
m'accusait d'être _venu_ porter le trouble dans sa famille et
m'annonçait le mariage de sa fille avec M. P***.

[44] Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, avec
l'inscription raturée.

[45] «Si quelqu'un t'offense, je te vengerai.»--Cette statue célèbre est
sur la place du Grand-Duc où se trouve aussi la poste.

[46] Barbare! barbare! Le Pape est un barbare comme presque tous les
autres souverains. Le peuple romain est barbare comme tous les autres
peuples.

[47] Les théâtres ne sont ouverts à Rome que pendant quatre mois de
l'année.

[48] La plupart des ouvrages que j'admirais étaient alors mis à l'index
par la censure papale.

[49] Je l'ai vue un soir, chez M. Vernet, avec ses longs cheveux blancs
tombant autour de sa figure mélancolique, comme les branches d'un saule
pleureur: trois jours après je vis sa charge en terre, dans l'atelier de
Dantan.

[50] Ce fut dans une de ces excursions équestres faites dans la plaine
de Rome avec Félix Mendelssohn, que je lui exprimai mon étonnement de ce
que personne encore n'avait songé à écrire un _scherzo_ sur l'étincelant
petit poème de Shakespeare, _La Fée Mab_. Il s'en montra également
surpris, et je me repentis aussitôt de lui en avoir donné l'idée. Je
craignis ensuite pendant plusieurs années d'apprendre qu'il avait traité
ce sujet. Il eût sans doute ainsi rendu impossible ou au moins fort
imprudente la double tentative* que j'ai faite dans ma symphonie de
_Roméo et Juliette_. Heureusement pour moi il n'y songea pas.

Il y a en effet un _scherzetto_ vocal et un _scherzo_ instrumental sur
la fée Mab, dans cette symphonie.

[51] Les Parisiens, sous ce rapport, sont encore bien dignes des Romains
de 1831. M. Léon Halévy, frère du célèbre compositeur, vient d'adresser
au journal des _Débats_ une lettre pleine de bon sens et de bons
sentiments, dans laquelle il demande la suppression de l'ignoble fête
célébrée au carnaval autour du _Bœuf gras_ que l'on promène par les rues
pendant trois jours, pour l'amener enfin exténué à l'abattoir, où on
l'égorge en grande pompe.

Cette éloquente protestation m'a vivement ému, et je n'ai pu m'empêcher
d'écrire à l'auteur le billet suivant:

     Monsieur,

     Permettez-moi de vous serrer la main pour votre admirable lettre
     sur le Bœuf gras, publiée ce matin par le journal des _Débats_.
     Non, vous n'êtes pas ridicule, gardez-vous de le croire; et en tout
     cas, mieux vaut mille fois paraître ainsi ridicule aux yeux des
     esprits superficiels, que grossier et barbare aux yeux des gens de
     cœur, en restant indifférent devant des spectacles tels que celui
     si justement stigmatisé par vous, et qui font de l'homme soi-disant
     civilisé le plus lâche et le plus atroce des animaux malfaisants.

     Recevez l'assurance de mes sentiments distingués et de ma
     sympathie.

     7 mars 1865.

[52] M. Beyle, qui a écrit une _Vie de Rossini_ sous le pseudonyme de
Stendahl et les plus irritantes stupidités sur la musique, dont il
croyait avoir le sentiment.

[53] Petite monnaie romaine.

[54] Je fumais alors, je n'avais pas encore découvert que l'excitation
causée par le tabac est une chose pour moi prodigieusement désagréable.

[55] Ceci est un mensonge et résulte de la tendance qu'ont toujours les
artistes à écrire des phrases qu'ils croient à effet. Je n'ai jamais
donné de coups de pied à Crispino; Flacheron est même le seul d'entre
nous qui se soit permis avec lui une telle liberté.

[56] Qui _caractérisait_ alors les Italiens.

[57] J'avais écrit les paroles parlées et chantées de cet ouvrage qui
sert de conclusion à la Symphonie fantastique, en revenant de Nice, et
pendant le trajet que je fis à pied, de Sienne à Montefiascone.

[58] Le vrai nom de l'île est Nisita, mais je l'ignorais alors.

[59] Isidore Flacheron.

[60] Faute de pouvoir prononcer mon nom, les Subiacois me désignaient
toujours de la sorte.

[61] Aujourd'hui madame Flacheron.

[62] Assassiner quelqu'un.

[63] Que Shakespeare appelle Volumnia.

[64] L*** était un grand séducteur de femmes de chambre; et il
prétendait qu'un moyen sûr de se faire aimer d'elles, _c'était d'avoir
toujours l'air un peu triste et un pantalon blanc_.

[65] J'aimerais _mieux_.

[66] Il faut en excepter une partie de celle de Bellini et de ses
imitateurs dont le caractère est au contraire essentiellement désolé et
l'accent gémissant ou hurlant. Ces maîtres ne reviennent au style
absurde que de temps en temps et pour n'en pas laisser perdre
entièrement la tradition. Je n'aurai pas non plus l'injustice de
comprendre dans la catégorie des œuvres dont l'expression est fausse,
plusieurs parties de la _Lucia di Lammermoor_ de Donizetti. Le grand
morceau d'ensemble du finale du deuxième acte et la scène de la mort
d'Edgard sont d'un pathétique admirable. Je ne connais pas encore les
œuvres de Verdi.

[67] J'y ai depuis lors adapté des paroles françaises, réservant
l'emploi de la langue inconnue pour le pandœmonium de la damnation de
_Faust_ seulement.

[68] On n'exécutait pas _Lélio_ dramatiquement, ainsi qu'on l'a fait
plus tard en Allemagne, il faut un théâtre pour cela, mais seulement
comme une composition de concerts mêlée de monologues.

[69] C'était un mot que j'avais recueilli de la bouche même de Fétis.

[70] Il est mort depuis dix ou douze ans, mais il vaut mieux ne pas le
nommer.

[71] N'est-il pas étrange qu'à cette époque, pendant que j'écrivais ce
grand ouvrage et étant marié avec miss Smithson, j'aie par deux fois
fait le même rêve? J'étais dans le petit jardin de madame Gautier, à
Meylan, assis au pied d'un charmant acacia-parasol; mais seul,
mademoiselle Estelle n'y était pas; et je me disais: «Où est-elle? où
est-elle?» Qui expliquera cela? Les marins peut-être, et les savants,
qui ont étudié les mouvements de l'aiguille aimantée, et qui savent que
le cœur de certains hommes en a de semblables....

[72] Et pourtant c'était un excellent homme plein de bonnes intentions.

[73] Je l'avais bien dit qu'il _saurait mon nom quelque jour_.

[74] On m'y donne cent francs par feuilleton, à peu près quatorze cents
francs par an.

[75] Je ne pouvais conduire moi-même les répétitions de _Cellini_. En
France dans les théâtres, les auteurs _n'ont pas le droit_ de diriger
leurs propres ouvrages.

[76] Il ne faut pas oublier que ceci fut écrit en 1850. Depuis lors
l'opéra de _Benvenuto Cellini_, un peu modifié dans le poëme, a été mis
en scène avec succès à Weimar, où il est souvent représenté sous la
direction de Liszt. La partition de piano et chant a en outre été
publiée avec texte allemand et français chez Mayer, à Brunswick, en
1858.

Elle a même été publiée à Paris, chez Choudens, en 1865.

[77] Depuis que ceci a été écrit, les quatre premières parties de _Roméo
et Juliette_ ont pourtant été entendues à Londres sous ma direction; et
jamais plus brillant accueil ne leur fait nulle part par le public.

[78] Ce mot, que j'employai sur les affiches pour la première fois à
Paris, est devenu le titre banal des plus grotesques exhibitions: nous
avons maintenant des festivals de danse ou de musique dans les moindres
guinguettes, avec trois violons, une caisse et deux cornets à pistons.

[79] Léon Gatayes.

[80] Habeneck et Girard.

[81] M. A. Morel est un de mes meilleurs amis, et l'un des plus
excellents musiciens que je connaisse. Ses compositions ont un mérite
réel.

[82] Le nom de Strauss est célèbre aujourd'hui dans toute l'Europe
dansante; il est attaché à une foule de valses capricieuses, piquantes,
d'un rhythme neuf, d'une désinvolture gracieusement originale, qui ont
fait le tour du monde. On conçoit donc qu'on tienne beaucoup à ne pas
voir de telles valses contrefaites, un pareil nom contreporté.

Or, voici ce qui arrive. Il y a un Strauss à Paris, ce Strauss a un
frère; il y a un Strauss à Vienne, mais ce Strauss n'a point de frère!
c'est la seule différence qui existe entre les deux Strauss. De là des
quiproquos fort désagréables pour notre Strauss, qui dirige avec une
verve digne de son nom les bals de l'Opéra-Comique et tous les bals
particuliers donnés par l'aristocratie. Dernièrement, à l'ambassade
d'Autriche, un Viennois, quelque faux Viennois à coup sûr, aborde
Strauss et lui dit en langue autrichienne: Eh! bonjour, mon cher
Strauss; que je suis aise de vous voir! Vous ne me reconnaissez
pas!--Non, monsieur.--Oh! je vous reconnais bien, moi, quoique vous ayez
un peu engraissé, il n'y a d'ailleurs que vous pour écrire de pareilles
valses. Vous seul pouvez diriger et composer ainsi un orchestre de
danse, il n'y a qu'un Strauss.--Vous êtes bien bon; mais je vous assure
que le Strauss de Vienne a aussi du talent.--Comment! le Strauss de
Vienne? Mais c'est vous; il n'y en pas d'autre. Je vous connais bien;
vous êtes pâle, il est pâle; vous parlez autrichien; il parle
autrichien; vous faites des airs de danse ravissants.--Oui.--Vous
accentuez toujours le temps faible, dans la mesure à trois temps.--Oh!
le temps faible, c'est mon fort!--Vous avez écrit une valse intitulée
_le Diamant_?--Étincelante!--Vous parlez hébreu?--_Very well._--Et
anglais?--_Not at all._--C'est cela même, vous êtes Strauss; d'ailleurs
votre nom est sur l'affiche?--Monsieur, encore une fois, je ne suis pas
le Strauss de Vienne; il n'est pas le seul qui sache syncoper une valse
et rhythmer une mélodie à contre-mesure. Je suis le Strauss de Paris;
mon frère, qui joue très-bien du violon et que voilà là-bas, est
également Strauss. Le Strauss de Vienne est Strauss. Ce sont trois
Strauss.--Non, il n'y a qu'un Strauss, vous voulez me mystifier.»
Là-dessus le Viennois incrédule, de laisser notre Strauss fort irrité et
très en peine de faire constater son identité; tellement qu'il est venu
me trouver afin que je le débarrasse de cette sosimie. Donc pour cela
faire, j'affirme que le Strauss de Paris, très-pâle, parlant à merveille
l'autrichien et l'hébreu, et assez mal le français et pas du tout
l'anglais, écrivant des valses entraînantes, pleines de délicieuses
coquetteries rhythmiques, instrumentées on ne peut mieux, conduisant
d'un air triste, mais avec un talent incontestable, son joyeux orchestre
de bal; j'affirme, dis-je, que ce Strauss habite Paris depuis fort
longtemps, qu'il a, depuis dix ans, joué de l'alto à tous mes concerts;
qu'il fait partie de l'orchestre du Théâtre-Italien; qu'il va tous les
étés gagner beaucoup d'argent à Aix, à Genève, à Mayence, à Munich,
partout excepté à Vienne, où il s'abstient d'aller par égard pour
l'autre Strauss, qui pourtant, lui, est venu une fois à Paris.

En conséquence, les Viennois n'ont qu'à se le tenir pour dit, garder
leur Strauss et nous laisser le nôtre. Que chacun rende enfin à Strauss
ce qui n'est pas à Strauss, et qu'on n'attribue plus à Strauss ce qui
est à Strauss; autrement on finirait, telle est la force des
préventions, par dire que le strass de Strauss, vaut mieux que le
diamant de Strauss, et que le diamant de Strauss n'est que du strass.

[83] Il n'y avait pas alors la multitude de chemins de fer dont
l'Allemagne est sillonnée aujourd'hui.

[84] Vivier, le spirituel mystificateur; artiste excentrique, mais
artiste d'un mérite réel et doué de qualités musicales fort rares.

[85] Encore un Strauss! mais celui-là ne fait pas de valses.

[86] J'ai pu faire en Allemagne, beaucoup d'observations sur les
diverses résonnances des cloches; et j'ai vu, à n'en pouvoir douter, que
la nature se riait encore, à cet égard, des théories de nos écoles.
Certains professeurs ont soutenu que les cors sonores ne faisaient tous
résonner que la tierce majeure; un mathématicien est venu dans ces
derniers temps, affirmant que les cloches faisaient _toutes_ entendre,
au contraire, la tierce mineure; et il se trouva en réalité qu'elles
donnent harmoniquement toutes sortes d'intervalles. Les unes font
retentir la tierce mineure, les autres la quarte; une des cloches de
Weimar sonne la septième mineure et l'octave successivement (son
fondamental fa, résonnance fa octave, mi bémol septième); d'autres même
produisent la quarte augmentée. Évidemment la résonnance harmonique des
cloches dépend de la forme que le fondeur leur a donnée, des divers
degrés d'épaisseur du métal à certains points de leur courbure, et des
accidents secrets de la fonte et du coulage.

[87] (25 mai 1864.) Je viens de voir dans le volume des lettres de Félix
Mendelssohn, publié récemment par son frère, en quoi consistait son
_amitié romaine_ pour moi. Il dit à sa mère en me désignant clairement:
«*** _est une vraie caricature, sans une étincelle de talent_, etc.
etc..... _j'ai parfois des envies de le dévorer._»--Quand il écrivit
cette lettre, Mendelssohn avait vingt et un ans, ne connaissait _pas
une_ partition de moi; je n'avais encore produit que la première
esquisse de ma _Symphonie fantastique_ qu'il n'avait pas lue, et ce fut
seulement peu de jours avant son départ de Rome que je lui montrai
l'ouverture du _Roi Lear_ que je venais de terminer.

[88] Et voilà peut-être ce qui lui donnait des envies de me dévorer
(1864).

[89] Je ne connaissais pas encore, quand j'écrivis ces lignes, sa
ravissante partition _le Songe d'une nuit d'été_.

[90] Massues de sauvages.

[91] Les femmes.

[92] Les Européens, les blancs.

[93] À la répétition, Schuman, sortant de son mutisme habituel, me dit:
_Cet offertorium surpasse tout_. Mendelssohn, lui, me fit compliment sur
_une entrée de contre-basse_ qui se trouve dans l'accompagnement de ma
romance _l'Absence_, que l'on chantait aussi dans ce concert.

[94] _Cher_ aux malades, mais _illustre_ parmi les savants.

[95] Hier, mademoiselle, en proie à un accès de cette philosophie, je me
trouvais dans une maison où l'on a la manie des autographes. La reine du
salon ne manqua pas de me prier d'écrire quelque chose sur son album.
«Mais je vous en prie, ajouta-t-elle, pas de banalités.» Cette
recommandation m'irrita, et j'écrivis aussitôt:

«_La peine de mort est une très-mauvaise chose, car, si elle n'existait
pas, j'aurais probablement déjà tué beaucoup de gens, et nous n'aurions
pas à l'heure qu'il est tant de ces gredins de crétins, fléaux de l'art
et des artistes._»

On rit beaucoup de mon aphorisme, croyant que je n'en pensais pas un
mot.

[96] Mademoiselle Bertin m'a assuré dernièrement que je la calomniais en
comptant Cimarosa parmi ses compositeurs favoris. Je dois donc
reconnaître mon erreur, en regrettant de l'avoir commise. En tout cas,
ce n'est pas, je le suppose, une calomnie bien grave et l'on peut s'en
consoler.

[97] Non, cela ne sera pas permis. J'ai eu tort d'écrire cela. Gluck
connaissait aussi bien que Meyerbeer l'effet de deux cordes à l'unisson,
et s'il ne l'a pas voulu employer, personne n'a mission de l'introduire
dans son œuvre. Au reste Meyerbeer a ajouté dans _Armide_ d'autres
effets, tels que celui des trombones du duo: «_Esprits de haine et de
rage!_» qu'on ne peut assez blâmer; ce sont d'incroyables erreurs.
Spontini les citait un jour devant moi et me reprochait de ne les avoir
pas signalées. Et lui aussi pourtant, il a ajouté des instruments à vent
à l'orchestre d'_Iphigénie en Tauride_... Et oubliant qu'il avait eu
cette faiblesse, il s'écriait une autre fois: «C'est affreux! on
m'instrumentera donc aussi moi, quand je serai mort?...»

[98] Aux deux dernières exécutions du _Requiem_ dans l'église de
Saint-Eustache à Paris, ce passage a pourtant enfin été rendu sans
faute.

[99] En italien _coglionorie_.

[100] Spohr était maître de chapelle à Cassel.

[101] Il fut tailleur lui-même, m'a-t-on dit.

[102] Joachim est maintenant le premier violoniste de l'Allemagne,
peut-être de l'Europe, et un artiste complet.

[103] Malheureux Becher! j'apprends qu'il s'est follement jeté dans la
fournaise de la dernière insurrection de Vienne, qu'il a été pris, jugé,
condamné et fusillé!...

[104] Ce bâton est en vermeil; il porte le nom des nombreux
souscripteurs qui me l'offrirent; une branche de laurier l'entoure et
sur ses feuilles sont inscrits les titres de mes partitions. L'Empereur,
après avoir assisté à l'un de mes concerts que je donnais dans la salle
des Redoutes, m'envoya cent ducats (1,100 francs). En revanche, il
chargea quelqu'un de me transmettre ce singulier compliment:

«Dites à Berlioz que je me suis _bien amusé_.»

[105] (6 mars 1861.) Je viens d'envoyer en Hongrie cette partition. Une
société de jeunes Hongrois m'a adressé il y a quelques semaines une
couronne d'argent d'un travail exquis, portant, sur un écusson aux armes
de la ville de Gior (en allemand Raab) ces mots: _À Hector Berlioz la
jeunesse de Gior_. Ce présent était accompagné d'une lettre à laquelle
j'ai répondu:

    «Messieurs,

    J'ai reçu votre beau présent et la lettre flatteuse qui l'accompagnait.
    Ce témoignage de sympathie, venu d'un pays dont j'ai conservé un si cher
    souvenir, m'a vivement touché. L'effet de mon ouvrage est dû sans doute
    aux sentiments que réveille votre thème national en vous, qu'il doit
    conduire _à la vie_ (selon votre poétique expression) en vous de qui
    l'on peut dire avec Virgile:

    . . . . . . . . . . . . . ._Furor iraque mente
    Præcipitant, pulchrumque mori succurrit in armis._

    Mais si vous avez trouvé dans ma musique une étincelle seulement de
    l'enthousiasme qui brûle les nobles âmes hongroises, je dois m'estimer
    trop heureux et considérer ce succès comme l'un des plus rares qu'un
    artiste puisse obtenir.

    Recevez, messieurs, avec l'expression de ma gratitude, mes cordiales
    salutations.

    Votre tout dévoué,
    HECTOR BERLIOZ.»

14 février 1861



[106] M. Duplantys.

[107] M. le vicomte Sosthène de Larochefoucault.

[108] M. Buloz.

[109] M. de Custine.

[110] _Beatrix Cenci._

[111] Je ne connais pas encore l'organisation intérieure du
Conservatoire de Bruxelles, habilement dirigé par M. Fétis; je sais
seulement qu'il est un des plus considérables.

[112] Habeneck, en dirigeant les concerts du Conservatoire, se servait
d'une simple partie de premier violon; et, en cela ses successeurs n'ont
pas manqué de l'imiter.

[113] Homme d'affaires de Liszt.

[114] Celui de Marlow par exemple, et l'opéra de Spohr, qui ni l'un ni
l'autre, ne ressemblent au _Faust_ de Gœthe.

[115] Je n'y ai pas tenu; après avoir écrit _l'Enfance du Christ_, je
n'ai pas su résister à la tentation de faire entendre à Paris cet
ouvrage, dont le succès a été spontané, très-grand et même calomnieux
pour mes compositions antérieures. J'ai ainsi donné, dans la salle de
Herz, plusieurs concerts qui, au lieu de me ruiner, comme firent les
exécutions de _Faust_ m'ont rapporté quelques milliers de francs (1858).

[116] En 1854 un critique de Dresde _a protesté solennellement_ contre
cette chanson, assurant que les étudiants allemands étaient des jeunes
gens de bonnes mœurs, incapables de courir les grisettes au clair de
lune. Ce même homme naïf, dans le même article, ne m'accusait-il pas de
_calomnier Méphistophélès_, en le faisant tromper Faust. «Le
Méphistophélès allemand, disait-il, est honnête et il remplit les
clauses du traité qu'il a fait signer à Faust; tandis que dans l'ouvrage
de M. Berlioz, il conduit Faust à l'abîme en lui faisant croire qu'il le
mène à la prison de Marguerite. C'est une indignité!...» N'est-ce pas,
que c'est indigne... de ma part?... ainsi me voilà convaincu d'avoir
calomnié l'esprit du mal et du mensonge, d'être pire qu'un démon, de ne
pas valoir le diable.

Cette charmante critique a fait la joie de la ville de Dresde pendant
longtemps, et je crois qu'on en rit encore à l'heure qu'il est.

[117] Expression d'_Othello_ en parlant d'Iago.

[118] Elle l'a été avec un quart de succès. Quant au poëme, achevé enfin
par Scribe et Germain Delavigne, il a paru si platement monotone, que je
dois m'estimer heureux de ne l'avoir pas conservé.

[119] Tout cela est détruit aujourd'hui, à l'exception des deux airs.

[120] Non pas deux nièces, je me trompe, mais deux petites-filles.

[121] Sa petite-fille.

[122] _Amour dédaigné._ Expression de Shakespeare dans _Hamlet_.

[123] Je n'y suis jamais allé. J'ai su seulement, il y a cinq ans, que
madame F****** habitait Lyon. Vit-elle encore?... je n'ose m'en
informer. (Février 1854.)

Elle vit toujours, je le sais. (Août 1854.)

[124] Allusion de J. Janin au chœur du convoi funèbre dans ma symphonie
de _Roméo et Juliette_, où ces mots sont en effet constamment
psalmodiés.

[125] Tis the last rose of summer left blooming alone. (Thomas Moore.)

[126] Il y a dans cette presse comme dans celle de Paris, des hommes à
idées fixes qui, à l'aspect seul de mon nom sur une affiche ou sur un
journal, entrent en fureur, comme les taureaux quand on leur présente un
drapeau rouge, m'attribuent un petit monde d'absurdités éclos dans leur
petit cerveau, croient entendre dans mes ouvrages ce qui n'y est pas, et
n'entendent pas ce qui s'y trouve, combattent avec une noble ardeur des
moulins à vent, et qui, si on leur demandait leur avis sur l'accord
parfait de _ré majeur_ en les prévenant qu'il est écrit par moi,
s'écrieraient avec indignation: «Cet accord est détestable!» Ces pauvres
diables sont des maniaques, il y en a, il y en eut partout et en tout
temps de pareils.

[127] Hélas! non je n'ai pas résisté. Je viens d'achever la poëme et la
musique des _Troyens_, opéra en cinq actes. Que deviendra cet immense
ouvrage?... (1858.)

[128] J'avais pourtant, il y a quelques années, consenti à écrire une
œuvre de ce genre. Carvalho le directeur du Théâtre-Lyrique et qui est
aujourd'hui fort de mes amis s'était engagé par écrit à me donner, à une
époque désignée, un libretto que je devais mettre en musique pour son
théâtre. Un dédit de dix mille francs était stipulé dans le traité.
Quand le moment fut venu, Carvalho ne se souvenait déjà plus de cet
engagement, en conséquence LA PROMESSE NE FUT PAS MIEUX TENUE QUE TANT
D'AUTRES ET, A PARTIR DE CE JOUR, ETC, ETC.

[129] Je crois l'avoir dit ailleurs, et je le répète: Meyerbeer a
non-seulement le bonheur d'avoir du talent, mais, au plus haut degré, le
talent d'avoir du bonheur.

[130] La plus ridicule bamboche théâtrale est répétée au moins pendant
un mois presque chaque jour, et j'ai dû produire en public ma symphonie
de _Roméo et Juliette_ après quatre répétitions, et tant d'autres
ouvrages après deux répétitions seulement.

[131] Depuis que ces lignes furent écrites, M. Bénazet, le directeur des
jeux, m'a engagé plusieurs fois à venir organiser et diriger le festival
annuel de Bade, en mettant à ma disposition pour exécuter mes œuvres,
tout ce que je pouvais demander. Sa générosité en pareil cas, a dépassé
de beaucoup ce qu'ont jamais fait pour moi les souverains de l'Europe
dont j'ai le plus à me louer. «Je vous donne carte blanche, m'a-t-il dit
encore cette année, faites venir d'où vous voudrez les artistes dont
vous avez besoin, offrez-leur des appointements qui puissent les
satisfaire, j'approuve tout d'avance.»

[132] Le roi de Hanovre est aveugle.

[133] Je n'ai jamais vu Henriette dans ce rôle qui fut une des plus
sublimes manifestations de son talent; mais elle m'en a récité
quelquefois des scènes (!!!!). D'ailleurs, je l'avais devinée.

[134] Faux amis d'Hamlet.

[135] Freluquet de cour, dans _Hamlet_.

[136] Adieu, mes... amis!

[137] Il s'est bien gardé d'en profiter; son livre est rempli de contes
absurdes et d'extravagantes appréciations.

[138] Elles sont revenues maintenant, et l'opposition est plus acharnée
que jamais. (1864.)

[139] C'était M. le baron de Donop, chambellan du prince de
Lippe-Dettmold.

[140] Le poëme lyrique des _Troyens_ n'était pas encore alors divisé en
deux opéras, il n'en formait qu'un dont la durée était de cinq heures.

[141] Alphonse Royer.

[142] Deuxième partie du poëme lyrique des _Troyens_, à laquelle
j'ajoutai une introduction instrumentale (_le Lamento_) et un prologue.

[143] Aspasie avait trop d'esprit.

[144] Directeur des jeux de Bade.


       *       *       *       *       *

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

OUVRAGES DE HECTOR BERLIOZ

Format grand in-18.

À TRAVERS CHANTS             1 vol.

LES GROTESQUES DE LA MUSIQUE 1 -

LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE   1 -

CORRESPONDANCE INÉDITE       1 -

LETTRES INTIMES              1 -

10963. 12-03.--Imprimerie de Poissy. Lejay fils et Lemoro.





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