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Title: L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome II
Author: Cervantes Saavedra, Miguel de, 1547-1616
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome II" ***


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Miguel de Cervantès Saavedra



L'ingénieux hidalgo
DON QUICHOTTE
de la Manche


Tome II



Première publication en 1615
Traduction et notes de Louis Viardot



Table des matières

Prologue
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXIV
Chapitre XXXV
Chapitre XXXV
Chapitre XXXVII
Chapitre XXXVIII
Chapitre XXXIX
Chapitre XL
Chapitre XLI
Chapitre XLII
Chapitre XLIII
Chapitre XLIV
Chapitre XLV
Chapitre XLVI
Chapitre XLVII
Chapitre XLVIII
Chapitre XLIX
Chapitre L
Chapitre LI
Chapitre LII
Chapitre LIII
Chapitre LIV
Chapitre LV
Chapitre LVI
Chapitre LVII
Chapitre LVIII
Chapitre LIX
Chapitre LX
Chapitre LXI
Chapitre LXII
Chapitre LXIII
Chapitre LXIV
Chapitre LXV
Chapitre LXVI
Chapitre LXVII
Chapitre LXVIII
Chapitre LXIX
Chapitre LXX
Chapitre LXXI
Chapitre LXXII
Chapitre LXXIII
Chapitre LXXIV



Prologue

_Au lecteur_


Vive Dieu! avec quelle impatience, lecteur illustre, ou peut-être
plébéien, tu dois attendre à présent ce prologue, croyant y
trouver des vengeances, des querelles, des reproches outrageants à
l'auteur du second _Don Quichotte! _je veux dire à celui qui fut,
dit-on, engendré à Tordésillas, et qui naquit à Tarragone[1]. Eh
bien! en vérité, je ne puis te donner ce contentement: car, si les
outrages éveillent la colère dans les coeurs les plus humbles,
dans le mien cette règle souffre une exception. Voudrais-tu que je
lui jetasse au nez qu'il est un âne, un sot, un impertinent? Je
n'en ai pas seulement la pensée. Que son péché le punisse, qu'il
le mange avec son pain, et grand bien lui fasse.

Ce que je n'ai pu m'empêcher de ressentir, c'est qu'il m'appelle
injurieusement vieux et manchot, comme s'il avait été en mon
pouvoir de retenir le temps, de faire qu'il ne passât point pour
moi; ou comme si ma main eût été brisée dans quelque taverne, et
non dans la plus éclatante rencontre qu'aient vue les siècles
passés et présents, et qu'espèrent voir les siècles à venir[2]. Si
mes blessures ne brillent pas glorieusement aux yeux de ceux qui
les regardent, elles sont appréciées du moins dans l'estime de
ceux qui savent où elles furent reçues: car il sied mieux au
soldat d'être mort dans la bataille, que libre dans la fuite. Je
suis si pénétré de cela, que, si l'on me proposait aujourd'hui
d'opérer pour moi une chose impossible, j'aimerais mieux m'être
trouvé à cette prodigieuse affaire, que de me trouver, à présent,
guéri de mes blessures, sans y avoir pris part. Les blessures que
le soldat porte sur le visage et sur la poitrine sont des étoiles
qui guident les autres au ciel de l'honneur et au désir des nobles
louanges. D'une autre part, il faut observer que ce n'est point
avec les cheveux blancs qu'on écrit, mais avec l'entendement, qui
a coutume de se fortifier par les années.

Une autre chose encore m'a fâché: c'est qu'il m'appelât envieux,
et m'expliquât, comme si je l'eusse ignoré, ce que c'est que
l'envie: car, en bonne vérité, des deux sortes d'envie qu'il y a,
je ne connais que la sainte, la noble, la bien intentionnée. S'il
en est ainsi, comment irais-je m'attaquer à aucun prêtre, surtout
quand il ajoute à cette qualité celle de familier du saint-
office[3]? Si l'autre l'a dit pour celui qu'il semble avoir
désigné, il se trompe du tout au tout, car de celui-ci j'adore le
génie, j'admire les oeuvres, et je loue l'occupation continuelle
et vertueuse. Toutefois, je suis fort obligé à monsieur l'auteur
de dire que mes _Nouvelles _sont plus satiriques qu'exemplaires,
mais qu'elles sont bonnes, et qu'elles ne pourraient l'être s'il
ne s'y trouvait un peu de tout.

Il me semble que tu vas dire, lecteur, que je me restreins
étrangement, et me contiens un peu trop dans les limites de ma
modestie: mais je sais qu'il ne faut pas ajouter affliction sur
affliction, et celle qu'endure ce seigneur doit être bien grande,
puisqu'il n'ose paraître en plein air et en plein jour, qu'il
déguise son nom, qu'il dissimule sa patrie, comme s'il avait
commis quelque attentat de lèse-majesté. Si, par hasard, tu viens
à le connaître, dis-lui de ma part que je ne me tiens pas pour
offensé, que je sais fort bien ce que sont les tentations du
diable, et qu'une des plus puissantes qu'il emploie, c'est de
mettre à un homme dans la tête qu'il peut composer et publier un
livre qui lui donnera autant de renommée que d'argent, et autant
d'argent que de renommée. Et même, pour preuve de cette vérité je
veux qu'avec ton esprit et ta bonne grâce tu lui racontes cette
histoire-ci:

Il y avait à Séville un fou, qui donna dans la plus gracieuse
extravagance dont jamais fou se fût avisé au monde. Il fit un
tuyau de jonc, pointu par le bout; et, quand il attrapait un chien
dans la rue, ou partout ailleurs, il lui prenait une patte sous
son pied, lui levait l'autre avec la main, et, du mieux qu'il
pouvait, lui introduisait la pointe du tuyau dans certain endroit
par où, en soufflant, il faisait devenir le pauvre animal rond
comme une boule. Quand il l'avait mis en cet état, il lui donnait
deux petits coups de la main sur le ventre, et le lâchait en
disant aux assistants, qui étaient toujours fort nombreux: «Vos
Grâces penseront-elles maintenant que ce soit un petit travail que
d'enfler un chien?» Penserez-vous maintenant que ce soit un petit
travail que de faire un livre? Si ce conte, ami lecteur, ne lui
convient pas, tu lui diras celui-ci, qui est également un conte de
fou et de chien:

Il y avait à Cordoue un autre fou, lequel avait coutume de porter
sur sa tête un morceau de dalle en marbre, ou un quartier de
pierre, non des plus légers: quand il rencontrait quelque chien
qui ne fût pas sur ses gardes, il s'en approchait, et laissait
tomber d'aplomb le poids sur lui. Le chien, roulant sous le coup,
jetait des hurlements, et se sauvait à ne pas s'arrêter au bout de
trois rues. Or, il arriva que, parmi les chiens sur lesquels il
déchargea son fardeau, se trouva le chien d'un bonnetier, que son
maître aimait beaucoup. La pierre, en tombant, lui frappa sur la
tête: le chien assommé jeta des cris perçants: le maître, qui le
vit maltraiter, en devint furieux. Il empoigna une aune, tomba sur
le fou, et le bâtonna de la tête aux pieds. À chaque décharge, il
lui disait: «Chien de voleur, à mon lévrier[4]! N'as-tu pas vu,
cruel, que mon chien était lévrier?» Et lui répétant le nom de
lévrier mainte et mainte fois, il renvoya le fou moulu comme
plâtre. Le châtiment fit son effet: le fou se retira, et de plus
d'un mois ne se montra dans les rues. À la fin, il reparut avec la
même invention, et une charge plus forte. Il s'approchait de la
place où était le chien, le visait de son mieux: mais, sans
laisser tomber la pierre, il disait: «Celui-ci est lévrier, gare!»
Effectivement, tous les chiens qu'il rencontrait, fussent-ils
dogues ou roquets, il disait qu'ils étaient lévriers, et dès lors
il ne lâcha plus jamais la pierre.

Peut-être en arrivera-t-il autant à cet historien: il n'osera plus
lâcher le poids de son esprit en livres, qui, lorsqu'ils sont
mauvais, sont plus durs que des pierres. Dis-lui encore que la
menace qu'il me fait de m'enlever tout profit avec son livre, je
m'en soucie comme d'une obole, et qu'en me conformant au fameux
intermède de la _Perendenga__[5]__, _je lui réponds: «Vive pour
moi le _veinticuatro, _mon seigneur[6], et le Christ pour tous!»
Oui, vive le grand comte de Lémos, dont la vertu chrétienne et la
libéralité bien connue me maintiennent en pied contre tous les
coups de ma mauvaise fortune, et vive la suprême charité de
l'illustrissime archevêque de Tolède, don Bernardo de Sandoval y
Rojas! après cela, qu'il n'y ait pas même d'imprimerie au monde,
ou qu'on y imprime contre moi autant de livres que contient de
lettres la complainte de Mingo Revulgo[7]. Ces deux princes, sans
que mon adulation, sans qu'aucune autre espèce d'éloge les
sollicite, et par seule bonté d'âme, ont pris à leur charge le
soin de venir généreusement à mon aide: en cela, je me tiens pour
plus heureux et plus riche que si la fortune, par une voie
ordinaire, m'eût conduit à son faîte. L'honneur peut rester au
pauvre, mais non au pervers: la pauvreté peut couvrir d'un nuage
la noblesse, mais non l'obscurcir entièrement. Pourvu que la vertu
jette quelque lumière, ne serait-ce que par les fentes de la
détresse, elle finit par être estimée des hauts et nobles esprits,
et par conséquent favorisée.

Ne lui dis rien de plus, et je ne veux pas non plus t'en dire
davantage. Je te ferai seulement observer que cette seconde partie
du _Don Quichotte, _dont je te fais offrande, est taillée sur le
même patron et du même drap que la première. Dans celle-ci, je te
donne don Quichotte conduit jusqu'au terme, et finalement mort et
enterré, afin que personne ne s'avise de lui dresser de nouveaux
actes certificatifs, puisque les anciens sont bien suffisants. Il
suffit aussi qu'un honnête homme ait rendu compte de ses discrètes
folies, sans que d'autres veuillent encore y mettre les doigts.
L'abondance des choses, même bonnes, les déprécie, et la rareté
des mauvaises mêmes les fait apprécier en un point. J'oubliais de
te dire d'attendre le _Persilès, _que je suis en train d'achever,
et la seconde partie de _Galatée__[8]_.

Chapitre I

_De la manière dont le curé et le barbier se conduisirent avec
don Quichotte au sujet de sa maladie_


Cid Hamet Ben-Engéli raconte, dans la seconde partie de cette
histoire et troisième sortie de don Quichotte, que le curé et le
barbier demeurèrent presque un mois sans le voir, afin de ne pas
lui rappeler le souvenir des choses passées. Toutefois, ils ne
manquèrent pas de visiter sa nièce et sa gouvernante pour leur
recommander de le choyer avec grande attention, de lui donner à
manger des confortants et des choses bonnes pour le coeur et le
cerveau, desquels, suivant toute apparence, procédait son
infirmité. Elles répondirent qu'elles faisaient ainsi et
continueraient à faire de même avec tout le soin, toute la bonne
volonté possibles: car elles commençaient à s'apercevoir que, par
moments, leur seigneur témoignait qu'il avait entièrement recouvré
l'usage de son bon sens. Cette nouvelle causa beaucoup de joie aux
deux amis, qui crurent avoir eu la plus heureuse idée en le
ramenant enchanté sur la charrette à boeufs, comme l'a raconté,
dans ses derniers chapitres, la première partie de cette grande
autant que ponctuelle histoire. Ils résolurent donc de lui rendre
visite et de faire l'expérience de sa guérison, bien qu'ils
tinssent pour impossible qu'elle fût complète. Ils se promirent
également de ne toucher à aucun point de la chevalerie errante,
pour ne pas courir le danger de découdre les points de sa
blessure, qui était encore si fraîchement reprise[9].

Ils allèrent enfin le voir, et le trouvèrent assis sur son lit,
enveloppé dans une camisole de serge verte et coiffé d'un bonnet
de laine rouge de Tolède, avec un visage si sec, si enfumé, qu'il
semblait être devenu chair de momie. Don Quichotte leur fit très-
bon accueil; et, quand ils s'informèrent de sa santé, il en rendit
compte avec beaucoup de sens et d'élégantes expressions. La
conversation prit son cours, et l'on vint à parler de ce qu'on
appelle _raison d'État _et _modes de gouvernement: _l'un réformait
cet abus et condamnait celui-là; l'autre corrigeait cette coutume
et réprouvait celle-ci: bref, chacun des trois amis devint un
nouveau législateur, un Lycurgue moderne, un Solon tout neuf; et,
tous ensemble, ils refirent si bien l'État de fond en comble,
qu'on eût dit qu'ils l'avaient rapporté à la forge, et l'en
avaient retiré tout autre qu'ils ne l'y avaient mis. Don Quichotte
parla avec tant d'intelligence et d'esprit sur les diverses
matières qu'on traita, que les deux examinateurs furent convaincus
qu'il avait recouvré toute sa santé et tout son jugement.

La nièce et la gouvernante étaient présentes à l'entretien, et,
pleurant de joie, ne cessaient de rendre grâce à Dieu de ce
qu'elles voyaient leur seigneur revenu à une si parfaite
intelligence. Mais le curé, changeant son projet primitif, qui
était de ne pas toucher à la corde de chevalerie, voulut rendre
l'expérience complète, et s'assurer si la guérison de don
Quichotte était fausse ou véritable. Il vint donc, de fil en
aiguille, à raconter quelques nouvelles qui arrivaient de la
capitale. Entre autres choses, il dit qu'on tenait pour certain
que le Turc descendait du Bosphore avec une flotte formidable[10]:
mais qu'on ignorait encore son dessein, et sur quels rivages
devait fondre une si grande tempête. Il ajouta que, dans cette
crainte, qui presque chaque année nous tient sur le qui-vive,
toute la chrétienté était en armes, et que Sa Majesté avait fait
mettre en défense les côtes de Naples, de Sicile et de Malte.

Don Quichotte répondit:

«Sa Majesté agit en prudent capitaine lorsqu'elle met d'avance ses
États en sûreté, pour que l'ennemi ne les prenne pas au dépourvu.
Mais si Sa Majesté acceptait mon avis, je lui conseillerais une
mesure dont elle est certainement, à l'heure qu'il est, bien loin
de se douter.»

À peine le curé eut-il entendu ces mots, qu'il dit en lui-même:

«Que Dieu te tende la main, pauvre don Quichotte! il me semble que
tu te précipites du faîte élevé de ta folie au profond abîme de ta
simplicité.»

Le barbier, qui avait eu la même pensée que son compère, demanda à
don Quichotte quelle était cette mesure qu'il serait, à son avis,
si utile de prendre.

«Peut-être, ajouta-t-il, sera-t-elle bonne à porter sur la longue
liste des impertinentes remontrances qu'on a coutume d'adresser
aux princes.

-- La mienne, seigneur râpeur de barbes, reprit don Quichotte, ne
sera point impertinente, mais fort pertinente, au contraire.

-- Je ne le dis pas en ce sens, répliqua le barbier, mais parce
que l'expérience prouve que tous ou presque tous les expédients
qu'on propose à Sa Majesté sont impossibles ou extravagants, et au
détriment du roi ou du royaume.

-- Eh bien! répondit don Quichotte, le mien n'est ni impossible ni
extravagant: c'est le plus facile, le plus juste et le mieux avisé
qui puisse tomber dans la pensée d'aucun inventeur
d'expédients.[11]

-- Pourquoi Votre Grâce tarde-t-elle à le dire, seigneur don
Quichotte? demanda le curé.

-- Je ne voudrais pas, répondit don Quichotte, le dire ici à cette
heure, et que demain matin il arrivât aux oreilles de messieurs
les conseillers du conseil de Castille, de façon qu'un autre reçût
les honneurs et le prix de mon travail.

-- Quant à moi, dit le barbier, je donne ma parole, tant ici-bas
que devant Dieu, de ne répéter ce que va dire Votre Grâce ni à
Roi, ni à Roch, ni à nul homme terrestre: serment que j'ai appris
dans le _romance _du curé, lequel avisa le roi du larron qui lui
avait volé les cent doubles et sa mule au pas d'amble[12].

-- Je ne sais pas l'histoire, répondit don Quichotte: mais je sais
que le serment est bon, sachant que le seigneur barbier est homme
de bien.

-- Quand même il ne le serait pas, reprit le curé, moi je le
cautionne, et me porte garant qu'en ce cas il ne parlera pas plus
qu'un muet, sous peine de payer l'amende et le dédit.

-- Et vous, seigneur curé, dit don Quichotte, qui vous cautionne?

-- Ma profession, répondit le curé, qui m'oblige à garder les
secrets.

-- Corbleu! s'écria pour lors don Quichotte, Sa Majesté n'a qu'à
ordonner, par proclamation publique, qu'à un jour fixé, tous les
chevaliers errants qui errent par l'Espagne se réunissent à sa
cour: quand il n'en viendrait qu'une demi-douzaine, tel pourrait
se trouver parmi eux qui suffirait seul pour détruire toute la
puissance du Turc. Que Vos Grâces soient attentives, et suivent
bien mon raisonnement. Est-ce, par hasard, chose nouvelle qu'un
chevalier errant défasse à lui seul une armée de deux cent mille
hommes, comme s'ils n'eussent tous ensemble qu'une gorge à couper,
ou qu'ils fussent faits de pâte à massepains? Sinon, voyez plutôt
combien d'histoires sont remplies de ces merveilles! Il faudrait
aujourd'hui, à la male heure pour moi, car je ne veux pas dire
pour un autre, que vécût le fameux don Bélianis, ou quelque autre
chevalier de l'innombrable lignée d'Amadis de Gaule. Si l'un de
ceux-là vivait, et que le Turc se vît face à face avec lui, par ma
foi, je ne voudrais pas être dans la peau du Turc. Mais Dieu
jettera les yeux sur son peuple, et lui enverra quelqu'un, moins
redoutable peut-être que les chevaliers errants du temps passé,
qui pourtant ne leur cédera point en valeur. Dieu m'entend, et je
n'en dis pas davantage!

-- Ah! sainte Vierge! s'écria la nièce, qu'on me tue si mon
seigneur n'a pas envie de redevenir chevalier errant.

-- Chevalier errant je dois mourir, répondit don Quichotte: que le
Turc monte ou descende, quand il voudra, et en si grande force
qu'il pourra: je répète encore que Dieu m'entend.»

Le barbier dit alors:

«Permettez-moi, j'en supplie Vos Grâces, de vous raconter une
petite histoire qui est arrivée à Séville; elle vient si bien à
point, que l'envie me prend de vous la raconter.»

Don Quichotte donna son assentiment, le curé et les femmes
prêtèrent leur attention, et le barbier commença de la sorte:

«Dans l'hôpital des fous, à Séville, il y avait un homme que ses
parents avaient fait enfermer comme ayant perdu l'esprit. Il avait
été gradué en droit canon par l'université d'Osuna; mais, selon
l'opinion de bien des gens, quand même c'eût été par l'université
de Salamanque, il n'en serait pas moins devenu fou. Au bout de
quelques années de réclusion, ce licencié s'imagina qu'il avait
recouvré le jugement et possédait le plein exercice de ses
facultés. Dans cette idée, il écrivit à l'archevêque, en le
suppliant avec instance, et dans les termes les plus sensés, de le
tirer de la misère où il vivait, puisque Dieu, dans sa
miséricorde, lui avait fait grâce de lui rendre la raison. Il
ajoutait que ses parents, pour jouir de son bien, le tenaient
enfermé, et voulaient, en dépit de la vérité, qu'il restât fou
jusqu'à sa mort. Convaincu par plusieurs billets très-sensés et
très-spirituels, l'archevêque chargea un de ses chapelains de
s'informer, auprès du recteur de l'hôpital, si ce qu'écrivait ce
licencié était bien exact, et même de causer avec le fou, afin
que, s'il lui semblait avoir recouvré l'esprit, il le tirât de sa
loge et lui rendît la liberté. Le chapelain remplit sa mission, et
le recteur lui dit que cet homme était encore fou; que, bien qu'il
parlât maintes fois comme une personne d'intelligence rassise, il
éclatait à la fin en telles extravagances, qu'elles égalaient par
le nombre et la grandeur tous les propos sensés qu'il avait tenus
auparavant, comme on pouvait, au reste, s'en assurer en conversant
avec lui. Le chapelain voulut faire l'expérience: il alla trouver
le fou, et l'entretint plus d'une heure entière. Pendant tout ce
temps, le fou ne laissa pas échapper un mot extravagant ou même
équivoque; au contraire, il parla si raisonnablement, que le
chapelain fut obligé de croire qu'il était totalement guéri. Entre
autres choses, le fou accusa le recteur de l'hôpital. «Il me garde
rancune, dit-il, et me dessert, pour ne pas perdre les cadeaux que
lui font mes parents afin qu'il dise que je suis encore fou, bien
qu'ayant des intervalles lucides. Le plus grand ennemi que j'aie
dans ma disgrâce, c'est ma grande fortune: car, pour en jouir, mes
héritiers portent un faux jugement et révoquent en doute la grâce
que le Seigneur m'a faite en me rappelant de l'état de brute à
l'état d'homme.» Finalement, le fou parla de telle sorte qu'il
rendit le recteur suspect, qu'il fit paraître ses parents
avaricieux et dénaturés, et se montra lui-même si raisonnable, que
le chapelain résolut de le conduire à l'archevêque pour que celui-
ci reconnût et touchât du doigt la vérité de cette affaire. Dans
cette croyance, le bon chapelain pria le recteur de faire rendre
au licencié les habits qu'il portait à son entrée dans l'hôpital.
À son tour, le recteur le supplia de prendre garde à ce qu'il
allait faire: car, sans nul doute, le licencié était encore fou.
Mais ses remontrances et ses avis ne réussirent pas à détourner le
chapelain de son idée. Le recteur obéit donc, en voyant que
c'était un ordre de l'archevêque, et l'on remit au licencié ses
anciens habits, qui étaient neufs et décents. Lorsqu'il se vit
dépouillé de la casaque de fou et rhabillé en homme sage, il
demanda par charité au chapelain la permission d'aller prendre
congé de ses camarades les fous. Le chapelain répondit qu'il
voulait l'accompagner et voir les fous qu'il y avait dans la
maison. Ils montèrent en effet, et avec eux quelques personnes qui
se trouvaient présentes. Quand le licencié arriva devant une cage
où l'on tenait enfermé un fou furieux, bien qu'en ce moment
tranquille et calme, il lui dit: «Voyez, frère, si vous avez
quelque chose à me recommander: je retourne chez moi, puisque Dieu
a bien voulu, dans son infinie miséricorde et sans que je le
méritasse, me rendre la raison. Me voici en bonne santé et dans
mon bon sens, car au pouvoir de Dieu rien n'est impossible. Ayez
grande espérance en lui. Puisqu'il m'a remis en mon premier état,
il pourra bien vous y remettre également, si vous avez confiance
en sa bonté. J'aurai soin de vous envoyer quelques friands
morceaux, et mangez-les de bon coeur: car, en vérité, je
m'imagine, comme ayant passé par là, que toutes nos folies
procèdent de ce que nous avons l'estomac vide et le cerveau plein
d'air. Allons, allons, prenez courage: l'abattement dans les
infortunes détruit la santé et hâte la mort.» Tous ces propos du
licencié étaient entendus par un autre fou renfermé dans la cage
en face de celle du furieux. Il se leva d'une vieille natte de
jonc sur laquelle il était couché tout nu, et demanda à haute voix
quel était celui qui s'en allait bien portant de corps et
d'esprit. «C'est moi, frère, qui m'en vais, répondit le licencié:
je n'ai plus besoin de rester ici, et je rends au ciel des grâces
infinies pour la faveur qu'il m'a faite. -- Prenez garde à ce que
vous dites, licencié mon ami, répliqua le fou, de peur que le
diable ne vous trompe. Pliez la jambe, et restez tranquille dans
votre loge, pour éviter l'aller et le retour. -- Je sais que je
suis guéri, reprit le licencié, et rien ne m'oblige à recommencer
les stations. -- Vous, guéri! s'écria le fou. À la bonne heure, et
que Dieu vous conduise! Mais je jure par le nom de Jupiter, dont
je représente sur la terre la majesté souveraine, que, pour ce
seul péché que Séville commet aujourd'hui en vous tirant de cette
maison et en vous tenant pour homme de bon sens, je la frapperai
d'un tel châtiment que le souvenir s'en perpétuera dans les
siècles des siècles, amen. Ne sais-tu pas, petit bachelier sans
cervelle, que je puis le faire comme je le dis, puisque je suis
Jupiter tonnant, et que je tiens dans mes mains les foudres
destructeurs avec lesquels je menace et bouleverse le monde? Mais
non: je veux bien n'imposer qu'un seul châtiment à cette ville
ignorante: je ne ferai pas pleuvoir, ni sur elle ni sur tout son
district, pendant trois années entières, qui se compteront depuis
le jour et la minute où la menace en est prononcée. Ah! tu es
libre, tu es bien portant, tu es raisonnable, et moi je suis
attaché, je suis malade, je suis fou! Bien, bien, je pense à
pleuvoir tout comme à me pendre.» Les assistants étaient restés
fort attentifs aux cris et aux propos du fou; mais notre licencié,
se tournant vers le chapelain, et lui prenant les mains avec
intérêt: «Que Votre Grâce ne se mette point en peine, mon cher
seigneur, lui dit-il, et ne fasse aucun cas de ce que ce fou vient
de dire. S'il est Jupiter et qu'il ne veuille pas faire pleuvoir,
moi, qui suis Neptune, le père et le dieu des eaux, je ferai
tomber la pluie chaque fois qu'il me plaira et qu'il en sera
besoin.» À cela le chapelain répondit: «Toutefois, seigneur
Neptune, il ne convient pas de fâcher le seigneur Jupiter. Que
votre Grâce demeure en sa loge; une autre fois, quand nous aurons
mieux nos aises et notre temps, nous reviendrons vous chercher.»
Le recteur et les assistants se mirent à rire, au point de faire
presque rougir le chapelain. Quant au licencié, on le déshabilla,
puis on le remit dans sa loge: et le conte est fini.

-- C'est donc là, seigneur barbier, reprit don Quichotte, ce conte
qui venait si bien à point, qu'on ne pouvait se dispenser de nous
le servir? Ah! seigneur du rasoir, seigneur du rasoir, combien est
aveugle celui qui ne voit pas à travers la toile du tamis! Est-il
possible que Votre Grâce ne sache pas que les comparaisons qui se
font d'esprit à esprit, de courage à courage, de beauté à beauté,
de noblesse à noblesse, sont toujours odieuses et mal reçues? Pour
moi, seigneur barbier, je ne suis pas Neptune, le dieu des eaux,
et n'exige que personne me tienne pour homme d'esprit, ne l'étant
pas: seulement je me fatigue à faire comprendre au monde la faute
qu'il commet en ne voulant pas renouveler en lui l'heureux temps
où florissait la chevalerie errante. Mais notre âge dépravé n'est
pas digne de jouir du bonheur ineffable dont jouirent les âges où
les chevaliers errants prirent à charge et à tâche la défense des
royaumes, la protection des demoiselles, l'assistance des
orphelins, le châtiment des superbes et la récompense des humbles.
La plupart des chevaliers qu'on voit aujourd'hui font plutôt
bruire le satin, le brocart et les riches étoffes dont ils
s'habillent, que la cotte de mailles dont ils s'arment. Il n'y a
plus un chevalier qui dorme en plein champ, exposé à la rigueur du
ciel, armé de toutes pièces de la tête aux pieds; il n'y en a plus
un qui, sans quitter l'étrier et appuyé sur sa lance, ne songe
qu'à tromper le sommeil, comme faisaient les chevaliers errants.
Il n'y en a plus un qui sorte de ce bois pour pénétrer dans cette
montagne; puis qui arrive sur une plage stérile et déserte, où bat
la mer furieuse, et, trouvant amarré au rivage un petit bateau
sans rames, sans voiles, sans gouvernail, sans agrès, s'y jette
d'un coeur intrépide, et se livre aux flots implacables d'une mer
sans fond, qui tantôt l'élèvent au ciel et tantôt l'entraînent
dans l'abîme, tandis que lui, toujours affrontant la tempête, se
trouve tout à coup, quand il y songe le moins, à plus de trois
mille lieues de distance de l'endroit où il s'est embarqué, et,
sautant sur une terre inconnue, rencontre des aventures dignes
d'être écrites, non sur le parchemin, mais sur le bronze. À
présent la paresse triomphe de la diligence, l'oisiveté du
travail, le vice de la vertu, l'arrogance de la valeur, et la
théorie de la pratique dans les armes, qui n'ont vraiment brillé
de tout leur éclat que pendant l'âge d'or et parmi les chevaliers
errants. Sinon, dites-moi, qui fut plus chaste et plus vaillant
que le fameux Amadis de Gaule? qui plus spirituel que Palmerin
d'Angleterre? qui plus accommodant et plus traitable que Tirant le
Blanc? qui plus galant que Lisvart de Grèce? qui plus blessé et
plus blessant que don Bélianis? qui plus intrépide que Périon de
Gaule? qui plus entreprenant que Félix-Mars d'Hyrcanie? qui plus
sincère qu'Esplandian? qui plus hardi que don Cirongilio de
Thrace? qui plus brave que Rodomont? qui plus prudent que le roi
Sobrin? qui plus audacieux que Renaud? qui plus invincible que
Roland? qui plus aimable et plus courtois que Roger, de qui
descendent les ducs de Ferrare, suivant Turpin, dans sa
_Cosmographie__[13]_? Tous ces guerriers, et beaucoup d'autres
que je pourrais nommer encore, seigneur curé, furent des
chevaliers errants, lumière et gloire de la chevalerie. C'est de
ceux-là, ou de semblables à ceux-là, que je voudrais que fussent
les chevaliers de ma proposition au roi: s'ils étaient, Sa Majesté
serait bien servie, épargnerait de grandes dépenses, et le Turc
resterait à s'arracher la barbe. Avec tout cela, il faut bien que
je reste dans ma loge, puisque le chapelain ne veut pas m'en
tirer, et si Jupiter, comme a dit le barbier, ne veut pas qu'il
pleuve, je suis ici, moi, pour faire pleuvoir quand il m'en
prendra fantaisie: et je dis cela pour que le seigneur Plat-à-
Barbe sache que je le comprends.

-- En vérité, seigneur don Quichotte, répondit le barbier, je ne
parlais pas pour vous déplaire, et que Dieu m'assiste autant que
mon intention fut bonne! Votre Grâce ne doit pas se fâcher.

-- Si je dois me fâcher ou non, répliqua don Quichotte, c'est à
moi de le savoir.»

Alors le curé prenant la parole:

«Bien que je n'aie presque pas encore ouvert la bouche, dit-il, je
ne voudrais pas conserver un scrupule qui me tourmente et me ronge
la conscience, et qu'a fait naître en moi ce que vient de dire le
seigneur don Quichotte.

-- Pour bien d'autres choses le seigneur curé a pleine permission,
répondit don Quichotte: il peut donc exposer son scrupule, car il
n'est pas agréable d'avoir la conscience bourrelée.

-- Eh bien donc, reprit le curé, avec ce sauf-conduit, je dirai
que mon scrupule est que je ne puis me persuader en aucune façon
que cette multitude de chevaliers errants dont Votre Grâce,
seigneur don Quichotte, vient de faire mention, aient été
réellement et véritablement des gens de chair et d'os vivant dans
ce monde: j'imagine, au contraire, que tout cela n'est que
fiction, fable, mensonge, rêves contés par des hommes éveillés,
ou, pour mieux dire, à demi dormants.

-- Ceci est une autre erreur, répondit don Quichotte, dans
laquelle sont tombés un grand nombre de gens qui ne croient pas
qu'il y ait eu de tels chevaliers au monde. Quant à moi, j'ai
cherché bien souvent, avec toutes sortes de personnes et en toutes
sortes d'occasions, à faire luire la lumière de la vérité sur
cette illusion presque générale. Quelquefois je n'ai pu réussir:
d'autres fois je suis venu à bout de mon dessein, en l'appuyant
sur les bases de la vérité. Cette vérité est si manifeste, que je
serais tenté de dire que j'ai vu, de mes propres yeux, Amadis de
Gaule; que c'était un homme de haute taille, blanc de visage, la
barbe bien plantée, quoique noire, et le regard moitié doux,
moitié sévère, bref dans ses propos, lent à se mettre en colère et
prompt à s'apaiser. De la même manière que je viens d'esquisser
Amadis, je pourrais peindre et décrire tous les chevaliers que
mentionnent les histoires du monde entier: car, par la conviction
où je suis qu'ils furent tels que le racontent leurs histoires,
par les exploits qu'ils firent et le caractère qu'ils eurent, on
peut, en bonne philosophie, déduire quels furent leurs traits,
leur stature et la couleur de leur teint.

-- Quelle taille semble-t-il à Votre Grâce, mon seigneur don
Quichotte, demanda le barbier, que devait avoir le géant Morgant?

-- En fait de géants, répondit don Quichotte, les opinions sont
partagées sur la question de savoir s'il y en eut ou non dans le
monde. Mais la sainte Écriture, qui ne peut manquer d'un atome à
la vérité, nous prouve qu'il y en eut, lorsqu'elle nous raconte
l'histoire de cet énorme Philistin, Goliath, qui avait sept
coudées et demie de haut[14], ce qui est une grandeur démesurée. On
a également trouvé, dans l'île de Sicile, des os de jambes et
d'épaules dont la longueur prouve qu'ils appartenaient à des
géants aussi hauts que de hautes tours. C'est une vérité que
démontre la géométrie. Toutefois, je ne saurais trop dire avec
certitude quelle fut la taille du géant Morgant; mais j'imagine
qu'elle n'était pas très-grande, et ce qui me fait pencher pour
cet avis, c'est que je trouve, dans l'histoire qui fait une
mention particulière de ses prouesses[15], qu'il dormait très-
souvent sous l'abri d'un toit; et, puisqu'il trouvait des maisons
capables de le contenir, il est clair que sa taille n'était pas
démesurée.

-- Rien de plus juste», reprit le curé, lequel, prenant plaisir à
lui entendre dire de si grandes extravagances, lui demanda quelle
idée il se faisait des visages de Renaud de Montauban, de Roland
et des autres douze pairs de France, qui tous avaient été
chevaliers errants.

«De Renaud, répondit don Quichotte, j'oserais dire qu'il avait la
face large, le teint vermeil, les yeux à fleur de tête et toujours
en mouvement: qu'il était extrêmement chatouilleux et colérique,
ami des larrons et des hommes perdus. Quant à Roland, ou Rotoland,
ou Orland (car les histoires lui donnent tous ces noms), je suis
d'avis, ou plutôt j'affirme qu'il fut de moyenne stature, large
des épaules, un peu cagneux des genoux, le teint brun, la barbe
rude et rousse, le corps velu, le regard menaçant, la parole
brève; mais courtois, affable et bien élevé.

-- Si Roland ne fut pas un plus gentil cavalier que ne le dit
Votre Grâce, répliqua le barbier, il ne faut plus s'étonner que
madame Angélique la Belle le dédaignât pour les grâces séduisantes
que devait avoir le petit More à poil follet à qui elle livra ses
charmes; et vraiment elle montra bon goût en préférant la douceur
de Médor à la rudesse de Roland.

-- Cette Angélique, seigneur curé, reprit don Quichotte, fut une
créature légère et fantasque, une coureuse, une écervelée, qui
laissa le monde aussi plein de ses impertinences que de la
renommée de sa beauté. Elle méprisa mille grands seigneurs, mille
chevaliers braves et spirituels[16], et se contenta d'un petit page
au menton cotonneux, sans naissance, sans fortune, sans autre
renom que celui qu'avait pu lui donner le fidèle attachement qu'il
conserva pour son ami[17]. Le fameux chantre de sa beauté, le grand
Arioste, n'osant ou ne voulant pas chanter les aventures qu'eut
cette dame après sa vile faiblesse, et qui ne furent pas
assurément trop honnêtes, la laisse tout à coup, en disant: _Et de
quelle manière elle reçut le sceptre du Catay, un autre le dira
peut-être en chantant sur une meilleure lyre. _Sans doute ces mots
furent comme une prophétie, car les poëtes se nomment aussi
_vates, _qui veut dire devins: et la prédiction se vérifia si
bien, que, depuis lors, un fameux poëte andalou chanta ses larmes,
et un autre poëte castillan, unique en renommée, chanta sa
beauté.[18]

-- Dites-moi, seigneur don Quichotte, reprit en ce moment le
barbier, ne s'est-il pas trouvé quelque poëte qui ait fait quelque
satire contre cette dame Angélique, parmi tant d'autres qui ont
fait son éloge?

-- Je crois bien, répondit don Quichotte, que si Sacripant ou
Roland eussent été poëtes, ils auraient joliment savonné la tête à
la demoiselle; car c'est le propre des poëtes dédaignés par leurs
dames, feintes ou non feintes, par celles enfin qu'ils ont
choisies pour maîtresses de leurs pensées, de se venger par des
satires et des libelles diffamatoires: vengeance indigne
assurément d'un coeur généreux. Mais jusqu'à présent, il n'est pas
arrivé à ma connaissance un seul vers injurieux contre cette
Angélique qui bouleversa le monde[19].

-- Miracle!» s'écria le curé... et tout à coup ils entendirent la
nièce et la gouvernante, qui avaient, depuis quelques instants,
quitté la conversation, jeter de grands cris dans la cour: ils se
levèrent et coururent tous au bruit.

Chapitre II

_Qui traite de la notable querelle qu'eut Sancho Panza avec la
nièce et la gouvernante de don Quichotte, ainsi que d'autres
événements gracieux_


L'histoire raconte[20] que les cris qu'entendirent don Quichotte,
le curé et le barbier, venaient de la nièce et de la gouvernante,
lesquelles faisaient tout ce tapage en parlant à Sancho, qui
voulait à toute force entrer voir son maître, tandis qu'elles lui
défendaient la porte.

«Que veut céans ce vagabond? s'écriait la gouvernante; retournez
chez vous, frère, car c'est vous et nul autre qui embauchez et
pervertissez mon seigneur, et qui l'emmenez promener par ces
déserts.

-- Gouvernante de Satan, répondit Sancho, l'embauché, le perverti
et l'emmené par ces déserts, c'est moi et non pas ton maître. Lui
m'a emmené à travers le monde, et vous vous trompez de la moitié
du juste prix. Lui, dis-je, m'a tiré de ma maison par des
tricheries, en me promettant une île que j'attends encore à
présent.[21]

-- Que de mauvaises îles t'étouffent, Sancho maudit, reprit la
nièce: et qu'est-ce que c'est que des îles? Sans doute quelque
chose à manger, goulu, glouton que tu es!

-- Ce n'est pas quelque chose à manger, répondit Sancho, mais bien
à gouverner, et mieux que quatre villes ensemble, et mieux que par
quatre alcaldes de cour.

-- Avec tout cela, reprit la gouvernante, vous n'entrerez pas ici,
sac de méchancetés, tonneau de malices; allez gouverner votre
maison et piocher votre coin de terre, et laissez là vos îles et
vos îlots.»

Le curé et le barbier se divertissaient fort à écouter ce dialogue
des trois personnages; mais don Quichotte, craignant que Sancho ne
lâchât sa langue, et avec elle un tas de malicieuses simplicités
qui pourraient bien ne pas tourner à l'avantage de son maître,
l'appela, fit taire les deux femmes, et leur commanda de le
laisser entrer. Sancho entra, et le curé et le barbier prirent
congé de don Quichotte, dont la guérison leur sembla désespérée
quand ils eurent reconnu combien il était imbu de ses égarements
et entêté de sa malencontreuse chevalerie.

«Vous allez voir, compère, dit le curé au barbier, comment, un
beau jour, quand nous y penserons le moins, notre hidalgo
reprendra sa volée.

-- Je n'en fais aucun doute, répondit le barbier: mais je ne suis
pas encore si confondu de la folie du maître que de la simplicité
de l'écuyer, qui s'est si bien chaussé son île dans la cervelle
que rien au monde ne pourrait le désabuser.

-- Dieu prenne pitié d'eux! reprit le curé: mais soyons à l'affût,
pour voir où aboutira cet assortiment d'extravagances de tel
chevalier et de tel écuyer, car on dirait qu'ils ont été coulés
tous deux dans le même moule, et que les folies du maître sans les
bêtises du valet ne vaudraient pas une obole.

-- Cela est vrai, ajouta le barbier; mais je voudrais bien savoir
ce qu'ils vont comploter entre eux à cette heure.

-- Soyez tranquille, répondit le curé, je suis sûr que la nièce ou
la gouvernante nous contera la chose, car elles ne sont pas femmes
à se faire faute de l'écouter.»

Cependant don Quichotte s'était enfermé avec Sancho dans son
appartement. Quand ils se virent seuls, il lui dit:

«Je suis profondément peiné, Sancho, que tu aies dit et que tu
dises que c'est moi qui t'ai enlevé de ta chaumière, quand tu sais
bien que je ne suis pas resté dans ma maison. Ensemble nous sommes
partis, ensemble nous avons fait voyage. La même fortune, la même
chance a couru pour tous les deux. Si l'on t'a berné une fois,
cent fois on m'a moulu de coups: voilà l'avantage que j'ai gardé
sur toi.

-- C'était fort juste et fort raisonnable, répondit Sancho: car, à
ce que m'a dit Votre Grâce, les mésaventures sont plus le fait des
chevaliers errants que de leurs écuyers.

-- Tu te trompes, Sancho, dit don Quichotte, d'après la maxime:
_Quando caput dolet, _etc.[22]

-- Je n'entends pas d'autre langue que la mienne, répondit Sancho.

-- Je veux dire, reprit don Quichotte, que quand la tête a mal
tous les membres souffrent. Ainsi, puisque je suis ton maître et
seigneur, je suis ta tête, et tu es ma partie, étant mon valet.
Par cette raison, le mal que je ressens doit te faire mal comme le
tien à moi.

-- C'est ce qui devrait être, repartit Sancho: mais pendant qu'on
me bernait, moi membre, ma tête était derrière le mur, qui me
regardait voler par les airs sans éprouver la moindre douleur. Et
puisque les membres sont obligés sentir le mal de la tête, elle, à
son tour, devrait être obligée de sentir leur mal.

-- Voudrais-tu dire à présent, Sancho, répondit don Quichotte, que
je ne souffrais pas pendant qu'on te bernait? Si tu le dis, cesse
de le dire et de le penser, car j'éprouvais alors plus de douleur
dans mon esprit que toi dans ton corps. Mais laissons cela pour le
moment; un temps viendra où nous pourrons peser la chose et la
mettre à son vrai point. Dis-moi, maintenant, ami Sancho, qu'est-
ce qu'on dit de moi dans le pays? En quelle opinion suis-je parmi
le vulgaire, parmi les hidalgos, parmi les chevaliers? Que dit-on
de ma valeur, de mes exploits, de ma courtoisie? Comment parle-t-
on de la résolution que j'ai prise de ressusciter et de rendre au
monde l'ordre oublié de la chevalerie errante? Finalement, Sancho,
je veux que tu me dises à ce propos tout ce qui est venu à tes
oreilles, et cela sans ajouter au bien, sans ôter au mal la
moindre chose. Il appartient à un loyal vassal de dire à son
seigneur la vérité, de la lui montrer sous son véritable visage,
sans que l'adulation l'augmente ou qu'un vain respect la diminue.
Et je veux que tu saches, Sancho, que, si la vérité arrivait à
l'oreille des princes toute nue et sans les ornements de la
flatterie, on verrait courir d'autres siècles, et d'autres âges
passeraient pour l'âge de fer avant le nôtre, que j'imagine devoir
être l'âge d'or. Que ceci te serve d'avertissement, Sancho, pour
qu'avec bon sens et bonne intention tu rendes à mes oreilles la
vérité que tu peux savoir sur tout ce que je t'ai demandé.

-- C'est ce que je ferai bien volontiers, mon seigneur, répondit
Sancho, à condition que Votre Grâce ne se fâchera pas de ce que je
dirai, puisque vous voulez que je dise les choses toutes nues et
sans autre habits que ceux qu'elles avaient en arrivant à ma
connaissance.

-- Je ne me fâcherai d'aucune façon, répliqua don Quichotte; tu
peux, Sancho, parler librement et sans nul détour.

-- Eh bien, la première chose que je dis, reprit Sancho, c'est que
le vulgaire vous tient pour radicalement fou, et moi pour non
moins imbécile. Les hidalgos disent que Votre Grâce, sortant des
limites de sa qualité, s'est approprié le _don _et s'est fait
d'assaut gentilhomme, avec quatre pieds de vigne, deux arpents de
terre, un haillon par derrière et un autre par devant. Les
gentilshommes disent qu'ils ne voudraient pas que les hidalgos
vinssent se mêler à eux, principalement ces hidalgos bons pour
être écuyers, qui noircissent leurs souliers à la fumée, et
reprisent des bas noirs avec de la soie verte.[23]

-- Cela, dit don Quichotte, ne me regarde nullement; car je suis
toujours proprement vêtu, et n'ai jamais d'habits rapiécés;
déchirés, ce serait possible, et plutôt par les armes que par le
temps.

-- Quant à ce qui touche, continua Sancho, à la valeur, à la
courtoisie, aux exploits de Votre Grâce, enfin à votre affaire
personnelle, il y a différentes opinions. Les uns disent: fou,
mais amusant; d'autres: vaillant, mais peu chanceux; d'autres
encore: courtois, mais assommant; et puis ils se mettent à
discourir sur tant de choses, que ni à vous ni à moi ils ne
laissent une place nette.

-- Tu le vois, Sancho, dit don Quichotte, quelque part que soit la
vertu en éminent degré, elle est persécutée. Bien peu, peut-être
aucun des grands hommes passés n'a pu échapper aux traits de la
calomnie. Jules César, si brave et si prudent capitaine, fut
accusé d'ambition, et de n'avoir ni grande propreté dans ses
habits, ni grande pureté dans ses moeurs.[24] On a dit d'Alexandre,
auquel ses exploits firent donner le surnom de Grand, qu'il avait
certain goût d'ivrognerie; d'Hercule, le héros des douze travaux,
qu'il était lascif et efféminé; de Galaor, frère d'Amadis de
Gaule, qu'il fut plus que médiocrement hargneux; et de son frère,
que ce fut un pleureur. Ainsi donc, mon pauvre Sancho, parmi tant
de calomnies contre des hommes illustres, celles qui se débitent
contre moi peuvent bien passer, pourvu qu'il n'y en ait pas plus
que tu ne m'en as dit.

-- Ah! c'est là le _hic, _mort de vie! s'écria Sancho.

-- Comment! Y aurait-il autre chose? demanda don Quichotte.

-- Il reste la queue à écorcher, reprit Sancho. Jusqu'à présent,
ce n'était que pain bénit: mais, si Votre Grâce veut savoir tout
au long ce qu'il y a au sujet des calomnies que l'on répand sur
son compte, je m'en vais vous amener tout à l'heure quelqu'un qui
vous les dira toutes, sans qu'il y manque une panse d'_a_. Hier
soir, il nous est arrivé le fils de Bartolomé Carrasco, qui vient
d'étudier à Salamanque, où on l'a fait bachelier; et, comme
j'allais lui souhaiter la bienvenue, il me dit que l'histoire de
Votre Grâce était déjà mise en livre, avec le titre de
_l'Ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche. _Il dit aussi
qu'il est fait mention de moi dans cette histoire, sous mon propre
nom de Sancho Panza, et de madame Dulcinée du Toboso, et d'autres
choses qui se sont passées entre nous tête à tête, si bien que je
fis des signes de croix comme un épouvanté en voyant comment
l'historien qui les a écrites a pu les savoir.

-- Je t'assure, Sancho, dit don Quichotte, que cet auteur de notre
histoire doit être quelque sage enchanteur. À ces gens-là, rien
n'est caché de ce qu'ils veulent écrire.

-- Pardieu! je le crois bien, s'écria Sancho, qu'il était sage et
enchanteur, puisque, à ce que dit le bachelier, Samson Carrasco
(c'est ainsi que s'appelle celui dont je viens de parler),
l'auteur de l'histoire se nomme Cid Hamet Berengen.

-- C'est un nom moresque, répondit don Quichotte.

-- Sans doute, répliqua Sancho, car j'ai ouï dire que la plupart
des Mores aiment beaucoup les aubergines.[25]

-- Tu dois, Sancho, te tromper quant au surnom de ce Cid, mot qui,
en arabe, veut dire seigneur.

-- C'est bien possible, repartit Sancho; mais, si Votre Grâce
désire que je lui amène ici le bachelier, j'irai le quérir à vol
d'oiseau.

-- Tu me feras grand plaisir, mon ami, répondit don Quichotte; ce
que tu viens de me dire m'a mis la puce à l'oreille, et je ne
mangerai pas morceau qui me profite avant d'être informé de tout
exactement.

-- Eh bien! je cours le chercher, s'écria Sancho;» et, laissant là
son seigneur, il se mit en quête du bachelier, avec lequel il
revint au bout de quelques instants.

Alors entre les trois s'engagea le plus gracieux dialogue.

Chapitre III

_Du risible entretien qu'eurent ensemble don Quichotte, Sancho
Panza et le bachelier Samson Carrasco_


Don Quichotte était resté fort pensif en attendant le bachelier
Carrasco, duquel il espérait recevoir de ses propres nouvelles
mises en livre, comme avait dit Sancho. Il ne pouvait se persuader
qu'une telle histoire fût déjà faite, puisque la lame de son épée
fumait encore du sang des ennemis qu'il avait tués. Comment avait-
on pu si tôt imprimer et répandre ses hautes prouesses de
chevalerie? Toutefois, il imagina que quelque sage enchanteur,
soit ami, soit ennemi, les avait, par son art, livrées à
l'imprimerie: ami, pour les grandir et les élever au-dessus des
plus signalées qu'eût faites chevalier errant; ennemi, pour les
rapetisser et les mettre au-dessous des plus viles qui eussent été
recueillies de quelque vil écuyer.

«Cependant, disait-il en lui-même, jamais exploits d'écuyers ne
furent écrits; et, s'il est vrai que cette histoire existe,
puisqu'elle est de chevalier errant, elle doit forcément être
pompeuse, altière, éloquente, magnifique et véritable.»

Cette réflexion le consola quelque peu: puis il vint à s'attrister
en pensant que l'auteur était More, d'après ce nom de Cid, et que
d'aucun More on ne pouvait attendre aucune vérité, puisqu'ils sont
tous menteurs, trompeurs et faussaires. Il craignait que cet
écrivain n'eût parlé de ses amours avec quelque indécence, ce qui
serait porter atteinte à l'honnêteté de sa dame Dulcinée du
Toboso, et désirait que son historien eût fait expresse mention de
la fidélité qu'il avait religieusement gardée à sa dame,
méprisant, par égard pour elle, reines, impératrices, demoiselles
de toutes qualités, et tenant en bride les mouvements de la
nature. Ce fut donc plongé et abîmé dans toutes ces pensées que le
trouvèrent Sancho Panza et Carrasco, que don Quichotte reçut avec
beaucoup de civilité.

Le bachelier, bien qu'il s'appelât Samson, n'était pas fort grand
de taille; mais il était grandement sournois et railleur. Il avait
le teint blafard, en même temps que l'intelligence très-éveillée.
C'était un jeune homme d'environ vingt-quatre ans, la face ronde,
le nez camard et la bouche grande, signes évidents qu'il était
d'humeur maligne et moqueuse, et fort enclin à se divertir aux
dépens du prochain: ce qu'il fit bien voir. Dès qu'il aperçut don
Quichotte, il alla se jeter à ses genoux en lui disant:

«Que Votre Grandeur me donne ses mains à baiser, seigneur don
Quichotte de la Manche; car, par l'habit de saint Pierre dont je
suis revêtu, bien que je n'aie reçu d'autres ordres que les quatre
premiers, je jure que Votre Grâce est un des plus fameux
chevaliers errants qu'il y ait eus et qu'il y aura sur toute la
surface de la terre. Honneur à Cid Hamet Ben-Engéli, qui a couché
par écrit l'histoire de vos grandes prouesses; et dix fois honneur
au curieux éclairé qui a pris soin de la faire traduire de l'arabe
en notre castillan vulgaire, pour l'universel amusement de tout le
monde!»

Don Quichotte le fit lever et lui dit:

«De cette manière, il est donc bien vrai qu'on a fait une histoire
de moi, et que c'est un enchanteur more qui l'a composée?

-- Cela est si vrai, seigneur, reprit Samson, que je tiens pour
certain qu'au jour d'aujourd'hui on a imprimé plus de douze mille
exemplaires de cette histoire. Sinon, qu'on le demande à Lisbonne,
à Barcelone, à Valence, où les éditions se sont faites, et l'on
dit même qu'elle s'imprime maintenant à Anvers[26]. Quant à moi,
j'imagine qu'il n'y aura bientôt ni peuple, ni langue, où l'on
n'en fasse la traduction[27].

-- Une des choses, dit à ce propos don Quichotte, qui doit donner
le plus de joie à un homme éminent et vertueux, c'est de se voir,
lui vivant, passer en bon renom de bouche en bouche, imprimé et
gravé. J'ai dit en bon renom: car, si c'était le contraire, il n'y
a point de mort qui égalât son tourment.

-- S'il ne s'agit que de grande renommée et de bon renom, reprit
le bachelier, Votre Grâce emporte la palme sur tous les chevaliers
errants: car le More dans sa langue, et le chrétien dans la
sienne, ont eu soin de peindre au naturel la gentillesse de votre
personne, votre hardiesse en face du péril, votre fermeté dans les
revers, votre patience contre les disgrâces et les blessures,
enfin la chasteté de vos amours platoniques avec madame doña
Dulcinée du Toboso.

-- Jamais, interrompit Sancho Panza, je n'avais entendu donner le
_don _à madame Dulcinée; on l'appelait simplement la dame Dulcinée
du Toboso. Ainsi, voilà déjà l'histoire en faute.

-- Ce n'est pas une objection d'importance, répondit Carrasco.

-- Non, certes, ajouta don Quichotte. Mais dites-moi, seigneur
bachelier, quels sont ceux de mes exploits qu'on vante le plus
dans cette histoire.

-- Sur ce point, répondit le bachelier, il y a différentes
opinions, comme il y a différents goûts. Les uns s'en tiennent à
l'aventure des moulins à vent, que Votre Grâce a pris pour des
géants et des Briarées; d'autres, à celle des moulins à foulon;
celui-ci préfère la description des deux armées, qui semblèrent
ensuite deux troupeaux de moutons; celui-là, l'histoire du mort
qu'on menait enterrer à Ségovie; l'un dit que tout est surpassé
par la délivrance des galériens; l'autre, que rien n'égale la
victoire sur les deux géants bénédictins et la bataille contre le
valeureux Biscayen.

-- Dites-moi, seigneur bachelier, interrompit encore Sancho, a-t-
on mis l'aventure des muletiers yangois, quand notre bon
Rossinante s'avisa de chercher midi à quatorze heures?

-- Assurément, répondit Samson: l'enchanteur n'a rien laissé au
fond de son écritoire: tout est relaté, tout est rapporté,
jusqu'aux cabrioles que fit le bon Sancho dans la couverture.

-- Ce n'est pas dans la couverture que j'ai fait des cabrioles,
reprit Sancho, mais bien dans l'air, et même plus que je n'aurais
voulu.

-- À ce que j'imagine, ajouta don Quichotte, il n'y a point
d'histoire humaine en ce monde qui n'ait ses hauts et ses bas,
principalement celles qui traitent de chevalerie, lesquelles ne
sauraient être toujours remplies d'événements heureux.

-- Néanmoins, reprit le bachelier, aucuns disent, parmi ceux qui
ont lu l'histoire, qu'ils auraient été bien aises que ses auteurs
eussent oublié quelques-uns des coups de bâton en nombre infini
que reçut en diverses rencontres le seigneur don Quichotte.

-- Mais la vérité de l'histoire le veut ainsi, dit Sancho.

-- Non, reprit don Quichotte, ils auraient pu équitablement les
passer sous silence: car, pour les actions qui ne changent ni
n'altèrent la vérité de l'histoire, il n'est pas nécessaire de les
écrire quand elles tournent au détriment du héros. En bonne foi,
Énée ne fut pas si pieux que le dépeint Virgile, ni Ulysse aussi
prudent que le fait Homère.

-- Rien de plus vrai, répliqua Samson; mais autre chose est
d'écrire comme poëte, et autre chose comme historien. Le poëte
peut conter ou chanter les choses, non comme elles furent, mais
comme elles devaient être: tandis que l'historien doit les écrire,
non comme elles devaient être, mais comme elles furent, sans
donner ni reprendre un atome à la vérité.

-- Pardieu, dit alors Sancho, si ce seigneur more se mêle de dire
des vérités, à coup sûr parmi les coups de bâton de mon maître
doivent se trouver les miens, car on n'a jamais pris à Sa Grâce la
mesure des épaules qu'on ne me l'ait prise, à moi, du corps tout
entier. Mais il ne faut pas s'en étonner, si, comme le dit mon
seigneur lui-même, du mal de la tête les membres doivent pâtir.

-- Vous êtes railleur, Sancho, reprit don Quichotte, et, par ma
foi, la mémoire ne vous manque pas, quand vous voulez l'avoir
bonne.

-- Et quand je voudrais oublier les coups de gourdin que j'ai
reçus, reprit Sancho, comment y consentiraient les marques noires
qui sont encore toutes fraîches sur mes côtes?

-- Taisez-vous, dit don Quichotte, et n'interrompez plus le
seigneur bachelier, que je supplie de passer outre, et de me dire
ce qu'on raconte de moi dans cette histoire.

-- Et de moi aussi, ajouta Sancho, car on dit que j'en suis un des
principaux présonnages.

-- Personnages, ami Sancho, et non présonnages, interrompit
Samson.

-- Ah! nous avons un autre éplucheur de paroles! s'écria Sancho.
Eh bien, mettez-vous à l'oeuvre, et nous ne finirons pas en toute
la vie.

-- Que Dieu me la donne mauvaise, reprit le bachelier, si vous
n'êtes pas, Sancho, la seconde personne de cette histoire! Il y en
a même qui préfèrent vous entendre parler plutôt que le plus huppé
du livre; mais aussi, il y en a d'autres qui disent que vous avez
été trop crédule en vous imaginant que vous pouviez attraper le
gouvernement de cette île promise par le seigneur don Quichotte,
ici présent.

-- Il reste encore du soleil derrière la montagne, dit don
Quichotte, et plus Sancho entrera en âge, plus il deviendra
propre, avec l'expérience que donnent les années, à être
gouverneur.

-- Pardieu, Seigneur, répondit Sancho, l'île que je ne gouvernerai
pas bien avec les années que j'ai maintenant, je ne la gouvernerai
pas mieux avec toutes celles de Mathusalem. Le mal est que cette
île s'amuse à se cacher je ne sais où, et non pas que l'estoc me
manque pour la gouverner.

-- Recommandez la chose à Dieu, Sancho, reprit don Quichotte. Tout
se fera bien, et peut-être mieux que vous ne pensez, car la
feuille ne se remue pas à l'arbre sans la volonté de Dieu.

-- Cela est vrai, ajouta Samson; si Dieu le veut, Sancho aura tout
aussi bien cent îles à gouverner qu'une seule.

-- Moi, dit Sancho, j'ai vu par ici des gouverneurs qui ne vont
pas à la semelle de mon soulier, et pourtant on les appelle
_seigneurie, _et ils mangent dans des plats d'argent.

-- Ceux-là ne sont pas gouverneurs d'îles, répliqua Samson, mais
d'autres gouvernements plus à la main. Quant à ceux qui gouvernent
des îles, ils doivent au moins savoir la grammaire[28].

-- Ne parlons point de ce que je n'entends pas, dit Sancho; et,
laissant l'affaire du gouvernement à la main de Dieu, qui saura
bien m'envoyer où je serai le mieux à son service, je dis,
seigneur bachelier Samson Carrasco, que je suis infiniment obligé
à l'auteur de cette histoire de ce qu'il ait parlé de moi de
manière à ne pas ennuyer les gens: car, par ma foi de bon écuyer,
s'il eût dit de moi des choses qui ne fussent pas d'un vieux
chrétien comme je le suis, je crierais à me faire entendre des
sourds.

-- Ce serait faire des miracles, dit Samson.

-- Miracles ou non, reprit Sancho, que chacun prenne garde comment
il parle ou écrit des personnes, et qu'il ne mette pas à tort et à
travers la première chose qui lui passe par la caboche.

-- Une des taches qu'on trouve dans cette histoire, dit le
bachelier, c'est que son auteur y a mis une nouvelle intitulée _le
Curieux malavisé; _non qu'elle soit mauvaise ou mal contée, mais
parce qu'elle n'est pas à sa place, et n'a rien de commun avec
l'histoire de Sa Grâce le seigneur don Quichotte.

-- Je parierais, s'écria Sancho, que ce fils de chien a mêlé les
choux avec les raves.

-- En ce cas, ajouta don Quichotte, je dis que ce n'est pas un
sage enchanteur qui est l'auteur de mon histoire, mais bien
quelque ignorant bavard, qui s'est mis à l'écrire sans rime ni
raison. Il aurait fait comme faisait Orbañeja, le peintre d'Ubeda,
lequel, lorsqu'on lui demandait ce qu'il se proposait de peindre,
répondait: «Ce qui viendra.» Quelquefois il peignait un coq, si
ressemblant et si bien rendu, qu'il était obligé d'écrire au bas,
en grosses lettres: «Ceci est un coq.» Il en sera de même de mon
histoire, qui aura besoin de commentaire pour être comprise.

-- Oh! pour cela, non, répondit le bachelier; elle est si claire,
qu'aucune difficulté n'y embarrasse. Les enfants la feuillettent,
les jeunes gens la lisent, les hommes la comprennent, et les
vieillards la vantent. Finalement, elle est si lue, si maniée, si
connue de toutes sortes de gens, qu'aussitôt que quelque bidet
maigre vient à passer, on s'écrie: «Voilà Rossinante.» Mais ceux
qui sont le plus adonnés à sa lecture, ce sont les pages: il n'y a
pas d'antichambre de seigneurs où l'on ne trouve un _don
Quichotte. _Dès que l'un le laisse, l'autre le prend: celui-ci le
demande, et celui-là l'emporte. En un mot, cette histoire est le
plus agréable passe-temps et le moins préjudiciable qui se soit
encore vu: car on ne saurait découvrir, dans tout son contenu, la
moindre parole malhonnête, ni une pensée qui ne fût parfaitement
catholique.

-- Écrire d'autre manière, reprit don Quichotte, ne serait pas
écrire des vérités, mais des mensonges, et les historiens qui se
permettent de mentir devraient être brûlés comme les faux-
monnayeurs[29]. Et je ne sais vraiment ce qui a pu pousser cet
écrivain à chercher des nouvelles et des aventures étrangères,
tandis qu'il avait tant à écrire avec les miennes. Sans doute il
se sera rappelé le proverbe: «De paille et de foin le ventre
devient plein.» Mais, en vérité, il lui suffisait de mettre au
jour mes pensées, mes soupirs, mes pleurs, mes chastes désirs et
mes entreprises, pour faire un volume aussi gros que le pourraient
faire toutes les oeuvres du Tostado.[30] La conclusion que je tire
de tout cela, seigneur bachelier, c'est que, pour composer des
histoires et des livres, de quelque espèce que ce soit, il faut un
jugement solide et un mûr entendement. Plaisanter avec grâce, soit
par écrit, soit de paroles, c'est le propre des grands esprits. Le
plus piquant rôle de la comédie est celui du niais[31], car il ne
faut être ni simple, ni sot, pour savoir la paraître. L'histoire
est comme une chose sacrée, parce qu'elle doit être véritable, et,
où se trouve la vérité, se trouve Dieu, son unique source. Malgré
cela, il y a des gens qui vous composent et vous débitent des
livres à la douzaine, comme si c'étaient des beignets.

-- Il n'est pas de si mauvais livre, dit le bachelier, qu'il ne
s'y trouve quelque chose de bon.[32]

-- Sans aucun doute, répliqua don Quichotte: mais il arrive bien
souvent que ceux qui s'étaient fait, à juste titre, une grande
renommée par leurs écrits en portefeuille, la perdent ou la
diminuent dès qu'ils les livrent à l'impression.

-- La cause en est facile à voir, reprit Samson; comme un ouvrage
imprimé s'examine à loisir, on voit aisément ses défauts, et, plus
est grande la réputation de son auteur, plus on les relève avec
soin. Les hommes fameux par leur génie, les grands poëtes, les
historiens illustres, sont en butte à l'envie de ceux qui se font
un amusement et un métier de juger les oeuvres d'autrui, sans
avoir jamais rien publié de leur propre fonds.

-- C'est une chose dont il ne faut pas s'étonner, dit don
Quichotte; car il y a bien des théologiens qui ne valent rien pour
la chaire, et sont excellents pour reconnaître les défauts de ceux
qui prêchent à leur place.

-- Tout cela est comme vous le dites, seigneur don Quichotte,
reprit Carrasco; mais je voudrais que ces rigides censeurs
montrassent un peu moins de scrupule et un peu plus de
miséricorde; je voudrais qu'ils ne fissent pas si grande attention
aux taches imperceptibles qui peuvent se trouver sur l'éclatant
soleil de l'ouvrage qu'ils critiquent. Si _aliquando bonus
dormitat Homerus__[33]_, ils devraient considérer combien il dut
être éveillé plus souvent pour imprimer la lumière à son oeuvre
avec le moins d'ombre possible; il pourrait même se faire que ce
qui leur paraît des défauts fût comme les taches naturelles du
visage, qui en relèvent quelquefois la beauté. Aussi dis-je que
celui-là s'expose à un grand danger qui se décide à publier un
livre, car il est complètement impossible de le composer tel qu'il
satisfasse tous ceux qui le liront.

-- Celui qui traite de moi, dit don Quichotte, aura contenté peu
de monde.

-- Bien au contraire, répondit le bachelier; comme _stultorum
infinitus est numerus__[34]_, le nombre est infini de ceux
auxquels a plu cette histoire. Il y en a bien quelques-uns qui ont
accusé dans l'auteur une absence de mémoire, parce qu'il oublie de
conter quel fut le voleur qui vola l'âne de Sancho; il est dit
seulement dans le récit qu'on le lui vola, et deux pas plus loin
nous voyons Sancho à cheval sur le même âne, sans qu'il l'eût
retrouvé[35]. On reproche encore à l'auteur d'avoir oublié de dire
ce que fit Sancho de ces cent écus d'or qu'il trouva dans la
valise au fond de la Sierra-Moréna. Il n'en est plus fait mention,
et bien des gens voudraient savoir ce qu'en fit Sancho, ou comment
il les dépensa, car c'est là un des points substantiels qui
manquent à l'ouvrage.

-- Seigneur Samson, répondit Sancho, je ne suis guère en état
maintenant de me mettre en comptes et en histoires, car je viens
d'être pris d'une faiblesse d'estomac telle que, si je ne la
guéris avec deux rasades d'un vieux bouchon, elle me tiendra cloué
sur l'épine de Sainte-Lucie. J'ai la chose à la maison, ma
ménagère m'attend; quand j'aurai fini de dîner, je reviendrai par
ici, prêt à satisfaire Votre Grâce et le monde entier, en
répondant à toutes les questions qu'on voudra me faire, aussi bien
sur la perte de l'âne que sur l'emploi des cent écus.»

Et, sans attendre de réponse, ni dire un mot de plus, il regagna
son logis.

Don Quichotte pria le bachelier de rester à faire pénitence avec
lui. Le bachelier accepta l'offre, il demeura; on ajouta à
l'ordinaire une paire de pigeonneaux; à table, on parla de
chevalerie. Carrasco suivit l'humeur de son hôte. Le repas fini,
ils dormirent la sieste; Sancho revint, et l'on reprit la
conversation.

Chapitre IV

_Où Sancho Panza répond aux questions et éclaircit les doutes du
bachelier Samson Carrasco, avec d'autres événements dignes d'être
sus et racontés_


Sancho revint chez don Quichotte, et, reprenant la conversation
précédente:

«À ce qu'a dit le seigneur Samson, qu'il désirait de savoir par
qui, quand et comment me fut volé l'âne, je réponds en disant que,
la nuit même où, fuyant la Sainte-Hermandad, nous entrâmes dans la
Sierra-Moréna, après l'aventure ou plutôt la mésaventure des
galériens et celle du défunt qu'on menait à Ségovie, mon seigneur
et moi nous nous enfonçâmes dans l'épaisseur d'un bois où mon
seigneur, appuyé sur sa lance, et moi, planté sur mon grison, tous
deux moulus et rompus des tempêtes passées, nous nous mîmes à
dormir comme si c'eût été sur quatre lits de plume. Pour mon
compte, je dormis d'un si pesant sommeil, que qui voulut eut le
temps d'approcher et de me suspendre sur quatre gaules qu'il plaça
aux quatre coins du bât, de façon que j'y restai à cheval, et
qu'on tira le grison de dessous moi sans que je m'en aperçusse.

-- C'est chose facile, dit don Quichotte, et l'aventure n'est pas
nouvelle. Il en arriva de même à Sacripant, lorsque, au siége
d'Albraque, ce fameux larron de Brunel employa la même invention
pour lui voler son cheval entre les jambes.[36]

-- Le jour vint, continua Sancho, et je n'eus pas plutôt remué en
m'éveillant, que, les gaules manquant sous moi, je tombai par
terre tout de mon haut. Je cherchai l'âne, et ne le vis plus.
Alors les larmes me vinrent aux yeux, et je fis une lamentation
telle que, si l'auteur de notre histoire ne l'a pas mise, il peut
se vanter d'avoir perdu un bon morceau. Au bout de je ne sais
combien de jours, tandis que je suivais madame la princesse
Micomicona, je reconnus mon âne, et vis sur son dos, en habit de
Bohémien, ce Ginès de Passamont, ce fameux vaurien, que mon
seigneur et moi avions délivré de la chaîne.

-- Ce n'est pas là qu'est la faute, répliqua Samson, mais bien en
ce qu'avant d'avoir retrouvé l'âne, l'auteur dit que Sancho allait
à cheval sur ce même grison.

-- À cela, reprit Sancho, je ne sais que répondre, sinon que
l'historien s'est trompé, ou que ce sera quelque inadvertance de
l'imprimeur.

-- C'est cela, sans doute, dit Samson; mais dites-moi maintenant,
qu'avez-vous fait des cent écus?

-- Je les ai défaits, répondit Sancho; je les ai dépensés pour
l'utilité de ma personne, de ma femme et de mes enfants. Ils ont
été cause que ma femme a pris en patience les routes et les
voyages que j'ai faits au service de mon seigneur don Quichotte;
car si, au bout d'une si longue absence, je fusse rentré à la
maison sans l'âne et sans le sou, je n'en étais pas quitte à bon
marché. Et si l'on veut en savoir davantage, me voici prêt à
répondre au roi même en personne. Et qu'on ne se mette pas à
éplucher ce que j'ai rapporté, ce que j'ai dépensé: car si tous
les coups de bâton qu'on m'a donnés dans ces voyages m'étaient
payés argent comptant, quand même on ne les estimerait pas plus de
quatre maravédis la pièce, cent autres écus ne suffiraient pas
pour m'en payer la moitié. Que chacun se mette la main sur
l'estomac, et ne se mêle pas de prendre le blanc pour le noir, ni
le noir pour le blanc, car chacun est comme Dieu l'a fait, et bien
souvent pire.

-- J'aurai soin, dit Carrasco, d'avertir l'auteur de l'histoire
que, s'il l'imprime une seconde fois, il n'oublie pas ce que le
bon Sancho vient de dire: ce sera la mettre un bon cran plus haut
qu'elle n'est.

-- Y a-t-il autre chose à corriger dans cette légende, seigneur
bachelier? demanda don Quichotte.

-- Oh! sans aucun doute, répondit celui-là: mais aucune autre
correction n'aura l'importance de celles que nous venons de
rapporter.

-- Et l'auteur, reprit don Quichotte, promet-il par hasard une
seconde partie?

-- Oui, certes, répliqua Samson; mais il dit qu'il ne l'a pas
trouvée, et qu'il ne sait pas qui la possède: de sorte que nous
sommes en doute si elle paraîtra ou non. Pour cette raison, comme
aussi parce que les uns disent: «Jamais seconde partie ne fut
bonne», et les autres: «Des affaires de don Quichotte, ce qui est
écrit suffit», on doute qu'il y ait une seconde partie. Néanmoins,
il y a des gens d'humeur plus joviale que mélancolique qui disent:
«Donnez-nous d'autres _Quichotades: _faites agir don Quichotte et
parler Sancho, et, quoi que ce soit, nous en serons contents.»

-- À quoi se décide l'auteur? demanda don Quichotte.

-- À quoi? répondit Samson. Dès qu'il aura trouvé l'histoire qu'il
cherche partout avec une diligence extraordinaire, il la donnera
sur-le-champ à l'impression, plutôt en vue de l'intérêt qu'il en
pourra tirer, que de tous les éloges qu'on en pourra faire.

-- Comment! s'écria Sancho, c'est à l'argent et à l'intérêt que
regarde l'auteur! alors ce serait merveille qu'il fît quelque
chose de bon; il ne fera que brocher et bousiller comme un
tailleur la veille de Pâques, et m'est avis que les ouvrages qui
se font à la hâte ne sont jamais terminés avec la perfection
convenable. Dites donc à ce seigneur More, ou n'importe qui, de
prendre un peu garde à ce qu'il fait, car moi et mon seigneur nous
lui mettrons tant de mortier sur sa truelle, en matière
d'aventures et d'événements de toute espèce, qu'il pourra
construire, non-seulement une seconde, mais cent autres parties.
Le bonhomme s'imagine sans doute que nous sommes ici à dormir sur
la paille. Eh bien! qu'il vienne nous tenir les pieds à la forge,
et il verra duquel nous sommes chatouilleux. Ce que je sais dire,
c'est que, si mon seigneur prenait mon conseil, nous serions déjà
à travers ces campagnes défaisant des griefs et redressant des
torts, comme c'est l'usage et la coutume des bons chevaliers
errants.»

À peine Sancho achevait-il ces paroles, qu'on entendit les
hennissements de Rossinante. Don Quichotte les tint à heureux
augure[37], et résolut de faire une autre sortie d'ici à trois ou
quatre jours. Il confia son dessein au bachelier, et lui demanda
conseil pour savoir de quel côté devait commencer sa campagne.
L'autre répondit qu'à son avis il ferait bien de gagner le royaume
d'Aragon, et de se rendre à la ville de Saragosse, où devaient
avoir lieu, sous peu de jours, des joutes solennelles pour la fête
de saint Georges[38], dans lesquelles il pourrait gagner renom par-
dessus tous les chevaliers aragonais, ce qui serait le gagner par-
dessus tous les chevaliers du monde. Il loua sa résolution comme
souverainement honorable et valeureuse, et l'engagea à plus de
prudence, à plus de retenue pour affronter les périls, puisque sa
vie n'était plus à lui, mais à tous ceux qui avaient besoin de son
bras pour être protégés et secourus dans leurs infortunes.

«Voilà justement ce qui me fait donner au diable, seigneur Samson!
s'écria Sancho: mon seigneur vous attaque cent hommes armés, comme
un polisson gourmand une demi-douzaine de poires. Mort de ma vie!
seigneur bachelier, vous avez raison: il y a des temps pour
attaquer et des temps pour faire retraite, et il ne faut pas
toujours crier: _Saint Jacques, et en avant, Espagne__[39]__!_
D'autant plus que j'ai ouï dire, et, si j'ai bonne mémoire, je
crois que c'est à mon seigneur lui-même, qu'entre les extrêmes de
la lâcheté et de la témérité est le milieu de la valeur. S'il en
est ainsi, je ne veux pas qu'il fuie sans raison, mais je ne veux
pas non plus qu'il attaque quand c'est folie. Surtout je donne cet
avis à mon seigneur que, s'il m'emmène avec lui, ce sera sous la
condition qu'en fait de bataille il fera toute la besogne: je ne
serai tenu d'autre chose que de veiller à sa personne, en ce qui
touchera le soin de sa nourriture et de sa propreté. Pour cela je
le servirai comme une fée; mais penser que j'irai mettre l'épée à
la main, même contre des vilains armés en guerre, c'est se tromper
du tout au tout. Moi, seigneur Samson, je ne prétends pas à la
renommée de brave, mais à celle du meilleur et du plus loyal
écuyer qui ait jamais servi chevalier errant. Si mon seigneur don
Quichotte, en retour de mes bons et nombreux services, veut bien
me donner quelque île de toutes celles qu'il doit, dit-il,
rencontrer par là, je serai très-reconnaissant de la faveur: et
quand même il ne me la donnerait pas, je suis né tout nu, et
l'homme ne doit pas vivre sur la foi d'un autre, mais sur celle de
Dieu. D'autant plus qu'aussi bon et peut-être meilleur me semblera
le goût du pain à bas du gouvernement qu'étant gouverneur. Est-ce
que je sais, par hasard, si, dans ces gouvernements-là, le diable
ne me tend pas quelque croc-en-jambe pour me faire broncher,
tomber et casser les dents? Sancho je suis né, et Sancho je pense
mourir. Mais avec tout cela, si de but en blanc, sans beaucoup de
démarches et sans grand danger, le ciel m'envoyait quelque île ou
toute autre chose semblable, je ne suis pas assez niais pour la
refuser; car on dit aussi: «Quand on te donne la génisse, jette-
lui la corde au cou, et quand le bien arrive, mets-le dans ta
maison.»

-- Vous, frère Sancho, dit le bachelier, vous venez de parler
comme un recteur en chaire. Cependant, ayez bon espoir en Dieu et
dans le seigneur don Quichotte, qui vous donnera non pas une île,
mais un royaume.

-- Aussi bien le plus que le moins, répondit Sancho; et je puis
dire au seigneur Carrasco que, si mon seigneur me donne un
royaume, il ne le jettera pas dans un sac percé. Je me suis tâté
le pouls à moi-même, et je me suis trouvé assez de santé pour
régner sur des royaumes et gouverner des îles: c'est ce que j'ai
déjà dit mainte et mainte fois à mon seigneur.

-- Prenez garde, Sancho, dit Samson, que les honneurs changent les
moeurs; il pourrait se faire qu'en vous voyant gouverneur, vous ne
connussiez plus la mère qui vous a mis au monde.

-- Ce serait bon, répondit Sancho, pour les petites gens qui sont
nés sous la feuille d'un chou, mais non pour ceux qui ont sur
l'âme quatre doigts de graisse de vieux chrétien, comme je les
ai.[40] Essayez un peu mon humeur, et vous verrez si elle rechigne
à personne.

-- Que Dieu le veuille ainsi, dit don Quichotte; c'est ce que dira
le gouvernement quand il viendra, et déjà je crois l'avoir entre
les deux yeux.»

Cela dit, il pria le bachelier, s'il était poëte, de vouloir bien
lui composer quelques vers qu'il pût adresser en adieu à sa dame
Dulcinée du Toboso, et d'avoir grand soin de mettre au
commencement de chaque vers une lettre de son nom, de manière qu'à
la fin de la pièce, en réunissant toutes les premières lettres, on
lût Dulcinée du Toboso[41].

«Bien que je ne sois pas, répondit le bachelier, un des fameux
poëtes que possède l'Espagne, puisqu'il n'y en a, dit-on, que
trois et demi[42], je ne laisserai pas d'écrire ces vers. Cependant
je trouve une grande difficulté dans leur composition, parce que
les lettres qui forment le nom sont au nombre de dix-sept[43]. Si
je fais quatre quatrains[44], il y aura une lettre de trop: si je
fais quatre strophes de cinq vers, de celles qu'on appelle
_décimes_ ou _redondillas, _il manquera trois lettres. Toutefois,
j'essayerai d'escamoter une lettre le plus proprement possible, de
façon à faire tenir dans les quatre quatrains le nom de Dulcinée
du Toboso.

-- C'est ce qui doit être en tout cas, reprit don Quichotte: car
si l'on n'y voit pas son nom clairement et manifestement, nulle
femme croira que les vers ont été faits pour elle.»

Ils demeurèrent d'accord sur ce point, et fixèrent le départ à
huit jours de là. Don Quichotte recommanda au bachelier de tenir
cette nouvelle secrète et de la cacher surtout au curé, à maître
Nicolas, à sa nièce et à sa gouvernante, afin qu'ils ne vinssent
pas se mettre à la traverse de sa louable et valeureuse
résolution. Carrasco le promit, et prit congé de don Quichotte, en
le chargeant de l'aviser, quand il en aurait l'occasion, de sa
bonne ou mauvaise fortune: sur cela, ils se séparèrent, et Sancho
alla faire les préparatifs de leur nouvelle campagne.

Chapitre V

_Du spirituel, profond et gracieux entretien qu'eurent ensemble
Sancho Panza et sa femme Thérèse Panza, ainsi que d'autres
événements dignes d'heureuse souvenance_


En arrivant à écrire ce cinquième chapitre, le traducteur de cette
histoire avertit qu'il le tient pour apocryphe, parce que Sancho y
parle sur un autre style que celui qu'on devait attendre de son
intelligence bornée, et y dit des choses si subtiles qu'il semble
impossible qu'elles viennent de lui. Toutefois, ajoute-t-il, il
n'a pas voulu manquer de le traduire, pour remplir les devoirs de
son office. Il continue donc de la sorte:

Sancho rentra chez lui si content, si joyeux, que sa femme aperçut
son allégresse à une portée de mousquet, tellement qu'elle ne put
s'empêcher de lui demander:

«Qu'avez-vous donc, ami Sancho, que vous revenez si gai?

-- Femme, répondit Sancho, si Dieu le voulait, je serais bien aise
de ne pas être si content que j'en ai l'air.

-- Je ne vous entends pas, mari, répliqua-t-elle, et ne sais ce
que vous voulez dire, que vous seriez bien aise, si Dieu le
voulait, de ne pas être content; car, toute sotte que je suis, je
ne sais pas qui peut trouver du plaisir à n'en pas avoir.

-- Écoutez, Thérèse, reprit Sancho; je suis gai parce que j'ai
décidé de retourner au service de mon maître don Quichotte, lequel
veut partir une troisième fois à la recherche des aventures, et je
vais partir avec lui parce qu'ainsi le veut ma détresse, aussi
bien que l'espérance de trouver cent autres écus comme ceux que
nous avons déjà dépensés; et, tandis que cette espérance me
réjouit, je m'attriste d'être forcé de m'éloigner de toi et de mes
enfants. Si Dieu voulait me donner de quoi vivre à pied sec et
dans ma maison, sans me mener par voies et par chemins, ce qu'il
pourrait faire à peu de frais, puisqu'il lui suffirait de le
vouloir, il est clair que ma joie serait plus vive et plus
durable, puisque celle que j'éprouve est mêlée de la tristesse que
j'ai de te quitter. Ainsi, j'ai donc bien fait de dire que, si
Dieu le voulait, je serais bien aise de ne pas être content.

-- Tenez, Sancho, répliqua Thérèse, depuis que vous êtes devenu
membre de chevalier errant, vous parlez d'une manière si
entortillée qu'on ne peut plus vous entendre.

-- Il suffit que Dieu m'entende, femme, reprit Sancho; c'est lui
qui est l'entendeur de toutes choses, et restons-en là. Mais
faites attention, ma soeur, d'avoir grand soin du grison ces trois
jours-ci, pour qu'il soit en état de prendre les armes. Doublez-
lui la ration, recousez bien le bât et les autres harnais, car
nous n'allons pas à la noce, Dieu merci! mais faire le tour du
monde, et nous prendre de querelle avec des géants, des
andriaques, des vampires; nous allons entendre des sifflements,
des aboiements, des hurlements et des rugissements: et tout cela
ne serait encore que pain bénit si nous n'avions affaire à des
muletiers yangois et à des Mores enchantés.

-- Je crois bien, mari, répliqua Thérèse, que les écuyers errants
ne volent pas le pain qu'ils mangent: aussi resterai-je à prier
Dieu qu'il vous tire bientôt de ce méchant pas.

-- Je vous dis, femme, répondit Sancho, que si je ne pensais pas
me voir, dans peu de temps d'ici, gouverneur d'une île, je me
laisserais tomber mort sur la place.

-- Oh! pour cela, non, mari, s'écria Thérèse; vive la poule, même
avec sa pépie; vivez, vous, et que le diable emporte autant de
gouvernements qu'il y en a dans le monde. Sans gouvernement vous
êtes sorti du ventre de votre mère, sans gouvernement vous avez
vécu jusqu'à cette heure, et sans gouvernement vous irez ou bien
l'on vous mènera à la sépulture, quand il plaira à Dieu. Il y en a
bien d'autres dans le monde qui vivent sans gouvernement, et
pourtant ils ne laissent pas de vivre et d'être comptés dans le
nombre des gens. La meilleure sauce du monde, c'est la faim, et,
comme celle-là ne manque jamais au pauvre, ils mangent toujours
avec plaisir. Mais pourtant, faites attention, Sancho, si, par
bonheur, vous attrapiez quelque gouvernement d'îles, de ne pas
oublier votre femme et vos enfants. Prenez garde que Sanchico a
déjà ses quinze ans sonnés, et qu'il est temps qu'il aille à
l'école, si son oncle l'abbé le fait entrer dans l'Église; prenez
garde aussi que Mari-Sancha, votre fille, n'en mourra pas si nous
la marions, car je commence à m'apercevoir qu'elle désire autant
un mari que vous un gouvernement, et, à la fin des fins, mieux
sied la fille mal mariée que bien amourachée.

-- En bonne foi, femme, répondit Sancho, si Dieu m'envoie quelque
chose qui sente le gouvernement, je marierai notre Mari-Sancha si
haut, si haut, qu'on ne l'atteindra pas à moins de l'appeler votre
seigneurie.

-- Pour cela, non, Sancho, répondit Thérèse; mariez-la avec son
égal, c'est le plus sage parti. Si vous la faites passer des
sabots aux escarpins, et de la jaquette de laine au vertugadin de
velours; si, d'une Marica qu'on tutoie, vous en faites une doña
Maria qu'on traite de seigneurie, la pauvre enfant ne se
retrouvera plus, et, à chaque pas, elle fera mille sottises qui
montreront la corde de sa pauvre et grossière condition.

-- Tais-toi, sotte, dit Sancho, tout cela sera l'affaire de deux
ou trois ans. Après cela, le bon ton et la gravité lui viendront
comme dans un moule; et sinon, qu'importe? Qu'elle soit
seigneurie, et vienne que viendra.

-- Mesurez-vous, Sancho, avec votre état, répondit Thérèse, et ne
cherchez pas à vous élever plus haut que vous. Il vaut mieux s'en
tenir au proverbe qui dit: «Au fils de ton voisin, lave-lui le
nez, et prends-le pour tien.» Certes, ce serait une jolie chose
que de marier notre Mari-Sancha à un gros gentillâtre, un comte à
trente-six quartiers, qui, à la première fantaisie, lui chanterait
pouille, et l'appellerait vilaine, fille de manant pioche-terre et
de dame tourne-fuseau! Non, mari, non, ce n'est pas pour cela que
j'ai élevé ma fille. Chargez-vous, Sancho, d'apporter l'argent,
et, quant à la marier, laissez-m'en le soin. Nous avons ici Lope
Tocho, fils de Juan Tocho, garçon frais et bien portant; nous le
connaissons de longue main, et je sais qu'il ne regarde pas la
petite d'un mauvais oeil; avec celui-là, qui est notre égal, elle
sera bien mariée, et nous l'aurons toujours sous les yeux, et nous
serons tous ensemble, pères et enfants, gendre et petits-enfants,
et la bénédiction de Dieu restera sur nous tous. Mais n'allez pas,
vous, me la marier à présent dans ces cours et ces palais, où on
ne l'entendrait pas plus qu'elle ne s'entendrait elle-même.

-- Viens çà, bête maudite, femme de Barabbas, répliqua Sancho;
pourquoi veux-tu maintenant, sans rime ni raison, m'empêcher de
marier ma fille à qui me donnera des petits-enfants qu'on
appellera votre seigneurie? Tiens, Thérèse, j'ai toujours entendu
dire à mes grands-pères que celui qui ne sait pas saisir le
bonheur quand il vient ne doit pas se plaindre quand il passe. Ce
serait bien bête, lorsqu'il frappe maintenant à notre porte, de la
lui fermer. Laissons-nous emporter par le vent favorable qui
souffle dans nos voiles.[45] Tu ne crois donc pas, pauvre pécore,
qu'il sera bon de me jeter de tout mon poids dans quelque
gouvernement à gros profits qui nous tire les pieds de la boue, et
de marier Mari-Sancha selon mon goût? Tu verras alors comment on
t'appellera doña Teresa Panza, gros comme le poing, et comme tu
t'assiéras dans l'église sur des tapis et des coussins, en dépit
des femmes d'hidalgos du pays. Sinon, restez donc toujours le même
être, sans croître ni décroître, comme une figure de tapisserie!
Mais ne parlons plus de cela, et, quoi que tu dises, Sanchica sera
comtesse.

-- Voyez-vous bien tout ce que vous dites, mari? répondit Thérèse.
Eh bien! avec tout cela je tremble que ce comté de ma fille ne
soit sa perdition. Faites-en ce que vous voudrez; faites-la
duchesse, faites-la princesse, mais je puis bien dire que ce ne
sera pas de mon bon gré, ni de mon consentement. Voyez-vous,
frère, j'ai toujours été amie de l'égalité, et je ne puis souffrir
la morgue et la suffisance. Thérèse on m'a nommée en me jetant
l'eau du baptême; c'est un nom tout uni, sans allonge et sans
broderie; on appelle mon père Cascajo, et moi, parce que je suis
votre femme, Thérèse Panza, et en bonne conscience on devrait
m'appeler Thérèse Cascajo; mais ainsi se font les lois comme le
veulent les rois, et je me contente de ce nom, sans qu'on mette un
_don _par-dessus, qui pèserait tant que je ne pourrais le porter.
Non, je ne veux pas donner à jaser à ceux qui me verraient passer
vêtue en comtesse ou en gouvernante; ils diraient tout de suite:
«Voyez comme elle fait la fière, cette gardeuse de cochons. Hier
ça suait à tirer une quenouille d'étoupe, ça s'en allait à la
messe la tête couverte du pan de sa jupe en guise de mantille, et
aujourd'hui ça se promène avec un vertugadin, avec des agrafes,
avec le nez en l'air, comme si nous ne la connaissions pas!» Oh!
si Dieu me garde mes six ou mes cinq sens, ou le nombre que j'en
ai, je ne pense pas me mettre en pareille passe. Vous, frère,
allez être gouverneur ou insulaire, et redressez-vous tout à votre
aise; mais ma fille ni moi, par les os de ma mère! nous ne ferons
un pas hors de notre village. La femme de bon renom, jambe cassée
et à la maison, et la fille honnête, de travailler se fait fête.
Allez avec votre don Quichotte chercher vos aventures, et laissez-
nous toutes deux dans nos mésaventures, auxquelles Dieu remédiera,
pourvu que nous le méritions; et par ma foi je ne sais pourquoi il
s'est donné le _don, _quand ne l'avaient ni son père ni ses aïeux.

-- À présent, répliqua Sancho, je dis que tu as quelque démon
familier dans le corps. Diable soit de la femme! Combien de choses
tu as enfilées l'une au bout de l'autre, qui n'ont ni pieds ni
tête! Qu'est-ce qu'il y a de commun entre le Cascajo, les agrafes,
les proverbes, la suffisance et tout ce que j'ai dit? Viens ici,
stupide ignorante (et je peux bien t'appeler ainsi, puisque tu
n'entends pas mes raisons, et que tu te sauves du bonheur comme de
la peste). Si je te disais que ma fille se jette d'une tour en
bas, ou bien qu'elle s'en aille courir le monde comme l'infante
doña Urraca[46], tu aurais raison de ne pas faire à mon goût; mais
si, en moins d'un clin d'oeil, je lui flanque un _don _et une
seigneurie sur le dos, et je la tire des chaumes de blé pour la
mettre sur une estrade avec plus de coussins de velours qu'il n'y
a d'Almohades à Maroc[47], pourquoi ne veux-tu pas céder et
consentir à ce que je veux?

-- Savez-vous pourquoi, mari? répondit Thérèse; à cause du
proverbe: «Qui te couvre te découvre.» Sur le pauvre on jette les
yeux en courant, mais sur le riche on les arrête; et si ce riche a
été pauvre dans un temps, alors on commence à murmurer et à
médire, et on n'en finit plus, car il y a dans les rues des
médisants par tas, comme des essaims d'abeilles.

-- Écoute, Thérèse, reprit Sancho, écoute bien ce que je vais te
dire à présent; peut-être n'auras-tu rien entendu de semblable en
tous les jours de ta vie, et prends garde que je ne parle pas de
mon cru; tout ce que je pense dire sont des sentences du père
prédicateur qui a prêché le carême dernier dans notre village. Il
disait, si je m'en souviens bien, que toutes les choses présentes,
celles que nous voyons avec les yeux, s'offrent à l'attention et
s'impriment dans la mémoire avec bien plus de force que toutes les
choses passées. (Tous ces propos que tient maintenant Sancho sont
le second motif qui a fait dire au traducteur que ce chapitre lui
semblait apocryphe, parce qu'en effet ils excèdent la capacité de
Sancho, lequel continue de la sorte:) De là vient que, lorsque
nous voyons quelque personne bien équipée, parée de beaux habits,
et entourée d'une pompe de valets, il semble qu'elle nous oblige
par force à lui porter respect; et, bien que la mémoire nous
rappelle en cet instant que nous avons connu cette personne en
quelque bassesse, soit de naissance, soit de pauvreté, comme c'est
passé, ce n'est plus, et il ne reste rien que ce qui est présent.
Et si celui qu'a tiré la fortune du fond de sa bassesse (ce sont
les propres paroles du père prédicateur), pour le porter au faîte
de la prospérité, est affable, courtois et libéral avec tout le
monde, et ne se met pas à le disputer à ceux qui sont de noble
race, sois assurée, Thérèse, que personne ne se rappellera ce
qu'il fut, et que tous respecteront ce qu'il est, à l'exception
toutefois des envieux, dont nulle prospérité n'est à l'abri.

-- Je ne vous entends pas, mari, répliqua Thérèse; faites ce que
vous voudrez, et ne me rompez plus la tête avec vos harangues et
vos rhétoriques, et si vous êtes révolu à faire ce que vous
dites...

-- C'est résolu qu'il faut dire, femme, interrompit Sancho, et non
révolu.

-- Ne vous mettez pas à disputer avec moi, mari, répondit Thérèse;
je parle comme il plaît à Dieu, et ne me mêle pas d'en savoir
davantage. Je dis donc que, si vous tenez à toute force à prendre
un gouvernement, vous emmeniez avec vous votre fils Sancho pour
lui enseigner à faire le gouvernement dès cette heure, car il est
bon que les fils prennent et apprennent l'état de leurs pères.

-- Quand j'aurai le gouvernement, dit Sancho, j'enverrai chercher
l'enfant par la poste, et je t'enverrai de l'argent, car je n'en
manquerai pas, puisque les gouverneurs trouvent toujours quelqu'un
qui leur en prête quand ils n'en ont point; et ne manque pas de
bien habiller l'enfant, pour qu'il cache ce qu'il est et paraisse
ce qu'il doit être.

-- Envoyez de l'argent, reprit Thérèse, et je vous l'habillerai
comme un petit ange.

-- Enfin, dit Sancho, nous demeurons d'accord que notre fille sera
comtesse.

-- Le jour où je la verrai comtesse, répondit Thérèse, je
compterai que je la porte en terre. Mais, je le répète encore,
faites ce qui vous fera plaisir, puisque, nous autres femmes, nous
naissons avec la charge d'être obéissantes à nos maris, quand même
ce seraient de lourdes bêtes.»

Et là-dessus elle se mit à pleurer tout de bon, comme si elle eût
vu Sanchica morte et enterrée.

Sancho, pour la consoler, lui dit que, tout en faisant la petite
fille comtesse, il tâcherait que ce fût le plus tard possible.
Ainsi finit la conversation, et Sancho retourna chez don Quichotte
pour mettre ordre à leur départ.

Chapitre VI

_Qui traite de ce qui arriva à don Quichotte avec sa nièce et sa
gouvernante, ce qui est l'un des plus importants chapitres de
l'histoire_


Tandis que Sancho Panza et sa femme Thérèse Cascajo avaient entre
eux l'impertinente conversation rapportée dans le chapitre
précédent, la nièce et la gouvernante de don Quichotte ne
restaient pas oisives, car elles reconnaissaient à mille signes
divers que leur oncle et seigneur voulait leur échapper une
troisième fois, et reprendre l'exercice de sa malencontreuse
chevalerie errante. Elles essayaient par tous les moyens possibles
de le détourner d'une si mauvaise pensée; mais elles ne faisaient
que prêcher dans le désert, et battre le fer à froid.

Parmi plusieurs autres propos qu'elles lui tinrent à ce sujet, la
gouvernante lui dit ce jour-là:

«En vérité, mon seigneur, si Votre Grâce ne se cloue pas le pied
dans sa maison, et ne cesse enfin de courir par monts et par vaux,
comme une âme en peine, cherchant ce que vous appelez des
aventures et ce que j'appelle des malencontres, j'irai me
plaindre, à cor et à cri, devant Dieu et devant le roi, pour
qu'ils y portent remède.»

Don Quichotte lui répondit:

«Je ne sais trop, ma bonne, ce que Dieu répondra à tes plaintes,
et guère mieux ce qu'y répondra Sa Majesté. Mais je sais bien que,
si j'étais le roi, je me dispenserais de répondre à une infinité
de requêtes impertinentes comme celles qu'on lui adresse. Une des
plus pénibles besognes qu'aient les rois, parmi beaucoup d'autres,
c'est d'être obligés d'écouter tout le monde et de répondre à tout
le monde; aussi ne voudrais-je pas que mes affaires lui causassent
le moindre ennui.

-- Dites-nous, seigneur, reprit la gouvernante, est-ce que dans la
cour du roi il n'y a pas de chevaliers?

-- Si, répondit don Quichotte, et beaucoup; il est juste qu'il y
en ait pour soutenir la grandeur du trône et pour relever
dignement la majesté royale.

-- Eh bien, reprit-elle, pourquoi ne seriez-vous pas un de ces
chevaliers qui, sans tourner les talons, servent dans sa cour leur
roi et seigneur?

-- Fais attention, ma mie, répliqua don Quichotte, que tous les
chevaliers ne peuvent pas être courtisans, et que tous les
courtisans ne doivent pas davantage être chevaliers errants. Il
faut qu'il y ait de tout dans le monde; et, quoique nous soyons
tous également chevaliers, il y a bien de la différence entre les
uns et les autres. Les courtisans, en effet, n'ont que faire de
quitter leurs appartements ni de franchir le seuil du palais; ils
se promènent par le monde entier en regardant une carte
géographique, sans dépenser une obole, sans souffrir le froid et
le chaud, la soif et la faim. Mais nous, chevaliers errants et
véritables, c'est au soleil, au froid, à l'air, sous toutes les
inclémences du ciel, de nuit et de jour, à pied et à cheval, que
nous mesurons la terre entière avec le propre compas de nos pieds.
Non-seulement nous connaissons les ennemis en peinture, mais en
chair et en os. À tout risque, en toute occasion, nous les
attaquons sans regarder à des enfantillages, sans consulter toutes
ces lois du duel, à savoir: si l'ennemi porte la lance ou l'épée
trop longue, s'il a sur lui quelque relique, quelque talisman,
quelque supercherie cachée, s'il faut partager le soleil par
tranches, et d'autres cérémonies de la même espèce, qui sont en
usage dans les duels particuliers de personne à personne, toutes
choses que tu ne connais pas, mais que je connais fort bien.[48] Il
faut encore que je t'apprenne autre chose; c'est que le bon
chevalier errant ne doit jamais avoir peur, verrait-il devant lui
dix géants dont les têtes non-seulement toucheraient, mais
dépasseraient les nuages, qui auraient pour jambes deux grandes
tours, pour bras des mâts de puissants navires, dont chaque oeil
serait gros comme une grande meule de moulin et plus ardent qu'un
four de vitrier. Au contraire, il doit, d'une contenance dégagée
et d'un coeur intrépide, les attaquer incontinent, les vaincre,
les tailler en pièces; et cela dans un petit instant, et quand
même ils auraient pour armure des écailles d'un certain poisson
qu'on dit plus dures que le diamant, et, au lieu d'épées, des
cimeterres de Damas, ou des massues ferrées avec des pointes
d'acier, comme j'en ai vu plus de deux fois. Tout ce que je viens
de dire, ma chère amie, c'est pour que tu voies la différence
qu'il y a des uns aux autres de ces chevaliers. Serait-il
raisonnable qu'il y eût prince au monde qui n'estimât pas
davantage cette seconde, ou pour mieux dire cette première espèce,
celle des chevaliers errants, parmi lesquels, à ce que nous lisons
dans leurs histoires, tel s'est trouvé qui a été le salut, non
d'un royaume, mais de plusieurs[49]?

-- Ah! mon bon seigneur, repartit la nièce, faites donc attention
que tout ce que vous dites des chevaliers errants n'est que fable
et mensonge. Leurs histoires mériteraient, si elles n'étaient
toutes brûlées vives, qu'on leur mît à chacune un sanbenito[50] ou
quelque autre signe qui les fît reconnaître pour infâmes et
corruptrices des bonnes moeurs.

-- Par le Dieu vivant qui nous alimente, s'écria don Quichotte, si
tu n'étais directement ma nièce, comme fille de ma propre soeur,
je t'infligerais un tel châtiment, pour le blasphème que tu viens
de dire, qu'il retentirait dans le monde entier. Comment! est-il
possible qu'une petite morveuse, qui sait à peine manier douze
fuseaux à faire le filet, ait l'audace de porter la langue sur les
histoires des chevaliers errants? Que dirait le grand Amadis s'il
entendait semblable chose! Mais, au reste, non, il te
pardonnerait, parce qu'il fut le plus humble et le plus courtois
chevalier de son temps, et, de plus, grand protecteur de jeunes
filles. Mais tel autre pourrait t'avoir entendue, qui t'en ferait
repentir; car ils ne sont pas tous polis et bien élevés; il y en a
d'insolents et de félons; et tous ceux qui se nomment chevaliers
ne le sont pas complètement de corps et d'âme; les uns sont d'or
pur, les autres d'alliage, et, bien qu'ils semblent tous
chevaliers, ils ne sont pas tous à l'épreuve de la pierre de
touche de la vérité. Il y a des gens de bas étage qui s'enflent à
crever pour paraître chevaliers, et de hauts chevaliers qui suent
sang et eau pour paraître gens de bas étage. Ceux-là s'élèvent, ou
par l'ambition ou par la vertu; ceux-ci s'abaissent, ou par la
mollesse ou par le vice. Il faut faire usage d'un talent très-fin
d'observation pour distinguer entre ces deux espèces de
chevaliers, si semblables par le nom, si différents par les
actes.[51]

-- Sainte Vierge! s'écria la nièce, vous en savez si long,
seigneur oncle, que, s'il en était besoin, vous pourriez monter en
chaire, ou vous mettre à prêcher dans les rues; et pourtant, vous
donnez dans un tel aveuglement, dans une folie si manifeste, que
vous vous imaginez être vaillant étant vieux, avoir des forces
étant malade, redresser des torts étant plié par l'âge, et surtout
être chevalier ne l'étant pas; car, bien que les hidalgos puissent
le devenir, ce n'est pas quand ils sont pauvres.

-- Tu as grande raison, nièce, en tout ce que tu viens de dire,
répondit don Quichotte, et je pourrais, sur ce sujet de la
naissance, te dire des choses qui t'étonneraient bien; mais, pour
ne pas mêler le divin au terrestre, je m'en abstiens. Écoutez, mes
chères amies, et prêtez-moi toute votre attention. On peut réduire
à quatre espèces toutes les races et familles qu'il y a dans le
monde; les unes, parties d'un humble commencement, se sont
étendues et agrandies jusqu'à atteindre une élévation extrême;
d'autres, qui ont eu un commencement illustre, se sont conservées
et se maintiennent dans leur état originaire; d'autres, quoique
ayant eu aussi de grands commencements, ont fini en pointe, comme
une pyramide, c'est-à-dire se sont diminuées et rapetissées
jusqu'au néant, comme est, à l'égard de sa base, la pointe d'une
pyramide; d'autres enfin, et ce sont les plus nombreuses, qui
n'ont eu ni commencement illustre ni milieu raisonnable, auront
une fin sans nom, comme sont les familles des plébéiens et des
gens ordinaires. Des premières, qui eurent un humble commencement
et montèrent à la grandeur qu'elles conservent encore, je puis
donner pour exemple la maison ottomane, laquelle, partie de la
bassesse d'un humble berger[52], s'est élevée au faîte où nous la
voyons aujourd'hui. De la seconde espèce de familles, celles qui
commencèrent dans la grandeur et qui la conservent sans
l'augmenter, on trouvera l'exemple chez un grand nombre de
princes, qui le sont par hérédité, et se maintiennent au même
point, en se contenant pacifiquement dans les limites de leurs
États. De celles qui commencèrent grandes et larges pour finir en
pointe, il y a des milliers d'exemples, car tous les Pharaons et
Ptolémées d'Égypte, les Césars de Rome, et toute cette multitude
infinie de princes et de monarques, mèdes, assyriens, perses,
grecs et barbares, toutes ces familles royales et seigneuriales
ont fini en pointe et en néant, à tel point qu'il serait
impossible de retrouver un seul de leurs descendants à cette
heure, à moins que ce ne fût dans un état obscur et misérable. Des
familles plébéiennes, je n'ai rien à dire, sinon qu'elles servent
seulement à augmenter le nombre des gens qui vivent[53], sans
mériter d'autre renommée ni d'autre éloge des grandeurs qui leur
manquent. De tout ce que j'ai dit, je veux vous faire conclure,
mes pauvres bonnes filles, que la confusion est grande entre les
familles et les races, et que celles-là seulement paraissent
grandes, illustres, qui se montrent ainsi par la vertu, la
richesse et la libéralité de leurs membres. J'ai dit la vertu, la
richesse et la libéralité, parce que le grand adonné au vice sera
un grand vicieux, et le riche sans libéralité un mendiant avare;
en effet, le possesseur des richesses ne se rend pas heureux de
les avoir, mais de les dépenser, et non de les dépenser à tout
propos, mais de savoir en faire bon emploi. Il ne reste au
chevalier pauvre d'autre chemin pour montrer qu'il est chevalier
que celui de la vertu; qu'il soit affable, poli, bien élevé,
serviable, jamais orgueilleux, jamais arrogant, jamais détracteur;
qu'il soit surtout charitable, car, avec deux maravédis qu'il
donnera au pauvre d'un coeur joyeux, il se montrera aussi libéral
que celui qui fait l'aumône à son de cloches; et personne ne le
verra orné de ces vertus, que, même connaissant sa détresse, il ne
le juge et ne le tienne pour homme de noble sang. Ce serait un
miracle qu'il ne le fût pas; et, comme la louange a toujours été
le prix de la vertu, les hommes vertueux ne peuvent manquer d'être
loués de chacun. Il y a deux chemins, mes filles, que peuvent
prendre les hommes pour devenir riches et honorés; l'un est celui
des lettres, l'autre est celui des armes. Je suis plus versé dans
les armes que dans les lettres, et je suis né, selon l'inclination
que je me sens, sous l'influence de la planète Mars. Il m'est donc
obligatoire de suivre ce chemin, et je dois le prendre en dépit de
tout le monde; c'est en vain que vous vous fatigueriez à me
persuader de ne pas vouloir ce que veulent les cieux, ce qu'a
réglé la fortune, ce qu'exige la raison, et surtout ce que désire
ma volonté; car, sachant, comme je le sais, quels innombrables
travaux sont attachés à la chevalerie errante, je sais également
quels biens infinis on obtient par elle. Je sais que le sentier de
la vertu est étroit, que le chemin du vice est large et spacieux.
Je sais qu'ils aboutissent à des termes qui sont bien différents,
car le large chemin du vice finit par la mort, et l'étroit sentier
de la vertu finit par la vie, non pas une vie qui finisse elle-
même, mais celle qui n'aura pas de fin. Je sais enfin, comme a dit
notre grand poëte castillan[54], que «c'est par ces âpres chemins
qu'on monte au trône élevé de l'immortalité, d'où jamais on ne
redescend.»

-- Ah! malheureuse que je suis! s'écria la nièce; quoi! mon
seigneur est poëte aussi? Il sait tout, il est bon à tout. Je gage
que, s'il voulait se faire maçon, il saurait construire une maison
comme une cage.

-- Je t'assure, nièce, répondit don Quichotte, que, si ces pensées
chevaleresques n'absorbaient pas mes cinq sens, il n'y aurait
chose que je ne fisse, ni curiosité qui ne sortît de mes mains;
principalement des cages d'oiseaux et des cure-dents.»

En ce moment on entendit frapper à la porte, et l'une des femmes
ayant demandé qui frappait, Sancho Panza répondit:

«C'est moi.»

À peine la gouvernante eut-elle reconnu sa voix, qu'elle courut se
cacher pour ne pas le voir, tant elle le détestait. La nièce lui
ouvrit; son seigneur don Quichotte alla le recevoir les bras
ouverts, et revint s'enfermer avec lui dans sa chambre, où ils
eurent un entretien qui ne le cède pas au précédent.

Chapitre VII

_De ce que traita don Quichotte avec son écuyer, ainsi que
d'autres événements fameux_


À peine la gouvernante eut-elle vu Sancho Panza s'enfermer avec
son seigneur, qu'elle devina l'objet de leurs menées. S'imaginant
que de cette conférence devait sortir la résolution de leur
troisième sortie, elle prit sa mante, et courut, toute pleine de
trouble et de chagrin, chercher le bachelier Samson Carrasco,
parce qu'il lui sembla qu'étant beau parleur et tout fraîchement
ami de son maître, il pourrait mieux que personne lui persuader de
laisser là un projet si insensé.

Elle le trouva qui se promenait dans la cour de sa maison, et, dès
qu'elle l'aperçut, elle se laissa tomber à ses pieds, haletante et
désolée. Quand le bachelier vit de si grandes marques de trouble
et de désespoir:

«Qu'avez-vous, dame gouvernante? s'écria-t-il; qu'est-il arrivé?
On dirait que vous vous sentez arracher l'âme.

-- Ce n'est rien, mon bon seigneur Samson, dit-elle, sinon que mon
maître fuit, il fuit sans aucun doute.

-- Et par où fuit-il, madame? demanda Samson. S'est-il ouvert
quelque partie du corps?

-- Il fuit, répondit-elle, par la porte de sa folie; je veux dire,
seigneur bachelier de mon âme, qu'il veut décamper une autre fois,
ce qui fera la troisième, pour chercher par le monde ce qu'il
appelle de bonnes aventures, et je ne sais vraiment comment il
peut les nommer ainsi. La première fois, on nous l'a ramené posé
en travers sur un âne, et tout moulu de coups. La seconde fois, il
nous est revenu sur une charrette à boeufs, enfermé dans une cage,
où il s'imaginait qu'il était enchanté. Il rentrait, le
malheureux, dans un tel état, qu'il n'aurait pas été reconnu de la
mère qui l'a mis au monde, sec, jaune, les yeux enfoncés jusqu'au
fin fond de la cervelle, si bien que pour le faire un peu revenir,
il m'en a coûté plus de cinquante douzaines d'oeufs, comme Dieu le
sait, aussi bien que tout le monde, et surtout mes poules qui ne
me laisseront pas mentir.

-- Oh! cela, je le crois bien, répondit le bachelier, car elles
sont si bonnes, si dodues et si bien élevées, qu'elles ne diraient
pas une chose pour une autre, dussent-elles en crever. Enfin, dame
gouvernante, il n'y a rien de plus, et il n'est pas arrivé d'autre
malheur que celui que vous craignez pour le seigneur don
Quichotte?

-- Non, seigneur, répliqua-t-elle.

-- Eh bien! ne vous mettez pas en peine, repartit le bachelier;
mais retournez paisiblement chez vous, préparez-m'y quelque chose
de chaud pour déjeuner, et, chemin faisant, récitez l'oraison de
sainte Apolline, si vous la savez; je vous suivrai de près, et
vous verrez merveille.

-- Jésus Maria! répliqua la gouvernante, vous dites que je récite
l'oraison de sainte Apolline? ce serait bon si mon maître avait le
mal de dents, mais il n'est pris que de la cervelle.[55]

-- Je sais ce que je dis, dame gouvernante, répondit Carrasco;
allez, allez, et ne vous mettez pas à disputer avec moi, puisque
vous savez que je suis bachelier par l'université de Salamanque.»

Là-dessus la gouvernante s'en retourna, et le bachelier alla sur-
le-champ trouver le curé pour comploter avec lui ce qui se dira
dans son temps.

Pendant celui que demeurèrent enfermés don Quichotte et Sancho,
ils eurent l'entretien suivant, dont l'histoire fait, avec toute
ponctualité, une relation véridique.

Sancho dit à son maître:

«Seigneur, je tiens enfin ma femme réluite à ce qu'elle me laisse
aller avec Votre Grâce où il vous plaira de m'emmener.

-- Réduite, il faut dire, Sancho, dit don Quichotte, et non
réluite.

-- Deux ou trois fois, si je m'en souviens bien, reprit Sancho,
j'ai supplié Votre Grâce de ne pas me reprendre les paroles, si
vous entendez ce que je veux dire avec elles, et si vous ne
m'entendez pas, de dire: «Sancho, ou Diable, parle autrement, je
ne t'entends pas.» Et alors, si je ne m'explique pas clairement,
vous pourrez me reprendre, car je suis très-fossile.

-- Eh bien! je ne t'entends pas, Sancho, dit aussitôt don
Quichotte, car je ne sais ce que veut dire: «Je suis très-
fossile.»

-- Très-fossile veut dire, reprit Sancho, que je suis très...
comme ça.

-- Je t'entends encore moins maintenant, répliqua don Quichotte.

-- Ma foi, si vous ne pouvez m'entendre, dit Sancho, je ne sais
comment le dire; c'est tout ce que je sais, et que Dieu m'assiste.

-- J'y suis, j'y suis, reprit don Quichotte; tu veux dire que tu
es très-docile, que tu es si doux, si maniable, que tu prendras
l'avis que je te donnerai, et feras comme je t'enseignerai.

-- Je parie, s'écria Sancho, que dès l'abord vous m'avez saisi et
compris, mais que vous vouliez me troubler pour me faire dire deux
cents balourdises.

-- Cela pourrait bien être, répondit don Quichotte; mais en
définitive, que dit Thérèse?

-- Thérèse dit, répliqua Sancho, que je lie bien mon doigt avec le
vôtre, et puis, que le papier parle et que la langue se taise, car
ce qui s'attache bien se détache bien, et qu'un bon tiens vaut
mieux que deux tu l'auras. Et moi je dis que, si le conseil de la
femme n'est pas beaucoup, celui qui ne le prend pas est un fou.

-- C'est ce que je dis également, répondit don Quichotte; allons,
ami Sancho, continuez; vous parlez d'or aujourd'hui.

-- Le cas est, reprit Sancho, et Votre Grâce le sait mieux que
moi, que nous sommes tous sujets à la mort, qu'aujourd'hui nous
vivons et demain plus, que l'agneau s'en va aussi vite que le
mouton, et que personne ne peut se promettre en ce monde plus
d'heures de vie que Dieu ne veut bien lui en accorder; car la mort
est sourde, et, quand elle vient frapper aux portes de notre vie,
elle est toujours pressée, et rien ne peut la retenir, ni prières,
ni violences, ni sceptres, ni mitres, selon le bruit qui court et
suivant qu'on nous le dit du haut de la chaire.

-- Tout cela est la pure vérité, dit don Quichotte; mais je ne
sais pas où tu veux en venir.

-- J'en veux venir, reprit Sancho, à ce que Votre Grâce m'alloue
des gages fixes; c'est-à-dire à ce que vous me donniez tant par
mois pendant que je vous servirai, et que ces gages me soient
payés sur vos biens. J'aime mieux cela que d'être à merci; car les
récompenses viennent, ou mal, ou jamais, et, comme on dit, de ce
que j'ai que Dieu m'assiste. Enfin, je voudrais savoir ce que je
gagne, peu ou beaucoup, car c'est sur un oeuf que la poule en pond
d'autres, et beaucoup de _peu _font un _beaucoup, _et tant qu'on
gagne quelque chose on ne perd rien. À la vérité, s'il arrivait
(ce que je ne crois ni n'espère) que Votre Grâce me donnât l'île
qu'elle m'a promise, je ne suis pas si ingrat, et ne tire pas
tellement les choses par les cheveux, que je ne consente à ce
qu'on évalue le montant des revenus de cette île, et qu'on la
rabatte de mes gages au marc la livre.

-- Ami Sancho, répondit don Quichotte, à bon rat bon chat.[56]

-- Je vous entends, dit Sancho, et je gage que vous voulez dire à
bon chat bon rat; mais qu'importe, puisque vous m'avez compris?

-- Si bien compris, continua don Quichotte, que j'ai pénétré le
fond de tes pensées, et deviné à quel blanc tu tires avec les
innombrables flèches de tes proverbes. Écoute, Sancho, je te
fixerais bien volontiers des gages, si j'avais trouvé dans
quelqu'une des histoires de chevaliers errants un exemple qui me
fît découvrir ou me laissât seulement entrevoir par une fente ce
que les écuyers avaient coutume de gagner par mois ou par année;
mais, quoique j'aie lu toutes ces histoires ou la plupart d'entre
elles, je ne me rappelle pas avoir lu qu'aucun chevalier errant
eût fixé des gages à son écuyer. Je sais seulement que tous les
écuyers servaient à merci, et que, lorsqu'ils y pensaient le
moins, si la chance tournait bien à leurs maîtres, ils se
trouvaient récompensés par une île ou quelque chose d'équivalent,
et que pour le moins ils attrapaient un titre et une seigneurie.
Si, avec ces espérances et ces augmentations, il vous plaît,
Sancho, de rentrer à mon service, à la bonne heure; mais si vous
pensez que j'ôterai de ses gonds et de ses limites l'antique
coutume de la chevalerie errante, je vous baise les mains. Ainsi
donc, mon cher Sancho, retournez chez vous, et déclarez ma
résolution à votre Thérèse. S'il lui plaît à elle et s'il vous
plaît à vous de me servir à merci, _bene quidem;_ sinon, amis
comme devant; car si l'appât ne manque point au colombier, les
pigeons n'y manqueront pas non plus. Et prenez garde, mon fils,
que mieux vaut bonne espérance que mauvaise possession, et bonne
plainte que mauvais payement. Je vous parle de cette manière,
Sancho, pour vous faire entendre que je sais aussi bien que vous
lâcher des proverbes comme s'il en pleuvait. Finalement, je veux
vous dire, et je vous dis en effet que, si vous ne voulez pas me
suivre à merci, et courir la chance que je courrai, que Dieu vous
bénisse et vous sanctifie, je ne manquerai pas d'écuyers plus
obéissants, plus empressés, et surtout moins gauches et moins
bavards que vous.»

Lorsque Sancho entendit la ferme résolution de son maître, il
sentit ses yeux se couvrir de nuages et les ailes du coeur lui
tombèrent, car il s'était persuadé que son seigneur ne partirait
pas sans lui pour tous les trésors du monde.

Tandis qu'il était indécis et rêveur, Samson Carrasco entra, et,
derrière lui, la gouvernante et la nièce, empressées de savoir par
quelles raisons il persuaderait à leur seigneur de ne pas
retourner à la quête des aventures. Samson s'approcha, et,
toujours prêt à rire et à gausser, ayant embrassé don Quichotte
comme la première fois, il lui dit d'une voix éclatante:

«Ô fleur de la chevalerie errante! ô brillante lumière des armes!
ô honneur et miroir de la nation espagnole! plaise à Dieu tout-
puissant, suivant la formule, que la personne ou les personnes qui
voudraient mettre obstacle à ta troisième sortie ne trouvent plus
elles-mêmes de sortie dans le labyrinthe de leurs désirs, et
qu'elles ne voient jamais s'accomplir ce qu'elles ne souhaitent
point!»

Et, se tournant vers la gouvernante, il lui dit:

«Vous pouvez bien, dame gouvernante, vous dispenser de réciter
l'oraison de sainte Apolline; je sais qu'il est arrêté, par une
immuable détermination des sphères célestes, que le seigneur don
Quichotte doit mettre à exécution ses hautes et nouvelles pensées.
Je chargerais lourdement ma conscience si je ne persuadais à ce
chevalier, et ne lui intimais, au besoin, de ne pas tenir
davantage au repos et dans la retraite la force de son bras
valeureux et la bonté de son coeur imperturbable, pour qu'il ne
prive pas plus longtemps le monde, par son retard, du redressement
des torts, de la protection des orphelins, de l'honneur des
filles, de l'appui des veuves, du soutien des femmes mariées, et
autres choses de la même espèce qui touchent, appartiennent et
adhèrent à l'ordre de la chevalerie errante. Allons, sus, mon bon
seigneur don Quichotte, chevalier beau et brave, qu'aujourd'hui
plutôt que demain Votre Grandeur se mette en route. Si quelque
chose manque pour l'exécution de vos desseins, je suis là, prêt à
y suppléer de mes biens et de ma personne, et, s'il fallait servir
d'écuyer à Votre Magnificence, je m'en ferais un immense bonheur.»

Aussitôt don Quichotte, se tournant vers Sancho:

«Ne te l'ai-je pas dit, Sancho, que j'aurais des écuyers de reste?
Vois un peu qui s'offre à l'être; rien moins que l'inouï bachelier
Samson Carrasco, joie et perpétuel boute-en-train des galeries
universitaires de Salamanque, sain de sa personne, agile de ses
membres, discret et silencieux, patient dans le chaud comme dans
le froid, dans la faim comme dans la soif, ayant enfin toutes les
qualités requises pour être écuyer d'un chevalier errant. Mais à
Dieu ne plaise que, pour satisfaire mon goût, je renverse la
colonne des lettres, que je brise le vase de la science, que
j'arrache la palme des beaux-arts. Non, que le nouveau Samson
demeure dans sa patrie; qu'en l'honorant, il honore aussi les
cheveux blancs de son vieux père; et moi je me contenterai du
premier écuyer venu, puisque Sancho ne daigne plus venir avec moi.

-- Si fait, je daigne, s'écria Sancho, tout attendri et les yeux
pleins de larmes; oh! non, ce n'est pas de moi, mon seigneur,
qu'on dira: «Pain mangé, compagnie faussée.» Je ne viens pas, Dieu
merci, de cette race ingrate; tout le monde sait, et mon village
surtout, quels furent les Panza dont je descends; d'autant plus
que je connais et reconnais à beaucoup de bonnes oeuvres, et plus
encore à de bonnes paroles, le désir qu'a Votre Grâce de me faire
merci; et si je me suis mis en compte de tant et à quand au sujet
de mes gages, ç'a été pour complaire à ma femme; car dès qu'elle
se met dans la tête de vous persuader une chose, il n'y a pas de
maillet qui serre autant les cercles d'une cuve qu'elle vous serre
le bouton pour que vous fassiez ce qu'elle veut. Mais enfin,
l'homme doit être homme, et la femme femme; et puisque je suis
homme en quelque part que ce soit, sans qu'il me soit possible de
le nier, je veux l'être aussi dans ma maison, en dépit de
quiconque y trouverait à redire. Ainsi, il n'y a plus rien à
faire, sinon que Votre Grâce couche par écrit son testament et son
codicille, en manière qu'il ne se puisse rétorquer[57], et mettons-
nous tout de suite en route, pour ne pas laisser dans la peine
l'âme du seigneur Samson, qui dit que sa conscience l'oblige à
persuader à Votre Grâce de sortir une troisième fois à travers ce
monde. Quant à moi, je m'offre de nouveau à servir Votre Grâce
fidèlement et loyalement, aussi bien et mieux encore qu'aucun
écuyer ait servi chevalier errant dans les temps passés et
présents.»

Le bachelier resta tout émerveillé quand il entendit de quelle
manière parlait Sancho Panza; car, bien qu'ayant lu la première
histoire de son maître, il ne pouvait s'imaginer que Sancho fût
aussi gracieux qu'il y est dépeint. Mais en le voyant dire un
testament et un codicille qu'on ne puisse rétorquer, au lieu d'un
testament qu'on ne puisse révoquer, il crut tout ce qu'il avait lu
sur son compte, et le tint bien décidément pour un des plus
solennels insensés de notre siècle. Il dit même, entre ses dents,
que deux fous tels que le maître et le valet ne s'étaient jamais
vus au monde.

Finalement, don Quichotte et Sancho s'embrassèrent et restèrent
bons amis; puis, sur l'avis et de l'agrément du grand Carrasco,
qui était devenu leur oracle, il fut décidé qu'ils partiraient
sous trois jours. Ce temps suffisait pour se munir de toutes les
choses nécessaires au voyage, et pour chercher une salade à
visière; car don Quichotte voulait absolument en porter une.
Samson s'offrit à la lui procurer, parce qu'il savait, dit-il,
qu'un de ses amis qui en avait une ne la lui refuserait pas, bien
qu'elle fût plus souillée par la rouille et la moisissure que
luisante et polie par l'émeri.

Les malédictions que donnèrent au bachelier la gouvernante et la
nièce furent sans mesure et sans nombre. Elles s'arrachèrent les
cheveux, s'égratignèrent le visage, et, à la façon des pleureuses
qu'on louait pour les enterrements[58], elles se lamentaient sur le
départ de leur seigneur, comme si c'eût été sur sa mort.

Le projet qu'avait Samson, en lui persuadant de se mettre encore
une fois en campagne, était de faire ce que l'histoire rapportera
plus loin; toute cela sur le conseil du curé et du barbier, avec
lesquels il s'était consulté d'abord. Enfin, pendant ces trois
jours, don Quichotte et Sancho se pourvurent de ce qui leur sembla
convenable; puis, ayant apaisé, Sancho sa femme, don Quichotte sa
gouvernante et sa nièce, un beau soir, sans que personne les vît,
sinon le bachelier, qui voulut les accompagner à une demi-lieue du
village, ils prirent le chemin du Toboso, don Quichotte sur son
bon cheval Rossinante, Sancho sur son ancien grison, le bissac
bien fourni de provisions touchant la bucolique, et la bourse
pleine d'argent que lui avait donné don Quichotte pour ce qui
pouvait arriver.

Samson embrassa le chevalier, et le supplia de lui faire savoir sa
bonne ou sa mauvaise fortune, pour s'attrister de l'une et se
réjouir de l'autre, comme l'exigeaient les lois de leur amitié.
Don Quichotte lui en ayant fait la promesse, Samson prit la route
de son village, et les deux autres celle de la grande ville du
Toboso.

Chapitre VIII

_Où l'on raconte ce qui arriva à don Quichotte tandis qu'il
allait voir sa dame Dulcinée du Toboso_


Béni soit le tout-puissant Allah! s'écrie Hamet Ben-Engéli au
commencement de ce huitième chapitre; béni soit Allah! répète-t-il
à trois reprises. Puis il ajoute que, s'il donne à Dieu ces
bénédictions, c'est en voyant qu'à la fin il tient en campagne don
Quichotte et Sancho, et que les lecteurs de son agréable histoire
peuvent compter que désormais commencent les exploits du seigneur
et les facéties de l'écuyer. Il les invite à oublier les prouesses
passées de l'ingénieux hidalgo, pour donner toute leur attention à
ses prouesses futures, lesquelles commencent dès à présent sur le
chemin du Toboso, comme les autres commencèrent jadis dans la
plaine de Montiel. Et vraiment ce qu'il demande est peu de chose
en comparaison de ce qu'il promet. Puis il continue de la sorte:

Don Quichotte et Sancho restèrent seuls; et Samson Carrasco
s'était à peine éloigné, que Rossinante se mit à hennir et le
grison à braire, ce que les deux voyageurs, chevalier et écuyer,
tinrent à bon signe et à très-favorable augure. Cependant, s'il
faut dire toute la vérité, les soupirs et les braiments du grison
furent plus nombreux et plus forts que les hennissements du bidet,
d'où Sancho conclut que son bonheur devait surpasser celui de son
maître, fondant cette opinion sur je ne sais quelle astrologie
judiciaire, qu'il savait peut-être, bien que l'histoire ne s'en
explique pas. Seulement, on lui entendit souvent dire que, quand
il trébuchait ou tombait, il aurait été bien aise de ne pas être
sorti de sa maison, parce qu'à trébucher ou à tomber on ne tirait
d'autre profit que de déchirer son soulier ou de se rompre les
côtes; et, ma foi, tout sot qu'il était, il n'allait pas en cela
très-hors du droit chemin.

Don Quichotte lui dit:

«Ami Sancho, plus nous avançons, plus la nuit se ferme; elle va
devenir plus noire qu'il ne faudrait pour qu'avec le point du jour
nous puissions apercevoir le Toboso. C'est là que j'ai résolu
d'aller avant de m'engager dans aucune aventure; là je demanderai
l'agrément et la bénédiction de la sans pareille Dulcinée, et avec
cet agrément, je pense et crois fermement mettre à bonne fin toute
périlleuse aventure; car rien dans cette vie ne rend plus braves
les chevaliers errants que de se voir favorisés de leurs dames.

-- Je le crois bien ainsi, répondit Sancho; mais il me semble fort
difficile que Votre Grâce puisse lui parler et avoir avec elle une
entrevue, en un lieu du moins où vous puissiez recevoir sa
bénédiction, à moins qu'elle ne vous la donne par-dessus les murs
de la basse-cour où je la vis la première fois, quand je lui
portai la lettre qui contenait les nouvelles des folies et des
niaiseries que faisait Votre Grâce dans le coeur de la Sierra-
Moréna.

-- Des murs de basse-cour, dis-tu, Sancho! reprit don Quichotte.
Quoi! tu t'es mis dans la tête que c'était là ou par là que tu
avais vu cette fleur jamais dignement louée de gentillesse et de
beauté? Ce ne pouvaient être que des galeries ou des corridors, ou
des vestibules de riches et somptueux palais.

-- Cela se peut bien, répondit Sancho, mais ils m'ont paru des
murs de basse-cour, si je n'ai pas perdu la mémoire.

-- En tout cas, allons-y, Sancho, répliqua don Quichotte; pourvu
que je la voie, il m'est aussi égal que ce soit par des murs de
basse-cour que par des balcons ou des grilles de jardin; quelque
rayon du soleil de sa beauté qui arrive à mes yeux, il éclairera
mon entendement et fortifiera mon coeur de façon que je reste
unique et sans égal pour l'esprit et pour la vaillance.

-- Eh bien, par ma foi, seigneur, répondit Sancho, quand j'ai vu
ce soleil de madame Dulcinée du Toboso, il n'était pas assez clair
pour jeter aucun rayon. C'était sans doute parce que Sa Grâce
étant à cribler ce grain que je vous ai dit, la poussière épaisse
qui en sortait se mit comme un nuage devant sa face, et
l'obscurcit.

-- Comment! Sancho, s'écria don Quichotte, tu persistes à penser,
à croire, à dire et à prétendre que ma dame Dulcinée criblait du
blé, tandis que c'est un exercice et un métier tout à fait
étrangers à ce que font et doivent faire les personnes de qualité,
lesquelles sont réservées à d'autres exercices et à d'autres
passe-temps qui montrent, à portée de mousquet, l'élévation de
leur naissance! Oh! que tu te rappelles mal, Sancho, ces vers de
notre poëte[59], où il nous dépeint les ouvrages délicats que
faisaient dans leur séjour de cristal ces quatre nymphes qui
sortirent la tête des ondes du Tage, et s'assirent sur la verte
prairie pour travailler à ces riches étoffes que nous décrit
l'ingénieux poëte, et qui étaient tissues d'or, de soie et de
perles! Ainsi devait être l'ouvrage de ma dame, quand tu la vis, à
moins que l'envie que porte à tout ce qui me regarde un méchant
enchanteur ne change et ne transforme sous des figures différentes
toutes les choses qui pourraient me faire plaisir. Aussi je crains
bien que, dans cette histoire de mes exploits qui circule
imprimée, si par hasard elle a pour auteur quelque sage, mon
ennemi, celui-ci n'ait mis des choses pour d'autres, mêlant mille
mensonges à une vérité, et s'égarant à compter d'autres actions
que celles qu'exige la suite d'une histoire véridique. Ô envie,
racine de tous les maux, et ver rongeur de toutes les vertus! Tous
les vices, Sancho, portent avec eux je ne sais quoi d'agréable;
mais celui de l'envie ne porte que des déboires, des rancunes et
des rages furieuses.

-- C'est justement là ce que je dis, répliqua Sancho, et je parie
que, dans cette légende ou histoire que le bachelier Carrasco dit
avoir vue de nous, mon honneur roule comme voiture versée, pêle-
mêle d'un côté, et de l'autre balayant les rues. Eh bien! foi de
brave homme, je n'ai pourtant jamais dit de mal d'aucun
enchanteur, et je n'ai pas assez de biens pour faire envie à
personne, Il est vrai que je suis un peu malicieux, avec quelque
pointe d'aigrefin. Mais tout cela se couvre et se cache sous le
grand manteau de ma simplicité, toujours naturelle et jamais
artificieuse. Quand je n'aurais d'autre mérite que de croire,
comme j'ai toujours cru, sincèrement et fermement, en Dieu et en
tout ce que croit la Sainte Église catholique romaine, et d'être,
comme je le suis, ennemi mortel des juifs, les historiens
devraient me faire miséricorde, et me bien traiter dans leurs
écrits. Mais, au reste, qu'ils disent ce qu'ils voudront; nu je
suis né, nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne; et pour me voir
mis en livre, circulant par ce monde de main en main, je me soucie
comme d'une figue qu'on dise de moi tout ce qu'on voudra.

-- Cela ressemble, Sancho, reprit don Quichotte, à l'histoire d'un
fameux poëte de ce temps-ci, lequel, ayant fait une maligne satire
contre toutes les dames courtisanes, omit d'y comprendre et d'y
nommer une dame de qui l'on pouvait douter si elle l'était ou non.
Celle-ci, voyant qu'elle n'était pas sur la liste de ces dames, se
plaignit au poëte, lui demanda ce qu'il avait vu en elle qui l'eût
empêché de la mettre au nombre des autres, et le pria d'allonger
la satire pour lui faire place, sinon qu'il prît garde à lui, Le
poëte lui donna satisfaction, et l'arrangea mieux que n'eussent
fait des langues de duègnes; alors la dame demeura satisfaite en
se voyant fameuse, quoique infâme. À ce propos vient aussi
l'histoire de ce berger qui, seulement pour que son nom vécût dans
les siècles à venir, incendia le fameux temple de Diane à Éphèse,
lequel était compté parmi les sept merveilles du monde. Malgré
l'ordre qui fut donné que personne ne nommât ce berger, de vive
voix ou par écrit, afin qu'il n'atteignît pas le but de son désir,
cependant on sut qu'il s'appelait Érostrate. On peut encore citer
à ce sujet ce qui arriva à Rome au grand empereur Charles Quint,
avec un gentilhomme de cette ville. L'empereur voulut voir ce
fameux temple de la Rotonde qu'on appela, dans l'antiquité, temple
de tous les dieux, et maintenant, sous une meilleure invocation,
temple de tous les saints[60], C'est l'édifice le mieux conservé et
le plus complet qui soit resté de tous ceux qu'éleva le paganisme
à Rome, celui qui rappelle le mieux la grandeur et la magnificence
de ses fondateurs. Il est construit en coupole, d'une étendue
immense, et très-bien éclairé, quoique la lumière ne lui arrive
que par une fenêtre, ou pour mieux dire, une claire-voie ronde,
qui est au sommet. C'était de là que l'empereur regardait
l'édifice, ayant à ses côtés un gentilhomme romain qui lui
expliquait les détails et les curiosités de ce chef-d'oeuvre
d'architecture. Quand l'empereur eut quitté la claire-voie, le
gentilhomme lui dit: «Mille fois, sacrée Majesté, le désir m'est
venu de saisir Votre Majesté dans mes bras, et de me précipiter de
cette ouverture en bas, pour laisser de moi une éternelle renommée
dans le monde. -- Je vous remercie beaucoup, répondit l'empereur,
de n'avoir pas exécuté cette mauvaise pensée; je ne vous mettrai
plus dans le cas de faire une autre épreuve de votre loyauté.
Ainsi, je vous ordonne de ne plus m'adresser la parole et de
n'être jamais où je serai.» Après avoir dit cela, il lui accorda
une grande faveur. Je veux dire, Sancho, que l'envie de faire
parler de soi est prodigieusement active et puissante. Que penses-
tu qui précipita du haut du pont, dans les flots profonds du
Tibre, Horatius Coclès, tout chargé du poids de ses armes? qui
brûla la main de Mutius Scévola? qui poussa Curtius à se jeter
dans l'abîme ardent qui s'était ouvert au milieu de Rome? qui fit,
en dépit de tous les augures contraires[61], passer le Rubicon à
Jules César? et, pour prendre un exemple plus moderne, qui faisant
couler à fond leurs vaisseaux, laissa sans retraite et sans appui
les vaillants Espagnols que guidait le grand Cortez dans le
Nouveau Monde? Tous ces exploits, et mille autres encore, furent
et seront l'oeuvre de la renommée que les mortels désirent pour
récompense, et comme une partie de l'immortalité que méritent
leurs hauts faits. Cependant, nous autres chrétiens catholiques et
chevaliers errants, nous devons plutôt prétendre à la gloire des
siècles futurs, qui est éternelle dans les régions éthérées des
cieux, qu'à la vanité de la renommée qui s'obtient dans ce siècle
présent et périssable. Car enfin, cette renommée, si longtemps
qu'elle dure, doit périr avec le monde lui-même, dont la fin est
marquée. Ainsi donc, ô Sancho, que nos actions ne sortent point
des bornes tracées par la religion chrétienne que nous professons.
Nous devons tuer l'orgueil dans les géants; nous devons vaincre
l'envie par la générosité et la grandeur d'âme, la colère par le
sang-froid et la quiétude d'esprit, la gourmandise et le sommeil
en mangeant peu et en veillant beaucoup, l'incontinence et la
luxure par la fidélité que nous gardons à celles que nous avons
faites dames de nos pensées, la paresse en courant les quatre
parties du monde, cherchant les occasions qui puissent nous
rendre, outre bons chrétiens, fameux chevaliers. Voilà, Sancho,
les moyens d'atteindre au faîte glorieux où porte la bonne
renommée.

-- Tout ce que Votre Grâce a dit jusqu'à présent, reprit Sancho,
je l'ai parfaitement compris. Cependant, je voudrais que vous
eussiez la complaisance de m'absoudre un doute qui vient de me
tomber dans l'esprit.

-- Résoudre, tu veux dire, Sancho, répondit don Quichotte. Eh
bien, à la bonne heure, parle, et je te répondrai du mieux que je
pourrai le faire.

-- Dites-moi, seigneur, poursuivit Sancho, ces Juillet, ces
Août[62], et tous ces chevaliers à prouesses dont vous avez parlé,
et qui sont déjà morts, où sont-ils à présent?

-- Les gentils, répliqua don Quichotte, sont, sans aucun doute, en
enfer; les chrétiens, s'ils ont été bons chrétiens, sont dans le
purgatoire ou dans le paradis.

-- Voilà qui est bien, reprit Sancho; mais sachons maintenant une
chose; les sépultures où reposent les corps de ces gros seigneurs
ont-elles à leur porte des lampes d'argent, et les murailles de
leurs chapelles sont-elles ornées de béquilles, de suaires, de
chevelures, de jambes et d'yeux en cire? Si ce n'est pas de cela,
de quoi sont-elles ornées?»

Don Quichotte répondit:

«Les sépulcres des gentils ont été, pour la plupart, des temples
fastueux. Les cendres de Jules César sont placées sur une pyramide
en pierre d'une grandeur démesurée, qu'on appelle aujourd'hui à
Rome l'aiguille de Saint-Pierre[63]. L'empereur Adrien eut pour
sépulture un château grand comme un gros village, qui fut appelé
_moles Hadriani, _et qui est maintenant le château Saint-Ange. La
reine Artémise fit ensevelir son mari Mausole dans un sépulcre qui
passa pour une des sept merveilles du monde. Mais aucune de ces
sépultures, ni beaucoup d'autres qu'eurent les gentils, n'ont été
ornées de suaires et d'autres offrandes, qui montrent que ceux
qu'elles renferment soient devenus des saints.

-- Nous y voilà! répliqua Sancho; dites-moi maintenant quel est le
plus beau, de ressusciter un mort ou de tuer un géant?

-- La réponse est toute prête, repartit don Quichotte; c'est de
ressusciter un mort.

-- Ah! je vous tiens! s'écria Sancho. Ainsi, la renommée de ceux
qui ressuscitent les morts, qui donnent la vue aux aveugles, qui
redressent les boiteux, qui rendent la santé aux malades, de ceux
dont les sépultures sont éclairées par des lampes, dont les
chapelles sont remplies d'âmes dévotes qui adorent à genoux leurs
reliques, la renommée de ceux-là, dis-je, vaudra mieux, pour ce
siècle et pour l'autre, que celle qu'ont laissée et que laisseront
autant d'empereurs idolâtres et de chevaliers errants qu'il y en
ait eu dans le monde.

-- C'est une vérité que je confesse également, répondit don
Quichotte.

-- Eh bien, cette renommée, continua Sancho, ces grâces, ces
privilèges, ou comme vous voudrez appeler cela, appartiennent aux
corps et aux reliques des saints, auxquels l'approbation et la
dispense de notre sainte mère Église accordent des lampes, des
cierges, des suaires, des béquilles, des chevelures, des yeux, des
jambes, qui grandissent leur renommée chrétienne et augmentent la
dévotion des fidèles. C'est sur leurs épaules que les rois portent
les reliques des saints[64]; ils baisent les fragments de leurs os,
ils en décorent leurs oratoires, ils en enrichissent leurs autels.

-- Et que faut-il en conclure, Sancho, de tout ce que tu viens de
dire? demanda don Quichotte.

-- Que nous ferions mieux, répondit Sancho, de nous adonner à
devenir saints; nous atteindrions plus promptement la renommée à
laquelle nous prétendons. Faites attention, seigneur, qu'hier ou
avant-hier (il y a si peu de temps qu'on peut le dire ainsi),
l'Église a canonisé et béatifié deux petits moines déchaussés[65],
si bien qu'on tient à grand bonheur de baiser ou même de toucher
les chaînes de fer dont ils ceignaient et tourmentaient leur
corps, et que ces chaînes sont, à ce qu'on dit, en plus grande
vénération que l'épée de Roland, qui est dans la galerie d'armes
du roi notre seigneur, que Dieu conserve. Ainsi donc, mon
seigneur, il vaut mieux être humble moinillon, de quelque ordre
qu'on soit, que valeureux chevalier errant; on obtient plus de
Dieu avec deux douzaines de coups de discipline qu'avec deux mille
coups de lance, qu'on les donne à des géants ou à des vampires et
des andriaques.

-- J'en conviens, répondit don Quichotte, mais nous ne pouvons pas
tous être moines, et Dieu n'a pas qu'un chemin pour mener ses élus
au ciel. La chevalerie est un ordre religieux, et il y a des
saints chevaliers dans le paradis.

-- Oui, reprit Sancho, mais j'ai ouï dire qu'il y a plus de moines
au ciel que de chevaliers errants.

-- C'est que le nombre des religieux est plus grand que celui des
chevaliers, répliqua don Quichotte.

-- Il y a pourtant bien des gens qui errent, dit Sancho.

-- Beaucoup, répondit don Quichotte, mais peu qui méritent le nom
de chevalier.»

Ce fut dans cet entretien et d'autres semblables qu'ils passèrent
cette nuit et le jour suivant, sans qu'il leur arrivât rien qui
mérite d'être conté, ce qui ne chagrina pas médiocrement don
Quichotte. Enfin, le second jour, à l'entrée de la nuit, ils
découvrirent la grande cité du Toboso. Cette vue réjouit l'âme de
don Quichotte et attrista celle de Sancho, car il ne connaissait
pas la maison de Dulcinée, et n'avait vu la dame de sa vie, pas
plus que son seigneur; de façon que, l'un pour la voir, et l'autre
pour ne l'avoir pas vue, ils étaient tous deux inquiets et agités,
et Sancho n'imaginait pas ce qu'il aurait à faire quand son maître
l'enverrait au Toboso, finalement, don Quichotte résolut de
n'entrer dans la ville qu'à la nuit close. En attendant l'heure,
ils restèrent cachés dans un bouquet de chênes qui est proche du
Toboso, et, le moment venu, ils entrèrent dans la ville, où il
leur arriva des choses qui peuvent s'appeler ainsi.

Chapitre IX

_Où l'on raconte ce que l'on y verra_


Il était tout juste minuit[66], ou à peu près, quand don Quichotte
et Sancho quittèrent leur petit bois et entrèrent dans le Toboso.
Le village était enseveli dans le repos et le silence, car tous
les habitants dormaient comme des souches. La nuit se trouvait
être demi-claire, et Sancho aurait bien voulu qu'elle fût tout à
fait noire, pour trouver dans son obscurité une excuse à ses
sottises. On n'entendait dans tout le pays que des aboiements de
chiens, qui assourdissaient don Quichotte et troublaient le coeur
de Sancho. De temps en temps, un âne se mettait à braire, des
cochons à grogner, des chats à miauler, et tous les bruits de ces
voix différentes s'augmentaient par le silence de la nuit.
L'amoureux chevalier les prit à mauvais augure. Cependant il dit à
Sancho:

«Conduis-nous au palais de Dulcinée, mon fils Sancho; peut-être la
trouverons-nous encore éveillée.

-- À quel diable de palais faut-il vous conduire, corps du soleil?
s'écria Sancho; celui où j'ai vu Sa Grandeur n'était qu'une très-
petite maison.

-- Sans doute, reprit don Quichotte, elle s'était retirée dans
quelque petit appartement de son alcazar[67], pour s'y récréer dans
la solitude avec ses femmes, comme c'est l'usage et la coutume des
hautes dames et des princesses.

-- Seigneur, dit Sancho, puisque Votre Grâce veut à toute force
que la maison de madame Dulcinée soit un alcazar, dites-moi, est-
ce l'heure d'en trouver la porte ouverte? Ferons-nous bien de
frapper à tour de bras pour qu'on nous entende et qu'on nous
ouvre, au risque de mettre tout le monde en rumeur et en alarme?
Est-ce que, par hasard, nous allons frapper à la porte de nos
donzelles, comme font les amants argent comptant, qui arrivent,
frappent et entrent à toute heure, si tard qu'il soit?

-- Trouvons d'abord l'alcazar, répliqua don Quichotte; alors je te
dirai, Sancho, ce qu'il sera bon que nous fassions. Mais, tiens,
ou je ne vois guère, ou cette masse qui donne cette grande ombre
qu'on aperçoit là-bas doit être le palais de Dulcinée.

-- Eh bien, que Votre Grâce nous mène, répondit Sancho; peut-être
en sera-t-il ainsi; et pourtant, quand je l'aurai vu avec les yeux
et touché avec les mains, j'y croirai comme je crois qu'il fait
jour maintenant.»

Don Quichotte marcha devant, et quand il eut fait environ deux
cents pas, il trouva la masse qui projetait la grande ombre, Il
vit une haute tour, et reconnut aussitôt que cet édifice n'était
pas un alcazar, mais bien l'église paroissiale du pays.

«C'est l'église, Sancho, dit-il, que nous avons rencontrée.

-- Je le vois bien, répondit Sancho, et plaise à Dieu que nous ne
rencontrions pas aussi notre sépulture! car c'est un mauvais signe
que de courir les cimetières à ces heures-ci, surtout quand j'ai
dit à Votre Grâce, si je m'en souviens bien, que la maison de
cette dame doit être dans un cul-de-sac.

-- Maudit sois-tu de Dieu! s'écria don Quichotte. Où donc as-tu
trouvé, nigaud, que les alcazars et les palais des rois soient
bâtis dans des culs-de-sac?

-- Seigneur, répondit Sancho, à chaque pays sa mode; peut-être
est-ce l'usage au Toboso de bâtir dans des culs-de-sac les palais
et les grands édifices. Aussi, je supplie Votre Grâce de me
laisser chercher par ces rues et ces ruelles que je verrai devant
moi, peut-être trouverai-je en quelque coin cet alcazar que je
voudrais voir mangé des chiens, tant il nous fait donner au
diable.

-- Parle avec respect, Sancho, des choses de ma dame, dit don
Quichotte; passons la fête en paix, et ne jetons pas le manche
après la cognée.

-- Je tiendrai ma langue, reprit Sancho; mais avec quelle patience
pourrais-je supporter que Votre Grâce veuille à toute force que,
pour une fois que j'ai vu la maison de notre maîtresse, je la
reconnaisse de but en blanc, et que je la trouve au milieu de la
nuit, tandis que vous ne la trouvez pas, vous qui l'avez vue des
milliers de fois?

-- Tu me feras désespérer, Sancho! s'écria don Quichotte. Viens
çà, hérétique; ne t'ai-je pas dit mille et mille fois que de ma
vie je n'ai vu la sans pareille Dulcinée, que je n'ai jamais
franchi le seuil de son palais, qu'enfin je ne suis amoureux que
par ouï-dire, et sur la grande renommée qu'elle a de beauté et
d'esprit.

-- Maintenant je le saurai, répondit Sancho, et je dis que,
puisque Votre Grâce ne l'a pas vue, moi je ne l'ai pas vue
davantage.

-- Cela ne peut être, répliqua don Quichotte, car tu m'as dit pour
le moins que tu l'avais vue criblant du blé, quand tu me rapportas
la réponse de la lettre que tu lui portas de ma part.

-- Ne faites pas attention à cela, seigneur, repartit Sancho; il
faut que vous sachiez que ma visite fut aussi par ouï-dire, aussi
bien que la réponse que je vous rapportai, car je ne sais pas plus
ce qu'est madame Dulcinée que de donner un coup de poing dans la
lune.

-- Sancho! Sancho! s'écria don Quichotte, il y a des temps pour
plaisanter et des temps où les plaisanteries viennent fort mal à
propos. Ce n'est pas, j'imagine, parce que je dis que je n'ai
jamais vu ni entendu la dame de mon âme, qu'il t'est permis de
dire également que tu ne l'as ni vue ni entretenue, quand c'est
tout le contraire, comme tu le sais bien.»

Tandis que nos deux aventuriers en étaient là de leur entretien,
ils virent passer auprès d'eux un homme avec deux mules; et, au
bruit que faisait la charrue que traînaient ces animaux, ils
jugèrent que ce devait être quelque laboureur qui s'était levé
avant le jour pour aller à sa besogne; ils ne se trompaient pas.
Tout en cheminant, le laboureur chantait ce vieux _romance _qui
dit: «Il vous en a cuit, Français, à la chasse de Roncevaux.[68]«

«Qu'on me tue, Sancho, s'écria don Quichotte, s'il nous arrive
quelque chose de bon cette nuit; entends-tu ce que chante ce
manant?

-- Oui, je l'entends, répondit Sancho; mais que fait à notre
affaire la chasse de Roncevaux? il pouvait aussi bien chanter le
_romance _de Calaïnos[69]; ce serait la même chose pour le bien ou
le mal qui peut nous arriver.»

Le laboureur approcha sur ces entrefaites, et don Quichotte lui
demanda:

«Sauriez-vous me dire, mon cher ami (que Dieu vous donne toutes
sortes de prospérités!), où sont par ici les palais de la sans
pareille princesse doña Dulcinée du Toboso?

-- Seigneur, répondit le passant, je ne suis pas du pays, et il y
a peu de jours que j'y suis venu me mettre au service d'un riche
laboureur pour travailler aux champs. Mais, tenez, dans cette
maison vis-à-vis demeurent le curé et le sacristain du village;
entre eux deux ils sauront bien vous indiquer cette madame la
princesse, car ils ont la liste de tous les bourgeois du Toboso;
quoique, à vrai dire, je ne croie pas que dans le pays il demeure
une seule princesse, mais beaucoup de dames de qualité, oh! pour
le sûr, dont chacune d'elles peut bien être princesse dans sa
maison.

-- Eh bien, c'est parmi ces dames, reprit don Quichotte, que doit
être, mon ami, celle dont je m'informe auprès de vous.

-- Cela se peut bien, reprit le laboureur; mais adieu, car le jour
vient.» Et, fouettant ses mules, il s'en alla sans attendre
d'autres questions. Sancho, qui vit que son maître était indécis
et fort peu content:

«Seigneur, lui dit-il, voilà le jour qui approche, et il ne serait
pas prudent que le soleil nous trouvât dans la rue. Il vaut mieux
que nous sortions de la ville, et que Votre Grâce s'embusque dans
quelque bois près d'ici. Je reviendrai de jour, et je ne laisserai
pas un recoin dans le pays où je ne cherche le palais ou l'alcazar
de ma dame. Je serais bien malheureux si je ne le trouvais pas; et
quand je l'aurai trouvé, je parlerai à Sa Grâce, et je lui dirai
où et comment vous attendez qu'elle arrange et règle de quelle
façon vous pouvez la voir sans détriment de son honneur et de sa
réputation.

-- Tu as dit, Sancho, s'écria don Quichotte, un millier de
sentences enveloppées dans le cercle de quelques paroles. Je
reçois et j'accepte de bon coeur le conseil que tu viens de me
donner. Viens, mon fils, allons chercher un endroit où je
m'embusque, tandis que tu reviendras, comme tu dis, chercher, voir
et entretenir ma dame, dont la courtoisie et la discrétion me font
espérer plus que de miraculeuses faveurs.»

Sancho grillait d'envie de tirer son maître hors du pays, de
crainte qu'il ne vînt à découvrir le mensonge de cette réponse
qu'il lui avait remise de la part de Dulcinée, dans la Sierra-
Moréna. Il se hâta donc de l'emmener, et, à deux milles environ,
ils trouvèrent un petit bois où don Quichotte s'embusqua pendant
que Sancho retournait à la ville. Mais il lui arriva dans son
ambassade des choses qui demandent et méritent un nouveau crédit.

Chapitre X

_Où l'on raconte quel moyen prit l'industrieux Sancho pour
enchanter madame Dulcinée, avec d'autres événements non moins
risibles que véritables_


En arrivant à raconter ce que renferme le présent chapitre,
l'auteur de cette grande histoire dit qu'il aurait voulu le passer
sous silence, dans la crainte de n'être pas cru, parce que les
folies de don Quichotte touchèrent ici au dernier terme que
puissent atteindre les plus grandes qui se puissent imaginer, et
qu'elles allèrent même deux portées d'arquebuse au-delà. Mais
finalement, malgré cette appréhension, il les écrivit de la même
manière que le chevalier les avait faites, sans ôter ni ajouter à
l'histoire un atome de la vérité, et sans se soucier davantage du
reproche qu'on pourrait lui adresser d'avoir menti. Il eut raison,
parce que la vérité, si fine qu'elle soit, ne casse jamais, et
qu'elle nage sur le mensonge comme l'huile au-dessus de l'eau.

Continuant donc son récit, l'historien dit qu'aussitôt que don
Quichotte se fut embusqué dans le bosquet, bois ou forêt proche du
Toboso, il ordonna à Sancho de retourner à la ville, et de ne
point reparaître en sa présence qu'il n'eût d'abord parlé de sa
part à sa dame, pour la prier de vouloir bien se laisser voir de
son captif chevalier, et de daigner lui donner sa bénédiction,
afin qu'il pût se promettre une heureuse issue dans toutes les
entreprises qu'il affronterait désormais.

Sancho se chargea de ce que lui commandait son maître, et promit
de lui rapporter une aussi bonne réponse que la première fois.

«Va, mon fils, répliqua don Quichotte, et ne te trouble point
quand tu te verras devant la lumière du soleil de beauté à la
quête de qui tu vas, heureux par-dessus tous les écuyers du monde!
Aie bonne mémoire, et rappelle-toi bien comment elle te recevra,
si elle change de couleur pendant que tu exposeras l'objet de ton
ambassade, si elle se trouble et rougit en entendant mon nom. Dans
le cas où tu la trouverais assise sur la riche estrade d'une femme
de son rang, regarde si elle ne peut tenir en place sur ses
coussins, mais si elle est debout, regarde si elle se pose tantôt
sur un pied, tantôt sur l'autre, si elle répète deux ou trois fois
la réponse qu'elle te donnera, si elle la change de douce en
amère, ou d'aigre en amoureuse; si elle porte la main à sa
chevelure pour l'arranger, quoiqu'elle ne soit pas en désordre.
Finalement, mon fils, remarque avec soin toutes ses actions, tous
ses mouvements; car, si tu me les rapportes bien tels qu'ils se
sont passés, j'en tirerai la connaissance de ce qu'elle a de caché
dans le fond du coeur au sujet de mes amours. Il faut que je
t'apprenne, Sancho, si tu l'ignores, que les gestes et les
mouvements extérieurs qui échappent aux amants, quand on parle de
leurs amours, sont de fidèles messagers qui apportent des
nouvelles de ce qui se passe dans l'intérieur de leur âme. Pars,
ami; sois guidé par un plus grand bonheur que le mien, et ramené
par un meilleur succès que celui que je resterai à espérer et à
craindre dans cette amère solitude où tu me laisses.

-- J'irai et reviendrai vite, répondit Sancho. Voyons, seigneur de
mon âme, laissez gonfler un peu ce petit coeur qui ne doit pas
être maintenant plus gros qu'une noisette. Considérez ce qu'on a
coutume de dire, que «bon coeur brise mauvaise fortune», et que
«où il n'y a pas de lard, il n'y a pas de crochet pour le pendre.»
On dit aussi: «Où l'on s'y attend le moins, saute le lièvre.» Je
dis cela, parce que si, cette nuit, nous n'avons pas trouvé le
palais ou l'alcazar de ma dame, maintenant qu'il est jour,
j'espère le trouver quand j'y penserai le moins; et quand je
l'aurai trouvé, laissez-moi démêler mes flûtes avec elle.

-- Assurément, Sancho, reprit don Quichotte, tu amènes les
proverbes si bien à propos sur ce que nous traitons, que je ne
dois pas demander à Dieu plus de bonheur en ce que je désire.»

À ces mots, Sancho tourna le dos, et bâtonna son grison, tandis
que don Quichotte restait à cheval, s'appuyant sur ses étriers et
sur le bois de sa lance, la tête pleine de tristes et confuses
pensées. Nous le laisserons là pour aller avec Sancho, lequel
s'éloignait de son seigneur non moins pensif et troublé qu'il ne
le laissait; tellement qu'à peine hors du bois, il tourna la tête,
et, voyant que don Quichotte n'était plus en vue, il descendit de
son âne, s'assit au pied d'un arbre, et commença de la sorte à se
parler à lui-même:

«Maintenant, mon frère Sancho, sachons un peu où va Votre Grâce.
Allez-vous chercher quelque âne que vous ayez perdu!

-- Non, assurément.

-- Eh bien! qu'allez-vous donc chercher?

-- Je vais chercher comme qui dirait une princesse, et en elle le
soleil de la beauté et toutes les étoiles du ciel.

-- Et où pensez-vous trouver ce que vous dites là, Sancho?

-- Où? dans la grande ville du Toboso.

-- C'est fort bien; et de quelle part l'allez-vous chercher?

-- De la part du fameux don Quichotte de la Manche, qui défait les
torts, qui donne à boire à ceux qui ont faim et à manger à ceux
qui ont soif.

-- C'est encore très-bien; mais savez-vous sa demeure, Sancho?

-- Mon maître dit que ce doit être un palais royal ou un superbe
alcazar.

-- Et l'avez-vous vue quelquefois, par hasard?

-- Ni moi ni mon maître ne l'avons jamais vue.

-- Mais ne vous semble-t-il pas qu'il serait bien trouvé et bien
fait aux gens du Toboso, s'ils savaient que vous êtes ici avec
l'intention d'embaucher leur princesse et de débaucher leurs
dames, de vous moudre les côtes à grands coups de gourdin, sans
vous laisser place nette sur tout le corps?

-- Oui, ils auraient en vérité bien raison, s'ils ne considéraient
pas que j'agis par ordre d'autrui, et que _vous êtes messager, mon
ami, vous ne méritez aucune peine_.[70]

-- Ne vous y fiez pas, Sancho, car les Manchois sont une gent
aussi colère qu'estimable, et ils ne se laissent chatouiller par
personne. Vive Dieu! s'ils vous dépistent, vous n'êtes pas dans de
beaux draps.

-- Oh! oh! je donne ma langue aux chiens. Pourquoi me mettrais-je
à chercher midi à quatorze heures pour les beaux yeux d'un autre?
D'ailleurs, chercher Dulcinée par le Toboso, c'est demander le
comte à la cour ou le bachelier dans Salamanque. Oui, c'est le
diable, le diable tout seul qui m'a fourré dans cette affaire.»

Sancho disait ce monologue avec lui-même, et la conclusion qu'il
en tira fut de se raviser tout à coup.

«Pardieu, se dit-il, tous les maux ont leur remède, si ce n'est la
mort, sous le joug de laquelle nous devons tous passer, quelque
dépit que nous en ayons, à la fin de la vie. Mon maître, à ce que
j'ai vu dans mille occasions, est un fou à lier, et franchement,
je ne suis guère en reste avec lui; au contraire, je suis encore
plus imbécile, puisque je l'accompagne et le sers, s'il faut
croire au proverbe qui dit: «Dis-moi qui tu hantes et je te dirai
qui tu es;» ou cet autre: «Non avec qui tu nais, mais avec qui tu
pais.» Eh bien, puisqu'il est fou, et d'une folie qui lui fait la
plupart du temps prendre une chose pour l'autre, le blanc pour le
noir et le noir pour le blanc, comme il le fit voir quand il
prétendit que les moulins à vent étaient des géants aux grands
bras, les mules des religieux des dromadaires, les hôtelleries des
châteaux, les troupeaux de moutons des armées ennemies, ainsi que
bien d'autres choses de la même force, il ne me sera pas difficile
de lui faire accroire qu'une paysanne, la première que je
trouverai ici sous ma main, est madame Dulcinée. S'il ne le croit
pas, j'en jurerai; s'il en jure aussi, j'en jurerai plus fort, et
s'il s'opiniâtre, je n'en démordrai pas; de cette manière, j'aurai
toujours ma main par-dessus la sienne, advienne que pourra. Peut-
être le dégoûterai-je ainsi de m'envoyer une autre fois à de
semblables messages, en voyant les mauvais compliments que je lui
en rapporte. Peut-être aussi pensera-t-il, à ce que j'imagine, que
quelque méchant enchanteur, de ceux qui lui en veulent, à ce qu'il
dit, aura changé, pour lui jouer pièce, la figure de sa dame.»

Sur cette pensée, Sancho Panza se remit l'esprit en repos et tint
son affaire pour heureusement conclue. Il resta couché sous son
arbre jusqu'au tantôt, pour laisser croire à don Quichotte qu'il
avait eu le temps d'aller et de revenir. Tout se passa si bien,
que, lorsqu'il se leva pour remonter sur le grison, il aperçut
venir du Toboso trois paysannes, montées sur trois ânes, ou trois
ânesses, car l'auteur ne s'explique pas clairement; mais on peut
croire que c'étaient plutôt des bourriques, puisque c'est la
monture ordinaire des paysannes, et, comme ce n'est pas un point
de haut intérêt, il est inutile de nous arrêter davantage à le
vérifier. Finalement, dès que Sancho vit les paysannes, il revint
au grand trot chercher son seigneur don Quichotte, qu'il trouva
jetant des soupirs au vent et faisant mille lamentations
amoureuses. Aussitôt que don Quichotte l'aperçut, il lui dit:

«Qu'y a-t-il, ami Sancho? Pourrai-je marquer ce jour avec une
pierre blanche ou avec une pierre noire[71]?

-- Vous ferez mieux, répondit Sancho, de le marquer en lettres
rouges comme les écriteaux de collège, afin que ceux qui le
verront puissent le lire de loin.

-- De cette manière, reprit don Quichotte, tu apportes de bonnes
nouvelles?

-- Si bonnes, répliqua Sancho, que vous n'avez rien de mieux à
faire que d'éperonner Rossinante, et de sortir en rase campagne
pour voir madame Dulcinée du Toboso, qui vient avec deux de ses
femmes rendre visite à Votre Grâce.

-- Sainte Vierge! s'écria don Quichotte; qu'est-ce que tu dis, ami
Sancho? Ah! je t'en conjure, ne me trompe pas, et ne cherche point
par de fausses joies à réjouir mes véritables tristesses.

-- Qu'est-ce que je gagnerais à vous tromper, répliqua Sancho,
surtout quand vous seriez si près de découvrir mon mensonge?
Donnez de l'éperon, seigneur, et venez avec moi, et vous verrez
venir notre maîtresse la princesse, vêtue et parée comme il lui
convient. Elle et ses femmes, voyez-vous, ce n'est qu'une châsse
d'or, que des épis de perles, que des diamants, des rubis, des
toiles de brocart à dix étages de haut. Les cheveux leur tombent
sur les épaules, si bien qu'on dirait autant de rayons de soleil
qui s'amusent à jouer avec le vent. Et par-dessus tout, elles sont
à cheval sur trois cananées pies qui font plaisir à regarder.

-- Haquenées, tu as voulu dire, Sancho? dit don Quichotte.

-- De haquenées à cananées, il n'y a pas grande distance, reprit
Sancho; mais, qu'elles soient montées sur ce qu'elles voudront,
elles n'en sont pas moins les plus galantes dames qu'on puisse
souhaiter, notamment la princesse Dulcinée, ma maîtresse, qui
ravit les cinq sens.

-- Marchons, mon fils Sancho, s'écria don Quichotte, et, pour te
payer les étrennes de ces nouvelles aussi bonnes qu'inattendues,
je te fais don du plus riche butin que je gagnerai dans la
première aventure qui m'arrivera; et si cela ne te suffit pas
encore, je te donne les poulains que me feront cette année mes
trois juments, qui sont prêtes à mettre bas, comme tu sais, dans
le pré communal du pays.

-- Je m'en tiens aux poulains, répondit Sancho, car il n'est pas
bien sûr que le butin de la première aventure soit bon à garder.»

En disant cela, ils sortirent du bois et découvrirent tout près
d'eux les trois villageoises. Don Quichotte étendit les regards
sur toute la longueur du chemin du Toboso; mais, ne voyant que ces
trois paysannes, il se troubla et demanda à Sancho s'il avait
laissé ces dames, hors de la ville.

«Comment, hors de la ville? s'écria Sancho; est-ce que par hasard
Votre Grâce a les yeux dans le chignon? Ne voyez-vous pas celles
qui viennent à nous, resplendissantes comme le soleil en plein
midi?

-- Je ne vois, Sancho, répondit don Quichotte, que trois paysannes
sur trois bourriques.

-- À présent, que Dieu me délivre du diable! reprit Sancho; est-il
possible que trois hacanées, ou comme on les appelle, aussi
blanches que la neige, vous semblent des bourriques? Vive le
Seigneur! je m'arracherais la barbe si c'était vrai.

-- Eh bien, je t'assure, ami Sancho, répliqua don Quichotte, qu'il
est aussi vrai que ce sont des bourriques ou des ânes, que je suis
don Quichotte et toi Sancho Panza. Du moins ils me semblent tels.

-- Taisez-vous, seigneur, s'écria Sancho Panza, ne dites pas une
chose pareille, mais frottez-vous les yeux, et venez faire la
révérence à la dame de vos pensées, que voilà près de vous.»

À ces mots, il s'avança pour recevoir les trois villageoises, et,
sautant à bas du grison, il prit au licou l'âne de la première;
puis, se mettant à deux genoux par terre, il s'écria:

«Reine, princesse et duchesse de la beauté, que votre hautaine
Grandeur ait la bonté d'admettre en grâce et d'accueillir avec
faveur ce chevalier votre captif, qui est là comme une statue de
pierre, tout troublé, pâle et sans haleine de se voir en votre
magnifique présence, je suis Sancho Panza, son écuyer; et lui,
c'est le fugitif et vagabond chevalier don Quichotte de la Manche,
appelé de son autre nom _le chevalier de la Triste-Figure.»_

En cet instant, don Quichotte s'était déjà jeté à genoux aux côtés
de Sancho; il regardait avec des yeux hagards et troublés celle
que Sancho appelait reine et madame. Et, comme il ne découvrait en
elle qu'une fille de village, encore d'assez pauvre mine, car elle
avait la face bouffie et le nez camard, il demeurait stupéfait,
sans oser découdre la bouche. Les paysannes n'étaient pas moins
émerveillées, en voyant ces deux hommes, de si différent aspect,
agenouillés sur la route, et qui ne laissaient point passer leur
compagne. Mais celle-ci, rompant le silence, et d'une mine toute
rechignée:

«Gare du chemin, à la male heure, dit-elle, et laissez-nous
passer, que nous sommes pressées.

-- Ô princesse! répondit Sancho Panza, ô dame universelle du
Toboso! comment! votre coeur magnanime ne s'attendrit pas en
voyant agenouillé devant votre sublime présence la colonne et la
gloire de la chevalerie errante?»

L'une des deux autres entendant ce propos:

«Ohé! dit-elle, ohé! viens donc que je te torche, bourrique du
beau-père.[72] Voyez un peu comme ces muscadins viennent se gausser
des villageoises, comme si nous savions aussi bien chanter pouille
qu'eux autres. Passez votre chemin, et laissez-nous passer le
nôtre, si vous ne voulez qu'il vous en cuise.

-- Lève-toi, Sancho, dit aussitôt don Quichotte, car je vois que
la fortune, qui ne se rassasie pas de mon malheur, a fermé tous
les chemins par où pouvait venir quelque joie à cette âme chétive
que je porte en ma chair.[73] Et toi, ô divin extrême de tous les
mérites, terme de l'humaine gentillesse, remède unique de ce coeur
affligé qui t'adore! puisque le malin enchanteur qui me poursuit a
jeté sur mes yeux des nuages et des cataractes, et que pour eux,
mais non pour d'autres, il a transformé ta beauté sans égale et ta
figure céleste en celle d'une pauvre paysanne, pourvu qu'il n'ait
pas aussi métamorphosé mon visage en museau de quelque vampire
pour le rendre horrible à tes yeux, oh! ne cesse point de me
regarder avec douceur, avec amour, en voyant dans ma soumission,
dans mon agenouillement devant ta beauté contrefaite, avec quelle
humilité mon âme t'adore.

-- Holà! vous me la baillez belle, répondit la villageoise, et je
suis joliment bonne pour les cajoleries. Gare encore une fois, et
laissez-nous passer, nous vous en serons bien obligées.»

Sancho se détourna et la laissa partir, enchanté d'avoir si bien
conduit sa fourberie. À peine la villageoise qui avait fait le
rôle de Dulcinée se vit-elle libre, qu'elle piqua sa cananée avec
un clou qu'elle avait au bout d'un bâton, et se mit à courir le
long du pré; mais comme la bourrique sentait la pointe de
l'aiguillon qui la tourmentait plus que de coutume, elle se mit à
lâcher des ruades, de manière qu'elle jeta madame Dulcinée par
terre. À la vue de cet accident, don Quichotte accourut pour la
relever, et Sancho pour arranger le bât, qui était tombé sous le
ventre de la bête. Quand le bât fut remis et sanglé, don Quichotte
voulut enlever sa dame enchantée, et la porter dans ses bras sur
l'ânesse; mais la dame lui en épargna la peine; elle se releva,
fit quelques pas en arrière, prit son élan, et, posant les deux
mains sur la croupe de la bourrique, elle sauta sur le bât, plus
légère qu'un faucon, et y resta plantée à califourchon comme un
homme.

«Vive saint Roch! s'écria Sancho, notre maîtresse saute mieux
qu'un chevreuil, et pourrait apprendre la voltige au plus adroit
écuyer de Cordoue ou du Mexique; elle a passé d'un seul bond par-
dessus l'arçon de la selle, et, sans éperons, elle fait détaler
son hacanée comme un zèbre, et, ma foi, ses femmes ne sont pas en
reste; elles courent toutes comme le vent.»

C'était la vérité; car, voyant Dulcinée à cheval, elles avaient
donné du talon, et toutes trois enfilèrent la venelle, sans
tourner la tête, l'espace d'une grande demi-lieue.

Don Quichotte les suivit longtemps des yeux, et, quand elles
eurent disparu, il se tourna vers Sancho:

«Que t'en semble, Sancho? dit-il. Vois quelle haine me portent les
enchanteurs! vois jusqu'où s'étend leur malice et leur rancune,
puisqu'ils ont voulu me priver du bonheur que j'aurais eu à
contempler ma dame dans son être véritable! Oh! oui, je suis né
pour être le modèle des malheureux, le blanc qui sert de point de
mire aux flèches de la mauvaise fortune. D'ailleurs, remarque,
Sancho, que ces traîtres ne se sont point contentés de transformer
Dulcinée, et de la transformer en une figure aussi basse, aussi
laide que celle de cette villageoise; mais encore ils lui ont ôté
ce qui est le propre des grandes dames, je veux dire la bonne
odeur, puisqu'elles sont toujours au milieu des fleurs et des
parfums; car il faut que tu apprennes, Sancho, que, lorsque je
m'approchai pour mettre Dulcinée sur sa monture (haquenée, suivant
toi, mais qui m'a toujours paru une ânesse), elle m'a envoyé une
odeur d'ail cru qui m'a soulevé le coeur et empesté l'âme.

-- Ô canaille! s'écria Sancho de toutes ses forces; ô enchanteurs
pervers et malintentionnés! que ne puis-je vous voir tous enfilés
par les ouïes, comme les sardines à la brochette! Beaucoup vous
savez, beaucoup vous pouvez, et beaucoup de mal vous faites. Il
devait pourtant vous suffire, coquins maudits, d'avoir changé les
perles des yeux de ma dame en méchantes noix de chêne, ses cheveux
d'or pur en poils de vache rousse, et finalement tous ses traits
de charmants en horribles, sans que vous touchiez encore à son
odeur! Par elle, du moins, nous aurions conjecturé ce qui était
caché sous cette laide écorce; bien qu'à dire vrai, moi je n'aie
jamais vu sa laideur, mais seulement sa beauté, que relevait
encore un gros signe qu'elle a sur la lèvre droite, en manière de
moustache, avec sept ou huit poils blonds comme des fils d'or, et
longs de plus d'un palme.

-- Outre ce signe, dit don Quichotte, et suivant la correspondance
qu'ont entre eux ceux du visage et ceux du corps.[74] Dulcinée doit
en avoir un sur le plat de la cuisse, qui correspond au côté où
elle a celui du visage. Mais les poils de la grandeur que tu as
mentionnée sont bien longs pour des signes.

-- Eh bien! je puis dire à Votre Grâce, répondit Sancho, qu'ils
semblaient là comme nés tout exprès.

-- Je le crois bien, ami, répliqua don Quichotte, car la nature
n'a rien mis en Dulcinée qui ne fût la perfection même; aussi
aurait-elle cent signes comme celui dont tu parles, que ce serait
autant de signes du zodiaque et d'étoiles resplendissantes.[75]
Mais dis-moi, Sancho, ce qui me parut un bât, et que tu remis en
place, était-ce une selle plate ou une selle en fauteuil?

-- C'était, pardieu, une selle à l'écuyère[76], répondit Sancho,
avec une housse de campagne qui vaut la moitié d'un royaume, tant
elle est riche.

-- Faut-il que je n'aie pas vu tout cela, Sancho! s'écria don
Quichotte; oh! je le répète et le répéterai mille fois, je suis le
plus malheureux des hommes!»

Le sournois de Sancho avait fort à faire pour ne pas éclater de
rire en écoutant les extravagances de son maître, si délicatement
dupé. Finalement, après bien d'autres propos, ils remontèrent tous
deux sur leurs bêtes, et prirent le chemin de Saragosse, où ils
espéraient arriver assez à temps pour assister à des fêtes
solennelles qui se célébraient chaque année dans cette ville
insigne[77]. Mais avant de s'y rendre il leur arriva des aventures
si nombreuses, si surprenantes et si nouvelles, qu'elles méritent
d'être écrites et lues, ainsi qu'on le verra en poursuivant.

Chapitre XI

_De l'étrange aventure qui arriva au valeureux don Quichotte avec
le char ou la charrette des Cortès de la mort_


Don Quichotte s'en allait tout pensif le long de son chemin,
préoccupé de la mauvaise plaisanterie que lui avaient faite les
enchanteurs en transformant sa dame en une paysanne de méchante
mine, et n'imaginait point quel remède il pourrait trouver pour la
remettre en son premier état. Ces pensées le mettaient tellement
hors de lui que, sans y prendre garde, il lâcha la bride à
Rossinante, lequel, s'apercevant de la liberté qu'on lui laissait,
s'arrêtait à chaque pas pour paître l'herbe fraîche qui croissait
abondamment en cet endroit.

Sancho tira son maître de cette silencieuse extase:

«Seigneur, lui dit-il, les tristesses n'ont pas été faites pour
les bêtes, mais pour les hommes, et pourtant, quand les hommes s'y
abandonnent outre mesure, ils deviennent des bêtes. Allons,
revenez à vous, prenez courage, relevez les rênes à Rossinante,
ouvrez les yeux, et montrez cette gaillardise qui convient aux
chevaliers errants. Que diable est cela? Pourquoi cet abattement?
Sommes-nous en France, ou bien ici? Que Satan emporte plutôt
autant de Dulcinées qu'il y en a dans le monde, puisque la santé
d'un seul chevalier errant vaut mieux que tous les enchantements
et toutes les transformations de la terre!

-- Tais-toi, Sancho, répondit don Quichotte d'une voix qui n'était
pas éteinte; tais-toi, dis-je, et ne prononce point de blasphèmes
contre cette dame enchantée, dont la disgrâce et le malheur ne
peuvent s'attribuer qu'à ma faute. Oui, c'est de l'envie que me
portent les méchants qu'est née sa méchante aventure.

-- C'est ce que je dis également, reprit Sancho; de qui l'a vue et
la voit, le coeur se fend à bon droit.

-- Ah! tu peux bien le dire, Sancho, toi qui l'as vue dans tout
l'éclat de sa beauté, puisque l'enchantement ne s'étendit point à
troubler ta vue et à te voiler ses charmes; contre moi seul et
contre mes yeux s'est dirigée la force de son venin. Cependant,
Sancho, il m'est venu un scrupule; c'est que tu as mal dépeint sa
beauté; car, si j'ai bonne mémoire, tu as dit qu'elle avait des
yeux de perle, et des yeux de perle ressemblent plutôt à ceux d'un
poisson qu'à ceux d'une dame. À ce que je crois, ceux de Dulcinée
doivent être de vertes émeraudes, bien fendus, avec des arcs-en-
ciel qui lui servent de sourcils. Quant à ces perles, ôte-les des
yeux et passe-les aux dents, puisque sans doute tu as confondu,
Sancho, prenant les yeux pour les dents.

-- Cela peut bien être, répondit Sancho, car sa beauté m'avait
troublé autant que sa laideur troublait Votre Grâce. Mais
recommandons-nous à Dieu, qui sait seul ce qui doit arriver dans
cette vallée de larmes, dans ce méchant monde que nous avons pour
séjour, où l'on ne trouve rien qui soit sans mélange de tromperie
et de malignité. Une chose me fait de la peine, mon seigneur, plus
que les autres; quel moyen prendre, quand Votre Grâce vaincra
quelque géant ou quelque autre chevalier, et lui ordonnera d'aller
se présenter devant les charmes de madame Dulcinée? Où diable la
trouvera ce pauvre géant ou ce malheureux chevalier vaincu? Il me
semble que je les vois se promener par le Toboso, comme des
badauds, le nez en l'air, cherchant madame Dulcinée, qu'ils
pourront bien rencontrer au milieu de la rue sans la reconnaître
plus que mon père.

-- Peut-être, Sancho, répondit don Quichotte, que l'enchantement
ne s'étendra pas jusqu'à ôter la connaissance de Dulcinée aux
géants et aux chevaliers vaincus qui se présenteront de ma part.
Avec un ou deux des premiers que je vaincrai et que je lui
enverrai, nous en ferons l'expérience, et nous saurons s'ils la
voient ou non, parce que je leur ordonnerai de venir me rendre
compte de ce qu'ils auront éprouvé à ce sujet.

-- Je vous assure, seigneur, répliqua Sancho, que je trouve fort
bon ce que vous venez de dire. Avec cet artifice, en effet, nous
parviendrons à connaître ce que nous désirons savoir. Si ce n'est
qu'à vous seul qu'elle est cachée, le malheur sera plutôt pour
vous que pour elle. Mais, pourvu que madame Dulcinée ait bonne
santé et bonne humeur, nous autres, par ici, nous nous
arrangerons, et nous vivrons du mieux possible, cherchant nos
aventures, et laissant le temps faire des siennes, car c'est le
meilleur médecin de ces maladies et de bien d'autres.»

Don Quichotte voulait répondre à Sancho Panza; mais il en fut
empêché par la vue d'une charrette qui parut tout à coup à un
détour du chemin, chargée des plus divers personnages et des plus
étranges figures qui se puissent imaginer. Celui qui menait les
mules et faisait l'office de charretier était un horrible démon.
La charrette était à ciel découvert, sans pavillon de toile ou
d'osier. La première figure qui s'offrit aux yeux de don Quichotte
fut celle de la Mort elle-même, ayant un visage humain. Tout près
d'elle se tenait un ange, avec de grandes ailes peintes. De
l'autre côté était un empereur, portant, à ce qu'il paraissait,
une couronne d'or sur la tête. Aux pieds de la Mort était assis le
dieu qu'on appelle Cupidon, sans bandeau sur les yeux, mais avec
l'arc, les flèches et le carquois. Plus loin venait un chevalier
armé de toutes pièces; seulement il n'avait ni morion, ni salade,
mais un chapeau couvert de plumes de diverses couleurs. Derrière
ceux-là se trouvaient encore d'autres personnages de différents
costumes et aspects. Tout cela, se montrant à l'improviste,
troubla quelque peu don Quichotte et jeta l'effroi dans le coeur
de Sancho. Mais bientôt don Quichotte se réjouit, croyant qu'enfin
la fortune lui offrait quelque nouvelle et périlleuse aventure.
Dans cette pensée, et s'animant d'un courage prêt à tout
affronter, il alla se camper devant la charrette, et s'écria d'une
voix forte et menaçante:

«Charretier, cocher ou diable, ou qui que tu sois, dépêche-toi de
me dire qui tu es, où tu vas, et quelles sont les gens que tu
mènes dans ton char à bancs, qui a plus l'air de la barque à Caron
que des chariots dont on fait usage.»

Le diable, arrêtant sa voiture, répondit avec douceur:

«Seigneur, nous sommes les comédiens de la compagnie d'Angulo le
Mauvais.[78] Ce matin, jour de l'octave de la Fête-Dieu, nous avons
joué, dans un village qui est derrière cette colline, la divine
comédie des _Cortès de la Mort__[79]__, _et nous devons la jouer
ce tantôt dans cet autre village qu'on voit d'ici. Comme c'est
tout proche, et pour nous éviter la peine de nous déshabiller et
de nous rhabiller, nous faisons route avec les habits qui doivent
servir à la représentation. Ce jeune homme fait la Mort, cet autre
fait un ange, cette femme, qui est celle du directeur[80], est
vêtue en reine, celui-ci en soldat, celui-là en empereur, et moi
en démon; et je suis un des principaux personnages de l'acte
sacramentel, car je fais les premiers rôles de cette compagnie. Si
Votre Grâce veut savoir autre chose sur notre compte, elle n'a
qu'à parler; je saurai bien répondre avec toute ponctualité, car,
étant démon, rien ne m'échappe et tout m'est connu.

-- Par la foi de chevalier errant, reprit don Quichotte, quand je
vis ce chariot, j'imaginai que quelque grande aventure venait
s'offrir à moi, et je dis à présent qu'il faut toucher de la main
les apparences pour parvenir à se détromper. Allez avec Dieu,
bonnes gens, et faites bien votre fête, et voyez si je peux vous
être bon à quelque chose; je vous servirai de grand coeur et de
bonne volonté, car, depuis l'enfance, je suis très-amateur du
masque de théâtre, et, quand j'étais jeune, la comédie était ma
passion.[81]«

Tandis qu'ils discouraient ainsi, le sort voulut qu'un des acteurs
de la compagnie, resté en arrière, arrivât près d'eux. Celui-là
était vêtu en fou de cour, avec quantité de grelots, et portant au
bout d'un bâton trois vessies de boeuf enflées. Quand ce magot
s'approcha de don Quichotte, il se mit à escrimer avec son bâton,
à frapper la terre de ses vessies, à sauter de droite et de
gauche, en faisant sonner ses grelots, et cette vision fantastique
épouvanta tellement Rossinante, que, sans que don Quichotte fût
capable de le retenir, il prit son mors entre les dents et se
sauva à travers la campagne avec plus de légèreté que n'en
promirent jamais les os de son anatomie. Sancho, qui vit le péril
où était son maître d'être jeté bas, sauta du grison, et courut à
toutes jambes lui porter secours. Quand il atteignit don
Quichotte, celui-ci était déjà couché par terre, et auprès de lui
Rossinante, qui avait entraîné son maître dans sa chute; fin
ordinaire et dernier résultat des vivacités et des hardiesses de
Rossinante. Mais à peine Sancho eut-il laissé là sa monture que le
diable aux vessies sauta sur le grison, et, le fustigeant avec
elles, il le fit, plus de peur que de mal, voler par les champs,
du côté du village où la fête allait se passer. Sancho regardait
la fuite de son âne et la chute de son maître, et ne savait à
laquelle des deux nécessités il fallait d'abord accourir. Mais
pourtant, en bon écuyer, en fidèle serviteur, l'amour de son
seigneur l'emporta sur celui de son âne; bien que chaque fois
qu'il voyait les vessies se lever et tomber sur la croupe du
grison, c'était pour lui des angoisses de mort, et il aurait
préféré que ces coups lui fussent donnés sur la prunelle des yeux
plutôt que sur le plus petit poil de la queue de son âne. Dans
cette cruelle perplexité, il s'approcha de l'endroit où gisait don
Quichotte, beaucoup plus maltraité qu'il ne l'aurait voulu, et,
tandis qu'il l'aidait à remonter sur Rossinante:

«Seigneur, lui dit-il, le diable emporte l'âne.

-- Quel diable? demanda don Quichotte.

-- Celui des vessies, reprit Sancho.

-- Eh bien, je le lui reprendrai, répliqua don Quichotte, allât-il
se cacher avec lui dans les plus profonds et les plus obscurs
souterrains de l'enfer. Suis-moi, Sancho, la charrette va
lentement, et, avec les mules qui la traînent, je couvrirai la
perte du grison.

-- Il n'est plus besoin de vous donner cette peine, seigneur,
répondit Sancho; que Votre Grâce calme sa colère. À ce qu'il me
paraît, le diable a laissé le grison, et la pauvre bête revient à
son gîte.»

Sancho disait vrai, car le diable étant tombé avec l'âne, pour
imiter don Quichotte et Rossinante, le diable s'en alla à pied au
village, et l'âne revint à son maître.

«Il sera bon, toutefois, dit don Quichotte, de châtier l'insolence
de ce démon sur quelqu'un des gens de la charrette, fût-ce
l'empereur lui-même.

-- Ôtez-vous cela de l'esprit! s'écria Sancho, et suivez mon
conseil, qui est de ne jamais se prendre de querelle avec les
comédiens, car c'est une classe favorisée. J'ai vu tel d'entre eux
arrêté pour deux meurtres, et sortir de prison sans dépens.
Sachez, seigneur, que ce sont des gens de plaisir et de gaieté;
tout le monde les protège, les aide et les estime, surtout quand
ils sont des compagnies royales et titrées[82], car alors, à leurs
habits et à leur tournure, on les prendrait pour des princes.

-- C'est égal, répondit don Quichotte, le diable histrion ne s'en
ira pas en se moquant de moi, quand il serait protégé de tout le
genre humain.»

En parlant ainsi, il tourna bride du côté de la charrette, qui
était déjà près d'entrer au village, et il criait en courant:

«Arrêtez, arrêtez, troupe joyeuse et bouffonne; je veux vous
apprendre comment il faut traiter les ânes et autres animaux qui
servent de montures aux écuyers de chevaliers errants.»

Les cris que poussait don Quichotte étaient si forts, que ceux de
la charrette les entendirent, et ils jugèrent par les paroles de
l'intention de celui qui les prononçait. En un instant, la Mort
sauta par terre, puis l'empereur, puis le démon cocher, puis
l'ange, sans que la reine restât, non plus que le dieu Cupidon;
ils ramassèrent tous des pierres et se mirent en bataille, prêts à
recevoir don Quichotte sur la pointe de leurs cailloux. Le
chevalier, qui les vit rangés en vaillant escadron, les bras levés
et en posture de lancer puissamment leurs pierres, retint la bride
à Rossinante, et se mit à penser de quelle manière il les
attaquerait avec le moins de danger pour sa personne. Pendant
qu'il s'arrêtait, Sancho arriva, et le voyant disposé à l'attaque
de l'escadron:

«Ce serait trop de folie, s'écria-t-il, que d'essayer une telle
entreprise. Considérez, mon cher seigneur, que, contre des amandes
de rivière, il n'y a point d'armes défensives au monde, à moins de
se blottir sous une cloche de bronze. Considérez aussi qu'il y
aurait plus de témérité que de valeur à ce qu'un homme seul
attaquât une armée qui a la Mort à sa tête, où les empereurs
combattent en personne, où prennent part les bons et les mauvais
anges. Si cette considération ne suffit pas pour vous faire rester
tranquille, qu'il vous suffise au moins de savoir que, parmi tous
ces gens qui sont là, et bien qu'ils paraissent rois, princes et
empereurs, il n'y en a pas un qui soit chevalier errant.

-- À présent, oui, Sancho, s'écria don Quichotte, tu as touché le
point qui peut et doit changer ma résolution. Je ne puis ni ne
dois tirer l'épée, comme je te l'ai dit maintes fois, contre les
gens qui ne soient pas armés chevaliers. C'est toi, Sancho, que
l'affaire regarde, si tu veux tirer vengeance de l'outrage fait à
ton âne; d'ici, je t'aiderai par mes encouragements et par des
avis salutaires.

-- Il n'y a pas de quoi, seigneur, tirer vengeance de personne,
répondit Sancho. D'ailleurs, ce n'est pas d'un bon chrétien de se
venger des outrages, d'autant mieux que je m'arrangerai avec mon
âne pour qu'il remette son offense aux mains de ma volonté,
laquelle est de vivre pacifiquement les jours qu'il plaira au ciel
de me laisser vivre.

-- Eh bien, répliqua don Quichotte, puisque telle est ta décision,
bon Sancho, avisé Sancho, chrétien Sancho, laissons là ces
fantômes, et allons chercher des aventures mieux caractérisées;
car ce pays me semble de taille à nous en fournir beaucoup, et de
miraculeuses.»

Aussitôt il tourna bride, Sancho alla reprendre son âne, la Mort
avec tout son escadron volant remonta sur la charrette pour
continuer son voyage, et telle fut l'heureuse issue qu'eut la
terrible aventure du char de la Mort. Grâces en soient rendues au
salutaire conseil que donna Sancho à son maître, auquel arriva, le
lendemain, avec un chevalier amoureux et errant, une autre
aventure non moins intéressante, non moins curieuse que celle-ci.

Chapitre XII

_De l'étrange aventure qui arriva au valeureux don Quichotte avec
le brave chevalier des Miroirs_


La nuit qui suivit le jour de la rencontre du char de la Mort, don
Quichotte et son écuyer la passèrent sous de grands arbres
touffus, et, d'après le conseil de Sancho, don Quichotte mangea
des provisions de bouche que portait le grison. Pendant le souper,
Sancho dit à son maître:

«Hein! seigneur, que j'aurais été bête si j'avais choisi pour
étrennes le butin de votre première aventure, plutôt que les
poulains des trois juments! En vérité, en vérité, mieux vaut le
moineau dans la main que la grue qui vole au loin.

-- Néanmoins, Sancho, répondit don Quichotte, si tu m'avais laissé
faire et attaquer comme je le voulais, tu aurais eu pour ta part
de butin, au moins la couronne d'or de l'impératrice et les ailes
peintes de Cupidon, que je lui aurais arrachées à rebrousse-poil
pour te les mettre dans la main.

-- Bah! reprit Sancho, jamais les sceptres et les couronnes des
empereurs de comédie n'ont été d'or pur, mais bien de similor ou
de fer-blanc.

-- Cela est vrai, répliqua don Quichotte, car il ne conviendrait
pas que les ajustements de la comédie fussent de fine matière; ils
doivent être, comme elle-même, simulés et de simple apparence.
Quant à la comédie, je veux, Sancho, que tu la prennes en
affection, ainsi que ceux qui représentent les pièces et ceux qui
les composent; car ils servent tous grandement au bien de la
république, en nous offrant à chaque pas un miroir où se voient au
naturel les actions de la vie humaine. Aucune comparaison ne
saurait en effet nous retracer plus au vif ce que nous sommes et
ce que nous devrions être, que la comédie et les comédiens. Sinon,
dis-moi, n'as-tu pas vu jouer quelque pièce où l'on introduit des
rois, des empereurs, des pontifes, des chevaliers, des dames, et
d'autres personnages divers? l'un fait le fanfaron, l'autre le
trompeur, celui-ci le soldat, celui-là le marchand, cet autre le
benêt sensé, cet autre encore l'amoureux benêt; et quand la
comédie finit, quand ils quittent leurs costumes, tous les acteurs
redeviennent égaux dans les coulisses.

-- Oui, j'ai vu cela, répondit Sancho.

-- Eh bien, reprit don Quichotte, la même chose arrive dans la
comédie de ce monde, où les uns font les empereurs, d'autres les
pontifes, et finalement autant de personnages qu'on en peut
introduire dans une comédie. Mais quand ils arrivent à la fin de
la pièce, c'est-à-dire quand la vie finit, la mort leur ôte à tous
les oripeaux qui faisaient leur différence, et tous redeviennent
égaux dans la sépulture.

-- Fameuse comparaison! s'écria Sancho, quoique pas si nouvelle
que je ne l'aie entendu faire bien des fois, comme cette autre du
jeu des échecs; tant que le jeu dure, chaque pièce a sa
destination particulière; mais quand il finit, on les mêle, on les
secoue, on les bouleverse et on les jette enfin dans une bourse,
ce qui est comme si on les jetait de la vie dans la sépulture.

-- Chaque jour, dit don Quichotte, je m'aperçois que tu deviens
moins simple, que tu te fais plus avisé, plus spirituel.

-- Il faut bien, répondit Sancho, qu'en touchant votre esprit il
m'en reste quelque chose au bout des doigts. Les terres qui sont
naturellement sèches et stériles, quand on les fume et qu'on les
cultive, finissent par donner de bons fruits. Je veux dire que la
conversation de Votre Grâce a été le fumier qui est tombé sur
l'aride terrain de mon stérile esprit, et sa culture, le temps qui
s'est passé depuis que je vous sers et vous fréquente. Avec cela
j'espère porter des fruits qui soient de bénédiction, tels qu'ils
ne dégénèrent point et ne s'écartent jamais des sentiers de la
bonne éducation qu'a donnée Votre Grâce à mon entendement
desséché.»

Don Quichotte se mit à rire des expressions prétentieuses de
Sancho; mais il lui parut dire la vérité quant à ses progrès; car,
de temps en temps, Sancho parlait de manière à surprendre son
maître; bien que, chaque fois à peu près qu'il voulait s'exprimer
en bon langage, comme un candidat au concours, il finissait sa
harangue en se précipitant du faîte de sa simplicité dans l'abîme
de son ignorance. La chose où il montrait le plus d'élégance et de
mémoire, c'était à citer des proverbes, qu'ils vinssent à tort ou
à raison, comme on l'a vu et comme on le verra dans le cours de
cette histoire.

Cet entretien et d'autres encore les occupèrent une grande partie
de la nuit. Enfin, Sancho sentit l'envie de laisser tomber les
rideaux de ses yeux, comme il disait quand il voulait dormir, et,
débâtant le grison, il le laissa librement paître en pleine herbe.
Pour Rossinante, il ne lui ôta pas la selle, car c'était l'ordre
exprès de son seigneur que, tout le temps qu'ils seraient en
campagne et ne dormiraient pas sous toiture de maison, Rossinante
ne fût jamais dessellé, suivant l'antique usage respecté des
chevaliers errants. Ôter la bride et la pendre à l'arçon de la
selle, bien; mais ôter la selle au cheval, halte-là! Ainsi fit
Sancho, pour lui donner la même liberté qu'au grison, dont
l'amitié avec Rossinante fut si intime, si unique en son genre,
qu'à en croire certaine tradition conservée de père en fils,
l'auteur de cette véritable histoire consacra plusieurs chapitres
à cette amitié; mais ensuite, pour garder la décence et la dignité
qui conviennent à une si héroïque histoire, il les supprima.
Cependant, il oublie quelquefois sa résolution, et écrit, par
exemple, que, dès que les deux bêtes pouvaient se rejoindre, elles
s'empressaient de se gratter l'une l'autre, et, quand elles
étaient bien fatiguées et bien satisfaites de ce mutuel service,
Rossinante posait son cou en croix sur celui du grison, si bien
qu'il en passait de l'autre côté plus d'une demi-aune, et tous
deux, regardant attentivement par terre, avaient coutume de rester
ainsi trois jours, ou du moins tout le temps qu'on les laissait ou
que la faim ne les talonnait pas. L'auteur, à ce qu'on dit,
comparait leur amitié à celle de Nisus avec Euryale, et d'Oreste
avec Pylade. S'il en est ainsi, l'auteur aurait fait voir combien
fut sincère et solide l'amitié de ces deux pacifiques animaux,
tant pour l'admiration générale que, pour la confusion des hommes,
qui savent si mal se garder amitié les uns aux autres. C'est pour
cela qu'on dit: «Il n'y a point d'ami pour l'ami, les cannes de
jonc deviennent des lances[83]« et qu'on a fait ce proverbe: «De
l'ami à l'ami, la puce à l'oreille.[84]« Il ne faut pas,
d'ailleurs, s'imaginer que l'auteur se soit égaré quelque peu du
droit chemin en comparant l'amitié de ces animaux à celle des
hommes, car les hommes ont reçu des bêtes bien des avertissements,
et en ont appris bien des choses d'importance; par exemple, ils
ont appris des cigognes le clystère, des chiens le vomissement et
la gratitude, des grues la vigilance, des fourmis la prévoyance,
des éléphants la pudeur, et du cheval la loyauté.[85]

Finalement, Sancho se laissa tomber endormi au pied d'un liége, et
don Quichotte s'étendit sous un robuste chêne. Il y avait peu de
temps encore qu'il sommeillait, quand il fut éveillé par un bruit
qui se fit entendre derrière sa tête. Se levant en sursaut, il se
mit à regarder et à écouter d'où venait le bruit. Il aperçut deux
hommes à cheval, et entendit que l'un d'eux, se laissant glisser
de la selle, dit à l'autre:

«Mets pied à terre, ami, et détache la bride aux chevaux; ce lieu,
à ce qu'il me semble, abonde aussi bien en herbes pour eux qu'en
solitude et en silence pour mes amoureuses pensées.»

Dire ce peu de mots et s'étendre par terre fut l'affaire du même
instant; et, quand l'inconnu se coucha, il fit résonner les armes
dont il était couvert. À ce signe manifeste, don Quichotte
reconnut que c'était un chevalier errant. S'approchant de Sancho,
qui dormait encore, il le secoua par le bras, et, non sans peine,
il lui fit ouvrir les yeux; puis il dit à voix basse:

«Sancho, mon frère, nous tenons une aventure.

-- Dieu nous l'envoie bonne! répondit Sancho; mais où est,
seigneur, Sa Grâce madame l'aventure?

-- Où, Sancho? répliqua don Quichotte; tourne les yeux et regarde
par là; tu y verras étendu par terre un chevalier errant, qui, à
ce que je m'imagine, ne doit pas être trop joyeux, car je l'ai vu
se jeter à bas de cheval et se coucher par terre avec quelques
marques de chagrin, et, quand il est tombé, j'ai entendu bruire
ses armes.

-- Mais où trouvez-vous, reprit Sancho, que ce soit là une
aventure?

-- Je ne prétends pas dire, reprit don Quichotte, que ce soit là
une aventure complète, mais c'en est le commencement; car c'est
ainsi que commencent les aventures. Mais chut! écoutons; il me
semble qu'il accorde un luth ou une mandoline, et, à la manière
dont il crache et se nettoie la poitrine, il doit se préparer à
chanter quelque chose.

-- En bonne foi, c'est vrai, repartit Sancho, et ce doit être un
chevalier amoureux.

-- Il n'y a point de chevaliers errants qui ne le soient, reprit
don Quichotte; mais écoutons-le, et, s'il chante, par le fil de sa
voix nous tirerons le peloton de ses pensées, car l'abondance du
coeur fait parler la langue.[86]«

Sancho voulait répliquer à son maître, mais il en fut empêché par
la voix du chevalier du Bocage, qui n'était ni bonne ni mauvaise.
Ils prêtèrent tous deux attention et l'entendirent chanter ce
_Sonnet_:

«Donnez-moi, madame, une ligne à suivre, tracée suivant votre
volonté; la mienne s'y conformera tellement que jamais elle ne
s'en écartera d'un point.

«Si vous voulez que, taisant mon martyre, je meure, comptez-moi
déjà pour trépassé, et si vous voulez que je vous le confie d'une
manière inusitée, je ferai en sorte que l'amour lui-même parle
pour moi.

«Je suis devenu à l'épreuve des contraires, de cire molle et de
dur diamant, et aux lois de l'amour mon âme se résigne.

«Mol ou dur, je vous offre mon coeur; taillez ou gravez-y ce qui
vous fera plaisir; je jure de le garder éternellement.»

Avec un _hélas! _qui semblait arraché du fond de ses entrailles,
le chevalier du Bocage termina son chant; puis, après un court
intervalle, il s'écria d'une voix dolente et plaintive:

«Ô la plus belle et la plus ingrate des femmes de l'univers!
Comment est-il possible, sérénissime Cassildée de Vandalie, que tu
consentes à user et à faire périr en de continuels pèlerinages, en
d'âpres et pénibles travaux, ce chevalier ton captif? N'est-ce pas
assez que j'aie fait confesser que tu étais la plus belle du monde
à tous les chevaliers de la Navarre, à tous les Léonères, à tous
les Tartésiens, à tous les Castillans, et finalement à tous les
chevaliers de la Manche?

-- Oh! pour cela non, s'écria don Quichotte, car je suis de la
Manche, et jamais je n'ai rien confessé de semblable, et je
n'aurais pu ni dû confesser une chose aussi préjudiciable à la
beauté de ma dame. Tu le vois, Sancho, ce chevalier divague; mais
écoutons, peut-être se découvrira-t-il davantage?

-- Sans aucun doute, répliqua Sancho, car il prend le chemin de se
plaindre un mois durant.»

Toutefois il n'en fut pas ainsi; le chevalier du Bocage, ayant
entr'ouï qu'on parlait à ses côtés, interrompit ses lamentations,
et, se levant debout, dit d'une voix sonore et polie:

«Qui est là? quelles gens y a-t-il? Est-ce par hasard du nombre
des heureux ou du nombre des affligés?

-- Des affligés, répondit don Quichotte.

-- Eh bien! venez à moi, reprit le chevalier du Bocage, et vous
pouvez compter que vous approchez de l'affliction même et de la
tristesse en personne.»

Don Quichotte, qui s'entendit répondre avec tant de sensibilité et
de courtoisie, s'approcha de l'inconnu, et Sancho fit de même. Le
chevalier aux lamentations saisit don Quichotte par le bras:

«Asseyez-vous, seigneur chevalier, lui dit-il; car, pour deviner
que vous l'êtes, et de ceux qui professent la chevalerie errante,
il me suffit de vous avoir trouvé dans cet endroit, où la solitude
et le serein vous font compagnie, appartement ordinaire et lit
naturel des chevaliers errants.»

Don Quichotte répondit:

«Je suis chevalier, en effet, de la profession que vous dites, et,
quoique les chagrins et les disgrâces aient fixé leur séjour dans
mon âme, cependant ils n'en ont pas chassé la compassion que je
porte aux malheurs d'autrui. De ce que vous chantiez tout à
l'heure, j'ai compris que les vôtres sont amoureux, je veux dire
nés de l'amour que vous portez à cette belle ingrate dont le nom
vous est échappé dans vos plaintes.»

Quand les deux chevaliers discouraient ainsi, ils étaient assis
côte à côte sur le dur siège de la terre, en paix et en bonne
intelligence, comme si, aux premiers rayons du jour, ils n'eussent
pas dû se couper la gorge.

«Seigneur chevalier, demanda celui du Bocage à don Quichotte,
seriez-vous par bonheur amoureux?

-- Par malheur je le suis, répondit don Quichotte, quoique, après
tout, les souffrances qui naissent d'une affection bien placée
doivent plutôt passer pour des biens que pour des maux.

-- Telle est la vérité, répliqua le chevalier du Bocage, quand
toutefois le dédain ne nous trouble pas l'entendement et la
raison, car il peut être poussé au point de ressembler à de la
vengeance.

-- Jamais je ne fus dédaigné par ma dame, répondit don Quichotte.

-- Non, par ma foi, ajouta Sancho, qui se tenait près de lui, car
notre dame est plus douce qu'un mouton et plus tendre que du
beurre.

-- Est-ce là votre écuyer? demanda le chevalier du Bocage.

-- Oui, c'est lui, répondit don Quichotte.

-- Je n'ai jamais vu d'écuyer, répliqua l'inconnu, qui osât parler
où parle son seigneur. Du moins, voilà le mien, qui est grand
comme père et mère, et duquel on ne saurait prouver qu'il ait
desserré les dents où j'avais parlé.

-- Eh bien, ma foi, s'écria Sancho, moi j'ai parlé, et je parlerai
devant un autre aussi... et même plus... Mais laissons cela: c'est
pire à remuer.»

Alors l'écuyer du Bocage empoigna Sancho par le bras:

«Compère, lui dit-il, allons-nous-en tous deux où nous puissions
parler tout notre soûl, et laissons ces seigneurs nos maîtres s'en
conter l'un à l'autre avec l'histoire de leurs amours. En bonne
foi de Dieu, le jour les surprendra qu'ils n'auront pas encore
fini.

-- Très-volontiers, répondit Sancho, et je dirai à Votre Grâce qui
je suis, pour que vous voyiez si l'on peut me compter à la
douzaine parmi les écuyers parlants.»

À ces mots, les deux écuyers s'éloignèrent, et ils eurent ensemble
un dialogue aussi plaisant que celui de leurs maîtres fut grave et
sérieux.

Chapitre XIII

_Où se poursuit l'aventure du chevalier du Bocage, avec le
piquant, suave et nouveau dialogue qu'eurent ensemble les deux
écuyers_


S'étant séparés ainsi, d'un côté étaient les chevaliers, de
l'autre les écuyers, ceux-ci se racontant leurs vies, ceux-là
leurs amours. Mais l'histoire rapporte d'abord la conversation des
valets, et passe ensuite à celle des maîtres. Suivant elle, quand
les écuyers se furent éloignés un peu, celui du Bocage dit à
Sancho:

«C'est une rude et pénible vie que nous menons, mon bon seigneur,
nous qui sommes écuyers de chevaliers errants. On peut en toute
vérité nous appliquer l'une des malédictions dont Dieu frappa nos
premiers parents, et dire que nous mangeons le pain à la sueur de
nos fronts.[87]

-- On peut bien dire aussi, ajouta Sancho, que nous le mangeons à
la gelée de nos corps; car qui souffre plus du froid et du chaud
que les misérables écuyers de la chevalerie errante? Encore n'y
aurait-il pas grand mal si nous mangions, puisque suivant le
proverbe, avec du pain tous les maux sont vains. Mais quelquefois
il nous arrive de passer un jour, et même deux, sans rompre le
jeûne, si ce n'est avec l'air qui court.

-- Tout cela pourtant peut se prendre en patience, reprit l'écuyer
du Bocage, avec l'espoir du prix qui nous attend; car si le
chevalier errant que l'on sert n'est point par trop ingrat, on se
verra bientôt récompensé tout au moins par un aimable gouvernement
de quelque île, ou par un comté de bonne mine.

-- Moi, répliqua Sancho, j'ai déjà dit à mon maître qu'avec le
gouvernement d'une île j'étais satisfait, et lui, il est si noble
et si libéral, qu'il me l'a promis bien des fois, et à bien des
reprises.

-- Quant à moi, reprit l'écuyer du Bocage, un canonicat payera mes
services, et mon maître me l'a déjà délégué.

-- Holà! s'écria Sancho, le maître de Votre Grâce est donc
chevalier à l'ecclésiastique[88], puisqu'il fait de semblables
grâces à ses bons écuyers? Pour le mien, il est tout bonnement
laïque, et pourtant je me rappelle que des gens d'esprit, quoique,
à mon avis, mal intentionnés, voulaient lui conseiller de devenir
archevêque. Heureusement qu'il ne voulut pas être autre chose
qu'empereur, et je tremblais alors qu'il ne lui prît fantaisie de
se mettre dans l'Église, me trouvant point en état d'y occuper des
bénéfices. Car il faut que vous sachiez une chose, c'est que, bien
que je paraisse un homme, je ne suis qu'une bête pour être de
l'Église.

-- Eh bien! en vérité. Votre Grâce a tort, reprit l'écuyer du
Bocage, car les gouvernements insulaires ne sont pas tous de bonne
pâte. Il y en a de pauvres, il y en a de mélancoliques, il y en a
qui vont, tout de travers, et le mieux bâti, le plus pimpant de
tous, traîne une pesante charge d'incommodités et de soucis, que
prend sur ses épaules le malheureux auquel il tombe en partage. Il
vaudrait mille fois mieux vraiment que nous autres, qui faisons ce
maudit métier de servir, nous retournassions chez nous pour y
passer le temps à des exercices plus doux, comme qui dirait la
chasse ou la pêche; car enfin, quel écuyer si pauvre y a-t-il au
monde qui manque d'un bidet, d'une paire de lévriers et d'une
ligne à pêcher pour se divertir dans son village?

-- À moi, rien de tout cela ne manque, répondit Sancho. Il est
vrai pourtant que je n'ai pas de bidet, mais j'ai un âne qui vaut
deux fois mieux que le cheval de mon maître. Que Dieu me donne
mauvaise Pâque, fût-ce la plus prochaine, si je changeais mon âne
pour son cheval, quand même il me donnerait quatre boisseaux
d'orge en retour! Votre Grâce se moquera si elle veut de la valeur
de mon grison: je dis, grison, car c'est le gris qui est la
couleur de mon âne. Quant aux lévriers, c'est bien le diable s'ils
me manquaient, lorsqu'il y en a de reste au pays, d'autant mieux
que la chasse est bien plus agréable quand on la fait avec le bien
d'autrui.

-- Réellement, seigneur écuyer, répondit celui du Bocage, j'ai
résolu et décidé de laisser là ces sottes prouesses de ces
chevaliers, pour m'en retourner dans mon village et élever mes
petits enfants, car j'en ai trois, jolis comme trois perles
orientales.

-- Moi, j'en ai deux, reprit Sancho, qu'on peut bien présenter au
pape en personne, notamment une jeune fille que j'élève pour être
comtesse, s'il plaît à Dieu, bien qu'en dépit de sa mère.

-- Et quel âge a cette dame que vous élevez pour être comtesse?
demanda l'écuyer du Bocage.

-- Quinze ans, à deux de plus ou de moins, répondit Sancho. Mais
elle est grande comme une perche, fraîche comme une matinée
d'avril, et forte comme un portefaix.

-- Diable! ce sont là des qualités, reprit l'écuyer du Bocage, de
quoi être non-seulement comtesse, mais encore nymphe du Vert-
Bosquet. Ô gueuse, fille de gueuse! quelle carrure doit avoir la
luronne!

-- Tout beau, interrompit Sancho, quelque peu fâché; ni elle n'est
gueuse, ni sa mère ne le fut, ni aucune des deux le sera, si Dieu
le permet, tant que je vivrai. Et parlez, seigneur, un peu plus
poliment; car, pour un homme élevé parmi les chevaliers errants,
qui sont la politesse même, vos paroles ne me semblent pas trop
bien choisies.

-- Oh! que vous ne vous entendez guère en fait de louanges,
seigneur écuyer! s'écria celui du Bocage. Comment donc, ne savez-
vous pas que lorsqu'un chevalier donne un bon coup de lance au
taureau dans le cirque, ou bien quand une personne fait quelque
chose proprement, on a coutume de dire dans le peuple: «Ô fils de
gueuse! comme il s'en est bien tiré[89]!» Et ces mots, qui semblent
une injure, sont un notable éloge. Allez, seigneur, reniez plutôt
les fils et les filles qui ne méritent point par leurs oeuvres
qu'on adresse à leurs parents de semblables louanges.

-- Oui, pardieu, je les renie, s'il en est ainsi, s'écria Sancho,
et, par la même raison, vous pouviez nous jeter, à moi, à mes
enfants et à ma femme, toute une gueuserie sur le corps; car, en
vérité, tout ce qu'ils disent et tout ce qu'ils font sont des
perfections dignes de tels éloges. Ah! pour le revoir, je prie
Dieu qu'il me tire de péché mortel, et ce sera la même chose s'il
me tire de ce périlleux métier d'écuyer errant, où je me suis
fourré une seconde fois, alléché par une bourse pleine de cent
ducats que j'ai trouvée un beau jour au milieu de la Sierra-
Moréna; et le diable me met toujours devant les yeux, ici, là, de
ce côté, de cet autre, un gros sac de doublons, si bien qu'il me
semble à chaque pas que je le touche avec la main, que je le
prends dans mes bras, que je l'emporte à la maison, que j'achète
du bien, que je me fais des rentes, et que je vis comme un prince.
Le moment où je pense à cela, voyez-vous, il me semble facile de
prendre en patience toutes les peines que je souffre avec mon
timbré de maître, qui tient plus, je le sais bien, du fou que du
chevalier.

-- C'est pour cela, répondit l'écuyer du Bocage, qu'on dit que
l'envie d'y trop mettre rompt le sac; et, s'il faut parler de nos
maîtres, il n'y a pas de plus grand fou dans le monde que le mien,
car il est de ces gens de qui l'on dit: «Les soucis du prochain
tuent l'âne;» en effet, pour rendre la raison à un chevalier qui
l'a perdue, il est devenu fou lui-même, et s'est mis à chercher
telle chose que, s'il la trouvait, il pourrait bien lui en cuire.

-- Est-ce que, par hasard, il est amoureux? demanda Sancho.

-- Oui, répondit l'écuyer du Bocage, il s'est épris d'une certaine
Cassildée de Vandalie, la dame la plus crue et la plus rôtie qui
se puisse trouver dans tout l'univers; mais ce n'est pas seulement
du pied de la crudité qu'elle cloche; bien d'autres supercheries
lui grognent dans le ventre, comme on pourra le voir avant peu
d'heures[90].

-- Il n'y a pas de chemin si uni, répliqua Sancho, qu'il n'ait
quelque pierre à faire broncher; si l'on fait cuire des fèves chez
les autres, chez moi c'est à pleine marmite; et la folie, plus que
la raison, doit avoir des gens pendus à ses crochets. Mais si ce
qu'on dit est vrai, que d'avoir des compagnons dans la peine doit
nous soulager, je pourrai m'en consoler avec Votre Grâce, puisque
vous servez un maître aussi bête que le mien.

-- Bête, oui, mais vaillant, répondit l'écuyer du Bocage, et
encore plus coquin que bête et que vaillant.

-- Oh! ce n'est plus là le mien, s'écria Sancho. Il n'est pas
coquin le moins du monde; au contraire, il a un coeur de pigeon,
ne sait faire de mal à personne, mais du bien à tous, et n'a pas
la moindre malice. Un enfant lui ferait croire qu'il fait nuit en
plein midi. C'est pour cette bonhomie que je l'aime comme la
prunelle de mes yeux, et que je ne puis me résoudre à le quitter,
quelques sottises qu'il fasse.

-- Avec tout cela, frère et seigneur, reprit l'écuyer du Bocage,
si l'aveugle conduit l'aveugle, tous deux risquent de tomber dans
le trou[91]. Il vaut encore mieux battre en retraite sur la pointe
du pied et regagner nos gîtes; car qui cherche les aventures ne
les trouve pas toujours bien mûres.»

Tout en parlant, Sancho paraissait de temps à autre cracher une
certaine espèce de salive un peu sèche et collante. Le charitable
écuyer s'en aperçut:

«Il me semble, dit-il, qu'à force de jaser, nos langues
s'épaississent et nous collent au palais. Mais je porte à l'arçon
de ma selle un remède à décoller la langue, qui n'est pas à
dédaigner.»

Cela dit, il se leva, et revint un instant après, avec une grande
outre de vin et un pâté long d'une demi-aune. Et ce n'est pas une
exagération; car il était fait d'un lapin de choux d'une telle
grosseur, que Sancho, quand il toucha le pâté, crut qu'il y avait
dedans, non pas un chevreau, mais un bouc. Aussi il s'écria:

«C'est cela que porte Votre Grâce en voyage, seigneur?

-- Eh bien, que pensiez-vous donc? répondit l'autre; suis-je, par
hasard, quelque écuyer au pain et à l'eau? Oh! je porte plus de
provisions sur la croupe de mon bidet qu'un général en campagne.»

Sancho mangea sans se faire prier davantage. Favorisé par la nuit,
il avalait en cachette des morceaux gros comme le poing.

«On voit bien, dit-il, que Votre Grâce est un écuyer fidèle et
légal, en bonne forme et de bon aloi, généreux et magnifique,
comme le prouve ce banquet, qui, s'il n'est pas arrivé par voie
d'enchantement, en a du moins tout l'air. Ce n'est pas comme moi,
chétif et misérable, qui n'ai dans mon bissac qu'un morceau de
fromage, si dur qu'on en pourrait casser la tête à un géant, avec
quatre douzaines de caroubles qui lui font compagnie, et autant de
noix et de noisettes, grâce à la détresse de mon maître et à
l'opinion qu'il s'est faite, et qu'il observe comme article de
foi, que les chevaliers errants ne doivent se nourrir que de
fruits secs et d'herbes des champs.

-- Par ma foi, frère, répliqua l'écuyer, je n'ai pas l'estomac
fait aux chardons et aux poires sauvages, non plus qu'aux racines
des bois. Que nos maîtres aient tant qu'ils voudront des opinions
et des lois chevaleresques, et qu'ils mangent ce qui leur
conviendra. Quant à moi, je porte des viandes froides pour
l'occasion, ainsi que cette outre pendue à l'arçon de la selle.
J'ai pour elle tant de dévotion et d'amour, qu'il ne se passe
guère de moments que je ne lui donne mille embrassades et mille
baisers.»

En disant cela, il la mit entre les mains de Sancho, qui, portant
le goulot à sa bouche, se mit à regarder les étoiles un bon quart
d'heure. Quand il eut fini de boire, il laissa tomber la tête sur
une épaule, et jetant un grand soupir:

«Oh! le fils de gueuse, s'écria-t-il, comme il est catholique!

-- Voyez-vous, reprit l'écuyer du Bocage, dès qu'il eut entendu
l'exclamation de Sancho, comme vous avez loué ce vin en l'appelant
fils de gueuse!

-- Aussi je confesse, répondit Sancho, que ce n'est déshonorer
personne que de l'appeler fils de gueuse, quand c'est avec
l'intention de le louer. Mais dites-moi, seigneur, par le salut
que vous aimez le mieux, est-ce que ce vin n'est pas de Ciudad-
Réal[92]?

-- Fameux gourmet! s'écria l'écuyer du Bocage; il ne vient pas
d'ailleurs, en vérité, et il a quelques années de vieillesse.

-- Comment donc! reprit Sancho; croyez-vous que la connaissance de
votre vin me passe par-dessus la tête? Eh bien! sachez, seigneur
écuyer, que j'ai un instinct si grand et si naturel pour connaître
les vins, qu'il me suffit d'en sentir un du nez pour dire son
pays, sa naissance, son âge, son goût, toutes ses circonstances et
dépendances. Mais il ne faut point s'étonner de cela, car j'ai eu
dans ma race, du côté de mon père, les deux plus fameux gourmets
qu'en bien des années la Manche ait connus; et, pour preuve, il
leur arriva ce que je vais vous conter. Un jour, on fit goûter du
vin d'une cuve, en leur demandant leur avis sur l'état et les
bonnes ou mauvaises qualités de ce vin. L'un le goûta du bout de
la langue, l'autre ne fit que le flairer du bout du nez. Le
premier dit que ce vin sentait le fer, et le second qu'il sentait
davantage le cuir de chèvre. Le maître assura que la cuve était
propre, et que son vin n'avait reçu aucun mélange qui pût lui
donner l'odeur de cuir ou de fer. Cependant les deux fameux
gourmets persistèrent dans leur déclaration. Le temps marcha, le
vin se vendit, et, quand on nettoya la cuve, on y trouva une
petite clef pendue à une courroie de maroquin. Maintenant, voyez
si celui qui descend d'une telle race peut donner son avis en
semblable matière[93].

-- C'est pour cela que je dis, reprit l'écuyer du Bocage, que nous
cessions d'aller à la quête des aventures, et que nous ne
cherchions pas des tourtes quand nous avons une miche de pain.
Croyez-moi, retournons à nos chaumières, où Dieu saura bien nous
trouver s'il lui plaît.

-- Non, répondit Sancho, jusqu'à ce que mon maître arrive à
Saragosse, je le servirai; une fois là, nous saurons quel parti
prendre.»

Finalement, tant parlèrent et tant burent les deux bons écuyers,
que le sommeil eut besoin de leur attacher la langue et de leur
étancher la soif; car, pour l'ôter entièrement, ce n'eût pas été
possible. Ainsi donc, tenant tous deux amoureusement embrassée
l'outre à peu près vide, et les morceaux encore à demi mâchés dans
la bouche, ils restèrent endormis sur la place, où nous les
laisserons, pour conter maintenant ce qui se passa entre le
chevalier du Bocage et celui de la Triste-Figure.

Chapitre XIV

_Où se poursuit l'aventure du chevalier du Bocage_


Parmi bien des propos qu'échangèrent don Quichotte et le chevalier
de la Forêt, l'histoire raconte que celui-ci dit à don Quichotte:

«Finalement, seigneur chevalier, je veux vous apprendre que ma
destinée, ou mon choix pour mieux dire, m'a enflammé d'amour pour
la sans pareille Cassildée de Vandalie[94]; je l'appelle sans
pareille, parce qu'elle n'en a point, ni pour la grandeur de la
taille ni pour la perfection de la beauté. Eh bien, cette
Cassildée, dont je vous fais l'éloge, a payé mes honnêtes pensées
et mes courtois désirs en m'exposant, comme la marâtre d'Hercule,
à une foule de périls, me promettant, à la fin de chacun d'eux,
qu'à la fin de l'autre arriverait le terme de mes espérances. Mais
ainsi mes travaux ont été si bien s'enchaînant l'un à l'autre,
qu'ils sont devenus innombrables, et je ne sais quand viendra le
dernier pour donner ouverture à l'accomplissement de mes chastes
désirs. Une fois, elle m'a commandé de combattre en champ clos la
fameuse géante de Séville, appelée la Giralda, qui est vaillante
et forte en proportion de ce qu'elle est de bronze, et qui, sans
bouger de place, est la plus changeante et la plus volage des
femmes du monde[95]. J'arrivai, je vis et je vainquis, et je
l'obligeai à se tenir immobile (car, en plus d'une semaine, il ne
souffla d'autre vent que celui du nord). Une autre fois, elle
m'ordonna d'aller prendre et peser les antiques pierres des
formidables taureaux de Guisando[96], entreprise plus faite pour un
portefaix que pour un chevalier. Une autre fois encore, elle me
commanda de me précipiter dans la caverne de Cabra, péril inouï,
épouvantable! et de lui rapporter une relation détaillée de ce que
renferme cet obscur et profond abîme[97]. J'arrêtai le mouvement de
la Giralda, je pesai les taureaux de Guisando, je me précipitai
dans la caverne, et je mis au jour tout ce que cachait son
obscurité; et pourtant mes espérances n'en furent pas moins
mortes, ses exigences et ses dédains pas moins vivants. À la fin,
elle m'a dernièrement ordonné de parcourir toutes les provinces
d'Espagne, pour faire confesser à tous les chevaliers errants qui
vaguent par ce royaume qu'elle est la plus belle de toutes les
belles qui vivent actuellement, et que je suis le plus vaillant et
le plus amoureux chevalier du monde. Dans cette entreprise, j'ai
couru déjà la moitié de l'Espagne, et j'y ai vaincu bon nombre de
chevaliers qui avaient osé me contredire; mais l'exploit dont je
m'enorgueillis par-dessus tout, c'est d'avoir vaincu en combat
singulier ce fameux chevalier don Quichotte de la Manche, et de
lui avoir fait avouer que ma Cassildée de Vandalie est plus belle
que sa Dulcinée du Toboso. Par cette seule victoire, je compte
avoir vaincu tous les chevaliers du monde, car ce don Quichotte,
dont je parle, les a vaincus tous, et, puisqu'à mon tour je l'ai
vaincu, sa gloire, sa renommée, son honneur ont passé en ma
possession, comme a dit le poëte: «Le vainqueur acquiert d'autant
plus de gloire que le vaincu a plus de célébrité.[98]« Ainsi donc,
c'est pour mon propre compte, et comme m'appartenant, que courent
de bouche en bouche les innombrables exploits du susdit don
Quichotte.»

Don Quichotte resta stupéfait d'entendre ainsi parler le chevalier
du Bocage, et fut mille fois sur le point de lui donner le démenti
de ses paroles. Il eut même un _tu en as menti _sur le bout de la
langue; mais il se contint du mieux qu'il put, afin de lui faire
confesser son mensonge de sa propre bouche. Il lui dit donc avec
beaucoup de calme:

«Que Votre Grâce, seigneur chevalier, ait vaincu la plupart des
chevaliers errants d'Espagne, et même du monde entier, à cela je
n'ai rien à dire; mais que vous ayez vaincu don Quichotte de la
Manche, c'est là ce que je mets en doute. Il pourrait se faire que
ce fût un autre qui lui ressemblât, bien que cependant peu de gens
lui ressemblent.

-- Comment, non! répliqua le chevalier du Bocage; par le ciel qui
nous couvre! j'ai combattu contre don Quichotte, je l'ai vaincu,
je l'ai fait rendre à merci. C'est un homme haut de taille, sec de
visage, long de membres, ayant le teint jaune, les cheveux
grisonnants, le nez aquilin et un peu courbe, les moustaches
grandes, noires et tombantes. Il fait la guerre sous le nom de
chevalier de la Triste-Figure, et mène pour écuyer un paysan qui
s'appelle Sancho Panza. Il presse les flancs et dirige le frein
d'un fameux coursier nommé Rossinante, et finalement il a pour
dame une certaine Dulcinée du Toboso, appelée dans le temps
Aldonza Lorenzo, tout comme la mienne, que j'appelle Cassildée de
Vandalie, parce qu'elle a nom Cassilda et qu'elle est Andalouse.
Maintenant, si tous ces indices ne suffisent pas pour donner
crédit à ma véracité, voici mon épée qui saura bien me rendre
justice de l'incrédulité même.

-- Calmez-vous, seigneur chevalier, reprit don Quichotte, et
écoutez ce que je veux vous dire. Il faut que vous sachiez que ce
don Quichotte est le meilleur ami que j'aie au monde, tellement
que je puis dire qu'il m'est aussi cher que moi-même. Par le
signalement que vous m'avez donné de lui, si ponctuel et si
véritable, je suis forcé de croire que c'est lui-même que vous
avez vaincu. D'un autre côté, je vois avec les yeux et je touche
avec les mains qu'il est impossible que ce soit lui; à moins
toutefois que, comme il a beaucoup d'ennemis parmi les
enchanteurs, un notamment qui le persécute d'ordinaire, quelqu'un
d'eux n'ait pris sa figure pour se laisser vaincre, pour lui
enlever la renommée que ses hautes prouesses de chevalerie lui ont
acquise sur toute la face de la terre. Pour preuve encore de cela,
je veux vous apprendre que ces maudits enchanteurs, ses ennemis,
ont transformé, il n'y a pas deux jours, la figure et la personne
de la charmante Dulcinée du Toboso en une vile et sale paysanne.
Ils auront, de la même manière, transformé don Quichotte. Mais si
tout cela ne suffit pas pour vous convaincre de la vérité de ce
que je vous dis, voici don Quichotte lui-même, qui la soutiendra
les armes à la main, à pied ou à cheval, ou de toute autre manière
qui vous conviendra.»

À ces mots, il se leva tout debout, et, saisissant la garde de son
épée, il attendit quelle résolution prendrait le chevalier du
Bocage.

Celui-ci répondit d'une voix également tranquille:

«Le bon payeur ne regrette point ses gages; celui qui, une
première fois, seigneur don Quichotte, a pu vous vaincre
transformé, peut bien avoir l'espérance de vous vaincre sous votre
forme véritable. Mais comme il n'est pas convenable que les
chevaliers accomplissent leurs faits d'armes en cachette et dans
la nuit, ainsi que des brigands ou des souteneurs de mauvais
lieux, attendons le jour pour que le soleil éclaire nos oeuvres.
La condition de notre bataille sera que le vaincu reste à la merci
du vainqueur, pour que celui-ci fasse de l'autre tout ce qui lui
plaira, pourvu toutefois qu'il soit décemment permis à un
chevalier de s'y soumettre.

-- Je suis plus que satisfait, répondit don Quichotte, de cette
condition et de cet arrangement.»

Cela dit, ils allèrent chercher leurs écuyers, qu'ils trouvèrent
dormant et ronflant, dans la même posture que celle qu'ils avaient
quand le sommeil les surprit. Ils les éveillèrent, et leur
commandèrent de tenir leurs chevaux prêts, parce qu'au lever du
soleil ils devaient se livrer ensemble un combat singulier,
sanglant et formidable.

À ces nouvelles, Sancho frissonna de surprise et de peur,
tremblant pour le salut de son maître, à cause des actions de
bravoure qu'il avait entendu conter du sien par l'écuyer du
Bocage. Cependant, et sans mot dire, les deux écuyers s'en
allèrent chercher leur troupeau de bêtes, car les trois chevaux et
l'âne, après s'être flairés, paissaient tous ensemble.

Chemin faisant, l'écuyer du Bocage dit à Sancho:

«Il faut que vous sachiez, frère, que les braves de l'Andalousie
ont pour coutume, quand ils sont parrains dans quelque duel, de ne
pas rester les bras croisés tandis que les filleuls combattent[99].
Je dis cela pour que vous soyez averti que, tandis que nos maîtres
ferrailleront, nous aurons, nous autres, à jouer aussi du couteau.

-- Cette coutume, seigneur écuyer, répondit Sancho, peut bien
avoir cours parmi les bravaches dont vous parlez; mais parmi les
écuyers des chevaliers errants, pas le moins du monde; au moins je
n'ai jamais ouï citer à mon maître une semblable coutume, lui qui
sait par coeur tous les règlements de la chevalerie errante.
D'ailleurs, je veux bien que ce soit une règle expresse de faire
battre les écuyers tandis que leurs seigneurs se battent; moi, je
ne veux pas la suivre; j'aime mieux payer l'amende imposée aux
écuyers pacifiques; elle ne passera pas, j'en suis sûr, deux
livres de cire[100], et je préfère payer les cierges, car je sais
qu'ils me coûteront moins que la charpie qu'il faudrait acheter
pour me panser la tête, que je tiens déjà pour cassée et fendue en
deux. Il y a plus, c'est que je suis dans l'impossibilité de me
battre, n'ayant pas d'épée, et de ma vie je n'en ai porté.

-- À cela, je sais un bon remède, répliqua l'écuyer du Bocage;
j'ai là deux sacs de toile de la même grandeur; vous prendrez
l'un, moi l'autre, et nous nous battrons à coups de sacs, avec des
armes égales.

-- De cette façon-là, s'écria Sancho, à la bonne heure, car un tel
combat nous servira plutôt à nous épousseter qu'à nous faire du
mal.

-- Oh! ce n'est pas ainsi que je l'entends, repartit l'autre; nous
allons mettre dans chacun des sacs, pour que le vent ne les
emporte pas, une demi-douzaine de jolis cailloux, bien ronds, bien
polis, qui pèseront autant les uns que les autres. Ensuite nous
pourrons nous étriller à coups de sacs tout à l'aise, sans nous
écorcher seulement la peau.

-- Voyez un peu, mort de ma vie! s'écria Sancho, quelle ouate de
coton et quelles martes ciboulines il vous met dans les sacs, pour
nous empêcher de nous moudre le crâne et de nous mettre les os en
poussière! Eh bien! quand on les remplirait de cocons de soie,
sachez, mon bon seigneur, que je ne me battrais pas. Laissons
battre nos maîtres, et qu'ils s'en tirent comme ils pourront; mais
nous, buvons, mangeons et vivons, car le temps prend bien assez
soin de nous ôter nos vies, sans que nous cherchions des excitants
pour qu'elles finissent avant leur terme et qu'elles tombent avant
d'être mûres.

-- Avec tout cela, reprit l'écuyer du Bocage, nous nous battrons
bien au moins une demi-heure.

-- Pour cela non, répondit Sancho; je ne serai pas si peu courtois
et si peu reconnaissant qu'avec un homme qui m'a fait boire et
manger j'engage jamais aucune querelle, si minime qu'elle soit.
D'autant plus que, n'ayant ni colère ni ressentiment, qui diable
va s'aviser de se battre à froid?

-- Oh! pour cela, reprit l'écuyer du Bocage, je vous fournirai un
remède suffisant. Avant que nous commencions la bataille, je
m'approcherai tout doucement de Votre Grâce, et je vous donnerai
trois ou quatre soufflets qui vous jetteront par terre à mes
pieds; avec cela j'éveillerai bien votre colère, fût-elle plus
endormie qu'une marmotte.

-- Contre cette botte je sais une parade, répondit Sancho, et qui
la vaut bien. Je couperai, moi, une bonne gaule, et, avant que
Votre Grâce vienne m'éveiller la colère, je ferai si bien dormir
la sienne à coups de bâton, qu'elle ne s'éveillera plus, si ce
n'est dans l'autre monde, où l'on sait fort bien que je ne suis
pas homme à me laisser manier le visage par personne. Que chacun
prenne garde à ce qu'il fait; le plus sage serait que chacun
laissât dormir sa colère, car personne ne connaît l'âme de
personne, et tel va chercher de la laine qui revient tondu. Dieu a
béni la paix et maudit les querelles, et si un chat qu'on enferme
et qu'on excite se change en lion, moi qui suis homme, Dieu sait
en quoi je pourrais me changer. Ainsi donc, seigneur écuyer,
j'intime à Votre Grâce que dès à présent elle est responsable de
tout le mal qui pourrait résulter de notre bataille.

-- C'est fort bien, répliqua l'écuyer du Bocage; Dieu ramènera le
jour, et nous y verrons clair.»

En ce moment commençaient à gazouiller dans les arbres mille
espèces de brillants oiseaux, qui semblaient, par leurs chants
joyeux et variés, souhaiter la bienvenue à la fraîche aurore, dont
le charmant visage se montrait peu à peu sur les balcons de
l'orient. Elle secouait de ses cheveux dorés un nombre infini de
perles liquides, et les plantes baignées de cette suave liqueur
paraissaient elles-mêmes jeter et répandre des gouttes de diamant.
À sa venue, les saules distillaient une manne savoureuse, les
fontaines semblaient rire, les ruisseaux murmurer, les bois se
réjouir, et les prairies étaler leur tapis de verdure.

Mais à peine la clarté du jour eut-elle permis d'apercevoir et de
discerner les objets, que la première chose qui s'offrit aux
regards de Sancho fut le nez de l'écuyer du Bocage, si grand, si
énorme, qu'il lui faisait ombre sur tout le corps. On raconte, en
effet, que ce nez était d'une grandeur démesurée, bossu au milieu,
tout couvert de verrues, d'une couleur violacée comme des mûres,
et descendant deux doigts plus bas que la bouche. Cette longueur
de nez, cette couleur, ces verrues et cette bosse lui faisaient un
visage si horriblement laid, que Sancho commença à trembler des
pieds et des mains comme un enfant qui tombe d'épilepsie, et
résolut dans son coeur de se laisser plutôt donner deux cents
soufflets que de laisser éveiller sa colère pour se battre avec ce
vampire.

Don Quichotte aussi regarda son adversaire; mais celui-ci avait
déjà mis sa salade et baissé sa visière, de façon qu'il ne put
voir son visage; seulement il remarqua que c'était un homme bien
membré, et non de très-haute taille. L'inconnu portait sur ses
armes une courte tunique d'une étoffe qui semblait faite de fils
d'or, toute parsemée de brillants miroirs en forme de petites
lunes, et ce riche costume lui donnait une élégance toute
particulière. Sur le cimier de son casque voltigeaient une grande
quantité de plumes vertes, jaunes et blanches, et sa lance, qu'il
avait appuyée contre un arbre, était très-haute, très-grosse, et
terminée par une pointe d'acier d'un palme de long. Don Quichotte
remarqua tous ces détails, et en tira la conséquence que l'inconnu
devait être un chevalier de grande force.

Cependant il ne fut pas glacé de crainte comme Sancho Panza; au
contraire, il dit d'un ton dégagé au chevalier des Miroirs:

«Si le grand désir d'en venir aux mains, seigneur chevalier,
n'altère pas votre courtoisie, je vous prie en son nom de lever un
peu votre visière, pour que je voie si la beauté de votre visage
répond à l'élégance de votre ajustement.

-- Vainqueur ou vaincu, seigneur chevalier, répondit celui des
Miroirs, vous aurez du temps de reste pour voir ma figure; et si
je refuse maintenant de satisfaire à votre désir, c'est parce
qu'il me semble que je fais une notable injure à la belle
Cassildée de Vandalie en tardant, seulement le temps de lever ma
visière, à vous faire confesser ce que vous savez bien.

-- Mais du moins, reprit don Quichotte, pendant que nous montons à
cheval, vous pouvez bien me dire si je suis ce même don Quichotte
que vous prétendez avoir vaincu.

-- À cela nous vous répondons[101], reprit le chevalier des Miroirs,
que vous lui ressemblez comme un oeuf ressemble à un autre; mais,
puisque vous assurez que des enchanteurs vous persécutent, je
n'oserais affirmer si vous êtes ou non le même en son contenu.

-- Cela me suffit, à moi, répondit don Quichotte, pour que je
croie à l'erreur où vous êtes; mais pour vous en tirer
entièrement, qu'on amène nos chevaux. En moins de temps que vous
n'en auriez mis à lever votre visière (si Dieu, ma dame et mon
bras me sont favorables), je verrai votre visage, et vous verrez
que je ne suis pas le don Quichotte que vous pensez avoir vaincu.»

Coupant ainsi brusquement l'entretien, ils montèrent à cheval, et
don Quichotte fit tourner bride à Rossinante afin de prendre le
champ nécessaire pour revenir à la rencontre de son ennemi, qui
faisait la même chose. Mais don Quichotte ne s'était pas éloigné
de vingt pas, qu'il s'entendit appeler par le chevalier des
Miroirs, et chacun ayant fait la moitié du chemin, celui-ci dit à
l'autre:

«Rappelez-vous, seigneur chevalier, que la condition de notre
bataille est que le vaincu, comme je vous l'ai déjà dit, reste à
la discrétion du vainqueur.

-- Je le sais déjà, répondit don Quichotte, pourvu qu'il ne soit
rien ordonné ni imposé au vaincu qui sorte des limites de la
chevalerie.

-- C'est entendu», reprit le chevalier des Miroirs.

En ce moment, l'écuyer avec son nez étrange s'offrit aux regards
de don Quichotte, qui ne fut pas moins interdit de le voir que
Sancho, tellement qu'il le prit pour quelque monstre, ou pour un
homme nouveau, de ceux qui ne sont pas d'usage en ce monde.
Sancho, qui vit partir son maître pour prendre champ, ne voulut
pas rester seul avec le monstre au grand nez, dans la crainte que,
d'une seule pichenette de cette trompe, leur bataille ne fût
finie, et que, du coup ou de la peur, il ne restât couché par
terre. Il courut donc derrière son maître, pendu à une étrivière
de Rossinante, et, quand il lui sembla que don Quichotte allait
tourner bride:

«Je supplie Votre Grâce, mon cher seigneur, lui dit-il, de vouloir
bien, avant de retourner à l'attaque, m'aider à monter sur ce
liège, d'où je pourrai voir plus à mon aise que par terre la
gaillarde rencontre que vous allez faire avec ce chevalier.

-- Il me semble plutôt, Sancho, dit don Quichotte, que tu veux
monter sur les banquettes pour voir sans danger la course des
taureaux.

-- S'il faut dire la vérité, répondit Sancho, les effroyables
narines de cet écuyer me tiennent en émoi, et je n'ose pas rester
à côté de lui.

-- Elles sont telles en effet, reprit don Quichotte, que, si je
n'étais qui je suis, elles me feraient aussi trembler. Ainsi, je
viens, je vais t'aider à monter où tu veux.»

Pendant que don Quichotte s'arrêtait pour faire grimper Sancho sur
le liége, le chevalier des Miroirs avait pris tout le champ
nécessaire, et, croyant que don Quichotte en aurait fait de même,
sans attendre son de trompette ni autre signal d'attaque[102], il
avait fait tourner bride à son cheval, lequel n'était ni plus
léger ni de meilleure mine que Rossinante; puis, à toute sa
course, qui n'était qu'un petit trot, il revenait à la rencontre
de son ennemi. Mais, le voyant occupé à faire monter Sancho sur
l'arbre, il retint la bride, et s'arrêta au milieu de la carrière,
chose dont son cheval lui fut très-reconnaissant, car il ne
pouvait déjà plus remuer.

Don Quichotte, qui crut que son adversaire fondait comme un foudre
sur lui, enfonça vigoureusement les éperons dans les flancs
efflanqués de Rossinante, et le fit détaler de telle sorte que, si
l'on croit l'histoire, ce fut la seule fois où l'on put
reconnaître qu'il avait quelque peu galopé, car jusque-là ses plus
brillantes courses n'avaient été que de simples trots[103]. Avec
cette furie inaccoutumée, don Quichotte s'élança sur le chevalier
des Miroirs, qui enfonçait les éperons dans le ventre de son
cheval jusqu'aux talons, sans pouvoir le faire avancer d'un doigt
de l'endroit où il s'était comme ancré au milieu de sa course. Ce
fut dans cette favorable conjoncture que don Quichotte surprit son
adversaire, lequel, empêtré de son cheval et embarrassé de sa
lance, ne put jamais venir à bout de la mettre seulement en arrêt.
Don Quichotte, qui ne regardait pas de si près à ces
inconvénients, vint en toute sûreté, et sans aucun risque, heurter
le chevalier des Miroirs, et ce fut avec tant de vigueur, qu'il le
fit, bien malgré lui, rouler à terre par-dessus la croupe de son
cheval. La chute fut si lourde, que l'inconnu, ne remuant plus ni
bras ni jambe, parut avoir été tué sur le coup.

À peine Sancho le vit-il en bas, qu'il se laissa glisser de son
arbre, et vint rejoindre son maître. Celui-ci, ayant mis pied à
terre, s'était jeté sur le chevalier des Miroirs, et, lui
détachant les courroies de l'armet pour voir s'il était mort, et
pour lui donner de l'air, si par hasard il était encore vivant, il
aperçut... qui pourra dire ce qu'il aperçut, sans frapper
d'étonnement, d'admiration et de stupeur ceux qui l'entendront? Il
vit, dit l'histoire, il vit le visage même, la figure, l'aspect,
la physionomie, l'effigie et la perspective du bachelier Samson
Carrasco. À cette vue, il appela Sancho de toutes ses forces:

«Accours, Sancho, s'écria-t-il, viens voir ce que tu verras sans y
croire. Dépêche-toi, mon enfant, et regarde ce que peut la magie,
ce que peuvent les sorciers et les enchanteurs.»

Sancho s'approcha, et, quand il vit la figure du bachelier
Carrasco, il commença à faire mille signes de croix et à réciter
autant d'oraisons. Cependant le chevalier renversé ne donnait
aucun signe de vie, et Sancho dit à don Quichotte:

«Je suis d'avis, mon bon seigneur, que, sans plus de façon, vous
fourriez votre épée dans la bouche à celui-là qui ressemble au
bachelier Samson Carrasco; peut-être tuerez-vous en lui quelqu'un
de vos ennemis les enchanteurs.

-- Tu as, pardieu, raison, dit don Quichotte; car, en fait
d'ennemis, le moins c'est le meilleur.»

Il tirait déjà son épée pour mettre à exécution le conseil de
Sancho, quand arriva tout à coup l'écuyer du chevalier des
Miroirs, n'ayant plus le nez qui le rendait si laid:

«Ah! prenez garde, seigneur don Quichotte, disait-il à grands
cris, prenez garde à ce que vous allez faire. Cet homme étendu à
vos pieds, c'est le bachelier Samson Carrasco, votre ami, et moi
je suis son écuyer.»

Sancho, le voyant sans sa première laideur:

«Et le nez? lui dit-il.

-- Il est là, dans ma poche» répondit l'autre.

Et, mettant la main dans sa poche de droite, il en tira un nez
postiche en carton vernissé, fabriqué comme on l'a dépeint tout à
l'heure. Mais Sancho regardait l'homme de tous ses yeux, et,
jetant un cri de surprise:

«Jésus Maria! s'écria-t-il, n'est-ce pas là Tomé Cécial, mon
voisin et mon compère?

-- Comment, si je le suis! répondit l'écuyer sans nez; oui, Sancho
Panza, je suis Tomé Cécial, votre ami, votre compère; et je vous
dirai tout à l'heure les tours et les détours qui m'ont conduit
ici; mais, en attendant, priez et suppliez le seigneur votre
maître qu'il ne touche, ni ne frappe, ni ne blesse, ni ne tue le
chevalier des Miroirs, qu'il tient sous ses pieds; car c'est, sans
nul doute, l'audacieux et imprudent bachelier Samson Carrasco,
notre compatriote.»

En ce moment le chevalier des Miroirs revint à lui, et don
Quichotte, s'apercevant qu'il remuait, lui mit la pointe de l'épée
entre les deux yeux, et lui dit:

«Vous êtes mort, chevalier, si vous ne confessez que la sans
pareille Dulcinée du Toboso l'emporte en beauté sur votre
Cassildée de Vandalie. En outre, il faut que vous promettiez, si
de cette bataille et de cette chute vous restez vivant, d'aller à
la ville du Toboso, et de vous présenter de ma part en sa
présence, pour qu'elle fasse de vous ce qu'ordonnera sa volonté.
Si elle vous laisse en possession de la vôtre, vous serez tenu de
venir me retrouver (et la trace de mes exploits vous servira de
guide pour vous amener où je serai), afin de me dire ce qui se
sera passé entre elle et vous; conditions qui, suivant celles que
nous avons faites avant notre combat, ne sortent point des limites
de la chevalerie errante.

-- Je confesse, répondit le chevalier abattu, que le soulier sale
et déchiré de madame Dulcinée du Toboso vaut mieux que la barbe
mal peignée, quoique propre, de Cassildée. Je promets d'aller en
sa présence et de revenir en la vôtre, pour vous rendre un compte
fidèle et complet de ce que vous demandez.

-- Il faut encore confesser et croire, ajouta don Quichotte, que
le chevalier que vous avez vaincu ne fut pas et ne put être don
Quichotte de la Manche, mais un autre qui lui ressemblait; tout
comme je confesse et crois que vous, qui ressemblez au bachelier
Samson Carrasco, ne l'êtes pas cependant, mais un autre qui lui
ressemble, et que mes ennemis me l'ont présenté sous la figure du
bachelier pour calmer la fougue de ma colère, et me faire user
avec douceur de la gloire du triomphe.

-- Tout cela, répondit le chevalier éreinté, je le confesse, je le
juge et le sens, comme vous le croyez, jugez et sentez. Mais
laissez-moi relever, je vous prie, si la douleur de ma chute le
permet, car elle m'a mis en bien mauvais état.»

Don Quichotte l'aida à se relever, assisté de son écuyer Tomé
Cécial, duquel Sancho n'ôtait pas les yeux, tout en faisant des
questions dont les réponses prouvaient bien que c'était
véritablement le Tomé Cécial qu'il se disait être. Mais
l'impression qu'avait produite dans la pensée de Sancho
l'assurance donnée par son maître que les enchanteurs avaient
changé la figure du chevalier des Miroirs en celle du bachelier
Carrasco l'empêchait d'ajouter foi à la vérité qu'il avait sous
les yeux.

Finalement, maître et valet restèrent dans cette erreur, tandis
que le chevalier des Miroirs et son écuyer, confus et rompus,
s'éloignaient de don Quichotte et de Sancho, dans l'intention de
chercher quelque village où l'on pût graisser et remettre les
côtes au blessé. Quant à don Quichotte et à Sancho, ils reprirent
leur chemin dans la direction de Saragosse, où l'histoire les
laisse pour faire connaître qui étaient le chevalier des Miroirs
et son écuyer au nez effroyable.[104]

Chapitre XV

_Où l'on raconte et l'on explique qui étaient le chevalier des
Miroirs et son écuyer_


Don Quichotte s'en allait, tout ravi, tout fier et tout glorieux
d'avoir remporté la victoire sur un aussi vaillant chevalier qu'il
s'imaginait être celui des Miroirs, duquel il espérait savoir
bientôt, sur sa parole de chevalier, si l'enchantement de sa dame
continuait encore, puisque force était que le vaincu, sous peine
de ne pas être chevalier, revînt lui rendre compte de ce qui lui
arriverait avec elle. Mais autre chose pensait don Quichotte,
autre chose le chevalier des Miroirs, bien que, pour le moment,
celui-ci n'eût, comme on l'a dit, d'autre pensée que de chercher
où se faire couvrir d'emplâtres. Or l'histoire dit que lorsque le
bachelier Samson Carrasco conseilla à don Quichotte de reprendre
ses expéditions un moment abandonnées, ce fut après avoir tenu
conseil avec le curé et le barbier sur le moyen qu'il fallait
prendre pour obliger don Quichotte à rester dans sa maison
tranquillement et patiemment, sans s'inquiéter davantage d'aller
en quête de ses malencontreuses aventures. Le résultat de cette
délibération fut, d'après le vote unanime, et sur la proposition
particulière de Carrasco, qu'on laisserait partir don Quichotte,
puisqu'il semblait impossible de le retenir; que Samson irait le
rencontrer en chemin, comme chevalier errant; qu'il engagerait une
bataille avec lui, les motifs de querelle ne manquant point; qu'il
le vaincrait, ce qui paraissait chose facile, après être
formellement convenu que le vaincu demeurerait à la merci du
vainqueur; qu'enfin don Quichotte une fois vaincu, le bachelier
chevalier lui ordonnerait de retourner dans son village et dans sa
maison, avec défense d'en sortir avant deux années entières, ou
jusqu'à ce qu'il lui commandât autre chose. Il était clair que don
Quichotte vaincu remplirait religieusement cette condition, pour
ne pas contrevenir aux lois de la chevalerie; alors il devenait
possible que, pendant la durée de sa réclusion, il oubliât ses
vaines pensées, ou qu'on eût le temps de trouver quelque remède à
sa folie.

Carrasco se chargea du rôle, et, pour lui servir d'écuyer,
s'offrit Tomé Cécial, compère et voisin de Sancho Panza, homme
jovial et d'esprit éveillé. Samson s'arma comme on l'a rapporté
plus haut, et Tomé Cécial arrangea sur son nez naturel le nez
postiche en carton qu'on a dépeint, afin de n'être pas reconnu de
son compère quand ils se rencontreraient. Dans leur dessein, ils
suivirent la même route que don Quichotte, et peu s'en fallut
qu'ils n'arrivassent assez à temps pour se trouver à l'aventure du
char de la Mort. À la fin ils trouvèrent leurs deux hommes dans le
bois où leur arriva tout ce que le prudent lecteur vient de lire;
et, si ce n'eût été grâce à la cervelle dérangée de don Quichotte,
qui s'imagina que le bachelier n'était pas le bachelier, le
seigneur bachelier demeurait à tout jamais hors d'état de recevoir
des licences, pour n'avoir pas même trouvé de nid là où il croyait
prendre des oiseaux.

Tomé Cécial, qui vit le mauvais succès de leur bonne envie et le
pitoyable terme de leur voyage, dit au bachelier:

«Assurément, seigneur Samson Carrasco, nous avons ce que nous
méritons. C'est avec facilité qu'on imagine et qu'on commence une
entreprise, mais la plupart du temps il n'est pas si aisé d'en
sortir. Don Quichotte était fou, nous sensés; pourtant il s'en va
riant et bien portant, et vous restez triste et rompu. Sachons
maintenant une chose, s'il vous plaît; quel est le plus fou, de
celui qui l'est ne pouvant faire autrement, ou de celui qui l'est
par sa volonté?

-- La différence qu'il y a entre ces deux fous, répondit Samson,
c'est que celui qui l'est par force le sera toujours, tandis que
celui qui l'est volontairement cessera de l'être quand il lui
plaira.

-- À ce train-là, reprit Tomé Cécial, j'ai été fou par ma volonté
quand j'ai voulu me faire écuyer de Votre Grâce, et maintenant,
par la même volonté, je veux cesser de l'être, et retourner à ma
maison.

-- Cela vous regarde, répondit Carrasco; mais penser que je
retourne à la mienne avant d'avoir moulu don Quichotte à coups de
bâton, c'est penser qu'il fait jour à minuit; et ce n'est plus
maintenant le désir de lui rendre la raison qui me le fera
chercher, mais celui de la vengeance, car la grande douleur de mes
côtes ne me permet pas de tenir de plus charitables discours.»

En devisant ainsi, les deux compagnons arrivèrent à un village, où
ce fut grand bonheur de trouver un algébriste[105] pour panser
l'infortuné Samson. Tomé Cécial le quitta et retourna chez lui;
mais le bachelier resta pour préparer sa vengeance, et l'histoire,
qui reparlera de lui dans un autre temps, revient se divertir avec
don Quichotte.

Chapitre XVI

_De ce qui arriva à don Quichotte avec un discret gentilhomme de
la Manche_


Dans cette joie, ce ravissement et cet orgueil qu'on vient de
dire, don Quichotte poursuivait sa route, s'imaginant, à
l'occasion de sa victoire passée, qu'il était le plus vaillant
chevalier que possédât le monde en cet âge. Il tenait pour
achevées et menées à bonne fin autant d'aventures qu'il pourrait
dorénavant lui en arriver; il ne faisait plus aucun cas des
enchantements et des enchanteurs; il ne se souvenait plus des
innombrables coups de bâton qu'il avait reçus dans le cours de ses
expéditions chevaleresques, ni de la pluie de pierres qui lui
cassa la moitié des dents, ni de l'ingratitude des galériens, ni
de l'insolence et de la volée de gourdins des muletiers yangois.
Finalement, il se disait tout bas que, s'il trouvait quelque
moyen, quelque invention pour désenchanter sa dame Dulcinée, il
n'envierait pas le plus grand bonheur dont jouit ou put jouir le
plus heureux chevalier errant des siècles passés. Il marchait tout
absorbé dans ces rêves agréables, lorsque Sancho lui dit:

«N'est-il pas drôle, seigneur, que j'aie encore devant les yeux
cet effroyable nez, ce nez démesuré de mon compère Tomé Cécial?

-- Est-ce que tu crois, par hasard, Sancho, répondit don
Quichotte, que le chevalier des Miroirs était le bachelier
Carrasco, et son écuyer, Tomé Cécial, ton compère?

-- Je ne sais que dire à cela, reprit Sancho; tout ce que je sais,
c'est que les enseignes qu'il m'a données de ma maison, de ma
femme et de mes enfants, sont telles, que personne autre que lui
ne pourrait me les donner. Quant à la figure, ma foi, le nez ôté,
c'était bien celle de Tomé Cécial, comme je l'ai vu mille et mille
fois dans le pays, où nous demeurons porte à porte, et le son de
voix était le même aussi.

-- Soyons raisonnables, Sancho, répliqua don Quichotte. Viens ici,
et dis-moi: en quel esprit peut-il tomber que le bachelier Samson
Carrasco s'en vienne, comme chevalier errant, pourvu d'armes
offensives et défensives, combattre avec moi? Ai-je été son ennemi
par hasard? lui ai-je donné jamais occasion de me porter rancune?
suis-je son rival, ou bien professe-t-il les armes, pour être
jaloux de la renommée que je m'y suis acquise?

-- Eh bien, que dirons-nous, seigneur, repartit Sancho, de ce que
ce chevalier, qu'il soit ce qu'il voudra, ressemble tant au
bachelier Carrasco, et son écuyer à Tomé Cécial, mon compère? Et
si c'est de l'enchantement, comme Votre Grâce a dit, est-ce qu'il
n'y avait pas dans le monde deux autres hommes à qui ceux-là
pussent ressembler?

-- Tout cela, reprit don Quichotte, n'est qu'artifice et
machination des méchants magiciens qui me persécutent; prévoyant
que je resterais vainqueur dans la bataille, ils se sont arrangés
pour que le chevalier vaincu montrât le visage de mon ami le
bachelier, afin que l'amitié que je lui porte se mît entre sa
gorge et le fil de mon épée, pour calmer la juste colère dont mon
coeur était enflammé et que je laissasse la vie à celui qui
cherchait, par des prestiges et des perfidies, à m'enlever la
mienne. S'il faut t'en fournir des preuves, tu sais déjà bien, ô
Sancho, par une expérience qui ne saurait te tromper, combien il
est facile aux enchanteurs de changer les visages en d'autres,
rendant beau ce qui est laid, et laid ce qui est beau, puisqu'il
n'y a pas encore deux jours que tu as vu de tes propres yeux les
charmes et les attraits de la sans pareille Dulcinée dans toute
leur pureté, dans tout leur éclat naturel, tandis que moi je la
voyais sous la laideur et la bassesse d'une grossière paysanne,
avec de la chassie aux yeux et une mauvaise odeur dans la bouche.
Est-il étonnant que l'enchanteur pervers qui a osé faire une si
détestable transformation ait fait également celle de Samson
Carrasco et de ton compère, pour m'ôter des mains la gloire du
triomphe? Mais, avec tout cela, je me console, parce qu'enfin,
quelque figure qu'il ait prise, je suis resté vainqueur de mon
ennemi.

-- Dieu sait la vérité de toutes choses», répondit Sancho; et,
comme il savait que la transformation de Dulcinée était une oeuvre
de sa ruse, il n'était point satisfait des chimériques raisons de
son maître; mais il ne voulait pas lui répliquer davantage,
crainte de dire quelque parole qui découvrît sa supercherie.

Ils en étaient là de leur entretien, quand ils furent rejoints par
un homme qui suivait le même chemin qu'eux, monté sur une belle
jument gris pommelé. Il portait un gaban[106] de fin drap vert garni
d'une bordure de velours fauve, et, sur la tête, une montéra du
même velours. Les harnais de la jument étaient ajustés à l'écuyère
et garnis de vert et de violet. Le cavalier portait un cimeterre
moresque, pendu à un baudrier vert et or. Les brodequins étaient
du même travail que le baudrier. Quant aux éperons, ils n'étaient
pas dorés, mais simplement enduits d'un vernis vert, et si bien
brunis, si luisants, que, par leur symétrie avec le reste du
costume, ils avaient meilleure façon que s'ils eussent été d'or
pur. Quand le voyageur arriva près d'eux, il les salua poliment,
et, piquant des deux à sa monture, il allait passer outre; mais
don Quichotte le retint:

«Seigneur galant, lui dit-il, si Votre Grâce suit le même chemin
que nous et n'est pas trop pressée, je serais flatté que nous
fissions route ensemble.

-- En vérité, répondit le voyageur, je n'aurais point passé si
vite si je n'eusse craint que le voisinage de ma jument
n'inquiétât ce cheval.

-- Oh! seigneur, s'écria aussitôt Sancho, vous pouvez bien retenir
la bride à votre jument, car notre cheval est le plus honnête et
le mieux appris du monde. Jamais, en semblable occasion, il n'a
fait la moindre fredaine, et, pour une seule fois qu'il s'est
oublié, nous l'avons payé, mon maître et moi, à de gros intérêts.
Mais enfin je répète que Votre Grâce peut s'arrêter si bon lui
semble, car on servirait au cheval cette jument entre deux plats,
qu'à coup sûr il n'y mettrait pas la dent.»

Le voyageur retint la bride, étonné des façons et du visage de don
Quichotte, lequel marchait tête nue, car Sancho portait sa salade
comme une valise pendue à l'arçon du bât de son âne. Et si l'homme
à l'habit vert regardait attentivement don Quichotte, don
Quichotte regardait l'homme à l'habit vert encore plus
attentivement, parce qu'il lui semblait un homme d'importance et
de distinction. Son âge paraissait être de cinquante ans; ses
cheveux grisonnaient à peine; il avait le nez aquilin, le regard
moitié gai, moitié grave; enfin, dans sa tenue et dans son
maintien, il représentait un homme de belles qualités. Quant à
lui, le jugement qu'il porta de don Quichotte fut qu'il n'avait
jamais vu homme de semblable façon et de telle apparence. Tout
l'étonnait, la longueur de son cheval, la hauteur de son corps, la
maigreur et le teint jaune de son visage, ses armes, son air, son
accoutrement, toute cette figure enfin, comme on n'en avait vu
depuis longtemps dans le pays. Don Quichotte remarqua fort bien
avec quelle attention l'examinait le voyageur, et dans sa surprise
il lut son désir. Courtois comme il l'était, et toujours prêt à
faire plaisir à tout le monde, avant que l'autre lui eût fait
aucune question, il le prévint et dit:

«Cette figure que Votre Grâce voit en moi est si nouvelle, si hors
de l'usage commun, que je ne m'étonnerais pas que vous en fussiez
étonné. Mais Votre Grâce cessera de l'être quand je lui dirai que
je suis chevalier, de ceux-là dont les gens disent qu'ils vont à
leurs aventures. J'ai quitté ma patrie, j'ai engagé mon bien, j'ai
laissé le repos de ma maison, et je me suis jeté dans les bras de
la fortune, pour qu'elle m'emmenât où il lui plairait. J'ai voulu
ressusciter la défunte chevalerie errante, et, depuis bien des
jours, bronchant ici, tombant là, me relevant plus loin, j'ai
rempli mon désir en grande partie, en secourant des veuves, en
protégeant des filles, en favorisant des mineurs et des orphelins,
office propre aux chevaliers errants. Aussi, par mes nombreuses,
vaillantes et chrétiennes prouesses, ai-je mérité de courir en
lettres moulées presque tous les pays du globe. Trente mille
volumes de mon histoire se sont imprimés déjà, et elle prend le
chemin de s'imprimer trente mille milliers de fois, si le ciel n'y
remédie. Finalement, pour tout renfermer en peu de paroles, ou
même en une seule, je dis que je suis le chevalier don Quichotte
de la Manche, appelé par surnom le _chevalier de la Triste-Figure.
_Et, bien que les louanges propres avilissent, force m'est
quelquefois de dire les miennes, j'entends lorsqu'il n'y a
personne autre pour les dire. Ainsi donc, seigneur gentilhomme, ni
ce cheval, ni cette lance, ni cet écu, ni cet écuyer, ni toutes
ces armes ensemble, ni la pâleur de mon visage, ni la maigreur de
mon corps, ne pourront plus vous surprendre désormais, puisque
vous savez qui je suis et la profession que j'exerce.»

En achevant ces mots, don Quichotte se tut, et l'homme à l'habit
vert tardait tellement à lui répondre, qu'on aurait dit qu'il ne
pouvait en venir à bout. Cependant, après une longue pause, il lui
dit:

«Vous avez bien réussi, seigneur cavalier, à reconnaître mon désir
dans ma surprise; mais vous n'avez pas réussi de même à m'ôter
l'étonnement que me cause votre vue; car, bien que vous ayez dit,
seigneur, que de savoir qui vous êtes suffirait pour me l'ôter, il
n'en est point ainsi; au contraire, maintenant que je le sais, je
reste plus surpris, plus émerveillé que jamais. Comment! est-il
possible qu'il y ait aujourd'hui des chevaliers errants dans le
monde, et des histoires imprimées de véritables chevaleries? Je ne
puis me persuader qu'il y ait aujourd'hui sur la terre quelqu'un
qui protége les veuves, qui défende les filles, qui respecte les
femmes mariées, qui secoure les orphelins; et je ne le croirais
pas si, dans Votre Grâce, je ne le voyais de mes yeux. Béni soit
le ciel, qui a permis que cette histoire, que vous dites être
imprimée, de vos nobles et véritables exploits de chevalerie,
mette en oubli les innombrables prouesses des faux chevaliers
errants dont le monde était plein, si fort au préjudice des bonnes
oeuvres et au discrédit des bonnes histoires?

-- Il y a bien des choses à dire, répondit don Quichotte, sur la
question de savoir si les histoires des chevaliers errants sont ou
non controuvées.

-- Comment! reprit l'homme vert, y aurait-il quelqu'un qui doutât
de la fausseté de ces histoires?

-- Moi, j'en doute, répliqua don Quichotte; mais laissons cela
pour le moment, et, si notre voyage dure quelque peu, j'espère en
Dieu de faire comprendre à Votre Grâce que vous avez mal fait de
suivre le courant de ceux qui tiennent pour certain que ces
histoires ne sont pas véritables.»

À ce dernier propos de don Quichotte, le voyageur eut le soupçon
que ce devait être quelque cerveau timbré, et il attendit que
d'autres propos vinssent confirmer son idée; mais, avant de passer
à de nouveaux sujets d'entretien, don Quichotte le pria de lui
dire à son tour qui il était, puisqu'il lui avait rendu compte de
sa condition et de sa manière de vivre. À cela, l'homme au gaban
vert répondit:

«Moi, seigneur chevalier de la Triste-Figure, je suis un hidalgo,
natif d'un bourg où nous irons dîner aujourd'hui, s'il plaît à
Dieu. Je suis plus que médiocrement riche, et mon nom est don
Diego de Miranda. Je passe la vie avec ma femme, mes enfants et
mes amis. Mes exercices sont la chasse et la pêche; mais je
n'entretiens ni faucons, ni lévriers de course; je me contente de
quelque chien d'arrêt docile, ou d'un hardi furet. J'ai environ
six douzaines de livres, ceux-là en espagnol, ceux-ci en latin,
quelques-uns d'histoire, d'autres de dévotion. Quant aux livres de
chevalerie, ils n'ont pas encore passé le seuil de ma porte. Je
feuillette les ouvrages profanes de préférence à ceux de dévotion,
pourvu qu'ils soient d'honnête passe-temps, qu'ils satisfassent
par le bon langage, qu'ils étonnent et plaisent par l'invention;
et de ceux-là, il y en a fort peu dans notre Espagne. Quelquefois
je dîne chez mes voisins et mes amis, plus souvent je les invite.
Mes repas sont servis avec propreté, avec élégance, et sont assez
abondants. Je n'aime point mal parler des gens, et je ne permets
point qu'on en parle mal devant moi, Je ne scrute pas la vie des
autres, et je ne suis pas à l'affût des actions d'autrui.
J'entends la messe chaque jour; je donne aux pauvres une partie de
mon bien, sans faire parade des bonnes oeuvres, pour ne pas ouvrir
accès dans mon âme à l'hypocrisie et à la vanité, ennemis qui
s'emparent tout doucement du coeur le plus modeste et le plus
circonspect. J'essaye de réconcilier ceux qui sont en brouille, je
suis dévot à Notre-Dame, et j'ai toujours pleine confiance en la
miséricorde infinie de Dieu Notre-Seigneur.»

Sancho avait écouté très-attentivement cette relation de la vie et
des occupations de l'hidalgo. Trouvant qu'une telle vie était
bonne et sainte, et que celui qui la menait devait faire des
miracles, il sauta à bas du grison, et fut en grande hâte saisir
l'étrier droit du gentilhomme; puis, d'un coeur dévot et les
larmes aux yeux, il lui baisa le pied à plusieurs reprises.
L'hidalgo voyant son action:

«Que faites-vous, frère? s'écria-t-il. Quels baisers sont-ce là?

-- Laissez-moi baiser, répondit Sancho, car il me semble que Votre
Grâce est le premier saint à cheval que j'aie vu en tous les jours
de ma vie.

-- Je ne suis pas un saint, reprit l'hidalgo, mais un grand
pécheur. Vous, à la bonne heure, frère, qui devez être compté
parmi les bons, à en juger par votre simplicité.»

Sancho remonta sur son bât, après avoir tiré le rire de la
profonde mélancolie de son maître, et causé un nouvel étonnement à
don Diego.

Don Quichotte demanda à celui-ci combien d'enfants il avait, et
lui dit qu'une des choses en quoi les anciens philosophes, qui
manquèrent de la connaissance du vrai Dieu, avaient placé le
souverain bien, fut de posséder les avantages de la nature et ceux
de la fortune, d'avoir beaucoup d'amis, et des enfants nombreux et
bons.

«Pour moi, seigneur don Quichotte, répondit l'hidalgo, j'ai un
fils tel que, peut-être, si je ne l'avais pas, je me trouverais
plus heureux que je ne suis; non pas qu'il soit mauvais, mais
parce qu'il n'est pas aussi bon que j'aurais voulu. Il peut avoir
dix-huit ans; les six dernières années, il les a passées à
Salamanque, pour apprendre les langues latine et grecque; mais
quand j'ai voulu qu'il passât à l'étude d'autres sciences, je l'ai
trouvé si imbu, si entêté de celle de la poésie (si toutefois elle
peut s'appeler science), qu'il est impossible de le faire mordre à
celle du droit, que je voudrais qu'il étudiât, ni à la reine de
toutes les sciences, la théologie. J'aurais désiré qu'il fût comme
la couronne de sa race, puisque nous vivons dans un siècle où nos
rois récompensent magnifiquement les gens de lettres vertueux[107],
car les lettres sans la vertu sont des perles sur le fumier. Il
passe tout le jour à vérifier si Homère a dit bien ou mal dans tel
vers de l'_Iliade, _si Martial fut ou non déshonnête dans telle
épigramme, s'il faut entendre d'une façon ou d'une autre tel ou
tel vers de Virgile. Enfin, toutes ses conversations sont avec les
livres de ces poëtes, ou avec ceux d'Horace, de Perse, de Juvénal,
de Tibulle, car des modernes rimeurs il ne fait pas grand cas; et
pourtant; malgré le peu d'affection qu'il porte à la poésie
vulgaire, il a maintenant la tête à l'envers pour composer une
glose sur quatre vers qu'on lui a envoyés de Salamanque, et qui
sont, à ce que je crois, le sujet d'une joute littéraire.

-- Les enfants, seigneur, répondit don Quichotte, sont une portion
des entrailles de leurs parents; il faut donc les aimer, qu'ils
soient bons ou mauvais, comme on aime les âmes qui nous donnent la
vie. C'est aux parents qu'il appartient de les diriger dès
l'enfance dans le sentier de la vertu, de la bonne éducation, des
moeurs sages et chrétiennes, pour qu'étant hommes, ils soient le
bâton de la vieillesse de leurs parents et la gloire de leur
postérité. Quant à les forcer d'étudier telle science plutôt que
telle autre, je ne le trouve ni prudent ni sage, bien que leur
donner des conseils sur ce point ne soit pas nuisible. Lorsqu'il
ne s'agit pas d'étudier _de pane lucrando, _et si l'étudiant est
assez heureux pour que le ciel lui ait donné des parents qui lui
assurent du pain, je serais volontiers d'avis qu'on le laissât
suivre la science pour laquelle il se sentirait le plus
d'inclination; et, bien que celle de la poésie soit moins utile
qu'agréable, du moins elle n'est pas de ces sciences qui
déshonorent ceux qui les cultivent. La poésie, seigneur hidalgo,
est, à mon avis, comme une jeune fille d'un âge tendre et d'une
beauté parfaite, que prennent soin de parer et d'enrichir
plusieurs autres jeunes filles, qui sont toutes les autres
sciences, car elle doit se servir de toutes, et toutes doivent se
rehausser par elle. Mais cette aimable vierge ne veut pas être
maniée, ni traînée dans les rues, ni affichée dans les carrefours,
ni publiée aux quatre coins des palais[108]. Elle est faite d'une
alchimie de telle vertu, que celui qui la sait traiter la changera
en or pur d'un prix inestimable. Il doit la tenir en laisse, et ne
pas la laisser courir dans de honteuses satires ou des sonnets
ignobles. Il ne faut la vendre en aucune façon, à moins que ce ne
soit en poëmes héroïques, en lamentables tragédies, en comédies
ingénieuses et divertissantes; mais elle ne doit jamais tomber aux
mains des baladins ou du vulgaire ignorant, qui ne sait ni
reconnaître ni estimer les trésors qu'elle renferme. Et n'allez
pas croire, seigneur, que j'appelle ici vulgaire seulement les
gens du peuple et d'humble condition; quiconque ne sait rien, fût-
il seigneur et prince, doit être rangé dans le nombre du vulgaire.
Ainsi donc, celui qui traitera la poésie avec toutes les qualités
que je viens d'indiquer, rendra son nom célèbre et honorable parmi
toutes les nations policées de la terre. Quant à ce que vous
dites, seigneur, que votre fils n'estime pas beaucoup la poésie en
langue castillane, j'aime à croire qu'il se trompe en ce point, et
voici ma raison; le grand Homère n'a pas écrit en latin, parce
qu'il était Grec, et Virgile n'a pas écrit en grec, parce qu'il
était Latin.[109] En un mot, tous les poëtes anciens écrivirent dans
la langue qu'ils avaient tétée avec le lait, et ne s'en allèrent
pas chercher les langues étrangères pour exprimer leurs hautes
pensées. Puisqu'il en est ainsi, rien ne serait plus raisonnable
que d'étendre cette coutume à toutes les nations, et de ne pas
déprécier le poëte allemand parce qu'il écrit dans sa langue, ni
le Castillan, ni même le Biscayen, parce qu'il écrit dans la
sienne. Mais, à ce que j'imagine, votre fils, seigneur, ne doit
pas être indisposé contre la poésie vulgaire; c'est plutôt contre
les poëtes qui sont de simples faiseurs de couplets, sans savoir
d'autres langues ni posséder d'autres sciences, pour éveiller,
soutenir et parer leur talent naturel. Et même en cela on peut se
tromper; car, suivant l'opinion bien fondée, le poëte naît[110];
c'est-à-dire que, du ventre de sa mère, le poëte de nature sort
poëte; et avec cette seule inclination que lui donne le ciel, sans
plus d'étude ni d'effort, il fait des choses qui justifient celui
qui a dit: _Est deus in nobis__[111]__, _etc. J'ajoute encore
que le poëte de nature qui s'aidera de l'art sera bien supérieur à
celui qui veut être poëte uniquement parce qu'il connaît l'art. La
raison en est que l'art ne l'emporte pas sur la nature, mais qu'il
la perfectionne; ainsi, que la nature se mêle à l'art, et l'art à
la nature, alors ils formeront un poëte parfait. Or donc, la
conclusion de mon discours, seigneur hidalgo, c'est que vous
laissiez cheminer votre fils par où l'entraîne son étoile.
Puisqu'il est aussi bon étudiant qu'il puisse être, puisqu'il a
heureusement franchi la première marche des sciences, qui est
celle des langues anciennes, avec leur secours il montera de lui-
même au faîte des lettres humaines, lesquelles siéent aussi bien à
un gentilhomme de cape et d'épée, pour le parer, l'honorer et le
grandir, que les mitres aux évêques, ou les toges aux habiles
jurisconsultes. Grondez votre fils, seigneur, s'il fait des
satires qui nuisent à la réputation d'autrui; punissez-le et
mettez son ouvrage en pièces. Mais s'il fait des sermons à la
manière d'Horace, où il gourmande les vices en général, avec
autant d'élégance que l'a fait son devancier, alors louez-le, car
il est permis au poëte d'écrire contre l'envie, de déchirer les
envieux dans ses vers, et de traiter ainsi tous les autres vices,
pourvu qu'il ne désigne aucune personne. Mais il y a des poëtes
qui, pour dire une malice, s'exposeraient à se faire exiler dans
les îles du Pont[112]. Si le poëte est chaste dans ses moeurs, il le
sera aussi dans ses vers. La plume est la langue de l'âme; telles
pensées engendre l'une, tels écrits trace l'autre. Quand les rois
et les princes trouvent la miraculeuse science de la poésie dans
des hommes prudents, graves et vertueux, ils les honorent, les
estiment, les enrichissent, et les couronnent enfin avec les
feuilles de l'arbre que la foudre ne frappe jamais[113], pour
annoncer que personne ne doit faire offense à ceux dont le front
est paré de telles couronnes.»

L'homme au gaban vert resta tout interdit de la harangue de don
Quichotte, au point de perdre peu à peu l'opinion qu'il avait
conçue de la maladie de son cerveau. À la moitié de cette
dissertation, qui n'était pas fort de son goût, Sancho s'était
écarté du chemin pour demander un peu de lait à des bergers qui
étaient près de là, occupés à traire leurs brebis. En ce moment
l'hidalgo allait reprendre l'entretien, enchanté de l'esprit et du
bon sens de don Quichotte, lorsque celui-ci, levant les yeux, vit
venir, sur le chemin qu'ils suivaient, un char surmonté de
bannières aux armes royales. Croyant que ce devait être quelque
nouvelle aventure, il appela Sancho à grands cris pour qu'il vînt
lui apporter sa salade. Sancho, qui s'entendit appeler, laissa les
bergers, talonna de toutes ses forces le grison, et accourut
auprès de son maître, auquel il arriva, comme on va le voir, une
insensée et épouvantable aventure.

Chapitre XVII

_Où se manifeste le dernier terme qu'atteignit et que put
atteindre la valeur inouïe de don Quichotte, dans l'heureuse fin
qu'il donna à l'aventure des lions_


L'histoire raconte que, lorsque don Quichotte appelait Sancho pour
qu'il lui apportât son armet, l'autre achetait du fromage blanc
auprès des bergers. Pressé par les cris de son maître, et ne
sachant que faire de ce fromage, ni dans quoi l'emporter, il
imagina, pour ne pas le perdre, car il l'avait déjà payé, de le
jeter dans la salade de son seigneur; puis, après cette belle
équipée, il revint voir ce que lui voulait don Quichotte, lequel
lui dit:

«Donne, ami, donne-moi cette salade; car, ou je sais peu de chose
en fait d'aventures, ou celle que je découvre par là va m'obliger
et m'oblige dès à présent à prendre les armes.»

L'homme au gaban vert, qui entendit ces mots, jeta la vue de tous
côtés, et ne découvrit autre chose qu'un chariot qui venait à leur
rencontre, avec deux ou trois petites banderoles, d'où il conclut
que le chariot portait de l'argent du roi. Il fit part de cette
pensée à don Quichotte; mais celui-ci ne voulut point y ajouter
foi, toujours persuadé que tout ce qui lui arrivait devait être
aventures sur aventures. Il répondit donc à l'hidalgo:

«L'homme prêt au combat s'est à demi battu; je ne perds rien à
m'apprêter, car je sais par expérience que j'ai des ennemis
visibles et invisibles; mais je ne sais ni quand, ni où, ni dans
quel temps, ni sous quelles figures ils penseront à m'attaquer.»

Se tournant alors vers Sancho, il lui demanda sa salade; et celui-
ci, qui n'avait pas le temps d'en tirer le fromage, fut obligé de
la lui donner comme elle était. Don Quichotte, sans apercevoir ce
qu'il y avait dedans, se l'emboîta sur la tête en toute hâte; mais
comme le fromage s'exprimait par la pression, le petit-lait
commença à couler sur le visage et sur la barbe de don Quichotte;
ce qui lui causa tant d'effroi qu'il dit à Sancho:

«Qu'est-ce que cela, Sancho? On dirait que mon crâne s'amollit, ou
que ma cervelle fond, ou que je sue des pieds à la tête. S'il est
vrai que je sue, par ma foi, ce n'est pas de peur. Sans doute que
c'est une terrible aventure, celle qui va m'arriver. Donne-moi, je
te prie, quelque chose pour m'essuyer les yeux, car la sueur me
coule si fort du front qu'elle m'aveugle.»

Sancho, sans rien dire, lui donna un mouchoir, et rendit grâce à
Dieu de ce que son seigneur n'avait pas deviné le fin mot. Don
Quichotte s'essuya, puis ôta sa salade pour voir ce que c'était
qui lui faisait froid à la tête. Quand il vit cette bouillie
blanche au fond de sa salade, il se l'approcha du nez, et dès
qu'il l'eut sentie:

«Par la vie de ma dame Dulcinée du Toboso, s'écria-t-il, c'est du
fromage mou que tu as mis là-dedans, traître, impudent, écuyer
malappris.»

Sancho répondit avec un grand flegme et une parfaite
dissimulation:

«Si c'est du fromage blanc, donnez-le-moi, je le mangerai bien; ou
plutôt que le diable le mange, car c'est lui qui l'aura mis là.
Est-ce que j'aurais eu l'audace de salir l'armet de Votre Grâce?
Vous avez joliment trouvé le coupable! Par ma foi, seigneur, à ce
que Dieu me fait comprendre, il faut que j'aie aussi des
enchanteurs qui me persécutent, comme membre et créature de Votre
Grâce. Ils auront mis là ces immondices pour exciter votre
patience à la colère, et me faire, selon l'usage, moudre les
côtes. Mais, en vérité, pour cette fois, ils auront sauté en
l'air, et je me confie assez au bon jugement de mon seigneur, pour
croire qu'il aura considéré que je n'ai ni fromage, ni lait, ni
rien qui y ressemble, et que si je l'avais, je le mettrais plutôt
dans mon estomac que dans la salade.

-- Tout est possible» dit don Quichotte.

Cependant l'hidalgo regardait et s'étonnait, et il s'étonna bien
davantage quand don Quichotte, après s'être essuyé la tête, le
visage, la barbe et la salade, s'affermit bien sur ses étriers,
dégaina à demi son épée, empoigna sa lance, et s'écria:

«Maintenant, advienne que pourra; me voici en disposition d'en
venir aux mains avec Satan même en personne.»

Sur ces entrefaites, le char aux banderoles arriva. Il n'y avait
d'autres personnes que le charretier, monté sur ses mules, et un
homme assis sur le devant de la voiture. Don Quichotte leur coupa
le passage, et leur dit:

«Où allez-vous, frères? Qu'est-ce que ce chariot? Que menez-vous
dedans, et quelles sont ces bannières?»

Le charretier répondit:

«Ce chariot est à moi; ce que j'y mène, ce sont deux beaux lions
dans leurs cages, que le gouverneur d'Oran envoie à la cour pour
être offerts à Sa Majesté, et les bannières sont celles du roi,
notre seigneur, pour indiquer que c'est quelque chose qui lui
appartient.

-- Les lions sont-ils grands? demanda don Quichotte.

-- Si grands, répondit l'homme qui était juché sur la voiture, que
jamais il n'en est venu d'aussi grands d'Afrique en Espagne. Je
suis le gardien des lions, et j'en ai conduit bien d'autres, mais
comme ceux-là, aucun. Ils sont mâle et femelle; le lion est dans
la cage de devant, la lionne dans celle de derrière, et ils sont
affamés maintenant, car ils n'ont rien mangé d'aujourd'hui. Ainsi,
que Votre Grâce se détourne, et dépêchons-nous d'arriver où nous
puissions leur donner à manger.»

Alors don Quichotte, se mettant à sourire:

«De petits lions à moi, dit-il, à moi de petits lions! et à ces
heures-ci? Eh bien! pardieu, ces seigneurs les nécromants qui les
envoient ici vont voir si je suis homme à m'effrayer de lions.
Descendez, brave homme; et, puisque vous êtes le gardien, ouvrez-
moi ces cages, et mettez-moi ces bêtes dehors. C'est au milieu de
cette campagne que je leur ferai connaître qui est don Quichotte
de la Manche, en dépit et à la barbe des enchanteurs qui me les
envoient.

-- Ta, ta! se dit alors l'hidalgo, notre bon chevalier vient de se
découvrir. Le fromage blanc lui aura sans doute amolli le crâne et
mûri la cervelle.»

En ce moment, Sancho accourut auprès de lui.

«Ah! seigneur, s'écria-t-il, au nom de Dieu, que Votre Grâce fasse
en sorte que mon seigneur don Quichotte ne se batte pas contre ces
lions. S'il les attaque, ils nous mettront tous en morceaux.

-- Comment! votre maître est-il si fou, répondit l'hidalgo, que
vous craigniez qu'il ne combatte ces animaux féroces?

-- Il n'est pas fou, reprit Sancho, mais audacieux.

-- Je ferai en sorte qu'il ne le soit pas à ce point», répliqua
l'hidalgo. Et, s'approchant de don Quichotte, qui pressait
vivement le gardien d'ouvrir les cages, il lui dit:

«Seigneur chevalier, les chevaliers errants doivent entreprendre
les aventures qui offrent quelque chance de succès, mais non
celles qui ôtent toute espérance. La valeur qui va jusqu'à la
témérité est plus près de la folie que du courage; et d'ailleurs,
ces lions ne viennent pas contre vous; ils n'y songent pas
seulement. C'est un présent offert à Sa Majesté; vous feriez mal
de les retenir et d'empêcher leur voyage.

-- Allez, seigneur hidalgo, répondit don Quichotte, occupez-vous
de votre chien d'arrêt docile ou de votre hardi furet, et laissez
chacun faire son métier. Ceci me regarde, et je sais fort bien si
c'est pour moi ou pour d'autres que viennent messieurs les lions.»

Puis, se tournant vers le gardien:

«Je jure Dieu, don maraud, lui dit-il, que, si vous n'ouvrez vite
et vite ces cages, je vous cloue avec cette lance sur le chariot.»

Le charretier, qui vit la résolution de ce fantôme armé en guerre,
lui dit alors:

«Que Votre Grâce, mon bon seigneur, veuille bien par charité me
laisser dételer mes mules, et gagner avec elles un lieu de sûreté
avant que les lions s'échappent. S'ils me les tuaient, je serais
perdu le reste de mes jours, car je n'ai d'autre bien que ce
chariot et ces mules.

-- Ô homme de peu de foi! répondit don Quichotte, descends et
dételle tes bêtes, et fais ce que tu voudras; mais tu verras
bientôt que tu t'es donné de la peine inutilement, et que tu
pouvais fort bien t'épargner celle que tu vas prendre.»

Le charretier sauta par terre, et détela ses mules en toute hâte,
tandis que le gardien des lions disait à haute voix:

«Je vous prends tous à témoin que c'est contre ma volonté et par
violence que j'ouvre les cages et que je lâche les lions; je
proteste à ce seigneur que tout le mal et préjudice que pourront
faire ces bêtes courra pour son compte, y compris mes salaires et
autres droits. Hâtez-vous tous, seigneurs, de vous mettre en
sûreté avant que je leur ouvre, car pour moi je suis bien sûr
qu'elles ne me feront aucun mal.»

L'hidalgo essaya une autre fois de persuader à don Quichotte de ne
pas faire une semblable folie, lui disant que c'était tenter Dieu
que de se lancer en une si extravagante entreprise. Don Quichotte
se borna à répondre qu'il savait ce qu'il faisait.

«Prenez-y bien garde, reprit l'hidalgo, car moi, je sais que vous
vous trompez.

-- Maintenant, seigneur, répliqua don Quichotte, si vous ne voulez
pas être spectateur de ce que vous croyez devoir être une
tragédie, piquez des deux à la jument pommelée, et mettez-vous en
lieu de sûreté.»

Lorsque Sancho l'entendit ainsi parler, il vint à son tour, les
larmes aux yeux, le supplier d'abandonner cette entreprise, en
comparaison de laquelle toutes les autres avaient été pain bénit,
celle des moulins à vent, l'effroyable aventure des foulons, enfin
tous les exploits qu'il avait accomplis dans le cours de sa vie.

«Prenez garde, seigneur, disait Sancho, qu'il n'y a point
d'enchantement ici, ni chose qui y ressemble. J'ai vu à travers
les grilles et les fentes de la cage une griffe de lion véritable,
et j'en conclus que le lion auquel appartient une telle griffe est
plus gros qu'une montagne.

-- Allons donc, répondit don Quichotte, la peur te le fera bientôt
paraître plus gros que la moitié du monde. Retire-toi, Sancho, et
laisse-moi seul. Si je meurs ici, tu connais notre ancienne
convention; tu iras trouver Dulcinée, et je ne t'en dis pas
davantage.»

À cela, il ajouta d'autres propos qui ôtèrent toute espérance de
le voir abandonner son extravagante résolution.

L'homme au gaban vert aurait bien voulu s'y opposer de vive force;
mais ses armes étaient trop inégales, et d'ailleurs il ne lui
parut pas prudent de se prendre de querelle avec un fou, comme don
Quichotte lui semblait maintenant l'être de tout point. Celui-ci
revenant à la charge auprès du gardien et réitérant ses menaces
avec violence, l'hidalgo se décida à piquer sa jument, Sancho le
grison, et le charretier ses mules, pour s'éloigner tous du
chariot le plus qu'ils pourraient, avant que les lions sortissent
de leurs cages. Sancho pleurait la mort de son seigneur, croyant
bien que, cette fois, il laisserait la vie sous les griffes du
lion; il maudissait son étoile, il maudissait l'heure où lui était
venue la pensée de rentrer à son service; mais, tout en pleurant
et se lamentant, il n'oubliait pas de rosser le grison à tour de
bras pour s'éloigner du chariot au plus vite.

Quand le gardien des lions vit que ceux qui avaient pris la fuite
étaient déjà loin, il recommença ses remontrances et ses
intimations à don Quichotte.

«Je vous entends, répondit le chevalier, mais trêve d'intimations
et de remontrances; tout cela serait peine perdue, et vous ferez
mieux de vous dépêcher.»

Pendant le temps qu'employa le gardien à ouvrir la première cage,
don Quichotte se mit à considérer s'il ne vaudrait pas mieux
livrer la bataille à pied qu'à cheval, et, à la fin, il résolut de
combattre à pied, dans la crainte que Rossinante ne s'épouvantât à
la vue des lions. Aussitôt il saute de cheval, jette sa lance,
embrasse son écu, dégaine son épée; puis, d'un pas assuré et d'un
coeur intrépide, s'en va, avec une merveilleuse bravoure, se
camper devant le chariot, en se recommandant du fond de l'âme,
d'abord à Dieu, puis à sa Dulcinée.

Il faut savoir qu'en arrivant à cet endroit, l'auteur de cette
véridique histoire s'écrie dans un transport d'admiration:

«Ô vaillant, ô courageux par-dessus toute expression don Quichotte
de la Manche! miroir où peuvent se mirer tous les braves du monde!
nouveau don Manuel Ponce de Léon, qui fut la gloire et l'honneur
des chevaliers espagnols! Avec quelles paroles conterai-je cette
prouesse épouvantable? avec quelles raisons persuasives la
rendrai-je croyable aux siècles à venir? quelles louanges
trouverai-je qui puissent convenir et suffire à ta gloire,
fussent-elles hyperboles sur hyperboles? toi à pied, toi seul, toi
intrépide, toi magnanime, n'ayant qu'une épée dans une main, et
non de ces lames tranchantes marquées au petit chien[114], dans
l'autre un écu, et non d'acier très-propre et très-luisant, tu
attends de pied ferme les deux plus formidables lions qu'aient
nourris les forêts africaines. Ah! que tes propres exploits
parlent à ta louange, valeureux Manchois; quant à moi, je les
laisse à eux-mêmes, car les paroles me manquent pour les louer
dignement.»

Ici l'auteur termine l'exclamation qu'on vient de rapporter, et,
passant outre, rattache le fil de son histoire. Quand le gardien
de la ménagerie, dit-il, vit que don Quichotte s'était mis en
posture, et qu'il fallait à toute force lâcher le lion mâle, sous
peine d'encourir la disgrâce du colérique et audacieux chevalier,
il ouvrit à deux battants la première cage où se trouvait, comme
on l'a dit, cet animal, lequel parut d'une grandeur démesurée et
d'un épouvantable aspect. La première chose qu'il fit fut de se
tourner et retourner dans la cage où il était couché, puis de
s'étendre tout de son long en allongeant la patte et en desserrant
la griffe. Ensuite il ouvrit la gueule, bâilla lentement, et,
tirant deux pieds de langue, il s'en frotta les yeux et s'en lava
toute la face. Cela fait, il mit la tête hors de la cage, et
regarda de tous côtés avec des yeux ardents comme deux charbons;
regard et geste capables de jeter l'effroi dans le coeur de la
témérité même. Don Quichotte seul l'observait attentivement,
brûlant du désir que l'animal s'élançât du char et en vînt aux
mains avec lui, car il comptait bien le mettre en pièces entre les
siennes.

Ce fut jusqu'à ce point qu'alla son incroyable folie. Mais le
généreux lion, plus courtois qu'arrogant, ne faisant nul cas
d'enfantillages et de bravades, après avoir regardé de côté et
d'autre, tourna le dos, montra son derrière à don Quichotte, et,
avec un sang-froid merveilleux, alla se recoucher dans sa cage.
Lorsque don Quichotte vit cela, il ordonna au gardien de prendre
un bâton et de l'irriter en le frappant pour le faire sortir.

«Quant à cela, je n'en ferai rien, s'écria le gardien; car si je
l'excite, le premier qu'il mettra en pièces ce sera moi. Que Votre
Grâce, seigneur chevalier, se contente de ce qu'elle a fait; c'est
tout ce qu'on peut dire en fait de vaillance, et n'ayez pas
l'envie de tenter une seconde fois la fortune. Le lion a la porte
ouverte; il est libre de sortir ou de rester; s'il n'est pas
encore sorti, il ne sortira pas de toute la journée. Mais Votre
Grâce a bien manifesté la grandeur de son âme. Aucun brave, à ce
que j'imagine, n'est tenu de faire plus que de défier son ennemi
et de l'attendre en rase campagne. Si le provoqué ne vient pas,
sur lui tombe l'infamie, et le combattant exact au rendez-vous
gagne la couronne de la victoire.

-- Au fait, c'est la vérité, répondit don Quichotte; ferme la
porte, mon ami, et donne-moi un certificat, dans la meilleure
forme que tu pourras trouver, de ce que tu viens de me voir faire,
à savoir; que tu as ouvert au lion, que je l'ai attendu, qu'il
n'est pas sorti, que je l'ai attendu de nouveau, que de nouveau il
a refusé de sortir, et qu'il s'est allé recoucher. Je ne dois rien
de plus; arrière les enchantements, et que l'aide de Dieu soit à
la raison, à la justice, à la véritable chevalerie! et ferme la
porte, comme je l'ai dit, pendant que je ferai signe aux fuyards,
pour qu'ils reviennent apprendre cette prouesse de ta propre
bouche.»

Le gardien ne se le fit pas dire deux fois, et don Quichotte,
mettant au bout de sa lance le mouchoir avec lequel il avait
essuyé sur son visage la pluie du fromage blanc, se mit à appeler
ceux qui ne cessaient de fuir et de tourner la tête à chaque pas,
tous attroupés autour de l'hidalgo. Sancho aperçut le signal du
mouchoir blanc:

«Qu'on me tue, dit-il, si mon seigneur n'a pas vaincu les bêtes
féroces, car il nous appelle.»

Ils s'arrêtèrent tous trois et reconnurent que celui qui faisait
les signes était bien don Quichotte. Perdant un peu de leur
frayeur, ils se rapprochèrent peu à peu jusqu'à ce qu'ils pussent
entendre les cris de don Quichotte qui les appelait. Finalement,
ils revinrent auprès du chariot, et quand ils arrivèrent, don
Quichotte dit au charretier:

«Allons, frère, attelez vos mules et continuez votre voyage. Et
toi, Sancho, donne-lui deux écus d'or, pour lui et pour le gardien
des lions, en récompense du temps que je leur ai fait perdre.

-- Je les donnerai de bien bon coeur, répondit Sancho; mais les
lions, que sont-ils devenus? sont-ils morts ou vifs?»

Alors le gardien, prenant son temps et ses aises, se mit à conter
par le menu la fin de la bataille, exagérant de son mieux la
vaillance de don Quichotte.

«À la vue du chevalier, dit-il, le lion, intimidé, n'osa pas
sortir de la cage, bien que j'aie tenu la porte ouverte un bon
espace de temps; et quand j'ai dit à ce chevalier que c'était
tenter Dieu que d'exciter le lion pour l'obliger par force à
sortir, comme il voulait que je fisse, ce n'est qu'à son corps
défendant et contre sa volonté qu'il m'a permis de fermer la
porte.

-- Hein! que t'en semble, Sancho? s'écria don Quichotte; y a-t-il
des enchantements qui prévalent contre la véritable valeur? Les
enchanteurs pourront bien m'ôter la bonne chance; mais le coeur et
le courage, je les en défie.»

Sancho donna les deux écus, le charretier attela ses bêtes, le
gardien baisa les mains à don Quichotte en signe de
reconnaissance, et lui promit de conter ce vaillant exploit au roi
lui-même quand il le verrait à la cour.

«Eh bien, reprit don Quichotte, si par hasard Sa Majesté demande
qui l'a fait, vous lui direz que c'est LE CHEVALIER DES LIONS; car
désormais je veux qu'en ce nom se change, se troque et se
transforme celui que j'avais jusqu'à présent porté, de _Chevalier
de la Triste-fïgure. _En cela, je ne fais que suivre l'antique
usage des chevaliers errants, qui changeaient de nom quand il leur
en prenait fantaisie, ou quand ils y trouvaient leur compte.[115]«

Cela dit, le chariot reprit sa route, et don Quichotte, Sancho et
l'homme au gaban vert continuèrent la leur.[116]

Pendant tout ce temps, don Diego de Miranda n'avait pas dit un
mot, tant il mettait d'attention à observer les actions et les
paroles de don Quichotte, qui lui paraissait un homme sensé
atteint de folie, et un fou doué de bon sens. Il n'avait pas
encore connaissance de la première partie de son histoire; car,
s'il en eût fait la lecture, il ne serait pas tombé dans cette
surprise où le jetaient les actions et les paroles du chevalier,
puisqu'il aurait connu de quelle espèce était sa folie. Ne la
connaissant pas, il le prenait, tantôt pour un homme sensé, tantôt
pour un fou, car ce qu'il disait était raisonnable, élégant, bien
exprimé, et ce qu'il faisait, extravagant, téméraire, absurde.
L'hidalgo se disait:

«Quelle folie peut-il y avoir plus grande que celle de se mettre
sur la tête une salade pleine de fromage blanc, et de s'imaginer
que les enchanteurs vous amollissent le crâne? quelle témérité,
quelle extravagance plus grande que de vouloir se battre par force
avec des lions?»

Don Quichotte le tira de cette rêverie, et coupa court à ce
monologue en lui disant:

«Je parierais, seigneur don Diego de Miranda, que Votre Grâce me
tient dans son opinion pour un homme insensé, pour un fou. Et
vraiment, je ne m'en étonnerais pas, car mes oeuvres ne peuvent
rendre témoignage d'autre chose. Eh bien, je veux pourtant faire
observer à Votre Grâce que je ne suis pas aussi fou, pas aussi
timbré que je dois en avoir l'air. Il sied bien à un brillant
chevalier de donner, au milieu de la place, et sous les yeux de
son roi, un coup de lance à un brave taureau[117]; il sied bien à un
chevalier, couvert d'armes resplendissantes, de parcourir la lice
devant les dames, dans de joyeux tournois; il sied bien enfin à
tous ces chevaliers d'amuser la cour de leurs princes, et de
l'honorer, si l'on peut ainsi dire, par tous ces exercices en
apparence militaires. Mais il sied bien mieux encore à un
chevalier errant d'aller par les solitudes, les déserts, les
croisières de chemins, les forêts et les montagnes, chercher de
périlleuses aventures avec le désir de leur donner une heureuse
issue, seulement pour acquérir une célébrité glorieuse et durable.
Il sied mieux, dis-je, à un chevalier errant de secourir une veuve
dans quelque désert inhabitable, qu'à un chevalier de cour de
séduire une jeune fille dans le sein des cités. Tous les
chevaliers, d'ailleurs, ont leurs exercices particuliers. Que
celui de cour serve les dames, qu'il rehausse par ses livrées la
cour de son roi, qu'il défraye les gentilshommes pauvres au
splendide service de sa table, qu'il porte un défi dans une joute,
qu'il soit tenant dans un tournoi[118], qu'il se montre grand,
libéral, magnifique, et surtout bon chrétien; alors il remplira
convenablement son devoir. Mais que le chevalier errant cherche
les extrémités du monde, qu'il pénètre dans les labyrinthes les
plus inextricables, qu'il affronte à chaque pas l'impossible,
qu'il résiste, au milieu des déserts, aux ardents rayons du soleil
dans la canicule, et, pendant l'hiver, à l'âpre inclémence des
vents et de la gelée, qu'il ne s'effraye pas des lions, qu'il ne
tremble pas en face des vampires et des andriaques; car chercher
ceux-ci, braver ceux-là, et les vaincre tous, voilà ses principaux
et véritables exercices. Moi donc, puisqu'il m'est échu en partage
d'être membre de la chevalerie errante, je ne puis me dispenser
d'entreprendre tout ce qui me semble tomber sous la juridiction de
ma profession. Ainsi, il m'appartenait directement d'attaquer ces
lions tout à l'heure, quoique je connusse que c'était une témérité
sans bornes. Je sais bien, en effet, ce que c'est que la valeur;
c'est une vertu placée entre deux vices extrêmes, la lâcheté et la
témérité. Mais il est moins mal à l'homme vaillant de monter
jusqu'à toucher le point où il serait téméraire, que de descendre
jusqu'à toucher le point où il serait lâche. Car, ainsi qu'il est
plus facile au prodigue qu'à l'avare de devenir libéral, il est
plus facile au téméraire de se faire véritablement brave, qu'au
lâche de monter à la véritable valeur. Quant à ce qui est
d'affronter des aventures, croyez-moi, seigneur don Diego, il y a
plus à perdre en reculant qu'en avançant; car lorsqu'on dit: «Ce
chevalier est audacieux et téméraire», cela résonne mieux aux
oreilles des gens que de dire: «Ce chevalier est timide et
poltron.»

-- J'affirme, seigneur don Quichotte, répondit don Diego, que tout
ce qu'a dit et fait Votre Grâce est tiré au cordeau de la droite
raison, et je suis convaincu que, si les lois et les règlements de
la chevalerie venaient à se perdre, ils se retrouveraient dans
votre coeur, comme dans leur dépôt naturel et leurs propres
archives. Mais pressons-nous un peu, car il serait tard, d'arriver
à mon village et à ma maison; là, Votre Grâce se reposera du
travail passé, qui, s'il n'a pas fatigué le corps, a du moins
fatigué l'esprit, ce qui cause aussi d'habitude la fatigue du
corps.

-- Je tiens l'invitation à grand honneur et grand'merci, seigneur
don Diego», répondit don Quichotte.

Ils se mirent alors à piquer leurs montures un peu plus
qu'auparavant, et il pouvait être deux heures de l'après-midi
quand ils arrivèrent à la maison de don Diego, que don Quichotte
appelait le _chevalier du Gaban-Vert_.

Chapitre XVIII

_De ce qui arriva à don Quichotte dans le château ou la maison du
chevalier du Gaban-Vert, ainsi que d'autres choses extravagantes_


Don Quichotte trouva la maison de don Diego spacieuse, comme elles
le sont à la campagne, avec les armes sculptées en pierre brute
sur la porte d'entrée; la cave s'ouvrant dans la cour, et, sous le
portail, plusieurs grandes cruches de terre à garder le vin,
rangées en rond. Comme ces cruches se fabriquent au Toboso, elles
lui rappelèrent le souvenir de sa dame enchantée; et, soupirant
aussitôt, sans prendre garde à ce qu'il disait ni à ceux qui
pouvaient l'entendre, il s'écria:

«Ô doux trésor, trouvé pour mon malheur! doux et joyeux quand Dieu
le voulait bien[119]! Ô cruches tobosines, qui avez rappelé à mon
souvenir le doux trésor de mon amer chagrin!»

Ces exclamations furent entendues de l'étudiant poëte, fils de don
Diego, qui était venu le recevoir avec sa mère; et la mère et le
fils restèrent interdits devant l'étrange figure de don Quichotte.
Celui-ci, mettant pied à terre, alla avec une courtoisie parfaite
demander à la dame ses mains à baiser, et don Diego lui dit:

«Recevez, madame, avec votre bonne grâce accoutumée, le seigneur
don Quichotte de la Manche, que je vous présente, chevalier errant
de profession, et le plus vaillant, le plus discret qui soit au
monde.»

La dame, qui se nommait doña Cristina, le reçut avec de grands
témoignages de politesse et de bienveillance, tandis que don
Quichotte s'offrait à son service avec les expressions les plus
choisies et les plus courtoises. Il répéta presque les mêmes
cérémonies avec l'étudiant, que don Quichotte, en l'écoutant
parler, tint pour un jeune homme de sens et d'esprit.

Ici, l'auteur de cette histoire décrit avec tous ses détails la
maison de don Diego, peignant dans cette description tout ce que
contient la maison d'un riche gentilhomme campagnard. Mais le
traducteur a trouvé bon de passer ces minuties sous silence, parce
qu'elles ne vont pas bien à l'objet principal de l'histoire,
laquelle tire plus de force de la vérité que de froides
digressions.

On fit entrer don Quichotte dans une salle où Sancho le désarma,
et il resta en chausses à la vallonne et en pourpoint de chamois
tout souillé de la moisissure des armes. Il portait un collet
vallon, à la façon des étudiants, sans amidon ni dentelle; ses
brodequins étaient jaunes et ses souliers enduits de cire. Il
passa sur l'épaule sa bonne épée, qui pendait à un baudrier de
peau de loup marin, et qu'il ne ceignait pas autour de son corps,
parce qu'il fut, dit-on, malade des reins pendant de longues
années. Il jeta enfin sur son dos un petit manteau de bon drap
brun. Mais, avant toutes choses, dans cinq ou six chaudronnées
d'eau (car sur la quantité des chaudronnées il y a quelque
différence) il se lava la tête et le visage, et pourtant la
dernière eau restait encore couleur de petit-lait, grâce à la
gourmandise de Sancho et à l'acquisition du fatal fromage blanc
qui avait si bien barbouillé son maître.

Paré de ces beaux atours, et prenant une contenance aimable et
dégagée, don Quichotte entra dans une autre pièce, où l'attendait
l'étudiant pour lui faire compagnie jusqu'à ce que la table fût
mise; car, pour la venue d'un si noble hôte, madame Doña Christina
avait voulu montrer qu'elle savait bien recevoir ceux qui
arrivaient chez elle.

Pendant que don Quichotte se désarmait, don Lorenzo (ainsi se
nommait le fils de don Diego) eut le temps de dire à son père:

«Que faut-il penser, seigneur, de ce gentilhomme que Votre Grâce
vient de nous amener à la maison? Son nom, sa figure, et ce que
vous dites qu'il est chevalier errant, nous ont jetés, ma mère et
moi, dans une grande surprise.

-- Je n'en sais vraiment rien, mon fils, répliqua don Diego. Tout
ce que je puis dire, c'est que je l'ai vu faire des choses dignes
du plus grand fou du monde, et tenir des propos si raisonnables
qu'ils effaçaient ses actions. Mais parle-lui toi-même, tâte le
pouls à sa science, et, puisque tu es spirituel, juge de son
esprit ou de sa sottise le plus convenablement possible, bien qu'à
vrai dire, je le tienne plutôt pour fou que pour sage.»

Après cela, don Lorenzo alla, comme on l'a dit, faire compagnie à
don Quichotte, et, dans la conversation qu'ils eurent ensemble,
don Quichotte dit, entre autres choses, à don Lorenzo:

«Le seigneur don Diego de Miranda, père de Votre Grâce, m'a fait
part du rare talent et de l'esprit ingénieux que vous possédez; il
m'a dit surtout que Votre Grâce est un grand poëte.

-- Poëte, c'est possible, répondit don Lorenzo; mais grand, je ne
m'en flatte pas. La vérité est que je suis quelque peu amateur de
la poésie, et que j'aime à lire les bons poëtes; mais ce n'est pas
une raison pour qu'on me donne le nom de grand poëte, comme a dit
mon père.

-- Cette humilité me plaît, répondit don Quichotte, car il n'y a
pas de poëte qui ne soit arrogant et ne pense de lui-même qu'il
est le premier poëte du monde.

-- Il n'y a pas non plus de règle sans exception, reprit don
Lorenzo, et tel peut se rencontrer qui soit poëte et ne pense pas
l'être.

-- Peu sont dans ce cas, répondit don Quichotte; mais dites-moi,
je vous prie, quels sont les vers que vous avez maintenant sur le
métier, et qui vous tiennent, à ce que m'a dit votre père, un peu
soucieux et préoccupé. Si c'est quelque glose, par hasard, je
m'entends assez bien en fait de gloses, et je serais enchanté de
les voir. S'il s'agit d'une joute littéraire[120], que Votre Grâce
tâche d'avoir le second prix; car le premier se donne toujours à
la faveur ou à la qualité de la personne, tandis que le second ne
s'obtient que par stricte justice, de manière que le troisième
devient le second, et que le premier, à ce compte, n'est plus que
le troisième, à la façon des licences qui se donnent dans les
universités. Mais, cependant, c'est une grande chose que le nom de
premier prix.

-- Jusqu'à présent, se dit tout bas don Lorenzo, je ne puis vous
prendre pour fou; continuons. Il me semble, dit-il, que Votre
Grâce a fréquenté les écoles; quelles sciences avez-vous étudiées?

-- Celle de la chevalerie errante, répondit don Quichotte, qui est
aussi haute que celle de la poésie, et qui la passe même d'au
moins deux doigts.

-- Je ne sais quelle est cette science, répliqua don Lorenzo, et
jusqu'à présent je n'en avais pas ouï parler.

-- C'est une science, repartit don Quichotte, qui renferme en elle
toutes les sciences du monde. En effet, celui qui la professe doit
être jurisconsulte et connaître les lois de la justice
distributive et commutative, pour rendre à chacun ce qui lui
appartient. Il doit être théologien, pour savoir donner clairement
raison de la foi chrétienne qu'il professe, en quelque part
qu'elle lui soit demandée. Il doit être médecin, et surtout
botaniste, pour connaître, au milieu des déserts et des lieux
inhabités, les herbes qui ont la vertu de guérir les blessures,
car le chevalier errant ne doit pas chercher à tout bout de champ
quelqu'un pour le panser. Il doit être astronome, pour connaître
par les étoiles combien d'heures de la nuit sont passées, sous
quel climat, en quelle partie du monde il se trouve. Il doit
savoir les mathématiques, car à chaque pas il aura besoin d'elles;
et laissant de côté, comme bien entendu, qu'il doit être orné de
toutes les vertus théologales et cardinales, je passe à d'autres
bagatelles, et je dis qu'il doit savoir nager comme on dit que
nageait le poisson Nicolas[121]. Il doit savoir ferrer un cheval,
mettre la selle et la bride; et, remontant aux choses d'en haut,
il doit garder sa foi à Dieu et à sa dame[122]; il doit être chaste
dans les pensées, décent dans les paroles, libéral dans les
oeuvres, vaillant dans les actions, patient dans les peines,
charitable avec les nécessiteux, et finalement, demeurer le ferme
champion de la vérité, dût-il, pour la défendre, exposer et perdre
la vie. De toutes ces grandes et petites qualités se compose un
bon chevalier errant; voyez maintenant, seigneur don Lorenzo, si
c'est une science à la bavette, celle qu'apprend le chevalier qui
l'étudie pour en faire sa profession, et si elle peut se mettre au
niveau des plus huppées que l'on enseigne dans les gymnases et les
écoles!

-- S'il en était ainsi, répondit don Lorenzo, je dirais que cette
science l'emporte sur toutes les autres.

-- Comment, s'il en était ainsi? répliqua don Quichotte.

-- Ce que je veux dire, reprit don Lorenzo, c'est que je doute
qu'il y ait eu et qu'il y ait à cette heure des chevaliers
errants, et surtout parés de tant de vertus.

-- J'ai déjà dit bien des fois ce que je vais répéter, répondit
don Quichotte; c'est que la plupart des gens de ce monde sont
d'avis qu'il n'y a pas eu de chevaliers errants; et comme je suis
d'avis que, si le ciel ne leur fait miraculeusement entendre cette
vérité, qu'il y en eut et qu'il y en a, toute peine serait prise
inutilement, ainsi que me l'a maintes fois prouvé l'expérience, je
ne veux pas m'arrêter maintenant à tirer Votre Grâce de l'erreur
qu'elle partage avec tant d'autres. Ce que je pense faire, c'est
prier le ciel qu'il vous en tire et vous fasse comprendre combien
furent véritables et nécessaires au monde les chevaliers errants,
dans les siècles passés, et combien ils seraient utiles dans le
siècle présent, s'ils étaient encore de mise. Mais aujourd'hui
triomphent, pour les péchés du monde, la paresse, l'oisiveté, la
gourmandise et la mollesse.

-- Voilà que notre hôte nous échappe, s'écria tout bas don
Lorenzo; mais pourtant c'est un fou remarquable, et je serais moi-
même un sot de n'en pas avoir cette opinion.»

Là se termina leur entretien, parce qu'on les appela pour dîner.
Don Diego demanda à son fils ce qu'il avait pu tirer au net de
l'esprit de son hôte:

«Je défie, répondit le jeune homme, tous les médecins et tous les
copistes de rien tirer du brouillon de sa folie. C'est un fou pour
ainsi dire entrelardé, qui a des intervalles lucides.»

On se mit à table, et le dîner fut, comme don Diego avait dit en
chemin qu'il avait coutume de l'offrir à ses convives, bien servi,
abondant et savoureux. Mais ce qui enchanta le plus don Quichotte,
ce fut le merveilleux silence qu'on gardait dans toute la maison,
qui ressemblait à un couvent de chartreux. Quand on eut enlevé la
nappe, récité les grâces et jeté de l'eau sur les mains, don
Quichotte pria instamment don Lorenzo de lui dire les vers de la
joute littéraire. L'étudiant répondit:

«Pour ne pas ressembler à ces poëtes qui, lorsqu'on leur demande
de réciter leurs vers, s'y refusent, et, quand on ne les leur
demande pas, nous les jettent au nez, je dirai ma glose, de
laquelle je n'espère aucun prix, car c'est uniquement comme
exercice d'esprit que je l'ai faite.

-- Un de mes amis, homme habile, reprit don Quichotte, était
d'avis qu'il ne fallait fatiguer personne à gloser des vers. La
raison, disait-il, c'est que jamais la glose ne peut atteindre au
texte, et que la plupart du temps elle s'éloigne de son sens et de
son objet; que d'ailleurs les lois de la glose sont trop sévères,
qu'elles ne souffrent ni interrogations, ni les mots _dit-il _ou
_dirais-je, _qu'elles ne permettent ni de faire avec les verbes
des substantifs, ni de changer le sens du propre au figuré, et
qu'enfin elles contiennent foule d'entraves et de difficultés qui
enchaînent et embarrassent les glossateurs, comme Votre Grâce doit
parfaitement le savoir.

-- En vérité, seigneur don Quichotte, dit don Lorenzo, je voudrais
prendre Votre Grâce dans une erreur soutenue et répétée; mais je
ne puis, car vous me glissez des mains comme une anguille.

-- Je n'entends pas, répondit don Quichotte, ce que dit ni ce que
veut dire Votre Grâce par ces mots, que je lui glisse des mains.

-- Je me ferai bientôt entendre, répliqua don Lorenzo; mais
maintenant, que Votre Grâce veuille bien écouter les vers glosés
et la glose. Les voici:

_Si pour moi ce qui fut revient à être,_
_Je n'aurai plus besoin d'espérer_
_Ou bien que le temps vienne déjà_
_De ce qui doit ensuite advenir_.[123]

GLOSE

«À la fin, comme tout passe, s'est passé aussi le bien qu'en un
temps m'avait donné la Fortune libérale. Mais elle ne me l'a plus
rendu, ni en abondance, ni avec épargne. Il y a des siècles que tu
me vois, Fortune, prosterné à tes pieds; rends-moi mon bonheur
passé, et je serai pleinement heureux, _si pour moi ce qui fut
revient à être_.

«Je ne veux d'autre plaisir ni d'autre gloire, d'autre palme,
d'autre victoire ni d'autre triomphe, que de retrouver le
contentement, qui est une peine dans ma mémoire. Si tu me ramènes
à ce point, Fortune, à l'instant se calmera toute l'ardeur de mon
feu, et surtout si ce bien vient sur-le-champ, _je n'aurai plus
besoin d'espérer_.

«Je demande des choses impossibles, car que le temps revienne à
être ce qu'une fois il a été, c'est une chose à laquelle aucun
pouvoir sur la terre n'est encore parvenu. Le temps court, il
vole, il part légèrement pour ne plus revenir, et l'on se
tromperait en pensant ou que déjà le temps fût passé, _ou bien que
le temps vienne déjà_.

«Vivre en continuelle perplexité, tantôt avec l'espoir, tantôt
avec la crainte, c'est une mort manifeste, et il vaut mieux, en
mourant, chercher une issue à la douleur. Mon intérêt serait d'en
finir; mais il n'en est pas ainsi, car, par une meilleure
réflexion, ce qui me rend la vie, c'est la crainte _de ce qui doit
ensuite advenir_.»

Quand don Lorenzo eut achevé de débiter sa glose, don Quichotte se
leva tout debout, et, lui saisissant la main droite, il s'écria,
d'une voix haute qui ressemblait à des cris:

«Par le ciel et toutes ses grandeurs, généreux enfant, vous êtes
le meilleur poëte de l'univers; vous méritez d'être couronné de
lauriers, non par Chypre, ni par Gaëte, comme a dit un poëte
auquel Dieu fasse miséricorde[124], mais par les académies
d'Athènes, si elles existaient encore, et par celles aujourd'hui
existantes de Paris, de Boulogne et de Salamanque. Plût à Dieu que
les juges qui vous refuseraient le premier prix fussent percés de
flèches par Apollon, et que jamais les Muses ne franchissent le
seuil de leurs portes! Récitez-moi, seigneur, je vous en supplie,
quelques vers de grande mesure, car je veux sonder sur tous les
points votre admirable génie.[125]«

Est-il besoin de dire que don Lorenzo fut ravi de se voir louer
par don Quichotte, bien qu'il le tînt pour un fou? Ô puissance de
l'adulation! que tu as d'étendue et que tu portes loin les limites
de ton agréable juridiction! Don Lorenzo rendit hommage à cette
vérité, car il condescendit au désir de don Quichotte, en lui
récitant ce sonnet sur l'histoire de Pyrame et Thisbé:

SONNET

«Le mur est brisé par la belle jeune fille qui ouvrit le coeur
généreux de Pyrame. L'amour part de Chypre, et va en droiture voir
la fente étroite et prodigieuse.

«Là parle le silence, car la voix n'ose point passer par un si
étroit détroit; les âmes, oui, car l'amour a coutume de rendre
facile la plus difficile des choses.

«Le désir a mal réussi, et la démarche de l'imprudente vierge
attire, au lieu de son plaisir, sa mort. Voyez quelle histoire:

«Tous deux en même temps, ô cas étrange! les tue, les couvre et
les ressuscite, une épée, une tombe, un souvenir.»

«Béni soit Dieu! s'écria don Quichotte quand il eut entendu le
sonnet de don Lorenzo; parmi la multitude de poëtes consommés qui
vivent aujourd'hui, je n'ai pas vu un poëte aussi consommé que
Votre Grâce, mon cher seigneur; c'est du moins ce que me donne à
penser l'ingénieuse composition de ce sonnet.»

Don Quichotte resta quatre jours parfaitement traité dans la
maison de don Diego. Au bout de ce temps, il lui demanda la
permission de partir.

«Je vous suis très-obligé, lui dit-il, du bon accueil que j'ai
reçu dans votre maison; mais comme il sied mal aux chevaliers
errants de donner beaucoup d'heures à l'oisiveté et à la mollesse,
je veux aller remplir le devoir de ma profession en cherchant les
aventures, dont j'ai connaissance que cette terre abonde. J'espère
ainsi passer le temps, en attendant l'époque des joutes de
Saragosse, qui sont l'objet direct de mon voyage. Mais je veux
d'abord pénétrer dans la caverne de Montésinos, de laquelle on
conte tant et de si grandes merveilles dans ces environs; je
chercherai en même temps à découvrir l'origine et les véritables
sources des sept lacs appelés vulgairement lagunes de Ruidera.»

Don Diego et son fils louèrent hautement sa noble résolution, et
l'engagèrent à prendre de leur maison et de leur bien tout ce qui
lui ferait plaisir, s'offrant à lui rendre service avec toute la
bonne volonté possible, obligés qu'ils y étaient par le mérite de
sa personne et l'honorable profession qu'il exerçait.

Enfin le jour du départ arriva, aussi joyeux pour don Quichotte
que triste et fatal pour Sancho Panza, qui, se trouvant fort bien
de l'abondance des cuisines de don Diego, se désolait de retourner
à la disette en usage dans les forêts et dans les déserts, et
d'être réduit aux chétives provisions de son bissac. Néanmoins, il
le remplit tout comble de ce qui lui sembla le plus nécessaire.
Quand don Quichotte prit congé de ses hôtes, il dit à don Lorenzo:

«Je ne sais si j'ai déjà dit à Votre Grâce, et, en tout cas, je le
lui répète, que si vous voulez abréger les peines et le chemin
pour arriver au faîte inaccessible de la renommée, vous n'avez
qu'une chose à faire: laissez le sentier de la poésie, quelque peu
étroit, et prenez le sentier de la chevalerie errante. Cela suffit
pour devenir empereur en un tour de main.»

Par ces propos, don Quichotte acheva de décider le procès de sa
folie, et plus encore par ceux qu'il ajouta:

«Dieu sait, dit-il, si je voudrais emmener avec moi le seigneur
don Lorenzo, pour lui enseigner comment il faut épargner les
humbles et fouler aux pieds les superbes[126], vertus inhérentes à
la profession que j'exerce. Mais, puisque son jeune âge ne l'exige
point encore, et que ses louables études s'y refusent, je me
bornerai à lui donner un conseil; c'est qu'étant poëte, il pourra
devenir célèbre s'il se guide plutôt sur l'opinion d'autrui que
sur la sienne propre. Il n'y a ni père ni mère auxquels leurs
enfants semblent laids, et, pour les enfants de l'intelligence,
cette erreur a plus cours encore.»

Le père et le fils s'étonnèrent de nouveau des propos entremêlés
de don Quichotte, tantôt sensés, tantôt extravagants, et de la
ténacité qu'il mettait à se lancer incessamment à la quête de ses
malchanceuses aventures, terme et but de tous ses désirs. Après
s'être mutuellement réitéré les politesses et les offres de
service, avec la gracieuse permission de la dame du château, don
Quichotte et Sancho s'éloignèrent, l'un sur Rossinante, l'autre
sur le grison.

Chapitre XIX

_Où l'on raconte l'aventure du berger amoureux, avec d'autres
événements gracieux en vérité_


Don Quichotte n'était encore qu'à peu de distance du village de
don Diego, quand il fut rejoint par deux espèces de prêtres ou
d'étudiants et deux laboureurs, qui cheminaient montés tous quatre
sur des bêtes à longues oreilles.

L'un des étudiants avait, en guise de portemanteau, un petit
paquet de grosse toile verte qui enveloppait quelques hardes et
deux paires de bas en bure noire; l'autre ne portait autre chose
que deux fleurets neufs avec leurs boutons. Quant aux laboureurs,
ils étaient chargés de plusieurs effets qu'ils venaient sans doute
d'acheter dans quelque grande ville pour les porter à leur
village. Étudiants et laboureurs tombèrent dans la même surprise
que tous ceux qui voyaient don Quichotte pour la première fois, et
ils mouraient d'envie de savoir quel était cet homme si différent
des autres et si hors de l'usage commun.

Don Quichotte les salua, et, quand il eut appris qu'ils suivaient
le même chemin que lui, il leur offrit sa compagnie, en les priant
de retenir un peu le pas, car leurs bourriques marchaient plus
vite que son cheval. Pour se montrer obligeant, il leur dit en peu
de mots quelles étaient sa personne et sa profession, à savoir
qu'il était chevalier errant, et qu'il allait chercher des
aventures dans les quatre parties du monde. Il ajouta qu'il
s'appelait de son nom propre don Quichotte de la Manche, et par
surnom _le chevalier des Lions. _Tout cela, pour les laboureurs,
c'était comme s'il eût parlé grec ou argot de bohémiens; mais non
pour les étudiants, qui reconnurent bientôt le vide de sa
cervelle. Néanmoins, ils le regardaient avec un étonnement mêlé de
respect, et l'un d'eux lui dit:

«Si Votre Grâce, seigneur chevalier, ne suit aucun chemin fixe,
comme ont coutume de faire ceux qui cherchent des aventures, venez
avec nous, et vous verrez une des noces les plus belles et les
plus riches qu'on ait célébrées jusqu'à ce jour dans la Manche et
à plusieurs lieues à la ronde.»

Don Quichotte demanda s'il s'agissait des noces de quelque prince,
pour en faire un si grand récit.

«Non, répondit l'étudiant, ce ne sont que les noces d'un paysan et
d'une paysanne; l'un est le plus riche de tout le pays; l'autre,
la plus belle qu'aient vue les hommes. On va célébrer leur mariage
avec une pompe extraordinaire et nouvelle; car les noces se feront
dans un pré qui touche au village de la fiancée, qu'on appelle par
excellence Quitéria la Belle. Le fiancé se nomme Camache le Riche.
Elle a dix-huit ans, lui vingt-deux; tous deux égaux de condition,
bien que des gens curieux, qui savent par coeur les filiations du
monde entier, prétendent que la belle Quitéria l'emporte en ce
point sur Camache. Mais il ne faut pas regarder à cela; les
richesses sont assez puissantes pour souder bien des cassures et
boucher bien des trous. En effet, ce Camache est libéral; et il
lui a pris fantaisie de faire couvrir tout le pré avec des
branches d'arbres, de façon que le soleil aura de la peine à
réussir s'il veut visiter l'herbe fraîche dont la terre est
couverte. Il a fait aussi composer des danses, tant à l'épée
qu'aux petits grelots[127], car il y a dans son village des gens qui
savent merveilleusement les faire sonner. Pour les danseurs aux
souliers[128], je n'en dis rien, il en a commandé un monde. Mais
pourtant, de toutes les choses que j'ai mentionnées et de bien
d'autres que j'ai passées sous silence, aucune, j'imagine, ne
rendra ses noces aussi mémorables que les équipées qu'y fera sans
doute le désespéré Basile. Ce Basile est un jeune berger habitant
le village de Quitéria, où il avait sa maison porte à porte avec
celle des parents de la belle paysanne. L'amour prit de là
occasion de rappeler au monde l'histoire oubliée de Pyrame et
Thisbé, car Basile devint amoureux de Quitéria dès ses plus
tendres années, et la jeune fille le paya de retour par mille
chastes faveurs, si bien que dans le village on comptait par
passe-temps les amours des enfants Basile et Quitéria. Ils
grandirent tous deux, et le père de Quitéria résolut de refuser à
Basile l'entrée qu'avait eue celui-ci jusqu'alors dans sa maison;
puis, pour s'ôter le souci et les craintes, il convint de marier
sa fille avec le riche Camache, ne trouvant pas convenable de la
donner à Basile, qui n'était pas aussi bien traité par la fortune
que par la nature; car, s'il faut dire la vérité sans envie, c'est
bien le garçon le mieux découplé que nous connaissions, vigoureux
tireur de barre, excellent lutteur et grand joueur de balle. Il
court comme un daim, saute mieux qu'une chèvre, et abat les
quilles comme par enchantement. Du reste, il chante comme une
alouette, pince d'une guitare à la faire parler, et, par-dessus
tout, joue de la dague aussi bien que le plus huppé.

-- Pour ce seul mérite, s'écria don Quichotte, ce garçon méritait
d'épouser, non-seulement la belle Quitéria, mais la reine Genièvre
elle-même, si elle vivait encore, en dépit de Lancelot et de tous
ceux qui voudraient s'y opposer.

-- Allez donc dire cela à ma femme, interrompit Sancho, qui
n'avait fait jusqu'alors que se taire et écouter; ce qu'elle veut,
c'est que chacun se marie avec son égal, se fondant sur le
proverbe qui dit: «Chaque brebis avec sa pareille.»[129] Ce que je
voudrais, moi, c'est que ce bon garçon de Basile, auquel je
m'affectionne, se mariât avec cette dame Quitéria, et maudits
soient dans ce monde et dans l'autre ceux qui empêchent les gens
de se marier à leur goût.

-- Si tous ceux qui s'aiment pouvaient ainsi se marier, dit don
Quichotte, ce serait ôter aux parents le droit légitime de choisir
pour leurs enfants, et de les établir comme et quand il convient;
et, si le choix des maris était abandonné à la volonté des filles,
telle se trouverait qui prendrait le valet de son père, et telle
autre le premier venu qu'elle aurait vu passer dans la rue fier et
pimpant, bien que ce ne fût qu'un spadassin débauché. L'amour
aveugle facilement les yeux de l'intelligence, si nécessaires pour
le choix d'un état. Dans celui qu'exige le mariage, on court grand
risque de se tromper; il faut un grand tact et une faveur
particulière du ciel pour rencontrer juste. Quelqu'un veut faire
un long voyage; s'il est prudent, avant de se mettre en route, il
choisira une compagnie agréable et sûre. Pourquoi ne ferait-il pas
de même, celui qui doit cheminer tout le cours de sa vie jusqu'au
terme de la mort, surtout si cette compagnie doit le suivre au
lit, à la table, partout, comme fait la femme pour son mari? La
femme légitime n'est pas une marchandise qu'on puisse rendre,
changer ou céder après l'avoir achetée; c'était un accident
inséparable, qui dure autant que la vie; c'est un lien qui, une
fois jeté autour du cou, se change en noeud gordien, et ne peut se
détacher, à moins qu'il ne soit tranché par la faux de la mort. Je
pourrais dire bien d'autres choses encore sur ce sujet, mais j'en
suis détourné par l'envie de savoir s'il reste au seigneur
licencié quelque chose à me dire à propos de l'histoire de Basile.

-- Il ne me reste qu'une chose à dire, répondit l'étudiant,
bachelier ou licencié, comme l'avait appelé don Quichotte; c'est
que, du jour où Basile a su que la belle Quitéria épousait Camache
le Riche, on ne l'a plus vu rire, on ne l'a plus entendu tenir un
propos sensé. Il marche toujours triste et pensif, se parlant à
lui-même, ce qui est un signe infaillible qu'il a perdu l'esprit.
Il mange peu, ne dort pas davantage; s'il mange, ce sont des
fruits; s'il dort, c'est en plein champ sur la terre, comme une
brute. De temps en temps, il regarde le ciel, et d'autres fois il
cloue les yeux à terre, dans une telle extase qu'il semble une
statue habillée dont l'air agite les vêtements. Enfin, il témoigne
si vivement la passion qu'il a dans le coeur, que tous ceux qui le
connaissent craignent que le _oui _prononcé demain par la belle
Quitéria ne soit l'arrêt de sa mort.

-- Dieu fera mieux les choses, s'écria Sancho; car, s'il donne le
mal, il donne la médecine. Personne ne sait ce qui doit arriver;
d'ici à demain il y a bien des heures, et en un seul moment la
maison peut tomber; j'ai vu souvent pleuvoir et faire du soleil
tout à la fois, et tel se couche le soir bien portant qui ne peut
plus remuer le lendemain matin. Dites-moi: quelqu'un, par hasard,
se flatterait-il d'avoir mis un clou à la roue de la fortune? Non
certes; et d'ailleurs, entre le oui et le non de la femme, je
n'oserais pas seulement mettre la pointe d'une aiguille, car elle
n'y tiendrait pas. Faites seulement que Quitéria aime Basile de
bon coeur et de bonne volonté, et moi je lui donnerai un sac de
bonne aventure, car l'amour, à ce que j'ai ouï dire, regarde avec
des lunettes qui font paraître le cuivre de l'or, la pauvreté des
richesses et la chassie des perles.

-- Où diable t'arrêteras-tu, Sancho maudit? s'écria don Quichotte.
Quand tu commences à enfiler des proverbes et des histoires,
personne ne peut te suivre, si ce n'est Judas lui-même, et puisse-
t-il t'emporter? Dis-moi, animal, que sais-tu de clous et de
roues, et de quoi que ce soit?

-- Oh, pardieu! si l'on ne m'entend pas, répondit Sancho, il n'est
pas étonnant que mes sentences passent pour des sottises. Mais
n'importe, moi je m'entends, et je sais que je n'ai pas dit tant
de bêtises que vous voulez le croire; c'est plutôt que Votre
Grâce, mon cher seigneur, est toujours le contrôleur de mes
paroles et de mes actions.

-- Dis donc contrôleur, s'écria don Quichotte, ô prévaricateur du
beau langage, que Dieu confonde et maudisse!

-- Que Votre Grâce ne se fâche pas contre moi, répondit Sancho.
Vous savez bien que je n'ai pas été élevé à la cour, que je n'ai
pas étudié à Salamanque, pour connaître si j'ôte ou si je mets
quelques lettres de trop à mes paroles. Vive Dieu! il ne faut pas
non plus obliger le paysan de Sayago à parler comme le citadin de
Tolède[130]. Encore y a-t-il des Tolédains qui ne sont guère avancés
dans la façon de parler poliment.

-- C'est bien vrai, dit le licencié, car ceux qui sont élevés dans
les tanneries et les boutiques du Zocodover ne peuvent parler
aussi bien que ceux qui passent tout le jour à se promener dans le
cloître de la cathédrale; et pourtant ils sont tous de Tolède. Le
langage pur, élégant, choisi appartient aux gens de cour éclairés,
fussent-ils nés dans une taverne de Majalahonda; je dis éclairés,
car il y en a beaucoup qui ne le sont pas; et les lumières sont la
vraie grammaire du bon langage, quand l'usage les accompagne. Moi,
seigneur, pour mes péchés, j'ai étudié le droit canonique à
Salamanque, et je me pique quelque peu d'exprimer mes idées avec
des paroles claires, nettes et significatives.

-- Si vous ne vous piquiez pas, dit l'autre étudiant, de jouer
mieux encore de ces fleurets que de la langue, vous auriez eu la
tête au concours des licences, au lieu d'avoir la queue.

-- Écoutez, bachelier, reprit le licencié, votre opinion sur
l'adresse à manier l'épée est la plus grande erreur du monde, si
vous croyez cette adresse vaine et inutile.

-- Pour moi, ce n'est pas une opinion, répondit l'autre, qui se
nommait Corchuelo, c'est une vérité démontrée, et, si vous voulez
que je vous le prouve par l'expérience, l'occasion est belle; vous
avez là des fleurets; j'ai, moi, le poignet vigoureux, et, avec
l'aide de mon courage, qui n'est pas mince, il vous fera confesser
que je ne me trompe pas. Allons, mettez pied à terre, et faites
usage de vos mouvements de pieds et de mains, de vos angles, de
vos cercles, de toute votre science; j'espère bien vous faire voir
des étoiles en plein midi, avec mon adresse tout inculte et
naturelle, en laquelle, après Dieu, j'ai assez de confiance pour
dire que celui-là est encore à naître qui me fera tourner le dos,
et qu'il n'y a point d'homme au monde auquel je ne me charge de
faire perdre l'équilibre.

-- Que vous tourniez ou non le dos, je ne m'en mêle pas, répliqua
l'habile escrimeur; mais pourtant il pourrait se faire que, dans
l'endroit même où vous cloueriez le pied pour la première fois, on
y creusât votre sépulture, je veux dire que la mort vous fût
donnée par cette adresse que vous méprisez tant.

-- C'est ce que nous allons voir», répondit Corchuelo.

Et, sautant lestement à bas de son âne, il saisit avec furie un
des fleurets que le licencié portait sur sa monture.

«Les choses ne doivent pas se passer ainsi, s'écria don Quichotte;
je veux être votre maître d'escrime, et le juge de cette querelle
tant de fois débattue et jamais décidée.»

Il mit alors pied à terre, et, prenant sa lance à la main, il se
plaça au milieu de la route, tandis que le licencié s'avançait
avec une contenance dégagée et en mesurant ses pas, contre
Corchuelo, qui venait à sa rencontre, lançant, comme on dit, des
flammes par les yeux. Les deux autres paysans qui les
accompagnaient servirent, sans descendre de leurs bourriques, de
spectateurs à cette mortelle tragédie.

Les bottes d'estoc et de taille que portait Corchuelo, les revers,
les fendants, les coups à deux mains, étaient innombrables, et
tombaient comme la grêle. Le bachelier attaquait en lion furieux,
mais le licencié, d'une tape qu'il lui envoyait avec le bouton de
son fleuret, l'arrêtait court au milieu de sa furie, et le lui
faisait baiser comme si c'eût été une relique, bien qu'avec moins
de dévotion. Finalement, le licencié lui compta, à coups de
pointe, tous les boutons d'une demi-soutane qu'il portait, et lui
en déchira les pans menus comme des queues de polypes[131]. Il lui
jeta deux fois le chapeau par terre, et le fatigua tellement, que,
de dépit et de rage, l'autre prit son fleuret par la poignée, et
le lança dans l'air avec tant de vigueur, qu'il l'envoya presque à
trois quarts de lieue. C'est ce que témoigna par écrit l'un des
laboureurs, greffier de son état, qui alla le ramasser, et ce
témoignage doit servir à faire reconnaître, sur preuve
authentique, comment la force est vaincue par l'adresse.

Corchuelo s'était assis tout essoufflé, et Sancho, s'approchant de
lui:

«Par ma foi, seigneur bachelier, lui dit-il, si Votre Grâce suit
mon conseil, vous ne vous aviserez plus désormais de défier
personne à l'escrime, mais plutôt à lutter ou à jeter la barre,
car vous avez pour cela de la jeunesse et des forces. Quant à ceux
qu'on appelle tireurs d'armes, j'ai ouï dire qu'ils mettent la
pointe d'une épée dans le trou d'une aiguille.

-- Je me contente, répondit Corchuelo, d'être comme on dit, tombé
de mon âne, et d'avoir appris par expérience une vérité que
j'étais bien loin de croire.»

En disant cela, il se leva pour embrasser le licencié, et ils
restèrent meilleurs amis qu'auparavant. Ils ne voulurent point
attendre le greffier, qui avait été chercher le fleuret, pensant
qu'il serait trop long à revenir, et résolurent de suivre leur
chemin pour arriver de bonne heure au village de Quitéria, d'où
ils étaient tous. Pendant la route qu'il leur restait à faire, le
licencié leur expliqua les excellences de l'escrime, avec tant de
raisons évidentes, tant de figures et de démonstrations
mathématiques, que tout le monde demeura convaincu des avantages
de cette science, et Corchuelo fut guéri de son entêtement.

La nuit était venue, et, avant d'arriver, ils crurent voir devant
le village un ciel rempli d'innombrables étoiles resplendissantes.
Ils entendirent également le son confus et suave de divers
instruments, comme flûtes, tambourins, psaltérions, luths,
musettes et tambours de basque.

En approchant, ils virent que les arbres d'une ramée qu'on avait
élevée de mains d'homme à l'entrée du village étaient tout chargés
de lampes d'illumination, que le vent n'éteignait pas, car il
soufflait alors si doucement qu'il n'avait pas la force d'agiter
les feuilles des arbres. Les musiciens étaient chargés des
divertissements de la noce; ils parcouraient, en diverses
quadrilles, cet agréable séjour, les uns dansant, et d'autres
encore jouant des instruments qu'on vient de citer.

En somme, on aurait dit que, sur toute l'étendue de cette prairie,
courait l'allégresse et sautait le contentement. Une foule
d'autres hommes étaient occupés à construire des échafauds et des
gradins, d'où l'on pût le lendemain voir commodément les
représentations et les danses qui devaient se faire en cet endroit
pour célébrer les noces du riche Camache et les obsèques de
Basile.

Don Quichotte ne voulut point entrer dans le village, quoiqu'il en
fût prié par le bachelier et le laboureur. Il donna pour excuse,
bien suffisante à son avis, que c'était la coutume des chevaliers
errants de dormir dans les champs et les forêts plutôt que dans
les habitations, fût-ce même sous des lambris dorés. Après cette
réponse, il se détourna quelque peu du chemin, fort contre le gré
de Sancho, auquel revint à la mémoire le bon gîte qu'il avait
trouvé dans le château ou la maison de don Diego.

Chapitre XX

_Où l'on raconte les noces de Camache le Riche, avec l'aventure
de Basile le Pauvre_


À peine la blanche aurore avait-elle fait place au brillant
Phébus, pour qu'il séchât par de brûlants rayons les perles
liquides de ses cheveux d'or, que don Quichotte, secouant la
paresse de ses membres, se mit sur pied, et appela son écuyer
Sancho, qui ronflait encore. En le voyant ainsi, les yeux fermés
et la bouche ouverte, don Quichotte lui dit, avant de l'éveiller:

«Ô toi, bienheureux entre tous ceux qui vivent sur la face de la
terre, puisque, sans porter envie et sans être envié, tu dors dans
le repos de ton esprit, aussi peu persécuté des enchanteurs que
troublé des enchantements! Dors, répété-je et répéterai-je cent
autres fois, toi qui n'as point à souffrir de l'insomnie
continuelle d'une flamme jalouse, toi que n'éveille point le souci
de payer des dettes qui sont échues, ni celui de fournir à la
subsistance du lendemain pour toi et ta pauvre petite famille. Ni
l'ambition ne t'agite, ni la vaine pompe du monde ne te tourmente,
puisque les limites de tes désirs ne s'étendent pas au delà du
soin de ton âne, car celui de ta personne est remis à ma charge
comme un juste contrepoids qu'imposent aux seigneurs la nature et
l'usage. Le valet dort, et le maître veille, pensant de quelle
manière il pourra le nourrir, améliorer son sort et lui faire
merci. Le chagrin de voir un ciel de bronze refuser à la terre la
vivifiante rosée n'afflige point le serviteur, mais le maître, qui
doit alimenter, dans la stérilité et la famine, celui qui l'a
servi dans l'abondance et la fertilité.»

À tout cela, Sancho ne répondait mot, car il dormait, et certes il
ne se serait pas éveillé de sitôt, si don Quichotte, avec le bout
de sa lance, ne l'eût fait revenir à lui. Il s'éveilla enfin, en
se frottant les yeux, en étendant les bras; puis, tournant le
visage à droite et à gauche:

«Du côté de cette ramée, dit-il, vient, si je ne me trompe, un
fumet et une odeur bien plutôt de tranches de jambon frites que de
thym et de serpolet. Sur mon âme, noces qui s'annoncent par de
telles odeurs promettent d'être abondantes et généreuses.

-- Tais-toi, glouton, dit don Quichotte, et lève-toi vite; nous
irons assister à ce mariage, pour voir ce que fera le dédaigné
Basile.

-- Ma foi, répondit Sancho, qu'il fasse ce qu'il voudra. Pourquoi
est-il pauvre? il aurait épousé Quitéria. Mais, quand on n'a pas
un sou vaillant, faut-il vouloir se marier dans les nuages? En
vérité, seigneur, moi je suis d'avis que le pauvre doit se
contenter de ce qu'il trouve, et non chercher des perles dans les
vignes. Je gagerais un bras que Camache peut enfermer Basile dans
un sac d'écus. S'il en est ainsi, Quitéria serait bien sotte de
repousser les parures et les joyaux que lui a donnés Camache et
qu'il peut lui donner encore, pour choisir le talent de Basile à
jeter la barre et à jouer du fleuret. Sur le plus beau jet de
barre et la meilleure botte d'escrime, on ne donne pas un verre de
vin à la taverne. Des talents et des grâces qui ne rapportent
rien, en ait qui voudra. Mais quand ces talents et ces grâces
tombent sur quelqu'un qui a la bourse pleine, ah! je voudrais pour
lors avoir aussi bonne vie qu'ils ont bonne façon. C'est sur un
bon fondement qu'on peut élever un bon édifice, et le meilleur
fondement du monde, c'est l'argent.

-- Par le saint nom de Dieu! s'écria don Quichotte, finis ta
harangue, Sancho; je suis convaincu que, si on te laissait
continuer celles que tu commences à chaque pas, il ne te resterait
pas assez de temps pour manger ni pour dormir, et que tu ne
l'emploierais qu'à parler.

-- Si Votre Grâce avait bonne mémoire, répliqua Sancho, vous vous
rappelleriez les clauses de notre traité avant que nous prissions,
cette dernière fois, la clef des champs. L'une d'elles fut que
vous me laisseriez parler tant que j'en aurais envie, pourvu que
ce ne fût ni contre le prochain ni contre votre autorité; et
jusqu'à présent, il me semble que je n'ai pas contrevenu aux
défenses de cette clause.

-- Je ne me rappelle pas cette clause le moins du monde, Sancho,
répondit don Quichotte; mais, quand même il en serait ainsi, je
veux que tu te taises et que tu me suives; car voilà les
instruments que nous entendions hier soir qui recommencent à
réjouir les vallons, et sans doute que le mariage se célébrera
pendant la fraîcheur de la matinée plutôt que pendant la chaleur
du tantôt.»

Sancho obéit à son maître, et, quand il eut mis la selle à
Rossinante et le bât au grison, ils enfourchèrent tous deux leurs
bêtes, et entrèrent pas à pas sous la ramée. La première chose qui
s'offrit aux regards de Sancho, ce fut un boeuf tout entier
embroché dans un tronc d'ormeau; et, dans le foyer où l'on allait
le faire rôtir, brûlait une petite montagne de bois.

Six marmites étaient rangées autour de ce bûcher; et certes, elles
n'avaient point été faites dans le monde ordinaire des marmites,
car c'étaient six larges cruches à vin[132], qui contenaient chacune
un abattoir de viande. Elles cachaient dans leurs flancs des
moutons entiers, qui n'y paraissaient pas plus que si c'eût été
des pigeonneaux. Les lièvres dépouillés de leurs peaux et les
poules toutes plumées, qui pendaient aux arbres pour être bientôt
ensevelis dans les marmites, étaient innombrables, ainsi que les
oiseaux et le gibier de diverses espèces pendus également aux
branches, pour que l'air les entretînt frais. Sancho compta plus
de soixante grandes outres d'au moins cinquante pintes chacune,
toutes remplies, ainsi qu'on le vit ensuite, de vins généreux. Il
y avait des monceaux de pains blancs, comme on voit des tas de blé
dans les granges. Les fromages, amoncelés comme des briques sur
champ, formaient des murailles, et deux chaudrons d'huile, plus
grands que ceux d'un teinturier, servaient à frire les objets de
pâtisserie, qu'on en retirait avec deux fortes pelles, et qu'on
plongeait dans un autre chaudron de miel qui se trouvait à côté.
Les cuisiniers et les cuisinières étaient au nombre de plus de
cinquante, tous propres, tous diligents et satisfaits. Dans le
large ventre du boeuf étaient cousus douze petits cochons de lait,
qui devaient l'attendrir et lui donner du goût. Quant aux épices
de toutes sortes, on ne semblait pas les avoir achetées par
livres, mais par quintaux, et elles étaient étalées dans un grand
coffre ouvert. Finalement les apprêts de la noce étaient
rustiques, mais assez abondants pour nourrir une armée.

Sancho Panza regardait avec de grands yeux toutes ces merveilles,
et les contemplait, et s'en trouvait ravi. La première chose qui
le captiva, ce furent les marmites, dont il aurait bien volontiers
pris un petit pot-au-feu; ensuite les outres lui touchèrent le
coeur, puis enfin les gâteaux de fruits cuits à la poêle, si
toutefois on peut appeler poêles d'aussi vastes chaudrons. Enfin,
n'y pouvant plus tenir, il s'approcha de l'un des diligents
cuisiniers, et, avec toute la politesse d'un estomac affamé, il le
pria de lui laisser tremper une croûte de pain dans une de ces
marmites.

-- Frère, répondit le cuisinier, ce jour n'est pas de ceux sur qui
la faim ait prise, grâce au riche Camache. Mettez pied à terre, et
regardez s'il n'y a point par là quelque cuiller à pot; vous
écumerez une poule ou deux, et grand bien vous fasse.

-- Je ne vois aucune cuiller, répliqua Sancho.

-- Attendez un peu, reprit le cuisinier. Sainte Vierge! que vous
faites l'innocent, et que vous êtes embarrassé pour peu de chose!»

En disant cela, il prit une casserole, la plongea dans une des
cruches qui servaient de marmites, et en tira d'un seul coup trois
poules et deux oies.

«Tenez, ami, dit-il à Sancho, déjeunez avec cette écume, en
attendant que vienne l'heure du dîner.

-- Mais je n'ai rien pour la mettre, répondit Sancho.

-- Eh bien! reprit le cuisinier, emportez la casserole et tout;
rien ne coûte à la richesse et à la joie de Camache.»

Pendant que Sancho faisait ainsi ses petites affaires, don
Quichotte regardait entrer, par un des côtés de la ramée, une
douzaine de laboureurs, montés sur douze belles juments couvertes
de riches harnais de campagne et portant une foule de grelots sur
la courroie du poitrail. Ils étaient vêtus d'habits de fête, et
ils firent en bon ordre plusieurs évolutions d'un bout à l'autre
de la prairie, jetant tous ensemble ces cris joyeux:

«Vive Camache et Quitéria, lui aussi riche qu'elle est belle, et
elle, la plus belle du monde!»

Quand don Quichotte entendit cela:

«On voit bien, se dit-il tout bas, que ces gens n'ont pas vu ma
Dulcinée du Toboso; s'ils l'eussent vue, ils retiendraient un peu
la bride aux louanges de cette Quitéria.»

Un moment après, ont vit entrer en divers endroits de la ramée
plusieurs choeurs de danse de différentes espèces, entre autres
une troupe de danseurs à l'épée, composée de vingt-quatre jeunes
gens de bonne mine, tous vêtus de fine toile blanche, et portant
sur la tête des mouchoirs en soie de diverses couleurs. Ils
étaient conduits par un jeune homme agile, auquel l'un des
laboureurs de la troupe des juments demanda si quelques-uns des
danseurs s'étaient blessés.

«Aucun jusqu'à présent, béni soit Dieu! répondit le chef. Nous
sommes tous bien portants.»

Aussitôt il commença à former une mêlée avec ses compagnons,
faisant tant d'évolutions et avec tant d'adresse, que don
Quichotte, tout habitué qu'il était à ces sortes de danses, avoua
qu'il n'en avait jamais vu de mieux exécutée que celle-là.

Il ne fut pas moins ravi d'un autre choeur de danse qui entra
bientôt après. C'était une troupe de jeunes filles choisies pour
leur beauté, si bien du même âge qu'aucune ne semblait avoir moins
de quatorze ans, ni aucune plus de dix-huit. Elles étaient toutes
vêtues de léger drap vert, avec les cheveux moitié tressés, moitié
flottants, mais si blonds tous qu'ils auraient pu le disputer à
ceux du soleil; et sur la chevelure elles portaient des guirlandes
formées de jasmins, de roses, d'amarantes et de fleurs de
chèvrefeuille. Cette troupe était conduite par un vénérable
vieillard et une imposante matrone, mais plus légers et plus
ingambes que ne l'annonçait leur grand âge. C'était le son d'une
cornemuse de Zamora qui leur donnait la mesure, et ces jeunes
vierges, portant la décence sur le visage et l'agilité dans les
pieds, se montraient les meilleures danseuses du monde.

Après elles, parut une danse composée, et de celles qu'on appelle
_parlantes_.[133] C'était une troupe de huit nymphes réparties en
deux files. L'une de ces files était conduite par le dieu Cupidon,
l'autre par l'Intérêt; celui-là paré de ses ailes, de son arc et
de son carquois; celui-ci vêtu de riches étoffes d'or et de soie.
Les nymphes qui suivaient l'Amour portaient derrière les épaules
leurs noms en grandes lettres sur du parchemin blanc. _Poésie
_était le titre de la première; celui de la seconde, _Discrétion;
_celui de la troisième, _Belle famille, _et celui de la quatrième,
V_aillance. _Les nymphes que guidait l'Intérêt se trouvaient
désignées de la même façon. _Libéralité _était le titre de la
première; _Largesse, _celui de la seconde; _Trésor, c_elui de la
troisième, et celui de la quatrième, _Possession pacifique.
_Devant la troupe marchait un château de bois traîné par quatre
sauvages, tous vêtus de feuilles de lierre et de filasse peinte en
vert, accoutrés si au naturel que peu s'en fallut qu'ils ne
fissent peur à Sancho. Sur la façade du château et sur ses quatre
côtés était écrit: _Château de sage prudence. _Ils avaient pour
musiciens quatre habiles joueurs de flûte et de tambourin. Cupidon
commença la danse. Après avoir fait deux figures, il leva les
yeux; et, dirigeant son arc contre une jeune fille qui était venue
se placer entre les créneaux du château, il lui parla de la sorte:

«Je suis le dieu tout-puissant dans l'air, sur la terre, dans la
mer profonde, et sur tout ce que l'abîme renferme en son gouffre
épouvantable.

«Je n'ai jamais connu ce que c'est que la peur; tout ce que je
veux, je le puis, quand même je voudrais l'impossible; et, en tout
ce qui est possible, je mets, j'ôte, j'ordonne et je défends.»

La strophe achevée, il lança une flèche sur le haut du château, et
regagna sa place.

Alors l'Intérêt s'avança; il dansa également deux pas, et, les
tambourins se taisant, il dit à son tour:

«Je suis celui qui peut plus que l'Amour, et c'est l'Amour qui me
guide; je suis de la meilleure race que le ciel entretienne sur la
terre, de la plus connue et de la plus illustre.

«Je suis l'Intérêt, par qui peu de gens agissent bien; et agir
sans moi serait grand miracle; mais, tel que je suis, je me
consacre à toi, à tout jamais. Amen.»

L'Intérêt s'étant retiré, la Poésie s'avança, et, après avoir
dansé ses pas comme les autres, portant les yeux sur la demoiselle
du château, elle dit:

«En très-doux accents, en pensées choisies, graves et
spirituelles, la très-douce Poésie t'envoie, ma dame, son âme
enveloppée de mille sonnets.

«Si ma poursuite ne t'importune pas, ton sort, envié de bien
d'autres femmes, sera porté par moi au-dessus du croissant de la
lune.»

La Poésie s'éloigna, et la Libéralité, s'étant détachée du groupe
de l'Intérêt, dit après avoir fait ses pas:

«On appelle Libéralité la façon de donner aussi éloignée de la
prodigalité que de l'extrême contraire, lequel annonce un faible
et mol attachement.

«Mais moi, pour te grandir, je veux être désormais plutôt
prodigue; c'est un vice sans doute, mais un vice noble et d'un
coeur amoureux qui se montre par ses présents.»

De la même façon s'avancèrent et se retirèrent tous les
personnages des deux troupes; chacun fit ses pas et récita ses
vers, quelques-uns élégants, d'autres ridicules; mais don
Quichotte ne retint par coeur (et pourtant sa mémoire était
grande) que ceux qui viennent d'être cités. Ensuite, les deux
troupes se mêlèrent, faisant et défaisant des chaînes, avec
beaucoup de grâce et d'aisance. Quand l'Amour passait devant le
château, il lançait ses flèches par-dessus, tandis que l'Intérêt
brisait contre ses murs des boules dorées[134]. Finalement, quand
ils eurent longtemps dansé, l'Intérêt tira de sa poche une grande
bourse, faite avec la peau d'un gros chat angora, et qui semblait
pleine d'écus; puis il la lança contre le château, et, sur le
coup, les planches, s'entrouvrirent et tombèrent à terre, laissant
la jeune fille à découvert et sans défense. L'Intérêt s'approcha
d'elle avec les personnages de sa suite, et, lui ayant jeté une
grosse chaîne d'or au cou, ils parurent la saisir et l'emmener
prisonnière. À cette vue, l'Amour et ses partisans firent mine de
vouloir la leur enlever, et toutes les démonstrations d'attaque et
de défense se faisaient en mesure, au son des tambourins. Les
sauvages vinrent séparer les deux troupes, et, quand ils eurent
rajusté avec promptitude les planches du château de bois, la
demoiselle s'y renferma de nouveau, et ce fut ainsi que finit la
danse, au grand contentement des spectateurs.

Don Quichotte demanda à l'une des nymphes qui l'avait composée et
mise en scène. Elle répondit que c'était un bénéficier du village,
lequel avait une fort gentille habileté pour ces sortes
d'inventions.

«Je gagerais, reprit don Quichotte, que ce bachelier ou bénéficier
doit être plus ami de Camache que de Basile, et qu'il s'entend
mieux à mordre le prochain qu'à chanter les vêpres. Il a, du
reste, fort bien encadré dans la danse les petits talents de
Basile et les grandes richesses de Camache.»

Sancho Panza, qui l'écoutait parler, dit aussitôt:

«Au roi le coq, c'est à Camache que je m'en tiens.

-- On voit bien, Sancho, reprit don Quichotte, que tu es un
manant, et de ceux qui disent: _Vive qui a vaincu!_

-- Je ne sais trop desquels je suis, répondit Sancho; je sais bien
que jamais je ne tirerai des marmites de Basile une aussi élégante
écume que celle-ci, tirée des marmites de Camache.»

Et en même temps il fit voir à son maître la casserole pleine de
poules et d'oisons. Puis il prit une des volailles, et se mit à
manger avec autant de grâce que d'appétit.

«Pardieu, dit-il en avalant, à la barbe des talents de Basile! car
autant tu as, autant tu vaux, et autant tu vaux, autant tu as. Il
n'y a que deux sortes de rangs et de familles dans le monde, comme
disait une de mes grand-mères, c'est _l'avoir _et le _n'avoir
pas__[135]__, _et c'est à l'avoir qu'elle se rangeait. Au jour
d'aujourd'hui, mon seigneur don Quichotte, on tâte plutôt le pouls
à l'avoir qu'au savoir, et un âne couvert d'or a meilleure mine
qu'un cheval bâté. Aussi, je le répète, c'est à Camache que je
m'en tiens, à Camache, dont les marmites donnent pour écume des
oies, des poules, des lièvres et des lapins. Quant à celles de
Basile, si l'on tirait le bouillon, ce ne serait que de la
piquette.

-- As-tu fini ta harangue, Sancho? demanda don Quichotte.

-- Il faut bien que je la finisse, répondit Sancho, car je vois
que Votre Grâce se fâche de l'entendre; mais si cette raison ne se
mettait à la traverse, j'avais taillé de l'ouvrage pour trois
jours.

-- Plaise à Dieu, Sancho, reprit don Quichotte, que je te voie
muet avant de mourir!

-- Au train dont nous allons, répliqua Sancho, avant que vous
soyez mort, je serai à broyer de la terre entre les dents, et
peut-être alors serai-je si muet que je ne soufflerai mot jusqu'à
la fin du monde, ou du moins jusqu'au jugement dernier.

-- Quand même il en arriverait ainsi, ô Sancho, repartit don
Quichotte, jamais ton silence ne vaudra ton bavardage, et jamais
tu ne te tairas autant que tu as parlé, que tu parles et que tu
parleras dans le cours de ta vie. D'ailleurs, l'ordre de la nature
veut que le jour de ma mort arrive avant celui de la tienne; ainsi
je n'espère pas te voir muet, fût-ce même en buvant ou en dormant,
ce qui est tout ce que je peux dire de plus fort.

-- Par ma foi seigneur, répliqua Sancho, il ne faut pas se fier à
la décharnée, je veux dire à la mort, qui mange aussi bien
l'agneau que le mouton; et j'ai entendu dire à notre curé qu'elle
frappait d'un pied égal les hautes tours des rois et les humbles
cabanes des pauvres[136]. Cette dame-là, voyez-vous, a plus de
puissance que de délicatesse. Elle ne fait pas la dégoûtée; elle
mange de tout, s'arrange de tout, et remplit sa besace de toutes
sortes de gens, d'âges et de conditions. C'est un moissonneur qui
ne fait pas la sieste, qui coupe et moissonne à toute heure,
l'herbe sèche et la verte; l'on ne dirait pas qu'elle mâche les
morceaux, mais qu'elle avale et engloutit tout ce qui se trouve
devant elle, car elle a une faim canine, qui ne se rassasie
jamais; et, bien qu'elle n'ait pas de ventre, on dirait qu'elle
est hydropique, et qu'elle a soif de boire toutes les vies des
vivants, comme on boit un pot d'eau fraîche.

-- Assez, assez, Sancho, s'écria don Quichotte; reste là-haut, et
ne te laisse pas tomber; car, en vérité, ce que tu viens de dire
de la mort, dans tes expressions rustiques, est ce que pourrait
dire de mieux un bon prédicateur. Je te le répète, Sancho, si,
comme tu as un bon naturel, tu avais du sens et du savoir, tu
pourrais prendre une chaire dans ta main, et t'en aller par le
monde prêcher de jolis sermons.

-- Prêche bien qui vit bien, répondit Sancho; quant à moi, je ne
sais pas d'autres tologies.

-- Et tu n'en a pas besoin non plus, ajouta don Quichotte. Mais ce
que je ne puis comprendre, c'est que, la crainte de Dieu étant le
principe de toute sagesse, toi qui crains plus un lézard que Dieu,
tu en saches si long.

-- Jugez, seigneur, de vos chevaleries, répondit Sancho, et ne
vous mêlez pas de juger des vaillances ou des poltronneries
d'autrui, car je suis aussi bon pour craindre Dieu que tout enfant
de la commune; et laissez-moi, je vous prie, expédier cette écume;
tout le reste serait paroles oiseuses dont on nous demanderait
compte dans l'autre vie.»

En parlant ainsi, il revint à l'assaut contre sa casserole, et de
si bon appétit, qu'il éveilla celui de don Quichotte, lequel
l'aurait aidé sans aucun doute, s'il n'en eût été empêché par ce
qu'il faut remettre au chapitre suivant.

Chapitre XXI

_Où se continuent les noces de Camache, avec d'autres événements
récréatifs_


Au moment où don Quichotte et Sancho terminaient l'entretien
rapporté dans le chapitre précédent, on entendit s'élever un grand
bruit de voix. C'étaient les laboureurs montés sur les juments,
qui, à grands cris et à grande course, allaient recevoir les
nouveaux mariés. Ceux-ci s'avançaient au milieu de mille espèces
d'instruments et d'inventions, accompagnés du curé, de leurs
parents des deux familles, et de la plus brillante compagnie des
villages circonvoisins, tous en habits de fête.

Dès que Sancho vit la fiancée, il s'écria:

«En bonne foi de Dieu, ce n'est pas en paysanne qu'elle est vêtue,
mais en dame de palais. Pardine, à ce que j'entrevois, les
patènes[137] qu'elle devrait porter au cou sont de riches
pendeloques de corail, et la serge verte de Cuenca est devenue du
velours à trente poils. De plus, voilà que la garniture de bandes
de toile blanche s'est, sur mon honneur, changée en frange de
satin. Mais voyez donc ces mains parées de bagues de jais! que je
meure si ce ne sont pas des anneaux d'or, et de bon or fin, où
sont enchâssées des perles blanches comme du lait caillé, dont
chacune doit valoir un oeil de la tête. Ô sainte Vierge! quels
cheveux! s'ils ne sont pas postiches, je n'en ai pas vu en toute
ma vie de si longs et de si blonds. Avisez-vous de trouver à
redire à sa taille et à sa tournure! Ne dirait-on pas un palmier
qui marche chargé de grappes de dattes, à voir l'effet de tous ces
joyaux qui pendent à ces cheveux et à sa gorge? Je jure Dieu que
c'est une maîtresse fille, et qu'elle peut hardiment passer sur
les bancs de Flandre.[138]«

Don Quichotte se mit à rire des rustiques éloges de Sancho Panza;
mais il lui sembla réellement que, hormis sa dame Dulcinée du
Toboso, il n'avait jamais vu plus belle personne. La belle
Quitéria se montrait un peu pâle et décolorée, sans doute à cause
de la mauvaise nuit que passent toujours les nouvelles mariées en
préparant leurs atours pour le lendemain, jour des noces. Les
époux s'avançaient vers une espèce de théâtre, orné de tapis et de
branchages, sur lequel devaient se faire les épousailles, et d'où
ils devaient voir les danses et les représentations. Au moment
d'atteindre leurs places, ils entendirent derrière eux jeter de
grands cris, et ils distinguèrent qu'on disait; «Attendez,
attendez un peu, gens inconsidérés autant qu'empressés.» À ces
cris, à ces paroles, tous les assistants tournèrent la tête, et
l'on vit paraître un homme vêtu d'une longue casaque noire, garnie
de bandes en soie couleur de feu. Il portait sur le front (comme
on le vit bientôt) une couronne de funeste cyprès, et dans la main
un long bâton. Dès qu'il fut proche, tout le monde le reconnut
pour le beau berger Basile, et, craignant quelque événement
fâcheux de sa venue en un tel moment, tout le monde attendit dans
le silence où aboutiraient ses cris et ses vagues paroles. Il
arriva enfin, essoufflé, hors d'haleine; il s'avança en face des
mariés, et, fichant en terre son bâton, qui se terminait par une
pointe d'acier, le visage pâle, les yeux fixés sur Quitéria, il
lui dit d'une voix sourde et tremblante:

«Tu sais bien, ingrate Quitéria, que, suivant la sainte loi que
nous professons, tu ne peux, tant que je vivrai, prendre d'époux;
tu n'ignores pas non plus que, pour attendre du temps et de ma
diligence l'accroissement de ma fortune, je n'ai pas voulu manquer
au respect qu'exigeait ton honneur. Mais toi, foulant aux pieds
tous les engagements que tu avais pris envers mes honnêtes désirs,
tu veux rendre un autre maître et possesseur de ce qui est à moi,
un autre auquel ses richesses ne donnent pas seulement une grande
fortune, mais un plus grand bonheur. Eh bien! pour que son bonheur
soit au comble (non que je pense qu'il le mérite, mais parce que
les cieux veulent le lui donner), je vais, de mes propres mains,
détruire l'impossibilité ou l'obstacle qui s'y oppose, en m'ôtant
d'entre vous deux. Vive, vive le riche Camache, avec l'ingrate
Quitéria, de longues et heureuses années! et meure le pauvre
Basile, dont la pauvreté a coupé les ailes à son bonheur et l'a
précipité dans la tombe!»

En disant cela, il saisit son bâton, le sépara en deux moitiés,
dont l'une demeura fichée en terre, et il en tira une courte épée
à laquelle ce bâton servait de fourreau; puis, appuyant par terre
ce qu'on pouvait appeler la poignée, il se jeta sur la pointe avec
autant de promptitude que de résolution. Aussitôt une moitié de
lame sanglante sortit derrière ses épaules, et le malheureux,
baigné dans son sang, demeura étendu sur la place, ainsi percé de
ses propres armes.

Ses amis accoururent aussitôt pour lui porter secours, touchés de
sa misère et de sa déplorable aventure. Don Quichotte, laissant
Rossinante, s'élança des premiers, et, prenant Basile dans ses
bras, il trouva qu'il n'avait pas encore rendu l'âme. On voulait
lui retirer l'épée de la poitrine; mais le curé s'y opposa jusqu'à
ce qu'il l'eût confessé, craignant que lui retirer l'épée et le
voir expirer ne fût l'affaire du même instant. Basile, revenant un
peu à lui, dit alors d'une voix affaiblie et presque éteinte:

«Si tu voulais, cruelle Quitéria, me donner dans cette dernière
crise la main d'épouse, je croirais que ma témérité est excusable,
puisqu'elle m'aurait procuré le bonheur d'être à toi.»

Le curé, qui entendit ces paroles, lui dit de s'occuper plutôt du
salut de l'âme que des plaisirs du corps, et de demander
sincèrement pardon à Dieu de ses péchés et de sa résolution
désespérée. Basile répondit qu'il ne se confesserait d'aucune
façon si d'abord Quitéria ne lui engageait sa main, que cette
satisfaction lui permettrait de se reconnaître, et lui donnerait
des forces pour se confesser. Quand don Quichotte entendit la
requête du blessé, il s'écria à haute voix que Basile demandait
une chose très-juste, très-raisonnable, et très-faisable en outre,
et que le seigneur Camache aurait tout autant d'honneur à recevoir
la dame Quitéria, veuve du valeureux Basile, que s'il la prenait
aux côtés de son père:

«Ici, d'ailleurs, ajouta-t-il, tout doit se borner à un _oui,
_puisque la couche nuptiale de ses noces doit être la sépulture.»

Camache écoutait tout cela, incertain, confondu, ne sachant ni que
faire ni que dire. Mais enfin les amis de Basile lui demandèrent
avec tant d'instances de consentir à ce que Quitéria donnât sa
main au mourant, pour que son âme ne sortît pas de cette vie dans
le désespoir et l'impiété, qu'il se vit obligé de répondre que, si
Quitéria voulait la lui donner, il y consentait, puisque ce
n'était qu'ajourner d'un instant l'accomplissement de ses désirs.
Aussitôt tout le monde eut recours à Quitéria; les uns par des
prières, les autres par des larmes, et tous, par les plus
efficaces raisons, lui persuadaient de donner sa main au pauvre
Basile. Mais elle, plus dure qu'un marbre, plus immobile qu'une
statue, ne savait ou ne voulait répondre un mot; et sans doute
elle n'aurait rien répondu, si le curé ne lui eût dit de se
décider promptement à ce qu'elle devait faire, car Basile tenait
déjà son âme entre ses dents, et ne laissait point de temps à
l'irrésolution. Alors la belle Quitéria, sans répliquer une seule
parole, troublée, triste et éperdue, s'approcha de l'endroit où
Basile, les yeux éteints, l'haleine haletante, murmurait entre ses
lèvres le nom de Quitéria, donnant à croire qu'il mourait plutôt
en gentil qu'en chrétien. Quitéria, se mettant à genoux, lui
demanda sa main, par signes et non par paroles. Basile ouvrit les
yeux avec effort, et la regardant fixement:

«Ô Quitéria, lui dit-il, qui deviens compatissante au moment où ta
compassion doit achever de m'ôter la vie, puisque je n'ai plus la
force pour supporter le ravissement que tu me donnes en me prenant
pour époux, ni pour arrêter la douleur qui me couvre si rapidement
les yeux des ombres horribles de la mort; je te conjure d'une
chose, ô ma fatale étoile; c'est qu'en me demandant et en me
donnant la main, ce ne soit point par complaisance et pour me
tromper de nouveau. Je te conjure de dire et de confesser
hautement que c'est sans faire violence à ta volonté que tu me
donnes ta main, et que tu me la livres comme à ton légitime époux.
Il serait mal de me tromper dans un tel moment, et d'user
d'artifice envers celui qui a toujours agi si sincèrement avec
toi.»

Pendant le cours de ces propos, il s'évanouissait de telle sorte
que tous les assistants pensaient qu'à chaque défaillance il
allait rendre l'âme. Quitéria, toute honteuse et les yeux baissés,
prenant dans sa main droite celle de Basile, lui répondit:

«Aucune violence ne serait capable de forcer ma volonté. C'est
donc de mon libre mouvement que je te donne ma main de légitime
épouse, et que je reçois celle que tu me donnes de ton libre
arbitre, que ne trouble ni n'altère en rien la catastrophe où t'a
jeté ton désespoir irréfléchi.

-- Oui, je te la donne, reprit Basile, sans trouble, sans
altération, avec l'intelligence aussi claire que le ciel ait bien
voulu me l'accorder; ainsi, je me donne et me livre pour ton
époux.

-- Et moi pour ton épouse, repartit Quitéria, soit que tu vives de
longues années, soit qu'on te porte de mes bras à la sépulture.

-- Pour être si grièvement blessé, dit en ce moment Sancho, ce
garçon-là jase beaucoup; qu'on le fasse donc cesser toutes ces
galanteries et qu'il pense à son âme, car m'est avis qu'il l'a
plutôt sur la langue qu'entre les dents.»

Tandis que Basile et Quitéria se tenaient ainsi la main dans la
main, le curé, attendri et les larmes aux yeux, leur donna la
bénédiction nuptiale, et pria le ciel d'accorder une heureuse
demeure à l'âme du nouveau marié. Mais celui-ci n'eut pas plutôt
reçu la bénédiction, qu'il se leva légèrement tout debout, et,
avec une vivacité inouïe, il tira la dague à laquelle son corps
servait de fourreau. Les assistants furent frappés de surprise, et
quelques-uns, plus simples que curieux, commencèrent à crier:

«Miracle! miracle!

-- Non, ce n'est pas miracle qu'il faut crier, répliqua Basile,
mais adresse, adresse!»

Le curé, stupéfait, hors de lui, accourut tâter la blessure avec
les deux mains. Il trouva que la lame n'avait point passé à
travers la chair et les côtes de Basile, mais par un conduit de
fer creux qu'il s'était arrangé sur le flanc, plein, comme on le
sut depuis, de sang préparé pour ne pas se congeler. Finalement,
le curé et Camache, ainsi que la plupart des spectateurs, se
tinrent pour joués et bafoués. Quant à l'épousée, elle ne parut
point fâchée de la plaisanterie; au contraire, entendant quelqu'un
dire que ce mariage n'était pas valide, comme entaché de fraude,
elle s'écria qu'elle le ratifiait de nouveau, d'où tout le monde
conclut que c'était du consentement et à la connaissance de tous
deux que l'aventure avait été concertée. Camache et ses partisans
s'en montrèrent si fort courroucés qu'ils voulurent sur-le-champ
tirer vengeance de cet affront, et, plusieurs d'entre eux mettant
l'épée à la main, ils fondirent sur Basile, en faveur de qui
d'autres épées furent tirées aussitôt. Pour don Quichotte, prenant
l'avant-garde avec son cheval, la lance en arrêt et bien couvert
de son écu, il se faisait faire place par tout le monde. Sancho,
que n'avaient jamais diverti semblables fêtes, courut se réfugier
auprès des marmites dont il avait tiré son agréable écume, cet
asile lui semblant un sanctuaire qui devait être respecté.

Don Quichotte criait à haute voix:

«Arrêtez, seigneurs, arrêtez; il n'y a nulle raison à tirer
vengeance des affronts que fait l'amour. Prenez garde que l'amour
et la guerre sont une même chose; et, de même qu'à la guerre il
est licite et fréquent d'user de stratagèmes pour vaincre
l'ennemi, de même, dans les querelles amoureuses, on tient pour
bonnes et légitimes les ruses et les fourberies qu'on emploie dans
le but d'arriver à ses fins, pourvu que ce ne soit point au
préjudice et au déshonneur de l'objet aimé. Quitéria était à
Basile, et Basile à Quitéria, par une juste et favorable
disposition des cieux. Camache est riche; il pourra acheter son
plaisir, où, quand et comme il voudra. Basile n'a que cette
brebis; personne, si puissant qu'il soit, ne pourra la lui ravir,
car deux êtres que Dieu réunit, l'homme ne peut les séparer[139]; et
celui qui voudrait l'essayer aura d'abord affaire à la pointe de
cette lance.»

En disant cela, il brandit sa pique avec tant de force et
d'adresse, qu'il frappa de crainte tous ceux qui ne le
connaissaient pas. D'une autre part, l'indifférence de Quitéria
fit une si vive impression sur l'imagination de Camache, qu'en un
instant elle effaça tout amour de son coeur. Aussi se laissa-t-il
toucher par les exhortations du curé, homme prudent et de bonnes
intentions, qui parvint à calmer Camache et ceux de son parti. En
signe de paix, ils remirent les épées dans le fourreau, accusant
plutôt la facilité de Quitéria que l'industrie de Basile. Camache
fit même la réflexion que, si Quitéria aimait Basile, avant d'être
mariée, elle l'eût aimé encore après, et qu'il devait plutôt
rendre grâce au ciel de ce qu'il la lui enlevait que de ce qu'il
la lui avait donnée.

Camache consolé, et la paix rétablie parmi ses hommes d'armes, les
amis de Basile se calmèrent aussi, et le riche Camache, pour
montrer qu'il ne conservait ni ressentiment ni regret, voulut que
les fêtes continuassent comme s'il se fût marié réellement. Mais
ni Basile ni son épouse et ses amis ne voulurent y assister. Ils
partirent pour le village de Basile, car les pauvres qui ont du
talent et de la vertu trouvent aussi des gens pour les
accompagner, les soutenir et leur faire honneur, comme les riches
en trouvent pour les flatter et leur faire entourage. Ils
emmenèrent avec eux don Quichotte, le tenant pour homme de coeur,
et, comme on dit, de poil sur l'estomac. Le seul Sancho sentit son
âme s'obscurcir, quand il se vit dans l'impuissance d'attendre le
splendide festin et les fêtes de Camache, qui durèrent jusqu'à la
nuit. Il suivit donc tristement son seigneur, qui s'en allait avec
la compagnie de Basile, laissant derrière lui, bien qu'il les
portât au fond de l'âme, les marmites d'Égypte[140], dont l'écume
presque achevée, qu'il emportait dans la casserole, lui
représentait la gloire et l'abondance perdues. Aussi, ce fut tout
pensif et tout affligé qu'il mit le grison sur les traces de
Rossinante.

Chapitre XXII

_Où l'on rapporte la grande aventure de la caverne de Montésinos,
située au coeur de la Manche, aventure à laquelle mit une heureuse
fin le valeureux don Quichotte de la Manche_


Avec de grands hommages les nouveaux mariés accueillirent don
Quichotte, empressés de reconnaître les preuves de valeur qu'il
avait données en défendant leur cause; et, mettant son esprit
aussi haut que son courage, ils le tinrent pour un Cid dans les
armes et un Cicéron dans l'éloquence. Le bon Sancho se récréa
trois jours aux dépens des mariés, desquels on apprit que la
feinte blessure n'avait pas été une ruse concertée avec la belle
Quitéria, mais une invention de Basile, qui en attendait
précisément le résultat qu'on a vu. Il avoua, à la vérité, qu'il
avait fait part de son projet à quelques-uns de ses amis, pour
qu'au moment nécessaire ils lui prêtassent leur aide et
soutinssent la supercherie.

«On ne peut et l'on ne doit point, dit don Quichotte, nommer
supercherie les moyens qui visent à une fin vertueuse; et, pour
les amants, se marier est la fin par excellence. Mais prenez garde
que le plus grand ennemi qu'ait l'amour, c'est le besoin, la
nécessité continuelle. Dans l'amour, tout est joie, plaisir,
contentement, surtout quand l'amant est en possession de l'objet
aimé, et ses plus mortels ennemis sont la pauvreté et la disette.
Tout ce que je dis, c'est dans l'intention de faire abandonner au
seigneur Basile l'exercice des talents qu'il possède, lesquels lui
donnaient bien de la renommée, mais ne lui produisaient pas
d'argent, et pour qu'il s'applique à faire fortune par des moyens
d'honnête industrie, qui ne manquent jamais aux hommes prudents et
laborieux. Pour le pauvre honorable (en supposant que le pauvre
puisse être honoré), une femme belle est un bijou avec lequel, si
on le lui enlève, on lui enlève aussi l'honneur. La femme belle et
honnête, dont le mari est pauvre, mérite d'être couronnée avec les
lauriers de la victoire et les palmes du triomphe. La beauté par
elle seule attire les coeurs de tous ceux qui la regardent, et
l'on voit s'y abattre, comme à un appât exquis, les aigles royaux,
les nobles faucons, les oiseaux de haute volée. Mais si à la
beauté se joignent la pauvreté et le besoin, alors elle se trouve
en butte aux attaques des corbeaux, des milans, des plus vils
oiseaux de proie, et celle qui résiste à tant de combats mérite
bien de s'appeler la couronne de son mari.[141] Écoutez, discret
Basile, ajouta don Quichotte; ce fut l'opinion de je ne sais plus
quel ancien sage, qu'il n'y a dans le monde entier qu'une seule
bonne femme; mais il conseillait à chaque mari de penser que cette
femme unique était la sienne, pour vivre ainsi pleinement
satisfait. Moi, je ne suis pas marié, et jusqu'à cette heure il ne
m'est pas venu dans la pensée de l'être; cependant j'oserais
donner à celui qui me les demanderait des avis sur la manière de
choisir la femme qu'il voudrait épouser. La première chose que je
lui conseillerais, ce serait de faire plus attention à la
réputation qu'à la fortune, car la femme vertueuse n'acquiert pas
la bonne renommée seulement parce qu'elle est vertueuse, mais
encore parce qu'elle le paraît; en effet, la légèreté et les
étourderies publiques nuisent plus à l'honneur des femmes que les
fautes secrètes. Si tu mènes une femme vertueuse dans ta maison,
il te sera facile de la conserver et même de la fortifier dans
cette vertu; mais si tu mènes une femme de mauvais penchants, tu
auras grande peine à la corriger, car il n'est pas fort aisé de
passer d'un extrême à l'autre. Je ne dis pas que la chose soit
impossible, mais je la regarde comme d'une excessive difficulté.

Sancho avait entendu tout cela; il se dit tout bas à lui-même:

«Ce mien maître, quand je parle de choses moelleuses et
substantielles, a coutume de dire que je pourrais prendre une
chaire à la main et aller par le monde prêchant de jolis sermons;
eh bien! moi je dis de lui que, lorsqu'il se met à enfiler des
sentences et à donner des conseils, non-seulement il peut prendre
une chaire à la main, mais deux à chaque doigt, et s'en aller de
place en place prêcher à bouche que veux-tu. Diable soit de lui
pour chevalier errant, quand on sait tant de choses! Je
m'imaginais en mon âme qu'il ne savait rien de plus que ce qui
avait rapport à ses chevaleries; mais il n'y a pas une chose où il
ne puisse piquer sa fourchette.»

Sancho murmurait ce monologue entre ses dents, et son maître,
l'ayant entre-ouï, lui demanda:

«Que murmures-tu là, Sancho?

-- Je ne dis rien, et ne murmure de rien, répondit Sancho; j'étais
seulement à me dire en moi-même que j'aurais bien voulu entendre
ce que vient de dire Votre Grâce avant de me marier. Peut-être
dirais-je à présent que le boeuf détaché se lèche plus à l'aise.

-- Comment! ta Thérèse est méchante à ce point, Sancho? reprit don
Quichotte.

-- Elle n'est pas très-méchante, répliqua Sancho; mais elle n'est
pas non plus très-bonne; du moins elle n'est pas aussi bonne que
je le voudrais.

-- Tu fais mal, Sancho, continua don Quichotte, de mal parler de
ta femme, car enfin elle est la mère de tes enfants.

-- Oh! nous ne nous devons rien, répondit Sancho; elle ne parle
pas mieux de moi quand la fantaisie lui en prend, et surtout quand
elle est jalouse; car alors Satan même ne la souffrirait pas.»

Finalement, maître et valet restèrent trois jours chez les mariés,
où ils furent servis et traités comme des rois. Don Quichotte pria
le licencié maître en escrime de lui donner un guide qui le
conduisît à la caverne de Montésinos, ayant grand désir d'y entrer
et de voir par ses propres yeux si toutes les merveilles que l'on
en contait dans les environs étaient véritables. Le licencié
répondit qu'il lui donnerait pour guide un sien cousin, fameux
étudiant et grand amateur de livres de chevalerie, qui le mènerait
très-volontiers jusqu'à la bouche de la caverne, et lui ferait
voir aussi les lagunes de Ruidéra, célèbres dans toute la Manche
et même dans toute l'Espagne.

«Vous pourrez, ajouta le licencié, avoir avec lui d'agréables
entretiens, car c'est un garçon qui sait faire des livres pour les
imprimer et les adresser à des princes.»

En effet, le cousin arriva, monté sur une bourrique pleine, dont
le bât était recouvert d'un petit tapis bariolé. Sancho sella
Rossinante, bâta le grison, et pourvut son bissac, auquel faisait
compagnie celui du cousin, également bien rempli; puis, se
recommandant à Dieu, et prenant congé de tout le monde, ils se
mirent en route dans la direction de la fameuse caverne de
Montésinos.

Chemin faisant, don Quichotte demanda au cousin du licencié de
quel genre étaient ses exercices, ses études, sa profession.
L'autre répondit que sa profession était d'être humaniste, ses
études et ses exercices de composer des livres qu'il donnait à la
presse, tous de grand profit et d'égal divertissement pour la
république.

«L'un, dit-il, est intitulé _Livre des livrées;_ j'y décris sept
cent trois livrées avec leurs couleurs, chiffres et devises, et
les chevaliers de la cour peuvent y prendre celles qu'ils voudront
dans les temps de fêtes et de réjouissances, sans les aller
mendier de personne, et sans s'alambiquer, comme on dit, la
cervelle, pour en tirer de conformes à leurs désirs et à leurs
intentions. En effet, j'en ai pour le jaloux, pour le dédaigné,
pour l'oublié, pour l'absent, qui leur iront juste comme un bas de
soie. J'ai fait aussi un autre livre, que je veux intituler
_Métamorphoseos _ou l'_Ovide espagnol, _d'une nouvelle et étrange
invention. Imitant Ovide dans le genre burlesque, j'y raconte et
peins ce que furent la Giralda de Séville, l'Ange de la Madeleine,
l'égout de Vécinguerra à Cordoue, les taureaux de Guisando, la
Sierra-Moréna, les fontaines de Léganitos et de Lavapiès à Madrid,
sans oublier celle du Pou, celle du Tuyau doré et celle de la
Prieure[142]. À chaque chose, j'ajoute les allégories, métaphores et
inversions convenables, de façon que l'ouvrage divertisse, étonne
et instruise en même temps. J'ai fait encore un autre livre, que
j'appelle _Supplément à Virgile Polydore__[143]__, _et qui
traite de l'invention des choses; c'est un livre de grand travail
et de grande érudition, car toutes les choses importantes que
Polydore a omis de dire, je les vérifie et les explique d'une
gentille façon. Il a, par exemple, oublié de nous faire connaître
le premier qui eut un catarrhe dans le monde, et le premier qui
fit usage de frictions pour se guérir du mal français. Moi, je le
déclare au pied de la lettre, et je m'appuie du témoignage de plus
de vingt-cinq auteurs. Voyez maintenant si j'ai bien travaillé, et
si un tel livre doit être utile au monde!»

Sancho avait écouté très-attentivement le récit du cousin:

«Dites-moi, seigneur, lui dit-il, et que Dieu vous donne bonne
chance dans l'impression de vos livres! sauriez-vous me dire...
Oh! oui, vous le saurez, puisque vous savez tout, qui fut le
premier qui s'est gratté la tête? il m'est avis que ce dut être
notre premier père Adam.

-- Ce doit l'être en effet, répondit le cousin, car il est hors de
doute qu'Adam avait une tête et des cheveux. Dans ce cas, et
puisqu'il était le premier homme du monde, il devait bien se
gratter quelquefois.

-- C'est ce que je crois aussi, répliqua Sancho. Mais dites-moi
maintenant, qui fut le premier sauteur et voltigeur du monde?

-- En vérité, frère, répondit le cousin, je ne saurais trop
décider la chose quant à présent et avant de l'étudier; mais je
l'étudierai dès que je serai de retour où sont mes livres, et je
vous satisferai la première fois que nous nous verrons, car
j'espère que celle-ci ne sera pas la dernière.

-- Eh bien! Seigneur, répliqua Sancho, ne vous mettez pas en peine
de cela, car je viens maintenant de trouver ce que je vous
demandais. Sachez que le premier voltigeur du monde fut Lucifer,
quand on le précipita du ciel, car il tomba en voltigeant jusqu'au
fond des abîmes.

-- Pardieu, vous avez raison, mon ami», dit le cousin.

Et don Quichotte ajouta:

«Cette question et cette réponse ne sont pas de toi, Sancho; tu
les avais entendu dire à quelqu'un.

-- Taisez-vous, seigneur, repartit Sancho; en bonne foi, si je me
mets à demander et à répondre, je n'aurai pas fini d'ici à demain.
Croyez-vous que, pour demander des niaiseries et répondre des
bêtises, j'aie besoin d'aller chercher l'aide de mes voisins?

-- Tu en as dit plus long que tu n'en sais, reprit don Quichotte;
car il y a des gens qui se tourmentent pour savoir et vérifier des
choses, lesquelles, une fois sues et vérifiées, ne font pas le
profit d'une obole à l'intelligence et à la mémoire.»

Ce fut dans ces entretiens et d'autres non moins agréables qu'ils
passèrent ce jour-là. La nuit venue, ils se gîtèrent dans un petit
village, où le cousin dit à don Quichotte que, de là jusqu'à la
caverne de Montésinos, il n'y avait pas plus de deux lieues;
qu'ainsi, s'il était bien résolu à y pénétrer, il n'avait qu'à se
munir de cordes pour s'attacher et se faire descendre dans ses
profondeurs. Don Quichotte répondit que, dût-il descendre
jusqu'aux abîmes de l'enfer, il voulait en voir le fond. Ils
achetèrent donc environ cent brasses de corde, et le lendemain,
vers les deux heures, ils arrivèrent à la caverne, dont la bouche
est large et spacieuse, mais remplie d'aubépines, de figuiers
sauvages, de ronces et de broussailles tellement épaisses et
entrelacées, qu'elles la couvrent entièrement.

Quand ils se virent auprès, le cousin, Sancho et don Quichotte
mirent ensemble pied à terre, et les deux premiers s'occupèrent
aussitôt à attacher fortement le chevalier avec les cordes.
Pendant qu'ils lui faisaient une ceinture autour des reins, Sancho
lui dit:

«Que Votre Grâce, mon bon seigneur, prenne garde à ce qu'elle
fait. Croyez-moi, n'allez pas vous ensevelir vivant, et vous
pendre comme une cruche qu'on met rafraîchir dans un puits. Ce
n'est pas à Votre Grâce qu'il appartient d'être l'examinateur de
cette caverne, qui doit être pire qu'un cachot des Mores.

-- Attache et tais-toi, répondit don Quichotte; une entreprise
comme celle-ci, ami Sancho, m'était justement réservée.»

Alors le guide ajouta:

«Je supplie Votre Grâce, seigneur don Quichotte, de regarder et de
fureter par là dedans avec cent yeux; il s'y trouvera peut-être
des choses bonnes à mettre dans mon livre des métamorphoses.

-- Pardieu, répondit Sancho Panza, soyez tranquille, le tambour de
basque est dans des mains qui sauront bien en jouer.»

Cela dit et la ceinture de cordes mise à don Quichotte (non sur
les pièces de l'armure, mais plus bas, sur les pans du pourpoint):

«Nous avons été bien imprévoyants, dit-il, de ne pas nous munir de
quelque petite sonnette qu'on aurait attachée près de moi, à la
corde même, et dont le bruit aurait fait entendre que je
descendais toujours et que j'étais vivant; mais puisque ce n'est
plus possible, à la grâce de Dieu!»

Aussitôt il se jeta à genoux, et fit à voix basse une oraison,
pour demander à Dieu de lui donner son aide ainsi qu'une heureuse
issue à cette nouvelle et périlleuse aventure. Puis, d'une voix
haute, il s'écria:

«Ô dame de mes pensées, maîtresse de mes actions, illustre et sans
pareille Dulcinée du Toboso, s'il est possible que les prières et
les supplications de ton amant fortuné arrivent jusqu'à tes
oreilles, par ta beauté inouïe, je te conjure de les écouter;
elles n'ont d'autre objet que de te supplier de ne pas me refuser
ta faveur et ton appui, maintenant que j'en ai si grand besoin. Je
vais m'enfoncer et me précipiter dans l'abîme qui s'offre devant
moi, seulement pour que le monde apprenne que, si tu me favorises,
il n'y a point d'entreprise que je n'affronte et ne mette à fin.»

En disant cela, il s'approcha de l'ouverture, et vit qu'il était
impossible de s'y faire descendre et même d'y aborder, à moins que
de s'ouvrir par force un passage. Il mit donc l'épée à la main, et
commença de couper et d'abattre des branches à travers les
broussailles qui cachaient la bouche de la caverne. Au bruit que
faisaient ses coups, il en sortit une multitude de corbeaux et de
corneilles, si nombreux, si pressés et tellement à la hâte, qu'ils
renversèrent don Quichotte sur le dos; et certes, s'il eût donné
aussi pleine croyance aux augures qu'il était bon catholique, il
aurait pris la chose en mauvais signe, et se serait dispensé de
s'enfermer dans un lieu semblable. Finalement, il se releva, et,
voyant qu'il ne sortait plus ni corbeaux ni oiseaux nocturnes, car
des chauves-souris étaient mêlées aux corbeaux, il demanda de la
corde au cousin et à Sancho, qui le laissèrent glisser doucement
au fond de l'épouvantable caverne. Au moment où il disparut,
Sancho lui donna sa bénédiction, et faisant sur lui mille signes
de croix:

«Dieu te conduise, s'écria-t-il, ainsi que la Roche de France et
la Trinité de Gaëte[144], fleur, crème, et écume des chevaliers
errants! Va, champion du monde, coeur d'acier, bras d'airain; Dieu
te conduise, dis-je encore, et te ramène sain et sauf à la lumière
de cette vie, que tu abandonnes pour t'enterrer dans cette
obscurité que tu cherches!»

Le cousin fit à peu près les mêmes invocations. Cependant don
Quichotte criait coup sur coup qu'on lui donnât de la corde, et
les autres la lui donnaient peu à peu. Quand les cris, qui
sortaient de la caverne comme par un tuyau, cessèrent d'être
entendus, ils avaient lâché les cent brasses de corde. Ils furent
alors d'avis de remonter don Quichotte, puisqu'ils ne pouvaient
pas le descendre plus bas. Néanmoins, ils attendirent environ une
demi-heure, et, au bout de ce temps, ils retirèrent la corde, mais
avec une excessive facilité, et sans aucun poids, ce qui leur fit
imaginer que don Quichotte était resté dedans. Sancho, le croyant
ainsi, pleurait amèrement, et tirait en toute hâte pour s'assurer
de la vérité. Mais quand ils furent arrivés à environ quatre-
vingts brasses, ils sentirent du poids, ce qui leur causa une joie
extrême. Enfin, vers dix brasses, ils aperçurent distinctement don
Quichotte, auquel Sancho cria tout joyeux:

«Soyez le bien revenu, mon bon seigneur; nous pensions que vous
étiez resté là pour faire race.»

Mais don Quichotte ne répondait pas un mot, et, quand ils l'eurent
entièrement retiré de la caverne, ils virent qu'il avait les yeux
fermés comme un homme endormi. Ils l'étendirent par terre et
délièrent sa ceinture de cordes, sans pouvoir toutefois
l'éveiller. Enfin, ils le tournèrent, le retournèrent et le
secouèrent si bien, qu'au bout d'un long espace de temps il revint
à lui, étendant ses membres comme s'il fût sorti d'un lourd et
profond sommeil. Il jeta de côté et d'autre des regards effarés,
et s'écria:

«Dieu vous le pardonne, amis! vous m'avez enlevé au plus agréable
spectacle, à la plus délicieuse vie dont aucun mortel ait jamais
joui. Maintenant, en effet, je viens de reconnaître que toutes les
joies de ce monde passent comme l'ombre et le songe, ou se
flétrissent comme la fleur des champs. Ô malheureux Montésinos! Ô
Durandart couvert de blessures! ô infortunée Bélerme! ô larmoyant
Guadiana! et vous, déplorables filles de Ruidéra, qui montrez dans
vos eaux abondantes celles qu'ont versées vos beaux yeux!»

Le cousin et Sancho écoutaient avec grande attention les paroles
de don Quichotte, qui les prononçait comme s'il les eût tirées
avec une douleur immense du fond de ses entrailles. Ils le
supplièrent de leur expliquer ce qu'il voulait dire, et de leur
raconter ce qu'il avait vu dans cet enfer.

«Enfer vous l'appelez! s'écria don Quichotte; non, ne l'appelez
pas ainsi, car il ne le mérite pas, comme vous allez voir.»

Il demanda qu'on lui donnât d'abord quelque chose à manger, parce
qu'il avait une horrible faim. On étendit sur l'herbe verte le
tapis qui faisait la selle du cousin, on vida les bissacs, et,
tous trois assis en bon accord et bonne amitié, ils goûtèrent et
soupèrent tout à la fois. Quand le tapis fut enlevé, don Quichotte
s'écria:

«Que personne ne se lève, enfants, et soyez tous attentifs.»

Chapitre XXIII

_Des choses admirables que l'insigne don Quichotte raconte avoir
vues dans la profonde caverne de Montésinos, choses dont
l'impossibilité et la grandeur font que l'on tient cette aventure
pour apocryphe_


Il était quatre heures du soir, quand le soleil, caché derrière
des nuages, et ne jetant qu'une faible lumière et des rayons
tempérés, permit à don Quichotte de conter, sans chaleur et sans
fatigue, à ses deux illustres auditeurs, ce qu'il avait vu dans la
caverne de Montésinos. Il commença de la manière suivante:

«À douze ou quatorze toises de la profondeur de cette caverne, il
se fait, à main droite, une concavité, ou espace vide, capable de
contenir un grand chariot avec ses mules. Elle reçoit une faible
lumière par quelques fentes qui la lui amènent de loin, ouvertes à
la surface de la terre. Cette concavité, je l'aperçus lorsque je
me sentais déjà fatigué et ennuyé de me voir pendu à une corde
pour descendre dans cette obscure région sans suivre aucun chemin
déterminé. Je résolus donc d'y entrer pour m'y reposer un peu. Je
vous appelai pour vous dire de ne plus me lâcher de corde jusqu'à
ce que je vous en demandasse; mais vous ne dûtes pas m'entendre.
Je ramassai la corde que vous continuiez à m'envoyer, et
l'arrangeant en pile ronde, je m'assis sur ses plis tout pensif,
réfléchissant à ce que je devais faire pour atteindre le fond,
alors que je n'avais plus personne qui me soutînt. Tandis que
j'étais absorbé dans cette pensée et dans cette hésitation, tout à
coup je fus saisi d'un profond sommeil, puis, quand j'y pensais le
moins, et sans savoir pourquoi ni comment, je m'éveillai et me
trouvai au milieu de la prairie la plus belle, la plus délicieuse
que puisse former la nature, ou rêver la plus riante imagination.
J'ouvris les yeux, je me les frottai, et vis bien que je ne
dormais plus, que j'étais parfaitement éveillé. Toutefois je me
tâtai la tête et la poitrine pour m'assurer si c'était bien moi
qui me trouvais en cet endroit, ou quelque vain fantôme à ma
place. Mais le toucher, les sensations, les réflexions
raisonnables que je faisais moi-même, tout m'attesta que j'étais
bien alors le même que je suis à présent.

«Bientôt s'offrit à ma vue un royal et somptueux palais, un
alcazar, dont les murailles paraissaient fabriquées de clair et
transparent cristal. Deux grandes portes s'ouvrirent, et j'en vis
sortir un vénérable vieillard qui s'avançait à ma rencontre. Il
était vêtu d'un long manteau de serge violette qui traînait à
terre. Ses épaules et sa poitrine s'enveloppaient dans les plis
d'un chaperon collégial en satin vert; sa tête était couverte
d'une toque milanaise en velours noir, et sa barbe, d'une
éclatante blancheur, tombait plus bas que sa ceinture. Il ne
portait aucune arme, et tenait seulement à la main un chapelet
dont les grains étaient plus gros que des noix, et les dizains
comme des oeufs d'autruche. Sa contenance, sa démarche, sa
gravité, l'ample aspect de toute sa personne, me jetèrent dans
l'étonnement et l'admiration. Il s'approcha de moi, et la première
chose qu'il fit, fut de m'embrasser étroitement; puis il me dit:
«Il y a de bien longs temps, valeureux chevalier don Quichotte de
la Manche, que nous tous, habitants de ces solitudes enchantées,
nous attendons ta venue, pour que tu fasses connaître au monde ce
que renferme et couvre la profonde caverne où tu es entré, appelée
la caverne de Montésinos; prouesse réservée pour ton coeur
invincible et ton courage éblouissant. Viens avec moi, seigneur
insigne; je veux te montrer les merveilles que cache ce
transparent alcazar, dont je suis le kaïd et le gouverneur
perpétuel, puisque je suis Montésinos lui-même, de qui la caverne
a pris son nom.[145]«

«À peine m'eut-il dit qu'il était Montésinos, que je lui demandai
s'il était vrai, comme on le raconte dans le monde de là-haut,
qu'il eût tiré du fond de la poitrine, avec une petite dague, le
coeur de son ami Durandart, et qu'il l'eût porté à sa dame
Bélerme, comme Durandart l'en avait chargé au moment de sa
mort[146]. Il me répondit qu'on disait vrai en toutes choses, sauf
quant à la dague, parce qu'il ne s'était servi d'aucune dague, ni
petite ni grande, mais d'un poignard fourbi, plus aigu qu'une
alêne.

-- Ce poignard, interrompit Sancho, devait être de Ramon de Hocès,
l'armurier de Séville.

-- Je ne sais trop, reprit don Quichotte; mais non, ce ne pouvait
être ce fourbisseur, puisque Ramon de Hocès vivait hier, et que le
combat de Roncevaux, où arriva cette catastrophe, compte déjà bien
des années. Au reste, cette vérification est de nulle importance
et n'altère en rien la vérité ni l'enchaînement de l'histoire.

-- Non certes, ajouta le cousin; et continuez-la, seigneur don
Quichotte, car je vous écoute avec le plus grand plaisir du monde.

-- Je n'en ai pas moins à la raconter, répondit don Quichotte. Je
dis donc que le vénérable Montésinos me conduisit au palais de
cristal, où, dans une salle basse, d'une extrême fraîcheur et
toute bâtie d'albâtre, se trouvait un sépulcre de marbre, sculpté
avec un art merveilleux. Sur ce sépulcre, je vis un chevalier
étendu tout de son long, non de bronze, ni de marbre, ni de jaspe,
comme on a coutume de les faire sur d'autres mausolées, mais bien
de vraie chair et de vrais os. Il avait la main droite (qui me
sembla nerveuse et quelque peu velue, ce qui est signe de grande
force) posée sur le côté du coeur, et, avant que je fisse aucune
question, Montésinos, me voyant regarder avec étonnement ce
sépulcre: «Voilà, me dit-il, mon ami Durandart, fleur et miroir
des chevaliers braves et amoureux de son temps. Merlin, cet
enchanteur français[147] qui fut, dit-on, fils du diable, le tient
enchanté dans ce lieu, ainsi que moi et beaucoup d'autres, hommes
et femmes. Ce que je crois, c'est qu'il ne fut pas fils du diable,
mais qu'il en sut, comme on dit, un doigt plus long que le diable.
Quant au pourquoi et au comment il nous enchanta, personne ne le
sait; et le temps seul pourra le révéler, quand le moment en sera
venu, lequel n'est pas loin, à ce que j'imagine. Ce qui me
surprend par-dessus tout, c'est de savoir, aussi sûr qu'il fait
jour à présent, que Durandart termina sa vie dans mes bras, et
qu'après sa mort je lui arrachai le coeur de mes propres mains;
et, en vérité, il devait peser au moins deux livres, car, suivant
les naturalistes, celui qui porte un grand coeur est doué de plus
de vaillance que celui qui n'en a qu'un petit. Eh bien! puisqu'il
en est ainsi, et que ce chevalier mourut bien réellement, comment
peut-il à présent se plaindre et soupirer de temps en temps, comme
s'il était toujours en vie?»

«À ces mots, le misérable Durandart, jetant un cri, s'écria: «Ô
mon cousin Montésinos, la dernière chose que je vous ai demandée,
c'est, quand je serais mort et mon âme partie, de porter mon coeur
à Bélerme, en me le tirant de la poitrine, soit avec un poignard,
soit avec une dague.[148]«

«Quand le vénérable Montésinos entendit cela, il se mit à genoux
devant le déplorable chevalier, et lui dit les larmes aux yeux:
«J'ai déjà fait, seigneur Durandart, mon très-cher cousin, j'ai
déjà fait ce que vous m'avez commandé dans la fatale journée de
notre déroute; je vous ai arraché le coeur du mieux que j'ai pu,
sans vous en laisser la moindre parcelle dans la poitrine; je l'ai
essuyé avec un mouchoir de dentelle; j'ai pris en toute hâte le
chemin de la France, après vous avoir déposé dans le sein de la
terre, en versant tant de larmes qu'elles ont suffi pour me laver
les mains et étancher le sang que j'avais pris en vous fouillant
dans les entrailles; à telles enseignes, cousin de mon âme, qu'au
premier village où je passai, en sortant des gorges de Roncevaux,
je jetai un peu de sel sur votre coeur pour qu'il ne sentît pas
mauvais, et qu'il arrivât, sinon frais, au moins enfumé, en la
présence de votre dame Bélerme. Cette dame, avec vous, moi,
Guadiana votre écuyer, la duègne Ruidéra, ses sept filles et ses
deux nièces, et quantité d'autres de vos amis et connaissances,
sommes enchantés ici depuis bien des années par le sage Merlin.
Quoiqu'il y ait de cela plus de cinq cents ans, aucun de nous
n'est mort; il ne manque que Ruidéra, ses filles et ses nièces,
lesquelles, en pleurant, et par la pitié qu'en eut Merlin, furent
converties en autant de lagunes, qu'à cette heure, dans le monde
des vivants et dans la province de la Manche, on nomme les lagunes
de Ruidéra. Les filles appartiennent aux rois d'Espagne, et les
deux nièces aux chevaliers d'un ordre religieux qu'on appelle de
Saint-Jean. Guadiana, votre écuyer, pleurant aussi votre disgrâce,
fut changé en un fleuve appelé de son nom même, lequel, lorsqu'il
arriva à la surface du sol et qu'il vit le soleil d'un autre ciel,
ressentit une si vive douleur de vous abandonner, qu'il s'enfonça
de nouveau dans les entrailles de la terre. Mais, comme il est
impossible de se révolter contre son penchant naturel, il sort de
temps en temps, et se montre où le soleil et les gens puissent le
voir.[149] Les lagunes dont j'ai parlé lui versent peu à peu leurs
eaux, et, grossi par elles, ainsi que par une foule d'autres
rivières qui se joignent à lui, il entre grand et pompeux en
Portugal. Toutefois, quelque part qu'il passe, il montre sa
tristesse et sa mélancolie; il ne se vante pas de nourrir dans ses
eaux des poissons fins et estimés, mais grossiers et insipides,
bien différents de ceux du Tage doré. Ce que je vous dis à
présent, ô mon cousin, je vous l'ai dit mille et mille fois; mais
comme vous ne me répondez point, j'imagine, ou que vous ne
m'entendez pas, ou que vous ne me donnez pas créance, ce qui me
chagrine autant que Dieu le sait. Je veux maintenant vous donner
des nouvelles qui, si elles ne servent pas de soulagement à votre
douleur, ne l'augmenteront du moins en aucune façon. Sachez que
vous avez ici devant vous (ouvrez les yeux, et vous le verrez) ce
grand chevalier de qui le sage Merlin a prophétisé tant de choses,
ce don Quichotte de la Manche, lequel, avec plus d'avantage que
dans les siècles passés, a ressuscité dans les siècles présents la
chevalerie errante déjà oubliée. Peut-être, par son moyen et par
sa faveur, parviendrons-nous à être désenchantés, car c'est aux
grands hommes que sont réservées les grandes prouesses. -- Et
quand même cela n'arriverait pas, répondit le déplorable Durandart
d'une voix basse et éteinte, quand même cela n'arriverait pas, ô
cousin, je dirai: _Patience, et battons les cartes_.[150]« Alors, se
tournant sur le côté, il retomba dans son silence ordinaire, sans
dire un mot de plus.

«En ce moment de grands cris se firent entendre, ainsi que des
pleurs accompagnés de profonds gémissements et de soupirs
entrecoupés. Je tournai la tête, et vis, à travers les murailles
de cristal, passer dans une autre salle une procession formée par
deux files de belles damoiselles, toutes habillées de deuil, avec
des turbans blancs sur la tête, à la mode turque. Derrière les
deux files marchait une dame (elle le paraissait du moins à la
gravité de sa contenance) également vêtue de noir, avec un voile
blanc si long et si étendu qu'il baisait la terre. Son turban
était deux fois plus gros que le plus gros des autres femmes; elle
avait les sourcils réunis, le nez un peu camard, la bouche grande,
mais les lèvres colorées. Ses dents, qu'elle découvrait parfois,
semblaient être clairsemées et mal rangées, quoique blanches comme
des amandes sans peau. Elle portait dans les mains un mouchoir de
fine toile, et dans cette toile, à ce que je pus entrevoir, un
coeur de chair de momie, tant il était sec et enfumé. Montésinos
me dit que tous ces gens de la procession étaient les serviteurs
de Durandart et de Bélerme, qui étaient enchantés avec leurs
maîtres, et que la dernière personne, celle qui portait le coeur
dans le mouchoir, était Bélerme elle-même, laquelle, quatre fois
par semaine, faisait avec ses femmes cette procession, et
chantait, ou plutôt pleurait des chants funèbres sur le corps et
le coeur pitoyable de son cousin. «Si elle vous a paru quelque peu
laide, ajouta-t-il, ou du moins pas aussi belle qu'elle en avait
la réputation, c'est à cause des mauvais jours et des pires nuits
qu'elle passe dans cet enchantement, comme on peut le voir à ses
yeux battus et à son teint valétudinaire. Cette pâleur, ces cernes
aux yeux, ne viennent point de la maladie mensuelle ordinaire aux
femmes, car il y a bien des mois et même bien des années qu'il
n'en est plus question pour elle, mais de l'affliction qu'éprouve
son coeur à la vue de celui qu'elle porte incessamment à la main,
et qui rappelle à sa mémoire la catastrophe de son malheureux
amant. Sans cela, à peine serait-elle égalée en beauté, en grâce,
en élégance, par la grande Dulcinée du Toboso, si renommée dans
tous ces environs et dans le monde entier.»

«Halte-là! m'écriai-je alors, seigneur don Montésinos; que Votre
Grâce conte son histoire tout uniment. Vous devez savoir que toute
comparaison est odieuse, et qu'ainsi l'on ne doit comparer
personne à personne. La sans pareille Dulcinée du Toboso est ce
qu'elle est, madame doña Bélerme ce qu'elle est et ce qu'elle a
été, et restons-en là.

-- Seigneur don Quichotte, me répondit-il, que Votre Grâce me
pardonne. Je confesse que j'ai eu tort, et que j'ai mal fait de
dire qu'à peine madame Dulcinée égalerait madame Bélerme; car il
me suffisait d'avoir eu je ne sais quels vagues soupçons que Votre
Grâce est son chevalier, pour que je me mordisse la langue plutôt
que de comparer cette dame à personne, si ce n'est au ciel même.»

«Cette satisfaction que me donna le grand Montésinos apaisa mon
coeur, et me remit de l'agitation que j'avais éprouvée en
entendant comparer ma dame avec Bélerme.

-- Je m'étonne même, dit alors Sancho, que Votre Grâce ait pu
s'empêcher de monter sur l'estomac du bonhomme, de lui moudre les
os à coups de pied, et de lui arracher la barbe sans lui en
laisser un poil au menton.

-- Non pas, ami Sancho, répondit don Quichotte; c'eût été mal à
moi d'agir ainsi; car nous sommes tous tenus de respecter les
vieillards, même ne fussent-ils pas chevaliers, et plus encore
lorsqu'ils le sont, et qu'ils sont enchantés par-dessus le compte.
Je sais bien que nous ne sommes pas demeurés en reste l'un avec
l'autre quant à beaucoup de questions et de réponses que nous nous
sommes mutuellement adressées.»

Le cousin dit alors:

«Je ne sais en vérité, seigneur don Quichotte, comment Votre
Grâce, depuis si peu de temps qu'elle est descendue là au fond, a
pu voir tant de choses, a pu tant écouter et tant répondre.

-- Combien donc y a-t-il que je suis descendu? demanda don
Quichotte.

-- Un peu plus d'une heure, répondit Sancho.

-- Cela ne se peut pas, répliqua don Quichotte, car j'ai vu venir
la nuit et revenir le jour, puis trois autres soirs et trois
autres matins, de manière qu'à mon compte je suis resté trois
jours entiers dans ces profondeurs cachées à notre vue.

-- Mon maître doit dire vrai, répondit Sancho; car, puisque toutes
les choses qui lui sont arrivées sont venues par voie
d'enchantement, peut-être ce qui nous a semblé une heure lui aura-
t-il paru trois jours avec leurs nuits.

-- Ce sera cela, sans doute, dit don Quichotte.

-- Dites-moi, mon bon seigneur, demanda le cousin. Votre Grâce a-
t-elle mangé pendant tout ce temps-là?

-- Pas une bouchée, répondit don Quichotte; et n'en ai pas senti
la moindre envie.

-- Est-ce que les enchantés mangent? dit le cousin.

-- Non, ils ne mangent pas, répondit don Quichotte, et ne font pas
non plus leurs grosses nécessités; mais on croit néanmoins que les
ongles, la barbe et les cheveux leur poussent.

-- Et dorment-ils par hasard, les enchantés, mon seigneur? demanda
Sancho.

-- Non certes, répliqua don Quichotte; du moins, pendant les trois
jours que j'ai passés avec eux, aucun n'a fermé l'oeil, ni moi non
plus.

-- Alors, dit Sancho, le proverbe vient à point: «Dis-moi qui tu
hantes, et je te dirai qui tu es.» Allez donc avec des enchantés
qui jeûnent et qui veillent, et étonnez-vous de ne manger ni
dormir tant que vous serez avec eux! Mais pardonnez-moi, mon
seigneur, si je vous dis que, de tout ce que vous avez dit jusqu'à
présent, Dieu m'emporte, j'allais dire le diable, si je crois la
moindre chose.

-- Comment donc! s'écria le cousin, le seigneur don Quichotte
peut-il mentir? mais le voulût-il, il n'aurait pas eu le temps de
composer et d'imaginer ce million de mensonges.

-- Oh! je ne crois pas que mon maître mente, reprit Sancho.

-- Que crois-tu donc? demanda don Quichotte.

-- Je crois, répondit Sancho, que ce Merlin ou ces enchanteurs,
qui ont enchanté toute cette brigade que Votre Grâce dit avoir vue
et fréquentée là-bas, vous ont enchâssé dans le cervelle et dans
la mémoire toute cette kyrielle que vous nous avez contée, et tout
ce qui vous reste encore à nous dire.

-- Cela pourrait être, Sancho, répliqua don Quichotte, mais cela
n'est point; car ce que j'ai conté, je l'ai vu de mes propres yeux
et touché de mes propres mains. Mais que diras-tu quand je vais
t'apprendre à présent que, parmi les choses infinies et les
merveilles sans nombre que me montra Montésinos (je te les
conterai peu à peu et à leur temps dans le cours de notre voyage,
car elles ne sont pas toutes de saison), il me montra trois
villageoises qui s'en allaient par ces fraîches campagnes, sautant
et cabriolant comme des chèvres? Dès que je les vis, je reconnus
que l'une était la sans pareille Dulcinée du Toboso, et les deux
autres ces mêmes paysannes qui venaient avec elle, et à qui nous
parlâmes à la sortie du Toboso. Je demandai à Montésinos s'il les
connaissait; il me répondit que non, mais qu'il imaginait que ce
devaient être de grandes dames enchantées, qui avaient paru depuis
peu de jours dans ces prairies. Il ajouta que je ne devais point
m'en étonner, puisqu'il y avait dans cet endroit bien d'autres
dames, des siècles passés et présents, enchantées sous d'étranges
et diverses figures, parmi lesquelles il connaissait la reine
Geniève et sa duègne Quintagnone, celle qui versait le vin à
Lancelot, comme dit le romance, quand il arriva de Bretagne.»

Lorsque Sancho entendit parler ainsi son maître, il pensa perdre
l'esprit ou crever de rire. Comme il savait mieux que personne la
vérité sur le feint enchantement de Dulcinée, dans lequel il avait
été l'enchanteur, et dont il avait rendu témoignage, il acheva de
reconnaître que son seigneur était décidément hors du bon sens, et
fou de point en point. Aussi lui dit-il:

«C'est en mauvaise heure et sous une mauvaise étoile que vous êtes
descendu, mon cher patron, dans l'autre monde; et maudit soit
l'instant où vous avez rencontré ce seigneur Montésinos, qui vous
a rendu à nous comme vous voilà! Pardieu, Votre Grâce était bien
ici en haut, avec son jugement complet, tel que Dieu le lui a
donné, débitant des sentences et donnant des conseils à chaque
pas, et non point à cette heure contant les plus énormes sottises
qui se puissent imaginer.

-- Comme je te connais, Sancho, répondit don Quichotte, je ne fais
aucun cas de tes paroles.

-- Ni moi non plus des vôtres, répliqua Sancho, dussiez-vous me
battre, dussiez-vous me tuer pour celles que j'ai dites et pour
celles que je pense dire, si vous ne pensez, vous, à corriger et
réformer votre langage. Mais dites-moi, maintenant que nous sommes
en paix, comment et à quoi avez-vous reconnu madame notre
maîtresse? Lui avez-vous parlé? Vous a-t-elle répondu?

-- Je l'ai reconnue, répondit don Quichotte, à ce qu'elle porte
les mêmes habits qu'elle avait quand tu me l'as montrée. Je lui
parlai, mais elle ne me répondit pas un mot; au contraire, elle me
tourna le dos, et s'enfuit si rapidement qu'une flèche d'arbalète
ne l'aurait pas atteinte. Je voulus la suivre, et je l'aurais
suivie, si Montésinos ne m'eût donné le conseil de n'en rien
faire, disant que ce serait peine perdue, et que d'ailleurs
l'heure s'approchait où il convenait que je sortisse de la
caverne. Il ajouta que, dans les temps à venir, on me ferait
savoir comment il fallait s'y prendre pour désenchanter lui,
Bélerme, Durandart, et tous ceux qui se trouvaient là. Mais ce qui
me causa le plus de peine de tout ce que je vis et remarquai là-
bas, ce fut qu'étant à causer sur ce sujet avec Montésinos, une
des deux compagnes de la triste Dulcinée s'approcha de moi sans
que je la visse venir, et, les yeux pleins de larmes, elle me dit
d'une voix basse et troublée: «Madame Dulcinée du Toboso baise les
mains à Votre Grâce, et supplie Votre Grâce de lui faire celle de
lui faire savoir comment vous vous portez; et, comme elle se
trouve dans un pressant besoin, elle supplie Votre Grâce, aussi
instamment que possible, de vouloir bien lui prêter, sur ce jupon
de basin tout neuf que je vous présente, une demi-douzaine de
réaux, ou ce que vous aurez dans la poche, engageant sa parole de
vous les rendre dans un bref délai.» Une telle commission me
surprit étrangement, et, me tournant vers le seigneur Montésinos:
«Est-il possible, lui demandai-je, que les enchantés de haut rang
souffrent le besoin? -- Croyez-moi, seigneur don Quichotte, me
dit-il, ce qu'on nomme le besoin se rencontre en tous lieux; il
s'étend partout, il atteint tout le monde, et ne fait pas même
grâce aux enchantés. Puisque madame Dulcinée du Toboso envoie
demander ces six réaux, et que le gage paraît bon, il n'y a rien à
faire que de les lui donner, car sans doute elle se trouve en
quelque grand embarras. -- Le gage, je ne le prendrai point,
répondis-je; mais je ne lui donnerai pas davantage ce qu'elle
demande, car je n'ai sur moi que quatre réaux (ceux que tu me
donnas l'autre jour en monnaie, Sancho, pour faire l'aumône aux
pauvres que je trouverais sur le chemin), et je les lui donnai, en
disant: «Dites à votre dame, ma chère amie, que je ressens ses
peines au fond de l'âme, et que je voudrais être un Fucar[151] pour
y porter remède; qu'elle sache que je ne puis ni ne dois avoir
bonne santé tant que je serai privé de son agréable vue et de sa
discrète conversation, et que je la supplie, aussi instamment que
je le puis, de vouloir bien se laisser voir et entretenir par son
errant chevalier et captif serviteur. Vous lui direz aussi que,
lorsqu'elle y pensera le moins, elle entendra dire que j'ai fait
un serment et un voeu, à la manière de celui que fit le marquis de
Mantoue de venger son neveu Baudoin, quand il le trouva près
d'expirer dans la montagne, c'est-à-dire de ne point manger pain
sur table, et de faire d'autres pénitences qu'il ajouta, jusqu'à
ce qu'il l'eût vengé. Eh bien! je ferai le voeu de ne plus
m'arrêter et de courir les sept parties du monde avec plus de
ponctualité que ne le fit l'infant don Pedro de Portugal[152],
jusqu'à ce que je l'aie désenchantée. -- Tout cela, et plus
encore, Votre Grâce le doit à ma maîtresse», me répondit la
demoiselle; et prenant les quatre réaux, au lieu de me faire une
révérence, elle fit une cabriole telle, qu'elle sauta en l'air
haut de deux aunes.

-- Ô sainte Vierge! s'écria Sancho en jetant un grand cri; est-il
possible que le monde soit ainsi fait, et que telle y soit la
force des enchantements, qu'ils aient changé le bon jugement de
mon seigneur en une si extravagante folie! Ah! seigneur, seigneur,
par le saint nom de Dieu, que Votre Grâce veille sur soi, et songe
à son honneur, et ne donne pas crédit à ces billevesées qui vous
troublent et vous dépareillent le sens commun!

-- C'est parce que tu m'aimes bien, Sancho, que tu parles de cette
façon, dit don Quichotte; et, parce que tu n'as nulle expérience
des choses du monde, toutes celles qui ont quelque difficulté te
semblent impossibles. Mais le temps marche, comme je te l'ai dit
maintes fois, et je te conterai plus tard quelques-unes des choses
que j'ai vues là-bas; elles te feront croire celles que je viens
de conter, et dont la vérité ne souffre ni réplique ni dispute.»

Chapitre XXIV

_Où l'on raconte mille babioles aussi impertinentes que
nécessaires à la véritable intelligence de cette grande histoire_


Celui qui a traduit cette grande histoire de l'original écrit par
son premier auteur, Cid Hamet Ben-Engéli, dit qu'en arrivant au
chapitre qui suit l'aventure de la caverne de Montésinos, il
trouva ces propres paroles écrites en marge, et de la main d'Hamet
lui-même:

«Je ne puis comprendre ni me persuader qu'il soit réellement
arrivé au valeureux don Quichotte ce que rapporte le précédent
chapitre. La raison en est que toutes les aventures arrivées
jusqu'à présent ont été possibles et vraisemblables; mais, quant à
l'aventure de la caverne, je ne vois aucun moyen de la tenir pour
véritable, tant elle sort des limites de la raison. Penser que don
Quichotte ait menti, lui, le plus véridique hidalgo et le plus
noble chevalier de son temps, c'est impossible; il n'eût pas dit
un mensonge, dût-on le cribler de flèches. D'un autre côté, je
considère qu'il raconta cette histoire avec toutes les
circonstances ci-dessus rapportées, sans avoir pu fabriquer en si
peu de temps un tel assemblage d'extravagances. Si donc cette
aventure paraît apocryphe, ce n'est pas ma faute, et, sans
affirmer qu'elle soit fausse ou qu'elle soit vraie, je l'écris.
Toi, lecteur, puisque tu es prudent et sage, juge la chose comme
il te plaira, car je ne dois ni ne peux rien de plus. Toutefois on
tient pour certain qu'au moment de sa mort, don Quichotte se
rétracta, et dit qu'il l'avait inventée parce qu'il lui sembla
qu'elle cadrait merveilleusement avec les aventures qu'il avait
lues dans ses livres.»

Cela dit, l'historien continue de la sorte:

Le cousin s'émerveilla aussi bien de l'audace de Sancho que de la
patience de son maître, et jugea que de la joie qu'éprouvait
celui-ci d'avoir vu sa dame Dulcinée du Toboso, même enchantée,
lui était venue cette humeur bénigne qu'il montrait alors; car,
autrement, Sancho avait dit certaines paroles et tenu certains
propos qui lui faisaient mériter d'être moulu sous le bâton.
Réellement le cousin trouva qu'il avait été fort impertinent
envers son seigneur, auquel il dit:

«Quant à moi, seigneur don Quichotte de la Manche, je donne pour
plus que bien employé le voyage que j'ai fait avec Votre Grâce,
car j'y ai gagné quatre choses; la première, d'avoir connu Votre
Grâce, ce que je tiens à grand honneur; la seconde, d'avoir appris
ce que renferme cette caverne de Montésinos, ainsi que les
transformations du Guadiana et des lagunes de Ruidéra, qui me
serviront beaucoup pour _l'Ovide espagnol _que j'ai sur le métier;
la troisième, d'avoir découvert l'antiquité des cartes. On devait,
en effet, s'en servir pour le moins à l'époque de l'empereur
Charlemagne, suivant ce qu'on peut inférer des paroles que vous
avez entendu dire à Durandart, lorsque, après ce long discours que
lui fit Montésinos, il s'éveilla en disant: «Patience, et battons
les cartes.» Cette expression, cette façon de parler, il n'a pu
l'apprendre étant enchanté, mais lorsqu'il était encore en France,
et à l'époque dudit empereur Charlemagne. C'est une vérification
qui me vient tout à point pour l'autre livre que je suis en train
de composer, lequel s'intitule _Supplément à Virgile Polydore sur
l'invention des antiquités. _Je crois que, dans le sien, il a
oublié de mentionner l'invention des cartes; moi je l'indiquerai
maintenant, ce qui sera chose de grande importance, surtout en
citant pour autorité un auteur aussi grave, aussi véridique que le
seigneur Durandart[153]. La quatrième, c'est d'avoir appris avec
certitude où est la source du fleuve Guadiana, jusqu'à présent
ignorée de tout le monde.

-- Votre Grâce a parfaitement raison, dit don Quichotte; mais je
voudrais savoir, si Dieu vous fait la grâce qu'on vous accorde
l'autorisation d'imprimer vos livres[154], ce dont je doute, à qui
vous pensez les adresser.

-- Il y a des seigneurs et des grands en Espagne à qui l'on peut
en faire hommage, répondit le cousin.

-- Pas beaucoup, reprit don Quichotte; non point qu'ils n'en
soient dignes, mais parce qu'ils ne veulent point accepter des
dédicaces, pour ne pas être tenus à la reconnaissance qui semble
due au travail et à la courtoisie de leurs auteurs. Je connais un
prince, moi, qui peut remplacer tous les autres, et avec tant
d'avantages, que, si j'osais dire de lui tout ce que je pense,
j'éveillerais peut-être l'envie dans plus d'un coeur généreux[155].
Mais laissons cela pour un temps plus opportun, et cherchons où
nous gîter cette nuit.

-- Non loin d'ici, dit le cousin, est un ermitage où fait sa
demeure un ermite qui, dit-on, a été soldat, et qui a la
réputation d'être bon chrétien, homme de sens et fort charitable.
Tout près de l'ermitage est une petite maison qu'il a bâtie lui-
même; bien qu'étroite, elle peut recevoir des hôtes.

-- Est-ce que par hasard cet ermite a des poules? demanda Sancho.

-- Peu d'ermites en manquent, répondit don Quichotte, car ceux
d'aujourd'hui ne ressemblent pas à ceux des déserts d'Égypte, qui
s'habillaient de feuilles de palmier, et vivaient des racines de
la terre. Mais n'allez pas entendre que, parce que je parle bien
des uns, je parle mal des autres; je veux seulement dire que les
pénitences d'aujourd'hui n'ont plus la rigueur et l'austérité de
celles d'autrefois; mais tous les ermites n'en sont pas moins
vertueux. Du moins c'est ainsi que je les juge, et, lorsque tout
va de travers, l'hypocrite qui feint la vertu fait moins mal que
le pécheur public.»

Ils en étaient là quand ils virent venir à eux un homme à pied qui
marchait en toute hâte, et chassait devant lui à grands coups de
gaule un mulet chargé de lances et de hallebardes. En arrivant
près d'eux, il les salua et passa outre:

«Brave homme, lui dit don Quichotte, arrêtez-vous un peu; il
semble que vous allez plus vite que ce mulet n'en a l'envie.

-- Je ne puis m'arrêter, seigneur, répondit l'homme, car les armes
que vous me voyez porter doivent servir demain; ainsi je n'ai pas
de temps à perdre; adieu donc. Mais, si vous voulez savoir
pourquoi je porte ces armes, je pense m'héberger cette nuit dans
l'hôtellerie qui est plus haut que l'ermitage, et, si vous suivez
le même chemin, vous me trouverez là, et je vous conterai des
merveilles; adieu encore un coup.»

Cela dit, il poussa si bien le mulet que don Quichotte n'eut pas
le temps de lui demander quelles étaient ces merveilles qu'il
avait à leur dire. Comme il était quelque peu curieux et tourmenté
sans cesse du désir d'apprendre des choses nouvelles, il décida
qu'on partirait à l'instant même, et qu'on irait passer la nuit à
l'hôtellerie, sans toucher à l'ermitage où le cousin voulait
s'arrêter. Ils montèrent donc à cheval et suivirent tous les trois
le chemin direct de l'hôtellerie, où ils arrivèrent un peu avant
la tombée de la nuit. Toutefois le cousin proposa à don Quichotte
de passer à l'ermitage pour boire un coup. Dès que Sancho entendit
cela, il y dirigea le grison, et don Quichotte l'y suivit avec le
cousin. Mais la mauvaise étoile de Sancho voulut que l'ermite ne
fût pas chez lui, ce que leur dit une sous-ermite[156] qu'ils
trouvèrent dans l'ermitage. Ils lui demandèrent du meilleur cru.
Elle répondit que son maître n'avait pas de vin, mais que, s'ils
voulaient de l'eau à bon marché, elle leur en donnerait de grand
coeur.

«Si j'avais soif d'eau, répondit Sancho, il y a des puits sur la
route où je l'aurais étanchée. Ah! noces de Camache, abondance de
la maison de don Diego, combien de fois j'aurai encore à vous
regretter!»

Ils sortirent alors de l'ermitage et piquèrent du côté de
l'hôtellerie. À quelque distance, ils rencontrèrent un jeune
garçon qui cheminait devant eux, non très-vite, de façon qu'ils
l'eurent bientôt rattrapé. Il portait sur l'épaule son épée comme
un bâton, avec un paquet de hardes qui semblait contenir ses
chausses, son manteau court et quelques chemises. Il était vêtu
d'un pourpoint de velours, avec quelques restes de taillades en
satin qui laissaient voir la chemise par-dessous. Ses bas étaient
en soie, et ses souliers carrés à la mode de la cour. Son âge
pouvait être de dix-huit à dix-neuf ans; il avait la figure
joviale, la démarche agile, et s'en allait chantant des
_séguidillas _pour charmer l'ennui et la fatigue du chemin. Quand
ils arrivèrent près de lui, il achevait d'en chanter une que le
cousin retint par coeur, et qui disait: «À la guerre me conduit ma
nécessité; si j'avais de l'argent, je n'irais pas, en vérité.»

Le premier qui lui parla fut don Quichotte:

«Vous cheminez bien à la légère, seigneur galant, lui dit-il; et
de quel côté? que nous le sachions, s'il vous plaît de le dire.

-- Cheminer si à la légère! répondit le jeune homme; c'est à cause
de la chaleur et de la pauvreté; et où je vais? c'est à la guerre.

-- Comment! la pauvreté, s'écria don Quichotte; la chaleur, c'est
plus croyable.

-- Seigneur, répliqua le jeune garçon, je porte dans ce paquet des
grègues de velours, compagnes de ce pourpoint; si je les use sur
la route, je ne pourrai pas m'en faire honneur dans la ville, et
je n'ai pas de quoi en acheter d'autres. Pour cette raison aussi
bien que pour me donner de l'air, je marche comme vous voyez,
jusqu'à ce que je rejoigne des compagnies d'infanterie qui sont à
douze lieues d'ici, et dans lesquelles je m'engagerai. Je ne
manquerai pas alors d'équipages pour cheminer jusqu'au point
d'embarquement, qu'on dit être Carthagène; j'aime mieux avoir le
roi pour maître et seigneur, et le servir à la guerre, que de
servir quelque ladre à la cour.

-- Mais Votre Grâce a-t-elle du moins une haute paye[157]? demanda
le cousin.

-- Ah! répondit le jeune homme, si j'avais servi quelque grand
d'Espagne ou quelque personnage important, à coup sûr elle ne me
manquerait pas. Voilà ce que c'est que de servir en bonne
condition; de la table des pages, on devient enseigne ou
capitaine, ou l'on attrape quelque bonne pension. Mais moi, pauvre
malheureux, je n'ai jamais servi que des solliciteurs de places,
des gens de rien, venus on ne sait d'où, qui mettent leurs valets
à la portion congrue, si maigre et si mince, que, pour payer
l'empois d'un collet, il faut dépenser la moitié de ses gages. On
tiendrait vraiment à miracle qu'un page d'aventure attrapât la
moindre fortune.

-- Mais par votre vie, dites-moi, mon ami, demanda don Quichotte,
est-il possible que, pendant les années que vous avez servi, vous
n'ayez pu seulement attraper quelque livrée?

-- On m'en a donné deux, répondit le page; mais, de même qu'à
celui qui quitte un couvent avant d'y faire profession on ôte la
robe et le capuce pour lui rendre ses habits, de même mes maîtres
me rendaient les miens dès qu'ils avaient fini les affaires qui
les appelaient à la cour, et reprenaient les livrées qu'ils ne
m'avaient données que par ostentation.

-- Notable vilenie! s'écria don Quichotte, mais toutefois
félicitez-vous d'avoir quitté la cour avec une aussi bonne
intention que celle qui vous pousse. Il n'y a rien, en effet, sur
la terre de plus honorable et de plus profitable à la fois que de
servir Dieu d'abord, puis son roi et seigneur naturel,
principalement dans le métier des armes, par lesquelles on
obtient, sinon plus de richesses, au moins plus d'honneur que par
les lettres, comme je l'ai déjà dit maintes et maintes fois. S'il
est vrai que les lettres ont plus fondé de majorats que les armes,
ceux des armes ont je ne sais quoi de supérieur à ceux des
lettres, et je sais bien quoi de noble et d'éclatant qui leur fait
surpasser tous les autres. Ce que je vais vous dire à présent,
gardez-le bien en votre mémoire, car vous y trouverez grand
profit, et grand soulagement dans les peines du métier; c'est que
vous éloigniez votre imagination de tous les événements funestes
qui pourraient arriver. Le pire de tous est la mort, et, pourvu
qu'elle soit glorieuse, le meilleur de tous est de mourir. On
demandait à Jules César, ce vaillant empereur romain, quelle était
la meilleure mort: «La subite et l'imprévue», répondit-il. Bien
que cette réponse soit d'un gentil, privé de la connaissance du
vrai Dieu, toutefois il disait bien, en ce qui est d'échapper au
sentiment naturel à l'homme. Que l'on vous tue à la première
rencontre, soit d'une décharge d'artillerie, soit des éclats d'une
mine qui saute, qu'importe? c'est toujours mourir, et la besogne
est faite. Suivant Térence, mieux sied au soldat d'être mort dans
la bataille que vivant et sain dans la fuite, et le bon soldat
acquiert juste autant de renommée qu'il montre d'obéissance envers
ses capitaines et ceux qui ont droit de lui commander. Prenez
garde, mon fils, qu'il sied mieux au soldat de sentir la poudre
que le musc, et, si la vieillesse vous atteint dans cet honorable
métier, fussiez-vous couvert de blessures, estropié, boiteux, du
moins elle ne vous atteindra pas sans honneur, tellement que la
pauvreté même ne pourra en obscurcir l'éclat. D'ailleurs, on
s'occupe à présent de soulager et de nourrir les soldats vieux et
estropiés; car il ne serait pas bien que l'on fît avec eux comme
font ceux qui donnent la liberté à leurs nègres quand ils sont
vieux et ne peuvent plus servir. En les chassant de la maison sous
le titre d'affranchis, ils les font esclaves de la faim, dont la
mort seule pourra les affranchir. Quant à présent, je ne veux rien
vous dire de plus, sinon que vous montiez en croupe sur mon cheval
jusqu'à l'hôtellerie; vous y souperez avec moi, et demain matin
vous continuerez votre voyage; puisse Dieu vous le donner aussi
bon que vos désirs le méritent!»

Le page refusa l'invitation de la croupe, mais il accepta celle du
souper à l'hôtellerie, et, dans ce moment, Sancho, dit-on, se dit
à lui-même:

«Diable soit de mon seigneur! est-il possible qu'un homme qui sait
dire tant et de si belles choses, comme celles qu'il vient de
débiter, dise avoir vu les bêtises impossibles qu'il raconte de la
caverne de Montésinos? Allons, il faut en prendre son parti.»

Ils arrivèrent bientôt après à l'hôtellerie, au moment où la nuit
tombait, et non sans grande joie de Sancho, qui se réjouit de voir
que son maître la prenait pour une hôtellerie véritable, et non
pour un château, comme il en avait l'habitude.

À peine furent-ils entrés que don Quichotte s'informa, auprès de
l'hôtelier, de l'homme aux lances et aux hallebardes. L'autre lui
répondit qu'il était dans l'écurie à ranger son mulet. Le cousin
et Sancho en firent autant de leurs ânes, laissant à Rossinante le
haut bout et la meilleure mangeoire de l'écurie.

Chapitre XXV

_Où l'on rapporte l'aventure du braiment et la gracieuse histoire
du joueur de marionnettes, ainsi que les mémorables divinations du
singe devin_


Don Quichotte grillait, comme on dit, d'impatience d'apprendre les
merveilles promises par l'homme aux armes. Il alla le chercher où
l'hôtelier lui avait indiqué qu'il était, et l'ayant trouvé, il le
pria de lui dire sur-le-champ ce qu'il devait lui dire plus tard,
à propos des questions qui lui avaient été faites en chemin.
L'homme répondit:

«Ce n'est pas si vite ni sur les pieds qu'il faut entendre le
récit de mes merveilles. Que Votre Grâce, mon bon seigneur, me
laisse d'abord achever de panser ma bête; après quoi je vous dirai
des choses qui vous étonneront.

-- Si ce n'est que cela, reprit don Quichotte, je vais vous
aider.»

Aussitôt il se mit à vanner l'orge et à nettoyer la mangeoire,
humilité qui obligea l'homme à lui conter de bonne grâce ce qu'il
lui demandait. Ils s'assirent donc côte à côte sur un banc de
pierre, et l'homme aux hallebardes, ayant pour sénat et pour
auditoire le cousin, le page, Sancho Panza et l'hôtelier, commença
de la sorte:

«Il faut que vous sachiez, seigneurs, que, dans un village qui est
à quatre lieues et demie de cette hôtellerie, il arriva qu'un
regidor[158] du pays, par la faute ou la malice de sa servante, ce
qui serait trop long à conter, perdit un âne, et, quelques
diligences que fît ce regidor pour retrouver l'animal, il n'en put
venir à bout. Quinze jours étaient déjà passés, selon le bruit
public, depuis que l'âne avait quitté la maison, lorsque, étant
sur la place, le regidor perdant vit venir à lui un autre regidor
du même village. «Donnez-moi mes étrennes[159], compère, dit celui-
ci, votre âne est retrouvé. -- Très-volontiers, compère, répondit
l'autre, et je vous les promets bonnes; mais sachons d'abord où
l'âne a reparu. -- Dans le bois de la montagne, reprit le
trouveur; je l'ai vu ce matin, sans bât, sans harnais, et si
maigre que c'était une pitié de le voir. J'ai voulu le chasser
devant moi et vous le ramener; mais il est déjà si sauvage et si
fuyard, que, dès que j'ai voulu l'approcher, il s'est sauvé en
courant dans le plus épais du bois. S'il vous plaît que nous
retournions le chercher ensemble, laissez-moi mettre cette
bourrique à la maison, et je reviens tout de suite. -- Vous me
ferez grand plaisir, répondit le maître de l'âne, et je tâcherai
de vous rendre ce service en même monnaie.» C'est avec toutes ces
circonstances et de la même manière que je vous conte l'histoire,
que la racontent tous ceux qui sont au fait de la vérité.
Finalement, les deux regidors, à pied et bras dessus bras dessous,
s'en allèrent au bois; mais quand ils furent arrivés à l'endroit
où ils pensaient trouver l'âne, ils ne le trouvèrent pas, et,
quelque soin qu'ils missent à le chercher, ils ne purent le
découvrir dans tous les environs. Voyant que l'animal ne
paraissait point, le regidor qui l'avait vu dit à l'autre:
«Écoutez, compère, je viens d'imaginer une ruse au moyen de
laquelle nous finirons par découvrir la bête, fût-elle cachée, non
dans les entrailles du bois, mais dans celles de la terre. Je sais
braire à merveille, et, si vous avez aussi quelque peu de ce
talent, tenez l'affaire pour conclue. -- Quelque peu, dites-vous,
compère, reprit l'autre. Oh! pardieu, j'espère bien que personne
n'aurait à m'en revendre, pas même les ânes en chair et en os. --
C'est ce que nous allons voir, répondit le second regidor; car
j'ai résolu que vous alliez d'un côté de la montagne et moi de
l'autre, de façon que nous en fassions le tour, et que nous la
parcourions en tous sens. De temps en temps, vous brairez, vous,
et je brairai aussi, moi, et il n'est pas possible que l'âne ne
nous entende et ne nous réponde, s'il est encore dans le bois de
la montagne. -- En vérité, compère, s'écria le maître de l'âne, la
ruse est excellente et digne de votre grand génie.» Aussitôt ils
se séparèrent, et, suivant la convention, chacun prit de son côté;
mais, presque en même temps, ils se mirent tous deux à braire, et,
trompés chacun par le cri de l'autre, ils accoururent se chercher,
croyant avoir trouvé l'âne. Quand le perdant vit son compère:
«Est-il possible, s'écria-t-il, que ce ne soit pas mon âne que
j'ai entendu braire? -- Non, ce n'est que moi, répondit l'autre. -
- Eh bien, compère, reprit le premier, j'affirme que de vous à un
âne il n'y a aucune différence, quant à ce qui est de braire, car
de ma vie je n'avais vu ni entendu chose plus semblable et plus
parfaite. -- Sans vous flatter, répondit l'inventeur de la ruse,
ces louanges vous appartiennent plus qu'à moi, compère. Par le
Dieu qui m'a créé, vous pourriez céder deux points au plus habile
brayeur du monde. Le son que vous donnez est haut et fort, les
notes aiguës viennent bien en mesure, les suspensions sont
nombreuses et précipitées; enfin je me tiens pour vaincu, et vous
rends la palme en ce rare talent d'agrément. -- Eh bien! répliqua
le maître de l'âne, je m'estimerai désormais davantage, et je
croirai savoir quelque chose, puisque j'ai quelque talent; mais,
en vérité, quoique je crusse fort bien braire, je n'avais jamais
imaginé que ce fût avec la perfection que vous dites. -- J'ajoute
encore, reprit le second, qu'il y a de rares talents perdus dans
le monde, et qui sont mal employés chez ceux qui ne savent pas
s'en servir. -- Quant aux nôtres, répondit le maître de l'âne, ils
ne peuvent guère servir que dans les occasions comme celle qui
nous occupe; encore plaise à Dieu qu'ils nous y soient de quelque
utilité.» Cela dit, ils se séparèrent de nouveau et se remirent à
braire; mais à chaque pas ils se trompaient mutuellement et
venaient se rejoindre, jusqu'à ce qu'ils convinrent, pour
reconnaître que c'étaient eux et non l'âne, de braire deux fois
coup sur coup. Après cela, et redoublant sans cesse les braiments,
ils parcoururent toute la montagne sans que l'âne perdu répondît,
même par signes. Mais comment aurait-il pu répondre, l'infortuné,
puisqu'ils le trouvèrent au plus profond du bois, mangé par les
loups! Quand son maître le vit: «Je m'étonnais, s'écria-t-il,
qu'il n'eût pas répondu; car, à moins d'être mort, il n'aurait pas
manqué de braire en nous entendant, ou bien ce n'eût pas été un
âne. Mais, pour vous avoir entendu braire avec tant de grâce,
compère, je tiens pour bien employée la peine que j'ai prise à le
chercher, quoique je l'aie trouvé mort. -- Nous sommes à deux de
jeu, compère, répondit l'autre; car si le curé chante bien, aussi
bien fait l'enfant de choeur.» Après cela, ils s'en revinrent
tristes et enroués au village, où ils contèrent à leurs voisins,
amis et connaissances, tout ce qui leur était arrivé à la
recherche de l'âne, chacun d'eux vantant à l'envi la grâce
qu'avait l'autre à braire. Tout cela se sut et se répandit dans
les villages circonvoisins. Or, le diable, qui ne dort jamais,
aime tellement à semer des pailles en l'air, à souffler partout la
discorde et les querelles, qu'il s'est avisé de faire que les gens
des autres villages, quand ils voient quelqu'un du nôtre, se
mettent à braire comme pour lui jeter au nez le braiment de nos
regidors. Les polissons s'en sont mêlés, ce qui est pire que si
tous les démons de l'enfer se fussent donné le mot, et le braiment
s'est enfin si bien répandu d'un village à l'autre, que les
habitants de celui du braiment sont connus et distingués partout
comme les nègres parmi les blancs. Les malheureuses suites de
cette plaisanterie sont allées si loin, que maintes fois les
raillés sont sortis contre les railleurs, à main armée et
bataillons formés, pour leur livrer bataille, sans que rien puisse
en empêcher, ni crainte, ni honte, ni roi, ni justice. Je crois
que, demain ou après-demain, les gens de mon village, qui est
celui du braiment, doivent se mettre en campagne contre un autre
pays, à deux lieues du nôtre, et l'un de ceux qui nous persécutent
le plus. C'est pour les armer convenablement que je viens
d'acheter ces lances et ces hallebardes. Voilà les merveilles que
j'avais à vous raconter; si elles ne vous ont point paru telles,
je n'en sais pas d'autres.»

Et le bonhomme finit de la sorte son récit.

En cet instant parut à la porte de l'hôtellerie un homme tout
habillé de peau de chamois, bas, chausses et pourpoint.

«Seigneur hôte, dit-il à haute voix, y a-t-il place au logis?
voici venir le singe devin, et le spectacle de la délivrance de
Mélisandre.

-- Mort de ma vie! s'écria l'hôtelier, puisque voici le seigneur
maître Pierre, nous sommes sûrs d'une bonne soirée.»

J'avais oublié de dire que ce maître Pierre avait l'oeil gauche et
presque la moitié de la joue cachés sous un emplâtre de taffetas
vert, ce qui indiquait que tout ce côté de la figure était malade.

«Soyez le bienvenu, seigneur maître Pierre, continua l'hôtelier.
Mais où sont donc le singe et le théâtre? je ne les vois pas.

-- Ils seront bientôt ici, répondit l'homme de chamois; j'ai
seulement pris les devants pour savoir s'il y aurait place.

-- Je l'ôterais au duc d'Albe en personne, répondit l'hôtelier,
pour la donner à maître Pierre. Amenez les tréteaux et le singe;
il y a cette nuit des gens dans l'hôtellerie qui payeront pour la
vue des uns et pour les talents de l'autre.

-- À la bonne heure, répliqua l'homme à l'emplâtre; je baisserai
les prix, et pourvu que j'y trouve mon écot, je me tiendrai pour
bien payé. Mais je vais faire marcher plus vite la charrette où
viennent le singe et le théâtre.»

Cela dit, il sortit de l'hôtellerie. Don Quichotte demanda
aussitôt à l'hôtelier qui était ce maître Pierre, quel théâtre et
quel singe il menait avec lui.

«C'est, répondit l'hôtelier, un fameux joueur de marionnettes, qui
se promène depuis quelque temps dans cette partie de la Manche
aragonaise, montrant un spectacle de Mélisandre délivrée par le
fameux don Gaïferos, qui est bien l'une des meilleures histoires
et des mieux représentées qui se soient vues depuis longues années
dans ce coin du royaume. Il mène aussi un singe de la plus rare
habileté qu'on ait vue parmi les singes et qu'on ait imaginée
parmi les hommes. Si on lui fait une question, il écoute
attentivement ce qu'on lui demande, saute aussitôt sur l'épaule de
son maître, et, s'approchant de son oreille, il lui fait la
réponse à la question, laquelle réponse maître Pierre répète sur-
le-champ tout haut. Il parle beaucoup plus des choses passées que
des choses à venir, et, bien qu'il ne rencontre pas juste à tout
coup, le plus souvent il ne se trompe pas, de façon qu'il nous
fait croire qu'il a le diable dans le corps. On paye deux réaux
par question, si le singe répond... je veux dire si son maître
répond pour lui, après qu'il lui a parlé à l'oreille. Aussi croit-
on que ce maître Pierre est fort riche. C'est un galant homme,
comme on dit en Italie, un bon compagnon qui se donne la meilleure
vie du monde. Il parle plus que six, boit plus que douze, et tout
cela aux dépens de sa langue, de son singe et de son théâtre.»

En ce moment maître Pierre revint, conduisant sur une charrette
les tréteaux et le singe, qui était grand et sans queue, avec les
fesses de feutre, mais non de méchante mine. À peine don Quichotte
l'eut-il vu, qu'il demanda:

«Dites-moi, seigneur devin, quel _pesce pigliamo__[160]__?
_qu'arrivera-t-il de nous? Tenez, voilà mes deux réaux.»

Et il ordonna à Sancho de les donner à maître Pierre. Celui-ci
répondit pour le singe:

«Seigneur, dit-il, cet animal ne répond pas et ne donne aucune
nouvelle des choses à venir; des choses passées, il en sait
quelque peu, et des présentes à l'avenant.

-- Par la jarni, s'écria Sancho, si je donnais une obole pour
qu'on me dît ce qui m'est arrivé! car, qui peut le savoir mieux
que moi? et payer pour qu'on me dît ce que je sais, ce serait une
grande bêtise. Mais puisqu'il sait les choses présentes, voici mes
deux réaux, et dites-moi, seigneur singissime, qu'est-ce que fait
en ce moment ma femme Thérèse Panza? à quoi s'occupe-t-elle?»

Maître Pierre ne voulut pas prendre l'argent. «Je ne fais pas
payer à l'avance, dit-il, et ne reçois le prix qu'après le
service;» puis il frappa de la main droite deux coups sur son
épaule gauche. Le singe y sauta d'un seul bond, et approchant la
bouche de l'oreille de son maître, il se mit à claquer des dents
avec beaucoup de rapidité. Quand il eut fait cette grimace pendant
la durée d'un _credo, _d'un autre bond il sauta par terre. Alors
maître Pierre accourut s'agenouiller devant don Quichotte, et, lui
prenant les jambes dans ses bras:

«J'embrasse ces jambes, s'écria-t-il, comme si j'embrassais les
deux colonnes d'Hercule, ô ressusciteur insigne de l'oubliée
chevalerie errante! ô jamais dignement loué chevalier don
Quichotte de la Manche, appui des faibles, soutien de ceux qui
tombent, bras de ceux qui sont tombés, consolation de tous les
malheureux!»

Don Quichotte resta stupéfait, Sancho ébahi, le cousin frappé
d'admiration et le page de frayeur, l'hôtelier immobile, l'homme
au braiment bouche béante, et finalement, les cheveux dressèrent
sur la tête à tous ceux qui avaient entendu parler le joueur de
marionnettes. Celui-ci continua sans se troubler:

«Et toi, ô bon Sancho Panza, le meilleur écuyer du meilleur
chevalier de ce monde, réjouis-toi; ta bonne femme Thérèse se
porte bien et s'occupe à l'heure qu'il est à peigner une livre de
chanvre, à telles enseignes qu'à son côté gauche est un pot
égueulé qui tient une bonne pinte de vin, avec lequel elle se
délasse, et qui lui fait compagnie dans sa besogne.

-- Oh! pour cela, je le crois bien, répondit Sancho; car c'est une
vraie bienheureuse, et, si elle n'était pas jalouse, je ne la
troquerais pas pour la géante Andandona, qui fut, suivant mon
seigneur, une femme très-entendue, très-bonne ménagère; et ma
Thérèse est de celles qui ne se laissent manquer de rien, bien
qu'aux dépens de leurs héritiers.

-- Maintenant je répète, s'écria don Quichotte, que celui qui lit
et voyage beaucoup apprend et voit beaucoup. Comment, en effet,
serait-on parvenu jamais à me persuader qu'il y a dans le monde
des singes qui devinent, ainsi que je viens de le voir avec mes
propres yeux? car je suis bien ce même don Quichotte de la Manche
que ce bon animal vient de nommer, sauf toutefois qu'il s'est un
peu trop étendu sur mes louanges. Mais, tel que je suis, je rends
grâce au ciel qui m'a doué d'un caractère doux et compatissant,
toujours porté à faire bien à tous et mal à personne.

-- Si j'avais de l'argent, dit le page, je demanderais au seigneur
singe ce qui doit m'arriver dans le voyage que j'entreprends.

-- J'ai dit, répliqua maître Pierre, qui venait de se relever et
de quitter les pieds de don Quichotte, que cette bête ne répond
point sur les choses à venir. Si elle y répondait, il importerait
peu que vous n'eussiez pas d'argent; car, pour le service du
seigneur don Quichotte, ici présent, j'oublierais tous les
intérêts du monde. Et maintenant, pour lui faire plaisir et
m'acquitter envers lui, je veux monter mon théâtre et divertir
gratis tous ceux qui se trouvent dans l'hôtellerie.»

À ces mots, l'hôtelier, ne se sentant pas de joie, indiqua la
place où l'on pourrait commodément élever le théâtre, ce qui fut
fait en un instant.

Don Quichotte n'était pas fort satisfait des divinations du singe,
car il lui semblait hors de croyance qu'un singe devinât ni les
choses futures, ni les choses passées. Aussi, tandis que maître
Pierre ajustait les pièces de son théâtre, il se retira avec
Sancho dans un coin de l'écurie, où, sans pouvoir être entendu de
personne, il lui dit:

«Écoute, Sancho, j'ai bien mûrement considéré l'étrange talent de
ce singe, et je m'imagine que ce maître Pierre, son maître, aura
sans doute fait quelque pacte exprès ou tacite avec le diable.

-- Si la pâte est épaisse et faite par le diable, dit Sancho, cela
fera, je suppose, un pain fort sale. Mais quel profit peut trouver
maître Pierre à manier ces pâtes?

-- Tu ne m'as pas compris, Sancho, reprit don Quichotte; je veux
dire que maître Pierre doit avoir fait quelque arrangement avec le
démon, pour que celui-ci mette ce talent dans le corps du singe,
qui lui fera gagner sa vie; et, quand il sera riche, il livrera en
échange son âme au démon, chose que vise et poursuit toujours cet
universel ennemi du genre humain. Ce qui me fait croire cela,
c'est de voir que le singe ne répond qu'aux choses passées ou
présentes, et la science du diable, en effet, ne s'étend pas plus
loin. Les choses à venir, il ne les sait pas, si ce n'est par
conjecture, et fort rarement encore; à Dieu seul est réservée la
connaissance des temps; pour lui il n'y a ni passé ni futur, tout
est présent. S'il en est ainsi, il est clair que ce singe ne parle
qu'avec l'aide du diable, et je suis étonné qu'on ne l'ait pas
traduit déjà devant le saint-office, pour l'examiner et tirer à
clair en vertu de quel pouvoir il devine les choses. Je suis en
effet certain que ce singe n'est point astrologue, et que ni lui
ni son maître ne savent ce qu'on appelle dresser ces figures
judiciaires[161] si à la mode maintenant en Espagne, qu'il n'y a pas
une femmelette, pas un petit page, pas un savetier, qui ne se
pique de savoir dresser une figure, comme s'il s'agissait de
relever une carte tombée par terre, compromettant ainsi par leur
ignorance et leurs mensonges la merveilleuse vérité de la
science[162]. Je connais une dame qui demanda à l'un de ces tireurs
d'horoscope si une petite chienne de manchon qu'elle avait
deviendrait pleine, si elle mettrait bas, en quel nombre et de
quelle couleur seraient ses petits. Le seigneur astrologue, après
avoir dressé sa figure, répondit que la bichonne deviendrait
pleine, et qu'elle mettrait bas trois petits chiens, l'un vert,
l'autre rouge, et le troisième bariolé, pourvu que la bête conçût
entre onze et douze heures de la nuit ou du jour, et que ce fût le
lundi ou le samedi. Ce qui arriva, c'est qu'au bout de deux jours
la chienne mourut d'indigestion, et le seigneur dresseur de
figures demeura fort en crédit dans l'endroit en qualité
d'astrologue, comme le sont presque tous ces gens-là.

-- Cependant, reprit Sancho, je voudrais que Votre Grâce priât
maître Pierre de demander à son singe si ce qui vous est arrivé
dans la caverne de Montésinos est bien vrai; car il m'est avis,
soit dit sans vous offenser, que tout cela ne fut que mensonge et
hâblerie, ou du moins choses purement rêvées.

-- Tout est possible, répondit don Quichotte; mais je ferai ce que
tu me conseilles, bien qu'il doive m'en rester je ne sais quel
scrupule.»

Ils en étaient là, quand maître Pierre vint chercher don Quichotte
pour lui dire que son théâtre était monté, et prier Sa Grâce de
venir le voir, car c'était une chose digne d'être vue. Don
Quichotte lui communiqua sa pensée, et le pria de demander sur-le-
champ à son singe si certaines choses qui lui étaient arrivées
dans la caverne de Montésinos étaient rêvées ou véritables, parce
qu'il lui semblait qu'elles tenaient du songe et de la réalité.
Maître Pierre, sans répondre un mot, alla chercher son singe, et,
se plaçant devant don Quichotte et Sancho:

«Attention, seigneur singe! dit-il; ce gentilhomme veut savoir si
certaines choses qui lui sont arrivées dans une caverne appelée de
Montésinos sont fausses ou vraies.»

Puis il lui donna le signal ordinaire, et, le singe ayant sauté
sur son épaule gauche et fait mine de lui parler à l'oreille,
maître Pierre dit aussitôt:

«Le singe dit que les choses que Votre Grâce a vues ou faites dans
la caverne sont en partie fausses, en partie vraisemblables. Voilà
tout ce qu'il sait, et rien de plus, à propos de cette question.
Mais si Votre Grâce veut en savoir davantage, vendredi prochain il
répondra à tout ce qui lui sera demandé. Quant à présent, il a
perdu sa vertu divinatoire, et il ne la trouvera plus que
vendredi.

-- Ne le disais-je pas, s'écria Sancho, que je ne pouvais
m'imaginer que tout ce que Votre Grâce, mon seigneur, a conté des
événements de la caverne fût vrai, pas même la moitié?

-- L'avenir le dira, Sancho, répondit don Quichotte; car le temps,
découvreur de toutes choses, n'en laisse aucune qu'il ne traîne à
la lumière du soleil, fût-elle cachée dans les profondeurs de la
terre. Mais c'est assez; allons voir le théâtre du bon maître
Pierre, car je m'imagine qu'il doit offrir quelque curiosité.

-- Comment donc? quelque curiosité! répliqua maître Pierre; plus
de soixante mille en renferme ce mien théâtre. Je le dis à Votre
Grâce, mon seigneur don Quichotte, c'est une des choses les plus
dignes d'être vues que le monde possède aujourd'hui, et _operibus
credite, non verbis. _Allons! la main à la besogne! il se fait
tard, et nous avons beaucoup à faire, beaucoup à dire et beaucoup
à montrer.»

Don Quichotte et Sancho, obéissant à l'invitation, gagnèrent
l'endroit où le théâtre de marionnettes était déjà dressé et
découvert, garni d'une infinité de petits cierges allumés qui le
rendaient pompeux et resplendissant. Dès que maître Pierre fut
arrivé, il alla se cacher derrière les tréteaux, car c'est lui qui
faisait jouer les figures de la mécanique, et dehors vint se
placer un petit garçon, valet de maître Pierre, pour servir
d'interprète et expliquer les mystères de la représentation.
Celui-ci tenait à la main une baguette, avec laquelle il désignait
les figures qui paraissaient sur la scène. Quand donc tous les
gens qui se trouvaient dans l'hôtellerie se furent placés en face
du théâtre, bon nombre sur leurs pieds, et quand don Quichotte,
Sancho, le page et le cousin se furent arrangés dans les
meilleures places, le trucheman[163] commença à dire ce qu'entendra
ou lira celui qui voudra entendre ou lire le chapitre suivant.

Chapitre XXVI

_Où se continue la gracieuse aventure du joueur de marionnettes,
avec d'autres choses fort bonnes en vérité_


Tous se turent, Tyriens et Troyens.[164] Je veux dire, tous les gens
qui avaient les yeux fixés sur le théâtre étaient, comme on dit,
pendus à la bouche de l'explicateur de ses merveilles, quand on
entendit tout à coup derrière la scène battre des timbales, sonner
des trompettes et jouer de l'artillerie, dont le bruit fut bientôt
passé. Alors le petit garçon éleva sa voix grêle, et dit:

«Cette histoire véritable, qu'on représente ici devant Vos Grâces,
est tirée mot pour mot des chroniques françaises et des _romances
_espagnols qui passent de bouche en bouche et que répètent les
enfants au milieu des rues. Elle traite de la liberté que rendit
le seigneur don Gaïferos à son épouse Mélisandre, qui était
captive en Espagne, au pouvoir des Mores, dans la ville de
Sansuena; ainsi s'appelait alors celle qui s'appelle aujourd'hui
Saragosse. Voyez maintenant ici comment don Gaïferos est à jouer
au trictrac, suivant ce que dit la chanson: «Au trictrac joue don
Gaïferos, oubliant déjà Mélisandre.[165]« Ce personnage qui paraît
par là, avec la couronne sur la tête et le sceptre à la main,
c'est l'empereur Charlemagne, père putatif de cette Mélisandre,
lequel, fort courroucé de voir la négligence et l'oisiveté de son
gendre, vient lui en faire des reproches. Remarquez avec quelle
véhémence et quelle vivacité il le gronde; on dirait qu'il veut
lui donner avec son sceptre une demi-douzaine de horions; il y a
même des auteurs qui rapportent qu'il les lui donna, et bien
appliqués. Et, après lui avoir dit toutes sortes de choses au
sujet du péril que courait son honneur s'il n'essayait de délivrer
son épouse, il lui dit, dit-on: «Je vous en ai dit assez, prenez-y
garde.[166]« Maintenant, voyez comment l'empereur tourne le dos et
laisse don Gaïferos tout dépité, et comment celui-ci, bouillant de
colère, renverse la table et le trictrac, demande ses armes en
toute hâte, et prie don Roland, son cousin, de lui prêter sa bonne
épée Durandal. Roland ne veut pas la lui prêter, et s'offre à lui
tenir compagnie dans la difficile entreprise où il se jette; mais
le vaillant et courroucé Gaïferos ne veut point accepter son
offre; au contraire, il dit que seul il est capable de délivrer sa
femme, fût-elle enfouie au centre des profondeurs de la terre; et
là-dessus, il va revêtir ses armes pour se mettre en route sur-le-
champ.

«Maintenant, que Vos Grâces tournent les yeux du côté de cette
tour qui paraît là-bas. On suppose que c'est une des tours de
l'alcazar de Saragosse, qui s'appelle aujourd'hui l'Aljaféria.
Cette dame qui se montre à ce balcon, habillée à la moresque, est
la sans pareille Mélisandre, laquelle venait mainte et mainte fois
regarder par là le chemin de France, et, tournant l'imagination
vers Paris et son époux, se consolait ainsi de son esclavage. À
présent, vous allez voir arriver une nouvelle aventure, que vous
n'avez peut-être jamais vue arriver. Ne voyez-vous pas ce More
qui, silencieux et le doigt sur la bouche, s'avance à pas de loup
derrière Mélisandre? Eh bien! voyez comment il lui donne un baiser
sur le beau milieu des lèvres, et comment elle se dépêche de
cracher et de les essuyer avec la manche de sa blanche chemise;
comment elle se lamente, et de désespoir s'arrache ses beaux
cheveux, comme s'ils avaient à se reprocher la faute du maléfice.
Voyez aussi comment ce grave personnage à turban, qui se promène
dans ces corridors, est le roi Marsilio de Sansueña[167], lequel a
vu l'insolence du More, et bien que ce More soit un de ses parents
et son grand favori, il ordonne aussitôt qu'on l'arrête, et qu'on
lui donne deux cents coups de fouet en le conduisant par les rues
de la ville, avec le crieur devant et les alguazils derrière.
Voyez par ici comment on sort pour exécuter la sentence, bien que
la faute ait à peine été mise à exécution; car, parmi les Mores,
il n'y a point de confrontation de parties, de témoignages et
d'appel, comme parmi nous.

-- Enfant, enfant, s'écria don Quichotte à cet endroit, suivez
votre histoire en ligne droite, et ne vous égarez pas dans les
courbes et les transversales; pour tirer au clair une vérité, il
faut bien des preuves et des contre-preuves.»

Alors maître Pierre ajouta du dedans:

«Petit garçon, ne te mêle point de ce qui ne te regarde pas; mais
fais ce que te commande ce bon seigneur; ce sera le plus prudent
de beaucoup; et commence à chanter en plain-chant, sans te mettre
dans le contre-point, car le fil casse par le plus menu.

-- Je ferai comme vous dites», répondit le jeune garçon; et il
continua de la sorte:

«Cette figure qui paraît à cheval de ce côté, enveloppée d'un
grand manteau gascon, est celle de don Gaïferos lui-même,
qu'attendait son épouse, laquelle, déjà vengée de l'audace du More
amoureux, s'est remise avec un visage plus serein au balcon de la
tour. Elle parle à son époux, croyant que c'est quelque voyageur,
et lui tient tous les propos de ce romance, qui dit: «Chevalier,
si vous allez en France, informez-vous de Gaïferos» et je n'en
cite rien de plus, parce que c'est de la prolixité que s'engendre
l'ennui. Il suffit de voir comment don Gaïferos se découvre, et,
par les transports de joie auxquels se livre Mélisandre, elle nous
fait comprendre qu'elle l'a reconnu, surtout maintenant que nous
la voyons se glisser du balcon pour se mettre en croupe sur le
cheval de son époux. Mais, ô l'infortunée! voilà que le pan de sa
jupe s'est accroché à l'un des fers du balcon, et la voilà
suspendue en l'air sans pouvoir atteindre le sol. Mais voyez
comment le ciel miséricordieux nous envoie son secours dans les
plus pressants besoins! Don Gaïferos s'approche, et, sans
s'occuper s'il déchirera le riche jupon, il la prend, la tire, et
la fait descendre par force à terre; puis, d'un tour de main, il
la pose sur la croupe de son cheval, jambe de ci, jambe de là,
comme un homme, et lui recommande de le tenir fortement pour ne
pas tomber, en lui passant les bras derrière le dos, de manière à
les croiser sur sa poitrine, car madame Mélisandre n'était pas
fort habituée à semblable façon de cavalcader. Voyez aussi comment
le cheval témoigne par ses hennissements qu'il est ravi d'avoir
sur le dos la charge de vaillance et de beauté qu'il porte en son
maître et en sa maîtresse. Voyez comment ils tournent bride pour
s'éloigner de la ville, et avec quelle joie empressée ils prennent
la route de Paris. Allez en paix, ô paire sans pair de véritables
amants! arrivez sains et saufs dans votre patrie bien-aimée, sans
que la fortune mette aucun obstacle à votre heureux voyage! Que
les yeux de vos amis et de vos parents vous voient jouir, dans la
paix du bonheur, des jours, longs comme ceux de Nestor, qui vous
restent à vivre!»

En cet endroit, maître Pierre éleva de nouveau la voix:

«Terre à terre, mon garçon, dit-il, ne te perds pas dans les nues;
toute affectation est vicieuse.»

L'interprète continua sans rien répondre:

«Il ne manqua pas d'yeux oisifs, car il y en a pour tout voir, qui
virent la descente et la montée de Mélisandre, et qui en donnèrent
connaissance au roi Marsilio, lequel ordonna sur-le-champ de
battre la générale. Voyez avec quel empressement on obéit, et
comment toute la ville semble s'écrouler sous le bruit des cloches
qui sonnent dans toutes les tours des mosquées.

-- Oh! pour cela non, s'écria don Quichotte; quant aux cloches,
maître Pierre se trompe lourdement, car chez les Mores on ne fait
pas usage de cloches, mais de timbales, et d'une espèce de
_dulzaïna _qui ressemble beaucoup à nos clairons.[168] Faire
sonner les cloches à Sansueña, c'est à coup sûr une grande
étourderie.»

Maître Pierre, entendant cela, cessa de sonner et dit:

«Que Votre Grâce, seigneur don Quichotte, ne fasse point attention
à ces enfantillages, et n'exige pas qu'on mène les choses si bien
par le bout du fil, qu'on ne puisse le trouver. Est-ce qu'on ne
représente point ici mille comédies pleines de sottises et
d'extravagances, qui fournissent pourtant une heureuse carrière,
et sont écoutées avec applaudissements, avec admiration, avec
transports? Continue, petit garçon, et laisse dire; pourvu que je
remplisse ma poche, que m'importe de représenter plus de sottises
que le soleil n'a d'atomes?

-- Il a pardieu raison», répliqua don Quichotte; et l'enfant
continua:

«Voyez maintenant quelle nombreuse et brillante cavalerie sort de
la ville à la poursuite des deux catholiques amants. Voyez combien
de trompettes sonnent, combien de _dulzaïnas _frappent l'air,
combien de timbales et de tambours résonnent. J'ai grand'peur
qu'on ne les rattrape, et qu'on ne les ramène attachés à la queue
de leur propre cheval, ce qui serait un spectacle horrible.»

Quand don Quichotte vit toute cette cohue de Mores et entendit
tout ce tapage de fanfares, il lui sembla qu'il ferait bien de
prêter secours à ceux qui fuyaient. Il se leva tout debout, et
s'écria d'une voix de tonnerre:

«Je ne permettrai jamais que, de ma vie et en ma présence, on joue
un mauvais tour à un aussi fameux chevalier, à un aussi hardi
amoureux que don Gaïferos. Arrêtez, canaille, gens de rien, ne le
suivez ni le poursuivez; sinon je vous livre bataille.»

Tout en parlant, il dégaina son épée, d'un saut s'approcha du
théâtre, et, avec une fureur inouïe, se mit à faire pleuvoir des
coups d'estoc et de taille sur l'armée moresque des marionnettes,
renversant les uns, pourfendant les autres, emportant la jambe à
celui-là et la tête à celui-ci. Il déchargea, entre autres, un
fendant du haut en bas si formidable, que, si maître Pierre ne se
fût baissé, jeté à terre et blotti sous ses planches, il lui
fendait la tête en deux, comme si elle eût été de pâte à
massepains. Maître Pierre criait de toutes ses forces:

«Arrêtez, seigneur don Quichotte, arrêtez! prenez garde que ceux
que vous renversez, tuez et mettez en pièces, ne sont pas de
véritables Mores, mais des poupées de carton; prenez garde,
pécheur que je suis! que vous détruisez et ravagez tout mon bien.»

Malgré cela, don Quichotte ne cessait de faire tomber des
estocades, des fendants, des revers, drus et serrés comme s'il en
pleuvait. Finalement, en moins de deux _Credo, _il jeta le théâtre
par terre, ayant mis en pièces menues tous ses décors et toutes
ses figures, le roi Marsilio grièvement blessé, et l'empereur
Charlemagne avec la couronne et la tête en deux morceaux. À cette
vue, le sénat des spectateurs fut rempli de trouble; le singe
s'enfuit sur le toit de l'hôtellerie, le cousin s'effraya, le page
eut peur, et Sancho Panza lui-même ressentit une terreur affreuse;
car, ainsi qu'il le jura après la tempête passée, jamais il
n'avait vu son seigneur dans un tel accès de colère.

Après avoir achevé le bouleversement général du théâtre, don
Quichotte se calma un peu.

«Je voudrais bien, dit-il, tenir maintenant devant moi tous ceux
qui ne croient pas et ne veulent pas croire de quelle utilité sont
dans le monde les chevaliers errants. Voyez un peu; si je ne me
fusse trouvé présent ici, que serait-il arrivé du brave don
Gaïferos et de la belle Mélisandre? à coup sûr, l'heure est déjà
venue où ces chiens les auraient rattrapés et leur auraient joué
quelque vilain tour. Enfin, vive la chevalerie errante par-dessus
toutes les choses qui vivent sur la terre!

-- Qu'elle vive, à la bonne heure, dit en ce moment d'une voix
dolente maître Pierre, qu'elle vive et que je meure, moi, puisque
je suis malheureux à ce point, que je puis dire comme le roi don
Rodéric: «Hier j'étais seigneur de l'Espagne, et aujourd'hui je
n'ai pas un créneau que je puisse dire à moi.[169]« Il n'y a pas une
demi-heure, pas cinq minutes, que je me suis vu seigneur de rois
et d'empereurs, avec mes écuries pleines de chevaux en nombre
infini, et mes coffres pleins d'innombrables parures. Maintenant
me voilà désolé, abattu, pauvre et mendiant; et surtout sans mon
singe, car, avant que je le rattrape, il me faudra suer jusqu'aux
dents. Et tout cela, par la furie inconsidérée de ce seigneur
chevalier, duquel on dit qu'il secourt les pupilles, qu'il
redresse les torts, et fait d'autres bonnes oeuvres. C'est pour
moi seul que sa généreuse intention est venue à manquer; bénis et
loués soient les cieux dans leurs plus hautes demeures! Enfin,
c'était le _chevalier de la Triste-Figure _qui devait défigurer
les miennes.»

Sancho se sentit attendrir par les propos de maître Pierre.

«Ne pleure pas, maître Pierre, lui dit-il, ne te lamente pas; tu
me fends le coeur; et sache que mon seigneur don Quichotte est si
bon catholique, si scrupuleux chrétien, que, pour peu qu'il
s'aperçoive qu'il t'a fait quelque tort, il saura et voudra te le
payer au double.

-- Que le seigneur don Quichotte, répondit maître Pierre, me paye
seulement une partie des figures qu'il m'a défigurées, et je serai
content, et Sa Grâce mettra sa conscience en repos; car il n'y a
point de salut pour celui qui retient le bien d'autrui contre la
volonté de son possesseur, et ne veut pas le lui restituer.

-- Cela est vrai, dit alors don Quichotte; mais jusqu'à présent je
ne sais pas avoir rien à vous, maître Pierre.

-- Comment non! s'écria maître Pierre; et ces restes, ces débris
gisant sur le sol dur et stérile, qui les a éparpillés et réduits
au néant, si ce n'est la force invincible de ce bras formidable? à
qui étaient leurs corps, si ce n'est à moi? avec quoi gagnais-je
ma vie, si ce n'est avec eux?

-- À présent je finis par croire, s'écria don Quichotte, ce que
j'ai déjà cru bien des fois, que ces enchanteurs qui me
poursuivent ne font autre chose que me mettre devant les yeux les
figures telles qu'elles sont, pour me les changer et transformer
ensuite en celles qu'il leur plaît. Je vous assure, vous tous
seigneurs qui m'écoutez, qu'il m'a semblé réellement, et en toute
vérité, que ce qui se passait là se passait au pied de la lettre,
que Mélisandre était Mélisandre, don Gaïferos, don Gaïferos,
Marsilio, Marsilio, et Charlemagne, Charlemagne. C'est pour cela
que la colère m'est montée à la tête, et, pour remplir les devoirs
de ma profession de chevalier errant, j'ai voulu donner aide et
faveur à ceux qui fuyaient. C'est dans cette bonne intention que
j'ai fait ce que vous avez vu. Si la chose a tourné tout au
rebours, ce n'est pas ma faute, mais celle des méchants qui me
persécutent. Au reste, quoi qu'il en soit de ma faute, et bien
qu'elle n'ait pas procédé de malice, je veux moi-même me condamner
aux dépens. Que maître Pierre voie ce qu'il veut demander pour les
figures détruites; je m'offre à lui en payer le prix en bonne
monnaie courante de Castille.»

Maître Pierre s'inclina profondément.

«Je n'attendais pas moins, dit-il, de l'inouïe charité chrétienne
du valeureux don Quichotte de la Manche, véritable défenseur et
soutien de tous les nécessiteux vagabonds. Voici le seigneur
hôtelier et le grand Sancho, qui seront médiateurs et jurés
priseurs entre Votre Grâce et moi, pour décider ce que valent ou
pouvaient valoir les figures anéanties.»

L'hôtelier et Sancho dirent qu'ils acceptaient. Aussitôt maître
Pierre ramassa par terre le roi Marsilio avec la tête de moins, et
dit:

«Vous voyez combien il est impossible de rendre à ce roi son
premier être. Il me semble donc, sauf meilleur avis des juges,
qu'il faut me donner pour sa mort, fin et trépas, quatre réaux et
demi.

-- Accordé, dit don Quichotte; continuez.

-- Pour cette ouverture de haut en bas, poursuivit maître Pierre
prenant à la main les deux moitiés de l'empereur Charlemagne, il
ne sera pas exorbitant de demander cinq réaux et un quart.

-- Ce n'est pas peu, dit Sancho.

-- Ni beaucoup, répliqua l'hôtelier; mais prenons un moyen terme,
et accordons-lui cinq réaux.

-- Qu'on lui donne les cinq réaux et le quart, s'écria don
Quichotte; ce n'est pas à un quart de réal de plus ou de moins
qu'il faut évaluer le montant de cette notable disgrâce. Mais que
maître Pierre se dépêche un peu, car voici l'heure du souper, et
je me sens quelques frissons d'appétit.

-- Pour cette figure, dit maître Pierre, sans nez et avec un oeil
de moins, qui est celle de la belle Mélisandre, je demande, sans
surfaire, deux réaux et douze maravédis.

-- Holà! s'écria don Quichotte; ce serait bien le diable si
Mélisandre n'était pas avec son époux tout au moins à la frontière
de France, car le cheval qu'ils montaient m'avait plus l'air de
voler que de courir. Il ne s'agit donc pas de me vendre un chat
pour un lièvre, en me présentant ici Mélisandre borgne et camuse,
tandis qu'elle est maintenant en France à se divertir avec son
époux entre deux draps. Que Dieu laisse à chacun le sien, seigneur
maître Pierre, et cheminons tous de pied ferme et d'intention
droite. Vous pouvez continuer.»

Maître Pierre, qui vit que don Quichotte gauchissait et retournait
à son premier thème, ne voulut pas le laisser échapper.

«Cette figure, en effet, dit-il, ne doit pas être Mélisandre, mais
quelqu'une des femmes qui la servaient. Ainsi, avec soixante
maravédis[170] qu'on me donnera pour elle, je serai content et bien
payé.»

Il continua de la même manière à fixer, pour toutes les figures
mutilées, un prix que les deux juges arbitres modérèrent ensuite à
la satisfaction réciproque des parties, et dont le total monta à
quarante réaux trois quarts. Sancho les déboursa sur-le-champ, et
maître Pierre demanda de plus deux réaux pour la peine de
reprendre le singe.

«Donne-les, Sancho, dit don Quichotte, non pour prendre le singe,
mais pour prendre la guenon[171]; et j'en donnerais volontiers deux
cents d'étrennes à qui me dirait avec certitude que la belle doña
Mélisandre et le seigneur don Gaïferos sont arrivés en France et
parmi leurs proches.

-- Personne ne pourra mieux le dire que mon singe, dit maître
Pierre. Mais il n'y a point de diable qui pourrait maintenant le
rattraper, j'imagine pourtant que sa tendresse et la faim le
forceront à me chercher cette nuit. Dieu ramènera le jour, et nous
nous verrons.»

Finalement la tempête passa, et tous soupèrent en paix et en bonne
harmonie aux dépens de don Quichotte, qui était libéral au dernier
point. L'homme aux lances et aux hallebardes s'en fut avant
l'aube; et, quand le jour fut levé, le cousin et le page vinrent
prendre congé de don Quichotte, l'un pour retourner à son pays,
l'autre pour suivre son chemin; à celui-ci don Quichotte donna,
pour frais de route, une douzaine de réaux. Quant à maître Pierre,
il ne voulut plus rien avoir à démêler avec don Quichotte, qu'il
connaissait parfaitement. Il se leva donc avant le soleil, ramassa
les débris de son théâtre, reprit son singe et s'en alla chercher
aussi ses aventures. L'hôtelier, qui ne connaissait point don
Quichotte, n'était pas moins surpris de ses folies que de sa
libéralité. Finalement Sancho le paya largement par ordre de son
seigneur, et tous deux, prenant congé de lui vers les huit heures
du matin, sortirent de l'hôtellerie, et se mirent en route, où
nous les laisserons aller, car cela est nécessaire pour trouver le
temps de conter d'autres choses relatives à l'intelligence de
cette fameuse histoire.

Chapitre XXVII

_Où l'on raconte qui étaient maître Pierre et son singe, ainsi
que le mauvais succès qu'eut don Quichotte dans l'aventure du
braiment, qu'il ne termina point comme il l'aurait voulu et comme
il l'avait pensé_


Cid Hamet Ben-Engéli, le chroniqueur de cette grande histoire,
entre en matière dans le présent chapitre par ces paroles: _Je
jure comme chrétien catholique... _À ce propos, son traducteur dit
qu'en jurant comme chrétien catholique, tandis qu'il était More
(et il l'était assurément), il n'a pas voulu dire autre chose
sinon que, de même que le chrétien catholique, quand il jure, jure
de dire la vérité, et la dit ou la doit dire en effet, de même il
promet de la dire, comme s'il avait juré en chrétien catholique,
au sujet de ce qu'il écrira de don Quichotte; principalement pour
déclarer qui étaient maître Pierre et le singe devin qui tenait
tout le pays dans l'étonnement de ses divinations. Il dit donc que
celui qui aura lu la première partie de cette histoire se
souviendra bien de ce Ginès de Passamont, auquel, parmi d'autres
galériens, don Quichotte rendit la liberté dans la Sierra-Moréna,
bienfait qui fut mal reconnu et plus mal payé par ces gens de
mauvaise vie et de mauvaises habitudes. Ce Ginès de Passamont, que
don Quichotte appelait Ginésille de Parapilla, fut celui qui vola
le grison à Sancho Panza; et parce que, dans la première partie,
on a omis, par la faute des imprimeurs, de mettre le quand et le
comment, cela a donné du fil à retordre à bien des gens, qui
attribuaient la faute d'impression au défaut de mémoire de
l'auteur. Enfin, Ginès vola le grison tandis que Sancho dormait
sur son dos, en usant de l'artifice dont se servit Brunel, quand,
au siège d'Albraque, il vola le cheval à Sacripant entre ses
jambes. Ensuite, Sancho le recouvra, comme on l'a conté. Or, ce
Ginès, craignant d'être repris par la justice, qui le cherchait
pour le châtier de ses innombrables tours de coquin (il en avait
tant fait et de si curieux, qu'il avait composé lui-même un gros
volume pour les raconter), résolut de passer au royaume d'Aragon,
après s'être couvert l'oeil gauche, en faisant le métier de joueur
de marionnettes qu'il savait à merveille, aussi bien que celui de
joueur de gobelets. Il arriva qu'ayant acheté ce singe à des
chrétiens libérés qui revenaient de Berbérie, il lui apprit à lui
sauter sur l'épaule à un certain signal, et à paraître lui
marmotter quelque chose à l'oreille. Cela fait, avant d'entrer
dans un village où il portait son théâtre et son singe, il
s'informait dans les environs, et près de qui pouvait mieux lui
répondre, des histoires particulières qui s'étaient passées dans
ce pays, et des personnes à qui elles étaient arrivées. Quand il
les avait bien retenues dans sa mémoire, la première chose qu'il
faisait, c'était de montrer son théâtre, où il jouait, tantôt une
histoire, tantôt une autre, mais qui toutes étaient divertissantes
et connues. La représentation finie, il proposait les talents de
son singe, disant au public qu'il devinait le passé et le présent,
mais que, pour l'avenir, il ne voulait pas y mordre. Pour la
réponse à chaque question, il demandait deux réaux; mais il en
donnait quelques-unes à meilleur marché, suivant qu'il avait tâté
le pouls aux questionneurs. Et même, comme il descendait
quelquefois dans les maisons où demeuraient des gens dont il
connaissait les histoires, bien qu'on ne lui demandât rien pour ne
pas le payer, il faisait signe au singe, et disait ensuite qu'il
lui avait révélé telle et telle chose, qui s'ajustait avec les
aventures des assistants. De cette façon il gagnait un crédit
immense, et tout le monde courait après lui, D'autres fois, comme
il avait tant d'esprit, il répondait de manière que les réponses
se rapportassent bien aux questions, et personne ne le pressant de
dire comment devinait son singe, il leur faisait la nique à tous,
et remplissait son escarcelle. Dès qu'il entra dans l'hôtellerie,
il reconnut don Quichotte et Sancho, et dès lors il lui fut facile
de jeter dans l'admiration don Quichotte, Sancho Panza et tous
ceux qui se trouvaient présents. Mais il aurait pu lui en coûter
cher, si don Quichotte eût baissé un peu plus la main quand il
coupa la tête au roi Marsilio et détruisit toute sa cavalerie,
ainsi qu'il est rapporté au chapitre précédent. Voilà tout ce
qu'il y avait à dire de maître Pierre et de son singe.

Revenant à don Quichotte de la Manche, l'histoire dit qu'au sortir
de l'hôtellerie, il résolut de visiter les rives de l'Èbre et tous
ses environs, avant de gagner la ville de Saragosse, puisqu'il
avait, jusqu'à l'époque des joutes, assez de temps pour tout cela.
Dans cette intention, il suivit son chemin, et marcha deux jours
entiers sans qu'il lui arrivât rien de digne d'être couché par
écrit. Mais le troisième jour, à la montée d'une colline, il
entendit un grand bruit de tambours, de trompettes et
d'arquebuses. Il pensa d'abord qu'un régiment de soldats passait
de ce côté, et, pour les voir, il piqua des deux à Rossinante, et
monta la colline. Quand il fut au sommet, il aperçut, au pied du
revers, une troupe d'au moins deux cents hommes, armés de toutes
sortes d'armes, comme qui dirait d'arbalètes, de pertuisanes, de
piques, de hallebardes, avec quelques arquebuses et bon nombre de
boucliers. Il descendit la côte, et s'approcha si près du
bataillon, qu'il put distinctement voir les bannières, en
reconnaître les couleurs, et lire les devises qu'elles portaient.
Il en remarqua une principalement qui se déployait sur un étendard
ou guidon de satin blanc. On y avait peint très au naturel un âne
en miniature, la tête haute, la bouche ouverte et la langue
dehors, dans la posture d'un âne qui brait. Autour étaient écrits
en grandes lettres ces deux vers: «Ce n'est pas pour rien qu'ont
brait l'un et l'autre alcalde.[172]«

À la vue de cet insigne, don Quichotte jugea que ces gens armés
devaient appartenir au village du braiment, et il le dit à Sancho,
en lui expliquant ce qui était écrit sur l'étendard. Il ajouta que
l'homme qui leur avait donné connaissance de cette histoire
s'était trompé en disant que c'étaient deux regidors qui avaient
brait, puisque, d'après les vers de l'étendard, ç'avaient été deux
alcaldes.

«Seigneur, répondit Sancho, il ne faut pas y regarder de si près,
car il est possible que les regidors qui brayèrent alors soient
devenus, avec le temps, alcaldes de leur village[173], et dès lors
on peut leur donner les deux titres. D'ailleurs, qu'importe à la
vérité de l'histoire que les brayeurs soient alcaldes ou regidors,
pourvu qu'ils aient réellement brait? Un alcade est aussi bon pour
braire qu'un regidor.[174]«

Finalement, ils reconnurent et apprirent que les gens du village
persiflé s'étaient mis en campagne pour combattre un autre village
qui les persiflait plus que n'exigeaient la justice et le bon
voisinage. Don Quichotte s'approcha d'eux, au grand déplaisir de
Sancho, qui n'eut jamais un goût prononcé pour de semblables
rencontres. Ceux du bataillon le reçurent au milieu d'eux, croyant
que c'était quelque guerrier de leur parti. Don Quichotte, levant
sa visière d'un air noble et dégagé, s'approcha jusqu'à l'étendard
de l'âne, et là, les principaux chefs de l'armée l'entourèrent
pour le considérer, frappés de la même surprise où tombaient tous
ceux qui le voyaient pour la première fois. Don Quichotte, les
voyant si attentifs à le regarder sans que personne lui parlât et
lui demandât rien, voulut profiter de ce silence, et rompant celui
qu'il gardait, il éleva la voix:

«Braves seigneurs, s'écria-t-il, je vous supplie aussi instamment
que possible de ne point interrompre un raisonnement que je veux
vous faire, jusqu'à ce qu'il vous ennuie et vous déplaise. Si cela
arrive, au moindre signe que vous me ferez, je mettrai un sceau
sur ma bouche et un bâillon à ma langue.»

Tous répondirent qu'il pouvait parler et qu'ils l'écouteraient de
bon coeur. Avec cette permission, don Quichotte continua de la
sorte:

«Je suis, mes bons seigneurs, chevalier errant; mon métier est
celui des armes, et ma profession celle de favoriser ceux qui ont
besoin de faveur, et de secourir les nécessiteux. Il y a plusieurs
jours que je connais votre disgrâce, et la cause qui vous oblige à
prendre à chaque instant les armes pour tirer vengeance de vos
ennemis. J'ai réfléchi dans mon entendement, non pas une, mais
bien des fois, sur votre affaire, et je trouve que, d'après les
lois du duel, vous êtes dans une grande erreur de vous tenir pour
offensés. En effet, aucun individu ne peut offenser une commune
entière, à moins de la défier toute ensemble comme coupable de
trahison, parce qu'il ne sait point en particulier qui a commis la
trahison pour laquelle il la défie. Nous en avons un exemple dans
Diego Ordoñez de Lara, qui défia toute la ville de Zamora, parce
qu'il ignorait que ce fût le seul Vellido Dolfos qui avait commis
le crime de tuer son roi par trahison. Aussi les défia-t-il tous,
et à tous appartenaient la réponse et la vengeance. À la vérité,
le seigneur don Diego s'oublia quelque peu, et passa de fort loin
les limites du défi; car à quoi bon défier les morts, les eaux,
les pains, les enfants à naître, et ces autres bagatelles qui sont
rapportées dans son histoire[175]? Mais quand la colère déborde et
sort de son lit, la langue n'a plus de rives qui la retiennent, ni
de frein qui l'arrête. S'il en est donc ainsi, qu'un seul individu
ne peut offenser un royaume, une province, une république, une
ville, une commune entière, il est clair qu'il n'y a pas de quoi
se mettre en campagne pour venger une offense, puisqu'elle
n'existe pas. Il ferait beau voir, vraiment, que les
_cazalleros__[176]__, _les auberginois[177], les baleineaux[178],
les savonneurs[179], se tuassent à chaque pas avec ceux qui les
appellent ainsi, et tous ceux auxquels les enfants donnent des
noms et des surnoms! Il ferait beau voir que ces cités insignes
fussent toujours en courroux et en vengeance, et jouassent de
l'épée pour instrument à la moindre querelle! Non, non, que Dieu
ne le veuille ni ne le permette! Il n'y a que quatre choses pour
lesquelles les républiques bien gouvernées et les hommes prudents
doivent prendre les armes et tirer l'épée, exposant leurs biens et
leurs personnes. La première, c'est la défense de la foi
catholique; la seconde, la défense de leur vie, qui est de droit
naturel et divin; la troisième, la défense de leur honneur, de
leur famille et de leur fortune; la quatrième, le service de leur
roi dans une guerre juste; et, si nous voulions en ajouter une
cinquième, qu'on pourrait placer la seconde, c'est la défense de
leur patrie. À ces cinq causes capitales, on peut en joindre
quelques autres qui soient justes et raisonnables, et puissent
réellement obliger à prendre les armes. Mais les prendre pour des
enfantillages, pour des choses plutôt bonnes à faire rire et à
passer le temps qu'à offenser personne, ce serait, en vérité,
manquer de toute raison. D'ailleurs, tirer une vengeance injuste
(car juste, aucune ne peut l'être), c'est aller directement contre
la sainte loi que nous professons, laquelle nous commande de faire
le bien à nos ennemis, et d'aimer ceux qui nous haïssent. Ce
commandement paraît quelque peu difficile à remplir; mais il ne
l'est que pour ceux qui sont moins à Dieu qu'au monde, et qui sont
plus de chair que d'esprit. En effet, Jésus-Christ, Dieu et homme
véritable, qui n'a jamais menti et n'a pu jamais mentir, a dit, en
se faisant notre législateur, que son joug était doux et sa charge
légère. Il ne pouvait donc nous commander une chose qu'il fût
impossible d'accomplir. Ainsi, mes bons seigneurs, Vos Grâces sont
obligées, par les lois divines et humaines, à se calmer, à déposer
les armes.

-- Que le diable m'emporte, dit alors tout bas Sancho, si ce mien
maître-là n'est tologien; s'il ne l'est pas, il y ressemble comme
un oeuf à un autre.»

Don Quichotte s'arrêta un moment pour prendre haleine, et, voyant
qu'on lui prêtait toujours une silencieuse attention, il voulut
continuer sa harangue, ce qu'il aurait fait si Sancho n'eût jeté
sa finesse d'esprit à la traverse. Voyant que son maître
s'arrêtait, il lui coupa la parole et dit:

«Monseigneur don Quichotte de la Manche, qui s'appela dans un
temps le _chevalier de la Triste-Figure, _et qui s'appelle à
présent le _chevalier des Lions, _est un hidalgo de grand sens,
qui sait le latin et l'espagnol comme un bachelier; en tout ce
qu'il traite, en tout ce qu'il conseille, il procède comme un bon
soldat, connaît sur le bout de l'ongle toutes les lois et
ordonnances de ce qu'on nomme le duel. Il n'y a donc rien de mieux
à faire que de se laisser conduire comme il le dira, et qu'on s'en
prenne à moi si l'on se trompe. D'ailleurs, il est clair que c'est
une grande sottise que de se mettre en colère pour entendre un
seul braiment. Ma foi, je me souviens que, quand j'étais petit
garçon, je brayais toutes les fois qu'il m'en prenait envie, sans
que personne y trouvât à redire, et avec tant de grâce, tant de
naturel, que, dès que je brayais, tous les ânes du pays se
mettaient à braire; et pourtant je n'en étais pas moins fils de
mes père et mère, qui étaient de très-honnêtes gens. Ce talent me
faisait envier par plus de quatre des plus huppés du pays, mais je
m'en souciais comme d'une obole; et pour que vous voyiez que je
dis vrai, attendez et écoutez; cette science est comme celle de
nager; une fois apprise, elle ne s'oublie plus.»

Aussitôt, serrant son nez à pleine main, Sancho se mit à braire si
vigoureusement que tous les vallons voisins en retentirent. Mais
un de ceux qui étaient près de lui, croyant qu'il se moquait
d'eux, leva une grande gaule qu'il tenait à la main, et lui en
déchargea un tel coup, que, sans pouvoir faire autre chose, le
pauvre Sancho Panza tomba par terre tout de son long. Don
Quichotte, qui vit Sancho si mal arrangé, se précipita, la lance
en arrêt, sur celui qui l'avait frappé; mais tant de gens se
jetèrent entre eux, qu'il ne lui fut pas possible d'en tirer
vengeance. Au contraire, voyant qu'une grêle de pierres commençait
à lui tomber dessus, et qu'il était menacé par une infinité
d'arbalètes tendues et d'arquebuses en joue, il fit tourner bride
à Rossinante, et, à tout le galop que put prendre son cheval, il
s'échappa d'entre les ennemis, priant Dieu du fond du coeur qu'il
le tirât de ce péril, et craignant à chaque pas qu'une balle ne
lui entrât par les épaules pour lui sortir par la poitrine. À tout
moment il reprenait haleine, pour voir si le souffle ne lui
manquait pas; mais ceux du bataillon se contentèrent de le voir
fuir sans lui tirer un seul coup.

Pour Sancho, ils le mirent sur son âne dès qu'il eut repris ses
sens, et le laissèrent rejoindre son maître; non pas que le pauvre
écuyer fût en état de guider sa monture, mais parce que le grison
suivit les traces de Rossinante, qu'il ne pouvait quitter d'un
pas. Quand don Quichotte se fut éloigné hors de portée, il tourna
la tête, et, voyant que Sancho venait sans être suivi de personne,
il l'attendit. Les gens du bataillon restèrent en position jusqu'à
la nuit, et leurs ennemis n'ayant point accepté la bataille, ils
revinrent à leur village joyeux et triomphants; et même, s'ils
eussent connu l'antique usage des Grecs, ils auraient élevé un
trophée sur la place.

Chapitre XXVIII

_Des choses que dit Ben-Engéli, et que saura celui qui les lira,
s'il les lit avec attention_


Quand le brave s'enfuit, c'est qu'il a toute raison de fuir, et
l'homme prudent doit se garder pour une meilleure occasion. Cette
vérité trouva sa preuve en don Quichotte, lequel, laissant le
champ libre à la furie du village persiflé et aux méchantes
intentions d'une troupe en courroux, prit, comme on dit, de la
poudre d'escampette, et, sans se rappeler Sancho, ni le péril où
il le laissait, s'éloigna autant qu'il lui parut nécessaire pour
se mettre en sûreté. Sancho le suivait, comme on l'a rapporté,
posé de travers sur son âne; il arriva enfin, revenu tout à fait à
lui, et en arrivant, il se laissa tomber du grison aux pieds de
Rossinante, haletant, moulu et rompu. Don Quichotte mit aussitôt
pied à terre pour visiter ses blessures; mais, le trouvant sain
des pieds à la tête, il lui dit avec un mouvement de colère:

«À la male heure vous vous êtes pris à braire, Sancho. Où donc
avez-vous trouvé qu'il était bon de parler de corde dans la maison
du pendu? À musique de braiment quel accompagnement peut-on faire,
si ce n'est de coups de gaule? Et rendez grâces à Dieu, Sancho, de
ce qu'au lieu de vous mesurer les côtes avec un bâton, ils ne vous
ont pas fait le _per signum crucis__[180]_ avec une lame de
cimeterre.

-- Je ne suis pas en train de répondre, répondit Sancho, car il me
semble que je parle par les épaules. Montons à cheval et
éloignons-nous d'ici. J'imposerai désormais silence à mes envies
de braire, mais non à celles de dire que les chevaliers errants
fuient, et laissent leurs bons écuyers moulus comme plâtre au
pouvoir de leurs ennemis.

-- Se retirer n'est pas fuir, répliqua don Quichotte, car il faut
que tu saches que la valeur qui n'est pas fondée sur la base de la
prudence s'appelle témérité, et les exploits du téméraire
s'attribuent plutôt à la bonne fortune qu'à son courage. Aussi, je
confesse que je me suis retiré, mais non pas que j'ai fui. En
cela, j'ai imité bien d'autres braves, qui se sont conservés pour
de meilleurs temps. C'est une chose dont les histoires sont
pleines; mais, comme il n'y aurait ni profit pour toi ni plaisir
pour moi à te les rappeler, je m'en dispense quant à présent.»

Sancho s'était enfin remis à cheval, aidé par don Quichotte,
lequel était également remonté sur Rossinante; et, peu à peu, ils
gagnèrent un petit bois qui se montrait à un quart de lieue de là.
De temps en temps, Sancho jetait de profonds soupirs et des
gémissements douloureux. Don Quichotte lui demanda la cause d'une
si amère affliction. Il répondit que, depuis l'extrémité de
l'échine jusqu'au sommet de la nuque, il ressentait une douleur
qui lui faisait perdre l'esprit.

«La cause de cette douleur, reprit don Quichotte, doit être celle-
ci; comme le bâton avec lequel on t'a frappé était d'une grande
longueur, il t'a pris le dos du haut en bas, où sont comprises
toutes les parties qui te font mal, et, s'il avait porté ailleurs,
ailleurs tu souffrirais de même.

-- Pardieu, s'écria Sancho, Votre Grâce vient de me tirer d'un
grand embarras, et de m'expliquer la chose en bons termes. Mort de
ma vie! est-ce que la cause de ma douleur est si cachée qu'il soit
besoin de me dire que je souffre partout où le bâton a porté? Si
j'avais mal aux chevilles du pied, on concevrait que vous vous
missiez à chercher pourquoi elles me font mal. Mais deviner que
j'ai mal à l'endroit où l'on m'a moulu, ce n'est pas faire un
grand effort d'esprit. En bonne foi, seigneur notre maître, on
voit bien que le mal d'autrui pend à un cheveu, et chaque jour je
découvre terre au peu que je dois attendre d'être en compagnie de
Votre Grâce. Si cette fois vous m'avez laissé bâtonner, une autre
et cent autres fois nous reviendrons à la berne de jadis, et à
d'autres jeux d'enfants, qui, pour s'être arrêtés aujourd'hui à
mes épaules, pourront bien ensuite m'arriver jusqu'aux yeux. Je
ferais bien mieux vraiment, mais je ne suis qu'un barbare, un
imbécile, et je ne ferai rien de bon en toute ma vie; je ferais
bien mieux, dis-je, de regagner pays, d'aller retrouver ma femme
et mes enfants, de nourrir l'une et d'élever les autres avec ce
qu'il plaira à Dieu de me donner, plutôt que de marcher derrière
Votre Grâce par des chemins sans chemin et des sentiers qui n'en
sont pas, buvant mal et mangeant pis. S'agit-il de dormir à
présent? Mesurez, frère écuyer, mesurez six pieds de terre, et, si
vous en voulez davantage, prenez-en six autres encore, car vous
pouvez tailler en pleine étoffe; puis, étendez-vous tout à votre
aise. Ah! que ne vois-je brûlé et réduit en cendres le premier qui
s'avisa de la chevalerie errante, ou du moins le premier qui
voulut être écuyer d'aussi grands sots que durent être tous les
chevaliers errants des temps passés! De ceux du temps présent, je
ne dis rien, parce que, Votre Grâce étant du nombre, je leur porte
respect, et parce que je sais que Votre Grâce en sait un point de
plus que le diable en tout ce qu'elle dit comme en tout ce qu'elle
pense.

-- Je ferais une bonne gageure avec vous, Sancho, dit don
Quichotte; c'est que, maintenant que vous vous en donnez et que
vous parlez sans que personne vous arrête, rien ne vous fait plus
mal en tout votre corps. Parlez, mon fils, dites tout ce qui vous
viendra à la pensée et à la bouche. Pourvu que vous ne sentiez
plus aucun mal, je tiendrai plaisir à l'ennui que me causent vos
impertinences; et si vous désirez tant retourner à votre maison,
revoir votre femme et vos enfants, Dieu me préserve de vous en
empêcher. Vous avez de l'argent à moi; comptez combien il y a de
temps que nous avons fait cette troisième sortie de notre village,
voyez ensuite ce que vous pouvez et devez justement gagner par
mois, et payez-vous de vos propres mains.

-- Quand j'étais, répondit Sancho, au service de Tomé Carrasco, le
père du bachelier Samson Carrasco, que Votre Grâce connaît bien,
je gagnais deux ducats par mois, outre la nourriture. Avec Votre
Grâce, je ne sais trop ce que je peux gagner; mais je sais bien
qu'il y a plus de peine à être écuyer de chevalier errant qu'à
servir un laboureur; car enfin, nous autres qui travaillons à la
terre, nous savons bien que, quel que soit le travail de la
journée, et quelque mal que nous y ayons, la nuit venue, nous
soupons à la marmite et nous dormons dans un lit; chose que je
n'ai pas faite depuis que je sers Votre Grâce, si ce n'est le bout
de temps que nous avons passé chez don Diego de Miranda, et la
bonne bouche que m'a donnée l'écume des marmites de Camache, et ce
que j'ai bu, mangé et dormi chez Basile. Tout le reste du temps,
j'ai couché sur la dure, en plein air, exposé à tout ce que vous
appelez les inclémences du ciel, me nourrissant de bribes de
fromage et de croûtes de pain, buvant de l'eau, tantôt des
ruisseaux, tantôt des fontaines, que nous rencontrons par ces
solitudes où nous errons.

-- Eh bien! reprit don Quichotte, je suppose, Sancho, que tout ce
que vous avez dit soit la vérité; combien vous semble-t-il que je
doive vous donner de plus que ne vous donnait Tomé Carrasco!

-- À mon avis, répondit Sancho, si Votre Grâce ajoutait seulement
deux réaux par mois, je me tiendrais pour bien payé. Voilà quant
au salaire de ma peine; mais quant à remplir la promesse que Votre
Grâce m'a faite sur sa parole de me donner le gouvernement d'une
île, il serait juste qu'on ajoutât six autres réaux, ce qui ferait
trente réaux en tout.

-- C'est très-bien, répliqua don Quichotte. Voilà vingt-cinq jours
que nous avons quitté notre village; faites, Sancho, le compte au
prorata, suivant les gages que vous vous êtes fixés vous-même;
voyez ce que je vous dois, et payez-vous, comme je l'ai dit, de
vos propres mains.

-- Sainte Vierge! s'écria Sancho, comme Votre Grâce se trompe dans
ce compte qu'elle fait! Pour ce qui est de la promesse de l'île,
il faut compter depuis le jour où Votre Grâce me l'a promise,
jusqu'à l'heure présente où nous nous trouvons.

-- Eh bien, Sancho, reprit don Quichotte, y a-t-il donc si
longtemps que je vous ai promis cette île?

-- Si je m'en souviens bien, répondit Sancho, il doit y avoir
vingt ans, à trois jours près de plus ou de moins.»

À ces mots, don Quichotte se frappa le front du creux de la main
et partit d'un éclat de rire:

«Pardieu, dit-il, en tout le temps que j'ai passé dans la Sierra-
Moréna, et en tout le cours de nos voyages, il s'est à peine
écoulé deux mois, et tu dis, Sancho, qu'il y a vingt ans que je
t'ai promis cette île. Tu veux donc, je le vois bien, que tout
l'argent que tu as à moi passe à tes gages. Si c'est là ton envie,
je te le donne dès maintenant, prends-le, et grand bien te fasse-
t-il; car pour me voir délivré d'un si mauvais écuyer, je resterai
de grand coeur pauvre et sans une obole. Mais dis-moi,
prévaricateur des ordonnances prescrites aux écuyers par la
chevalerie errante, où donc as-tu vu ou lu qu'aucun écuyer de
chevalier errant se soit mis en compte avec son seigneur, et lui
ait dit: «Il faut me donner tant par mois pour que je vous serve?»
Entre, pénètre, ô félon, bandit et vampire! car tu ressembles à
tout cela, enfonce-toi, dis-je, dans le _mare magnum _des
histoires chevaleresques, et, si tu trouves qu'aucun écuyer ait
jamais dit ou pensé ce que tu viens de dire, je veux bien que tu
me le cloues sur le front, et que tu me donnes, par-dessus le
marché, quatre tapes du revers de la main sur le visage. Allons,
tourne la bride ou le licou de ton âne, et retourne à ta maison,
car tu ne feras pas un pas de plus avec moi. Ô pain mal agréé! ô
promesses mal placées! ô homme qui tient plus d'une bête que d'une
personne! C'est maintenant, quand je voulais t'élever à une
condition telle, qu'en dépit de ta femme, on t'appelât seigneurie,
c'est maintenant que tu me quittes! Tu t'en vas à présent, lorsque
j'avais fermement résolu de te faire seigneur de la meilleure île
du monde! Enfin, comme tu l'as dit mainte autre fois, le miel
n'est pas fait pour la bouche de l'âne. Âne tu es, âne tu seras,
et âne tu mourras, quand finira le cours de ta vie; car, à mon
avis, elle atteindra son dernier terme avant que tu t'aperçoives
que tu n'es qu'une bête.»

Sancho regardait fixement don Quichotte, pendant que celui-ci lui
adressait ces amers reproches; il se sentit pris de tels regrets,
de tels remords, que les larmes lui vinrent aux yeux.

«Mon bon seigneur, lui dit-il d'une voix dolente et entrecoupée,
je confesse que, pour être âne tout à fait, il ne me manque que la
queue; si Votre Grâce veut me la mettre, je la tiendrai pour bien
placée, et je vous servirai comme baudet, en bête de somme, tous
les jours qui me resteront à vivre. Que Votre Grâce me pardonne et
prenne pitié de ma jeunesse. Faites attention que je ne sais pas
grand'chose, et que, si je parle beaucoup, c'est plutôt par
infirmité que par malice. Mais qui pèche et s'amende, à Dieu se
recommande.

-- J'aurais été bien surpris, Sancho, dit don Quichotte, que tu ne
mêlasses pas quelque petit proverbe à ton dialogue. Allons, je te
pardonne, pourvu que tu te corriges et que tu ne te montres pas
désormais si ami de ton intérêt. Prends courage, au contraire,
donne-toi du coeur, et attends avec patience l'accomplissement de
mes promesses, qui peut tarder, mais n'est pas impossible.»

Sancho répondit qu'il obéirait, dût-il faire contre fortune bon
coeur. Après cela, ils entrèrent dans le bois, où don Quichotte
s'arrangea au pied d'un orme, et Sancho au pied d'un hêtre; car
ces arbres et d'autres semblables ont toujours des pieds sans
avoir de mains. Sancho passa la nuit péniblement, le coup de gaule
se faisant sentir par le serein. Pour don Quichotte, il la passa
dans ses continuels souvenirs. Néanmoins, ils abandonnèrent tous
deux leurs yeux au sommeil, et le lendemain, au point du jour, ils
reprirent leur route à la recherche des rives du fameux fleuve de
l'Èbre, où il leur arriva ce que l'on contera dans le chapitre
suivant.

Chapitre XXIX

_De la fameuse aventure de la barque enchantée_


En cheminant un pied devant l'autre, deux jours après la sortie du
bois, don Quichotte et Sancho arrivèrent aux bords de l'Èbre. La
vue de ce fleuve causa un grand plaisir à don Quichotte. Il
contempla, il admira la beauté de ses rives, la pureté de ses
eaux, le calme de son cours, l'abondance de son liquide cristal,
et cet aspect charmant réveilla dans sa mémoire mille amoureuses
pensées. Il se rappela surtout ce qu'il avait vu dans la caverne
de Montésinos; car, bien que le singe de maître Pierre lui eût dit
que ces choses étaient en partie vraies, en partie fausses, il
s'en tenait plus à la vérité qu'au mensonge, bien au rebours de
Sancho, qui les tenait toutes pour le mensonge même.

En marchant de la sorte, il aperçut tout à coup une petite barque,
sans rames et sans aucun agrès, qui était attachée sur la rive à
un tronc d'arbre.[181] Don Quichotte regarda de toutes parts, et ne
découvrit âme qui vive. Aussitôt, et sans plus de façon, il sauta
à bas de Rossinante, puis donna l'ordre à Sancho de descendre du
grison, et de bien attacher les deux bêtes ensemble au pied d'un
peuplier ou saule qui se trouvait là. Sancho lui demanda la cause
de ce brusque saut par terre, et pourquoi il fallait attacher les
bêtes.

«Apprends, ô Sancho! répondit don Quichotte, que directement, et
sans que ce puisse être autre chose, ce bateau que voilà m'appelle
et me convie à y entrer pour que j'aille par cette voie porter
secours à quelque chevalier, ou à quelque autre personne de
qualité qui se trouve en un grand embarras. Tel est, en effet, le
style des livres de chevalerie et des enchanteurs qui figurent et
conversent dans ces histoires. Dès qu'un chevalier court quelque
péril dont il ne puisse être tiré que par la main d'un autre
chevalier, bien qu'ils soient éloignés l'un de l'autre de deux ou
trois mille lieues, ou même davantage, les enchanteurs prennent
celui-ci, l'enlèvent dans un nuage, ou lui envoient un bateau pour
qu'il s'y mette, et, en moins d'un clin d'oeil, ils l'emportent
par les airs ou sur la mer à l'endroit où ils veulent, et où l'on
a besoin de son aide. Sans nul doute, ô Sancho! cette barque est
placée là pour le même objet; cela est aussi vrai qu'il fait jour
maintenant, et, avant que la nuit vienne, attache seulement
Rossinante et le grison; puis, à la grâce de Dieu, car je ne
manquerais pas de m'embarquer, quand même des carmes déchaussés me
prieraient de n'en rien faire.

-- Puisqu'il en est ainsi, répondit Sancho, et que Votre Grâce
veut à tout propos donner dans ce que je devrais bien appeler des
folies, il n'y a qu'à obéir et baisser la tête, suivant le
proverbe qui dit: «Fais ce qu'ordonne ton maître, et assieds-toi à
table auprès de lui.» Toutefois, et pour l'acquit de ma
conscience, je veux avertir Votre Grâce qu'il me semble que cette
barque n'est pas aux enchanteurs, mais à quelque pêcheur de cette
rivière, où l'on prend les meilleures aloses du monde.»

Sancho disait tout cela en attachant les bêtes, qu'il laissait à
l'abandon sous la protection des enchanteurs, au grand regret de
son âme. Don Quichotte lui dit:

«Ne te mets pas en peine de l'abandon de ces animaux; celui qui va
nous conduire par de si lointaines régions aura soin de pourvoir à
leur subsistance.

-- Je ne comprends pas ce mot de lointaines, dit Sancho, et ne
l'ai pas ouï dire en tous les jours de ma vie.

-- Lointaines, reprit don Quichotte, veut dire éloignées. Il n'est
pas étonnant que tu n'entendes pas ce mot, car tu n'es pas obligé
de savoir le latin, comme d'autres se piquent de le savoir, tout
en l'ignorant.[182]

-- Voilà les bêtes attachées, dit Sancho; que faut-il faire
maintenant?

-- Que faut-il faire? répondit don Quichotte; le signe de la
croix, et lever l'ancre; je veux dire nous embarquer et couper
l'amarre qui attache ce bateau.»

Aussitôt il sauta dedans, suivi de Sancho, coupa la corde, et le
bateau s'éloigna peu à peu de la rive. Lorsque Sancho se vit à
deux toises en pleine eau, il se mit à trembler, se croyant perdu;
mais rien ne lui faisait plus de peine que d'entendre braire le
grison et de voir que Rossinante se démenait pour se détacher. Il
dit à son seigneur:

«Le grison gémit, touché de notre absence, et Rossinante veut se
mettre en liberté pour se jeter après nous. Ô très-chers amis,
demeurez en paix, et puisse la folie qui nous éloigne de vous, se
désabusant enfin, nous ramener en votre présence!»

À ces mots il se mit à pleurer si amèrement que don Quichotte lui
dit, impatienté:

«De quoi donc as-tu peur, poltronne créature? Pourquoi pleures-tu,
coeur de pâte sucrée? Qui te poursuit, qui te chasse, courage de
souris casanière? Que te manque-t-il, besogneux au milieu de
l'abondance? Est-ce que par hasard tu chemines pieds nus à travers
les monts Riphées? N'es-tu pas assis sur une planche, comme un
archiduc, suivant le cours tranquille de ce fleuve charmant, d'où
nous entrerons bientôt dans la mer immense? Mais nous devons y
être entrés déjà, et nous avons bien fait sept ou huit cents
lieues de chemin. Ah! si j'avais ici un astrolabe pour prendre la
hauteur du pôle, je te dirais les lieues que nous avons faites;
mais en vérité, si je m'y connais un peu, nous avons passé déjà,
ou nous allons passer bientôt la ligne équinoxiale, qui sépare et
coupe à égale distance les deux pôles opposés.

-- Et quand nous serons arrivés à cette ligne que dit Votre Grâce,
demanda Sancho, combien aurons-nous fait de chemin?

-- Beaucoup, répliqua don Quichotte; car de trois cent soixante
degrés que contient le globe aqueux et terrestre, selon le comput
de Ptolémée, le plus grand cosmographe que l'on connaisse, nous
aurons fait juste la moitié, une fois arrivés à cette ligne que
j'ai dite.

-- Pardieu, s'écria Sancho, vous prenez à témoignage une gentille
personne; l'homme qui pue comme quatre[183], ou quelque chose
d'approchant.»

Don Quichotte sourit à l'interprétation que donnait Sancho du
comput du cosmographe Ptolémée. Il lui dit:

«Tu sauras, Sancho, que les Espagnols et ceux qui s'embarquent à
Cadix pour aller aux Indes orientales regardent comme un des
signes qui leur font comprendre qu'ils ont passé la ligne
équinoxiale que les poux meurent sur tous ceux qui sont dans le
vaisseau, et qu'on n'en trouverait pas un seul sur le bâtiment, le
payât-on au poids de l'or. Ainsi donc, Sancho, tu peux promener la
main sur une de tes cuisses; si tu rencontres quelque être vivant,
nous sortirons de notre doute; sinon, c'est que nous aurons passé
la ligne.

-- Je ne crois rien de tout cela, répondit Sancho; mais je ferai
pourtant ce que Votre Grâce m'ordonne, bien que je ne conçoive pas
trop la nécessité de faire ces expériences, car je vois de mes
propres yeux que nous ne sommes pas à cinq toises du rivage, et
que nous n'avons pas descendu deux toises plus bas que ces pauvres
bêtes. Voilà Rossinante et le grison dans le même endroit où nous
les avons laissés, et, prenant la mesure comme je la prends, je
jure Dieu que nous n'avançons point au pas d'une fourmi.

-- Fais, Sancho, dit don Quichotte; fais la vérification que je
t'ai dite, et ne t'embarrasse pas d'autre chose. Tu ne sais pas un
mot de ce que sont les colures, les lignes, les parallèles, les
zodiaques, les écliptiques, les pôles, les solstices, les
équinoxes, les planètes, les signes, les degrés, les mesures dont
se composent la sphère céleste et la sphère terrestre. Si tu
connaissais toutes ces choses, ou même une partie, tu verrais
clairement combien de parallèles nous avons coupés, combien de
signes nous avons parcourus, combien de constellations nous
laissons derrière nous. Mais, je le répète, tâte-toi, cherche
partout, car j'imagine que tu es plus propre et plus net à cette
heure qu'une feuille de papier blanc.»

Sancho se tâta donc, et, baissant tout doucement la main sous le
pli du jarret gauche, il releva la tête, regarda son seigneur, et
dit:

«Ou l'expérience est fausse, ou nous ne sommes pas arrivés à
l'endroit que dit Votre Grâce, ni même à bien des lieues de là.

-- Comment donc! demanda don Quichotte, est-ce que tu as trouvé
quelqu'un?

-- Et même quelques-uns», répondit Sancho; puis, secouant les
doigts, il se lava toute la main dans la rivière, sur laquelle
glissait tranquillement la barque au beau milieu du courant, sans
être poussée par aucune intelligence secrète ni par aucun
enchanteur invisible, mais tout bonnement par le cours de l'eau,
qui était alors doux et paisible.

En ce moment, ils découvrirent un grand moulin qui était construit
au milieu du fleuve, et don Quichotte l'eut à peine aperçu, qu'il
s'écria d'une voix haute:

«Regarde, ami Sancho, voilà qu'on découvre la ville, le château ou
la forteresse où doit être quelque chevalier opprimé, quelque
reine, infante ou princesse violentée, au secours desquels je suis
amené ici.

-- Quelle diable de ville, de forteresse ou de château dites-vous
là, seigneur? répondit Sancho. Ne voyez-vous pas que c'est un
moulin à eau, bâti sur la rivière, un moulin à moudre le blé?

-- Tais-toi, Sancho, s'écria don Quichotte; bien que cela ait
l'air d'un moulin, ce n'en est pas un. Ne t'ai-je pas dit déjà que
les enchantements transforment les choses, et les font sortir de
leur état naturel? Je ne veux pas dire qu'ils les transforment
réellement d'un être en un autre, mais qu'ils les font paraître
autres choses, comme l'expérience l'a prouvé dans la
transformation de Dulcinée, unique refuge de mes espérances.»

Tandis qu'ils parlaient ainsi, la barque, ayant gagné le milieu du
courant de la rivière, commença à descendre avec moins de lenteur
qu'auparavant. Les meuniers du moulin, qui virent venir au cours
de l'eau cette barque, prête à s'engouffrer sous les roues,
sortirent en grand nombre avec de longues perches pour l'arrêter,
et, comme ils avaient le visage et les habits couverts de farine,
ils ne ressemblaient pas mal à une apparition de fantômes. Ils
criaient de toutes leurs forces:

«Diables d'hommes, où allez-vous donc? Êtes-vous désespérés?
voulez-vous vous noyer et vous mettre en pièces sous ces roues?

-- Ne te l'ai-je pas dit, Sancho, s'écria don Quichotte, que nous
sommes arrivés où je dois montrer jusqu'où peut s'étendre la
valeur de mon bras? Regarde combien de félons et de malandrins
sortent à ma rencontre, combien de monstres s'avancent contre moi,
combien de spectres viennent nous épouvanter de leurs faces
hideuses. Eh bien, vous allez voir, scélérats insignes.»

Aussitôt il se mit debout dans la barque, et commença de tous ses
poumons à menacer les meuniers.

«Canaille mal née et plus mal conseillée, leur criait-il, rendez
la liberté et le libre arbitre à la personne que vous tenez en
prison dans votre forteresse, haute ou basse, de quelque rang et
qualité qu'elle soit; je suis don Quichotte de la Manche, surnommé
le _chevalier des Lions, _à qui il est réservé, par l'ordre
souverain des cieux, de donner heureuse issue à cette aventure.»

En achevant ces mots, il mit l'épée à la main, et commença
d'escrimer dans l'air contre les meuniers, lesquels entendant,
mais ne comprenant pas ces extravagances, allongèrent leurs
perches pour retenir la barque qui allait entrer dans le biez du
moulin. Sancho s'était jeté à genoux, priant dévotement le ciel de
le tirer d'un si manifeste péril, comme le firent en effet
l'adresse et l'agilité des meuniers, qui arrêtèrent la barque en
lui opposant leurs bâtons. Mais pourtant ils ne purent si bien y
réussir qu'ils ne fissent chavirer la barque et tomber don
Quichotte et Sancho au milieu de la rivière. Bien en prit à don
Quichotte de savoir nager comme un canard, quoique le poids de ses
armes le fît deux fois aller au fond, et, si les meuniers ne se
fussent jetés à l'eau pour les tirer l'un et l'autre, par les
pieds, par la tête, on aurait pu dire d'eux: «Ici fut Troie.»
Quand ils furent déposés à terre, plus trempés que morts de soif,
Sancho se jeta à deux genoux, et les mains jointes, les yeux levés
au ciel, il pria Dieu, dans une longue et dévote oraison, de le
délivrer désormais des témérités et des entreprises de son
seigneur.

En ce moment arrivèrent les pêcheurs, maîtres de la barque, que
les roues du moulin avaient mise en pièces; la voyant brisée, ils
sautèrent sur Sancho pour le déshabiller, et demandèrent à don
Quichotte de payer le dégât. Celui-ci avec un sang-froid, et comme
si rien ne lui fût arrivé, dit aux meuniers et aux pêcheurs qu'il
payerait très-volontiers la barque, sous la condition qu'on lui
remît, en pleine liberté, la personne ou les personnes qui
gémissaient opprimées dans ce château.

«De quelles personnes et de quel château parles-tu, homme sans
cervelle? demanda l'un des meuniers; veux-tu, par hasard, emmener
les gens qui viennent moudre du blé dans ce moulin?

-- Suffit, dit à part soi don Quichotte; ce serait prêcher dans le
désert que de vouloir réduire cette canaille à faire quelque bien
sur de simples prières. D'ailleurs, dans cette aventure, il a dû
se rencontrer deux puissants enchanteurs, dont l'un empêche ce que
l'autre projette. L'un m'a envoyé la barque, l'autre m'a fait
faire le plongeon. Que Dieu y porte remède, car le monde n'est que
machinations opposées les unes aux autres, je ne puis rien de
plus.»

Puis, élevant la voix et regardant le moulin, il continua de la
sorte: «Amis, qui que vous soyez, qui êtes enfermés dans cette
prison, pardonnez-moi; mon malheur et le vôtre veulent que je ne
puisse vous tirer de votre angoisse; c'est sans doute à un autre
chevalier que doit être réservée cette aventure.»

Après cela, il entra en arrangement avec les pêcheurs, et paya
pour la barque cinquante réaux, que Sancho déboursa bien à contre-
coeur.

«Avec deux sauts de carpe comme celui-là, dit-il, nous aurons jeté
toute notre fortune au fond de l'eau.»

Les pêcheurs et les meuniers considéraient, pleins de surprise,
ces deux figures si hors de l'usage commun. Ils ne pouvaient
comprendre ce que voulaient dire les questions de don Quichotte et
les propos qu'il leur adressait. Les tenant tous deux pour fous,
ils les laissèrent, et se retirèrent, les uns dans leur moulin,
les autres dans leurs cabanes. Pour don Quichotte et Sancho, ils
retournèrent à leurs bêtes, et restèrent bêtes comme devant, et
voilà la fin qu'eut l'aventure de la barque enchantée.

Chapitre XXX

_De ce qui arriva à don Quichotte avec une belle chasseresse_


Le chevalier et l'écuyer rejoignirent leurs bêtes, tristes,
l'oreille basse et de mauvaise humeur, principalement Sancho, pour
qui c'était toucher à son âme que de toucher à son argent, car il
lui semblait que tout ce qu'il ôtait de la bourse, il se l'ôtait à
lui-même de la prunelle des yeux. Finalement, sans se dire un mot,
ils montèrent à cheval et s'éloignèrent du célèbre fleuve, don
Quichotte enseveli dans les pensées de ses amours, et Sancho dans
celles de sa fortune à faire, qu'il voyait plus éloignée que
jamais. Tout sot qu'il fût, il s'apercevait bien que, parmi les
actions de son maître, la plupart n'étaient que des extravagances.
Aussi cherchait-il une occasion de pouvoir, sans entrer en compte
et en adieux avec son seigneur, décamper un beau jour et s'en
retourner chez lui. Mais la fortune arrangea les choses bien au
rebours de ce qu'il craignait.

Il arriva donc que le lendemain, au coucher du soleil et au sortir
d'un bois, don Quichotte jeta la vue sur une verte prairie, au
bout de laquelle il aperçut du monde, et, s'étant approché, il
reconnut que c'étaient des chasseurs de haute volerie.[184] Il
s'approcha encore davantage, et vit parmi eux une dame élégante,
montée sur un palefroi ou haquenée d'une parfaite blancheur, que
paraient des harnais verts et une selle à pommeau d'argent. La
dame était également habillée de vert, avec tant de goût et de
richesse, qu'elle semblait être l'élégance en personne. Elle
portait un faucon sur le poing gauche; ce qui fit comprendre à don
Quichotte que c'était quelque grande dame, et qu'elle devait être
la maîtresse de tous ces chasseurs, ce qui était vrai. Aussi dit-
il à Sancho:

«Cours, mon fils Sancho, cours, et dis à cette dame du palefroi et
du faucon que moi, le _Chevalier des Lions_, je baise les mains de
sa grande beauté, et que, si Sa Grandeur me le permet, j'irai les
lui baiser moi-même, et la servir en tout ce que mes forces me
permettent de faire, en tout ce que m'ordonnera Son Altesse. Et
prends garde, Sancho, à ce que tu vas dire; ne t'avise pas de
coudre quelque proverbe à ta façon dans ton ambassade.

-- Pardieu, vous avez trouvé le couseur! répondit Sancho; à quoi
bon l'avis? Est-ce que c'est la première fois en cette vie que je
porte des ambassades à de hautes et puissantes dames?

-- Si ce n'est celle que tu as portée à ma dame Dulcinée du
Toboso, reprit don Quichotte, je ne sache pas que tu en aies porté
d'autres, au moins depuis que tu es à mon service.

-- C'est vrai, répondit Sancho; mais du bon payeur les gages sont
toujours prêts, et en maison fournie la nappe est bientôt mise. Je
veux dire qu'il n'est pas besoin de me donner des avertissements,
car je sais un peu de tout, et suis un peu propre à tout.

-- Je le crois, Sancho, dit don Quichotte; va donc, à la bonne
heure, et que Dieu te conduise.»

Sancho partit comme un trait, mettant l'âne au grand trot, et
arriva bientôt près de la belle chasseresse. Il descendit de son
bât, se mit à deux genoux devant elle, et lui dit:

«Belle et noble dame, ce chevalier qu'on aperçoit là-bas, appelé
le _chevalier des Lions, _est mon maître, et moi je suis son
écuyer, qu'on appelle en sa maison Sancho Panza. Le susdit
_chevalier des Lions, _qu'on appelait, il n'y a pas longtemps,
celui de _la Triste-Figure, _m'envoie demander à Votre Grandeur
qu'elle daigne et veuille bien lui permettre que, sous votre bon
plaisir et consentement, il vienne mettre en oeuvre son désir, qui
n'est autre, suivant ce qu'il dit et ce que je pense, que de
servir votre haute fauconnerie et incomparable beauté. En lui
donnant cette permission, Votre Seigneurie fera une chose qui
tournera à son profit, tandis que mon maître en recevra grande
faveur et grand contentement.

-- Assurément, bon écuyer, répondit la dame, vous avez rempli
votre ambassade avec toutes les formalités qu'exigent de pareils
messages. Levez-vous de terre, car il n'est pas juste que l'écuyer
d'un aussi grand chevalier que celui de la _Triste-Figure, _dont
nous savons ici beaucoup de nouvelles, reste sur ses genoux.
Levez-vous, ami, et dites à votre seigneur qu'il soit le bienvenu,
et que nous nous offrons à son service, le duc mon époux et moi,
dans une maison de plaisance que nous avons près d'ici.»

Sancho se releva, non moins surpris des attraits de la belle dame
que de son excessive courtoisie, et surtout de lui avoir entendu
dire qu'elle savait des nouvelles de son seigneur le _chevalier
_de _la Triste-Figure, _qu'elle n'avait point appelé le _chevalier
des Lions, s_ans doute parce qu'il s'était donné trop récemment ce
nom-là.

«Dites-moi, frère écuyer, lui demanda la duchesse (dont on n'a
jamais su que le titre, mais dont le nom est encore ignoré[185]),
dites-moi, n'est-ce pas de ce chevalier votre maître qu'il circule
une histoire imprimée? N'est-ce pas lui qui s'appelle _l'ingénieux
hidalgo don Quichotte de la Manche, _et n'a-t-il point pour dame
de son âme une certaine Dulcinée du Toboso?

-- C'est lui-même, madame, répondit Sancho, et ce sien écuyer, qui
figure ou doit figurer dans cette histoire, qu'on appelle Sancho
Panza, c'est moi, pour vous servir, à moins qu'on ne m'ait changé
en nourrice, je veux dire qu'on ne m'ait changé à l'imprimerie.

-- Tout cela me réjouit fort, dit la duchesse. Allez, frère Panza,
dites à votre seigneur qu'il soit le bienvenu dans mes terres, et
qu'il ne pouvait rien m'arriver qui me donnât plus de satisfaction
que sa présence.»

Avec une aussi agréable réponse, Sancho retourna plein de joie
près de son maître, auquel il rapporta tout ce que lui avait dit
la grande dame, dont il élevait au ciel, dans ses termes
rustiques, la beauté merveilleuse, la grâce et la courtoisie. Don
Quichotte se mit gaillardement en selle, s'affermit bien sur ses
étriers, arrangea sa visière, donna de l'éperon à Rossinante, et,
prenant un air dégagé, alla baiser les mains à la duchesse,
laquelle avait fait appeler le duc son mari, et lui racontait,
pendant que don Quichotte s'avançait à leur rencontre, l'ambassade
qu'elle venait de recevoir. Tous deux avaient lu la première
partie de cette histoire, et connaissaient par elle l'extravagante
humeur de don Quichotte. Aussi l'attendaient-ils avec une extrême
envie de le connaître, dans le dessein de se prêter à son humeur,
d'aborder en tout ce qu'il leur dirait, enfin de le traiter en
chevalier errant tous les jours qu'il passerait auprès d'eux, avec
toutes les cérémonies usitées dans les livres de chevalerie,
qu'ils avaient lus en grand nombre, car ils en étaient très-
friands.

En ce moment parut don Quichotte, la visière haute, et, comme il
fit mine de mettre pied à terre, Sancho se hâta d'aller lui tenir
l'étrier. Mais il fut si malchanceux qu'en descendant du grison,
il se prit un pied dans la corde du bât, de telle façon qu'il ne
lui fut plus possible de s'en dépêtrer, et qu'il y resta pendu,
ayant la bouche et la poitrine par terre. Don Quichotte, qui
n'avait pas l'habitude de descendre de cheval sans qu'on lui tînt
l'étrier, pensant que Sancho était déjà venu le lui prendre, se
jeta bas de tout le poids de son corps, emportant avec lui la
selle de Rossinante, qui sans doute était mal sanglé, si bien que
la selle et lui tombèrent ensemble par terre, non sans grande
honte de sa part, et mille malédictions qu'il donnait entre ses
dents au pauvre Sancho, qui avait encore le pied dans l'entrave.
Le duc envoya ses chasseurs au secours du chevalier et de
l'écuyer. Ceux-ci relevèrent don Quichotte, qui, tout maltraité de
sa chute, clopinant et comme il put, allait s'agenouiller devant
Leurs Seigneuries; mais le duc ne voulut pas y consentir; au
contraire, il descendit aussi de cheval, et fut embrasser don
Quichotte.

«Je regrette, lui dit-il, seigneur _chevalier de la Triste-Figure,
_que la première figure que fasse Votre Grâce sur mes terres soit
aussi désagréable qu'on vient de le voir; mais négligences
d'écuyer sont souvent causes de pires événements.

-- Celui qui me procure l'honneur de vous voir, ô valeureux
prince, répondit don Quichotte, ne peut en aucun cas être
désagréable, quand même ma chute n'aurait fini qu'au fond des
abîmes, car la gloire de vous avoir vu aurait suffi pour m'en
tirer et m'en relever. Mon écuyer, maudit soit-il de Dieu! sait
mieux délier la langue pour dire des malices, que lier et sangler
une selle pour qu'elle tienne bon. Mais, de quelque manière que je
me trouve, tombé ou relevé, à pied ou à cheval, je serai toujours
à votre service et à celui de madame la duchesse, votre digne
compagne, digne souveraine de la beauté et princesse universelle
de la courtoisie.

-- Doucement, doucement, mon seigneur don Quichotte, dit le duc;
là où règne madame doña Dulcinée du Toboso, il n'est pas juste de
louer d'autres attraits.»

En ce moment Sancho s'était débarrassé du lacet, et se trouvant
près de là, il prit la parole avant que son maître répondît:

«On ne peut nier, dit-il, que madame Dulcinée du Toboso ne soit
extrêmement belle, et j'en jurerais par serment; mais où l'on y
pense le moins saute le lièvre, et j'ai ouï dire que ce qu'on
appelle la nature est comme un potier qui fait des vases de terre.
Celui qui fait un beau vase peut bien en faire deux, trois et
cent. Si je dis cela, c'est qu'en bonne foi de Dieu madame la
duchesse n'a rien à envier à notre maîtresse madame Dulcinée du
Toboso.»

Don Quichotte, se tournant alors vers la duchesse, lui dit:

«Il faut que Votre Grandeur s'imagine que jamais au monde
chevalier errant n'eut un écuyer plus grand parleur et plus
agréable plaisant que le mien, et il prouvera la vérité de ce que
je dis, si Votre Haute Excellence veut bien me garder quelques
jours à son service.»

La duchesse répondit:

«De ce que le bon Sancho soit plaisant, je l'en estime davantage,
car c'est signe qu'il est spirituel. Les bons mots, les saillies,
le fin badinage ne sont point, comme Votre Grâce le sait
parfaitement, seigneur don Quichotte, le partage des esprits
lourds et grossiers; et, puisque le bon Sancho est rieur et
plaisant, je le tiens désormais pour homme d'esprit.

-- Et bavard, ajouta don Quichotte.

-- Tant mieux, reprit le duc, car beaucoup de bons mots ne se
peuvent dire en peu de paroles. Mais, pour que nous ne perdions
pas nous-mêmes le temps à parler, marchons, et que le grand
_chevalier de la Triste-Figure..._

-- Le chevalier des Lions, doit dire Votre Altesse, interrompit
Sancho, car il n'y a plus de triste figure. L'enseigne est celle
des Lions.

-- Je dis, poursuivit le duc, que le seigneur _chevalier des Lions
_nous accompagne à un mien château qui est ici près; il y recevra
l'accueil si justement dû à si haute personne, et que la duchesse
et moi ne manquons jamais de faire à tous les chevaliers errants
qui s'y présentent.»

Sancho, cependant, avait relevé et sanglé la selle de Rossinante.
Don Quichotte étant remonté sur son coursier, et le duc sur un
cheval magnifique, ils mirent la duchesse entre eux deux, et
prirent le chemin du château. La duchesse appela Sancho et le fit
marcher à côté d'elle, car elle s'amusait beaucoup d'entendre ses
saillies bouffonnes. Sancho ne se fit pas prier, et, se mêlant à
travers les trois seigneurs, il se mit de quart dans la
conversation, au grand plaisir de la duchesse et de son mari, pour
qui c'était une véritable bonne fortune d'héberger dans leur
château un tel chevalier errant et un tel écuyer parlant.

Chapitre XXXI

_Qui traite d'une foule de grandes choses_


Sancho ne se sentait pas d'aise de se voir ainsi en privauté avec
la duchesse, se figurant qu'il allait trouver dans ce château ce
qu'il avait déjà trouvé chez don Diego et chez Basile; et,
toujours enclin aux douceurs d'une bonne vie, il prenait par les
cheveux, chaque fois qu'elle s'offrait, l'occasion de faire
bombance. L'histoire raconte qu'avant qu'ils arrivassent au
château ou maison de plaisance, le duc prit les devants, et donna
des ordres à tous ses domestiques sur la manière dont ils devaient
traiter don Quichotte. Dès que celui-ci parut avec la duchesse aux
portes du château, deux laquais ou palefreniers en sortirent,
couverts jusqu'aux pieds d'espèces de robes de chambre en satin
cramoisi, lesquels, ayant pris don Quichotte entre leurs bras,
l'enlevèrent de la selle, et lui dirent:

«Que Votre Grandeur aille maintenant descendre de son palefroi
madame la duchesse.»

Don Quichotte obéit; mais, après force compliments et cérémonies,
après force prières et refus, la duchesse l'emporta dans sa
résistance. Elle ne voulut descendre de son palefroi que dans les
bras du duc, disant qu'elle ne se trouvait pas digne de charger un
si grand chevalier d'un si inutile fardeau. Enfin, le duc vint lui
faire mettre pied à terre, et, quand ils entrèrent dans une vaste
cour d'honneur, deux jolies damoiselles s'approchèrent et jetèrent
sur les épaules de don Quichotte un long manteau de fine écarlate.
Aussitôt toutes les galeries de la cour se couronnèrent des valets
de la maison qui disaient à grands cris: «Bienvenue soit la fleur
et la crème des chevaliers errants!» et qui versaient à l'envi des
flacons d'eau de senteur sur don Quichotte et ses illustres hôtes.
Tout cela ravissait don Quichotte, et ce jour fut le premier de sa
vie où il se crut et se reconnut chevalier errant véritable et non
fantastique, en se voyant traiter de la même manière qu'il avait
lu qu'on traitait les chevaliers errants dans les siècles passés.

Sancho, laissant là le grison, s'était cousu aux jupons de la
duchesse; et il entra avec elle dans le château. Mais bientôt, se
sentant un remords de conscience de laisser son âne tout seul, il
s'approcha d'une vénérable duègne, qui était venue avec d'autres
recevoir la duchesse, et lui dit à voix basse:

«Madame Gonzalez, ou comme on appelle Votre Grâce...

-- Je m'appelle doña Rodriguez de Grijalva[186], répondit la duègne;
qu'y a-t-il pour votre service, frère?

-- Je voudrais, répliqua Sancho, que Votre Grâce me fît celle de
sortir devant la porte du château, où vous trouverez un âne qui
est à moi. Ensuite Votre Grâce aura la bonté de le faire mettre ou
de le mettre elle-même dans l'écurie; car le pauvre petit est un
peu timide, et, s'il se voit seul, il ne saura plus que devenir.

-- Si le maître est aussi galant homme que le valet, repartit la
duègne, nous avons fait là une belle trouvaille. Allez, frère, à
la male heure pour vous et pour qui vous amène, et chargez-vous de
votre âne; nous autres duègnes de cette maison ne sommes pas
faites à semblables besognes.

-- Eh bien, en vérité, répondit Sancho, j'ai ouï dire à mon
seigneur, qui est au fait des histoires, lorsqu'il racontait celle
de Lancelot quand il vint de Bretagne, que les dames prenaient
soin de lui et les duègnes de son bidet[187], et certes, pour ce qui
est de mon âne, je ne le troquerais pas contre le bidet du
seigneur Lancelot.

-- Frère, répliqua la duègne, si vous êtes bouffon de votre
métier, gardez vos bons mots pour une autre occasion; attendez
qu'ils semblent tels et qu'on vous les paye, car de moi vous ne
tirerez rien qu'une figue.

-- Elle sera du moins bien mûre, repartit Sancho, pour peu qu'en
fait d'années elle gagne le point sur Votre Grâce.

-- Fils de coquine! s'écria la duègne tout enflammée de colère, si
je suis vieille ou non, c'est à Dieu que j'en rendrai compte, et
non pas à vous, rustre, manant, mangeur d'ail!»

Cela fut dit d'une voix si haute que la duchesse l'entendit; elle
tourna la tête, et, voyant la duègne tout agitée avec les yeux
rouges de fureur, elle lui demanda contre qui elle en avait.

«J'en ai, répondit la duègne, contre ce brave homme, qui m'a
demandé très-instamment d'aller mettre à l'écurie un sien âne qui
est à la porte du château, me citant pour exemple que cela s'était
fait je ne sais où, que des dames pansaient un certain Lancelot et
des duègnes son bidet; puis, pour finir et par-dessus le marché,
il m'a appelé vieille.

-- Oh! voilà ce que j'aurais pris pour affront, s'écria la
duchesse, plus que tout ce qu'on aurait pu me dire.»

Et, se tournant vers Sancho:

«Prenez garde, ami Sancho, lui dit-elle, que doña Rodriguez est
encore toute jeune, et que ces longues coiffes que vous lui voyez,
elle les porte plutôt à cause de l'autorité de sa charge et de
l'usage qui le veut ainsi, qu'à cause des années.

-- Qu'il ne me reste pas une heure à vivre, répondit Sancho, si je
l'ai dit dans cette intention; oh! non; si j'ai parlé de la sorte,
c'est que ma tendresse est si grande pour mon âne, que je ne
croyais pas pouvoir le recommander à une personne plus charitable
que madame doña Rodriguez.»

Don Quichotte, qui entendait tout cela, ne put s'empêcher de dire:

«Sont-ce là, Sancho, des sujets de conversation pour un lieu tel
que celui-ci?

-- Seigneur, répondit Sancho, chacun parle de la nécessité où il
se trouve quand il la sent. Ici je me suis souvenu du grison, et
ici j'ai parlé de lui; et si je m'en fusse souvenu à l'écurie,
c'est là que j'en aurais parlé.

-- Sancho est dans le vrai et le certain, ajouta le duc, et je ne
vois rien à lui reprocher. Quant au grison, il aura sa ration à
bouche que veux-tu; et que Sancho perde tout souci; on traitera
son âne comme lui-même.»

Au milieu de ces propos, qui divertissaient tout le monde, hors
don Quichotte, on arriva aux appartements du haut, et l'on fit
entrer don Quichotte dans une salle ornée de riches tentures d'or
et de brocart. Six demoiselles vinrent le désarmer et lui servir
de pages, toutes bien averties par le duc et la duchesse de ce
qu'elles devaient faire, et bien instruites sur la manière dont il
fallait traiter don Quichotte, pour qu'il s'imaginât et reconnût
qu'on le traitait en chevalier errant.

Une fois désarmé, don Quichotte resta avec ses étroits hauts-de-
chausses et son pourpoint de chamois, sec, maigre, allongé, les
mâchoires serrées et les joues si creuses qu'elles se baisaient
l'une l'autre dans la bouche; figure telle que, si les demoiselles
qui le servaient n'eussent pas eu grand soin de retenir leur
gaieté, suivant les ordres exprès qu'elles en avaient reçus de
leurs seigneurs, elles seraient mortes de rire. Elles le prièrent
de se déshabiller pour qu'on lui passât une chemise; mais il ne
voulut jamais y consentir, disant que la décence ne seyait pas
moins que la valeur aux chevaliers errants. Toutefois il demanda
qu'on donnât la chemise à Sancho, et, s'étant enfermé avec lui
dans une chambre où se trouvait un lit magnifique, il se
déshabilla, et passa la chemise. Dès qu'il se vit seul avec
Sancho:

«Dis-moi, lui dit-il, bouffon nouveau et imbécile de vieille date,
trouves-tu bien d'outrager et de déshonorer une duègne aussi
vénérable, aussi digne de respect que l'est celle-là? Était-ce
bien le moment de te souvenir du grison? ou sont-ce des seigneurs
capables de laisser manquer les bêtes, quand ils traitent les
maîtres avec tant de magnificence? Au nom de Dieu, Sancho,
corrige-toi, et ne montre pas la corde à ce point qu'on vienne à
s'apercevoir que tu n'es tissu que d'une toile rude et grossière.
Prends donc garde, pécheur endurci, que le seigneur est tenu
d'autant plus en estime qu'il a des serviteurs plus honorables et
mieux nés, et qu'un des plus grands avantages qu'ont les princes
sur les autres hommes, c'est d'avoir à leur service des gens qui
valent autant qu'eux. N'aperçois-tu point, esprit étroit et
désespérant, qu'en voyant que tu es un rustre grossier et un
méchant diseur de balivernes, on pensera que je suis quelque
hobereau de colombier, ou quelque chevalier d'industrie? Non, non,
ami Sancho; fuis ces écueils, fuis ces dangers; celui qui se fait
beau parleur et mauvais plaisant trébuche au premier choc, et
tombe au rôle de misérable bouffon. Retiens ta langue, épluche et
rumine tes paroles avant qu'elles te sortent de la bouche, et fais
attention que nous sommes arrivés en lieu tel, qu'avec l'aide de
Dieu et la valeur de mon bras, nous devons en sortir avantagés,
comme on dit, du tiers et du quart, en renommée et en fortune.»

Sancho promit très-sincèrement à son maître de se coudre la
bouche, ou de se mordre la langue plutôt que de dire un mot qui ne
fût pas à propos et mûrement considéré, comme il le lui ordonnait.

«Vous pouvez, ajouta-t-il, perdre à cet égard tout souci; ce ne
sera jamais par moi qu'on découvrira qui nous sommes.»

Don Quichotte, cependant, acheva de s'habiller; il mit son
baudrier et son épée, jeta sur ses épaules le manteau d'écarlate,
ajusta sur sa tête une _montera _de satin vert que lui avaient
donnée les demoiselles, et, paré de ce costume, il entra dans la
grande salle, où il trouva les mêmes demoiselles, rangées sur deux
files, autant d'un côté que de l'autre, et toutes portant des
flacons d'eau de senteur, qu'elles lui versèrent sur les mains
avec force révérences et cérémonies.

Bientôt arrivèrent douze pages, ayant à leur tête le maître
d'hôtel, pour le conduire à la table où l'attendaient les maîtres
du logis. Ils le prirent au milieu d'eux, et le menèrent, plein de
pompe et de majesté, dans une autre salle, où l'on avait dressé
une table somptueuse, avec quatre couverts seulement. Le duc et la
duchesse s'avancèrent jusqu'à la porte de la salle pour le
recevoir; ils étaient accompagnés d'un grave ecclésiastique, de
ceux qui gouvernent les maisons des grands seigneurs; de ceux qui,
n'étant pas nés grands seigneurs, ne sauraient apprendre à ceux
qui le sont comment ils doivent l'être; de ceux qui veulent que la
grandeur des grands se mesure à la petitesse de leur esprit; de
ceux enfin qui, voulant instruire ceux qu'ils gouvernent à réduire
leurs libéralités, les font paraître mesquins et misérables[188]. De
ces gens-là sans doute était le grave religieux qui vint avec le
duc et la duchesse à la rencontre de don Quichotte. Ils se firent
mille courtoisies mutuelles, et finalement ayant placé don
Quichotte entre eux, ils allèrent s'asseoir à la table. Le duc
offrit le haut bout à don Quichotte, et, bien que celui-ci le
refusât d'abord, les instances du duc furent telles qu'il dut à la
fin l'accepter. L'ecclésiastique s'assit en face du chevalier, le
duc et la duchesse aux deux côtés de la table. À tout cela Sancho
se trouvait présent, stupéfait, ébahi des honneurs que ces princes
rendaient à son maître. Quand il vit les cérémonies et les prières
qu'adressait le duc à don Quichotte pour le faire asseoir au haut
bout de la table, il prit la parole:

«Si Vos Grâces, dit-il, veulent bien m'en donner la permission, je
leur conterai une histoire qui est arrivée dans mon village à
propos des places à table.»

À peine Sancho eut-il ainsi parlé, que don Quichotte trembla de
tout son corps, persuadé qu'il allait dire quelque sottise. Sancho
le regarda, le comprit, et lui dit:

«Ne craignez pas que je m'oublie, mon seigneur, ni que je dise une
chose qui ne vienne pas juste à point. Je n'ai pas encore perdu la
mémoire des conseils que Votre Grâce me donnait tout à l'heure sur
ce qui est de parler peu ou prou, bien ou mal.

-- Je ne me souviens de rien, répondit don Quichotte; dis ce que
tu voudras, pourvu que tu le dises vite.

-- Ce que je veux dire, reprit Sancho, est si bien la vérité pure,
que mon seigneur don Quichotte ici présent ne me laissera pas
mentir.

-- Que m'importe? répliqua don Quichotte; mens, Sancho, tant qu'il
te plaira, ce n'est pas moi qui t'en empêcherai; seulement prends
garde à ce que tu vas dire.

-- J'y ai si bien pris garde et si bien regardé, repartit Sancho,
qu'on peut dire cette fois que celui qui sonne les cloches est en
sûreté, et c'est ce qu'on va voir à l'oeuvre.

-- Il me semble, interrompit don Quichotte, que Vos Seigneuries
feraient bien de faire chasser d'ici cet imbécile, qui dira mille
stupidités.

-- Par la vie du duc, dit la duchesse, Sancho ne me quittera pas
d'un pas. Je l'aime beaucoup, car je sais qu'il est très-
spirituel.

-- Spirituels soient aussi les jours de Votre Sainteté! s'écria
Sancho, pour la bonne estime que vous faites de moi, bien que je
n'en sois pas digne. Mais voici le conte que je veux conter; Un
jour, il arriva qu'un hidalgo de mon village, très-riche et de
grande qualité, car il descendait des Alamos de Medina-del-Campo,
lequel avait épousé doña Mencia de Quiñonès, fille de don Alonzo
de Marañon, chevalier de l'ordre de Saint-Jacques qui se noya à
l'île de la Herradura[189], pour qui s'éleva cette grande querelle
qu'il y eut, il y a quelques années, dans notre village, où se
trouva, si je ne me trompe, mon seigneur don Quichotte, et où fut
blessé Tomasillo le garnement, fils de Balbastro le maréchal...
N'est-ce pas vrai, tout cela, seigneur notre maître? dites-le, par
votre vie, afin que ces seigneurs ne me prennent pas pour quelque
menteur bavard.

-- Jusqu'à présent, dit l'ecclésiastique, je vous tiendrai plutôt
pour bavard que pour menteur; plus tard, je ne sais trop ce que je
penserai de vous.

-- Tu prends tant de gens à témoin, Sancho, répondit don
Quichotte, et tu cites tant d'enseignes, que je ne puis m'empêcher
de convenir que tu dis sans doute la vérité. Mais continue, et
abrège l'histoire, car tu prends le chemin de ne pas finir en deux
jours.

-- Qu'il n'abrège pas, s'écria la duchesse, s'il veut me faire
plaisir, mais qu'il conte son histoire comme il la sait, dût-il ne
pas finir de six jours, car s'il ne met autant à la conter, ce
seront les meilleurs jours que j'aurai passés de ma vie.

-- Je dis donc, mes bons seigneurs, continua Sancho, que cet
hidalgo, que je connais comme mes mains, puisqu'il n'y a pas de ma
maison à la sienne une portée de mousquet, invita à dîner un
laboureur pauvre, mais honnête homme.

-- Au fait, frère, au fait, s'écria le religieux, vous prenez la
route de ne pas arriver au bout de votre histoire d'ici à l'autre
monde.

-- J'y arriverai bien à mi-chemin, s'il plaît à Dieu, répondit
Sancho. Je dis donc que ce laboureur étant arrivé chez cet hidalgo
qui l'avait invité, que Dieu veuille avoir recueilli son âme, car
il est mort à présent, et à telles enseignes qu'il fit, dit-on,
une vraie mort d'ange; mais je ne m'y trouvai pas présent, car
alors j'avais été faire la moisson à Temblèque.

-- Par votre vie, frère, s'écria de nouveau le religieux, revenez
vite de Tremblèque, et, sans enterrer votre hidalgo, si vous ne
voulez nous enterrer aussi, dépêchez votre histoire.

-- Le cas est, reprit Sancho, qu'étant tous deux sur le point de
se mettre à table il me semble que je les vois à présent mieux que
jamais...»

Le duc et la duchesse prenaient grand plaisir au déplaisir que
montrait le bon religieux des pauses et des interruptions que
mettait Sancho à conter son histoire, et don Quichotte se
consumait dans une rage concentrée.

«Je dis donc, reprit Sancho, qu'étant tous deux comme j'ai dit,
prêts à s'attabler, le laboureur s'opiniâtrait à ce que l'hidalgo
prît le haut de la table, et l'hidalgo s'opiniâtrait également à
ce que le laboureur le prît, disant qu'il fallait faire chez lui
ce qu'il ordonnait. Mais le laboureur, qui se piquait d'être
courtois et bien élevé, ne voulut jamais y consentir, jusqu'à ce
qu'enfin l'hidalgo, impatienté, lui mettant les deux mains sur les
épaules, le fit asseoir par force, en lui disant: «Asseyez-vous,
lourdaud; quelque part que je me place, je tiendrai toujours votre
haut bout.» Voilà mon histoire, et je crois, en vérité, qu'elle ne
vient pas si mal à propos.»

Don Quichotte rougit, pâlit, prit toutes sortes de couleurs, qui
sur son teint brun semblaient lui jasper le visage. Le duc et la
duchesse continrent leur envie de rire pour que don Quichotte
n'achevât point d'éclater, car ils avaient compris la malice de
Sancho; et, pour changer d'entretien, afin que Sancho ne se lançât
point dans d'autres sottises, la duchesse demanda à don Quichotte
quelles nouvelles il avait de madame Dulcinée, et s'il lui avait
envoyé ces jours passés quelque présent de géants ou de
malandrins[190], car il ne pouvait manquer d'en avoir vaincu
plusieurs.

«Madame, répondit don Quichotte, mes disgrâces, bien qu'elles
aient eu un commencement, n'auront jamais de fin. Des géants, j'en
ai vaincu; des félons et des malandrins, je lui en ai envoyé; mais
où pouvaient-ils la trouver, puisqu'elle est enchantée et changée
en la plus laide paysanne qui se puisse imaginer?

-- Je n'y comprends rien, interrompit Sancho Panza; à moi elle me
semble la plus belle créature du monde. Au moins, pour la légèreté
et la cabriole, je sais bien qu'elle en revendrait à un danseur de
corde. En bonne foi de Dieu, madame la duchesse, elle vous saute
de terre sur une bourrique, comme le ferait un chat.

-- L'avez-vous vue enchantée, Sancho? demanda le duc.

-- Comment, si je l'ai vue! répondit Sancho; et qui diable, si ce
n'est moi, a donné le premier dans l'histoire de l'enchantement?
elle est, pardieu, aussi enchantée que mon père.»

L'ecclésiastique, qui entendait parler de géants, de malandrins,
d'enchantements, finit par se douter que ce nouveau venu pourrait
bien être ce don Quichotte de la Manche dont le duc lisait
habituellement l'histoire, chose qu'il lui avait plusieurs fois
reprochée, disant qu'il était extravagant de lire de telles
extravagances. Quand il se fut assuré que ce qu'il soupçonnait
était la vérité, il se tourna plein de colère vers le duc:

«Votre Excellence, monseigneur, lui dit-il, aura un jour à rendre
compte à Notre-Seigneur de ce que fait ce pauvre homme. Ce don
Quichotte, ou don Nigaud, ou comme il s'appelle, ne doit pas être,
à ce que j'imagine, aussi fou que Votre Excellence veut qu'il le
soit, en lui fournissant des occasions de lâcher la bride à ses
impertinences et à ses lubies.»

Puis, adressant la parole à don Quichotte, il ajouta:

«Et vous, tête à l'envers, qui vous a fourré dans la cervelle que
vous êtes chevalier errant, que vous vainquez des géants et
arrêtez des malandrins? Allez, et que Dieu vous conduise;
retournez à votre maison, élevez vos enfants, si vous en avez,
prenez soin de votre bien, et cessez de courir le monde comme un
vagabond, bayant aux corneilles, et prêtant à rire à tous ceux qui
vous connaissent et ne vous connaissent pas. Où diable avez-vous
donc trouvé qu'il y eût ou qu'il y ait à cette heure des
chevaliers errants? Où donc y a-t-il des géants en Espagne, ou des
malandrins dans la Manche? Où donc y a-t-il des Dulcinées
enchantées, et tout ce ramas de simplicités qu'on raconte de
vous?»

Don Quichotte avait écouté dans une silencieuse attention les
propos de ce vénérable personnage. Mais voyant qu'enfin il se
taisait, sans respect pour ses illustres hôtes, l'air menaçant et
le visage enflammé de colère, il se leva tout debout, et
s'écria... Mais cette réponse mérite bien un chapitre à part.

Chapitre XXXII

_De la réponse que fit don Quichotte à son censeur ainsi que
d'autres graves et gracieux événement_


S'étant donc levé tout debout et tremblant des pieds à la tête
comme un épileptique, don Quichotte s'écria d'une voix émue et
précipitée:

«Le lieu où je suis, la présence des personnages devant qui je me
trouve, le respect que j'eus et que j'aurai toujours pour le
caractère dont Votre Grâce est revêtue, enchaînent les mains à mon
juste ressentiment. Ainsi donc, pour ce que je viens de dire, et
pour savoir ce que tout le monde sait, que les armes des gens de
robe sont les mêmes que celles de la femme, c'est-à-dire la
langue, j'entrerai avec la mienne en combat égal avec Votre Grâce,
de qui l'on devait attendre plutôt de bons conseils que des
reproches infamants. Les remontrances saintes et bien
intentionnées exigent d'autres circonstances, et demandent
d'autres formes. Du moins, me reprendre ainsi en public, et avec
tant d'aigreur, cela passe toutes les bornes de la juste
réprimande, qui sied mieux s'appuyant sur la douceur que sur
l'âpreté; et ce n'est pas bien, n'ayant aucune connaissance du
péché que l'on censure, d'appeler le pécheur, sans plus de façon,
extravagant et imbécile. Mais dites-moi, pour laquelle des
extravagances que vous m'avez vu faire me blâmez-vous, me
condamnez-vous, me renvoyez-vous gouverner ma maison, et prendre
soin de ma femme et de mes enfants, sans savoir si j'ai des
enfants et une femme? N'y a-t-il autre chose à faire que de
s'introduire à tort et à travers dans les maisons d'autrui pour en
gouverner les maîtres? et faut-il, quand on s'est élevé dans
l'étroite enceinte de quelque pensionnat, sans avoir jamais vu
plus de monde que n'en peuvent contenir vingt ou trente lieues de
district, se mêler d'emblée de donner des lois à la chevalerie et
de juger les chevaliers errants? Est-ce, par hasard, une vaine
occupation, est-ce un temps mal employé que celui que l'on
consacre à courir le monde, non point pour en chercher les
douceurs, mais bien les épines, au travers desquelles les gens de
bien montent s'asseoir à l'immortalité? Si j'étais tenu pour
imbécile par les gentilshommes, par les gens magnifiques,
généreux, de haute naissance, ah! j'en ressentirais un irréparable
affront; mais que des pédants, qui n'ont jamais foulé les routes
de la chevalerie, me tiennent pour insensé, je m'en ris comme
d'une obole. Chevalier je suis, et chevalier je mourrai, s'il
plaît au Très-Haut. Les uns suivent le large chemin de
l'orgueilleuse ambition; d'autres, celui de l'adulation basse et
servile; d'autres encore, celui de l'hypocrisie trompeuse; et
quelques-uns enfin, celui de la religion sincère. Quant à moi,
poussé par mon étoile, je marche dans l'étroit sentier de la
chevalerie errante, méprisant, pour exercer cette profession, la
fortune, mais non point l'honneur. J'ai vengé des injures,
redressé des torts, châtié des insolences, vaincu des géants,
affronté des monstres et des fantômes. Je suis amoureux,
uniquement parce qu'il est indispensable que les chevaliers
errants le soient; et l'étant, je ne suis pas des amoureux
déréglés, mais des amoureux continents et platoniques. Mes
intentions sont toujours dirigées à bonne fin, c'est-à-dire à
faire du bien à tous, à ne faire du mal à personne. Si celui qui
pense ainsi, qui agit ainsi, qui s'efforce de mettre tout cela en
pratique, mérite qu'on l'appelle nigaud, je m'en rapporte à Vos
Grandeurs, excellents duc et duchesse.

-- Bien, pardieu, bien! s'écria Sancho. Ne dites rien de plus pour
votre défense, mon seigneur et maître; car il n'y a rien de plus à
dire, rien de plus à penser, rien de plus à soutenir dans le
monde. D'ailleurs, puisque ce seigneur a nié, comme il l'a fait,
qu'il y ait eu et qu'il y ait des chevaliers errants, qu'y a-t-il
d'étonnant qu'il ne sache pas un mot des choses qu'il a dites?

-- Seriez-vous par hasard, frère, demanda l'ecclésiastique, ce
Sancho Panza dont on parle, à qui votre maître a promis une île?

-- Oui, certes, je le suis, répondit Sancho; je suis qui la mérite
aussi bien que tout autre. Je suis de ceux-là: «Réunis-toi aux
bons, et tu deviendras l'un d'eux» et de ceux-là aussi: «Non avec
qui tu nais, mais avec qui tu pais» et de ceux-là encore: «Qui
s'attache à bon arbre en reçoit bonne ombre.» Je me suis attaché à
un bon maître, et il y a bien des mois que je vais en sa
compagnie, et je deviendrai un autre lui-même, avec la permission
de Dieu. Vive lui et vive moi! car ni les empires ne lui
manqueront à commander, ni à moi les îles à gouverner.

-- Non, assurément, ami Sancho, s'écria le duc; et moi, au nom du
seigneur don Quichotte, je vous donne le gouvernement d'une île
que j'ai vacante à présent, et non de médiocre qualité.

-- Va te mettre à genoux, dit don Quichotte, et baise les pieds à
Son Excellence pour la grâce qu'elle te fait.»

Sancho s'empressa d'obéir. À cette vue, l'ecclésiastique se leva
de table, plein de dépit et de colère.

«Par l'habit que je porte, s'écria-t-il, je dirais volontiers que
Votre Excellence est aussi insensée que ces pécheurs. Comment ne
seraient-ils pas fous, quand les sages canonisent leurs folies?
Que Votre Excellence reste avec eux; tant qu'ils seront dans cette
maison, je me tiendrai dans la mienne, et me dispenserai de
reprendre ce que je ne puis corriger.»

Là-dessus, il s'en alla, sans dire ni manger davantage, et sans
qu'aucune prière pût le retenir. Il est vrai que le duc ne le
pressa pas beaucoup, empêché qu'il était par l'envie de rire que
lui avait causée son impertinente colère.

Quand il eut ri tout à son aise, il dit à don Quichotte:

«Votre Grâce, seigneur chevalier des Lions, a répondu si
hautement, si victorieusement, qu'il ne vous reste rien à relever
dans cette injure, qui paraît un affront, mais ne l'est en aucune
manière; car, de même que les femmes ne peuvent outrager, les
ecclésiastiques, comme Votre Grâce le sait bien, ne le peuvent pas
davantage.

-- Cela est vrai, répondit don Quichotte, et la cause en est que
celui qui ne peut être outragé ne peut outrager personne. Les
femmes, les enfants, les prêtres, ne pouvant se défendre même
s'ils sont offensés, ne peuvent recevoir d'outrage. Entre
l'affront et l'offense il y a, en effet, cette différence-ci,
comme Votre Excellence le sait mieux que moi; l'affront vient de
la part de celui qui peut le faire, le fait et le soutient;
l'offense peut venir de la part de quiconque, sans causer
d'affront. Par exemple, quelqu'un est dans la rue, ne songeant à
rien; dix hommes viennent à main armée et lui donnent des coups de
bâton; il met l'épée à la main, et fait son devoir; mais la
multitude des ennemis l'empêche de remplir son intention, qui est
de se venger. Celui-là a reçu une offense, mais pas un affront. Un
autre exemple confirmera cette vérité; Quelqu'un tourne le dos, un
autre arrive par derrière, et le frappe avec un bâton; mais, après
l'avoir frappé, il se sauve sans l'attendre. Le premier le
poursuit, et ne peut l'attraper. Celui qui a reçu les coups de
bâton a reçu une offense, mais non pas un affront, qui, pour être
tel, doit être soutenu. Si celui qui a donné les coups, même à la
dérobée, eût mis l'épée à la main et fût resté de pied ferme,
faisant tête à son ennemi, le battu serait resté avec une offense
et un affront tout à la fois; avec une offense, parce qu'on
l'aurait frappé par trahison; avec un affront, parce que celui qui
l'a frappé aurait soutenu ce qu'il avait fait, sans tourner le dos
et de pied ferme. Ainsi, suivant les lois du maudit duel, j'ai pu
recevoir une offense, mais non pas un affront. En effet, ni les
enfants, ni les femmes ne ressentent un outrage; ils ne peuvent
pas fuir, et n'ont aucune raison d'attendre. Il en est de même des
ministres de la sainte religion, parce que ces trois espèces de
personnes manquent d'armes offensives et défensives. Ainsi, bien
qu'ils soient, par droit naturel, obligés de se défendre, ils ne
le sont jamais d'offenser personne. Or donc, bien que j'aie dit
tout à l'heure que je pouvais avoir été offensé, je dis maintenant
que je n'ai pu l'être en aucune façon; car, qui ne peut recevoir
d'affront, peut encore moins en faire. Par toutes ces raisons je
ne dois pas ressentir, et ne ressens pas, en effet, ceux que j'ai
reçus de ce brave homme. Seulement, j'aurais voulu qu'il attendît
un peu, pour que je lui fisse comprendre l'erreur où il est en
pensant et disant qu'il n'y a point eu et qu'il n'y a point de
chevaliers errants en ce monde. Si Amadis ou quelque rejeton de
son infinie progéniture eût entendu ce blasphème, je crois que Sa
Révérence s'en fût mal trouvée.

-- Oh! je le jure, moi, s'écria Sancho; ils vous lui eussent
appliqué un fendant qui l'aurait ouvert de haut en bas, comme une
grenade ou comme un melon bien mûr. C'étaient des gens, ma foi, à
souffrir ainsi qu'on leur marchât sur le pied! Par le signe de la
croix, je suis sûr que, si Renaud de Montauban eût entendu le
pauvre petit homme tenir ces propos-là, il lui aurait appliqué un
tel horion sur la bouche, que l'autre n'en aurait pas parlé de
trois ans. Sinon, qu'il se joue avec eux, et il verra s'il se tire
de leurs mains.»

La duchesse mourait de rire en écoutant parler Sancho; et, dans
son opinion, elle le tenait pour plus plaisant et plus fou que son
maître; et bien des gens dans ce temps-là furent du même avis.

Enfin, don Quichotte se calma, et le repas finit paisiblement. Au
moment de desservir, quatre demoiselles entrèrent, l'une portant
un bassin d'argent, la seconde une aiguière du même métal, la
troisième deux riches et blanches serviettes sur l'épaule, et la
quatrième ayant les bras nus jusqu'au coude, et dans ses blanches
mains (car elles ne pouvaient manquer d'être blanches) une boule
de savon napolitain. La première s'approcha, et, d'un air dégagé,
vint enchâsser le bassin sous le menton de don Quichotte, lequel,
sans dire un mot, mais étonné d'une semblable cérémonie, crut que
c'était l'usage du pays, au lieu de laver les mains, de laver les
mentons. Il tendit donc le sien aussi loin qu'il put, et, la
demoiselle à l'aiguière commençant à verser de l'eau, la
demoiselle au savon lui frotta la barbe à tour de bras, couvrant
de flocons de neige (car l'écume de savon n'était pas moins
blanche), non-seulement le menton, mais tout le visage et
jusqu'aux yeux de l'obéissant chevalier, tellement qu'il fut
contraint de les fermer bien vite. Le duc et la duchesse, qui
n'étaient prévenus de rien, attendaient avec curiosité comment
finirait une si étrange lessive. Quand la demoiselle barbière eut
noyé le patient sous un pied d'écume, elle feignit de manquer
d'eau, et envoya la demoiselle de l'aiguière en chercher, priant
le seigneur don Quichotte d'attendre un moment. L'autre obéit, et
don Quichotte resta cependant avec la figure la plus bizarre et la
plus faite pour rire qui se puisse imaginer. Tous les assistants,
et ils étaient nombreux, avaient les regards fixés sur lui; et,
comme ils le voyaient avec un cou d'une aune, plus que
médiocrement noir, les yeux fermés et la barbe pleine de savon, ce
fut un prodige qu'ils eussent assez de retenue pour ne pas éclater
de rire. Les demoiselles de la plaisanterie tenaient les yeux
baissés, sans oser regarder leurs seigneurs. Ceux-ci étouffaient
de colère et de rire, et ils ne savaient lequel faire, ou châtier
l'audace des jeunes filles, ou les récompenser pour le plaisir
qu'ils prenaient à voir don Quichotte en cet état.

Finalement, la demoiselle à l'aiguière revint, et l'on acheva de
bien laver don Quichotte; puis, celle qui portait les serviettes
l'essuya et le sécha très-posément, et toutes quatre, faisant
ensemble une profonde révérence, allaient se retirer; mais le duc,
pour que don Quichotte n'aperçût point qu'on lui jouait pièce,
appela la demoiselle au bassin:

«Venez, lui dit-il, et lavez-moi; mais prenez garde que l'eau ne
vous manque point.»

La jeune fille, aussi avisée que diligente, s'empressa de mettre
le bassin au duc comme à don Quichotte, et toutes quatre s'étant
hâtées de le bien laver, savonner, essuyer et sécher, elles firent
leurs révérences et s'en allèrent. On sut ensuite que le duc avait
juré que, si elles ne l'eussent pas échaudé comme don Quichotte,
il aurait châtié leur effronterie, qu'elles corrigèrent, du reste,
fort discrètement, en le savonnant lui-même.[191]

Sancho était resté très-attentif aux cérémonies de ce savonnage:

«Sainte Vierge! se dit-il à lui-même, est-ce que ce serait aussi
l'usage en ce pays de laver la barbe aux écuyers comme aux
chevaliers? En bonne foi de Dieu et de mon âme, j'en aurais grand
besoin, et, si l'on me l'émondait avec le rasoir, ce serait encore
un plus grand service.

-- Que dites-vous là tout bas, Sancho? demanda la duchesse.

-- Je dis, madame, que, dans les cours des autres princes, j'ai
toujours ouï dire qu'après le dessert on versait de l'eau sur les
mains, mais non pas du savon sur les barbes; qu'ainsi il fait bon
vivre beaucoup pour beaucoup voir. On dit bien aussi que celui-là
qui vit une longue vie a bien des mauvais moments à passer; mais
passer par un lavage de cette façon, ce doit être plutôt un
plaisir qu'une peine.

-- Eh bien! n'ayez pas de souci, ami Sancho, dit la duchesse,
j'ordonnerai à mes demoiselles de vous savonner, et même de vous
mettre en lessive, si c'est nécessaire.

-- Je me contente de la barbe, reprit Sancho, quant à présent du
moins; car, dans la suite des temps, Dieu a dit ce qui sera.

-- Voyez un peu, maître d'hôtel, dit la duchesse, ce que demande
le bon Sancho, et exécutez ses volontés au pied de la lettre.»

Le maître d'hôtel répondit qu'en toute chose le seigneur Sancho
serait servi à souhait. Sur cela, il alla dîner, emmenant avec lui
Sancho, tandis que don Quichotte et ses hôtes restaient à table,
causant de choses et d'autres, mais qui toutes se rapportaient au
métier des armes et à la chevalerie errante.

La duchesse pria don Quichotte de lui décrire et de lui dépeindre,
puisqu'il semblait avoir la mémoire heureuse, la beauté et les
traits de madame Dulcinée du Toboso.

«Suivant ce que la renommée publie de ses charmes, dit-elle, je
dois croire qu'elle est indubitablement la plus belle créature de
l'univers, et même de toute la Manche.»

Don Quichotte soupira quand il entendit ce que demandait la
duchesse, et il répondit:

«Si je pouvais tirer mon coeur de ma poitrine, et le mettre devant
les yeux de Votre Grandeur, ici, sur cette table et dans un plat,
j'éviterais à ma langue le travail d'exprimer ce qu'on peut penser
à peine, car votre excellence y verrait ma dame parfaitement
retracée. Mais pourquoi me mettrais-je à présent à dessiner point
pour point et à décrire trait pour trait les charmes de la sans
pareille Dulcinée? Oh! c'est un fardeau digne d'autres épaules que
les miennes; c'est une entreprise où devraient s'employer les
pinceaux de Parrhasius, de Timanthe et d'Apelle, pour la peindre
sur toile et sur bois; les burins de Lysippe, pour la graver sur
le marbre et l'airain; la rhétorique cicéronienne et
démosthénienne, pour la louer dignement.

-- Que veut dire démosthénienne, seigneur don Quichotte? demanda
la duchesse; c'est une expression que je n'avais entendue de ma
vie.

-- Rhétorique démosthénienne, répondit don Quichotte, est la même
chose que rhétorique de Démosthène, comme cicéronienne de Cicéron,
car ce furent en effet les deux plus grands rhétoriciens du monde.

-- C'est cela même, dit le duc, et vous avez fait une telle
question bien à l'étourdie. Mais néanmoins le seigneur don
Quichotte nous ferait grand plaisir de nous dépeindre sa dame. Ne
serait-ce qu'une esquisse, une ébauche, je suis bien sûr qu'elle
suffirait encore à donner de l'envie aux plus belles.

-- Oh! je le ferais volontiers, répondit don Quichotte, si le
malheur qui lui est arrivé récemment ne me l'avait effacée de la
mémoire; il est tel, que je me sens plus en train de la pleurer
que de la dépeindre. Vos Grandeurs sauront qu'étant allé ces jours
passés lui baiser les mains, recevoir sa bénédiction, et prendre
ses ordres pour cette troisième campagne, je trouvai une autre
personne que celle que je cherchais. Je la trouvai enchantée et
métamorphosée de princesse en paysanne, de beauté en laideron,
d'ange en diable, de parfumée en pestilentielle, de bien apprise
en rustre grossière, de grave et modeste en cabrioleuse, de
lumière en ténèbres, et finalement de Dulcinée du Toboso en brute
stupide et dégoûtante.

-- Sainte Vierge! s'écria le duc en poussant un grand cri; quel
est donc le misérable qui a fait un si grand mal au monde? qui
donc lui a ravi la beauté qui faisait sa joie, la grâce d'esprit
qui faisait ses délices, la chasteté qui faisait son orgueil?

-- Qui? répondit don Quichotte; et qui pourrait-ce être, si ce
n'est quelque malin enchanteur, de ceux en grand nombre dont
l'envie me poursuit; quelqu'un de cette race maudite, mise au
monde pour obscurcir, anéantir les prouesses des bons, et pour
donner de l'éclat et de la gloire aux méfaits des méchants? Des
enchanteurs m'ont persécuté, des enchanteurs me persécutent et des
enchanteurs me persécuteront jusqu'à ce qu'ils m'aient précipité,
moi et mes hauts exploits de chevalerie, dans le profond abîme de
l'oubli. S'ils me frappent et me blessent, c'est à l'endroit où
ils voient bien que je le ressens davantage; car ôter à un
chevalier errant sa dame, c'est lui ôter les yeux avec lesquels il
voit, le soleil qui l'éclaire, et l'aliment qui le nourrit. Je
l'ai déjà dit bien des fois, mais je le répète encore, le
chevalier errant sans dame est comme l'arbre sans feuilles,
l'édifice sans fondement, l'ombre sans le corps qui la produit.

-- Il n'y a rien de plus à dire, interrompit la duchesse;
cependant, si nous donnons créance à l'histoire du seigneur don
Quichotte, telle qu'elle a paru, il y a peu de jours, à la lumière
du monde[192], aux applaudissements universels, il faut en inférer,
si j'ai bonne mémoire, que Votre Grâce n'a jamais vu madame
Dulcinée; que cette dame n'est pas de ce monde; que c'est une dame
fantastique que Votre Grâce a engendrée et mise au jour dans son
imagination, en l'ornant de tous les appas et de toutes les
perfections qu'il vous a plu de lui donner.

-- Sur cela il a beaucoup à dire, répondit don Quichotte; Dieu
sait s'il y a ou s'il n'y a pas une Dulcinée en ce monde, si elle
est fantastique ou réelle, et ce sont de ces choses dont la
vérification ne doit pas être portée jusqu'à ses extrêmes limites.
Je n'ai ni engendré ni mis au jour ma dame; mais je la vois et la
contemple telle qu'il convient que soit une dame pour réunir en
elle toutes les qualités qui puissent la rendre fameuse parmi
toutes celles du monde, comme d'être belle sans souillure, grave
sans orgueil, amoureuse avec pudeur, reconnaissante par
courtoisie, et courtoise par bons sentiments; enfin de haute
noblesse, car sur un sang illustre la beauté brille et resplendit
avec plus d'éclat que sur une humble naissance.

-- Cela est vrai, dit le duc; mais le seigneur don Quichotte me
permettra de lui dire ce que me force à penser l'histoire que j'ai
lue de ses prouesses. Il faut en inférer, tout en concédant qu'il
y ait une Dulcinée dans le Toboso, ou hors du Toboso, et qu'elle
soit belle à l'extrême degré où nous la dépeint Votre Grâce; il
faut inférer, dis-je, que, pour la hauteur de la naissance, elle
ne peut entrer en comparaison avec les Oriane, les Alastrajarée,
les Madasime[193], et cent autres de même espèce, dont sont remplies
les histoires que Votre Grâce connaît bien.

-- À cela, répliqua don Quichotte, je puis répondre que Dulcinée
est fille de ses oeuvres, que les vertus corrigent la naissance;
et qu'il faut estimer davantage un vertueux d'humble sang qu'un
vicieux de sang illustre. Dulcinée, d'ailleurs, possède certaines
qualités qui peuvent la mener à devenir reine avec sceptre et
couronne; car le mérite d'une femme belle et vertueuse peut aller
jusqu'à faire de plus grands miracles, et, sinon formellement, au
moins virtuellement, elle enferme en elle de plus hautes
destinées.

-- Je vous assure, seigneur don Quichotte, reprit la duchesse,
qu'en tout ce que dit Votre Grâce, vous allez, comme on dit, avec
le pied de plomb et la sonde à la main. Aussi je croirai
désormais, et ferai croire à tous les gens de ma maison, et même
au duc mon seigneur, si c'est nécessaire, qu'il y a une Dulcinée
au Toboso, qu'elle existe au jour d'aujourd'hui, qu'elle est belle
et hautement née, et qu'elle mérite d'être servie par un chevalier
tel que le Seigneur don Quichotte, ce qui est tout ce que je puis
dire de plus fort à sa louange. Néanmoins je ne puis m'empêcher de
sentir un scrupule, et d'en vouloir un petit brin à Sancho Panza.
Mon scrupule est, si l'on en croit l'histoire déjà mentionnée, que
ledit Sancho Panza trouva ladite Dulcinée, quand il lui porta de
votre part une épître, vannant un sac de blé, à telles enseignes
que c'était du seigle, dit-on, chose qui me fait douter de la
hauteur de sa noblesse.

-- Madame, répondit don Quichotte, Votre Grandeur saura que
toutes, ou du moins la plupart des choses qui m'arrivent, ne se
passent point dans les termes ordinaires, comme celles qui
arrivent aux autres chevaliers errants, soit que l'impulsion leur
vienne du vouloir impénétrable des destins, soit qu'elles se
trouvent conduites par la malice de quelque enchanteur jaloux.
C'est une chose vérifiée et reconnue, que la plupart des
chevaliers errants fameux avaient quelque vertu particulière; l'un
ne voulait être enchanté, l'autre était formé de chairs si
impénétrables qu'on ne pouvait lui faire de blessure, comme fut le
célèbre Roland, l'un des douze pairs de France, duquel on raconte
qu'il ne pouvait être blessé, si ce n'est sous la plante du pied
gauche, et seulement avec la pointe d'une grosse épingle, mais
avec aucune autre espèce d'armes. Aussi, quand Bernard del Carpio
le tua dans la gorge de Roncevaux, voyant qu'il ne pouvait le
percer avec le fer, il le prit dans ses bras, l'enleva de terre et
l'étouffa, se souvenant alors de quelle manière Hercule mit à mort
Antée, ce féroce géant qu'on disait fils de la Terre. De ce que je
viens de dire, je veux conclure qu'il serait possible que j'eusse
aussi quelqu'une de ces vertus; non pas celle de n'être point
blessé, car l'expérience m'a bien des fois prouvé que je suis de
chairs tendres et nullement impénétrables; ni celle de ne pouvoir
être enchanté, car je me suis déjà vu mettre dans une cage, où le
monde entier n'aurait pas été capable de m'enfermer, si ce n'est
par la force des enchantements. Mais enfin, puisque je me suis
tiré de celui-là, je veux croire qu'aucun autre ne saurait
m'arrêter. Aussi ces enchanteurs, voyant qu'ils ne peuvent sur ma
personne user de leurs maléfices, se vengent sur les choses que
j'aime le plus, et veulent m'ôter la vie en empoisonnant celle de
Dulcinée, par qui et pour qui je vis moi-même. Aussi je crois bien
que, lorsque mon écuyer lui porta mon message, ils la changèrent
en une villageoise, occupée à un aussi vil exercice qu'est celui
de vanner du blé. Au reste, j'ai déjà dit que ce blé n'était ni
seigle ni froment, mais des grains de perles orientales. Pour
preuve de cette vérité, je veux dire à Vos Excellences comment,
passant, il y a peu de jours, par le Toboso, je ne pus jamais
trouver les palais de Dulcinée; et que le lendemain, tandis que
Sancho, mon écuyer, la voyait sous sa propre figure, qui est la
plus belle de l'univers, elle me parut, à moi, une paysanne laide
et sale, et de plus fort mal embouchée, elle, la discrétion même.
Or donc, puisque je ne suis pas enchanté, et que je ne puis pas
l'être, suivant toute raison, c'est elle qui est l'enchantée,
l'offensée, la changée et la transformée; c'est sur elle que se
sont vengés de moi mes ennemis, et pour elle je vivrai dans de
perpétuelles larmes, jusqu'à ce que je la voie rendue à son
premier état. J'ai dit tout cela pour que personne ne fasse
attention à ce qu'a rapporté Sancho du van et du blutoir; car si
pour moi l'on a transformé Dulcinée, il n'est pas étonnant qu'on
l'ait changée pour lui. Dulcinée est de bonne naissance et femme
de qualité; elle tient aux nobles familles du Toboso, où ces
familles sont nombreuses, anciennes et de bon aloi. Il est vrai
qu'il ne revient pas une petite part de cette illustration à la
sans pareille Dulcinée, par qui son village sera fameux et renommé
dans les siècles à venir, comme Troie le fut par Hélène, et
l'Espagne par la Cava[194], bien qu'à meilleur titre et à meilleur
renom. D'une autre part, je veux que Vos Seigneuries soient bien
convaincues que Sancho Panza est un des plus gracieux écuyers qui
aient jamais servi chevalier errant. Il a quelquefois des
simplicités si piquantes qu'on trouve un vrai plaisir à se
demander s'il est simple ou subtil; il a des malices qui le
feraient passer pour un rusé drôle, puis des laisser-aller qui le
font tenir décidément pour un nigaud; il doute de tout, et croit à
tout cependant; et, quand je pense qu'il va s'abîmer dans sa
sottise, il lâche des saillies qui le remontent au ciel.
Finalement, je ne le changerais pas contre un autre écuyer, me
donnât-on de retour une ville tout entière. Aussi suis-je en doute
si je ferai bien de l'envoyer au gouvernement dont Votre Grandeur
lui a fait merci; cependant, je vois en lui une certaine aptitude
pour ce qui est de gouverner, et je crois qu'en lui aiguisant
quelque peu l'intelligence, il saura tirer parti de toute espèce
de gouvernement, aussi bien que le roi de ses tributs. D'ailleurs,
nous savons déjà, par une foule d'expériences, qu'il ne faut ni
beaucoup de talent, ni beaucoup d'instruction, pour être
gouverneur, car il y en a par centaines ici autour qui savent à
peine lire, et qui gouvernent comme des aigles. Toute la question,
c'est qu'ils aient l'intention droite et le désir de bien faire en
toute chose. Ils ne manqueront pas de gens pour les conseiller et
les diriger en ce qu'ils doivent faire, comme les gouverneurs
gentilshommes et non jurisconsultes, qui rendent la justice par
assesseurs. Moi, je lui conseillerais de ne commettre aucune
exaction, mais de ne perdre aucun de ses droits; et j'ajouterais
d'autres petites choses qui me restent dans l'estomac, mais qui en
sortiront à leur temps pour l'utilité de Sancho et le bien de
l'île qu'il gouvernera.»

L'entretien en était là entre le duc, la duchesse et don
Quichotte, quand ils entendirent de grands cris et un grand bruit
de monde en mouvement dans le palais; tout à coup Sancho entra
dans la salle, tout effaré, ayant au cou un torchon pour la
bavette, et derrière lui plusieurs garçons, ou, pour mieux dire,
plusieurs vauriens de cuisine, dont l'un portait une écuelle d'eau
que sa couleur et son odeur faisaient reconnaître pour de l'eau de
vaisselle. Ce marmiton suivait et poursuivait Sancho, et voulait à
toute force lui enchâsser l'écuelle sous le menton, tandis qu'un
autre faisait mine de vouloir le laver.

«Qu'est-ce que cela, frères? demanda la duchesse; qu'est-ce que
cela, et que voulez-vous faire à ce brave homme? Comment donc, ne
faites-vous pas attention qu'il est élu gouverneur?»

Le marmiton barbier répondit:

«Ce seigneur ne veut pas se laisser laver, comme c'est l'usage, et
comme se sont lavés le duc, mon seigneur, et le seigneur son
maître.

-- Si, je le veux bien, répondit Sancho étouffant de colère, mais
je voudrais que ce fût avec des serviettes plus propres, avec une
lessive plus claire et des mains moins sales. Il n'y a pas si
grande différence entre mon maître et moi, pour qu'on le lave avec
l'eau des anges[195], et moi avec la lessive du diable. Les usages
des pays et des palais de princes sont d'autant meilleurs qu'ils
ne causent point de déplaisir; mais la coutume du lavage qui se
pratique ici est pire que la discipline des pénitents. J'ai la
barbe propre, et n'ai pas besoin de semblables rafraîchissements.
Quiconque viendra pour me laver ou pour me toucher un poil de la
tête, je veux dire du menton, parlant par respect, je lui donnerai
telle taloche que le poing restera enfoncé dans le crâne; car de
semblables savonnages et cirimonies ressemblent plutôt à de
méchantes farces qu'à des prévenances envers les hôtes.»

La duchesse mourait de rire en voyant la colère et en écoutant les
propos de Sancho. Pour don Quichotte, il n'était pas fort ravi de
voir son écuyer si mal accoutré avec le torchon barbouillé de
graisse, et entouré de tous ces fainéants de cuisine. Aussi,
faisant une profonde révérence au duc et à la duchesse, comme pour
leur demander la permission de parler, il se tourna vers la
canaille, et lui dit d'une voix magistrale:

«Holà, seigneurs gentilshommes, que Vos Grâces veuillent bien
laisser ce garçon, et s'en retourner par où elles sont venues, ou
par un autre côté, s'il leur plaît davantage. Mon écuyer est tout
aussi propre qu'un autre, et ces écuelles ne sont pas faites pour
sa gorge. Suivez mon conseil, et laissez-le, car ni lui ni moi
n'entendons raillerie.»

Sancho lui prit, comme on dit, le propos de la bouche, et continua
sur-le-champ:

«Sinon, qu'ils viennent se frotter au lourdaud; je le souffrirai
comme il fait nuit maintenant. Qu'on apporte un peigne ou tout ce
qu'on voudra, et qu'on me racle cette barbe, et, si l'on en tire
quelque chose qui offense la propreté, je veux qu'on me tonde à
rebrousse-poil.»

En ce moment, et sans cesser de rire, la duchesse prit la parole:

«Sancho Panza, dit-elle, a raison en tout ce qu'il vient de dire,
et l'aura en tout ce qu'il dira. Il est propre assurément, et n'a
nul besoin de se laver; et, si notre usage ne lui convient pas, il
a son âme dans sa main. Vous, d'ailleurs, ministres de la
propreté, vous avez été un peu trop paresseux et négligents, et je
ne sais si je dois dire un peu trop hardis, d'apporter pour la
barbe de tel personnage, au lieu d'aiguières d'or pur et de
serviettes de Hollande, des écuelles de bois et des torchons de
buffet. Mais enfin, vous êtes de méchantes gens, mal nés, mal-
appris, et vous ne pouvez manquer, comme des malandrins que vous
êtes, de montrer la rancune que vous portez aux écuyers des
chevaliers errants.»

Les marmitons ameutés, et même le maître d'hôtel qui les
conduisait, crurent que la duchesse parlait sérieusement. Ils se
hâtèrent d'ôter le torchon du cou de Sancho, et tout honteux, tout
confus, ils le laissèrent et disparurent.

Quand Sancho se vit hors de ce péril, effroyable à son avis, il
alla se jeter à deux genoux devant la duchesse, et lui dit:

«De grandes dames, grandes faveurs s'attendent. Celle que Votre
Grâce vient de me faire ne se peut moins payer que par le désir de
me voir armé chevalier errant, pour m'occuper tous les jours de ma
vie au service d'une si haute princesse. Je suis laboureur, je
m'appelle Sancho Panza, je suis marié, j'ai des enfants, et je
fais le métier d'écuyer. Si en quelqu'une de ces choses il m'est
possible de servir Votre Grandeur, je tarderai moins à obéir que
Votre Seigneurie à commander.

-- On voit bien, Sancho, répondit la duchesse, que vous avez
appris à être courtois à l'école de la courtoisie même; on voit
bien, veux-je dire, que vous avez été élevé dans le giron du
seigneur don Quichotte, qui doit être la crème des civilités et la
fleur des cérémonies, ou cirimonies, comme vous dites. Dieu garde
tel maître et tel valet; l'un, pour boussole de l'errante
chevalerie; l'autre, pour étoile de l'écuyère fidélité. Levez-
vous, ami Sancho, et, pour reconnaître vos politesses, je ferai en
sorte que le duc, mon seigneur, accomplisse aussitôt que possible
la promesse qu'il vous a faite du gouvernement en question.»

Là cessa l'entretien, et don Quichotte alla faire la sieste. La
duchesse demanda à Sancho, s'il n'avait pas trop envie de dormir,
de venir passer le tantôt avec elle et ses femmes dans une salle
bien fraîche. Sancho répondit qu'il avait, il est vrai, l'habitude
de dormir quatre ou cinq heures pendant les siestes de l'été; mais
que, pour servir la bonté de Sa Seigneurie, il ferait tous ses
efforts pour ne pas dormir un seul instant ce jour-là, et se
conformerait avec obéissance à ses ordres; cela dit, il s'en fut.
Le duc donna de nouvelles instructions sur la manière de traiter
don Quichotte comme chevalier errant, sans s'écarter jamais du
style et de la façon dont les histoires rapportent qu'on traitait
les anciens chevaliers.

Chapitre XXXIII

_De la savoureuse conversation qu'eurent la duchesse et ses
femmes avec Sancho Panza, digne d'être lue et d'être notée_


L'histoire raconte donc que Sancho ne dormit point cette sieste,
mais qu'au contraire, pour tenir sa parole, il alla, dès qu'il eut
dîné, rendre visite à la duchesse, laquelle, pour le plaisir
qu'elle avait à l'entendre parler, le fit asseoir auprès d'elle
sur un tabouret, bien que Sancho, par pure courtoisie, se défendît
de s'asseoir en sa présence. Mais la duchesse lui dit de s'asseoir
comme gouverneur, et de parler comme écuyer, puisqu'il méritait,
en ces deux qualités, le fauteuil même du Cid Ruy Diaz le
Campéador[196]. Sancho courba les épaules, obéit et s'assit. Toutes
les femmes et toutes les duègnes de la duchesse l'entourèrent dans
un grand silence, attentives à écouter ce qu'il allait dire. Mais
ce fut la duchesse qui parla la première.

«À présent, dit-elle, que nous sommes seuls et que personne ne
nous écoute, je voudrais que le seigneur gouverneur m'éclaircît
certains doutes qui me sont venus dans l'esprit à la lecture de
l'histoire déjà imprimée du grand don Quichotte. Voici d'abord
l'un de ces doutes; puisque le bon Sancho n'a jamais vu Dulcinée,
je veux dire madame Dulcinée du Toboso, et puisqu'il ne lui a
point porté la lettre du seigneur don Quichotte, laquelle était
restée sur le livre de poche dans la Sierra-Moréna, comment a-t-il
osé inventer une réponse et supposer qu'il avait vu la dame
vannant du blé, tandis que tout cela n'était que mensonges et
moqueries, si préjudiciables au beau renom de la sans pareille
Dulcinée et si contraires aux devoirs des bons et fidèles
écuyers?»

À ces mots, et sans en répondre un seul, Sancho se leva de son
siège, puis, à pas de loup, le corps plié et le doigt sur les
lèvres, il parcourut toute la salle, soulevant avec soin les
tapisseries. Cela fait, il revint à sa place et dit:

«Maintenant, madame, que j'ai vu que personne ne nous écoute en
cachette, hormis les assistants, je vais répondre sans crainte et
sans alarme à ce que vous m'avez demandé, et à tout ce qu'il vous
plaira de me demander encore. La première chose que j'aie à vous
dire, c'est que je tiens mon seigneur don Quichotte pour fou
achevé, accompli, pour fou sans ressource, bien que parfois il
dise des choses qui sont, à mon avis et à celui de tous ceux qui
l'écoutent, si discrètes, si raisonnables, si bien enfilées dans
le droit chemin, que Satan lui-même n'en pourrait pas dire de
meilleures. Mais néanmoins, en vérité et sans scrupule, je me suis
imaginé que c'est un fou; et, puisque j'ai cela dans la cervelle,
je me hasarde à lui faire croire des choses qui n'ont ni pieds ni
tête, comme fut la réponse de la lettre, comme fut aussi ce que
j'ai fait, il y a sept ou huit jours, et qui n'est pas encore
écrit en histoire, je veux dire l'enchantement de madame Dulcinée
du Toboso; car je lui ai fait accroire qu'elle est enchantée,
quand ce n'est pas plus vrai que dans la lune.»

La duchesse le pria de lui conter cet enchantement ou
mystification, et Sancho raconta toute la chose comme elle s'était
passée, ce qui ne divertit pas médiocrement les auditeurs. Alors
la duchesse, reprenant l'entretien:

«De tout ce que le bon Sancho vient de me conter, dit-elle, je
sens un scrupule qui me galope dans l'âme, et un certain murmure
qui me dit à l'oreille: Puisque don Quichotte de la Manche est
fou, timbré, extravagant, et que Sancho Panza, son écuyer, le
connaît bien, mais que cependant il le sert et l'accompagne, et
donne en plein dans ses vaines promesses, il doit sans aucun doute
être plus fou et plus sot que son maître. S'il en est ainsi, tu
rendras compte à Dieu, madame la duchesse, de donner à ce Sancho
Panza une île à gouverner; car celui qui ne sait pas se gouverner
lui-même, comment saura-t-il gouverner les autres?

-- Pardieu! madame, s'écria Sancho, ce scrupule vient à point
nommé. Mais dites-lui de ma part qu'il peut parler clairement et
comme il lui plaira, car je reconnais qu'il dit la vérité, et que,
si j'avais deux onces de bon sens, il y a longtemps que j'aurais
planté là mon maître. Mais ainsi le veulent mon sort et mon
malheur. Je dois le suivre, il n'y a pas à dire; nous sommes du
même pays, j'ai mangé son pain, je l'aime beaucoup, il est
reconnaissant, il m'a donné ses ânons, et par-dessus tout je suis
fidèle. Il est donc impossible qu'aucun événement nous sépare, si
ce n'est quand la pioche et la pelle nous feront un lit. Si Votre
Hautesse ne veut pas me donner le gouvernement promis, eh bien!
Dieu m'a fait de moins, et il pourrait arriver que me le refuser
maintenant tournât au profit de mon salut. Tout sot que je suis,
j'ai compris le proverbe qui dit: «Pour son mal les ailes sont
venues à la fourmi.» Il se pourrait bien que Sancho écuyer montât
plus vite au ciel que Sancho gouverneur; on fait d'aussi bon pain
ici qu'en France, et la nuit tous les chats sont gris; celui-là
est assez malheureux, qui n'a pas déjeuné à deux heures du soir;
il n'y a pas d'estomac qui ait un palme de plus long qu'un autre,
et qu'on ne puisse remplir, comme on dit, de paille et de foin;
les petits oiseaux des champs ont Dieu pour pourvoyeur et pour
maître d'hôtel, et quatre aunes de gros drap de Cuenca tiennent
plus chaud que quatre aunes de drap fin de Ségovie; au sortir du
monde, et quand on nous met sous la terre, le prince s'en va par
un chemin aussi étroit que le journalier, et le corps du pape ne
prend pas plus de pieds de terre que celui du sacristain, bien que
l'un soit plus grand que l'autre; car, pour entrer dans la fosse,
nous nous serrons, nous pressons et nous rapetissons, ou plutôt on
nous fait serrer, presser et rapetisser, quelque dépit que nous en
ayons, et au revoir, bonsoir. Je reviens donc à dire que, si Votre
Seigneurie ne veut pas me donner l'île, comme trop bête, je saurai
en prendre mon parti, comme assez sage. J'ai ouï dire que derrière
la croix se tient le diable, et que tout ce qui reluit n'est pas
or; j'ai ouï dire aussi qu'on tira d'entre les boeufs et la
charrue le laboureur Wamba[197] pour le faire roi d'Espagne, et
qu'on tira d'entre les brocarts, les plaisirs et les richesses, le
roi Rodrigue[198] pour le faire manger aux couleuvres, si toutefois
les couplets des anciens romances ne mentent point.

-- Comment donc, s'ils ne mentent point! s'écria en ce moment doña
Rodriguez la duègne, qui était une des écoutantes; il y a un
romance qui dit qu'on mit le roi Rodrigue tout vivant dans une
fosse pleine de crapauds, de serpents et de lézards, et qu'au bout
de deux jours, le roi dit du fond de la tombe, avec une voix basse
et dolente: «Ils me mangent, ils me dévorent, par où j'avais le
plus péché.[199]« D'après cela, ce seigneur a bien raison de dire
qu'il aime mieux être laboureur que roi, s'il doit être mangé par
ces vilaines bêtes.»

La duchesse ne put s'empêcher de rire à la simplicité de sa
duègne, et, toute surprise des propos et des proverbes de Sancho,
elle lui dit:

«Le bon Sancho doit savoir déjà que ce qu'un chevalier promet une
fois, il s'efforce de le tenir, dût-il lui en coûter la vie. Le
duc, mon mari et mon seigneur, bien qu'il ne soit pas des errants,
ne laisse pas néanmoins d'être chevalier. Ainsi il remplira sa
promesse de l'île, en dépit de l'envie et de la malice du monde.
Que Sancho prenne donc courage; quand il y pensera le moins, il se
verra gravement assis sur le siège de son île et de son
gouvernement, sauf à la laisser pour une autre plus riche. Ce que
je lui recommande, c'est de faire attention à la manière de
gouverner ses vassaux, car je l'avertis qu'ils sont tous loyaux et
bien nés.

-- Pour ce qui est de bien gouverner, répondit Sancho, il n'y a
pas de recommandations à me faire, car je suis charitable de ma
nature, et j'ai compassion des pauvres gens. À qui pétrit le pain,
ne vole pas le levain. Mais, par le nom de mon saint patron, ils
ne me tricheront pas avec de faux dés! je suis vieux chien, et
m'entends en _niaf, niaf; _je sais me frotter à temps les yeux, et
ne me laisse pas venir des brouillards devant la vue, car je sais
bien où le soulier me blesse. C'est pour dire que les bons auront
avec moi la main et la porte ouvertes; mais les méchants, ni pied
ni accès. Il me semble, à moi, qu'en fait de gouvernements, le
tout est de commencer, et il se pourrait bien faire qu'au bout de
quinze jours j'en susse plus long sur le métier de gouverneur que
sur le travail des champs, dans lequel je suis né et nourri.

-- Vous avez raison, Sancho, dit la duchesse; personne ne naît
tout appris, et c'est avec des hommes qu'on fait les évêques, et
non pas avec des pierres. Mais revenant à la conversation que nous
avions tout à l'heure sur l'enchantement de madame Dulcinée, je
tiens pour chose certaine et dûment reconnue que cette idée qui
vint à Sancho de mystifier son seigneur, en lui faisant accroire
que la paysanne était Dulcinée du Toboso, et que, si son seigneur
ne la reconnaissait point, c'était parce qu'elle était enchantée;
je tiens, dis-je, pour certain que ce fut une invention des
enchanteurs qui poursuivent le seigneur don Quichotte. En effet,
je sais de très-bonne part que la villageoise qui sauta si
lestement sur la bourrique était réellement Dulcinée du Toboso, et
que le bon Sancho, pensant être le trompeur, a été le trompé.
C'est une vérité qu'on ne doit pas plus mettre en doute que les
choses que nous n'avons jamais vues. Il faut que le seigneur
Sancho Panza apprenne ceci; c'est que nous avons aussi, par ici
autour, des enchanteurs qui nous veulent du bien, et qui nous
racontent ce qui se passe dans le monde, purement et simplement,
sans détour ni supercheries. Que Sancho m'en croie; la paysanne
sauteuse était Dulcinée du Toboso, laquelle est enchantée comme la
mère qui l'a mise au monde; quand nous y penserons le moins, nous
la verrons tout à coup sous sa propre figure, et alors Sancho
sortira de l'erreur où il vit.

-- Tout cela peut bien être, s'écria Sancho; et maintenant je veux
croire ce que mon maître raconte qu'il a vu dans la caverne de
Montésinos, où il a vu, dit-il, madame Dulcinée dans le même
équipage et dans le même costume où je lui dis que je l'avais vue
quand je l'enchantai seulement pour mon bon plaisir. Tout dut être
au rebours, comme le dit Votre Grâce, ma chère bonne dame; car de
mon chétif esprit on ne pouvait attendre qu'il fabriquât en un
instant une si subtile fourberie, et je ne crois pas non plus mon
maître assez fou pour qu'une aussi maigre persuasion que la mienne
lui fît accroire une chose si hors de tout sens commun. Cependant,
madame, il ne faudrait pas que votre bonté me tînt pour
malveillant, car un benêt comme moi n'est pas obligé de pénétrer
dans les pensées et les malices des scélérats d'enchanteurs. J'ai
inventé ce tour pour échapper aux reproches de mon seigneur don
Quichotte, mais non dans l'intention de l'offenser; s'il a tourné
tout au rebours, Dieu est dans le ciel, qui juge les coeurs.

-- Rien de plus vrai, reprit la duchesse; mais dites-moi,
maintenant, Sancho, que parlez-vous de la caverne de Montésinos?
qu'est-ce que cela? j'aurais grande envie de le savoir.»

Aussitôt Sancho lui raconta point sur point ce qui a été dit au
sujet de cette aventure.

Quand la duchesse eut entendu son récit:

«On peut, dit-elle, conclure de cet événement que, puisque le
grand don Quichotte dit qu'il a vu là-bas cette même personne que
Sancho vit à la sortie du Toboso, c'est Dulcinée sans aucun doute,
et que nos enchanteurs de par ici se montrent fort exacts, bien
qu'un peu trop curieux.

-- Quant à moi, reprit Sancho, je dis que, si madame Dulcinée du
Toboso est enchantée, tant pis pour elle; je n'ai pas envie de me
faire des querelles avec les ennemis de mon maître, qui doivent
être nombreux et méchants. En bonne vérité, celle que j'ai vue
était une paysanne; pour paysanne je la pris, et pour paysanne je
la tiens, et si celle-là était Dulcinée, ma foi, ce n'est pas à
moi qu'il en faut demander compte, ou nous verrions beau jeu.
Autrement, on viendrait à tout bout de champ me chercher noise;
Sancho l'a dit, Sancho l'a fait, Sancho tourne, Sancho vire, comme
si Sancho était un je ne sais qui, et ne fût plus le même Sancho
Panza qui court à travers le monde, imprimé en livres, à ce que
m'a dit Samson Carrasco, qui est pour le moins une personne
graduée de bachelier par Salamanque; et ces gens-là ne peuvent
mentir, si ce n'est quand il leur en prend fantaisie, ou qu'ils y
trouvent leur profit. Ainsi donc, il n'y a pas de quoi me chercher
chicane; et puisque j'ai ouï dire à mon seigneur: «Bonne renommée
vaut mieux que ceinture dorée» qu'on me plante ce gouvernement sur
la tête, et l'on verra des merveilles; car qui a été bon écuyer
sera bon gouverneur.

-- Tout ce qu'a dit jusqu'à présent le bon Sancho, répondit la
duchesse, ce sont autant de sentences de Caton, ou tirées pour le
moins des entrailles mêmes de Michel Vérino, _florentibus occidit
annis_.[200] Enfin, enfin, pour parler à sa manière, sous un mauvais
manteau se trouve souvent un bon buveur.

-- En vérité, madame, répliqua Sancho, de ma vie je n'ai bu par
malice; avec soif, cela pourrait bien être, car je n'ai rien
d'hypocrite. Je bois quand j'en ai l'envie, et, si je ne l'ai pas,
quand on me donne à boire, pour ne point faire le délicat, ni
paraître mal élevé. À une santé portée par un ami, quel coeur
pourrait être assez de marbre pour ne pas rendre raison? Mais,
quoique je mette des chausses, je ne les salis pas. D'ailleurs,
les écuyers des chevaliers errants ne boivent guère que de l'eau,
puisqu'ils sont toujours au milieu des forêts, des prairies, des
montagnes et des rochers, sans trouver une pauvre charité de vin,
quand même ils donneraient un oeil pour la payer.

-- Je le crois bien, répondit la duchesse; mais, quant à présent,
Sancho peut aller reposer. Ensuite nous causerons plus au long, et
nous mettrons ordre à ce qu'il aille bientôt se planter, comme il
dit, ce gouvernement sur la tête.»

Sancho baisa de nouveau les mains à la duchesse, et la supplia de
lui faire la grâce de veiller à ce qu'on eût grand soin de son
grison, qui était la lumière de ses yeux.

«Qu'est-ce que cela, le grison? demanda la duchesse.

-- C'est mon âne, répondit Sancho, que, pour ne pas lui donner ce
nom-là, j'ai coutume d'appeler le grison. J'avais prié cette
madame la duègne, quand j'entrai dans le château, de prendre soin
de lui; mais elle se fâcha tout rouge, comme si je lui eusse dit
qu'elle était laide ou vieille; et pourtant ce devrait être plutôt
l'affaire des duègnes de panser les ânes que de faire parade au
salon. Ô sainte Vierge! quelle dent avait contre ces dames-là un
hidalgo de mon pays!

-- C'était quelque manant comme vous, s'écria doña Rodriguez la
duègne; car, s'il eût été gentilhomme et de bonne souche, il les
aurait élevées au-dessus des cornes de la lune.

-- C'est bon, c'est bon, dit la duchesse, en voilà bien assez; que
doña Rodriguez se taise et que le seigneur Panza se calme. C'est à
ma charge que restera le soin du grison, et, puisqu'il est
l'enfant chéri de Sancho, je le mettrai dans mon giron.

-- Il suffit qu'il soit à l'écurie, répondit Sancho, car dans le
giron de Votre Grandeur ni lui ni moi sommes dignes d'être reçus
un seul instant; j'y consentirais tout comme à me donner des coups
de couteau. Quoi qu'en dise mon seigneur, qu'en fait de politesse
il vaut mieux donner trop que pas assez, dans les politesses
faites aux ânes, on doit aller avec mesure et le compas à la
main.[201]

-- Eh bien, dit la duchesse, que Sancho mène le sien au
gouvernement; il pourra l'y régaler tout à son aise, et même lui
donner les invalides.

-- Ne pensez pas railler, madame la duchesse, répondit Sancho;
j'ai vu plus de deux ânes aller aux gouvernements, et quand j'y
emmènerais le mien, ce ne serait pas chose nouvelle.»

Ces propos de Sancho ramenèrent chez la duchesse le rire et la
gaieté. Enfin elle l'envoya prendre du repos, et fut rendre compte
au duc de l'entretien qu'elle venait d'avoir avec lui. Puis ils
conférèrent ensemble sur la manière de jouer à don Quichotte
quelque fameux tour, qui s'accommodât parfaitement au style
chevaleresque, et, dans ce genre, ils lui en jouèrent plusieurs,
si bien appropriés et si bien conçus, que ce sont assurément les
meilleures aventures que renferme cette grande histoire.

Chapitre XXXIV

_Qui raconte la découverte que l'on fit de la manière dont il
fallait désenchanter la sans pareille Dulcinée, ce qui est une des
plus fameuses aventures de ce livre_


Extrême était le plaisir que le duc et la duchesse trouvaient à la
conversation de don Quichotte et à celle de Sancho. Mais ce qui
étonnait le plus la duchesse, c'était que la simplicité de Sancho
fût telle qu'il arrivât à croire comme une vérité infaillible que
Dulcinée du Toboso était enchantée, tandis qu'il avait été lui-
même l'enchanteur et le machinateur de toute l'affaire. Enfin,
s'affermissant dans l'intention qu'ils avaient de jouer à leurs
hôtes quelques tours qui sentissent les aventures, ils prirent
occasion de celle que leur avait contée don Quichotte de la
caverne de Montésinos pour en préparer une fameuse.[202] Après avoir
donné des ordres et des instructions à leurs gens sur ce qu'ils
avaient à faire, au bout de six jours ils conduisirent le
chevalier à la chasse de la grosse bête, avec un équipage de
piqueurs et de chiens, tel que l'aurait pu mener un roi couronné.
On donna à don Quichotte un habit de chasse, et un autre à Sancho,
en drap vert de la plus grande finesse. Don Quichotte ne voulut
point accepter ni mettre le sien, disant qu'il aurait bientôt à
reprendre le dur exercice des armes, et qu'il ne pouvait porter
une garde-robe avec lui. Quant à Sancho, il prit celui qu'on lui
donna, dans l'intention de le vendre à la première occasion qui
s'offrirait.

Le jour venu, don Quichotte s'arma de toutes pièces; Sancho mit
son habit de chasse, et, monté sur le grison, qu'il ne voulut
point abandonner, quoiqu'on lui offrît un cheval, il se mêla dans
la foule des chasseurs. La duchesse se présenta élégamment parée,
et don Quichotte, toujours courtois et galant, prit la bride de
son palefroi[203], quoique le duc voulût s'y opposer. Finalement,
ils arrivèrent à un bois situé entre deux hautes montagnes; puis,
les postes étant pris, les sentiers occupés, et toute la troupe
répartie dans les différents passages, on commença la chasse à cor
et à cri, tellement qu'on ne pouvait s'entendre les uns les
autres, tant à cause des aboiements des chiens que du bruit des
cors de chasse. La duchesse mit pied à terre, et, prenant à la
main un épieu aigu[204], elle se plaça dans un poste où elle savait
que les sangliers avaient coutume de venir passer. Le duc et don
Quichotte descendirent également de leurs montures, et se
placèrent à ses côtés. Pour Sancho, il se mit derrière tout le
monde, sans descendre du grison, qu'il n'osait point abandonner,
crainte de quelque mésaventure.

À peine occupaient-ils leur poste, après avoir rangé sur les ailes
un grand nombre de leurs gens, qu'ils virent accourir sur eux,
poursuivi par les chasseurs et harcelé par les chiens, un énorme
sanglier qui faisait craquer ses dents et ses défenses, et jetait
l'écume par la bouche. Aussitôt que don Quichotte l'aperçut,
mettant l'épée à la main et embrassant son écu, il s'avança
bravement à sa rencontre. Le duc fit de même avec son épieu, et la
duchesse les aurait devancés tous, si le duc ne l'en eût empêchée.
Le seul Sancho, à la vue du terrible animal, lâcha le grison et se
mit à courir de toutes ses forces; puis il essaya de grimper sur
un grand chêne; mais ce fut en vain; car étant parvenu à la moitié
du tronc, et saisissant une branche pour gagner la cime, il fut si
mal chanceux que la branche rompit, et qu'en tombant par terre il
resta suspendu à un tronçon, sans pouvoir arriver jusqu'en bas.
Quant il se vit accroché de la sorte, quand il s'aperçut que son
pourpoint vert se déchirait, et qu'en passant, le formidable
animal pourrait bien l'atteindre, il se mit à jeter de tels cris,
et à demander du secours avec tant d'instance, que tous ceux qui
l'entendaient et ne le voyaient pas crurent qu'il était sous la
dent de quelque bête féroce.

Finalement, le sanglier aux longues défenses tomba sous le fer
d'une foule d'épieux qu'on lui opposa, et don Quichotte, tournant
alors la tête aux cris de Sancho (car il avait reconnu sa voix),
le vit pendu au chêne, la tête en bas, et près de lui le grison,
qui ne l'avait point abandonné dans sa détresse. Et Cid Hamet dit
à ce propos qu'il a vu bien rarement Sancho Panza sans voir le
grison, ni le grison sans voir Sancho; tant grande était l'amitié
qu'ils avaient l'un pour l'autre, et la fidélité qu'ils se
gardaient. Don Quichotte arriva et décrocha Sancho, lequel, dès
qu'il se vit libre et les pieds sur la terre, examina la déchirure
de son habit de chasse, qu'il ressentit au fond de l'âme, car il
croyait avoir un majorat dans cet habit.

Enfin, on posa l'énorme sanglier sur le dos d'un mulet de bât; et
l'ayant couvert avec des branches de romarin et des bouquets de
myrte, les chasseurs triomphants le conduisirent, comme dépouille
opime, à de grandes tentes de campagne qu'on avait dressées au
milieu du bois. Là on trouva la table mise et le repas servi, si
abondant, si somptueux, qu'on y reconnaissait bien la grandeur et
la magnificence de ceux qui le donnaient.

Sancho, montrant à la duchesse les plaies de son habit déchiré:

«Si cette chasse, dit-il, eût été aux lièvres ou aux petits
oiseaux, mon pourpoint ne serait pas en cet état. Je ne sais
vraiment pas quel plaisir on trouve à attendre un animal qui, s'il
vous attrape avec ses crochets, peut vous ôter la vie. Je me
rappelle avoir entendu chanter un vieux romance qui dit: «Sois-tu
mangé des ours comme Favila le Renommé!»

-- Ce fut un roi goth[205], dit don Quichotte, qui, étant allé à la
chasse aux montagnes, fut mangé par un ours.

-- C'est justement ce que je dis, reprit Sancho; je ne voudrais
pas que les rois et les princes se missent en semblable danger,
pour chercher un plaisir qui ne devrait pas, ce semble, en être
un, puisqu'il consiste à tuer un animal qui n'a commis aucun
méfait.

-- Au contraire, Sancho, répondit le duc, vous vous trompez
beaucoup; car l'exercice de la chasse à la grande bête est plus
convenable, plus nécessaire aux rois et aux princes qu'aucun
autre. Cette chasse est une image de la guerre; on y emploie des
stratagèmes, des ruses, des embûches, pour vaincre sans risque
l'ennemi; on y souffre des froids excessifs et d'intolérables
chaleurs; on y oublie le sommeil et l'oisiveté; on s'y rend le
corps plus robuste, les membres plus agiles; enfin, c'est un
exercice qu'on peut prendre en faisant plaisir à plusieurs et sans
nuire à personne. D'ailleurs, ce qu'il y a de mieux, c'est qu'il
n'est pas fait pour tout le monde, comme les autres espèces de
chasse, hormis celle du haut vol, qui n'appartient aussi qu'aux
rois et aux grands seigneurs. Ainsi donc, ô Sancho, changez
d'opinion, et, quand vous serez gouverneur, adonnez-vous à la
chasse; vous verrez comme vous vous en trouverez bien.

-- Oh! pour cela non, répondit Sancho; le bon gouverneur, comme la
bonne femme, jambe cassée et à la maison. Il serait beau, vraiment
que les gens affairés vinssent le chercher de loin, et qu'il fût
au bois à se divertir! Le gouvernement irait tout de travers. Par
ma foi, seigneur, la chasse et les divertissements sont plus faits
pour les fainéants que pour les gouverneurs. Ce à quoi je pense
m'amuser, c'est à jouer à la triomphe les quatre jours de
Pâques[206], et aux boules les dimanches et fêtes. Toutes ces
chasses-là ne vont guère à mon humeur, et ne s'accommodent pas à
ma conscience.

-- Plaise à Dieu, Sancho, qu'il en soit ainsi, reprit le duc, car
du dire au faire la distance est grande.

-- Qu'il y ait le chemin qu'on voudra, répliqua Sancho; au bon
payeur il ne coûte rien de donner des gages; et mieux vaut celui
que Dieu assiste que celui qui se lève grand matin, et ce sont les
tripes qui portent les pieds, non les pieds les tripes; je veux
dire que si Dieu m'assiste, et si je fais ce que je dois avec
bonne intention, sans aucun doute je gouvernerai mieux qu'un aigle
royal; sinon, qu'on me mette le doigt dans la bouche, et l'on
verra si je serre ou non les dents.

-- Maudit sois-tu de Dieu et de tous ses saints, Sancho maudit!
s'écria don Quichotte. Quand donc viendra le jour, comme je te
l'ai dit maintes fois, où je te verrai parler sans proverbes, et
tenir des propos suivis et sensés? Que Vos Grandeurs laissent là
cet imbécile, mes seigneurs; il vous moudra l'âme, non pas entre
deux, mais entre deux mille proverbes, amenés si à point, si à
propos, que Dieu veille à son salut, ou au mien si je voulais les
écouter.

-- Les proverbes de Sancho Panza, dit la duchesse, bien qu'ils
soient plus nombreux que ceux du commentateur grec[207], n'en
doivent pas moins être estimés, à cause de la brièveté des
sentences. Quant à moi, je puis dire qu'ils me font plus de
plaisir que d'autres, ceux-ci fussent-ils mieux amenés et ajustés
plus à propos.»

Au milieu de cet entretien, et d'autres non moins divertissants,
ils sortirent des tentes pour rentrer dans le bois, où le reste du
jour se passa à chercher des postes et préparer des affûts. La
nuit vint, non pas aussi claire et sereine que semblait le
promettre la saison, puisqu'on était au milieu de l'été; mais un
certain clair-obscur, qu'elle amena et répandit avec elle, aida
singulièrement aux projets des hôtes de don Quichotte. Dès que la
nuit fut tombée, et un peu après le crépuscule, il sembla tout à
coup que les quatre coins du bois prenaient feu. Ensuite on
entendit par ci, par là, devant, derrière, et de tous côtés, une
infinité de trompettes et d'autres instruments de guerre, ainsi
que le pas de nombreuses troupes de cavalerie qui traversaient la
forêt en tous sens. La lumière du feu et le son des instruments
guerriers aveuglaient presque et assourdissaient les assistants,
ainsi que tous ceux qui se trouvaient dans le bois. Bientôt on
entendit une infinité de _hélélis, _de ces cris à l'usage des
Mores quand ils engagent la bataille.[208] Les tambours battaient;
les trompettes, les clairons, les fifres résonnaient tous à la
fois, si continuellement et si fort, que celui-là n'aurait pas eu
de sens qui eût conservé le sien au bruit confus de tant
d'instruments. Le duc pâlit, la duchesse frissonna, don Quichotte
se sentit troubler, Sancho Panza trembla de tous ses membres, et
ceux même qui connaissaient la vérité s'épouvantèrent. Le silence
les saisit avec la peur, et, dans ce moment, un postillon passa
devant eux, en équipage de démon, sonnant, au lieu de trompette,
d'une corne démesurée, dont il tirait un bruit rauque et
effroyable.

«Holà! frère courrier, s'écria le duc, qui êtes-vous? où allez-
vous? quels gens de guerre sont ceux qui traversent ce bois?»

Le courrier répondit avec une voix brusque et farouche:

«Je suis le diable; je vais chercher don Quichotte de la Manche;
les gens qui viennent par ici sont six troupes d'enchanteurs, qui
amènent sur un char de triomphe la sans pareille Dulcinée du
Toboso; elle vient, enchantée avec le brillant Français
Montésinos, apprendre à don Quichotte comment peut être
désenchantée la pauvre dame.

-- Si vous étiez le diable, comme vous le dites, et comme le
montre votre aspect, reprit le duc, vous auriez déjà reconnu le
chevalier don Quichotte de la Manche, car le voilà devant vous.

-- En mon âme et conscience, répondit le diable, je n'y avais pas
fait attention; j'ai l'esprit occupé de tant de choses que
j'oubliais la principale, celle pour laquelle je venais justement.

-- Sans doute, s'écria Sancho, que ce démon est honnête homme et
bon chrétien; car, s'il ne l'était pas, il ne jurerait point en
son âme et conscience. Maintenant je croirai que, jusque dans
l'enfer, il doit y avoir de braves gens.»

Aussitôt le démon, sans mettre pied à terre, et tournant les yeux
sur don Quichotte, lui dit:

«À toi, le chevalier des Lions (que ne puis-je te voir entre leurs
griffes!), m'envoie le malheureux, mais vaillant chevalier
Montésinos, pour te dire de sa part que tu l'attendes à l'endroit
même où je te rencontrerai, parce qu'il amène avec lui celle qu'on
nomme Dulcinée du Toboso, dans le désir de te faire connaître le
moyen à prendre pour la désenchanter. Ma venue n'étant à autre
fin, ce doit être la fin de mon séjour. Que les démons de mon
espèce restent avec toi, et les bons anges avec ces seigneurs.»

À ces mots, il se remit à souffler dans son énorme cornet, tourna
le dos, et s'en fut, sans attendre une réponse de personne.

La surprise s'accrut pour tout le monde, surtout pour Sancho,
quand il vit qu'on voulait à toute force, et en dépit de la
vérité, que Dulcinée fût enchantée réellement; pour don Quichotte,
parce qu'il ne pouvait toujours pas démêler si ce qui lui était
arrivé dans la caverne de Montésinos était vrai ou faux. Tandis
qu'il s'abîmait dans ces pensées, le duc lui demanda:

«Est-ce que Votre Grâce pense attendre cette visite, seigneur don
Quichotte?

-- Pourquoi non? répondit-il; j'attendrai de pied ferme et de
coeur intrépide, dût m'assaillir l'enfer tout entier.

-- Eh bien! moi, s'écria Sancho, si je vois un autre diable comme
le dernier, et si j'entends un autre cornet à bouquin, j'attendrai
ici comme je suis en Flandre.»

La nuit, en ce moment, achevait de se fermer, et l'on commença à
voir courir çà et là des lumières à travers le bois, comme se
répandent par le ciel les exhalaisons sèches de la terre,
lesquelles paraissent à notre vue autant d'étoiles qui filent. On
entendit en même temps un bruit épouvantable, dans le genre de
celui que produisent les roues massives des charrettes à boeufs,
bruit aigu, criard, continuel, qui fait, dit-on, fuir les loups et
les ours, s'il y en a sur leur passage. À toutes ces tempêtes s'en
ajouta une autre, qui les accrut encore; il semblait véritablement
qu'aux quatre coins du bois on livrât en même temps quatre
batailles. Là, résonnait le bruit sourd et effroyable de
l'artillerie; ici, partaient une infinité d'arquebuses; tout près,
on entendait les cris des combattants; plus loin, les _hélélis
_sarrasins. Finalement, les cornets, les cors de chasse, les
clairons, les trompettes, les tambours, l'artillerie, les coups
d'arquebuse, et par-dessus tout l'épouvantable cliquetis des
charrettes, tout cela formait à la fois un bruit si confus, si
horrible, que don Quichotte eut besoin de rassembler tout son
courage pour l'entendre sans effroi. Quant à Sancho, le sien fut
bientôt abattu; il tomba évanoui aux pieds de la duchesse, qui le
reçut dans le pan de sa robe, et s'empressa de lui faire jeter de
l'eau sur le visage. L'aspersion faite, il revint à lui dans le
moment où un char aux roues criardes arrivait en cet endroit.
Quatre boeufs tardifs le traînaient, tout couverts de housses
noires, et portant, attachée à chaque corne, une grande torche
allumée. Sur le chariot était élevé une espèce de trône, et sur ce
trône était assis un vieillard vénérable, avec une barbe plus
blanche que la neige, et si longue qu'elle lui tombait au-dessous
de la ceinture. Son vêtement était une ample robe de boucassin
noir; et, comme le chariot portait une infinité de lumières, on
pouvait aisément y distinguer tous les objets. Il était conduit
par deux laids démons, habillés de la même étoffe, et de si hideux
visage, qu'après les avoir vus une fois, Sancho ferma les yeux,
pour ne pas les voir une seconde.

Quand le char fut arrivé en face du poste où se trouvait la
compagnie, le vénérable vieillard se leva de son siège élevé, et,
dès qu'il fut debout, il dit d'une voix haute: «Je suis le sage
Lirgandée;» et le char passa outre, sans qu'il ajoutât un seul
mot. Derrière ce chariot en vint un autre tout pareil, avec un
autre vieillard intronisé, lequel, faisant arrêter son attelage,
dit d'une voix non moins grave que le premier: «Je suis le sage
Alquife, grand ami d'Urgande la Déconnue;» et il passa outre.
Bientôt, et de la même façon, arriva un troisième chariot. Mais
celui qui occupait le trône n'était pas un vieillard comme les
deux premiers; c'était un homme large et robuste, et de mine
rébarbative. En arrivant, il se leva debout comme les autres, et
dit d'une voix encore plus rauque et plus diabolique: «Je suis
Arcalaüs l'enchanteur, ennemi mortel d'Amadis de Gaule et de toute
sa lignée;» et il passa outre.

À quelque distance de là, les trois chariots firent halte, et
alors cessa l'insupportable criaillement des roues. Bientôt on
n'entendit d'autre bruit que le son d'une musique douce et
concertante. Sancho s'en réjouit fort, et en tira bon présage.

«Madame, dit-il à la duchesse, dont il ne s'écartait ni d'un pas
ni d'un instant, où il y a de la musique, il ne peut rien y avoir
de mauvais.

-- Pas davantage où il y a des lumières et de la clarté, répondit
la duchesse.

-- Oh! reprit Sancho, le feu donne de la lumière et les fournaises
de la clarté, comme nous pouvons le voir à celles qui nous
entourent, et qui pourraient bien pourtant nous embraser; au lieu
que la musique est toujours un signe de réjouissance et de fêtes.

-- C'est ce qu'on va voir», dit don Quichotte, qui écoutait leur
entretien; et il avait raison, ainsi que le prouve le chapitre
suivant.

Chapitre XXXV

_Où se continue la nouvelle que reçut don Quichotte du
désenchantement de Dulcinée, avec d'autres événements dignes
d'admiration_


Ils virent alors s'approcher d'eux, à la mesure de cette agréable
musique, un char de ceux qu'on appelle char de triomphe, traîné
par six mules brunes caparaçonnées de toile blanche, sur chacune
desquelles était monté un pénitent, à la manière de ceux qui font
amende honorable, également vêtu de blanc, avec une grosse torche
de cire à la main. Ce char était deux fois, et même trois fois
plus grand que les autres. Les côtés et les bords en étaient
chargés de douze autres pénitents, blancs comme la neige, et
tenant chacun une torche allumée; spectacle fait pour surprendre
et pour épouvanter tout à la fois. Sur un trône élevé au centre du
char, était assise une nymphe couverte de mille voiles de gaze
d'argent, sur lesquels brillaient une infinité de paillettes d'or,
qui lui faisaient, sinon une riche, au moins une élégante parure.
Elle avait la figure cachée sous une gaze de soie transparente et
délicate, dont le tissu ne pouvait empêcher de découvrir un
charmant visage de jeune fille. Les nombreuses lumières
permettaient de distinguer ses traits et son âge, qui semblait ne
point avoir atteint vingt ans, ni être resté au-dessous de dix-
sept. Près d'elle était un personnage enveloppé jusqu'aux pieds
d'une robe de velours à longue queue, et la tête couverte d'un
voile noir.

Au moment où le char arriva juste en face du duc et de don
Quichotte, la musique des clairons cessa, et, bientôt après, celle
des harpes et des luths dont on jouait sur le char même. Alors, se
levant tout debout, le personnage à la longue robe l'écarta des
deux côtés, et, soulevant le voile qui lui cachait le visage, il
découvrit à tous les regards la figure même de la mort, hideuse et
décharnée. Don Quichotte en pâlit, Sancho trembla de peur, le duc
et la duchesse firent un mouvement d'effroi. Cette Mort vivante,
s'étant levée sur les pieds, commença, d'une voix endormie et
d'une langue peu éveillée, à parler de la sorte:

«Je suis Merlin, celui que les histoires disent avoir eu le diable
pour père (mensonge accrédité par le temps), prince de la magie,
monarque et archive de la science zoroastrique, émule des âges et
des siècles, qui prétendent engloutir les exploits des braves
chevaliers errants, à qui j'ai toujours porté et porte encore une
grande affection.

«Et, bien que l'humeur des enchanteurs, des mages et des magiciens
soit toujours dure, âpre et farouche, la mienne est douce, tendre,
amoureuse, aimant à faire bien à toutes sortes de gens.

«Dans les obscures cavernes du Destin, où mon âme s'occupait à
former des caractères et des figures magiques, est venue jusqu'à
moi la voix dolente de la belle et sans pareille Dulcinée du
Toboso.

«Je sus son enchantement et sa disgrâce, sa transformation de
gentille dame en grossière villageoise; je fus ému de pitié, et,
enfermant mon esprit dans le creux de cet horrible squelette,
après avoir feuilleté cent mille volumes de ma science diabolique
et vaine, je viens donner le remède qui convient à un si grand
mal, à une douleur si grande.

«Ô toi, honneur et gloire de tous ceux que revêtent les tuniques
d'acier et de diamant, lumière, fanal, guide et boussole de ceux
qui laissant le lourd sommeil et la plume oisive, consentent à
prendre l'intolérable métier des pesantes et sanglantes armes.

«À toi je dis, ô héros jamais dignement loué, vaillant tout à la
fois et spirituel don Quichotte, splendeur de la Manche, astre de
l'Espagne, que, pour rendre à son premier état la sans pareille
Dulcinée du Toboso, il faut que Sancho, ton écuyer, se donne trois
mille trois cents coups de fouet sur ses deux larges fesses,
découvertes à l'air, de façon qu'il lui en cuise et qu'il lui en
reste des marques. C'est à cela que se résolvent tous ceux qui ont
été les auteurs de sa disgrâce; et c'est pour cela que je suis
venu, mes seigneurs.

-- Ah bien, ma foi, s'écria Sancho, je me donnerai, non pas trois
mille, mais trois coups de fouet, comme trois coups de couteau. Au
diable soit la manière de désenchanter! Et qu'est-ce qu'ont à voir
mes fesses avec les enchantements? Pardieu! si le seigneur Merlin
n'a pas trouvé d'autre moyen de désenchanter madame Dulcinée du
Toboso, elle pourra bien s'en aller tout enchantée à la sépulture.

-- Et moi je vais vous prendre, s'écria don Quichotte, don manant
repu d'ail, et vous attacher à un arbre, nu comme votre mère vous
a mis au monde, et je vous donnerai, non pas trois mille trois
cents, mais six mille six cents coups de fouet, et si bien
appliqués que vous ne puissiez vous en débarrasser en trois mille
trois cents tours de reins. Et ne répliquez pas un mot, ou je vous
arrache l'âme.»

Quand Merlin entendit cela:

«Non, reprit-il, ce ne doit pas être ainsi; il faut que les coups
de fouet que recevra le bon Sancho lui soient donnés de sa propre
volonté, et non par force, et dans les moments qu'il lui plaira de
choisir, car on ne fixe aucun terme. Cependant, s'il veut racheter
son tourment pour la moitié de cette somme de coups de fouet, il
lui est permis de se les laisser donner par une main étrangère,
fût-elle même un peu pesante.

-- Ni étrangère ni propre, ni pesante ni à peser, répliqua Sancho,
aucune main ne me touchera. Est-ce que j'ai, par hasard, mis au
monde madame Dulcinée du Toboso, pour que mes fesses payent le
péché qu'ont fait ses beaux yeux? C'est bon pour le seigneur mon
maître, qui est une partie d'elle-même, puisqu'il l'appelle à
chaque pas ma vie, mon âme, mon soutien. Il peut et doit se
fouetter pour elle, et faire toutes les démarches nécessaires à
son désenchantement; mais me fouetter, moi? _abernuncio.»_

À peine Sancho achevait-il de dire ces paroles, que la nymphe
argentée qui se tenait près de l'esprit de Merlin, se leva tout
debout, et, détournant son léger voile, elle découvrit un visage
qui parut à tous les yeux plus que démesurément beau; puis, avec
un geste mâle et une voix fort peu féminine, elle s'adressa
directement à Sancho Panza:

«Ô malencontreux écuyer, dit-elle, coeur de poule, âme de bronze,
entrailles de cailloux, si l'on t'ordonnait, effronté larron, de
te jeter d'une haute tour en bas; si l'on te demandait, ennemi du
genre humain, de manger une douzaine de crapauds, deux douzaines
de lézards et trois douzaines de couleuvres; si l'on te persuadait
de tuer ta femme et tes enfants avec le tranchant aigu d'un atroce
cimeterre, il ne serait pas étonnant que tu te montrasses
malgracieux, et que tu fisses la petite bouche. Mais faire cas de
trois mille trois cents coups de fouet, quand il n'y a pas
d'écolier des frères de la doctrine, si mauvais sujet qu'il soit,
qui n'en attrape chaque mois autant, en vérité, cela surprend,
étourdit, stupéfie les entrailles pitoyables de tous ceux qui
écoutent une semblable réponse, et même de tous ceux qui viendront
à l'apprendre avec le cours du temps. Jette, ô animal misérable et
endurci, jette, dis-je, tes yeux de mulet ombrageux sur la
prunelle des miens, brillants comme de scintillantes étoiles, et
tu les verras pleurer goutte à goutte, ruisseau à ruisseau,
traçant des sillons, des sentiers et des routes, à travers les
belles campagnes de mes joues. Prends pitié, monstre sournois et
malintentionné, prends pitié à voir que mon jeune âge, qui ne
passe pas encore la seconde dizaine, puisque j'ai dix-neuf ans, et
pas tout à fait vingt, se consume et se flétrit sous l'écorce
d'une grossière paysanne. Si maintenant je n'en ai pas l'air,
c'est une faveur particulière que m'a faite le seigneur Merlin,
ici présent, uniquement pour que mes attraits t'attendrissent, car
les larmes d'une beauté affligée changent les rochers en coton et
les tigres en brebis. Frappe-toi, frappe-toi sur ces viandes
épaisses, bête féroce indomptée, et ranime ce courage que tu ne
sais employer qu'à te remplir la bouche et le ventre; remets en
liberté la délicatesse de ma peau, la douceur de mon caractère et
la beauté de ma face. Mais, si pour moi tu ne veux pas t'adoucir
ni te rendre à la raison, fais-le pour ce pauvre chevalier, qui
est debout à tes côtés; pour ton maître, dis-je, dont je vois
l'âme en ce moment, à telles enseignes qu'il la tient au travers
de la gorge, à cinq ou six doigts des lèvres, car elle n'attend
plus que ta réponse brutale ou tendre, ou pour lui sortir par la
bouche, ou pour lui rentrer dans l'estomac.»

À ces mots, don Quichotte se tâta la gorge, et se tournant vers le
duc:

«Pardieu! seigneur, s'écria-t-il, Dulcinée a dit vrai; car voici
que j'ai l'âme arrêtée au milieu de la gorge, comme une noix
d'arbalète.

-- Que dites-vous à cela, Sancho? demanda la duchesse.

-- Je dis, madame, répondit Sancho, ce que j'ai dit, quant aux
coups de fouet: _abernuncio._

_-- _C'est _abrenuncio__[209]_ qu'il faut dire, Sancho, reprit
le duc, et non comme vous dites.

-- Oh! que Votre Grandeur me laisse tranquille, répliqua Sancho;
je ne suis pas en état maintenant de regarder aux finesses et à
une lettre de plus ou de moins, car ces maudits coups de fouet,
qu'il faut qu'on me donne ou que je me donne, me tiennent si
troublé, que je ne sais ni ce que je dis ni ce que je fais. Mais
je voudrais bien savoir de Sa Seigneurie madame doña Dulcinée du
Toboso, où elle a appris la manière qu'elle emploie pour prier les
gens. Elle vient me demander de m'ouvrir les chairs à coups de
fouet, et elle m'appelle coeur de poule, bête féroce indomptée,
avec une kyrielle d'autres injures que le diable ne supporterait
pas. Est-ce que, par hasard, mes chairs sont de bronze? est-ce
qu'il m'importe en rien qu'elle soit ou non désenchantée? quelle
corbeille de linge blanc, de chemises, de mouchoirs, d'escarpins
(bien que je n'en mette pas) a-t-elle envoyée en avant pour me
toucher le coeur? Au lieu de cela, une injure sur l'autre,
quoiqu'elle sache le proverbe qui court par ici, qu'un âne chargé
d'or monte légèrement la montagne, et que les présents brisent les
rochers, et qu'en priant Dieu tu dois donner du maillet, et qu'un
bon Tiens vaut mieux que deux Tu l'auras. Et le seigneur mon
maître, qui aurait dû me passer la main sur le cou, me flatter et
me caresser, pour que je me fisse de laine et de coton cardé, ne
dit-il pas que, s'il me prend, il m'attachera tout nu à un arbre,
et me doublera la pitance des coups de fouet? Est-ce que ces
bonnes âmes compatissantes n'auraient pas dû considérer qu'ils ne
demandent pas seulement qu'un écuyer se fouette, mais bien un
gouverneur? comme qui dirait: «Mange du miel sur tes cerises.»
Qu'ils apprennent, à la male heure, qu'ils apprennent à savoir
prier et demander, à savoir être polis; car tous les temps ne sont
pas pareils, ni tous les hommes toujours de bonne humeur. Je suis
maintenant percé de douleur en voyant les déchirures de mon
pourpoint vert, et voilà qu'on vient me demander que je me fouette
de bonne volonté, quand je n'en ai pas plus envie que de me faire
cacique.

-- Eh bien! en vérité, ami Sancho, dit le duc, si vous ne vous
adoucissez pas autant qu'une poire molle, vous n'obtiendrez pas le
gouvernement. Il ferait beau, vraiment, que j'envoyasse à mes
insulaires un gouverneur cruel, aux entrailles de pierre, qui ne
se rend point aux larmes des demoiselles affligées, aux prières de
discrets enchanteurs, à l'empire d'anciens sages! Enfin, Sancho,
ou vous vous fouetterez, ou l'on vous fouettera, ou vous ne serez
pas gouverneur.

-- Seigneur, répondit Sancho, ne me donnera-t-on pas deux jours de
répit pour penser à ce qui me conviendra le mieux?

-- Non en aucune manière, interrompit Merlin; c'est ici, dans ce
lieu, et dans cet instant même, que l'affaire doit être résolue.
Ou Dulcinée retournera à la caverne de Montésinos, rendue à son
état de paysanne, ou bien, dans l'état où elle est, elle sera
conduite aux Champs-Élysées, pour y attendre l'accomplissement
total de la flagellation.

-- Allons, bon Sancho, s'écria la duchesse, ayez bon courage, et
répondez dignement au pain que vous avez mangé chez le seigneur
don Quichotte, que nous devons tous servir et chérir à cause de
son excellent caractère et de ses hauts exploits de chevalerie.
Dites oui, mon fils; consentez à cette pénitence, et que le diable
soit pour le diable, et la crainte pour le poltron, car la
mauvaise fortune se brise contre le bon coeur, comme vous savez
aussi bien que moi.»

Au lieu de répondre à ces propos, Sancho, perdant la tête, se
tourna vers Merlin:

«Dites-moi, seigneur Merlin, lui dit-il, quand le diable courrier
est arrivé près de nous, il apportait à mon maître un message du
seigneur Montésinos, qui lui recommandait de l'attendre ici, parce
qu'il venait lui apprendre la façon de désenchanter madame doña
Dulcinée du Toboso; mais jusqu'à présent nous n'avons vu ni
Montésinos, ni rien de pareil.

-- Le diable, ami Sancho, répondit Merlin, est un ignorant et un
grandissime vaurien. C'est moi qui l'ai envoyé à la recherche de
votre maître, non pas avec un message de Montésinos, mais de moi,
car Montésinos est dans sa caverne, attendant son désenchantement,
auquel il reste encore la queue à écorcher. S'il vous doit quelque
chose, ou si vous avez quelque affaire à traiter avec lui, je vous
l'amènerai, et vous le livrerai où il vous plaira. Mais, quant à
présent, consentez à cette discipline; elle vous sera, croyez-
m'en, d'un grand profit pour l'âme et pour le corps; pour l'âme,
en exerçant votre charité chrétienne; pour le corps, parce que je
sais que vous êtes de complexion sanguine, et qu'il n'y aura pas
de mal de vous tirer un peu de sang.

-- Il y a bien des médecins dans ce monde, répliqua Sancho,
jusqu'aux enchanteurs qui se mêlent aussi d'exercer la médecine.
Mais, puisque tout le monde me le dit, bien que je n'en voie rien,
je réponds donc que je consens à me donner les trois mille trois
cents coups de fouet, à la condition que je me les donnerai quand
et comme il me plaira, sans qu'on me fixe les jours ni le temps;
mais je tâcherai d'acquitter la dette le plus tôt possible, afin
que le monde jouisse de la beauté de madame doña Dulcinée du
Toboso, puisqu'il paraît, tout au rebours de ce que je pensais,
qu'elle est effectivement fort belle. Une autre condition du
marché, c'est que je ne serai pas tenu de me tirer du sang avec la
discipline, et que si quelques coups ne font que chasser les
mouches, ils entreront toujours en ligne de compte. Item, que si
je me trompe sur le nombre, le seigneur Merlin, qui sait tout,
aura soin de les compter, et de me faire savoir ceux qui manquent
ou ceux qui sont de trop.

-- Des coups de trop, répondit Merlin, il ne sera pas nécessaire
d'en donner avis; car, en atteignant juste le nombre voulu, madame
Dulcinée sera désenchantée à l'instant même, et, en femme
reconnaissante, elle viendra chercher le bon Sancho pour lui
rendre grâce et le récompenser de sa bonne oeuvre. Il ne faut donc
avoir aucun scrupule du trop ou du trop peu, et que le ciel me
préserve de tromper personne, ne serait-ce que d'un cheveu de la
tête!

-- Allons donc, à la grâce de Dieu! s'écria Sancho; je consens à
mon supplice, c'est-à-dire que j'accepte la pénitence, avec les
conditions convenues.»

À peine Sancho eut-il dit ces dernières paroles, que la musique se
fit entendre de nouveau, et que recommencèrent les décharges de
mousqueterie. Don Quichotte alla se pendre au cou de son écuyer,
et lui donna mille baisers sur le front et sur les joues. Le duc,
la duchesse et tous les assistants témoignèrent qu'ils
ressentaient une joie extrême de cet heureux dénoûment. Enfin, le
char se remit en marche, et, en passant, la belle Dulcinée inclina
la tête devant le duc et la duchesse, et fit une grande révérence
à Sancho.

En ce moment commençait à poindre l'aube riante et vermeille. Les
fleurs des champs se relevaient et dressaient leurs tiges; les
ruisseaux au liquide cristal, murmurant à travers les cailloux
blancs et gris, allaient porter aux rivières le tribut qu'elles
attendaient. La terre joyeuse, le ciel clair, l'air serein, la
lumière pure, tout annonçait que le jour, qui marchait déjà sur le
pan de la robe de l'aurore, allait être tranquille et beau.
Satisfaits de la chasse et d'avoir atteint leur but avec tant
d'habilité et de bonheur, le duc et la duchesse regagnèrent leur
château, dans le dessein de continuer des plaisanteries qui les
amusaient plus que tout autre divertissement.

Chapitre XXXV

_Où l'on raconte l'aventure étrange et jamais imaginée de la
duègne Doloride, autrement dite comtesse Trifaldi, avec une lettre
que Sancho Panza écrivit à sa femme Thérèse Panza_


Le duc avait un majordome d'esprit jovial et éveillé. C'est lui
qui avait représenté la figure de Merlin, qui avait disposé tout
l'appareil de la précédente aventure, composé les vers, et fait
remplir par un page le personnage de Dulcinée. À la demande de ses
maîtres, il prépara sur-le-champ une autre aventure, de la plus
gracieuse et étrange invention qui se pût imaginer.

Le lendemain, la duchesse demanda à Sancho s'il avait commencé la
pénitence dont la tâche lui était prescrite pour le
désenchantement de Dulcinée.

«Vraiment oui, répondit-il; je me suis déjà donné, cette nuit,
cinq coups de fouet.

-- Avec quoi vous les êtes-vous donnés? reprit la duchesse.

-- Avec la main, répondit-il.

-- Oh! répliqua-t-elle, c'est plutôt se donner des claquettes que
des coups de fouet. J'imagine que le sage Merlin ne sera pas
satisfait de tant de mollesse. Il faut que le bon Sancho se fasse
quelque bonne discipline avec des cordelettes et des noeuds de fer
qui se laissent bien sentir. C'est, comme on dit, avec le sang
qu'entre la science, et l'on ne pourrait donner à si bas prix la
délivrance d'une aussi grande dame que Dulcinée.

-- Eh bien, répondit Sancho, que Votre Seigneurie me fournisse
quelque discipline ou quelques bouts de corde convenables; c'est
avec cela que je me fustigerai, pourvu toutefois qu'il ne m'en
cuise pas trop, car je dois apprendre à Votre Grâce que, quoique
rustique, mes chairs tiennent plus de la nature du coton que de
celle du jonc à cordage, et il ne serait pas juste que je me misse
en lambeaux pour le service d'autrui.

-- À la bonne heure, répliqua la duchesse; demain je vous donnerai
une discipline qui aille à votre mesure, et qui s'accommode à la
tendreté de vos chairs comme si elles étaient ses propres soeurs.

-- À propos, dit Sancho, il faut que Votre Altesse apprenne, chère
dame de mon âme, que j'ai écrit une lettre à ma femme Thérèse
Panza, pour lui rendre compte de tout ce qui m'est arrivé depuis
que je me suis séparé d'elle. Je l'ai là, dans le sein, et il ne
manque plus que d'y mettre l'adresse. Je voudrais que Votre
Discrétion prît la peine de la lire, car il me semble qu'elle est
tournée de la façon que doivent écrire les gouverneurs.

-- Qui l'a composée? demanda la duchesse.

-- Eh! qui pouvait la composer, si ce n'est moi, pécheur que je
suis? répondit Sancho.

-- Et c'est vous aussi qui l'avez écrite? reprit la duchesse.

-- Pour cela non, répliqua Sancho; car je ne sais ni lire ni
écrire, bien que je sache signer.

-- Voyons-la donc, dit la duchesse; car, à coup sûr, vous devez y
montrer la qualité et la suffisance de votre esprit.»

Sancho tira de son sein une lettre ouverte, et la duchesse,
l'ayant prise, vit qu'elle était ainsi conçue:

_Lettre de Sancho Panza à Thérèse Panza, sa femme_

«Si l'on me donnait de bons coups de fouet, j'étais bien d'aplomb
sur ma monture[210]; si j'ai un bon gouvernement, il me coûte de
bons coups de fouet. À cela, ma chère Thérèse, tu ne comprendras
rien du tout, quant à présent; une autre fois, tu le sauras. Sache
donc, Thérèse, que j'ai résolu une chose; c'est que tu ailles en
carrosse. Voilà l'important aujourd'hui, car toute autre façon
d'aller serait marcher à quatre pattes.[211] Tu es femme d'un
gouverneur; vois si personne te montera jusqu'à la cheville. Je
t'envoie ci-joint un habit vert de chasseur que m'a donné madame
la duchesse; arrange-le de façon qu'il serve de jupe et de corsage
à notre fille. Don Quichotte, mon maître, à ce que j'ai ouï dire
en ce pays, est un fou sage et un imbécile divertissant; on ajoute
que je suis de la même force. Nous sommes entrés dans la caverne
de Montésinos, et le sage Merlin fait usage de moi pour le
désenchantement de Dulcinée du Toboso, qui s'appelle là-bas
Aldonza Lorenzo. Avec trois mille trois cents coups de fouet,
moins cinq, que j'ai à me donner, elle deviendra aussi
désenchantée que la mère qui l'a mise au monde. Ne dis rien de
cela à personne, car tu sais le proverbe; si tu soumets ton
affaire à la chambrée, les uns diront que c'est blanc, les autres
que c'est noir. D'ici à peu de jours, je partirai pour le
gouvernement, où je vais avec un grand désir de ramasser de
l'argent, car on m'a dit que tous les nouveaux gouverneurs s'en
allaient avec le même désir. Je lui tâterai le pouls, et
t'aviserai si tu dois ou non venir me rejoindre. Le grison se
porte bien et se recommande beaucoup à toi; je ne pense pas le
laisser, quand même on me mènerait pour être Grand Turc. Madame la
duchesse te baise mille fois les mains; baise-les-lui en retour
deux mille fois, car, à ce que dit mon maître, il n'y a rien qui
coûte moins et qui vaille meilleur marché que les politesses. Dieu
n'a pas consenti à m'envoyer une autre valise comme celle des cent
écus de la fois passée; mais n'en sois pas en peine, ma chère
Thérèse; celui qui sonne les cloches est en sûreté; et tout s'en
ira dans la lessive du gouvernement. Seulement j'ai une grande
peine d'entendre dire que j'y prendrai tant de goût que je m'y
mangerai les doigts. Dans ce cas-là, il ne me coûterait pas bon
marché, bien que les estropiés et les manchots aient un canonicat
dans les aumônes qu'ils mendient. Ainsi, d'une façon ou de
l'autre, tu deviendras riche, et tu auras bonne aventure. Que Dieu
te la donne comme il peut, et me garde pour te servir. De ce
château, le 20 juillet 1614.

«Ton mari, le gouverneur.

«SANCHO PANZA.»

Quand la duchesse eut achevé de lire la lettre, elle dit à Sancho:

«En deux choses le bon gouverneur sort un peu du droit chemin. La
première, c'est qu'il dit ou fait entendre qu'on lui a donné ce
gouvernement pour les coups de fouet qu'il doit s'appliquer,
tandis qu'il sait fort bien et ne peut nullement nier que, lorsque
le duc mon seigneur lui en fit la promesse, on ne songeait pas
seulement qu'il y eût des coups de fouet au monde. La seconde,
c'est qu'il s'y montre un peu trop intéressé, et je ne voudrais
pas qu'il eût montré le bout de l'oreille, car la convoitise rompt
le sac, et le gouverneur avaricieux vend et ne rend pas la
justice.

-- Oh! ce n'est pas ce que je voulais dire, madame, répondit
Sancho; si Votre Grâce trouve que la lettre n'est pas tournée
comme elle devrait l'être, il n'y a rien qu'à la déchirer, et à en
écrire une autre; et il pourrait se faire que la nouvelle fût pire
encore, si l'on s'en remet à ma judiciaire.

-- Non, non, répliqua la duchesse; celle-ci est bonne, et je veux
la faire voir au duc.»

Cela dit, ils s'en furent à un jardin où l'on devait dîner ce
jour-là. La duchesse montra la lettre de Sancho au duc, qui s'en
amusa beaucoup. On dîna, et, quand la table eut été desservie,
quand on se fut diverti quelque temps de l'exquise conversation de
Sancho, tout à coup le son aigu d'un fifre se fit entendre, mêlé
au bruit sourd d'un tambour discordant. Tout le monde parut se
troubler à cette martiale et triste harmonie, principalement don
Quichotte, qui ne tenait pas sur sa chaise, tant son trouble était
grand. De Sancho, il n'y a rien à dire, sinon que la peur le
conduisit à son refuge ordinaire, qui était le pan de la robe de
la duchesse; car véritablement la musique qu'on entendait était
triste et mélancolique au dernier point.

Au milieu de la surprise générale et du silence que gardait tout
le monde, on vit entrer et s'avancer dans le jardin deux hommes
portant des robes de deuil, si longues qu'elles balayaient la
terre. Chacun d'eux frappait sur un grand tambour, également
couvert de drap noir. À leur côté marchait le joueur de fifre,
noir et lugubre comme les deux autres. Les trois musiciens étaient
suivis d'un personnage au corps de géant, non pas vêtu, mais
chargé d'une ample soutane noire, dont la queue démesurée traînait
au loin derrière lui. Par-dessus la soutane, un large baudrier lui
ceignait les reins, noir également, et duquel pendait un énorme
cimeterre dont la poignée était noire, ainsi que le fourreau. Il
avait le visage couvert d'un voile noir transparent, à travers
lequel on entrevoyait une longue barbe, blanche comme la neige. Il
marchait à pas mesurés, au son des tambours, avec beaucoup de
calme et de gravité. Enfin, sa grandeur, sa noirceur, sa démarche,
son cortège étaient bien faits pour étonner tous ceux qui le
regardaient sans le connaître.

Il vint donc, avec cette lenteur et cette solennité, se mettre à
genoux devant le duc, qui l'attendait debout au milieu des autres
assistants. Mais le duc ne voulut permettre en aucune façon qu'il
parlât avant de s'être relevé. Le prodigieux épouvantail fut
contraint de céder, et, dès qu'il fut debout, il leva le voile qui
cachait son visage. Alors il découvrit la plus horrible, la plus
longue, la plus blanche et la plus épaisse barbe qu'yeux humains
eussent vue jusqu'alors. Bientôt il tira et arracha du fond de sa
large poitrine une voix grave et sonore, et, fixant ses regards
sur le duc, il lui dit:

«Très-haut et très-puissant seigneur, on m'appelle Trifaldin de la
barbe blanche; je suis écuyer de la comtesse Trifaldi, autrement
appelée la Duègne Doloride, qui m'envoie en ambassade auprès de
Votre Grandeur, pour demander à Votre Magnificence qu'elle daigne
lui donner licence et permission de venir vous conter sa peine,
qui est bien l'une des plus nouvelles et des plus admirables que
la plus pénible imagination de l'univers puisse jamais avoir
imaginée. Mais d'abord elle veut savoir si, dans votre château, se
trouve le valeureux et jamais vaincu chevalier don Quichotte de la
Manche, à la recherche duquel elle vient à pied, et sans rompre le
jeûne, depuis le royaume de Candaya jusqu'à Votre Seigneurie,
chose qu'il faut tenir à miracle ou à force d'enchantement. Elle
est à la porte de cette forteresse ou maison de plaisance, et
n'attend pour rentrer que votre bon plaisir. J'ai dit.»

Aussitôt il se mit à tousser, et, maniant sa barbe du haut en bas
avec les deux mains, il attendit dans un grand calme que le duc
lui fît une réponse.

«Il y a déjà bien des jours, dit le duc, bon écuyer Trifaldin de
la blanche barbe, que nous avons connaissance de la disgrâce
arrivée à madame la comtesse Trifaldi, que les enchanteurs
obligent à s'appeler la duègne Doloride. Vous pouvez, étonnant
écuyer, lui dire qu'elle entre, qu'ici se trouve le vaillant
chevalier don Quichotte de la Manche, et que, de son coeur
généreux, elle peut se promettre avec assurance toute espèce de
secours et d'appui. Vous pouvez également lui dire de ma part que,
si ma faveur lui est nécessaire, elle ne lui manquera point; car
je suis tenu de la lui offrir par ma qualité de chevalier,
laquelle oblige à favoriser toute espèce de femmes, surtout les
duègnes veuves, déchues et douloureuses, comme le doit être Sa
Seigneurie.»

À ces mots, Trifaldin plia le genou jusqu'à terre, et, faisant
signe de jouer au fifre et aux tambours, il sortit du jardin au
même son et du même pas qu'il y était entré, laissant tout le
monde dans la surprise de son aspect et de son accoutrement.

Alors le duc se tournant vers don Quichotte:

«Enfin, lui dit-il, célèbre chevalier, les ténèbres de la malice
et de l'ignorance ne peuvent cacher ni obscurcir la lumière de la
valeur et de la vertu. Je dis cela, parce qu'il y a six jours à
peine que Votre Bonté habite ce château, et déjà viennent vous y
chercher de pays lointains et inconnus, non pas en carrosse, ni
sur des dromadaires, mais à pied et à jeun, les malheureux, les
affligés, dans la confiance qu'ils trouveront en ce bras
formidable le remède à leurs peines et à leurs souffrances, grâce
à vos brillantes prouesses, dont le bruit court et s'étend sur la
face de la terre entière.

-- Je voudrais bien, seigneur duc, répondit don Quichotte, tenir
ici présent ce bon religieux qui, l'autre jour, à table, montra
tant de rancune et de mauvais vouloir contre les chevaliers
errants, pour qu'il vît de ses propres yeux si ces chevaliers sont
nécessaires au monde. Il pourrait du moins toucher de la main une
vérité; c'est que les gens extraordinairement affligés et
inconsolables ne vont pas, dans les cas extrêmes et les malheurs
énormes, chercher remède à leurs maux chez les hommes de robe, ni
chez les sacristains de village, ni chez le gentilhomme qui n'est
jamais sorti des limites de sa paroisse, ni chez le citadin
paresseux qui cherche plutôt des nouvelles à raconter qu'il ne
s'efforce à faire des prouesses que d'autres racontent et mettent
par écrit. Le remède aux peines, le secours aux nécessités, la
protection aux jeunes filles, la consolation des veuves, ne se
trouvent en aucune sorte de personnes mieux qu'en les chevaliers
errants. Aussi, de ce que j'ai l'honneur de l'être, je rends au
ciel des grâces infinies, et je tiens pour bien employé tout ce
qui peut m'arriver d'accidents et de travaux dans l'exercice d'une
si honorable profession. Que cette duègne vienne donc, et qu'elle
demande ce qu'elle voudra; le remède à son mal sera bientôt
expédié par la force de mon bras et l'intrépide résolution du
coeur qui le conduit.»

Chapitre XXXVII

_Où se continue la fameuse aventure de la duègne Doloride_


Le duc et la duchesse furent enchantés de voir que don Quichotte
répondît si bien à leur intention. En ce moment Sancho se mit de
la partie.

«Je ne voudrais pas, dit-il, que cette madame la duègne vînt jeter
quelque bâton dans les roues de mon gouvernement; car j'ai ouï
dire à un apothicaire de Tolède, qui parlait comme un
chardonneret, que partout où intervenaient des duègnes, il ne
pouvait rien arriver de bon. Sainte Vierge! combien il leur en
voulait, cet apothicaire! De là je conclus que si toutes les
duègnes sont ennuyeuses et impertinentes, de quelque humeur et
condition qu'elles soient, que sera-ce des dolentes, ou
douloureuses, ou endolories[212], comme on dit qu'est cette comtesse
trois basques ou trois queues[213]; car, dans mon pays, basque ou
queue, queue ou basque, c'est absolument la même chose.

-- Tais-toi, ami Sancho, dit don Quichotte; puisque cette dame
duègne vient me chercher de si lointains climats, elle ne doit pas
être de celles que l'apothicaire portait sur son calepin.
D'ailleurs, celle-là est comtesse, et, quand les comtesses servent
en qualité de duègnes, c'est au service de reines ou
d'impératrices; elles sont dames et maîtresses dans leurs maisons,
et s'y servent d'autres duègnes à leur tour.»

À cela, doña Rodriguez, qui se trouvait présente, ajouta bien
vite:

«Des duègnes sont ici au service de madame la duchesse, qui
pourraient être comtesses si la fortune l'eût voulu. Mais ainsi
vont les lois comme le veulent les rois. Cependant qu'on ne dise
pas de mal des duègnes, surtout des vieilles et des filles, car,
bien que je ne le sois pas, j'entrevois et comprends fort bien
l'avantage d'une duègne fille sur une duègne veuve; et, comme on
dit, celui qui nous a tondues a gardé les ciseaux dans la main.

-- Avec tout cela, répliqua Sancho, il y a tellement à tondre chez
les duègnes, toujours d'après mon apothicaire, qu'il vaut mieux ne
pas remuer le riz, dût-il prendre au fond du pot.

-- Les écuyers sont toujours nos ennemis, reprit doña Rodriguez;
comme ce sont des piliers d'antichambre, et qu'ils nous voient à
tout propos; les moments où ils ne prient pas Dieu, qui sont en
grand nombre, ils les emploient à médire de nous, à nous déterrer
les os, et à nous enterrer la bonne renommée. Eh bien, moi, je
leur dis, à ces bûches ambulantes, qu'en dépit d'eux, nous
continuerons à vivre dans le monde et dans les maisons des gens de
qualité, bien qu'on nous y laisse mourir de faim, et qu'on y
couvre avec une maigre jupe noire nos chairs délicates ou non
délicates, comme on couvre un fumier avec une tapisserie le jour
de la procession. Par ma foi, si cela m'était permis et que j'en
eusse le temps, je ferais bien entendre, non-seulement à ceux qui
m'écoutent, mais au monde entier, qu'il n'y a point de vertu qui
ne se trouve en une duègne.

-- Je crois, dit alors la duchesse, que ma bonne doña Rodriguez a
grandement raison; mais il convient qu'elle attende un moment plus
opportun pour prendre sa défense et celle des autres duègnes, pour
confondre la méchante opinion de ce méchant apothicaire, et pour
déraciner celle que nourrit en son coeur le grand Sancho Panza.

-- Ma foi, reprit Sancho, depuis que les fumées de gouverneur me
sont montées à la tête, elles m'ont ôté les vertiges d'écuyer, et
je me moque de toutes les duègnes du monde comme d'une figue
sauvage.»

L'entretien sur le compte des duègnes aurait encore continué, si
l'on n'eût entendu de nouveau sonner le fifre et battre les
tambours, d'où l'on comprit que la duègne Doloride faisait son
entrée. La duchesse demanda au duc s'il ne serait pas convenable
d'aller à sa rencontre, puisqu'elle était comtesse et femme de
qualité.

«Pour ce qu'elle a de comtesse, répondit Sancho, avant que le duc
ouvrît la bouche, je consens à ce que Vos Grandeurs aillent la
recevoir; mais, pour ce qu'elle a de duègne, je suis d'avis que
vous ne bougiez pas d'un seul pas.

-- Qui te prie de te mêler de cela, Sancho? dit don Quichotte.

-- Qui, seigneur? répondit Sancho; moi, je m'en mêle, et je puis
bien m'en mêler, comme écuyer ayant appris les devoirs de la
courtoisie à l'école de Votre Grâce, qui est le plus courtois
chevalier et le mieux élevé qu'il y ait dans toute la
courtoiserie. En ces choses-là, à ce que j'ai ouï dire à Votre
Grâce, on perd autant par le trop que par le trop peu et au bon
entendeur demi-mot.

-- C'est précisément comme le dit Sancho, reprit le duc; nous
allons voir la mine de cette comtesse, et, sur elle, nous
mesurerons la courtoisie qui lui est due.»

En ce moment entrèrent le fifre et les tambours, comme la première
fois; et l'auteur termine ici ce court chapitre, pour commencer
l'autre, où il continue la même aventure, qui est une des plus
notables de toute l'histoire.

Chapitre XXXVIII

_Où l'on rend compte du compte que rendit de sa triste fortune la
duègne Doloride_


Derrière les joueurs de cette triste musique, commencèrent à
pénétrer dans le jardin jusqu'à douze duègnes, rangées sur deux
files, toutes vêtues de larges robes à la religieuse, en serge
foulée, avec des coiffes et des voiles de mousseline blanche, si
longs qu'ils ne laissaient apercevoir que le bord des robes.

Derrière elles venait la comtesse Trifaldi, que menait par la main
l'écuyer Trifaldin de la barbe blanche. Elle était vêtue de fine
bayette noire non apprêtée; car, si le poil en eût été frisé,
chaque brin de laine aurait fait un grain de la grosseur d'un pois
chiche. La queue, ou basque, ou pan, ou comme on voudra l'appeler,
était divisée en trois pointes, que soutenaient à la main trois
pages, également vêtus de noir, lesquels présentaient une agréable
figure mathématique, avec les trois angles aigus que formaient les
trois pointes de la queue; et tous ceux qui virent cette queue à
trois pointes comprirent que c'était d'elle que lui venait le nom
de comtesse Trifaldi, comme si l'on disait comtesse aux trois
queues. Ben-Engéli dit qu'en effet c'était la vérité, et que de
son nom propre la duègne s'appelait comtesse Loupine, parce qu'il
y avait beaucoup de loups dans son comté, et que, si ces loups
eussent été des renards, on l'aurait appelée comtesse Renardine,
parce que, dans ces pays, les seigneurs ont coutume de prendre le
nom de la chose ou des choses qui abondent le plus dans leurs
seigneuries. Mais enfin cette comtesse, à la faveur de la
nouveauté de sa queue, laissa le Loupine pour prendre le Trifaldi.

Les douze duègnes et la dame marchaient au pas de procession, les
visages couverts de voiles noirs, non pas transparents comme celui
de Trifaldin, mais si serrés, au contraire, que rien ne se
laissait apercevoir par-dessous.

Aussitôt que parut ainsi formé l'escadron de duègnes, le duc, la
duchesse et don Quichotte se levèrent, ainsi que tous ceux qui
regardaient la longue procession. Les douze duègnes s'arrêtèrent
et firent une haie, au milieu de laquelle passa la Doloride, sans
quitter le bras de Trifaldin. À cette vue, le duc, la duchesse et
don Quichotte s'avancèrent d'une douzaine de pas à sa rencontre.
Elle alors, mettant les deux genoux en terre, dit d'une voix
plutôt rauque et forte que flûtée et délicate:

«Que Vos Grandeurs veuillent bien ne pas faire tant de courtoisies
à leur humble serviteur, je veux dire à leur humble servante, car
je suis tellement endolorie que je ne pourrai jamais réussir à y
répondre comme je le dois. En effet, ma disgrâce étrange, inouïe,
m'a emporté l'esprit je ne sais où, et ce doit être fort loin, car
plus je le cherche, moins je le trouve.

-- Celui-là en serait tout à fait dépourvu, madame la comtesse,
répondit le duc, qui ne découvrirait pas dans votre personne votre
mérite, lequel, sans qu'on en voie davantage, est digne de toute
la crème de la courtoisie, de toute la fleur des plus civiles
politesses.»

Et, la relevant de la main, il la fit asseoir sur un siège près de
la duchesse, qui lui fit aussi l'accueil le plus bienveillant. Don
Quichotte gardait le silence, et Sancho mourait d'envie de voir le
visage de la Trifaldi ou de quelqu'une de ses nombreuses duègnes;
mais ce fut impossible, jusqu'à ce qu'elles-mêmes le découvrissent
de bon gré.

Tout le monde immobile et faisant silence, chacun attendait qui le
romprait le premier. Ce fut la duègne Doloride, en prononçant les
paroles suivantes:

«J'ai la confiance, puissantissime seigneur, bellissime dame et
discrétissimes auditeurs, que ma douleurissime trouvera dans vos
coeurs vaillantissimes un accueil non moins affable que généreux
et douloureux; car elle est telle qu'elle doit suffire pour
attendrir le marbre, amollir le diamant, et assouplir l'acier des
coeurs les plus endurcis du monde. Mais, avant de la publier à vos
ouïes (pour ne pas dire à vos oreilles), je voudrais que vous me
fissiez savoir si, dans le sein de cette illustre compagnie, se
trouve le purissime chevalier don Quichotte de la Manchissime, et
son écuyérissime Panza.

-- Le Panza, s'écria Sancho, avant que personne répondît, le
voilà; et le don Quichottissime également. Ainsi vous pouvez bien,
Doloridissime duégnissime, dire tout ce qui vous plairissime, car
nous sommes prêts et préparissimes à être vos serviteurissimes.»

En ce moment don Quichotte se leva, et adressant la parole à la
duègne Doloride, il lui dit:

«Si vos angoisses, ô dame affligée, peuvent se promettre quelque
espoir de remède par quelque valeur ou quelque force de quelque
chevalier errant, voici les miennes, qui, toutes faibles et toutes
courtes qu'elles sont, s'emploieront tout entières à votre
service. Je suis don Quichotte de la Manche, dont le métier est de
secourir toutes sortes de nécessiteux. Cela étant, vous n'avez nul
besoin, madame, de capter des bienveillances ni de chercher des
préambules; mais vous pouvez, tout bonnement et sans détours,
raconter vos peines. Des oreilles vous écoutent, qui sauront,
sinon y porter remède, au moins y compatir.»

Quand la duègne Doloride entendit cela, elle fit mine de vouloir
se jeter aux pieds de don Quichotte, et même elle s'y jeta, et
faisant tous ses efforts pour les embrasser, elle disait:

«Devant ces pieds et devant ces jambes je me jette, ô invincible
chevalier, parce qu'ils sont les bases et les colonnes de la
chevalerie errante. Je veux baiser ces pieds, du pas desquels pend
et dépend le remède à mes malheurs, ô valeureux errant, dont les
exploits véritables laissent loin derrière eux et obscurcissent
les fabuleuses prouesses des Amadis, des Bélianis et des
Esplandian!»

Puis, laissant don Quichotte, et se tournant vers Sancho Panza,
elle lui prit la main et lui dit:

«Ô toi, le plus loyal écuyer qui ait servi jamais chevalier
errant, dans les siècles présents et passés, plus long en bonté
que la barbe de Trifaldin, mon homme de compagnie, ici présent! tu
peux bien te vanter qu'en servant le grand don Quichotte, tu sers
en raccourci toute la multitude de chevaliers qui ont manié les
armes dans le monde. Je te conjure, par ce que tu dois à ta bonté
fidélissime, d'être mon intercesseur auprès de ton maître, pour
qu'il favorise sans plus tarder cette humilissime et
malheureusissime comtesse.»

Sancho répondit:

«Que ma bonté, ma chère dame, soit aussi grande et aussi longue
que la barbe de votre écuyer, cela ne fait pas grand'chose à
l'affaire. Mais que j'aie mon âme avec barbe et moustaches au
sortir de cette vie, voilà ce qui m'importe, car des barbes d'ici-
bas je ne me soucie guère. Au surplus, sans toutes ces prières ni
ces cajoleries, je prierai mon maître (et je sais qu'il m'aime
bien, surtout maintenant qu'il a besoin de moi pour une certaine
affaire) d'aider Votre Grâce en tout ce qu'il pourra. Mais
déboutonnez-vous, contez-nous votre peine, et laissez faire, nous
serons tous d'accord.»

Le duc et la duchesse mouraient de rire à tous ces propos, comme
gens qui avaient fabriqué l'aventure, s'applaudissant de la
finesse et de la dissimulation que montrait la Trifaldi. Celle-ci,
s'étant rassise, prit de nouveau la parole et dit:

«Sur le fameux royaume de Candaya, qui gît entre la grande
Trapobane et la mer du Sud, deux lieues par delà le cap Comorin,
régna la reine doña Magoncia, veuve du roi Archipiel, son époux et
seigneur. De leur mariage fut créée et mise au monde l'infante
Antonomasie, héritière du royaume, laquelle infante Antonomasie
grandit et s'éleva sous ma tutelle et ma doctrine, parce que
j'étais la plus ancienne et la plus noble duègne de sa mère.

«Or, il arriva que, les jours venant et passant, la petite
Antonomasie atteignit l'âge de quatorze ans, avec une si grande
perfection de beauté, que la nature n'aurait pu lui en donner un
degré de plus. Dirons-nous que, pour l'esprit, c'était encore une
morveuse? Non, vraiment, elle était discrète autant que belle, et
c'était la plus belle personne du monde, ou plutôt elle l'est
encore, si les destins jaloux et les Parques impitoyables n'ont
pas tranché le fil de sa vie. Et certes, ils ne l'ont pas fait,
car les cieux ne sauraient permettre qu'on fasse à la terre un
aussi grand mal que serait celui de cueillir en verjus la grappe
de raisin du plus beau cep de ce monde.

«De cette beauté, que ma langue pesante et maladroite ne sait
point vanter comme elle le mérite, s'éprirent une infinité de
princes, tant nationaux qu'étrangers. Parmi eux, un simple
chevalier, qui se trouvait à la cour, osa élever ses pensées
jusqu'au ciel de cette beauté miraculeuse. Ce qui lui donna tant
de présomption, c'étaient sa jeunesse, sa bonne mine, ses grâces,
ses nombreux talents, la facilité et la félicité de son esprit.
Car il faut que Vos Grandeurs sachent, si cela ne leur cause point
d'ennui, qu'il jouait d'une guitare à la faire parler; de plus,
qu'il était poëte et grand danseur, et qu'enfin il savait faire
une cage d'oiseaux si bien, qu'il aurait pu gagner sa vie rien
qu'à cela, s'il se fût trouvé dans quelque extrême besoin. Et
toutes ces qualités, tous ces mérites sont plutôt capables de
renverser une montagne que non-seulement une faible jeune fille.
Cependant toute sa gentillesse, toutes ses grâces, tous ses
talents n'auraient pu suffire à faire capituler la forteresse de
mon élève, si le voleur effronté n'eût employé l'artifice de me
faire d'abord capituler moi-même. Ce vagabond dénaturé voulut
d'abord amorcer mon goût et acquérir mes bonnes grâces, pour que
moi, châtelain infidèle, je lui livrasse les clefs de la
forteresse dont la garde m'était confiée. Finalement, il me flatta
l'intelligence et me dompta la volonté par je ne sais quelles
amulettes qu'il me donna. Mais ce qui me fit surtout broncher et
tomber par terre, ce furent certains couplets que je l'entendis
chanter une nuit, d'une fenêtre grillée donnant sur une petite
ruelle où il se promenait, lesquels couplets, si j'ai bonne
mémoire, s'exprimaient ainsi:

«De ma douce ennemie, naît un mal qui perce l'âme, et, pour plus
de tourment, elle exige qu'on le ressente et qu'on ne le dise
pas.[214]«

«La strophe me sembla d'or, et sa voix de miel; et depuis lors, en
voyant le malheur où m'ont fait tomber ces vers et d'autres
semblables, j'ai considéré qu'on devrait, comme le conseillait
Platon, exiler les poëtes des républiques bien organisées, du
moins les poëtes érotiques; car ils écrivent des couplets, non pas
comme ceux de la complainte du marquis de Mantoue, qui amusent les
femmes et font pleurer les enfants, mais des pointes d'esprit qui
vous traversent l'âme comme de douces épines, et vous la brûlent
comme la foudre, sans toucher aux habits. Une autre fois, il
chanta:

«Viens. Mort, mais si cachée que je ne te sente pas venir, pour
que le plaisir de mourir ne me rende pas à la vie[215]«, ainsi que
d'autres strophes et couplets qui, chantés, enchantent, et,
écrits, ravissent.

«Mais qu'est-ce, bon Dieu, quand ces poëtes se ravalent à composer
une espèce de poésie fort à la mode alors à Candaya, et qu'ils
appelaient des _seguidillas__[216]__?_ Alors, c'était la danse
des âmes, l'agitation des corps, le transport du rire, et
finalement le ravissement de tous les sens. Aussi, dis-je, mes
seigneurs, qu'on devrait à juste titre déporter ces poëtes et
troubadours aux îles des Lézards[217]. Mais la faute n'est pas à
eux; elle est aux simples qui les louent, et aux niaises qui les
croient.

«Si j'avais été aussi bonne duègne que je le devais, certes, je ne
me serais point émue à leurs bons mots fanés, et n'aurais point
pris pour des vérités ces belles tournures, _je vis en mourant, je
brûle dans la glace, je tremble dans le feu, j'espère sans espoir,
je pars et je reste, _ainsi que d'autres impossibilités de cette
espèce, dont leurs écrits sont tout pleins. Et qu'arrive-t-il,
lorsqu'ils promettent le phénix d'Arabie, la couronne d'Ariane,
les chevaux du Soleil, les perles de la mer du Sud, l'or du
Pactole et le baume de Pancaya[218]? C'est alors qu'ils font plus
que jamais courir la plume, car rien ne leur coûte moins que de
promettre ce qu'ils ne pourront jamais tenir.

«Mais que fais-je? à quoi vais-je m'amuser, ô malheureuse? quelle
folie, quelle déraison me fait conter les péchés d'autrui, quand
j'ai tant à raconter des miens? Malheur à moi! ce ne sont pas les
vers qui m'ont vaincue, mais ma simplicité; ce ne sont pas les
sérénades qui m'ont adoucie, mais mon imprudence coupable.

«Ma grande ignorance et ma faible circonspection ouvrirent le
chemin et préparèrent les voies aux désirs de don Clavijo (ainsi
se nomme le chevalier en question). Sous mon patronage et ma
médiation, il entra, non pas une, mais bien des fois, dans la
chambre à coucher d'Antonomasie, non par lui, mais par moi
trompée, et cela, sous le titre de légitime époux; car, bien que
pécheresse, je n'aurais jamais permis que, sans être son mari, il
l'eût touchée aux bords de la semelle de ses pantoufles. Non, non,
pour cela, non! le mariage doit aller en avant dans toute affaire
de ce genre où je mets les mains. Il n'y avait qu'un mal dans
celle-ci, l'inégalité des conditions, don Clavijo n'étant qu'un
simple chevalier, tandis que l'infante Antonomasie était, comme on
l'a dit, héritière du royaume.

«Durant quelques jours, l'intrigue fut cachée et dissimulée par la
sagacité de mes précautions; mais bientôt il me parut qu'elle
allait être découverte par je ne sais quelle enflure de l'estomac
d'Antonomasie. Cette crainte nous fit entrer tous trois en
conciliabule, et l'avis unanime fut qu'avant que le méchant tour
vînt à éclater, don Clavijo (_Georg_., lib. II.) demandât devant
le grand vicaire Antonomasie pour femme, en vertu d'une promesse
écrite qu'elle lui avait donnée d'être son épouse, promesse
formulée par mon esprit, et avec tant de force, que celle de
Samson n'aurait pu la rompre. On fit les démarches nécessaires; le
vicaire fit la cédule, et reçut la confession de la dame, qui
avoua tout sans autre formalité; alors il la fit déposer chez un
honnête alguazil de cour.

-- Comment! s'écria Sancho, il y a donc aussi à Candaya des
alguazils, des poëtes et des _seguidillas?_ Par tous les serments
que je puis faire, j'imagine que le monde est tout un. Mais que
Votre Grâce se dépêche un peu, madame Trifaldi; il se fait tard,
et je meurs d'envie de savoir la fin d'une si longue histoire.

-- C'est ce que vais faire», répondit la comtesse.

Chapitre XXXIX

_Où la Trifaldi continue sa surprenante et mémorable histoire_


De chaque parole que disait Sancho, la duchesse raffolait, autant
que s'en désespérait don Quichotte, qui lui ordonna de se taire.
Alors la Doloride continua de la sorte:

«Enfin, après bien des interrogatoires, des demandes et des
réponses, comme l'infante tenait toujours bon, sans rétracter ni
changer sa première déclaration, le grand vicaire jugea en faveur
de don Clavijo, et la lui remit pour légitime épouse; ce qui causa
tant de chagrin à la reine doña Magoncia, mère de l'infante
Antonomasie, qu'au bout de trois jours nous l'enterrâmes.

-- Elle était morte, sans doute? demanda Sancho.

-- C'est clair, répondit Trifaldin; car, à Candaya, on n'enterre
pas les personnes vivantes, mais mortes.

-- On a déjà vu, seigneur écuyer, répliqua Sancho, enterrer un
homme évanoui, le croyant mort, et il me semblait, à moi, que la
reine Magoncia aurait bien fait de s'évanouir au lieu de mourir;
car, avec la vie, il y a remède à bien des choses. D'ailleurs, la
faute de l'infante n'était pas si énorme qu'elle fût obligée d'en
avoir tant de regret. Si cette demoiselle se fût mariée avec un
page ou quelque autre domestique de sa maison, comme ont fait bien
d'autres, à ce que j'ai ouï dire, le mal aurait été sans
ressource; mais avoir épousé un chevalier aussi gentilhomme et
aussi entendu qu'on nous le dépeint, en vérité, si ce fut une
sottise, elle n'est pas si grande qu'on le pense. Car enfin,
suivant les règles de mon seigneur, qui est ici présent et ne me
laissera pas accuser de mensonge, de même qu'on fait avec des
hommes de robe les évêques, de même on peut faire avec des
chevaliers, surtout s'ils sont errants, les rois et les empereurs.

-- Tu as raison, Sancho, dit don Quichotte; car un chevalier
errant, pourvu qu'il ait deux doigts de bonne chance, est en passe
et en proche puissance d'être le plus grand seigneur du monde.
Mais continuez, dame Doloride, car il me semble qu'il vous reste à
compter l'amer de cette jusqu'à présent douce histoire.

-- Comment, s'il reste l'amer! reprit la comtesse. Oh! oui; et si
amer, qu'en comparaison la coloquinte est douce et le laurier
savoureux.

«La reine donc étant morte et non évanouie, nous l'enterrâmes;
mais à peine l'avions-nous couverte de terre, à peine lui avions-
nous dit le dernier adieu, que tout à coup, _quis talia temperet a
lacrymis__[219]__?_ parut au-dessus de la fosse de la reine,
monté sur un cheval de bois, le géant Malambruno, cousin germain
de Magoncia; lequel, outre qu'il est cruel, est de plus
enchanteur. Pour venger la mort de sa cousine germaine, pour
châtier l'audace de don Clavijo et la faiblesse d'Antonomasie, il
employa son art maudit, et laissa les deux amants enchantés sur la
fosse même; elle, convertie en une guenon de bronze, et lui, en un
épouvantable crocodile d'un métal inconnu. Au milieu d'eux s'éleva
une colonne également de métal, portant un écriteau en langue
syriaque, qui, traduit en langue candayesque, et maintenant en
langue castillane, renferme la sentence suivante: _Les deux
audacieux amants ne recouvreront point leur forme première,
jusqu'à ce que le vaillant Manchois en vienne aux mains avec moi
en combat singulier, car c'est seulement à sa haute valeur que les
destins conservent cette aventure inouïe. _Cela fait, il tira du
fourreau un large et démesuré cimeterre, et, me prenant par les
cheveux, il fit mine de vouloir m'ouvrir la gorge et de me
trancher la tête à rasibus des épaules. Je me troublai, ma voix
s'éteignit, je me sentis fort mal à l'aise; mais cependant je fis
effort, et, d'une voix tremblante, je lui dis tant et tant de
choses qu'elles le firent suspendre l'exécution de son rigoureux
châtiment. Finalement, il fit amener devant lui toutes les duègnes
du palais, qui sont celles que voilà présentes, et, après nous
avoir reproché notre faute, après avoir amèrement blâmé les
habitudes des duègnes, leurs mauvaises ruses et leurs pires
intrigues, chargeant toutes les autres de la faute que j'avais
seule commise, il dit qu'il ne voulait pas nous punir de la peine
capitale, mais d'autres peines plus durables, qui nous donnassent
une mort civile et perpétuelle. Au moment où il achevait de dire
ces mots, nous sentîmes toutes s'ouvrir les pores de notre visage,
et qu'on nous y piquait partout comme avec des pointes d'aiguille.
Nous portâmes aussitôt nos mains à la figure, et nous nous
trouvâmes dans l'état que vous allez voir.»

Aussitôt la Doloride et les autres duègnes levèrent les voiles
dont elles étaient couvertes, et montrèrent des visages tout
peuplés de barbes, les unes blondes, les autres brunes, celles-ci
blanches, celles-là grisonnantes. À cette vue, le duc et la
duchesse semblèrent frappés de surprise, don Quichotte et Sancho
de stupeur, et tout le reste des assistants d'épouvante. La
Trifaldi continua de la sorte:

«Voilà de quelle manière nous châtia ce brutal et malintentionné
de Malambruno. Il couvrit la blancheur et la pâleur de nos visages
avec l'aspérité de ces soies, et plût au ciel qu'il eût fait
rouler nos têtes sous le fil de son énorme cimeterre, plutôt que
d'assombrir la lumière de nos figures avec cette bourre épaisse
qui nous couvre! car enfin, si nous entrons en compte, mes
seigneurs..., et ce que je vais dire, je voudrais le dire avec des
yeux coulants comme des fontaines; mais les mers de pleurs que
leur a fait verser la perpétuelle considération de notre disgrâce
les ont réduits à être secs comme du jonc; ainsi je parlerai sans
larmes. Je dis donc: où peut aller une duègne barbue? quel père ou
quelle mère aura pitié d'elle? qui la secourra? car enfin si,
quand elle a la peau bien lisse et le visage martyrisé par mille
sortes d'ingrédients et de cosmétiques, elle a beaucoup de peine à
trouver quelqu'un qui veuille d'elle, que sera-ce quand elle
montrera un visage comme une forêt? Ô duègnes, mes compagnes, nous
sommes nées sous une triste étoile, et c'est sous une fatale
influence que nos pères nous ont engendrées!»

En disant ces mots, la Trifaldi fit mine de tomber évanouie.

Chapitre XL

_Des choses relatives à cette mémorable histoire_


Véritablement tous ceux qui aiment les histoires comme celle-ci
doivent se montrer reconnaissants envers Cid Hamet, son auteur
primitif, pour le soin curieux qu'il a pris de nous en conter les
plus petits détails, et de n'en pas laisser la moindre parcelle
sans la mettre distinctement au jour. Il peint les pensées,
découvre les imaginations, répond aux questions tacites, éclaircit
les doutes, résout les difficultés proposées, et finalement
manifeste jusqu'à ses derniers atomes la plus diligente passion de
savoir et d'apprendre. Ô célèbre auteur! ô fortuné don Quichotte!
ô fameuse Dulcinée! ô gracieux Sancho Panza! tous ensemble, et
chacun en particulier, vivez des siècles infinis, pour le plaisir
et l'amusement universel des vivants!

L'histoire dit donc qu'en voyant la Doloride évanouie, Sancho
s'écria:

«Je jure, foi d'homme de bien, et par le salut de tous mes aïeux
les Panzas, que jamais je n'ai ouï ni vu, et que jamais mon maître
n'a conté ni pu imaginer dans sa fantaisie une aventure comme
celle-ci. Que mille Satans te maudissent, enchanteur et géant
Malambruno! ne pouvais-tu trouver d'autre espèce de punition pour
ces pécheresses que de leur donner des museaux de barbets?
Comment! ne valait-il pas mieux, et n'était-il pas plus à leur
convenance de leur fendre les narines du haut en bas, eussent-
elles ensuite parlé du nez, que de leur faire pousser des barbes?
Je gagerais qu'elles n'ont pas de quoi se faire raser.

-- Oh! c'est vrai, seigneur, répondit une des douze; nous ne
sommes pas en état de payer un barbier; aussi quelques-unes de
nous ont pris, pour remède économique, l'usage de certains
emplâtres de poix. Nous nous les appliquons sur le visage, et, en
tirant un bon coup, nos mentons demeurent ras et lisses comme le
fond d'un mortier de pierre. Il y a bien à Candaya des femmes qui
vont de maison en maison épiler les dames, leur polir les
sourcils, et préparer toutes sortes d'ingrédients[220]; mais nous
autres duègnes de madame, nous n'avons jamais voulu accepter leurs
services, parce que la plupart sentent l'entremetteuse; et si le
seigneur don Quichotte ne nous porte secours, avec nos barbes on
nous portera dans le tombeau.

-- Je m'arracherais plutôt la mienne en pays de Mores, s'écria don
Quichotte, que de ne pas vous débarrasser des vôtres!»

En ce moment, la Trifaldi revint de sa pâmoison.

«L'agréable tintement de cette promesse, dit-elle, ô valeureux
chevalier, a frappé mes oreilles au milieu de mon évanouissement,
et il a suffi pour me faire recouvrer tous mes sens. Ainsi, je
vous en supplie de nouveau, errant, illustre et indomptable
seigneur, convertissez en oeuvre votre gracieuse promesse.

-- Il ne tiendra pas à moi qu'elle reste inaccomplie, répondit don
Quichotte. Allons, madame, dites ce que je dois faire; mon courage
est prêt à se mettre à votre service.

-- Le cas est, reprit la Doloride, que, d'ici au royaume de
Candaya, si l'on va par terre, il y a cinq mille lieues, à deux
lieues de plus ou de moins. Mais, si l'on va par les airs, et en
ligne droite, il n'y en a que trois mille deux cent vingt-sept. Il
faut savoir également que Malambruno me dit qu'à l'instant où le
sort me ferait rencontrer le chevalier notre libérateur, il lui
enverrait une monture un peu meilleure et moins rétive que les
bêtes de retour, car ce doit être ce même cheval de bois sur
lequel le vaillant Pierre de Provence enleva la jolie Magalone.[221]
Ce cheval se dirige au moyen d'une cheville qu'il a dans le front
et qui lui sert de mors, et il vole à travers les airs avec une
telle rapidité, qu'on dirait que les diables l'emportent. Ce dit
cheval, suivant l'antique tradition, fut fabriqué par le sage
Merlin. Il le prêta au comte Pierre, qui était son ami, et qui fit
avec lui de grands voyages; entre autres, il enleva, comme on l'a
dit, la jolie Magalone, la menant en croupe par les airs, et
laissant ébahis tous ceux qui, de la terre, les regardaient
passer. Merlin ne le prêtait qu'à ceux qu'il aimait bien, ou qui
le payaient mieux; et, depuis le fameux Pierre jusqu'à nos jours,
nous ne sachions pas que personne l'eût monté. Malambruno l'a tiré
de là par la puissance de son art magique, et il le tient en son
pouvoir. C'est de lui qu'il se sert pour les voyages qu'il fait à
chaque instant en diverses parties du monde. Aujourd'hui il est
ici, demain en France, et vingt-quatre heures après au Potosi. Ce
qu'il y a de bon, c'est que ce cheval ne mange pas, ne dort pas,
n'use point de fers, et qu'il marche l'amble au milieu des airs,
sans avoir d'ailes; au point que celui qu'il porte peut tenir à la
main un verre plein d'eau, sans en répandre une goutte, tant il
chemine doucement et posément; c'est pour cela que la jolie
Magalone se réjouissait tant d'aller à cheval sur son dos.

-- Par ma foi, interrompit Sancho, pour aller un pas doux et posé,
rien de tel que mon âne. Il est vrai qu'il ne marche pas dans
l'air; mais, sur la terre, je défie avec lui tous les ambles du
monde.»

Chacun se mit à rire, et la Doloride continua:

«Eh bien, ce cheval, si Malambruno veut mettre fin à notre
disgrâce, sera là devant nous, une demi-heure au plus après la
tombée de la nuit; car il m'a signifié que le signe qu'il me
donnerait pour me faire entendre que j'avais trouvé le chevalier
objet de mes recherches, ce serait de m'envoyer le cheval, où que
ce fût, avec promptitude et commodité.

-- Et combien tient-il de personnes sur ce cheval? demanda Sancho.

-- Deux, répondit la Doloride, l'un sur la selle, l'autre sur la
croupe; et généralement ces deux personnes sont le chevalier et
l'écuyer, à défaut de quelque demoiselle enlevée.

-- Je voudrais maintenant savoir, madame Doloride, dit Sancho,
quel nom porte ce cheval.

-- Son nom, répondit la Doloride, n'est pas comme celui du cheval
de Bellérophon, qui s'appelait Pégase, ni comme celui d'Alexandre
le Grand, qui s'appelait Bucéphale. Il ne se nomme point
Brillador, comme celui de Roland Furieux, ni Bayart, comme celui
de Renaud de Montauban, ni Frontin, comme celui de Roger, ni
Bootès ou Péritoa, comme on dit que s'appelaient les chevaux du
Soleil[222], ni même Orélia, comme le cheval sur lequel l'infortuné
Rodéric, dernier roi des Goths, entra dans la bataille où il
perdit la vie et le royaume.

-- Je gagerais, s'écria Sancho, que, puisqu'on ne lui a donné
aucun de ces fameux noms de chevaux si connus, on ne lui aura pas
davantage donné celui du cheval de mon maître, Rossinante, qui, en
fait d'être ajusté comme il faut, surpasse tous ceux que l'on a
cités.

-- Cela est vrai, répondit la comtesse barbue; mais cependant le
nom de l'autre lui va bien aussi, car il s'appelle Clavilègne le
Véloce[223], ce qui exprime qu'il est de bois, qu'il a une cheville
au front, et qu'il chemine avec une prodigieuse célérité. Ainsi,
quant au nom, il peut bien le disputer au fameux Rossinante.

-- En effet, le nom ne me déplaît pas, répliqua Sancho; mais avec
quel frein ou quel harnais se gouverne-t-il?

-- Je viens de dire, répondit la Trifaldi, que c'est avec la
cheville. En la tournant d'un côté ou de l'autre, le chevalier qui
est dessus le fait cheminer comme il veut, tantôt au plus haut des
airs, tantôt effleurant et presque balayant le sol, tantôt au
juste milieu, qu'il faut toujours chercher dans toutes les actions
bien ordonnées.

-- Je voudrais le voir, reprit Sancho; mais penser que je monte
dessus, soit en selle, soit en croupe, c'est demander des poires à
l'ormeau. À peine puis-je me tenir sur mon grison, assis dans le
creux d'un bât plus douillet que la soie même; et l'on voudrait
maintenant que je me tinsse sur une croupe de bois, sans coussin,
ni tapis! Pardine, je n'ai pas envie de me moudre pour ôter la
barbe à personne. Que ceux qui en ont de trop se la rasent; mais
pour moi, je ne pense pas accompagner mon maître dans un si long
voyage. D'ailleurs, je n'ai pas sans doute à servir pour la tonte
de ces barbes, comme pour le désenchantement de madame Dulcinée.

-- Si vraiment, ami, répondit Doloride; et tellement que sans
votre présence nous ne ferons rien de bon.

-- En voici bien d'une autre! s'écria Sancho; et qu'ont à voir les
écuyers dans les aventures de leurs seigneurs? Ceux-ci doivent-ils
emporter la gloire de celles qu'ils mettent à fin, et nous,
supporter le travail? Mort de ma vie! si du moins les historiens
disaient: «Un tel chevalier a mis à fin telle et telle aventure,
mais avec l'aide d'un tel, son écuyer, sans lequel il était
impossible de la conclure...» à la bonne heure; mais qu'ils
écrivent tout sec: «Don Paralipoménon des Trois Étoiles a conclu
l'aventure des six Vampires» et cela, sans nommer la personne de
son écuyer, qui s'était trouvé présent à tout, pas plus que s'il
ne fût pas dans le monde! c'est intolérable. Maintenant,
seigneurs, je le répète, mon maître peut s'en aller tout seul, et
grand bien lui fasse! Moi, je resterai ici, en compagnie de madame
la duchesse. Il pourrait arriver qu'à son retour il trouvât
l'affaire de madame Dulcinée aux trois quarts faite; car, dans les
moments perdus, je pense me donner une volée de coups de fouet à
m'en ouvrir la peau.

-- Cependant, interrompit la duchesse, il faut accompagner votre
maître, si c'est nécessaire, bon Sancho, puisque ce sont des bons
comme vous qui vous en font la prière. Il ne sera pas dit que,
pour votre vaine frayeur, les mentons de ces dames restent avec
leurs toisons; ce serait un cas de conscience.

-- En voici d'une autre encore un coup! répliqua Sancho. Si cette
charité se faisait pour quelques demoiselles recluses, ou pour
quelques petites filles de la doctrine chrétienne, encore passe;
on pourrait s'aventurer à quelque fatigue. Mais pour ôter la barbe
à ces duègnes! malepeste! j'aimerais mieux les voir toutes
barbues, depuis la plus grande jusqu'à la plus petite, depuis la
plus mijaurée jusqu'à la plus pimpante.

-- Vous en voulez bien aux duègnes, ami Sancho, dit la duchesse,
et vous suivez de près l'opinion de l'apothicaire de Tolède. Eh
bien! vous n'avez pas raison. Il y a des duègnes chez moi qui
pourraient servir de modèle à des maîtresses de maison, et voilà
ma bonne doña Rodriguez qui ne me laissera pas dire autre chose.

-- C'est assez que Votre Excellence le dise, reprit la Rodriguez,
et Dieu sait la vérité. Que nous soyons, nous autres duègnes,
bonnes ou mauvaises, barbues ou imberbes, enfin nos mères nous ont
enfantées comme les autres femmes, et, puisque Dieu nous a mises
au monde, il sait bien pourquoi. Aussi, c'est à sa miséricorde que
je m'attends, et non à la barbe de personne.

-- Voilà qui est bien, madame Rodriguez, dit don Quichotte; et
vous, madame Trifaldi et compagnie, j'espère que le ciel jettera
sur votre affliction un regard favorable, et que Sancho fera ce
que je lui ordonnerai, soit que Clavilègne arrive, soit que je me
voie aux prises avec Malambruno. Ce que je sais, c'est qu'aucun
rasoir ne raserait plus aisément le poil de Vos Grâces, que mon
épée ne raserait sur ses épaules la tête de Malambruno. Dieu
souffre les méchants, mais ce n'est pas pour toujours.

-- Ah! s'écria la Doloride, que toutes les étoiles des régions
célestes regardent Votre Grandeur avec des yeux bénins, ô
valeureux chevalier! qu'elles versent sur votre coeur magnanime
toute vaillance et toute prospérité, pour que vous deveniez le
bouclier et le soutien de la triste et injurieuse engeance des
duègnes, détestée des apothicaires, mordue des écuyers et
escroquée des pages! Maudite soit la coquine, qui, à la fleur de
son âge, ne s'est pas faite plutôt religieuse que duègne! Malheur
à nous autres duègnes, à qui nos maîtresses jetteraient un _toi
_par la figure, si elles croyaient pour cela devenir reines,
vinssions-nous en ligne droite et de mâle en mâle d'Hector le
Troyen! Ô géant Malambruno! qui, bien qu'enchanteur, es fidèle en
tes promesses, envoie-nous vite le sans pareil Clavilègne, pour
que notre malheur finisse; car, si la chaleur vient et que nos
barbes restent, hélas! c'en est fait de nous.»

La Trifaldi prononça ces paroles avec un accent si déchirant,
qu'elle tira les larmes des yeux de tous les spectateurs, Sancho
lui-même sentit les siens se mouiller, et il résolut au fond de
son coeur d'accompagner son maître jusqu'au bout du monde, si
c'était en cela que consistait le moyen d'ôter la laine de ces
vénérables visages.

Chapitre XLI

_De l'arrivée de Clavilègne, avec la fin de cette longue et
prolixe aventure_


La nuit vint sur ces entrefaites, et avec elle l'heure indiquée
pour la venue du fameux cheval Clavilègne. Son retard commençait à
tourmenter don Quichotte, lequel concluait, de ce que Malambruno
tardait à l'envoyer, ou qu'il n'était pas le chevalier pour qui
était réservée cette aventure, ou que Malambruno n'osait point en
venir aux mains avec lui en combat singulier. Mais voilà que tout
à coup apparaissent dans le jardin quatre sauvages, habillés de
feuilles de lierre, et portant sur leurs épaules un grand cheval
de bois. Ils le posèrent à terre, sur ses pieds, et l'un des
sauvages dit:

«Que le chevalier qui en aura le courage monte sur cette
machine...

-- Alors, interrompit Sancho, je n'y monte pas, car je n'ai point
de courage, et ne suis pas chevalier.»

Le sauvage continua:

«Et que son écuyer, s'il en a un, monte en croupe. Il peut avoir
confiance au valeureux Malambruno, certain de n'avoir à craindre
que son épée, mais nulle autre, ni nulle autre embûche. Il n'y a
qu'à tourner cette cheville que le cheval a sur le cou, et il
emportera le chevalier et l'écuyer par les airs aux lieux où les
attend Malambruno. Mais, pour que la hauteur et la sublimité du
chemin ne leur cause pas d'étourdissements, il faut qu'ils se
couvrent les yeux jusqu'à ce que le cheval hennisse. Ce sera le
signe qu'ils ont achevé leur voyage.»

Cela dit, et laissant là Clavilègne, les quatre sauvages s'en
retournèrent à pas comptés par où ils étaient venus.

Dès que la Doloride vit le cheval, elle dit à don Quichotte, les
larmes aux yeux:

«Valeureux chevalier, les promesses de Malambruno sont accomplies,
le cheval est chez nous, et nos barbes poussent; chacune de nous,
et par chaque poil de nos mentons, nous te supplions de nous raser
et de nous tondre, puisque cela ne tient plus qu'à ce que tu
montes sur cette bête avec ton écuyer, et à ce que vous donniez
tous deux un heureux début à votre voyage de nouvelle espèce.

-- C'est ce que je ferai, madame la comtesse Trifaldi, répondit
don Quichotte, de bien bon coeur et de bien bonne volonté, sans
prendre un coussin et sans chausser d'éperons, pour ne pas perdre
un moment, tant j'ai grande envie de vous voir, madame, ainsi que
toutes ces duègnes, tondues et rasées.

-- Et moi, c'est ce que je ne ferai pas, dit Sancho, ni de bonne
ni de mauvaise volonté. Si cette tonsure ne peut se faire sans que
je monte en croupe, mon seigneur peut bien chercher un autre
écuyer qui l'accompagne, et ces dames un autre moyen de se polir
le menton, car je ne suis pas un sorcier pour prendre plaisir à
courir les airs. Et que diraient mes insulaires en apprenant que
leur gouverneur est à se promener parmi les vents? D'ailleurs,
puisqu'il y a trois mille et tant de lieues d'ici à Candaya, si le
cheval se fatigue ou si le géant se fâche, nous mettrons à revenir
une demi-douzaine d'années, et alors il n'y aura plus d'îles ni
d'îlots dans le monde qui me reconnaissent; et, puisqu'on dit
d'habitude que c'est dans le retard qu'est le péril, et que, si
l'on te donne la génisse, mets-lui la corde au cou, j'en demande
pardon aux barbes de ces dames, mais saint Pierre est fort bien à
Rome; je veux dire que je suis fort bien dans cette maison, où
l'on me traite avec tant de bonté, et du maître de laquelle
j'attends la faveur insigne de me voir gouverneur.

-- Ami Sancho, répondit le duc, l'île que je vous ai promise n'est
ni mobile ni fugitive. Elle a des racines si profondes, enfoncées
dans les abîmes de la terre, qu'on ne pourrait ni l'arracher, ni
la changer de place en trois tours de reins. Et puisque nous
savons tous deux, vous et moi, qu'il n'y a aucune sorte d'emploi,
j'entends de ceux de haute volée, qui ne s'obtienne par quelque
espèce de pot-de-vin, l'un plus gros, l'autre plus petit[224], celui
que je veux recevoir pour ce gouvernement, c'est que vous alliez
avec votre seigneur don Quichotte mettre fin à cette mémorable
aventure. Soit que vous reveniez sur Clavilègne dans le peu de
temps que promet sa célérité, soit que la fortune contraire vous
ramène à pied, comme un pauvre pèlerin, de village en village et
d'auberge en auberge, dès que vous reviendrez, vous trouverez
votre île où vous l'aurez laissée, et vos insulaires avec le même
désir qu'ils ont toujours eu de vous avoir pour gouverneur. Ma
volonté sera la même; et ne mettez aucun doute à cette vérité,
seigneur Sancho, car ce serait faire un notable outrage à l'envie
que j'ai de vous servir.

-- Assez, assez, seigneur, s'écria Sancho; je ne suis qu'un pauvre
écuyer, et ne puis porter tant de courtoisies sur les bras. Que
mon maître monte, qu'on me bande les yeux, et qu'on me recommande
à Dieu. Il faut aussi m'informer si, quand nous passerons par ces
hauteurs, je pourrai recommander mon âme au Seigneur, ou invoquer
la protection des anges.

-- Vous pouvez très-bien, Sancho, répondit la Doloride,
recommander votre âme à Dieu, ou à qui vous plaira; car, bien
qu'enchanteur, Malambruno est chrétien; il fait ses enchantements
avec beaucoup de tact et de prudence, et sans se mettre mal avec
personne.

-- Allons donc, dit Sancho; que Dieu m'assiste, et la très-sainte
Trinité de Gaëte!

-- Depuis la mémorable aventure des foulons, dit don Quichotte, je
n'ai jamais vu Sancho avoir aussi peur qu'à présent. Si je croyais
aux augures, comme tant d'autres, je sentirais bien un peu de
chair de poule à mon courage. Mais venez ici, Sancho; avec la
permission du seigneur et de madame, je veux vous dire deux mots
en particulier.»

Emmenant alors Sancho sous un groupe d'arbres, il lui prit les
deux mains et lui dit:

«Tu vois, mon frère Sancho, le long voyage qui nous attend. Dieu
sait quand nous reviendrons, et quel loisir, quelle commodité nous
laisseront les affaires. Je voudrais donc que tu te retirasses à
présent dans ta chambre, comme si tu allais chercher quelque chose
de nécessaire au départ, et qu'en un tour de main tu te donnasses,
en à-compte sur les trois mille trois cents coups de fouet
auxquels tu t'es obligé, ne serait-ce que cinq ou six cents. Quand
ils seront donnés, ce sera autant de fait; car commencer les
choses, c'est les avoir à moitié finies.

-- Par Dieu! s'écria Sancho. Votre Grâce doit avoir perdu
l'esprit. C'est comme ceux qui disent: «Tu me vois pressé et tu me
demandes ma fille en mariage.» Comment donc! maintenant qu'il
s'agit d'aller à cheval sur une table rase, vous voulez que je me
déchire le derrière? En vérité, ce n'est pas raisonnable. Allons
d'abord barbifier ces duègnes, et au retour je vous promets, foi
de qui je suis, que je me dépêcherai tellement de remplir mon
obligation, que Votre Grâce sera pleinement satisfaite; et ne
disons rien de plus.

-- Cette promesse, bon Sancho, reprit don Quichotte, suffit pour
me consoler; et je crois fermement que tu l'accompliras, car, tout
sot que tu es, tu es homme véridique.

-- Je ne suis pas vert, mais brun, dit Sancho, et, quand même je
serais bariolé, je tiendrais ma parole.»

Après cela, ils revinrent pour monter sur Clavilègne. Et, au
moment d'y mettre le pied, don Quichotte dit à Sancho:

«Allons, Sancho, bandez-vous les yeux, car celui qui nous envoie
chercher de si lointains climats n'est pas capable de nous
tromper. Quelle gloire pourrait-il gagner à tromper des gens qui
se fient à lui? Mais quand même tout arriverait au rebours de ce
que j'imagine, aucune malice ne pourra du moins obscurcir la
gloire d'avoir entrepris cette prouesse.

-- Allons, seigneur, dit Sancho; les barbes et les larmes de ces
dames, je les ai clouées dans le coeur, et je ne mangerai pas
morceau qui me profite avant que j'aie vu leur menton dans son
premier poli. Que Votre Grâce monte, et se bouche d'abord les
yeux; car, si je dois aller en croupe, il est clair que je ne dois
monter qu'après celui qui va sur la selle.

-- Tu as raison», répliqua don Quichotte.

Et, tirant de sa poche un mouchoir, il pria la Doloride de lui en
couvrir les yeux. Quand ce fut fait, il ôta son bandeau et dit:

«Je me souviens, si j'ai bonne mémoire, d'avoir lu dans Virgile
l'histoire du Palladium de Troie; ce fut un cheval de bois que les
Grecs présentèrent à la déesse Pallas, et qui avait le ventre
plein de chevaliers armés, par lesquels la ruine de Troie fut
consommée. Il serait donc bon de voir d'abord ce que Clavilègne
porte dans ses entrailles.

-- C'est inutile, s'écria la Doloride, je m'en rends caution, et
je sais que Malambruno n'est capable ni d'une trahison ni d'un
méchant tour. Que Votre Grâce, seigneur don Quichotte, monte sans
aucune crainte, et le mal qui arrivera, je le prends à mon
compte.»

Il parut à don Quichotte que tout ce qu'il pourrait répliquer au
sujet de sa sûreté personnelle serait une injure à sa vaillance,
et, sans plus d'altercation, il monta sur Clavilègne, et essaya la
cheville qui tournait aisément. Comme il n'avait point d'étriers,
et que ses jambes pendaient tout de leur long, il ressemblait à
ces figures de tapisserie de Flandres, peintes, ou plutôt tissues,
dans un triomphe d'empereur romain.

De mauvais gré, et en se faisant tirer l'oreille. Sancho vint
monter à son tour. Il s'arrangea du mieux qu'il put sur la croupe,
qu'il trouva fort dure et nullement mollette. Alors il demanda au
duc de lui prêter, s'il était possible, quelque coussin ou quelque
oreiller, fût-ce de l'estrade de madame la duchesse ou du lit d'un
page, car la croupe de ce cheval lui semblait plutôt de marbre que
de bois. Mais la Trifaldi fit observer que Clavilègne ne souffrait
sur son dos aucune espèce de harnais ni d'ornement; que ce qu'il y
avait à faire, c'était que Sancho s'assît à la manière des femmes,
et qu'ainsi il sentirait moins la dureté de la monture. C'est ce
que fit Sancho; et, disant adieu, il se laissa bander les yeux.
Mais, quand il les eut bandés, il les découvrit encore, et, jetant
des regards tendres et suppliants sur tous ceux qui se trouvaient
dans le jardin, il les conjura, les larmes aux yeux, de l'aider en
ce moment critique avec force _Pater Noster _et force _Ave Maria,
_afin que Dieu leur envoyât aussi des gens pour leur en dire quand
ils se trouveraient en semblable passe.

«Larron! s'écria don Quichotte, es-tu par hasard attaché à la
potence? es-tu au dernier jour de ta vie pour user de telles
supplications? N'es-tu point, lâche et dénaturée créature, assis
au même endroit qu'occupa la jolie Magalone, et dont elle
descendit, non dans la sépulture, mais sur le trône de France, si
les histoires ne mentent pas? Et moi, qui vais à tes côtés, ne
puis-je pas me mettre au niveau du valeureux Pierre, qui étreignit
l'endroit même que j'étreins à présent? Bande-toi, bande-toi les
yeux, animal sans coeur, et que la peur qui te travaille ne te
sorte plus par la bouche, au moins en ma présence.

-- Eh bien, qu'on me bouche donc, répondit Sancho; mais, puisqu'on
ne veut pas que je me recommande à Dieu, ni que je lui sois
recommandé, est-il étonnant que j'aie peur qu'il n'y ait par ici
quelque légion de diables qui nous emporte à Péralvillo[225]?»

Enfin on leur banda les yeux, et don Quichotte, se trouvant placé
comme il devait l'être, tourna la cheville. À peine y eut-il porté
la main, que toutes les duègnes et le reste des assistants
élevèrent la voix pour lui crier tous ensemble:

«Dieu te conduise, valeureux chevalier; Dieu t'assiste, écuyer
intrépide. Voilà que vous vous élevez dans les airs en les
traversant avec plus de rapidité qu'une flèche; voilà que vous
commencez à surprendre et à émerveiller tous ceux qui vous
regardent de la terre. Tiens-toi, valeureux Sancho, ne te dandine
pas, prends garde de tomber; ta chute serait plus terrible que
celle du jeune étourdi qui voulut conduire le char du Soleil son
père.»

Sancho entendit ces avertissements, et, se serrant près de son
maître qu'il étreignait dans ses bras, il lui dit:

«Seigneur, comment ces gens-là disent-ils que nous volons si haut,
puisque leurs paroles viennent jusqu'ici, et qu'on dirait qu'ils
parlent tout à côté de nous?

-- Ne fais pas attention à cela, Sancho, répondit don Quichotte;
comme ces aventures et ces voyages à la volée sortent du cours des
choses ordinaires, tu verras et tu entendras de mille lieues tout
ce qu'il te plaira. Mais ne me serre pas tant, car tu m'étouffes;
et vraiment je ne sais ce qui peut te troubler, ni te faire peur;
pour moi, j'oserais jurer que de ma vie je n'ai monté une monture
d'une allure plus douce. On dirait que nous ne bougeons pas de
place. Allons, ami, chasse ta frayeur; les choses vont en effet
comme elles doivent aller, et nous avons le vent en poupe.

-- C'est pardieu bien la vérité! répliqua Sancho; car, de ce côté-
là, il me vient un vent si violent qu'on dirait que mille
soufflets me soufflent dessus.»

Sancho disait vrai; de grands soufflets servaient à lui donner de
l'air. L'aventure avait été si bien disposée par le duc, la
duchesse et le majordome, que nulle condition requise ne lui
manqua pour être parfaite. Quand don Quichotte se sentit éventer:

«Sans aucun doute, Sancho, dit-il, nous devons être arrivés à la
seconde région de l'air, où s'engendrent la grêle et la neige.
C'est dans la troisième région que s'engendrent les éclairs et les
tonnerres, et, si nous continuons à monter de la même façon, nous
arriverons bientôt à la région du feu. En vérité, je ne sais
comment retenir cette cheville, pour que nous ne montions pas
jusqu'où nous soyons embrasés.»

En ce moment, on leur chauffait la figure avec des étoupes faciles
à enflammer et à éteindre, qu'on leur présentait de loin au bout
d'un long roseau. Sancho ressentit le premier la chaleur.

«Que je sois pendu, s'écria-t-il, si nous ne sommes arrivés dans
le pays du feu, ou du moins bien près, car une partie de ma barbe
est déjà roussie; et j'ai bien envie, seigneur, de me découvrir
les yeux pour voir où nous sommes.

-- N'en fais rien, répondit don Quichotte, et rappelle-toi la
véritable histoire du licencié Torralva, que les diables
emportèrent à toute volée au milieu des airs, à cheval sur un
bâton et les yeux fermés. En douze heures, il arriva à Rome,
descendit à la tour de Nona, qui est une rue de la ville, assista
à l'assaut, vit tout le désastre et la mort du connétable de
Bourbon; puis, le lendemain matin, il était de retour à Madrid, où
il rendit compte de tout ce qu'il avait vu. Ce Torralva raconta
aussi que, pendant qu'il traversait les airs, le diable lui
ordonna d'ouvrir les yeux, qu'il les ouvrit et se trouva si près,
à ce qu'il lui sembla, du corps de la lune, qu'il aurait pu la
prendre avec la main, mais qu'il n'osa pas regarder la terre, de
crainte que la tête ne lui tournât[226]. Ainsi donc, Sancho, il ne
faut pas nous débander les yeux; celui qui a pris l'engagement de
nous conduire rendra compte de nous, et peut-être faisons-nous ces
pointes en l'air pour nous laisser tomber tout d'un coup sur le
royaume de Candaya, comme fait le faucon de chasse sur le héron,
afin de le prendre de haut, quelque effort que celui-ci fasse pour
s'élever. Bien qu'en apparence il n'y ait pas une demi-heure que
nous ayons quitté le jardin, crois-moi, nous devons avoir fait un
fameux morceau de chemin.

-- Je ne sais ce qu'il en est, répondit Sancho; tout ce que je
peux dire, c'est que, si madame Madeleine ou Magalone s'est
contentée de cette croupe, elle ne devait pas avoir la peau bien
douillette.»

Toute cette conversation des deux braves, le duc, la duchesse et
les gens du jardin n'en perdaient pas un mot, et s'en
divertissaient prodigieusement. Enfin, pour donner une digne issue
à cette aventure étrange et bien fabriquée, on mit le feu avec des
étoupes à la queue de Clavilègne; et, à l'instant, comme le cheval
était plein de fusées et de pétards, il sauta en l'air avec un
bruit épouvantable, jetant sur l'herbe don Quichotte et Sancho,
tous deux à demi roussis. Un peu auparavant, l'escadron barbu des
duègnes avait disparu du jardin avec la Trifaldi et toute sa
suite; et les gens demeurés au jardin restèrent comme évanouis,
étendus par terre. Don Quichotte et Sancho se relevèrent, un peu
maltraités; et, regardant de toutes parts, ils furent stupéfaits
de se voir dans le même jardin d'où ils étaient partis, et d'y
trouver tant de gens étendus à terre sans mouvement. Mais leur
surprise s'accrut encore quand, à un bout du jardin, ils
aperçurent une lance fichée dans le sol, d'où pendait, à deux
cordons de soie verte, un parchemin uni et blanc sur lequel était
écrit en grosses lettres d'or:

«L'insigne chevalier don Quichotte de la Manche a terminé et mis à
fin l'aventure de la comtesse Trifaldi, autrement dite la duègne
Doloride et compagnie, pour l'avoir seulement entreprise;
Malambruno se donne pour pleinement content et satisfait. Les
mentons des duègnes sont rasés et ras; le roi don Clavijo et la
reine Antonomasie sont revenus à leur ancien état. Aussitôt que
sera accomplie l'écuyère flagellation, la blanche colombe se verra
hors des griffes pestiférées des vautours qui la persécutent, et
dans les bras de son tourtereau chéri. Ainsi l'ordonne le sage
Merlin, protoenchanteur des enchanteurs.»

Aussitôt que don Quichotte eut déchiffré les lettres du parchemin,
il comprit clairement qu'il s'agissait du désenchantement de
Dulcinée. Rendant grâce au ciel de ce qu'il eût, à si peu de
risques, accompli un si grand exploit, et rendu leur ancien poli
aux visages des vénérables duègnes, qui avaient disparu, il
s'approcha de l'endroit où le duc et la duchesse étaient encore
frappés d'engourdissement. Secouant alors le duc par la main, il
lui dit:

«Allons, bon seigneur, bon courage, tout n'est rien; l'aventure
est finie, sans danger de l'âme ni du corps, comme le prouve
clairement l'écriteau que voilà.»

Peu à peu, et comme un homme qui sort d'un pesant sommeil, le duc
revint à lui. La duchesse fit de même, ainsi que tous ceux qui
étaient étendus dans le jardin, donnant de telles marques de
surprise et d'admiration, qu'on aurait fort bien pu croire qu'il
leur était arrivé réellement et tout de bon ce qu'ils savaient si
bien feindre pour rire. Le duc lut l'écriteau, les yeux à demi
fermés, puis, les bras ouverts, il alla embrasser don Quichotte,
en lui disant qu'il était le meilleur chevalier qu'aucun siècle
eût jamais vu. Sancho cherchait des yeux la Doloride, pour voir
quelle figure elle avait sans barbe, et si elle était aussi belle,
avec le menton dégarni, que le promettait sa bonne mine. Mais on
lui dit qu'au moment où Clavilègne descendit en brûlant du haut
des airs, et tomba par terre en éclats, tout l'escadron des
duègnes avait disparu avec la Trifaldi, et qu'elles étaient rasées
et sans une racine de poil.

La duchesse demanda à Sancho comment il s'était trouvé d'un si
long voyage, et ce qui lui était arrivé. Sancho répondit:

«Moi, madame, j'ai senti que nous volions, suivant ce que disait
mon maître, dans la région du feu, et j'ai voulu me découvrir les
yeux un petit brin. Mais mon maître, à qui je demandai permission
de me déboucher, ne voulut pas y consentir. Alors moi, qui ai je
ne sais quel grain de curiosité et quelle démangeaison de
connaître ce qu'on veut m'empêcher de savoir, tout bonnement et
sans que personne le vît, j'écartai un tantinet, à côté du nez, le
mouchoir qui me couvrait les yeux. Par là je regardai du côté de
la terre, et il me sembla qu'elle n'était pas plus grosse tout
entière qu'un grain de moutarde, et que les hommes qui marchaient
dessus ne l'étaient guère plus que des noisettes; jugez par là
combien nous devions être haut dans ce moment.

-- Mais, ami Sancho, interrompit la duchesse, prenez garde à ce
que vous dites. À ce qu'il paraît, vous n'avez pas vu la terre,
mais les hommes qui marchaient dessus; car si la terre vous parut
comme un grain de moutarde, et chaque homme comme une noisette, il
est clair qu'un seul homme aurait couvert toute la terre.

-- C'est vrai, répondit Sancho; mais, avec tout cela, je l'ai
aperçue par un petit coin, et je l'ai vue tout entière.

-- Prenez garde, Sancho, reprit la duchesse, que par un petit
coin, on ne peut voir l'ensemble de la chose qu'on regarde.

-- Je n'entends rien à ces finesses-là, répliqua Sancho, Tout ce
que je sais, c'est que Votre Grâce doit comprendre que, puisque
nous volions par enchantement, par enchantement aussi j'ai pu voir
toute la terre et tous les hommes, de quelque façon que je les
eusse regardés; si vous ne croyez pas cela, Votre Grâce ne croira
pas davantage qu'en me découvrant les yeux du côté des sourcils,
je me vis si près du ciel, qu'il n'y avait pas de lui à moi plus
d'un palme et demi, et, ce que je puis vous jurer, madame, c'est
qu'il est furieusement grand. Il arriva que nous allions du côté
où sont les sept chèvres[227], et comme, étant enfant, j'ai été
chevrier dans mon pays, je jure Dieu et mon âme que, dès que je
les vis, je sentis une si grande envie de causer avec elles un
instant, que, si je ne me fusse passé cette fantaisie, je crois
que j'en serais crevé. J'arrive donc près d'elles, et qu'est-ce
que je fais? sans rien dire à personne, pas même à mon seigneur,
je descends tout bonnement de Clavilègne, et me mets à causer avec
les chèvres, qui sont, en vérité, gentilles comme des giroflées et
douces comme des fleurs, trois quarts d'heure au moins; et
Clavilègne, tout ce temps, ne bougea pas de place.

-- Mais, pendant que le bon Sancho s'entretenait avec les chèvres,
demanda le duc, à quoi s'entretenait le seigneur don Quichotte?»

Don Quichotte répondit:

«Comme tous ces événements se passent hors de l'ordre naturel des
choses, il n'est pas étonnant que Sancho dise ce qu'il dit. Quant
à moi, je puis dire que je ne me découvris les yeux ni par en haut
ni par en bas, et que je ne vis ni le ciel, ni la terre, ni la
mer, ni les déserts de sable. J'ai bien senti, il est vrai, que je
passais par la région de l'air, et que même je touchais à celle du
feu; mais que nous fussions allés plus loin, je ne le crois pas.
En effet, la région du feu étant entre le ciel de la lune et la
dernière région de l'air, nous ne pouvions arriver au ciel où sont
les sept chèvres dont parle Sancho, sans nous consumer, et,
puisque nous ne sommes pas rôtis, ou Sancho ment, ou Sancho rêve.

-- Je ne rêve ni ne mens, reprit Sancho; sinon, qu'on me demande
le signalement de ces chèvres, et l'on verra bien si je dis ou non
la vérité.

-- Eh bien! comment sont-elles faites, Sancho? demanda la
duchesse.

-- Le voici, répondit Sancho; deux sont vertes, deux rouges, deux
bleues, et la dernière bariolée.

-- C'est une nouvelle espèce de chèvres, dit le duc, et, dans
cette région de notre sol, on ne voit pas de semblables couleurs,
je veux dire des chèvres de semblables couleurs.

-- Oh! c'est clair, s'écria Sancho. Pensez donc quelle différence
il doit y avoir entre les chèvres du ciel et celles de la terre!

-- Dites-moi, Sancho, reprit le duc, parmi ces chèvres avez-vous
vu quelque bouc?

-- Non, seigneur, répondit Sancho; mais j'ai ouï dire qu'aucun
animal à cornes ne passait les cornes de la lune.»

Le duc et la duchesse ne voulurent pas en demander plus long à
Sancho sur son voyage, car il leur parut en train de se promener à
travers les sept cieux, et de leur donner des nouvelles de tout ce
qui s'y passait, sans avoir bougé du jardin. Finalement, voilà
comment finit l'aventure de la duègne Doloride, qui leur donna de
quoi rire, non-seulement le temps qu'elle dura, mais celui de
toute leur vie, et à Sancho de quoi conter, eût-il vécu des
siècles. Don Quichotte, s'approchant de son écuyer, lui dit à
l'oreille:

«Sancho, puisque vous voulez qu'on croie à ce que vous avez vu
dans le ciel, je veux à mon tour que vous croyiez à ce que j'ai vu
dans la caverne de Montésinos; je ne vous en dis pas davantage.»

Chapitre XLII

_Des conseils que donna don Quichotte à Sancho Panza avant que
celui-ci allât gouverner son île, avec d'autres choses fort bien
entendues_


L'heureuse et divertissante issue de l'aventure de la Doloride
donna tant de satisfaction au duc et à la duchesse, qu'ils
résolurent de continuer ces plaisanteries, voyant quel impayable
sujet ils avaient sous la main pour les prendre au sérieux. Ayant
donc préparé leur plan, et donné des ordres à leurs gens et à
leurs vassaux sur la manière d'en agir avec Sancho dans le
gouvernement de l'île promise, le jour qui suivit le vol de
Clavilègne, le duc dit à Sancho de faire ses préparatifs et de se
parer pour aller être gouverneur, ajoutant que ses insulaires
l'attendaient comme la pluie de mai.

Sancho s'inclina jusqu'à terre et lui dit:

«Depuis que je suis descendu du ciel; depuis que, de ses hauteurs
infinies, j'ai regardé la terre et l'ai vue si petite, j'ai senti
se calmer à moitié l'envie si grande que j'avais d'être
gouverneur. En effet, quelle grandeur est-ce là de commander sur
un grain de moutarde? quelle dignité, quel empire de gouverner une
demi-douzaine d'hommes gros comme des noisettes? car il me semble
qu'il n'y en avait pas plus sur toute la terre. Si Votre
Seigneurie voulait bien me donner une toute petite partie du ciel,
ne serait-ce qu'une demi-lieue, je la prendrais bien plus
volontiers que la plus grande île du monde.

-- Faites attention, ami Sancho, répondit le duc, que je ne puis
donner à personne une partie du ciel, ne fût-elle pas plus large
que l'ongle; car c'est à Dieu seul que sont réservées ces faveurs
et ces grâces. Ce que je puis vous donner, je vous le donne, une
île faite et parfaite, ronde, bien proportionnée, extrêmement
fertile et abondante, où vous pourrez, si vous savez bien vous y
prendre, acquérir avec les richesses de la terre les richesses du
ciel.

-- Eh bien! c'est bon, répondit Sancho; vienne cette île, et je
ferai en sorte d'être un tel gouverneur, qu'en dépit des mauvais
sujets, je m'en aille droit au ciel. Et ce n'est point par
l'ambition que j'ai de sortir de ma cabane, ni de m'élever à perte
de vue; mais parce que je désire essayer quel goût a le
gouvernement.

-- Si vous en goûtez une fois, Sancho, dit le duc, vous vous
mangerez les doigts après, car c'est bien une douce chose que de
commander et d'être obéi. À coup sûr, quand votre maître sera
devenu empereur (et il le sera sans doute, à voir la tournure que
prennent ses affaires), on ne l'arrachera pas facilement de là, et
vous verrez qu'il regrettera dans le fond de l'âme tout le temps
qu'il aura passé sans l'être.

-- Seigneur, répliqua Sancho, moi j'imagine qu'il est bon de
commander, quand ce ne serait qu'à un troupeau de moutons.

-- Qu'on m'enterre avec vous, Sancho, reprit le duc, si vous
n'êtes savant en toutes choses, et j'espère que vous ferez un
aussi bon gouverneur que le promet votre bon jugement. Mais
restons-en là, et faites attention que demain vous irez prendre
possession du gouvernement de l'île. Ce soir, on vous pourvoira du
costume analogue que vous devez porter et de toutes les choses
nécessaires à votre départ.

-- Qu'on m'habille comme on voudra, dit Sancho. De quelque façon
que je sois habillé, je serai toujours Sancho Panza.

-- Cela est vrai, reprit le duc; mais pourtant les costumes
doivent être accommodés à l'état qu'on professe ou à la dignité
dont on est revêtu. Il ne serait pas convenable qu'un
jurisconsulte s'habillât comme un militaire, ni un militaire comme
un prêtre. Vous, Sancho, vous serez habillé moitié en lettré,
moitié en capitaine; car, dans l'île que je vous donne, les armes
sont aussi nécessaires que les lettres, et les lettres que les
armes.

-- Des lettres, reprit Sancho, je n'en suis guère pourvu, car je
ne sais pas même l'A B C; mais il me suffit de savoir par coeur le
_Christus _pour être un excellent gouverneur. Quant aux armes, je
manierai celles qu'on me donnera jusqu'à ce que je tombe, et à la
grâce de Dieu.

-- Avec une si bonne mémoire, dit le duc, Sancho ne pourra se
tromper en rien.»

Sur ces entrefaites arriva don Quichotte. Quand il apprit ce qui
se passait, quand il sut en quelle hâte Sancho devait se rendre à
son gouvernement, avec la permission du duc, il le prit par la
main, et le conduisit à sa chambre dans l'intention de lui donner
des conseils sur la manière dont il devait remplir son emploi.
Arrivés dans sa chambre, il ferma la porte, fit, presque de force,
asseoir Sancho à son côté, et lui dit d'une voix lente et posée:

«Je rends au ciel des grâces infinies, ami Sancho, de ce qu'avant
que j'eusse rencontré aucune bonne chance, la fortune soit allée à
ta rencontre te prendre par la main. Moi, qui pensais trouver,
dans les faveurs que m'accorderait le sort, de quoi payer tes
services, je me vois encore au début de mon chemin; et toi, avant
le temps, contre la loi de tout raisonnable calcul, tu vois tes
désirs comblés. Les uns répandent les cadeaux et les largesses,
sollicitent, importunent, se lèvent matin, prient, supplient,
s'opiniâtrent, et n'obtiennent pas ce qu'ils demandent. Un autre
arrive, et, sans savoir ni comment ni pourquoi, il se trouve
gratifié de l'emploi que sollicitaient une foule de prétendants.
C'est bien le cas de dire que, dans la poursuite des places, il
n'y a qu'heur et malheur. Toi, qui n'es à mes yeux qu'une grosse
bête, sans te lever matin ni passer les nuits, sans faire aucune
diligence, et seulement parce que la chevalerie errante t'a touché
de son souffle, te voilà, ni plus ni moins, gouverneur d'une île.
Je te dis tout cela, ô Sancho, pour que tu n'attribues pas à tes
mérites la faveur qui t'est faite, mais pour que tu rendes grâces,
d'abord au ciel, qui a disposé les choses avec bienveillance, puis
à la grandeur que renferme en soi la profession de chevalier
errant. Maintenant que ton coeur est disposé à croire ce que je
t'ai dit, sois, ô mon fils, attentif à ce nouveau Caton[228] qui
veut te donner des conseils, qui veut être ta boussole et ton
guide pour t'acheminer au port du salut sur cette mer orageuse où
tu vas te lancer, les hauts emplois n'étant autre chose qu'un
profond abîme, couvert d'obscurité et garni d'écueils.

«Premièrement, ô mon fils, garde la crainte de Dieu; car dans
cette crainte est la sagesse, et, si tu es sage, tu ne tomberas
jamais dans l'erreur.

«Secondement, porte toujours les yeux sur qui tu es, et fais tous
les efforts possibles pour te connaître toi-même; c'est là la plus
difficile connaissance qui se puisse acquérir. De te connaître, il
résultera que tu ne t'enfleras point comme la grenouille qui
voulut s'égaler au boeuf. En ce cas, quand ta vanité fera la roue,
une considération remplacera pour toi la laideur des pieds[229];
c'est le souvenir que tu as gardé les cochons dans ton pays.

-- Je ne puis le nier, interrompit Sancho; mais c'est quand
j'étais petit garçon. Plus tard, et devenu un petit homme, ce sont
des oies que j'ai gardées, et non pas des cochons. Mais il me
semble que cela ne fait rien à l'affaire, car tous ceux qui
gouvernent ne viennent pas de souches de rois.

-- Cela est vrai, répliqua don Quichotte; aussi ceux qui n'ont pas
une noble origine doivent-ils allier à la gravité de l'emploi
qu'ils exercent une douceur affable, qui, bien dirigée par la
prudence, les préserve des morsures de la médisance, auxquelles
nul état ne saurait échapper.

«Fais gloire, Sancho, de l'humilité de ta naissance, et n'aie pas
honte de dire que tu descends d'une famille de laboureurs. Voyant
que tu n'en rougis pas, personne ne t'en fera rougir; et pique-toi
plutôt d'être humble vertueux que pécheur superbe. Ceux-là sont
innombrables qui, nés de basse condition, se sont élevés jusqu'à
la suprême dignité de la tiare ou de la couronne, et je pourrais
t'en citer des exemples jusqu'à te fatiguer.

«Fais bien attention, Sancho, que, si tu prends la vertu pour
guide, si tu te piques de faire des actions vertueuses, tu ne dois
porter nulle envie à ceux qui ont pour ancêtres des princes et des
grands seigneurs; car le sang s'hérite et la vertu s'acquiert, et
la vertu vaut par elle seule ce que le sang ne peut valoir.

«Cela étant, si, quand tu seras dans ton île, quelqu'un de tes
parents vient te voir, ne le renvoie pas et ne lui fais point
d'affront; au contraire, il faut l'accueillir, le caresser, le
fêter. De cette manière, tu satisferas à tes devoirs envers le
ciel, qui n'aime pas que personne dédaigne ce qu'il a fait, et à
tes devoirs envers la nature.

«Si tu conduis ta femme avec toi (et il ne convient pas que ceux
qui résident dans les gouvernements soient longtemps sans leurs
propres femmes), aie soin de l'endoctriner, de la dégrossir, de la
tirer de sa rudesse naturelle; car tout ce que peut gagner un
gouverneur discret se perd et se répand par une femme sotte et
grossière.

«Si par hasard tu devenais veuf, chose qui peut arriver, et si
l'emploi te faisait trouver une seconde femme de plus haute
condition, ne la prends pas telle qu'elle te serve d'amorce et de
ligne à pêcher, et de capuchon pour dire: _Je ne veux pas._[230] Je
te le dis en vérité, tout ce que reçoit la femme du juge, c'est le
mari qui en rendra compte au jugement universel, et il payera au
quadruple, après la mort, les articles de compte dont il ne sera
pas chargé pendant sa vie.

«Ne te guide jamais par la loi du bon plaisir[231], si en faveur
auprès des ignorants, qui se piquent de finesse et de pénétration.

«Que les larmes du pauvre trouvent chez toi plus de compassion,
mais non plus de justice que les requêtes du riche.

«Tâche de découvrir la vérité, à travers les promesses et les
cadeaux du riche, comme à travers les sanglots et les importunités
du pauvre.

«Quand l'équité peut et doit être écoutée, ne fais pas tomber sur
le coupable toute la rigueur de la loi; car la réputation de juge
impitoyable ne vaut certes pas mieux que celle de juge
compatissant.

«Si tu laisses quelquefois plier la verge de justice, que ce ne
soit pas sous le poids des cadeaux, mais sous celui de la
miséricorde.

«S'il t'arrive de juger un procès où soit partie quelqu'un de tes
ennemis, éloigne ta pensée du souvenir de ton injure, et fixe-la
sur la vérité du fait.

«Que la passion personnelle ne t'aveugle jamais dans la cause
d'autrui. Les fautes que tu commettrais ainsi seraient
irrémédiables la plupart du temps, et, si elles avaient un remède,
ce ne serait qu'aux dépens de ton crédit et même de ta bourse.

«Si quelque jolie femme vient te demander justice, détourne les
yeux de ses larmes, et ne prête point l'oreille à ses
gémissements; mais considère avec calme et lenteur la substance de
ce qu'elle demande, si tu ne veux que ta raison se noie dans ses
larmes, et que ta vertu soit étouffée par ses soupirs.

«Celui que tu dois châtier en action, ne le maltraite pas en
paroles; la peine du supplice suffit aux malheureux, sans qu'on y
ajoute les mauvais propos.

«Le coupable qui tombera sous ta juridiction, considère-le comme
un homme faible et misérable, sujet aux infirmités de notre nature
dépravée. En tout ce qui dépendra de toi, sans faire injustice à
la partie contraire, montre-toi à son égard pitoyable et clément;
car, bien que les attributs de Dieu soient tous égaux, cependant
celui de la miséricorde brille et resplendit à nos yeux avec plus
d'éclat encore que celui de la justice.

«Si tu suis, ô Sancho, ces règles et ces maximes, tu auras de
longs jours, ta renommée sera éternelle, tes désirs comblés, ta
félicité ineffable. Tu marieras tes enfants comme tu voudras; ils
auront des titres de noblesse, eux et tes petits-enfants; tu
vivras dans la paix et avec les bénédictions des gens; au terme de
ta vie, la mort t'atteindra dans une douce et mûre vieillesse, et
tes yeux se fermeront sous les tendres et délicates mains de tes
arrière-neveux. Ce que je t'ai dit jusqu'à présent, ce sont des
avis propres à orner ton âme. Écoute maintenant ceux qui doivent
servir à la parure de ton corps.»

Chapitre XLIII

_Des seconds conseils que donna don Quichotte à Sancho Panza_


Qui aurait entendu les précédents propos de don Quichotte sans le
prendre pour un homme très-sage et non moins bien intentionné?
Mais, comme on l'a dit mainte et mainte fois dans le cours de
cette histoire, il ne perdait la tête que lorsqu'on touchait à la
chevalerie, montrant sur tous les autres sujets une intelligence
claire et facile, de manière qu'à chaque pas ses oeuvres
discréditaient son jugement, et son jugement démentait ses
oeuvres. Mais, dans les seconds avis qu'il donna à Sancho, il
montra une grâce parfaite, et porta au plus haut degré son esprit
et sa folie.

Sancho l'écoutait avec une extrême attention, et faisait tous ses
efforts pour conserver de tels conseils dans sa mémoire, comme un
homme bien résolu à les suivre, et à mener à bon terme, par leur
moyen, l'enfantement de son gouvernement. Don Quichotte poursuivit
de la sorte:

«En ce qui touche la manière dont tu dois gouverner ta personne et
ta maison, Sancho, la première chose que je te recommande, c'est
d'être propre, et de te couper les ongles, au lieu de les laisser
pousser ainsi que certaines personnes qui s'imaginent, dans leur
ignorance, que de grands ongles embellissent les mains; comme si
cette allonge qu'ils se gardent bien de couper pouvait s'appeler
ongles, tandis que ce sont des griffes d'éperviers mangeurs de
lézards; sale et révoltant abus.

«Ne parais jamais, Sancho, avec les vêtements débraillés et en
désordre; c'est le signe d'un esprit lâche et fainéant, à moins
toutefois que cette négligence dans le vêtement ne cache une
fourberie calculée, comme on le pensa de Jules César.[232]

«Tâte avec discrétion le pouls à ton office, pour savoir ce qu'il
peut rendre; et, s'il te permet de pouvoir donner des livrées à
tes domestiques, donne-leur-en une propre et commode, plutôt que
bizarre et brillante. Surtout partage-la entre tes valets et les
pauvres; je veux dire que, si tu dois habiller six pages, tu en
habilles trois, et trois pauvres. De cette façon, tu auras des
pages pour la terre et pour le ciel; c'est une nouvelle manière de
donner des livrées que ne connaissent point les glorieux.

«Ne mange point d'ail ni d'oignon, crainte qu'on ne découvre à
l'odeur ta naissance de vilain. Marche posément, parle avec
lenteur, mais non cependant de manière que tu paraisses t'écouter
toi-même, car toute affectation est vicieuse.

«Dîne peu et soupe moins encore; la santé du corps tout entier se
manipule dans le laboratoire de l'estomac.

«Sois tempérant dans le boire, en considérant que trop de vin ne
sait ni garder un secret ni tenir une parole.

«Fais attention, Sancho, à ne point mâcher des deux mâchoires et à
n'éructer devant personne.

-- Éructer, je n'entends point cela, dit Sancho.

-- Éructer, Sancho, reprit don Quichotte, veut dire roter, ce qui
est un des plus vilains mots de notre langue, quoique très-
significatif. Aussi les gens délicats ont eu recours au latin; au
lieu de roter, ils disent éructer, et, au lieu de rots, ils disent
éructations. Si quelques personnes n'entendent point ces
expressions-là, peu importe; l'usage avec le temps les introduira,
et l'on finira par les entendre; c'est enrichir la langue, sur
laquelle le vulgaire et l'usage ont un égal pouvoir.

-- En vérité, seigneur, reprit Sancho, un des conseils que je
pense le mieux garder dans ma mémoire, c'est de ne pas roter; car,
ma foi, je le fais à tout bout de champ.

-- Éructer, Sancho, et non roter, s'écria don Quichotte.

-- Éructer je dirai dorénavant, repartit Sancho, et j'espère ne
pas l'oublier.

-- Tu dois aussi, Sancho, continua don Quichotte, ne pas mêler à
tes entretiens cette multitude de proverbes que tu as coutume de
semer avec tes paroles. Les proverbes, il est vrai, sont des
sentences brèves; mais tu les tires d'habitude tellement par les
cheveux, qu'ils ressemblent plutôt à des balourdises qu'à des
sentences.

-- Oh! pour cela, s'écria Sancho, Dieu seul peut y porter remède,
car je sais plus de proverbes qu'un livre, et quand je parle, il
m'en arrive à la bouche une telle quantité à la fois, qu'ils se
battent les uns les autres pour sortir. Alors ma langue prend les
premiers qu'elle rencontre, bien qu'ils ne viennent pas fort à
point. Mais j'aurai soin dorénavant de ne dire que ceux qui
conviendront à la gravité de mon emploi; car, en bonne maison, le
souper est bientôt servi, et qui convient du prix n'a pas de
dispute, et celui-là est en sûreté qui sonne le tocsin, et à
donner ou prendre, gare de se méprendre.

-- Allons, c'est cela, Sancho, s'écria don Quichotte; enfile,
enfile tes proverbes, puisque personne ne peut te tenir en bride.
Ma mère me châtie et je fouette la toupie. Je suis à te dire que
tu te corriges des proverbes, et, en un moment, tu en détaches une
litanie, qui cadrent avec ce que nous disons comme s'ils tombaient
de la lune. Prends garde, Sancho; je ne te dis pas qu'un proverbe
fasse mauvais effet quand il est amené à propos; mais enfiler et
amonceler des proverbes à tort et à travers, cela rend la
conversation lourde et triviale.

«Quand tu monteras à cheval, ne te jette pas le corps en arrière
sur l'arçon, et n'étends pas les jambes droites, roides, éloignées
du ventre du cheval; mais ne te tiens pas non plus si
nonchalamment que tu aies l'air d'être sur le dos du grison. À
monter à cheval, les uns semblent cavaliers, les autres bons pour
montures.

«Que ton sommeil soit modéré, car celui qui ne se lève pas avec le
soleil ne jouit pas de la journée. Rappelle-toi, Sancho, que la
diligence est mère de la fortune, et que la paresse, son ennemie,
n'arriva jamais au but d'un juste désir.

«Je veux maintenant te donner un dernier conseil, et, bien qu'il
ne puisse te servir pour la parure du corps, je veux néanmoins que
tu l'aies toujours présent à la mémoire; car je crois qu'il ne te
sera pas moins profitable que ceux que je t'ai donnés jusqu'à
présent. Le voici: ne dispute jamais sur la noblesse des familles,
du moins en les comparant entre elles; forcément, parmi celles que
l'on compare, l'une doit être préférée. Eh bien, tu seras détesté
de celle que tu auras abaissée, sans être aucunement récompensé de
celle que tu élèveras.

«Ton habillement devra se composer de chausses entières, d'un long
pourpoint, et d'un manteau encore un peu plus long. Jamais de
grègues; elles ne conviennent ni aux gentilshommes ni aux
gouverneurs. Voilà, Sancho, les conseils qui, pour à présent, se
sont offerts à mon esprit. Le temps marchera, et, suivant les
occasions, j'aurai soin de t'envoyer des avis autant que tu auras
soin de m'informer de l'état de tes affaires.

-- Seigneur, répondit Sancho, je vois bien que toutes les choses
que Votre Grâce vient de me dire sont bonnes, saintes et
profitables. Mais de quoi peuvent-elles servir, si je ne m'en
rappelle pas une seule? Il est vrai que, pour ce qui est de ne pas
me laisser pousser les ongles, et de me remarier, si l'occasion
s'en présente, cela ne me sortira pas de la tête. Mais ces autres
minuties, et ces entortillements, et tout ce brouillamini, je ne
m'en souviens et ne m'en souviendrai pas plus que des nuages de
l'an passé. Il faudra donc me les coucher par écrit; car, bien que
je ne sache ni lire ni écrire, je les donnerai à mon confesseur,
pour qu'il me les récapitule au besoin, et me les fourre bien dans
la cervelle.

-- Ah! pécheur que je suis, s'écria don Quichotte, qu'il sied mal
aux gouverneurs de ne savoir ni lire ni écrire! Il faut que tu
apprennes, ô Sancho, que, pour un homme, ne pas savoir lire ou
être gaucher, signifie de deux choses l'une; ou qu'il est fils de
parents de trop basse condition, ou qu'il est si mauvais sujet
qu'on n'a pu le dresser aux bons usages et à la bonne doctrine.
C'est un grand défaut que tu portes avec toi, et je voudrais que
tu apprisses du moins à signer.

-- Je sais signer mon nom, répondit Sancho. Quand j'étais bedeau
dans mon village, j'appris à faire de grandes lettres comme des
marques de ballots, et on disait que cela faisait mon nom.
D'ailleurs, je feindrai d'avoir la main droite percluse, et je
ferai signer un autre pour moi. Il y a remède à tout, si ce n'est
à la mort; et, comme j'aurai le commandement et le bâton, je ferai
ce qui me plaira. D'autant plus que celui dont le père est
alcalde... et moi, je serai gouverneur, ce qui est bien plus
qu'alcalde; alors, approchez-vous et vous serez bien reçus. Sinon,
qu'on me méprise et qu'on me débaptise; ceux-là viendront chercher
de la laine et s'en retourneront tondus; car si Dieu te veut du
bien, il y paraît à ta maison; et les sottises du riche passent
dans le monde pour des sentences, et quand je serai riche, puisque
je serai gouverneur, et libéral en même temps, comme je pense bien
l'être, qui est-ce qui me trouvera un défaut? Au bout du compte,
faites-vous miel, et les mouches vous mangeront; autant tu as,
autant tu vaux, disait une de mes grand'mères, et de l'homme qui a
pignon sur rue tu ne seras jamais vengé.

-- Oh! maudit sois-tu de Dieu, maudit Sancho! s'écria don
Quichotte; que soixante mille Satans emportent toi et tes
proverbes! Voilà une heure que tu es à les enfiler, et à me donner
avec chacun d'eux le tourment de la torture. Je t'assure que ces
proverbes te mèneront un jour à la potence; ils te feront enlever
le gouvernement par tes vassaux, et exciteront parmi eux des
séditions et des révoltes. Dis-moi; où les trouves-tu donc,
ignorant? et comment les appliques-tu, imbécile? Pour en dire un,
et pour le bien appliquer, je travaille et sue comme si je
piochais la terre.

-- Pardieu! seigneur notre maître, répliqua Sancho. Votre Grâce se
plaint pour bien peu de chose. Qui diable peut trouver mauvais que
je me serve de mon bien, puisque je n'en ai pas d'autre, ni fonds,
ni terre, que des proverbes et toujours des proverbes? Maintenant,
voilà qu'il m'en arrive quatre, qui viennent à point nommé, comme
marée en carême. Mais je ne les dirai point; car, pour être bon à
se taire, c'est Sancho qu'on appelle.[233]

-- Ce Sancho-là, ce n'est pas toi, s'écria don Quichotte; si tu es
bon, ce n'est pas pour te taire, mais pour mal parler et pour mal
t'obstiner. Cependant, je voudrais savoir les quatre proverbes qui
te venaient maintenant à la mémoire si bien à point nommé. J'ai
beau chercher dans la mienne, qui n'est pourtant pas mauvaise, il
ne s'en présente aucun.

-- Quels meilleurs proverbes peut-il y avoir, dit Sancho, que
ceux-ci: Entre deux dents mâchelières ne mets jamais le doigt; à
_sortez de chez moi _et _que voulez-vous à ma femme? _il n'y a
rien à répondre, et si la pierre donne contre la cruche, ou la
cruche contre la pierre, tant pis pour la cruche. Tous ceux-là
viennent à point nommé. Ils veulent dire: Que personne ne se
prenne de querelle avec son gouverneur ou avec son chef, car il
lui en cuira, comme à celui qui met le doigt entre deux
mâchelières, et quand même ce ne seraient pas des mâchelières,
pourvu que ce soient des dents, peu importe. De même, à ce que dit
le gouverneur, il n'y a rien à répliquer, pas plus qu'à _sortez de
chez moi _et_ que voulez-vous à ma femme? _quant au sens de la
pierre et de la cruche, un aveugle le verrait. Ainsi donc il est
nécessaire que celui qui voit le fétu dans l'oeil du prochain voie
la poutre dans son oeil, afin qu'on ne dise pas de lui: le mort a
peur du décapité; et Votre Grâce sait bien que le sot en sait plus
long dans sa maison que le sage dans la maison d'autrui.

-- Oh! pour cela non, Sancho, répondit don Quichotte; ni dans sa
maison, ni dans celle d'autrui, le sot ne sait rien, car sur la
base de la sottise on ne saurait élever aucun édifice d'esprit et
de raison. Mais, restons-en là, Sancho. Si tu gouvernes mal, à toi
sera la faute et à moi la honte. Ce qui me console, c'est que j'ai
fait ce que je devais en te donnant des conseils avec tout le zèle
et toute la discrétion qui me sont possibles. Ce faisant, je
remplis mon devoir et ma promesse. Que Dieu te guide, Sancho, et
te gouverne dans ton gouvernement. Puisse-t-il aussi me délivrer
du scrupule qui me reste! Je crains vraiment que tu ne mettes
toute l'île sens dessus dessous; chose que je pourrais éviter en
découvrant au duc qui tu es, en lui disant que toute cette
épaisseur, toute cette grosse personne que tu fais, n'est autre
qu'un sac rempli de proverbes et de malices.

-- Seigneur, répliqua Sancho, s'il semble à Votre Grâce que je ne
vaille rien pour ce gouvernement, je le lâche tout de suite; car
j'aime mieux le bout de l'ongle de mon âme que mon corps tout
entier; et je vivrai aussi bien, Sancho tout court, avec du pain
et un oignon, que Sancho gouverneur, avec des chapons et des
perdrix. D'ailleurs, quand on dort, tous les hommes sont égaux,
grands et petits, riches et pauvres. Si Votre Grâce veut y
regarder de près, vous verrez que c'est vous seul qui m'avez mis
en tête de gouverner, car je n'entends pas plus au gouvernement
des îles qu'un oison; et si vous pensez que, pour avoir été
gouverneur, le diable doive m'emporter, j'aime mieux aller Sancho
au ciel, que gouverneur en enfer.

-- Pardieu! Sancho, s'écria don Quichotte, par ces seules raisons
que tu viens de dire en dernier lieu, je juge que tu mérites
d'être gouverneur de cent îles. Tu as un bon naturel, sans lequel
il n'y a science qui vaille; recommande-toi à Dieu, et tâche
seulement de ne point pécher par l'intention première; je veux
dire, aie toujours le dessein, et fais un ferme propos de chercher
le juste et le vrai dans toutes les affaires qui se présenteront;
le ciel favorise toujours les intentions droites. Et maintenant,
allons dîner, car je crois que Leurs Seigneuries nous attendent.»

Chapitre XLIV

_Comment Sancho Panza fut conduit à son gouvernement, et de
l'étrange aventure qui arriva dans le château à don Quichotte_


Cid Hamet, dans l'original de cette histoire, mit, dit-on, à ce
chapitre, un exorde que son interprète n'a pas traduit comme il
l'avait composé. C'est une espèce de plainte que le More s'adresse
à lui-même pour avoir entrepris d'écrire une histoire aussi sèche
et aussi limitée que celle-ci, forcé qu'il est d'y parler toujours
de don Quichotte et de Sancho, sans oser s'étendre à d'autres
digressions, ni entremêler les épisodes plus sérieux et plus
intéressants. Il ajoute qu'avoir l'intelligence, la main et la
plume toujours occupées à écrire sur un seul personnage, et ne
parler que par la bouche de peu de gens, c'est un travail
intolérable, dont le fruit ne répond point aux peines de l'auteur;
que, pour éviter cet inconvénient, il avait usé d'un artifice,
dans la première partie, en y intercalant quelques nouvelles,
comme celles du _Curieux malavisé _et du _Capitaine captif, _qui
sont en dehors de l'histoire, tandis que les autres qu'on y
raconte sont des événements où figure don Quichotte lui-même, et
qu'on ne pouvait dès lors passer sous silence. D'une autre part,
il pensa, comme il le dit formellement, que bien des gens,
absorbés par l'attention qu'exigent les prouesses de don
Quichotte, n'en donneraient point aux nouvelles, et les
parcourraient, ou à la hâte, ou avec dépit, sans prendre garde à
l'invention et à l'agrément qu'elles renferment, qualités qui se
montreront bien à découvert quand ces nouvelles paraîtront au
jour, abandonnées à elles seules, et ne s'appuyant plus sur les
folies de don Quichotte et les impertinences de Sancho Panza.[234]
C'est pour cela que, dans cette seconde partie, il ne voulut
insérer ni coudre aucune nouvelle détachée, mais seulement
quelques épisodes, nés des événements mêmes qu'offrait la vérité;
encore est-ce d'une manière restreinte, et avec aussi peu de
paroles qu'il en fallait pour les exposer. Or donc, puisqu'il se
contient et se renferme dans les étroites limites du récit, ayant
assez d'entendement, d'habileté et de suffisance pour traiter des
choses de l'univers entier, il prie qu'on veuille bien ne pas
mépriser son travail, et lui accorder des louanges, non pour ce
qu'il écrit, mais du moins pour ce qu'il se prive d'écrire. Après
quoi il continue l'histoire en ces termes:

Au sortir de table, le jour où il donna ses conseils à Sancho, don
Quichotte les lui remit le soir même par écrit, pour qu'il
cherchât quelqu'un qui lui en fît la lecture. Mais ils furent
aussitôt perdus que donnés, et tombèrent dans les mains du duc,
qui les communiqua à la duchesse, et tous deux admirèrent de
nouveau la folie et le grand sens de don Quichotte. Pour donner
suite aux plaisanteries qu'ils avaient entamées, ce même soir ils
envoyèrent Sancho, accompagné d'un grand cortége, au bourg qui,
pour lui, devait être une île. Or, il arriva que le guide auquel
on l'avait confié était un majordome du duc, fort spirituel et
fort enjoué, car il n'y a pas d'enjouement sans esprit, lequel
avait fait le personnage de la comtesse Trifaldi de la façon
gracieuse qu'on a vue. Avec son talent et les instructions que lui
avaient données ses maîtres sur la manière d'en agir avec Sancho,
il se tira merveilleusement d'affaire.

Il arriva de même qu'aussitôt que Sancho vit ce majordome, il
reconnut dans son visage celui de la Trifaldi, et, se tournant
vers son maître:

«Seigneur, dit-il, il faut, ou que le diable m'emporte d'ici, en
juste et en croyant, ou que Votre Grâce avoue que la figure de ce
majordome du duc que voilà est la même que celle de la Doloride.»

Don Quichotte regarda attentivement le majordome, et, quand il
l'eut bien regardé, il dit à Sancho:

«Je ne vois pas, Sancho, qu'il y ait de quoi te donner au diable,
ni en juste ni en croyant, et je ne sais trop ce que tu veux dire
par là.[235] De ce que le visage de la Doloride soit celui du
majordome, ce n'est pas une raison pour que le majordome soit la
Doloride; s'il l'était, cela impliquerait une furieuse
contradiction. Mais ce n'est pas le moment de faire à cette heure
ces investigations, car ce serait nous enfoncer dans
d'inextricables labyrinthes. Crois-moi, ami, nous avons besoin
tous deux de prier Notre-Seigneur, du fond de l'âme, qu'il nous
délivre des méchants sorciers et des méchants enchanteurs.

-- Ce n'est pas pour rire, seigneur, répliqua Sancho, je l'ai tout
à l'heure entendu parler, et il me semblait que la voix de la
Trifaldi me cornait aux oreilles. C'est bon, je me tairai; mais je
ne laisserai pas d'être dorénavant sur mes gardes pour voir si je
découvre quelque indice qui confirme ou détruise mes soupçons.

-- Voilà ce qu'il faut que tu fasses, Sancho, reprit don
Quichotte; tu m'informeras de tout ce que tu pourras découvrir sur
ce point, et de tout ce qui t'arrivera dans ton gouvernement.»

Enfin Sancho partit, accompagné d'une foule de gens. Il était vêtu
en magistrat, portant par-dessus sa robe un large gaban de camelot
fauve, et, sur la tête, une _montera _de même étoffe. Il montait
un mulet, à l'écuyère, et derrière lui, par ordre du duc, marchait
le grison, paré de harnais en soie et tout flambants neufs. De
temps en temps Sancho tournait la tête pour regarder son âne, et
se plaisait tellement en sa compagnie, qu'il ne se fût pas troqué
contre l'empereur d'Allemagne. Quand il prit congé du duc et de la
duchesse, il leur baisa les mains; puis il alla prendre la
bénédiction de son seigneur, qui la lui donna les larmes aux yeux,
et que Sancho reçut avec des soupirs étouffés, comme un enfant qui
sanglote.

Maintenant, lecteur aimable, laisse le bon Sancho aller en paix et
en bonne chance, et prends patience pour attendre les deux verres
de bon sang que tu feras, en apprenant comment il se conduisit
dans sa magistrature. En attendant, contente-toi de savoir ce qui
arriva cette nuit à son maître. Si tu n'en ris pas à gorge
déployée, au moins tu en feras, comme on dit, grimace de singe,
car les aventures de don Quichotte excitent toujours ou
l'admiration ou la gaieté.

On raconte donc qu'à peine Sancho s'en était allé, don Quichotte
sentit le regret de son départ et sa propre solitude, tellement
que, s'il eût pu révoquer la mission de son écuyer et lui ôter le
gouvernement, il n'y aurait pas manqué. La duchesse s'aperçut de
sa mélancolie, et lui demanda le motif de cette tristesse:

«Si c'est, dit-elle, l'absence de Sancho qui la cause, j'ai dans
ma maison des écuyers, des duègnes et de jeunes filles qui vous
serviront au gré de vos désirs.

-- Il est bien vrai, madame, répondit don Quichotte, que je
regrette l'absence de Sancho; mais ce n'est point la cause
principale de la tristesse qui se lit sur mon visage. Des
politesses et des offres nombreuses que Votre Excellence veut bien
me faire, je n'accepte et ne choisis que la bonne volonté qui les
dicte. Pour le surplus, je supplie Votre Excellence de vouloir
bien permettre que, dans mon appartement, ce soit moi seul qui me
serve.

-- Oh! pour le coup, seigneur don Quichotte, s'écria la duchesse,
il n'en sera pas ainsi; je veux vous faire servir par quatre
jeunes filles, choisies parmi mes femmes, toutes quatre belles
comme des fleurs.

-- Pour moi, répondit don Quichotte, elles ne seraient point comme
des fleurs, mais comme des épines qui me piqueraient l'âme. Aussi
elles n'entreront pas plus dans mon appartement, ni rien qui leur
ressemble, que je n'ai des ailes pour voler. Si Votre Grandeur
veut bien continuer à me combler, sans que je les mérite, de ses
précieuses faveurs, qu'elle me laisse démêler mes flûtes comme j'y
entendrai, et me servir tout seul à huis clos. Il m'importe de
mettre une muraille entre mes désirs et ma chasteté, et je ne veux
point perdre cette bonne habitude pour répondre à la libéralité
dont Votre Altesse veut bien user à mon égard. En un mot, je me
coucherai plutôt tout habillé que de me laisser déshabiller par
personne.

-- Assez, assez, seigneur don Quichotte, repartit la duchesse.
Pour mon compte, je donnerai l'ordre qu'on ne laisse entrer dans
votre chambre, je ne dis pas une fille, mais une mouche. Oh! je ne
suis pas femme à permettre qu'on attente à la pudeur du seigneur
don Quichotte; car, à ce que j'ai pu voir, de ses nombreuses
vertus celle qui brille avec le plus d'éclat, c'est la chasteté.
Eh bien! que Votre Grâce s'habille et se déshabille en cachette et
à sa façon, quand et comme il lui plaira; il n'y aura personne
pour y trouver à redire, et dans votre appartement vous trouverez
tous les vases nécessaires à celui qui dort porte close, afin
qu'aucune nécessité naturelle ne vous oblige à l'ouvrir. Vive
mille siècles la grande Dulcinée du Toboso, et que son nom,
s'étende sur toute la surface de la terre, puisqu'elle a mérité
d'être aimée par un si vaillant et si chaste chevalier! Que les
cieux compatissants versent dans l'âme de Sancho Panza, notre
gouverneur, un vif désir d'achever promptement sa pénitence, pour
que le monde recouvre le bonheur de jouir des attraits d'une si
grande dame!»

Don Quichotte répondit alors:

«Votre Hautesse a parlé d'une façon digne d'elle, car de la bouche
des dames de haut parage, aucune parole basse ou maligne ne peut
sortir. Plus heureuse et plus connue sera Dulcinée dans le monde,
pour avoir été louée de Votre Grandeur, que par toutes les
louanges que pourraient lui décerner les plus éloquents orateurs
de la terre.

-- Trêve de compliments, seigneur don Quichotte, répliqua la
duchesse; voilà l'heure du souper qui approche, et le duc doit
nous attendre. Que Votre Grâce m'accompagne à table; puis vous
irez vous coucher de bonne heure, car le voyage que vous avez fait
hier à Candaya n'était pas si court qu'il ne vous ait causé
quelque fatigue.

-- Je n'en sens aucune, madame, repartit don Quichotte, car
j'oserais jurer à Votre Excellence que, de ma vie, je n'ai monté
sur une bête plus douce d'allure que Clavilègne. Je ne sais
vraiment ce qui a pu pousser Malambruno à se défaire d'une monture
si agréable, si légère, et à la brûler sans plus de façon.

-- On peut imaginer, répondit la duchesse, que, repentant du mal
qu'il avait fait à Trifaldi et compagnie, ainsi qu'à d'autres
personnes, et des méfaits qu'il devait avoir commis en qualité de
sorcier et d'enchanteur, il voulut anéantir tous les instruments
de son office, et qu'il brûla Clavilègne comme le principal, comme
celui qui le tenait le plus dans l'inquiétude et l'agitation, en
le promenant de pays en pays. Aussi les cendres de cette machine,
et le trophée de l'écriteau, rendront-ils éternel témoignage à la
valeur du grand don Quichotte de la Manche.»

Don Quichotte adressa de nouveau de nouvelles grâces à la
duchesse, et, dès qu'il eut soupé, il se retira tout seul dans son
appartement, sans permettre que personne y entrât pour le servir,
tant il redoutait de rencontrer des occasions qui l'engageassent
ou le contraignissent à perdre la fidélité qu'il gardait à sa dame
Dulcinée, ayant toujours l'imagination fixée sur la vertu
d'Amadis, fleur et miroir des chevaliers errants. Il ferma la
porte derrière lui, et, à la lueur de deux bougies, commença à se
déshabiller. Mais, pendant qu'il se déchaussait (ô disgrâce
indigne d'un tel personnage!), il lâcha, non des soupirs, ni
aucune autre chose qui pût démentir sa propreté et la vigilance
qu'il exerçait sur lui-même, mais jusqu'à deux douzaines de
mailles dans un de ses bas, qui demeura taillé à jour comme une
jalousie. Cet accident affligea le bon seigneur au fond de l'âme,
et il aurait donné une once d'argent pour avoir là un demi-gros de
soie verte; je dis de soie verte, parce que les bas étaient verts.

Ici Ben-Engéli fit une exclamation, et, tout en écrivant, s'écria:
«Ô pauvreté, pauvreté! Je ne sais quelle raison put pousser ce
grand poëte de Cordoue à t'appeler _saint présent ingratement
reçu._[236] Quant à moi, quoique More, je sais fort bien par les
communications que j'ai eues avec les chrétiens, que la sainteté
consiste dans la charité, l'humilité, la foi, l'obéissance et la
pauvreté. Toutefois, je dis que celui-là doit être comblé de la
grâce de Dieu, qui vient à se réjouir d'être pauvre; à moins que
ce ne soit de cette manière de pauvreté dont l'un des plus grands
saints a dit: _Possédez toutes choses comme si vous ne les
possédiez pas._[237] C'est là ce qu'on appelle pauvreté
d'esprit. Mais toi, seconde pauvreté, qui est celle dont je parle,
pourquoi veux-tu te heurter toujours aux hidalgos et aux gens bien
nés, plutôt qu'à toute autre espèce de gens[238]? Pourquoi les
obliges-tu à mettre des pièces à leurs souliers, à porter à leurs
pourpoints des boutons dont les uns sont de soie, les autres de
crin, et les autres de verre? Pourquoi leurs collets sont-ils, la
plupart du temps, chiffonnés comme des feuilles de chicorée et
percés autrement qu'au moule (ce qui fait voir que l'usage de
l'amidon et des collets ouverts est fort ancien)?» Puis il ajoute:
«Malheureux l'hidalgo de notre sang qui met son honneur au régime,
mangeant mal et à porte close, et qui fait un hypocrite de son
cure-dent, quand il sort de chez lui, n'ayant rien mangé qui
l'oblige à se nettoyer les mâchoires. Malheureux celui-là, dis-je,
qui a l'honneur ombrageux, qui s'imagine qu'on découvre d'une
lieue le rapiéçage de son soulier, la sueur qui tache son chapeau,
la corde du drap de son manteau, et la famine de son estomac.»

Toutes ces réflexions vinrent à l'esprit de don Quichotte à propos
de la rupture de ses mailles; mais il se consola en voyant que
Sancho lui avait laissé des bottes de voyage, qu'il pensa mettre
le lendemain. Finalement, il se coucha, tout pensif et tout
chagrin, tant du vide que lui faisait Sancho que de l'irréparable
disgrâce de ses bas, dont il aurait volontiers ravaudé les mailles
emportées, fût-ce même avec de la soie d'une autre couleur, ce qui
est bien l'une des plus grandes preuves de misère que puisse
donner un hidalgo dans le cours de sa perpétuelle détresse. Il
éteignit les lumières; mais la chaleur était étouffante, et il ne
pouvait dormir. Il se releva pour aller entrouvrir une fenêtre
grillée qui donnait sur un beau jardin, et il entendit, en
l'ouvrant, que des gens marchaient et parlaient sous sa croisée.
Il se mit à écouter attentivement. Alors les promeneurs élevèrent
la voix assez pour qu'il pût entendre cette conversation:

«N'exige pas, ô Émérancie, n'exige pas que je chante, puisque tu
sais bien que, depuis l'heure où cet étranger est entré dans le
château, depuis que mes yeux l'ont aperçu, je ne sais plus
chanter, mais seulement pleurer. D'ailleurs, madame a le sommeil
plus léger que pesant, et je ne voudrais pas qu'elle nous surprît
ici pour tous les trésors du monde. Mais quand même elle dormirait
et ne s'éveillerait point, à quoi servirait mon chant, s'il dort
et ne s'éveille pas pour l'entendre, ce nouvel Énée qui est arrivé
dans nos climats pour me laisser le jouet de ses mépris.

-- N'aie point ces scrupules, chère Altisidore, répondit-on. Sans
doute la duchesse et tous ceux qui habitent cette maison sont
ensevelis dans le sommeil, hors celui qui a éveillé ton âme et qui
règne sur ton coeur. Je viens d'entendre ouvrir la fenêtre grillée
de sa chambre, et sans doute il est éveillé. Chante, ma pauvre
blessée, chante tout bas, sur un ton suave et doux, et au son de
ta harpe. Si la duchesse nous entend, nous nous excuserons sur la
chaleur qu'il fait.

-- Ce n'est point cela qui me retient, ô Émérancie, répondit
Altisidore; c'est que je ne voudrais pas que mon chant découvrît
l'état de mon coeur, et que ceux qui ne connaissent pas la
puissance irrésistible de l'amour me prissent pour une fille
capricieuse et dévergondée. Mais je me rends, quoi qu'il arrive,
car mieux vaut la honte sur le visage que la tache dans le coeur.»

Aussitôt elle prit la harpe et en tira de douces modulations.

Quand don Quichotte entendit ces paroles et cette musique, il
resta stupéfait; car, au même instant, sa mémoire lui rappela les
aventures infinies, dans le goût de celle-là, de fenêtres
grillées, de jardins, de sérénades, de galanteries et
d'évanouissements, qu'il avait lues dans ses livres creux de
chevalerie errante. Il s'imagina bientôt que quelque femme de la
duchesse s'était éprise d'amour pour lui, et que la pudeur la
contraignait à tenir sa passion secrète. Il craignait qu'elle ne
parvînt à le toucher, et il fit en son coeur un ferme propos de ne
pas se laisser vaincre. Se recommandant avec ardeur et dévotion à
sa dame Dulcinée du Toboso, il résolut pourtant d'écouter la
musique, et, pour faire comprendre qu'il était là, il fit semblant
d'éternuer; ce qui réjouit fort les deux donzelles, qui ne
désiraient autre chose que d'être entendues de don Quichotte. La
harpe d'accord et la ritournelle jouée, Altisidore chanta ce
_romance_:

«Ô toi qui es dans ton lit, entre des draps de toile de Hollande,
dormant tout de ton long, du soir jusqu'au matin;

«Chevalier le plus vaillant qu'ait produit la Manche, plus chaste
et plus pur que l'or fin d'Arabie;

«Écoute une jeune fille bien éprise et mal payée de retour, qui, à
la lumière de tes soleils, se sent embraser l'âme.

«Tu cherches les aventures, et tu causes les mésaventures
d'autrui; tu fais les blessures, et tu refuses le remède pour les
guérir.

«Dis-moi, valeureux jeune homme (que Dieu te délivre de toute
angoisse!), es-tu né dans les déserts de la Libye, ou sur les
montagnes de Jaca?

«Des serpents t'ont-ils donné le lait? As-tu par hasard eu pour
gouvernantes l'horreur des forêts et l'âpreté des montagnes?

«Dulcinée, fille fraîche et bien portante, peut se vanter d'avoir
apprivoisé un tigre, une bête féroce.

«Pour cet exploit, elle sera fameuse depuis le Hénarès jusqu'au
Jarama, depuis le Tage jusqu'au Manzanarès, depuis la Pisuerga
jusqu'à l'Arlanza.

«Je me troquerais volontiers pour elle, et je donnerais en retour
une robe, la plus bariolée des miennes, celle qu'ornent des
franges d'or.

«Oh! quel bonheur de se voir dans tes bras, ou du moins près de
ton lit, te grattant la tête et t'enlevant la crasse!

«Je demande beaucoup, et ne suis pas digne d'une faveur tellement
signalée; je voudrais seulement te chatouiller les pieds; cela
suffit à une humble amante.

«Oh! combien de rédésilles je te donnerais! combien d'escarpins
garnis d'argent, de chausses en damas, de manteaux en toile de
Hollande!

«Combien de fines perles, grosses chacune comme une noix de galle,
qui, pour n'avoir point de pareilles, seraient appelées les
_uniques_[239]_!_

«Ne regarde point, du haut de ta roche Tarpéienne, l'incendie qui
me dévore, ô Manchois, Néron du monde, et ne l'excite point par ta
rigueur!

«Je suis jeune, je suis vierge tendre; mon âge ne passe pas quinze
ans, car je n'en ai que quatorze et trois mois, je le jure en mon
âme et conscience.

«Je ne suis ni bossue, ni boiteuse, et j'ai le plein usage de mes
mains; de plus, des cheveux comme des lis, qui traînent par terre
à mes pieds.

«Quoique j'aie la bouche en bec d'aigle et le nez un tantinet
camard, comme mes dents sont des topazes, elles élèvent au ciel ma
beauté.

«Pour ma voix, si tu m'écoutes, tu vois qu'elle égale les plus
douces, et je suis d'une taille un peu au-dessous de la moyenne.

«Ces grâces et toutes celles que je possède encore sont des
dépouilles réservées à ton carquois. Je suis dans cette maison
demoiselle de compagnie, et l'on m'appelle Altisidore.»

Là se termina le chant de l'amoureuse Altisidore, et commença
l'épouvante du courtisé don Quichotte; lequel, jetant un grand
soupir, se dit à lui-même: «Faut-il que je sois si malheureux
errant qu'il n'y ait pas une fille, pour peu qu'elle me voie, qui
ne s'amourache de moi! Faut-il que la sans pareille Dulcinée soit
si peu chanceuse, qu'on ne la laisse pas jouir en paix et à l'aise
de mon incroyable fidélité! Que lui voulez-vous, reines? Que lui
demandez-vous, impératrices? Qu'avez-vous à la poursuivre, jeunes
filles de quatorze à quinze ans? Laissez, laissez-la, misérables;
souffrez qu'elle triomphe et s'enorgueillisse du destin que lui
fit l'amour en rendant mon coeur son vassal et en lui livrant les
clefs de mon âme. Prenez garde, ô troupe amoureuse, que je suis
pour la seule Dulcinée de cire et de pâte molle; pour toutes les
autres, de pierre et de bronze. Pour elle, je suis doux comme
miel; pour vous, amer comme chicotin. Pour moi, Dulcinée est la
seule belle, la seule discrète, la seule pudique et la seule bien
née; toutes les autres sont laides, sottes, dévergondées et de
basse origine. C'est pour être à elle, et non à nulle autre, que
la nature m'a jeté dans ce monde. Qu'Altisidore pleure ou chante,
que madame se désespère, j'entends celle pour qui l'on me gourma
si bien dans le château du More enchanté; c'est à Dulcinée que je
dois appartenir, bouilli ou rôti; c'est pour elle que je dois
rester pur, honnête et courtois, en dépit de toutes les
sorcelleries de la terre.»

À ces mots, il ferma brusquement la fenêtre; puis, plein de dépit
et d'affliction, comme s'il lui fût arrivé quelque grand malheur,
il retourna se mettre au lit, où nous le laisserons, quant à
présent; car ailleurs nous appelle le grand Sancho Panza, qui veut
débuter avec éclat dans son gouvernement.

Chapitre XLV

_Comment le grand Sancho Panza prit possession de son île, et de
quelle manière il commença à gouverner_


Ô toi qui découvres perpétuellement les antipodes, flambeau du
monde, oeil du ciel, doux auteur du balancement des cruches à
rafraîchir[240]; Phoebus par ici, Thymbrius par là, archer d'un
côté, médecin de l'autre, père de la poésie, inventeur de la
musique; toi qui toujours te lèves, et, bien qu'il le paraisse, ne
te couches jamais; c'est à toi que je m'adresse, ô soleil, avec
l'aide de qui l'homme engendre l'homme, pour que tu me prêtes
secours, et que tu illumines l'obscurité de mon esprit, afin que
je puisse narrer de point en point le gouvernement du grand Sancho
Panza; sans toi, je me sens faible, abattu, troublé.

Or donc, Sancho arriva bientôt avec tout son cortège dans un bourg
d'environ mille habitants, qui était l'un des plus riches que
possédât le duc. On lui fit entendre qu'il s'appelait l'île
Barataria, soit qu'en effet le bourg s'appelât Baratario, soit
pour exprimer à quel bon marché on lui avait donné le
gouvernement[241]. Quand il arriva aux portes du bourg, qui était
entouré de murailles, le corps municipal sortit à sa rencontre. On
sonna les cloches, et, au milieu de l'allégresse générale que
faisaient éclater les habitants, on le conduisit en grande pompe à
la cathédrale rendre grâces à Dieu. Ensuite, avec de risibles
cérémonies, on lui remit les clefs du bourg, et on l'installa pour
perpétuel gouverneur de l'île Barataria. Le costume, la barbe, la
grosseur et la petitesse du nouveau gouverneur jetaient dans la
surprise tous les gens qui ne savaient pas le mot de l'énigme, et
même tous ceux qui le savaient, dont le nombre était grand.
Finalement, au sortir de l'église, on le mena dans la salle
d'audience, et on l'assit sur le siége du juge. Là, le majordome
du duc lui dit:

«C'est une ancienne coutume dans cette île, seigneur gouverneur,
que celui qui vient en prendre possession soit obligé de répondre
à une question qu'on lui adresse, et qui est quelque peu
embrouillée et embarrassante. Par la réponse à cette question, le
peuple tâte le pouls à l'esprit de son nouveau gouverneur, et y
trouve sujet de se réjouir ou de s'attrister de sa venue.»

Pendant que le majordome tenait ce langage à Sancho, celui-ci
s'était mis à regarder plusieurs grandes lettres écrites sur le
mur en face de son siège, et, comme il ne savait pas lire, il
demanda ce que c'était que ces peintures qu'on voyait sur la
muraille. On lui répondit:

«Seigneur, c'est là qu'est écrit et enregistré le jour où Votre
Seigneurie a pris possession de cette île. L'épitaphe est ainsi
conçue: Aujourd'hui, tel quantième de tel mois et de telle année,
il a été pris possession de cette île par le seigneur don Sancho
Panza. Puisse-t-il en jouir longues années!

-- Et qui appelle-t-on don Sancho Panza? demanda Sancho.

-- Votre Seigneurie, répondit le majordome; car il n'est pas entré
dans cette île d'autre Panza que celui qui est assis sur ce
fauteuil.

-- Eh bien! sachez, frère, reprit Sancho, que je ne porte pas le
_don, _et que personne ne l'a porté dans toute ma famille, Sancho
Panza tout court, voilà comme je m'appelle; Sancho s'appelait mon
père, et Sancho mon grand-père, et tous furent des Panzas, sans
ajouter de _don _ni d'autres allonges. Je m'imagine qu'il doit y
avoir dans cette île plus de _don _que de pierres. Mais suffit,
Dieu m'entend, et il pourra bien se faire, si le gouvernement me
dure quatre jours, que j'échardonne ces _don _qui doivent, par
leur multitude, importuner comme les mosquites et les cousins.[242]
Maintenant, que le seigneur majordome expose sa question; j'y
répondrai du mieux qu'il me sera possible, soit que le peuple
s'afflige, soit qu'il se réjouisse.»

En ce moment, deux hommes entrèrent dans la salle d'audience, l'un
vêtu en paysan, l'autre en tailleur, car il portait des ciseaux à
la main; et le tailleur dit:

«Seigneur gouverneur, ce paysan et moi nous comparaissons devant
Votre Grâce, en raison de ce que ce brave homme vint hier dans ma
boutique (sous votre respect et celui de la compagnie, je suis,
béni soit Dieu, maître tailleur juré), et, me mettant une pièce de
drap dans les mains, il me demanda: «Seigneur, y aurait-il dans ce
drap de quoi me faire un chaperon?» Moi, mesurant la pièce, je lui
répondis oui. Lui alors dut s'imaginer, à ce que j'imagine, que je
voulais sans doute lui voler un morceau du drap, se fondant sur sa
propre malice et sur la mauvaise opinion qu'on a des tailleurs, et
il me dit de regarder s'il n'y aurait pas de quoi faire deux
chaperons. Je devinai sa pensée, et lui répondis encore oui.
Alors, toujours à cheval sur sa méchante intention, il se mit à
ajouter des chaperons et moi des oui, jusqu'à ce que nous fussions
arrivés à cinq chaperons. Tout à l'heure, il est venu les
chercher. Je les lui donne, mais il ne veut pas me payer la façon;
au contraire, il veut que je lui paye ou que je lui rende le drap.

-- Tout cela est-il ainsi, frère? demanda Sancho au paysan.

-- Oui, seigneur, répondit le bonhomme; mais que Votre Grâce lui
fasse montrer les cinq chaperons qu'il m'a faits.

-- Très-volontiers», repartit le tailleur.

Et, tirant aussitôt la main de dessous son manteau, il montra cinq
chaperons posés sur le bout des cinq doigts de la main.

«Voici, dit-il, les cinq chaperons que ce brave homme me réclame.
Je jure en mon âme et conscience qu'il ne m'est pas resté un pouce
du drap, et je donne l'ouvrage à examiner aux examinateurs du
métier.»

Tous les assistants se mirent à rire de la multitude des chaperons
et de la nouveauté du procès. Pour Sancho, il resta quelques
moments à réfléchir, et dit:

«Ce procès, à ce qu'il me semble, n'exige pas de longs délais, et
doit se juger à jugement de prud'homme. Voici donc ma sentence:
Que le tailleur perde sa façon et le paysan son drap, et qu'on
porte les chaperons aux prisonniers; et que tout soit dit.»

Si la sentence qu'il rendit ensuite à propos de la bourse du
berger excita l'admiration des assistants, celle-ci les fit
éclater de rire.[243] Mais enfin l'on fit ce qu'avait ordonné le
gouverneur, devant lequel se présentèrent deux hommes d'âge. L'un
portait pour canne une tige de roseau creux; l'autre vieillard,
qui était sans canne, dit à Sancho:

«Seigneur, j'ai prêté à ce brave homme, il y a déjà longtemps, dix
écus d'or en or, pour lui faire plaisir et lui rendre service, à
condition qu'il me les rendrait dès que je lui en ferais la
demande. Bien des jours se sont passés sans que je les lui
demandasse, car je ne voulais pas, pour les lui faire rendre, le
mettre dans un plus grand besoin que celui qu'il avait quand je
les lui prêtai. Enfin voyant qu'il oubliait de s'acquitter, je lui
ai demandé mes dix écus une et bien des fois; mais non-seulement
il ne me les rend pas, il me les refuse, disant que jamais je ne
lui ai prêté ces dix écus, et que, si je les lui ai prêtés, il me
les a rendus depuis longtemps. Je n'ai aucun témoin, ni du prêté
ni du rendu, puisqu'il n'a pas fait de restitution. Je voudrais
que Votre Grâce lui demandât le serment. S'il jure qu'il me les a
rendus, je l'en tiens quitte pour ici et pour devant Dieu.

-- Que dites-vous à cela, bon vieillard au bâton?» demanda Sancho.

Le vieillard répondit:

«Je confesse, seigneur, qu'il me les a prêtés; mais que Votre
Grâce abaisse sa verge, et, puisqu'il s'en remet à mon serment, je
jurerai que je les lui ai rendus et payés en bonne et due forme.»

Le gouverneur baissa sa verge, et cependant le vieillard au roseau
donna sa canne à l'autre vieillard, en le priant, comme si elle
l'eût beaucoup embarrassé, de la tenir tandis qu'il prêterait
serment. Il étendit ensuite la main sur la croix de la verge et
dit:

«Il est vrai que le comparant m'a prêté les dix écus qu'il me
réclame, mais je les lui ai rendus de la main à la main, et c'est
faute d'y avoir pris garde qu'il me les redemande à chaque
instant.»

Alors, l'illustre gouverneur demanda au créancier ce qu'il avait à
répondre à ce que disait son adversaire. L'autre repartit que son
débiteur avait sans doute dit vrai, car il le tenait pour homme de
bien et pour bon chrétien; qu'il devait lui-même avoir oublié
quand et comment la restitution lui avait été faite; mais que
désormais il ne lui demanderait plus rien. Le débiteur reprit sa
canne, baissa la tête, et sortit de l'audience.

Lorsque Sancho le vit partir ainsi sans plus de façon, considérant
aussi la résignation du demandeur, il inclina sa tête sur sa
poitrine, et, plaçant l'index de la main droite le long de son nez
et de ses sourcils, il resta quelques moments à rêver; puis il
releva la tête et ordonna d'appeler le vieillard à la canne qui
avait déjà disparu. On le ramena, et dès que Sancho le vit:

«Donnez-moi cette canne, brave homme, lui dit-il; j'en ai besoin.

-- Très-volontiers, seigneur, répondit le vieillard, la voici», et
il la lui mit dans les mains.

Sancho la prit, et la tendant à l'autre vieillard:

«Allez avec Dieu, lui dit-il, vous voilà payé.

-- Qui, moi, seigneur? répondit le vieillard; est-ce que ce roseau
vaut dix écus d'or?

-- Oui, reprit le gouverneur, ou sinon je suis la plus grosse bête
du monde, et l'on va voir si j'ai de la cervelle pour gouverner
tout un royaume.»

Alors il ordonna qu'on ouvrît et qu'on brisât la canne en présence
de tout le public; ce qui fut fait, et, dans l'intérieur du
roseau, on trouva dix écus d'or. Tous les assistants restèrent
émerveillés, et tinrent leur gouverneur pour un nouveau Salomon.
On lui demanda d'où il avait conjecturé que dans ce roseau
devaient se trouver les dix écus d'or. Il répondit qu'ayant vu le
vieillard donner sa canne à sa partie adverse pendant qu'il
prêtait serment, et jurer qu'il lui avait dûment et véritablement
donné les dix écus, puis, après avoir juré, lui reprendre sa
canne, il lui était venu à l'esprit que dans ce roseau devait se
trouver le remboursement qu'on lui demandait.

«De là, ajouta-t-il, on peut tirer cette conclusion, qu'à ceux qui
gouvernent, ne fussent-ils que des sots, Dieu fait quelquefois la
grâce de les diriger dans leurs jugements. D'ailleurs, j'ai
entendu jadis conter une histoire semblable au curé de mon
village[244], et j'ai la mémoire si bonne, si parfaite, que, si je
n'oubliais la plupart du temps justement ce que je veux me
rappeler, il n'y aurait pas en toute l'île une meilleure mémoire.»

Finalement, les deux vieillards s'en allèrent, l'un confus,
l'autre remboursé, et tous les assistants restèrent dans
l'admiration. Et celui qui était chargé d'écrire les paroles, les
actions et jusqu'aux mouvements de Sancho, ne parvenait point à se
décider s'il le tiendrait et le ferait tenir pour sot ou pour
sage.

Aussitôt que ce procès fut terminé, une femme entra dans
l'audience, tenant à deux mains un homme vêtu en riche
propriétaire de troupeaux. Elle accourait en jetant de grands
cris:

«Justice, disait-elle, seigneur gouverneur, justice! Si je ne la
trouve pas sur la terre, j'irai la chercher dans le ciel. Seigneur
gouverneur de mon âme, ce méchant homme m'a surprise au milieu des
champs, et s'est servi de mon corps comme si c'eût été une
guenille mal lavée. Ah! malheureuse que je suis! il m'a emporté le
trésor, que je gardais depuis plus de vingt-trois ans, le
défendant de Mores et de chrétiens, de naturels et d'étrangers.
C'était bien la peine que, toujours aussi dure qu'un tronc de
liége, je me fusse conservée intacte comme la salamandre dans le
feu, ou comme la laine parmi les broussailles, pour que ce malotru
vînt maintenant me manier de ses deux mains propres.

-- C'est encore à vérifier, dit Sancho, si ce galant a les mains
propres ou sales» et, se tournant vers l'homme, il lui demanda ce
qu'il avait à répondre à la plainte de cette femme.

L'autre répondit tout troublé:

«Mes bons seigneurs, je suis un pauvre berger de bêtes à soie, et,
ce matin, je quittais ce pays, après y avoir vendu, sous votre
respect, quatre cochons, si bien qu'on m'a pris en octrois,
gabelle et autres tromperies, bien peu moins qu'ils ne valaient.
En retournant à mon village, je rencontrai cette bonne duègne en
chemin, et le diable, qui se fourre partout pour tout embrouiller,
nous fit badiner ensemble. Je lui payai ce qui était raisonnable;
mais elle, mécontente de moi, m'a pris à la gorge, et ne m'a plus
laissé qu'elle ne m'eût amené jusqu'en cet endroit. Elle dit que
je lui ai fait violence; mais elle ment, par le serment que je
fais ou suis prêt à faire. Et voilà toute la vérité, sans qu'il y
manque un fil.»

Alors le gouverneur lui demanda s'il portait sur lui quelque
argent en grosses pièces. L'homme répondit qu'il avait jusqu'à
vingt ducats dans le fond d'une bourse en cuir. Sancho lui ordonna
de la tirer de sa poche et de la remettre telle qu'elle était à la
plaignante. Il obéit en tremblant; la femme prit la bourse, puis,
faisant mille révérences à tout le monde, et priant Dieu pour la
vie et la santé du seigneur gouverneur, qui prenait ainsi la
défense des orphelines jeunes et nécessiteuses, elle sortit de
l'audience, emportant la bourse à deux mains, après s'être
assurée, toutefois, que c'était bien de la monnaie d'argent
qu'elle contenait.

Dès qu'elle fut dehors, Sancho dit au berger, qui déjà fondait en
larmes, et dont le coeur et les yeux s'en allaient après sa
bourse:

«Bonhomme, courez après cette femme et reprenez-lui la bourse,
qu'elle veuille ou ne veuille pas; puis revenez avec elle ici.»

Sancho ne parlait ni à sot ni à sourd, car l'homme partit comme la
foudre pour faire ce qu'on lui commandait. Tous les spectateurs
restaient en suspens, attendant la fin de ce procès. Au bout de
quelques instants, l'homme et la femme revinrent, plus fortement
accrochés et cramponnés l'un à l'autre que la première fois. La
femme avait son jupon retroussé, et la bourse enfoncée dans son
giron, l'homme faisait rage pour la lui reprendre, mais ce n'était
pas possible, tant elle la défendait bien.

«Justice de Dieu et du monde! disait-elle à grands cris; voyez,
seigneur gouverneur, le peu de honte et le peu de crainte de ce
vaurien dénaturé, qui a voulu, au milieu de la ville, au milieu de
la rue, me reprendre la bourse que Votre Grâce m'a fait donner.

-- Est-ce qu'il vous l'a reprise? demanda le gouverneur.

-- Reprise! ah bien oui! répondit la femme, je me laisserais
plutôt enlever la vie qu'enlever la bourse. Elle est bonne pour
ça, l'enfant. Oh! il faudrait me jeter d'autres chats à la gorge
que ce répugnant nigaud. Des tenailles et des marteaux, des
ciseaux et des maillets ne suffiraient pas pour me l'arracher
d'entre les ongles, pas même des griffes de lion. On m'arracherait
plutôt l'âme du milieu des chairs.

-- Elle a raison, dit l'homme; je me donne pour vaincu et rendu,
et je confesse que mes forces ne sont pas capables de la lui
prendre.»

Cela dit, il la laissa; alors le gouverneur dit à la femme:

«Montrez-moi cette bourse, chaste et vaillante héroïne.»

Elle la lui donna sur-le-champ, et le gouverneur, la rendant à
l'homme, dit à la violente non violentée:

«Ma soeur, si le même courage et la même vigueur que vous venez de
déployer pour défendre cette bourse, vous les aviez employés, et
même moitié moins, pour défendre votre corps, les forces d'Hercule
n'auraient pu vous forcer. Allez avec Dieu, et à la male heure, et
ne vous arrêtez pas en toute l'île, ni à six lieues à la ronde,
sous peine de deux cents coups de fouet. Allons, décampez, dis-je,
enjôleuse, dévergondée et larronnesse.»

La femme, tout épouvantée, s'en alla, tête basse et maugréant; et
le gouverneur dit à l'homme:

«Allez avec Dieu, brave homme, à votre village et avec votre
argent, et désormais, si vous ne voulez pas le perdre, faites en
sorte qu'il ne vous prenne plus fantaisie de badiner avec
personne.»

L'homme lui rendit grâce aussi gauchement qu'il put, et s'en
alla.[245] Les assistants demeurèrent encore une fois dans
l'admiration des jugements et des arrêts de leur nouveau
gouverneur, et tous ces détails, recueillis par son
historiographe, furent aussitôt envoyés au duc, qui les attendait
avec grande impatience. Mais laissons ici le bon Sancho, car nous
avons hâte de retourner à son maître, tout agité par la sérénade
d'Altisidore.

Chapitre XLVI

_De l'épouvantable charivari de sonnettes et de miaulements que
reçut don Quichotte dans le cours de ses amours avec l'amoureuse
Altisidore_


Nous avons laissé le grand don Quichotte enseveli dans les pensées
diverses que lui avait causées la sérénade de l'amoureuse fille de
compagnie. Il se coucha avec ces pensées; et, comme si c'eût été
des puces, elles ne le laissèrent ni dormir, ni reposer un moment,
sans compter qu'à cela se joignait la déconfiture des mailles de
ses bas. Mais, comme le temps est léger et que rien ne l'arrête en
sa route, il courut à cheval sur les heures, et bientôt arriva
celle du matin. À la vue du jour, don Quichotte quitta la plume
oisive, et, toujours diligent, revêtit son pourpoint de chamois,
et chaussa ses bottes de voyage pour cacher la mésaventure de ses
bas troués. Puis il jeta par là-dessus son manteau d'écarlate, et
se mit sur la tête une _montera _de velours vert, garnie d'un
galon d'argent; il passa le baudrier sur ses épaules, avec sa
bonne épée tranchante; il attacha à sa ceinture un grand chapelet
qu'il portait toujours sur lui; et, dans ce magnifique appareil,
il s'avança majestueusement vers le vestibule, où le duc et la
duchesse, déjà levés, semblaient être venus l'attendre.

Dans une galerie qu'il devait traverser, Altisidore et l'autre
fille, son amie, s'étaient postées pour le prendre au passage. Dès
qu'Altisidore aperçut don Quichotte, elle feignit de s'évanouir;
et son amie, qui la reçut dans ses bras, s'empressait de lui
délacer le corsage de sa robe. Don Quichotte vit cette scène; il
s'approcha d'elles, et dit:

«Je sais déjà d'où procèdent ces accidents.

-- Et moi je n'en sais rien, répondit l'amie; car Altisidore est
la plus saine et la mieux portante des femmes de cette maison, et
je ne lui ai pas entendu pousser un _hélas! _depuis que je la
connais. Mais que le ciel confonde autant de chevaliers errants
qu'il y en a sur la terre, s'il est vrai qu'ils soient tous
ingrats. Retirez-vous, seigneur don Quichotte; la pauvre enfant ne
reviendra point à elle tant que Votre Grâce restera là.»

Alors don Quichotte répondit:

«Faites en sorte, madame, qu'on mette un luth cette nuit dans mon
appartement; je consolerai du mieux qu'il me sera possible cette
jeune fille blessée au coeur. Dans le commencement de l'amour, un
prompt désabusement est le souverain remède.»

Cela dit, il s'éloigna, pour n'être point remarqué de ceux qui
pouvaient l'apercevoir. Il avait à peine tourné les talons que,
reprenant ses sens, l'évanouie Altisidore dit à sa compagne:

«Il faut avoir soin qu'on lui mette le luth qu'il demande. Don
Quichotte, sans doute, veut nous donner de la musique; elle ne
sera pas mauvaise venant de lui.»

Aussitôt les deux donzelles allèrent rendre compte à la duchesse
de ce qui venait de se passer, et de la demande d'un luth que
faisait don Quichotte. Celle-ci, ravie de joie, se concerta avec
le duc et ses femmes, pour jouer au chevalier un tour qui fût plus
amusant que nuisible. Dans l'espoir de ce divertissement, tous
attendaient l'arrivée de la nuit, laquelle vint aussi vite
qu'était venu le jour, que le duc et la duchesse passèrent en
délicieuses conversations avec don Quichotte. Ce même jour, la
duchesse dépêcha bien réellement un de ses pages (celui qui avait
fait dans la forêt le personnage enchanté de Dulcinée) à Thérèse
Panza, avec la lettre de son mari Sancho Panza, et le paquet de
hardes qu'il avait laissé pour qu'on l'envoyât à sa femme. Le page
était chargé de rapporter une fidèle relation de tout ce qui lui
arriverait dans son message.

Cela fait, et onze heures du soir étant sonnées, don Quichotte, en
rentrant dans sa chambre, y trouva une mandoline. Il préluda,
ouvrit la fenêtre grillée, et reconnut qu'il y avait du monde au
jardin. Ayant alors parcouru toutes les touches de la mandoline,
pour la mettre d'accord aussi bien qu'il le pouvait, il cracha, se
nettoya le gosier, puis, d'une voix un peu enrouée, mais juste, il
chanta le _romance _suivant, qu'il avait tout exprès composé lui-
même ce jour-là.

«Les forces de l'amour ont coutume d'ôter les âmes de leurs gonds,
en prenant pour levier l'oisiveté nonchalante.

«La couture, la broderie, le travail continuel, sont l'antidote
propre au venin des transports amoureux.

«Pour les filles vivant dans la retraite, qui aspirent à être
mariées, l'honnêteté est une dot et la voix de leurs louanges.

«Les chevaliers errants et ceux qui peuplent la cour courtisent
les femmes libres, et épousent les honnêtes.

«Il y a des amours de soleil levant qui se pratiquent entre hôte
et hôtesse; mais ils arrivent bientôt au couchant, car ils
finissent avec le départ.

«L'amour nouveau venu, qui arrive aujourd'hui et s'en va demain,
ne laisse pas les images bien profondément gravées dans l'âme.

«Peinture sur peinture ne brille, ni ne se fait voir; où il y a
une première beauté, la seconde ne gagne pas la partie.

«J'ai Dulcinée du Toboso peinte sur la table rase de l'âme, de
telle façon qu'il est impossible dé l'en effacer.

«La constance dans les amants est la qualité la plus estimée,
celle par qui l'amour fait des miracles, et qui les élève
également à la félicité.»

Don Quichotte en était là de son chant, qu'écoutaient le duc, la
duchesse, Altisidore et presque tous les gens du château, quand
tout à coup, du haut d'un corridor extérieur qui tombait à plomb
sur la fenêtre de don Quichotte, on descendit une corde où étaient
attachées plus de cent sonnettes, puis on vida un grand sac plein
de chats qui portaient aussi des grelots à la queue. Le vacarme
des sonnettes et des miaulements de chats fut si grand, que le duc
et la duchesse, bien qu'inventeurs de la plaisanterie, en furent
effrayés, et que don Quichotte sentit ses cheveux se dresser sur
sa tête. Le sort voulut en outre que deux ou trois chats
entrassent par la fenêtre dans sa chambre; et, comme ils couraient
çà et là tout effarés, on aurait dit qu'une légion de diables y
prenaient leurs ébats. En cherchant par où s'échapper, ils eurent
bientôt éteint les deux bougies qui éclairaient l'appartement; et,
comme la corde aux grosses sonnettes ne cessait de descendre et de
monter, la plupart des gens du château, qui n'étaient pas au fait
de l'aventure, restaient frappés d'étonnement et d'épouvante.

Don Quichotte cependant se leva tout debout, et, mettant l'épée à
la main, il commença à tirer de grandes estocades par la fenêtre,
en criant de toute la puissance de sa voix:

«Dehors, malins enchanteurs; dehors, canaille ensorcelée! Je suis
don Quichotte de la Manche, contre qui ne peuvent prévaloir vos
méchantes intentions.»

Puis, se tournant vers les chats qui couraient au travers de la
chambre, il leur lança plusieurs coups d'épée. Tous alors
accoururent à la fenêtre, et s'échappèrent par cette issue. L'un
d'eux pourtant, se voyant serré de près par les coups d'épée de
don Quichotte, lui sauta au visage, et lui empoigna le nez avec
les griffes et les dents. La douleur fit jeter des cris perçants à
Don Quichotte. En les entendant, le duc et la duchesse devinèrent
ce que ce pouvait être, et étant accourus en toute hâte à sa
chambre, qu'ils ouvrirent avec un passe-partout, ils virent le
pauvre chevalier qui se débattait de toutes ses forces pour
arracher le chat de sa figure. On apporta des lumières, et l'on
aperçut au grand jour la formidable bataille. Le duc s'élança pour
séparer les combattants; mais don Quichotte s'écria:

«Que personne ne s'en mêle; qu'on me laisse corps à corps avec ce
démon, avec ce sorcier, avec cet enchanteur. Je veux lui faire
voir, de lui à moi, qui est don Quichotte de la Manche.»

Mais le chat, ne faisant nul cas de ces menaces, grognait et
serrait les dents. Enfin le duc lui fit lâcher prise, et le jeta
par la fenêtre. Don Quichotte resta avec le visage percé comme un
crible, et le nez en fort mauvais état, mais encore plus dépité de
ce qu'on ne lui eût pas laissé finir la bataille qu'il avait si
bien engagée avec ce malandrin d'enchanteur.

On fit apporter de l'huile d'aparicio[246], et Altisidore lui posa
elle-même, de ses blanches mains, des compresses sur tous les
endroits blessés. En les appliquant, elle dit à voix basse:

«Toutes ces mésaventures t'arrivent, impitoyable chevalier, pour
punir le péché de ta dureté et de ton obstination. Plaise à Dieu
que ton écuyer Sancho oublie de se fustiger, afin que jamais cette
Dulcinée, de toi si chérie, ne sorte de son enchantement, et que
tu ne partages point la couche nuptiale avec elle, du moins tant
que je vivrai, moi qui t'adore.»

À tous ces propos passionnés, don Quichotte ne répondit pas un
seul mot; il poussa un profond soupir et s'étendit dans son lit,
après avoir remercié le duc et la duchesse de leur bienveillance,
non point, dit-il, que cette canaille de chats, d'enchanteurs et
de sonnettes, lui fît la moindre peur, mais pour reconnaître la
bonne intention qui les avait fait venir à son secours. Ses nobles
hôtes le laissèrent reposer, et s'en allèrent fort chagrins du
mauvais succès de la plaisanterie. Ils n'avaient pas cru que don
Quichotte payerait si cher cette aventure, qui lui coûta cinq
jours de retraite de lit, pendant lesquels il lui arriva une autre
aventure, plus divertissante que celle-ci. Mais son historien ne
veut pas la raconter à cette heure, désireux de retourner à Sancho
Panza, qui se montrait fort diligent et fort gracieux dans son
gouvernement.

Chapitre XLVII

_Où l'on continue de raconter comment se conduisait Sancho dans
son gouvernement_


L'histoire raconte que, de la salle d'audience, on conduisit
Sancho à un somptueux palais, où, dans une grande salle, était
dressée une table élégamment servie. Dès que Sancho entra dans la
salle du festin, les clairons sonnèrent, et quatre pages
s'avancèrent pour lui verser de l'eau sur les mains; cérémonie que
Sancho laissa faire avec une parfaite gravité. La musique cessa,
et Sancho s'assit au haut bout de la table, car il n'y avait pas
d'autre siège ni d'autre couvert tout à l'entour. Alors vint se
mettre debout à ses côtés un personnage qu'on reconnut ensuite
pour médecin, tenant à la main une baguette de baleine; puis on
enleva une fine et blanche nappe qui couvrait les fruits et les
mets de toutes sortes dont la table était chargée. Une espèce
d'ecclésiastique donna la bénédiction, et un page tenait une
bavette sous le menton de Sancho. Un autre page, qui faisait
l'office de maître d'hôtel, lui présenta un plat de fruits. Mais à
peine Sancho en eut-il mangé une bouchée, que l'homme à la baleine
toucha le plat du bout de sa baguette, et on le desservit avec une
célérité merveilleuse. Le maître d'hôtel approcha aussitôt un
autre mets, que Sancho se mit en devoir de goûter; mais, avant
qu'il y eût porté, non les dents, mais seulement la main, déjà la
baguette avait touché le plat, et un page l'avait emporté avec
autant de promptitude que le plat de fruits. Quand Sancho vit
cela, il resta immobile de surprise; puis, regardant tous les
assistants à la ronde, il demanda s'il fallait manger ce dîner
comme au jeu de passe-passe. L'homme à la verge répondit:

«Il ne faut manger, seigneur gouverneur, que suivant l'usage et la
coutume des autres îles où il y a des gouverneurs comme vous. Moi,
seigneur, je suis médecin, gagé pour être celui des gouverneurs de
cette île. Je m'occupe beaucoup plus de leur santé que de la
mienne, travaillant nuit et jour, et étudiant la complexion du
gouverneur pour réussir à le guérir, s'il vient à tomber malade.
Ma principale occupation est d'assister à ses repas, pour le
laisser manger ce qui me semble lui convenir, et lui défendre ce
que j'imagine devoir être nuisible à son estomac[247]. Ainsi j'ai
fait enlever le plat de fruits, parce que c'est une chose trop
humide, et, quant à l'autre mets, je l'ai fait enlever aussi,
parce que c'est une substance trop chaude, et qu'il y a beaucoup
d'épices qui excitent la soif. Or, celui qui boit beaucoup détruit
et consomme l'humide radical dans lequel consiste la vie.

-- En ce cas, reprit Sancho, ce plat de perdrix rôties, et qui me
semblent cuites fort à point, ne peut me faire aucun mal?

-- Le seigneur gouverneur, répondit le médecin, ne mangera pas de
ces perdrix tant que je serai vivant.

-- Et pourquoi? demanda Sancho.

-- Pourquoi? reprit le médecin; parce que notre maître Hippocrate,
boussole et lumière de la médecine, a dit dans un aphorisme:
_Omnis saturatio mala; perdicis autem pessima_[248]; ce qui
signifie.: «Toute indigestion est mauvaise; mais celle de perdrix,
très-mauvaise.»

-- S'il en est ainsi, dit Sancho, que le seigneur docteur voie un
peu, parmi tous les mets qu'il y a sur cette table, quel est celui
qui me fera le plus de bien, ou le moins de mal, et qu'il veuille
bien m'en laisser manger à mon aise sans me le bâtonner, car, par
la vie du gouverneur (Dieu veuille m'en laisser jouir!), je meurs
de faim. Si l'on m'empêche de manger, quoi qu'en dise le seigneur
docteur, et quelque regret qu'il en ait, ce sera plutôt m'ôter la
vie que me la conserver.

-- Votre Grâce a parfaitement raison, seigneur gouverneur,
répondit le médecin. Aussi suis-je d'avis que Votre Grâce ne mange
point de ces lapins fricassés que voilà, parce que c'est un mets
de bête à poil[249]. Quant à cette pièce de veau, si elle n'était
pas rôtie et mise en daube, on en pourrait goûter; mais il ne faut
pas y songer en cet état.»

Sancho dit alors:

«Ce grand plat qui est là, plus loin, et d'où sort tant de fumée,
il me semble que c'est une _olla podrida_[250]; et dans ces _ollas
podridas, _il y a tant de choses et de tant d'espèces, que je ne
puis manquer d'en rencontrer quelqu'une qui me soit bonne au goût
et à la santé.

-- _Absit! _s'écria le médecin; loin de nous une semblable pensée!
Il n'y a rien au monde de pire digestion qu'une _olla podrida.
_C'est bon pour les chanoines, pour les recteurs de collège, pour
les noces de village; mais qu'on en délivre les tables des
gouverneurs, où doit régner toute délicatesse et toute
ponctualité. La raison en est claire; où que ce soit, et de qui
que ce soit, les médecines simples sont toujours plus en estime
que les médecines composées; car dans les simples on ne peut se
tromper; mais dans les composées, cela est très-facile, en
altérant la quantité des médicaments qui doivent y entrer. Ce que
le seigneur gouverneur doit manger maintenant, s'il veut m'en
croire, pour conserver et même pour corroborer sa santé, c'est un
cent de fines oublies, et trois ou quatre lèches de coing, bien
minces, qui, en lui fortifiant l'estomac, aideront singulièrement
à la digestion.»

Quand Sancho entendit cela, il se jeta en arrière sur le dossier
de sa chaise, regarda fixement le médecin, et lui demanda d'un ton
grave comment il s'appelait, et où il avait étudié.

«Moi, seigneur gouverneur, répondit le médecin, je m'appelle le
docteur Pédro Récio de Aguéro[251]; je suis natif d'un village
appelé Tirtéafuéra[252], qui est entre Caracuel et Almodovar del
Campo, à main droite, et j'ai reçu le grade de docteur à
l'université d'Osuna.

-- Eh bien! s'écria Sancho tout enflammé de colère, seigneur
docteur Pédro Récio de mauvais augure, natif de Tirtéafuéra,
village qui est à main droite quand on va de Caracuel à Almodovar
del Campo, gradué par l'université d'Osuna, ôtez-vous de devant
moi vite et vite, ou sinon, je jure par le soleil que je prends un
gourdin, et qu'à coups de bâton, en commençant par vous, je ne
laisse pas médecin dans l'île entière; au moins de ceux que je
reconnaîtrai bien pour des ignorants, car les médecins instruits,
prudents et discrets, je les placerai sur ma tête, et les
honorerai comme des hommes divins. Mais, je le répète, que Pédro
Récio s'en aille vite d'ici; sinon, j'empoigne cette chaise où je
suis assis, et je la lui casse sur la tête. Qu'on m'en demande
ensuite compte à la résidence[253]; il suffira de dire, pour ma
décharge, que j'ai rendu service à Dieu en assommant un méchant
médecin, bourreau de la république. Et qu'on me donne à manger, ou
qu'on reprenne le gouvernement, car un métier qui ne donne pas de
quoi vivre à celui qui l'exerce ne vaut pas deux fèves.»

Le docteur s'épouvanta en voyant le gouverneur si fort en colère,
et voulut faire Tirtéafuéra de la salle; mais, à ce même instant,
on entendit sonner dans la rue un cornet de postillon. Le maître
d'hôtel courut à la fenêtre, et dit en revenant:

«Voici venir un courrier du duc, monseigneur; il apporte sans
doute quelque dépêche importante.»

Le courrier entra, couvert de sueur et haletant de fatigue. Il
tira de son sein un pli qu'il remit aux mains du gouverneur, et
Sancho le passa à celles du majordome, en lui ordonnant de lire la
suscription. Elle était ainsi conçue: _À don Sancho Panza,
gouverneur de l'île Barataria, pour lui remettre en mains propres
ou en celles de son secrétaire_.

«Et qui est ici mon secrétaire?» demanda aussitôt Sancho.

Alors un des assistants répondit:

«Moi, seigneur, car je sais lire et écrire, et je suis Biscayen.

-- Avec ce titre par-dessus le marché, reprit Sancho, vous
pourriez être secrétaire de l'empereur lui-même.[254] Ouvrez ce pli,
et voyez ce qu'il contient.»

Le secrétaire nouveau-né obéit, et, après avoir lu la dépêche, il
dit que c'était une affaire qu'il fallait traiter en secret.
Sancho ordonna de vider la salle et de n'y laisser que le
majordome et le maître d'hôtel. Tous les autres s'en allèrent avec
le médecin, et aussitôt le secrétaire lut la dépêche, qui
s'exprimait ainsi:

«Il est arrivé à ma connaissance que certains ennemis de moi et de
cette île que vous gouvernez doivent lui donner un furieux assaut,
je ne sais quelle nuit. Ayez soin de veiller et de rester sur le
qui-vive, afin de n'être pas pris au dépourvu. Je sais aussi, par
des espions dignes de foi, que quatre personnes déguisées sont
entrées dans votre ville pour vous ôter la vie, parce qu'on
redoute singulièrement la pénétration de votre esprit. Ayez l'oeil
au guet, voyez bien qui s'approche pour vous parler, et ne mangez
rien de ce qu'on vous présentera. J'aurai soin de vous porter
secours si vous vous trouvez en péril; mais vous agirez en toute
chose comme on l'attend de votre intelligence. De ce pays, le 16
août, à quatre heures du matin. Votre ami, le duc.»

Sancho demeura frappé de stupeur, et les assistants montrèrent un
saisissement égal. Alors, se tournant vers le majordome, il lui
dit:

«Ce qu'il faut faire à présent, je veux dire tout de suite, c'est
de mettre au fond d'un cul de basse fosse le docteur Récio; car si
quelqu'un doit me tuer, c'est lui, et de la mort la plus lente et
la plus horrible, comme est celle de la faim.

-- Il me semble aussi, dit le maître d'hôtel, que Votre Grâce fera
bien de ne pas manger de tout ce qui est sur cette table, car la
plupart de ces friandises ont été offertes par des religieuses;
et, comme on a coutume de dire, derrière la croix se tient le
diable.

-- Je ne le nie pas, reprit Sancho. Quant à présent, qu'on me
donne un bon morceau de pain, et quatre à cinq livres de raisin,
où l'on ne peut avoir logé le poison; car enfin je ne puis vivre
sans manger. Et, si nous avons à nous tenir prêts pour ces
batailles qui nous menacent, il faut être bien restauré, car ce
sont les tripes qui portent le coeur, et non le coeur les tripes.
Vous, secrétaire, répondez au duc mon seigneur, et dites-lui qu'on
exécutera tout ce qu'il ordonne, sans qu'il y manque un point.
Vous donnerez de ma part un baise-main à madame la duchesse, et
vous ajouterez que je la supplie de ne pas oublier une chose, qui
est d'envoyer par un exprès ma lettre et mon paquet à ma femme
Thérèse Panza; qu'en cela elle me fera grand'merci, et que j'aurai
soin de la servir en tout ce que mes forces me permettront. Chemin
faisant, vous pourrez enchâsser dans la lettre un baisemain à mon
seigneur don Quichotte, pour qu'il voie que je suis, comme on dit,
pain reconnaissant. Et vous, en bon secrétaire et en bon Biscayen,
vous pourrez ajouter tout ce que vous voudrez et qui viendra bien
à propos. Maintenant, qu'on lève cette nappe, et qu'on me donne à
manger. Après cela, je me verrai le blanc des yeux avec autant
d'espions, d'assassins et d'enchanteurs qu'il en viendra fondre
sur moi et sur mon île.»

En ce moment un page entra.

«Voici, dit-il, un laboureur commerçant qui veut parler à Votre
Seigneurie d'une affaire, à ce qu'il dit, de haute importance.

-- C'est une étrange chose que ces gens affairés! s'écria Sancho.
Est-il possible qu'ils soient assez bêtes pour ne pas s'apercevoir
que ce n'est pas à ces heures-ci qu'ils devraient venir traiter de
leurs affaires? Est-ce que, par hasard, nous autres gouverneurs,
nous autres juges, nous ne sommes pas des hommes de chair et d'os?
Ne faut-il pas qu'ils nous laissent reposer le temps qu'exige la
nécessité, ou, sinon, veulent-ils que nous soyons fabriqués de
marbre? En mon âme et conscience, si le gouvernement me dure entre
les mains (ce que je ne crois guère, à ce que j'entrevois), je
mettrai à la raison plus d'un homme d'affaires. Pour aujourd'hui,
dites à ce brave homme qu'il entre; mais qu'on s'assure d'abord
que ce n'est pas un des espions ou de mes assassins.

-- Non, seigneur, répondit le page, car il a l'air d'une sainte
nitouche, et je n'y entends pas grand'chose, ou il est bon comme
le bon pain.

-- D'ailleurs, il n'y a rien à craindre, ajouta le majordome; nous
sommes tous ici.

-- Serait-il possible, maître d'hôtel, demanda Sancho, à présent
que le docteur Pédro Récio s'en est allé, que je mangeasse quelque
chose de pesant et de substantiel, ne fût-ce qu'un quartier de
pain et un oignon?

-- Cette nuit, au souper, répondit le maître d'hôtel, on réparera
le défaut du dîner, et Votre Seigneurie sera pleinement payée et
satisfaite.

-- Dieu le veuille!» répliqua Sancho.

En ce moment entra le laboureur, que, sur sa mine, on
reconnaissait à mille lieues pour une bonne âme et une bonne bête.
La première chose qu'il fit fut de demander:

«Qui est de vous tous le seigneur gouverneur?

-- Qui pourrait-ce être, répondit le secrétaire, sinon celui qui
est assis dans le fauteuil?

-- Alors, je m'humilie en sa présence», reprit le laboureur.

Et, se mettant à deux genoux, il lui demanda sa main pour la
baiser. Sancho la lui refusa, le fit relever, et l'engagea à dire
ce qu'il voulait. Le paysan obéit, et dit aussitôt:

«Moi, seigneur, je suis laboureur, natif de Miguel-Turra, un
village qui est à deux lieues de Ciudad-Réal.

-- Allons, s'écria Sancho, nous avons un autre Tirtéafuéra!
Parlez, frère; et tout ce que je puis vous dire, c'est que je
connais fort bien Miguel-Turra, qui n'est pas loin de mon pays.

-- Le cas est donc, seigneur, continua le paysan, que, par la
miséricorde de Dieu, je suis marié en forme et en face de la
sainte Église catholique romaine; j'ai deux fils étudiants; le
cadet apprend pour être bachelier, l'aîné pour être licencié. Je
suis veuf, parce que ma femme est morte, ou plutôt parce qu'un
mauvais médecin me l'a tuée, en la purgeant lorsqu'elle était
enceinte; et si Dieu avait permis que le fruit vînt à terme, et
que ce fût un fils, je l'aurais fait instruire pour être docteur,
afin qu'il ne portât pas envie à ses frères le bachelier et le
licencié.

-- De façon, interrompit Sancho, que, si votre femme n'était pas
morte, ou si on ne l'avait pas fait mourir, vous ne seriez pas
veuf à présent?

-- Non, seigneur, en aucune manière, répondit le laboureur.

-- Nous voilà bien avancés, reprit Sancho. En avant, frère, en
avant; il est plutôt l'heure de dormir que de traiter d'affaires.

-- Je dis donc, continua le laboureur, que celui de mes fils qui
doit être bachelier s'est amouraché, dans le pays même, d'une
fille appelée Clara Perlerina, fille d'André Perlerino, très-riche
laboureur. Et ce nom de Perlerins ne leur vient ni de généalogie,
ni d'aucune terre, mais parce que tous les gens de cette famille
sont culs-de-jatte[255]; et, pour adoucir le nom, on les appelle
Perlerins. Et pourtant, s'il faut dire la vérité, la jeune fille
est comme une perle orientale. Regardée du côté droit, elle
ressemble à une fleur des champs; du côté gauche, elle n'est pas
si bien, parce qu'il lui manque l'oeil, qu'elle a perdu de la
petite vérole. Et, bien que les marques et les fossettes qui lui
restent sur le visage soient nombreuses et profondes, ceux qui
l'aiment bien disent que ce ne sont pas des fossettes, mais des
fosses où s'ensevelissent les âmes de ses amants. Elle est si
propre que, pour ne pas se salir la figure, elle porte, comme on
dit, le nez retroussé, si bien qu'on dirait qu'il se sauve de la
bouche. Avec tout cela, elle paraît belle à ravir, car elle a la
bouche grande, au point que, s'il ne lui manquait pas dix à douze
dents du devant et du fond, cette bouche pourrait passer et outre-
passer parmi les mieux formées. Des lèvres, je n'ai rien à dire,
parce qu'elles sont si fines et si délicates que, si c'était la
mode de dévider des lèvres, on en pourrait faire un écheveau.
Mais, comme elles ont une tout autre couleur que celle qu'on voit
ordinairement aux lèvres, elles semblent miraculeuses, car elles
sont jaspées de bleu, de vert et de violet. Et que le seigneur
gouverneur me pardonne si je lui fais avec tant de détails la
peinture des qualités de celle qui doit à la fin des fins devenir
ma fille; c'est que je l'aime bien, et qu'elle ne me semble pas
mal.

-- Peignez tout ce qui vous fera plaisir, répondit Sancho, car la
peinture me divertit, et, si j'avais dîné, il n'y aurait pas de
meilleur dessert pour moi que votre portrait.

-- C'est aussi ce qui me reste à faire pour vous servir, reprit le
laboureur. Mais un temps viendra où nous serons quelque chose, si
nous ne sommes rien à présent. Je dis donc, seigneur, que si je
pouvais peindre la gentillesse et la hauteur de son corps, ce
serait une chose à tomber d'admiration. Mais ce n'est pas
possible, parce qu'elle est courbée et pliée en deux, si bien
qu'elle a les genoux dans la bouche; et pourtant il est facile de
voir que, si elle pouvait se lever, elle toucherait le toit avec
la tête. Elle aurait bien déjà donné la main à mon bachelier; mais
c'est qu'elle ne peut pas l'étendre, parce que cette main est
nouée, et cependant on reconnaît aux ongles longs et cannelés la
belle forme qu'elle aurait eue.

-- Voilà qui est bien, dit Sancho; et supposez, frère, que vous
l'ayez dépeinte des pieds à la tête, que voulez-vous maintenant?
Venez au fait sans détour ni ruelles, sans retaille ni allonge.

-- Je voudrais, seigneur, répondit le paysan, que Votre Grâce me
fît la grâce de me donner une lettre de recommandation pour le
père de ma bru, en le suppliant de vouloir bien faire ce mariage
au plus vite, parce que nous ne sommes inégaux ni dans les biens
de la fortune, ni dans ceux de la nature. En effet, pour dire la
vérité, seigneur gouverneur, mon fils est possédé du diable, et il
n'y a pas de jour que les malins esprits ne le tourmentent trois
ou quatre fois; et de plus, pour être tombé un beau jour dans le
feu, il a le visage ridé comme un vieux parchemin, avec les yeux
un peu coulants et pleureurs. Mais aussi il a un caractère d'ange,
et, si ce n'était qu'il se gourme et se rosse lui-même sur lui-
même, ce serait un bienheureux.

-- Voulez-vous encore autre chose, brave homme? demanda Sancho.

-- Oui, je voudrais bien autre chose, reprit le laboureur;
seulement je n'ose pas le dire. Mais enfin vaille que vaille, il
ne faut pas que ça me pourrisse dans l'estomac. Je dis donc,
seigneur, que je voudrais que Votre Grâce me donnât trois cents ou
bien six cents ducats pour grossir la dot de mon bachelier, je
veux dire pour l'aider à se mettre en ménage; car enfin, il faut
bien que ces enfants aient de quoi vivre par eux-mêmes, sans être
exposés aux impertinences des beaux-pères.

-- Voyez si vous voulez encore autre chose, dit Sancho, et ne vous
privez pas de le dire, par honte ou par timidité.

-- Non certainement, rien de plus», répondit le laboureur.

Il avait à peine parlé que le gouverneur se leva tout debout,
empoigna la chaise sur laquelle il était assis, et s'écria:

«Je jure Dieu, don pataud, manant et malappris, que, si vous ne
vous sauvez et vous cachez de ma présence, je vous casse et vous
ouvre la tête avec cette chaise. Maraud, maroufle, peintre du
diable, c'est à ces heures-ci que tu viens me demander six cents
ducats? D'où les aurais-je, puant que tu es? et pourquoi te les
donnerais-je, si je les avais, sournois, imbécile? Qu'est-ce que
me font à moi Miguel-Turra et tout le lignage des Perlerins? Va-
t'en, dis-je, ou sinon, par la vie du duc mon seigneur, je fais ce
que je t'ai dit. Tu ne dois pas être de Miguel-Turra, mais bien
quelque rusé fourbe, et c'est pour me tenter que l'enfer t'envoie
ici. Dis-moi, homme dénaturé, il n'y a pas encore un jour et demi
que j'ai le gouvernement, et tu veux que j'aie déjà ramassé six
cents ducats!»

Le maître d'hôtel fit alors signe au laboureur de sortir de la
salle, et l'autre s'en alla tête baissée, avec tout l'air d'avoir
peur que le gouverneur n'exécutât sa menace, car le fripon avait
parfaitement joué son rôle.

Mais laissons Sancho avec sa colère, et que la paix, comme on dit,
revienne à la danse. Il faut retourner à don Quichotte, que nous
avons laissé le visage couvert d'emplâtres, et soignant ses
blessures de chat, dont il ne guérit pas en moins de huit jours,
pendant l'un desquels il lui arriva ce que Cid Hamet promet de
rapporter avec la ponctuelle véracité qu'il met à conter toutes
les choses de cette histoire, quelque infiniment petites qu'elles
puissent être.

Chapitre XLVIII

_De ce qui arriva à don Quichotte avec doña Rodriguez, la duègne
de la duchesse, ainsi que d'autres événements dignes de mention
écrite et de souvenir éternel_


Triste et mélancolique languissait le blessé don Quichotte, avec
la figure couverte de compresses, et marquée, non par la main de
Dieu, mais par les griffes d'un chat; disgrâces familières à la
chevalerie errante. Il resta six jours entiers sans se montrer en
public, et, pendant l'une des nuits, tandis qu'il était éveillé,
pensant à ses malheurs et aux poursuites d'Altisidore, il entendit
ouvrir avec une clef la porte de son appartement. Aussitôt il
imagina que l'amoureuse damoiselle venait attenter à son
honnêteté, et le mettre en passe de manquer à la foi qu'il devait
garder à sa dame Dulcinée du Toboso.

«Non, s'écria-t-il, croyant à son idée, et cela d'une voix qui
pouvait être entendue; non, la plus ravissante beauté de la terre
ne sera point capable de me faire cesser un instant d'adorer celle
que je porte gravée dans le milieu de mon coeur et dans le plus
profond de mes entrailles. Que tu sois, ô ma dame, transformée en
paysanne à manger de l'oignon, ou bien en nymphe du Tage doré
tissant des étoffes de soie et d'or; que Merlin ou Montésinos te
retiennent où il leur plaira; en quelque part que tu sois, tu es à
moi, comme, en quelque part que je sois, j'ai été, je suis et je
serai toujours à toi.»

Achever ces propos et voir s'ouvrir la porte, ce fut l'affaire du
même instant. Don Quichotte s'était levé tout debout sur son lit,
enveloppé du haut en bas d'une courte-pointe de satin jaune, une
barrette sur la tête, le visage bandé, pour cacher les
égratignures, et les moustaches en papillotes, pour les tenir
droites et fermes. Dans ce costume, il avait l'air du plus
épouvantable fantôme qui se pût imaginer. Il cloua ses yeux sur la
porte, et, quand il croyait voir paraître la tendre et soumise
Altisidore, il vit entrer une vénérable duègne avec des voiles
blancs à sa coiffe, si plissés et si longs, qu'ils la couvraient,
comme un manteau, de la tête aux pieds. Dans les doigts de la main
gauche, elle portait une bougie allumée, et de la main droite elle
se faisait ombre pour que la lumière ne la frappât point dans les
yeux, que cachaient d'ailleurs de vastes lunettes. Elle marchait à
pas de loup et sur la pointe du pied. Don Quichotte la regarda du
haut de sa tour d'observation[256], et, quand il vit son
accoutrement, quand il observa son silence, pensant que c'était
quelque sorcière ou magicienne qui venait en ce costume lui jouer
quelque méchant tour de son métier, il se mit à faire des signes
de croix de toute la vitesse de son bras.

La vision cependant s'approchait. Quand elle fut parvenue au
milieu de la chambre, elle leva les yeux, et vit avec quelle hâte
don Quichotte faisait des signes de croix. S'il s'était senti
intimider en voyant une telle figure, elle fut épouvantée en
voyant la sienne; car elle n'eut pas plutôt aperçu ce corps si
long et si jaune, avec la couverture et les compresses qui le
défiguraient, que, jetant un grand cri:

«Jésus! s'écria-t-elle, qu'est-ce que je vois là?»

Dans son effroi, la bougie lui tomba des mains, et, se voyant dans
les ténèbres, elle tourna le dos pour s'en aller; mais la peur la
fit s'embarrasser dans les pans de sa jupe, et elle tomba tout de
son long sur le plancher.

Don Quichotte, plus effrayé que jamais, se mit à dire:

«Je t'adjure, ô fantôme, ou qui que tu sois, de me dire qui tu es,
et ce que tu veux de moi. Si tu es une âme en peine, ne crains pas
de me le dire; je ferai pour toi tout ce que mes forces me
permettront, car je suis chrétien catholique, et porté à rendre
service à tout le monde; et c'est pour cela que j'ai embrassé
l'ordre de la chevalerie errante, dont la profession s'étend
jusqu'à rendre service aux âmes du purgatoire.»

La duègne, assommée du coup, s'entendant adjurer et conjurer,
comprit par sa peur celle de don Quichotte, et lui répondit d'une
voix basse et dolente:

«Seigneur don Quichotte (si, par hasard, Votre Grâce est bien don
Quichotte), je ne suis ni fantôme, ni vision, ni âme du
purgatoire, comme Votre Grâce doit l'avoir pensé, mais bien doña
Rodriguez, la duègne d'honneur de madame la duchesse, et je viens
recourir à Votre Grâce pour une des nécessités dont Votre Grâce a
coutume de donner le remède.

-- Dites-moi, dame doña Rodriguez, interrompit don Quichotte,
venez-vous, par hasard, faire ici quelque entremise d'amour? je
dois vous apprendre que je ne suis bon à rien pour personne, grâce
à la beauté sans pareille de ma dame Dulcinée du Toboso. Je dis
enfin, dame doña Rodriguez, que, pourvu que Votre Grâce laisse de
côté tout message amoureux, vous pouvez aller rallumer votre
bougie, et revenir ici; nous causerons ensuite de tout ce qui
pourra vous plaire et vous être agréable, sauf, comme je l'ai dit,
toute insinuation et incitation.

-- Moi des messages de personne, mon bon seigneur! répondit la
duègne; Votre Grâce me connaît bien mal. Oh! je ne suis pas encore
d'un âge si avancé qu'il ne me reste d'autre ressource que de
semblables enfantillages; car, Dieu soit loué! j'ai mon âme dans
mes chairs, et toutes mes dents du haut et du bas dans la bouche,
hormis quelques-unes que m'ont emportées trois ou quatre
catarrhes, de ceux qui sont si fréquents en ce pays d'Aragon. Mais
que Votre Grâce m'accorde un instant, j'irai rallumer ma bougie,
et je reviendrai sur-le-champ vous conter mes peines, comme au
réparateur de toutes celles du monde entier.»

Sans attendre de réponse, la duègne sortit de l'appartement, où
don Quichotte resta calme et rassuré en attendant son retour. Mais
aussitôt mille pensées l'assaillirent au sujet de cette nouvelle
aventure. Il lui semblait fort mal fait, et plus mal imaginé, de
s'exposer au péril de violer la foi promise à sa dame; et il se
disait à lui-même:

«Qui sait si le diable, toujours artificieux et subtil, n'essayera
point maintenant du moyen d'une duègne pour me faire donner dans
le piège où n'ont pu m'attirer les impératrices, reines,
duchesses, comtesses et marquises? J'ai ouï dire bien des fois, et
à bien des gens avisés, que, s'il le peut, il vous donnera la
tentatrice plutôt camuse qu'à nez grec. Qui sait enfin si cette
solitude, ce silence, cette occasion, ne réveilleront point mes
désirs endormis, et ne me feront pas tomber, au bout de mes
années, où je n'avais pas même trébuché jusqu'à cette heure? En
cas pareils, il vaut mieux fuir qu'accepter le combat... Mais, en
vérité, je dois avoir perdu l'esprit, puisque de telles
extravagances me viennent à la bouche et à l'imagination. Non; il
est impossible qu'une duègne à lunettes et à longue coiffe blanche
éveille une pensée lascive dans le coeur le plus dépravé du monde.
Y a-t-il, par hasard, une duègne sur la terre qui ait la chair un
peu ferme et rebondie? y a-t-il, par hasard, une duègne dans
l'univers entier qui manque d'être impertinente, grimacière et
mijaurée? Sors donc d'ici, troupe coiffée, inutile pour toute
humaine récréation. Oh! qu'elle faisait bien, cette dame de
laquelle on raconte qu'elle avait aux deux bouts de son estrade
deux duègnes en figure de cire, avec leurs lunettes et leurs
coussinets, assises comme si elles eussent travaillé à l'aiguille!
Elles lui servaient, autant, pour la représentation et le décorum,
que si ces deux statues eussent été des duègnes véritables.»

En disant cela, il se jeta en bas du lit dans l'intention de
fermer la porte, et de ne point laisser entrer la dame Rodriguez.
Mais, au moment où il touchait la serrure, la dame Rodriguez
revenait avec une bougie allumée. Quand elle vit de plus près don
Quichotte, enveloppé dans la couverture jaune, avec ses compresses
et sa barrette, elle eut peur de nouveau, et, faisant deux ou
trois pas en arrière:

«Sommes-nous en sûreté, dit-elle, seigneur chevalier? car ce n'est
pas à mes yeux un signe de grande continence que Votre Grâce ait
quitté le lit.

-- Cette même question, madame, il est bon que je la fasse aussi,
répondit don Quichotte. Je vous demande donc si je serai bien sûr
de n'être ni assailli ni violenté.

-- À qui ou de qui demandez-vous cette sûreté, seigneur chevalier?
reprit la duègne.

-- À vous et de vous, répliqua don Quichotte, car je ne suis pas
de marbre, ni vous de bronze, et il n'est pas maintenant dix
heures du matin, mais minuit, et même un peu plus, à ce que
j'imagine, et nous sommes dans une chambre plus close et plus
secrète que ne dut être la grotte où le traître et audacieux Énée
abusa de la belle et tendre Didon. Mais donnez-moi la main,
madame; je ne veux pas de plus grande sûreté que celle de ma
continence et de ma retenue, appuyée sur celle qu'offrent ces
coiffes vénérables.»

En achevant ces mots, il lui baisa la main droite, et lui offrit
la sienne, que la duègne accepta avec les mêmes cérémonies.

En cet endroit, Cid Hamet fait une parenthèse et dit:

«Par Mahomet! je donnerais, pour voir ces deux personnages aller,
ainsi embrassés, de la porte jusqu'au lit, la meilleure des deux
pelisses que je possède.»

Enfin don Quichotte se remit dans ses draps, et doña Rodriguez
s'assit sur une chaise un peu écartée du lit, sans déposer ni ses
lunettes ni sa bougie. Don Quichotte se blottit et se cacha tout
entier, ne laissant que son visage à découvert; puis, quand ils se
furent tous deux bien installés, le premier qui rompit le silence
fut don Quichotte.

«Maintenant, dit-il, dame doña Rodriguez. Votre Grâce peut
découdre les lèvres, et épancher tout ce que renferment son coeur
affligé et ses soucieuses entrailles; vous serez, de ma part,
écoutée avec de chastes oreilles, et secourue par de charitables
oeuvres.

-- C'est bien ce que je crois, répondit la duègne; car du gentil
et tout aimable aspect de Votre Grâce, on ne pouvait espérer autre
chose qu'une si chrétienne réponse. Or, le cas est, seigneur don
Quichotte, que, bien que Votre Grâce me voie assise sur cette
chaise, et au beau milieu du royaume d'Aragon, en costume de
duègne usée, ridée et propre à rien, je suis pourtant native des
Asturies d'Oviédo, et de race qu'ont traversée beaucoup des plus
nobles familles de cette province. Mais ma mauvaise étoile, et la
négligence de mes père et mère, qui se sont appauvris avant le
temps, sans savoir comment ni pourquoi, m'amenèrent à Madrid, où,
pour me faire un sort, et pour éviter de plus grands malheurs, mes
parents me placèrent comme demoiselle de couture chez une dame de
qualité; et je veux que Votre Grâce sache qu'en fait de petits
étuis et de fins ouvrages à l'aiguille, aucune femme ne m'a damé
le pion en toute la vie. Mes parents me laissèrent au service, et
s'en retournèrent à leur pays, d'où, peu d'années après, ils
durent s'en aller au ciel, car ils étaient bons chrétiens
catholiques. Je restai orpheline, réduite au misérable salaire et
aux chétives faveurs qu'on fait dans le palais des grands à cette
espèce de servante. Mais, dans ce temps, et sans que j'y donnasse
la moindre occasion, voilà qu'un écuyer devint amoureux de moi.
C'était un homme déjà fort avancé en âge, à grande barbe, à
respectable aspect, et surtout gentilhomme autant que le roi, car
il était montagnard[257]. Nos amours ne furent pas menés si
secrètement qu'ils ne parvinssent à la connaissance de ma dame,
laquelle, pour éviter les propos et les caquets, nous maria en
forme et en face de la sainte Église catholique romaine. De ce
mariage naquit une fille, pour combler ma disgrâce, non pas que je
fusse morte en couche, car elle vint à bien et à terme; mais parce
qu'à peu de temps de là mon mari mourut d'une certaine peur qui
lui fut faite, telle que, si j'avais le temps de la raconter
aujourd'hui, je suis sûre que Votre Grâce en serait bien étonnée.»

À ces mots, la duègne se mit à pleurer tendrement et dit:

«Que Votre Grâce me pardonne, seigneur don Quichotte; mais je ne
puis rien y faire; chaque fois que je me rappelle mon pauvre
défunt, les larmes me viennent aux yeux. Sainte Vierge! avec
quelle solennité il conduisait ma dame sur la croupe d'une
puissante mule, noire comme du jais! car alors on ne connaissait
ni carrosses, ni chaises à porteurs, comme à présent, et les dames
allaient en croupe derrière leurs écuyers. Quant à cette histoire,
je ne puis m'empêcher de la conter, pour que vous voyiez quelles
étaient la politesse et la ponctualité de mon bon mari. Un jour, à
Madrid, lorsqu'il entrait dans la rue de Santiago, qui est un peu
étroite, un alcalde de cour venait d'en sortir, avec deux
alguazils en avant. Dès que le bon écuyer l'aperçut, il fit
tourner bride à la mule, faisant mine de revenir sur ses pas pour
accompagner l'alcalde. Ma maîtresse, qui allait en croupe, lui dit
à voix basse: «Que faites-vous, malheureux? ne voyez-vous pas que
je suis ici?» L'alcalde, en homme courtois, retint la bride de son
cheval, et dit: «Suivez votre chemin, seigneur, c'est moi qui dois
accompagner madame doña Cassilda» (tel était le nom de ma
maîtresse). Mon mari cependant, le bonnet à la main, s'opiniâtrait
encore à vouloir suivre l'alcalde, Quand ma maîtresse vit cela,
pleine de dépit et de colère, elle prit une grosse épingle, ou
plutôt tira de son étui un poinçon, et le lui enfonça dans les
reins. Mon mari jeta un grand cri, et se tordit le corps, de façon
qu'il roula par terre avec sa maîtresse. Les deux laquais de la
dame accoururent pour la relever, ainsi que l'alcalde et ses
alguazils. Cela mit en confusion toute la porte de Guadalajara, je
veux dire tous les désoeuvrés qui s'y trouvaient. Ma maîtresse
s'en revint à pied; mon mari se réfugia dans la boutique d'un
barbier, disant qu'il avait les entrailles traversées de part en
part. Sa courtoisie se divulgua si bien, et fit un tel bruit, que
les petits garçons couraient après lui dans les rues. Pour cette
raison, et parce qu'il avait la vue un peu courte, ma maîtresse
lui donna son congé, et le chagrin qu'il en ressentit lui causa,
j'en suis sûre, la maladie dont il est mort. Je restai veuve, sans
ressources, avec une fille sur les bras, qui chaque jour croissait
en beauté comme l'écume de la mer. Finalement, comme j'avais la
réputation de grande couturière, madame la duchesse, qui venait
d'épouser le duc, mon seigneur, voulut m'emmener avec elle dans ce
royaume d'Aragon, et ma fille aussi, ni plus ni moins. Depuis
lors, les jours venant, ma fille a grandi; et avec elle toutes les
grâces du monde. Elle chante comme une alouette, danse comme la
pensée, lit et écrit comme un maître d'école, et compte comme un
usurier. Des soins qu'elle prend de sa personne, je n'ai rien à
dire, car l'eau qui court n'est pas plus propre qu'elle; et
maintenant elle doit avoir, si je m'en souviens bien, seize ans,
cinq mois et trois jours, un de plus ou de moins. Enfin, de cette
mienne enfant s'amouracha le fils d'un laboureur très-riche, qui
demeure dans un village du duc, mon seigneur, à peu de distance
d'ici; puis, je ne sais trop comment, ils trouvèrent moyen de se
réunir; et, lui donnant parole de l'épouser, le jeune homme a
séduit ma fille. Maintenant il ne veut plus remplir sa promesse,
et, quoique le duc, mon seigneur, sache toute l'affaire, car je me
suis plainte à lui, non pas une, mais bien des fois, et que je
l'aie prié d'obliger ce laboureur à épouser ma fille, il fait la
sourde oreille, et veut à peine m'entendre. La raison en est que,
comme le père du séducteur, étant fort riche, lui prête de
l'argent, et se rend à tout moment caution de ses fredaines, il ne
veut le mécontenter, ni lui faire de peine en aucune façon. Je
voudrais donc, mon bon seigneur, que Votre Grâce se chargeât de
défaire ce grief soit par la prière, soit par les armes; car, à ce
que dit tout le monde, Votre Grâce y est venue pour défaire les
griefs, redresser les torts et prêter assistance aux misérables.
Que Votre Grâce se mette bien devant les yeux l'abandon de ma
fille, qui est orpheline, sa gentillesse, son jeune âge, et tous
les talents que je vous ai dépeints. En mon âme et conscience, de
toutes les femmes qu'a madame la duchesse, il n'y en a pas une qui
aille à la semelle de son soulier; car une certaine Altisidore,
qui est celle qu'on tient pour la plus huppée et la plus
égrillarde, mise en comparaison de ma fille, n'en approche pas
d'une lieue. Il faut que Votre Grâce sache, mon seigneur, que tout
ce qui reluit n'est pas or. Cette petite Altisidore a plus de
présomption que de beauté, et plus d'effronterie que de retenue;
outre qu'elle n'est pas fort saine, car elle a dans l'haleine un
certain goût d'échauffé, si fort, qu'on ne peut supporter d'être
un seul instant auprès d'elle; et même madame la duchesse... Mais
je veux me taire, car on dit que les murailles ont des oreilles.

-- Qu'a donc madame la duchesse, dame doña Rodriguez? s'écria don
Quichotte; sur ma vie, expliquez-vous.

-- En m'adjurant ainsi, répondit la duègne, je ne puis manquer de
répondre à ce qu'on me demande, en toute vérité. Vous voyez bien,
seigneur don Quichotte, la beauté de madame la duchesse, ce teint
du visage, brillant comme une épée fourbie et polie, ces deux
joues de lis et de roses, dont l'une porte le soleil et l'autre la
lune? vous voyez bien cette fierté avec laquelle elle marche,
foulant et méprisant le sol, si bien qu'on dirait qu'elle verse et
répand la santé partout où elle passe? Eh bien! sachez qu'elle
peut en rendre grâce, d'abord à Dieu, puis à deux fontaines[258]
qu'elle a aux deux jambes, et par où s'écoulent toutes les
mauvaises humeurs, dont les médecins disent qu'elle est remplie.

-- Sainte bonne Vierge! s'écria don Quichotte, est-il possible que
madame la duchesse ait de tels écoulements? Je ne l'aurais pas
cru, quand même des carmes déchaussés me l'eussent affirmé; mais,
puisque c'est dame doña Rodriguez qui le dit, il faut bien que ce
soit vrai. Cependant de telles fontaines, et placées en de tels
endroits, il ne doit pas couler des humeurs, mais de l'ambre
liquide. En vérité, je finis par croire que cet usage de se faire
des fontaines doit être une chose bien importante pour la
santé.[259]«

À peine don Quichotte achevait-il de dire ces derniers mots, que,
d'un coup violent, on ouvrit les portes de sa chambre. Le
saisissement fit tomber la bougie des mains de doña Rodriguez, et
l'appartement resta, comme on dit, bouche de four. Bientôt la
pauvre duègne sentit qu'on la prenait à deux mains par la gorge,
si vigoureusement qu'on ne lui laissait pas pousser un cri; puis,
sans dire mot, une autre personne lui releva brusquement les
jupes, et, avec quelque chose qui ressemblait à une pantoufle,
commença à la fouetter si vertement que c'était une pitié. Don
Quichotte, bien qu'il sentît s'éveiller la sienne, ne bougeait pas
de son lit, ne sachant ce que ce pouvait être; il se tenait coi,
silencieux, et craignait même que la correction ne vînt jusqu'à
lui. Sa peur ne fut pas vaine; car, dès que les invisibles
bourreaux eurent bien moulu la duègne, qui n'osait laisser
échapper une plainte, ils s'approchèrent de don Quichotte, et, le
déroulant d'entre les draps et les couvertures, ils le pincèrent
si fort et si dru, qu'il ne put s'empêcher de se défendre à coups
de poing; et tout cela dans un admirable silence. La bataille dura
presque une demi-heure; les fantômes disparurent; doña Rodriguez
rajusta ses jupes, et, gémissant sur sa disgrâce, elle gagna la
porte sans dire un mot à don Quichotte, lequel, pincé et meurtri,
confus et pensif, resta seul en son lit, où nous le laisserons,
dans le désir de savoir quel était le pervers enchanteur qui
l'avait mis en cet état. Mais cela s'expliquera en son temps, car
Sancho Panza nous appelle, et la symétrie de l'histoire exige que
nous retournions à lui.

Chapitre XLIX

_Ce qui arriva à Sancho Panza faisant la ronde dans son île_


Nous avons laissé le grand gouverneur fort courroucé contre le
laboureur peintre de caricatures, lequel, bien stylé par le
majordome, ainsi que le majordome bien avisé par le duc, se
moquaient de Sancho Panza. Mais celui-ci, tout sot qu'il était,
leur tenait tête à tous, sans broncher d'un pas. Il dit à ceux qui
l'entouraient, ainsi qu'au docteur Pédro Récio, qui était rentré
dans la salle après la lecture secrète de la lettre du duc:

«En vérité, je comprends à présent que les juges et les
gouverneurs doivent être ou se faire de bronze, pour ne pas sentir
les importunités des gens affairés, qui, à toute heure et à tout
moment, veulent qu'on les écoute et qu'on les dépêche, ne faisant,
quoi qu'il arrive, attention qu'à leur affaire. Et, si le pauvre
juge ne les écoute et ne les dépêche aussitôt, soit qu'il ne le
puisse point, soit que le temps ne soit pas venu de donner
audience, ils le maudissent, le mordent, le déchirent, lui rongent
les os, et même lui contestent ses quartiers de noblesse. Sot et
ridicule commerçant, ne te presse pas ainsi; attends l'époque et
l'occasion de faire tes affaires; ne viens pas à l'heure de
manger, ni à celle de dormir, car les juges sont de chair et d'os;
ils doivent donner à la nature ce qu'elle exige d'eux
naturellement, si ce n'est moi, pourtant, qui ne donne rien à
manger à la mienne; grâce au seigneur docteur Pédro Récio
Tirtéafuéra, ici présent, qui veut que je meure de faim, et
affirme que cette mort est la vie. Dieu la lui donne semblable, à
lui et à tous ceux de sa race, je veux dire celle des méchants
médecins, car celle des bons mérite des palmes de laurier.»

Tous ceux qui connaissaient Sancho Panza s'étonnaient de
l'entendre parler avec tant d'élégance, et ne savaient à quoi
attribuer ce changement, si ce n'est que les offices importants et
graves ou réveillent ou engourdissent les intelligences.
Finalement, le docteur Pédro Récio Agüero de Tirtéafuéra lui
promit de le laisser souper ce soir-là, dût-il violer tous les
aphorismes d'Hippocrate. Cette promesse remplit de joie le
gouverneur, qui attendait avec une extrême impatience que la nuit
vînt, et avec elle l'heure du souper. Et, quoique le temps lui
semblât s'être arrêté, sans remuer de place, néanmoins le moment
qu'il désirait avec tant d'ardeur arriva, et on lui donna pour
souper un hachis froid de boeuf et d'oignons, avec les pieds d'un
veau quelque peu avancé en âge. Il se jeta sur ces ragoûts avec
plus de plaisir que si on lui eût servi des francolins de Milan,
des faisans de Rome, du veau de Sorento, des perdrix de Moron ou
des oies de Lavajos. Pendant le souper, il se tourna vers le
docteur et lui dit:

«Écoutez, seigneur docteur, ne prenez plus désormais la peine de
me faire manger des choses succulentes, ni des mets exquis; ce
serait ôter de ses gonds mon estomac, qui est habitué à la chèvre,
au mouton, au lard, au salé, aux navets et aux oignons. Si, par
hasard, on lui donne des ragoûts de palais, il les reçoit en
rechignant, et quelquefois avec dégoût. Ce que le maître d'hôtel
peut faire de mieux, c'est de m'apporter de ces plats qu'on
appelle _pots-pourris_[260]; plus ils sont pourris, meilleur ils
sentent, et il pourra y fourrer tout ce qu'il lui plaira, pourvu
que ce soit chose à manger; je lui en saurai un gré infini, et le
lui payerai même quelque jour. Mais que personne ne se moque de
moi; car, enfin, ou nous sommes ou nous ne sommes pas. Vivons et
mangeons tous en paix et en bonne compagnie, puisque, quand Dieu
fait luire le soleil, c'est pour tout le monde. Je gouvernerai
cette île sans rien prendre ni laisser prendre. Mais que chacun
ait l'oeil au guet et se tienne sur le qui-vive, car je lui fais
savoir que le diable s'est mis dans la danse, et que, si l'on m'en
donne occasion, l'on verra des merveilles; sinon, faites-vous
miel, et les mouches vous mangeront.

-- Assurément, seigneur gouverneur, dit le maître d'hôtel. Votre
Grâce a parfaitement raison en tout ce qu'elle a dit, et je me
rends caution pour tous les insulaires de cette île, qu'ils
serviront Votre Grâce avec ponctualité, amour et bienveillance;
car la façon tout aimable de gouverner qu'a prise Votre Grâce dès
son début ne leur permet point de rien faire ni de rien penser qui
pût tourner à l'oubli de leurs devoirs envers Votre Grâce.

-- Je le crois bien, répondit Sancho, et ce seraient des imbéciles
s'ils faisaient ou pensaient autre chose. Je répète seulement
qu'on ait soin de pourvoir à ma subsistance et à celle de mon
grison; c'est ce qui importe le plus à l'affaire, et vient le
mieux à propos. Quand il en sera l'heure, nous irons faire la
ronde, car mon intention est de nettoyer cette île de toute espèce
d'immondices, de vagabonds, de fainéants et de gens mal occupés.
Je veux que vous sachiez, mes amis, que les gens désoeuvrés et
paresseux sont dans la république la même chose que les frelons
dans la ruche, qui mangent le miel fait par les laborieuses
abeilles. Je pense favoriser les laboureurs, conserver aux
hidalgos leurs privilèges, récompenser les hommes vertueux, et
surtout porter respect à la religion et à l'homme religieux. Que
vous en semble, amis? Hein! est-ce que je dis quelque chose, ou
est-ce que je me casse la tête?

-- Votre Grâce parle de telle sorte, seigneur gouverneur, dit le
majordome, que je suis émerveillé de voir un homme aussi peu
lettré que Votre Grâce, car je crois que vous ne l'êtes pas du
tout, dire de telles choses, pleines de sentences et de maximes,
si éloignées enfin de ce qu'attendaient de Votre Grâce ceux qui
nous ont envoyés, et nous qui sommes venus ici. Chaque jour on
voit des choses nouvelles dans le monde; les plaisanteries se
changent en réalités sérieuses, et les moqueurs se trouvent
moqués.»

La nuit vint, et le gouverneur soupa, comme on l'a dit, avec la
permission du docteur Récio. Chacun s'étant équipé pour la ronde,
il sortit avec le majordome, le secrétaire, le maître d'hôtel, le
chroniqueur chargé de mettre par écrit ses faits et gestes, et une
telle foule d'alguazils et de gens de justice, qu'ils auraient pu
former un médiocre escadron. Sancho marchait au milieu d'eux, sa
verge à la main, et tout à fait beau à voir. Ils avaient à peine
traversé quelques rues du pays, qu'ils entendirent un bruit
d'épées. On accourut, et l'on trouva que c'étaient deux hommes
seuls qui étaient aux prises; lesquels, voyant venir la justice,
s'arrêtèrent, et l'un d'eux s'écria:

«Au nom de Dieu et du roi, est-il possible de souffrir qu'on vole
en pleine ville dans ce pays, et qu'on attaque dans les rues comme
sur un grand chemin?

-- Calmez-vous, homme de bien, dit Sancho, et contez-moi la cause
de votre querelle; je suis le gouverneur.»

L'adversaire dit alors:

«Seigneur gouverneur, je vous la dirai aussi brièvement que
possible. Votre Grâce saura que ce gentilhomme vient à présent de
gagner dans cette maison de jeu, qui est en face, plus de mille
réaux, et Dieu sait comment. Et, comme j'étais présent, j'ai
décidé plus d'un coup douteux en sa faveur, contre tout ce que me
dictait la conscience. Il est parti avec son gain, et, quand
j'attendais qu'il me donnerait pour le moins un écu de
gratification, comme c'est l'usage et la coutume de la donner aux
gens de qualité tels que moi[261], qui formons galerie pour passer
le temps bien ou mal, pour appuyer des injustices et prévenir des
démêlés, il empocha son argent et sortit de la maison. Je courus,
plein de dépit, à sa poursuite, et lui demandai d'une façon polie
qu'il me donnât tout au moins huit réaux, car il sait bien que je
suis un homme d'honneur, et que je n'ai ni métier ni rente, parce
que mes parents ne m'ont ni appris l'un ni laissé l'autre. Mais le
sournois, qui est plus voleur que Cacus, et plus filou
qu'Andradilla, ne voulait pas me donner plus de quatre réaux.
Voyez, seigneur gouverneur, quel peu de honte et quel peu de
conscience! Mais, par ma foi, si Votre Grâce ne fût arrivée, je
lui aurais bien fait vomir son bénéfice, et il aurait appris à
mettre le poids à la romaine.

-- Que dites-vous à cela?» demanda Sancho.

L'autre répondit:

«Tout ce qu'a dit mon adversaire est la vérité. Je n'ai pas voulu
lui donner plus de quatre réaux, parce que je les lui donne bien
souvent; et ceux qui attendent la gratification des joueurs
doivent être polis, et prendre gaiement ce qu'on leur donne, sans
se mettre en compte avec les gagnants, à moins de savoir avec
certitude que ce sont des filous, et que ce qu'ils gagnent est mal
gagné. Mais, pour justifier que je suis un homme de bien, et non
voleur, comme il le dit, il n'y a pas de meilleure preuve que de
n'avoir rien voulu lui donner, car les filous sont toujours
tributaires des gens de la galerie qui les connaissent.

-- Cela est vrai, dit le majordome; que Votre Grâce, seigneur
gouverneur, décide ce qu'il faut faire de ces hommes.

-- Ce qu'il faut en faire, répondit Sancho; vous, gagnant bon ou
mauvais, ou ni l'un ni l'autre, donnez sur-le-champ à votre
assaillant cent réaux, et vous aurez de plus à en débourser trente
pour les pauvres de la prison. Et vous, qui n'avez ni métier ni
rente, et vivez les bras croisés dans cette île, prenez vite ces
cent réaux, et demain, dans la journée, sortez de cette île, exilé
pour dix années, sous peine, si vous rompez votre ban, de les
achever dans l'autre vie; car je vous accroche à la potence, ou du
moins le bourreau par mon ordre. Et que personne ne réplique, ou
gare à lui.»

L'un déboursa l'argent, l'autre l'empocha; celui-ci quitta l'île,
et celui-là s'en retourna chez lui. Le gouverneur dit alors:

«Ou je pourrai peu de chose, ou je supprimerai ces maisons de jeu,
car j'imagine qu'elles causent un grand dommage.

-- Celle-ci du moins, dit un greffier. Votre Grâce ne pourra pas
la supprimer, car elle est tenue par un grand personnage, qui,
sans comparaison, perd plus d'argent chaque année qu'il n'en
retire des cartes. C'est contre des tripots de moindre étage que
Votre Grâce pourra montrer son pouvoir; ceux-là font le plus de
mal et cachent le plus d'infamies. Dans les maisons des
gentilshommes et des grands seigneurs, les filous célèbres n'osent
point user de leurs tours d'adresse. Et, puisque ce vice du jeu
est devenu un exercice commun, il vaut mieux qu'on joue dans les
maisons des gens de qualité que dans celle de quelque artisan, où
l'on empoigne un malheureux de minuit au matin, pour l'écorcher
tout vif.[262]

-- Oh! pour cela, greffier, reprit Sancho, je sais qu'il y a
beaucoup à dire.»

En ce moment arriva un archer de maréchaussée qui tenait un jeune
homme au collet.

«Seigneur gouverneur, dit-il, ce garçon venait de notre côté;
mais, dès qu'il aperçut la justice, il tourna les talons et se mit
à courir comme un daim, signe certain que c'est quelque
délinquant. Je partis à sa poursuite, et s'il n'eût trébuché et
tombé en courant, je ne l'aurais jamais rattrapé.

-- Pourquoi fuyais-tu, jeune homme? demanda Sancho.

-- Seigneur, répondit le garçon, c'était pour éviter de répondre
aux nombreuses questions que font les gens de justice.

-- Quel est ton métier?

-- Tisserand.

-- Et qu'est-ce que tu tisses?

-- Des fers de lance, avec la permission de Votre Grâce.

-- Ah! ah! vous faites le bouffon, vous plaisantez à ma barbe!
c'est fort bien. Mais où alliez-vous maintenant?

-- Prendre l'air, seigneur.

-- Et où prend-on l'air dans cette île?

-- Où il souffle.

-- Bon, vous répondez à merveille; vous avez de l'esprit, jeune
homme. Eh bien! imaginez-vous que je suis l'air, que je vous
souffle en poupe, et que je vous pousse à la prison? Holà! qu'on
le saisisse, qu'on l'emmène; je le ferai dormir là cette nuit et
sans air.[263]

-- Pardieu, reprit le jeune homme. Votre Grâce me fera dormir dans
la prison tout comme elle me fera roi.

-- Et pourquoi ne te ferais-je pas dormir dans la prison? demanda
Sancho; est-ce que je n'ai pas le pouvoir de te prendre et de te
lâcher autant de fois qu'il me plaira?

-- Quel que soit le pouvoir qu'ait Votre Grâce, dit le jeune
homme, il ne sera pas suffisant pour me faire dormir dans la
prison.

-- Comment non? répliqua Sancho; emmenez-le vite, et qu'il se
détrompe par ses propres yeux, quelque envie qu'ait le geôlier
d'user avec lui de sa libéralité intéressée. Je lui ferai payer
deux mille ducats d'amende, s'il te laisse faire un pas hors de la
prison.

-- Tout cela est pour rire, reprit le jeune homme, et je défie
tous les habitants de la terre de me faire dormir en prison.

-- Dis-moi, démon, s'écria Sancho, as-tu quelque ange à ton
service pour te tirer de là, et pour t'ôter les menottes que je
pense te faire mettre?

-- Maintenant, seigneur gouverneur, répondit le jeune homme d'un
air dégagé, soyons raisonnables et venons au fait. Supposons que
Votre Grâce m'envoie en prison, qu'on m'y mette des fers et des
chaînes, qu'on me jette dans un cachot, que vous imposiez des
peines sévères au geôlier s'il me laisse sortir et qu'il se
soumette à vos ordres; avec tout cela, si je ne veux pas dormir,
si je veux rester éveillé toute la nuit sans fermer l'oeil, Votre
Grâce pourra-t-elle, avec tout son pouvoir, me faire dormir contre
mon gré?

-- Non, certes, s'écria le secrétaire, et l'homme s'en est tiré à
son honneur.

-- De façon, reprit Sancho, que, si vous restez sans dormir, ce
sera pour faire votre volonté et non pour contrevenir à la mienne?

-- Oh! non, seigneur, répondit le jeune homme; je n'en ai pas même
la pensée.

-- Eh bien! allez avec Dieu, continua Sancho; retournez dormir
chez vous, et que Dieu vous donne bon sommeil, car je ne veux pas
vous l'ôter. Mais je vous conseille de ne plus vous jouer
désormais avec la justice, car vous pourriez un beau jour en
rencontrer quelqu'une qui vous donnerait sur les oreilles.»

Le jeune homme s'en fut, et le gouverneur continua sa ronde. À
quelques pas de là, deux archers arrivèrent, tenant un homme par
les bras:

«Seigneur gouverneur, dirent-ils, cette personne, qui paraît un
homme, n'en est pas un; c'est une femme, et non laide, vraiment,
qui s'est habillée en homme.»

On lui mit aussitôt devant les yeux deux ou trois lanternes, à la
lumière desquelles on découvrit le visage d'une jeune fille
d'environ seize ou dix-sept ans, les cheveux retenus dans une
résille d'or et de soie verte, et belle comme mille perles
d'Orient. On l'examina du haut en bas, et l'on vit qu'elle portait
des bas de soie rouge avec des jarretières de taffetas blanc et
des franges d'or et de menues perles. Ses chausses étaient vertes
et de brocart d'or, et, sous un saute-en-barque ou veste ouverte
en même étoffe, elle portait un pourpoint de fin tissu blanc et
or. Ses souliers étaient blancs, et dans la forme de ceux des
hommes; elle n'avait pas d'épée à sa ceinture, mais une riche
dague, et dans les doigts un grand nombre de brillants anneaux.
Finalement, la jeune fille parut bien à tout le monde; mais aucun
de ceux qui la regardaient ne put la reconnaître. Les gens du pays
dirent qu'ils ne pouvaient deviner qui ce pouvait être; et ceux
qui étaient dans le secret des tours qu'il fallait jouer à Sancho
furent les plus étonnés, car cet événement imprévu n'avait pas été
préparé par eux. Ils étaient tous en suspens, attendant comment
finirait cette aventure. Sancho, tout émerveillé des attraits de
la jeune fille, lui demanda qui elle était, où elle allait, et
quelle raison lui avait fait prendre ces habits. Elle répondit,
les yeux fixés à terre et rougissant de honte:

«Je ne puis, seigneur, dire si publiquement ce qu'il m'importait
tant de tenir secret. La seule chose que je veuille faire
comprendre, c'est que je ne suis pas un voleur, ni un malfaiteur
d'aucune espèce, mais une jeune fille infortunée, à qui la
violence de la jalousie a fait oublier le respect qu'on doit à
l'honnêteté.»

Quand il entendit cette réponse, le majordome dit à Sancho:

«Seigneur gouverneur, faites éloigner les gens qui nous entourent,
pour que cette dame puisse avec moins de contrainte dire ce qui
lui plaira.»

Le gouverneur en donna l'ordre et tout le monde s'éloigna, à
l'exception du majordome, du maître d'hôtel et du secrétaire.
Quand elle les vit seuls autour d'elle, la jeune fille continua de
la sorte:

«Je suis, seigneur, fille de Pédro Pérez Mazorca, fermier des
laines de ce pays, lequel a l'habitude de venir souvent chez mon
père.

-- Cela n'a pas de sens, madame, dit le majordome, car je connais
fort bien Pédro Pérez, et je sais qu'il n'a aucun enfant, ni fils,
ni fille. D'ailleurs, il est votre père, dites-vous; puis vous
ajoutez qu'il a l'habitude d'aller souvent chez votre père.

-- C'est ce que j'avais déjà remarqué, dit Sancho.

-- En ce moment, seigneur, reprit la jeune fille, je suis toute
troublée, et ne sais ce que je dis. Mais la vérité est que je suis
fille de Diégo de la Llana, que toutes Vos Grâces doivent
connaître.

-- Au moins ceci a du sens, répondit le majordome, car je connais
Diégo de la Llana; je sais que c'est un hidalgo noble et riche,
qui a un fils et une fille, et que, depuis qu'il a perdu sa femme,
il n'y a personne en tout le pays qui puisse dire avoir vu le
visage de sa fille; car il la tient si renfermée qu'il ne permet
pas seulement au soleil de la voir, et cependant la renommée dit
qu'elle est extrêmement belle.

-- C'est bien la vérité, reprit la jeune personne, et cette fille,
c'est moi. Si la renommée ment ou ne ment pas sur ma beauté, vous
en pouvez juger, seigneurs, puisque vous m'avez vue.»

En disant cela, elle se mit à fondre en larmes. Alors le
secrétaire, s'approchant de l'oreille du maître d'hôtel, lui dit
tout bas:

«Sans aucun doute, il doit être arrivé quelque chose d'important à
cette pauvre jeune fille, puisqu'en de tels habits, à telle heure,
et bien née comme elle l'est, elle court hors de sa maison.

-- L'on n'en saurait douter, répondit le maître d'hôtel, d'autant
plus que ses larmes confirment notre soupçon.»

Sancho la consola par les meilleurs propos qu'il put trouver, et
la pria de lui dire sans nulle crainte ce qui lui était arrivé,
lui promettant qu'ils s'efforceraient tous d'y porter remède de
grand coeur, et par tous les moyens possibles.

«Le cas est, seigneurs, répondit-elle, que mon père me tient
enfermée depuis dix ans, c'est-à-dire depuis que les vers de terre
mangent ma pauvre mère. Chez nous, on dit la messe dans un riche
oratoire, et, pendant tout ce temps, je n'ai jamais vu que le
soleil du ciel durant le jour, et la lune et les étoiles durant la
nuit. Je ne sais ce que sont ni les rues, ni les places, ni les
temples, ni même les hommes, hormis mon père, mon frère et Pédro
Pérez, le fermier des laines, que j'ai eu l'idée, parce qu'il
vient d'ordinaire à la maison, de faire passer pour mon père afin
de ne pas faire connaître le mien. Cette réclusion perpétuelle, ce
refus de me laisser sortir, ne fût-ce que pour aller à l'église,
il y a bien des jours et des mois que je ne puis m'en consoler. Je
voulais voir le monde, ou du moins le pays où je suis née, car il
me semble que ce désir n'était point contraire à la décence et au
respect que les demoiselles de qualité doivent se garder à elles-
mêmes. Quand j'entendais dire qu'il y avait des combats de
taureaux, ou des jeux de bague, et qu'on jouait des comédies, je
demandais à mon frère, qui est d'un an plus jeune que moi, de me
conter ce que c'était que ces choses, et beaucoup d'autres que je
n'ai jamais vues. Il me l'expliquait du mieux qu'il lui était
possible, mais cela ne servait qu'à enflammer davantage mon désir
de les voir. Finalement, pour abréger l'histoire de ma perdition,
j'avoue que je priai et suppliai mon frère, et plût à Dieu que je
ne lui eusse jamais rien demandé de semblable!...»

À ces mots la jeune fille se remit à pleurer. Le majordome lui
dit:

«Veuillez poursuivre, madame, et nous dire ce qui vous est arrivé,
car vos paroles et vos larmes nous tiennent tous dans l'attente.

-- Peu de paroles me restent à dire, répondit la demoiselle,
quoiqu'il me reste bien des larmes à pleurer, car les fantaisies
imprudentes et mal placées ne peuvent amener que des mécomptes et
des expiations comme celle-ci.»

Les charmes de la jeune personne avaient frappé le maître d'hôtel
jusqu'au fond de l'âme; il approcha de nouveau sa lanterne pour la
regarder encore une fois, et il lui sembla que ce n'étaient point
des pleurs qui coulaient de ses yeux, mais des gouttes de la rosée
des prés, et même il les élevait jusqu'au rang de perles
orientales. Aussi désirait-il avec ardeur que son malheur ne fût
pas si grand que le témoignaient ses soupirs et ses larmes. Quant
au gouverneur, il se désespérait des retards que mettait la jeune
fille à conter son histoire, et il lui dit de ne pas les tenir
davantage en suspens, qu'il était tard, et qu'il restait encore
une grande partie de la ville à parcourir. Elle reprit, en
s'interrompant par des sanglots et des soupirs entrecoupés:

«Toute ma disgrâce, toute mon infortune, se réduisent à ce que je
priai mon frère de m'habiller en homme avec un de ses
habillements, et de me faire sortir une nuit pour voir toute la
ville, pendant que notre père dormirait. Importuné de mes prières,
il finit par céder à mes désirs; il me mit cet habillement, en
prit un autre à moi qui lui va comme s'il était fait pour lui; mon
frère n'a pas encore un poil de barbe, et ressemble tout à fait à
une jolie fille; et cette nuit, il doit y avoir à peu près une
heure, nous sommes sortis de chez nous; puis, toujours conduits
par notre dessein imprudent et désordonné, nous avons fait tout le
tour du pays; mais, quand nous voulions revenir à la maison, nous
avons vu venir une grande troupe de gens; et mon frère m'a dit:
«Soeur, ce doit être le guet; pends tes jambes à ton cou, et suis-
moi en courant; car, si l'on nous reconnaît, nous aurons à nous en
repentir.» En disant cela, il tourna les talons, et se mit, non
pas à courir, mais à voler. Pour moi, au bout de six pas, je
tombai, tant j'étais effrayée; alors arriva un agent de la
justice, qui me conduisit devant Vos Grâces, où je suis toute
honteuse de paraître fantasque et dévergondée en présence de tant
de monde.

-- Enfin, madame, dit Sancho, il ne vous est pas arrivé d'autre
mésaventure, et ce n'est pas la jalousie, comme vous le disiez au
commencement de votre récit, qui vous a fait quitter votre maison?

-- Il ne m'est rien arrivé de plus, reprit-elle, et ce n'est pas
la jalousie qui m'a fait sortir, mais seulement l'envie de voir le
monde, laquelle n'allait pas plus loin que de voir les rues de ce
pays.»

Ce qui acheva de confirmer que la jeune personne disait vrai, ce
fut que des archers arrivèrent, amenant son frère prisonnier. L'un
d'eux l'avait atteint lorsqu'il fuyait en avant de sa soeur. Il ne
portait qu'une jupe de riche étoffe, et un mantelet de damas bleu
avec des franges d'or fin; sa tête était nue et sans ornement que
ses propres cheveux, qui semblaient des bagues d'or, tant ils
étaient blonds et frisés.

Le gouverneur, le majordome et le maître d'hôtel, l'ayant pris à
part, lui demandèrent, sans que sa soeur entendît leur
conversation, pourquoi il se trouvait en ce costume; et lui, avec
non moins d'embarras et de honte, conta justement ce que sa soeur
avait déjà conté; ce qui causa une joie extrême à l'amoureux
maître d'hôtel. Mais le gouverneur dit aux deux jeunes gens:

«Assurément, seigneurs, voilà un fier enfantillage; et, pour
raconter une sottise et une témérité de cette espèce, il ne
fallait pas tant de soupirs et de larmes. En disant: «Nous sommes
un tel et une telle, nous avons fait une escapade de chez nos
parents au moyen de telle invention, mais seulement par curiosité
et sans aucun autre dessein» l'histoire était dite, sans qu'il fût
besoin de gémissements et de pleurnicheries.

-- Cela est bien vrai, répondit la jeune fille; mais Vos Grâces
sauront que le trouble où j'étais a été si fort qu'il ne m'a pas
laissée me conduire comme je l'aurais dû.

-- Le mal n'est pas grand, reprit Sancho, partons; nous allons
vous ramener chez votre père, qui ne se sera peut-être pas aperçu
de votre absence; mais ne vous montrez pas désormais si enfants et
si désireux de voir le monde. Fille de bon renom, la jambe cassée
et à la maison; la femme et la poule se perdent à vouloir trotter,
et celle qui a le désir de voir n'a pas moins le désir d'être vue;
et je n'en dis pas davantage.»

Le jeune homme remercia le gouverneur de la grâce qu'il voulait
bien leur faire en les conduisant chez eux, et tout le cortège
s'achemina vers leur maison, qui n'était pas fort loin de là. Dès
qu'on fut arrivé, le frère jeta un petit caillou contre une
fenêtre basse; aussitôt une servante, qui était à les attendre,
descendit, leur ouvrit la porte, et ils entrèrent tous deux,
laissant les spectateurs non moins étonnés de leur bonne mine que
du désir qu'ils avaient eu de voir le monde de nuit, et sans
sortir du pays. Mais on attribuait cette fantaisie à
l'inexpérience de leur âge. Le maître d'hôtel resta le coeur percé
d'outre en outre, et se proposa de demander, dès le lendemain, la
jeune personne pour femme à son père, bien assuré qu'on ne la lui
refuserait pas, puisqu'il était attaché à la personne du duc.
Sancho même eut quelque désir et quelque intention de marier le
jeune homme à sa fille Sanchica. Il résolut aussi de mettre, à son
temps, la chose en oeuvre, se persuadant qu'à la fille d'un
gouverneur aucun mari ne pouvait être refusé. Ainsi se termina la
ronde de cette nuit; et, deux jours après, le gouvernement, avec
la chute duquel tombèrent et s'écroulèrent tous ses projets, comme
on le verra plus loin.

Chapitre L

_Où l'on déclare quels étaient les enchanteurs et les bourreaux
qui avaient fouetté la duègne, pincé et égratigné don Quichotte,
et où l'on raconte l'aventure du page qui porta la lettre à
Thérèse Panza, femme de Sancho Panza_


Cid Hamet, ponctuel investigateur des atomes de cette véridique
histoire, dit qu'au moment où doña Rodriguez sortit de sa chambre
pour gagner l'appartement de don Quichotte, une autre duègne, qui
couchait à son côté, l'entendit partir, et, comme toutes les
duègnes sont curieuses de savoir, d'entendre et de flairer, celle-
là se mit à ses trousses, avec tant de silence que la bonne
Rodriguez ne s'en aperçut point. Dès que l'autre duègne la vit
entrer dans l'appartement de don Quichotte, pour ne pas manquer à
la coutume générale qu'ont toutes les duègnes d'être bavardes et
rapporteuses, elle alla sur-le-champ conter à sa maîtresse comment
doña Rodriguez s'était introduite chez don Quichotte. La duchesse
le dit au duc, et lui demanda la permission d'aller avec
Altisidore voir ce que sa duègne voulait au chevalier. Le duc y
consentit, et les deux curieuses s'avancèrent sans bruit, sur la
pointe du pied, jusqu'à la porte de sa chambre, si près qu'elles
entendaient distinctement tout ce qui s'y disait. Mais quand la
duchesse entendit la Rodriguez jeter, comme on dit, dans la rue le
secret de ses fontaines, elle ne put se contenir, ni Altisidore
non plus.

Toutes deux, pleines de colère et altérées de vengeance, se
précipitèrent brusquement dans la chambre de don Quichotte, où
elles le criblèrent de blessures d'ongles, et fustigèrent la
duègne, comme on l'a raconté; tant les outrages qui s'adressent
directement à la beauté et à l'orgueil des femmes éveillent en
elles la fureur, et allument dans leur coeur le désir de la
vengeance. La duchesse conta au duc ce qui s'était passé, ce dont
il s'amusa beaucoup; puis, persistant dans l'intention de se
divertir et de prendre ses ébats à l'occasion de don Quichotte,
elle dépêcha le page qui avait représenté Dulcinée dans la
cérémonie de son désenchantement (chose que Sancho Panza oubliait
de reste au milieu des occupations de son gouvernement) à Thérèse
Panza, femme de celui-ci, avec la lettre du mari et une autre de
sa propre main, ainsi qu'un grand collier de corail en présent.

Or, l'histoire dit que le page était fort éveillé, fort égrillard;
et dans le désir de plaire à ses maîtres, il partit de bon coeur
pour le village de Sancho. Quand il fut près d'y entrer, il vit
une quantité de femmes qui lavaient dans un ruisseau, et il les
pria de lui dire si dans ce village demeurait une femme appelée
Thérèse Panza, femme d'un certain Sancho Panza, écuyer d'un
chevalier qu'on appelait don Quichotte de la Manche. À cette
question, une jeune fille qui lavait se leva tout debout et dit:

«Cette Thérèse Panza, c'est ma mère, et ce Sancho, c'est mon
seigneur père, et ce chevalier, c'est notre maître.

-- Eh bien, venez, mademoiselle, dit le page, et conduisez-moi
près de votre mère, car je lui apporte une lettre et un cadeau de
ce seigneur votre père.

-- Bien volontiers, mon bon seigneur», répondit la jeune fille,
qui paraissait avoir environ quatorze ans; puis, laissant à l'une
de ses compagnes le linge qu'elle lavait, sans se coiffer ni se
chausser, car elle était jambes nues et les cheveux au vent, elle
se mit à sauter devant la monture du page.

«Venez, venez, dit-elle, notre maison est tout à l'entrée du pays,
et ma mère y est, bien triste de n'avoir pas appris depuis
longtemps des nouvelles de mon seigneur père.

-- Oh bien! je lui en apporte de si bonnes, reprit le page,
qu'elle peut en rendre grâce à Dieu.»

À la fin, en sautant, courant et gambadant, la jeune fille arriva
dans le village, et, avant d'entrer à la maison, elle se mit à
crier à la porte:

«Sortez, mère Thérèse, sortez, sortez vite; voici un seigneur qui
apporte des lettres de mon bon père, et d'autres choses encore.»

À ces cris parut Thérèse Panza, filant une quenouille d'étoupe, et
vêtue d'un jupon de serge brune, qui paraissait, tant il était
court, avoir été coupé sous le bas des reins, avec un petit
corsage également brun, et une chemise à bavette. Elle n'était pas
très-vieille, bien qu'elle parût passer la quarantaine; mais
forte, droite, nerveuse et hâlée. Quand elle vit sa fille et le
page à cheval:

«Qu'est-ce que cela, fille? s'écria-t-elle; et quel est ce
seigneur?

-- C'est un serviteur de madame doña Teresa Panza», répondit le
page.

Et, tout en parlant, il se jeta à bas de sa monture, et s'en alla
très-humblement se mettre à deux genoux devant dame Thérèse en lui
disant:

«Que Votre Grâce veuille bien me donner ses mains à baiser, madame
doña Teresa, en qualité de femme légitime et particulière du
seigneur don Sancho Panza, propre gouverneur de l'île Barataria.

-- Ah! seigneur mon Dieu! s'écria Thérèse, ôtez-vous de là et n'en
faites rien. Je ne suis pas dame le moins du monde, mais une
pauvre paysanne, fille d'un piocheur de terre, et femme d'un
écuyer errant, mais non d'aucun gouverneur.

-- Votre Grâce, répondit le page, est la très-digne femme d'un
gouverneur archidignissime; et, pour preuve de cette vérité,
veuillez recevoir cette lettre et ce présent.»

À l'instant il tira de sa poche un collier de corail avec des
agrafes d'or; et le lui passant au cou:

«Cette lettre, dit-il, est du seigneur gouverneur; cette autre-ci
et ce collier de corail viennent de madame la duchesse, qui
m'envoie auprès de Votre Grâce.»

Thérèse resta pétrifiée, et sa fille ni plus ni moins. La petite
dit alors:

«Qu'on me tue, si notre seigneur et maître don Quichotte n'est pas
là au travers. C'est lui qui aura donné à papa le gouvernement ou
le comté qu'il lui avait tant de fois promis.

-- Justement, reprit le page, c'est à la faveur du seigneur don
Quichotte que le seigneur Sancho est maintenant gouverneur de
l'île Barataria, comme vous le verrez par cette lettre.

-- Faites-moi le plaisir de la lire, seigneur gentilhomme, dit
Thérèse; car, bien que je sache filer, je ne sais pas lire un
brin.

-- Ni moi non plus, ajouta Sanchica; mais, attendez un peu, je
vais aller chercher quelqu'un qui puisse la lire, soit le curé
lui-même, soit le bachelier Samson Carrasco; ils viendront bien
volontiers pour savoir des nouvelles de mon père.

-- Il n'est besoin d'aller chercher personne, reprit le page; je
ne sais pas filer, mais je sais lire, et je la lirai bien.»

En effet, il la lut tout entière, et, comme elle est rapportée
plus haut, on ne la répète point ici. Ensuite il en prit une
autre, celle de la duchesse, qui était conçue en ces termes:

«Amie Thérèse, les belles qualités de coeur et d'esprit de votre
mari Sancho m'ont engagée et obligée même à prier le duc, mon
mari, qu'il lui donnât le gouvernement d'une île, parmi plusieurs
qu'il possède. J'ai appris qu'il gouverne comme un aigle royal, ce
qui me réjouit fort, et le duc, mon seigneur, par conséquent; je
rends mille grâces au ciel de ne m'être pas trompée quand je l'ai
choisi pour ce gouvernement; car je veux que madame Thérèse sache
bien qu'il est très-difficile de trouver un bon gouverneur dans le
monde, et que Dieu me fasse aussi bonne que Sancho gouverne bien.
Je vous envoie, ma chère, un collier de corail avec des agrafes
d'or. J'aurais désiré qu'il fût de perles orientales; mais, comme
dit le proverbe, qui te donne un os ne veut pas ta mort. Un temps
viendra pour nous connaître, pour nous visiter, et Dieu sait alors
ce qui arrivera. Faites mes compliments à Sanchica votre fille; et
dites-lui de ma part qu'elle se tienne prête; je veux la marier
hautement quand elle y pensera le moins. On dit que, dans votre
village, il y a de gros glands doux. Envoyez-m'en jusqu'à deux
douzaines; j'en ferai grand cas venant de votre main. Écrivez-moi
longuement pour me donner des nouvelles de votre santé, de votre
bien-être; si vous avez besoin de quelque chose, vous n'avez qu'à
parler, et vous serez servie à bouche que veux-tu. Que Dieu vous
garde! De cet endroit, votre amie qui vous aime bien.

«La Duchesse.»

«Ah! bon Dieu! s'écria Thérèse quand elle eut entendu la lettre,
quelle bonne dame! qu'elle est humble et sans façon! Ah! c'est
avec de telles dames que je veux qu'on m'enterre, et non avec les
femmes d'hidalgos qu'on voit dans ce village, qui s'imaginent,
parce qu'elles sont nobles, que le vent ne doit point les toucher,
et qui vont à l'église avec autant de morgue et d'orgueil que si
c'étaient des reines, si bien qu'elles se croiraient déshonorées
de regarder une paysanne en face. Voyez un peu comme cette bonne
dame, toute duchesse qu'elle est, m'appelle son amie, et me traite
comme si j'étais son égale; Dieu veuille que je la voie égale au
plus haut clocher qu'il y ait dans toute la Manche! Et quant aux
glands doux, mon bon seigneur, j'en enverrai un boisseau à Sa
Seigneurie, et de si gros qu'on pourra les venir voir par
curiosité. Pour à présent, Sanchica, veille à bien régaler ce
seigneur. Prends soin de ce cheval, va chercher des oeufs à
l'écurie, coupe du lard à foison, et faisons-le dîner comme un
prince, car les bonnes nouvelles qu'il apporte et la bonne mine
qu'il a méritent bien tout ce que nous ferons. En attendant, je
sortirai pour apprendre aux voisines notre bonne aventure, ainsi
qu'à monsieur le curé et au barbier maître Nicolas, qui étaient et
qui sont encore si bons amis de ton père.

-- Oui, mère, oui, je le ferai, répondit Sanchica; mais faites
bien attention que vous me donnerez la moitié de ce collier, car
je ne crois pas madame la duchesse assez niaise pour vous
l'envoyer tout entier à vous seule.

-- Il est tout pour toi, fille, répliqua Thérèse; mais laisse-moi
le porter quelques jours à mon cou; car, en vérité, il me semble
qu'il me réjouit le coeur.

-- Vous allez encore vous réjouir, reprit le page, quand vous
verrez le paquet qui vient dans ce portemanteau. C'est un
habillement de drap fin que le gouverneur n'a porté qu'un jour à
la chasse, et qu'il envoie tout complet pour mademoiselle
Sanchica.

-- Qu'il vive mille années! s'écria Sanchica, et celui qui
l'apporte aussi bien, et même deux mille si c'est nécessaire!»

En ce moment, Thérèse sortit de sa maison, les lettres à la main
et le collier au cou. Elle s'en allait, frappant les lettres du
revers des doigts, comme si c'eût été un tambour de basque. Ayant,
par hasard, rencontré le curé et Samson Carrasco, elle se mit à
danser et à dire:

«Par ma foi, maintenant qu'il n'y a plus de parent pauvre, nous
tenons un petit gouvernement. Que la plus huppée des femmes
d'hidalgos vienne se frotter à moi, je la relancerai de la bonne
façon.

-- Qu'est-ce que cela, Thérèse Panza? dit le curé; quelles sont
ces folies, et quels papiers sont-ce là?

-- La folie n'est autre, répondit-elle, sinon que ces lettres sont
de duchesses et de gouverneurs, et que ce collier que je porte au
cou est de fin corail, que les _Ave Maria _et les _Pater noster
_sont en or battu, et que je suis gouvernante.

-- Que Dieu vous entende, Thérèse! dit le bachelier; car nous ne
vous entendons pas, et nous ne savons ce que vous dites.

-- C'est là que vous pourrez le voir», répliqua Thérèse en leur
remettant les lettres.

Le curé les lut de manière que Samson Carrasco les entendît; puis
Samson et le curé se regardèrent l'un l'autre, comme fort étonnés
de ce qu'ils avaient lu. Enfin le bachelier demanda qui avait
apporté ces lettres. Thérèse répondit qu'ils n'avaient qu'à venir
à sa maison, qu'ils y verraient le messager, qui était un jeune
garçon, beau comme un archange, et qui lui apportait un autre
présent plus riche encore que celui-là. Le curé lui ôta le collier
du cou, mania et regarda les grains de corail, et, s'assurant
qu'ils étaient fins, il s'étonna de nouveau.

«Par la soutane que je porte! s'écria-t-il, je ne sais que dire ni
que penser de ces lettres et de ces présents. D'un côté, je vois
et je touche la finesse de ce corail; et de l'autre, je lis qu'une
duchesse envoie demander deux douzaines de glands.

-- Arrangez cela comme vous pourrez, dit alors Carrasco. Mais
allons un peu voir le porteur de ces dépêches; nous le
questionnerons pour tirer au clair les difficultés qui nous
embarrassent.»

Tous deux se mirent en marche, et Thérèse revint avec eux. Ils
trouvèrent le page vannant un peu d'orge pour sa monture, et
Sanchica coupant une tranche de lard pour la flanquer d'oeufs dans
la poêle, et donner de quoi dîner au page, dont la bonne mine et
l'équipage galant plurent beaucoup aux deux amis. Après qu'ils
l'eurent poliment salué, et qu'il les eut salués à son tour,
Samson le pria de leur donner des nouvelles aussi bien de don
Quichotte que de Sancho Panza:

«Car, ajouta-t-il, quoique nous ayons lu les lettres de Sancho et
de madame la duchesse, nous sommes toujours dans le même embarras,
et nous ne pouvons parvenir à deviner ce que peut être cette
histoire du gouvernement de Sancho, et surtout d'une île, puisque
toutes ou presque toutes les îles qui sont dans la mer
Méditerranée appartiennent à Sa Majesté».

Le page répondit:

«Que le seigneur Sancho Panza soit gouverneur, il n'y a pas à en
douter. Que ce soit une île ou non qu'il gouverne, je ne me mêle
point de cela. Il suffit que ce soit un bourg de plus de mille
habitants. Quant à l'affaire des glands doux, je dis que madame la
duchesse est si simple et si humble, qu'elle n'envoie pas
seulement demander des glands à une paysanne, mais qu'il lui
arrive d'envoyer demander à une voisine de lui prêter un peigne.
Car il faut que Vos Grâces se persuadent que nos dames d'Aragon,
bien que si nobles et de si haut rang, ne sont pas aussi fières et
aussi pointilleuses que les dames de Castille; elles traitent les
gens avec moins de façon.»

Au milieu de cette conversation, Sanchica accourut avec un panier
d'oeufs et demanda au page:

«Dites-moi, seigneur, est-ce que mon seigneur père porte des
hauts-de-chausses, depuis qu'il est gouverneur?

-- Je n'y ai pas fait attention, répondit le page; mais, en effet,
il doit en porter.

-- Ah! bon Dieu! repartit Sanchica, qu'il fera bon voir mon père
en pet-en-l'air[264]! N'est-il pas drôle que, depuis que je suis
née, j'aie envie de voir mon père avec des hauts-de-chausses?

-- Comment donc, si Votre Grâce le verra culotté de la sorte!
répondit le page. Pardieu! il est en passe de voyager bientôt avec
un masque sur le nez[265], pour peu que le gouvernement lui dure
seulement deux mois.»

Le curé et le bachelier virent bien que le page parlait en se
gaussant. Mais la finesse du corail, et l'habit de chasse
qu'envoyait Sancho (car Thérèse le leur avait déjà montré)
renversaient toutes leurs idées. Ils n'en rirent pas moins de
l'envie de Sanchica, et plus encore quand Thérèse se mit à dire:

«Monsieur le curé, tâchez de savoir par ici quelqu'un qui aille à
Madrid ou à Tolède, pour que je fasse acheter un vertugadin rond,
fait et parfait, qui soit à la mode, et des meilleurs qu'il y ait.
En vérité, en vérité, il faut que je fasse honneur au gouvernement
de mon mari, en tout ce qui me sera possible; et même, si je me
fâche, j'irai tomber à la cour, et me planter en carrosse comme
toutes les autres; car enfin, celle qui a un mari gouverneur peut
bien se donner un carrosse et en faire la dépense.

-- Comment donc, mère! s'écria Sanchica. Plût à Dieu que ce fût
aujourd'hui plutôt que demain, quand même on dirait, en me voyant
assise dans ce carrosse à côté de madame ma mère: «Tiens! voyez
donc cette péronnelle, cette fille de mangeur d'ail, comme elle
s'étale dans son carrosse, tout de même que si c'était une
papesse!» Mais ça m'est égal, qu'ils pataugent dans la boue, et
que j'aille en carrosse les pieds levés de terre. Maudites soient
dans cette vie et dans l'autre autant de mauvaises langues qu'il y
en a dans le monde! Pourvu que j'aille pieds chauds, je laisse
rire les badauds. Est-ce que je dis bien, ma mère?

-- Comment, si tu dis bien, ma fille! répondit Thérèse. Tous ces
bonheurs et de plus grands encore, mon bon Sancho me les a
prophétisés; et tu verras, fille, qu'il ne s'arrêtera pas avant de
me faire comtesse. Tout est de commencer à ce que le bonheur nous
vienne; et j'ai ouï dire bien des fois à ton père, qui est aussi
bien celui des proverbes que le tien: Quand on te donnera la
génisse, mets-lui la corde au cou; quand on te donnera un
gouvernement, prends-le; un comté, attrape-le; et quand on te dira
_tiens, tiens, _avec un beau cadeau, saute dessus. Sinon,
endormez-vous, et ne répondez pas aux bonheurs et aux bonnes
fortunes qui viennent frapper à la porte de votre maison!

-- Et qu'est-ce que ça me fait, à moi, reprit Sanchica, que le
premier venu dise en me voyant hautaine et dédaigneuse; Le chien
s'est vu en culottes de lin, et il n'a plus connu son compagnon.»

Quand le curé entendit cela:

«Je ne puis, s'écria-t-il, m'empêcher de croire que tous les gens
de cette famille des Panza sont nés chacun avec un sac de
proverbes dans le corps; je n'en ai pas vu un seul qui ne les
verse et ne les répande à toute heure et à tout propos.

-- Cela est bien vrai, ajouta le page; car le seigneur gouverneur
Sancho en dit à chaque pas, et, quoiqu'un bon nombre ne viennent
pas fort à point, cependant ils plaisent, et madame la duchesse,
ainsi que son mari, en font le plus grand cas.

-- Comment, seigneur, reprit le bachelier. Votre Grâce persiste à
nous donner comme vrai le gouvernement de Sancho, et à soutenir
qu'il y a duchesse au monde qui écrive à sa femme et lui envoie
des présents? Pour nous, bien que nous touchions les présents et
que nous ayons lu les lettres, nous n'en croyons rien; et nous
pensons qu'il y a là quelque histoire de don Quichotte, notre
compatriote, qui s'imagine que tout se fait par voie
d'enchantement. Aussi dirais-je volontiers que je veux toucher et
palper Votre Grâce, pour voir si c'est un ambassadeur fantastique,
ou bien un homme de chair et d'os.

-- Tout ce que je sais de moi, seigneur, répondit le page, c'est
que je suis ambassadeur véritable, que le seigneur Sancho Panza
est gouverneur effectif, et que messeigneurs le duc et la duchesse
peuvent donner, et ont en effet donné le gouvernement en question,
et de plus, à ce que j'ai ouï dire, que le susdit Sancho Panza s'y
conduit miraculeusement. S'il y a enchantement ou non dans tout
cela. Vos Grâces peuvent en disputer entre elles. Pour moi, je ne
sais rien autre chose, et j'en jure par la vie de mes père et mère
que j'ai encore en bonne santé, et que je chéris tendrement.[266]

-- Allons, cela pourra bien être ainsi, répliqua le bachelier;
cependant _dubitat Augustinus_.

_-- _Doutez tout à votre aise, répondit le page; mais la vérité
est ce que j'ai dit. C'est elle qui doit toujours surnager au-
dessus du mensonge, comme l'huile au-dessus de l'eau. Sinon,
_operibus credite, et non verbis; _quelqu'un de vous n'a qu'à s'en
venir avec moi, il verra par les yeux ce qu'il ne veut pas croire
par les oreilles.

-- C'est moi que regarde ce voyage, s'écria Sanchica. Emmenez-moi,
seigneur, sur la croupe de votre bidet; j'irai bien volontiers
faire visite à mon seigneur père.

-- Les filles des gouverneurs, répondit le page, ne doivent pas
aller toutes seules par les grandes routes, mais accompagnées de
carrosses, de litières et d'un grand nombre de serviteurs.

-- Pardieu! repartit Sanchica, je m'en irai aussi bien sur une
bourrique que dans un coche. Ah! vous avez joliment trouvé la
mijaurée et la sainte nitouche!

-- Tais-toi, petite fille, s'écria Thérèse; tu ne sais ce que tu
dis, et ce seigneur est dans le vrai de la chose. Telle temps,
telle traitement. Quand c'était Sancho, Sancha; et quand c'est le
gouverneur, grande dame; et je ne sais si je dis chose qui vaille.

-- Plus dit dame Thérèse qu'elle ne pense, reprit le page; mais
qu'on me donne à dîner, et qu'on me dépêche vite, car je compte
m'en retourner dès ce soir.

-- Votre grâce, dit aussitôt le curé, viendra faire pénitence avec
moi, car dame Thérèse a plus de bonne volonté que de bonnes nippes
pour servir un si digne hôte.»

Le page refusa d'abord; mais enfin il dut céder pour se trouver
mieux, et le curé l'emmena de fort bon coeur, satisfait d'avoir le
temps de le questionner à son aise sur don Quichotte et ses
prouesses. Le bachelier s'offrit à écrire les réponses de Thérèse;
mais elle ne voulut pas qu'il se mêlât de ses affaires, car elle
le tenait pour un peu goguenard. Elle aima mieux donner une
galette et deux oeufs à un moinillon, qui savait écrire, et qui
lui écrivit deux lettres, l'une pour son mari, l'autre pour la
duchesse, toutes deux sorties de sa propre cervelle, et qui ne
sont pas les plus mauvaises que contienne cette grande histoire,
comme on le verra dans la suite.

Chapitre LI

_Des progrès du gouvernement de Sancho Panza, ainsi que d'autres
événements tels quels_


Le jour vint après la nuit de la ronde du gouverneur, nuit que le
maître d'hôtel avait passée sans dormir, l'esprit tout occupé du
visage et des attraits de la jeune fille déguisée. Le majordome en
employa le reste à écrire à ses maîtres ce que faisait et disait
Sancho Panza, aussi surpris de ses faits que de ses dires; car il
entrait dans ses paroles et dans ses actions comme un mélange
d'esprit et de bêtise.

Enfin le seigneur gouverneur se leva, et, par ordre du docteur
Pédro Récio, on le fit déjeuner avec un peu de conserve et quatre
gorgées d'eau froide, chose que Sancho eût volontiers troquée pour
un quignon de pain et une grappe de raisin. Mais, voyant qu'il
fallait faire de nécessité vertu, il en passa par là, à la grande
douleur de son âme et à la grande fatigue de son estomac; Pédro
Récio lui faisant croire que les mets légers et délicats avivent
l'esprit, ce qui convient le mieux aux personnages constitués en
dignités et chargés de graves emplois, où il faut faire usage,
moins des forces corporelles que de celles de l'intelligence. Avec
cette belle argutie, le pauvre Sancho souffrait la faim, et si
fort, qu'il maudissait, à part lui, le gouvernement, et même celui
qui le lui avait donné.

Toutefois, avec sa conserve et sa faim, il se mit à juger ce jour-
là; et la première chose qui s'offrit, ce fut une question que lui
fit un étranger en présence du majordome et de ses autres
acolytes. Voici ce qu'il exposa:

«Seigneur, une large et profonde rivière séparait deux districts
d'une même seigneurie, et que Votre Grâce me prête attention, car
le cas est important et passablement difficile à résoudre. Je dis
donc que sur cette rivière était un pont, et au bout de ce pont
une potence, ainsi qu'une espèce de salle d'audience où se
tenaient d'ordinaire quatre juges chargés d'appliquer la loi
qu'avait imposée le seigneur de la rivière, du pont et de la
seigneurie; cette loi était ainsi conçue: «Si quelqu'un passe sur
ce pont d'une rive à l'autre, il devra d'abord déclarer par
serment où il va et ce qu'il va faire. S'il dit vrai, qu'on le
laisse passer; s'il ment, qu'il meure pendu à la potence, sans
aucune rémission.» Cette loi connue, ainsi que sa rigoureuse
condition, beaucoup de gens passaient néanmoins, et, à ce qu'ils
déclaraient sous serment, on reconnaissait s'ils disaient la
vérité; et les juges, dans ce cas, les laissaient passer
librement. Or, il arriva qu'un homme auquel on demandait sa
déclaration, prêta serment et dit: «Par le serment que je viens de
faire, je jure que je vais mourir à cette potence, et non à autre
chose.» Les juges réfléchirent à cette déclaration, et se dirent:
«Si nous laissons librement passer cet homme, il a menti à son
serment, et, selon la loi, il doit mourir; mais si nous le
pendons, il a juré qu'il allait mourir à cette potence, et,
suivant la même loi ayant dit vrai, il doit rester libre.» On
demande à Votre Grâce, seigneur gouverneur, ce que feront les
juges de cet homme, car ils sont encore à cette heure dans le
doute et l'indécision. Comme ils ont eu connaissance de la finesse
et de l'élévation d'entendement que déploie Votre Grâce, ils m'ont
envoyé supplier de leur part Votre Grâce de donner son avis dans
un cas si douteux et si embrouillé.

-- Assurément, répondit Sancho, ces seigneurs juges qui vous ont
envoyé près de moi auraient fort bien pu s'en épargner la peine,
car je suis un homme qui ai plus d'épaisseur de chair que de
finesse d'esprit. Cependant, répétez-moi une autre fois l'affaire,
de manière que je l'entende bien; peut-être ensuite pourrais-je
trouver le joint.»

Le questionneur répéta une et deux fois ce qu'il avait d'abord
exposé. Sancho dit alors:

«À mon avis, je vais bâcler cette affaire en un tour de main, et
voici comment: cet homme jure qu'il va mourir à la potence, n'est-
ce pas? et, s'il meurt, il aura dit la vérité; et, d'après la loi,
il mérite d'être libre et de passer le pont? Mais si on ne le pend
pas, il aura dit un mensonge sous serment, et, d'après la même
loi, il mérite d'être pendu?

-- C'est cela même, comme dit le seigneur gouverneur, reprit le
messager; et, quant à la parfaite intelligence du cas, il n'y a
plus à douter ni à questionner.

-- Je dis donc à présent, répliqua Sancho, que de cet homme on
laisse passer la partie qui a dit vrai, et qu'on pende la partie
qui a dit faux; de cette manière s'accomplira au pied de la lettre
la condition du passage.

-- Mais, seigneur gouverneur, repartit le porteur de question, il
sera nécessaire qu'on coupe cet homme en deux parties, la menteuse
et la véridique, et si on le coupe en deux, il faudra bien qu'il
meure. Ainsi l'on n'aura rien obtenu de ce qu'exige la loi, qui
doit pourtant s'accomplir de toute nécessité.

-- Venez ici, seigneur brave homme, répondit Sancho. Ce passager
dont vous parlez, ou je ne suis qu'une cruche, ou a précisément
autant de raison pour mourir que pour passer le pont; car, si la
vérité le sauve, le mensonge le condamne. Puisqu'il en est ainsi,
mon avis est que vous disiez à ces messieurs qui vous envoient
près de moi, que les raisons de le condamner ou de l'absoudre
étant égales dans les plateaux de la balance, ils n'ont qu'à le
laisser passer, car il vaut toujours mieux faire le bien que le
mal; et cela, je le donnerais signé de mon nom, si je savais
signer. D'ailleurs, je n'ai point, dans ce cas-ci, parlé de mon
cru; mais il m'est revenu à la mémoire un précepte que, parmi
beaucoup d'autres, me donna mon maître don Quichotte, la nuit
avant que je vinsse être gouverneur de cette île; lequel précepte
fut que, quand la justice serait douteuse, je n'avais qu'à pencher
vers la miséricorde et à m'y tenir. Dieu a permis que je m'en
souvinsse à présent, parce qu'il va comme au moule à cette
affaire.

-- Oh! certainement, ajouta le majordome, et je tiens, quant à
moi, que Lycurgue lui-même, celui qui donna des lois aux
Lacédémoniens, n'aurait pu rendre une meilleure sentence que celle
qu'a rendue le grand Sancho Panza. Finissons là l'audience de ce
matin, et je vais donner ordre que le seigneur gouverneur dîne
tout à son aise.

-- C'est là ce que je demande, et vogue la galère! s'écria Sancho.
Qu'on me donne à manger, puis qu'on fasse pleuvoir sur moi des cas
et des questions; je me charge de les éclaircir à vol d'oiseau.»

Le majordome tint parole, car il se faisait un vrai cas de
conscience de tuer de faim un si discret gouverneur. D'ailleurs il
pensait en finir avec lui cette nuit même, en lui jouant le
dernier tour qu'il avait mission de lui jouer.

Or, il arriva qu'après que Sancho eut dîné ce jour-là contre les
règles et les aphorismes du docteur Tirtéafuéra, au moment du
dessert entra un courrier avec une lettre de don Quichotte pour le
gouverneur. Sancho donna l'ordre au secrétaire de la lire tout
bas, et de la lire ensuite à voix haute, s'il n'y voyait rien qui
méritât le secret. Le secrétaire obéit, et, quand il eut parcouru
la lettre:

«On peut bien la lire à haute voix, dit-il, car ce qu'écrit à
Votre Grâce le seigneur don Quichotte mérite d'être gravé en
lettres d'or. Le voici:

_Lettre de don Quichotte de la Manche à Sancho Panza, gouverneur
de l'île Barataria_

«Quand je m'attendais à recevoir des nouvelles de tes étourderies
et de tes impertinences, ami Sancho, j'en ai reçu de ta sage
conduite; de quoi j'ai rendu de particulières actions de grâces au
ciel, qui sait élever le pauvre du fumier[267], et des sots faire
des gens d'esprit. On annonce que tu gouvernes comme si tu étais
un homme, et que tu es homme comme si tu étais une brute, tant tu
te traites avec humilité. Mais je veux te faire observer, Sancho,
que maintes fois il convient, il est nécessaire, pour l'autorité
de l'office, d'aller contre l'humilité du coeur; car la parure de
la personne qui est élevée à de graves emplois doit être conforme
à ce qu'ils exigent, et non à la mesure où le fait pencher son
humilité naturelle. Habille-toi bien; un bâton paré ne paraît plus
un bâton. Je ne dis pas que tu portes des joyaux et des dentelles,
ni qu'étant magistrat tu t'habilles en militaire; mais que tu te
pares avec l'habit que requiert ton office, en le portant propre
et bien tenu. Pour gagner l'affection du pays que tu gouvernes, tu
dois, entre autres, faire deux choses; l'une, être affable et poli
avec tout le monde, c'est ce que je t'ai déjà dit une fois;
l'autre, veiller à l'abondance des approvisionnements; il n'y a
rien qui fatigue plus le coeur du pauvre que la disette et la
faim.

«Ne rends pas beaucoup de pragmatiques et d'ordonnances; si tu en
fais, tâche qu'elles soient bonnes, et surtout qu'on les observe
et qu'on les exécute; car les ordonnances qu'on n'observe point
sont comme si elles n'étaient pas rendues; au contraire, elles
laissent entendre que le prince qui eut assez de sagesse et
d'autorité pour les rendre, n'a pas assez de force et de courage
pour les faire exécuter. Or, les lois qui doivent effrayer, et qui
restent sans exécution, finissent par être comme le soliveau, roi
des grenouilles, qui les épouvantait dans l'origine, et qu'elles
méprisèrent avec le temps jusqu'à lui monter dessus.

«Sois comme une mère pour les vertus, comme une marâtre pour les
vices. Ne sois ni toujours rigoureux, ni toujours débonnaire, et
choisis le milieu entre ces deux extrêmes; c'est là qu'est le vrai
point de la discrétion. Visite les prisons, les boucheries, les
marchés; la présence du gouverneur dans ces endroits est d'une
haute importance. -- Console les prisonniers qui attendent la
prompte expédition de leurs affaires. -- Sois un épouvantail pour
les bouchers et pour les revendeurs, afin qu'ils donnent le juste
poids. -- Garde-toi bien de te montrer, si tu l'étais par hasard,
ce que je ne crois pas, avaricieux, gourmand, ou adonné aux
femmes; car dès qu'on saurait dans le pays, surtout ceux qui ont
affaire à toi, quelle est ton inclination bien déterminée, on te
battrait en brèche par ce côté, jusqu'à t'abattre dans les
profondeurs de la perdition. -- Lis et relis, passe et repasse les
conseils et les instructions que je t'ai donnés par écrit avant
que tu partisses pour ton gouvernement; tu verras, si tu les
observes, que tu y trouveras une aide qui te fera supporter les
travaux et les obstacles que les gouverneurs rencontrent à chaque
pas. Écris à tes seigneurs, et montre-toi reconnaissant à leur
égard; car l'ingratitude est fille de l'orgueil, et l'un des plus
grands péchés que l'on connaisse. L'homme qui est reconnaissant
envers ceux qui lui font du bien témoigne qu'il le sera de même
envers Dieu, dont il a reçu et reçoit sans cesse tant de faveurs.

«Madame la duchesse a dépêché un exprès, avec ton habit de chasse
et un autre présent, à ta femme Thérèse Panza; nous attendons à
chaque instant la réponse. J'ai été quelque peu indisposé de
certaines égratignures de chat qui me sont arrivées, et dont mon
nez ne s'est pas trouvé fort bien; mais ce n'a rien été; s'il y a
des enchanteurs qui me maltraitent, il y en a d'autres qui me
protègent. Fais-moi savoir si le majordome qui t'accompagne a pris
quelque part aux actions de la Trifaldi, comme tu l'avais
soupçonné. De tout ce qui t'arrivera tu me donneras avis, puisque
la distance est si courte; d'ailleurs je pense bientôt quitter
cette vie oisive où je languis, car je ne suis pas né pour elle.
Une affaire s'est présentée, qui doit, j'imagine, me faire tomber
dans la disgrâce du duc et de la duchesse. Mais, bien que cela me
fasse beaucoup de peine, cela ne me fait rien du tout; car enfin,
enfin, je dois obéir plutôt aux devoirs de ma profession qu'à leur
bon plaisir, suivant cet adage: _Amicus Plato sed magis amica
veritas. _Je te dis ce latin, parce que je suppose que, depuis que
tu es gouverneur, tu l'auras appris. À Dieu, et qu'il te préserve
de ce que personne te porte compassion.

«Ton ami.

«DON QUICHOTTE DE LA MANCHE.

Sancho écouta très-attentivement cette lettre, qui fut louée,
vantée et tenue pour fort judicieuse par ceux qui en avaient
entendu la lecture. Puis il se leva de table, appela le secrétaire
et alla s'enfermer avec lui dans sa chambre, voulant, sans plus
tarder, répondre à son seigneur don Quichotte. Il dit au
secrétaire d'écrire ce qu'il lui dicterait, sans ajouter ni
retrancher la moindre chose. L'autre obéit, et la lettre en
réponse fut ainsi conçue:

_Lettre de Sancho Panza à don Quichotte de la Manche_

«L'occupation que me donnent mes affaires est si grande, que je
n'ai pas le temps de me gratter la tête, ni même de me couper les
ongles; aussi les ai-je si longs que Dieu veuille bien y remédier.
Je dis cela, seigneur de mon âme, pour que Votre Grâce ne
s'épouvante point si, jusqu'à présent, je ne l'ai pas informée de
ma situation bonne ou mauvaise dans ce gouvernement, où j'ai plus
faim que quand nous errions tous deux dans les forêts et les
déserts.

«Le duc, mon seigneur, m'a écrit l'autre jour en me donnant avis
que certains espions étaient entrés dans cette île pour me tuer;
mais, jusqu'à présent, je n'en ai pas découvert d'autres qu'un
certain docteur qui est gagé dans ce pays pour tuer autant de
gouverneurs qu'il en vient. Il s'appelle le docteur Pédro Récio,
et il est natif de Tirtéafuéra. Voyez un peu quels noms[268], et si
je ne dois pas craindre de mourir de sa main! Ce docteur-là dit
lui-même, de lui-même, qu'il ne guérit pas les maladies quand on
les a, mais qu'il les prévient pour qu'elles ne viennent point.
Or, les médecines qu'il emploie sont la diète, et encore la diète,
jusqu'à mettre les gens en tel état que les os leur percent la
peau; comme si la maigreur n'était pas un plus grand mal que la
fièvre. Finalement, il me tue peu à peu de faim et je meurs de
dépit; car, lorsque je pensais venir à ce gouvernement pour manger
chaud, boire frais, me dorloter le corps entre des draps de toile
de Hollande et sur des matelas de plumes, voilà que je suis venu
faire pénitence comme si j'étais ermite; et comme je ne la fais
pas de bonne volonté, je pense qu'à la fin, à la fin, il faudra
que le diable m'emporte.

«Jusqu'à présent, je n'ai ni touché de revenu ni reçu de cadeaux,
et je ne sais ce que cela veut dire; car on m'a dit ici que les
gouverneurs qui viennent dans cette île ont soin, avant d'y
entrer, que les gens du pays leur donnent ou prêtent beaucoup
d'argent, et, de plus, que c'est une coutume ordinaire à ceux qui
vont à d'autres gouvernements aussi bien qu'à ceux qui viennent à
celui-ci.

«Hier soir, en faisant la ronde, j'ai rencontré une très-jolie
fille vêtue en homme, et son frère en habit de femme. Mon maître
d'hôtel s'est amouraché de la fille, et l'a choisie, dans son
imagination, pour sa femme, à ce qu'il dit. Moi, j'ai choisi le
jeune homme pour mon gendre. Aujourd'hui nous causerons de nos
idées avec le père des deux jeunes gens, qui est un certain Diégo
de la Llana, hidalgo et vieux chrétien autant qu'on peut l'être.

«Je visite les marchés, comme Votre Grâce me le conseille. Hier,
je trouvai une marchande qui vendait des noisettes fraîches, et je
reconnus qu'elle avait mêlé dans un boisseau de noisettes
nouvelles un autre boisseau de noisettes vieilles, vides et
pourries. Je les ai toutes confisquées au profit des enfants de la
doctrine chrétienne, qui sauront bien les distinguer, et je l'ai
condamnée à ne plus paraître au marché de quinze jours. On a
trouvé que je m'étais vaillamment conduit. Ce que je puis dire à
Votre Grâce, c'est que le bruit court en ce pays qu'il n'y a pas
de plus mauvaises engeances que les marchandes des halles, parce
qu'elles sont toutes dévergondées, sans honte et sans âme, et je
le crois bien, par celles que j'ai vues dans d'autres pays.

«Que madame la duchesse ait écrit à ma femme Thérèse Panza, et lui
ait envoyé le présent que dit Votre Grâce, j'en suis très-
satisfait, et je tâcherai de m'en montrer reconnaissant en temps
et lieu. Que Votre Grâce lui baise les mains de ma part, en disant
que je dis qu'elle n'a pas jeté son bienfait dans un sac percé,
comme elle le verra à l'oeuvre. Je ne voudrais pas que Votre Grâce
eût des démêlés et des fâcheries avec mes seigneurs le duc et la
duchesse; car, si Votre Grâce se brouille avec eux, il est clair
que le mal retombera sur moi; d'ailleurs il ne serait pas bien,
puisque Votre Grâce me donne à moi le conseil d'être
reconnaissant, que Votre Grâce ne le fût pas envers des gens de
qui vous avez reçu tant de faveurs, et qui vous ont si bien traité
dans leur château.

«Quant aux égratignures de chat, je n'y entends rien, mais
j'imagine que ce doit être quelqu'un des méchants tours qu'ont
coutume de jouer à Votre Grâce de méchants enchanteurs; je le
saurai quand nous nous reverrons. Je voudrais envoyer quelque
chose à Votre Grâce; mais je ne sais que lui envoyer, si ce n'est
des canules de seringues ajustées à des vessies, qu'on fait dans
cette île à la perfection. Mais si l'office me demeure, je
chercherai à vous envoyer quelque chose, des pans ou de la
manche.[269] Dans le cas où ma femme Thérèse Panza viendrait à
m'écrire, payez le port, je vous prie, et envoyez-moi la lettre,
car j'ai un très-grand désir d'apprendre un peu l'état de ma
maison, de ma femme et de mes enfants. Sur cela, que Dieu délivre
Votre Grâce des enchanteurs malintentionnés, et qu'il me tire en
paix et en santé de ce gouvernement, chose dont je doute, car je
pense le laisser avec la vie, à la façon dont me traite le docteur
Pédro Récio.

«Serviteur de Votre Grâce.

«SANCHO PANZA, gouverneur.»

Le secrétaire ferma la lettre, et dépêcha aussitôt le courrier;
puis les mystificateurs de Sancho arrêtèrent entre eux la manière
de le dépêcher du gouvernement. Sancho passa cette après-dînée à
faire quelques ordonnances touchant la bonne administration de ce
qu'il imaginait être une île. Il ordonna qu'il n'y eût plus de
revendeurs de comestibles dans la république, et qu'on pût y
amener du vin de tous les endroits, sous la charge de déclarer le
lieu d'où il venait, pour en fixer le prix suivant sa réputation
et sa bonté; ajoutant que celui qui le mélangerait d'eau, ou en
changerait le nom, perdrait la vie pour ce crime. Il abaissa le
prix de toutes espèces de chaussures, principalement celui des
souliers, car il lui sembla qu'il s'élevait démesurément.[270] Il
mit un tarif aux salaires des domestiques, qui cheminaient à bride
abattue dans la route de l'intérêt. Il établit des peines
rigoureuses contre ceux qui chanteraient des chansons obscènes, de
jour ou de nuit. Il ordonna qu'aucun aveugle ne chantât désormais
de miracles en complainte, à moins d'être porteur de témoignages
authentiques prouvant que ce miracle était vrai, parce qu'il lui
semblait que la plupart de ceux que chantent les aveugles sont
faux, au détriment des véritables. Il créa un alguazil des
pauvres, non pour les poursuivre, mais pour examiner s'ils le
sont, car, à l'ombre d'amputations feintes ou de plaies postiches,
se cachent des bras voleurs et des estomacs ivrognes. Enfin, il
ordonna de si bonnes choses que ses lois sont encore en vigueur
dans ce pays, où on les appelle: _Les Constitutions du grand
gouverneur Sancho Panza_.

Chapitre LII

_Où l'on raconte l'aventure de la seconde duègne Doloride ou
Affligée, appelée de son nom doña Rodriguez_


Cid Hamet raconte que don Quichotte, une fois guéri de ses
égratignures, trouva que la vie qu'il menait dans ce château était
tout à fait contraire à l'ordre de chevalerie où il avait fait
profession; il résolut de demander congé au duc et à la duchesse,
pour s'en aller à Saragosse, dont les fêtes approchaient, et où il
pensait bien conquérir l'armure en quoi consiste le prix qu'on y
dispute. Un jour qu'étant à table avec ses nobles hôtes, il
commençait à mettre en oeuvre son dessein, et à leur demander la
permission de partir, tout à coup on vit entrer, par la porte de
la grande salle, deux femmes, comme on le reconnut ensuite,
couvertes de noir de la tête aux pieds. L'une d'elles,
s'approchant de don Quichotte, se jeta à ses genoux, étendue tout
de son long, et, la bouche collée aux pieds du chevalier, elle
poussait des gémissements si tristes, si profonds, si douloureux,
qu'elle porta le trouble dans l'esprit de tous ceux qui la
voyaient et l'entendaient. Bien que le duc et la duchesse
pensassent que c'était quelque tour que leurs gens voulaient jouer
à don Quichotte, toutefois, en voyant avec quel naturel et quelle
violence cette femme soupirait, gémissait et pleurait, ils furent
eux-mêmes en suspens, jusqu'à ce que don Quichotte, attendri, la
releva de terre, et lui fit ôter le voile qui couvrait sa figure
inondée de larmes. Elle obéit, et montra ce que jamais on n'eût
imaginé, car elle découvrit le visage de doña Rodriguez, la duègne
de la maison; l'autre femme en deuil était sa fille, celle
qu'avait séduite le fils du riche laboureur. Ce fut une surprise
générale pour tous ceux qui connaissaient la duègne, et ses
maîtres s'étonnèrent plus que personne; car, bien qu'ils la
tinssent pour une cervelle de bonne pâte, ils ne la croyaient pas
niaise à ce point qu'elle fît des folies.

Finalement, doña Rodriguez, se tournant vers le duc et la
duchesse, leur dit humblement:

«Que Vos Excellences veuillent bien m'accorder la permission
d'entretenir un peu ce chevalier, parce qu'il en est besoin pour
que je sorte heureusement de la méchante affaire où m'a mise la
hardiesse d'un vilain malintentionné.»

Le duc répondit qu'il la lui donnait, et qu'elle pouvait
entretenir le seigneur don Quichotte sur tout ce qui lui ferait
plaisir. Elle alors, dirigeant sa voix et ses regards sur don
Quichotte, ajouta:

«Il y a déjà plusieurs jours, valeureux chevalier, que je vous ai
rendu compte du grief et de la perfidie dont un méchant paysan
s'est rendu coupable envers ma très-chère et bien-aimée fille,
l'infortunée qui est ici présente. Vous m'avez promis de prendre
sa cause en main, et de redresser le tort qu'on lui a fait.
Maintenant, il vient d'arriver à ma connaissance que vous voulez
partir de ce château, en quête des aventures qu'il plaira à Dieu
de vous envoyer. Aussi voudrais-je qu'avant de vous échapper à
travers ces chemins, vous portassiez un défi à ce rustre indompté,
et que vous le fissiez épouser ma fille en accomplissement de la
parole qu'il lui a donnée d'être son mari avant d'abuser d'elle.
Penser, en effet, que le duc, mon seigneur, me rendra justice,
c'est demander des poires à l'ormeau, à cause de la circonstance
que j'ai déjà confiée à Votre Grâce en toute sincérité. Sur cela,
que Notre-Seigneur donne à Votre Grâce une excellente santé, et
qu'il ne nous abandonne point, ma fille et moi.»

À ces propos, don Quichotte répondit avec beaucoup de gravité et
d'emphase:

«Bonne duègne, modérez vos larmes, ou, pour mieux dire, séchez-
les, et épargnez la dépense de vos soupirs. Je prends à ma charge
la réparation due à votre fille, qui aurait mieux fait de ne pas
être si facile à croire les promesses d'amoureux, lesquelles sont
d'habitude très-légères à faire et très-lourdes à tenir. Ainsi
donc, avec la licence du duc, mon seigneur, je vais me mettre sur-
le-champ en quête de ce garçon dénaturé; je le trouverai, je le
défierai et je le tuerai toute et chaque fois qu'il refusera
d'accomplir sa parole; car la première affaire de ma profession,
c'est de pardonner aux humbles et de châtier les superbes, je veux
dire de secourir les misérables et d'abattre les persécuteurs.

-- Il n'est pas besoin, répondit le duc, que Votre Grâce se donne
la peine de chercher le rustre dont se plaint cette bonne duègne,
et il n'est pas besoin davantage que Votre Grâce me demande
permission de lui porter défi. Je le donne et le tiens pour défié,
et je prends à ma charge de lui faire connaître ce défi et de le
lui faire accepter, pour qu'il vienne y répondre lui-même dans ce
château, où je donnerai à tous deux le champ libre et sûr, gardant
toutes les conditions qui, en de tels actes, doivent se garder, et
gardant aussi à chacun sa justice, comme y sont obligés tous les
princes qui donnent le champ clos aux combattants, dans les
limites de leurs seigneuries.

-- Avec ce sauf-conduit et la permission de Votre Grandeur,
répliqua don Quichotte, je dis dès maintenant que, pour cette
fois, je renonce aux privilèges de ma noblesse, que je m'abaisse
et me nivelle à la roture de l'offenseur, que je me fais son égal
et le rends apte à combattre contre moi. Ainsi donc, quoique
absent, je le défie et l'appelle, en raison de ce qu'il a mal fait
de tromper cette pauvre fille, qui fut fille, et ne l'est plus par
sa faute, et pour qu'il tienne la parole qu'il lui a donnée d'être
son légitime époux, ou qu'il meure dans le combat.»

Aussitôt, tirant un gant de l'une de ses mains, il le jeta au
milieu de la salle; le duc le releva, en répétant qu'il acceptait
ce défi au nom de son vassal, et qu'il assignait, pour époque du
combat, le sixième jour; pour champ clos, la plate-forme du
château; et pour armes, celles ordinaires aux chevaliers, la
lance, l'écu, le harnais à cotte de mailles, avec toutes les
autres pièces de l'armure, dûment examinées par les juges du camp,
sans fraude, supercherie ni talisman d'aucun genre.

«Mais avant toutes choses, ajouta-t-il, il faut que cette bonne
duègne et cette mauvaise demoiselle remettent le droit de leur
cause entre les mains du seigneur don Quichotte; autrement rien ne
pourra se faire, et ce défi sera non avenu.

-- Moi, je le remets, répondit la duègne.

-- Et moi aussi», ajouta la fille, tout éplorée, toute honteuse et
perdant contenance.

Ces déclarations reçues en bonne forme, tandis que le duc rêvait à
ce qu'il fallait faire pour un cas pareil, les deux plaignantes en
deuil se retirèrent. La duchesse ordonna qu'on ne les traitât plus
comme servantes, mais comme des dames aventurières qui étaient
venues chez elle demander justice. Aussi leur donna-t-on un
appartement à part, et les servit-on comme des étrangères, à la
grande surprise des autres femmes, qui ne savaient où irait
aboutir l'extravagance impudente de doña Rodriguez et de sa
malavisée de fille.

On en était là quand, pour achever d'égayer la fête et de donner
un bon dessert au dîner, entre tout à coup dans la salle le page
qui avait porté les lettres et les présents à Thérèse Panza, femme
du gouverneur Sancho Panza. Son arrivée réjouit extrêmement le duc
et la duchesse, empressés de savoir ce qui lui était arrivé dans
son voyage. Ils le questionnèrent aussitôt; mais le page répondit
qu'il ne pouvait s'expliquer devant tant de monde, ni en peu de
paroles; que Leurs Excellences voulussent donc bien remettre la
chose à un entretien particulier, et qu'en attendant elles se
divertissent avec ces lettres qu'il leur apportait. Puis, tirant
deux lettres de son sein, il les remit aux mains de la duchesse.
L'une portait une adresse ainsi conçue: «Lettre pour madame la
duchesse une telle, de je ne sais où» et l'autre: «À mon mari
Sancho Panza, gouverneur de l'île Barataria, à qui Dieu donne plus
d'années qu'à moi.»

Impatiente de lire sa lettre, la duchesse l'ouvrit aussitôt, la
parcourut d'abord seule; puis, voyant qu'elle pouvait la lire à
haute voix, pour que le duc et les assistants l'entendissent, elle
lut ce qui suit:

_Lettre de Thérèse Panza à la duchesse_

«J'ai reçu bien de la joie, ma chère dame, de la lettre que Votre
Grandeur m'a écrite; car, en vérité, il y a longtemps que je la
désirais. Le collier de corail est bel et bon, et l'habit de
chasse de mon mari ne s'en laisse pas revendre. De ce que Votre
Seigneurie ait fait gouverneur Sancho, mon consort, tout ce
village s'en est fort réjoui, bien que personne ne veuille le
croire, principalement le curé, et maître Nicolas, le barbier, et
Samson Carrasco, le bachelier. Mais cela ne me fait rien du tout;
car, pourvu qu'il en soit ainsi, comme cela est, que chacun dise
ce qui lui plaira. Pourtant, s'il faut dire vrai, sans l'arrivée
du corail et de l'habit, je ne l'aurais pas cru davantage, car
tous les gens du pays tiennent mon mari pour une grosse bête, et
ne peuvent imaginer, si on l'ôte de gouverner un troupeau de
chèvres, pour quelle espèce de gouvernement il peut être bon. Que
Dieu l'assiste et le dirige comme il voit que ses enfants en ont
besoin. Quant à moi, chère dame de mon âme, je suis bien résolue,
avec la permission de Votre Grâce, à mettre, comme on dit, le
bonheur dans ma maison, en m'en allant à la cour m'étendre dans un
carrosse pour crever les yeux à mille envieux que j'ai déjà. Je
supplie donc Votre Excellence de recommander à mon mari qu'il me
fasse quelque petit envoi d'argent, et que ce soit un peu plus que
rien; car à la cour, les dépenses sont grandes. Le pain y vaut un
réal, et la viande trente maravédis la livre, que c'est une
horreur. Si par hasard il ne veut pas que j'y aille, qu'il se
dépêche de m'en aviser, car les pieds me démangent déjà pour me
mettre en route. Mes amies et mes voisines me disent que, si moi
et ma fille allons à la cour, parées et pompeuses, mon mari finira
par être plus connu par moi, que moi par lui. Car enfin bien des
gens demanderont: «Qui sont les dames de ce carrosse?» et l'un de
mes laquais répondra: «Ce sont la femme et la fille de Sancho
Panza, gouverneur de l'île Barataria.» De cette manière Sancho
sera connu, et moi je serai prônée, et à Rome pour tout.[271] Je
suis fâchée, autant que je puisse l'être, de ce que cette année on
n'a pas récolté de glands dans le pays. Cependant j'en envoie à
Votre Altesse jusqu'à un demi-boisseau, que j'ai été cueillir et
choisir moi-même au bois, un à un. Je n'en ai pas trouvé de plus
gros, et je voudrais qu'ils fussent comme des oeufs d'autruche.

«Que Votre Splendeur n'oublie pas de m'écrire; j'aurai soin de
vous faire la réponse, et de vous informer de ma santé ainsi que
de tout ce qui se passera dans ce village, où je reste à prier
Notre-Seigneur Dieu qu'il garde Votre Grandeur, et qu'il ne
m'oublie pas. Sancha, ma fille, et mon fils baisent les mains à
Votre Grâce.

«Celle qui a plus envie de voir Votre Seigneurie que de lui
écrire. Votre servante.

«THÉRÈSE PANZA.»

Ce fut pour tout le monde un grand plaisir que d'entendre la
lettre de Thérèse Panza, principalement pour le duc et la
duchesse; celle-ci prit l'avis de don Quichotte pour savoir si
l'on ne pourrait point ouvrir la lettre adressée au gouverneur,
s'imaginant qu'elle devait être parfaite. Don Quichotte répondit
que, pour faire plaisir à la compagnie, il l'ouvrirait lui-même;
ce qu'il fit en effet, et voici comment elle était conçue:

_Lettre de Thérèse Panza à Sancho Panza, son mari_

«J'ai reçu ta lettre, mon Sancho de mon âme, et je te jure, foi de
catholique chrétienne, qu'il ne s'en est pas fallu deux doigts que
je ne devinsse folle de joie. Vois-tu, père, quand je suis arrivée
à entendre lire que tu es gouverneur, j'ai failli tomber sur la
place morte du coup; car tu sais bien qu'on dit que la joie subite
tue comme la grande douleur. Pour Sanchica ta fille, elle a
mouillé son jupon sans le sentir, et de pur contentement. J'avais
devant moi l'habit que tu m'as envoyé, et au cou le collier de
corail que m'a envoyé madame la duchesse, et les lettres dans les
mains, et le messager là présent; et avec tout cela, je croyais et
pensais que tout ce que je voyais et touchais n'était qu'un songe;
car enfin, qui pouvait penser qu'un berger de chèvres serait
devenu gouverneur d'îles? Tu sais bien, ami, ce que disait ma
mère, qu'il fallait vivre beaucoup pour beaucoup voir. Je dis cela
parce que je pense voir encore plus si je vis plus longtemps; je
pense ne pas m'arrêter que je ne te voie fermier de la gabelle ou
de l'octroi; car ce sont des offices où, bien que le diable
emporte ceux qui s'y conduisent mal, à la fin des fins on touche
et on manie de l'argent. Madame la duchesse te fera part du désir
que j'ai d'aller à la cour. Réfléchis bien à cela, et fais-moi
part de ton bon plaisir; je tâcherai de t'y faire honneur, en me
promenant en carrosse.

«Le curé, le barbier, le bachelier, et même le sacristain, ne
veulent pas croire que tu sois gouverneur; ils disent que tout
cela n'est que tromperie, ou affaire d'enchantement, comme sont
toutes celles de ton maître don Quichotte.

«Samson dit encore qu'il ira te chercher pour t'ôter le
gouvernement de la tête et pour tirer à don Quichotte la folie du
cerveau. Moi, je ne fais que rire, et regarder mon collier de
corail, et prendre mesure de l'habit que je dois faire avec le
tien à notre fille. J'ai envoyé quelques glands à madame la
duchesse, et j'aurais voulu qu'ils fussent d'or. Envoie-moi, toi,
quelques colliers de perles, s'ils sont à la mode dans ton île.
Voici les nouvelles du village: La Barruéca a marié sa fille à un
peintre de méchante main, qui est venu dans ce pays pour peindre
ce qui se trouverait. Le conseil municipal l'a chargé de peindre
les armes de Sa Majesté sur la porte de la maison commune; il a
demandé deux ducats, qu'on lui a avancés, et il a travaillé huit
jours, au bout desquels il n'avait rien peint du tout; alors il a
dit qu'il ne pouvait venir à bout de peindre tant de brimborions.
Il a donc rendu l'argent, et, malgré cela, il s'est marié à titre
de bon ouvrier. Il est vrai qu'il a déjà laissé le pinceau pour
prendre la pioche, et qu'il va aux champs comme un gentilhomme. Le
fils de Pédro Lobo a reçu les premiers ordres et la tonsure, dans
l'intention de se faire prêtre. Minguilla l'a su, la petite-fille
de Mingo Silvato, et lui a intenté un procès, parce qu'il lui
avait donné parole de mariage. De mauvaises langues disent même
qu'elle est enceinte de ses oeuvres; mais il le nie à pieds
joints. Cette année les olives ont manqué, et l'on ne trouve pas
une goutte de vinaigre en tout le village. Une compagnie de
soldats est passée par ici; ils ont enlevé, chemin faisant, trois
filles du pays. Je ne veux pas te dire qui elles sont; peut-être
reviendront-elles, et il se trouvera des gens qui les prendront
pour femmes, avec leurs taches bonnes ou mauvaises. Sanchica fait
du réseau; elle gagne par jour huit maravédis, frais payés, et les
jette dans une tirelire pour amasser son trousseau; mais, à
présent qu'elle est fille d'un gouverneur, tu lui donneras sa dot,
sans qu'elle travaille à la faire. La fontaine de la place s'est
tarie, et le tonnerre est tombé sur la potence; qu'il en arrive
autant à toutes les autres. J'attends la réponse à cette lettre,
et la décision de mon départ pour la cour. Sur ce, que Dieu te
garde plus d'années que moi, ou du moins autant, car je ne
voudrais pas te laisser sans moi dans ce monde.

«Ta femme, THÉRÈSE PANZA.»

Les lettres furent trouvées dignes de louange, de rire, d'estime
et d'admiration. Pour mettre le sceau à la bonne humeur de
l'assemblée, arriva dans ce moment le courrier qui apportait la
lettre adressée par Sancho à don Quichotte, et qui fut aussi lue
publiquement; mais celle-ci fit mettre en doute la simplicité du
gouverneur. La duchesse se retira pour apprendre du page ce qui
lui était arrivé dans le village de Sancho, et le page lui conta
son aventure dans le plus grand détail, sans omettre aucune
circonstance. Il donna les glands à la duchesse, et, de plus, un
fromage que Thérèse avait ajouté au présent, comme étant si
délicat qu'il l'emportait même sur ceux de Tronchon. La duchesse
le reçut avec un extrême plaisir, et nous la laisserons dans cette
joie pour raconter quelle fin eut le gouvernement du grand Sancho
Panza, fleur et miroir de tous les gouverneurs insulaires.

Chapitre LIII

_De la terrible fin et fatigante conclusion qu'eut le
gouvernement de Sancho Panza_


Croire que, dans cette vie, les choses doivent toujours durer au
même état, c'est croire l'impossible. Au contraire, on dirait que
tout y va en rond, je veux dire à la ronde. Au printemps succède
l'été, à l'été l'automne, à l'automne l'hiver, et à l'hiver le
printemps; et le temps tourne ainsi sur cette roue perpétuelle. La
seule vie de l'homme court à sa fin, plus légère que le temps,
sans espoir de se renouveler, si ce n'est dans l'autre vie, qui
n'a point de bornes.

Voilà ce que dit Cid Hamet, philosophe mahométan; car enfin cette
question de la rapidité et de l'instabilité de la vie présente, et
de l'éternelle durée de la vie future, bien des gens, sans la
lumière de la foi, et par la seule lumière naturelle, l'ont fort
bien comprise. Mais, en cet endroit, notre auteur parle ainsi à
propos de la rapidité avec laquelle le gouvernement de Sancho se
consuma, se détruisit, s'anéantit, et s'en alla en ombre et en
fumée.

La septième nuit des jours de son gouvernement, Sancho était au
lit, rassasié, non pas de pain et de vin, mais de rendre des
sentences, de donner des avis, d'établir des statuts et de
promulguer des pragmatiques.

Au moment où le sommeil commençait, en dépit de la faim, à lui
fermer les paupières, il entendit tout à coup un si grand tapage
de cloches et de cris, qu'on aurait dit que toute l'île
s'écroulait.

Il se leva sur son séant, et se mit à écouter avec attention pour
voir s'il devinerait quelle pouvait être la cause d'un si grand
vacarme. Non-seulement il n'y comprit rien, mais bientôt, au bruit
des voix et des cloches, se joignit celui d'une infinité de
trompettes et de tambours. Plein de trouble et d'épouvante, il
sauta par terre, enfila des pantoufles à cause de l'humidité du
sol, et, sans mettre ni robe de chambre ni rien qui y ressemblât,
il accourut à la porte de son appartement.

Au même instant il vit venir par les corridors plus de vingt
personnes tenant à la main des torches allumées et des épées nues,
qui disaient toutes à grands cris:

«Aux armes, aux armes, seigneur gouverneur! aux armes! une
infinité d'ennemis ont pénétré dans l'île, et nous sommes perdus
si votre adresse et votre valeur ne nous portent secours.»

Ce fut avec ce tapage et cette furie qu'ils arrivèrent où était
Sancho, plus mort que vif de ce qu'il voyait et entendait. Quand
ils furent proches, l'un d'eux lui dit:

«Que Votre Seigneurie s'arme vite, si elle ne veut se perdre, et
perdre l'île entière.

-- Qu'ai-je à faire de m'armer? répondit Sancho; et qu'est-ce que
j'entends en fait d'armes et de secours? Il vaut bien mieux
laisser ces choses à mon maître don Quichotte, qui les dépêchera
en deux tours de main, et nous tirera d'affaire. Mais moi, pécheur
à Dieu, je n'entends rien à ces presses-là.

-- Holà! seigneur gouverneur, s'écria un autre, quelle froideur
est-ce là? Armez-vous bien vite, puisque nous vous apportons des
armes offensives et défensives, et paraissez sur la place, et
soyez notre guide et notre capitaine, puisqu'il vous appartient de
l'être, étant notre gouverneur.

-- Eh bien! qu'on m'arme donc, et à la bonne heure», répliqua
Sancho.

Aussitôt on apporta deux pavois, ou grands boucliers, dont ces
gens étaient pourvus, et on lui attacha sur sa chemise, sans lui
laisser prendre aucun autre vêtement, un pavois devant et l'autre
derrière. On lui fit passer les bras par des ouvertures qui
avaient été pratiquées, et on le lia vigoureusement avec des
cordes, de façon qu'il resta claquemuré entre deux planches, droit
comme un fuseau, sans pouvoir plier les genoux ni se mouvoir d'un
pas. On lui mit dans les mains une lance, sur laquelle il s'appuya
pour pouvoir se tenir debout.

Quand il fut arrangé de la sorte, on lui dit de marcher devant,
pour guider et animer tout le monde, et que, tant qu'on l'aurait
pour boussole, pour étoile et pour lanterne, les affaires iraient
à bonne fin.

«Comment diable puis-je marcher, malheureux que je suis, répondit
Sancho, si je ne peux seulement jouer des rotules, empêtré par ces
planches qui sont si bien cousues à mes chairs? Ce qu'il faut
faire, c'est de m'emporter à bras, et de me placer de travers ou
debout à quelque poterne; je la garderai avec cette lance ou avec
mon corps.

-- Allons donc, seigneur gouverneur, dit un autre, c'est plus la
peur que les planches qui vous empêche de marcher. Remuez-vous et
finissez-en, car il est tard; les ennemis grossissent, les cris
s'augmentent et le péril s'accroît.»

À ces exhortations et à ces reproches, le pauvre gouverneur essaya
de remuer; mais ce fut pour faire une si lourde chute tout de son
long, qu'il crut être mis en morceaux. Il resta comme une tortue
enfermée dans ses écailles, ou comme un quartier de lard entre
deux huches, ou bien encore comme une barque échouée sur le sable.
Pour l'avoir vu ainsi tombé, cette engeance moqueuse n'en eut pas
plus de compassion; au contraire, éteignant leurs torches, ils se
mirent à crier de plus belle, à appeler aux armes, à passer et
repasser sur le pauvre Sancho, en frappant les pavois d'une
multitude de coups d'épée, si bien que, s'il ne se fût roulé et
ramassé jusqu'à mettre aussi la tête entre les pavois, c'en était
fait du déplorable gouverneur, lequel, refoulé dans cette étroite
prison, suait sang et eau, et priait Dieu du fond de son âme de le
tirer d'un tel péril. Les uns trébuchaient sur lui, d'autres
tombaient; enfin, il s'en trouva un qui lui monta sur le dos, s'y
installa quelque temps; et de là, comme du haut d'une éminence, il
commandait les armées, et disait à grands cris:

«Par ici, les nôtres; l'ennemi charge de ce côté; qu'on garde
cette brèche; qu'on ferme cette porte; qu'on barricade ces
escaliers; qu'on apporte des pots de goudron, de la résine, de la
poix, des chaudières d'huile bouillante; qu'on gabionne les rues
avec des matelas.»

Enfin, il nommait coup sur coup tous les instruments et machines
de guerre avec lesquels on a coutume de défendre une ville contre
l'assaut. Quant au pauvre Sancho, qui, moulu sous les pieds,
entendait et souffrait tout cela, il disait entre ses dents:

«Oh! si le Seigneur voulait donc permettre qu'on achevât de
prendre cette île, et que je me visse ou mort ou délivré de cette
grande angoisse!»

Le ciel accueillit sa prière; et, quand il l'espérait le moins, il
entendit des voix qui criaient:

«Victoire, victoire! les ennemis battent en retraite. Allons,
seigneur gouverneur, levez-vous; venez jouir du triomphe et
répartir les dépouilles conquises sur l'ennemi par la valeur de
cet invincible bras.

-- Qu'on me lève», dit d'une voix défaillante le dolent Sancho. On
l'aida à se relever, et, dès qu'il fut debout, il dit:

«L'ennemi que j'ai vaincu, je consens qu'on me le cloue sur le
front. Je ne veux pas répartir des dépouilles d'ennemis, mais
seulement prier et supplier quelque ami, si par hasard il m'en
reste, de me donner un doigt de vin, car je suis desséché, et de
m'essuyer cette sueur, car je fonds en eau.»

On l'essuya, on lui apporta du vin, on détacha les pavois; il
s'assit sur son lit, et s'évanouit aussitôt de la peur des alarmes
et des souffrances qu'il avait endurées.

Déjà les mystificateurs commençaient à regretter d'avoir poussé le
jeu si loin; mais Sancho, en revenant à lui, calma la peine que
leur avait donnée sa pâmoison. Il demanda l'heure qu'il était; on
lui répondit que le jour commençait à poindre. Il se tut; et, sans
dire un mot de plus, il commença à s'habiller, toujours gardant le
silence.

Les assistants le regardaient faire, attendant où aboutirait cet
empressement qu'il mettait à s'habiller. Il acheva enfin de se
vêtir; et peu à peu (car il était trop moulu pour aller beaucoup à
beaucoup) il gagna l'écurie, où le suivirent tous ceux qui se
trouvaient là. Il s'approcha du grison, le prit dans ses bras, lui
donna un baiser de paix sur le front, et lui dit, les yeux
mouillés de larmes:

«Venez ici, mon compagnon, mon ami, vous qui m'aidez à supporter
mes travaux et mes misères. Quand je vivais avec vous en bonne
intelligence, quand je n'avais d'autres soucis que ceux de
raccommoder vos harnais et de donner de la subsistance à votre
gentil petit corps, heureux étaient mes heures, mes jours et mes
années. Mais, depuis que je vous ai laissé, depuis que je me suis
élevé sur les tours de l'ambition et de l'orgueil, il m'est entré
dans l'âme mille misères, mille souffrances, et quatre mille
inquiétudes.»

Tout en lui tenant ces propos, Sancho bâtait et bridait son âne,
sans que personne lui dît un seul mot. Le grison bâté, il monta à
grand'peine sur son dos, et, adressant alors la parole au
majordome, au secrétaire, au maître d'hôtel, à Pédro Récio le
docteur, et à une foule d'autres qui se trouvaient présents, il
leur dit:

«Faites place, mes seigneurs, et laissez-moi retourner à mon
ancienne liberté; laissez-moi reprendre la vie passée, pour me
ressusciter de cette mort présente. Je ne suis pas né pour être
gouverneur, ni pour défendre des îles ou des villes contre les
ennemis qui veulent les attaquer. Je m'entends mieux à manier la
pioche, à mener la charrue, à tailler la vigne, qu'à donner des
lois ou à défendre des provinces et des royaumes. La place de
saint Pierre est à Rome; je veux dire que chacun est à sa place
quand il fait le métier pour lequel il est né. Une faucille me va
mieux à la main qu'un sceptre de gouverneur. J'aime mieux me
rassasier de soupe à l'oignon que d'être soumis à la vilenie d'un
impertinent médecin qui me fait mourir de faim; j'aime mieux me
coucher à l'ombre d'un chêne dans l'été, et me couvrir d'une
houppelande à poils dans l'hiver, en gardant ma liberté, que de me
coucher avec les embarras du gouvernement entre des draps de toile
de Hollande, et de m'habiller de martres zibelines. Je souhaite le
bonsoir à Vos Grâces, et vous prie de dire au duc, mon seigneur,
que nu je suis né, nu je me trouve; je ne perds ni ne gagne; je
veux dire que sans une obole je suis entré dans ce gouvernement,
et que j'en sors sans une obole, bien au rebours de ce que font
d'habitude les gouverneurs d'autres îles. Écartez-vous, et
laissez-moi passer; je vais aller me graisser les côtes, car je
crois que je les ai rompues, grâce aux ennemis qui se sont
promenés cette nuit sur mon estomac.

-- N'en faites rien, seigneur gouverneur, s'écria le docteur
Récio. Je donnerai à Votre Grâce un breuvage contre les chutes et
les meurtrissures, qui vous rendra sur-le-champ votre santé et
votre vigueur passées. Quant à vos repas, je promets à Votre Grâce
de m'amender, et de vous laisser manger abondamment de tout ce qui
vous fera plaisir.

-- Tu piaules trop tard[272], répondit Sancho; je resterai comme je
me ferai Turc. Nenni, ce ne sont pas des tours à recommencer deux
fois. Ah! pardieu, j'ai envie de garder ce gouvernement ou d'en
accepter un autre, me l'offrît-on entre deux plats, comme de voler
au ciel sans ailes. Je suis de la famille des Panza, qui sont tous
entêtés en diable; et quand une fois ils disent non, non ce doit
être en dépit du monde entier[273]. Je laisse dans cette écurie les
ailes de la fourmi qui m'ont enlevé en l'air pour me faire manger
aux oiseaux[274]. Redescendons par terre, pour y marcher à pied
posé; et si nous ne chaussons des souliers de maroquin piqué, nous
ne manquerons pas de sandales de corde[275]. Chaque brebis avec sa
pareille, et que personne n'étende la jambe plus que le drap du
lit n'est long, et qu'on me laisse passer, car il se fait tard.»

Le majordome reprit alors:

«Seigneur gouverneur, nous laisserions bien volontiers partir
Votre Grâce, quoiqu'il nous soit très-pénible de vous perdre, car
votre esprit et votre conduite toute chrétienne nous obligent à
vous regretter; mais personne n'ignore que tout gouverneur est
tenu, avant de quitter l'endroit où il a gouverné, à faire d'abord
résidence.[276] Que Votre Grâce rende compte des dix jours passés
depuis qu'elle a le gouvernement, et qu'elle s'en aille ensuite
avec la paix de Dieu.

-- Personne ne peut me demander ce compte, répondit Sancho, à
moins que le duc, mon seigneur, ne l'ordonne. Je vais lui faire
visite, et lui rendrai mes comptes, rubis sur l'ongle. D'ailleurs,
puisque je sors de ce gouvernement tout nu, il n'est pas besoin
d'autre preuve pour justifier que j'ai gouverné comme un ange.

-- Pardieu, le grand Sancho a raison, s'écria le docteur Récio, et
je suis d'avis que nous le laissions aller, car le duc sera
enchanté de le revoir.»

Tous les autres tombèrent d'accord, et le laissèrent partir, après
avoir offert de lui tenir compagnie, et de le pourvoir de tout ce
qu'il pourrait désirer pour les aises de sa personne et la
commodité de son voyage. Sancho répondit qu'il ne voulait qu'un
peu d'orge pour le grison, et un demi-fromage avec un demi-pain
pour lui; que, le chemin étant si court, il ne lui fallait ni plus
amples ni meilleures provisions. Tous l'embrassèrent, et lui les
embrassa tous en pleurant, et les laissa aussi émerveillés de ses
propos que de sa résolution si énergique et si discrète.

Chapitre LIV

_Qui traite de choses relatives à cette histoire, et non à nulle
autre_


Le duc et la duchesse résolurent de donner suite au défi qu'avait
porté don Quichotte à leur vassal pour le motif précédemment
rapporté; et comme le jeune homme était en Flandre, où il s'était
enfui plutôt que d'avoir doña Rodriguez pour belle-mère, ils
imaginèrent de mettre à sa place un laquais gascon, appelé
Tosilos, en l'instruisant bien à l'avance de tout ce qu'il aurait
à faire. Au bout de deux jours, le duc dit à don Quichotte que,
dans quatre jours, son adversaire viendrait se présenter en champ
clos, armé de toutes pièces, et soutenir que la demoiselle mentait
par la moitié de sa barbe entière, si elle persistait à prétendre
qu'il lui eût donné parole de mariage. Don Quichotte reçut ces
nouvelles avec un plaisir infini, et, se promettant de faire
merveilles en cette affaire, il regarda comme un grand bonheur
qu'il s'offrît une telle occasion de montrer aux seigneurs ses
hôtes jusqu'où s'étendait la valeur de son bras formidable. Aussi
attendait-il, plein de joie et de ravissement, la fin des quatre
jours, qui semblaient, au gré de son désir, durer quatre cents
siècles. Mais laissons-les passer, comme nous avons laissé passer
bien d'autres choses, et revenons tenir compagnie à Sancho, qui,
moitié joyeux, moitié triste, cheminait sur son âne, venant
chercher son maître, dont il aimait mieux retrouver la compagnie
que d'être gouverneur de toutes les îles du monde.

Or, il arriva qu'avant de s'être beaucoup éloigné de l'île de son
gouvernement, car jamais il ne se mit à vérifier si c'était une
île, une ville, un bourg ou un village qu'il avait gouverné, il
vit venir sur le chemin qu'il suivait six pèlerins avec leurs
bourdons, de ces étrangers qui demandent l'aumône en chantant.
Arrivés auprès de lui, ces pèlerins se rangèrent sur deux files,
et se mirent à chanter en leur jargon, ce que Sancho ne pouvait
comprendre; seulement il leur entendit prononcer distinctement le
mot _aumône, _d'où il conclut que c'était l'aumône qu'ils
demandaient en leur chanson; et comme, à ce que dit Cid Hamet, il
était essentiellement charitable, il tira de son bissac le demi-
pain et le demi-fromage dont il s'était pourvu, et leur en fit
cadeau en leur disant par signes qu'il n'avait pas autre chose à
leur donner. Les étrangers reçurent cette charité de bien bon
coeur, et ajoutèrent aussitôt: _Quelt, guelt_[277]_!_

-- Je n'entends pas ce que vous me demandez, braves gens»,
répondit Sancho.

Alors l'un d'eux tira une bourse de son sein et la montra à
Sancho, pour lui faire entendre que c'était de l'argent qu'ils lui
demandaient. Mais Sancho se mettant le pouce contre la gorge, et
étendant les doigts de la main, leur fit comprendre qu'il n'avait
pas dans ses poches trace de monnaie; puis, piquant le grison, il
passa au milieu d'eux. Mais, au passage, l'un de ces étrangers,
l'ayant regardé avec attention, se jeta au-devant de lui, le prit
dans ses bras par la ceinture, et s'écria d'une voix haute, en bon
castillan:

«Miséricorde! qu'est-ce que je vois là? est-il possible que j'aie
dans mes bras mon cher ami, mon bon voisin Sancho Panza? Oui,
c'est bien lui, sans aucun doute, car je ne dors pas et ne suis
pas ivre à présent.»

Sancho fut fort surpris de s'entendre appeler par son nom, et de
se voir embrasser de la sorte par le pèlerin étranger. Il le
regarda longtemps sans dire un mot, et fort attentivement, mais ne
put venir à bout de le reconnaître. Le pèlerin voyant son
embarras:

«Comment est-ce possible, frère Sancho Panza, lui dit-il, que tu
ne reconnaisses pas ton voisin Ricote le Morisque, mercier de ton
village?»

Alors Sancho, l'examinant avec plus d'attention, commença à
retrouver ses traits, et finalement vint à le reconnaître tout à
fait. Sans descendre de son âne, il lui jeta les bras au cou et
lui dit:

«Qui diable pourrait te reconnaître, Ricote, dans cet habit de
mascarade que tu portes? Dis-moi un peu: qui t'a mis à la
française, et comment oses-tu rentrer en Espagne, où, si tu es
pris et reconnu, tu auras à passer un mauvais quart d'heure?

-- Si tu ne me découvres pas, Sancho, répondit le pèlerin, je suis
sûr que personne ne me reconnaîtra sous ce costume; mais quittons
le chemin pour gagner ce petit bois qu'on voit d'ici, où mes
compagnons veulent dîner et faire la sieste. Tu y dîneras avec
eux, car ce sont de bonnes gens, et j'aurai le temps de te conter
ce qui m'est arrivé depuis mon départ de notre village, pour obéir
à l'édit de Sa Majesté, qui menaçait, comme tu l'as su, avec tant
de sévérité les malheureux restes de ma nation.[278]«

Sancho y consentit, et Ricote ayant parlé aux autres pèlerins ils
gagnèrent tous le bois qui était en vue, s'éloignant ainsi de la
grand'route. Là ils jetèrent leurs bourdons, ôtèrent leurs
pèlerines, et restèrent en justaucorps. Ils étaient tous jeunes et
de bonne mine, hormis Ricote qui était un homme avancé en âge.
Tous portaient des besaces, et toutes fort bien pourvues, du moins
de choses excitantes et qui appellent la soif de deux lieues. Ils
s'étendirent par terre, et faisant de l'herbe une nappe, ils y
étalèrent du pain, du sel, des couteaux, des noix, des bribes de
fromage, et des os de jambon qui, s'ils se défendaient contre les
dents, se laissaient du moins sucer. Ils posèrent aussi sur la
table un ragoût noirâtre qu'ils appellent _cabial, _et qui se fait
avec des oeufs de poissons[279], grands provocateurs de visites à la
bouteille. Les olives ne manquaient pas non plus, sèches, à la
vérité, et sans nul assaisonnement, mais savoureuses et bonnes à
occuper les moments perdus.

Mais ce qui brillait avec le plus d'éclat au milieu des
somptuosités de ce banquet, c'étaient six outres de vin, car
chacun tira la sienne de son bissac; et le bon Ricote lui-même,
qui s'était transformé de Morisque en Allemand, apporta son outre,
qui pouvait le disputer aux cinq autres en grosseur. Ils
commencèrent à manger de grand appétit, mais fort lentement,
savourant chaque bouchée qu'ils prenaient d'une chose et de
l'autre avec la pointe du couteau. Bientôt après, ils levèrent
tous ensemble les bras et les outres en l'air; puis, la bouche
fixée au goulot, et les yeux cloués au ciel, de telle sorte qu'on
eût dit qu'ils y prenaient leur point de mire, et secouant la tête
de côté et d'autre, comme pour indiquer le plaisir qu'ils
prenaient à cette besogne, ils restèrent un bon espace de temps à
transvaser les entrailles des peaux de bouc dans leur estomac.
Sancho regardait tout cela, et ne s'affligeait de rien. Au
contraire, pour accomplir le proverbe qu'il connaissait bien:
_Quand à Rome tu seras, fais ce que tu verras, _il demanda l'outre
à Ricote, et prit sa visée comme les autres, sans y trouver moins
de plaisir qu'eux. Quatre fois les outres se laissèrent caresser;
mais la cinquième, ce ne fut pas possible, car elles étaient plus
plates et plus sèches que du jonc, chose qui fit faire la moue à
la gaieté qu'ils avaient jusque-là montrée. De temps en temps
quelqu'un joignait sa main droite avec celle de Sancho, et disait:
_Espagnoli y Tudesqui, tuto uno bon compagno. _Et Sancho
répondait: _Bon compagno, jura Di_. Puis il partait d'un éclat de
rire qui lui durait une heure, sans rien se rappeler alors de ce
qui lui était arrivé dans son gouvernement; car, sur le temps où
l'on mange et où l'on boit, les soucis n'étendent pas d'ordinaire
leur juridiction. Finalement, la fin du vin fut le commencement
d'un sommeil qui s'empara d'eux tous, et ils tombèrent endormis
sur la table même et sur la nappe. Ricote et Sancho restaient
seuls éveillés, parce qu'ils avaient moins bu et mangé davantage.
Ils s'écartèrent un peu, s'assirent au pied d'un hêtre, laissant
les pèlerins ensevelis dans un doux sommeil; et Ricote, sans faire
un faux pas en sa langue morisque, mais au contraire en bon
castillan, lui parla de la sorte:

«Tu sais fort bien, ô Sancho Panza, mon voisin et ami, quel
effroi, quelle terreur jeta parmi nous l'édit que fit publier Sa
Majesté contre les gens de ma nation. Moi, du moins, j'eus une
telle frayeur, qu'il me parut qu'avant le temps qu'on nous
accordait pour sortir d'Espagne, la peine s'exécutait déjà dans
toute sa rigueur sur ma personne et sur celle de mes enfants. Je
résolus donc avec prudence, à mon avis, comme celui qui, sachant
qu'on doit le congédier de la maison où il demeure, se pourvoit à
l'avance d'une autre maison pour s'y transporter; je résolus, dis-
je, de quitter le pays, seul et sans ma famille, et d'aller
chercher un endroit où la conduire ensuite avec commodité, et sans
la précipitation avec laquelle les autres furent obligés de
partir. En effet, je reconnus sur-le-champ, et tous nos anciens le
reconnurent aussi, que ces décrets n'étaient pas de simples
menaces, comme le pensaient quelques-uns, mais de véritables lois
qui seraient exécutées au temps fixé. Ce qui m'obligeait à croire
cela vrai, c'est que j'étais instruit des extravagants et
coupables desseins que nourrissaient les nôtres, desseins tels, en
effet, qu'il me sembla que ce fut une inspiration divine qui
poussa Sa Majesté à prendre une si énergique résolution. Ce n'est
pas que nous fussions tous coupables, car il y avait parmi nous de
sincères et véritables chrétiens; mais ils étaient si peu nombreux
qu'ils ne pouvaient s'opposer à ceux qui ne partageaient pas leur
croyance, et c'était couver le serpent dans son sein que de garder
ainsi tant d'ennemis au coeur de l'État. Finalement, nous fûmes
punis avec juste raison de la peine du bannissement, peine douce
et légère aux yeux de quelques personnes, mais aux nôtres la plus
terrible qu'on pût nous infliger. Où que nous soyons, nous
pleurons l'Espagne; car enfin nous y sommes nés, et c'est notre
patrie naturelle. Nulle part nous ne trouvons l'accueil que
souhaite notre infortune; en Berbérie, et dans toutes les parties
de l'Afrique, où nous espérions être reçus, accueillis, traités
comme des frères, c'est là qu'on nous insulte et qu'on nous
maltraite le plus. Hélas! nous n'avons connu le bien qu'après
l'avoir perdu, et nous avons presque tous un tel désir de revoir
l'Espagne, que la plupart de ceux en grand nombre qui savent comme
moi la langue, reviennent en ce pays, laissant à l'abandon leurs
femmes et leurs enfants, tant est grand l'amour qu'ils lui
portent! À présent, je reconnais par expérience ce qu'on a coutume
de dire, que rien n'est doux comme l'amour de la patrie. Je
quittai, comme je t'ai dit, notre village; j'entrai en France, et,
bien qu'on nous y fît bon accueil, je voulus tout voir avant de me
décider. Je passai en Italie, puis en Allemagne, et c'est là qu'il
me parut qu'on pouvait vivre le plus librement. Les habitants n'y
regardent pas à beaucoup de délicatesses; chacun vit comme il lui
plaît, et, dans la plus grande partie de cette contrée, on jouit
de la liberté de conscience. J'arrêtai une maison dans un village
près d'Augsbourg, puis je me remis à ces pèlerins, qui ont coutume
de venir en grand nombre chaque année visiter les sanctuaires de
l'Espagne, qu'ils regardent comme leurs Grandes-Indes, tant ils
sont sûrs d'y faire leur profit. Ils la parcourent presque tout
entière, et il n'y a pas un village d'où ils ne sortent, comme on
dit, repus de boire et de manger, et avec un réal pour le moins en
argent. Au bout du voyage, ils s'en retournent avec une centaine
d'écus de reste, qui, changés en or, et cachés, soit dans le creux
de leurs bourdons, soit dans les pièces de leurs pèlerines, soit
de toute autre manière, sortent du royaume et passent à leurs
pays, malgré les gardiens des ports et des passages où ils sont
visités[280]. Maintenant, Sancho, mon intention est d'aller retirer
le trésor que j'ai laissé enfoui dans la terre, ce que je pourrai
faire sans danger, puisqu'il est hors du village, et d'écrire à ma
fille et à ma femme, ou bien d'aller les rejoindre de Valence à
Alger, où je sais qu'elles sont; puis, de trouver moyen de les
ramener à quelque port de France, pour les conduire de là en
Allemagne, où nous attendrons ce que Dieu veut faire de nous; car
enfin, Sancho, j'ai la certitude que Ricota, ma fille, et
Francisca Ricota, ma femme, sont chrétiennes catholiques. Bien que
je ne le sois pas autant, je suis cependant plus chrétien que
More, et je prie Dieu chaque jour pour qu'il m'ouvre les yeux de
l'intelligence et me fasse connaître comment je dois le servir. Ce
qui m'étonne et ce que je ne comprends pas, c'est que ma femme et
ma fille aient été plutôt en Berbérie qu'en France, où elles
auraient pu vivre en chrétiennes.

-- Écoute, ami Ricote, répondit Sancho, elles n'en eurent sans
doute pas le choix, car c'est Juan Tiopeyo, le frère de ta femme,
qui les a emmenées; et, comme c'est un More fieffé, il a gagné le
meilleur gîte. Il faut encore que je te dise autre chose; c'est
que je crois que tu vas en vain chercher ce que tu as mis dans la
terre, car nous avons eu connaissance qu'on avait enlevé à ton
beau-frère et à ta femme bien des perles et bien de l'argent en or
qu'ils emportaient pour la visite.

-- Cela peut être, répéta Ricote; mais je sais bien, Sancho, qu'on
n'a pas touché à ma cachette, car je n'ai découvert à personne où
elle était, crainte de quelque malheur. Ainsi donc, Sancho, si tu
veux venir avec moi et m'aider à retirer et à cacher mon trésor,
je te donnerai deux cents écus, avec lesquels tu pourras subvenir
à tes besoins, car tu sais que je n'ignore pas que tu en as de
plus d'un genre.

-- Je le ferais volontiers, répondit Sancho, mais je ne suis
nullement avaricieux; autrement, je n'aurais pas, ce matin même,
laissé échapper de mes mains une place où j'aurais pu garnir d'or
les murailles de ma maison, et manger avant six mois dans des
plats d'argent. Pour cette raison, et parce qu'il semble que je
ferais une trahison contre mon roi en favorisant ses ennemis, je
n'irais pas avec toi, quand même, au lieu de me promettre deux
cents écus, tu m'en donnerais quatre cents ici, argent comptant.

-- Et quelle est cette place que tu as laissée, Sancho? demanda
Ricote.

-- J'ai laissé la place de gouverneur d'une île, répondit Sancho,
et telle, qu'en bonne foi de Dieu on n'en trouverait pas une autre
comme celle-là à trois lieues à la ronde.

-- Mais où est cette île? demanda Ricote.

-- Où? répliqua Sancho; à deux lieues d'ici; elle s'appelle l'île
Barataria.

-- Tais-toi, Sancho, reprit Ricote; les îles sont là-bas dans la
mer, et il n'y a point d'îles en terre ferme.

-- Comment non? repartit Sancho; je te dis, ami Ricote, que j'en
suis parti ce matin, et qu'hier j'y gouvernais tout à mon aise
comme un sagittaire. Mais cependant je l'ai laissée, parce que
j'ai trouvé que c'était un office périlleux que celui de
gouverneur.

-- Et qu'as-tu gagné dans ce gouvernement? demanda Ricote.

-- J'ai gagné, répondit Sancho, d'avoir connu que je n'étais pas
bon pour gouverner, si ce n'est une bergerie, et que les richesses
qu'on gagne dans ces gouvernements se gagnent aux dépens du repos,
du sommeil, et même de la subsistance; car, dans les îles, les
gouverneurs doivent manger peu, surtout s'ils ont des médecins
chargés de veiller à leur santé.

-- Je ne te comprends pas, Sancho, dit Ricote, mais il me semble
que tout ce que tu dis est pure extravagance. Qui diable t'aurait
donné des îles à gouverner? Est-ce qu'il n'y a pas dans le monde
des hommes plus habiles que toi pour en faire des gouverneurs?
Tais-toi, Sancho, et reprends ton bon sens, et vois si tu veux
venir avec moi, comme je te l'ai dit, pour m'aider à emporter le
trésor que j'ai enfoui, et qui est si gros, en vérité, qu'on peut
bien l'appeler un trésor. Je te donnerai, je te le répète, de quoi
vivre le reste de tes jours.

-- Je t'ai déjà dit, Ricote, que je ne veux pas, répliqua Sancho;
contente-toi de ce que je ne te découvre point, continue ton
chemin, à la garde de Dieu, et laisse-moi suivre le mien, car je
sais le proverbe: «Ce qui est bien acquis se perd, et ce qui est
mal acquis se perd et son maître aussi.»

-- Je ne veux pas insister, Sancho, reprit Ricote; mais, dis-moi,
étais-tu au pays quand ma femme, ma fille et mon beau-frère l'ont
quitté?

-- Oui, j'y étais, répondit Sancho, et je puis te dire qu'à son
départ ta fille était si belle, que tous les gens du village sont
sortis pour la voir passer, et tous disaient que c'était la plus
belle créature du monde. Elle s'en allait pleurant et embrassant
ses amies, ses connaissances, tous ceux qui venaient la voir, et
les priait de la recommander à Dieu et à Notre-Dame, sa sainte
mère. Et c'était d'une façon si touchante qu'elle m'en a fait
pleurer, moi qui ne suis guère pleureur d'habitude. Par ma foi,
bien des gens eurent le désir de la cacher, ou d'aller l'enlever
sur la grand'route; mais la crainte de désobéir à l'édit du roi
les retint. Celui qui se montra le plus passionné, ce fut don
Pédro Grégorio[281], ce jeune héritier de majorat, si riche, que tu
connais bien, et qui en était, dit-on, très amoureux. Le fait est
que, depuis qu'elle est partie, on ne l'a plus revu dans le pays,
et nous pensons qu'il s'est mis à sa poursuite pour l'enlever.
Mais jusqu'à présent, on n'a pas su la moindre chose.

-- J'avais toujours eu le soupçon, dit Ricote, que ce gentilhomme
aimait ma fille; mais, plein de confiance en la vertu de ma
Ricota, je ne m'étais jamais embarrassé qu'il en fût épris; car tu
auras ouï dire, Sancho, que bien rarement les femmes morisques se
sont mêlées par amour avec les vieux chrétiens; et ma fille, qui,
à ce que je crois, mettait plus de zèle à être chrétienne
qu'amoureuse, ne se sera pas beaucoup souciée des poursuites de ce
gentilhomme à majorat.

-- Dieu le veuille, répliqua Sancho, car cela n'irait ni à l'un ni
à l'autre. Mais laisse-moi partir, Ricote, mon ami; je veux
rejoindre ce soir mon maître don Quichotte.

-- Que Dieu t'accompagne, frère Sancho; voici que déjà mes
compagnons se frottent les yeux, et il est temps de poursuivre
notre chemin.»

Aussitôt ils s'embrassèrent tous deux tendrement; Sancho monta sur
son âne, Ricote empoigna son bourdon, et ils se séparèrent.

Chapitre LV

_Des choses qui arrivèrent en chemin à Sancho et d'autres qui
feront plaisir à voir_


Le retard qu'avait mis au voyage de Sancho son long entretien avec
Ricote ne lui laissa pas le temps d'arriver ce jour-là au château
du duc, bien qu'il s'en approchât à une demi-lieue, où la nuit le
surprit, close et un peu obscure. Mais, comme on était au
printemps, il ne s'en mit pas beaucoup en peine. Seulement, il
s'écarta de la route dans l'intention de se faire un gîte pour
attendre le matin. Mais sa mauvaise étoile voulut qu'en cherchant
une place où passer la nuit, ils tombèrent, lui et le grison, dans
un sombre et profond souterrain qui se trouvait au milieu
d'anciens édifices ruinés. Quand il sentit la terre lui manquer,
il se recommanda à Dieu du fond de son coeur, pensant qu'il ne
s'arrêterait plus que dans la profondeur des abîmes. Pourtant il
n'en fut pas ainsi; car, à trois toises environ, le grison toucha
terre, et Sancho se trouva dessus sans avoir éprouvé le moindre
mal. Il se tâta tout le corps et retint son haleine pour voir s'il
était sain et sauf, ou percé à jour en quelque endroit. Quand il
se vit bien portant, entier et de santé tout à fait catholique, il
ne pouvait se lasser de rendre grâce à Dieu Notre-Seigneur de la
faveur qu'il lui avait faite, car il pensait fermement s'être mis
en mille pièces. Il tâta également avec les mains les murailles du
souterrain, pour voir s'il serait possible d'en sortir sans l'aide
de personne; mais il les trouva partout unies, escarpées, et sans
aucune prise ni point d'appui pour y grimper. Cette découverte
désola Sancho, surtout quand il entendit le grison se plaindre
douloureusement; et certes, le pauvre animal ne se lamentait pas
ainsi par mauvaise habitude, car vraiment sa chute ne l'avait pas
fort bien arrangé.

«Hélas! s'écria alors Sancho Panza, combien d'événements imprévus
arrivent à ceux qui vivent dans ce misérable monde! Qui aurait dit
que celui qui se vit hier intronisé gouverneur d'une île,
commandant à ses serviteurs et à ses vassaux, se verrait
aujourd'hui enseveli vivant dans un souterrain, sans avoir
personne pour le délivrer, sans avoir ni serviteur ni vassal qui
vienne à son secours? Il faudra donc mourir ici de faim, mon âne
et moi, si nous ne mourons avant, lui de ses meurtrissures, et moi
de mon chagrin! Du moins, je ne serai pas si heureux que le fut
mon seigneur don Quichotte, quand il descendit dans la caverne de
cet enchanté de Montésinos, où il trouva quelqu'un pour le régaler
mieux qu'en sa maison, si bien qu'on aurait dit qu'il était allé à
nappe mise et à lit dressé. Là il vit des visions belles et
ravissantes; et je ne verrai ici, à ce que je crois, que des
crapauds et des couleuvres. Malheureux que je suis! Où ont abouti
mes folies et mes caprices! On tirera mes os d'ici quand le ciel
permettra qu'on les découvre, secs, blancs et ratissés, et avec
eux ceux de mon bon grison, d'où l'on reconnaîtra peut-être qui
nous sommes, au moins les gens qui eurent connaissance que jamais
Sancho Panza ne s'éloigna de son âne, ni son âne de Sancho Panza.
Malheur à nous, je le répète, puisque notre mauvais sort n'a pas
voulu que nous mourussions dans notre patrie et parmi les nôtres,
où, à défaut d'un remède à notre disgrâce, nous n'aurions pas
manqué d'âmes charitables pour la déplorer, et pour nous fermer
les yeux à notre dernière heure! Ô mon compagnon, mon ami, que
j'ai mal payé tes bons services! Pardonne-moi, et prie la Fortune,
de la meilleure façon que tu pourras trouver, qu'elle nous tire de
ce mauvais pas où nous sommes tombés tous deux. Je te promets, en
ce cas, de te mettre une couronne de laurier sur la tête, pour que
tu aies l'air d'un poëte lauréat, et de te donner en outre double
ration.»

De cette manière se lamentait Sancho Panza, et son âne l'écoutait
sans lui répondre un mot, tant grande était l'angoisse que le
pauvre animal endurait, finalement, après une nuit passée en
plaintes amères et en lamentations, le jour parut, et, aux
premières clartés de l'aurore, Sancho vit qu'il était absolument
impossible de sortir, sans être aidé, de cette espèce de puits. Il
commença donc à se lamenter de nouveau, et à jeter de grands cris
pour voir si quelqu'un l'entendrait. Mais tous ces cris étaient
jetés dans le désert; car, en tous les environs, il n'y avait
personne qui pût l'entendre. Alors il se tint décidément pour
mort. L'âne était resté la bouche en l'air; Sancho Panza fit tant
qu'il le remit sur pied, bien que la bête pût à peine s'y tenir;
puis tirant du bissac, qui avait couru la même chance et fait la
même chute, un morceau de pain, il le donna au grison, qui le
trouva de son goût, et Sancho lui dit, comme s'il eût pu
l'entendre:

«Quand on a du pain, les maux se sentent moins.»

En ce moment il découvrit, à l'un des côtés du souterrain, une
ouverture dans laquelle une personne pouvait passer en se baissant
et en pliant les reins. Sancho Panza y accourut, et se mettant à
quatre pattes, il pénétra dans le trou, qui s'élargissait beaucoup
de l'autre côté; ce qu'il put voir aisément, car un rayon de
soleil qui entrait par ce qu'on pouvait appeler le toit en
découvrait tout l'intérieur. Il aperçut aussi que cette ouverture,
en s'étendant et s'élargissant, allait aboutir à une cavité
spacieuse. À cette vue, il revint sur ses pas ou était resté l'âne
et se mit, avec l'aide d'une pierre, à creuser la terre du trou,
de façon qu'en peu de temps il ouvrit une brèche par où le grison
pût aisément entrer. Il le fit passer en effet, et, le prenant par
le licou, il commença à cheminer le long de cette grotte, pour
voir s'il ne trouverait pas quelque issue d'un autre côté. Tantôt
il marchait à tâtons, tantôt avec un petit jour, mais jamais sans
une grande frayeur.

«Dieu tout-puissant, disait-il en lui-même, ceci, qui est pour moi
une mésaventure, serait une bonne aventure pour mon maître don
Quichotte. C'est lui qui prendrait ces profondeurs et ces cavernes
pour des jardins fleuris, pour les palais de Galiana[282]; et il
s'attendrait à trouver, au bout de cette sombre trouée, une
prairie émaillée de fleurs. Mais moi, malheureux, privé de conseil
et dénué de courage, je pense à chaque pas qu'un autre souterrain
va tout à coup s'ouvrir sous mes pieds, plus profond que celui-ci,
et qui achèvera de m'engloutir. Sois le bienvenu, mal, si tu viens
seul.»

De cette façon et dans ces tristes pensées, il lui sembla qu'il
avait cheminé un peu plus d'une demi-lieue; au bout de ce trajet,
il découvrit une clarté confuse qui semblait être celle du jour
pénétrant par quelque ouverture; ce qui annonçait une issue à ce
chemin, pour lui, de l'autre vie.

Mais Cid Hamet Ben-Engéli le laisse là et retourne à don
Quichotte, lequel attendait, dans la joie de son âme, le jour fixé
pour la bataille qu'il devait livrer au séducteur de la fille de
doña Rodriguez, à laquelle il pensait bien redresser le tort et
venger le grief qu'on lui avait fait si méchamment. Or, il arriva
qu'étant sorti un beau matin à cheval pour se préparer et
s'essayer à ce qu'il devait faire dans la rencontre du lendemain,
Rossinante, en faisant à toute bride une attaque simulée, vint
mettre les pieds si près d'un trou profond, que, si son maître ne
l'eût arrêté sur les jarrets, il ne pouvait manquer d'y choir.
Enfin, don Quichotte le retint, et, s'approchant un peu plus près,
il considéra, sans mettre pied à terre, cette large ouverture.
Mais, tandis qu'il l'examinait, il entendit de grands cris au
dedans, et, prêtant une extrême attention, il put distinguer que
celui qui jetait ces cris parlait de la sorte:

«Hola! là-haut! y a-t-il quelque chrétien qui m'écoute, quelque
chevalier charitable qui prenne pitié d'un malheureux gouverneur
qui n'a pas su se gouverner?»

Don Quichotte crut reconnaître la voix de Sancho Panza. Surpris,
épouvanté, il éleva la sienne autant qu'il put, et cria de toute
sa force:

«Qui est là en bas? qui se plaint ainsi?

-- Qui peut être ici, et qui peut s'y plaindre, répondit-on, si ce
n'est le déplorable Sancho Panza, gouverneur pour ses péchés et
par sa mauvaise chance de l'île Barataria, ci-devant écuyer du
fameux don Quichotte de la Manche?»

Quand don Quichotte entendit cela, il sentit redoubler sa surprise
et son épouvante, car il lui vint à l'esprit que Sancho devait
être mort, et que son âme faisait là son purgatoire. Plein de
cette pensée, il s'écria:

«Je te conjure et t'adjure aussi, comme chrétien catholique, de me
dire qui tu es; si tu es une âme en peine, dis-moi ce que tu veux
que je fasse pour toi; puisque ma profession est de favoriser et
de secourir les nécessiteux de ce monde, je l'étendrai jusqu'à
secourir et favoriser les nécessiteux de l'autre monde, qui ne
peuvent se donner eux-mêmes assistance.

-- De cette manière, répondit-on, vous qui me parlez, vous devez
être mon seigneur don Quichotte de la Manche; et même, au timbre
de la voix, je reconnais que c'est lui sans aucun doute.

-- Oui, je suis don Quichotte, répliqua le chevalier, celui qui a
fait voeu d'assister et de secourir en leurs nécessités les
vivants et les morts. Pour cela, dis-moi qui tu es, car tu me
tiens dans la stupeur. Si tu es mon écuyer Sancho Panza, si tu as
cessé de vivre, pourvu que le diable ne t'ait pas emporté, et que,
par la miséricorde de Dieu, tu sois en purgatoire, notre sainte
mère l'Église catholique et romaine a des prières suffisantes pour
te tirer des peines que tu endures, et je lui en demanderai pour
ma part autant que ma fortune me le permettra. Achève donc de
t'expliquer, et dis-moi qui tu es.

-- Je jure Dieu, répondit-on, et par la naissance de qui Votre
Grâce voudra désigner, je jure, seigneur don Quichotte de la
Manche, que je suis votre écuyer Sancho Panza, et que je ne suis
jamais mort en tous les jours de ma vie. Mais, ayant abandonné mon
gouvernement pour des choses et des causes qui ne peuvent se
raconter en si peu de paroles, je suis tombé dans ce souterrain,
où je gis encore, et le grison avec moi, qui ne me laissera pas
mentir, à telles enseignes qu'il est encore à mes côtés.»

Ce qu'il y a de bon, c'est qu'on eût dit que l'âne entendait ce
que disait Sancho, car il se mit sur-le-champ à braire, si fort
que toute la caverne en retentit.

«Fameux témoignage! s'écria don Quichotte; je reconnais le
braiment comme si j'en étais le père, et ta voix aussi, mon bon
Sancho. Attends-moi, je vais courir au château du duc, qui est ici
près, et j'en ramènerai du monde pour te tirer de cette caverne,
où tes péchés sans doute t'auront fait choir.

-- Courez vite, seigneur, repartit Sancho, et revenez vite, au nom
d'un seul Dieu; je ne puis plus supporter d'être enterré ici tout
vif, et je me sens mourir de peur.»

Don Quichotte le laissa, et courut au château raconter à ses hôtes
l'aventure de Sancho Panza. Le duc et la duchesse s'en étonnèrent,
bien qu'ils comprissent qu'il devait être tombé dans une des
ouvertures de ce souterrain qui existait de temps immémorial. Mais
ce qu'ils ne pouvaient concevoir, c'est que Sancho eût laissé là
son gouvernement sans qu'ils eussent reçu l'avis de son retour.
Finalement, on porta des cordes et des poulies; puis à force de
bras et d'efforts, on ramena le grison et Sancho de ces ténèbres à
la lumière du soleil. Un étudiant vit la chose et dit:

«Voilà comment devraient sortir de leurs gouvernements tous les
mauvais gouverneurs, comme sort ce pécheur du profond de l'abîme,
pâle, décoloré, mort de faim et sans une obole en poche, à ce que
je crois.»

Sancho l'entendit.

«Il y a, dit-il, mon frère le médisant, huit à dix jours que je
pris le gouvernement de l'île qu'on m'avait donnée, et, pendant ce
temps, je n'ai pas été rassasié de pain seulement une heure. Dans
ces huit jours, les médecins m'ont persécuté et les ennemis m'ont
rompu les os; je n'ai eu le temps, ni de prendre des droits indus
ni de toucher des redevances; et, puisqu'il en est ainsi, je ne
méritais pas, j'imagine, d'en sortir de cette manière. Mais
l'homme propose et Dieu dispose; et Dieu, qui sait le mieux, sait
ce qui convient bien à chacun; tel le temps, telle la conduite, et
que personne ne dise: Fontaine, je ne boirai pas de ton eau; car
où l'on croit qu'il y a du lard, il n'y a pas même de crochet pour
le pendre. Dieu me comprend, et cela me suffit, et je n'en dis pas
plus, quoique je le puisse.

-- Ne te fâche pas, Sancho, reprit don Quichotte, et ne te mets
pas en peine de ce que tu entends dire, car tu n'aurais jamais
fini. Reviens avec la conscience en repos, et laisse parler les
gens. Vouloir attacher les mauvaises langues, c'est vouloir mettre
des portes à l'espace; si le gouverneur sort riche de son
gouvernement, on dit de lui que c'est un voleur; et s'il en sort
pauvre, que c'est un niais et un imbécile.

-- De bon compte, répondit Sancho, on me tiendra cette fois plutôt
pour un sot que pour un voleur.»

Pendant cet entretien, ils arrivèrent, entourés de petits garçons
et d'une foule de gens, au château, où le duc et la duchesse
attendaient sur une galerie le retour de don Quichotte et de
Sancho. Celui-ci ne voulut point monter rendre visite au duc avant
d'avoir bien arrangé son âne à l'écurie, disant que la pauvre bête
avait passé une très-mauvaise nuit à l'auberge. Ensuite il monta,
parut en présence de ses seigneurs, et se mettant à deux genoux
devant eux, il leur dit:

«Moi, seigneurs, parce qu'ainsi Votre Grandeur l'a voulu, et sans
aucun mérite de ma part, je suis allé gouverner votre île
Barataria, où nu je suis entré, et nu je me trouve, je ne perds ni
ne gagne. Si j'ai gouverné bien ou mal, il y avait des témoins qui
diront ce qui leur plaira. J'ai éclairci des questions douteuses,
j'ai jugé des procès, et toujours mort de faim, parce qu'ainsi
l'exigeait le docteur Pédro Récio, natif de Tirtéafuéra, médecin
insulaire et gouvernemental. Des ennemis nous attaquèrent
nuitamment et nous mirent en grand péril; mais ceux de l'île
dirent qu'ils furent délivrés et qu'ils remportèrent la victoire
par la valeur de mon bras. Que Dieu leur donne aussi bonne chance
en ce monde et dans l'autre qu'ils disent la vérité! Enfin,
pendant ce temps, j'ai pesé les charges qu'entraîne après soi le
devoir de gouverner, et j'ai trouvé pour mon compte que mes
épaules n'y pouvaient pas suffire, que ce n'était ni un poids pour
mes reins, ni des flèches pour mon carquois. Aussi, avant que le
gouvernement me jetât par terre, j'ai voulu jeter par terre le
gouvernement. Hier matin, j'ai laissé l'île comme je l'avais
trouvée, avec les mêmes rues, les mêmes maisons et les mêmes toits
qu'elle avait quand j'y entrai. Je n'ai rien emprunté à personne
et n'ai pris part à aucun bénéfice; et, bien que je pensasse à
faire quelques ordonnances fort profitables, je n'en ai fait
aucune, crainte qu'elles ne fussent pas exécutées, car les faire
ainsi ou ne pas les faire, c'est absolument la même chose.[283] Je
quittai l'île, comme je l'ai dit, sans autre cortège que celui de
mon âne. Je tombai dans un souterrain, je le parcourus tout du
long, jusqu'à ce que, ce matin, la lumière du soleil m'en fit voir
l'issue, mais non fort aisée; car, si le ciel ne m'eût envoyé mon
seigneur don Quichotte, je restais là jusqu'à la fin du monde.
Ainsi donc, monseigneur le duc et madame la duchesse, voici votre
gouverneur Sancho Panza qui est parvenu, en dix jours seulement
qu'il a eu le gouvernement dans les mains, à reconnaître qu'il ne
tient pas le moins du monde à être gouverneur, non d'une île, mais
de l'univers entier. Cela convenu, je baise les pieds à Vos
Grâces, et, imitant le jeu des petits garçons où ils disent:
_Saute de là et mets-toi ici, _je saute du gouvernement et passe
au service de mon seigneur don Quichotte; car enfin avec lui, bien
que je mange quelquefois le pain en sursaut, je m'en rassasie du
moins; et quant à moi, pourvu que je m'emplisse, il m'est égal que
ce soit de haricots ou de perdrix.»

Sancho finit là sa longue harangue, pendant laquelle don Quichotte
tremblait qu'il ne dît mille sottises; et, quand il le vit finir
sans en avoir dit davantage, il rendit en son coeur mille grâces
au ciel. Le duc embrassa cordialement Sancho et lui dit:

«Je regrette au fond de l'âme que vous ayez si vite abandonné le
gouvernement; mais je ferai en sorte de vous donner dans mes États
un autre office de moindre charge et de plus de profit.»

La duchesse aussi l'embrassa, puis donna l'ordre qu'on lui fît
bonne table et bon lit, car il paraissait vraiment moulu et
disloqué.

Chapitre LVI

_De la bataille inouïe et formidable que livra don Quichotte au
laquais Tosilos en défense de la fille de dame Rodriguez_


Le duc et la duchesse n'eurent point à se repentir des tours joués
à Sancho Panza, dans le gouvernement pour rire qu'ils lui avaient
donné, d'autant plus que, ce jour même, leur majordome revint, et
leur conta de point en point presque toutes les paroles et toutes
les actions que Sancho avait dites ou faites en ce peu de jours.
Finalement, il leur dépeignit l'assaut de l'île, la peur de
Sancho, et son départ précipité, ce qui les divertit étrangement.

Après cela, l'histoire raconte que le jour fixé pour la bataille
arriva. Le duc avait, à plusieurs reprises, instruit son laquais
Tosilos de la manière dont il devait s'y prendre avec don
Quichotte pour le vaincre, sans le tuer ni le blesser. Il régla
qu'on ôterait le fer des lances, en disant à don Quichotte que la
charité chrétienne, qu'il se piquait d'exercer, ne permettait pas
que le combat se fît au péril de la vie, et que les combattants
devaient se contenter de ce qu'il leur donnait le champ libre sur
ses terres, malgré le décret du saint concile, qui prohibe ces
sortes de duel[284], sans qu'ils voulussent encore vider leur
querelle à outrance. Don Quichotte répondit que Son Excellence
n'avait qu'à régler les choses comme il lui plairait, et qu'il s'y
conformerait, en tout point, avec obéissance.

Le duc avait fait dresser devant la plate-forme du château un
échafaud spacieux où devaient se tenir les juges du camp et les
demanderesses, mère et fille. Quand le terrible jour arriva, une
multitude infinie accourut de tous les villages et hameaux
circonvoisins pour voir le spectacle nouveau de cette bataille;
car jamais dans le pays on n'en avait vu ni ouï raconter une autre
semblable, pas plus ceux qui vivaient que ceux qui étaient morts.

Le premier qui entra dans l'estacade du champ clos fut le maître
des cérémonies, qui parcourut et examina toute la lice, afin qu'il
n'y eût aucune supercherie, aucun obstacle caché, où l'on pût
trébucher et tomber. Ensuite parurent la duègne et sa fille; elles
s'assirent sur leurs sièges, couvertes par leurs voiles jusqu'aux
yeux, et même jusqu'à la gorge, et témoignant une grande
componction. Don Quichotte était déjà présent au champ clos.
Bientôt après on vit arriver par un des côtés de la plate-forme,
accompagné de plusieurs trompettes et monté sur un puissant cheval
qui faisait trembler la terre, le grand laquais Tosilos, la
visière fermée, le corps droit et roide, couvert d'armes épaisses
et luisantes. Le cheval était du pays de Frise; il avait le
poitrail large, et la robe d'un beau gris pommelé. Le vaillant
champion était bien avisé par le duc, son seigneur, de la manière
dont il devait se conduire avec le valeureux don Quichotte de la
Manche. Il lui était enjoint, par-dessus tout, de ne pas le tuer,
mais, au contraire, d'éviter le premier choc, pour soustraire le
chevalier au danger d'une mort certaine, s'il le rencontrait en
plein. Tosilos fit le tour de la place; et, quand il arriva où se
trouvaient les duègnes, il se mit à considérer quelque temps celle
qui le demandait pour époux.

Le maréchal du camp appela don Quichotte, qui s'était déjà
présenté dans la lice; et, en présence de Tosilos, il vint
demander aux duègnes si elles consentaient à ce que don Quichotte
prît leur cause en main. Elles répondirent que oui, et que tout ce
qu'il ferait en cette occasion, elles le tiendraient pour bon,
valable et dûment fait. En ce moment le duc et la duchesse
s'étaient assis dans une galerie qui donnait au-dessus du champ
clos, dont les palissades étaient couronnées par une infinité de
gens qui s'étaient empressés de venir voir, pour la première fois,
cette sanglante rencontre. La condition du combat fut que, si don
Quichotte était vainqueur, son adversaire devait épouser la fille
de doña Rodriguez; mais que, s'il était vaincu, l'autre demeurait
quitte et libre de la parole qu'on lui réclamait, sans être tenu à
nulle autre satisfaction.

Le maître des cérémonies partagea aux combattants le sol et le
soleil, et les plaça chacun dans le poste qu'ils devaient occuper.
Les tambours battirent, l'air retentit du bruit des trompettes, la
terre tremblait sous les pieds des chevaux; et, dans cette foule
curieuse qui attendait la bonne ou la mauvaise issue du combat,
les coeurs étaient agités de crainte et d'espérance. Finalement,
don Quichotte, en se recommandant du fond de l'âme à Dieu Notre-
Seigneur et à sa dame Dulcinée du Toboso, attendait qu'on lui
donnât le signal de l'attaque. Mais notre laquais avait bien
d'autres idées en tête, et ne pensait qu'à ce que je vais dire
tout à l'heure. Il paraît que, lorsqu'il s'était mis à regarder
son ennemie, elle lui sembla la plus belle personne qu'il eût vue
de sa vie entière, et l'enfant aveugle, qu'on a coutume d'appeler
Amour par ces rues, ne voulut pas perdre l'occasion qui s'offrait
de triompher d'une âme d'antichambre, et de l'inscrire sur la
liste de ses trophées. Il s'approcha sournoisement, sans que
personne le vît, et enfonça dans le flanc gauche du pauvre laquais
une flèche de deux aunes, qui lui traversa le coeur de part en
part; et vraiment il put faire son coup bien en sûreté, car
l'Amour est invisible; il entre et sort comme il lui convient,
sans que personne lui demande compte de ses actions. Je dis donc
que, lorsqu'on donna le signal de l'attaque, notre laquais était
transporté, hors de lui, en pensant aux attraits de celle qu'il
avait faite maîtresse de sa liberté; aussi ne put-il entendre le
son de la trompette, comme le fit don Quichotte, qui n'en eut pas
plutôt entendu le premier appel, qu'il lâcha la bride, et s'élança
contre son ennemi de toute la vitesse que lui permettaient les
jarrets de Rossinante. Quand son écuyer Sancho le vit partir, il
s'écria de toute sa voix:

«Dieu te conduise, crème et fleur des chevaliers errants! Dieu te
donne la victoire, puisque la justice est de ton côté!»

Bien que Tosilos vît don Quichotte fondre sur lui, il ne bougea
pas d'un pas de sa place; au contraire, appelant à grands cris le
maréchal du camp, qui vint aussitôt voir ce qu'il voulait, il lui
dit:

«Seigneur, cette bataille ne se fait-elle point pour que j'épouse
ou n'épouse pas cette dame?

-- Précisément, lui fut-il répondu.

-- Eh bien! reprit le laquais, je crains les remords de ma
conscience, et je la chargerais gravement si je donnais suite à ce
combat. Je déclare donc que je me tiens pour vaincu, et que je
suis prêt à épouser cette dame sur-le-champ.»

Le maréchal du camp fut étrangement surpris des propos de Tosilos;
et, comme il était dans le secret de la machination de cette
aventure, il ne put trouver un mot à lui répondre. Pour don
Quichotte, il s'était arrêté au milieu de la carrière, voyant que
son ennemi ne venait pas à sa rencontre. Le duc ne savait à quel
propos la bataille était suspendue; mais le maréchal du camp vint
lui rapporter ce qu'avait dit Tosilos, ce qui le jeta dans une
surprise et une colère extrêmes.

Pendant que cela se passait, Tosilos s'approcha de l'estrade où
était doña Rodriguez, et lui dit à haute voix:

«Je suis prêt, madame, à épouser votre fille, et ne veux pas
obtenir par des procès et des querelles ce que je puis obtenir en
paix et sans danger de mort.»

Le valeureux don Quichotte entendit ces paroles, et dit à son
tour:

«S'il en est ainsi, je suis libre et dégagé de ma promesse. Qu'ils
se marient, à la bonne heure; et, puisque Dieu la lui donne, que
saint Pierre la lui bénisse.»

Le duc cependant était descendu sur la plate-forme du château, et,
s'approchant de Tosilos, il lui dit:

«Est-il vrai, chevalier, que vous vous teniez pour vaincu, et que,
poussé par les remords de votre conscience, vous vouliez épouser
cette jeune fille?

-- Oui, seigneur, répondit Tosilos.

-- Il fait fort bien, reprit en ce moment Sancho, car ce que tu
dois donner au rat, donne-le au chat, et de peine il te sortira.»

Tosilos s'était mis à délacer les courroies de son casque à
visière, et priait qu'on l'aidât bien vite à l'ôter, disant que le
souffle lui manquait, et qu'il ne pouvait rester plus longtemps
enfermé dans cette étroite prison; on lui ôta sa coiffure au plus
vite, et son visage de laquais parut au grand jour. Quand doña
Rodriguez et sa fille l'aperçurent, elles jetèrent des cris
perçants.

«C'est une tromperie, disaient-elles, une tromperie infâme. On a
mis Tosilos, le laquais du duc mon seigneur, en place de mon
vénérable époux. Au nom de Dieu et du roi, justice d'une telle
malice, pour ne pas dire d'une telle friponnerie!

-- Ne vous affligez pas, mesdames, s'écria don Quichotte; il n'y a
ni malice ni friponnerie; ou, s'il y en a, ce n'est pas le duc qui
en est cause, mais bien les méchants enchanteurs qui me
persécutent, lesquels, jaloux de la gloire que j'allais acquérir
dans ce triomphe, ont converti le visage de votre époux en celui
de l'homme que vous dites être laquais du duc. Prenez mon conseil,
et, malgré la malice de mes ennemis, mariez-vous avec lui; car,
sans aucun doute, c'est celui-là même que vous désirez obtenir
pour époux.»

Le duc, qui entendit ces paroles, fut sur le point de laisser
dissiper sa colère en éclats de rire.

«Les choses qui arrivent au seigneur don Quichotte, dit-il, sont
tellement extraordinaires, que je suis prêt à croire que ce mien
laquais n'est pas mon laquais. Mais usons d'adresse et essayons
d'un stratagème; nous n'avons qu'à retarder le mariage de quinze
jours, si l'on veut, et garder jusque-là sous clef ce personnage
qui nous tient en suspens. Peut-être que, pendant cette quinzaine,
il reprendra sa première figure, et que la rancune que portent les
enchanteurs au seigneur don Quichotte ne durera pas si longtemps,
surtout lorsqu'il leur importe si peu d'user de ces fourberies et
de ces métamorphoses.

-- Oh! seigneur, s'écria Sancho, vous ne savez donc pas que ces
malandrins ont pour usage et coutume de changer de l'une en
l'autre toutes les choses qui regardent mon maître? Il vainquit,
ces jours passés, un chevalier qui s'appelait le chevalier des
Miroirs; eh bien! ils l'ont transformé et montré sous la figure du
bachelier Samson Carrasco, natif de notre village, et notre intime
ami. Quant à madame Dulcinée du Toboso, ils l'ont changée en une
grossière paysanne. Aussi j'imagine que ce laquais doit vivre et
mourir laquais tous les jours de sa vie.»

Alors la fille de la Rodriguez s'écria:

«Quel que soit celui qui me demande pour épouse, je lui en sais
infiniment de gré; car j'aime mieux être femme légitime d'un
laquais que maîtresse séduite et trompée d'un gentilhomme, bien
que celui qui m'a séduite ne le soit pas.»

Finalement, tous ces événements et toutes ces histoires aboutirent
à ce que Tosilos fût renfermé, jusqu'à ce qu'on vît où aboutirait
sa transformation. Tout le monde cria: «Victoire à don Quichotte!»
et la plupart s'en allèrent tristes et tête basse, voyant que les
champions si attendus ne s'étaient pas mis en morceaux; de même
que les petits garçons s'en vont tristement, quand le pendu qu'ils
attendaient ne va pas au gibet, parce qu'il a reçu sa grâce, soit
de l'accusateur, soit de la justice. Les gens s'en allèrent; le
duc et la duchesse rentrèrent au château; Tosilos fut renfermé;
doña Rodriguez et sa fille restèrent fort contentes de voir que,
de façon ou d'autre, cette aventure devait finir par un mariage,
et Tosilos ne demandait pas mieux.

Chapitre LVII

_Qui traite de quelle manière don Quichotte prit congé du duc, et
de ce qui lui arriva avec l'effrontée et discrète Altisidore,
demoiselle de la duchesse_


Enfin il parut convenable à don Quichotte de sortir d'une oisiveté
aussi complète que celle où il languissait dans ce château. Il
s'imaginait que sa personne faisait grande faute au monde, tandis
qu'il se laissait retenir et amollir parmi les délices infinies
que ses nobles hôtes lui faisaient goûter comme chevalier errant,
et qu'il aurait à rendre au ciel un compte rigoureux de cette
mollesse et de cette oisiveté. Un jour donc il demanda au duc et à
la duchesse la permission de s'éloigner d'eux. Ils la lui
donnèrent, mais en témoignant une grande peine de ce qu'il les
quittât. La duchesse remit à Sancho Panza les lettres de sa femme,
et celui-ci pleura en les entendant lire.

«Qui aurait pensé, dit-il, que d'aussi belles espérances que
celles qu'avait engendrées dans le coeur de ma femme Thérèse Panza
la nouvelle de mon gouvernement, s'en iraient en fumée, et
qu'aujourd'hui il faudrait de nouveau me traîner à la quête des
aventures de mon maître don Quichotte de la Manche? Toutefois, je
suis satisfait de voir que ma Thérèse ait répondu à ce qu'on
devait attendre d'elle en envoyant des glands à la duchesse. Si
elle ne l'eût pas fait, elle se serait montrée ingrate, et moi je
m'en serais désolé. Ce qui me console, c'est qu'on ne pourra pas
donner à ce cadeau le nom de pot-de-vin; car, lorsqu'elle l'a
envoyé, j'étais déjà possesseur du gouvernement, et il est juste
que ceux qui reçoivent des bienfaits se montrent reconnaissants,
ne fût-ce qu'avec des bagatelles. En fin de compte, je suis entré
nu dans le gouvernement, et nu j'en sors, de façon que je puis
répéter en toute sûreté de conscience, ce qui n'est pas peu de
chose: Nu je suis né, nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne.»

Voilà ce que se disait à lui-même Sancho le jour du départ. Don
Quichotte, qui avait fait la nuit d'avant ses adieux au duc et à
la duchesse, sortit dès le matin, et se présenta tout armé sur la
plate-forme du château. Tous les gens de la maison le regardaient
du haut des galeries, et le duc sortit également avec la duchesse
pour le voir. Sancho était monté sur son âne, avec son bissac, sa
valise et ses provisions, ravi de joie, parce que le majordome du
duc, celui qui avait fait le rôle de la Trifaldi, lui avait glissé
dans la poche une petite bourse avec deux cents écus d'or pour
parer aux nécessités du voyage, ce que don Quichotte ne savait
point encore. Tandis que tout le monde avait les yeux sur le
chevalier, comme on vient de le dire, tout à coup, parmi les
autres duègnes et demoiselles de la duchesse qui le regardaient
aussi, l'effrontée et discrète Altisidore éleva la voix, et, d'un
ton plaintif s'écria:

«Écoute, méchant chevalier, retiens un peu la bride et ne
tourmente pas les flancs de ta bête mal gouvernée. Regarde,
perfide, tu ne fuis pas quelque serpent féroce, mais une douce
agnelle qui est encore bien loin d'être brebis. Tu t'es joué,
monstre horrible, de la plus belle fille que Diane ait vue sur ses
montagnes, et Vénus dans ses forêts. Cruel Biréno[285], fugitif
Énée, que Barabbas t'accompagne, et deviens ce que tu pourras.[286]

«Tu emportes, ô impie, dans les griffes de tes serres, les
entrailles d'une amante aussi humble que tendre. Tu emportes trois
mouchoirs de nuit et les jarretières d'une jambe qui égale le
marbre de Paros par sa blancheur et son poli. Tu emportes deux
mille soupirs d'un feu si brûlant qu'ils pourraient embraser deux
mille Troies, si deux mille Troies il y avait. Cruel Biréno,
fugitif Énée, que Barabbas t'accompagne, et deviens ce que tu
pourras.

«De ce Sancho, ton écuyer, puissent les entrailles être si dures
et si revêches que Dulcinée ne sorte point de son enchantement.
Que la triste dame porte la peine du crime que tu as commis; car
quelquefois, dans mon pays, les justes payent pour les pécheurs.
Que tes plus fines aventures se changent en mésaventures, tes
divertissements en songes, et ta constance en oubli. Cruel Biréno,
fugitif Énée, que Barabbas t'accompagne, et deviens ce que tu
pourras.

«Que tu sois tenu pour perfide de Séville jusqu'à Marchéna, de
Grenade jusqu'à Loja, de Londres jusqu'en Angleterre. Si tu joues
à l'hombre ou au piquet, que les rois te fuient, et que tu ne
voies ni as ni sept dans ton jeu. Si tu te coupes les cors, que le
sang coule des blessures, et quand tu t'arracheras les dents,
qu'il te reste des chicots. Cruel Biréno, fugitif Énée, que
Barabbas t'accompagne, et deviens ce que tu pourras.»

Tandis que la plaintive Altisidore se lamentait de la sorte, don
Quichotte la regardait fixement; puis, sans lui répondre une
parole, il tourna la tête vers Sancho:

«Par le salut de tes aïeux, mon bon Sancho, lui dit-il, je te
conjure et t'adjure de me dire une vérité. Emportes-tu par hasard
les trois mouchoirs de nuit et les jarretières dont parle cette
amoureuse demoiselle?

-- Les trois mouchoirs, oui, je les emporte, répondit Sancho; mais
les jarretières, comme sur ma main.»

La duchesse resta toute surprise de l'effronterie d'Altisidore;
et, bien qu'elle la connût pour hardie et rieuse, elle ne la
croyait pas femme à prendre de telles libertés. D'ailleurs, comme
elle n'était pas prévenue de ce tour, sa surprise en fut plus
grande. Le duc voulut appuyer sur la plaisanterie, et dit à don
Quichotte:

«Il me semble mal à vous, seigneur chevalier, qu'après le bon
accueil qu'on vous a fait dans ce château, vous osiez emporter
trois mouchoirs pour le moins, si ce n'est, pour le plus, les
jarretières de mademoiselle. Ce sont là des indices de mauvais
coeur et des témoignages qui ne répondent point à votre renommée.
Rendez-lui les jarretières, ou sinon je vous défie en combat à
outrance, sans crainte que les malandrins enchanteurs me
transforment ou me changent le visage, comme ils ont fait à mon
laquais Tosilos, celui qui est entré en lice avec vous.

-- Dieu me préserve, répondit don Quichotte, de tirer l'épée
contre votre illustre personne, de qui j'ai reçu tant de faveurs!
Je rendrai les mouchoirs, puisque Sancho dit qu'il les a; quant
aux jarretières, c'est impossible, puisque je ne les ai pas
reçues, ni lui non plus; et, si votre demoiselle veut chercher
dans ses cachettes, elle les y trouvera certainement. Jamais,
seigneur duc, jamais je ne fus voleur, et je pense bien ne pas
l'être en toute ma vie, à moins que la main de Dieu ne
m'abandonne. Cette demoiselle parle, à ce qu'elle dit, comme une
amoureuse, chose dont je suis tout à fait innocent; ainsi je n'ai
pas à lui demander pardon, ni à elle, ni à Votre Excellence, que
je supplie d'avoir de moi meilleure opinion, et de me donner
encore une fois la permission de continuer mon voyage.

-- Que Dieu vous le donne si bon, seigneur don Quichotte, s'écria
la duchesse, que nous apprenions toujours d'heureuses nouvelles de
vos exploits! Allez avec Dieu; car plus vous demeurez et plus vous
augmentez la flamme amoureuse dans le coeur des demoiselles qui
ont les regards sur vous. Pour la mienne, je la châtierai de façon
que désormais elle ne se relâche plus, ni des yeux, ni de la
langue.

-- Je veux que tu écoutes encore une seule parole, ô valeureux don
Quichotte, repartit aussitôt Altisidore; c'est que je te demande
pardon de t'avoir accusé du vol des jarretières; car, en mon âme
et conscience, je les ai aux deux jambes, et j'avais commis
l'étourderie de celui qui cherchait son âne étant monté dessus.

-- Ne l'avais-je pas dit? s'écria Sancho. Oh! je suis bon
vraiment, pour receler des vols. Pardieu, si j'avais voulu me
mêler d'en faire, j'en avais l'occasion toute trouvée dans mon
gouvernement.»

Don Quichotte inclina la tête, fit une profonde révérence au duc,
à la duchesse, à tous les assistants, et, faisant tourner bride à
Rossinante, suivi de Sancho sur le grison, il sortit du château,
et prit la route de Saragosse.

Chapitre LVIII

_Comment tant d'aventures vinrent à pleuvoir sur don Quichotte,
qu'elles ne se donnaient point de relâche les unes aux autres_


Quand don Quichotte se vit en rase campagne, libre et débarrassé
des poursuites amoureuses d'Altisidore, il lui sembla qu'il était
dans son centre, et que les esprits vitaux se renouvelaient en lui
pour poursuivre son oeuvre de chevalerie. Il se tourna vers Sancho
et lui dit:

«La liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux que le ciel
ait faits aux hommes. Rien ne l'égale, ni les trésors que la terre
enferme en son sein, ni ceux que la mer recèle en ses abîmes. Pour
la liberté, aussi bien que pour l'honneur, on peut et l'on doit
aventurer la vie; au contraire, l'esclavage est le plus grand mal
qui puisse atteindre les hommes. Je te dis cela, Sancho, parce que
tu as bien vu l'abondance et les délices dont nous jouissions dans
ce château que nous venons de quitter. Eh bien! au milieu de ces
mets exquis et de ces boissons glacées, il me semblait que j'avais
à souffrir les misères de la faim, parce que je n'en jouissais pas
avec la même liberté que s'ils m'eussent appartenu; car
l'obligation de reconnaître les bienfaits et les grâces qu'on
reçoit sont comme des entraves qui ne laissent pas l'esprit
s'exercer librement. Heureux celui à qui le ciel donne un morceau
de pain, sans qu'il soit tenu d'en savoir gré à d'autres qu'au
ciel même!

-- Et pourtant, reprit Sancho, malgré tout, ce que Votre Grâce
vient de me dire, il ne serait pas bien de laisser sans
reconnaissance de notre part deux cents écus d'or que m'a donnés
dans une bourse le majordome du duc, laquelle bourse je porte sur
le coeur, comme un baume réconfortant, pour les occasions qui se
peuvent offrir. Nous ne trouverons pas toujours des châteaux où
l'on nous régalera; peut-être aurons-nous à rencontrer des
hôtelleries où l'on nous assommera sous le bâton.»

En s'entretenant de la sorte marchaient le chevalier et l'écuyer
errants, lorsqu'ils virent, après avoir fait un peu plus d'une
lieue, une douzaine d'hommes habillés en paysans, qui dînaient
assis sur l'herbe d'une verte prairie, ayant fait une nappe de
leurs manteaux. Ils avaient près d'eux comme des draps blancs
étendus et dressés de loin en loin, qui semblaient couvrir quelque
chose. Don Quichotte s'approcha des dîneurs, et, après les avoir
poliment salués, il leur demanda ce que couvraient ces toiles. Un
d'eux lui répondit:

«Seigneur, sous ces toiles sont de saintes images en relief et en
sculpture, qui doivent servir à un reposoir que nous dressons dans
notre village; nous les portons couvertes, crainte qu'elles ne se
flétrissent, et sur nos épaules, crainte qu'elles ne se cassent.

-- Si vous vouliez le permettre, répliqua don Quichotte, j'aurais
grand plaisir à les voir, car des images qu'on porte avec tant de
soin ne peuvent manquer d'être belles.

-- Comment, si elles sont belles! reprit un autre; leur prix n'a
qu'à le dire; car, en vérité, il n'y en a pas une qui coûte moins
de cinquante ducats. Et, pour que Votre Grâce voie que je dis
vrai, attendez un moment, et vous le verrez de vos propres yeux.»

Se levant aussitôt de table, l'homme alla découvrir la première
image, qui se trouva être celle de saint Georges, monté sur son
cheval, foulant aux pieds un dragon et lui traversant la gueule de
sa lance, avec l'air fier qu'on a coutume de lui donner. L'image
entière ressemblait, comme on dit, à une châsse d'or.

«Ce chevalier, dit don Quichotte en le voyant, fut un des
meilleurs chevaliers errants qu'eut la milice divine; il s'appela
don saint Georges, et fut en outre grand défenseur de filles.
Voyons cette autre.»

L'homme la découvrit, et l'on aperçut l'image de saint Martin,
également à cheval, qui partageait son manteau avec le pauvre. Don
Quichotte ne l'eut pas plutôt vue, qu'il s'écria:

«Ce chevalier fut aussi des aventuriers chrétiens, et, je crois,
encore plus libéral que vaillant, comme tu peux le voir, Sancho,
puisqu'il partage son manteau avec le pauvre et lui en donne la
moitié; encore était-ce probablement pendant l'hiver, sans quoi il
le lui eût donné tout entier, tant il était charitable.

-- Ce n'est pas cela, répliqua Sancho; il doit plutôt s'en tenir
au proverbe qui dit: _Pour donner et pour avoir, compter il faut
savoir_.»

Don Quichotte se mit à rire, et pria qu'on enlevât une autre
toile, sous laquelle on découvrit le patron des Espagnes, à
cheval, l'épée sanglante, culbutant des Mores et foulant leurs
têtes aux pieds. Quand il la vit, don Quichotte s'écria:

«Oh! pour celui-ci, il est chevalier, et des escadrons du Christ;
il s'appelle don saint Jacques Matamoros[287]; c'est l'un des plus
vaillants saints et chevaliers qu'ait possédés le monde et que
possède à présent le ciel.»

On leva ensuite une autre toile qui couvrait un saint Paul tombant
de cheval, avec toutes les circonstances qu'on a coutume de réunir
pour représenter sa conversion. Quand il le vit si bien rendu
qu'on aurait dit que Jésus lui parlait, et que Paul répondait:

«Celui-ci, dit don Quichotte, fut le plus grand ennemi qu'eut
l'Église de Dieu Notre-Seigneur en son temps, et le plus grand
défenseur qu'elle aura jamais; chevalier errant pendant la vie,
saint en repos après la mort, infatigable ouvrier dans la vigne du
Seigneur, docteur des nations, qui eut les cieux pour école, et
pour maître et professeur Jésus-Christ lui-même.»

Comme il n'y avait pas d'autres images, don Quichotte fit
recouvrir celles-là, et dit à ceux qui les portaient:

«Je tiens à bon augure, frères, d'avoir vu ce que vous m'avez fait
voir; car ces saints chevaliers exercèrent la profession que
j'exerce, qui est celle des armes, avec cette différence,
toutefois, qu'ils étaient saints et qu'ils combattirent à la
manière divine, tandis que je suis pécheur et que je combats à la
manière des hommes. Ils conquirent le ciel à force de bras, car le
ciel se laisse prendre de force[288]; et moi, jusqu'à présent, je ne
sais trop ce que j'ai conquis à force de peines. Mais si ma
Dulcinée du Toboso pouvait échapper à celles qu'elle endure, peut-
être que, mon sort s'améliorant et ma raison reprenant son empire,
j'acheminerais mes pas dans une meilleure route que celle où je
suis engagé.

-- Que Dieu t'entende, et que le péché fasse la sourde oreille!»
dit tout bas Sancho.

Ces hommes ne furent pas moins étonnés des propos de don Quichotte
que de sa figure, bien qu'ils ne comprissent pas la moitié de ce
qu'il voulait dire. Ils achevèrent de dîner, chargèrent leurs
images sur leurs épaules, et, prenant congé de don Quichotte,
continuèrent leur route.

Pour Sancho, comme s'il n'eût jamais connu son seigneur, il resta
tout ébahi de sa science, s'imaginant qu'il n'y avait histoire au
monde qu'il n'eût gravée sur l'ongle et plantée dans la mémoire.

«En vérité, seigneur notre maître, lui dit-il, si ce qui nous est
arrivé aujourd'hui peut s'appeler aventure, elle est assurément
l'une des plus douces et des plus suaves qui nous soient arrivées
dans tout le cours de notre pèlerinage. Nous en sommes sortis sans
alarme et sans coups de bâton; nous n'avons pas mis l'épée à la
main, ni battu la terre de nos corps, ni souffert les tourments de
la famine; Dieu soit béni, puisqu'il m'a laissé voir une telle
chose de mes propres yeux.

-- Tu as raison, Sancho, dit don Quichotte; mais fais attention
que tous les temps ne se ressemblent pas, et qu'on ne court pas
toujours la même chance. Quant aux choses du hasard que le
vulgaire appelle communément augures, et qui ne se fondent sur
aucune raison naturelle, celui qui se pique d'être sensé les juge
et les tient pour d'heureuses rencontres. Qu'un de ces gens
superstitieux se lève de bon matin, qu'il sorte de sa maison, et
qu'il rencontre un moine de l'ordre du bienheureux saint François,
le voilà qui tourne le dos comme s'il avait rencontré un griffon,
et qui s'en revient chez lui. Qu'un autre répande le sel sur la
table, et voilà que la mélancolie se répand sur son coeur, comme
si la nature était obligée de donner avis des disgrâces futures
par de si petits moyens. L'homme sensé et chrétien ne doit pas
juger sur des vétilles de ce que le ciel veut faire. Scipion
arrive en Afrique, trébuche en sautant à terre, et voit que ses
soldats en tirent mauvais augure. Mais lui, embrassant le sol: «Tu
ne pourras plus m'échapper, Afrique, s'écrie-t-il, car je te tiens
dans mes bras.» Ainsi donc, Sancho, la rencontre de ces saintes
images a été pour moi un heureux événement.

-- Je le crois bien, répondit Sancho; mais je voudrais que Votre
Grâce me dît une chose: Pourquoi les Espagnols, quand ils veulent
livrer quelque bataille, disent-ils, en invoquant saint Jacques
Matamoros: «Saint Jacques, et ferme, Espagne[289]?» Est-ce que, par
hasard, l'Espagne est ouverte et qu'il soit bon de la fermer? ou
quelle cérémonie est-ce là?

-- Que tu es simple, Sancho! répondit don Quichotte; fais donc
attention que ce grand chevalier de la Croix-Vermeille, Dieu l'a
donné pour patron à l'Espagne, principalement dans les sanglantes
rencontres qu'ont eues les Espagnols avec les Mores. Aussi
l'invoquent-ils comme leur défenseur dans toutes les batailles
qu'ils livrent, et bien des fois on l'a vu visiblement attaquer,
enfoncer et détruire des escadrons sarrasins. C'est une vérité que
je pourrais justifier par une foule d'exemples tirés des histoires
espagnoles les plus véridiques.»

Changeant alors d'entretien, Sancho dit à son maître:

«Je suis émerveillé, seigneur, de l'effronterie de cette
Altisidore, la demoiselle de la duchesse. Elle doit être bravement
blessée par ce petit drôle qu'on appelle Amour. C'est, dit-on, un
chasseur aveugle qui, tout myope qu'il est, ou plutôt sans yeux,
s'il prend un coeur pour but, il l'atteint si petit qu'il soit, et
le perce de part en part avec ses flèches. J'ai bien ouï dire que,
contre la pudeur et la sagesse des filles, les flèches de l'Amour
s'émoussent et se brisent; mais il paraît que, dans cette
Altisidore, elles s'aiguisent plutôt que de s'émousser.

-- Remarque donc, Sancho, répondit don Quichotte, que l'Amour ne
garde ni respect ni ombre de raison dans ses desseins. Il a le
même caractère que la mort, qui attaque aussi bien les hautes
tours des palais des rois que les humbles cabanes des bergers; et
quand il prend entière possession d'une âme, la première chose
qu'il fait, c'est de lui ôter la crainte et la honte. Aussi est-ce
sans pudeur qu'Altisidore a déclaré ses désirs, qui ont engendré
dans mon coeur moins de pitié que de confusion.

-- Notable cruauté! s'écria Sancho; ingratitude inouïe! Pour moi,
je puis dire que je me serais rendu et laissé prendre au plus
petit propos d'amour qu'elle m'eût tenu. Mort de ma vie! quel
coeur de marbre! quelles entrailles de bronze! quelle âme de
mortier! Mais je ne puis m'imaginer ce qu'a vu cette donzelle en
votre personne pour s'éprendre et s'enflammer ainsi. Quelle
parure, quelle prestance, quelle grâce, quel trait du visage a-t-
elle admirés? Comment chacune de ces choses en particulier, ou
toutes ensemble, ont-elles pu l'amouracher de la sorte? En vérité,
en vérité, je m'arrête bien souvent pour examiner Votre Grâce
depuis la pointe du pied jusqu'au dernier cheveu de la tête, et je
vois des choses plus faites pour épouvanter les gens que pour les
rendre amoureux. Comme j'ai ouï dire également que la beauté est
la première et la principale qualité pour éveiller l'amour. Votre
Grâce n'en ayant pas du tout, je ne sais trop de quoi s'est
amourachée la pauvre fille.

-- Fais attention, Sancho, répondit don Quichotte, qu'il y a deux
espèces de beauté, l'une de l'âme, l'autre du corps. Celle de
l'âme brille et se montre dans l'esprit, dans la bienséance, dans
la libéralité, dans la courtoisie, et toutes ces qualités peuvent
trouver place chez un homme laid. Quand on vise à cette beauté, et
non à celle du corps, l'amour n'en est que plus ardent et plus
durable. Je vois bien, Sancho, que je ne suis pas beau, mais je
reconnais aussi que je ne suis pas difforme, et il suffit à un
homme de bien, pourvu qu'il ait les qualités de l'âme que j'ai
dites, de n'être pas un monstre, pour être aimé tendrement.»

Tout en causant ainsi, ils étaient entrés dans une forêt qui se
trouvait à côté de la route, et soudain, sans y penser, don
Quichotte se trouva pris dans des filets de soie verte qui étaient
étendus d'un arbre à l'autre. Ne concevant pas ce que ce pouvait
être, il dit à Sancho:

«Il me semble, Sancho, que la rencontre de ces filets doit être
une des plus étranges aventures qui se puissent imaginer. Qu'on me
pende, si les enchanteurs qui me persécutent ne veulent m'y
retenir pour suspendre mon voyage, comme en punition de la rigueur
dont j'ai payé la belle Altisidore. Eh bien! moi, je leur fais
savoir que si ces filets, au lieu d'être faits de soie verte,
étaient durs comme le diamant, ou plus forts que ceux dans
lesquels le jaloux dieu des forgerons enferma Vénus et Mars, je
les romprais, cependant, comme s'ils étaient de joncs marins ou
d'effilures de coton.»

Cela dit, il voulait passer outre et briser toutes les mailles,
quand, tout à coup s'offrirent à sa vue, sortant d'une touffe
d'arbres, deux belles bergères, ou du moins deux femmes vêtues en
bergères, si ce n'est que les corsets de peau étaient de fin
brocart, et les jupons de riche taffetas d'or. Elles avaient les
cheveux tombant en boucles sur les épaules, et si blonds qu'ils
pouvaient le disputer à ceux même du soleil. Leurs têtes étaient
couronnées de guirlandes où s'entrelaçaient le vert laurier et la
rouge amarante. Leur âge, en apparence, passait quinze ans, sans
atteindre dix-huit. Cette apparition étonna Sancho, confondit don
Quichotte, fit arrêter le soleil dans sa carrière, et les retint
tous quatre dans un merveilleux silence. Enfin la première
personne qui le rompit fut une des deux bergères.

«Retenez la bride, seigneur cavalier, dit-elle à don Quichotte, et
ne brisez point ces filets, qui n'ont pas été tendus pour votre
dommage, mais pour notre divertissement. Et comme je sais que vous
allez nous demander pourquoi ils ont été tendus, et qui nous
sommes, je veux vous le dire en peu de mots. Dans un village, à
deux lieues d'ici, où demeurent plusieurs gens de qualité et
plusieurs riches hidalgos, divers amis et parents se sont
concertés avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, leurs
amis et leurs parents, pour venir se réjouir en cet endroit, qui
est un des plus agréables sites de tous les environs. Nous formons
à nous tous une nouvelle Arcadie pastorale; les filles sont
habillées en bergères, et les garçons en bergers. Nous avons
appris par coeur deux églogues, l'une du fameux Garcilaso de la
Vega, l'autre de l'excellent Camoëns, dans sa propre langue
portugaise. Nous ne les avons point encore représentées, car c'est
hier seulement que nous sommes arrivés ici. Nous avons planté
quelques tentes parmi ce feuillage et sur le bord d'un ruisseau
abondant qui fertilise toutes ces prairies. La nuit dernière, nous
avons tendu ces filets à ces arbres, pour tromper les oiseaux qui,
chassés par notre bruit, viendraient s'y jeter sans méfiance. S'il
vous plaît, seigneur, de devenir notre hôte, vous serez accueilli
avec courtoisie et libéralité, car en cet endroit nous ne laissons
nulle place au chagrin et à la tristesse.»

La bergère se tut, et don Quichotte répondit:

«Assurément, belle et noble dame, Actéon ne dut pas être plus
surpris, plus émerveillé, quand il surprit Diane au bain, que je
ne le suis à la vue de votre beauté. Je loue l'objet de vos
divertissements, et vous sais gré de vos offres obligeantes. Si, à
mon tour, je puis vous servir, vous pouvez commander, sûres d'être
obéies; car ma profession n'est autre que de me montrer
reconnaissant et bienfaisant envers toute espèce de gens, mais
surtout envers les gens de qualité, comme témoignent l'être vos
personnes. Si ces filets, qui ne doivent occuper qu'un petit
espace, occupaient toute la surface de la terre, j'irais chercher
de nouveaux mondes pour passer sans les rompre; et, pour que vous
donniez quelque crédit à cette hyperbole, sachez que celui qui
vous fait une telle promesse n'est rien moins que don Quichotte de
la Manche, si toutefois ce nom est arrivé jusqu'à vos oreilles.

-- Ah! chère amie de mon âme! s'écria sur-le-champ l'autre
bergère, quel bonheur nous est venu! Vois-tu ce seigneur qui nous
parle? Eh bien! je te fais savoir que c'est le plus vaillant
chevalier, le plus amoureux et le plus courtois qu'il y ait au
monde; à moins qu'une histoire de ses prouesses qui circule
imprimée, et que j'ai lue, ne mente et ne nous trompe. Je gagerais
que ce brave homme qu'il mène avec lui est un certain Sancho
Panza, son écuyer, dont rien n'égale la grâce et les saillies.

-- C'est la vérité, dit Sancho; je suis ce plaisant et cet écuyer
que vous dites, et ce seigneur est mon maître, le même don
Quichotte de la Manche, imprimé et raconté en histoire.

-- Ah! chère amie, s'écria l'autre, supplions-le de rester; nos
parents et nos frères en auront une joie infinie. J'ai ouï parler
aussi de sa valeur et de ses mérites de la façon dont tu viens
d'en parler. On dit surtout qu'il est le plus constant et le plus
loyal amoureux que l'on connaisse, et que sa dame est une certaine
Dulcinée du Toboso, à qui toute l'Espagne décerne la palme de la
beauté.

-- C'est avec raison qu'on la lui donne, reprit don Quichotte, si
toutefois votre beauté sans pareille ne met la chose en question.
Mais ne perdez point votre temps, mesdames, à vouloir me retenir,
car les devoirs impérieux de ma profession ne me laissent reposer
nulle part.»

Sur ces entrefaites, arriva près des quatre causeurs un frère de
l'une des deux bergères, vêtu avec une élégance et une richesse
qui répondaient à leur accoutrement. Elles lui contèrent que celui
qui parlait avec elles était le valeureux don Quichotte de la
Manche, et l'autre son écuyer Sancho, que le jeune homme
connaissait déjà pour avoir lu leur histoire. Aussitôt le galant
berger fit au chevalier ses offres de service, et le pria si
instamment de l'accompagner à leurs tentes, que don Quichotte fut
contraint de céder; il le suivit. En ce moment se faisait la
chasse aux huées, et les filets s'emplirent d'une multitude
d'oiseaux, qui, trompés par la couleur des mailles, se jetaient
dans le péril qu'ils fuyaient à tire-d'aile. Plus de trente
personnes se réunirent en cet endroit, toutes galamment habillées
en bergers et en bergères. Elles furent aussitôt informées que
c'étaient là don Quichotte et son écuyer, ce qui les ravit de
joie, parce qu'elles les connaissaient déjà par leur histoire.

On regagna les tentes, où l'on trouva les tables dressées, riches,
propres et abondamment servies. On fit à don Quichotte l'honneur
du haut bout. Tous le regardaient et s'étonnaient de le voir.
Finalement, quand on leva la nappe, don Quichotte prit la parole
et dit:

«Parmi les plus grands péchés que les hommes commettent, bien que
certaines personnes disent que c'est l'orgueil qui a la première
place, moi je dis que c'est l'ingratitude, m'en rapportant à ce
qu'on a coutume de dire, que l'enfer est peuplé d'ingrats. Ce
péché, j'ai tâché de le fuir, autant qu'il m'a été possible,
depuis l'instant où j'eus l'usage de la raison. Si je ne peux
payer les bonnes oeuvres qui me sont faites par d'autres bonnes
oeuvres, je mets à la place le désir de les rendre; et, si cela ne
suffit point, je les publie; car celui qui raconte et publie les
bienfaits qu'il reçoit, les reconnaîtra, s'il le peut, par
d'autres bienfaits. Effectivement, la plupart de ceux qui
reçoivent sont inférieurs à ceux qui donnent. Ainsi est Dieu par-
dessus tout le monde, parce qu'il est le bienfaiteur de tous, et
les présents de l'homme ne peuvent répondre avec égalité à ceux de
Dieu, à cause de l'infinie distance qui les sépare. Mais, à cette
impuissance, à cette misère, supplée en quelque sorte la
reconnaissance. Moi donc, reconnaissant de la grâce qui m'est
faite ici, mais ne pouvant y répondre à la même mesure, et me
renfermant dans les étroites limites de mon pouvoir, j'offre ce
que je puis et ce qui vient de mon cru. Je dis donc que, pendant
deux jours naturels, je soutiendrai, au milieu de cette grande
route qui conduit à Saragosse, que ces dames, déguisées en
bergères, sont les plus belles et les plus courtoises qu'il y ait
au monde, à l'exception cependant de la sans pareille Dulcinée du
Toboso, unique maîtresse de mes pensées, soit dit sans offenser
aucun de ceux ou de celles qui m'écoutent.»

Quand Sancho entendit cela, lui qui avait écouté avec grande
attention, il ne put se tenir et s'écria:

«Est-il possible qu'il y ait au monde des gens assez osés pour
oser dire et jurer que ce mien maître-là est fou! Dites un peu,
messieurs les bergers, y a-t-il curé de village, si savant et si
beau parleur qu'il soit, qui puisse dire ce que mon maître a dit?
Y a-t-il chevalier errant, quelque réputation de vaillance qu'il
ait, qui puisse offrir ce qu'offre mon maître?»

Don Quichotte se tourna brusquement vers Sancho, et lui dit, le
visage enflammé de colère:

«Est-il possible, ô Sancho! qu'il y ait dans tout l'univers une
seule personne qui dise que tu n'es pas un sot doublé de même,
avec je ne sais quelles bordures de malice et de coquinerie?
Pourquoi te mêles-tu de mes affaires, et qui te charge de vérifier
si je suis sensé ou imbécile? Tais-toi, sans répliquer un mot, et
va seller Rossinante, s'il est dessellé; puis allons mettre mon
offre à exécution; car, avec la raison que j'ai de mon côté, tu
peux bien tenir pour vaincus tous ceux qui s'aviseraient de me
contredire.»

Cela dit, il se leva de son siège, avec des gestes d'indignation,
et laissa tous les spectateurs dans l'étonnement, les faisant
douter s'il fallait le prendre pour sage ou pour fou.

Finalement, ce fut en vain qu'ils essayèrent de le détourner de
son entreprise chevaleresque, en lui disant qu'ils tenaient pour
dûment reconnus ses sentiments de gratitude, et qu'il n'était nul
besoin de nouvelles démonstrations pour faire également connaître
sa valeur, puisque celles que rapportait son histoire étaient bien
suffisantes. Don Quichotte n'en persista pas moins dans sa
résolution. Il monta sur Rossinante, prit sa lance, embrassa son
écu, et fut se placer au beau milieu d'un grand chemin qui passait
près de la verte prairie. Sancho le suivit sur son âne, ainsi que
tous les gens de la compagnie pastorale, désireux de voir où
aboutirait son offre arrogante et singulière.

Campé, comme on l'a dit, au milieu du chemin, don Quichotte fit
retentir l'air de ces paroles:

«Ô vous, passagers et voyageurs, chevaliers, écuyers, gens à pied
et à cheval, qui passez ou devez passer sur ce chemin pendant les
deux jours qui vont suivre, sachez que don Quichotte de la Manche,
chevalier errant, s'est ici posté pour soutenir que toutes les
beautés et les courtoisies de la terre sont surpassées par celles
que possèdent les nymphes habitantes de ces prés et de ces bois,
laissant toutefois à part la reine de mon âme, Dulcinée du Toboso;
ainsi donc, que celui qui serait d'un avis contraire se présente;
je l'attends ici.»

Par deux fois il répéta mot à mot cette apostrophe, et par deux
fois elle ne fut entendue d'aucun chevalier errant. Mais le sort,
qui menait ses affaires de mieux en mieux, voulut que, peu de
temps après, on découvrît sur le chemin une multitude d'hommes à
cheval, portant pour la plupart des lances à la main, qui
s'avançaient tous pressés, mêlés, et en grande hâte. Dès que ceux
qui accompagnaient don Quichotte les eurent aperçus, ils
tournèrent les talons, et s'écartèrent bien loin de la
grand'route, parce qu'ils virent bien qu'en attendant cette
rencontre ils pouvaient s'exposer à quelque danger. Don Quichotte
seul, d'un coeur intrépide, resta ferme sur la place, et Sancho
Panza se fit un bouclier des reins de Rossinante. Cependant la
troupe confuse des lanciers s'approchait, et l'un d'eux, qui
marchait en avant, se mit à crier de toute sa force à don
Quichotte:

«Gare, homme du diable, gare du chemin; ces taureaux vont te
mettre en pièces.

-- Allons donc, canaille, répondit don Quichotte, il n'y a pas
pour moi de taureaux qui vaillent, fussent-ils les plus terribles
de ceux que le Jarama nourrit sur ses rives. Confessez,
malandrins, confessez en masse et en bloc la vérité de ce que j'ai
publié tout à l'heure; sinon, je vous livre bataille.»

Le vacher n'eut pas le temps de lui répondre, ni don Quichotte
celui de se détourner, quand même il l'eût voulu; ainsi, le
troupeau des taureaux de combat, avec les boeufs paisibles qui
servent à les conduire[290], et la multitude de vachers et de gens
de toute sorte qui les menaient à une ville où devait se faire une
course le lendemain, tout cela passa par-dessus don Quichotte, et
par-dessus Sancho, Rossinante et le grison, les roulant à terre et
les foulant aux pieds. De l'aventure, Sancho resta moulu, don
Quichotte épouvanté, le grison meurtri de coups, et Rossinante
fort peu catholique. Pourtant ils se relevèrent tous à la fin, et
don Quichotte, bronchant par-ci, tombant par-là, se mit aussitôt à
courir après l'armée de bêtes à cornes, criant de toute sa voix:

«Arrêtez, arrêtez, canaille de malandrins, un seul chevalier vous
attend, lequel n'est ni de l'humeur ni de l'avis de ceux qui
disent: _À l'ennemi qui fuit, faire un pont d'argent._»

Mais les fuyards, pressés, ne ralentirent pas leur course pour
cela, et ne firent pas plus de cas de ses menaces que des nuages
d'autan. La fatigue arrêta don Quichotte, qui, plus enflammé de
courroux que rassasié de vengeance, s'assit sur le bord du chemin,
attendant que Sancho, Rossinante et le grison revinssent auprès de
lui. Ils arrivèrent enfin; maître et valet reprirent leurs
montures, et, sans retourner prendre congé de la feinte Arcadie,
avec plus de honte que de joie, ils continuèrent leur chemin.

Chapitre LIX

_Où l'on raconte l'événement extraordinaire, capable d'être pris
pour une aventure, qui arriva à don Quichotte_


Don Quichotte et Sancho trouvèrent un remède à la poussière et à
la lassitude, qui leur étaient restées de l'incivilité des
taureaux, dans une claire et limpide fontaine qui coulait au
milieu d'une épaisse touffe d'arbres. Laissant paître librement,
sans harnais et sans bride, Rossinante et le grison, les deux
aventuriers, maître et valet, s'assirent au bord de l'eau. Don
Quichotte se rinça la bouche, se lava la figure, et rendit, par
cette ablution, quelque énergie à ses esprits abattus. Sancho
recourut au garde-manger de son bissac, et en tira ce qu'il avait
coutume d'appeler sa victuaille[291]. Don Quichotte ne mangeait
point, par pure tristesse, et Sancho n'osait pas toucher aux mets
qu'il avait devant lui, par pure civilité; il attendait que son
seigneur en essayât. Mais voyant qu'enseveli dans ses rêveries
celui-ci ne se rappelait pas de porter le pain à la bouche, sans
ouvrir la sienne pour parler, et foulant aux pieds toute
bienséance, il se mit à encoffrer dans son estomac le pain et le
fromage qui lui tombaient sous la main.

«Mange, ami Sancho, lui dit don Quichotte, alimente ta vie, cela
t'importe plus qu'à moi, et laisse-moi mourir sous le poids de mes
pensées et les coups de mes disgrâces. Je suis né, Sancho, pour
vivre en mourant, et toi, pour mourir en mangeant. Afin que tu
voies combien j'ai raison de parler ainsi, considère-moi, je te
prie, imprimé dans des livres d'histoire, fameux dans les armes,
affable et poli dans mes actions, respecté par de grands
seigneurs, sollicité par de jeunes filles, et, quand, à la fin,
j'attendais les palmes et les couronnes justement méritées par mes
valeureux exploits, je me suis vu ce matin foulé, roulé et moulu
sous les pieds d'animaux immondes. Cette réflexion m'émousse les
dents, m'engourdit les mains, et m'ôte si complètement l'envie de
manger, que je pense me laisser mourir de faim, mort la plus
cruelle de toutes les morts.

-- De cette manière, répondit Sancho, sans cesser de mâcher en
toute hâte, Votre Grâce n'est pas de l'avis du proverbe qui dit:
«Meure la poule, pourvu qu'elle meure saoûle.» Quant à moi, du
moins, je ne pense pas me tuer moi-même. Je pense, au contraire,
faire comme le savetier, qui tire le cuir avec les dents jusqu'à
ce qu'il le fasse arriver où il veut. Moi je tirerai ma vie en
mangeant, jusqu'à ce qu'elle arrive à la fin que lui a fixée le
ciel. Sachez, seigneur, qu'il n'y a pas de plus grande folie que
celle de vouloir se désespérer comme le fait Votre Grâce. Croyez-
moi: après que vous aurez bien mangé, étendez-vous pour dormir un
peu sur les verts tapis de cette prairie, et vous verrez, en vous
réveillant, comme vous serez soulagé.»

Don Quichotte suivit ce conseil, trouvant que les propos de Sancho
étaient plus d'un philosophe que d'un imbécile.

«Si tu voulais, ô Sancho, faire pour moi ce que je vais te dire,
mon soulagement serait plus certain, et mes peines moins vives; ce
serait, pendant que je dormirai, pour te complaire, de t'écarter
un peu d'ici, et avec les rênes de Rossinante, mettant ta peau à
l'air, de t'administrer trois ou quatre cents coups de fouet, à
compte et à valoir sur les trois mille et tant que tu dois te
donner pour le désenchantement de cette pauvre Dulcinée; car, en
vérité, c'est une honte que cette pauvre dame reste enchantée par
ta négligence et ta tiédeur.

-- À cela il y a bien à dire, répondit Sancho. Dormons tous deux à
cette heure, et Dieu dit ensuite ce qui sera. Sachez, seigneur,
que se fouetter ainsi de sang-froid, c'est une rude chose, surtout
quand les coups doivent tomber sur un corps mal nourri et plus mal
repu. Que madame Dulcinée prenne patience; un beau jour, quand
elle y pensera le moins, elle me verra percé de coups comme un
crible, et jusqu'à la mort tout est vie; je veux dire que j'ai la
mienne encore, aussi bien que l'envie d'accomplir ce que j'ai
promis.»

Après l'avoir remercié de sa bonne intention, don Quichotte mangea
un peu, et Sancho beaucoup; puis tous deux se couchèrent et
s'endormirent, laissant les deux perpétuels amis et camarades,
Rossinante et le grison, paître à leur fantaisie l'herbe abondante
dont ces prés étaient pleins. Les dormeurs s'éveillèrent un peu
tard. Ils remontèrent à cheval, et continuèrent leur route, en se
donnant hâte pour arriver à une hôtellerie qu'on apercevait à une
lieue plus loin. Je dis une hôtellerie, car ce fut ainsi que don
Quichotte l'appela, contre l'usage qu'il avait d'appeler toutes
les hôtelleries châteaux. Ils y arrivèrent enfin et demandèrent à
l'hôtelier s'il y avait un gîte pour eux. On leur répondit que
oui, avec toute la commodité et toutes les aisances qu'ils
pourraient trouver à Saragosse. Tous deux mirent pied à terre, et
Sancho porta ses bagages dans une chambre dont l'hôte lui donna la
clef. Il conduisit les bêtes à l'écurie, leur jeta la ration dans
la mangeoire, et, rendant grâce au ciel de ce que son maître
n'avait pas pris cette hôtellerie pour un château, il revint voir
ce que lui commanderait don Quichotte, qui s'était assis sur un
banc.

L'heure du souper venue, ils se retirèrent dans leur chambre, et
Sancho demanda à l'hôte ce qu'il avait à leur donner.

«Vous serez servis à bouche que veux-tu, répondit l'hôte. Ainsi,
demandez ce qui vous fera plaisir; car, en fait d'oiseaux de
l'air, d'animaux de la terre, et de poissons de la mer, cette
hôtellerie est abondamment pourvue.

-- Il ne faut pas tant de choses, répliqua Sancho; avec une paire
de poulets rôtis nous aurons assez, car mon seigneur est délicat
et mange peu, et moi je ne suis pas glouton à l'excès.»

L'hôte répondit qu'il n'avait pas de poulets, parce que les milans
dévastaient le pays.

«Eh bien! reprit Sancho, que le seigneur hôte fasse rôtir une
poule qui soit un peu tendre.

-- Une poule, sainte Vierge! s'écria l'hôte; en vérité, en vérité,
j'en ai envoyé vendre hier plus de cinquante à la ville; mais à
l'exception d'une poule, Votre Grâce peut demander ce qui lui
plaira.

-- De cette manière, reprit Sancho, le veau ne manquera pas, ni le
chevreau non plus.

-- Pour le présent, répondit l'hôte, il n'y en a pas à la maison,
parce que la provision est épuisée; mais, la semaine qui vient, il
y en aura de reste.

-- Nous voilà bien lotis, repartit Sancho; je parie que tous ces
objets manquants vont se résumer en une grande abondance de lard
et d'oeufs.

-- Pardieu! répondit l'hôtelier, mon hôte a vraiment une gentille
mémoire! je viens de lui dire que je n'ai ni poules ni poulets, et
il veut maintenant que j'aie des oeufs! Qu'il imagine, s'il lui
plaît, d'autres délicatesses, et qu'il cesse de demander des
poules.

-- Allons au fait, par le nom du Christ! s'écria Sancho; dites-moi
finalement ce que vous avez, et trêve de balivernes.

-- Seigneur hôte, reprit l'hôtelier, ce que j'ai véritablement, ce
sont deux pieds de boeuf qui ressemblent à des pieds de veau, ou
deux pieds de veau qui ressemblent à des pieds de boeuf. Ils sont
cuits avec leur assaisonnement de pois, d'oignons et de lard, et
disent, à l'heure qu'il est, en bouillant sur le feu: Mange-moi,
mange-moi.

-- D'ici je les marque pour miens, s'écria Sancho, et que personne
n'y touche; je les payerai mieux qu'un autre, car je ne pouvais
rien rencontrer qui fût plus de mon goût; et peu m'importe qu'ils
soient de boeuf ou de veau, pourvu que ce soient des pieds.

-- Personne n'y touchera, répondit l'hôtelier; car d'autres hôtes,
que j'ai à la maison, sont assez gens de qualité pour mener avec
eux cuisinier, officier et provisions de bouche.

-- Quant à la qualité, dit Sancho, personne n'en revend à mon
maître; mais l'emploi qu'il exerce ne permet ni garde-manger ni
panier à bouteilles. Nous nous étendons par là, au milieu d'un
pré, et nous mangeons à notre soûl des glands et des nèfles.»

Tel fut l'entretien qu'eut Sancho avec l'hôtelier, et qu'il cessa
là, sans vouloir lui répondre, car l'autre avait déjà demandé quel
était l'emploi ou la profession de son maître. L'heure du souper
vint; don Quichotte regagna sa chambre; l'hôte apporta la
fricassée comme elle se trouvait, et le chevalier se mit à table.

Bientôt après, dans la chambre voisine de la sienne, et qui n'en
était séparée que par une mince cloison, don Quichotte entendit
quelqu'un qui disait:

«Par la vie de Votre Grâce, seigneur don Géronimo, en attendant
qu'on apporte le souper, lisons un autre chapitre de la seconde
partie de don Quichotte de la Manche.»

À peine don Quichotte eut-il entendu son nom, qu'il se leva tout
debout, dressa l'oreille, et prêta toute son attention à ce qu'on
disait de lui. Il entendit ce don Géronimo répondre:

«Pourquoi voulez-vous, seigneur don Juan, que nous lisions ces
sottises? Quiconque a lu la première partie de don Quichotte de la
Manche ne peut trouver aucun plaisir à lire cette seconde partie.

-- Toutefois, reprit don Juan, nous ferons bien de la lire; car
enfin, il n'y a pas de livres si mauvais qu'on y trouve quelque
chose de bon. Ce qui me déplaît le plus dans celui-ci, c'est qu'on
y peint don Quichotte guéri de son amour pour Dulcinée du
Toboso.[292]«

Quand don Quichotte entendit cela, plein de dépit et de colère, il
éleva la voix et s'écria:

«À quiconque dira que don Quichotte de la Manche a oublié ou peut
oublier Dulcinée du Toboso, je lui ferai connaître, à armes
égales, qu'il est bien loin de la vérité; car ni Dulcinée du
Toboso ne peut être oubliée, ni l'oubli se loger en don Quichotte.
Sa devise est la constance, et ses voeux de rester fidèle, sans se
faire aucune violence, par choix et par plaisir.

-- Qui nous répond? demanda-t-on de l'autre chambre.

-- Qui pourrait-ce être, répliqua Sancho, sinon don Quichotte de
la Manche lui-même, qui soutiendra tout ce qu'il a dit, et même
tout ce qu'il dira? car le bon payeur ne regrette pas ses gages.»

À peine Sancho avait-il achevé, que deux gentilshommes (du moins
en avaient-ils l'apparence) ouvrirent la porte de la chambre, et
l'un d'eux, jetant les bras au cou de don Quichotte, lui dit avec
effusion:

«Ce n'est ni votre aspect qui peut démentir votre nom, ni votre
nom qui peut démentir votre aspect. Vous, seigneur, vous êtes sans
aucun doute le véritable don Quichotte de la Manche, étoile
polaire de la chevalerie errante, en dépit de celui qui a voulu
usurper votre nom et anéantir vos prouesses, comme l'a fait
l'auteur de ce livre que je remets entre vos mains.»

Il lui présenta en même temps un livre que tenait son compagnon.
Don Quichotte le prit, et se mit à le feuilleter sans répondre un
mot; puis, quelques moments après, il le lui rendit en disant:

«Dans le peu que j'ai vu, j'ai trouvé chez cet auteur trois choses
dignes de blâme. La première, quelques paroles que j'ai lues dans
le prologue[293]; la seconde, que le langage est aragonais, car
l'auteur supprime quelquefois les articles; enfin la troisième,
qui le confirme surtout pour un ignorant, c'est qu'il se trompe et
s'éloigne de la vérité dans la partie principale de l'histoire. Il
dit en effet que la femme de Sancho Panza, mon écuyer, s'appelle
Marie Gutierrez[294], tandis qu'elle s'appelle Thérèse Panza; et
celui qui se trompe en un point capital doit faire craindre qu'il
ne se trompe en tout le reste de l'histoire.

-- Voilà, pardieu, une jolie chose pour un historien, s'écria
Sancho, et il doit bien être au courant de nos affaires, puisqu'il
appelle Thérèse Panza, ma femme, Marie Gutierrez! Reprenez le
livre, seigneur, et voyez un peu si je figure par là, et si on
estropie mon nom.

-- À ce que vous venez de dire, mon ami, reprit don Géronimo, vous
devez être Sancho Panza, l'écuyer du seigneur don Quichotte?

-- Oui, je le suis, répondit Sancho, et je m'en flatte.

-- Eh bien! par ma foi, continua le gentilhomme, cet auteur
moderne ne vous traite pas avec la décence qui se voit en votre
personne. Il vous peint glouton et niais, et pas le moins du monde
amusant, bien différent enfin de l'autre Sancho qu'on trouve dans
la première partie de l'histoire de votre maître.

-- Dieu lui pardonne, répondit Sancho; il aurait mieux fait de me
laisser dans mon coin, sans se souvenir de moi; car pour mener la
danse il faut savoir jouer du violon, et ce n'est qu'à Rome que
saint Pierre est bien.»

Les deux gentilshommes invitèrent don Quichotte à passer dans leur
chambre pour souper avec eux, sachant bien, dirent-ils, qu'il n'y
avait rien, dans cette hôtellerie, de convenable pour sa personne.
Don Quichotte, qui fut toujours affable et poli, se rendit à leurs
instances et soupa avec eux. Sancho resta maître de la marmite en
toute propriété; il prit le haut bout de la table, et l'hôtelier
s'assit auprès de lui, car il n'était pas moins que Sancho
amoureux de ses pieds de boeuf.

Pendant le souper, don Juan demanda à don Quichotte quelles
nouvelles il avait de madame Dulcinée du Toboso; si elle s'était
mariée, si elle était accouchée ou enceinte, ou bien si, gardant
ses voeux de chasteté, elle se souvenait des amoureuses pensées du
seigneur don Quichotte.

«Dulcinée, répondit don Quichotte, est encore pure et sans tache,
et mon coeur plus constant que jamais; notre correspondance, nulle
comme d'habitude; sa beauté, changée en la laideur d'une vile
paysanne.»

Puis il leur conta de point en point l'enchantement de Dulcinée,
ses aventures dans la caverne de Montésinos, et la recette que lui
avait donnée le sage Merlin pour désenchanter sa dame, laquelle
n'était autre que la flagellation de Sancho. Ce fut avec un
plaisir extrême que les gentilshommes entendirent conter, de la
bouche même de don Quichotte, les étranges événements de son
histoire. Ils restèrent aussi étonnés de ses extravagances que de
la manière élégante avec laquelle il les racontait. Tantôt ils le
tenaient pour spirituel et sensé, tantôt ils le voyaient glisser
et tomber dans le radotage, et ne savaient enfin quelle place lui
donner entre la sagesse et la folie. Sancho acheva de souper, et,
laissant l'hôtelier battre les murailles, il passa dans la chambre
de son maître, où il dit en entrant:

«Qu'on me pende, seigneurs, si l'auteur de ce livre qu'ont Vos
Grâces a envie que nous restions longtemps cousins. Je voudrais,
du moins, puisqu'il m'appelle glouton, à ce que vous dites, qu'il
se dispensât de m'appeler ivrogne.

-- C'est précisément le nom qu'il vous donne, répondit don
Géronimo. Je ne me rappelle pas bien de quelle façon, mais je sais
que les propos qu'il vous prête sont malséants et en outre
menteurs, à ce que je lis dans la physionomie du bon Sancho que
voilà.

-- Vos Grâces peuvent m'en croire, reprit Sancho; le Sancho et le
don Quichotte de cette histoire sont d'autres que ceux qui
figurent dans celle qu'a composée Cid Hamet Ben-Engéli; ceux-là
sont nous-mêmes; mon maître, vaillant, discret et amoureux; moi,
simple, plaisant, et pas plus glouton qu'ivrogne.

-- C'est aussi ce que je crois, reprit don Juan; et, si cela était
possible, il faudrait ordonner que personne n'eût l'audace
d'écrire sur les aventures du grand don Quichotte, si ce n'est Cid
Hamet, son premier auteur, de la même façon qu'Alexandre ordonna
que personne n'eût l'audace de faire son portrait, si ce n'est
Apelle.

-- Mon portrait, le fasse qui voudra, dit don Quichotte; mais
qu'on ne me maltraite pas, car la patience finit par tomber quand
on la charge d'injures.

-- Quelle injure peut-on faire au seigneur don Quichotte, répondit
don Juan, dont il ne puisse aisément se venger, à moins qu'il ne
la pare avec le bouclier de sa patience, qui est large et fort, à
ce que j'imagine?»

Ce fut dans ces entretiens et d'autres semblables que se passa une
grande partie de la nuit; et, bien que don Juan et son ami
pressassent don Quichotte de lire un peu plus du livre pour voir
quelle gamme il chantait, on ne put l'y décider. Il répondit qu'il
tenait le livre pour lu tout entier, qu'il le maintenait pour
impertinent d'un bout à l'autre, et qu'il ne voulait pas, si
jamais son auteur venait à savoir qu'on le lui eût mis entre les
mains, lui donner la joie de croire qu'il en avait fait lecture.
«D'ailleurs, ajouta-t-il, la pensée même doit se détourner des
choses obscènes et ridicules, à plus forte raison les yeux.[295]« On
lui demanda où il avait résolu de diriger sa route. Il répondit
qu'il allait à Saragosse, pour se trouver aux fêtes appelées
_joutes du harnais, _qu'on célèbre chaque année dans cette ville.
Don Juan lui dit alors que cette nouvelle histoire racontait
comment don Quichotte, ou quel que fût celui qu'elle appelait
ainsi, avait assisté, dans la même ville, à une course de bague,
dépourvue d'invention, pauvre de style, misérable en descriptions
de livrées; mais, en revanche, riche en niaiseries.[296]

«En ce cas-là, répliqua don Quichotte, je ne mettrai point les
pieds à Saragosse, et je publierai ainsi, à la face du monde, le
mensonge de ce moderne historien, et les gens pourront se
convaincre que je ne suis pas le don Quichotte dont il parle.

-- Ce sera fort bien fait, reprit don Géronimo; et d'ailleurs il y
a d'autres joutes à Barcelone, où le seigneur don Quichotte pourra
montrer son adresse et sa valeur.

-- Voilà ce que je pense faire, répliqua don Quichotte; mais que
Vos Grâces veuillent bien me permettre, car il en est l'heure,
d'aller me mettre au lit, et qu'elles me comptent désormais au
nombre de leurs meilleurs amis et serviteurs.

-- Moi aussi, ajouta Sancho, peut-être leur serai-je bon à quelque
chose.»

Sur cela, prenant congé de leurs voisins, don Quichotte et Sancho
regagnèrent leur chambre, et laissèrent don Juan et don Géronimo
tout surpris du mélange qu'avait fait le chevalier de la
discrétion et de la folie. Du reste ils crurent fermement que
c'étaient bien les véritables don Quichotte et Sancho, et non ceux
qu'avait dépeints leur historien aragonais.

Don Quichotte se leva de grand matin, et, frappant à la cloison de
l'autre chambre, il dit à ses hôtes un dernier adieu. Sancho paya
magnifiquement l'hôtelier, mais lui conseilla de vanter un peu
moins l'abondance de son hôtellerie, ou de la tenir désormais
mieux approvisionnée.

Chapitre LX

_De ce qui arriva à don Quichotte allant à Barcelone_


La matinée était fraîche et promettait une égale fraîcheur pour le
jour, quand don Quichotte quitta l'hôtellerie, après s'être bien
informé, d'abord du chemin qui conduisait directement à Barcelone,
sans toucher à Saragosse, tant il avait envie de faire mentir ce
nouvel historien qui, disait-on, le traitait si outrageusement.
Or, il advint qu'en six jours entiers il ne lui arriva rien qui
mérite d'être couché par écrit. Au bout de ces six jours, s'étant
écarté du grand chemin, la nuit le surprit dans un épais bosquet
de chênes ou de lièges; car, sur ce point, Cid Hamet ne garde pas
la ponctualité qu'il met en toute chose. Maître et valet
descendirent de leurs bêtes; et Sancho, qui avait fait ce jour-là
ses quatre repas, s'étant arrangé contre le tronc d'un arbre,
entra d'emblée par la porte du sommeil. Mais don Quichotte, que
ses pensées, plus encore que la faim, tenaient éveillé, ne pouvait
fermer les yeux. Au contraire, son imagination le promenait en
mille endroits différents. Tantôt il croyait se retrouver dans la
caverne de Montésinos; tantôt il voyait sauter et cabrioler sur sa
bourrique Dulcinée transformée en paysanne; tantôt il entendait
résonner à ses oreilles les paroles du sage Merlin, qui lui
rappelaient les conditions qu'il fallait accomplir et les
diligences qu'il fallait faire pour le désenchantement de
Dulcinée. Il se désespérait en voyant la tiédeur et le peu de
charité de son écuyer Sancho, lequel, à ce qu'il croyait, ne
s'était encore donné que cinq coups de fouet, nombre bien faible
et bien chétif en comparaison de la multitude infinie qu'il lui
restait à se donner. Ces réflexions lui causèrent tant de peine et
de dépit, qu'il fit en lui-même ce discours:

«Si le grand Alexandre défit le noeud gordien en disant: _Autant
vaut couper que détacher, _et s'il n'en devint pas moins seigneur
universel de toute l'Asie, il n'en arriverait ni plus ni moins à
présent, pour le désenchantement de Dulcinée, si je fouettais moi-
même Sancho malgré lui. En effet, puisque le remède consiste en ce
que Sancho reçoive trois mille et tant de coups de fouet,
qu'importe s'il se les donne lui-même ou qu'un autre les lui
donne? toute la question est qu'il les reçoive, de quelque main
qu'ils lui arrivent.»

Dans cette pensée, il s'approcha de Sancho, après avoir pris
d'abord les rênes de Rossinante qu'il ajusta de manière à s'en
faire un fouet, et il se mit à lui détacher sa seule aiguillette;
car l'opinion commune est que Sancho ne portait que celle de
devant pour soutenir ses chausses. Mais à peine avait-il commencé
cette besogne, que Sancho s'éveilla les yeux grands ouverts, et
dit brusquement:

«Qu'est-ce là? qui me touche et me déchausse?

-- C'est moi, répondit don Quichotte, qui viens suppléer à ta
négligence et remédier à mes peines. Je viens te fouetter, Sancho,
et acquitter en partie la dette que tu as contractée. Dulcinée
périt; tu vis sans te soucier de rien; je meurs dans le désespoir;
ainsi, défais tes chausses de bonne volonté, car la mienne est de
te donner dans cette solitude au moins deux mille coups de fouet.

-- Oh! pour cela, non, s'écria Sancho; que Votre Grâce se tienne
tranquille; sinon, par le Dieu véritable, il y aura du tapage à
nous faire entendre des sourds. Les coups de fouet auxquels je me
suis obligé doivent être donnés volontairement, et non par force.
Maintenant, je n'ai pas envie de me fouetter. Il suffit que je
donne à Votre Grâce ma parole de me flageller et de me chasser les
mouches quand l'envie m'en prendra.

-- Je ne puis m'en remettre à ta courtoisie, Sancho, reprit don
Quichotte, car tu es dur de coeur, et, quoique vilain, tendre de
chair.»

En parlant ainsi, il s'obstinait à vouloir lui délacer
l'aiguillette. Voyant cela, Sancho se leva tout debout, sauta sur
son seigneur, le prit à bras-le-corps, et, lui donnant un croc-en-
jambe, le jeta par terre tout de son long; puis il lui mit le
genou droit sur la poitrine, et lui prit les mains avec ses mains,
de façon qu'il ne le laissait ni remuer ni souffler. Don Quichotte
lui criait d'une voix étouffée:

«Comment, traître, tu te révoltes contre ton maître et seigneur
naturel! tu t'attaques à celui qui te donne son pain!

-- Je ne fais ni ne défais de roi[297]! répondit Sancho, mais je
m'aide moi-même, moi qui suis mon seigneur. Que Votre Grâce me
promette de rester tranquille et qu'il ne sera pas question de me
fouetter maintenant; alors je vous lâche et vous laisse aller;
sinon, _tu mourras ici, traître, ennemi de doña Sancha._[298]«

Don Quichotte lui promit ce qu'il exigeait. Il jura, par la vie de
ses pensées, qu'il ne le toucherait pas au poil du pourpoint, et
laisserait désormais à sa merci et à sa volonté le soin de se
fouetter quand il le jugerait à propos. Sancho se releva, et
s'éloigna bien vite à quelque distance; mais, comme il s'appuyait
à un arbre, il sentit quelque chose lui toucher la tête; il leva
les mains, et rencontra deux pieds d'homme chaussés de souliers.
Tremblant de peur, il courut se réfugier contre un autre arbre, où
la même chose lui arriva. Alors il appela don Quichotte, en criant
au secours. Don Quichotte accourut, et lui demanda ce qui lui
était arrivé, et ce qui lui faisait peur. Sancho répondit que tous
ces arbres étaient pleins de pieds et de jambes d'hommes. Don
Quichotte les toucha à tâtons, et comprit sur-le-champ ce que ce
pouvait être.

«Il n'y a pas de quoi te faire peur, Sancho, lui dit-il; car ces
jambes et ces pieds que tu touches et ne vois pas sont sans doute
ceux de quelques voleurs et bandits qui sont pendus à ces arbres;
car c'est ici que la justice, quand elle les prend, a coutume de
les pendre par vingt et par trente. Cela m'indique que je dois
être près de Barcelone.»

Ce qui était vrai effectivement, comme il l'avait conjecturé. Au
point du jour; ils levèrent les yeux, et virent les grappes dont
ces arbres étaient chargés: c'étaient des corps de bandits.

Cependant le jour venait de paraître, et, si les morts les avaient
effrayés, ils ne furent pas moins épouvantés à la vue d'une
quarantaine de bandits vivants, qui tout à coup les entourèrent,
leur disant en langue catalane de rester immobiles et de ne pas
bouger jusqu'à l'arrivée de leur capitaine. Don Quichotte se
trouvait à pied, son cheval sans bride, sa lance appuyée contre un
arbre, et, finalement, sans aucune défense. Il fut réduit à
croiser les mains et à baisser la tête, se réservant pour une
meilleure occasion. Les bandits accoururent visiter le grison et
ne lui laissèrent pas un fétu de ce que renfermaient le bissac et
la valise. Bien en prit à Sancho d'avoir mis dans une ceinture de
cuir qu'il portait sur le ventre les écus du duc et ceux qu'il
apportait du pays. Mais toutefois ces braves gens l'auraient bien
fouillé jusqu'à trouver ce qu'il cachait entre cuir et chair, si
leur capitaine ne fût arrivé dans ce moment. C'était un homme de
trente-quatre ans environ, robuste, d'une taille élevée, au teint
brun, au regard sérieux et assuré. Il montait un puissant cheval,
et portait sur sa cotte de mailles quatre pistolets, de ceux qu'on
appelle dans le pays _pedreñales_[299]. Il vit que ses écuyers
(c'est le nom que se donnent les gens de cette profession)
allaient dépouiller Sancho Panza. Il leur commanda de n'en rien
faire, et fut aussitôt obéi; ainsi échappa la ceinture. Il
s'étonna de voir une lance contre un arbre, un écu par terre, et
don Quichotte, armé, avec la plus sombre et la plus lamentable
figure qu'aurait pu composer la tristesse elle-même. Il s'approcha
de lui:

«Ne soyez pas si triste, bonhomme, lui dit-il; vous n'êtes pas
tombé dans les mains de quelque barbare Osiris[300], mais dans
celles de Roque Guinart, plus compatissantes que cruelles.[301]

-- Ma tristesse, répondit don Quichotte, ne vient pas d'être tombé
en ton pouvoir, ô vaillant Roque, dont la renommée n'a point de
bornes sur la terre; elle vient de ce que ma négligence a été
telle que tes soldats m'aient surpris sans bride à mon cheval,
tandis que je suis obligé, suivant l'ordre de la chevalerie
errante, où j'ai fait profession, de vivre toujours en alerte, et
d'être, à toute heure, la sentinelle de moi-même. Je dois
t'apprendre, ô grand Guinart, que, s'ils m'eussent trouvé sur mon
cheval avec ma lance et mon écu, ils ne seraient pas venus
facilement à bout de moi; car je suis don Quichotte de la Manche,
celui qui a rempli l'univers du bruit de ses exploits.»

Roque Guinart comprit aussitôt que la maladie de don Quichotte
tenait plus de la folie que de la vaillance; et, bien qu'il l'eût
quelquefois entendu nommer, il n'avait jamais cru à la vérité de
son histoire, ni pu se persuader qu'une semblable fantaisie
s'emparât du coeur d'un homme. Ce fut donc une grande joie pour
lui de l'avoir rencontré, pour toucher de près ce qu'il avait ouï
dire de loin.

«Valeureux chevalier, lui dit-il, ne vous désespérez point, et ne
tenez pas à mauvaise fortune celle qui vous amène ici. Il se
pourrait, au contraire, qu'en ces rencontres épineuses votre sort
fourvoyé retrouvât sa droite ligne, car c'est par des chemins
étranges, par des détours inouïs, hors de la prévoyance humaine,
que le ciel a coutume de relever les abattus et d'enrichir les
pauvres.»

Don Quichotte allait lui rendre grâce, quand ils entendirent
derrière eux un grand bruit, comme celui d'une troupe de chevaux.
Ce n'en était pourtant qu'un seul, sur lequel venait à bride
abattue un jeune homme d'une vingtaine d'années, vêtu d'un
pourpoint de damas vert orné de franges d'or, avec des chausses
larges, un chapeau retroussé à la wallonne, des bottes justes et
cirées, l'épée, la dague et les éperons dorés, un petit mousquet à
la main et deux pistolets à la ceinture. Roque tourna la tête au
bruit, et vit ce galant personnage qui lui dit, dès qu'il se fut
approché:

«Je te cherchais, ô vaillant Roque, pour trouver en toi, sinon un
remède, au moins un adoucissement à mes malheurs. Et, pour ne pas
te tenir davantage en suspens, car je vois bien que tu ne me
reconnais pas, je veux te dire qui je suis. Je suis Claudia
Géronima, fille de Simon Forte, ton ami intime, et ennemi
particulier de Clauquel Torrellas, qui est aussi le tien,
puisqu'il est du parti contraire. Tu sais que ce Torrellas a un
fils qu'on appelle don Vicente Torrellas, ou du moins qui portait
ce nom il n'y a pas deux heures. Je te dirai en peu de mots, pour
abréger le récit de mes infortunes, celle dont il est la cause. Il
me vit, me fit la cour; je l'écoutai et le payai de retour en
secret de mon père; car il n'est pas une femme, si retirée et si
sage qu'elle vive, qui n'ait du temps de reste pour satisfaire ses
désirs quand elle s'y laisse emporter. Finalement il me fit la
promesse d'être mon époux, et je lui engageai ma parole d'être à
lui, sans que toutefois l'effet suivît nos mutuels serments. Hier,
j'appris qu'oubliant ce qu'il me devait, il épousait une autre
femme, et que ce matin il allait se rendre aux fiançailles. Cette
nouvelle me troubla l'esprit et mit ma patience à bout. Mon père
n'étant point à la maison, il me fut facile de prendre cet
équipage, et, pressant le pas de ce cheval, j'atteignis don
Vicente à une lieue environ d'ici. Là, sans perdre de temps à lui
faire entendre des plaintes ni à recevoir des excuses, je
déchargeai sur lui cette carabine, et de plus ces deux pistolets,
lui mettant, à ce que je crois, plus de deux balles dans le corps,
et ouvrant des issues par où mon honneur sortit avec son sang. Je
l'ai laissé sur la place entre les mains de ses valets, qui
n'osèrent ou ne purent prendre sa défense. Je viens te chercher
pour que tu me fasses passer en France, où j'ai des parents chez
qui je pourrai vivre, et te prier aussi de protéger mon père, pour
que la nombreuse famille de don Vicente n'exerce pas sur lui une
effroyable vengeance.»

Roque, tout surpris de la bonne mine, de l'énergie et de l'étrange
aventure de la belle Claudia, lui répondit aussitôt:

«Venez, madame; allons voir si votre ennemi est mort. Nous verrons
ensuite ce qu'il conviendra de faire.»

Don Quichotte écoutait attentivement ce qu'avait dit Claudia, et
ce que répondait Roque Guinart.

«Personne, s'écria-t-il, n'a besoin de se mettre en peine pour
défendre cette dame. Qu'on me donne mon cheval et mes armes, et
qu'on m'attende ici. J'irai chercher ce chevalier, et, mort ou
vif, je lui ferai tenir la parole qu'il a donnée à une si
ravissante beauté.

-- Que personne n'en doute, ajouta Sancho, car mon seigneur a la
main heureuse en fait de mariages. Il n'y a pas quinze jours qu'il
a fait marier un autre homme qui refusait aussi à une autre
demoiselle l'accomplissement de sa parole; et, si ce n'eût été que
les enchanteurs qui le poursuivent changèrent la véritable figure
du jeune homme en celle d'un laquais, à cette heure-ci ladite
demoiselle aurait cessé de l'être.»

Guinart, qui avait plus à faire de penser à l'aventure de la belle
Claudia qu'aux propos de ses prisonniers, maître et valet,
n'entendit ni l'un ni l'autre, et, après avoir donné l'ordre à ses
écuyers de rendre à Sancho tout ce qu'ils lui avaient pris sur le
grison, leur commanda de se retirer dans le gîte où ils avaient
passé la nuit; puis il partit au galop avec Claudia pour chercher
don Vicente, blessé ou mort. Ils arrivèrent à l'endroit où Claudia
avait rencontré son amant; mais ils n'y trouvèrent que des taches
de sang récemment versé. Étendant la vue de toutes parts, ils
aperçurent un groupe d'hommes au sommet d'une colline, et
imaginèrent, comme c'était vrai, que ce devait être don Vicente
que ses domestiques emportaient, ou mort, ou vif, pour le panser
ou pour l'enterrer. Ils pressèrent le pas dans le désir de les
atteindre; ce qui ne fut pas difficile, car les autres allaient
lentement. Ils trouvèrent don Vicente dans les bras de ces gens,
qu'il suppliait, d'une voix éteinte, de le laisser mourir en cet
endroit, car la douleur qu'il ressentait de ses blessures ne lui
permettait pas d'aller plus loin. Roque et Claudia se jetèrent à
bas de leurs chevaux et s'approchèrent du moribond. Les valets
s'effrayèrent à l'aspect de Guinart, et Claudia se troubla plus
encore à la vue de don Vicente. Moitié attendrie, moitié sévère,
elle s'approcha de lui et lui prit la main:

«Si tu me l'avais donnée, cette main, dit-elle, suivant notre
convention, tu ne te serais jamais vu dans cette extrémité.»

Le gentilhomme blessé ouvrit les yeux que déjà la mort avait
presque fermés, et, reconnaissant Claudia, il lui dit:

«Je vois bien, belle et trompée Claudia, que c'est toi qui m'as
donné la mort. C'est une peine que ne méritaient point mes désirs,
qui jamais, pas plus que mes oeuvres, n'ont voulu ni su
t'offenser.

-- Comment! s'écria Claudia, n'est-il pas vrai que tu allais ce
matin épouser Léonora, la fille du riche Balbastro?

-- Oh! non certes, répondit don Vicente. Ma mauvaise étoile t'a
porté cette fausse nouvelle, pour que, dans un transport jaloux,
tu m'ôtasses la vie; mais puisque je la perds et la laisse en tes
bras, je tiens mon sort pour fortuné. Afin que tu donnes croyance
à mes paroles, serre ma main, et reçois-moi, si tu veux, pour
époux. Je n'ai plus à te donner d'autre satisfaction de l'outrage
que tu crois avoir reçu de moi.»

Claudia lui serra la main, mais son coeur aussi se serra de telle
sorte, qu'elle tomba évanouie sur la poitrine sanglante de don
Vicente, auquel prit un paroxysme mortel. Roque, plein de trouble,
ne savait que faire. Les domestiques coururent chercher de l'eau
pour leur jeter au visage, et, l'ayant apportée, les en inondèrent
aussitôt. Claudia revint de son évanouissement, mais non don
Vicente de son paroxysme; il y avait laissé la vie. Lorsque
Claudia le vit sans mouvement, et qu'elle se fut assurée que son
époux avait cessé de vivre, elle frappa l'air de ses gémissements
et le ciel de ses plaintes; elle s'arracha les cheveux, qu'elle
livra aux vents; elle déchira son visage de ses propres mains, et
donna enfin tous les témoignages de regret et de douleur qu'on
pouvait attendre d'un coeur navré. «Ô femme cruelle et
inconsidérée, disait-elle, avec quelle facilité tu as exécuté une
si horrible pensée! Ô rage de la jalousie, à quelle fin désespérée
tu précipites quiconque te donne accès dans son âme! Ô mon cher
époux, c'est quand tu m'appartenais, que le sort impitoyable te
mène du lit nuptial à la sépulture!» Il y avait tant d'amertume et
de désespoir dans les plaintes qu'exhalait Claudia, qu'elles
tirèrent des larmes à Roque, dont les yeux n'avaient pas
l'habitude d'en verser en aucune occasion. Les domestiques
fondaient en pleurs; Claudia s'évanouissait à chaque moment, et
toute la colline paraissait un champ de tristesse et de malheur.

Enfin, Roque Guinart ordonna aux gens de don Vicente de porter le
corps de ce jeune homme à la maison de son père, qui n'était pas
fort loin, pour qu'on lui donnât la sépulture. Claudia dit à Roque
qu'elle voulait aller s'enfermer dans un monastère, dont l'une de
ses tantes était abbesse, et qu'elle pensait y finir sa vie dans
la compagnie d'un meilleur et plus éternel époux. Roque approuva
sa sainte résolution. Il offrit de l'accompagner jusqu'où elle
voudrait, et de protéger son père contre les parents de don
Vicente. Claudia ne voulut en aucune façon accepter son escorte,
et, le remerciant du mieux qu'elle put de ses offres de service,
elle s'éloigna tout éplorée. Les gens de don Vicente emportèrent
son corps, et Roque vint rejoindre ses gens. Telle fut la fin des
amours de Claudia Géronima. Mais faut-il s'en étonner, quand ce
fut la violence irrésistible d'une aveugle jalousie qui tissa la
trame de sa lamentable histoire?

Roque Guinart trouva ses écuyers dans l'endroit où il leur avait
ordonné de se rendre, et, au milieu d'eux, don Quichotte, qui,
monté sur Rossinante, leur faisait un sermon pour leur persuader
d'abandonner ce genre de vie, non moins dangereux pour l'âme que
pour le corps. Mais la plupart étaient des gascons, gens
grossiers, gens de sac et de corde; la harangue de don Quichotte
ne leur entrait pas fort avant. À son arrivée, Roque demanda à
Sancho Panza si on lui avait restitué les bijoux et les joyaux que
les siens avaient pris sur le grison.

«Oui, répondit Sancho, il ne me manque plus que trois mouchoirs de
tête qui valaient trois grandes villes.

-- Qu'est-ce que tu dis là, homme? s'écria l'un des bandits
présents; c'est moi qui les ai, et ils ne valent pas trois réaux.

-- C'est vrai, reprit don Quichotte; mais mon écuyer les estime
autant qu'il l'a dit, en considération de la personne qui me les a
donnés.»

Roque Guinart ordonna aussitôt de les rendre; et, faisant mettre
tous ses gens sur une file, il fit apporter devant eux les habits,
les joyaux, l'argent, enfin tout ce qu'on avait volé depuis la
dernière répartition; puis ayant fait rapidement le calcul
estimatif, et prisé en argent ce qui ne pouvait se diviser, il
partagea le butin entre toute sa compagnie avec tant de prudence
et d'équité, qu'il ne blessa pas en un seul point la justice
distributive. Cela fait, et tous se montrant satisfaits et bien
récompensés, Roque dit à don Quichotte:

«Si l'on ne gardait pas une telle ponctualité à l'égard de ces
gens-là, il ne serait pas possible de vivre avec eux.»

Sancho ajouta sur-le-champ:

«À ce que je viens de voir ici, la justice est si bonne, qu'il est
nécessaire de la pratiquer même parmi les voleurs.»

Un des écuyers l'entendit, et leva la crosse de son arquebuse,
avec laquelle il eût certainement ouvert la tête à Sancho, si
Roque Guinart ne lui eût crié de s'arrêter. Sancho frissonna de
tout son corps, et fit le ferme propos de ne pas desserrer les
dents tant qu'il serait avec ces gens-là.

En ce moment arriva l'un des écuyers postés en sentinelle le long
des chemins, pour épier les gens qui venaient à passer, et aviser
son chef de tout ce qui s'offrait.

«Seigneur, dit celui-là, non loin d'ici, sur le chemin qui mène à
Barcelone, vient une grande troupe de monde.

-- As-tu pu reconnaître, répondit Roque, si ce sont de ceux qui
nous cherchent, ou de ceux que nous cherchons?

-- Ce sont de ceux que nous cherchons, répliqua l'écuyer.

-- En ce cas, partez tous, s'écria Roque, et amenez-les-moi bien
vite ici, sans qu'il en échappe aucun.»

On obéit, et Roque resta seul avec don Quichotte et Sancho,
attendant ce qu'amèneraient ses écuyers. Dans l'intervalle, il dit
à don Quichotte:

«Le seigneur don Quichotte doit trouver nouvelle notre manière de
vivre, et nouvelles aussi nos aventures, qui sont en outre toutes
périlleuses. Je ne m'étonne point qu'il en ait cette idée, car
réellement, et j'en fais l'aveu, il n'y a pas de vie plus inquiète
et plus agitée que la nôtre. Ce qui m'y a jeté, ce sont je ne sais
quels désirs de vengeance assez puissants pour troubler les coeurs
les plus calmes. Je suis, de ma nature, compatissant et bien
intentionné; mais comme je l'ai dit, l'envie de me venger d'un
outrage qui m'est fait renverse si bien toutes mes bonnes
inclinations, que je persévère dans cet état, quoique j'en voie
toutes les conséquences. Et comme un péché en appelle un autre, et
un abîme un autre abîme, les vengeances se sont enchaînées, de
manière que je prends à ma charge non seulement les miennes, mais
encore celles d'autrui. Cependant Dieu permet que, tout en me
voyant égaré dans le labyrinthe de mes désordres, je ne perde pas
l'espérance d'en sortir, et d'arriver au port de salut.»

Don Quichotte fut bien étonné d'entendre Guinart tenir des propos
si sensés et si édifiants; car il pensait que, parmi des gens dont
tout l'emploi est de voler et d'assassiner sur la grand'route, il
ne devait se trouver personne qui eût du bon sens et de bons
sentiments.

«Seigneur Roque, lui dit-il, le commencement de la santé, c'est,
pour le malade, de connaître sa maladie, et de vouloir prendre les
remèdes qu'ordonne le médecin. Votre Grâce est malade, elle
connaît son mal, et le ciel, ou Dieu, pour mieux dire, qui est
notre médecin, lui appliquera des remèdes qui l'en guériront. Mais
ces remèdes, d'ordinaire, ne guérissent que peu à peu et par
miracle. D'ailleurs, les pécheurs doués d'esprit sont plus près de
s'amender que les simples; et, puisque Votre Grâce a montré dans
ses propos toute sa prudence, il faut avoir bon courage, et
espérer la guérison de la maladie de votre conscience. Si Votre
Grâce veut abréger le chemin, et entrer facilement dans celui de
son salut, venez avec moi, je vous apprendrai à devenir chevalier
errant; dans ce métier, il y a tant de fatigues, tant de
privations et de mésaventures à souffrir, que vous n'avez qu'à le
prendre pour pénitence, et vous voilà porté dans le ciel.»

Roque se mit à rire du conseil de don Quichotte, auquel, changeant
d'entretien, il raconta la tragique aventure de Claudia Géronima,
Sancho en fut touché au fond de l'âme, car il avait trouvé fort de
son goût la beauté et la pétulance de la jeune personne.

Sur ces entrefaites arrivèrent les écuyers de la prise, comme ils
s'appellent. Ils ramenaient avec eux deux gentilhommes à cheval,
deux pèlerins à pied, un carrosse rempli de femmes, avec six
valets à pied et à cheval qui les accompagnaient, et deux garçons
muletiers qui suivaient les gentilshommes. Les écuyers mirent
cette troupe au milieu de leurs rangs, et vainqueurs et vaincus
gardaient un profond silence, attendant que le grand Roque Guinart
commençât de parler. Celui-ci, s'adressant aux gentilshommes, leur
demanda qui ils étaient, où ils allaient, et quel argent ils
portaient sur eux. L'un d'eux répondit:

«Seigneur, nous sommes deux capitaines d'infanterie espagnole; nos
compagnies sont à Naples, et nous allons nous embarquer sur quatre
galères qu'on dit être à Barcelone, avec ordre de faire voile pour
la Sicile. Nous portons environ deux à trois cents écus, ce qui
suffit pour que nous soyons riches et cheminions contents, car la
pauvreté ordinaire des soldats ne permet pas de plus grands
trésors.»

Roque fit aux pèlerins la même question qu'aux capitaines. Ils
répondirent qu'ils allaient s'embarquer pour passer à Rome, et
qu'entre eux deux ils pouvaient avoir une soixantaine de réaux.
Roque voulut savoir aussi quelles étaient les dames du carrosse,
où elles allaient, et quel argent elles portaient. L'un des valets
à cheval répondit:

«C'est madame doña Guiomar de Quiñonès, femme du régent de
l'intendance de Naples, qui vient dans ce carrosse avec une fille
encore enfant, une femme de chambre et une duègne. Nous sommes six
domestiques pour l'accompagner, et l'argent s'élève à six cents
écus.

-- De façon, reprit Roque Guinart, que nous avons ici neuf cents
écus et soixante réaux. Mes soldats doivent être une soixantaine;
voyez ce qui leur revient à chacun, car je suis mauvais
calculateur.»

À ces mots, les brigands élevèrent tous la voix, et se mirent à
crier: «Vive Roque Guinart! qu'il vive de longues années, en dépit
des limiers de justice qui ont juré sa perte!» Mais les capitaines
s'affligèrent, madame la régente s'attrista, et les pèlerins ne se
montrèrent pas fort joyeux, quand ils entendirent tous prononcer
la confiscation de leurs biens. Roque les tint ainsi quelques
minutes en suspens; mais il ne voulut pas laisser plus longtemps
durer leur tristesse, qu'on pouvait déjà reconnaître à une portée
d'arquebuse. Il se tourna vers les officiers:

«Que Vos Grâces, seigneurs capitaines, leur dit-il, veuillent bien
par courtoisie, me prêter soixante écus, et madame la régente
quatre-vingts, pour contenter cette escouade qui m'accompagne; car
enfin, de ce qu'il chante le curé s'alimente. Ensuite vous pourrez
continuer votre chemin librement et sans encombre avec un sauf-
conduit que je vous donnerai, afin que, si vous rencontrez
quelques autres de mes escouades, qui sont réparties dans ces
environs, elles ne vous fassent aucun mal. Mon intention n'est
point de faire tort aux gens de guerre, ni d'offenser aucune
femme, surtout celles qui sont de qualité.»

Les officiers se confondirent en actions de grâce pour remercier
Roque de sa courtoisie et de sa libéralité; car, à leurs yeux,
c'en était une véritable que de leur laisser leur propre argent.
Pour doña Guiomar de Quiñonès, elle voulut se jeter à bas du
carrosse pour baiser les pieds et les mains du grand Roque; mais
il ne voulut pas le permettre, et lui demanda pardon, au
contraire, du tort qu'il lui avait fait, obligé de céder aux
devoirs impérieux de sa triste profession. Madame la régente donna
ordre à l'un de ses domestiques de payer sur-le-champ les quatre-
vingts écus mis à sa charge, et les capitaines avaient déjà
déboursé leurs soixante. Les pèlerins allaient aussi livrer leur
pacotille, mais Roque leur dit de n'en rien faire; puis, se
tournant vers les siens:

«De ces cent quarante écus, dit-il, il en revient deux à chacun,
et il en reste vingt; qu'on en donne dix à ces pèlerins, et les
dix autres à ce bon écuyer, pour qu'il garde un bon souvenir de
cette aventure.»

On apporta une écritoire et un portefeuille, dont Roque était
toujours pourvu, et il donna par écrit, aux voyageurs, un sauf-
conduit pour les chefs de ses escouades. Il prit ensuite congé
d'eux et les laissa partir, dans l'admiration de sa noblesse
d'âme, de sa bonne mine, de ses étranges procédés, et le tenant
plutôt pour un Alexandre le Grand que pour un brigand reconnu. Un
des écuyers dit alors, dans son jargon gascon et catalan:

«Notre capitaine vaudrait mieux pour faire un moine qu'un bandit;
mais s'il veut dorénavant se montrer libéral, qu'il le soit de son
bien et non du nôtre.»

Ce peu de mots, le malheureux ne les dit pas si bas que Roque ne
les entendît. Mettant l'épée à la main, il lui fendit la tête
presque en deux parts, et lui dit froidement:

«Voilà comme je châtie les insolents qui ne savent pas retenir
leur langue.»

Tout le monde trembla, et personne n'osa lui dire un mot, tant il
leur imposait d'obéissance et de respect.

Roque se mit à l'écart, et écrivit une lettre à l'un de ses amis,
à Barcelone, pour l'informer qu'il avait auprès de lui le fameux
don Quichotte de la Manche, le chevalier errant duquel on
racontait tant de merveilles, et qu'il pouvait bien l'assurer que
c'était bien l'homme du monde le plus divertissant et le plus
entendu sur toutes matières. Il ajoutait que le quatrième jour à
partir de là, qui serait celui de saint Jean-Baptiste, il le lui
amènerait au milieu de la plage de Barcelone, armé de toutes
pièces et monté sur Rossinante, ainsi que son écuyer Sancho monté
sur son âne.

«Ne manquez pas, disait-il enfin, d'en donner avis à nos amis les
Niarros, pour qu'ils se divertissent du chevalier. J'aurais voulu
priver de ce plaisir les Cadells, leurs ennemis; mais c'est
impossible, car les folies sensées de don Quichotte et les
saillies de son écuyer Sancho Panza ne peuvent manquer de donner
un égal plaisir à tout le monde.»

Roque expédia cette lettre par un de ses écuyers, lequel,
changeant son costume de bandit en celui d'un laboureur, entra
dans Barcelone, et remit la lettre à son adresse.

Chapitre LXI

_De ce qui arriva à don Quichotte à son entrée dans Barcelone, et
d'autres choses qui ont plus de vérité que de sens commun_


Don Quichotte demeura trois jours et trois nuits avec Roque
Guinart; et, quand même il y fût resté trois cents ans, il
n'aurait pas manqué de quoi regarder et de quoi s'étonner sur sa
façon de vivre. On s'éveillait ici, on dînait là-bas; quelquefois
on fuyait sans savoir pourquoi, d'autres fois on attendait sans
savoir qui. Ces hommes dormaient tout debout, interrompant leur
sommeil, et changeant de place à toute heure. Ils ne s'occupaient
qu'à poser des sentinelles, à écouter le cri des guides, à
souffler les mèches des arquebuses, bien qu'ils en eussent peu,
car presque tous portaient des mousquets à pierre. Roque passait
les nuits éloigné des siens, dans des endroits où ceux-ci ne
pouvaient deviner qu'il fût; car les nombreux bans[302] du vice-roi
de Barcelone, qui mettaient sa tête à prix, le tenaient dans une
perpétuelle inquiétude. Il n'osait se fier à personne, pas même à
ses gens, craignant d'être tué ou livré par eux à la justice; vie
assurément pénible et misérable.

Enfin, par des chemins détournés et des sentiers couverts, Roque,
don Quichotte et Sancho partirent pour Barcelone avec six autres
écuyers. Ils arrivèrent sur la plage la veille de la Saint-Jean,
pendant la nuit; et Roque, après avoir embrassé don Quichotte et
Sancho, auquel il donna les dix écus promis, qu'il ne lui avait
pas encore donnés, se sépara d'eux après avoir échangé mille
compliments et mille offres de service. Roque parti, don Quichotte
attendit le jour à cheval, comme il se trouvait, et ne tarda pas à
découvrir sur les balcons de l'orient la face riante de la blanche
Aurore, réjouissant par sa venue les plantes et les fleurs.
Presque au même instant, l'oreille fut aussi réjouie par le son
des fifres et des tambours, le bruit des grelots, et les cris des
coureurs qui semblaient sortir de la ville. L'aurore fit place au
soleil, dont le visage, plus large que celui d'une rondache,
s'élevait peu à peu sur l'horizon. Don Quichotte et Sancho
étendirent la vue de tous côtés; ils aperçurent la mer, qu'ils
n'avaient point encore vue. Elle leur parut spacieuse, immense,
bien plus que les lagunes de Ruidéra, qu'ils avaient vues dans
leur province. Ils virent aussi les galères qui étaient amarrées à
la plage, lesquelles, abattant leurs tentes, se découvrirent
toutes pavoisées de banderoles et de bannières qui se déployaient
au vent, ou baisaient et balayaient l'eau; on entendait au dedans
résonner les clairons et les trompettes; qui, de près et au loin,
remplissaient l'air de suaves et belliqueux accents. Elles
commencèrent à s'agiter et à faire entre elles comme une sorte
d'escarmouche sur les flots tranquilles, tandis qu'une infinité de
gentilshommes qui sortaient de la ville, montés sur de beaux
chevaux et portant de brillantes livrées, se livraient aux mêmes
jeux. Les soldats des galères faisaient une longue fusillade, à
laquelle répondaient ceux qui garnissaient les murailles et les
forts de la ville, et la grosse artillerie déchirait l'air d'un
bruit épouvantable, auquel répondaient aussi les canons du pont
des galères. La mer était calme, la terre riante, l'air pur et
serein, quoique troublé maintes fois par la fumée de l'artillerie;
tout semblait réjouir et mettre en belle humeur la population
entière. Pour Sancho, il ne concevait pas comment ces masses qui
remuaient sur la mer pouvaient avoir tant de pieds.

En ce moment, les cavaliers aux livrées accoururent, en poussant
des cris de guerre et des cris de joie, à l'endroit où don
Quichotte était encore cloué par la surprise. L'un d'eux, qui
était celui que Roque avait prévenu, dit à haute voix à don
Quichotte:

«Qu'il soit le bienvenu dans notre ville, le miroir, le fanal,
l'étoile polaire de toute la chevalerie errante! Qu'il soit le
bienvenu, dis-je, le valeureux don Quichotte de la Manche; non pas
le faux, le factice, l'apocryphe, qu'on nous a montré ces jours-ci
dans de menteuses histoires, mais le véritable, le loyal et le
fidèle, que nous a dépeint Cid Hamet Ben-Engéli, fleur des
historiens!»

Don Quichotte ne répondit pas un mot, et les cavaliers
n'attendirent pas qu'il leur répondît; mais, faisant caracoler en
rond leurs chevaux, ainsi que tous ceux qui les suivaient, ils
tracèrent comme un cercle mouvant autour de don Quichotte, qui se
tourna vers Sancho et lui dit:

«Ces gens-là nous ont fort bien reconnus; je parierais qu'ils ont
lu notre histoire, et même celle de l'Aragonais récemment
publiée.»

Le cavalier qui avait parlé d'abord à don Quichotte revint auprès
de lui.

«Que Votre Grâce, seigneur don Quichotte, lui dit-il, veuille bien
venir avec nous; car nous sommes tous vos serviteurs et grands
amis de Roque Guinart.

-- Si les courtoisies, répondit don Quichotte, engendrent les
courtoisies, la vôtre, seigneur chevalier, est fille ou proche
parente de celle du grand Roque. Menez-moi où il vous plaira; je
n'aurai d'autre volonté que la vôtre, surtout si vous voulez
occuper la mienne à votre service.»

Le cavalier lui répondit avec des expressions tout aussi polies,
et toute la troupe l'enfermant au milieu d'elle, ils prirent le
chemin de la ville au bruit des clairons et des timbales. Mais à
l'entrée de Barcelone, le malin, de qui vient toute malignité, et
les gamins, qui sont plus malins que le malin, s'avisèrent d'un
méchant tour. Deux d'entre eux, hardis et espiègles, se
faufilèrent à travers tout le monde, et, levant la queue, l'un au
grison, l'autre à Rossinante, ils leur plantèrent à chacun son
paquet de chardons. Les pauvres bêtes, sentant ces éperons de
nouvelle espèce, serrèrent la queue, et augmentèrent si bien leur
malaise, que, faisant mille sauts et mille ruades, ils jetèrent
leurs cavaliers par terre. Don Quichotte, honteux et mortifié, se
hâta d'ôter le panache de la queue de son bidet, et Sancho rendit
le même service au grison. Les cavaliers qui conduisaient don
Quichotte auraient bien voulu châtier l'impertinence de ces
polissons, mais c'était impossible, car ils se furent bientôt
perdus au milieu de plus de mille autres qui les suivaient. Don
Quichotte et Sancho remontèrent à cheval, et, toujours accompagnés
de la musique et des _vivats, _ils arrivèrent à la maison de leur
guide, qui était grande et belle, comme appartenant à un riche
gentilhomme; et nous y laisserons à présent notre chevalier, parce
qu'ainsi le veut Cid Hamet Ben-Engéli.

Chapitre LXII

_Qui traite de l'aventure de la tête enchantée, ainsi que
d'autres enfantillages que l'on ne peut s'empêcher de conter_


L'hôte de don Quichotte se nommait don Antonio Moréno. C'était un
gentilhomme riche et spirituel, aimant à se divertir, mais avec
décence et bon goût. Lorsqu'il vit don Quichotte dans sa maison,
il se mit à chercher les moyens de faire éclater ses folies, sans
toutefois nuire à sa personne; car ce ne sont plus des
plaisanteries, celles qui blessent, et il n'y a point de passe-
temps qui vaille, si c'est au détriment d'autrui. La première
chose qu'il imagina, ce fut de faire désarmer don Quichotte, et de
le montrer en public dans cet étroit pourpoint, souillé par
l'armure, que nous avons déjà tant de fois décrit. On conduisit le
chevalier à un balcon donnant sur une des principales rues de la
ville, où on l'exposa aux regards des passants et des petits
garçons, qui le regardaient comme une bête curieuse. Les cavaliers
en livrée coururent de nouveau devant lui, comme si c'eût été pour
lui seul, et non pour célébrer la fête du jour, qu'ils s'étaient
mis en cet équipage. Quant à Sancho, il était enchanté, ravi; car
il s'imaginait que, sans savoir pourquoi ni comment, il avait
retrouvé les noces de Camache, une autre maison comme celle de don
Diégo de Miranda, un autre château comme celui du duc.

Ce jour-là, plusieurs amis de don Antonio vinrent dîner chez lui.
Ils traitèrent tous don Quichotte avec de grands honneurs, en vrai
chevalier errant, ce qui le rendit si fier et si rengorgé, qu'il
ne se sentait pas d'aise. Pour Sancho, il trouva tant de saillies,
que les domestiques du logis et tous ceux qui l'entendirent
étaient, comme on dit, pendus à sa bouche. Pendant le repas don
Antonio dit à Sancho:

«Nous avons su par ici, bon Sancho, que vous êtes si friand de
boulettes et de blanc-manger, que, s'il vous en reste, vous les
gardez dans votre sein pour le jour suivant.[303]

-- Non, seigneur, cela n'est pas vrai, répondit Sancho, car je
suis plus propre que goulu; et mon seigneur don Quichotte, ici
présent, sait fort bien qu'avec une poignée de noix ou de glands,
nous passons à nous deux une semaine entière. Il est vrai que,
s'il arrive parfois qu'on me donne la génisse, je cours lui mettre
la corde au cou; je veux dire que je mange ce qu'on me donne, et
que je prends le temps comme il vient. Quiconque a dit que je suis
un mangeur vorace et sans propreté peut se tenir pour dit qu'il ne
sait ce qu'il dit; et je lui dirais cela d'une autre façon,
n'était le respect que m'imposent les vénérables barbes qui sont à
cette table.

-- Assurément, ajouta don Quichotte, la modération et la propreté
avec lesquelles Sancho mange peuvent s'écrire et se graver sur des
feuilles de bronze, pour qu'il en demeure un souvenir éternel dans
les siècles futurs. À la vérité, quand il a faim, il est un peu
glouton, car il mâche des deux côtés, et il avale les morceaux
quatre à quatre. Mais, pour la propreté, jamais il n'est en
défaut, et, dans le temps qu'il fut gouverneur, il apprit à manger
en petite-maîtresse, tellement qu'il prenait avec une fourchette
les grains de raisin, et même ceux de grenade.

-- Comment! s'écria don Antonio, Sancho a été gouverneur?

-- Oui, répondit Sancho, et d'une île appelée la Barataria. Je
l'ai gouvernée dix jours à bouche que veux-tu; en ces dix jours
j'ai perdu le repos et le sommeil, et j'ai appris à mépriser tous
les gouvernements du monde. J'ai quitté l'île en fuyant; puis je
suis tombé dans une caverne, où je me crus mort, et dont je suis
sorti vivant par miracle.»

Don Quichotte alors conta par le menu toute l'aventure du
gouvernement de Sancho, ce qui divertit fort la compagnie.

Au sortir de table, don Antonio prit don Quichotte par la main, et
le mena dans un appartement écarté, où il ne se trouvait d'autre
meuble et d'autre ornement qu'une table en apparence de jaspe,
soutenue par un pied de même matière. Sur cette table était posée
une tête, à la manière des bustes d'empereurs romains, qui
paraissait être de bronze. Don Antonio promena d'abord don
Quichotte par toute la chambre, et fit plusieurs fois le tour de
la table.

«Maintenant, dit-il ensuite, que je suis assuré de n'être entendu
de personne, et que la porte est bien fermée, je veux, seigneur
don Quichotte, conter à Votre Grâce une des plus étranges
aventures, ou nouveautés, pour mieux dire, qui se puisse imaginer,
mais sous la condition que Votre Grâce ensevelira ce que je vais
lui dire dans les dernières profondeurs du secret.

-- Je le jure, répondit don Quichotte; et, pour plus de sûreté, je
mettrai une dalle de pierre par-dessus. Sachez, seigneur don
Antonio (don Quichotte avait appris le nom de son hôte), que vous
parlez à quelqu'un qui, bien qu'il ait des oreilles pour entendre,
n'a pas de langue pour parler. Ainsi Votre Grâce peut, en toute
assurance, verser dans mon coeur ce qu'elle a dans le sien, et se
persuader qu'elle l'a jeté dans les abîmes du silence.

-- Sur la foi de cette promesse, reprit don Antonio, je veux
mettre Votre Grâce dans l'admiration de ce qu'elle va voir et
entendre, et donner aussi quelque soulagement au chagrin que
j'endure de n'avoir personne à qui communiquer mes secrets,
lesquels, en effet, ne sont pas de nature à être confiés à tout le
monde.»

Don Quichotte restait immobile, attendant avec anxiété où
aboutiraient tant de précautions. Alors don Antonio, lui prenant
la main, la lui fit promener sur la tête de bronze, sur la table
de jaspe et le pied qui la soutenait; puis il dit enfin:

«Cette tête, seigneur don Quichotte, a été fabriquée par un des
plus grands enchanteurs et sorciers qu'ait possédés le monde. Il
était, je crois, Polonais de nation, et disciple du fameux
Escotillo, duquel on raconte tant de merveilles.[304] Il vint loger
ici dans ma maison, et pour le prix de mille écus que je lui
donnai, il fabriqua cette tête, qui a la vertu singulière de
répondre à toutes les choses qu'on lui demande à l'oreille. Il
traça des cercles, peignit des hiéroglyphes, observa les astres,
saisit les conjonctions, et, finalement, termina son ouvrage avec
la perfection que nous verrons demain; les vendredis elle est
muette, et comme ce jour est justement un vendredi, elle ne
recouvrera que demain la parole. Dans l'intervalle, Votre Grâce
pourra préparer les questions qu'elle entend lui faire; car je
sais par expérience qu'en toutes ses réponses elle dit la vérité.»

Don Quichotte fut étrangement surpris de la vertu et des
propriétés de la tête, au point qu'il n'en pouvait croire don
Antonio. Mais voyant quel peu de temps restait jusqu'à
l'expérience à faire, il ne voulut pas lui dire autre chose, sinon
qu'il lui savait beaucoup de gré de lui avoir découvert un si
grand secret. Ils sortirent de la chambre; don Antonio en ferma la
porte à la clef, et ils revinrent dans la salle d'assemblée, où
les attendaient les autres gentilshommes, à qui Sancho avait
raconté, dans l'intervalle, plusieurs des aventures arrivées à son
maître.

Le soir venu, on mena promener don Quichotte, non point armé, mais
en habit de ville, avec une houppelande de drap fauve sur les
épaules, qui aurait fait, par ce temps-là, suer la glace même; les
valets de la maison étaient chargés d'amuser Sancho de manière à
ne pas le laisser sortir. Don Quichotte était monté, non sur
Rossinante, mais sur un grand mulet d'une allure douce et
richement harnaché. On mit la houppelande au chevalier, et, sans
qu'il le vît, on lui attacha sur le dos un parchemin où était
écrit en grandes lettres: «Voilà don Quichotte de la Manche.» Dès
qu'on fut en marche, l'écriteau frappa les yeux de tous les
passants; et, comme ils lisaient aussitôt: «Voilà don Quichotte de
la Manche» don Quichotte s'étonnait de voir que tous ceux qui le
regardaient passer le connussent et l'appelassent par son nom. Il
se tourna vers don Antonio, qui marchait à ses côtés, et lui dit:

«Grande est la prérogative qu'enferme en soi la chevalerie
errante, puisqu'elle fait connaître celui qui l'exerce, et le rend
fameux par tous les pays de la terre. Voyez un peu, seigneur don
Antonio, jusqu'aux petits garçons de cette ville me reconnaissent
sans m'avoir vu.

-- Il en doit être ainsi, seigneur don Quichotte, répondit don
Antonio. De même que le feu ne peut être enfermé ni caché, de même
la vertu ne peut manquer d'être connue; et celle qui s'acquiert
par la profession des armes brille et resplendit par-dessus toutes
les autres.»

Or, il arriva que, tandis que don Quichotte marchait au milieu de
ces applaudissements, un Castillan, qui lut l'écriteau derrière
son dos, s'approcha et lui dit en face:

«Diable soit de don Quichotte de la Manche! Comment as-tu pu
arriver jusqu'ici, sans être mort sous la multitude infinie de
coups de bâton dont on a chargé tes épaules! Tu es un fou; et si
tu l'étais à l'écart, pour toi seul, enfermé dans les portes de ta
folie, le mal ne serait pas grand; mais tu as la propriété
contagieuse de rendre fou tous ceux qui ont affaire à toi. Qu'on
voie plutôt ces seigneurs qui t'accompagnent. Va-t'en, imbécile,
retourne chez toi; prends soin de ton bien, de ta femme et de tes
enfants, et laisse là ces billevesées qui te rongent la cervelle
et te dessèchent l'entendement.

-- Frère, répondit don Antonio, passez votre chemin, et ne vous
mêlez point de donner des conseils à qui ne vous en demande pas.
Le seigneur don Quichotte est parfaitement dans son bon sens, et
nous qui l'accompagnons ne sommes pas des imbéciles. La vertu doit
être honorée en quelque part qu'elle se trouve. Maintenant, allez
à la male heure, et tâchez de ne pas vous fourrer où l'on ne vous
appelle point.

-- Pardieu! Votre Grâce a bien raison, répondit le Castillan; car
donner des conseils à ce brave homme, c'est donner du poing contre
l'aiguillon. Et cependant cela me fait grande pitié de voir le bon
esprit que cet imbécile, dit-on, montre en toutes choses, se
perdre et s'écouler par la fêlure de la chevalerie errante. Mais
que la male heure dont Votre Grâce m'a gratifié soit pour moi et
pour tous mes descendants, si désormais, et dussé-je vivre plus
que Mathusalem, je donne un conseil à personne, quand même on me
le demanderait.»

Le conseiller disparut, et la promenade continua. Mais il vint une
telle foule de polissons et de toutes sortes de gens pour lire
l'écriteau, que don Antonio fut obligé de l'ôter du dos de don
Quichotte, comme s'il en eût ôté toute autre chose. La nuit vint,
et l'on regagna la maison, où il y eut grande assemblée de
dames[305]; car la femme de don Antonio, qui était une personne de
qualité, belle, aimable, enjouée, avait invité plusieurs de ses
amies pour qu'elles vinssent faire honneur à son hôte et s'amuser
de ses étranges folies. Elles vinrent pour la plupart; on soupa
splendidement, et le bal commença vers dix heures du soir. Parmi
les dames, il s'en trouvait deux d'humeur folâtre et moqueuse,
qui, bien qu'honnêtes, étaient un peu évaporées, et dont les
plaisanteries amusaient sans fâcher. Elles s'évertuèrent si bien à
faire danser don Quichotte, qu'elles lui exténuèrent non-seulement
le corps, mais l'âme aussi. C'était une chose curieuse à voir que
la figure de don Quichotte, long, fluet, sec, jaune, serré dans
ses habits, maussade, et, de plus, nullement léger. Les
demoiselles lui lançaient, comme à la dérobée, des oeillades et
des propos d'amour; et lui, aussi comme à la dérobée, répondait
dédaigneusement à leurs avances. Mais enfin, se voyant assailli et
serré de près par tant d'agaceries, il éleva la voix et s'écria:

«_Fugite, partes adversoe_[306]; laissez-moi dans mon repos, pensées
mal venues; arrangez-vous, mesdames, avec vos désirs, car celle
qui règne sur les miens, la sans pareille Dulcinée du Toboso, ne
permet pas à d'autres que les siens de me vaincre et de me
subjuguer.»

Cela dit, il s'assit par terre, au milieu du salon, brisé et moulu
d'un si violent exercice.

Don Antonio le fit emporter à bras dans son lit, et le premier qui
se mit à l'oeuvre fut Sancho.

«Holà, holà! seigneur mon maître, dit-il, vous vous en êtes
joliment tiré. Est-ce que vous pensiez que tous les braves sont
des danseurs, et tous les chevaliers errants des faiseurs
d'entrechats? Pardieu! si vous l'aviez pensé, vous étiez bien dans
l'erreur. Il y a tel homme qui s'aviserait de tuer un géant plutôt
que de faire une cabriole. Ah! s'il avait fallu jouer à la savate,
je vous aurais bien remplacé; car, pour me donner du talon dans le
derrière, je suis un aigle; mais pour toute autre danse, je n'y
entends rien.»

Avec ces propos, et d'autres encore, Sancho fit rire toute la
compagnie; puis il alla mettre son seigneur au lit, en le couvrant
bien, pour lui faire suer les fraîcheurs prises au bal.

Le lendemain, don Antonio trouva bon de faire l'expérience de la
tête enchantée. Suivi de don Quichotte, de Sancho, de deux autres
amis, et des deux dames qui avaient si bien exténué don Quichotte
au bal, et qui avaient passé la nuit avec la femme de don Antonio,
il alla s'enfermer dans la chambre où était la tête de bronze. Il
expliqua aux assistants la propriété qu'elle avait, leur
recommanda le secret, et leur dit que c'était le premier jour
qu'il éprouvait la vertu de cette tête enchantée.[307] À l'exception
des deux amis de don Antonio, personne ne savait le mystère de
l'enchantement, et, si don Antonio ne l'eût d'abord découvert à
ses amis, ils seraient eux-mêmes tombés, sans pouvoir s'en
défendre, dans la surprise et l'admiration où tombèrent les
autres, tant la machine était fabriquée avec adresse et
perfection.

Le premier qui s'approcha à l'oreille de la tête fut don Antonio
lui-même. Il lui dit d'une voix soumise, mais non si basse
pourtant que tout le monde ne l'entendît:

«Dis-moi, tête, par la vertu que tu possèdes en toi, quelles
pensées ai-je à présent?»

Et la tête répondit sans remuer les lèvres, mais d'une voix claire
et distincte, de façon à être entendue de tout le monde:

«Je ne juge pas des pensées.»

À cette réponse, tous les assistants demeurèrent stupéfaits,
voyant surtout que, dans la chambre, ni autour de la table, il n'y
avait pas âme humaine qui pût répondre.

«Combien sommes-nous ici? demanda don Antonio.

-- Vous êtes, lui répondit-on lentement et de la même manière, toi
et ta femme, avec deux de tes amis et deux de ses amies, ainsi
qu'un chevalier fameux, appelé don Quichotte de la Manche, et un
sien écuyer qui a nom Sancho Panza.»

Ce fut alors que redoubla l'étonnement, ce fut alors que les
cheveux se hérissèrent d'effroi sur tous les fronts. Don Antonio
s'éloigna de la tête.

«Cela me suffit, dit-il, pour me convaincre que je n'ai pas été
trompé par celui qui t'a vendue, tête savante, tête parleuse, tête
répondeuse et tête admirable. Qu'un autre approche et lui demande
ce qu'il voudra.»

Comme les femmes sont généralement empressées et curieuses de voir
et de savoir, ce fut une des amies de la femme de don Antonio qui
s'approcha la première.

«Dis-moi, tête, lui demanda-t-elle, que ferai-je pour être très-
belle?

-- Sois très-honnête, lui répondit-on.

-- Je n'en demande pas plus», reprit la questionneuse.

Sa compagne accourut aussitôt et dit:

«Je voudrais savoir, tête, si mon mari m'aime bien ou non.

-- Vois comme il se conduit, répondit-on, et tu connaîtras son
amour à ses oeuvres.»

La mariée se retira en disant:

«Cette réponse n'avait pas besoin de question; car effectivement
ce sont les oeuvres qui témoignent du degré d'affection de celui
qui les fait.»

Un des deux amis de don Antonio s'approcha et demanda:

«Qui suis-je?»

On lui répondit:

«Tu le sais.

-- Ce n'est pas cela que je te demande, reprit le gentilhomme,
mais que tu dises si tu me connais.

-- Oui, je te connais, répondit-on; tu es don Pédro Noriz.

-- Je n'en veux pas savoir davantage, répliqua don Pédro, car cela
suffit pour m'apprendre, ô tête, que tu sais tout.»

Il s'éloigna; l'autre ami vint, et demanda à son tour:

«Dis-moi, tête, quel désir a mon fils, l'héritier du majorat?

-- J'ai déjà dit, répondit-on, que je ne juge pas des désirs;
cependant je puis te dire que ceux qu'a ton fils sont de
t'enterrer.

-- C'est cela, reprit le gentilhomme; ce que je vois des yeux, je
le montre du doigt; je n'en demande pas plus.»

La femme de don Antonio s'approcha et dit:

«En vérité, tête, je ne sais que te demander. Je voudrais
seulement savoir de toi si je conserverai longtemps mon bon mari.

-- Oui, longtemps, lui répondit-on, parce que sa bonne santé et sa
tempérance lui promettent de longues années, tandis que bien des
gens accourcissent la leur par les dérèglements.»

Enfin don Quichotte s'approcha et dit:

«Dis-moi, toi qui réponds, était-ce la vérité, était-ce un songe,
ce que je raconte comme m'étant arrivé dans la caverne de
Montésinos? Les coups de fouet de Sancho, mon écuyer, se
donneront-ils jusqu'au bout? Le désenchantement de Dulcinée
s'effectuera-t-il?

-- Quant à l'histoire de la caverne, répondit-on, il y a beaucoup
à dire. Elle a de tout, du faux et du vrai; les coups de fouet de
Sancho iront lentement; le désenchantement de Dulcinée arrivera à
sa complète réalisation.

-- Je n'en veux pas savoir davantage, reprit don Quichotte; pourvu
que je voie Dulcinée désenchantée, je croirai que tous les
bonheurs désirables m'arrivent à la fois.»

Le dernier questionneur fut Sancho, et voici ce qu'il demanda:

«Est-ce que, par hasard, tête, j'aurai un autre gouvernement? Est-
ce que je sortirai du misérable état d'écuyer? Est-ce que je
reverrai ma femme et mes enfants?»

On lui répondit:

«Tu gouverneras dans ta maison, et, si tu y retournes, tu verras
ta femme et tes enfants; et, si tu cesses de servir, tu cesseras
d'être écuyer.

-- Pardieu! voilà qui est bon! s'écria Sancho. Je me serais bien
dit cela moi-même; et le prophète Péro-Grullo ne dirait pas
mieux.[308]

-- Bête que tu es, reprit don Quichotte, que veux-tu qu'on te
réponde? N'est-ce pas assez que les réponses de cette tête
concordent avec ce qu'on lui demande?

-- Si fait, c'est assez, répliqua Sancho; mais j'aurais pourtant
voulu qu'elle s'expliquât mieux et m'en dît davantage.»

Là se terminèrent les demandes et les réponses, mais non
l'admiration qu'emportèrent tous les assistants, excepté les deux
amis de don Antonio, qui savaient le secret de l'aventure. Ce
secret, Cid Hamet Ben-Engéli veut sur-le-champ le déclarer, pour
ne pas tenir le monde en suspens, et laisser croire que cette tête
enfermait quelque sorcellerie, quelque mystère surnaturel. Don
Antonio Moréno, dit-il, à l'imitation d'une autre tête qu'il avait
vue à Madrid, chez un fabricant d'images, fit faire celle-là dans
sa maison, pour se divertir aux dépens des ignorants. La
composition en était fort simple. Le plateau de la table était en
bois peint et verni, pour imiter le jaspe, ainsi que le pied qui
la soutenait, et les quatre griffes d'aigle qui en formaient la
base. La tête, couleur de bronze et qui semblait un buste
d'empereur romain, était entièrement creuse, aussi bien que le
plateau de la table, où elle s'ajustait si parfaitement qu'on ne
voyait aucune marque de jointure. Le pied de la table, également
creux, répondait, par le haut, à la poitrine et au cou du buste,
et, par le bas, à une autre chambre qui se trouvait sous celle de
la tête. À travers le vide que formaient le pied de la table et la
poitrine du buste romain, passait un tuyau de fer-blanc bien
ajusté, et que personne ne voyait. Dans la chambre du bas,
correspondant à celle du haut, se plaçait celui qui devait
répondre, collant au tuyau tantôt l'oreille et tantôt la bouche,
de façon que, comme par une sarbacane, la voix allait de haut en
bas et de bas en haut, si claire et si bien articulée qu'on ne
perdait pas une parole. De cette manière il était impossible de
découvrir l'artifice. Un étudiant, neveu de don Antonio, garçon de
sens et d'esprit, fut chargé des réponses, et, comme il était
informé par son oncle des personnes qui devaient entrer avec lui
dans la chambre de la tête, il lui fut facile de répondre sans
hésiter et ponctuellement à la première question. Aux autres, il
répondit par conjectures, et comme homme de sens, sensément.

Cid Hamet ajoute que cette merveilleuse machine dura dix à douze
jours; mais la nouvelle s'étant répandue dans la ville que don
Antonio avait chez lui une tête enchantée qui répondait à toutes
les questions qui lui étaient faites, ce gentilhomme craignit que
le bruit n'en vînt aux oreilles des vigilantes sentinelles de
notre foi. Il alla déclarer la chose à messieurs les inquisiteurs,
qui lui commandèrent de démonter la figure et n'en plus faire
usage, crainte que le vulgaire ignorant ne se scandalisât. Mais,
dans l'opinion de don Quichotte et de Sancho Panza, la tête resta
pour enchantée, répondeuse et raisonneuse, plus à la satisfaction
de don Quichotte que de Sancho.[309]

Les gentilshommes de la ville, pour complaire à don Antonio et
pour fêter don Quichotte, ainsi que pour lui fournir l'occasion
d'étaler en public ses extravagances, résolurent de donner, à six
jours de là, une course de bague; mais cette course n'eut pas
lieu, par une circonstance qui se dira plus loin.

Dans l'intervalle, don Quichotte prit fantaisie de parcourir la
ville, mais à pied et sans équipage, craignant, s'il montait à
cheval, d'être poursuivi par les petits garçons et les désoeuvrés.
Il sortit avec Sancho et deux autres domestiques que lui donna don
Antonio. Or, il arriva qu'en passant dans une rue, don Quichotte
leva les yeux, et vit écrit sur une porte, en grandes lettres:
_Ici on imprime des livres. _Cette rencontre le réjouit beaucoup;
car il n'avait vu jusqu'alors aucune imprimerie, et il désirait
fort savoir ce que c'était. Il entra avec tout son cortège, et vit
composer par-ci, tirer par-là, corriger, mettre en formes, et
finalement tous les procédés dont on use dans les grandes
imprimeries. Don Quichotte s'approchait d'une casse, et demandait
ce qu'on y faisait; l'ouvrier lui en rendait compte, le chevalier
admirait et passait outre. Il s'approcha entre autres d'un
compositeur, et lui demanda ce qu'il faisait.

«Seigneur, répondit l'ouvrier en lui désignant un homme de bonne
mine et d'un air grave, ce gentilhomme que voilà a traduit un
livre italien en notre langue castillane, et je suis à le composer
pour le mettre sous presse.

-- Quel titre a ce livre?» demanda don Quichotte.

Alors l'auteur, prenant la parole:

«Seigneur, dit-il, ce livre se nomme, en italien, _le Bagatelle_.

_-- _Et que veut dire _le Bagatelle _en notre castillan? demanda
don Quichotte.

-- _Le Bagatelle, _reprit l'auteur, signifie _les Bagatelles_[310],
et, bien que ce livre soit humble dans son titre, il renferme
pourtant des choses fort bonnes et fort substantielles.

-- Je sais quelque peu de la langue italienne, dit don Quichotte,
et je me fais gloire de chanter quelques stances de l'Arioste.
Mais dites-moi, seigneur (et je ne dis point cela pour passer
examen de l'esprit de Votre Grâce, mais par simple curiosité),
avez-vous trouvé dans votre original le mot _pignata?_

-- Oui, plusieurs fois, répondit l'auteur.

-- Et comment le traduisez-vous en castillan? demanda don
Quichotte.

-- Comment pourrais-je le traduire, répliqua l'auteur, autrement
que par le mot _marmite?_

_-- _Mort de ma vie! s'écria don Quichotte, que vous êtes avancé
dans l'idiome toscan! Je gagerais tout ce qu'on voudra qu'où
l'italien dit _piace, _Votre Grâce met en castillan _plaît, _et
que vous traduisez _piu_ par _plus, su _par _en haut, _et _giu
_par _en bas._

_-- _Précisément, dit l'auteur, car ce sont les propres paroles
correspondantes.

-- Eh bien! j'oserais jurer, s'écria don Quichotte, que vous
n'êtes pas connu dans le monde, toujours revêche à récompenser les
esprits fleuris et les louables travaux. Oh! que de talents
perdus! que de vertus méprisées! que de génies incompris!
Cependant, il me semble que traduire d'une langue dans une autre,
à moins que ce ne soit des reines de toutes les langues, la
grecque et la latine, c'est comme quand on regarde les tapisseries
de Flandre à l'envers, on voit bien les figures, mais elles sont
pleines de fils qui les obscurcissent, et ne paraissent point avec
l'uni et la couleur de l'endroit. D'ailleurs, traduire d'une
langue facile et presque semblable, cela ne prouve pas plus de
l'esprit et du style, que copier et transcrire d'un papier sur
l'autre. Je ne veux pas conclure, néanmoins, que ce métier de
traducteur ne soit pas fort louable; car enfin l'homme peut
s'occuper à de pires choses, et qui lui donnent moins de
profit[311]. Il faut retrancher de ce compte les deux fameux
traducteurs, Cristoval de Figuéroa, dans son _Pastor Fido, _et don
Juan de Jaurégui, dans son _Aminta, _où, par un rare bonheur, l'un
et l'autre mettent en doute quelle est la traduction, quel est
l'original.[312] Mais, dites-moi, je vous prie, ce livre s'imprime-
t-il pour votre compte, ou bien avez-vous vendu le privilège à
quelque libraire?

-- C'est pour mon compte qu'il s'imprime, répondit l'auteur, et je
pense gagner mille ducats, pour le moins, sur cette première
édition. Elle sera de deux mille exemplaires, qui s'expédieront, à
six réaux pièce, en un tour de main.

-- Votre Grâce me semble loin de compte, répliqua don Quichotte;
on voit bien que vous ne connaissez guère les rubriques des
imprimeurs et les connivences qu'ils ont entre eux. Je vous
promets qu'en vous voyant chargé de deux mille exemplaires d'un
livre, vous aurez les épaules moulues à vous en faire peur,
surtout si ce livre a peu de sel et ne vaut pas grand'chose.

-- Comment donc! reprit l'auteur, vous voulez que j'en fasse
cadeau à quelque libraire, qui me donnera trois maravédis du
privilège, et croira me faire une grande faveur en me les
donnant[313]? Nenni; je n'imprime pas mes livres pour acquérir de la
réputation dans le monde, car j'y suis déjà connu, Dieu merci, par
mes oeuvres. C'est du profit que je veux, sans lequel la renommée
ne vaut pas une obole.

-- Que Dieu vous donne bonne chance!» répondit don Quichotte.

Et il passa à une autre casse. Il y vit corriger une feuille d'un
livre qui avait pour titre _Lumière de l'âme._[314]

«Voilà, dit-il, des livres qu'il faut imprimer, bien qu'il y en
ait beaucoup de la même espèce; car il y a beaucoup de pécheurs
qui en ont besoin, et il faut singulièrement de lumières pour tant
de gens qui en manquent.»

Il poussa plus loin, et vit que l'on corrigeait un autre livre,
dont il demanda le titre.

«C'est, lui répondit-on, la seconde partie de l'_Ingénieux hidalgo
don Quichotte de la Manche, _composée par un tel, bourgeois de
Torsédillas.

-- Ah! j'ai déjà connaissance de ce livre, reprit don Quichotte,
et je croyais, en mon âme et conscience, qu'il était déjà brûlé et
réduit en cendres pour ses impertinences. Mais la Saint-Martin
viendra pour lui, comme pour tout cochon[315]. Les histoires
inventées sont d'autant meilleures, d'autant plus agréables,
qu'elles s'approchent davantage de la vérité ou de la
vraisemblance, et les véritables valent d'autant mieux qu'elles
sont plus vraies.»

En disant cela, et donnant quelques marques de dépit, il sortit de
l'imprimerie.

Le même jour, don Antonio résolut de le mener voir les galères qui
étaient amarrées à la plage, ce qui réjouit beaucoup Sancho, car
il n'en avait vu de sa vie. Don Antonio informa le chef d'escadre
des galères que, dans l'après-midi, il y conduirait son hôte, le
fameux don Quichotte de la Manche, que connaissaient déjà le chef
d'escadre et tous les bourgeois de la ville. Mais ce qui leur
arriva pendant cette visite sera dit dans le chapitre suivant.

Chapitre LXIII

_Du mauvais résultat qu'eut pour Sancho sa visite aux galères, et
de la nouvelle aventure de la belle Morisque_


Don Quichotte s'évertuait à discourir sur les réponses de la tête
enchantée; mais aucune de ses conjectures n'allait jusqu'à
soupçonner la supercherie, et toutes, au contraire, aboutissaient
à la promesse, certaine à ses yeux, du désenchantement de
Dulcinée. Il ne faisait qu'aller et venir et se réjouissait en
lui-même, croyant voir bientôt l'accomplissement de cette
promesse. Pour Sancho, bien qu'il eût pris en haine les fonctions
de gouverneur, comme on l'a dit précédemment, toutefois il
désirait de se retrouver encore à même de commander et d'être
obéi; car tel est le regret que traîne après soi le commandement,
n'eût-il été que pour rire.

Enfin, le tantôt venu, leur hôte don Antonio Moréno et ses deux
amis allèrent avec don Quichotte et Sancho visiter les galères. Le
chef d'escadre, qui était prévenu de leur arrivée, attendait les
deux fameux personnages don Quichotte et Sancho. À peine parurent-
ils sur le quai, que toutes les galères abattirent leurs tentes,
et que les clairons sonnèrent. On jeta sur-le-champ l'esquif à
l'eau, couvert de riches tapis et garni de coussins en velours
cramoisi. Aussitôt que don Quichotte y mit le pied, la galère
capitane tira le canon de poupe, et les autres galères en firent
autant; puis, lorsque don Quichotte monta sur le pont par
l'échelle de droite, toute la chiourme le salua, comme c'est
l'usage quand une personne de distinction entre dans la galère, en
criant trois fois: _Hou, hou, hou_[316]. Le général (c'est le nom
que nous lui donnerons), qui était un gentilhomme de Valence[317],
vint lui donner la main. Il embrassa don Quichotte et lui dit:

«Je marquerai ce jour avec une pierre blanche, car c'est un des
plus heureux que je pense goûter en toute ma vie, puisque j'ai vu
le seigneur don Quichotte de la Manche, en qui brille et se résume
tout l'éclat de la chevalerie errante.»

Don Quichotte, ravi de se voir traiter avec tant d'honneur, lui
répondit par des propos non moins courtois. Ils entrèrent tous
deux dans la cabine de poupe, qui était également meublée, et
s'assirent sur les bancs des plats-bords. Le comite monta dans
l'entre-pont, et, d'un coup de sifflet, fit signe à la chiourme de
mettre bas casaque, ce qui fut fait en un instant. Sancho, voyant
tant de gens tout nus, resta la bouche ouverte; ce fut pis encore
quand il vit hisser la tente avec une telle célérité, qu'il lui
semblait que tous les diables se fussent mis à la besogne. Mais
tout cela n'était encore que pain bénit, en comparaison de ce que
je vais dire. Sancho était assis sur l'_estanserol, _ou pilier de
la poupe, près de l'espalier, ou premier rameur du banc de droite.
Instruit de son rôle, l'espalier empoigna Sancho; et, le levant
dans ses bras, tandis que toute la chiourme était debout et sur
ses gardes, il le passa au rameur de droite, et bientôt le pauvre
Sancho voltigea de main en main et de banc en banc, avec tant de
vitesse, qu'il en perdit la vue, et pensa que tous les diables
l'emportaient. Les forçats ne le lâchèrent qu'après l'avoir ramené
par la bande gauche jusqu'à la poupe, où il resta étendu,
haletant, suant à grosses gouttes, et ne pouvant comprendre ce qui
lui était arrivé. Don Quichotte, qui vit le vol sans ailes de
Sancho, demanda au général si c'était une des cérémonies dont on
saluait les nouveaux venus dans les galères.

«Quant à moi, ajouta-t-il, comme je n'ai nulle envie d'y faire
profession, je ne veux pas non plus prendre un semblable exercice;
et je jure Dieu que, si quelqu'un vient me mettre la main dessus
pour me faire voltiger, je lui arrache l'âme à coups de pied dans
le ventre.»

En parlant ainsi, il se leva debout et empoigna son épée.

Dans ce moment, on abattit la tente, et on fit tomber la grande
vergue de haut en bas, avec un bruit épouvantable. Sancho crut que
le ciel se détachait de ses gonds et venait lui fondre sur la
tête, si bien que, plein de peur, il se la cacha entre les jambes.
Don Quichotte lui-même ne put conserver son sang-froid; il
frissonna aussi, plia les épaules et changea de couleur. La
chiourme hissa la vergue avec autant de vitesse et de tapage
qu'elle l'avait amenée, et tout cela en silence, comme si ces
hommes n'eussent eu ni voix ni souffle. Le comite donna le signal
de lever l'ancre, et, sautant au milieu de l'entre-pont, le nerf
de boeuf à la main, il commença à sangler les épaules de la
chiourme, et la galère prit bientôt le large.

Quand Sancho vit se mouvoir à la fois tous ces pieds rouges, car
telles lui semblaient les rames, il se dit tout bas:

«Pour le coup, voici véritablement des choses enchantées, et non
celles que raconte mon maître. Mais qu'est-ce qu'ont fait ces
malheureux, pour qu'on les fouette ainsi? et comment cet homme qui
se promène en sifflant a-t-il assez d'audace pour fouetter seul
tant de gens? Ah! je dis que c'est ici l'enfer, ou pour le moins
le purgatoire.»

Don Quichotte, voyant avec quelle attention Sancho regardait ce
qui se passait, s'empressa de lui dire:

«Ah! Sancho, mon ami, avec quelle aisance et quelle célérité vous
pourriez, si cela vous plaisait, vous déshabiller des reins au
cou, et vous mettre parmi ces gentilshommes pour en finir avec le
désenchantement de Dulcinée! Au milieu des peines et des
souffrances de tant d'hommes, vous ne sentiriez pas beaucoup les
vôtres. D'ailleurs, il serait possible que le sage Merlin fît
entrer en compte chacun de ces coups de fouet, comme appliqués de
bonne main, pour dix de ceux que vous avez finalement à vous
donner.»

Le général voulait demander quels étaient ces coups de fouet et ce
désenchantement de Dulcinée, quand le marin de quart s'écria:

«Le fort de Monjouich fait signe qu'il y a un bâtiment à rames sur
la côte, au couchant.»

À ces mots, le général sauta de l'entre-pont.

«Allons, enfants! dit-il, qu'il ne nous échappe pas. Ce doit être
quelque brigantin des corsaires d'Alger que la vigie signale.»

Les trois autres galères s'approchèrent de la capitane, pour
savoir ce qu'elles avaient à faire. Le général ordonna à deux
d'entre elles de prendre la haute mer, tandis qu'il irait terre à
terre avec la troisième, de façon que le brigantin ne pût les
éviter. La chiourme fit force de rames, poussant les galères avec
tant de furie, qu'elles semblaient voler sur l'eau. Celles qui
avaient pris la haute mer découvrirent, à environ deux milles, un
bâtiment auquel on supposa, à vue d'oeil, quatorze ou quinze bancs
de rames, ce qui était vrai. Quand ce bâtiment aperçut les
galères, il se mit en chasse avec l'intention et l'espoir
d'échapper par sa légèreté. Mais mal lui en prit, car la galère
capitane était l'un des navires les plus légers qui naviguassent
en mer. Elle gagnait tellement d'avance, que ceux du brigantin
virent aussitôt qu'ils ne pouvaient échapper. Aussi l'_arraez_[318]
voulait-il qu'on abandonnât les rames et qu'on se rendît, pour ne
point irriter le commandant de nos galères. Mais le sort, qui en
avait ordonné d'une autre façon, voulut qu'au moment où la
capitane arrivait si près que ceux du bâtiment chassé pouvaient
entendre qu'on leur criait de se rendre, deux Turcs ivres, qui se
trouvaient avec douze autres sur ce brigantin, tirèrent leurs
arquebuses et frappèrent mortellement deux de nos soldats montés
sur les bordages. À cette vue, le général fit serment de ne pas
laisser en vie un seul de ceux qu'il prendrait dans le brigantin.
Il l'assaillit avec furie, mais le petit navire échappa au choc en
passant sous les rames. La galère le dépassa de plusieurs noeuds.
Se voyant perdus, ceux du brigantin déployèrent les voiles pendant
que la galère tournait, puis, à voiles et à rames, se mirent en
chasse de nouveau. Mais leur diligence ne put pas les servir
autant que les avait compromis leur audace; car la capitane, les
atteignant à demi-mille environ, leur jeta dessus un rang de
rames, et les prit tous vivants. Les autres galères arrivèrent en
ce moment, et toutes quatre revinrent avec leur prise sur la
plage, où les attendaient une multitude de gens, curieux de voir
ce qu'elles ramenaient. Le général jeta l'ancre près de terre, et
s'aperçut que le vice-roi de la ville était sur le port.[319] Il fit
mettre l'esquif à l'eau pour le chercher, et commanda d'amener la
vergue pour y prendre l'_arraez, _ainsi que les autres Turcs pris
dans le brigantin, et dont le nombre s'élevait à trente-six, tous
beaux hommes, et la plupart arquebusiers.

Le général demanda quel était l'_arraez _du brigantin; et l'un des
captifs, qu'on reconnut ensuite pour renégat espagnol, répondit en
langue castillane:

«Ce jeune homme, seigneur, que tu vois là, est notre _arraez»_ et
il lui montrait un des plus beaux et des plus aimables garçons que
se pût peindre l'imagination humaine. Son âge ne semblait pas
atteindre vingt ans.

«Dis-moi, chien inconsidéré, lui demanda le général, qui t'a
poussé à tuer mes soldats, quand tu voyais qu'il était impossible
d'échapper? Est-ce là le respect qu'on garde aux capitaines? et ne
sais-tu pas que la témérité n'est pas de la vaillance? Les
espérances douteuses peuvent rendre les hommes hardis, mais non
pas téméraires.»

L'_arraez _allait répondre, mais le général ne put attendre sa
réponse, parce qu'il accourut recevoir le vice-roi, qui entrait
dans la galère, suivi de quelques-uns de ses gens et d'autres
personnes de la ville.

«Vous avez fait là une bonne chasse, seigneur général! dit le
vice-roi.

-- Fort bonne en effet, répondit le général, et Votre Excellence
va la voir pendue à cette vergue.

-- Pourquoi pendue? reprit le vice-roi.

-- Parce qu'ils m'ont tué, répliqua le général, contre toute loi,
toute raison et toute coutume de guerre, deux soldats des
meilleurs qui montassent ces galères; aussi ai-je juré de hisser à
la potence tous ceux que je prendrais, particulièrement ce jeune
garçon, qui est l'_arraez _du brigantin.»

En même temps, il lui montrait le jeune homme, les mains attachées
et la corde au cou, attendant la mort.

Le vice-roi jeta les yeux sur lui; et, le voyant si beau, si bien
fait, si résigné, il se sentit touché de compassion, et le désir
lui vint de le sauver.

«Dis-moi, _arraez, _lui demanda-t-il, de quelle nation es-tu?
Turc, More ou renégat?

-- Je ne suis, répondit le jeune homme en langue castillane, ni
Turc, ni More, ni renégat.

-- Qui es-tu donc? reprit le vice-roi.

-- Une femme chrétienne, répliqua le jeune homme.

-- Une femme chrétienne en cet équipage et en cette occupation!
Mais c'est une chose plus faite pour surprendre que pour être
crue!

-- Suspendez, ô seigneurs, reprit le jeune homme, suspendez mon
supplice; vous ne perdrez pas beaucoup à retarder votre vengeance
aussi peu de temps qu'il faudra pour que je vous raconte ma vie.»

Qui aurait pu être d'un coeur assez dur pour ne pas s'adoucir à
ces paroles, du moins jusqu'à entendre ce que voulait dire le
triste jeune homme? Le général lui répondit de dire ce qu'il lui
plairait; mais qu'il n'espérât point toutefois obtenir le pardon
d'une faute si manifeste. Cette permission donnée, le jeune homme
commença de la sorte:

«Je suis de cette nation plus malheureuse que prudente, sur
laquelle est tombée, dans ces derniers temps, une pluie
d'infortunes. J'appartiens à des parents morisques. Dans le cours
de nos malheurs, je fus emmenée par deux de mes oncles en
Berbérie, sans qu'il me servît à rien de dire que j'étais
chrétienne, comme je le suis en effet, non de celles qui en
feignent l'apparence, mais des plus sincères et des plus
catholiques. J'eus beau dire cette vérité, elle ne fut pas écoutée
par les gens chargés d'opérer notre déportation, et mes oncles non
plus ne voulurent point la croire; ils la prirent pour un mensonge
imaginé dans le dessein de rester au pays où j'étais née. Aussi
m'emmenèrent-ils avec eux plutôt de force que de gré. J'eus une
mère chrétienne, et un père qui eut la discrétion de l'être. Je
suçai avec le lait la foi catholique; je fus élevée dans de bonnes
moeurs; jamais, ni par la langue, ni par les usages, je ne laissai
croire, il me semble, que je fusse Morisque. En même temps que ces
vertus, car je crois que ce sont des vertus, grandit ma beauté, si
j'en ai quelque peu; et, bien que je vécusse dans la retraite, je
n'étais pas si sévèrement recluse que je ne laissasse l'occasion
de me voir à un jeune homme nommé don Gaspar Grégorio, fils aîné
d'un seigneur qui possède un village tout près du nôtre. Comment
il me vit, comment nous nous parlâmes, comment il devint
éperdument épris de moi, et moi presque autant de lui, ce serait
trop long à raconter, surtout quand j'ai à craindre qu'entre ma
langue et ma gorge ne vienne se placer la corde cruelle qui me
menace. Je dirai donc seulement que don Grégorio voulut
m'accompagner dans notre exil. Il se mêla parmi les Morisques
chassés d'autres pays, car il savait fort bien leur langue; et,
pendant le voyage, il se fit ami des deux oncles qui m'emmenaient
avec eux. Mon père, en homme prudent et avisé, n'eut pas plutôt
entendu le premier édit prononçant notre exil, qu'il quitta le
pays, et alla nous chercher un asile dans les royaumes étrangers.
Il enfouit et cacha sous terre, dans un endroit dont j'ai seule
connaissance, beaucoup de pierres précieuses et de perles de grand
prix, ainsi qu'une assez forte somme en cruzades et en doublons
d'or. Il m'ordonna de ne pas toucher au trésor qu'il laissait, si
par hasard on nous déportait avant qu'il fût de retour. Je lui
obéis, et passai en Berbérie avec mes oncles et d'autres parents
et alliés. L'endroit où nous nous réfugiâmes fut Alger, et c'est
comme si nous nous fussions réfugiés dans l'enfer même. Le dey
apprit par ouï-dire que j'étais belle, et la renommée lui fit
aussi connaître mes richesses, ce qui devint un bonheur pour moi.
Il me fit comparaître devant lui, et me demanda dans quelle partie
de l'Espagne j'étais née, quel argent et quels bijoux j'apportais.
Je lui nommai mon pays, et j'ajoutai que l'argent et les bijoux y
restaient enterrés, mais qu'on pourrait les recouvrer facilement
si j'allais les chercher moi-même. Je lui disais tout cela pour
que son avarice l'aveuglât plutôt que ma beauté. Pendant cet
entretien, on vint lui dire que j'étais accompagnée par un des
plus beaux jeunes hommes qui se pût imaginer. Je reconnus aussitôt
qu'on parlait de don Gaspar Grégorio, dont la beauté surpasse en
effet celle que l'on vante le plus. Je me troublai en considérant
le péril que courait don Grégorio; car, parmi ces barbares
infidèles, on estime plus un garçon jeune et beau qu'une femme,
quelque belle qu'elle soit. Le dey donna l'ordre qu'on l'amenât
sur-le-champ devant lui, et me demanda si ce qu'on disait de ce
jeune homme était la vérité. Alors moi, comme si le ciel m'eût
inspirée, je lui répondis sans hésiter: «Oui, cela est vrai; mais
je dois vous faire savoir que ce n'est point un garçon; c'est une
femme comme moi. Permettez, je vous en supplie, que j'aille
l'habiller dans son costume naturel, pour qu'elle montre
complètement sa beauté, et qu'elle paraisse avec moins d'embarras
devant vous.» Il répliqua qu'il y consentait, et que le lendemain
nous nous entendrions sur les moyens à prendre pour que je
retournasse en Espagne chercher le trésor enfoui, je courus parler
à don Gaspar; je lui contai le péril qu'il courait à se montrer
sous ses habits d'homme, je l'habillai en femme moresque; et, le
soir même, je le conduisis en présence du dey, qui fut ravi en le
voyant, et conçut l'idée de garder cette jeune fille pour en faire
présent au Grand Seigneur. Mais, afin d'éviter le péril qu'elle
pourrait courir, même de lui, dans le sérail de ses femmes, il
ordonna qu'elle fût confiée à la garde et au service de dames
moresques de qualité, chez lesquelles don Grégorio fut aussitôt
conduit. La douleur que nous ressentîmes tous deux, car je ne puis
nier que je l'aime, je la laisse à juger à ceux qui se séparent
quand ils s'aiment tendrement. Le dey, bientôt après, décida que
je reviendrais en Espagne sur ce brigantin, accompagnée par deux
Turcs de nation, ceux-là mêmes qui ont tué vos soldats, je fus
également suivie par ce renégat espagnol (montrant celui qui avait
parlé le premier), duquel je sais qu'il est chrétien au fond de
l'âme, et qu'il vient plutôt avec le désir de rester en Espagne
que de retourner en Berbérie. Le reste de la chiourme se compose
de Mores et de Turcs, qui ne servent qu'à ramer sur les bancs. Les
deux Turcs, insolents et avides, sans respecter l'ordre qu'ils
avaient reçu de nous mettre à terre, moi et ce renégat, sur la
première plage espagnole, et en habits de chrétiens, dont nous
étions pourvus, voulurent d'abord écumer cette côte, et faire,
s'ils pouvaient, quelque prise, craignant que, s'ils nous
mettaient d'abord à terre, il ne nous arrivât quelque accident qui
fît découvrir que leur brigantin restait en panne, et que, s'il y
avait des galères sur la côte, on ne les eût bientôt pris. Hier
soir, nous avons abordé cette plage sans avoir connaissance de ces
quatre galères; on nous a découverts aujourd'hui, et il nous est
arrivé ce que vous avez vu. Finalement, don Grégorio reste en
habit de femme parmi des femmes, et dans un imminent danger de la
vie; moi, je me vois les mains attachées, attendant la mort, qui
me délivrera de mes peines. Voilà, seigneurs, la fin de ma
lamentable histoire, aussi véritable que pleine de malheurs. La
grâce que je vous prie de m'accorder, c'est de me laisser mourir
en chrétienne; car, ainsi que je l'ai dit, je n'ai nullement
partagé la faute où sont tombés ceux de ma nation.»

À ces mots, elle se tut, les yeux gonflés de larmes amères,
auxquelles se mêlaient les pleurs de la plupart des assistants.

Ému, attendri, le vice-roi s'approcha d'elle sans dire une parole,
et, de ses propres mains, détacha la corde qui attachait les
belles mains de la Morisque chrétienne. Tout le temps qu'elle
avait conté son étrange histoire, un vieux pèlerin, qui était
entré dans la galère à la suite du vice-roi, avait tenu ses yeux
cloués sur elle. Dès qu'elle eut cessé de parler, il se précipita
à ses genoux, les serra dans ses bras, et, la voix entrecoupée par
mille soupirs et mille sanglots, il s'écria:

«Ô Ana-Félix, ma fille, ma fille infortunée! je suis ton père
Ricote, qui retournais te chercher, car je ne puis vivre sans toi,
sans toi qui es mon âme.»

À ces paroles, Sancho ouvrit les yeux, et releva la tête qu'il
tenait penchée, rêvant à sa disgracieuse promenade; et regardant
avec attention le pèlerin, il reconnut que c'était bien Ricote
lui-même, qu'il avait rencontré le jour où il quitta son
gouvernement. Il reconnut également sa fille, qui, les mains
détachées, embrassait son père, en mêlant ses larmes aux siennes.
Le père dit au général et au vice-roi:

«Voilà, seigneurs, voilà ma fille, plus malheureuse dans ses
aventures que dans son nom. Elle s'appelle Ana-Félix, et porte le
surnom de Ricota, aussi célèbre par sa beauté que par ma richesse.
J'ai quitté ma patrie pour aller chercher un asile chez les
nations étrangères, et, l'ayant trouvé en Allemagne, je suis
revenu en habit de pèlerin, et en compagnie d'autres Allemands,
pour chercher ma fille et déterrer les richesses que j'avais
enfouies. Je n'ai plus trouvé ma fille, mais seulement le trésor
que je rapporte avec moi; et maintenant, par ces étranges détours
que vous avez vus, je viens de retrouver le trésor qui me rend le
plus riche, ma fille bien-aimée. Si notre innocence, si ses larmes
et les miennes peuvent, à la faveur de votre justice, ouvrir les
portes à la miséricorde, usez-en à notre égard, car jamais nous
n'avons eu le dessein de vous offenser, et jamais nous n'avons
pris part aux projets de nos compatriotes, qui sont exilés
justement.

-- Oh! je connais bien Ricote, dit alors Sancho, et je sais qu'il
dit vrai quant à ce qu'Ana-Félix est sa fille. Mais pour ces
broutilles d'allées et de venues, de bonnes ou de mauvaises
intentions, je ne m'en mêle pas.»

Tous les assistants restaient émerveillés d'une si étrange
aventure.

«En tout cas, s'écria le général, vos larmes ne me laisseront
point accomplir mon serment. Vivez, belle Ana-Félix, autant
d'années que le ciel vous en réserve, et que le châtiment de la
faute retombe sur les insolents et les audacieux qui l'ont
commise.»

Aussitôt il ordonna de pendre à la vergue les deux Turcs qui
avaient tué ses soldats. Mais le vice-roi lui demanda instamment
de ne pas les faire mourir, puisqu'il y avait de leur part plus de
folie que de vaillance. Le général se rendit aux désirs du vice-
roi; car il est difficile que de sang-froid les vengeances
s'exécutent.

On s'occupa aussitôt des moyens de tirer Gaspar Grégorio du péril
où il était resté. Ricote offrit pour sa délivrance plus de deux
mille ducats qu'il avait en perles et en bijoux. Plusieurs moyens
furent mis en avant; mais aucun ne valut celui que proposa le
renégat espagnol dont on a parlé. Il s'offrit de retourner à Alger
dans quelque petit bâtiment d'environ six bancs de rames, mais
armé de rameurs chrétiens, parce qu'il savait où, quand et comment
on pourrait débarquer, et qu'il connaissait aussi la maison où
l'on avait enfermé don Gaspar. Le général et le vice-roi
hésitaient à se fier au renégat, et surtout à lui confier les
chrétiens qui devraient occuper les bancs des rameurs. Mais Ana-
Félix répondit de lui, et Ricote s'engagea à payer le rachat des
chrétiens s'ils étaient livrés. Quand cet avis fut adopté, le
vice-roi descendit à terre, et don Antonio Moréno emmena chez lui
la Morisque et son père, après que le vice-roi l'eut chargé de les
accueillir et de les traiter avec tous les soins imaginables,
offrant de contribuer à ce bon accueil par tout ce que renfermait
sa maison; tant étaient vives la bienveillance et l'affection
qu'avait allumées dans son coeur la beauté d'Ana-Félix!

Chapitre LXIV

_Où l'on traite de l'aventure qui donna le plus de chagrin à don
Quichotte, de toutes celles qui lui étaient alors arrivées_


La femme de don Antonio Moréno, à ce que dit l'histoire, sentit un
grand plaisir à voir Ana-Félix dans sa maison. Elle l'y reçut avec
beaucoup de prévenances, aussi éprise de ses attraits que de son
amabilité; car la Morisque brillait également par l'esprit et par
la figure. Tous les gens de la ville venaient comme à son de
cloche la voir et l'admirer.

Don Quichotte dit à don Antonio que le parti qu'on avait pris pour
la délivrance de don Grégorio ne valait rien, qu'il était plus
dangereux que convenable, et qu'on aurait mieux fait de le porter
lui-même, avec ses armes et son cheval, en Berbérie, d'où il
aurait tiré le jeune homme, en dépit de toute la canaille
musulmane, comme avait fait don Gaïféros pour son épouse
Mélisandre.

«Prenez donc garde, dit Sancho, en entendant ce propos, que le
seigneur don Gaïféros enleva son épouse de terre ferme et qu'il
l'emmena en France par la terre ferme; mais là-bas, si, par
hasard, nous enlevons don Grégorio, par où l'amènerons-nous en
Espagne, puisque la mer est au milieu?

-- Il y a remède à tout, excepté à la mort, répondit don
Quichotte; le bateau s'approchera de la côte, et nous nous y
embarquerons, quand le monde entier s'y opposerait.

-- Votre Grâce arrange fort bien les choses, reprit Sancho; mais
du dit au fait, il y a long trajet. Moi, je m'en tiens au renégat,
qui me semble très homme de bien, et de très-charitables
entrailles.

-- D'ailleurs, ajouta don Antonio, si le renégat ne réussit point
dans son entreprise, on adoptera ce nouvel expédient, et on fera
passer le grand don Quichotte en Berbérie.»

À deux jours de là, le renégat partit sur un bâtiment léger de six
rames par bordage, monté par de vaillants rameurs; et, deux jours
après, les galères prirent la route du Levant, le général ayant
prié le vice-roi de l'informer de ce qui arriverait pour la
délivrance de don Grégorio et de la suite des aventures d'Ana-
Félix. Le vice-roi lui en fit la promesse.

Un matin que don Quichotte était sorti pour se promener sur la
plage, armé de toutes pièces, car, ainsi qu'on l'a dit maintes
fois, _ses armes étaient sa parure, et le combat son repos_[320], et
jamais il n'était un instant sans armure, il vit venir à lui un
chevalier également armé de pied en cap, qui portait peinte sur
son écu une lune resplendissante. Celui-ci, s'approchant assez
près pour être entendu, adressa la parole à don Quichotte, et lui
dit d'une voix haute:

«Insigne chevalier et jamais dignement loué don Quichotte de la
Manche, je suis le chevalier de la Blanche-Lune, dont les
prouesses inouïes t'auront sans doute rappelé le nom à la mémoire.
Je viens me mesurer avec toi et faire l'épreuve de tes forces,
avec l'intention de te faire reconnaître et confesser que ma dame,
quelle qu'elle soit, est incomparablement plus belle que ta
Dulcinée du Toboso. Si tu confesses d'emblée cette vérité, tu
éviteras la mort, et moi la peine que je prendrais à te la donner.
Si nous combattons, et si je suis vainqueur, je ne veux qu'une
satisfaction: c'est que, déposant les armes, et t'abstenant de
chercher les aventures, tu te retires dans ton village pour le
temps d'une année, pendant laquelle tu vivras, sans mettre l'épée
à la main, en paix et en repos, car ainsi l'exigent le soin de ta
fortune et le salut de ton âme. Si je suis vaincu, ma tête restera
à ta merci, mes armes et mon cheval seront tes dépouilles, et la
renommée de mes exploits s'ajoutera à la renommée des tiens. Vois
ce qui te convient le mieux, et réponds-moi sur-le-champ, car je
n'ai que le jour d'aujourd'hui pour expédier cette affaire.»

Don Quichotte resta stupéfait, aussi bien de l'arrogance du
chevalier de la Blanche-Lune que de la cause de son défi. Il lui
répondit avec calme et d'un ton sévère:

«Chevalier de la Blanche-Lune, dont les exploits ne sont point
encore arrivés à ma connaissance, je vous ferai jurer que vous
n'avez jamais vu l'illustre Dulcinée. Si vous l'eussiez vue, je
sais que vous vous fussiez bien gardé de vous hasarder en cette
entreprise; car son aspect vous eût détrompé, et vous eût appris
qu'il n'y a point et qu'il ne peut y avoir de beauté comparable à
la sienne. Ainsi donc, sans vous dire que vous en avez menti, mais
en disant du moins que vous êtes dans une complète erreur,
j'accepte votre défi, avec les conditions que vous y avez mises,
et je l'accepte sur-le-champ, pour ne point vous faire perdre le
jour que vous avez fixé. Des conditions, je n'en excepte qu'une
seule, celle de faire passer à ma renommée la renommée de vos
prouesses, car je ne sais ni ce qu'elles sont, ni de quelle
espèce; et, quelles qu'elles soient, je me contente des miennes.
Prenez donc du champ ce que vous en voudrez prendre, je ferai de
même; et à qui Dieu donnera la fève, que saint Pierre la lui
bénisse.»

On avait aperçu de la ville le chevalier de la Blanche-Lune, et
l'on avait averti le vice-roi qu'il était en pourparlers avec don
Quichotte de la Manche. Le vice-roi, pensant que ce devait être
quelque nouvelle aventure inventée par don Antonio Moréno ou par
quelque autre gentilhomme de la ville, prit aussitôt le chemin de
la plage, accompagné de don Antonio et de plusieurs autres
gentilshommes. Ils arrivèrent au moment où don Quichotte faisait
tourner bride à Rossinante pour prendre du champ. Le vice-roi,
voyant que les deux champions faisaient mine de fondre l'un sur
l'autre, se mit au milieu, et leur demanda quel était le motif qui
les poussait à se livrer si soudainement bataille.

«C'est une prééminence de beauté», répondit le chevalier de la
Blanche-Lune; et il répéta succinctement ce qu'il avait dit à don
Quichotte, ainsi que les conditions du duel acceptées de part et
d'autre.

Le vice-roi s'approcha de don Antonio, et lui demanda tout bas
s'il savait qui était ce chevalier de la Blanche-Lune, ou si
c'était quelque tour qu'on voulait jouer à don Quichotte. Don
Antonio répondit qu'il ne savait ni qui était le chevalier, ni si
le duel était pour rire ou tout de bon. Cette réponse jeta le
vice-roi dans une grande perplexité; il ne savait s'il fallait ou
non les laisser continuer la bataille. Cependant, ne pouvant pas
se persuader que ce ne fût pas une plaisanterie, il s'éloigna en
disant:

«Seigneurs chevaliers, s'il n'y a point ici de milieu entre
confesser ou mourir; si le seigneur don Quichotte est intraitable,
et si Votre Grâce, seigneur de la Blanche-Lune, n'en veut pas
démordre, en avant, et à la grâce de Dieu!»

Le chevalier de la Blanche-Lune remercia le vice-roi, en termes
polis, de la licence qu'il leur accordait, et don Quichotte en fit
autant. Celui-ci, se recommandant de tout son coeur à Dieu et à sa
Dulcinée, comme il avait coutume de la faire en commençant les
batailles qui s'offraient à lui, reprit un peu de champ, parce
qu'il vit que son adversaire faisait de même; puis, sans qu'aucune
trompette ni autre instrument guerrier leur donnât le signal de
l'attaque, ils tournèrent bride tous deux en même temps. Mais,
comme le coursier du chevalier de la Blanche-Lune était le plus
léger, il atteignit don Quichotte aux deux tiers de la carrière,
et là il le heurta si violemment, sans le toucher avec sa lance,
dont il sembla relever exprès la pointe, qu'il fit rouler sur le
sable Rossinante et don Quichotte. Il s'avança aussitôt sur le
chevalier, et, lui mettant le fer de sa lance à la visière, il lui
dit:

«Vous êtes vaincu, chevalier, et mort même, si vous ne confessez
les conditions de notre combat.»

Don Quichotte, étourdi et brisé de sa chute, répondit, sans lever
sa visière, d'une voix creusé et dolente qui semblait sortir du
fond d'un tombeau:

«Dulcinée du Toboso est la plus belle femme du monde, et moi le
plus malheureux chevalier de la terre. Il ne faut pas que mon
impuissance à la soutenir compromette cette vérité. Pousse,
chevalier, pousse ta lance, et ôte-moi la vie, puisque tu m'as ôté
l'honneur.

-- Oh! non, certes, je n'en ferai rien, s'écria le chevalier de la
Blanche-Lune. Vive, vive en sa plénitude la renommée de madame
Dulcinée du Toboso! Je ne veux qu'une chose, c'est que le grand
don Quichotte se retire dans son village une année, ou le temps
que je lui prescrirai, ainsi que nous en sommes convenus avant
d'en venir aux mains.»

Le vice-roi, don Antonio, et plusieurs autres personnes qui se
trouvaient présentes, entendirent distinctement ces propos; ils
entendirent également don Quichotte répondre que, pourvu qu'on ne
lui demandât rien qui fût au détriment de Dulcinée, il
accomplirait tout le reste en chevalier ponctuel et loyal. Cette
confession faite et reçue, le chevalier de la Blanche-Lune tourna
bride, et, saluant le vice-roi de la tête, il prit le petit galop
pour rentrer dans la ville. Le vice-roi donna l'ordre à don
Antonio de le suivre, pour savoir à tout prix qui il était. On
releva don Quichotte, et on lui découvrit le visage, qu'on trouva
pâle, inanimé et inondé de sueur. Rossinante était si maltraité,
qu'il ne put se remettre sur ses jambes. Sancho, l'oreille basse
et la larme à l'oeil, ne savait ni que dire ni que faire. Il lui
semblait que toute cette aventure était un songe, une affaire
d'enchantement. Il voyait son seigneur vaincu, rendu à merci,
obligé à ne point prendre les armes d'une année. Il apercevait en
imagination la lumière de sa gloire obscurcie, et les espérances
de ses nouvelles promesses évanouies, comme la fumée s'évanouit au
vent. Il craignait enfin que Rossinante ne restât estropiée pour
le reste de ses jours, et son maître disloqué. Heureux encore si
les membres brisés remettaient la cervelle[321]! Finalement, avec
une chaise à porteurs que le vice-roi fit venir, on ramena le
chevalier à la ville, et le vice-roi regagna aussitôt son palais,
dans le désir de savoir quel était ce chevalier de la Blanche-
Lune, qui avait mis don Quichotte en si piteux état.

Chapitre LXV

_Où l'on fait connaître qui était le chevalier de la Blanche-
Lune, et où l'on raconte la délivrance de don Grégorio, ainsi que
d'autres événements_


Don Antonio Moréno suivit le chevalier de la Blanche-Lune, qui fut
également suivi et poursuivi même par une infinité de polissons,
jusqu'à la porte d'une hôtellerie au centre de la ville. Don
Antonio y entra dans le désir de le connaître. Un écuyer vint
recevoir et désarmer le chevalier, qui s'enferma dans une salle
basse, toujours accompagné de don Antonio, lequel mourait d'envie
de savoir qui était cet inconnu. Enfin, quand le chevalier de la
Blanche-Lune vit que ce gentilhomme ne le quittait pas, il lui
dit:

«Je vois bien, seigneur, pourquoi vous êtes venu; vous voulez
savoir qui je suis, et, comme je n'ai nulle raison de le cacher,
pendant que mon domestique me désarme, je vais vous le dire en
toute vérité. Sachez donc, seigneur, qu'on m'appelle le bachelier
Samson Carrasco. Je suis du village même de don Quichotte de la
Manche, dont la folie est un objet de pitié pour nous tous qui le
connaissons; mais peut-être lui ai-je porté plus de compassion que
personne. Or, comme je crois que sa guérison dépend de son repos,
et de ce qu'il ne bouge plus de son pays et de sa maison, j'ai
cherché un moyen de l'obliger à y rester tranquille. Il y a donc
environ trois mois que j'allai, déguisé en chevalier des Miroirs,
lui couper le chemin dans l'intention de combattre avec lui et de
le vaincre, sans lui faire aucun mal, après avoir mis pour
condition de notre combat que le vaincu resterait à la merci du
vainqueur. Ce que je pensai exiger de lui, car je le tenais déjà
pour vaincu, c'était qu'il retournât au pays, et qu'il n'en sortît
plus de toute une année, temps pendant lequel il pourrait être
guéri; mais le sort en ordonna d'une toute autre façon, car ce fut
lui qui me vainquit et me renversa de cheval. Mon projet fut donc
sans résultat. Il continua sa route, et je m'en retournai vaincu,
honteux et brisé de la chute, qui avait été fort périlleuse.
Cependant cela ne m'ôta pas l'envie de revenir le chercher et de
le vaincre à mon tour, comme vous avez vu que j'ai fait
aujourd'hui. Il est si ponctuel à observer les devoirs de la
chevalerie errante, qu'en exécution de sa parole, il observera,
sans aucun doute, l'ordre qu'il a reçu de moi. Voilà, seigneur,
toute l'histoire, sans que j'aie besoin de rien ajouter. Je vous
supplie de ne pas me découvrir, et de ne pas dire à don Quichotte
qui je suis, afin que ma bonne intention ait son effet, et que je
parvienne à rendre le jugement à un homme qui l'a parfait dès
qu'il oublie les extravagances de sa chevalerie errante.

-- Oh! seigneur, s'écria Antonio, Dieu vous pardonne le tort que
vous avez fait au monde entier, en voulant rendre à la raison le
fou le plus divertissant qu'il possède! Ne voyez-vous pas,
seigneur, que jamais l'utilité dont pourra être le bon sens de don
Quichotte n'approchera du plaisir qu'il donne avec ses incartades?
Mais j'imagine que toute la science et toute l'adresse du seigneur
bachelier ne pourront suffire à rendre sage un homme si
complètement fou; et, si ce n'était contraire à la charité, je
demanderais que jamais don Quichotte ne guérît, parce qu'avec sa
guérison nous aurons non-seulement à perdre ses gracieuses folies,
mais encore celles de Sancho Panza, son écuyer, dont la moindre
est capable de réjouir la mélancolie même. Cependant je me tairai
et ne dirai rien, pour voir si j'aurai deviné juste en soupçonnant
que le seigneur Carrasco ne tirera nul profit de sa démarche.»

Le bachelier répondit qu'en tout cas l'affaire était en bon train,
et qu'il en espérait une heureuse issue. Il prit congé de don
Antonio, qui lui faisait poliment ses offres de service; puis,
ayant fait attacher ses armes sur un mulet, il quitta la ville, à
l'instant même, sur le cheval qui lui avait servi dans le combat,
et regagna son village, sans qu'il lui arrivât rien que fût tenue
de recueillir cette véridique histoire.

Don Antonio rapporta au vice-roi tout ce que lui avait conté
Carrasco, chose dont le vice-roi n'éprouva pas grand plaisir; car
la réclusion de don Quichotte allait détruire celui qu'auraient eu
tous les gens auxquels seraient parvenues les nouvelles de ses
folies.

Don Quichotte resta six jours au lit, triste, affligé, rêveur,
l'humeur noire et sombre, et l'imagination sans cesse occupée du
malheureux événement de sa défaite. Sancho s'efforçait de le
consoler, et il lui dit un jour, entre autres propos:

«Allons, mon bon seigneur, relevez la tête, et tâchez de reprendre
votre gaieté, et surtout rendez grâce au ciel de ce qu'étant tombé
par terre vous vous soyez relevé sans une côte enfoncée. Vous
savez bien que là où les coups se donnent ils se reçoivent, et
qu'il n'y a pas toujours du lard où sont les crochets pour le
pendre; en ce cas, faites la figue au médecin, puisque vous n'en
avez pas besoin pour vous guérir de cette maladie. Retournons chez
nous, et cessons de courir les champs à la quête des aventures,
par des terres et des pays que nous ne connaissons pas. À tout
bien considérer, c'est moi qui suis le plus perdant, si vous êtes
le plus maltraité. Moi, qui ai laissé avec le gouvernement les
désirs d'être gouverneur, je n'ai pas laissé l'envie de devenir
comte, et jamais cette envie ne sera satisfaite si vous manquez de
devenir roi, en laissant l'exercice de votre chevalerie. Ainsi
toutes mes espérances s'en vont en fumée.

-- Tais-toi, Sancho, répondit don Quichotte; ne vois-tu pas que ma
retraite et ma réclusion ne doivent durer qu'une année? Au bout de
ce temps, je reprendrai mon honorable profession, et je ne
manquerai ni de royaumes à conquérir, ni de comtés à te donner en
cadeau.

-- Dieu vous entende, reprit Sancho, et que le péché fasse la
sourde oreille; car j'ai toujours ouï dire que bonne espérance
vaut mieux que mauvaise possession.»

Ils en étaient là de leur entretien, quand don Antonio entra,
donnant toutes les marques d'une grande allégresse:

«Bonne nouvelle, bonne nouvelle, seigneur don Quichotte, s'écria-
t-il; don Grégorio et le renégat, qui est allé le chercher, sont
sur la plage. Que dis-je, sur la plage? ils sont déjà chez le
vice-roi, et seront ici dans un instant.»

Don Quichotte parut sentir quelque joie.

«En vérité, dit-il, je me réjouirais volontiers que la chose fût
arrivée tout au rebours. J'aurais été contraint de passer en
Berbérie, où j'aurais délivré, par la force de mon bras, non-
seulement don Grégorio, mais tous les captifs chrétiens qui s'y
trouvent. Mais, hélas! que dis-je, misérable? ne suis-je pas le
vaincu? ne suis-je pas le renversé par terre? ne suis-je pas celui
qui ne peut prendre les armes d'une année? Qu'est-ce que je
promets donc, et de quoi puis-je me flatter, si je dois plutôt me
servir du fuseau que de l'épée?

-- Laissez donc cela, seigneur, s'écria Sancho. Vive la poule,
malgré sa pépie! Et d'ailleurs, aujourd'hui pour toi, demain pour
moi. Dans ces affaires de rencontres, de chocs et de taloches, il
ne faut jurer de rien; car celui qui tombe aujourd'hui peut se
relever demain, à moins qu'il n'aime mieux rester au lit, je veux
dire qu'il ne se laisse abattre sans reprendre un nouveau courage
pour de nouveaux combats. Allons, que Votre Grâce se lève pour
recevoir don Grégorio; car il me semble, au mouvement et au bruit
qui se fait, qu'il est déjà dans la maison.»

C'était la vérité; aussitôt que don Grégorio eut été avec le
renégat rendre compte au vice-roi du départ et du retour, empressé
de revoir Ana-Félix, il accourut avec son compagnon à la maison de
don Antonio. Quand on le tira d'Alger, don Grégorio était encore
en habits de femme; mais, dans la barque, il les changea contre
ceux d'un captif qui s'était sauvé avec lui. Au reste, en quelque
habit qu'il se montrât, on connaissait en lui une personne digne
d'être enviée, estimée et servie; car il était merveilleusement
beau, et ne semblait pas avoir plus de dix-sept à dix-huit ans.
Ricote et sa fille vinrent à sa rencontre; le père, attendri
jusqu'aux larmes, et la fille avec une pudeur charmante. Ils ne
s'embrassèrent point; car, où se trouve beaucoup d'amour, il n'y a
pas d'ordinaire beaucoup de hardiesse. Les deux beautés réunies de
don Grégorio et d'Ana-Félix firent également l'admiration de tous
ceux qui se trouvaient présents à cette scène. Ce fut leur silence
qui parla pour les deux amants, et leurs yeux furent les langues
qui exprimèrent leur bonheur et leurs chastes pensées. Le renégat
raconta quels moyens avait employés son adresse pour tirer don
Grégorio de sa prison, et don Grégorio raconta en quels embarras,
en quels périls il s'était trouvé au milieu des femmes qui le
gardaient; tout cela, sans longueur, en peu de mots, et montrant
une discrétion bien au-dessus de son âge. Finalement, Ricote paya
et récompensa, d'une main libérale, aussi bien le renégat que les
chrétiens qui avaient ramé dans la barque. Quant au renégat, il
rentra dans le giron de l'Église, et, de membre gangrené, il
redevint sain et pur par la pénitence et le repentir.

Deux jours après, le vice-roi se concerta avec don Antonio sur les
moyens qu'il y aurait à prendre pour qu'Ana-Félix et Ricote
restassent en Espagne; car il ne leur semblait d'aucun
inconvénient de conserver dans le pays une fille si chrétienne et
un père si bien intentionné. Don Antonio s'offrit à aller
solliciter cette licence à la cour, où l'appelaient d'ailleurs
d'autres affaires, laissant entendre que là, par le moyen de la
faveur et des présents, bien des difficultés s'aplanissent.

«Non, dit Ricote, qui assistait à l'entretien; il ne faut rien
espérer de la faveur ni des présents; car, avec le grand don
Bernardino de Vélasco, comte de Salazar, auquel Sa Majesté a
confié le soin de notre expulsion, tout est inutile, prières,
larmes, promesses et cadeaux. Il est vrai qu'il unit la
miséricorde à la justice; mais, comme il voit que tout le corps de
notre nation est corrompu et pourri, il use plutôt pour remède du
cautère, qui brûle, que du baume, qui amollit. Avec la prudence et
la sagacité qu'il apporte à ses fonctions, avec la terreur qu'il
inspire, il a porté sur ses fortes épaules l'exécution de cette
grande mesure, sans que notre adresse, nos démarches, nos
stratagèmes et nos fraudes eussent pu tromper ses yeux d'Argus,
qu'il tient toujours ouverts, pour empêcher qu'aucun de nous ne
lui échappe et ne reste comme une racine cachée, qui germerait
avec le temps et répandrait des fruits vénéneux dans l'Espagne,
enfin purgée et délivrée des craintes que lui donnait notre
multitude. Héroïque résolution du grand Philippe III, et prudence
inouïe d'en avoir confié l'exécution à don Bernardino de
Vélasco[322]!

-- Quoi qu'il en soit, reprit don Antonio, je ferai, une fois là,
toutes les diligences possibles, et que le ciel en décide comme il
lui plaira. Don Grégorio viendra avec moi, pour consoler ses
parents de la peine qu'a dû leur causer son absence; Ana-Félix
restera avec ma femme dans ma maison ou dans un monastère; et je
suis sûr que le seigneur vice-roi voudra bien garder chez lui le
bon Ricote, jusqu'au résultat de mes négociations.»

Le vice-roi consentit à tout ce qui était proposé; mais don
Grégorio, sachant ce qui se passait, assura d'abord qu'il ne
pouvait ni ne voulait abandonner doña Ana-Félix. Toutefois, comme
il avait le désir de revoir ses parents, et qu'il pensait bien
trouver le moyen de revenir chercher sa maîtresse, il se rendit à
l'arrangement convenu. Ana-Félix resta avec la femme de don
Antonio, et Ricote dans le palais du vice-roi.

Le jour du départ de don Antonio arriva, puis le départ de don
Quichotte et de Sancho, qui eut lieu deux jours après; car les
suites de sa chute ne permirent point au chevalier de se mettre
plus tôt en route. Il y eut des larmes, des soupirs, des sanglots
et des défaillances, quand don Grégorio se sépara d'Ana-Félix.
Ricote offrit à son gendre futur mille écus, s'il les voulait;
mais don Grégorio n'en accepta pas un seul, et emprunta seulement
cinq écus à don Antonio, en promettant de les lui rendre à Madrid.
Enfin, ils partirent tous deux, et don Quichotte avec Sancho, un
peu après, comme on l'a dit; don Quichotte désarmé et en habit de
voyage; Sancho à pied, le grison portant les armes sur son dos.

Chapitre LXVI

_Qui traite de ce que verra celui qui le lira, ou de ce
qu'entendra celui qui l'écoutera lire_


Au sortir de Barcelone, don Quichotte vint revoir la place où il
était tombé, et s'écria:

«Ici fut Troie! ici ma mauvaise étoile, et non ma lâcheté,
m'enleva mes gloires passées! ici la fortune usa à mon égard de
ses tours et de ses retours! ici s'obscurcirent mes prouesses!
ici, finalement, tomba mon bonheur, pour ne se relever jamais!»

Sancho, qui entendit ces lamentations, lui dit aussitôt:

«C'est aussi bien le propre d'un coeur vaillant, mon bon seigneur,
d'avoir de la patience et de la fermeté dans les disgrâces, que de
la joie dans les prospérités; et cela, j'en juge par moi-même; car
si, quand j'étais gouverneur, je me sentais gai, maintenant que je
suis écuyer à pied, je ne me sens pas triste. En effet, j'ai ouï
dire que cette créature qu'on appelle la fortune est une femme
capricieuse, fantasque, toujours ivre et aveugle par-dessus le
marché. Aussi ne voit-elle pas ce qu'elle fait, et ne sait-elle ni
qui elle abat, ni qui elle élève.

-- Tu es bien philosophe, Sancho, répondit don Quichotte, et tu
parles en homme de bon sens. Je ne sais vraiment qui t'apprend de
telles choses. Mais ce que je puis te dire, c'est qu'il n'y a
point de fortune au monde, que toutes les choses qui s'y passent,
bonnes ou mauvaises, n'arrivent point par hasard, mais par une
providence particulière des cieux. De là vient ce qu'on a coutume
de dire, chacun est l'artisan de son heureux sort. Moi, je l'avais
été du mien, mais non pas avec assez de prudence; aussi ma
présomption m'a-t-elle coûté cher. J'aurais dû penser qu'à la
grosseur démesurée du cheval que montait le chevalier de la
Blanche-Lune, la débilité de Rossinante ne pouvait résister.
J'osai cependant accepter le combat; je fis de mon mieux, mais je
fus culbuté, et, bien que j'aie perdu l'honneur, je n'ai ni perdu
ni pu perdre la vertu de tenir ma parole. Quand j'étais chevalier
errant, hardi et valeureux, mon bras et mes oeuvres
m'accréditaient pour homme de coeur; maintenant que je suis écuyer
démonté, je veux m'accréditer pour homme de parole, en tenant la
promesse que j'ai faite. Chemine donc, ami Sancho; allons passer
dans notre pays l'année du noviciat. Dans cette réclusion forcée,
nous puiserons de nouvelles forces pour reprendre l'exercice des
armes, que je n'abandonnerai jamais.

-- Seigneur, répondit Sancho, ce n'est pas une chose si
divertissante de marcher à pied, qu'elle me donne envie de faire
de grandes étapes. Laissons cette armure accrochée à quelque
arbre, en guise d'un pendu; et, quand j'occuperai le dos du
grison, les pieds hors de la poussière, nous ferons les marches
telles que Votre Grâce voudra les mesurer. Mais croire que je les
ferai longues en allant à pied, c'est croire qu'il fait jour à
minuit.

-- Tu as fort bien dit, repartit don Quichotte; attachons mes
armes en trophée; puis, au-dessous ou alentour, nous graverons sur
les arbres ce qui était écrit sur le trophée des armes de Roland:

_Que nul de les toucher ne soit si téméraire,_
_S'il ne veut de Roland affronter la colère_.

-- Tout cela me semble d'or, reprit Sancho; et, n'était la faute
que nous ferait Rossinante pour le chemin à faire, je serais
d'avis qu'on le pendît également.

-- Eh bien! ni lui ni les armes ne seront pendus, répondit don
Quichotte; je ne veux pas qu'on me dise: _À bon service mauvais
payement_.

-- Voilà qui est bien dit, répliqua Sancho; car, suivant l'opinion
des gens sensés, il ne faut pas jeter sur le bât la faute de
l'âne. Et, puisque c'est à Votre Grâce qu'est toute la faute de
cette aventure, châtiez-vous vous-même; mais que votre colère ne
retombe pas sur ces armes déjà sanglantes et brisées, ni sur le
doux et bon Rossinante, qui n'en peut mais, ni sur mes pieds, que
j'ai fort tendres, en les faisant cheminer plus que de raison.»

Ce fut en ces entretiens que se passa toute la journée, et quatre
autres encore, sans qu'il leur arrivât rien qui contrariât leur
voyage. Le cinquième jour, à l'entrée d'une bourgade, ils
trouvèrent devant la porte d'une hôtellerie beaucoup de gens qui
s'y divertissaient, car c'était fête. Comme don Quichotte
approchait d'eux, un laboureur éleva la voix et dit:

«Bon! un de ces seigneurs que voilà, et qui ne connaissent point
les parieurs, va décider de notre gageure.

-- Très-volontiers, répondit don Quichotte, et en toute droiture,
si toutefois je parviens à la bien comprendre.

-- Le cas est, mon bon seigneur, reprit le paysan, qu'un habitant
de ce village, si gros qu'il pèse deux quintaux trois quarts, a
défié à la course un autre habitant, qui ne pèse pas plus de cent
vingt-cinq livres. La condition du défi fut qu'ils parcourraient
un espace de cent pas à poids égal. Quand on a demandé au
défieur[323] comment il fallait égaliser le poids, il a répondu que
le défié, qui pèse un quintal et quart, se mette sur le dos un
quintal et demi de fer, et alors les cent vingt-cinq livres du
maigre s'égaliseront avec les deux cent soixante-quinze livres du
gras.

-- Nenni, vraiment! s'écria Sancho avant que don Quichotte
répondît. Et c'est à moi, qui étais, il y a peu de jours,
gouverneur et juge, comme tout le monde sait, qu'il appartient
d'éclaircir ces doutes, et de trancher toute espèce de différend.

-- Eh bien! à la bonne heure, charge-toi de répondre, ami Sancho,
dit don Quichotte; car je ne suis pas bon à donner de la bouillie
au chat, tant j'ai le jugement brouillé et renversé.»

Avec cette permission, Sancho s'adressa aux paysans, qui étaient
rassemblés en grand nombre autour de lui, la bouche ouverte,
attendant la sentence qu'allait prononcer la sienne.

«Frères, leur dit-il, ce que demande le gras n'a pas le sens
commun, ni l'ombre de justice; car, si ce qu'on dit est vrai, que
le défié a le choix des armes, il ne faut pas ici que le défieur
les choisisse telles qu'il soit impossible à l'autre de remporter
la victoire. Mon avis est donc que le défieur gros et gras
s'émonde, s'élague, se rogne, se tranche et se retranche, qu'il
s'ôte enfin cent cinquante livres de chair, de ci, de là, de tout
son corps, comme il lui plaira et comme il s'en trouvera le mieux;
de cette manière, restant avec cent vingt-cinq livres pesant, il
se trouvera d'accord et de poids avec son adversaire; alors ils
pourront courir, la partie sera parfaitement égale.

-- Je jure Dieu, dit un laboureur qui avait écouté la sentence de
Sancho, que ce seigneur a parlé comme un bienheureux, et qu'il a
jugé comme un chanoine. Mais, à coup sûr, le gros ne voudra pas
s'ôter une once de chair, à plus forte raison cent cinquante
livres.

-- Le meilleur est qu'ils ne courent pas du tout, reprit un autre,
pour que le maigre n'ait pas à crever sous la charge, ni le gros à
se déchiqueter. Mettez la moitié de la gageure en vin; emmenons
ces seigneurs au cabaret, et je prends tout sur mon dos.

-- Pour moi, seigneurs, répondit don Quichotte, je vous suis très-
obligé; mais je ne puis m'arrêter un instant, car de sombres
pensées et de tristes événements m'obligent à paraître impoli et à
cheminer plus vite que le pas.»

Donnant de l'éperon à Rossinante., il passa outre et laissa ces
gens aussi étonnés de son étrange figure que de la sagacité de
Sancho. Un des paysans s'écria:

«Si le valet a tant d'esprit, qu'est-ce que doit être le maître?
je parie que, s'ils vont à Salamaque, ils deviendront, en un tour
de main, alcaldes de cour. Tout est pour rire; il n'y a qu'une
chose, étudier et toujours étudier; puis avoir un peu de faveur et
de bonne chance, et, quand on y pense le moins, on se trouve avec
une verge à la main ou une mitre sur la tête.»

Cette nuit, maître et valet la passèrent au milieu des champs, à
la belle étoile, et, le lendemain, continuant leur route, ils
virent venir à eux un homme à pied qui portait une besace au cou
et un pieu ferré à la main, équipage ordinaire d'un messager
piéton. Celui-ci en approchant de don Quichotte, doubla le pas, et
vint à lui presque en courant; puis, lui embrassant la cuisse
droite, car il n'atteignait pas plus haut, il lui dit avec des
marques de grande allégresse:

«Oh! mon seigneur don Quichotte de la Manche, quelle joie va
sentir au fond de l'âme mon seigneur le duc, quand il saura que
Votre Grâce retourne à son château, où il est encore avec madame
la duchesse!

-- Je ne vous connais pas, mon ami, répondit don Quichotte, et ne
sais qui vous êtes, à moins que vous ne me le disiez.

-- Moi, seigneur don Quichotte, répliqua le messager, je suis
Tosilos, le laquais du duc mon seigneur, celui qui ne voulut pas
combattre avec Votre Grâce à propos du mariage de la fille de doña
Rodriguez!

-- Miséricorde! s'écria don Quichotte; est-ce possible que vous
soyez celui que les enchanteurs, mes ennemis, transformèrent en ce
laquais que vous dites, pour m'enlever l'honneur de cette
bataille?

-- Allons, mon bon seigneur, repartit le messager, ne dites pas
une telle chose. Il n'y a eu ni enchantement ni changement de
visage. Aussi bien laquais Tosilos je suis entré dans le champ
clos, que Tosilos laquais j'en suis sorti. J'ai voulu me marier
sans combattre, parce que la jeune fille était à mon goût. Mais la
chose a tourné tout à l'envers; car, dès que Votre Grâce est
partie de notre château, le duc mon seigneur m'a fait appliquer
cent coups de baguette pour avoir contrevenu aux ordres qu'il
m'avait donnés avant de commencer la bataille. La fin de
l'histoire, c'est que la pauvre fille est déjà religieuse, que
doña Rodriguez est retournée en Castille, et que je vais
maintenant à Barcelone porter au vice-roi un pli de lettre que lui
envoie mon seigneur. Si Votre Grâce veut boire un coup pur,
quoique chaud, je porte ici une gourde de vieux vin, avec je ne
sais combien de bribes de fromage de Tronchon, qui sauront bien
vous éveiller la soif, si par hasard elle est endormie.

-- J'accepte l'invitation, s'écria Sancho; trêve de compliments,
et que le bon Tosilos verse rasade, en dépit de tous les
enchanteurs qu'il y ait aux Grandes-Indes.

-- Enfin, Sancho, dit don Quichotte, tu es le plus grand glouton
du monde et le plus grand ignorant de la terre, puisque tu ne veux
pas te mettre dans la tête que ce courrier est enchanté et ce
Tosilos contrefait. Reste avec lui, et bourre-toi l'estomac;
j'irai en avant, au petit pas, et j'attendrai que tu reviennes.»

Le laquais se mit à rire, dégaina sa gourde, tira du bissac un
pain et des bribes de fromage, puis s'assit avec Sancho sur
l'herbe verte. Là, en paix et en bonne amitié, ils attaquèrent et
expédièrent les provisions avec tant de courage et d'appétit,
qu'ils léchèrent le paquet de lettres, seulement parce qu'il
sentait le fromage. Tosilos dit à Sancho:

«Sans aucun doute, ami Sancho..., ton maître doit être fou.

-- Comment! doit? répondit Sancho; oh! il ne doit rien à personne;
il paye tout comptant, surtout quand c'est en monnaie de folie. Je
le vois bien, et je le lui dis bien aussi. Mais qu'y faire?
surtout maintenant qu'il est fou à lier parce qu'il a été vaincu
par le chevalier de la Blanche-Lune.»

Tosilos le pria de lui conter cette aventure; mais Sancho répondit
qu'il y aurait impolitesse à laisser plus longtemps son maître
croquer le marmot à l'attendre, et qu'un autre jour, s'ils se
rencontraient, ils auraient l'occasion de reprendre l'entretien.
Là-dessus il se leva, secoua son pourpoint et les miettes
attachées à sa barbe, poussa le grison devant lui, dit adieu à
Tosilos et rejoignit son maître, qui l'attendait à l'ombre sous un
arbre.

Chapitre LXVII

_De la résolution que prit don Quichotte de se faire berger et de
mener la vie champêtre, tandis que passerait l'année de sa
pénitence, avec d' autres événements curieux et divertissants en
vérité_


Si toujours une foule de pensées avaient tourmenté don Quichotte,
avant qu'il fût abattu, un bien plus grand nombre le tourmentaient
depuis sa chute. Il était donc à l'ombre d'un arbre, et là, comme
des mouches à la curée du miel, mille pensées accouraient le
harceler. Les unes avaient trait au désenchantement de Dulcinée,
les autres à la vie qu'il mènerait pendant sa retraite forcée.
Sancho arriva, et lui vanta l'humeur libérale du laquais Tosilos.

«Est-il possible, s'écria don Quichotte, que tu penses encore, ô
Sancho, que ce garçon soit un véritable laquais? As-tu donc oublié
que tu as vu Dulcinée convertie en une paysanne, et le chevalier
des Miroirs transformé en bachelier Carrasco? Voilà les oeuvres
des enchanteurs qui me persécutent. Mais, dis-moi maintenant, as-
tu demandé à ce Tosilos ce que Dieu a fait d'Altisidore; si elle a
pleuré mon absence, ou si elle a déjà versé dans le sein de
l'oubli les pensées amoureuses qui la tourmentaient en ma
présence?

-- Les miennes, reprit Sancho, ne me laissent guère songer à
m'enquérir de fadaises. Mais, jour de Dieu! seigneur, quelle
mouche vous pique à présent, pour vous informer des pensées
d'autrui, et surtout de pensées amoureuses?

-- Écoute, Sancho, reprit don Quichotte, il y a bien de la
différence entre les actions qu'on fait par amour et celles qu'on
fait par reconnaissance. Il peut arriver qu'un chevalier reste
froid et insensible; mais, à la rigueur, il est impossible qu'il
soit ingrat. Selon toute apparence, Altisidore m'aima tendrement;
elle m'a donné les trois mouchoirs de tête que tu sais bien; elle
a pleuré à mon départ, elle m'a fait des reproches, elle m'a
maudit, elle s'est plainte publiquement, en dépit de toute pudeur.
Ce sont là des preuves qu'elle m'adorait; car les colères des
amants éclatent toujours en malédictions. Moi, je n'ai pas eu
d'espérances à lui donner puisque les miennes appartiennent toutes
à Dulcinée, ni de trésors à lui offrir, car les trésors des
chevaliers errants sont, comme ceux des esprits follets, apparents
et menteurs. Je ne puis donc lui donner que ces souvenirs qui me
restent d'elle, sans préjudice toutefois de ceux que m'a laissés
Dulcinée, Dulcinée à qui tu fais injure par les retards que tu
mets à fouetter, à châtier ces masses de chair, que je voudrais
voir mangées des loups, puisqu'elles aiment mieux se réserver pour
les vers de terre que de s'employer à la guérison de cette pauvre
dame.

-- Ma foi, seigneur, répondit Sancho, s'il faut dire la vérité, je
ne puis me persuader que les claques à me donner sur le derrière
aient rien à voir avec le désenchantement des enchantés. C'est
comme si nous disions: La tête vous fait mal, graissez-vous le
talon. Du moins, j'oserais bien jurer qu'en toutes les histoires
que Votre Grâce a lues, traitant de la chevalerie errante, vous
n'avez pas vu un seul désenchantement à coups de fouet. Mais
enfin, pour oui ou pour non, je me les donnerai quand l'envie m'en
prendra, et que le temps m'offrira toute commodité pour cette
besogne.

-- Dieu le veuille, reprit don Quichotte, et que les cieux te
donnent assez de leur grâce pour que tu reconnaisses l'obligation
où tu es de secourir ma dame et maîtresse, qui est la tienne,
puisque tu es à moi.»

Ils suivaient leur chemin en devisant de la sorte, quand ils
arrivèrent à la place où les taureaux les avaient culbutés et
foulés. Don Quichotte reconnut l'endroit et dit à Sancho:

«Voici la prairie où nous avons rencontré les charmantes bergères
et les élégants bergers qui voulaient y renouveler la pastorale
Arcadie. C'est une pensée aussi neuve que discrète, et, si tu es
du même avis que moi, je voudrais, ô Sancho, qu'à leur imitation
nous nous transformassions en bergers, ne fût-ce que le temps où
je dois être reclus.[324] J'achèterais quelques brebis, et toutes
les choses nécessaires à la profession pastorale; puis, nous
appelant, moi le pasteur Quichottiz, toi le pasteur Panzino, nous
errerons par les montagnes, les forêts et les prairies, chantant
par-ci des chansons, par-là des complaintes, buvant au liquide
cristal des fontaines et des ruisseaux, ou dans les fleuves au lit
profond. Les chênes nous offriront d'une main libérale leurs
fruits doux et savoureux, et les liéges un siège et un abri. Les
saules nous donneront de l'ombre, la rose des parfums, les vastes
prairies des tapis émaillés de mille couleurs, l'air sa pure
haleine, la lune et les étoiles une douce lumière malgré
l'obscurité de la nuit, le chant du plaisir, les pleurs de la
joie, Apollon des vers, et l'amour des pensées sentimentales, qui
pourront nous rendre fameux et immortels, non-seulement dans le
présent âge, mais dans les siècles à venir.

-- Pardieu! s'écria Sancho, voilà une vie qui me va et qui
m'enchante; d'autant plus qu'avant même de l'avoir bien envisagée,
le bachelier Samson Carrasco et maître Nicolas, le barbier,
voudront la mener également, et se faire bergers comme nous.
Encore, Dieu veuille qu'il ne prenne pas envie au curé de se
fourrer dans la bergerie, tant il est de bonne humeur et curieux
de se divertir.

-- Ce que tu dis est parfait, reprit don Quichotte; et, si le
bachelier entre dans la communauté pastorale, comme je n'en fais
aucun doute, il pourra s'appeler le pasteur Sansonnet, ou le
pasteur Carrascon. Le barbier Nicolas pourra s'appeler le pasteur
Nicoloso, comme l'ancien Boscan s'appela Nemoroso[325]. Quant au
curé, je ne sais trop quel nom nous lui donnerons, à moins que ce
ne soit un dérivatif du sien, et que nous ne l'appelions le
pasteur Curiambro. Pour les bergères de qui nous devons être les
amants, nous pourrons leur choisir des noms comme dans un cent de
poires; et, puisque le nom de ma dame convient aussi bien à l'état
de bergère qu'à celui de princesse, je n'ai pas besoin de me
creuser la cervelle à lui en chercher un qui lui aille mieux. Toi,
Sancho, tu donneras à la tienne celui qui te plaira.

-- Je ne pense pas, répondit Sancho, lui donner un autre nom que
celui de Térésona[326]; il ira bien avec sa grosse taille et avec le
sien propre, puisqu'elle s'appelle Thérèse. D'ailleurs, en la
célébrant dans mes vers, je découvrirai combien mes désirs sont
chastes, puisque je ne vais pas moudre au moulin d'autrui. Il ne
faut pas que le curé ait de bergère, ce serait donner mauvais
exemple. Quant au bachelier, s'il veut en avoir une, il a son âme
dans sa main.

-- Miséricorde! s'écria don Quichotte, quelle vie nous allons nous
donner, ami Sancho! que de cornemuses vont résonner à nos
oreilles! que de flageolets, de tambourins, de violes et de
serinettes! Si, parmi toutes ces espèces de musiques, vient à se
faire entendre celle des albogues[327], nous aurons là presque tous
les instruments pastoraux.

-- Qu'est-ce que cela, des albogues? demanda Sancho. Je ne les ai
vus ni ouï nommer en toute ma vie.

-- Des albogues, répondit don Quichotte, sont des plaques de
métal, semblables à des pieds de chandeliers, qui, frappées l'une
contre l'autre par le côté creux, rendent un son, sinon très-
harmonieux et très-agréable, au moins sans discordance et bien
d'accord avec la rusticité de la cornemuse et du tambourin. Ce nom
d'albogues est arabe, comme le sont tous ceux qui, dans notre
langue espagnole, commencent par _al, _à savoir:
_almohaza__[328]__, almorzar__[329]__, alfombra__[330]__,
alguazil__[331]__, almacen__[332]__, alcancia__[333]__, _et
quelques autres semblables. Notre langue n'a que trois mots arabes
qui finissent en _i: horcegui__[334]__, zaquizami__[335]_ et
_maravedi__[336]__; _car _alheli__[337]_ et _alfaqui__[338]_,
aussi bien par l'_al _du commencement que par l'_i _final, sont
reconnus pour arabes. Je te fais cette observation en passant,
parce qu'elle m'est venue à la mémoire en nommant les albogues. Ce
qui doit nous aider beaucoup à faire notre état de berger dans la
perfection, c'est que je me mêle un peu de poésie, comme tu sais,
et que le bachelier Samson Carrasco est un poëte achevé. Du curé,
je n'ai rien à dire; mais je gagerais qu'il a aussi ses
prétentions à tourner le vers; et, quant à maître Nicolas, je n'en
fais pas l'ombre d'un doute, car tous les barbiers sont joueurs de
guitare et faiseurs de couplets. Moi, je me plaindrai de
l'absence; toi, tu te vanteras d'un amour fidèle; le pasteur
Carrascon fera le dédaigné, et le curé Curiambro ce qui lui
plaira; de cette façon, la chose ira à merveille.

-- Pour moi, seigneur, répondit Sancho, j'ai tant de guignon que
je crains de ne pas voir arriver le jour où je me verrai menant
une telle vie. Oh! que de jolies cuillers de bois je vais faire,
quand je serai berger! combien de salades, de crèmes fouettées!
combien de guirlandes et de babioles pastorales! Si elles ne me
donnent pas la réputation de bel esprit, elles me donneront du
moins celle d'ingénieux et d'adroit. Sanchica, ma fille, nous
apportera le dîner à la bergerie. Mais, gare! elle a bonne façon,
et il y a des bergers plus malicieux que simples. Je ne voudrais
pas qu'elle vînt chercher de la laine, et s'en retournât tondue.
Les amourettes et les méchants désirs vont aussi bien par les
champs que par la ville, et se fourrent dans les cabanes des
bergers comme dans les palais des rois. Mais en ôtant la cause, on
ôte le péché; et, si les yeux ne voient pas, le coeur ne se fend
pas; et mieux vaut le saut de la haie que les prières des honnêtes
gens.

-- Trêve de proverbes, Sancho, s'écria don Quichotte; chacun de
ceux que tu as dits suffisait pour exprimer ta pensée. Bien des
fois je t'ai conseillé de ne pas être si prodigue de proverbes, et
de te tenir en bride quand tu les dis. Mais il paraît que c'est
prêcher dans le désert, et que, _ma mère me châtie et je fouette
ma toupie_.

-- Il paraît aussi, repartit Sancho, que Votre Grâce fait comme on
dit: «La poêle a dit au chaudron: Ôte-toi de là, noir par le
fond.» Vous me reprenez de dire des proverbes, et vous les enfilez
deux à deux.

-- Écoute, Sancho, reprit don Quichotte; moi, j'amène les
proverbes à propos, et, quand j'en dis, ils viennent comme une
bague au doigt; mais toi, tu les tires si bien par les cheveux,
que tu les traînes au lieu de les amener. Si j'ai bonne mémoire,
je t'ai dit une autre fois que les proverbes sont de courtes
maximes tirées d'une longue expérience et des observations de nos
anciens sages. Mais le proverbe qui vient hors de propos est
plutôt une sottise qu'une sentence. Au surplus, laissons cela, et,
puisque la nuit vient, retirons-nous de la grand'route à quelque
gîte où nous la passerons. Dieu sait ce qui nous arrivera demain.»

Ils s'éloignèrent tous deux, soupèrent tard et mal, bien contre le
gré de Sancho, lequel se représentait les misères qui attendent la
chevalerie errante dans les forêts et les montagnes, si, de temps
en temps, l'abondance se montre dans les châteaux et dans les
bonnes maisons, comme chez don Diégo de Miranda, aux noces de
Camache et au logis de don Antonio Moréno. Mais, considérant aussi
qu'il ne pouvait être ni toujours jour ni toujours nuit, il
s'endormit pour passer cette nuit-là, tandis que son maître
veillait à ses côtés.

Chapitre LXVIII

_De la joyeuse aventure qui arriva à don Quichotte_


La nuit était obscure, quoique la lune fût au ciel; mais elle ne
se montrait pas dans un endroit où l'on pût la voir; car
quelquefois madame Diane va se promener aux antipodes, laissant
les montagnes dans l'ombre et les vallées dans l'obscurité. Don
Quichotte paya tribut à la nature en dormant le premier sommeil;
mais il ne se permit pas le second, bien au rebours de Sancho, qui
n'en eut jamais de second; car le même sommeil lui durait du soir
jusqu'au matin, preuve qu'il avait bonne complexion et fort peu de
soucis. Ceux de don Quichotte le tinrent si bien éveillé, qu'à son
tour il éveilla Sancho et lui dit:

«Je suis vraiment étonné, Sancho, de l'indépendance de ton humeur.
J'imagine que tu es fait de marbre ou de bronze, et qu'en toi
n'existe ni mouvement ni sentiment. Je veille quand tu dors; je
pleure quand tu chantes; je m'évanouis d'inanition quand tu es
alourdi et haletant d'avoir trop mangé. Il est pourtant d'un
fidèle serviteur de partager les peines de son maître, et d'être
ému de ses émotions, ne fût-ce que par bienséance. Regarde la
sérénité de cette nuit; vois la solitude où nous sommes, et qui
nous invite à mettre quelque intervalle de veille entre un sommeil
et l'autre. Lève-toi, au nom du ciel! éloigne-toi quelque peu
d'ici; puis, avec bonne grâce et bon courage, donne-toi trois ou
quatre cents coups de fouet, à compte et à valoir sur ceux du
désenchantement de Dulcinée. Je te demande cela en suppliant, ne
voulant pas en venir aux mains avec toi, comme l'autre fois, car
je sais que tu les as rudes et pesantes. Quand tu te seras bien
fustigé, nous passerons le reste de la nuit à chanter, moi les
maux de l'absence, toi les douceurs de la fidélité, faisant ainsi
le premier début de la vie pastorale que nous devons mener dans
notre village.

-- Seigneur, répondit Sancho, je ne suis pas chartreux, pour me
lever au beau milieu de mon somme et me donner de la discipline;
et je ne pense pas davantage qu'on puisse passer tout d'un coup de
la douleur des coups de fouet au plaisir de la musique. Que Votre
Grâce me laisse dormir, et ne me pousse pas à bout quant à ce qui
est de me fouetter, car vous me ferez faire le serment de ne
jamais me toucher au poil du pourpoint, bien loin de toucher à
celui de ma peau!

-- Ô âme endurcie! s'écria don Quichotte, ô écuyer sans
entrailles! ô pain mal employé, et faveurs mal placées, celles que
je t'ai faites et celles que je pense te faire! Par moi tu t'es vu
gouverneur, et par moi tu te vois avec l'espoir prochain d'être
comte, ou d'avoir un autre titre équivalent, sans que
l'accomplissement de cette espérance tarde plus que ne tardera
cette année à passer, car enfin _post tenebras spero lucem._[339]

-- Je n'entends pas cela, répliqua Sancho; mais j'entends fort
bien que, tant que je dors, je n'ai ni crainte, ni espérance, ni
peine, ni plaisir. Béni soit celui qui a inventé le sommeil,
manteau qui couvre toutes les humaines pensées, mets qui ôte la
faim, eau qui chasse la soif, feu qui réchauffe la froidure,
fraîcheur qui tempère la chaleur brûlante, finalement, monnaie
universelle avec laquelle s'achète toute chose, et balance où
s'égalisent le pâtre et le roi, le simple et le sage. Le sommeil
n'a qu'une mauvaise chose, à ce que j'ai ouï dire; c'est qu'il
ressemble à la mort; car d'un endormi à un trépassé la différence
n'est pas grande.

-- Jamais, Sancho, reprit don Quichotte, je ne t'ai entendu parler
avec autant d'élégance qu'à présent, ce qui me fait comprendre
combien est vrai le proverbe que tu dis quelquefois: _Non avec qui
tu nais, mais avec qui tu pais_.

-- Ah! ah! seigneur notre maître, répliqua Sancho, est-ce moi
maintenant qui enfile des proverbes? Pardieu! Votre Grâce les
laisse tomber de la bouche deux à deux, bien mieux que moi.
Seulement, il doit y avoir entre les miens et les vôtres cette
différence, que ceux de Votre Grâce viennent à propos, et les
miens sans rime ni raison. Mais, au bout du compte, ce sont tous
des proverbes.»

Ils en étaient là de leur causerie, quand ils entendirent une
sourde rumeur et un bruit aigu qui s'étendaient dans toute la
vallée. Don Quichotte se leva et mit l'épée à la main; pour
Sancho, il se pelotonna sous le grison, et se fit de côté et
d'autre un rempart avec le paquet des armes et le bât de son
baudet, aussi tremblant de peur que don Quichotte était troublé.
De moment en moment, le bruit augmentait, et se rapprochait de nos
deux poltrons, de l'un du moins, car pour l'autre on connaît sa
vaillance. Le cas est que des marchands menaient vendre à une
foire plus de six cents porcs, et les faisaient cheminer à ces
heures de nuit. Tel était le tapage que faisaient ces animaux en
grognant et en soufflant, qu'ils assourdirent don Quichotte et
Sancho, sans leur laisser deviner ce que ce pouvait être. La
troupe immense et grognante arriva pêle-mêle, et, sans respecter
le moins du monde la dignité de don Quichotte ni celle de Sancho,
les cochons leur passèrent dessus, emportant les retranchements de
Sancho, et roulant à terre non-seulement don Quichotte, mais
encore Rossinante par-dessus le marché. Cette irruption, ces
grognements, la rapidité avec laquelle arrivèrent ces animaux
immondes, mirent en désordre et laissèrent sur le carreau le bât,
les armes, le grison, Rossinante, Sancho et don Quichotte. Sancho
se releva le mieux qu'il put, et demanda l'épée à son maître,
disant qu'il voulait tuer une demi-douzaine de ces impertinents
messieurs les pourceaux pour leur apprendre à vivre, car il avait
reconnu ce qu'ils étaient. Don Quichotte lui répondit tristement:

«Laisse-les passer, ami; cet affront est la peine de mon péché; et
il est juste que le ciel châtie le chevalier errant vaincu en le
faisant manger par les renards, piquer par les guêpes, et fouler
aux pieds par les cochons.

-- Est-ce que c'est aussi un châtiment du ciel, répondit Sancho,
que les écuyers des chevaliers vaincus soient piqués des
mosquites, dévorés des poux, et tourmentés de la faim! Si nous
autres écuyers nous étions fils des chevaliers que nous servons,
ou leurs très-proches parents, il ne serait pas étonnant que la
peine de leur faute nous atteignît jusqu'à la quatrième
génération. Mais qu'ont à démêler les Panza avec les Quichotte?
Allons! remettons-nous sur le flanc, et dormons le peu qui reste
de la nuit. Dieu fera lever le soleil, et nous nous en trouverons
bien.

-- Dors, Sancho, répondit don Quichotte; dors, toi qui es né pour
dormir; moi, qui suis né pour veiller, d'ici au jour je lâcherai
la bride à mes pensées, et je les exhalerai dans un petit
madrigal, qu'hier au soir, sans que tu t'en doutasses, j'ai
composé par coeur.

-- Il me semble, répondit Sancho, que les pensées qui laissent
faire des couplets ne sont pas bien cuisantes. Que votre Grâce
versifie tant qu'il lui plaira, moi je vais dormir tant que je
pourrai.»

Là-dessus, prenant sur la terre autant d'espace qu'il voulut, il
se roula, se blottit et s'endormit d'un profond sommeil, sans que
les soucis, les dettes et le chagrin l'en empêchassent. Pour don
Quichotte, adossé au tronc d'un liège ou d'un hêtre (Cid Hamet
Ben-Engéli ne distingue pas quel arbre c'était), il chanta les
strophes suivantes, au son de ses propres soupirs:

«Amour, quand je pense au mal terrible que tu me fais souffrir, je
vais en courant à la mort, pensant terminer ainsi mon mal immense.

«Mais quand j'arrive à ce passage, qui est un port dans la mer de
mes tourments, je sens une telle joie que la vie se ranime, et je
ne passe point.

«Ainsi, vivre me tue, et mourir me rend la vie. Oh! dans quelle
situation inouïe me jettent la vie et la mort!»

Le chevalier accompagnait chacun de ses vers d'une foule de
soupirs et d'un ruisseau de larmes, comme un homme dont le coeur
était déchiré par le regret de sa défaite et par l'absence de
Dulcinée.

Le jour arriva sur ces entrefaites, et le soleil donna de ses
rayons dans les yeux de Sancho. Il s'éveilla, se secoua, se frotta
les yeux, s'étira les membres; puis il regarda le dégât qu'avaient
fait les cochons dans son garde-manger, et maudit le troupeau,
sans oublier ceux qui le conduisaient. Finalement, ils reprirent
tous deux leur voyage commencé; et, sur la tombée de la nuit, ils
virent venir à leur rencontre une dizaine d'hommes à cheval et
quatre ou cinq à pied. Don Quichotte sentit son coeur battre, et
Sancho le sien défaillir; car les gens qui s'approchaient d'eux
portaient des lances et des boucliers, et marchaient en équipage
de guerre. Don Quichotte se tourna vers Sancho:

«Si je pouvais, ô Sancho! lui dit-il, faire usage de mes armes, et
si ma promesse ne me liait les mains, cet escadron qui vient
fondre sur nous, ce serait pour moi pain bénit. Mais pourtant il
pourrait se faire que ce fût autre chose que ce que nous
craignons.»

En ce moment les gens à cheval arrivèrent, et, la lance au poing,
sans dire un seul mot, ils enveloppèrent don Quichotte, et lui
présentèrent la pointe de leurs piques sur la poitrine et sur le
dos, le menaçant ainsi de mort. Un des hommes à pied, mettant un
doigt sur la bouche pour lui faire signe de se taire, empoigna
Rossinante par la bride et le tira du chemin. Les autres hommes à
pied, entourant Sancho et le grison, et gardant aussi un
merveilleux silence, suivirent les pas de celui qui emmenait don
Quichotte. Deux ou trois fois le chevalier voulut demander où on
le menait et ce qu'on lui voulait; mais à peine commençait-il à
remuer les lèvres, qu'on lui fermait la bouche avec le fer des
lances. La même chose arrivait à Sancho; il ne faisait pas plutôt
mine de vouloir parler, qu'un de ses gardiens le piquait avec un
aiguillon, et piquait aussi l'âne, comme s'il eût voulu parler
aussi. La nuit se ferma; ils pressèrent le pas, et la crainte
allait toujours croissante, chez les deux prisonniers, surtout
quand ils entendirent qu'on leur disait de temps en temps:

«Avancez, Troglodytes; taisez-vous, barbares; souffrez,
anthropophages; cessez de vous plaindre, Scythes; fermez les yeux,
Polyphèmes meurtriers, lions dévorants» et d'autres noms
semblables dont on écorchait les oreilles des deux malheureux,
maître et valet.

Sancho se disait à lui-même:

«Nous des torticolis! nous des barbiers; des mange-trop de
fromage! Voilà des noms qui ne me contentent guère. Un mauvais
vent souffle, et tous les maux viennent ensemble, comme au chien
les coups de bâton; et plaise à Dieu que ce soit par des coups de
bâton que finisse cette aventure, si menaçante de mésaventure!»

Don Quichotte marchait tout interdit, sans pouvoir deviner, malgré
les réflexions qui lui venaient en foule, ce que voulaient dire
ces noms injurieux qu'on leur prodiguait. Ce qu'il en concluait,
c'est qu'il fallait n'espérer aucun bien, et craindre beaucoup de
mal. Ils arrivèrent enfin, vers une heure de la nuit, à un château
que don Quichotte reconnut aussitôt pour être celui du duc, où il
avait séjourné peu de jours auparavant.

«Sainte Vierge! s'écria-t-il dès qu'il eut reconnu la demeure, que
veut dire cela? En cette maison tout est courtoisie, bon accueil,
civilité; mais, pour les vaincus, le bien se change en mal, et le
mal en pire.»

Ils entrèrent dans la cour d'honneur du château, et la virent
disposée d'une manière qui accrut leur surprise et redoubla leur
frayeur, comme on le verra dans le chapitre suivant.

Chapitre LXIX

_De la plus étrange et plus nouvelle aventure qui soit arrivée à
don Quichotte dans tout le cours de cette grande histoire_


Les cavaliers mirent pied à terre; puis, avec l'aide des hommes de
pied, enlevant brusquement dans leurs bras Sancho et don
Quichotte, ils les portèrent dans la cour du château. Près de cent
torches, fichées sur leurs supports, brûlaient alentour, et plus
de cinq cents lampes éclairaient les galeries circulaires; de
façon que, malgré la nuit, qui était obscure, on ne s'apercevait
point de l'absence du jour. Au milieu de la cour s'élevait un
catafalque, à deux aunes du sol, tout couvert d'un immense dais de
velours noir; et, alentour, sur les gradins, brûlaient plus de
cent cierges de cire blanche sur des chandeliers d'argent. Au-
dessus du catafalque était étendu le cadavre d'une jeune fille, si
belle que sa beauté rendait belle la mort même. Elle avait la tête
posée sur un coussin de brocart, et couronnée d'une guirlande de
diverses fleurs balsamiques. Ses mains, croisées sur sa poitrine,
tenaient une branche triomphale de palmier. À l'un des côtés de la
cour s'élevait une espèce de théâtre, et, sur deux sièges, deux
personnages y étaient assis, lesquels, par les couronnes qu'ils
avaient sur la tête et les sceptres qu'ils portaient à la main, se
faisaient reconnaître pour des rois, soit véritables, soit
supposés. Au pied de ce théâtre où l'on montait par quelques
degrés, étaient deux autres sièges, sur lesquels les gardiens des
prisonniers firent asseoir don Quichotte et Sancho, toujours sans
mot dire, et leur faisant entendre par signes qu'ils eussent à se
taire également. Mais, sans signes et sans menaces, ils se
seraient bien tus, car l'étonnement où les jetait un tel spectacle
leur paralysait la langue. En ce moment, et au milieu d'un
nombreux cortège, deux personnages de distinction montèrent sur le
théâtre. Ils furent aussitôt reconnus par don Quichotte pour ses
deux hôtes, le duc et la duchesse, lesquels s'assirent sur deux
riches fauteuils, auprès des deux rois couronnés.

Qui ne se serait émerveillé à la vue de si étranges objets,
surtout si l'on ajoute que don Quichotte avait reconnu que le
cadavre étendu sur le catafalque était celui de la belle
Altisidore? Quand le duc et la duchesse montèrent au théâtre, don
Quichotte et Sancho leur firent une profonde révérence, à laquelle
répondit le noble couple, en inclinant légèrement la tête. Un
estafier parut alors, et, s'approchant de Sancho, lui jeta sur les
épaules une longue robe de bouracan noir, toute bariolée de
flammes peintes; puis il lui ôta son chaperon, et lui mit sur la
tête une longue mitre pointue, à la façon de celles que portent
les condamnés du saint-office, en lui disant à l'oreille de ne pas
desserrer les lèvres, sous peine d'avoir un bâillon ou d'être
massacré sur place. Sancho se regardait du haut en bas, et se
voyait tout en flammes; mais, comme ces flammes ne le brûlaient
point, il n'en faisait pas plus de cas que d'une obole. Il ôta la
mitre, et vit qu'elle était chamarrée de diables en peinture; il
la remit aussitôt, en se disant tout bas:

«Bon; du moins, ni celles-là ne me brûlent, ni ceux-ci ne
m'emportent.»

Don Quichotte le regardait aussi; et, bien que la frayeur
suspendît l'usage de ses sens, il ne put s'empêcher de rire en
voyant la figure de Sancho.

Alors commença à sortir de dessous le catafalque un agréable et
doux concert de flûtes, qui, n'étant mêlé d'aucune voix humaine,
car, en cet endroit, le silence même faisait silence, produisait
un effet tendre et langoureux. Tout à coup parut, à côté du
coussin qui soutenait le cadavre, un beau jeune homme vêtu à la
romaine, lequel, au son d'une harpe dont il jouait lui-même,
chanta les stances suivantes d'une voix suave et sonore:

«En attendant qu'Altisidore revienne à la vie, elle qu'a tuée la
cruauté de don Quichotte; en attendant que, dans la cour
enchanteresse, les dames s'habillent de toile à sac, et que madame
la duchesse habille ses duègnes de velours et de satin, je
chanterai d'Altisidore la beauté et l'infortune sur une plus
harmonieuse lyre que celle du chantre de Thrace.

«Je me figure même que cet office ne me regarde pas seulement
pendant la vie; avec la langue morte et froide dans la bouche, je
pense répéter les louanges qui te sont dues. Mon âme, libre de son
étroite enveloppe, sera conduite le long du Styx en te célébrant,
et tes accents feront arrêter les eaux du fleuve d'oubli.[340]«

«Assez, dit en ce moment un des deux rois; assez, chantre divin;
ce serait à ne finir jamais que de nous retracer à présent la mort
et les attraits de la sans pareille Altisidore, qui n'est point
morte comme le pense le monde ignorant, mais qui vit dans les
mille langues de la Renommée, et dans les peines que devra
souffrir, pour lui rendre la lumière, Sancho Panza, ici présent.
Ainsi donc, ô Rhadamante, toi qui juges avec moi dans les sombres
cavernes de Pluton, puisque tu sais tout ce qui est écrit dans les
livres impénétrables pour que cette jeune fille revienne à la vie,
déclare-le sur-le-champ, afin de ne pas nous priver plus longtemps
du bonheur que nous attendons de son retour au monde.»

À peine Minos eut-il ainsi parlé, que Rhadamante, son compagnon,
se leva et dit:

«Allons, sus, ministres domestiques de cette demeure, hauts et
bas, grands et petits, accourez l'un après l'autre; appliquez sur
le visage de Sancho vingt-quatre croquignoles; faites à ses bras
douze pincenettes, et à ses reins six piqûres d'épingle; c'est en
cette cérémonie que consiste la guérison d'Altisidore.»

Quand Sancho entendit cela, il s'écria, sans se soucier de rompre
le silence:

«Je jure Dieu que je me laisserai manier le visage et tortiller
les chairs comme je me ferai Turc. Jour de Dieu! qu'est-ce qu'a de
commun ma peau avec la résurrection de cette donzelle? Il paraît
que l'appétit vient en mangeant. On enchante Dulcinée, et l'on me
fouette pour la désenchanter. Voilà qu'Altisidore meurt du mal
qu'il a plu à Dieu de lui envoyer, et, pour la ressusciter, il
faut me donner vingt-quatre croquignoles, me cribler le corps à
coups d'épingle et me pincer les bras jusqu'au sang! À d'autres,
cette farce-là! Je suis un vieux renard, et ne m'en laisse pas
conter.

-- Tu mourras! dit Rhadamante d'une voix formidable. Adoucis-toi,
tigre; humilie-toi, superbe Nemrod; souffre et te tais, car on ne
te demande rien d'impossible, et ne te mêle pas d'énumérer les
difficultés de cette affaire. Tu dois recevoir les croquignoles,
tu dois être criblé de coups d'épingle, tu dois gémir sous les
pincenettes. Allons, dis-je, ministres des commandements, à
l'ouvrage; sinon, foi d'homme de bien, je vous ferai voir pourquoi
vous êtes nés.»

Aussitôt on vit paraître et s'avancer dans la cour jusqu'à six
duègnes, en procession l'une derrière l'autre, dont quatre avec
des lunettes. Elles avaient toutes la main droite élevée en l'air
avec quatre doigts de poignet hors de la manche, pour rendre les
mains plus longues, selon la mode d'aujourd'hui. Sancho ne les eut
pas plutôt vues, qu'il se mit à mugir comme un taureau.

«Non, s'écria-t-il, je pourrai bien me laisser manier et tortiller
par tout le monde; mais consentir qu'une duègne me touche, jamais!
Qu'on me griffe la figure comme les chats ont fait à mon maître
dans ce même château, qu'on me traverse le corps avec des lames de
dagues fourbies, qu'on me déchiquette les bras avec des tenailles
de feu, je prendrai patience et j'obéirai à ces seigneurs; mais
que des duègnes me touchent! je ne le souffrirai pas, dût le
diable m'emporter.»

Alors don Quichotte rompit le silence, et dit à Sancho:

«Prends patience, mon fils, et fais plaisir à ces seigneurs. Rends
même grâce au ciel de ce qu'il a mis une telle vertu dans ta
personne, que, par ton martyre, tu désenchantes les enchantés et
tu ressuscites les morts.»

Les duègnes étaient déjà près de Sancho. Persuadé et adouci, il
s'arrangea bien sur sa chaise et tendit le menton à la première,
qui lui donna une croquignole bien conditionnée, et lui fit
ensuite une grande révérence.

«Moins de politesse, madame la duègne, dit Sancho, et moins de
pommades aussi; car vos mains sentent, pardieu, le vinaigre à la
rose.»

Finalement, toutes les duègnes lui servirent les croquignoles, et
d'autres gens de la maison lui pincèrent les bras. Mais ce qu'il
ne put supporter, ce fut la piqûre des épingles. Il se leva de sa
chaise, transporté, furieux, et, saisissant une torche allumée qui
se trouvait près de lui, il fondit sur les duègnes et sur tous ses
bourreaux en criant:

«Hors d'ici, ministres de l'enfer! je ne suis pas de bronze, pour
être insensible à de si épouvantables supplices!»

En ce moment, Altisidore, qui devait se trouver fatiguée d'être
restée si longtemps sur le dos, se tourna sur le côté. À cette
vue, tous les assistants s'écrièrent à la fois: «Altisidore est en
vie!»

Rhadamante ordonna à Sancho de déposer sa colère, puisque le
résultat qu'on se proposait était obtenu. Pour don Quichotte, dès
qu'il vit remuer Altisidore, il alla se mettre à deux genoux
devant Sancho.

«Voici le moment, lui dit-il, ô fils de mes entrailles, et non
plus mon écuyer, voici le moment de te donner quelques-uns des
coups de fouet que tu dois t'appliquer pour le désenchantement de
Dulcinée. Voici le moment, dis-je, où ta vertu est juste à son
point, avec toute l'efficacité d'opérer le bien qu'on attend de
toi.

-- Ceci, répondit Sancho, me semble plutôt malice sur malice que
miel sur pain. Il ferait bon, ma foi, qu'après les croquignoles,
les pincenettes et les coups d'épingle, vinssent maintenant les
coups de fouet! Il n'y a qu'une chose à faire, c'est de m'attacher
une grosse pierre au cou, et de me jeter dans un puits, si, pour
guérir les maux des autres, je dois toujours être le veau de la
noce. Qu'on me laisse, au nom de Dieu, ou j'enverrai tout
promener.»

Cependant Altisidore, du haut du catafalque, s'était mise sur son
séant; au même instant, les clairons sonnèrent, accompagnés des
flûtes et des voix de tous les assistants, qui criaient: «Vive
Altisidore! vive Altisidore!»

Le duc et la duchesse se levèrent, ainsi que les rois Minos et
Rhadamante; et tous ensemble, avec don Quichotte et Sancho, ils
allèrent au-devant d'Altisidore pour la descendre du cercueil.
Celle-ci, feignant de sortir d'un long évanouissement, fit la
révérence à ses maîtres et aux deux rois; puis, jetant sur don
Quichotte un regard de travers, elle lui dit:

«Dieu te pardonne, insensible chevalier, puisque ta cruauté m'a
fait aller dans l'autre monde, où je suis restée, à ce qu'il m'a
semblé, plus de mille années. Quant à toi, ô le plus compatissant
écuyer que renferme l'univers, je te remercie de la vie qui m'est
rendue. Dispose, d'aujourd'hui à tout jamais, ô Sancho, de six de
mes chemises que je te lègue pour que tu t'en fasses six à toi. Si
elles ne sont pas toutes bien neuves, elles sont du moins toutes
bien propres.»

Sancho, plein de reconnaissance, alla lui baiser les mains, tenant
à la main sa mitre comme un bonnet, et les deux genoux en terre.
Le duc ordonna qu'on lui ôtât cette mitre et cette robe brochée de
flammes, et qu'on lui rendît son chaperon et son pourpoint. Alors
Sancho supplia le duc de permettre qu'on lui laissât la robe et la
mitre[341], disant qu'il voulait les emporter au pays, en signe et
en mémoire de cette aventure surprenante. La duchesse répondit
qu'elle les lui laisserait, puisqu'il n'ignorait pas combien elle
était sa grande amie. Le duc ordonna qu'on débarrassât la cour de
tout cet attirail, que chacun regagnât son appartement, et que
l'on menât don Quichotte et Sancho à celui qu'ils connaissaient
déjà.

Chapitre LXX

_Qui suit le soixante-neuvième et traite de choses fort
importantes pour l'intelligence de cette histoire_


Sancho coucha cette nuit sur un lit de camp, dans la chambre même
de don Quichotte, chose qu'il eût voulu éviter, car il savait bien
qu'à force de demandes et de réponses son maître ne le laisserait
pas dormir; et pourtant il ne se sentait guère en disposition de
parler beaucoup, car les douleurs des supplices passés le
suppliciaient encore, et ne lui laissaient pas encore le libre
usage de la langue. Aussi eût-il mieux aimé coucher tout seul sous
une hutte de berger qu'en compagnie dans ce riche appartement.

Sa crainte était si légitime, et ses soupçons si bien fondés, qu'à
peine au lit, son seigneur l'appela.

«Que te semble, Sancho, lui dit-il, de l'aventure de cette nuit?
Grande et puissante doit être la force du désespoir amoureux,
puisque tu as vu de tes propres yeux Altisidore morte et tuée non
par d'autre flèche, ni par d'autre glaive, ni par d'autre machine
de guerre, ni par d'autre poison meurtrier, que la seule
considération de la rigueur et du dédain que je lui ai toujours
témoignés.

-- Qu'elle fût morte, à la bonne heure, répondit Sancho, quand et
comme il lui aurait plu, et qu'elle m'eût laissé tranquille, car
je ne l'ai ni enflammée ni dédaignée en toute ma vie. Je ne sais
vraiment et ne peux penser, je le répète, ce que la guérison de
cette Altisidore, fille plus capricieuse que sensée, a de commun
avec les martyres de Sancho Panza. C'est maintenant que je finis
par reconnaître clairement qu'il y a des enchanteurs et des
enchantements dans ce monde, desquels Dieu me délivre, puisque je
ne sais pas m'en délivrer. Avec tout cela, je supplie Votre Grâce
de me laisser dormir, et de ne pas me questionner davantage, si
vous ne voulez que je me jette d'une fenêtre en bas.

-- Dors, ami Sancho, reprit don Quichotte, si toutefois la douleur
des coups d'épingle, des pincenettes et des croquignoles te le
permet.

-- Aucune douleur, répliqua Sancho, n'approche de l'affront des
croquignoles, par la seule raison que ce sont des duègnes
(fussent-elles confondues!) qui me les ont données. Mais je
supplie de nouveau Votre Grâce de me laisser dormir, car le
sommeil est le soulagement des misères pour ceux qu'elles tiennent
éveillés.

-- Ainsi soit-il, dit don Quichotte, et que Dieu t'accompagne.»

Ils dormirent tous deux; et, dans ce moment, l'envie prit à Cid
Hamet, auteur de cette grande histoire, d'écrire et d'expliquer ce
qui avait donné au duc et à la duchesse la fantaisie d'élever ce
monument funéraire dont on vient de parler. Voici ce qu'il dit à
ce sujet: le bachelier Samson Carrasco n'avait pas oublié comment
le chevalier des Miroirs fut renversé et vaincu par don Quichotte,
chute et défaite qui avaient bouleversé tous ses projets. Il
voulut faire une nouvelle épreuve, espérant meilleure chance.
Aussi, s'étant informé près du page qui avait porté la lettre et
le présent à Thérèse Panza, femme de Sancho, de l'endroit où était
don Quichotte, il chercha de nouvelles armes, prit un nouveau
cheval, mit une blanche lune sur son écu, et fit porter l'armure
par un mulet que menait un paysan, mais non Tomé Cécial, son
ancien écuyer, afin de ne pas être reconnu par Sancho, ni par don
Quichotte. Il arriva donc au château du duc, qui lui indiqua le
chemin qu'avait pris don Quichotte, dans l'intention de se trouver
aux joutes de Saragosse. Le duc lui raconta également les tours
qu'on avait joués au chevalier, ainsi que l'invention du
désenchantement de Dulcinée, qui devait s'opérer aux dépens du
postérieur de Sancho. Enfin, il lui raconta l'espièglerie que
Sancho avait fait à son maître, en lui faisant accroire que
Dulcinée était enchantée et métamorphosée en paysanne, et comment
la duchesse avait ensuite fait accroire à Sancho que c'était lui-
même qui se trompait, et que Dulcinée était enchantée bien
réellement. De tout cela, le bachelier rit beaucoup, et ne
s'étonna pas moins, en considérant aussi bien la finesse et la
simplicité de Sancho, que l'extrême degré qu'atteignait la folie
de don Quichotte. Le duc le pria, s'il rencontrait le chevalier,
qu'il le vainquît ou non, de repasser par son château, pour lui
rendre compte de l'événement. Le bachelier s'y engagea. Il partit
à la recherche de don Quichotte, ne le trouva point à Sarragosse,
passa outre jusqu'à Barcelone, où il lui arriva ce qui est
rapporté précédemment. Il revint par le château du duc, et lui
conta toute l'aventure, ainsi que les conditions de la bataille,
ajoutant que don Quichotte, en bon chevalier errant, revenait
déjà, pour tenir sa parole de se retirer une année dans son
village, «temps pendant lequel, dit le bachelier, on pourra peut-
être guérir sa folie. Voilà dans quelle intention j'ai fait toutes
ces métamorphoses; car c'est une chose digne de pitié qu'un
hidalgo aussi éclairé que don Quichotte ait ainsi la tête à
l'envers.» Sur cela, il prit congé du duc, et retourna dans son
village y attendre don Quichotte, qui le suivait de près.

C'est de là que le duc prit occasion de faire ce nouveau tour au
chevalier, tant il trouvait plaisir aux affaires de don Quichotte
et de Sancho. Il fit occuper les chemins, près et loin du château,
dans tous les endroits où il imaginait que pouvait passer don
Quichotte, par un grand nombre de ses gens à pied et à cheval,
afin que, de gré ou de force, on le remenât au château dès qu'on
l'aurait trouvé. On le trouva, en effet, et l'on en prévint le
duc, lequel, ayant tout fait préparer, donna l'ordre, aussitôt
qu'il eut connaissance de son arrivée, d'allumer les torches et
les lampes funèbres de la cour, et de placer Altisidore sur le
catafalque, avec tous les apprêts qu'on a décrits, et qui étaient
imités si bien au naturel, que de ces apprêts à la vérité il n'y
avait pas grande différence. Cid Hamet dit en outre qu'à ses yeux
les mystificateurs étaient aussi fous que les mystifiés, et que le
duc et la duchesse n'étaient pas à deux doigts de paraître sots
tous deux, puisqu'ils se donnaient tant de mouvement pour se
moquer de deux sots; lesquels, l'un dormant à plein somme, l'autre
veillant à cervelle détraquée, furent surpris par le jour et
l'envie de se lever; car jamais, vainqueur ou vaincu, don
Quichotte n'eût de goût pour la plume oisive.

Altisidore, qui, dans l'opinion du chevalier, était revenue de la
mort à la vie, suivit l'humeur et la fantaisie de ses maîtres.
Couronnée de la même guirlande qu'elle portait sur le tombeau,
vêtue d'une tunique de taffetas blanc parsemée de fleurs d'or, les
cheveux épars sur les épaules, et s'appuyant sur un bâton de noire
ébène, elle entra tout à coup dans la chambre de don Quichotte. À
son apparition, le chevalier, troublé et confus, s'enfonça presque
tout entier sous les draps et les couvertures du lit, la langue
muette, sans trouver à lui dire la moindre politesse. Altisidore
s'assit sur une chaise, auprès de son chevet; puis, après avoir
poussé un gros soupir, elle lui dit d'une voix tendre et
affaiblie:

«Quand les femmes de qualité et les modestes jeunes filles foulent
aux pieds l'honneur, et permettent à leur langue de franchir tout
obstacle, divulguant publiquement les secrets que leur coeur
enferme, c'est qu'elles se trouvent en une cruelle extrémité. Moi,
seigneur don Quichotte de la Manche, je suis une de ces femmes
pressées et vaincues par l'amour; mais toutefois, patiente et
chaste à ce point, que, pour l'avoir trop été, mon âme a éclaté
par mon silence, et j'ai perdu la vie. Il y a deux jours que la
réflexion continuelle de la rigueur avec laquelle tu m'as traitée,
ô insensible chevalier, plus dur à mes plaintes que le marbre[342],
m'a fait tomber morte, ou du moins tenir pour telle par ceux qui
m'ont vue. Et si l'Amour, prenant pitié de moi, n'eût mis le
remède à mon mal dans les martyres de ce bon écuyer, je restais
dans l'autre monde.

-- Ma foi, reprit Sancho, l'Amour aurait bien dû le déposer dans
ceux de mon âne; je lui en saurais un gré infini. Mais, dites-moi,
madame, et que le ciel vous accommode d'un amant plus traitable
que mon maître! qu'est-ce que vous avez vu dans l'autre monde?
qu'est-ce qu'il y a dans l'enfer? car enfin, celui qui meurt
désespéré doit forcément aller demeurer par là.

-- Pour dire la vérité, répondit Altisidore, il faut que je ne
sois pas morte tout à fait, puisque je ne suis pas entrée en
enfer; car, si j'y fusse entrée, je n'en serais plus sortie,
l'eussé-je même voulu. La vérité est que je suis arrivée à la
porte, où une douzaine de diables étaient à jouer à la paume, tous
en chausses et en pourpoints, avec des collets à la wallone garnis
de pointes de dentelle, et des revers de même étoffe qui leur
servaient de manchettes, laissant passer quatre doigts du bras,
pour rendre les mains plus longues. Ils tenaient des raquettes de
feu, et, ce qui m'étonna le plus, ce fut de voir qu'ils se
servaient, en guise de paumes, de livres enflés de vent et remplis
de bourre, chose assurément merveilleuse et nouvelle. Mais ce qui
m'étonna plus encore, ce fut de voir que, tandis qu'il est naturel
aux joueurs de se réjouir quand ils gagnent et de s'attrister
quand ils perdent, dans ce jeu-là, tous grognaient, tous
grondaient, tous se maudissaient.

-- Cela n'est pas étonnant, reprit Sancho; car les diables, qu'ils
jouent ou ne jouent pas, qu'ils perdent ou qu'ils gagnent, ne
peuvent jamais être contents.

-- C'est ce qui doit être, répondit Altisidore. Mais il y a une
autre chose qui m'étonne aussi, je veux dire qui pour lors
m'étonna. C'est qu'à la première volée, aucune paume ne restait
sur pied, ni en état de servir une seconde fois. Aussi les livres
neufs et vieux pleuvaient-ils à crier merveille. L'un d'eux, tout
flambant neuf et fort bien relié, reçut une taloche qui lui
arracha les entrailles et dispersa ses feuilles. «Vois quel est ce
livre» dit un diable à l'autre; et l'autre répondit: «C'est la
_Seconde partie de l'histoire de don Quichotte de la Manche,
_composée, non point par Cid Hamet, son premier auteur, mais par
un Aragonais qui se dit natif de Tordésillas. -- Ôtez-le d'ici,
s'écria l'autre diable, et jetez-le dans les abîmes de l'enfer,
pour que mes yeux ne le voient plus. -- Il est donc bien mauvais?
répliqua l'autre. -- Si mauvais, répondit le premier, que si, par
exprès, je me mettais moi-même à en faire un pire, je n'en
viendrais pas à bout.» Ils continuèrent leur jeu, pelotant avec
d'autres livres; et moi, pour avoir entendu nommer don Quichotte,
que j'aime et chéris avec tant d'ardeur, je tâchai de bien me
rappeler cette vision.

-- Vision ce dut être en effet, dit don Quichotte, puisqu'il n'y a
pas d'autre moi dans le monde. Cette histoire passe de main en
main par ici; mais elle ne s'arrête en aucune, car chacun lui
donne du pied. Pour moi, je ne suis ni troublé ni fâché en
apprenant que je me promène, comme un corps fantastique, par les
ténèbres de l'abîme et par les clartés de la terre, car je ne suis
pas du tout celui dont parle cette histoire. Si elle est bonne,
fidèle et véritable, elle aura des siècles de vie; mais si elle
est mauvaise, de sa naissance à sa sépulture le chemin ne sera pas
long.»

Altisidore allait continuer de se plaindre de don Quichotte,
lorsque le chevalier la prévint.

«Je vous ai dit bien des fois, madame, lui dit-il, combien je
déplore que vous ayez placé vos affections sur moi, car elles ne
peuvent trouver en retour que de la gratitude au lieu de
réciprocité. Je suis né pour appartenir à Dulcinée du Toboso; et
les destins, s'il y en a, m'ont formé et réservé pour elle. Croire
qu'aucune autre beauté puisse usurper la place qu'elle occupe dans
mon âme, c'est rêver l'impossible; et, comme à l'impossible nul
n'est tenu, ce langage doit vous désabuser assez pour que vous
vous retiriez dans les limites de votre honnêteté.»

À ce propos, Altisidore parut s'émouvoir et se courroucer.

«Vive Dieu! s'écria-t-elle, don merluche séchée, âme de mortier,
noyau de pêche, plus dur et plus têtu qu'un vilain qu'on prie, si
je vous saute à la figure, je vous arrache les yeux. Pensez-vous
par hasard, don vaincu, don roué de coups de bâton, que je suis
morte pour vous? Tout ce que vous avez vu cette nuit est une
comédie. Oh! je ne suis pas femme à me laisser avoir mal au bout
de l'ongle pour de semblables chameaux, bien loin de m'en laisser
mourir.

-- Pardieu, je le crois bien, interrompit Sancho; quand on entend
parler de mourir aux amoureux, c'est toujours pour rire. Ils le
peuvent dire, à coup sûr; mais le faire, que Judas les croie.»

Au milieu de cette conversation, entra le musicien, chanteur et
poëte, qui avait chanté les deux strophes précédemment rapportées.
Il fit un profond salut à don Quichotte et lui dit:

«Que Votre Grâce, seigneur chevalier, veuille bien me compter et
me ranger au nombre de ses plus dévoués serviteurs; car il y a
bien des jours que je vous suis attaché, autant pour votre
renommée que pour vos prouesses.

-- Que Votre Grâce, reprit don Quichotte, veuille bien me dire qui
elle est, afin que ma courtoisie réponde à ses mérites.»

Le jeune homme répliqua qu'il était le musicien et le panégyriste
de la nuit passée.

«Assurément, reprit don Quichotte. Votre Grâce a une voix
charmante; mais ce que vous avez chanté n'était pas, il me semble,
fort à propos. Car enfin, qu'ont de commun les stances de
Garcilaso avec la mort de cette dame[343]?

-- Ne vous étonnez point de cela, répondit le musicien; parmi les
poëtes à la douzaine de ce temps-ci, il est de mode que chacun
écrive ce qui lui plaît, et vole ce qui lui convient, que ce soit
à l'endroit ou à l'envers de son intention, et nulle sottise ne se
chante ou ne s'écrit, qu'on ne l'attribue à licence poétique.»

Don Quichotte allait répondre; mais il en fut empêché par la vue
du duc et de la duchesse, qui venaient lui rendre visite.

Une longue et douce conversation s'engagea, pendant laquelle
Sancho lança tant de saillies et débita tant de malices, que le
duc et la duchesse restèrent de nouveau dans l'admiration d'une
finesse si piquante unie à tant de simplicité.

Don Quichotte les supplia de lui permettre de partir ce jour même,
ajoutant qu'aux chevaliers vaincus, comme il l'était, il convenait
mieux d'habiter une étable à cochons que des palais royaux; ses
hôtes lui donnèrent congé de bonne grâce, et la duchesse lui
demanda s'il ne gardait pas rancune à Altisidore.

«Madame, répondit-il, Votre Grâce peut être certaine que tout le
mal de cette jeune fille naît d'oisiveté, et que le remède est une
occupation honnête et continuelle. Elle vient de me dire qu'on
porte de la dentelle en enfer; puisqu'elle sait sans doute faire
cet ouvrage, qu'elle ne le quitte pas un moment; tant que ses
doigts seront occupés à agiter les fuseaux, l'image ou les images
des objets qu'elle aime ne s'agiteront pas dans son imagination.
Voilà la vérité, voilà mon opinion, et voilà mon conseil.

-- C'est aussi le mien, ajouta Sancho; car de ma vie je n'ai vu
une ouvrière en dentelle mourir d'amour. Les filles bien occupées
songent plutôt à finir leur tâche qu'elles ne pensent à leurs
amourettes. J'en parle par moi-même; car, quand je suis à piocher
les champs, je ne me souviens plus de ma ménagère, je veux dire de
ma Thérèse Panza, que j'aime pourtant comme les cils de mes yeux.

-- Vous dites fort bien, Sancho, reprit la duchesse; et je ferai
en sorte que dorénavant mon Altisidore s'occupe à des travaux
d'aiguille, où elle réussit à merveille.

-- C'est inutile, madame, repartit Altisidore; et il n'est pas
besoin d'employer ce remède. La considération des cruautés dont
m'a payée ce malandrin vagabond me l'effacera bien du souvenir,
sans aucune autre subtilité; et, avec la permission de Votre
Grandeur, je veux m'éloigner d'ici, pour ne pas voir plus
longtemps devant mes yeux, je ne dirai pas sa triste figure, mais
sa laide et abominable carcasse.

-- Cela ressemble, reprit le duc, à ce qu'on a coutume de dire,
que celui qui dit des injures est tout près de pardonner.»

Altisidore fit semblant d'essuyer ses larmes avec un mouchoir; et,
faisant la révérence à ses maîtres, elle sortit de l'appartement.

«Pauvre fille, dit Sancho, tu as ce que tu mérites pour t'être
adressée à une âme sèche comme jonc, à un coeur dur comme pierre!
Pardieu, si tu fusses venue à moi, tu aurais entendu chanter un
autre coq.»

La conversation finie, don Quichotte s'habilla, dîna avec ses
hôtes, et partit au sortir de table.

Chapitre LXXI

_De ce qui arriva à don Quichotte et à son écuyer
Sancho retournant à leur village_


Le vaincu et vagabond don Quichotte s'en allait tout pensif d'une
part, et tout joyeux de l'autre. Ce qui causait sa tristesse,
c'était sa défaite; ce qui causait sa joie, c'était la
considération de la vertu merveilleuse que possédait Sancho, telle
qu'il l'avait montrée par la résurrection d'Altisidore. Cependant
il avait bien scrupule à se persuader que l'amoureuse demoiselle
fût morte tout de bon.

Quant à Sancho, il marchait sans la moindre gaieté, et ce qui
l'attristait, c'était de voir qu'Altisidore n'avait pas rempli sa
promesse de lui donner la demi-douzaine de chemises. Pensant et
repensant à cela, il dit à son maître:

«En vérité, seigneur, il faut que je sois le plus malheureux
médecin qu'on puisse rencontrer dans le monde; car il y en a qui,
après avoir tué le malade qu'ils soignent, veulent encore être
payés de leur peine, laquelle n'est autre que de signer une
ordonnance de quelque médecine, qu'ils ne font pas même, mais bien
l'apothicaire, et tant pis pour les pauvres dupes; tandis que moi,
à qui la santé des autres coûte des pincenettes, des croquignoles,
des coups d'épingle et des coups de fouet, on ne me donne pas une
obole. Eh bien! je jure Dieu que, si l'on amène en mes mains un
autre malade, il faudra me les graisser avant que je le guérisse;
car enfin, de ce qu'il chante l'abbé s'alimente, et je ne puis
croire que le ciel m'ait donné la vertu que je possède pour que je
la communique aux autres sans en tirer patte ou aile.

-- Tu as raison, ami Sancho, répondit don Quichotte, et c'est
très-mal fait à Altisidore de ne t'avoir pas donné les chemises
annoncées. Bien que ta vertu te soit _gratis data, _car elle ne
t'a coûté aucune étude, cependant endurer le martyre sur ta
personne, c'est pis qu'étudier. Quant à moi, je puis dire que, si
tu voulais une paye pour les coups de fouet du déchantement de
Dulcinée, je te la donnerais aussi bonne que possible. Mais je ne
sais trop si la guérison suivrait le salaire, et je ne voudrais
pas empêcher par la récompense l'effet du remède. Après tout, il
me semble qu'on ne risque rien de l'essayer. Vois, Sancho, ce que
tu exiges, et fouette-toi bien vite; puis tu te payeras comptant
et de tes propres mains, puisque tu as de l'argent à moi.»

À cette proposition, Sancho ouvrit d'une aune les yeux et les
oreilles, et consentit, dans le fond de son coeur, à se fouetter
très-volontiers.

«Allons, seigneur, dit-il à son maître, je veux bien me disposer à
faire plaisir à Votre Grâce en ce qu'elle désire, puisque j'y
trouve mon profit. C'est l'amour que je porte à mes enfants et à
ma femme qui me fait paraître intéressé. Dites-moi maintenant ce
que vous me donnerez pour chaque coup de fouet que je me donnerai.

-- Si je devais te payer, ô Sancho, répondit don Quichotte,
suivant la grandeur et la qualité du mal auquel tu remédies, ni le
trésor de Venise ni les mines du Potosi ne suffiraient pour te
payer convenablement. Mais prends mesure sur ce que tu portes dans
ma bourse, et mets toi-même le prix à chaque coup de fouet.

-- Les coups de fouet, répondit Sancho, sont au nombre de trois
mille trois cents et tant. Je m'en suis déjà donné jusqu'à cinq;
reste le surplus. Que ces cinq fassent les _et tant, _et comptons
les trois mille trois cents tout ronds. À un _cuartillo_[344] la
pièce, et je ne prendrais pas moins pour rien au monde, cela fait
trois mille trois cents _cuartillos, _qui font, pour les trois
mille, quinze cents demi-réaux, qui font sept cent cinquante réaux
et, pour les trois cents, cent cinquante demi-réaux, qui font
soixante-quinze réaux, lesquels ajoutés aux sept cent cinquante,
font en tout huit cent vingt-cinq réaux. Je défalquerai cette
somme de celle que j'ai à Votre Grâce, et je rentrerai dans ma
maison riche et content, quoique bien fouetté et bien sanglé, car
on ne prend pas de truites...[345] et je ne dis rien de plus.

-- Ô Sancho béni! ô aimable Sancho! s'écria don Quichotte, combien
nous allons être obligés, Dulcinée et moi, à te servir tous les
jours que le ciel nous accordera de vie! Si elle reprend son
ancien être, et il est impossible qu'elle ne le reprenne pas, son
malheur aura été son bonheur, et ma défaite heureux triomphe.
Allons, Sancho, vois un peu quand tu veux commencer la discipline.
Pour que tu l'abréges, j'ajoute encore cent réaux.

-- Quand? répliqua Sancho; cette nuit même. Tâchez que nous la
passions en rase campagne et à ciel ouvert; alors je m'ouvrirai la
peau.»

La nuit vint, cette nuit attendue par don Quichotte avec la plus
grande anxiété du monde; car il lui semblait que les roues du char
d'Apollon s'étaient brisées, et que le jour s'allongeait plus que
de coutume, précisément comme il arrive aux amoureux, qui ne
règlent jamais bien le compte de leurs désirs.

Enfin le chevalier et l'écuyer gagnèrent un bosquet d'arbres
touffus, un peu à l'écart du chemin, et là, laissant vide la selle
de Rossinante et le bât du grison, ils s'étendirent sur l'herbe
verte et soupèrent des provisions de Sancho. Celui-ci, ayant fait,
avec le licou et la sangle de son âne, une puissante et flexible
discipline, se retira à vingt pas environ de don Quichotte, au
milieu de quelques hêtres.

En le voyant aller avec tant de courage et de résolution, son
maître lui dit:

«Prends garde, ami, de ne pas te mettre en pièces; arrange-toi de
façon qu'un coup attende l'autre, et ne te presse pas tellement
d'arriver au bout de la carrière que l'haleine te manque au
milieu; je veux dire, ne te frappe pas si fort que la vie
t'échappe avant d'atteindre le nombre voulu. Afin que tu ne perdes
pas la partie pour un point de plus ou de moins, je me charge de
compter d'ici, sur les grains de mon chapelet, les coups que tu te
donneras; et que le ciel te favorise autant que le mérite ta bonne
intention.

-- Le bon payeur n'est pas embarrassé de ses gages, répondit
Sancho; je pense m'étriller de façon que, sans me tuer, il m'en
cuise. C'est en cela que doit consister l'essence de ce miracle.»

Aussitôt il se déshabilla de la ceinture au haut du corps; puis,
empoignant le cordeau, il commença à se fustiger, et don Quichotte
à compter les coups. Sancho s'en était à peine donné six ou huit,
que la plaisanterie lui parut un peu lourde et le prix un peu
léger.

Il s'arrêta, et dit à son maître qu'il appelait du marché pour
cause de tromperie, parce que des coups de fouet de cette espèce
méritaient d'être payés un demi-réal pièce, et non un cuartillo.

«Continue, ami Sancho, répondit don Quichotte; et ne perds pas
courage; je double le montant du prix.

-- De cette façon, reprit Sancho, à la grâce de Dieu, et pleuvent
les coups de fouet.»

Mais le sournois cessa bien vite de se les donner sur les épaules.
Il frappait sur les arbres, en poussant de temps en temps des
soupirs tels qu'on aurait dit qu'à chacun d'eux il s'arrachait
l'âme. Don Quichotte, attendri, craignant d'ailleurs qu'il n'y
laissât la vie et que l'imprudence de Sancho ne vînt à tout
perdre, lui dit alors:

«Au nom du ciel, ami, laisses-en là cette affaire; le remède me
semble bien âpre, et il sera bon de donner du temps au temps. On
n'a pas pris Zamora en une heure.[346] Tu t'es appliqué déjà, si je
n'ai pas mal compté, plus de mille coups de fouet; c'est assez
pour à présent; car l'âne, en parlant à la grosse manière, souffre
la charge, mais non la surcharge.

-- Non, non, seigneur, répondit Sancho; on ne dira pas de moi:
Gages payés, bras cassés. Que Votre Grâce s'éloigne encore un peu,
et me laisse m'appliquer mille autres coups seulement. Avec deux
assauts comme celui-là, l'affaire sera faite, et il nous restera
des morceaux de la pièce.

-- Puisque tu te trouves en si bonne disposition, reprit don
Quichotte, que le ciel te bénisse; donne-t'en à ton aise, je
m'éloigne d'ici.»

Sancho reprit sa tâche avec tant d'énergie qu'il eut bientôt
enlevé l'écorce à plusieurs arbres; telle était la rigueur qu'il
mettait à se flageller. Enfin, jetant un grand cri, et donnant un
effroyable coup sur un hêtre:

«Ici, dit-il, mourra Samson, et avec lui tous autant qu'ils sont.»

Don Quichotte accourut bientôt au bruit de ce coup terrible et de
cet accent lamentable; et, saisissant le licou tressé qui servait
de nerf de boeuf à Sancho, il lui dit:

«À Dieu ne plaise, ami Sancho, que pour mon plaisir tu perdes la
vie qui doit servir à la subsistance de ta femme et de tes
enfants. Que Dulcinée attende une meilleure conjoncture; moi, je
me tiendrai dans les limites d'une espérance prochaine, et
j'attendrai que tu aies repris de nouvelles forces pour que cette
affaire se termine au gré de tous.

-- Puisque Votre Grâce, mon seigneur, le veut ainsi, répondit
Sancho, à la bonne heure, j'y consens; mais jetez-moi votre
manteau sur les épaules, car je sue à grosses gouttes, et je ne
voudrais pas m'enrhumer comme il arrive aux pénitents qui font
pour la première fois usage de la discipline.»

Don Quichotte s'empressa de se dépouiller, et, demeurant en
justaucorps, il couvrit bien Sancho, qui dormit jusqu'à ce que le
soleil l'éveillât. Ils continuèrent ensuite leur chemin, et firent
halte ce jour-là dans un village à trois lieues de distance.

Ils descendirent à une auberge que don Quichotte reconnut pour
telle, et ne prit pas pour un château avec ses fossés, ses tours,
ses herses et son pont-levis; car, depuis qu'il avait été vaincu,
ils discourait sur toute chose avec un jugement plus sain, comme
on le verra désormais.

On le logea dans une salle basse, où pendaient à la fenêtre, en
guise de rideaux, deux pièces de vieille serge peinte, selon la
mode des villages.

Sur l'une était grossièrement retracé le rapt d'Hélène, quand
l'hôte audacieux de Ménélas lui enleva son épouse. L'autre
représentait l'histoire d'Énée et de Didon, celle-ci montée sur
une haute tour, faisant, avec un drap de lit, des signes à l'amant
fugitif qui se sauvait en pleine mer, sur une frégate ou un
brigantin.

Le chevalier, examinant les deux histoires, remarqua qu'Hélène ne
s'en allait pas de trop mauvais gré, car elle riait sous cape et
en sournoise. Pour la belle Didon, ses yeux versaient des larmes
grosses comme des noix.

Quand don Quichotte les eut bien regardées:

«Ces deux dames, dit-il, furent extrêmement malheureuses de n'être
pas nées dans cet âge-ci, et moi, malheureux par-dessus tout de
n'être pas né dans le leur, car enfin, si j'avais rencontré ces
beaux messieurs, Troie n'eût pas été brûlée, ni Carthage détruite;
il m'aurait suffi de tuer Pâris pour éviter de si grandes
calamités.

-- Moi, je parierais, dit Sancho, qu'avant peu de temps d'ici il
n'y aura pas de cabaret, d'hôtellerie, d'auberge, de boutique de
barbier, où l'on ne trouve en peinture l'histoire de nos
prouesses. Mais je voudrais qu'elles fussent peintes par un
peintre de meilleure main que celui qui a barbouillé ces dames.

-- Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte; car, en effet,
celui-ci ressemble à Orbanéja, un peintre qui demeurait à Ubéda,
lequel, quand on lui demandait ce qu'il peignait: «Ce qui viendra»
disait-il; et si par hasard il peignait un coq, il écrivait au-
dessous: «Ceci est un coq» afin qu'on ne le prît pas pour un
renard. C'est de cette façon-là, Sancho, si je ne me trompe, que
doit être le peintre ou l'écrivain (c'est tout un) qui a publié
l'histoire du nouveau don Quichotte: il a peint ou écrit à la
bonne aventure. Celui-ci ressemble encore à un poëte appelé
Mauléon, qui était venu se présenter ces années passées à la cour.
Il répondait sur-le-champ à toutes les questions qui lui étaient
faites, et, quelqu'un lui demandant ce que voulait dire _Deum de
Deo, _il répondit: «Donne d'en bas ou d'en haut[347]«. Mais laissons
cela, et dis-moi, Sancho, dans le cas où tu voudrais te donner
cette nuit une autre volée de coups de fouet, si tu veux que ce
soit sous toiture de maison ou à la belle étoile.

-- Pardi, seigneur, repartit Sancho, pour les coups que je pense
me donner, autant vaut être dans la maison que dans les champs.
Mais pourtant, je voudrais que ce fût entre des arbres; il me
semble qu'ils me tiennent compagnie, et qu'ils m'aident
merveilleusement à supporter ma pénitence.

-- Eh bien, ce ne sera ni l'un ni l'autre, ami Sancho, répondit
don Quichotte; afin que tu reprennes des forces, nous garderons la
fin de la besogne pour notre village, où nous arriverons au plus
tard après-demain.

-- Faites comme il vous plaira, répliqua Sancho; mais moi, je
voudrais conclure cette affaire au plus tôt, quand le fer est
chaud et la meule en train; car dans le retard est souvent le
péril; faut prier Dieu et donner du maillet, et mieux vaut un
_tiens _que deux _tu l'auras, _et mieux vaut le moineau dans la
main que la grue qui vole au loin.

-- Assez, Sancho, s'écria don Quichotte; cesse tes proverbes, au
nom d'un seul Dieu; on dirait que tu reviens au _sicut erat.
_Parle simplement, uniment, sans t'embrouiller et t'enchevêtrer,
comme je te l'ai dit mainte et mainte fois. Tu verras que tu t'en
trouveras bien.

-- Je ne sais quelle malédiction pèse sur moi, répondit Sancho; je
ne peux dire une raison sans un proverbe, ni un proverbe qui ne me
semble une raison. Mais je m'en corrigerai si j'en puis venir à
bout.»

Et leur entretien finit là.

Chapitre LXXII

_Comment don Quichotte et Sancho arrivèrent à leur village_


Tout ce jour-là, don Quichotte et Sancho restèrent dans cette
auberge de village, attendant la nuit, l'un pour achever sa
pénitence en rase campagne, l'autre pour en voir la fin, qui
devait être aussi celle de ses désirs. Cependant il arriva devant
la porte de l'auberge un voyageur à cheval, suivi de trois ou
quatre domestiques, l'un desquels, s'adressant à celui qui
semblait leur maître:

«Votre Grâce, lui dit-il, seigneur don Alvaro Tarfé peut fort bien
passer la sieste ici; la maison paraît propre et fraîche.»

Don Quichotte, entendant cela, dit à Sancho:

«Écoute, Sancho, quand je feuilletai ce livre de la seconde partie
de mon histoire, il me semble que j'y rencontrai en passant ce nom
de don Alvaro Tarfé.

-- Cela peut bien être, répondit Sancho; laissons-le mettre pied à
terre, ensuite nous le questionnerons.»

Le gentilhomme descendit de cheval, et l'hôtesse lui donna, en
face de la chambre de don Quichotte, une salle basse, meublée
d'autres serges peintes comme celles qui décoraient l'appartement
de notre chevalier. Le nouveau venu se mit en costume d'été; et,
sortant sous le portail de l'auberge, qui était spacieux et frais,
il y trouva don Quichotte se promenant de long en large.

«Peut-on savoir quel chemin suit Votre Grâce, seigneur
gentilhomme? lui demanda-t-il.

-- Je vais, répondit don Quichotte, à un village près d'ici, dont
je suis natif, et où je demeure. Et Votre Grâce, où va-t-elle?

-- Moi, seigneur, répondit le cavalier, je vais à Grenade, ma
patrie.

-- Bonne patrie, répliqua don Quichotte; mais Votre Grâce
voudrait-elle bien, par courtoisie, me dire son nom? Je crois
qu'il m'importe de le savoir plus que je ne pourrais le dire.

-- Mon nom, répondit le voyageur, est don Alvaro Tarfé.

-- Sans aucun doute, répliqua don Quichotte, je pense que Votre
Grâce est ce même don Alvaro Tarfé qui figure dans la seconde
partie de l'_histoire de don Quichotte de la Manche, _récemment
imprimée et livrée à la lumière du monde par un auteur moderne.

-- Je suis lui-même, répondit le gentilhomme, et ce don Quichotte,
principal personnage de cette histoire, fut mon ami intime. C'est
moi qui le tirai de son pays, ou du moins qui l'engageai à venir à
des joutes qui se faisaient à Saragosse, où j'allais moi-même. Et
vraiment, vraiment, je lui ai rendu bien des services, et je l'ai
empêché d'avoir les épaules flagellées par le bourreau, pour avoir
été un peu trop hardi.[348]

-- Dites-moi, seigneur don Alvaro, reprit don Quichotte, est-ce
que je ressemble en quelque chose à ce don Quichotte dont parle
Votre Grâce?

-- Non, certes, répondit le voyageur, en aucune façon.

-- Et ce don Quichotte, ajouta le nôtre, n'avait-il pas avec lui
un écuyer appelé Sancho Panza?

-- Oui, sans doute, répliqua don Alvaro; mais, quoiqu'il eût la
réputation d'être amusant et facétieux, je ne lui ai jamais ouï
dire une plaisanterie qui fût plaisante.

-- Je le crois ma foi bien! s'écria Sancho; plaisanter comme il
faut n'est pas donné à tout le monde; et ce Sancho dont parle
Votre Grâce, seigneur gentilhomme, doit être quelque grandissime
vaurien, bête et voleur tout à la fois. Le véritable Sancho, c'est
moi; et j'ai plus de facéties à votre service que s'il en
pleuvait; sinon, que Votre Grâce en fasse l'expérience. Venez-
vous-en derrière moi, pour le moins une année, et vous verrez
comme elles me tombent de la bouche à chaque pas, si dru et si
menu que, sans savoir le plus souvent ce que je dis, je fais rire
tous ceux qui m'écoutent.[349] Quant au véritable don Quichotte de
la Manche, le fameux, le vaillant, le discret, l'amoureux, le
défenseur de torts, le tuteur d'orphelins, le défenseur des
veuves, le tuteur de demoiselles, celui qui a pour unique dame la
sans pareille Dulcinée du Toboso, c'est ce seigneur que voilà,
c'est mon maître. Tout autre don Quichotte et tout autre Sancho ne
sont que pour la frime, ne sont que des rêves en l'air.

-- Pardieu! je le crois bien, répondit don Alvaro, car vous avez
dit plus de bons mots, mon ami, en quatre paroles que vous avez
dites, que l'autre Sancho Panza en tous les discours que je lui ai
ouï tenir, et le nombre en est grand. Il sentait plus le glouton
que le beau parleur, et le niais que le bon plaisant; et je suis
fondé à croire que les enchanteurs qui persécutent don Quichotte
le bon ont voulu me persécuter, moi, avec don Quichotte le
mauvais. Mais vraiment, je ne sais que dire; car j'oserais bien
jurer que je laisse celui-ci enfermé dans l'hôpital des fous, à
Tolède, pour qu'on l'y guérisse; et voilà que tout à coup il
survient ici un autre don Quichotte, quoique bien différent du
mien.

-- Je ne sais, reprit don Quichotte, si je puis m'appeler bon,
mais je puis dire au moins que je ne suis pas le mauvais. Pour
preuve de ce que j'avance, je veux, seigneur don Alvaro Tarfé, que
Votre Grâce sache une chose: c'est qu'en tous les jours de ma vie
je n'ai pas mis le pied à Saragosse. Au contraire, pour avoir ouï
dire que ce don Quichotte fantastique s'était trouvé aux joutes de
cette ville, je ne voulus pas y entrer, afin de lui donner un
démenti à la barbe du monde. Aussi je gagnai tout droit Barcelone,
ville unique par l'emplacement et par la beauté, archive de la
courtoisie, refuge des étrangers, hôpital des pauvres, patrie des
braves, vengeance des offenses, et correspondance aimable
d'amitiés fidèles. Bien que les événements qui m'y sont arrivés ne
soient pas d'agréables souvenirs, mais, au contraire, de cuisants
regrets, je les supporte sans regret pourtant, et seulement pour
avoir joui de sa vue. Enfin, seigneur don Alvaro Tarfé, je suis
don Quichotte de la Manche, celui dont parle la renommée, et non
ce misérable qui a voulu usurper mon nom et se faire honneur de
mes pensées. Je supplie donc Votre Grâce, au nom de ses devoirs de
gentilhomme, de vouloir bien faire une déclaration devant
l'alcalde de ce village, constatant que Votre Grâce ne m'avait vu
de sa vie jusqu'à présent, que je ne suis pas le don Quichotte
imprimé dans la seconde partie, et que ce Sancho Panza, mon
écuyer, n'est pas davantage celui que Votre Grâce a connu.

-- Très-volontiers, répondit don Alvaro; mais, vraiment, c'est à
tomber de surprise que de voir en même temps deux don Quichotte et
deux Sancho Panza, aussi semblables par les noms que différents
par les actes. Oui, je répète et soutiens que je n'ai pas vu ce
que j'ai vu, et qu'il ne m'est point arrivé ce qui m'est arrivé.

-- Sans doute, reprit Sancho, que Votre Grâce est enchantée comme
madame Dulcinée du Toboso; et plût au ciel que votre
désenchantement consistât à me donner trois autres mille et tant
de coups de fouet, comme je me les donne pour elle! je me les
donnerais vraiment sans aucun intérêt.

-- Je n'entends pas ce que vous voulez dire par les coups de
fouet, répondit don Alvaro.

-- Oh! ce serait trop long à conter maintenant, répliqua Sancho;
mais, plus tard, je vous conterai la chose, si par hasard nous
suivons le même chemin.»

En causant ainsi, et l'heure du dîner étant venue, don Quichotte
et don Alvaro se mirent ensemble à table. L'alcalde du pays vint à
entrer par hasard dans l'auberge avec un greffier. Don Quichotte
lui exposa, dans une pétition en forme, comme quoi il convenait à
ses droits et intérêts que don Alvaro Tarfé, ce gentilhomme qui se
trouvait présent, fît devant Sa Grâce la déclaration qu'il ne
connaissait point don Quichotte de la Manche, également présent,
et que ce n'était pas celui qui figurait imprimé dans une histoire
intitulée: _Seconde partie de don Quichotte de la Manche,
_composée par un certain Avellanéda, natif de Tordésillas. Enfin,
l'alcalde procéda judiciairement. La déclaration se fit dans
toutes les règles et avec toutes les formalités requises en pareil
cas; ce qui réjouit fort don Quichotte et Sancho; comme si une
telle déclaration leur eût importé beaucoup, comme si leurs
oeuvres et leurs paroles n'eussent pas clairement montré la
différence des deux don Quichotte et des deux Sancho Panza.

Une foule de politesses et d'offres de service furent échangées
entre don Alvaro et don Quichotte, dans lesquelles l'illustre
Manchois montra si bien son esprit et sa discrétion, qu'il acheva
de désabuser don Alvaro Tarfé, et que celui-ci finit par croire
qu'il était enchanté réellement, puisqu'il touchait du doigt deux
don Quichotte si opposés. Le tantôt venu, ils partirent ensemble
de leur gîte, et trouvèrent, à une demi-lieue environ, deux
chemins qui s'écartaient, dont l'un menait au village de don
Quichotte, tandis que l'autre était celui que devait prendre don
Alvaro. Pendant cette courte promenade, don Quichotte lui avait
conté la disgrâce de sa défaite, ainsi que l'enchantement de
Dulcinée et le remède indiqué par Merlin. Tout cela jeta dans une
nouvelle surprise don Alvaro, lequel, ayant embrassé cordialement
don Quichotte et Sancho, prit sa route, et les laissa suivre la
leur.

Le chevalier passa cette nuit au milieu de quelques arbres, pour
donner à Sancho l'occasion d'accomplir sa pénitence. Celui-ci
l'accomplit en effet, et de la même manière que la nuit passée,
aux dépens de l'écorce des hêtres beaucoup plus que de ses
épaules, qu'il préserva si délicatement, que les coups de fouet
n'auraient pu en faire envoler une mouche qui s'y fût posée. Le
dupé don Quichotte ne perdit pas un seul point du compte, et
trouva que les coups montaient, avec ceux de la nuit précédente, à
trois mille vingt-neuf. Il paraît que le soleil s'était levé de
grand matin pour voir le sacrifice; mais, dès que la lumière
parut, maître et valet continuèrent leur chemin, s'entretenant
ensemble de l'erreur d'où ils avaient tiré don Alvaro, et
s'applaudissant d'avoir pris sa déclaration devant la justice sous
une forme si authentique.

Ce jour-là et la nuit suivante, ils cheminèrent sans qu'il leur
arrivât rien qui mérite d'être raconté, si ce n'est pourtant que
Sancho finit sa tâche; ce qui remplit don Quichotte d'une joie si
folle, qu'il attendait le jour pour voir s'il ne trouverait pas en
chemin Dulcinée, sa dame, déjà désenchantée; et, le long de la
route, il ne rencontrait pas une femme qu'il n'allât bien vite
reconnaître si ce n'était pas Dulcinée du Toboso; car il tenait
pour infaillibles les promesses de Merlin.

Dans ces pensées et ces désirs, ils montèrent une colline du haut
de laquelle ils découvrirent leur village. À cette vue, Sancho se
mit à genoux et s'écria:

«Ouvre les yeux, patrie désirée, et vois revenir à toi Sancho
Panza, ton fils, sinon bien riche, au moins bien étrillé. Ouvre
les bras, et reçois aussi ton fils don Quichotte, lequel, s'il
revient vaincu par la main d'autrui, revient vainqueur de lui-
même; ce qui est, à ce qu'il m'a dit, la plus grande victoire qui
se puisse remporter. Mais j'apporte de l'argent; car, si l'on me
donnait de bons coups de fouet, je me tenais d'aplomb sur ma
monture.[350]

-- Laisse là ces sottises, dit don Quichotte, et préparons-nous à
entrer du pied droit dans notre village, où nous lâcherons la
bride à nos fantaisies pour tracer le plan de la vie pastorale que
nous pensons mener.»

Cela dit, ils descendirent la colline, et gagnèrent le pays.

Chapitre LXXIII

_Des présages qui frappèrent don Quichotte à l'entrée de son
village, ainsi que d'autres événements qui décorent et rehaussent
cette grande histoire_


À l'entrée du pays, suivant ce que rapporte Cid Hamet, don
Quichotte vit sur les aires[351] deux petits garçons qui se
querellaient; et l'un d'eux dit à l'autre: «Tu as beau faire,
Périquillo, tu ne la reverras plus ni de ta vie ni de tes jours.»

Don Quichotte entendit ce propos.

«Ami, dit-il à Sancho, prends-tu garde à ce que dit ce petit
garçon: «Tu ne la reverras plus ni de ta vie ni de tes jours?»

-- Eh bien! répondit Sancho, qu'importe que ce petit garçon ait
dit cela?

-- Comment! reprit don Quichotte, ne vois-tu pas qu'en appliquant
cette parole à ma situation, elle signifie que je ne reverrai plus
Dulcinée?»

Sancho voulait répliquer, mais il en fut empêché par la vue d'un
lièvre qui venait en fuyant à travers la campagne, poursuivi par
une meute de lévriers. La pauvre bête, tout épouvantée, vint se
réfugier et se blottir sous les pieds du grison.

Sancho prit le lièvre à la main et le présenta à don Quichotte,
qui ne cessait de répéter:

«_Malum signum, malum signum. _Un lièvre fuit, des lévriers le
poursuivent; c'en est fait, Dulcinée ne paraîtra plus.

-- Vous êtes vraiment étrange, dit Sancho; supposons que ce lièvre
soit Dulcinée du Toboso, et ces lévriers qui le poursuivent les
enchanteurs malandrins qui l'ont changée en paysanne; elle fuit,
je l'attrape, et la remets au pouvoir de Votre Grâce, qui la tient
dans ses bras et la caresse à son aise. Quel mauvais signe est-ce
là? et quel mauvais présage peut-on tirer d'ici?»

Les deux petits querelleurs s'approchèrent pour voir le lièvre, et
Sancho leur demanda pourquoi ils se disputaient. Ils répondirent
que celui qui avait dit: «Tu ne la reverras plus de ta vie» avait
pris à l'autre une petite cage à grillons qu'il pensait bien ne
jamais lui rendre. Sancho tira de sa poche une pièce de six
blancs, et la donna au petit garçon pour sa cage, qu'il mit dans
les mains de don Quichotte en disant:

«Allons, Seigneur, voilà ces mauvais présages rompus et détruits;
et ils n'ont pas plus de rapport avec nos affaires, à ce que
j'imagine, tout sot que je suis, que les nuages de l'an passé. Si
j'ai bonne mémoire, j'ai ouï dire au curé de notre village que ce
n'est pas d'une personne chrétienne et éclairée de faire attention
à ces enfantillages; et Votre Grâce m'a dit la même chose ces
jours passés, en me faisant comprendre que tous ces chrétiens qui
regardent aux présages ne sont que des imbéciles. Il ne faut pas
appuyer le pied là-dessus; passons outre et entrons dans le pays.»

Les chasseurs arrivèrent, demandèrent leur lièvre, que don
Quichotte rendit; puis le chevalier se remit en marche et
rencontra, à l'entrée du village, le curé et le bachelier
Carrasco, qui se promenaient dans un petit pré en récitant leur
bréviaire. Or, il faut savoir que Sancho Panza avait jeté sur le
grison, par-dessus le paquet des armes, et pour lui servir de
caparaçon, la tunique en bouracan parsemée de flammes peintes dont
on l'avait affublé dans le château du duc, la nuit où Altisidore
ressuscita; il avait aussi posé la mitre pointue sur la tête de
l'âne, ce qui faisait la plus étrange métamorphose et le plus
singulier accoutrement où jamais baudet se fût vu dans le monde.
Les deux aventuriers furent aussitôt reconnus par le curé et le
bachelier, qui accoururent à eux les bras ouverts. Don Quichotte
mit pied à terre, et embrassa étroitement ses deux amis. Les
polissons du village, qui sont des lynx dont on ne peut se
débarrasser, aperçurent de loin la mitre du grison, et, accourant
le voir, ils se disaient les uns aux autres:

«Holà! enfants, holà! hé! venez voir l'âne de Sancho Panza, plus
galant que Mingo Revulgo[352], et la bête de don Quichotte, plus
maigre aujourd'hui que le premier jour!»

Finalement, entourés de ces polissons et accompagnés du curé et de
Carrasco, ils entrèrent dans le pays et furent tout droit à la
maison de don Quichotte, où ils trouvèrent sur la porte la
gouvernante et la nièce, auxquelles était parvenue déjà la
nouvelle de leur arrivée. On avait, ni plus ni moins, donné la
même nouvelle à Thérèse Panza, femme de Sancho, laquelle,
échevelée et demi-nue, traînant par la main Sanchica sa fille,
accourut au-devant de son mari. Mais, ne le voyant point paré et
attifé comme elle pensait que devait être un gouverneur, elle
s'écria:

«Eh! mari, comme vous voilà fait! il me semble que vous venez à
pied, comme un chien, et les pattes enflées. Vous avez plutôt la
mine d'un mauvais sujet que d'un gouverneur.

-- Tais-toi, Thérèse, répondit Sancho. Bien souvent, où il y a des
crochets, il n'y a pas de lard pendu. Allons à la maison; là tu
entendras des merveilles. J'apporte de l'argent, ce qui est
l'essentiel, gagné par mon industrie, et sans préjudice d'autrui.

-- Apportez de l'argent, mon bon mari, repartit Thérèse, qu'il
soit gagné par-ci ou par-là; et, de quelque manière qu'il vous
vienne, vous n'aurez pas fait mode nouvelle en ce monde.»

Sanchica sauta au cou de son père et lui demanda s'il apportait
quelque chose; car elle l'attendait, dit-elle, comme la pluie du
mois de mai. Puis, le prenant d'un côté par sa ceinture de cuir,
tandis que de l'autre sa femme le tenait sous le bras, et tirant
l'âne par le licou, ils s'en allèrent tous trois à la maison,
laissant don Quichotte dans la sienne, au pouvoir de sa
gouvernante et de sa nièce, et en compagnie du curé et du
bachelier.

Don Quichotte, sans attendre ni délai ni occasion, s'enferma sur-
le-champ en tête-à-tête avec ses deux amis; puis il leur conta
succinctement sa défaite, et l'engagement qu'il avait pris de ne
pas quitter son village d'une année, engagement qu'il pensait bien
remplir au pied de la lettre, sans y déroger d'un atome, comme
chevalier errant, obligé par les règles ponctuelles de la
chevalerie errante. Il ajouta qu'il avait pensé à se faire berger
pendant cette année, et à se distraire dans la solitude des
champs, où il pourrait donner carrière et lâcher la bride à ses
amoureuses pensées, tout en exerçant la vertueuse profession
pastorale. Enfin, il les supplia, s'ils n'avaient pas beaucoup à
faire, et si de plus graves occupations ne les en empêchaient, de
vouloir bien être ses compagnons.

«J'achèterai, dit-il, un troupeau de brebis bien suffisant pour
qu'on nous donne le nom de bergers; et je dois vous apprendre que
le principal de l'affaire est déjà fait, car je vous ai trouvé des
noms qui vous iront comme faits au moule.

-- Quels sont-ils? demanda le curé.

-- Moi, reprit don Quichotte, je m'appellerai le pasteur
Quichotiz; vous, seigneur bachelier, le pasteur Carrascon; vous,
seigneur curé, le pasteur Curiambro; et Sancho Panza, le pasteur
Panzino.»

Les deux amis tombèrent de leur haut en voyant la nouvelle folie
de don Quichotte; mais, dans la crainte qu'il ne se sauvât une
autre fois du pays pour retourner à ses expéditions de chevalerie,
espérant d'ailleurs qu'on pourrait le guérir dans le cours de
cette année, ils souscrivirent à son nouveau projet, approuvèrent
sa folle pensée comme très-raisonnable, et s'offrirent pour
compagnons de ses exercices champêtres.

«Il y a plus, ajouta Samson Carrasco; étant, comme le sait déjà le
monde entier, très-célèbre poëte, je composerai à chaque pas des
vers pastoraux, ou héroïques, ou comme la fantaisie m'en prendra,
afin de passer le temps dans ces solitudes inhabitées, par
lesquelles nous allons errer. Ce qui est le plus nécessaire, mes
chers seigneurs, c'est que chacun choisisse le nom de la bergère
qu'il pense célébrer dans ses poésies, et que nous ne laissions
pas un arbre, si dur qu'il soit, sans y graver et couronner son
nom, suivant l'usage immémorial des bergers amoureux.

-- Voilà qui est à merveille! répondit don Quichotte. Pour moi, je
n'ai pas besoin de chercher le nom de quelque feinte bergère; car
voici la sans pareille Dulcinée du Toboso, gloire de ces rives,
parure de ces prairies, orgueil de la beauté, fleur des grâces de
l'esprit, et, finalement, personne accomplie, sur qui peut bien
reposer toute louange, fût-elle hyperbole.

-- Cela est vrai, dit le curé. Mais nous autres, nous chercherons
par ici quelques petites bergerettes avenantes, qui nous aillent à
la main, si ce n'est à l'âme.

-- Et si elles viennent à manquer, ajouta Samson Carrasco, nous
leur donnerons les noms de ces bergères imprimées et gravées dont
tout l'univers est rempli, les Philis, Amaryllis, Dianes,
Fléridas, Galatées, Bélisardes. Puisqu'on les vend au marché, nous
pouvons bien les acheter aussi, et en faire les nôtres. Si ma
dame, ou, pour mieux dire, ma bergère, s'appelle Anne, par hasard,
je la chanterai sous le nom d'Anarda; si elle se nomme Françoise,
je l'appellerai Francénia; Lucie, Lucinde, et ainsi du reste. Tout
s'arrange de cette façon-là. Et Sancho Panza lui-même, s'il vient
à entrer dans cette confrérie, pourra célébrer sa femme Thérèse
sous le nom de Térésaïna[353].»

Don Quichotte se mit à rire de l'application de ce nom; et le
curé, l'ayant comblé d'éloges pour l'honorable résolution qu'il
avait prise, s'offrit de nouveau à lui faire compagnie tout le
temps que lui laisseraient ses devoirs essentiels. Cela fait, les
deux amis prirent congé du chevalier, en l'engageant et le priant
de prendre bien soin de sa santé, sans rien ménager de ce qui lui
fût bon.

Le sort voulut que la nièce et la gouvernante entendissent toute
la conversation, et, dès que don Quichotte fut seul, elles
entrèrent toutes deux auprès de lui.

«Qu'est-ce que ceci, seigneur oncle? dit la nièce, quand nous
pensions, la gouvernante et moi, que Votre Grâce venait se retirer
dans sa maison pour y passer une vie tranquille et honnête, voilà
que vous voulez vous fourrer dans de nouveaux labyrinthes, et vous
faire _pastoureau, toi qui t'en viens, pastoureau, toi qui t'en
vas! _En vérité la paille d'orge est trop dure pour en faire des
chalumeaux.»

La gouvernante s'empressa d'ajouter:

«Et comment Votre Grâce pourra-t-elle passer dans les champs les
siestes d'été et les nuits d'hiver, et entendre le hurlement des
loups? Par ma foi, c'est un métier d'hommes robustes, endurcis,
élevés à ce travail dès les langes et le maillot. Mal pour mal, il
vaut encore mieux être chevalier errant que berger. Tenez,
seigneur, prenez mon conseil; je ne le donne pas repue de pain et
de vin, mais à jeun, et avec les cinquante ans d'âge que j'ai sur
la tête; restez chez vous, réglez vos affaires, confessez-vous
chaque semaine, faites l'aumône aux pauvres, et, sur mon âme, s'il
vous en arrive mal...

-- C'est bon, c'est bon, mes filles, leur répondit don Quichotte;
je sais fort bien ce que j'ai à faire. Menez-moi au lit, car il me
semble que je ne suis pas très-bien portant; et soyez certaines
que, soit chevalier, soit berger errant, je ne cesserai pas de
veiller à ce que rien ne vous manque, ainsi que vous le verrez à
l'oeuvre.»

Et les deux bonnes filles, nièce et gouvernante, le conduisirent à
son lit, où elles lui donnèrent à manger et le choyèrent de leur
mieux.

Chapitre LXXIV

_Comment don Quichotte tomba malade, du testament qu'il fit, et
de sa mort_


Comme les choses humaines ne sont point éternelles, qu'elles vont
toujours en déclinant de leur origine à leur fin dernière,
spécialement les vies des hommes, et comme don Quichotte n'avait
reçu du ciel aucun privilège pour arrêter le cours de la sienne,
sa fin et son trépas arrivèrent quand il y pensait le moins. Soit
par la mélancolie que lui causait le sentiment de sa défaite, soit
par la disposition du ciel qui en ordonnait ainsi, il fut pris
d'une fièvre obstinée, qui le retint au lit six jours entiers,
pendant lesquels il fut visité mainte et mainte fois par le curé,
le bachelier, le barbier, ses amis, ayant toujours à son chevet
Sancho Panza, son fidèle écuyer. Ceux-ci, croyant que le regret
d'avoir été vaincu et le chagrin de ne pas voir accomplir ses
souhaits pour la délivrance et le désenchantement de Dulcinée le
tenaient en cet état, essayaient de l'égayer par tous les moyens
possibles.

«Allons, lui disait le bachelier, prenez courage, et levez-vous
pour commencer la profession pastorale. J'ai déjà composé une
églogue qui fera pâlir toutes celles de Sannazar[354]; et j'ai
acheté de mon propre argent, près d'un berger de Quintanar, deux
fameux dogues pour garder le troupeau, l'un appelé Barcino[355],
l'autre Butron.»

Avec tout cela, don Quichotte n'en restait pas moins plongé dans
la tristesse. Ses amis appelèrent le médecin, qui lui tâta le
pouls, n'en fut pas fort satisfait, et dit:

«De toute façon, il faut penser au salut de l'âme, car celui du
corps est en danger.»

Don Quichotte entendit cet arrêt d'un esprit calme et résigné.
Mais il n'en fut pas de même de sa gouvernante, de sa nièce et de
son écuyer, lesquels se prirent à pleurer amèrement, comme s'ils
eussent déjà son cadavre devant les yeux. L'avis du médecin fut
que des sujets cachés de tristesse et d'affliction le conduisaient
au trépas. Don Quichotte demanda qu'on le laissât seul, voulant
dormir un peu. Tout le monde s'éloigna, et il dormit, comme on
dit, tout d'une haleine, plus de six heures durant, tellement que
la nièce et la gouvernante crurent qu'il passerait dans ce
sommeil. Il s'éveilla au bout de ce temps, et poussant un grand
cri, il s'écria:

«Béni soit Dieu tout-puissant, à qui je dois un si grand bienfait!
Enfin, sa miséricorde est infinie; elle n'est ni repoussée ni
diminuée par les péchés des hommes.»

La nièce avait écouté attentivement les propos de son oncle, qui
lui parurent plus raisonnables que ceux qu'il avait coutume de
tenir, au moins depuis sa maladie.

«Qu'est-ce que dit Votre Grâce, seigneur? lui demanda-t-elle.
Avons-nous quelque chose de nouveau? Quels sont ces miséricordes
et ces péchés des hommes dont vous parlez?

-- Ces miséricordes, ô ma nièce, répondit don Quichotte, sont
celles dont Dieu vient à l'instant même de me combler, Dieu, comme
je l'ai dit, que n'ont point retenu mes péchés. J'ai la raison
libre et claire, dégagée des ombres épaisses de l'ignorance dont
l'avait enveloppée l'insipide et continuelle lecture des
exécrables livres de chevalerie. Je reconnais maintenant leurs
extravagances et leurs séductions trompeuses. Tout ce que je
regrette, c'est d'être désabusé si tard qu'il ne me reste plus le
temps de prendre ma revanche, en lisant d'autres livres qui soient
la lumière de l'âme. Je me sens, ô ma nièce, à l'article de la
mort, et je voudrais mourir de telle sorte qu'on en conclût que ma
vie n'a pas été si mauvaise que je dusse laisser la réputation de
fou. Je le fus, il est vrai; mais je ne voudrais pas donner par ma
mort la preuve de cette vérité. Appelle, ma chère amie, appelle
mes bons amis le curé, le bachelier Samson Carrasco, et maître
Nicolas le barbier; je veux me confesser et faire mon testament.»

La nièce n'eut pas à prendre cette peine, car ils entrèrent tous
trois à point nommé. À peine don Quichotte les eut-il aperçus
qu'il continua:

«Félicitez-moi, mes bons seigneurs, de ce que je ne suis plus don
Quichotte de la Manche, mais Alonzo Quijano, que des moeurs
simples et régulières ont fait surnommer le Bon. Je suis à présent
ennemi d'Amadis de Gaule et de la multitude infinie des gens de
son lignage; j'ai pris en haine toutes les histoires profanes de
la chevalerie errante; je reconnais ma sottise, et le péril où m'a
jeté leur lecture; enfin, par la miséricorde de Dieu, achetant
l'expérience à mes dépens, je les déteste et les abhorre.»

Quand les trois amis l'entendirent ainsi parler, ils s'imaginèrent
qu'une nouvelle folie venait de lui entrer dans la cervelle.

«Comment, seigneur don Quichotte, lui dit Samson, maintenant que
nous savons de bonne source que madame Dulcinée est désenchantée,
vous venez entonner cette antienne! et quand nous sommes si près
de nous faire bergers, pour passer en chantant la vie comme des
princes, vous prenez fantaisie de vous faire ermite! Taisez-vous,
au nom du ciel; revenez à vous-même, et laissez là ces
billevesées.

-- Celles qui m'ont occupé jusqu'à présent, répliqua don
Quichotte, n'ont été que trop réelles à mon préjudice; puisse ma
mort, à l'aide du ciel, les tourner à mon profit! Je sens bien,
seigneurs, que je vais à grands pas vers mon heure dernière. Il
n'est plus temps de rire. Qu'on m'amène un prêtre pour me
confesser, et un notaire pour recevoir mon testament. Ce n'est pas
dans une extrémité comme celle-ci que l'homme doit se jouer avec
son âme. Aussi je vous supplie, pendant que monsieur le curé me
confessera, d'envoyer chercher le notaire.»

Ils se regardèrent tous les uns les autres, étonnés des propos de
don Quichotte; mais, quoique indécis, ils aimèrent mieux le
croire. Et même un des signes auxquels ils conjecturèrent que le
malade se mourait, ce fut qu'il était revenu si facilement de la
folie à la raison. En effet, aux propos qu'il venait de tenir, il
en ajouta beaucoup d'autres, si bien dits, si raisonnables et si
chrétiens, que, leur dernier doute s'effaçant, ils vinrent à
croire qu'il avait recouvré son bon sens. Le curé fit retirer tout
le monde, et resta seul avec don Quichotte, qu'il confessa. En
même temps, le bachelier alla chercher le notaire et le ramena
bientôt, ainsi que Sancho Panza. Ce pauvre Sancho, qui savait déjà
par le bachelier en quelle triste situation était son seigneur,
trouvant la gouvernante et la nièce tout éplorées, commença à
pousser des sanglots et à verser des larmes. La confession
terminée, le curé sortit en disant:

«Véritablement, Alonzo Quijano le Bon est guéri de sa folie; nous
pouvons entrer pour qu'il fasse son testament.»

Ces nouvelles donnèrent une terrible atteinte aux yeux gros de
larmes de la gouvernante, de la nièce et du bon écuyer Sancho
Panza; tellement qu'elles leur firent jaillir les pleurs des
paupières, et mille profonds soupirs de la poitrine; car
véritablement, comme on l'a dit quelquefois, tant que don
Quichotte fut Alonzo Quijano le Bon, tout court, et tant qu'il fut
don Quichotte de la Manche, il eut toujours l'humeur douce et le
commerce agréable, de façon qu'il n'était pas seulement chéri des
gens de sa maison, mais de tous ceux qui le connaissaient.

Le notaire entra avec les autres, et fit l'intitulé du testament.
Puis, lorsque don Quichotte eut réglé les affaires de son âme,
avec toutes les circonstances chrétiennes requises en pareil cas,
arrivant aux legs, il dicta ce qui suit:

«Item, ma volonté est qu'ayant eu avec Sancho Panza, qu'en ma
folie je fis mon écuyer, certains comptes et certain débat
d'entrée et de sortie, on ne lui réclame rien de certaine somme
d'argent qu'il a gardée, et qu'on ne lui en demande aucun compte.
S'il reste quelque chose, quand il sera payé de ce que je lui
dois, que le restant, qui ne peut être bien considérable, lui
appartienne, et grand bien lui fasse. Si, de même qu'étant fou
j'obtins pour lui le gouvernement de l'île, je pouvais, maintenant
que je suis sensé, lui donner celui d'un royaume, je le lui
donnerais, parce que la naïveté de son caractère et la fidélité de
sa conduite méritent cette récompense.»

Se tournant alors vers Sancho, il ajouta:

«Pardonne-moi, ami, l'occasion que je t'ai donnée de paraître
aussi fou que moi, en te faisant tomber dans l'erreur où j'étais
moi-même, à savoir qu'il y eut et qu'il y a des chevaliers errants
en ce monde.

-- Hélas! hélas! répondit Sancho en sanglotant, ne mourez pas, mon
bon seigneur, mais suivez mon conseil, et vivez encore bien des
années; car la plus grande folie que puisse faire un homme en
cette vie, c'est de se laisser mourir tout bonnement sans que
personne le tue, ni sous d'autres coups que ceux de la tristesse.
Allons, ne faites point le paresseux, levez-vous de ce lit, et
gagnons les champs, vêtus en bergers, comme nous en sommes
convenus; peut-être derrière quelque buisson trouverons-nous
madame Dulcinée désenchantée à nous ravir de joie. Si, par hasard,
Votre Grâce se meurt du chagrin d'avoir été vaincue, jetez-en la
faute sur moi, et dites que c'est parce que j'avais mal sanglé
Rossinante qu'on vous a culbuté. D'ailleurs, Votre Grâce aura vu
dans ses livres de chevalerie que c'est une chose ordinaire aux
chevaliers de se culbuter les uns les autres, et que celui qui est
vaincu aujourd'hui sera vainqueur demain.

-- Rien de plus certain, dit Samson, et le bon Sancho Panza est
tout à fait dans la vérité de ces sortes d'histoires.

-- Seigneurs, reprit don Quichotte, n'allons pas si vite, car dans
les nids de l'an dernier il n'y a pas d'oiseaux cette année. J'ai
été fou, et je suis raisonnable; j'ai été don Quichotte de la
Manche, et je suis à présent Alonzo Quijano le Bon. Puissent mon
repentir et ma sincérité me rendre l'estime que Vos Grâces avaient
pour moi! et que le seigneur notaire continue... Item, je lègue
tous mes biens meubles et immeubles à Antonia Quijano, ma nièce,
ici présente, après qu'on aura prélevé d'abord sur le plus clair
ce qu'il faudra pour le service et pour l'exécution des legs que
je laisse à remplir; et la première satisfaction que j'exige,
c'est qu'on paye les gages que je dois à ma gouvernante pour tout
le temps qu'elle m'a servi, et, de plus, vingt ducats pour un
habillement. Je nomme pour mes exécuteurs testamentaires le
seigneur curé et le seigneur bachelier Samson Carrasco, ici
présents... Item, ma volonté est que, si Antonia Quijano, ma
nièce, veut se marier, elle se marie avec un homme duquel on aura
prouvé d'abord, par enquête judiciaire, qu'il ne sait pas
seulement ce que c'est que les livres de chevalerie. Dans le cas
où l'on vérifierait qu'il le sait, et où cependant ma nièce
persisterait à l'épouser, je veux qu'elle perde tout ce que je lui
lègue; mes exécuteurs testamentaires pourront l'employer en livres
pies, à leur volonté... Item, je supplie ces seigneurs mes
exécuteurs testamentaires[356], si quelque bonne fortune venait à
leur faire connaître l'auteur qui a composé, dit-on, une histoire
sous le titre de _Seconde partie des prouesses de don Quichotte de
la Manche, _de vouloir bien le prier de ma part, aussi ardemment
que possible, de me pardonner l'occasion que je lui ai si
involontairement donnée d'avoir écrit tant et de si énormes
sottises; car je pars de cette vie avec le remords de lui avoir
fourni le motif de les écrire.»

Après cette dictée, il signa et cacheta le testament; puis,
atteint d'une défaillance, il s'étendit tout de son long dans le
lit. Les assistants, effrayés, se hâtèrent de lui porter secours,
et, pendant les trois jours, qu'il vécut après avoir fait son
testament, il s'évanouissait à toute heure. La maison était sens
dessus dessous; mais cependant la nièce mangeait de bon appétit,
la gouvernante proposait des santés, et Sancho prenait ses ébats;
car hériter de quelque chose suffit pour effacer ou pour adoucir
dans le coeur du légataire le sentiment de la peine que devrait
lui causer la perte du défunt.

Enfin, la dernière heure de don Quichotte arriva, après qu'il eut
reçu tous les sacrements, et maintes fois exécré, par d'énergiques
propos, les livres de chevalerie. Le notaire se trouva présent, et
il affirma qu'il n'avait jamais lu dans aucun livre de chevalerie
qu'aucun chevalier errant fût mort dans son lit avec autant de
calme et aussi chrétiennement que don Quichotte. Celui-ci, au
milieu de la douleur et des larmes de ceux qui l'assistaient,
rendit l'esprit; je veux dire qu'il mourut. Le voyant expiré, le
curé pria le notaire de dresser une attestation constatant
qu'Alonzo Quijano le Bon, appelé communément don Quichotte de la
Manche, était passé de cette vie en l'autre, et décédé
naturellement, ajoutant qu'il lui demandait cette attestation pour
ôter tout prétexte à ce qu'un autre auteur que Cid Hamet Ben-
Engéli le ressuscitât faussement, et fît sur ses prouesses
d'interminables histoires.

Telle fut la fin de L'INGÉNIEUX HIDALGO DE LA MANCHE, duquel Cid
Hamet ne voulut pas indiquer ponctuellement le pays natal, afin
que toutes les villes et tous les bourgs de la Manche se
disputassent l'honneur de lui avoir donné naissance et de le
compter parmi leurs enfants, comme il arriva aux sept villes de la
Grèce à propos d'Homère.[357] On omet de mentionner ici les pleurs
de Sancho, de la nièce et de la gouvernante, ainsi que les
nouvelles épitaphes inscrites sur le tombeau de don Quichotte.
Voici cependant celle qu'y mit Samson Carrasco:

«Ci-gît l'hidalgo redoutable qui poussa si loin la vaillance,
qu'on remarqua que la mort ne put triompher de sa vie par son
trépas.

«Il brava l'univers entier, fut l'épouvantail et le croque-mitaine
du monde; en telle conjoncture, que ce qui assura sa félicité, ce
fut de mourir sage et d'avoir vécu fou.»

Ici le très-prudent Cid Hamet dit à sa plume: «Tu vas rester
pendue à ce crochet et à ce fil de laiton, ô ma petite plume, bien
ou mal taillée, je ne sais. Là, tu vivras de longs siècles, si de
présomptueux et malandrins historiens ne te détachent pour te
profaner. Mais avant qu'ils parviennent jusqu'à toi, tu peux les
avertir, et leur dire, dans le meilleur langage que tu pourras
trouver:

«Halte-là, halte-là, félons; que personne ne me touche; car cette
entreprise, bon roi, pour moi seul était réservée.[358]

«Oui, pour moi seul naquit don Quichotte, et moi pour lui. Il sut
opérer, et moi écrire. Il n'y a que nous seuls qui ne fassions
qu'un, en dépit de l'écrivain supposé de Tordésillas, qui osa ou
qui oserait écrire avec une plume d'autruche, grossière et mal
affilée, les exploits de mon valeureux chevalier. Ce n'est pas, en
effet, un fardeau pour ses épaules, ni un sujet pour son esprit
glacé, et, si tu parviens à le connaître, tu l'exhorteras à
laisser reposer dans la sépulture les os fatigués et déjà pourris
de don Quichotte; à ne pas s'aviser surtout de l'emmener contre
toutes les franchises de la mort dans la Castille-Vieille[359], en
le faisant sortir de la fosse où il gît bien réellement, étendu
tout de son long, hors d'état de faire une sortie nouvelle et une
troisième campagne. Pour se moquer de toutes celles que firent
tant de chevaliers errants, il suffit des deux qu'il a faites, si
bien au gré et à la satisfaction des gens qui en ont eu
connaissance, tant dans ces royaumes que dans les pays étrangers.
En agissant ainsi, tu rempliras les devoirs de ta profession
chrétienne; tu donneras un bon conseil à celui qui te veut du mal;
et moi, je serai satisfait et fier d'être le premier qui ait
entièrement recueilli de ses écrits le fruit qu'il en attendait;
car mon désir n'a pas été autre que de livrer à l'exécration des
hommes les fausses et extravagantes histoires de chevalerie,
lesquelles, frappées à mort par celles de mon véritable don
Quichotte, ne vont plus qu'en trébuchant, et tomberont tout à fait
sans aucun doute. -- _Vale_.»



     [1] C'est l'écrivain qui s'est caché sous le nom du licencié
Alonzo Fernandez de Avellanéda, natif de Tordésillas, et dont
le livre fut imprimé à Tarragone.
     [2] La bataille de Lépante.
     [3] Allusion à Lope de Vega, qui était en effet prêtre et
familier du saint-office, après avoir été marié deux fois.
     [4] Il y a dans le texte _podenco, _qui veut dire chien
courant. J'ai mis lévrier, pour que le mot chien ne fût pas
répété tant de fois en quelques lignes.
     [5] Petite pièce de l'époque, dont l'auteur est inconnu.
     [6] On nomme _veinticuatros _les _regidores _ou
officiers municipaux de Séville, de Grenade et de Cordoue,
depuis que leur nombre fut réduit de trente-six à vingt-quatre
par Alphonse le Justicier.
     [7] _Las copias de Mingo Revulgo _sont une espèce de
complainte satirique sur le règne de Henri IV _(el impotente).
_Les uns l'ont attribuée à Juan de Ména, auteur du poëme _el
Laberinto ; _d'autres à Rodrigo Cota, premier auteur de la
_Célestine ; _d'autres encore au chroniqueur Fernando del
Pulgar. Celui-ci, du moins, l'a commentée à la fin de la
chronique de Henri IV par Diego Enriquez del Castillo.
     [8] Que Cervantes n'acheva point.
     [9] Métaphore empruntée à l'art chirurgical. Il était alors
très en usage de coudre une blessure, et l'on exprimait sa
grandeur par le nombre de points nécessaires pour la
cicatriser. Cette expression rappelle une des plus piquantes
aventures de la Nouvelle intitulée _Rinconete _y _Cortadillo.
_Cervantes y raconte qu'un gentilhomme donna cinquante
ducats à un bravache de profession, pour qu'il fît à un autre
gentilhomme, son ennemi, une balafre de _quatorze points.
_Mais le _bravo, _calculant qu'une si longue estafilade ne
pouvait tenir sur le visage fort mince de ce gentilhomme, la fit
à son laquais, qui avait les joues mieux remplies.
     [10] Depuis le milieu du seizième siècle, les entreprises
maritimes des Turcs faisaient, en Italie et en Espagne, le sujet
ordinaire des conversations politiques. Elles étaient même
entrées dans le langage proverbial : Juan Cortès de Tolédo,
auteur du _Lazarille de Manzanarès, _dit, en parlant d'une
belle-mère, que c'était _une femme plus redoutée que la
descente du Turc. _Cervantes dit également, au début de son
_Voyage au Parnasse, _en prenant congé des marches de
l'église San-Félipe, sur lesquelles se réunissaient les
nouvellistes du temps : « Adieu, promenade de San-Félipe, où
je lis, comme dans une gazette de Venise, si le chien Turc
monte ou descend. »
     [11] On appelait ces charlatans politiques _arbitristas,
_et les expédients qu'ils proposaient, _arbitrios. _Cervantes
s'est moqué d'eux fort gaiement dans le _Dialogue des chiens.
_Voici le moyen qu'y propose un de ces _arbitristas, _pour
combler le vide du trésor royal : « Il faut demander aux cortès
que tous les vassaux de Sa Majesté, de quatorze à soixante
ans, soient tenus de jeûner, une fois par mois, au pain et à
l'eau, et que toute la dépense qu'ils auraient faite ce jour-là, en
fruits, viande, poisson, vin, oeufs et légumes, soit évaluée en
argent, et fidèlement payée à Sa Majesté, sous l'obligation du
serment. Avec cela, en vingt ans, le trésor est libéré. Car enfin,
il y a bien en Espagne plus de trois millions de personnes de
cet âge... qui dépensent bien chacune un réal par jour, ne
mangeassent-elles que des racines de pissenlit. Or, croyez-vous
que ce serait une misère que d'avoir chaque mois plus de trois
millions de réaux comme passés au crible ? D'ailleurs, tout
serait profit pour les jeûneurs, puisque avec le jeûne ils
serviraient à la fois le ciel et le roi, et, pour un grand nombre,
ce serait en outre profitable à la santé. Voilà mon moyen, sans
frais ni dépens, et sans nécessité de commissaires, qui sont la
ruine de l'État. »
     [12] Allusion à quelque _romance _populaire du temps,
aujourd'hui complètement inconnu.
     [13] Ce n'est pas suivant Turpin, auquel on n'a jamais
attribué de _cosmographie : _mais suivant Arioste, dans
l'_Orlando furioso, _poëme dont Roger est le héros véritable.
     [14] L'Écriture ne le fait pas si grand. _Egressus est vir
spurius de castris Philistinorum, nomine Goliath de Geth,
altitudinis sex cubitorum et palmi. (Rois, _livre I, chap. XVII.)
     [15] C'est le poëme italien _Morgante maggiore, _de
Luigi Pulci. Ce poëme fut traduit librement en espagnol par
Geronimo Anner, Séville, 1550 et 1552.
     [16] Roland, Ferragus, Renaud, Agrican, Sacripant, etc.
     [17] Médor fut blessé et laissé pour mort sur la place, en
allant relever le cadavre de son maître, Daniel d'Almonte.
_(Orlando furioso, _canto XXIII.)
     [18] Le poëte andalous est Luis Barahona de Soto, qui fit
_Les Larmes d'Angélique _(Las Lagrimas de Angélica), poëme
en douze chants, Grenade, 1586. Le poëte castillan est Lope de
Vega, qui fit _La Beauté d'Angélique _(La Hermosura de
Angélica), poëme en vingt chants, Barcelone, 1604.
     [19] Quelques années plus tard, Quevedo se fit le vengeur
des amants rebutés d'Angélique dans son _Orlando burlesco._
     [20] Formule très-usitée des historiens arabes, auxquels
la prirent les anciens chroniqueurs espagnols, et après eux les
romanciers, que Cervantes imite à son tour.
     [21] Le mot _insula, _que don Quichotte emprunte aux
romans de chevalerie, était, dès le temps de Cervantes, du
vieux langage. Une île s'appelait alors, comme aujourd'hui,
_isla. _Il n'est donc pas étonnant que la nièce et la
gouvernante n'entendent pas ce mot. Sancho lui-même n'en a
pas une idée très-nette. Ainsi la plaisanterie que fait
Cervantes, un peu forcée en français, est parfaitement
naturelle en espagnol.
     [22] _Quando caput dolet, cetera membra dolent._
     [23] On comptait alors plusieurs degrés dans la
noblesse : _hidalgos, cavalleros, ricoshombres, titulos,
grandes. _J'ai mis _gentilhommes _au lieu de _chevaliers,
_pour éviter l'équivoque que ce mot ferait naître, appliqué à
don Quichotte.

     Don Diego Clemencin a retrouvé la liste des nobles qui
habitaient le bourg d'Armagasilla de Alba, au temps de
Cervantes. Il y a une demi-douzaine d'_hidalgos _incontestés,
et une autre demi-douzaine d'_hidalgos _contestables.
     [24] Quant aux moeurs, Suétone est du même avis que
don Quichotte ; mais non quant à la toilette. Au contraire, il
reproche à César d'avoir été trop petit-maître... _Circa
corporis curam morosior, ut non solum tonderetur diligenter
ac raderetur, sed velleretur etiam, ut quidam
exprobraverunt... _(Cap. XLV.)
     [25] Sancho avait changé le nom de _Ben-Engeli _en
celui de _Berengena, _qui veut dire aubergine, espèce de
légume fort répandue dans le royaume de Valence, où l'avaient
portée les Morisques.
     [26] Il y avait _presque un _mois, dit Cervantes dans le
chapitre premier, que don Quichotte était revenu chez lui en
descendant de la charrette enchantée, et voilà que douze mille
exemplaires de son histoire courent toute l'Europe, imprimés
dans quatre ou cinq villes, et en plusieurs langues. Le _Don
Quichotte _est plein de ces étourderies. Est-ce négligence ?
est-ce badinage ?
     [27] On peut dire du bachelier Carrasco : _Cecinit ut
vates._
     [28] Sancho répond ici par un jeu de mots, à propos de
_gramatica, _grammaire. « Avec la _grama _(chiendent), je
m'accommoderais bien, mais de la _tica _je ne saurais que
faire, car je ne l'entends pas. » C'était intraduisible.
     [29] Le crime de fausse monnaie était puni du feu,
comme étant à la fois un vol public et un crime de lèse-
majesté. _(Partida _VII, tit. VII, ley 9.)
     [30] On appelle communément _el Tostado _(le brûlé, le
hâlé) don Alonzo de Madrigal, évêque d'Avila, sous Jean II.
Quoiqu'il fût mort encore jeune, en 1550, il laissa vingt-quatre
volumes in-folio d'oeuvres latines, et à peu près autant
d'oeuvres espagnoles, sans compter les travaux inédits. Aussi
son nom était-il demeuré proverbial dans le sens que lui
donne don Quichotte.
     [31] Ce rôle fut appelé successivement _hobo, simple,
donaire, _et enfin _gracioso._
     [32] Cette pensée est de Pline l'Ancien ; elle est rapportée
dans une lettre de son neveu. (Lib. III, epist. v.) Don Diego de
Mendoza la cite dans le prologue de son _Lazarillo de Tormès,
_et Voltaire l'a répétée plusieurs fois.
     [33] La citation n'est pas exacte. Horace a dit :
_Quandoque bonus dormitat Homerus._
     [34] _Ecclésiaste. _chap. X, vers. 15.
     [35] Cervantes n'avait pas oublié de mentionner le
voleur ; il a dit positivement que c'est Ginès de Passamont ;
mais il oubliait le vol lui-même. Voyez tome I, note du
chapitre XXIII de la première partie. [Cette note est la
suivante : Il paraît que Cervantès ajouta après coup, dans ce
chapitre, et lorsqu'il avait écrit déjà les deux suivants, le vol de
l'âne de Sancho par Ginès de Passamont. Dans la première
édition du _Don Quichotte, _il continuait, après le récit du
vol, à parler de l'âne comme s'il n'avait pas cessé d'être en la
possession de Sancho, et il disait ici : « Sancho s'en allait
derrière son maître, assis sur son âne à la manière des
femmes... » Dans la seconde édition, il corrigea cette
inadvertence, mais incomplétement, et la laissa subsister en
plusieurs endroits. Les Espagnols ont religieusement conservé
son texte, et jusqu'aux disparates que forme cette correction
partielle. J'ai cru devoir les faire disparaître, en gardant
toutefois une seule mention de l'âne, au chapitre XXV. L'on
verra, dans la seconde partie du _Don Quichotte, _que
Cervantès se moque lui-même fort gaiement de son
étourderie, et des contradictions qu'elle amène dans le récit.]
     [36] _Orlando furioso, _canto XXVII.
     [37] Depuis les hennissements du cheval de Darius, qui
lui donnèrent la couronne de Perse, et ceux du cheval de Denis
le Tyran, qui lui promirent celle de Syracuse, les faiseurs de
pronostics ont toujours donné à cet augure un sens favorable.
Il était naturel que don Quichotte tirât le même présage des
hennissements de Rossinante, lesquels signifiaient sans doute
qu'on laissait passer l'heure de la ration d'orge.
     [38] L'Aragon était sous le patronage de saint Georges,
depuis la bataille d'Alcoraz, gagnée par Pierre Ier sur les
Mores, en 1096. Une confrérie de chevaliers s'était formée à
Saragosse pour donner des joutes trois fois l'an, en l'honneur
du saint. On appelait ces joutes _justas del arnes._
     [39] _Santiago, y cierra Espana, _vieux cri de guerre en
usage contre les Mores.
     [40] La qualité de vieux chrétien était une espèce de
noblesse qui avait aussi ses privilèges. D'après les statuts de
_Limpieza _(pureté de sang), établis dans les quinzième et
seizième siècles, les nouveaux convertis ne pouvaient se faire
admettre ni dans le clergé, ni dans les emplois publics, ni
même dans certaines professions mécaniques. À Tolède, par
exemple, on ne pouvait entrer dans la corporation des tailleurs
de pierre qu'après avoir fait preuve de _pureté de sang._
     [41] Le goût des _acrostiches _avait commencé, dès le
quatrième siècle, dans la poésie latine ; il passa aux langues
vulgaires, et se répandit notamment en Espagne. On l'y
appliquait aux choses les plus graves. Ainsi, les sept premières
lettres des _sept Partidas, _ce code monumental d'Alphonse le
Savant, forment le nom d'_Alfonso. _Entre autres exemples
d'_acrostiches, _je puis citer une octave de Luis de Tovar,
recueillie dans le _Cancionero general castellano :_

     Feroz sin consu_elo y sa_ñuda dama,
     Remedia el trabajo _a na_die credero
     A quien le si_guio mar_tirio tan fiero
     Nos seas _leon, o re_ina, pues t'ama.
     Cien males se do_blan ca_da hora en que pene,
     Y en ti de tal gu_isa bel_dad pues se asienta,
     Non seas cru_el en a_si dar afrenta
     Al que por te _amar y a _vida no tiene.

     Il y a dans cette pièce singulière, outre le nom de
_Francina, _qui forme l'_acrostiche, _les noms de huit autres
dames : _Eloisa, Ana, Guiomar, Leonor, Blanca, Isabel, Elena,
Maria._
     [42] Les commentateurs se sont exercés à découvrir
quels pouvaient être ces trois poëtes que possédait alors
l'Espagne, en supposant que Cervantes se fût désigné lui-
même sous le nom de demi-poëte. Don Grégorio Mayans croit
que ce sont Alonzo de Ercilla, Juan Rufo, et Cristoval Viruès,
auteur des poëmes intitulés _Araucana, Austriada _et
_Monserate. _(Voir les notes du chapitre VI, livre I, 1ère
partie.) Dans son _Voyage au Parnasse, _Cervantes fait
distribuer neuf couronnes par Apollon. Les trois couronnes
qu'il envoie à Naples sont évidemment pour Quevedo et les
deux frères Leonardo de Argensola ; les trois qu'il réserve à
l'Espagne, pour trois poëtes _divins, _sont probablement
destinées à Francisco de Figuéroa, Francisco de Aldana, et
Hernando de Herréra, qui reçurent tous trois ce surnom, mais
à différents titres.
     [43] _Dulcinea del Toboso._
     [44] _Castellanas de a cuatro versos._
     [45] C'est à cause de cette manière de parler, et de ce que
dira plus bas Sancho, que le traducteur de cette histoire tient
le présent chapitre pour apocryphe.
     [46] Plusieurs anciens _romances, _très-répandus dans
le peuple, racontent l'histoire de l'infante doña Urraca,
laquelle, n'ayant rien reçu dans le partage des biens de la
couronne que fit le roi de Castille Ferdinand Ier à ses trois fils
Alfonso, Sancho et Garcia (1066), prit le bourdon du pèlerin,
et menaça son père de quitter l'Espagne. Ferdinand lui donna
la ville de Zamora.
     [47] Jeu de mots entre _almohadas, _coussins, et
_Almohades, _nom de la secte et de la dynastie berbère qui
succéda à celle des Almoravides, dans le douzième siècle.
     [48] On peut voir, dans Ducange, aux mots _Duellum _et
_Campiones, _toutes les lois du duel auxquelles don Quichotte
fait allusion, et le serment que la pragmatique sanction de
Philippe le Bel, rendue en 1306, ordonnait aux chevaliers de
prêter avant le combat.
     [49] Palmérin d'Olive, don Florindo, Primaléon, Tristan
de Léonais, Tirant le Blanc, etc.
     [50] Vêtement des condamnés du saint-office. C'était une
espèce de mantelet ou scapulaire jaune avec une croix rouge
en sautoir. _San-benito _est un abréviatif de _saco bendito,
_cilice bénit.
     [51] Dans cette tirade et dans le reste du chapitre, don
Quichotte mêle et confond toujours, sous le nom commun de
_cavalleros, _les chevaliers et les gentilhommes.
     [52] Othman, premier fondateur de l'empire des Turcs,
au quatorzième siècle, fut, dit-on, berger, puis bandit.
     [53] Horace avait dit :

     _Nos numerus sumus et fruges consumere nati._
     (Lib. I, epist. I.)
     [54] Garcilaso de la Vega. Les vers cités par don
Quichotte sont de l'élégie adressée au duc d'Albe sur la mort
de son frère don Bernardino de Toledo.
     [55] L'oraison de sainte Apolline _(santa Apolonia)
_était un de ces _ensalmos _ou paroles magiques pour guérir
les maladies, fort en usage au temps de Cervantes. Un
littérateur espagnol, don Francisco Patricio Berguizas, a
recueilli cette oraison de la bouche de quelques vieilles
femmes d'Esquivias, petite ville de Castille qu'habita
Cervantes après son mariage. Elle est en petits vers, comme
une _seguidilla ; _en voici la traduction littérale : « À la porte
du ciel Apolline était, et la vierge Marie par là passait. « Dis,
Apolline, qu'est-ce que tu as ? Dors-tu, ou veilles-tu ? - Ma
dame, je ne dors ni ne veille, car d'une douleur de dents je me
sens mourir. - Par l'étoile de Vénus et le soleil couchant, par le
très-saint sacrement, que j'ai porté dans mon ventre,
qu'aucune dent du fond ou de devant _(muela ni diente) _ne
te fasse mal désormais. »
     [56] Il y a dans l'original une _grâce _intraduisible. À la
fin de la phrase qui précède, Sancho dit, au lieu de _rata por
cantidad _(au prorata, au marc la livre), _gata por cantidad.
_Alors don Quichotte, jouant sur les mots, lui répond :
« Quelquefois il arrive qu'une chatte _(gata) _est aussi bonne
qu'une rate _(rata). » _Et Sancho réplique : « Je gage que je
devais dire _rata _et non _gata ; _mais qu'importe... etc. »
     [57] L'original dit _revolear (vautrer), _pour _revocar._
     [58] L'usage des pleureuses à gages dans les
enterrements, qui semble avoir cessé au temps de Cervantes,
était fort ancien en Espagne. On trouve dans les _Partidas
_(tit. IV, ley 100) des dispositions contre les excès et les
désordres que commettaient, aux cérémonies de l'église, ces
pleureuses appelées _lloraderas, plañideras, endechaderas.
_On trouve dans celui des _romances _du Cid où ce guerrier
fait son testament (n° 96) : _« Item, _j'ordonne qu'on ne loue
pas de _plañideras _pour me pleurer ; il suffit de celles de ma
Ximène, sans que j'achète d'autres larmes. »
     [59] Garcilaso de la Vega. Ces vers sont dans la troisième
églogue :

     De cuatro ninfas, que del Tajo amado Salieron juntas, a
cantar me ofresco, etc.
     [60] Le Panthéon, élevé par Marcus Agrippa, gendre
d'Auguste, et consacré à _Jupiter vengeur._
     [61] Cervantes se trompe. Suétone, d'accord avec
Plutarque, dit au contraire que ce fut un augure favorable qui
décida César à passer le Rubicon, et à dire : _Le sort en est
jeté. (Vita Caesaris, _cap. XXXI et XXXII.)
     [62] Jeu de mots, fort gracieux dans la bouche de
Sancho, sur le nom de _Julio, _qui veut dire Jules et juillet, et
d'_Augusto, _Auguste, qui, avec un léger changement,
_agosto, _signifie août. Ce jeu de mots passerait fort bien en
français, si l'on eût suivi l'exemple de Voltaire, et que le mois
d'août fût devenu le mois d'Auguste.
     [63] C'est l'obélisque égyptien, placé au centre de la
colonnade de Saint-Pierre, par ordre de Sixte-Quint, en 1586.
Cervantes, qui avait vu cet obélisque à la place qu'il occupait
auparavant, suppose à tort qu'il fut destiné à recevoir les
cendres de César. Il avait été amené à Rome sous l'empereur
Caligula. (Pline, livre XVI, chap. XI.)
     [64] Cervantes avait pu voir, à l'âge de dix-huit ans, la
pompeuse réception que fit le roi Philippe II, en novembre
1565, aux ossements de saint Eugène, que Charles IX lui avait
donnés en cadeau.
     [65] Sans doute saint Diego de Alcala, canonisé par
Sixte-Quint, en 1588, et saint Pierre de Alcantara, mort en
1562.
     [66] _Media noche era por filo_, etc. C'est le premier
vers d'un vieux _romance, _celui du comte Claros de
Montalvan, qui se trouve dans la collection d'Anvers.
     [67] Nom des palais arabes _(al-kasr). _Ce mot a, dans
l'espagnol, une signification encore plus relevée que celui de
_palacio._
[68] _Mala la hovistes, Franceses,_
_La caza de Roncesvalles, _etc.

     Commencement d'un _romance _très-populaire et très-
ancien, qui se trouve dans le _Cancionero _d'Anvers.
     [69] _Romance _du même temps et recueilli dans la
même collection. Ce _romance _du More Calaïnos servait à
dire proverbialement ce qu'exprime notre mot : « C'est
comme si vous chantiez. »
[70] _Mensagero sois, amigo,_
_Non mereceis culpa, non._

     Vers d'un ancien _romance _de Bernard del Carpio,
répétés depuis dans plusieurs autres _romances, _et devenus
très-populaires.
     [71] _O diem laetum notandumque mihi candidissimo
calculo ? _(Plin., lib. VI, ep. XI.)
     [72] _Xo, que te estrego, burra de mi suegro,
_expression proverbiale très ancienne, et en jargon villageois.
     [73] Il y a, dans cette phrase, plusieurs hémistiches pris à
Garcilaso de la Vega, que don Quichotte se piquait de savoir
par coeur.
     [74] « Les physionomistes, dit Covarrubias _(Tesoro de
la lengua castellana, _au mot _lunar), _jugent de ces signes,
et principalement de ceux du visage, en leur donnant
correspondance aux autres parties du corps. Tout cela est de
l'enfantillage... »
     [75] Dans l'original, le jeu de mots roule sur _lunares
_(signes, taches de naissance), et _lunas _(lunes).
     [76] _Silla a la gineta. _C'est la selle arabe, avec deux
hauts montants ou arçons, l'un devant, l'autre derrière.
     [77] Cervantes voulait en effet conduire son héros aux
joutes de Saragosse ; mais quand il vit que le plagiaire
Avellaneda l'avait fait assister à ces joutes, il changea d'avis,
comme on le verra au chapitre LIX.
     [78] _Angulo el Malo. _Cet Angulo, né à Tolède, vers
1550, fut célèbre parmi ces directeurs de troupes ambulantes
qui composaient les farces de leur répertoire, et qu'on appelait
_autores. _Cervantes parle également de lui dans le _Dialogue
des chiens : _« De porte en porte, dit Berganza, nous
arrivâmes chez un auteur de comédies, qui s'appelait, à ce que
je me rappelle, Angulo el Malo, pour le distinguer d'un autre
Angulo, non point _autor, _mais comédien, le plus gracieux
qu'aient eu les théâtres. »
     [79] C'était sans doute une de ces comédies religieuses,
appelées _autos sacramentales, _qu'on jouait principalement
pendant la semaine de la Fête-Dieu. On élevait alors dans les
rues des espèces de théâtres en planches, et les comédiens,
traînés dans des chars avec leurs costumes, allaient jouer de
l'un à l'autre. C'est ce qu'ils appelaient dans le jargon des
coulisses du temps, _faire les chars (hacer los carros)._
     [80] _Autor. _Ce mot ne vient pas du latin _auctor,
_mais de l'espagnol _auto, _acte, représentation.
     [81] Il y a dans l'original la _Caràtula _et la _Farandula,
_deux troupes de comédiens du temps de Cervantes.
     [82] Philippe III avait ordonné, à cause des excès
commis par ces troupes ambulantes, qu'elles eussent à se
pourvoir d'une licence délivrée par le conseil de Castille. C'est
cette licence qu'elles appelaient leur _titre (titulo), _comme si
c'eût été une charte de noblesse.
[83] _No hay amigo para amigo,_
_Las cañas se vuelven lanzas._

     Ces vers sont extraits du _romance _des Abencerrages et
des Zégris, dans le roman de Ginès Perez de Hita, intitulé
_Histoire des guerres civiles de Grenade._
     [84] Il y a dans l'original : « De l'ami à l'ami, la punaise
dans l'oeil. » Ce proverbe n'aurait pas été compris, et j'ai
préféré y substituer une expression française qui offrît le
même sens avec plus de clarté.
     [85] Dans tout ce passage, Cervantes ne fait autre chose
que copier Pline le naturaliste. Celui-ci, en effet, dit
expressément que les hommes ont appris des grues la
vigilance (lib. X, cap. XXIII), des fourmis la prévoyance (lib.
XI, cap. XXX), des éléphants la pudeur (lib. VIII, cap. V), du
cheval la loyauté (lib. VIII, cap. XL), du chien le vomissement
(lib. XXIX. cap. IV) et la reconnaissance (lib. VIII, cap. XL).
Seulement l'invention que Cervantes donne à la cigogne, Pline
l'attribue à l'ibis d'Égypte (lib. VIII, cap. XXVII). Il dit encore
que la saignée et bien d'autres remèdes nous ont été enseignés
par les animaux. Sur la foi du naturaliste romain, on a
longtemps répété ces billevesées dans les écoles.
     [86] Saint Matthieu, cap. XII, vers. 34.
     [87] _In sudore vultus tui vesceris pane. __(Genes.,
_cap. III.)
     [88] On avait vu en Espagne, du douzième au seizième
siècle, une foule de prélats à la tête des armées, tels que le
célèbre Rodrigo Ximenez de Rada, archevêque, général et
historien. Dans la guerre des _Comuneros, _en 1520, il s'était
formé un bataillon de prêtres, commandé par l'évêque de
Zamora.
     [89] Il y a dans l'original une expression qu'on ne peut
plus écrire depuis Rabelais, et de laquelle on faisait alors un si
fréquent usage en Espagne, qu'elle y était devenue une simple
exclamation.
     [90] Cette phrase contient un jeu de mots sur l'adjectif
_cruda, _qui veut dire crue et cruelle, puis une allusion assez
peu claire, du moins en français, sur le déguisement et la
feinte histoire de son chevalier.
     [91] Saint Matthieu, cap. XV, vers. 14.
     [92] Dans la nouvelle du _Licencié Vidriéra, _Cervantes
cite également, parmi les vins les plus fameux, celui de _la
ville plus impériale que royale (Real Ciudad), salon du dieu de
la gaieté._
     [93] Cette histoire plaisait à Cervantes, car il l'avait déjà
contée dans son intermède _la Elecion de los Alcaldes de
Daganzo, _où le régidor Alonzo Algarroba en fait le titre du
candidat Juan Barrocal au choix des électeurs municipaux :

_En mi casa probó, los dias pasados,_
_Una tinaja, etc._


     [94] La Vandalie est l'Andalousie. L'ancienne Bétique
prit ce nom lorsque les Vandales s'y établirent dans le
cinquième siècle ; et de _Vandalie _ou _Vandalicie, _les
Arabes, qui n'ont point de _v_ dans leur langue, firent
_Andalousie._
     [95] La _Giralda _est une grande statue de bronze qui
représente, d'après les uns la Foi, d'après les autres la Victoire,
et qui sert de girouette à la haute tour arabe de la cathédrale
de Séville. Son nom vient de _girar, _tourner. Cette statue a
quatorze pieds de haut et pèse trente-six quintaux. Elle tient
dans la main gauche une palme triomphale, et dans la droite
un drapeau qui indique la direction du vent. C'est en 1568
qu'elle fut élevée au sommet de la tour, ancien observatoire
des Arabes, devenu clocher de la cathédrale lors de la
conquête de saint Ferdinand, en 1248.
     [96] On appelle _los Toros de Guisando _quatre blocs de
pierre grise, à peu près informes, qui se trouvent au milieu
d'une vigne appartenant au couvent des Hiéronymites de
Guisando, dans la province d'Avila. Ces blocs, qui sont côte à
côte et tournés au couchant, ont douze à treize palmes de long,
huit de haut et quatre d'épaisseur. Les taureaux de Guisando
sont célèbres dans l'histoire de l'Espagne, parce que c'est là
que fut conclu le traité dans lequel Henri IV, après sa
déposition par les cortès d'Avila, en 1474, reconnut pour
héritière du trône sa soeur Isabelle la Catholique, à l'exclusion
de sa fille Jeanne, appelée la _Beltrañeja._

     On rencontre dans plusieurs endroits de l'Espagne, à
Ségovie, à Toro, à Ledesma, à Baños, à Torralva, d'autres blocs
de pierre, qui représentent grossièrement des taureaux ou des
sangliers. Quelques-uns supposent que ces anciens
monuments sont l'oeuvre des Carthaginois ; mais les érudits
ont fait de vains efforts pour en découvrir l'origine.
     [97] À l'un des sommets de la _Sierra de Cabra_, dans
la province de Cordoue, est une ouverture, peut-être le cratère
d'un volcan éteint, que les gens du pays appellent _Bouches de
l'Enfer. _En 1683, quelqu'un y descendit, soutenu par des
cordes, pour en retirer le cadavre d'un homme assassiné. On a
conjecturé, d'après sa relation, que la caverne de Cabra doit
avoir quarante-trois aunes _(varas) _de profondeur.
     [98] Les deux vers cités par Cervantes sont empruntés,
quoique avec une légère altération, au poëme de la _Araucana
_de Alonzo de Ercilla :

_Pues no es el vencedor mas estimado_
_De aquello en que el vencido es reputado_
     L'archiprêtre de Hita avait dit, au quatorzième siècle :
_El vencedor ha honra del precio del vencido,_
_Su loor es atanto cuanto es el debatido._


     [99] Dans les duels, les Espagnols appellent _parrains
_les témoins ou seconds.
     [100] C'était l'amende ordinaire imposée aux membres
d'une confrérie qui s'absentaient les jours de réunion.
     [101] _A esto vos respondemos, _ancienne formule des
réponses que faisaient les rois de Castille aux pétitions des
cortès. Cela explique la fin de la phrase, qui est aussi en style
de formule.
[102] _Senza che tromba ô segno altro accenasse,_

     dit Arioste, en décrivant le combat de Gradasse et de
Renaud pour l'épée Durindane et le cheval Bayard (Canto
XXXIII, str. LXXIX.)
     [103] C'est de là sans doute que Boileau prit occasion de
son épigramme :

_Tel fut ce roi des bons chevaux,_
_Rossinante, la fleur des coursiers d'Ibérie,_
_Qui, trottant jour et nuit et par monts et par vaux,_
_Galopa, dit l'histoire, une fois en sa vie._


     [104] Dans cette aventure si bien calquée sur toutes
celles de la chevalerie errante, Cervantes use des richesses et
des libertés de sa langue, qui, tout en fournissant beaucoup de
mots pour une même chose, permet encore d'en inventer.
Pour dire l'écuyer au grand nez, il a _narigudo, narigante,
narizado ; _et quand le nez est tombé, il l'appelle
_desnarigado. _À tous ces termes comiques, nous ne saurions
opposer aucune expression analogue.
     [105] Le mot _algebrista _vient de _algebrar, _qui,
d'après Covarrubias, signifiait, dans le vieux langage, _l'art de
remettre les os rompus. _On voit encore, sur les enseignes de
quelques barbiers-chirurgiens, _algebrista y sangrador_.
     [106] Le _gaban _était un manteau court, fermé, avec
des manches et un capuchon, qu'on portait surtout en voyage.
     [107] Il faudrait supposer à Cervantes, pauvre et oublié,
je ne dirai pas bien de la charité chrétienne, mais bien de la
simplicité ou de la bassesse, pour que cette phrase ne fût pas
sous sa plume une sanglante ironie. On a vu à la note 4 du
chapitre XXXVII, de la première partie, quel sens a le mot
_lettres _en espagnol.
     [108] Cervantes avait déjà dit, dans sa nouvelle _la
Gitanilla de Madrid :_ « La poésie est une belle fille, chaste,
honnête, discrète, spirituelle, retenue... Elle est amie de la
solitude ; les fontaines l'amusent, les prés la consolent, les
arbres la désennuient, les fleurs la réjouissent, et finalement
elle charme et enseigne tous ceux qui l'approchent. »
     [109] Lope de Vega a répété littéralement la même
expression dans le troisième acte de sa _Dorotea. _Il a dit
également dans la préface de sa comédie _El verdadero
amante, _adressée à son fils : « J'ai vu bien des gens qui, ne
sachant pas leur langue, s'enorgueillissent de savoir le latin, et
méprisent tout ce qui est langue vulgaire, sans se rappeler que
les Grecs n'écrivirent point en latin, ni les latins en grec... Le
véritable poëte, duquel on a dit qu'il y en a un par siècle, écrit
dans sa langue, et y est excellent, comme Pétrarque en Italie,
Ronsard en France, et Garcilaso en Espagne. »
     [110] _Nascuntur poetae, fiunt oratores, _a dit
Quintilien.
     [111] Ovide, _Art d'aimer, liv. _III, v. 547 ; et _Fastes,
_liv. VI, v. 6.
     [112] Allusion à l'exil d'Ovide, qui fut envoyé, non dans
les îles, mais sur la côte occidentale du Pont. Ce ne fut pas non
plus pour une parole maligne, mais pour un regard indiscret,
qu'il fut exilé :

_Inscia quod crimen viderunt lumina, plector ;_
_Peccatumque oculos est habuisse meum_.
     [113] Les anciens croyaient, et Pline avec eux, que le
laurier préservait de la foudre. Suétone dit de Tibère : _Et
turbatiore coelo nunquam non coronam lauream capite
gestavit, quod fulmine adflari negetur id genus frondis. _(Cap.
LXIX.)
     [114] On appelait _épées du petit chien (espadas del
Perillo), _à cause de la marque qu'elles portaient, les épées de
la fabrique de Julian del Rey, célèbre armurier de Tolède et
Morisque de naissance. Les lames en étaient courtes et larges.
Depuis la conquête de Tolède par les Espagnols sur les Arabes
(1085), cette ville fut pendant plusieurs siècles la meilleure
fabrique d'armes blanches de toute la chrétienté. C'est là que
vécurent, outre Julian del Rey, Antonio Cuellar, Sahagun et
ses trois fils, et une foule d'autres armuriers dont les noms
étaient restés populaires. En 1617, Cristobal de Figuéroa, dans
son livre intitulé : _Plaza universal de ciencias y artes,
_comptait par leurs noms jusqu'à dix-huit fourbisseurs
célèbres établis dans la même ville, et l'on y conserve encore,
dans les archives de la municipalité, les marques ou
empreintes _(cuños) _de quatre-vingt-dix-neuf fabricants
d'armes. Il n'y en a plus un seul maintenant, et l'on a même
perdu la trempe dont les Mozarabes avaient donné le secret
aux Espagnols. (Voir mon _Histoire des Arabes et des Mores
d'Espagne, _vol. II, chap. II.)
     [115] Ainsi Amadis de Gaule, que don Quichotte prenait
pour modèle, après s'être également appelé _le chevalier des
Lions, _s'appela successivement _le chevalier Rouge, le
chevalier de l'Île-Ferme, le chevalier de la Verte-Épée, le
chevalier du Nain et le chevalier Grec_.
     [116] Les histoires chevaleresques sont remplies de
combats de chevaliers contre des lions. Palmérin d'Olive les
tuait _comme s'ils eussent été des agneaux, _et son fils
Primaléon n'en faisait pas plus de cas. Palmérin d'Angleterre
combattit seul contre deux tigres et deux lions ; et quand le
roi Périon, père d'Amadis de Gaule, veut combattre un lion
qui lui avait pris un cerf à la chasse, il descend de son cheval,
qui, _épouvanté, ne voulait pas aller en avant. _Mais don
Quichotte avait pu trouver ailleurs que dans ces livres un
exemple de sa folle action. On raconte que, pendant la
dernière guerre de Grenade, les rois catholiques ayant reçu
d'un émir africain un présent de plusieurs lions, des dames de
la cour regardaient du haut du balcon ces animaux dans leur
enceinte. L'une d'elles, que _servait _le célèbre don Manuel
Ponce, laissa tomber son gant, exprès ou par mégarde.
Aussitôt don Manuel s'élança dans l'enceinte l'épée à la main,
et releva le gant de sa maîtresse. C'est à cette occasion que la
reine Isabelle l'appela don Manuel Ponce de _Léon, _nom que
ses descendants ont conservé depuis, et c'est pour cela que
Cervantes appelle don Quichotte _nouveau Ponce de Léon.
_Cette histoire est racontée par plusieurs chroniqueurs, entre
autres par Perez de Hita dans un de ses _romances. (Guerras
civiles de Grenada, _cap. XVII.)

_¡ O el bravo don Manuel,_
_Ponce de Leon llamado,_
_Aquel que sacará el guante,_
_Que por industria fue echado_
_Donde estaban los leones,_
_Y ello sacó muy osado !_


     [117] Avant d'être abandonnées à des gladiateurs à
gages, les courses de taureaux furent longtemps, en Espagne,
l'exercice favori de la noblesse, et le plus galant divertissement
de la cour. Il en est fait mention dans la chronique latine
d'Alphonse VII, où l'on rapporte les fêtes données à Léon, en
1144, pour le mariage de l'infante doña Urraca avec don
Garcia, roi de Navarre : _Alii, latratu canum provocatis
tauris, protento venabulo occidebant... _Depuis lors, la mode
en devint générale, des règles s'établirent pour cette espèce de
combat, et plusieurs gentilshommes y acquirent une grande
célébrité. Don Luis Zapata, dans un curieux chapitre de sa
_Miscelanea, _intitulé de _toros y toreros, _dit que Charles-
Quint lui-même combattit à Valladolid, devant l'impératrice
et les dames, _un grand taureau noir nommé Mahomet. _Les
accidents étaient fort communs, et souvent le sang des
hommes rougissait l'arène. Les chroniqueurs sont pleins de
ces récits tragiques, et il suffit de citer les paroles du P. Pédro
Guzman, qui disait, dans son livre _Bienes del honesto trabajo
_(discurso V) : « Il est avéré qu'en Espagne il meurt, dans ces
exercices, une année dans l'autre, deux à trois cents
personnes... » Mais ni les remontrances des cortès, ni les
anathèmes du saint-siège, ni les tentatives de prohibition
faites par l'autorité royale, n'ont pu seulement refroidir le goût
forcené qu'ont les Espagnols pour les courses de taureaux.
     [118] La différence qu'il y avait entre les joutes _(justas)
_et les tournois _(torneos), _c'est que, dans les joutes, on
combattait _un à un, _et, dans les tournois, de _quadrille à
quadrille. _Les joutes, d'ailleurs, n'étaient jamais qu'un
combat à cheval et à la lance ; les tournois, nom général des
exercices chevaleresques, comprenaient toute espèce de
combat.
     [119] Cervantes met ici dans la bouche de don Quichotte
deux vers populaires qui commencent le dixième sonnet de
Garcilaso de la Vega :

_¡   O dulces prendas, por mi mal halladas !_
_Dulces y alegres cuando Dios queria._

     Ces vers sont imités de Virgile (AEn., lib. IV) :

_Dulces exuviae, dum fata deusque sinebant._


     [120] Les joutes littéraires étaient encore fort à la mode
au temps de Cervantes, qui avait lui-même, étant à Séville,
remporté le premier prix à un concours ouvert à Saragosse
pour la canonisation de saint Hyacinthe, et qui concourut
encore, vers la fin de sa vie, dans la joute ouverte pour l'éloge
de sainte Thérèse. Il y eut, à la mort de Lope de Vega, une
joute de cette espèce pour célébrer ses louanges, et les
meilleures pièces du concours furent réunies sous le titre de
_Fama postuma. - _Cristoval Suarez de Figuéroa dit, dans
son _Pasagero (Alivio _3) : « Pour une joute qui eut lieu ces
jours passés en l'honneur de saint Antoine de Padoue, cinq
mille pièces de vers sont arrivées au concours ; de façon
qu'après avoir tapissé deux cloîtres et la nef de l'église avec les
plus élégantes de ces poésies, il en est resté de quoi remplir
cent autres monastères. »
     [121] En espagnol _el pege Nicolas, _en italien _pesce
Cola. _C'est le nom qu'on donnait à un célèbre nageur du
quinzième siècle, natif de Catane en Sicile. Il passait, dit-on,
sa vie plutôt dans l'eau que sur terre, et périt enfin en allant
chercher, au fond du golfe de Messine, une tasse d'or qu'y
avait jetée le roi de Naples don Fadrique. Son histoire, fort
populaire en Italie et en Espagne, est pourtant moins
singulière que celle d'un homme né au village de Lierganès,
près de Santander, en 1660, et nommé Francisco de la Vega
Casar. Le P. Feijoo, contemporain de l'événement, raconte, en
deux endroits de ses ouvrages _(Teatro critico et Cartas)_,
que cet homme vécut plusieurs années en pleine mer, que des
pêcheurs de la baie de Cadix le prirent dans leurs filets, qu'il
fut ramené dans son pays, et qu'il s'échappa de nouveau, au
bout de quelque temps, pour retourner à la mer, d'où il ne
reparut plus.
     [122] _Nemo duplici potest amore ligari, _dit un des
canons du _Statut d'Amour, _rapporté par André, chapelain
de la cour de France au treizième siècle, dans son livre _de
Arte amandi _(cap. XIII).
     [123] La _glose, _espèce de jeu d'esprit dans le goût des
acrostiches, dont Cervantes donne un exemple et fait
expliquer les règles par don Quichotte, était, au dire de Lope
de Vega, une _très-ancienne composition, propre à l'Espagne
et inconnue des autres nations. _On en trouve, en effet, un
grand nombre dans le _Cancionero general, _qui remonte au
quinzième siècle. On proposait toujours pour objet de la glose
des vers difficiles non-seulement à placer à la fin des strophes,
mais même à comprendre clairement.
     [124] Il y a dans cette phrase une moquerie dirigée
contre quelque poëte du temps, mais dont on n'a pu retrouver
la clef.
     [125] Cervantes a voulu sans doute montrer ici
l'exagération si commune aux louangeurs, et l'on ne peut
croire qu'il se soit donné sérieusement à lui-même de si
emphatiques éloges. Il se rendait mieux justice, dans son
_Voyage au Parnasse, _lorsqu'il disait de lui-même : « Moi
qui veille et travaille sans cesse pour sembler avoir cette
_grâce _de poëte que le ciel n'a pas voulu me donner... »
     [126] Don Quichotte applique aux chevaliers errants le
_Parcere subjectis et debellare superbos _que Virgile
attribuait au peuple romain.
     [127] On appelait _danses à l'épée (danzas de espadas)
_certaines évolutions que faisaient, au son de la musique, des
quadrilles d'hommes vêtus en toile blanche et armés d'épées
nues. - Les _danses aux petits grelots (danzas de cascabel
menudo) _étaient dansées par des hommes qui portaient aux
jarrets des colliers de grelots, dont le bruit accompagnait leurs
pas. Ces deux danses sont fort anciennes en Espagne.
     [128] On appelait _danseurs aux souliers (zapateadores)
_ceux qui exécutaient une danse de village, dans laquelle ils
marquaient la mesure en frappant de la main sur leurs
souliers.
     [129] _Cada oveja con su pareja. __Pareja _signifie _la
moitié d'une paire_.
     [130] On appelle _tierra de Sayago _un district dans la
province de Zamora où les habitants ne portent qu'un grossier
sayon _(sayo) _de toile, et dont le langage n'est pas plus
élégant que le costume. - Alphonse le Savant avait ordonné
que, si l'on n'était pas d'accord sur le sens ou la prononciation
de quelque mot castillan, on eût recours à Tolède _comme au
mètre de la langue espagnole_.
     [131] _Hecho rabos de pulpo _est une expression
proverbiale qui s'applique à des habits déchirés.
     [132] _Tinajas, _espèce de grandes terrines où l'on
conserve le vin, dans la Manche, faute de tonneaux.
     [133] Les danses _parlantes (danzas habladas) _étaient,
comme l'explique la description qui va suivre, des espèces de
pantomimes mêlées de danses et de quelques chants ou
récitatifs.
     [134] _Alcancias. _On nommait ainsi des boules d'argile,
grosses comme des oranges, qu'on remplissait de fleurs ou de
parfums, et quelquefois de cendre ou d'eau, et que les
cavaliers se jetaient dans les évolutions des tournois. C'était
un jeu arabe imité par les Espagnols, qui en avaient conservé
le nom.
     [135] La grand'mère de Sancho citait un ancien proverbe
espagnol, que le poëte portugais Antonio Enriquez Gomez a
paraphrasé de la manière suivante : El mundo tiene dos
linages solos En entrambos dos polos. _Tener esta _en
Oriente, _Y no tener asiste _en Occidente. _(Academia III,
vista _2.)
     [136] Allusion à la sentence si connue d'Horace : _Pallida
mors, _etc.
     [137] On appelait ainsi des lames de métal, espèces de
médailles bénites, que portaient anciennement les dames
espagnoles, en guise de collier, et qui, dès le temps de
Cervantès, n'étaient plus en usage que parmi les femmes de la
campagne.
     [138] Les bancs de sable qui bordent la côte des Pays-Bas
étaient fort redoutés des marins espagnols. Les dangers qu'on
courait dans ces parages, et l'habileté qu'il fallait pour s'en
préserver, avaient fait dire proverbialement, pour résumer
l'éloge d'une personne recommandable, qu'elle pouvait
_passer par les bancs de Flandre._ Comme le mot espagnol
_banco _signifia également _banque, _Lope de Vega dit
ironiquement du _maestro _Burguillos (nom sous lequel il se
cachait), qu'on lui avait payé ses compositions, dans une joute
littéraire, en une traite de deux cents écus sur les _bancs _de
Flandre. C'est sans doute aussi par une équivoque sur le
double sens du mot _banco _que Filleau de Saint-Martin
traduit ce passage en disant de Quitéria : _Je ne crois pas
qu'on la refusât à la banque de Bruxelles_.
     [139] Il y a dans cette phrase une allusion à la parabole
qu'adressa le prophète Nathan à David, après le rapt de la
femme d'Urias ; et une autre allusion à ces paroles de
l'Évangile : _Quod Deus conjunxit, homo non separet. _(Saint
Matthieu, chap. XIX, vers. 6.)
     [140] Après leur sortie d'Égypte, les Israélites disaient
dans le désert : _Quando sedebamus super ollas carnium et
comedebamus panem in saturitate. _(Exode, chap. XVI.)
     [141] _Mulier diligens corona est viro suo. _(Prov.)
     [142] On a parlé, dans les notes précédentes, de la
Giralda et des taureaux de Guisando. - L'Ange de la
Madeleine est une figure informe placée en girouette sur le
clocher de l'église de la Madeleine, à Salamanque. - L'égout de
Vécinguerra conduit les eaux pluviales des rues de Cordoue au
Guadalquivir. Les fontaines de _Léganitos, _etc., étaient
toutes situées dans les promenades ou places publiques de
Madrid.
     [143] Il fallait dire Polydore Virgile. C'est le nom d'un
savant italien, qui publia, en 1499, le traité _De rerum
inventoribus_.
     [144] La roche de France est une haute montagne dans le
district d'Alberca, province de Salamanque, où l'on raconte
qu'un Français nommé Simon Véla découvrit, en 1424, une
sainte image de la Vierge. On y a depuis bâti plusieurs
ermitages et un couvent de dominicains. - On appelle Trinité
de Gaëte une chapelle et un couvent fondés par le roi d'Aragon
Ferdinand V, sous l'invocation de la Trinité, au sommet d'un
promontoire, en avant du port de Gaëte.
     [145] D'après les anciens _romances _de chevalerie,
recueillis dans le _Cancionero general, _le comte de
Grimaldos, paladin français, fut faussement accusé de
trahison par le comte de Tomillas, dépouillé de ses biens et
exilé de France. S'étant enfui à travers les montagnes avec la
comtesse sa femme, celle-ci mit au jour un enfant qui fut
appelé Montésinos, et qu'un ermite recueillit dans sa grotte. À
quinze ans, Montésinos alla à Paris, tua le traîte Tomillas en
présence du roi, et prouva l'innocence de son père, qui fut
rappelé à la cour. Montésinos, devenu l'un des douze pairs de
France, épousa dans la suite une demoiselle espagnole,
nommée Rosa Florida, dame du château de Rocha Frida en
Castille. Il habita ce château jusqu'à sa mort ; et l'on donna
son nom à la caverne qui en était voisine. Cette caverne, située
sur le territoire du bourg appelé la Osa de Montiel, et près de
l'ermitage de San-Pédro de Saelicès, peut avoir trente toises
de profondeur. L'entrée en est aujourd'hui beaucoup plus
praticable que du temps de Cervantes, et les bergers s'y
mettent à l'abri du froid ou des orages. Dans le fond du
souterrain coule une nappe d'eau assez abondante, qui va se
réunir aux lagunes de Ruidéra, d'où sort le Guadiana.
     [146] Durandart était cousin de Montésinos, et, comme
lui, pair de France. D'après les _romances _cités plus haut, il
périt dans les bras de Montésinos à la déroute de Roncevaux,
et exigea de lui qu'il portât son coeur à sa dame Bélerme.
     [147] Ce Merlin, le père de la magie chevaleresque,
n'était pas de la _Gaule, _mais du pays de _Galles ; _son
histoire doit se rattacher plutôt à celle du roi Artus et des
paladins de la Table ronde, qu'à celle de Charlemagne et des
douze pairs.
     [148] La réponse de Durandart est tirée des anciens
_romances _composés sur son aventure ; mais Cervantes,
citant de mémoire, a trouvé plus simple d'arranger les vers et
d'en faire quelques-uns que de vérifier la citation.
     [149] Le Guadiana prend sa source au pied de la Sierra
de Alcaraz, dans la Manche. Les ruisseaux qui coulent de ces
montagnes forment sept petits lacs, appelés _lagunes de
Ruidéra, _dont les eaux se versent de l'un dans l'autre. Au
sortir de ces lacs, le Guadiana s'enfonce, l'espace de sept à huit
lieues, dans un lit très-profond, caché sous d'abondants
herbages, et ne reprend un cours apparent qu'après avoir
traversé deux autres lacs qu'on appelle _les yeux (los ojos) de
Guadiana. _Pline connaissait déjà et a décrit les singularités
de ce fleuve, qu'il appelle _saepius nasci gaudens (Hist. nat.,
_lib. III, cap. III). C'est sur ces diverses particularités
naturelles que Cervantes a fondé son ingénieuse fiction.
     [150] Expression proverbiale prise aux joueurs, et que
j'ai dû conserver littéralement à cause des conclusions qu'en
tire, dans le chapitre suivant, le guide de don Quichotte.
     [151] Ou plutôt Fugger. C'était le nom d'une famille
originaire de la Souabe et établie à Augsbourg, où elle vivait
comme les Médicis à Florence. La richesse des Fucar était
devenue proverbiale ; et en effet, lorsque, à son retour de
Tunis, Charles-Quint logea dans leur maison d'Augsbourg, on
mit dans sa cheminée du bois de cannelle, et on alluma le feu
avec une cédule de payement d'une somme considérable due
aux Fucar par le trésor impérial. Quelques membres de cette
famille allèrent s'établir en Espagne, où ils prirent à ferme les
mines d'argent de Hornachos et de Guadalcanal, celle de vif-
argent d'Almaden, etc. La rue où ils demeuraient à Madrid
s'appelle encore _calle de los Fucares_.
     [152] La relation des prétendus voyages de l'infant don
Pedro a été écrite par Gomez de Santisteban, qui se disait un
de ses douze compagnons.
     [153] Les cartes à jouer, d'après Covarrubias, furent
appelées _naipes _en Espagne, parce que les premières qui
vinrent de France portaient le chiffre N. P., du nom de celui
qui les inventa pendant la maladie de Charles VI, Nicolas
Pépin. Mais ce fut Jacquemin Gringonneur qui coloria les
cartes au temps de Charles VI, et dès longtemps elles étaient
inventées et répandues par toute l'Europe. En effet, dans
l'année 1333, elles furent prohibées en Espagne par l'autorité
ecclésiastique ; de plus, elles sont citées dans notre vieux
roman du _Renard contrefait, _que son auteur inconnu
écrivit entre 1328 et 1342, ainsi que dans le livre italien
_Trattato del governo della famiglia, _par Sandro di Pippozzo
di Sandro, publié en 1299.
     [154] On accordait fort difficilement, du temps de
Cervantes, des _licences _pour publier un livre. Le docteur
Aldrete, qui fit imprimer à Rome, en 1606, son savant traité
_Origen y principio de la lengua castellana, _dit, dans le
prologue adressé à Philippe III, qu'on avait alors suspendu en
Espagne, _pour certaines causes, _toutes les _licences
_d'imprimer des livres nouveaux.
     [155] Cervantes fait allusion à son protecteur, le comte
de Lémos, auquel il dédia la seconde partie du Don
_Quichotte_.
     [156] _Una sota-ermitaño. _Expression plaisante pour
dire la servante de l'ermite, qui s'en faisait le lieutenant.
     [157] _Una ventaja. _On appelait ainsi un supplément
de solde attribué aux soldats de naissance, qui se nommaient
_aventajados, _et qui furent depuis remplacés par les cadets.
Il s'accordait également pour des services signalés, et c'est
ainsi que Cervantes reçut une _ventaja _de don Juan
d'Autriche.
     [158] Officier municipal, échevin.
     [159] _Albricias, _présent qu'on fait au porteur d'une
bonne nouvelle.
     [160] _Quel poisson prenons-nous ? _Expression
italienne prêtée par Cervantes à don Quichotte.
     [161] _Alzar _ou _levantar figuras judiciarias. _On
appelait ainsi, parmi les astrologues, au dire de Covarrubias,
la manière de déterminer la position des douze figures du
zodiaque, des planètes et des étoiles fixes, à un moment
précis, pour tirer un horoscope.
     [162] Ce n'était pas seulement en Espagne que régnait la
croyance à l'astrologie. « En France, dit Voltaire, on consultait
les astrologues, et l'on y croyait. Tous les mémoires de ce
temps-là... sont remplis de prédictions. Le grave et sévère duc
de Sully rapporte sérieusement celles qui furent faites à Henri
IV. Cette crédulité... était si accréditée qu'on eut soin de tenir
un astrologue caché près de la chambre de la reine Anne
d'Autriche, au moment de la naissance de Louis XIV. Ce que
l'on croira à peine... c'est que Louis XIII eut, dès son enfance,
le surnom de _Juste, _parce qu'il était né sous le signe de la
Balance. » _(Siècle de Louis XIV.)_
     [163] Traducteur, interprète. [Note du correcteur.]
     [164] _« Callaron todos, Tirios _y _Troyanos. »_ C'est le
premier vers du second livre de _l'Énéide : Conticuere omnes,
_etc., tel qu'il est traduit par le docteur Gregorio Hernandez
de Velasco, dont la version, publiée pour la première fois en
1557, était très-répandue dans les universités espagnoles.
     [165] Ces vers et ceux qui seront cités ensuite sont
empruntés aux _romances _du _Cancionero _et de la _Silva
de romances, _où se trouve racontée l'histoire de Gaïferos et
de Mélisandre.
     [166] Ce vers est répété dans un _romance _comique,
composé sur l'aventure de Gaïferos, par Miguel Sanchez, poëte
du dix-septième siècle :

_Melisendra esta en Sansueña,_
_Vos en Paris descuidado ;_
_Vos ausente, ella muger ;_
_Harto os he dicho, miradio._


     [167] Le roi Marsilio, si célèbre dans la chanson de
Roland sous le nom du roi Marsille, était Abd-al-Malek-ben-
Omar, wali de Saragosse pour le khalyfe Abdérame Ier ; il
défendit cette ville contre l'attaque de Charlemagne. Dans les
chroniques du temps, écrites en mauvais latin, on le nomma
_Omaris filius, _d'où se forma, par corruption, le nom de
Marfilius ou Marsilius. _(Histoire des Arabes et des Mores
d'Espagne, _tome I, chap. III.)
     [168] La _dulzaïna, _dont on fait encore usage dans le
pays de Valence, est un instrument recourbé, d'un son très-
aigu. La _chirimia _(que je traduis par clairon), autre
instrument d'origine arabe, est une espèce de long hautbois, à
douze trous, d'un son grave et retentissant.
     [169] Vers de l'ancien romance _Como perdió a España
el rey don Rodrigo. (Cancionero general.)_
     [170] Il y a trente-quatre maravédis dans le réal.
     [171] En style familier, prendre la guenon _(tomar_ ou_
coger la mona) _veut dire s'enivrer.
[172] _No rebuznaron en valde_
_El uno y el otro alcalde._
     [173] Les alcaldes sont, en effet, élus parmi les régidors.
     [174] Dans le roman de _Persilès et Sigismonde _(liv. III,
chap. x), Cervantes raconte qu'un alcalde envoya le crieur
public _(pregonero) _chercher deux ânes pour promener dans
les rues deux vagabonds condamnés au fouet. « Seigneur
alcalde, dit le crieur à son retour, je n'ai pas trouvé d'ânes sur
la place, si ce n'est les deux régidors Berrueco et Crespo qui s'y
promènent. - Ce sont des ânes que je vous envoyais chercher,
imbécile, répondit l'alcalde, et non des régidors. Mais
retournez et amenez-les-moi : qu'ils se trouvent présents au
prononcé de la sentence. Il ne sera pas dit qu'on n'aura pu
l'exécuter faute d'ânes : car, grâces au ciel, ils ne manquent
pas dans le pays. »
     [175] Voici le défi de don Diégo Ordoñez, tel que le
rapporte un ancien _romance _tiré de la chronique du Cid
_(Cancionero general) :_ « Diégo Ordoñez, au sortir du camp,
chevauche, armé de doubles pièces, sur un cheval bai brun ; il
va défier les gens de Zamora pour la mort de son cousin
(Sancho le Fort), qu'a tué Vellido Dolfos, fils de Dolfos Vellido :
« Je vous défie, gens de Zamora, comme traîtres et félons ; je
défie tous les morts, et avec eux tous les vivants ; je défie les
hommes et les femmes, ceux à naître et ceux qui sont nés ; je
défie les grands et les petits, la viande et le poisson, les eaux
des rivières, etc., etc. »
     [176] Les habitants de Valladolid, par allusion à Agustin
de Cazalla, qui y périt sur l'échafaud.
     [177] Les habitants de Tolède.
     [178] Les habitants de Madrid.
     [179] Les habitants de Gétafe, à ce qu'on croit.
     [180] On appelait ainsi une balafre en croix sur le visage.
     [181] Cette aventure d'une barque enchantée est très-
commune dans les livres de chevalerie. On la trouve dans
_Amadis de Gaule _(liv. IV, chap. XII), dans _Amadis de
Grèce _(part. I, chap. VIII), dans _Olivante de Laura _(liv. II,
chap. I), etc., etc.
     [182] Il y a dans l'original _longincuos, _mot
pédantesque dont l'équivalent manque en français.
     [183] L'original dit : _« puto _et _gafo, _avec le
sobriquet de _meon. » Puto _signifie giton ; _gafo, _lépreux,
et _meon, _pisseur.
     [184] On appelait ainsi la chasse avec le faucon faite à
des oiseaux de haut vol, comme le héron, la grue, le canard
sauvage, etc. C'était un plaisir réservé aux princes et aux
grands seigneurs.
     [185] Ces expressions prouvent que Cervantes n'a voulu
désigner aucun grand d'Espagne de son temps, et que son duc
et sa duchesse sont des personnages de pure invention. On a
seulement conjecturé, d'après la situation des lieux, que le
château où don Quichotte reçoit un si bon accueil est une
maison de plaisance appelée Buenavia, située près du bourg
de Pédrola en Aragon, et appartenant aux ducs de
Villahermosa.
     [186] Le _don _ou _doña_, comme le _sir _des Anglais,
ne se place jamais que devant un nom de baptême. L'usage
avait introduit une exception pour les duègnes, auxquelles on
donnait le titre de _doña _devant leur nom de famille.
     [187] Allusion aux vers du _romance _de Lancelot cités
dans la première partie.
     [188] Au temps de Cervantes, c'était un usage presque
général parmi les grands seigneurs d'avoir des confesseurs
publics et attitrés, qui remplissaient comme une charge
domestique auprès d'eux. Ces favoris en soutane ou en
capuchon se bornaient rarement à diriger la conscience de
leurs pénitents ; ils se mêlaient aussi de diriger leurs affaires,
et se faisaient surtout les intermédiaires de leurs libéralités,
au grand préjudice des malheureux et de la réputation des
maîtres qu'ils servaient. Tout en censurant ce vice général,
Cervantes exerce une petite vengeance particulière. On a pu
voir, dans sa _Vie, _qu'un religieux s'était violemment opposé
à ce que le duc de Béjar acceptât la dédicace de la première
partie du _Don Quichotte. _C'est ce religieux qu'il peint ici.
     [189] Cet Alonzo de Marañon se noya effectivement à l'Île
de la Herradura, sur la côte de Grenade, avec une foule
d'autres militaires, lorsqu'une escadre envoyée par Philippe II
pour secourir Oran, qu'assiégeait Hassan-Aga, fils de
Barberousse, fut jetée par la tempête sur cette île, en 1562.
     [190] On avait appelé _malandrins, _au temps des
croisades, les brigands arabes qui infestaient la Syrie et
l'Égypte. Ce mot est resté dans les langues du Midi pour
signifier un voleur de grand chemin ou un écumeur de mer, et
il est très-fréquemment employé dans les romans de
chevalerie.
     [191] On peut voir, dans la _Miscelanea _de don Luis
Zapata, le récit d'une plaisanterie à peu près semblable faite à
un gentilhomme portugais chez le comte de Benavente. Peut-
être Cervantes a-t-il pris là l'idée de la plaisanterie faite à don
Quichotte.
     [192] En plusieurs endroits de la seconde partie de son
livre, Cervantes s'efforce de la rattacher à la première, et pour
cela il suppose entre elles, non point un laps de dix années,
mais seulement un intervalle de quelques jours.
     [193] Oriane, maîtresse d'Amadis de Gaule, Alastrajarée,
fille d'Amadis de Grèce et de Zahara, reine du Caucase, et
Madasime, fille de Famongomadan, géant du Lac-Bouillant,
sont des dames de création chevaleresque.
     [194] Nom que donnèrent les chroniques arabes à
Florinde, fille du comte don Julien.
     [195] On appelait ainsi une eau de senteur très à la mode
au temps de Cervantes. Il entrait dans la composition de l'eau
des anges _(Agua de angeles) _des roses rouges, des roses
blanches, du trèfle, de la lavande, du chèvrefeuille, de la fleur
d'oranger, du thym, des oeillets et des oranges.
     [196] Ce fauteuil du Cid _(escaño, _banc à dossier) est
celui qu'il conquit à Valence, au dire de sa chronique, sur le
petit-fils d'Aly-Mamoun, roi more du pays.
     [197] Wamba régna sur l'Espagne gothique de 672 à
680.
     [198] Rodéric, dernier roi goth, vaincu par Thârik à la
bataille du Guadaleté, en 711 ou 712.
[199] _Ya me comen, y a me comen_
_Por do mas pecado había._

     Ces vers ne se trouvent pas précisément ainsi dans le
_romance _de la pénitence du roi Rodrigue. (Voir le
_Cancionero general _de 1555, tome XVI, f° 128.) Ils étaient
sans doute altérés par la tradition.
     [200] Miguel Vérino, probablement né à Mayorque ou à
Minorque, mais élevé à Florence, où il mourut à l'âge de dix-
sept ans, était l'auteur d'un petit livre élémentaire intitulé :
_De puerorum moribus disticha, _qu'on apprenait
anciennement aux écoliers. Cervantès, qui dut expliquer les
_distiques _de Vérino dans la classe de son maître Juan Lopez
de Hoyos, se sera souvenu également de son épitaphe,
composée par Politien, et qui commence ainsi :

_Verinus Michael florentibus occidit annis,_
_Moribus ambiguum major an ingenio, etc._
     [201] Sancho se rappelait sans doute ce proverbe : « Si tu
plaisantes avec l'âne, il te donnera de sa queue par la barbe. »
     [202] J'ai transposé les deux phrases qui précèdent pour
les mettre dans l'ordre naturel des idées, et je crois n'avoir fait
en cela que réparer quelque faute d'impression commise dans
la première édition du _Don Quichotte._
     [203] Ce genre de politesse envers les dames n'était pas
seulement usité dans les livres de chevalerie, où les exemples
en sont nombreux. Mariana rapporte que lorsque l'infante
Isabelle, après le traité de _los toros de Guisando, _qui lui
assurait la couronne de Castille, se montra dans les rues de
Ségovie, en 1474, le roi Henri IV, son frère, prit les rênes de
son palefroi pour lui faire honneur.
     [204] En espagnol _venablo. _On appelait ainsi une
espèce de javelot, plus court qu'une lance, qui servait
spécialement à la chasse du sanglier.
     [205] Favila n'est pas précisément un roi goth. Ce fut le
successeur de Pélage dans les Asturies. Son règne, ou plutôt
son commandement, dura de 737 à 739.
     [206] Noël, l'Épiphanie, Pâques et la Pentecôte.
     [207] El _comendador griego. _On appelait ainsi le
célèbre humaniste Fernand Nuñez de Guzman, qui professait
à Salamanque, au commencement du seizième siècle, le grec,
le latin et la rhétorique. On l'appelait aussi _el Pinciano,
_parce qu'il était né à Valladolid, qu'on croit être la _Pincia
_des Romains. Son recueil de proverbes ne parut qu'après sa
mort, arrivée en 1453. Un autre humaniste, Juan de Mallara,
de Séville, en fit un commentaire sous le titre de _Filosofia
vulgar_.
     [208] C'est de là probablement qu'est venu le cri de
chasse _Hallali !_
     [209] Mot latin qui était passé, en Espagne, dans le style
familier.
     [210] Ces expressions doivent se rapporter à quelque
propos d'un de ces malfaiteurs que l'on promenait dans les
rues sur un âne, après les avoir fouettés publiquement.
     [211] Un carrosse, à l'époque de Cervantes, était le plus
grand objet de luxe, et celui que les femmes de haute
naissance ambitionnaient le plus. On voyait alors des familles
se ruiner pour entretenir ce coûteux objet de vanité et d'envie,
et six lois _(pragmaticas) _furent rendues dans le court
espace de 1578 à 1626, pour réprimer les abus de cette mode
encore nouvelle. Ce fut, au dire de Sandoval _(Historia de
Carlos Quinto, _part. II), sous Charles Quint, et dans l'année
1546, que vint d'Allemagne en Espagne le premier carrosse
dont on y eût fait usage. Des villes entières accouraient voir
cette curiosité, et s'émerveillaient, dit-il, comme à la vue d'un
centaure ou d'un monstre. Au reste, la mode des carrosses,
fatale aux petites fortunes, était au contraire avantageuse aux
grands seigneurs, qui ne sortaient jamais auparavant sans un
cortège de valets de tous les étages. C'est une observation que
fait un contemporain, don Luis Brochero _(Discurso del uso
de los coches) : _« Avec la mode des carrosses, dit-il, ils
épargnent une armée de domestiques, une avant-garde de
laquais et une arrière-garde de pages. »
     [212] Diverses significations du mot _dolorida_.
     [213] Sancho fait ici un jeu de mots sur le nom de la
comtesse Trifaldi. _Falda _signifie une basque, un pan de
robe.
[214] _De la dulce mi enemiga_
_Nace un mal que al alma hiere,_
_Y por mas tormento quiere_
_Que se sienta y no se diga._

     Ce quatrain est traduit de l'italien. Voici l'original, tel
que l'écrivit Serafino Aquillano, mort en 1500, et qu'on
nommait alors le rival de Pétrarque :

_De la dolce mia nemica_
_Nasce un duol ch'esser non suole :_
_Et per piu tormento vuole_
_Che si senta e non si dica._
[215] _Ven, muerte, tan escondida_
_Que no te sienta venir,_
_Porque el placer del morir_
_No me torne a dar la vida_

     Ce quatrain fut d'abord écrit, avec une légère différence
dans le second et le troisième vers, par le commandeur
Escriba _(Cancionero general de Valencia, _1511). Lope de
Vega en fit le sujet d'une glose poétique.
     [216] Les _seguidillas, _qui commençaient à être à la
mode au temps de Cervantes, et qu'on appelait aussi _coplas
de seguida _(couplets à la suite), sont de petites strophes en
petits vers, ajustées sur une musique légère et rapide. Ce sont
des danses aussi bien que des poésies.
     [217] À des îles désertes.
     [218] Région de l'Arabie Heureuse : _Totaque thuriferis
Panchaia pinguis arenis_.
     [219] Allusion ironique à la célèbre apostrophe de
Virgile, lorsque Énée raconte à Didon les malheurs de Troie :

_Quis, talia fando,_
_Myrmidonum, Dolopumve, aut duri miles Ulyssei,_
_Temperet a lacrymis... ? (AEn., _lib. II.)
     [220] Ces femmes, dont l'office était à la mode au temps
de Cervantès, se nommaient alors _velleras_.
     [221] Cervantès a pris l'idée de son cheval de bois dans
l'_Histoire de la jolie Magalone, fille du roi de Naples, et de
Pierre, fils du comte de Provence, _roman chevaleresque,
imprimé à Séville en 1533. Le docteur John Bowle fait
remarquer, dans ses _Annotations sur le Don Quichotte, _que
le vieux Chaucer, l'Ennius des poëtes anglais, mort en 1400,
parle d'un cheval semblable à celui-ci, qui appartenait à
Cambuscan, roi de Tartarie ; il volait dans les airs et se
dirigeait au moyen d'une cheville qu'il avait dans l'oreille.
Seulement le cheval de Cambuscan était de bronze.
     [222] Bootès n'est pas un des chevaux du Soleil, mais une
constellation voisine de la Grande-Ourse. Ce n'est point non
plus Péritoa qu'il fallait nommer, mais Pyroéis, suivant ces
vers d'Ovide _(Métam., _liv. II) :

_Interea volucres Pyroeis, Eous et Aethon,_
_Solis equi, quartusque Phlegon, hinnitibus auras_
_Flammiferis implent, pedibusque repagula pulsant._
     [223] _Clavileño el aligero. _Nom formé des mots
_clavija, _cheville, et _leño, _pièce de bois.
     [224] On appelait _cohechos _(concussion, subornation)
les cadeaux que le nouveau titulaire d'un emploi était obligé
de faire à ceux qui le lui avaient procuré. C'est ainsi qu'on
obtenait, au temps de Cervantès, non-seulement les
gouvernements civils et les offices de justice, mais les
prélatures et les plus hautes dignités ecclésiastiques. Ce trafic
infâme, auquel Cervantès fait allusion, était si connu, si
général, si patent, que Philippe III, par une pragmatique
datée du 19 mars 1614, imposa des peines fort graves aux
solliciteurs et aux protecteurs qui s'en rendraient désormais
coupables.
     [225] On aurait dit, en France, à Montfaucon. Péralvillo
est un petit village sur le chemin de Ciudad-Réal à Tolède,
près duquel la Sainte-Harmandad faisait tuer, à coups de
flèches, et laissait exposés les malfaiteurs condamnés par elle.
     [226] Le docteur Eugénio Torralva fut condamné à mort,
comme sorcier, par l'inquisition, et exécuté le 6 mai 1531. Son
procès avait commencé le 10 janvier 1528. On a trouvé, dans
les manuscrits de la bibliothèque royale de Madrid, la plupart
de ses déclarations, recueillies pendant le procès. Voici, en
abrégé, celle à laquelle Cervantès fait allusion : « Demande lui
ayant été faite si ledit esprit Zaquiel l'avait transporté
corporellement en quelque endroit, et de quelle manière il
l'emportait, il répondit : Étant à Valladolid au mois de mai
précédent (de l'année 1527), ledit Zaquiel m'ayant vu et
m'ayant dit comment à cette heure Rome était prise d'assaut
et saccagée, je l'ai dit à quelques personnes, et l'empereur
(Charles Quint) le sut lui-même, mais ne voulut pas le croire.
Et, la nuit suivante, voyant qu'on n'en croyait rien, l'esprit me
persuada de m'en aller avec lui, disant qu'il me mènerait à
Rome, et me ramènerait la nuit même. Ainsi fut fait : nous
partîmes tous deux à quatre heures du soir, après être allés,
en nous promenant, hors de Valladolid. Étant dehors, ledit
esprit me dit : _No haber paura ; fidate de me, que yo te
prometo que no tendras ningun desplacer ; per tanto piglia
aquesto in mano _(ce jargon, moitié italien, moitié espagnol,
signifie : N'aie pas peur, aie confiance en moi ; je te promets
que tu n'auras aucun déplaisir. Ainsi donc, prends cela à la
main) ; et il me sembla que, quand je le pris à la main, c'était
un bâton noueux. Et l'esprit me dit : _Cierra ochi _(ferme les
yeux) ; et, quand je les ouvris, il me parut que j'étais si près de
la mer que je pouvais la prendre avec la main. Ensuite il me
parut, quand j'ouvris les yeux, voir une grande obscurité,
comme une nuée, et ensuite un éclair qui me fit grande peur.
Et l'esprit me dit : _Noli timere, bestia fiera _(n'aie pas peur,
bête féroce), ce que je fis ; et quand je revins à moi, au bout
d'une demi-heure, je me trouvai à Rome, par terre. Et l'esprit
me demanda : _Dove pensate que state adesso ? _(où pensez-
vous être à présent ?) Et je lui dis que j'étais dans la rue de la
Tour de Nona, et j'y entendis sonner cinq heures du soir à
l'horloge du château Saint-Ange. Et nous allâmes tous deux,
nous promenant et causant, jusqu'à la tour Saint-Ginian, où
demeurait l'évêque allemand Copis, et je vis saccager plusieurs
maisons, et je vis tout ce qui se passait à Rome. De là, je
revins de la même manière, et dans l'espace d'une heure et
demie, jusqu'à Valladolid, où il me ramena à mon logis, qui
est près du monastère de San Benito, etc. »
     [227] Nom que donnent les paysans espagnols à la
constellation des Pléiades.
     [228] Cervantès veut parler ici, soit de Caton le censeur,
soit plutôt de Dionysius Caton, auteur des _Disticha de
moribus ad filium, _et dont l'ouvrage était alors classique
dans les universités d'Espagne. On ne sait rien de ce Dionysius
Caton, sinon qu'il vivait après Lucain, car il le cite dans ses
_Distiques_.
     [229] Allusion au paon, qui, dit-on, défait sa roue dès
qu'il regarde ses pieds. Fray Luis de Grenada avait déjà dit,
usant de la même métaphore : « Regarde la plus laide chose
qui soit en toi, et tu déferas aussitôt la roue de ta vanité. »
     [230] Allusion au proverbe : _Non, non, je n'en veux pas,
mais jette-le-moi dans mon capuchon. _Les juges portaient
alors un manteau à capuchon _(capas con capilla)_.
     [231] _La ley del encaje. _On appelait ainsi
l'interprétation arbitraire que le juge donnait à la loi.
     [232] Suétone dit en effet (chap. XLV) que César
s'habillait avec négligence, et ne serrait point la ceinture de sa
toge. C'était de sa part une affectation, afin qu'on le prît pour
un homme efféminé, et qu'on ne pût découvrir tout d'abord
son courage et son esprit. Ainsi quelqu'un demandant à
Cicéron pourquoi il avait suivi le parti de Pompée plutôt que
celui de César : « César, répondit-il, m'a trompé par la
manière de ceindre sa toge. »
     [233] Sancho s'applique le vieux dicton : _Al buen callar
llaman Sancho_.
     [234] Cervantès veut dire qu'il aurait mieux fait d'enlever
ces deux nouvelles du _Don Quichotte, _et de les réunir à son
recueil de _Nouvelles exemplaires :_ ce qu'ont fait depuis
quelques éditeurs de ses oeuvres.
     [235] Ces expressions anciennes signifient, d'après
Covarrubias _(Tesoro de la lengua castellana), _à l'improviste,
sur-le-champ. Elles peuvent vouloir dire aussi en homme de
bien, en bon chrétien.
     [236] Ce poëte est Juan de Ména, mort en 1456. Il dit,
dans la deux cent vingt-septième strophe du _Labyrinthe, _ou
poëme des _Trescientas copias_ :

_¡   O vida segura la manza pobreza !_
_¡   O dadiva sancta, desagradecida !_

     Hésiode, dans son poëme des _Heures et des Jours,
_avait aussi appelé la pauvreté _présent des dieux immortels,
_et César s'écrie dans la _Pharsale _de Lucain (lib. V) :

_O vitae tuta facultas_
_Pauperis, angustique lares !_
_O munera nondum_
_Intellecta Deum !_
     [237] Saint Paul _(Ép. aux Corinthiens)._
     [238] Cervantès dit également, dans sa comédie _La gran
sultana doña Catalina de Oviedo _(Jornada 3a) :

     « ... Hidalgo, mais non riche ; c'est une malédiction de
notre siècle, où il semble que la pauvreté soit une annexe de la
noblesse. »
     [239] Cervantès fait sans doute allusion à une perle
magnifique qui existait alors parmi les joyaux de la couronne
d'Espagne, et qu'on appelait l'_orpheline _ou l'_unique _(la
_huerfana _ou la _sola). _Elle pesait cinquante-quatre carats.
Cette perle périt, avec une foule d'autres bijoux, dans
l'incendie du palais de Madrid, en 1734.
     [240] On appelle en Espagne _cantimploras _des carafes
de verre ou des cruches de terre très-mince, que, pour
rafraîchir l'eau pendant l'été, l'on agite à un courant d'air. De
là vient la bizarre épithète que Cervantès donne au soleil.
     [241] _Barato _est, en espagnol, l'adjectif opposé à
_caro, _cher ; ce que nous appelons, dans notre pauvreté des
mots les plus usuels, _bon marché_.
     [242] Au temps de Cervantès, beaucoup de roturiers
s'arrogeaient déjà le _don _jusqu'alors réservé à la noblesse.
Aujourd'hui tout le monde prend ce titre, devenu sans
conséquence, et qui est comme le _esquire _des Anglais.
     [243] Il y a dans l'original : _Si la précédente sentence...
_Cervantès changea sans doute après coup l'ordre des trois
jugements rendus par Sancho ; mais il oublia de corriger
l'observation qui suivait celui-ci.
     [244] Elle est prise, en effet, de la _Lombardica historia
_de Fra Giacobo dit Voragine, archevêque de Gênes, dans la
_Vie de saint Nicolas Bari _(chap. III).
     [245] Cette histoire, vraie ou supposée, était déjà
recueillie dans le livre de Fray Francisco de Osuna, intitulé
_Norte de los Estados, _et qui fut imprimé en 1550. Mais
Cervantès, qui pouvait l'avoir apprise, ou dans cet ouvrage, ou
par tradition, la raconte d'une tout autre manière.
     [246] On appelait ainsi un baume composé avec de
l'huile d'olive et des fleurs de mille-pertuis. Du nom de cette
plante _(hiperico _en espagnol) s'était formé, par corruption,
le mot d'huile d'_aparicio._
     [247] On lit dans le livre des _Étiquettes, _composé par
Olivier de la Marche pour le duc de Bourgogne, Charles le
Téméraire, et qui fut adopté par les rois d'Espagne de la
maison d'Autriche pour les règlements de leur palais : « Le
duc a six docteurs en médecine qui servent à visiter la
personne et l'état de la santé du prince ; quand le duc est à
table, ils se tiennent derrière lui, pour regarder quels mets et
quels plats on sert au duc, et lui conseiller, suivant leur
opinion, ceux qui lui feront le plus de bien. »
     [248] L'aphorisme est : _Omnis saturatio mala, panis
autem pessima._
     [249] _Peliagudo _signifie également, au figuré,
embrouillé, épineux, difficile.
     [250] La _olla podrida _(mot à mot : _pot-pourri) _est
un mélange de plusieurs sortes de viandes, de légumes et
d'assaisonnements.
     [251] _Recio _signifie roide, intraitable, et _agüero,
_augure. J'ai conservé ce nom en espagnol, au lieu de
chercher à le traduire par un équivalent, parce qu'il est resté
aussi proverbial, aussi consacré en Espagne, qu'en France
celui du docteur Sangrado.
     [252] _Tirteafuera, _ou mieux _tirateafuera, _signifie
_va-t'en d'ici. _C'est ainsi que l'emploie Simon Abril dans la
traduction de l'_Eunuque, _de Térence, où la servante Pythias
dit au valet Chéréa :

_Neque pol servandum tib_
_Quidquam dare ausim, neque te servare. Apage te._
     (Acte V, scène II.)

_En buena fe que ni yo osaria_
_Darte a guardar nada, ni menos guardarte_
_Yo, Tirateafuera_.
     [253] À l'expiration de leurs charges, les gouverneurs,
comme certains autres employés de l'État, étaient tenus à
_résider _quelque temps dans le pays qu'ils avaient
administré. Pendant ce temps, ils restaient exposés aux
réclamations de leurs subordonnés, devenus leurs égaux. Les
Espagnols avaient pris cette sage coutume des Arabes.
     [254] Les Biscayens, à l'époque de Cervantès, et depuis le
règne de Charles-Quint, étaient en possession des places de
secrétaires du roi et du conseil.
     [255] En espagnol _perláticos _(paralytiques).
     [256] Il y a, dans l'original, de son _atalaya. _C'est le
nom que les Arabes donnaient (al-thalaya'h) aux petites tours
élevées sur des éminences, et d'où leurs éclaireurs
avertissaient des mouvements de l'ennemi, au moyen de
signaux répétés de poste en poste.
     [257] _Montañes, _né dans les montagnes des Asturies,
où tous les habitants se regardent comme les descendants de
Pélage et de ses compagnons.
     [258] On appelait ainsi des cautères. (Voir _Gil Blas,
_livre VII, chap. I.)
     [259] Les cautères et les sétons sur les bras et sur les
jambes, et même derrière le cou, étaient très en usage au
temps de Cervantès. Matias de Léra, chirurgien de Philippe
IV, dit, dans un traité sur la matière, que les uns emploient ce
remède pour se guérir de maladies habituelles, d'autres pour
s'en préserver, d'autres enfin _vicieusement et seulement pour
se mettre à la mode. (Prática de fuentes y sus utilidades.)_
     [260] _Ollas podridas. _Il y entre du boeuf, du mouton,
du lard, des poules, des perdrix, des saucisses, du boudin, des
légumes, et toutes sortes d'ingrédients. Le nom de ce mets lui
vient sans doute de ce qu'on laisse cuire si longtemps les
viandes qui le composent, qu'elles se détachent, se mêlent et se
confondent comme des fruits trop mûrs.
     [261] On appelait _barato _l'espèce de gratification que
les joueurs gagnants donnaient aux assistants qui prenaient
leur parti. Ces assistants, qui se nommaient _barateros _ou
_mirones, _se divisaient en _pedagogos _ou _gansos, _ceux
qui enseignaient les joueurs novices, et _doncaires, _ceux qui
les dirigeaient en jouant et décidaient les coups douteux. On
appelait aussi _barato _ce que donnaient les joueurs, pour les
cartes et la lumière, aux maîtres des maisons de jeu, tenues
aussi bien par des grands seigneurs que par de pauvres hères,
et qui avaient une foule de noms, tels que _tablagerías, casas
de conversacion, leñeras, mandrachos, encierros, garitos_.
     [262] On appelait _modorros _des filous expérimentés
qui passaient à dormir la moitié de la nuit, et venaient,
comme des troupes fraîches, tomber à minuit sur les joueurs
échauffés, qu'ils achevaient aisément de dépouiller. C'est ce
qu'ils nommaient, dans leur jargon, se réserver pour la glane
_(quedarse a la espiga)_.
     [263] Le mot espagnol _dormir _signifie également
coucher. De là l'espèce de coq-à-l'âne qui va suivre.
     [264] Les hauts-de-chausses appelés _calzas atacadas,
_serrés et collant tout le long de la jambe, arrondis et très-
amples depuis le milieu de la cuisse, avaient le nom populaire
de _pedorreras, _auquel je n'ai trouvé d'autre équivalent
supportable en français que pet-en-l'air. Ces hauts-de-
chausses furent prohibés par une pragmatique royale, peu
après l'époque où parut la seconde partie du _Don Quichotte.
_Ambrosio de Salazar raconte qu'un hidalgo ayant été pris
vêtu de _calzas atacadas, _malgré la prohibition, fut conduit
devant le juge, et qu'il allégua pour sa défense que ses
chausses étaient la seule armoire qu'il eût pour serrer ses
hardes. Il en tira effectivement _un peigne, une chemise, une
paire de nappes, deux serviettes et un drap de lit. (Las
Clavileñas de recreacion, _Bruxelles, 1625, f. 99.)
     [265] Comme les gens de qualité, qui portaient en voyage
une espèce de voile ou masque fort léger pour se garantir la
figure de l'air et du soleil. Le peuple appelait ces masques
_papa-higos, _gobe-figues.
     [266] Jurer par la vie de ses père et mère était une
formule de serment très-usitée du temps de Cervantès.
     [267] _De stercore erigens pauperem. _(Ps. CXII, v. 7.)
     [268] Voyez la note 250 - chapitre XLVII.
     [269] _De haldas o de mangas. _Ces mots ont chacun un
double sens : l'un, qui veut dire les pans d'une robe de
magistrat, signifiait aussi les droits à percevoir comme
gouverneur ; l'autre, qui veut dire les manches, signifiait les
cadeaux qui se faisaient aux grandes fêtes de l'année, comme
Pâques et Noël, ou aux réjouissances publiques, comme
l'avènement d'un nouveau roi. De là le proverbe : _Buenas son
mangas despues de Pascuas_.
     [270] On lit dans un auteur économique du temps de
Cervantès : « Tandis que, ces années passées, le blé se vendait
au poids de l'or à Ségovie, que le prix des loyers montait au
ciel, et qu'il en était de même dans les autres villes, une paire
de souliers à deux semelles valait trois réaux (quinze sous), et
à Madrid quatre. Aujourd'hui on en demande effrontement
sept réaux, sans vouloir les donner à moins de six réaux et
demi. Il est effrayant de penser où cela va s'arrêter. » _(Man.
de la Bibl. royale. - _Code 156, f. 64.) Une pragmatique de
Charles-Quint, rendue à Monzon en 1552, avait établi un tarif
pour le prix des souliers et de toute espèce de chaussure.
     [271] Expression fort usitée dans un temps où Rome
dispensait toutes les faveurs et tous les pardons.
     [272] _Tarde piache _(pour _piaste), _phrase
proverbiale dont voici l'origine : on raconte qu'un étudiant,
mangeant des oeufs à la coque, en avala un si peu frais que le
poulet s'y était déjà formé ; il l'entendit crier en lui passant
dans la gorge, et se contenta de dire gravement : _Tu piaules
trop tard_.
     [273] Il y a là un intraduisible jeu de mots sur _nones,
_qui veut dire _impairs _et _non _au pluriel, et _pares,
_pairs.
     [274] Allusion au proverbe : _Les ailes sont venues à la
fourmi, et les oiseaux l'ont mangée_.
     [275] _Alpargatas, _chaussure ordinaire des paysans
espagnols.
     [276] En Espagne et en Amérique, les vice-rois,
gouverneurs et agents financiers devaient, en quittant leur
emploi, _résider _quelque temps pour rendre leurs comptes.
     [277] Du mot allemand _Geld, _qui veut dire argent.
     [278] Cervantès parle, dans ce chapitre, du plus grave
des événements dont il fut témoin, l'expulsion des Morisques.
Après la capitulation de Grenade, en 1492, un grand nombre
de Mores, restés musulmans, séjournèrent en Espagne. Mais
bientôt, aux missions envoyées parmi eux, succédèrent les
persécutions ; et enfin un décret de Charles Quint, daté du 4
avril 1525, ordonna, sous peine de bannissement, que tous les
Mores reçussent le baptême. Ces chrétiens convertis par force
furent alors appelés du nom de _Morisques (Moriscos), _qui
servait à les distinguer des _vieux chrétiens. _Sous Philippe
II, on exigea plus que leur abjuration : en 1566, on leur
défendit, par une _pragmatique, _l'usage de leur langue, de
leurs vêtements, de leurs cérémonies, de leurs bains, de leurs
esclaves et même de leurs noms. Ces dispositions tyranniques,
exécutées avec une impitoyable rigueur, provoquèrent la
longue révolte connue sous le nom de _rébellion des
Morisques, _qui tint en échec toute la puissance de Philippe
II, et ne fut étouffée qu'en 1570, par les victoires de don Juan
d'Autriche. Les Morisques vaincus furent dispersés dans
toutes les provinces de la Péninsule ; mais cette race déchue
continuant à prospérer, à s'accroître, par le travail et
l'industrie, on trouva des raisons politiques pour effrayer ceux
que ne touchait pas suffisamment le fanatisme religieux
déchaîné contre elle. Un édit de Philippe III, rendu en 1609, et
exécuté l'année suivante, ordonna l'expulsion totale des
Morisques. Douze à quinze cent mille malheureux furent
chassés de l'Espagne, et le petit nombre d'entre eux qui
survécurent à cette horrible exécution allèrent se perdre, en
cachant leur origine, au milieu des races étrangères. Ainsi
l'Espagne, déjà dépeuplée par les émigrations d'Amérique, se
priva, comme fit plus tard la France à la révocation de l'édit
de Nantes, de ses plus industrieux habitants, qui allèrent
grossir les troupes des pirates de Berbérie, dont ses côtes
étaient infestées. (Voir l'_Histoire des Arabes et des Mores
d'Espagne, _tome I, chap. VII.) Au milieu des ménagements
dont Cervantès s'enveloppe, il est facile de voir que toute sa
sympathie est pour le peuple opprimé.
     [279] C'est le _caviar _des Russes.
     [280] Un autre écrivain du temps de Cervantès, Cristoval
de Herrera, avait dit quelques années plus tôt : « Il faudrait
empêcher que les Français et les Allemands ne parcourussent
ces royaumes en nous soutirant notre argent, car tous les gens
de cette espèce et de cet habit nous en emportent. On dit
qu'en France les parents promettent pour dot de leurs filles ce
qu'ils rapporteront de leur voyage à Saint-Jacques-de-
Compostelle, allée et retour, comme s'ils allaient aux Grandes-
Indes. » _(Amparo de pobres)_
     [281] Plus loin, il est appelé don Gaspar Grégorio.
     [282] Selon la tradition, Galiana était une princesse
arabe, à laquelle son père Gadalife ou Galafre éleva un
magnifique palais sur les bords du Tage. On donne encore le
nom de palais de Galiana à des ruines qui se voient dans le
jardin _del Rey, _à Tolède.
     [283] Il y a ici une espèce de contradiction avec la fin du
chapitre LI, où l'on dit que les habitants de l'île Barataria
observent encore _les Constitutions du grand gouverneur
Sancho Panza. _Mais Cervantès sans doute n'a pas résisté au
désir de décocher une épigramme contre le gouvernement de
l'Espagne, qui avait, dès ce temps-là, le défaut de rendre force
lois et ordonnances sans pouvoir les faire exécuter.
     [284] C'est le concile de Trente (de 1545 à 1563). Le
canon XIX commence ainsi : _Detestabilis duellorum usus ex
christiano orbe penitus exterminetur, _etc. Le même concile
défendit également les joutes et tournois, ce qu'avaient fait
précédemment celui de Latran en 1179 et celui de Reims en
1131.
     [285] Au dixième chant de l'_Orlando furioso, _Biréno,
duc de Zélande, abandonne son amante Olympie dans une île
déserte. À son réveil, elle maudit le perfide et le charge
d'imprécations, comme Didon au départ d'Énée. De là les
deux comparaisons d'Altisidore.
     [286] Cette imprécation forme ce que les Espagnols
appellent _el estribillo _(le refrain), et se trouve répétée à la
fin de toutes les strophes.
     [287] Littéralement : _Tue-Mores_.
     [288] _Regnum coelorum vim patitur. _(Saint Matthieu,
chap. II, v. 12.)
     [289] _Santiago, y cierra, Espana. _Littéralement :
_Saint Jacques, et attaque, Espagne. _Le mot _cerrar, _qui a
voulu dire anciennement attaquer, signifie maintenant
fermer. De là le jeu de mots de Sancho.
     [290] Les gardiens des taureaux destinés aux courses les
gardent à cheval, et portent des lances au lieu de fouets. Les
taureaux qu'on amène des pâturages au cirque, la veille des
combats, sont conduits par des boeufs dressés à cet usage, et
appelés _cabestros_.
     [291] _Condumio, _tout ce qu'on mange avec du pain.
     [292] Cervantès parle ici de l'impertinente continuation
du _Don Quichotte, _faite par un moine aragonais qui s'est
caché sous le nom du licencié Alonzo Fernandez de
Avellanéda, continuation qui parut pendant qu'il écrivait lui-
même la seconde partie. Cet Avellanéda peint en effet don
Quichotte comme revenu de son amour, dans les chapitres IV,
VI, VIII, XII et XIII. Il avait dit au troisième chapitre : « Don
Quichotte finit son entretien avec Sancho, en disant qu'il
voulait aller à Saragosse pour les joutes, et qu'il pensait
oublier l'ingrate infante Dulcinée du Toboso, pour chercher
une autre dame qui correspondît mieux à ses services. »
     [293] Ce sont des injures grossières adressées
directement à Cervantès.
     [294] Cervantès oublie que lui-même lui a donné ce nom
dans la première partie, et qu'il l'appelle Juana Gutierrez dans
le chapitre VII de la seconde.
     [295] Ces détails obscènes et ridicules se trouvent
principalement dans les chapitres XV, XVI, XVII, XVIII et
XIX, des éditions, non expurgées, antérieures à 1732.
     [296] La description de cette course de bague est dans le
chapitre XI.
     [297] Ces paroles sont celles que la tradition place dans
la bouche du connétable du Guesclin, lorsque, pendant la lutte
de Pierre le Cruel et de son frère Henri de Trastamare, dans la
plaine de Montiel, il aida celui-ci à monter sur le corps de
Pierre, que Henri perça de sa dague.
     [298] Sancho applique à son maître les deux derniers
vers d'un ancien _romance, _composé sur la tradition des
sept infants de Lara _(Canc. de Amberes, _p. 172).

     Gonzalo Gustos de Lara avait épousé doña Sancha, soeur
de Ruy-Velazquez. Ce dernier, pour venger une offense, livra
au roi more de Cordoue son beau-frère et ses sept neveux. Le
père fut jeté dans une prison perpétuelle, après qu'on lui eut
servi sur une table les têtes de ses sept enfants. Cependant
l'amour d'une femme arabe, soeur du roi, le tira de prison, et
le fils qu'il eut d'elle, appelé Mudarra Gonzalo, vengea le sang
de ses frères dans celui de Ruy-Velazquez. L'ayant rencontré
un jour à la chasse, il l'attaqua, et, bien que l'autre lui
demandât le temps d'aller chercher ses armes, il le tua après
avoir répondu les vers que cite Sancho ;

Esperesme, don Gonzalo.
Iré a tomar las mis armas. -
- El _espera _que tu diste
A los infantes de Lara :
Aqui moriras, traidor,
Enemigo de doña Sancha.
     [299] C'étaient de petits mousquetons, qui avaient pris
ce nom de _pedreñales _de ce qu'on y mettait le feu, non
point avec une mèche, comme aux arquebuses, mais avec une
pierre à fusil _(pedernal)._
     [300] Cervantès ne pouvait appeler barbare le
bienfaisant Osiris ; il voulait dire Busiris, ce tyran cruel
d'Ibérie, qui enleva les filles d'Atlas et fut tué par Hercule.
     [301] Au temps de Cervantès, la Catalogne, plus
qu'aucune autre province d'Espagne, était désolée par les
inimitiés de familles, qui jetaient souvent parmi les bandits
des jeunes gens de qualité, coupables de quelque meurtre par
vengeance. Les Niarros et les Cadells divisaient alors
Barcelone, comme les _Capuletti _et les _Montecchi _avaient
divisé Ravenne. Un partisan des Niarros, obligé de prendre la
fuite, se fit chef de voleurs. On l'appelait Roque Guinart ou
Guiñart, ou Guiñarte ; mais son vrai nom était Pédro Rocha
Guinarda. C'était un jeune homme brave et généreux, tel que
le peint Cervantès, et qui eut dans son temps, en Catalogne, la
réputation qu'eut dans le nôtre, en Andalousie, le fameux
José-Maria. Il est cité dans les mémoires de Commines.
     [302] C'est du mot _bando, _mandement à cri public,
qu'est venu celui de _bandolero, _qui désignait un brigand
dont la tête était mise à prix. Peut-être le nom de _bandit
_vient-il aussi de notre mot _ban._
     [303] Au chapitre XII du _Don Quichotte _d'Avellanéda,
il est dit que Sancho reçut de don Carlos deux douzaines de
boulettes et six pelotes de blanc-manger, et que, n'ayant pu
tout avaler d'une fois, il mit le reste dans son sein pour le
déjeuner du lendemain.
     [304] Celui que les Anglais nomment Scott et les
Français Scot, ou Lescot, ou _l'Écossais, _était un astrologue
du treizième siècle, fort aimé de l'empereur Frédéric II, auquel
il dédia son _Traité de la physionomie _et ses autres
ouvrages. Dante fait mention de lui au chant XX de _l'Enfer_.

_Quell' altro che ne' fianchi è cosi poco,_
_Michele Scotto fu, che veramente_
_Delle magiche frode sepe li gioco._

     Il y eut un autre astrologue du nom de Michaël Scotto,
né à Parme, qui vécut en Flandre sous le gouvernement
d'Alexandre Farnèse (vers 1580). On raconte de celui-ci qu'il
invitait souvent plusieurs personnes à dîner, sans faire
apprêter quoi que ce fût ; et, quand les convives étaient à
table, il se faisait apporter les mets par des esprits. « Ceci,
disait-il à la compagnie, vient de la cuisine du roi de France ;
cela, de celle du roi d'Espagne, etc. » (Voir Bayle, article
_Scot.) _C'est sans doute de ce dernier que veut parler
Cervantès.
     [305] Ce qu'on appelait alors un _sarao._
     [306] Formule d'exorcisme dont se servait l'Église, et qui
avait passé dans le langage commun.
     [307] Allusion à un passage d'Avellanéda, au chapitre
XII.
     [308] On dit en Espagne les _prophéties de Péro-Grullo,
_comme nous disons en France les _vérités de _M. de _la
Palice_.
     [309] Il a été souvent question de ces têtes enchantées.
Albert le Grand, dit-on, en fabriqua une, et le marquis de
Villéna une autre. Le Tostado parle d'une tête de bronze qui
prophétisait dans le bourg de Tabara, et dont l'emploi
principal était d'informer qu'il y avait quelque juif dans le
pays. Elle criait alors : _Judaeus adest, _jusqu'à ce qu'on l'en
eût chassé. _(Super Numer., _cap. XXI.)
     [310] En espagnol, _los juguetes_.
     [311] Avant que Cervantès se moquât des traducteurs de
l'italien, Lope de Vega avait dit, dans sa _Filomena : _« Dieu
veuille qu'il soit réduit, pour vivre, à traduire des livres de
l'italien en castillan car, à mes yeux, c'est un plus grand délit
que de passer des chevaux en France. »
     [312] Le _Pastor Fido _est de Guarini ; l'_Aminta, _du
Tasse. L'éloge de Cervantès est surtout vrai pour la traduction
en vers de Jaurégui, lequel, peintre en même temps que poëte,
fit le portrait de Cervantès, auquel il montra sans doute sa
traduction manuscrite de l'_Aminta, _puisqu'elle ne parut
qu'en 1618.
     [313] Cervantès avait déjà dit des libraires, dans sa
nouvelle du _Licencié Vidriéra :_ « ... Comme ils se moquent
d'un auteur, s'il fait imprimer à ses frais ! Au lieu de quinze
cents, ils impriment trois mille exemplaires, et, quand l'auteur
pense qu'on vend les siens, on expédie les autres. »
     [314] _Luz del alma cristiana contra la ceguedad e
ignorancia, _par Fr. Felipe de Menesès, moine dominicain,
Salamanque, 1556.
     [315] Allusion au proverbe : _À tout cochon vient sa
Saint-Martin_.
     [316] C'était le _hourra _de l'époque.
     [317] Don Luis Coloma, comte d'Elda, commandait
l'escadre de Barcelone en 1614, lorsqu'on achevait l'expulsion
des Morisques.
     [318] Commandant d'un navire algérien.
     [319] Le vice-roi de Barcelone était, en 1614, don
Francisco Hurtado de Mendoza, marquis d'Almazan.
     [320] Vers d'un vieux _romance, _déjà cités au chapitre
II de la première partie.
     [321] Cervantès joue ici avec grâce sur le mot
_deslocado, _auquel il donne tantôt le sens de disloqué, tantôt
celui de guéri de folie (de _loco, _fou, comme on dirait
_défolié_).
     [322] Il y eut plusieurs commissaires chargés de
l'expulsion des Morisques, et ce don Bernardino de Vélasco,
duquel Cervantès fait un éloge si mal placé dans la bouche de
Ricote, ne fut commissionné que pour chasser les Morisques
de la Manche. Il est possible qu'il ait mis de la rigueur et de
l'intégrité dans ses fonctions : mais d'autres commissaires se
laissèrent adoucir, et, comme on le voit dans les mémoires du
temps, bien des riches Morisques achetèrent le droit de rester
en Espagne, en changeant de province.
     [323] Je demande pardon pour ce barbarisme, qu'il était
peut-être impossible d'éviter.
     [324] La pensée n'était pas neuve puisqu'il s'agissait
d'imiter, non-seulement la pastorale Arcadie, mais _l'Arcadie
_de Sannazar, la _Diane _de Montemayor, la _Galatée _de
Cervantès lui-même, et enfin un passage de _l'Amadis de
Grèce _(seconde partie, chap. CXXXII). « Au milieu de ses
nombreux soucis, don Florisel de Niquéa résolut de prendre
l'habit de pasteur et de vivre dans un village. Cela décidé, il
partit, il découvrit son dessein à un bon homme, et lui fit
acheter quelques brebis pour les conduire aux champs, etc. »
     [325] On croit que Garcilaso de la Vega a désigné dans
ses églogues, sous le nom de _Nemoroso, _son ami le poëte
Boscan, à cause de l'identité entre le mot italien _bosco _et le
mot latin _nemus, _d'où s'est formé le nom de _Nemoroso_.
     [326] Terminaison qui indique l'augmentatif en
espagnol.
     [327] Espèce de cymbales.
     [328] Étrille.
     [329] Déjeuner.
     [330] Tapis.
     [331] Officier de justice.
     [332] Magasin.
     [333] Petite boule creuse, remplie de fleurs, ou de
parfums, ou de cendres, qu'on se jetait aux tournois des
Arabes, dans les danses à cheval.
     [334] Brodequin.
     [335] Galetas.
     [336] Petite monnaie valant la trente-quatrième partie
du réal.
     [337] Giroflier.
     [338] Faquir, prêtre ou moine musulman. Cervantès
oublie _alfoli, _magasin à sel, et _aljonjoli, _sésame, plante.
     [339] _Après les ténèbres j'attends la lumière. _Ces mots
latins, pris au poëme de Job (cap. XVII, v. 12) et écrits en
exergue autour d'un faucon capuchonné, formaient la devise
de Juan de la Cuesta, premier éditeur du _Don Quichotte, _et
ami de Cervantès.
     [340] Cette strophe et les deux derniers vers de la
précédente sont copiés littéralement de la troisième églogue
de Garcilaso de la Vega.
     [341] Le bonnet pointu des condamnés du saint-office se
nommait _coroza. _On l'appelait aussi _mitre scélerate,
_pour la distinguer de la mitre des évêques.
     [342] _O mas duro que marmol a mis quejas ! _Vers de
Garcilaso dans la première églogue.
     [343] Voyez la note 339 du chapitre précédent.
     [344] Petite monnaie valant le quart d'un réal, un peu
plus d'un sou.
     [345] Le proverbe entier est : On ne prend pas de truites
à braies sèches. _No se toman truchas a bragas enjutas_.
     [346] Ancienne ville du royaume de Léon, qu'assiégèrent
longtemps Sancho II et Alphonse VI de Castille, avant que leur
soeur doña Urraca la rendît à ce dernier (1109).
     [347] En espagnol : _De donde diere. _Cervantès, dans le
_Dialogue des chiens, _cite le même mot du même Mauléon,
qu'il appelle _poëte sot, _quoique membre de l'académie des
Imitateurs.

     Cette académie des Imitateurs ou _Imitatoria _(à
l'imitation des académies italiennes) fut fondée à Madrid en
1586, dans la maison d'un grand seigneur, ami des lettres ;
mais elle subsista fort peu de temps.
     [348] Voyez les chapitres VIII, IX et XXVI du _Don
Quichotte _d'Avellanéda.
     [349] Il y a, dans cette tirade, un perpétuel jeu de mots
entre _gracioso, _plaisant, _gracias, _saillies, bon mots, et
_gracia, _grâce, agrément, dont il est impossible de rendre en
français toute la _grâce_.
     [350] Les mêmes expressions proverbiales se trouvaient
déjà dans la lettre de Sancho à sa femme Thérèse (chap.
XXXVI).
     [351] Il n'y a point de granges en Espagne. On bat les
grains en plein vent, sur des places unies, disposées à l'entrée
des villages, et qu'on appelle _las eras_.
     [352] Le héros d'anciens couplets populaires, où on lui
dit :

_¡   Ah ! Mingo Revulgo, ò hao !_
_¿   Que es de tu sayo de blao ?_
_¿   No le vistes en domingo ?_

     « Hé ! _Mingo Revulgo, _ho hé ! qu'as-tu fait de ton
pourpoint de drap bleu ? est-ce que tu ne le mets pas le
dimanche ? »
     [353] _Aïna _est un vieux mot qui veut dire vite, à la
hâte. _Térésaïna _signifierait Thérèse la pétulante. Sancho
l'appelait précédemment _Téresona, _qui aurait signifié
Thérèse la grosse.
     [354] Giacobo Sannazaro, né à Naples en 1458, auteur de
plusieurs églogues italiennes et du fameux poëme latin _De
Partu Virginis, _auquel il travailla vingt ans.
     [355] _Barcino _est le nom que l'on donne au chien ou
au boeuf dont le pelage est mêlé de blanc et de brun.
     [356] Ce que les Espagnols appellent _albaceas_.
     [357] Et comme il arriva aux huit villes d'Espagne à
propos de Cervantès.
     [358] Vers d'un ancien _romance_.
     [359] Le pseudonyme Avellanéda termine la seconde
partie de son livre en laissant don Quichotte dans la maison
des fous _(casa del Nuncio) _à Tolède. Mais il ajoute qu'on
sait par tradition qu'il quitta cet hôpital, et qu'ayant passé par
Madrid pour y voir Sancho, il entra dans la Castille-Vieille, où
il lui arriva de surprenantes aventures. C'est à cette menace
d'une troisième partie que Cervantès fait allusion.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome II" ***

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