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Title: Les lauriers sont coupés
Author: Dujardin, Edouard, 1861-1949
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les lauriers sont coupés" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



LES LAURIERS SONT COUPÉS


Un soir de soleil couchant, d'air lointain, de cieux profonds; et des
foules qui confuses vont; des bruits, des ombres, des multitudes; des
espaces infiniment en l'oubli d'heures étendus; un vague soir...

Car sous le chaos des apparences, parmi les durées et les sites, dans
l'illusoire des choses qui s'engendrent et qui s'enfantent, et en la
source éternelle des causes, un avec les autres, un comme avec les
autres, distinct des autres, semblable aux autres, apparaissant un le
même et un de plus, un de tous donc surgissant, et entrant à ce qui
est, et de l'infini des possibles existences, je surgis; et voici
que pointe le temps et que pointe le lieu; c'est l'aujourd'hui; c'est
l'ici; l'heure qui sonne; et au long de moi, la vie; je me lève le
triste amoureux du mystère génital; en moi s'oppose à moi l'advenant
de frêle corps et de fuyante pensée; et me naît le toujours vécu rêve
de l'épars en visions multiples et désespéré désir... Voici l'heure,
le lieu, un soir d'avril, Paris, un soir clair de soleil couchant, les
monotones bruits, les maisons blanches, les feuillages d'ombres; le
soir plus doux, et une joie d'être quelqu'un, d'aller; les rues et les
multitudes, et dans l'air très lointainement étendu, le ciel; Paris à
l'entour chante, et, dans la brume des formes aperçues, mollement il
encadre l'idée; soir d'aujourd'hui, oh soir d'ici; là je suis.

... Et c'est l'heure; l'heure? six heures; à cette horloge six
heures, l'heure attendue. La maison où je dois entrer: où je trouverai
quelqu'un; la maison; le vestibule; entrons. Le soir tombe; l'air est
bon; il y a une gaîté en l'air. L'escalier; les premières marches. Ce
garçon sera encore chez soi; si, par un hasard, il était sorti avant
l'heure? ce lui arrive quelques fois; je veux pourtant lui conter ma
journée d'aujourd'hui. Le palier du premier étage; l'escalier large
et clair; les fenêtres. Je lui ai confié, à ce brave ami, mon histoire
amoureuse. Quelle bonne soirée encore j'aurai! Enfin il ne se moquera
plus de moi. Quelle délicieuse soirée ce va être! Pourquoi le tapis de
l'escalier est-il tourné en ce coin? ce fait sur le rouge montant une
tache grise, sur le rouge qui de marche en marche monte. Le second
étage; la porte à gauche; «Étude». Pourvu qu'il ne soit pas sorti; où
courir le trouver? tant pis, j'irais au boulevard. Vivement entrons.
La salle de l'Étude. Où est Lucien Chavainne? La vaste salle et la
rangée circulaire des chaises. Le voilà, près la table, penché; il
a son par-dessus et son chapeau; il dispose des papiers, hâtivement,
avec un autre clerc. La bibliothèque de cahiers bleus, au fond,
traverse les ficelles nouées. Je m'arrête sur le seuil. Quel plaisir
que conter cette histoire. Lucien Chavainne lève la tête; il me voit;
bonjour.

--«C'est vous? Vous arrivez justement; vous savez qu'à six heures nous
partons. Voulez-vous m'attendre; nous descendrons ensemble.»

--«Très bien.»

La fenêtre est ouverte; derrière, une cour grise, pleine de lumières;
les hauts murs gris, clairs de beau temps; l'heureuse journée. Si
gentille a été Léa, quand elle m'a dit--à ce soir; elle avait son joli
malin sourire, comme il y a deux mois. En face, à une fenêtre, une
servante; elle regarde; voilà qu'elle rougit; pourquoi? elle se
retire.

--«Me voici.»

C'est Lucien Chavainne. Il a pris sa canne; il ouvre la porte; nous
sortons. Les deux, nous descendons l'escalier. Lui:

--«Vous avez votre chapeau rond...»

--«Oui.»

Il me parle d'un ton blâmeur. Pourquoi ne mettrais-je pas un chapeau
rond? Ce garçon croit que l'élégance est à ces futilités. La loge
du concierge; vide constamment; bizarre maison. Chavainne va-t-il au
moins un peu m'accompagner? À ne vouloir jamais allonger son chemin,
il est si ennuyeux. Nous arrivons dans la rue; une voiture à la porte;
le soleil éclaire encore, comme en flammes, les façades; la tour
Saint-Jacques, devant nous; vers la place du Châtelet nous allons.

--«Eh bien, et votre passion?»

Me demande-t-il. Je vais lui dire.

--«Toujours à peu près de même.»

Nous marchons, côte à côte.

--«Vous venez de chez elle?»

--«Oui, je l'ai été voir. Nous avons, deux heures durant, causé,
chanté, joué du piano. Elle m'a donné un rendez-vous à ce soir, après
son théâtre.»

--«Ah.»

Et avec quelle grâce.

--«Et vous, que faites-vous de bon?»

--«Moi? Rien.»

Un silence. La charmante fille; elle s'est fâchée de ne pouvoir
achever ses couplets; moi, je n'allais pas en mesure, et je n'ai
pas avoué la faute; j'aurai plus d'attention ce soir, quand nous
recommencerons.

--«Vous savez qu'elle ne paraît plus maintenant qu'au lever-de-rideau?
J'irai l'attendre, vers neuf heures, aux Nouveautés; nous nous
promènerons ensemble en voiture; au Bois, sans doute; le temps y est
si agréable. Puis je la ramènerai chez elle.»

--«Et vous tâcherez à rester?»

--«Non.»

Dieu m'en garde! Chavainne ne comprendra jamais mon sentiment?

--«Vous êtes étonnant» me dit-il «avec ce platonisme.»

Étonnant! du platonisme!

--«Oui, mon cher, c'est ainsi que j'entends les choses; j'ai plus de
plaisir à agir autrement que d'autres agiraient.»

--«Mais, mon cher ami, vous ne réfléchissez pas à ce qu'est la femme
avec qui vous avez affaire.»

--«Une demoiselle de petit théâtre; certes; et pour cela même j'ai mon
plaisir à agir comme j'agis.»

--«Vous espérez la toucher?»

Il ricane; il est insupportable. Eh bien, non, elle n'est pas la fille
qu'on soupçonnerait. Et quand même!... La rue de Rivoli; traversons;
gare aux voitures; quelle foule ce soir; six heures, c'est l'heure de
la cohue, en ce quartier surtout; la trompe du tramway; garons-nous.

--«Il y a un peu moins de monde sur ce côté droit» dis-je.

Nous suivons le trottoir, l'un près l'autre. Chavainne:

--«Eh bien, un tel plaisir ne vaut pas ce qu'il coûte. Depuis trois
mois que vous connaissez cette jeune femme...»

--«Depuis trois mois, je vais chez elle; mais vous savez bien qu'il y
a plus de quatre mois que je la connais.»

--«Soit. Depuis quatre mois, vous vous ruinez vainement.»

--«Vous vous moquez de moi, mon cher Lucien.»

--«Avant de lui avoir jamais dit une parole, vous lui donnez, par
l'entremise de sa femme-de-chambre, cinq cents francs.»

Cinq cents francs? non, trois cents. Mais, en effet, j'ai dit à lui
cinq cents.

--«Si vous croyez» il continue «que ces sortes de munificences
incitent une femme de théâtre à de réciproques générosités... Changez
votre système, mon ami, ou vous n'obtiendrez rien.»

L'agaçant raisonnement! Croit-il, lui, que si je n'obtiens rien, ce
n'est pas parce que je ne veux, moi, rien obtenir? J'ai grand tort à
lui parler de ces choses. Brisons.

--«Et j'aime mieux, mon cher, ces folies, que bêtement faire la noce
avec d'absurdes filles d'une nuit.»

Cela soit dit pour toi. Le voilà muet. Certes, un excellent ami,
Lucien Chavainne, mais si rétif aux affaires de sentiment. Aimer; et
honorer son amour, respecter son amour, aimer son amour. À marcher le
temps est chaud; je déboutonne mon par-dessus; je ne garderai pas ma
jaquette, ce soir, pour sortir avec Léa; ma redingote sera mieux;
je pourrai prendre mon chapeau de soie; Chavainne a un peu raison;
d'ailleurs suis-je simple; avec une redingote je ne puis avoir un
chapeau rond. Léa ne me parle presque pas de ma toilette; elle doit
cependant y regarder. Chavainne:

--«Je vais au Français ce soir.»

--«Que joue-t-on?»

--«Ruy-Blas.»

--«Vous allez voir cela?»

--«Pourquoi non?»

Je ne répondrai pas. Est-ce qu'on va voir Ruy-Blas en mil huit cent
quatre-vingt-sept? Lui:

--«Je n'ai jamais vu cette pièce, et, ma foi, j'en ai la curiosité.»

--«Quel vieux romantique vous êtes.»

--«C'est vous qui m'appelez romantique?»

--«Eh bien?»

--«Vous êtes un romantique pire qu'aucun. Et l'histoire de votre
passion?... Pour être allé, une fois, aux Nouveautés, entendre je ne
sais quoi... Une belle idée que nous eûmes... Nous avons remarqué un
page...»

Était-elle jolie!

--«Mon ami, vous avez usé tout l'hiver à vous chauffer la cervelle;
et maintenant vous admettez mille folies. Sérieusement... Et
rappelez-vous que c'est moi, qui, en sortant du théâtre, ai cherché
sur l'affiche et vous ai dit le nom de Léa d'Arsay... Aussitôt a
commencé votre enthousiasme; aujourd'hui c'est un amour platonique.»

Passe un monsieur élégant, avec à sa boutonnière une rose; il faudra,
ainsi, que j'aie une fleur ce soir; je pourrais bien encore porter
quelque chose à Léa. Chavainne se tait; ce garçon est sot. Eh oui,
originale est l'histoire de mon amour; or, tant mieux. Une rue; la
rue de Marengo; les magasins du Louvre; la file serrée des voitures.
Chavainne:

--«Vous savez que je vous quitte au Palais-royal.»

Bon! Est-il désagréable. Toujours quitter les gens en route. Sous
les arcades nous voici; près les magasins; dans la foule. Si nous
marchions sur la chaussée? trop de voitures. Ici on se pousse; tant
pis. Une femme devant nous; grande, svelte; oh, cette taille cambrée,
ce parfum violent et ces cheveux roux luisants; je voudrais voir son
visage; jolie elle doit être.

--«Venez avec moi ce soir au théâtre.» C'est Chavainne qui me parle.
«Nous irons ensuite flâner une heure n'importe où.»

--«Je vous ai dit que j'avais un rendez-vous.»

La femme rousse s'arrête devant la vitrine; un fort profil de rousse,
oui; une mine très éveillée; des yeux peints de noir; à son cou, un
gros noeud blanc; elle regarde vers nous; elle m'a regardé; quels yeux
provoquants. Nous sommes à côté d'elle; la superbe fille.

--«N'allons pas si vite.»

--«Votre rendez-vous n'empêche rien; puisque vous êtes décidé à ne pas
rester chez mademoiselle d'Arsay, vous viendrez pour le dernier
acte ou à la sortie, ou dans un lieu quelconque, et nous ferons une
promenade nocturne.»

Est-ce qu'il se moque de moi?

--«Vous me raconterez ce que vous aurez dit à mademoiselle d'Arsay.»

Au fait, pourquoi pas; ce soir; en sortant de chez elle?

--«Ça ne vous va pas? Qu'est-ce que vous faites donc quand vous
quittez votre amie?»

--«Vous êtes stupide, vraiment, mon cher.»

Nous nous taisons; je crois qu'il sourit; quelle niaiserie. La place
du Palais-royal. Et la jeune femme rousse, où est-elle? disparue; quel
ennui; je ne la vois pas. Chavainne:

--«Qu'est-ce que vous cherchez?»

--«Rien.»

Disparue. Tout cela par la faute de ce monsieur. Lui:

--«Je vais jusqu'au Théâtre-français; je veux voir l'heure du
spectacle.»

Toujours son spectacle. Allons. Je voudrais pourtant, avant qu'il me
quittât, lui conter ma journée d'aujourd'hui. Si gentiment Léa m'a
reçu, en le petit salon un peu obscur des rideaux jaunes; elle avait
son peignoir de satin clair; sous les larges plis soyeux, sa
fine taille serrée; et le grand col blanc, d'où un rose de gorge;
s'approchant à moi, elle souriait; et sur ses épaules, de sa tête
pâlotte et blonde, les cheveux dénoués, en mèches dorées, tombaient;
elle n'est point vieille, la chère, et si mignonne; dix-neuf ans,
vingt peut-être; elle déclare dix-huit; exquise fille. Au long
négligemment immobile du Palais-royal, au long du Palais nous allons.
Elle m'a tendu sa main; moi, j'ai baisé son front; très chastement;
sur mon épaule elle s'est penchée, et un instant nous avons demeuré;
au travers des mous satins, dans mes mains, j'avais la douillette
chaleur. Comme je l'aime, la très pauvre! Et tous ces gens qui
passent, ici, là, qui passent, ah, ignorants de ces joies, tous ces
gens indifférents, ah, quelconques, tous, qui marchent au près de moi.

--«Voici une affiche...» C'est Chavainne. «On commence à huit heures.
Décidément, vous ne viendrez pas?»

--«Mais non.»

--«Au revoir alors; il faut que je rentre à la maison.»

--«Au revoir. Amusez-vous.»

L'excellent ami... Bon appétit, messieurs... De plaire à cette femme
et d'être son amant... Dieu, j'étais avec l'ange... Lui:

--«Vous aussi, amusez-vous, et, surtout, pas de sottises.»

--«Soyez tranquille.»

--«Vous me direz ce que vous aurez fait.»

--«Oui. Au revoir.»

Poignées de mains. Il se retourne. Au revoir. Je vais monter l'avenue
de l'Opéra; je dînerai au café du coin de l'avenue et de la rue des
Petits-champs; j'aurai le temps d'arriver chez moi avant neuf heures.
Le bureau de poste. Je devrais bien écrire à mes parents; je suis en
retard; j'écrirai demain; demain, j'ai le cours de l'École-de-droit;
pour les trois cours où je fréquente, je dois n'y pas manquer. Lucien
Chavainne va ce soir au Français. Oui, un brave garçon; non assez
simple; mais on peut commercer avec lui; lui parler; il comprend; il
est de bon goût et élégant; et véritable ami; on a du plaisir à se
rencontrer avec lui; la prochaine fois, je lui dirai les raisons
toutes de ma tenue; c'est dommage que je ne lui aie pas davantage
expliqué mon après-midi; peut-être eût-il deviné tout le charme inclus
en mon amour; mais il est si fermé à ces choses; avoir, par fois,
quelques heures de bonne intimité, causer, dire et faire des riens,
embrasser ses minces mains, et, aux jours de licence, ses yeux; hélas,
hélas, ses mains et ses yeux; ses mains, ses yeux, ses lèvres. Hélas,
quand donc, oh, quand aimerait-elle? quand se donnerait-elle? et quand
ses lèvres? Deux mois, il y a deux mois; non, c'était à la fin, eh
non, à la moitié de février; et voilà deux mois depuis notre premier,
notre unique embrassement; hélas, et si anciennement. Point heureuse
elle n'est. On allume les candélabres de gaz dans l'avenue; c'est que
le soir croît. Comment sera-telle, au retour? en le long cachemire
bleu, sans doute, avec pendante la longue tresse de ses cheveux; elle
était, cette fois, ingénue, une fillette; ou la caressante fille aux
velours chauds, elle était blanche alors, blanche pallidement, d'une
pâle blancheur de séductrice; et ce fut vous encore, mon amie,
rieuse follement, égayeuse des soirs; elle était de noir vêtue, et
si drôlement majestueuse; c'est les variées formes dont elle est
manifeste; le jour où fraîche, et les cheveux plats, rosée, elle
sortait du bain; elle, la même; la même, la pitoyable idéalement
apparue, une nuit, dans les pitiés qui transfigurent. Je devrais
davantage l'aider; ma mère me donnera bien à Pâques quelque argent;
tout s'arrangera. Le coin de la rue des Petits-champs; le café,
éclairé déjà; mais les boutiques toutes sont éclairées dans l'avenue;
comme vite le soir arrive! «Café Oriental... restaurant». De l'autre
côté, le bouillon Duval; pour économiser, si j'allais là? économiser
me serait utile; le café est vraiment mieux, et la différence des prix
n'est guère; on est aussi bien au bouillon, moins à l'aise, mais
aussi bien; tant pis, je m'offre le luxe du café. À l'intérieur, les
lumières, le reflet des rouges et des dorés; la rue plus sombre; sur
les glaces une buée. «Dîners à trois francs... bock, trente centimes».
Jamais Léa ne voudrait dîner là. Entrons. Un peu il faut relever les
pointes de mes moustaches, ainsi.

       *       *       *       *       *

Illuminé, rouge, doré, le café; les glaces étincelantes; un garçon au
tablier blanc; les colonnes chargées de chapeaux et de par-dessus. Y
a-t-il ici quelqu'un connu? Ces gens me regardent entrer; un monsieur
maigre, aux favoris longs, quelle gravité! Les tables sont pleines;
où m'installerai-je? là-bas un vide; justement ma place habituelle; on
peut avoir une place habituelle; Léa n'aurait pas de quoi se moquer.

--«Si monsieur...»

Le garçon. La table. Mon chapeau au porte-manteau, retirons nos gants.
Il faut les jeter négligemment sur la table, à côté de l'assiette;
plutôt dans la poche du par-dessus; non, sur la table; ces petites
choses sont de la tenue générale. Mon par-dessus au porte-manteau;
je m'assieds; ouf; j'étais las. Je mettrai dans la poche de mon
par-dessus mes gants. Illuminé, doré, rouge, avec les glaces, cet
étincellement; quoi? le café; le café où je suis. Ah, j'étais las. Le
garçon:

--«Potage bisque, Saint-Germain, consommé...»

--«Consommé.»

--«Ensuite, monsieur prendra...»

--«Montrez-moi la carte.»

--«Vin blanc, vin rouge...»

--«Rouge.»

La carte. Poissons, sole... Bien, une sole. Entrées, côte de
pré-salé... non. Poulet... soit.

--«Une sole; du poulet; avec du cresson.»

--«Sole; poulet cresson.»

Ainsi je vais dîner; rien là de déplaisant. Voilà une assez jolie
femme; ni brune, ni blonde; ma foi, air choisi, elle doit être grande;
c'est la femme de cet homme chauve qui me tourne le dos; sa maîtresse
plutôt; elle n'a pas trop les façons d'une femme légitime; assez
jolie, certes. Si elle pouvait regarder par ici; elle est presque en
face de moi; comment faire? À quoi bon? Elle m'a vu. Elle est jolie;
et ce monsieur paraît stupide; malheureusement je ne vois de lui que
le dos; je voudrais connaître sa figure; il est un avoué, un notaire
de province; suis-je bête! Et le consommé? La glace devant moi
reflète le cadre doré; le cadre doré qui, donc, est derrière moi; ces
enluminures sont vermillonnées; les feux de teintes écarlates; c'est
le gaz tout jaune clair qui allume les murs; jaunes aussi du gaz, les
nappes blanches, les glaces, les brilleries des verreries. Commodément
on est; confortablement. Voici le consommé, le consommé fumant;
attention à ce que le garçon ne m'en éclabousse rien. Non; mangeons.
Ce bouillon est trop chaud; essayons encore. Pas mauvais. J'ai déjeuné
un peu tard, et je n'ai guère de faim; il faut pourtant dîner. Fini,
le potage. De nouveau cette femme a regardé par ici; elle a des yeux
expressifs et le monsieur paraît terne; ce serait extraordinaire
que je fisse connaissance avec elle; pourquoi pas? il y a des
circonstances si bizarres; en d'abord la considérant longtemps, je
puis commencer quelque chose; ils sont au rôti; bah, j'aurai, si je
veux, achevé en même temps qu'eux; où est le garçon, qu'il se hâte;
jamais on n'achève dans ces restaurants; si je pouvais m'arranger à
dîner chez moi; peut-être que mon concierge me ferait faire quelque
cuisine à peu de frais chaque jour. Ce serait mauvais. Je suis
ridicule; ce serait ennuyeux; les jours où je ne puis rentrer,
qu'adviendrait-il? au moins dans un restaurant on ne s'ennuie pas. Et
le garçon, que fait-il? Il arrive; il apporte la sole. C'est étrange
comme divers de ces poissons ont des dimensions diverses; cette sole
est bonne à quatre bouchées; d'autres sont qu'on sert à dix personnes;
la sauce y est pour quelque chose, c'est vrai. Entamons celle-ci. Une
sauce aux moules et aux crevettes serait fameusement meilleure.
Ah, notre pêche de crevettes là-bas; la piteuse pêche, et quel
éreintement, et les jambes mouillées; j'avais pourtant mes gros
souliers jaunes de la place de la Bourse. On n'a jamais fait
d'éplucher un poisson; je n'avance pas. Je dois cent francs, et plus,
à mon bottier. Il faudrait tâcher à apprendre les affaires de Bourse;
ce serait pratique; je n'ai jamais compris ce qu'était jouer à la
baisse; quel gain possible, sur des valeurs en baisse? supposons que
j'aie cent mille francs de Panama, et qu'il baisse; alors je vends;
oui; eh bien? je rachèterai donc à la prochaine hausse; non; je
vendrai. Ce gros avoué qui mange, me devrait enseigner. Il n'est
peut-être point avoué ni notaire. Ah, ces arrêtes; rien n'est à manger
de cette sole; elle est savoureuse pourtant; laissons ces débris.
Sur le banc, contre le dossier, je me renverse; encore des gens qui
entrent; tous hommes; un qui semble embarrassé; l'étonnant par-dessus
clair; depuis beaucoup de saisons on n'en porte plus de tel. J'ai
laissé un appétissant petit morceau de sole; bah, je ne vais pas, le
prenant, me rendre ridicule. Excellent serait ce petit morceau,
blanc, avec les raies qu'ont marquées les arrêtes. Tant pis; je ne le
mangerai pas; de ma serviette je m'essuie les doigts; un peu rude, ma
serviette; neuve peut-être. La femme de l'avoué vient de se tourner;
on dirait qu'elle m'a fait un signe; elle a des yeux superbes; comment
ferais-je pour lui parler? Elle ne regarde plus. Écrirais-je un
billet; c'est m'exposer à une déconvenue; pourtant elle annonce une
facile connivence; je lui montrerais le billet; si elle le voulait
prendre, elle s'arrangerait à le prendre; je puis en tout cas faire le
billet. Et après? je dois rentrer, m'habiller, être au théâtre avant
neuf heures; c'est insupportable, toutes ces histoires.

--«Monsieur a fini...»

--«Oui. Apportez-moi le poulet.»

--«Monsieur...»

Un peu de vin. Vide est la banquette en face; entre la banquette et
la glace, une maroquinerie. Il faut, en tout cas, que j'essaie l'effet
d'un billet. Mon porte-cartes; une carte avec mon adresse, cela
est plus convenable; mon porte-crayon; très bien; Quoi écrire? Un
rendez-vous à demain. Je dois indiquer plusieurs rendez-vous. Si
l'avoué savait à quoi je m'occupe, l'honnête avoué. J'écris: «Demain,
à deux heures, au salon de lecture du magasin du Louvre...» Le Louvre,
le Louvre, pas très high-life, mais encore le plus commode; et puis
où ailleurs? Le Louvre, allons. À deux heures. Il faut un assez long
délai; au moins depuis deux heures jusqu'à trois; c'est cela; je
change «à» en «depuis» et je vais ajouter «jusqu'à trois.» Ensuite
«je... je vous attendrai...» non «j'attendrai»; soit; voyons. «Demain,
depuis deux heures, au salon de lecture du magasin du Louvre, jusqu'à
trois, j'att.....» Ça ne va pas du tout; comment mettre? Je ne sais.
Si; à deux heures, au salon... et coetera... jusqu'à trois heures
j'attendrai... Mettons jusqu'à quatre heures; oui; j'emporterai
un livre; justement le roman de chose, le journaliste; je ne sais
pourquoi je l'ai acheté l'autre soir; mais, puisque je l'ai acheté, je
verrai ce que c'est; je m'installerai et j'attendrai tranquillement;
il y a quelques fois des courants d'air; rarement; non, il n'y a pas
de courants d'air. Et cette carte que je n'écris pas; continuons.
«J'attendrai jusqu'à...» mais il faut remettre «à» au lieu de
«depuis»; «demain, à deux heures...» Ma carte va être chargée de
ratures, dégoûtante, illisible: c'est absurde; je vais m'enrhumer
dans cet odieux cabinet de lecture plein de courants d'air; et d'abord
cette femme ne prendra pas mon billet. Je le déchire; en deux, la
carte; encore en deux, cela fait quatre morceaux; encore en deux, cela
fait huit; encore en deux; là, encore; plus moyen. Eh bien, je ne puis
pas jeter ces morceaux à terre; on les retrouverait; il faut un peu
les mâcher. Pouah, c'est dégoûtant. À terre; ainsi, certes, on ne
lira pas. Cette femme rit; elle n'a cependant pas, tout à l'heure, une
seule fois regardé; elle regarde maintenant; elle rit; elle parle au
monsieur; la jolie, jolie, jolie fille. Ce papier mâché est horrible;
buvons un peu; l'affreux goût diminue. Voyons le menu; petits-pois,
asperges; non; glace, glace au café; soit; j'ai si peu d'appétit.
Desserts, fromages, meringues, pommes. Le garçon sert le poulet; bonne
mine, le poulet.

--«Vous me donnerez, garçon, une glace au café; ensuite, vous avez du
fromage, du camembert?»

--«Oui, monsieur.»

--«Du camembert alors.»

Au poulet; c'est une aile; pas trop dure aujourd'hui; du pain; ce
poulet est mangeable; on peut dîner ici; la prochaine fois qu'avec
Léa je dînerai chez elle, je commanderai le dîner rue
Croix-des-petits-champs; c'est moins cher que dans les bons
restaurants, et c'est meilleur. Ici, seulement, le vin n'est pas
remarquable; il faut aller dans les grands restaurants pour avoir du
vin. Le vin, le jeu,--le vin, le jeu, les belles,--voilà, voilà...
Quel rapport est entre le vin et le jeu, entre le jeu et les belles?
je veux bien que des gens aient besoin de se monter pour faire
l'amour; mais le jeu? Ce poulet était remarquable, le cresson
admirable. Ah, la tranquillité du dîner presque achevé. Mais le jeu...
le vin, le jeu,--le vin, le jeu, les belles... Les belles, chères
à Scribe. Ce n'est pas du Châlet, mais de Robert-le-Diable. Allons,
c'est de Scribe encore. Et toujours la même triple passion... Vive le
vin, l'amour et le tabac... Il y a encore le tabac; ça, j'admets...
Voilà, voilà, le refrain du bivouac... Faut-il prononcer taba-c et
bivoua-c, ou taba et bivoua? Mendès, boulevard des Capucines, disait
dom-p-ter; il faut dom-ter. L'amour et le taba-c... le refrain
du bivoua-c... L'avoué et sa femme s'en vont. C'est insensé...
ridicule... grotesque... je les laisse partir...

--«Garçon!»

Je vais payer tout de suite et les rattrapper. Voilà qu'ils sortent.

--«Garçon!»

Le garçon n'est pas là; c'est écoeurant; je suis stupide; une occasion
pareille; je n'en fais jamais d'autres; une femme miraculeuse. Elle
n'a pas regardé par ici en se levant; parbleu, c'est naturel. Ils
partent. Ç'aurait été magnifique; je l'aurais suivie; j'aurais su
où elle allait; je serais bien arrivé à quelque chose. Quelle rue
a-t-elle pu prendre? ils ont tourné à droite; elle a monté l'avenue
de l'Opéra. Est-ce qu'il y a opéra? certes, aujourd'hui lundi. Il sera
utile que j'y conduise bientôt ma petite Léa; elle en sera contente.

--«Monsieur a appelé?»

Le garçon; qu'est-ce qu'il veut? j'ai appelé? Assurément.

--«Je suis un peu pressé... n'est-ce pas...»

--«Très bien, monsieur.»

Ce garçon à l'air de se moquer de moi. Je suis en effet bien sot. Et
pourquoi m'occuper d'autres femmes? n'ai-je pas ma part? à quoi bon
une autre? chercher, se fatiguer? Encore des gens qui sortent. Je
resterai toute la soirée à dîner. La glace; bravo; goûtons; lentement;
cela se déguste; cette fraîcheur; le parfum de café; sur la langue et
le palais la fraîcheur parfumée; on ne peut guère avoir ces choses-là
chez soi. Comme il doit être las, le bonhomme qui menait son fils voir
manger les glaces de Tortoni. Tortoni; je n'y ai jamais mis un pied;
n'être jamais entré chez Tortoni; ça vous manque; sur l'air de la
Dame-blanche, ça vous manque,--ça vous manque... Cette glace est
finie; tant pis. Le garçon a apporté le fromage sans que je l'observe.
Il faut d'abord boire un peu d'eau. Dans douze ou quinze jours j'irai
en province; s'il fait beau, ils seront, toute la famille, à leur
maison de campagne du Quevilly; en avril le temps n'est pas assez
chaud pour qu'on aille à la campagne. Je laisse ce fromage; je n'ai
plus faim. Que c'est agaçant, toujours dîner au restaurant; personne
ici à qui parler; personne à voir; pas une femme à regarder; depuis
huit jours, pas une femme; un tas de messieurs quarts de chic; ils
viennent ici par gueuserie; des décavés; puis des avoués de province
qui se croient chez Bignon. Trois francs et dix sous de pourboire;
et bonsoir. Je me lève; je revêts mon par-dessus; le garçon feint
m'y aider; merci; mon chapeau; mes gants, là, dans ma poche; je pars.
Voici une table où j'eusse été mieux, à droite, près la colonne; des
gens qui boivent des bocks; les grandes portes, massives, en glaces;
un garçon m'ouvre la porte; bonsoir; il fait froid; boutonnons mon
par-dessus; c'est le contraste à la chaleur du dedans; le garçon
referme la porte; «bock, trente centimes... dîners à trois francs».



III


La rue est sombre; il n'est pourtant que sept heures et demie; je vais
rentrer chez moi; je serai aisément dès neuf heures aux Nouveautés.
L'avenue est moins sombre que d'abord elle ne le semblait; le ciel est
clair; sur les trottoirs une limpidité, la lumière des becs de gaz,
des triples becs de gaz; peu de monde dehors; là-bas l'Opéra, le foyer
tout enflammé de l'Opéra; je marche le côté droit de l'avenue, vers
l'Opéra. J'oubliais mes gants; bah, je serai tout-à-l'heure à la
maison; et maintenant on ne voit personne. Bientôt je serai à la
maison; dans... d'ici l'Opéra, cinq minutes; la rue Auber, cinq
minutes; autant, le boulevard Haussmann; encore cinq minutes; cela
fait dix, quinze, vingt minutes; je m'habillerai; je pourrai partir
à huit heures et demie, huit heures trente-cinq. Le temps est sec;
agréable est marcher après dîner; à ce moment du soir, jamais beaucoup
de gens dans l'avenue. Léa sort du théâtre à neuf heures, entre neuf
heures et neuf heures un quart. Que ferons-nous? un tour en voiture;
oui, nous irons par le boulevard aux Champs-élysées, jusqu'au
Rond-point; plutôt jusqu'à l'Arc-de-triomphe, pour revenir chez elle
par les boulevards extérieurs; le temps est si doux; elle me laissera
bien prendre sa main; elle aura sans doute sa toilette de cachemire
noir; j'aurai soin à ce que nous ne rentrions pas trop tard;
certainement, elle me priera pour que je reste un peu; je verrai
son fin sourire de frais démon; lente, elle fera sa toilette du
soir;--asseyez-vous, dans le fauteuil, et soyez sage;--elle
me parlera, dans un beau geste cérémonieux; je répondrai,
semblablement,--oui, ma demoiselle; je m'assoirai dans le fauteuil; le
bas fauteuil en velours bleu, à la bande large brodée; là elle s'est
posée sur mes genoux, il y a quinze jours; et je m'assoirai dans le
bas fauteuil, au près d'elle, en face de l'armoire-à-glace; elle sera
debout, et mettra son chapeau sur la table de peluche; par des petits
coups ajustant ses cheveux, à droite, à gauche, avec des pauses, se
considérant, devant, derrière, par des petits coups, me regardant,
riant, faisant des grimaces, gamine; quelle joie! ainsi dans sa robe
noire et son corsage noir de cachemire; point grande; petite non
plus, malgré qu'elle paraisse petite; non, ce n'est pas petite qu'elle
paraît, mais jeune, tout jeune; et si potelée; ses larges hanches sous
sa mince taille, bombées, mollement descendantes; sa fiérote poitrine,
qui si bien dans les hauts moments palpite; et son visage d'enfant
maligne; ses tout blonds cheveux et ses grands yeux; l'adorable, ma
Léa. Ah, la chère pauvre, je veux l'aimer, et d'un dévot amour, comme
il faut aimer, non comme les autres aiment, altièrement. Quand nous
rentrerons, il sera dix heures au moins. Sept heures trente-cinq à
l'horloge pneumatique. L'Opéra. La terrasse du café de la Paix est
pleine; nul que je connaisse; l'Opéra; la rue Auber; la maison où
demeure monsieur Vaudier; deux mois déjà que je n'ai dîné chez lui;
peut-être voyage-t-il; est-il riche! ah, posséder pareille fortune;
combien peut-il avoir? on m'a dit un million de rente; cela fait, en
minimum, un capital d'une vingtaine de millions; presque cent mille
francs par mois; non; un million divisé par douze, soit cent divisé
par douze... zéro, reste... supposons quatre-vingt-seize, neuf cent
soixante mille francs; quatre-vingt-seize divisé par douze donne huit,
quatre-vingts; quatre-vingt mille francs par mois. Je voudrais que
Léa eût un extraordinaire hôtel; la tendre fillette; si j'avais cette
fortune; ce soir; supposons; subitement j'aurais hérité; c'est si
amusant, arranger ainsi les choses; donc le notaire m'aurait remis les
titres; j'aurais d'argent, or et billets, tout de suite, une centaine
de mille francs; comme d'usage j'irais chez Léa; comme si rien
n'était; je lui dirais tout-à-coup--voulez-vous nous en aller, Léa?
partons les deux; je vous emmène; je t'enlève, tu m'enlèves... non,
soyons sérieux; je lui dirais quelque chose comme--voulez-vous venir?
Certainement elle serait étonnée; elle me dirait qu'elle ne peut
pas;--pourquoi? elle me ferait comprendre qu'elle ne saurait tout
quitter; très simplement, très naturellement, je lui répondrais--oh ne
vous en préoccupez plus; j'ai eu quelque chance; je puis vous aider;
si vous avez quelques dettes, quelques engagements, voulez-vous
me permettre que je vous facilite votre départ... Cela est bien;
voulez-vous me permettre que je vous facilite votre départ. Sur
un meuble je mettrais dix mille francs; et--si davantage vous est
nécessaire, vous me le direz... Dix mille francs; ou cinq mille
seulement; non; pour commencer, vaut mieux dix mille; et puis, si
facile ce me serait. Vingt mille? ce serait absurde; mais dix mille,
c'est cela. Qu'elle serait stupéfaite, et contente.--Voulez-vous
que nous partions? lui dirai-je.--Comment? partir?--Oui, laissez,
abandonnez ceci; au centuple vous le retrouverez; les deux, de ceci
oh sauvons-nous, partons, venons-nous en. Et je la prendrais dans mes
bras; je baiserais ses cheveux; je l'emporterais; et tout bas, tout
bas, elle voudrait bien; ce serait ainsi qu'en le Fortunio de Gautier,
mais Fortunio met le feu aux rideaux, et parmi les flammes, enlève son
amante nue; ayant un million de rentes, je pourrais le luxe d'être un
peu fou. L'Éden-théâtre; les rampes de gaz; les lampes électriques;
des marchands de programmes; un gamin ouvre la portière d'un fiacre;
quel besoin a-t-on qu'un gamin ouvre la portière de votre fiacre?
Là-bas les magasins du Printemps; sur le trottoir pas un chat;
d'ordinaire sont ici des filles, insupportables à arrêter les gens;
pas une ce soir; triste est la rue. Revenons à la question; je veux
m'amuser à songer comment j'arrangerais les choses si je devenais
riche; oui; arrangeons cela, tout en marchant. Donc, je serais devenu
riche; mais comment? à quoi bon l'enquérir? simplement, la chose
serait. Je disais donc que je serais devenu riche; j'aurais ce soir
ma fortune, et beaucoup d'argent dans ma poche. Je ne souhaite pas
le grand train de maison; j'aurais un appartement de garçon et
installerais dans un hôtel Léa; volontiers je garderais mon quatrième
de la rue du Général-Foy; une chose en ce genre, mais mieux; avoir le
train chez soi d'un garçon d'une trentaine de mille francs de rentes
et chez sa maîtresse dépenser son million annuel; je me voudrais
un petit rez-de-chaussée; dans une maison quartier Monceau
nécessairement; cinq ou six chambres; entrée par une porte cochère;
puis deux marches; la porte; un vestibule; sur le devant, un petit
salon, une salle-à-manger, un fumoir; derrière, la cuisine, les
privés, un grand cabinet-de-toilette et la chambre-à-coucher; la
chambre-à-coucher ouvrant sur une cour-jardin. Il faudrait que le
vestibule ne fût pas minuscule; j'en ferais une sorte de serre; de la
longueur de l'appartement il serait incommode; mieux il s'arrêterait à
la hauteur de la salle-à-manger; ainsi entre le salon et la chambre
un second vestibule séparé du premier par une porte, plutôt par une
portière; et les demoiselles qui, bien cachées, fileraient derrière
la portière! Comment meubler tout cela? nul luxe banal; à ma manière;
j'ai toujours rêvé une chambre-à-coucher en blanc et sans meubles;
au milieu, un lit carré; en cuivre, plutôt qu'en étoffe, le cuivre
convenant au blanc; les murs tendus d'étoffes, satins, cachemires,
soieries blanches; aussi le plafond; à terre, des peaux blanches;
d'ours blanc, parbleu; et, surtout, pas de meubles; les armoires dans
le cabinet-de-toilette; ici rien que des divans... Voilà que je ne
sais plus maintenant où je suis ni ce que je fais; ah, bientôt
le boulevard Haussmann. À gauche, la porte du salon; à droite, la
fenêtre; en avant, la porte du cabinet-de-toilette; en face, le lit;
la cheminée? en avant, au lieu de la porte du cabinet-de-toilette; et
cette porte? poussée vers le coin; ou pas de cheminée; ou la cheminée
dans le coin; là, dans le coin, au milieu du plafond encore, une
veilleuse en albâtre, un peu comme dans la chambre de Léa. Le cabinet
évidemment en marbre. Faudrait-il que le vestibule fût en marbre?
Tout au long du mur, des arbustes. Comment éclairer ce vestibule? un
vasistas n'est pas propre. Et puis, je voudrais la maison devant une
rue tranquille. Serait parfait, devant la maison, un ou deux mètres de
jardin, sur la rue; un petit mur avec une grille; une grille nue; le
jardinet; quelques lilas seulement, quelques feuillages, je ne sais
quoi; quelle largeur? un mètre ou un mètre et demi; je suis fou; deux
ou trois mètres. Cela dépend si de l'appartement une porte ouvrira
sur le jardin; peu utile; mais non gênant, pourvu que ce soit de la
salle-à-manger; à l'occasion, agréable; alors, trois ou quatre mètres
de jardin. Voyons; trois mètres, donc trois grands pas; un, deux,
trois; oui, c'est cela. Quand je voudrais dîner à la maison, mon
domestique l'organiserait avec quelque Chevet; vivre en un mode
ordinaire est précieux; d'ailleurs, je demeurerais ordinairement
avec Léa; de temps en temps, je l'emmènerais dans mon petit
rez-de-chaussée; une escapade; si gentiment, là, nous nous aimerions,
dans notre chambre blanche, parmi les peaux d'ours blancs. Ce soir,
nous nous serions enfuis ensemble; dans deux heures j'arriverais chez
elle; j'aurais en poche mes vingt-cinq mille francs; comme d'usage
j'arriverais. Mais ce n'est pas chez elle, c'est à son théâtre que je
vais; ça ne fait rien...

--«Bonsoir, monsieur.»

Quoi? Une fille. Si je fais le semblant de la regarder, elle m'arrête.

--«Monsieur...»

Une averse de patchouli; Dieu! passons vite. Ah, Léa, Léa, ma belle,
bonne, belle petite Léa; comme tu serais heureuse et comme ce serait
fini, les jours mauvais, et comme nous nous aimerions! lorsque je te
dirais que je suis, pour toi, devenu riche, et quand ensemble nous
nous enfuirions, ce soir. Où irions-nous? chez moi d'abord, et demain
nous partirions en voyage; la journée de demain à nous équiper;
le départ peut-être après-demain seulement; jusque là, chez moi,
ensemble; et ainsi, donc, ce soir, vers neuf heures tout, communement,
au théâtre j'arriverais; je l'attends; elle sort; je la salue; elle
s'approche; je lui dis--bonsoir, ma demoiselle... À gauche, dans la
rue latérale, ce jeune homme, grand, maigre, au court par-dessus
noir, au chapeau haut? C'est Paul Hénart. Il vient vers ici. Ah,
Paul Hénart; toujours correct; et toujours sa canne de fin jonc; il
m'aperçoit, me fait signe...

--«Bonjour.»

--«Bonjour. Vous rentrez chez vous?»

--«Oui. Vous vous portez bien?... Vous allez vers ce côté?»

--«Oui; je vous accompagnerai jusqu'à Saint-Augustin.»

--«Très bien. Et quoi de nouveau?»

--«Rien, rien encore.»

Je me réjouis de le revoir; un très vieil, très honnête, très cordial
ami; très convenable; gentleman; j'aurais en lui de la confiance; très
honnête; très cordial. Nous marchons au long du boulevard. Il est bien
de sa personne, sans affectations. Où allait-il? Je le lui demande.

--«Vous n'allez point par ce chemin chez vous?»

--«Non; je vais rue de Courcelles.»

Mais, c'est sa vieille histoire de mariage; encore cela dure?

--«Rue de Courcelles? Vous allez chez cette dame, dont la
demoiselle...»

--«Justement.»

--«Vous m'en avez vaguement parlé; il y a un temps indéfini; où en
êtes-vous?»

--«Je vais bientôt me marier.»

--«Vraiment?»

--«Vraiment. Cela vous étonne?»

--«Non.»

Se marier; épouser une femme aimée; pouvoir épouser une femme
qu'on aime; l'avoir. On trouverait donc ces choses, se marier, être
ensemble, avoir sa femme...

--«Non» dis-je «cela ne m'étonne pas... Mais comment la chose
s'est-elle fait si vite?»

Il va se marier. Quel garçon avec son amour, son mariage, ces
histoires qui n'arrivent qu'à lui!

--«Que voulez-vous que je vous dise?» me répond-il. «J'aime une jeune
fille qui m'aime et je vais l'épouser.»

--«Et vous êtes heureux.»

--«Heureux.»

--«Vous avez de la chance.»

--«Je me suis rencontré à une femme digne et capable d'amour.»

Il semble se croire seul aimé et qui aime. Je me rappelle pourtant...

--«Mon cher Hénart, si je me rappelle bien deux ou trois mots que vous
m'en avez dits, c'est tout par hasard que vous l'avez connue, cette
jeune fille.»

--«Tout par hasard, certes; je l'ai vue pour la première fois, un
jour, dans un jardin, avec deux autres jeunes filles; je passais, un
peu flânant; elle était là, si fraîche, si simple: il y a plus de
six mois déjà; j'ai su où elle demeurait, puis son nom, ce qu'elle
était... Voilà.»

Voilà; il l'avoue; dans un jardin; trois jeunes filles; je me suis
assis en face d'elles; j'ai tiré mon lorgnon; je l'ai suivie; voilà.

--«Et quand un mathématicien se sent une fois amoureux, tout est
perdu. Vous lui avez parlé?»

--«Pas tout de suite. Elle m'avait remarqué; elle me l'a dit plus
tard. Je sus qu'elle demeurait avec sa mère. Vous devinez le reste.»

--«Oui. Vous lui avez remis des billets.»

--«Non. J'ai enfin eu l'ami d'un ami qui m'a mis en relation avec ces
dames.»

Du proxénétisme.

--«Et vous êtes content?»

--«J'ai connu une fille au coeur profond; non enfantine, non folle;
une sérieuse fille, à l'âme sûre, de peu de paroles, aux regards
constants, une véridique femme. J'allai chez sa mère; sa mère, ah,
si bonne; elle comprit, et elle eut confiance, la chère, brave et
admirable maman. Une histoire, n'est-ce pas, de madame de Ségur. La
maman use ses soirées à tricoter, comme au vieil âge; elle joue aussi
du piano; Élise et moi, nous bavardons...»

Quelle candeur.

--«Et cela dure depuis six mois?»

--«Depuis cinq à six mois. Un soir, nous nous sommes promis que nous
nous marierions; elle était toute en blanc, assise dans un fauteuil;
moi près elle, sur une petite chaise; c'était dans un coin de
leur salon; la maman souvent s'obstine à déchiffrer des morceaux
difficiles; du Iansen par exemple; Élise me dit, absolument immobile,
très bas, avec l'air de ne pas remuer ses lèvres, et comme si quelque
autre divine et qui eût été elle, eût parlé, elle me dit--le premier
soir où vous êtes ici venu, j'aurais si j'avais osé dit Oui... et elle
me dit--mon ami, je serai votre femme... Elle m'a dit ces mots, cela.
Vous voyez la scène? Alors la maman s'est tournée; elle nous regarda
et elle s'écria--eh bien, mes enfants, nous vous marierons; ne vous
gênez pas... Ah, ah, ah... et elle se mit à rire, d'un rire si gai, si
franc; et... et coetera, et coetera.»

C'est la moralité de l'histoire.

--«Très bien, très bien, mon cher Hénart. C'est très gentil de vous,
me conter ces choses. Et vous allez vous marier?»

--«Cet été, je l'espère.»

--«A-t-elle un peu de fortune?»

--«La maman a de quoi vivre décemment; moi, depuis que je suis à la
Compagnie-du-nord, je gagne quelque argent.»

--«Très bien, très bien. Elle a vingt ans, ne disiez-vous pas, vous
vingt-sept?»

--«J'ai en elle» il me parle à voix très basse «en elle j'ai l'honneur
et la raison de ma vie; je vais être son mari; et je vis une joie
certaine, infinie, ainsi qu'une entrée dans le ciel.»

Une joie certaine; infinie; le ciel; son mari; une femme; une joie
infinie. Nous marchons, Paul et moi, dans les rues. En face de nous,
le boulevard Malesherbes; les arbres; les lumières; les rues désertes;
une pâle brise. Je voudrais être là-bas, à la campagne, chez mon père,
dans les champs nocturnes seul, seul, oh seul à marcher; si bon il
fait, la nuit, parmi les seules campagnes, à aller, un bâton à la
main, tout droit, rêvant des choses possibles, en le silence, dans les
grandes seules campagnes, sur les profondes routes, si bon il fait, si
bon... Nous marchons, Paul et moi, à côté.

--«Vous êtes heureux, mon cher Hénart.»

--«Je vous souhaite quelque chose telle; je vais, tout-à-l'heure,
revoir ma bonne future femme; elle m'attend sans en avoir l'air; sa
maman se moquerait d'elle. Mais nous voici à Saint-Augustin. Vous
remontez l'avenue Portalis?»

--«Oui; il faut que je rentre.»

--«Vous n'avez rien dans le coeur? je parie, au contraire...»

--«Oh, des bêtises. Bonsoir, Paul.»

--«Bonsoir.»

--«Vous viendrez me voir?»

--«Un matin, j'irai vous éveiller, si ce n'est indiscret.»

--«Ne le craignez pas, mon ami.»

--«Bonsoir.»

--«Bonsoir.»

Nous nous quittons. Il va là-bas. Oh lui! Est-ce, n'est-ce pas un
heureux? il connaît un entier amour, un mutuel amour. Il s'imagine que
je cours les filles. Un mutuel amour, total. Ah, il se croit, donc il
est heureux; heureux comme nul ne le fut peut-être; le seul serait-il
qui eût tenté ce qu'est l'amour. Certes, il le croit. Et pourtant!
c'est extraordinaire, croire de telles choses; et sur quelles raisons!
Rue de Courcelles; Élise; la maman; et qui, mon Dieu! une demoiselle
à qui, un beau jour, il s'est rencontré par hasard; qui fréquente avec
deux amies dans un jardin; qu'il a suivie; qui a reçu ses billets;
chez qui, pendant six mois, il s'est fait bien candide; et qui tout
de suite lui aurait dit oui, s'il avait osé. Et la maman; une petite
rentière; une veuve assurément; une veuve d'officier; la maman qui
feint déchiffrer du Iansen; la romance de l'éternel amour; je serai
votre femme; pourquoi pas tout de suite dans la chambre; qu'est-ce
alors qu'il eût dit, notre ingénieur? Ah, ah, ah; elles ont joué
serré. Et lui qui va s'imaginer, qui s'imagine, qui peut s'imaginer
qu'il aime; qui ne s'aperçoit pas sa dupe; qui ne devinerait pas qu'en
deux mois ce caprice lui sera passé; et qui épouse. Les vrais
amours ne vont pas ainsi, ainsi ne s'instituent-ils pas, ainsi ne
naissent-ils pas, et ce n'est pas, un coeur pris, au parc Monceau, un
jour qu'on flâne, et quand on suit les petites modistes et les filles
de veuve, pour jouer, devant trois beautés, les Paris... La porte de
ma maison; me voici arrivé... L'amour pour de bon? farceur! l'amour
pour de bon? moi, moi, moi, sacrebleu.

(_à suivre_)

    ÉDOUARD DUJARDIN



LES LAURIERS SONT COUPÉS[1]

[Note 1: Voir _la Revue Indépendante_, 7.]



IV


--«Monsieur.»

On m'appelle; le concierge; il tient une lettre.

--«La femme-de-chambre qui est venue déjà plusieurs fois a apporté
cette lettre pour monsieur, il y a un quart d'heure. Elle a dit que
c'était pressé.»

Sans doute une lettre de Léa.

--«Donnez... Merci.»

Oui, une lettre de Léa; vite.

«Mon cher ami, n'allez pas ce soir me chercher au théâtre. Venez
directement à la maison vers dix heures. Je vous attendrai. Léa.»

Insupportable; toujours des changements; on ne sait jamais ce
qu'on fera; on s'arrange pour ceci, et c'est cela; la même comédie
éternellement; pourquoi ne veut-elle pas que je l'aille chercher au
théâtre? pour qu'on ne la voie pas avec moi? quelque nouveau venu sans
doute? Peut-être aussi qu'elle eût été en retard; peut-être a-t-elle
un motif. Le troisième étage ou seulement le second?... le bec de gaz;
c'est le second étage. Cette fille est désespérante; heureux encore
que j'aie été averti; envoyer sa femme-de-chambre à sept heures;
je pouvais ne plus rentrer; c'est absurde; si je n'avais pas eu son
billet et si elle m'avait vu au théâtre, elle m'aurait fait une scène
effroyable; non, elle va craindre ma présence et elle sortira par une
autre porte; il y a vingt-cinq portes à ces théâtres; et quelle figure
aurais-je jouée là-bas; elle savait, certes, qu'auparavant je
devais passer chez moi; enfin... Ma porte; ouvrons; l'obscurité; les
allumettes sont à leur place; je frotte... attention... la porte du
salon; j'entre; la cheminée; le bougeoir y est; j'allume la bougie; au
cendrier l'allumette; tout est à sa place; la table; pas de lettres;
si; une carte de visite; cornée; qui est venu?--Jules de Rivare... Ah,
quel dommage; ce vieil ami; nous étions à côté l'un de l'autre dans
l'étude de philosophie; était-il sage! Il est venu aujourdhui; le
concierge ne me dit rien; ce cher de Rivare séjourne donc à Paris;
avec sa moustache noire et son air d'officier de cavalerie; un aussi
qui a de la tenue; il reviendra; est-il étourdi de ne pas me dire où
il loge; ah, derrière sa carte, je ne pensais pas à regarder, il y
a un mot... «Je t'attends pour déjeuner demain; rendez-vous, onze
heures, hôtel Byron, rue Laffitte.» J'irai, j'irai. Et mon cours de
droit à deux heures? si je n'ai pas le temps d'y aller, je n'y
irai pas. Il doit être riche, ce vieux de Rivare; ces noblesses de
province; hm; qui sait? Demain, à onze heures, rue Laffitte. Pour le
moment, il faut que je m'habille pour aller chez Léa; j'ai plus d'une
heure et demie, tout le temps de me disposer. Sur une chaise, mon
par-dessus et mon chapeau. J'entre dans ma chambre; les deux bougeoirs
en cigognes à doubles branches; allumons; voilà... Qu'est-ce que je
vais faire? La chambre; le blanc du lit dans le bambou, à gauche, là,
à gauche de moi; et la tenture d'ancienne tapisserie au-dessus du lit,
les dessins rouges, vagues, estompés, bleus violacés, atténués, un
nuancement noirâtre de rouge noir et de bleu noir, une usure de
tons; au cabinet-de-toilette est nécessaire un paillasson neuf; j'en
choisirai un au Bon-marché; avenue de l'Opéra ce vaut autant et ce
m'accomode mieux. Je vais faire ma toilette. À quoi bon? je ne dois
pas rester chez Léa, je dois revenir ici; qui sait pourtant ce qui
peut arriver; qui sait comment se peuvent tourner les choses, ce
que peut amener l'occasion. Ah, quand sera le jour de notre amour!
N'importe; je ferai ma toilette; j'ai le temps, et plus que de
nécessaire; en vingt minutes je serai chez elle; inutile que je me
hâte; la température est très belle ce soir, tiède, douce; toute une
joie qui s'annonce; dans la voiture nous causerons; pendant qu'en la
voiture, les deux, par les rues ombrées, nous roulerons, sous le ciel
clair, l'air tiède et doux, l'atmosphère joyeuse; le beau soir! Si
j'ouvrais la fenêtre? oui; grande je l'ouvre; la nuit mi-obscure;
nuit blanchie des premières étoiles; demies ombres indistinctes; nuit
claire; derrière moi est la chambre, le reflet des bougies, l'air
plus lourd des chambres, l'air moiteux des intérieurs pesants; je suis
appuyé au balcon, incliné sur l'espace; je respire largement le
soir; vaguement je regarde le beau dehors; le beau, l'ombré,
le mélancolique, le gracieux lointain de l'air; la beauté des
nocturnités; le ciel gris et noir en très confus bleutements; et les
points des étoiles, comme des gouttes, qui trépident, les aquatiques
étoiles; le blanchîment, en tout l'alentour, des grands cieux; là,
les masses des arbres et, plus loin, les maisons, noires, avec des
fenêtres illuminées; les toits, les toits noircis; en bas, mêlé, le
jardin, et, mêlés, des murs, des choses; et les maisons noires aux
fenêtres de lumière et aux fenêtres noires, et le ciel immensément,
bleuté, blanc des premières étoiles; l'air tiède; nul vent; l'air
chaud; des humeurs de mai naissant; un bien-être, chaudement, dans
l'atmosphère caressante et nocturne, et nocturnement caressant; les
masses des arbres en tas, là-bas, et la sphère du gris bleu ciel
pointé de feux trépidants; l'ombre indistincte du jardin nocturne;
l'air doux; oh, bon souffle printanier, bon souffle estival et
nocturne. Léa, ma tendre chère, ma petite Léa, mon aimée, ma Léa, que
bien les deux nous allons être, et que bien nous nous reverrons! les
nocturnités ténébreuses indistinctent toutes les choses; oh mon amie
au sourire et au rire léger, aux yeux qui rient, aux grands yeux,
petite rieuse bouche, oui sourieuses lèvres; dans l'ombre gisent
les confus jardins, sous le ciel clair, et la jolie tête blonde est
d'elle, moqueuse, et petitement juvénile, fin nez, mignonne face, fins
blonds cheveux, blanche fine peau, enfant qui sourit et me rit et me
moque et nous nous chérissons; dans cette nuit, sur le balcon fuyant,
sur l'indistinct des murs lointains, dans l'air tiède et nocturne,
parmi l'alentour qui s'efface, tu es belle et tu es gracieuse;
gracieuse divinement tu marches, en le bercement de tes hanches, et
tu marches mollement, sur les tapis, au près de la table où sont des
fleurs, en ton exquis jaune salon, au long des fleurs, sur le tapis
moiré, tu marches, mollement, inclinant ta tête et à droite lentement
et à gauche lentement, avec des sourires blancs, face éburine aux foux
cheveux, souriante, lentement, ondulante, tu passes, tu passes, tu
marches; flotte ta mince robe, le crêpe crémeux, l'ondoîment du crêpe
où tombe un ruban de soie, le crêpe aux plis ceignant tes seins et les
hanches et le puéril corps, et tu meux doucement tes lèvres, mon amie;
moi je t'aime; l'ombre des grands feuillages monte au ciel, très haut,
mienne, tu transparais de l'ombre claire; souriante, ingénue, bonne et
charmante, je te veux; moi je t'aime purement; moi je ne veux d'elle
que son amour, et son baiser je le veux en son amour; à genoux je
suis, et j'adore; oh la triste des mauvais baisers, sois en moi
rassurée, en moi sois heureuse, aie ta sécurité, lis mon amour pieux;
et qu'elle respire la nuit instigatrice; on est aimé (et semblablement
l'on aime) une fois en la vie, et par moi maintenant elle est aimée;
alors que feras-tu, mon amour? oui, ceci, j'espérerai; et quand
l'auras-tu? je l'aurai; quand elle se donnera, tard oh tard, et quand
elle aura éprouvé mon coeur dévot, quand elle m'aura su son amant, et
quand j'aurai refusé (oh le marchandage de sa chair) le sacrifice de
sa chair, et quand long temps, absolument, je l'aurai respectée,
et quand apparaîtra la différence de mon amour (je ne l'aurai pas
touchée, je ne l'aurai pas demandée, pas voulue, pas souhaitée), et
quand, ma future femme, de ma vénération je l'aurai exhaussée, quand
aimée je l'aurai, et quand de tous trésors authentiques dotée, à moi,
pure, elle régnera,--je l'aurai... Ah, je l'ai eue, je l'ai prise,
je l'ai violée; oh obsédance; repentir... La nuit; l'obscurité des
arbres; le rayonnement des étoiles croissantes; la bonne nuit; être
ainsi, en l'atmosphère bonne, en la nuit, la nuit montante. Il me
va pourtant falloir partir; oui; partir, n'être plus à ce balcon.
Derrière moi est la chambre; je ne la vois pas, je sais qu'elle est;
derrière, l'air plus lourd de la chambre; ici le très frais, le tiède
du dehors; quitter la fenêtre, ah peine! rentrer, s'occuper à des
choses, faire des choses, vouloir, s'efforcer, rompre cet apaisement.
Je le dois. La nuit est calme; encore un instant ici; on serait si
bien à demeurer; si belle à voir, la nuit; si douce à contempler,
l'ombre; si caressante à caresser, de ses regards, l'ombre des formes
d'arbres et des jardins en la nuit; ce serait si bon, rêver dans le
farniente d'un soir, à une fenêtre, songer son amour, son aimée, et
considérer un très calme de soir, rêver. Songer l'amour qu'on aurait
saint, l'aimée qu'on aurait inviolée, dans un soir chaste; ce serait
bon, rêver dans le confort calme du soir. Ici la nuit fraîche et
noire; la nuit plus fraîche, plus noire; derrière, la chambre plus
chaude, plus moite, avec les bougies limpides; le dehors est frais;
l'intérieur est plus tiède, plus doux; le dehors est frais, presque
froid; ces noirs à la fin sont tristes; est une angoisse à fouiller
tant d'immobilités; ce ciel blafard, ces masses d'arbres, ces lueurs
sont glaciales; presque lugubre, ce silence; j'ai une peur de cette
grande nuit muette; le dedans est doux, tiède, moite, chaud, avec les
tapis, les étoffes, les murs bien clos, le confort des choses molles;
rentrons... je me redresse, je me retourne... les bougies sont
allumées sur la cheminée; voici le lit blanc, moelleux, les tapis;
je m'appuie sur la croisée ouverte; dehors, derrière moi, je sens
la nuit; la nuit noire, froide, triste, lugubre; l'ombre où des
apparences bougent, le silence où bruissent des sables; les longs
arbres tassés en noir; les murs vides, et les fenêtres obscures
d'inconnu et les fenêtres éclairées, inconnues; dans la blêmeur du
ciel, ce trépidement des yeux pleurards des étoiles; le secret des
ombres opâques, ténébreuses, mêlées en quelque chose formidable;
ah, là, quelque chose ignorée, formidable... J'ai un frisson,
précipitamment je me tourne, je saisis les croisées, je les pousse, je
les ferme, précipitamment... Rien... La fenêtre est fermée... Et les
rideaux? je les tire, voilà... La nuit est supprimée. Dans la clarté
amie, ma chambre, la chambre de moi; en le chez-soi comme l'on est
à l'aise! la chambre molle; hors la terreur des nuits désertes; le
confort; la lumière. Je m'appuie au mur. On se sent tout assuré,
tout content, tout dispos; la clarté blanche des bougies, blanchement
dorée; le moelleux des tapis et des tentures; c'est un bien-être, un
charme, un bonheur; je vais être heureusement pour m'arranger, ici,
dans cet apaisement de la chambre étroite; brillant aux clartés, blanc
luisant, couleur d'eau courante et de marbre, le cabinet-de-toilette;
il faut que je m'habille; j'ai sur moi mon pantalon gris et ma
jaquette noire; je puis aller ainsi chez Léa; certes, elle m'a vu
souvent en ce costume; mais en tous mes costumes souvent elle m'a vu;
cet habillement est convenable; une redingote? inutile; je ne verrai
que Léa; je garde aussi ces bottines; aucun bouton ne manque? aucun;
elles ne sont point salies; un coup de brosse suffira; mais il faut
que je change la chemise; celle-ci, mise d'hier soir, est propre
encore; les manches et le col sont blancs; c'est ennuyeux, changer;
n'importe, il le faut; si, par un hasard, ce soir, chez Léa, qui
sait?... ah, belle chère femme, si ce soir... Sacrebleu, sacrebleu,
est-ce que je suis fou? habillons-nous, et prenons une autre chemise.
Ma jaquette, là, sur le lit; mon gilet, aussi, sur le lit; maintenant,
dans le cabinet-de-toilette; mon cabinet-de-toilette est vraiment très
en ordre; le domestique est soigneux du ménage; dans la grande glace,
au dessus de la toilette, se reflètent les bougies; les murs au ton
de paille; la large cuvette blanche, pleine d'eau; l'eau transparente,
perlée; quelques gouttes de musc, très peu; au porte-manteau la
chemise; je suis bien heureux de n'avoir point de gilet en flanelle;
cela est si ridicule; mon père voulait que j'en eusse; l'éponge; l'eau
froide sur ma main; ah, la tête dans l'eau; quel saisissement; c'est
un charme, la tête dans l'humide d'eau qui ruisselle, qui bruit, qui
roule, et glisse et fuit, qui coule; les oreilles trempées d'eau et
bourdonnantes, les yeux clos puis ouverts dans le vert de l'eau, la
peau agacée et frémissante, une caresse, comme une volupté; oh, cet
été, quelle joie d'aller à la mer; sans doute irons-nous à Yport;
ma mère aime ce pays; la forêt, la falaise; ah, dans la cuvette
se plonger; sur mon cou l'éponge jaillissante, sur ma poitrine la
fraicheur, un très peu parfumée, de la bonne eau; ma serviette; ouf;
je me suis fait raser à midi; cela suffit pour aujourdhui, si je
me pouvais raser; on ne se rase jamais bien; garder ma barbe ne me
conviendrait pas. Me voilà présentable; on doit toujours être sur ses
gardes; je vais chez Léa ce soir; eh, eh; si j'y trouvais asile; ce
serait amusant... Allons, allons... Où est ma brosse-à-cheveux? C'est
étrange comme les demoiselles sans vertu peuvent supporter tant
de gens; bah; et nous qui les admettons toutes. Mais je suis
minutieusement net; bravo; vite, faut s'habiller; j'aurais froid; une
chemise blanche; hâtons-nous; les boutons des manches, du col; ah,
le linge frais! que je suis bête; dépêchons-nous; dans ma chambre; ma
cravate; mes bretelles sont laides, je les ai affreusement choisies;
mon gilet; dans la poche, ma montre; ma jaquette; j'oubliais brosser
un peu mes bottines; tant pis; non, un simple coup de brosse;
ma brosse-à-habits; ce n'est qu'un peu de poussière; une, deux;
maintenant, ma jaquette; la cravate est à sa place; parfait; je suis
prêt; je puis partir; mon mouchoir; mon porte-cartes; très bien;
quelle heure est-il? huit heures et demie; je ne vais pas partir
si tôt; alors asseyons-nous, là, dans le fauteuil; j'ai une heure
à attendre; qu'on est tranquille ici! tout-à-fait tranquille et si
enviablement; rien ne vaut, mon cher garçon, une bonne sieste, dans un
bon fauteuil, après un quart d'heure de toilette et de bon barbotage
dans l'eau fraîche.



V


Puisque je n'ai rien dont m'occuper, examinons un peu, mais
sérieusement, ce que je dois faire ce soir chez Léa; évidemment,
demeurer avec elle jusqu'à minuit ou une heure, puis m'en aller; le
nécessaire est qu'elle comprenne la raison d'une telle conduite; ah,
que c'est difficile à expliquer!... En cette chambre je suis mal;
allons dans le salon; debout; les bougies sur le bureau; je n'ai qu'à
me promener de long en large dans le salon, devant la cheminée, les
deux fenêtres; tirons les rideaux; dans le salon, nonchalamment,
de long en large. Que songé-je? C'est très ennuyeux, quand je veux
réfléchir quelque chose, que je parte aussi tôt en des divagations. Il
faut pourtant que je sache ce que je ferai ce soir; je ne puis laisser
tout au hasard; mon devoir est d'exposer à Léa... D'abord m'est
nécessaire l'occasion de partir spontanément; déjà, plusieurs fois,
comme elle ne me disait pas que je reste, je semblais, m'en allant,
être mis gentiment à la porte. Ce soir, elle consentira peut-être à ce
que je reste; admettons qu'elle consente; alors je lui dirai que sans
doute mieux nous vaut que je la quitte; pourquoi resterais-je, si
elle ne m'aime pas assez pour me retenir de son plein gré? Ainsi lui
répondrai-je. C'est difficile; je ne sais comment je réussirai; elle
sera stupéfaite; elle me regardera de ses grands yeux exagérément
ébahis et railleusement à demi; comme le jour où j'ai voulu la
gronder; avec ses façons alertes d'aller, de venir, ses petits gestes
tour-à-tour rapides et paresseux; le jour aussi où elle a jeté son
chapeau dans la jardinière; son chapeau gris de perle; elle s'est mise
à rire, à rire; la folle... Suis-je distrait! je n'arriverai jamais à
fixer mon esprit sur un point; c'est à en désespérer. Si j'écrivais?
L'inspiration est bonne; je vais faire un petit plan écrit de ce
que je dois lui dire; cela sert au moins à déterminer les idées. Je
m'assieds; le buvard, du papier, l'encrier, le porte-plume; la plume
paraît suffisante; très bien. En face de moi, la tenture de soie
chinoise; les fleurs vagues, blanches, des soieries chinoises, où
surnage la lente cigogne au bec monté; la soie noire, très lisse,
où le blanc des broderies; sur le buvard, du papier; c'est cela;
écrivons... Que me disait-elle en sa récente lettre? je devrais
d'abord relire cette lettre; j'ai là ses lettres; voyons. Dans le
tiroir, le paquet de lettres, serré en un carton; voici l'entière
correspondance, ses lettres et le brouillon des miennes. Son premier
billet.

«Monsieur,

»Il m'est complètement impossible d'accepter ce soir votre aimable
invitation. Si vous voulez la remettre à demain, je serai libre.

»Je vous salue.»

Cela est du soir où je pensais l'emmener souper; je l'avais été voir
la veille pour la première fois; c'est quand, à minuit, j'ai été la
demander chez le concierge du théâtre, qu'on m'a remis ce billet. Et
le jour suivant? c'est le jour suivant que chez ce concierge elle m'a
envoyé promener! Voici son second billet, de quinze jours plus tard.

«Monsieur,

»Je vous suis bien reconnaissante du service que vous avez eu la
gracieuseté...................»

J'étais retourné rue Stévens. Quand on a entrepris quelque chose, on
répugne si fort à renoncer brusquement; j'avais fait des démarches,
donné des pour-boire, écrit; je ne pouvais vraiment pas en demeurer
là, tout abandonner, n'y plus penser. Louise, alors, était sa
femme-de-chambre; que de louis j'ai dû lui donner, à cette grosse
fille; pendant ces deux semaines d'absence de Léa, je n'ai plus vu,
rue Stévens, qu'elle, l'excellente Louise. Et puis cette histoire;
mademoiselle d'Arsay échouée en Champagne, je ne sais plus où, sans
argent; le matin j'avais reçu de mon père mes six cents francs; ce fut
instinctif; un désir d'étonner, d'éblouir, d'être admirable; une folie
pourtant; donner ainsi trois francs; pour une femme deux fois aperçue
et qui m'avait mis à la porte; un beau mouvement, certes, mais qui me
liait. C'est alors qu'elle m'a écrit son second billet.

«..... Je vous suis bien reconnaissante du service que vous avez eu
la gracieuseté de me rendre. Si j'avais su plus tôt que vous
étiez l'auteur de cette complaisance je vous aurais remercié de
suite..........»

Elle avait écrit «plus tôt» et a surchargé «de suite».

«..... Mais je n'ai été informée de votre bonté que depuis peu de
temps. Je m'empresse de vous dire que je serai de retour à Paris
mercredi soir et que si vous voulez me faire l'amabilité de venir me
voir jeudi dans l'après-midi vers les quatre heures, vous serez
le bien venu. En attendant le plaisir de vous voir, je vous serre
amicalement la main.

Léa d'Arsay.»

Ce carnet?... oui. J'avais eu l'idée d'écrire jour par jour, en
résumé, la suite de mes relations avec cette femme; j'ai eu tort de ne
pas persévérer; ce serait devenu intéressant; c'est déjà curieux, ce
mémento de trois semaines; les semaines précisément d'après la rentrée
de Léa à Paris; les trois premières semaines de notre liaison; en
effet cela commence le jeudi lendemain de son retour.

«_Jeudi 27 janvier_:--Quatre heures; je vais rue Stévens; Léa me
reçoit; toilette blanche; elle me parle de ses ennuis, le terme
non encore payé; j'offre lui apporter, à minuit, deux cents francs;
convenu.

»Minuit; elle revient du théâtre avec sa mère; me reçoit dans sa
chambre; d'abord peu aimable; je donne les deux cents francs; elle
ne me veut pas garder; indisposée; devient plus aimable; je reste un
quart d'heure...»

Véritablement, puisque j'avais commencé, je devais continuer; j'avais
d'ailleurs sujet de croire que ce nouveau, ce dernier don triompherait
de toutes difficultés; je ne pouvais guère agir autrement, ni perdre,
par un refus, l'effet de mes munificences premières.

«_Vendredi 28 janvier_:--J'envoie des lilas blancs.

»_Samedi 29 janvier_:--Je crois l'apercevoir, dans une voiture, rue
des Martyrs; j'arrive rue Stévens; Louise me dit qu'elle est allée
dîner en ville; je promets que je viendrai le lendemain à une heure.

»_Dimanche 30 janvier_:--Une heure, rue Stévens; Louise me dit qu'elle
est allée à la campagne pour plusieurs jours; sa mère l'y a forcée;
elle est tenue très durement; je me montre mécontent; j'annonce que
je quitte Paris une semaine; je m'informe de la rente que faisait
précédemment le consul; cinq cents francs par mois, plus la toilette
et les cadeaux.

»_31 janvier au 12 février_:--En Belgique.

»_5 février_:--J'écris.

»_9_:--Réponse.

»_10_:--Seconde lettre de moi.................»

J'ai les brouillons de mes deux lettres et sa réponse; voyons la
lettre d'elle. Voici ma première lettre.

«J'espérais ne pas m'en aller lundi sans avoir serré votre
main.............................»

Et cetera; ce n'est pas intéressant. Ah, sa réponse.

«J'ai été très touchée de vos tendres paroles, Je les crois
sincères!... Je vous ai semblé triste lors de votre dernière visite;
en effet je le suis. Vous avez dû remarquer en moi un certain trouble.
Je n'ai pas osé vous dire que je traverse en ce moment une crise des
plus pénibles qui ne me laisse de trêve ni jour ni nuit. J'ai des
obligations sérieuses à remplir et il me faudrait me sentir allégée
de ce côté pour me retrouver moi-même et être à vous. Je n'ai
malheureusement aucune indépendance personnelle et de lourdes charges
à soutenir; alors même que mon coeur m'entraînerait vers le vôtre,
je suis trop honnête femme pour vous dissimuler plus longtemps ma
situation, ne connaissant pas la vôtre et ne sachant quels seraient
les sacrifices que vous pourriez faire de suite pour me tirer de
l'impasse si écrasante dans laquelle je me trouve. Après cet exposé
voyez si vous pouvez être l'ami sur lequel je puisse absolument
compter; ou considérez cet aveu comme non avenu en m'oubliant à
toujours.

»Léa d'Arsay.»

Ma seconde lettre.

«10 février 1887.

«Ma chère amie,

»Je vous assure que je vous sais gré de votre franchise.....»

Je lui ai répondu que je pouvais l'aider, mais que j'étais un peu
effrayé de ces embarras énormes... Ces deux miennes premières lettres
étaient assez convenables et proprement écrites.

«18 février.

»Je regrette de ne pas me trouver chez moi..........»

C'est sa troisième lettre. Mais auparavant il y a les choses que j'ai
notées dans mon mémento.

«_10_:--Seconde lettre de moi.........................»

Oui; continuons.

«_Dimanche 13 février_:--Je vais rue Stévens; Louise me dit que Léa
est souffrante et couchée; histoire de la purgation refusée; à demain.

»_Lundi 14 février_:--Une heure et demie, rue Stévens; Léa me reçoit;
toilette bleu clair; je reste une heure; je l'interroge de ses
embarras; j'offre dix louis pour le soir, si elle veut que je les
lui apporte; elle accepte pour onze heures, sous la condition que je
partirai à une heure, à cause de sa mère.

»Le soir, onze heures; elle me reçoit dans la salle-à-manger; sa mère
a invité des amies sans l'avertir; elle ne peut me garder; elle me
supplie que je ne croie pas qu'il y est de sa faute, que je ne lui
en veuille pas; une autre fois, elle le jure; elle est plus gentille
qu'elle n'a encore été; je l'embrasse longuement; je la quitte après
dix minutes; je lui laisse les dix louis promis: rendez-vous au
mercredi.

»_Mercredi 16 février_:--Rue Stévens, deux heures; elle allait sortir;
elle me retient une demie heure; dans sa chambre; elle met son chapeau
et son manteau; projet d'aller le lendemain ou l'après-lendemain dîner
ensemble quelque part.

»_Jeudi 17_:--Une heure, rue Stévens; je reste une heure et demie;
je bois du café avec elle; le chanteur de la rue; nous dansons; ses
jupons se démettent; elle sort pour les remettre; coup de sonnette;
elle revient; elle me dit que c'est le charbonnier qui réclame de
l'argent; petite explication; je veux bien l'aider mais je pose la
condition; rendez-vous demain soir à neuf heures; elle me dit que si
elle ne peut être sûre de moi, rien à faire.

»_Vendredi 18_:--Neuf heures du soir; Louise est seule; Léa a dû
dîner en ville; elle reviendra très tard, lettre pour
moi........................................»

Voyons cette lettre.

«18 février.

»Je regrette de ne pas me trouver chez moi ce soir. La situation
dans laquelle je suis et que vous connaissez ne me laisse aucune
indépendance; si j'avais pu compter sur ce que vous m'aviez promis,
je serais restée; mais il me faut absolument sortir de ce mauvais pas
tout de suite. Dois-je compter oui ou non sur votre bon vouloir? Si,
comme je le pense, vous m'avez tenu parole, remettez à Louise ce que
vous m'auriez remis à moi-même et dimanche à une heure je vous en
remercierai.»

Cette incompréhensible fille me manque parce qu'elle croit que je
ne lui donnerai rien, et elle veut que je donne quelque chose à sa
femme-de-chambre. Rangeons bien à leur place ces lettres.

«_Vendredi 18_:--Neuf heures... Léa a dû dîner en ville... lettre pour
moi......................»

Celle-là.

«... je refuse tout argent; supplications de Louise, promesses; Louise
me prie que je pense au moins à elle; elle a sa fille en nourrice à
Auteuil et elle attend ses gages pour payer la pension en retard;
elle me conte que Léa est malheureuse. Je déclare nettement que Léa se
moque de moi, que je ne donnerai plus un sou avant qu'elle n'ait tenu
sa parole. Je pars en laissant vingt francs à Louise.»

Et là s'arrêtent mes procès-verbaux; quel dommage; je n'ai que le
commencement de l'histoire. Le lendemain, le samedi? le lendemain
samedi Léa s'est décidée à m'accorder ses faveurs; un après-midi, je
me rappelle, une belle journée de soleil; je lui ai donné les deux
cents francs dont elle avait besoin; ce faisait une somme assez ronde
pour un baiser; c'est le diable aussi, quand une fois on est pris dans
la chaîne, que couper court; et puis, recommencer avec une autre
femme la même série, éternellement; il fallait aboutir de celle-là; on
s'obstine; j'ai bien fait. Elle avait pris le soin de fermer à clé la
porte du salon; j'avais juste deux cent cinq francs; le soir je lui
ai envoyé des roses; j'ai été alors pour la première fois chez
Hanser-Harduin; ils ont une vendeuse bien jolie, à l'air exquisément
de se moquer du monde; j'irai bientôt acheter des fleurs; étonnante
fille, cette petite fleuriste.

«Cher ami,

»Il faut absolument que vous veniez.................»

Un rendez-vous.

«Je suis au regret de ne pouvoir me trouver chez moi
demain............. je dois passer une audition..... venez lundi à
quatre heures..... quelques instants ensemble.....»

Une autre.

«... Toujours par suite de la situation dans la quelle je suis, je
ne puis être libre comme je le voudrais..... j'ai mille
ennuis.............. il faut que je sorte de cette
impasse..............»

Sacredié; ma lettre de mise en demeure.

«28 février.»

C'est cela; ah, la terrible, terrible lettre.

«... Et vous, depuis deux mois.....»

Cette lettre a fait tout le mal; comment ai-je pu l'écrire; ma
conduite première, hélas, depuis un mois y concordait; pourquoi ai-je
écrit cette lettre?

«Ma chère amie,

»Je vous ai expliqué que si vous pouviez compter sur moi, c'était
seulement dans une mesure un peu restreinte. Si je disposais de
grandes ressources, je vous demanderais que vous acceptiez ce qui vous
est nécessaire pour votre train de maison. Pardonnez-moi d'ailleurs
que je sois surpris par vos expressions de--sacrifice pécuniaire
un peu sérieux. Ce que j'ai fait n'est guère au prix de ce que je
voudrais faire; mais le jugez-vous une plaisanterie? Et vous,
depuis deux mois, qu'avez-vous fait pour votre part? Vos promesses
m'annonçaient plus qu'une heure accordée un après-midi. Je ne pourrai
être chez vous après-demain qu'à cinq heures; veuillez me laisser un
mot si je puis revenir le soir. En ce cas, comptez sur moi. Au revoir,
et croyez.....»

«Mardi matin.

»Bien touchée de vos bonnes paroles! regrette que vous ne puissiez
venir demain à une heure; je vous attendrai jusqu'à deux heures. Vous
savez que j'ai des ménagements à conserver; eh bien j'ai à mon service
une personne que je ne puis garder. Il me faudrait cent cinquante
francs demain soir pour la congédier; et une fois débarrassée de la
sus-dite je serai plus libre de mes actions. C'est tout vous dire.
Tâchez à me faire parvenir cette modique somme demain et vous
apprécierez et jugerez par vous-même de l'urgence de cette exécution.
À demain donc vous ou mot me tirant d'embarras; et à vous de coeur.»

«Mardi deux heures.

»Ma chère amie,

»Je reçois votre mot en rentrant chez moi. Vous n'avez pas été bien
contente de ce que je vous ai écrit hier? Moi, j'avais la mort dans
l'âme à vous l'écrire. Mais convenez que vous m'avez traité très mal;
ne m'avez-vous pas vous-même forcé à me faire méchant? Je vous jure
que cela m'afflige au désespoir. J'avais rêvé que vous m'aimeriez
un peu; j'ai vu que le rêve était fou, et je me suis dit: tant pis,
faisons comme les autres... Tenez: oubliez, et pardonnez-moi. Je vais
venir dès ce soir; soyez bonne, ne me renvoyez pas; moi, de mon côté,
je vous apporterai ce dont vous avez besoin. Laissons ces vilains
ennuis; vous verrez que je vous adore.....»

Le soir, à neuf heures, elle n'était pas chez elle; elle avait eu
ma lettre; elle ne m'avait pas laissé de réponse. Elle pouvait tout
faire. La menacer, se fâcher, et lui demander pardon... Elle me tenait
dès lors. Ce n'est pas ainsi que je devais agir; vaines, impuissantes
violences, qui n'ont rien opéré qu'à jamais l'écarter de moi. Je ne
l'ai plus eue; jamais plus je ne l'ai eue; et je n'ai pas su être
son amant, pas su être son ami, je n'ai même pas su être celui qui
l'achète... Hélas, et elle aurait pu m'aimer; si les choses avaient
été autres, si mes actions avaient été autres, si j'avais su l'heure
précise et subtile à toucher son coeur, le temps et le lieu, la fugace
minute en un banal et très décisif soir et l'instant où son âme à
moi s'aurait pu donner, et si je m'étais fait aimer. Des préalables
possibilités s'est enfuie celle-là. Alors eût été l'amour, aussi
aisément alors l'amour que fatalement aujourdhui le fatal éloignement
des êtres. Hélas, coeur perdu, chair perdue, amour en sa moisson
dispersé; c'est fini de mes attentes; tout a péri... hélas... nous
n'irons plus aux bois.

«Mardi premier mars, onze heures du soir............»

C'est mon projet de discours; je m'étais promené très loin; et
ici, seul, j'avais voulu fixer ce que le lendemain, quand elle me
recevrait, je lui dirais.

«Mardi premier mars, onze heures du soir.

»Une fois dans sa chambre, entre mes bras la tenant, je lui
dirais:--Vous ne croyez pas que je vous aime?--Oh puisse l'action que
je vais faire retomber bienfaisamment sur sa pauvre âme.....»

Le soir où j'ai écrit cela est le soir où je m'étais rencontré, dans
le boulevard, à cette fille aux grands yeux vagues, qui marchait;
mollement, languissante, en son costume d'ouvrière besogneuse, sous
les arbres nus et le frais du soir clair de mars, marchant mollement;
je passais près elle; de ses yeux elle regarda, très faible et molle;
oh, si faiblement, sans un geste, d'un regard vague, et pudiquement;
chair de vierge et martyre incarnée en chair vile, quelque chose
angélique, hommes, salie de nous, et très triste, triste, triste,
angoissante d'une irrelevable chûte; je songeai l'autre, la très
belle que j'aimais; pauvre pauvre âme, âme si douloureuse... Oh soir!
j'étais plein de ces malaises; un soir de mars; il y avait ici un feu
de bois; dehors, un ciel froid, très sec et clair, nulle brise,
un ciel très profond, très lointain, un ciel appeleur des pensées;
c'était un très profond ciel aux lointains solliciteurs, très haut,
très chaste, rayonnant, très pieux; un air clair, une montée de toutes
choses vers le haut; ici, la chaleur douce du feu, la solitude, et des
hantements...

«..... Vous ne croyez pas que je vous aime?--Oh puisse l'action que je
vais faire retomber bienfaisamment sur sa pauvre âme.--Mon amie, j'ai
songé les choses qui sont entre nous; follement je vous désirais; que
ce soit mon excuse; je vous ai contrainte; j'implore votre pardon. Je
puis rester ici cette nuit, mon amie... Adieu, vous êtes bien aimée;
je vous rends votre corps, et je vous quitte, parce que je vous
aime.--Et je prendrai sa tête dans mes mains, je regarderai ses yeux,
et je baiserai ses lèvres, et je dirai:--Adieu.»

Oui, ces paroles, et non les mauvaises requérances. Et jamais
l'occasion, ces paroles, de les dire.

«Mon cher ami, j'ai absolument besoin de vous voir. Je vous attends ce
soir à dix heures. Bien vôtre. Léa.»

Qu'y a-t-il encore eu ce soir?... Le soir où elle a été malade?
certes; la nuit que j'ai passée à la soigner. Comme elle était
meurtrie, froissée, et affaissée, suffocante! je l'avais attendue
longtemps; elle est arrivée tout défaite, presque hors sens; elle
s'est couchée, et j'ai demeuré au près de son lit; nous lui mettions
des compresses sur le front; elle a renvoyé sa femme-de-chambre; je
l'ai soignée; j'ai ainsi passé la nuit, dans un fauteuil; elle, muette
et immobile, assoupie; moi, en un rêve de tristesses et de pitié...
Oh, quels odieux embrassements, quelles blessures d'attouchements,
quelles possessions tellement brûlantes avaient allumé cette très
morne fièvre?... Le matin elle s'est éveillée; j'ai ouvert ses
rideaux; c'était huit heures; elle m'a souri. Le plus beau temps de
mon amour, oui, le plus glorieux. L'après-midi, elle était remise; je
l'ai vue un quart d'heure; et le lendemain? c'est le lendemain qu'elle
était si mauvaisement gaie, à rire, à chanter, à crier.

«Léa d'Arsay se fait un plaisir d'aller à l'Opéra demain avec monsieur
Daniel Prince. Mille amitiés.»

Elle était jolie, ce soir d'Opéra, en sa toilette de satin rose, ses
souliers blancs; Chavainne n'a pas pu ne pas avouer qu'elle était
jolie; Chavainne qui jamais ne veut être d'accord. Et le soir de
l'Odéon; on jouait une tragédie; Andromaque; Léa voulait entendre je
ne sais plus quelle débutante; étrange caprice; nous avons dîné chez
Foyot; elle a demandé une sarcelle; moi j'ai été ridicule à ne pas
donner assez de pour-boire; mais Léa ne l'a pas aperçu; n'importe,
j'ai eu tort; de ce cabinet, par la fenêtre ouverte en face du
Luxembourg, on voyait passer des étudiants; elle avait sa toilette
de velours, son chapeau en jais avec la plume rouge, et sa dignité
imperturbable lorsqu'elle est en public. Tous ces soirs, je l'ai
reconduite chez elle, et, lui ayant dit adieu, je suis parti; c'était
très bien; elle a voulu, une fois ou deux, me laisser au sortir de
la voiture; mais j'ai toujours insisté pour monter dix minutes;
maintenant, l'habitude en est; et c'est tout charmant quand dans sa
chambre nous bavardons. La lettre de Louise, avec une couronne de
baronne.

«Monsieur,

»Monsieur Prince, vous m'avez dit que quand mademoiselle se trouverait
dans l'embarras je vous le dise; je viens vous dire que mademoiselle
est très ennuyée en ce moment; il nous manque cent quarante francs
pour les meubles; elle pleure tout le temps parce qu'on lui dit que si
ce n'est pas payé pour demain soir on viendrait tout enlever et elle
me dit que s'il faut en arriver là, elle ne sait pas ce qu'elle fera;
je lui avais parlé de vous; elle m'a dit que vous ne pouviez plus rien
faire pour elle; je lui avais promis d'aller vous dire dans quelle
position elle se trouve, mais comme je sais que je ne peux jamais
vous trouver, j'ai pris le parti de vous écrire sans rien dire à
mademoiselle; et si nous avons le bonheur que vous puissiez nous venir
en aide, je vous prie de ne pas le dire à mademoiselle qui me l'a
défendu pour ce que vous lui avez dit dimanche. Pardonnez-moi,
monsieur, et j'ose me dire votre toute dévouée--Louise.»

Carte de Léa.

«Remercie monsieur Prince de son charmant bouquet et le prie de bien
vouloir venir la voir demain lundi à une heure de l'après-midi.»

Autre; une lettre.

«Cher Daniel, j'ai encore recours à vous et vous prie de m'obliger
de la somme minime de quarante ou cinquante francs dont j'ai le plus
grand besoin pour demain. Vous seriez bien gentil de me les apporter
vous-même. Je vous remercie à l'avance et vous serre amicalement la
main.»

Autre; une carte.

«Léa d'Arsay fait mille excuses à son ami Daniel Prince; a reçu trop
tard sa lettre pour se rendre à sa bonne invitation et elle lui fixera
le jour où elle aura le plaisir de le voir, ce qui sera bientôt.»

Encore.

«Léa d'Arsay serait bien heureuse de dîner ce soir avec monsieur
Prince, l'attendra à sept heures.»

Oh, tout une lettre, celle d'il y a huit jours, la lettre des bijoux.

«Cher ami,

» Il faut absolument que vous me donniez deux cents francs pour sauver
mes bijoux, du moins les reconnaissances qui sont engagées dans un
bureau pour cette somme. Si vous êtes assez bon pour m'obliger de
cela, vous ferez grand plaisir à votre petite amie Léa qui serait
désolée de voir tous ces pauvres bijoux vendus. C'est après-demain
mardi qu'on les vend définitivement si la somme n'est remise au
bureau; je reçois l'avertissement à l'instant. Soyez bon et je serai
de plus en plus gentille pour mon seul vrai ami que j'aime bien. Marie
ira demain vers onze heures savoir votre décision.»

C'était ennuyeux; les bijoux n'étaient engagés que pour cent vingt
francs, et il y avait encore quinze jours de délai; je lui ai payé ses
cent vingt francs; depuis lors elle ne m'a rien demandé; voilà déjà
huit jours; oh, elle va avoir besoin de quelque chose; il ne faudrait
pourtant pas qu'elle me demandât trop; cela commence à être lourd,
tout cet argent.

«Cher ami, j'ai su en rentrant.........................»

C'est sa dernière lettre, avant-hier.

«..... j'ai su en rentrant que vous étiez venu pour me voir; mais je
n'ai pas eu le bonheur de me trouver là. Pour être plus sûr de me voir
venez demain dimanche à une heure ou une heure et demie; je serai chez
moi. À demain et bien à vous.

«Léa.»

En effet, j'ai été la voir hier à une heure; elle a été tout
gracieuse, tout souriante, câline même; et moi, qu'est-ce, diable,
qui m'a pris? un moment, entre mes bras je l'ai serrée trop, trop
passionnément; elle m'a regardé; je lui ai murmuré un «Léa» avec une
affectuosité exagérée; ne suis-je donc pas maître de me tenir comme
je veux me tenir? Léa a paru étonnée, pas fâchée, étonnée; un peu
moqueuse, peut-être; pourquoi aussi se fait-elle ainsi câline? c'est
sa faute; si tentatrice elle est; si tentatrice en les étoffes amples;
au contraire dans les robes c'est le noir qui lui sied mieux; sa robe
de satin noir unie et ajustée, où s'arrondit l'impassible poitrine...
Mais presque neuf heures et demie... il est temps de partir. Je
n'ai pas écrit ce que je projetais dire; bah; bien inutile; je me
souviendrai; j'ai d'ailleurs le papier d'il y a un mois. Debout; mon
chapeau; mon par-dessus; dans la poche du par-dessus sont mes gants.
Tout est en ordre? les lettres dans le tiroir. Avant que sortir, il
faudrait relire ce papier.

«Une fois dans sa chambre..... Vous ne croyez pas que je vous
aime?..... Follement je vous désirais; que ce soit mon excuse.....
Pardon..... Je puis rester ici cette nuit..... Je vous rends votre
corps..... Adieu.»

Adieu, adieu... partons. L'escalier sera éclairé du gaz; j'ouvre
la porte; j'éteins les bougies; voilà; ne heurtons à rien; la porte
refermée; descendons; mes gants; ils sont propres, oui, convenables.
Parbleu, je saurai me souvenir, je me souviendrai bien de ce que je
dois dire à Léa; rien de plus facile, de plus naturel. Elle comprendra
enfin pourquoi je renonce mes droits à l'avoir, et combien je l'aime,
et pourquoi je ne l'ai pas... Je puis rester cette nuit... mon amie,
je vous quitte... Elle comprendra; rien de plus naturel, de plus
facile.

    (_à suivre_)

    ÉDOUARD DUJARDIN



LES LAURIERS SONT COUPÉS[2]

[Note 2: _Voir la Revue Indépendante_, 7 et 8.]



VI


La rue, noire, et du gaz la double ligne montante, décroissante; la
rue sans passants; le pavé sonore, blanc sous la blancheur du ciel
clair et de la lune; au fond, la lune, dans le ciel; le quartier
allongé de la lune blanche, blanc; et de chaque côté, les éternelles
maisons; muettes, grandes, en hautes fenêtres noircies, en portes
fermées de fer, les maisons; dans ces maisons, des gens? non, le
silence; je vais seul, au long des maisons, silencieusement; je
marche; je vais; à gauche, la rue de Naples; des murs de jardin;
le sombre des feuilles surnageant au gris des murs; là-bas, tout au
là-bas, une plus grande clarté, le boulevard Malesherbes, des feux
rouges et jaunes, des voitures, des voitures et de fiers chevaux;
immobilement, au travers des rues, dans le calme immobile de courantes
voitures, c'est les courses entre les trottoirs où courent les
foules; ici les bâtisses d'une maison neuve, ces échaffaudages
ternes, plâtreux; on aperçoit mal les pierres nouvellement posées,
qui s'échaffaudent; parmi ces mats je voudrais monter, vers ce toit si
lointain; de là lointainement doit s'étendre Paris et ses bruits; un
homme descend la rue; un ouvrier; le voici; quelle solitude, quelle
triste solitude, loin des mouvements et de la vie; et la rue se
termine; maintenant la rue Monceau; encore ces hautes maisons,
majestueuses, et le gaz y jetant sa lumière jaune; quoi dans cette
porte?... ah, un homme; le concierge de cette maison; il fume sa pipe;
il regarde les passants; personne ne passe; moi seul; ce gros vieux
concierge, que fait-il à regarder la solitude? me voici dans l'autre
rue; brusquement elle se rapetisse, elle devient tout étroite; de
vieilles maisons, des murs en chaux; sur le trottoir, des enfants, des
gamins, assis par terre, taciturnes; et la rue du Rocher, et ainsi,
les boulevards; des clartés là, des bruits; là des mouvements; les
rangées de gaz, à droite, à gauche; et obliquement, de gauche, une
voiture parmi les arbres; un groupe d'ouvriers; la corne du tramway
chargé de gens, deux chiens derrière; tout en les maisons, des
fenêtres éclairées; ce café en face, ses rideaux blancs lumineux; le
tapage, au près de moi, d'un omnibus; une jeune fille en un vêtement
bleu sombre, un visage rose; la foule; le boulevard; je vais traverser
cet espace, aller là; parmi ces gens je vais être; alors je vais
être moi là-bas, moi le même, le même encore, là et non plus ici, moi
toujours, je serai; haut et en devant, la butte; des clartés sous le
ciel clair; à droite, le long mur, le mur du réservoir; je ne connais
aucun de ces venants; me voient-ils? quel me croient-ils? des cris
d'enfants qui jouent; des roues lourdes sur les pavés; des chevaux
lents; des marches; dans les arbres plus denses le ciel obscurci; mes
pas sur l'asphalte monotonement; un chant d'orgue-de-Barbarie, un
air à danser, une sorte de valse, le rhythme d'une valse lente...
[Illustration: portée]... où est l'orgue-de-Barbarie? derrière,
quelque part, sa voix criarde et douce... «j' t'aim' mieux qu'
mes dindons»... un chant qui va et recommence, un même chant...
[Illustration: portée] ... le calme d'une voix qui naît, sous un
paysage calme, dans un calme coeur amoureux, et le désir très contenu
d'une naissante voix; et la voix répondante, équivalente et plus
haute, ascendante, calme et tenue, ascendante en le désir; et encore
elle qui s'élève; la croissance du désir; sous le toujours naïf site
et dans ces naïfs coeurs, l'ascendance monotone, alternée, calme, d'un
très doux angoissement; le simple doux chant qui s'enfle, et le simple
rhythme; entre les feuillages frais, parmi la sourdine des bruits
quelconques, voix grêle, s'enfle le chant criard et doux, la monotone
litanie, le fixe rhythme des lentes danses; et surgit l'amour... dans
les champs purs, plus que je ne les aime, les champs, je t'aime, amie;
voici les beaux champs pâles et les disséminés errants troupeaux; plus
je t'aime; ils sont beaux, les troupeaux, dans les feuillages frais,
quand ils bêlent, les troupeaux et les troupes des bêtes chères; plus
je t'aime; ils sont chers, mes champs rêvés; mais plus je t'aime, mon
amie, en tes yeux clairs; les lignes des lumières vont s'allongeant,
les troncs des arbres; plus je t'aime en tes chansons; c'est des
rivières avec des ombres, un ciel de soir, des bruits lointains; et
la voix pleurante est plus lointaine; s'éloigne la voix simple et le
rhythme; s'efface le chant religieux; des chants pourtant, des chants
encore, et plus je t'aime... des paysages frais et nocturnes, les
arbres successivement rangés, et les pas des passants; à l'entour,
des roulements; des paroles, des teintes énombrées, un air tiède, plus
frais; dans le bois qui longe les monts j'irai, près les prairies,
sous les sapins, en l'été; ce sera la très précieuse chaleur des nuits
aimées; nous serons tous en ces pays; oh l'admirable temps, loin de
Paris, durant ces semaines nombreuses! et quand ces jours?... les
bruits se font plus forts; c'est la place; dépêchons; sans cesse, des
longs murs tristes; sur l'asphalte une ombre plus épaisse; à présent
des filles, trois filles qui parlent entre elles; elles ne me
remarquent pas; une très jeune, frêle, aux yeux éhontés, et quelles
lèvres; elles seraient, ces obscènes lèvres, sous la complicité
impérieuse des yeux, combien savantes aux perverses jouissances! et
cette fille, ainsi est-ce donc? en une chambre nue, vague, haute, nue
et grise, sous un jour fumeux de chandelle, avec un assourdissement
des tumultes de la rue grouillante; ce serait une haute chambre
étroite, oui, le grabat, la chaise, la table, les murs gris, et
l'agenouillement de la bête parmi le lit; alors ces yeux, et les
lèvres luxurieuses, montantes et remontantes, tandis qu'elle geint,
et qui halètent; la voici, cette fille, qui parle; les trois, sur
le trottoir, oublieuses des promeneurs; moi, demain, j'ai le cours,
l'ennuyeuse école, et dans trois mois l'examen; je serai reçu; adieu
lors la franchise de tous les jours, mais la charge d'un emploi;
allons; maintenant partout des filles; le café; des jeunes gens
entrent; un monsieur qui ressemble à mon tailleur; si je me
rencontrais à quelque ami; mieux certes, mieux être seul, marcher
par un bon soir très librement, sans but, en des rues; l'ombre des
feuillages ondoie sur l'asphalte, un air frais court, les trottoirs
très secs et blancs luisent; une bande de jeunes filles là-bas,
droites, très hautes, minces et de façons séduisantes; là, des
enfants; les façades scintillent; la lune a disparu; c'est, tout
au tour, un bruissement; quoi? des sons confus, épars, unis, un
bruissement... bravo l'avril! oh, le beau, le beau soir, ainsi très
libre, sans pensées, ainsi très seul.



VII


Mais je suis arrivé rue Stévens, devant la maison de Léa; c'est bien
le vestibule, bien l'escalier; l'escalier tournant; enfin le second
étage; là est-elle? oui certes là; sonnons; mes bottines sont propres,
ma cravate droite, mes moustaches convenablement relevées; j'ai
beaucoup de choses à lui dire, beaucoup de choses qu'il faut que
je lui dise; elle vient évidemment de rentrer; elle aura sa robe de
cachemire noir; je suis sot à ne pas sonner; si elle me voyait; je
sonne; des pas à l'intérieur; la porte s'ouvre; c'est Marie.

--«Mademoiselle d'Arsay est chez elle?»

--«Oui, monsieur, entrez.»

--«Je vais dire à mademoiselle que vous êtes ici.»

Elle est gentille, Marie. Ah, ce petit salon, ce cher petit salon de
ma chère Léa; mettons-nous en ce fauteuil, près la fenêtre; que joli
est l'agencement de ces fleurs! voilà le bouquet de lilas que je
lui ai envoyé; la glace, dans des étoffes; tout est en règle dans ma
toilette; je suis assez présentable; pas trop mal, ma foi; Léa aime
aux hommes les cheveux courts, comme je les ai, et qu'ils soient
bruns... Léa...

--«Bonjour» de sa fine voix.

Et son sourire savamment féminin, ses yeux gentiment moqueurs, son
sourire d'une fée; bonjour, de sa fine délicieuse voix; et ses cheveux
voltigeant sur son front; c'est elle, la jolie Léa; non, je ne dois
pas baiser sa main; je serais ridicule; saluons la simplement.

--«Mon amie, comment allez-vous?»

--«Très bien.»

Elle a sa robe de satin noir. Nous nous asseyons sur le divan, elle à
gauche; elle s'est renversée sur les coussins, elle me regarde; elle
est aimable ce soir.

--«Eh bien» me demande-t-elle «que me direz-vous?»

Je n'ai rien à lui dire; si; pourquoi m'a-t-elle écrit que je n'aille
pas au théâtre.

--«C'est bien dommage que je n'aie pu vous chercher au théâtre.»

--«Il n'y avait pas moyen; après la pièce je devais parler au
directeur, et des fois on le voit tout de suite, d'autres on l'attend
toute la soirée; il ne se gêne pas pour venir à des neuf, dix heures.»

N'insistons pas; certainement elle invente cette histoire.

--«Vous avez attendu longtemps aujourdhui?»

--«Assez longtemps; je ne suis rentrée que depuis dix minutes; à ma
sortie de scène j'ai été à la direction; il y avait Blanche Fannie;
elle voulait voir le directeur avant d'aller s'habiller; vous savez
qu'elle ne paraît qu'au second acte; ce que nous nous sommes ennuyées
dans ce trou! il y a juste la place de deux chaises; Blanche à elle
seule emplissait toute la place; c'est effrayant combien elle est
grosse.»

--«Je ne comprends pas qu'on lui fasse encore jouer des travestis;
elle n'est plus jeune.»

--«Elle n'est pas vieille; quel âge croyez-vous qu'elle ait?»

--«Hou...»

--«Il ne faut pas croire qu'elle soit bien vieille; voyons; combien
a-t-elle? quarante ans?»

Qu'elle est drôle, Léa, de ses vingt ans, de ses airs enfantinement
sérieux de petite demoiselle coquette!

--«Nous allons, «lui dis-je» faire une promenade, n'est-ce pas?»

--«Ah, je suis fatiguée; je n'en puis plus; j'ai envie de dormir.»

--«Qu'est-ce donc que vous avez?»

--«Je suis fatiguée.»

--«Vous vous êtes énervée à attendre au théâtre.»

--«Oh, ce n'est pas cela.»

--«Vous êtes restée là, sur une chaise, vous qui êtes toujours en
l'air; vous ne pouvez vous fixer un moment en place.»

--«Très bien; moquez-vous de moi; quand voilà un quart d'heure que je
n'ai pas bougé d'ici.»

Je la taquine.

--«Immobile ou non, vous êtes toujours adorable.»

--«Ah... charmant...»

Elle n'apprécie jamais mes traits d'esprit; pas moyen de plaisanter
avec les femmes; que dire alors? Elle se lève; lentement elle va à la
fenêtre; et ondule son frêle corps bien potelé; dans son cou les brins
blonds de ses cheveux; elle écarte les rideaux: elle regarde dehors.
Que mollement on est sur ce divan! et, tout à l'alentour, la clarté
apâlie des murs blancs et des glaces. Elle:

--«Il fait un beau temps ce soir; cela me remettrait peut-être, sortir
un peu...»

--«Voulez-vous?»

La voilà maintenant qui consent; n'ayons pourtant pas l'air de
triompher; elle s'assied sur le bord du piano; nous nous taisons.
Au restaurant, ce soir, l'étrange homme, cette espèce d'avoué. Léa
feuillette un paquet de musique, d'une main, sur le piano; il faut que
je parle; elle va s'ennuyer, tellement elle a la peur qu'on demeure
bouches closes; il faut que je parle, absolument. Nous voilà l'un
en face de l'autre; cela ne peut durer; je serais ridicule. Ah, ses
histoires avec son horrible mère...

--«Vous êtes-vous un peu arrangée avec votre mère?»

--«Pas du tout.»

Elle semble ne vouloir pas parler de ces choses; j'ai eu tort de les
amener; alors quoi lui dire?

--«Il est impossible» elle reprend «qu'on s'arrange avec elle; elle
voudrait que je suive tous ses caprices; vous comprenez que c'est une
vie insupportable.»

--«Pourquoi la supportez-vous?»

--«Parce que je ne puis pas faire autrement.»

--«Comment? si votre mère vous ennuie, dites-lui...»

--«Oui! elle ferait un beau tapage.»

--«Enfin, vous êtes chez vous.»

--«Eh non, je ne suis pas chez moi; voilà le malheur; l'appartement
est loué à son nom; les meubles, tout est à elle. Et c'est moi qui
paie tout.»

Contre le piano elle se penche. Je me doutais que l'appartement était
à sa mère; qu'y faire? rien. En une nonchalante marche, la voici vers
ce divan; sur le divan elle se met; ses robes s'étendent; sur les
coussins sa jolie tête attristée; au dessus de sa tête elle lève ses
bras.

--«Ah, quelle existence, quelle existence! des envies me prennent de
tout lâcher.»

--«Que dites-vous, mon amie?»

--«Je serais plus heureuse à garder des dindons en Bretagne. Si mon
père savait que je suis au théâtre!»

--«Vous voulez aller en Bretagne garder des dindons?»

--«Je n'aurais plus à me tourmenter; je retrouverais la famille de mon
père; vous ne vous doutez pas quelle vie j'ai.»

Je vais vers elle; au près d'elle je m'assieds; je prends sa main.

--«Ma pauvre chérie, voulez-vous ne pas parler ainsi; en voilà
des idées; vous savez bien que je vous aime pour de bon; pourquoi
n'acceptez-vous pas que je vous emmène, que nous soyons ensemble;
dites.»

--«Allons» tristement et gentiment elle me répond, «allons, êtes-vous
fou?»

--«Et en quoi, mon amie?»

Dans ses yeux je la regarde; elle est appuyée aux coussins; les
lumières des bougies éclairent nos visages; gentiment, tristement,
elle est étendue, pâle; je la regarde; je tiens ses mains. Elle,
souriante:

--«C'est extraordinaire comme vous avez les cils longs.»

Souriante toujours, elle me regarde, immobilement.

--«Vous êtes une bien malheureuse petite femme.»

Elle ferme ses yeux.

--«Ah, comme je voudrais être débarrassée de tout! s'il y avait
un moyen d'en finir, d'un seul coup, sans souffrir, quelque chose
instantanée; s'endormir tout-à-fait, puisqu'il n'y a qu'en dormant
qu'on soit heureux.»

Que lui dire? je ne puis pas rire, ni la prendre trop au sérieux;
c'est embarrassant. Près moi elle est, mi étendue, immobile, en une
vague somnolence.

--«Eh bien, mademoiselle, faites dodo.»

Dans mes mains je serre ses bras; elle a toujours ses yeux fermés;
j'attire doucement ses bras; elle se laisse; en arrière penche sa fine
tête, ah, sa méchante traîtresse tête qui de moi si effrontément se
joue! et là je l'ai; doucement sur les coussins je me renverse, et
contre moi j'attire sa poitrine; sa poitrine est contre ma poitrine;
sa tête est sur mon épaule; de mes deux mains j'entoure sa taille;
elle repose au contre de moi; ainsi entre mes bras, elle repose; sur
ma joue, sur mon cou, quelque chose, oui, ses cheveux, qui voltigent;
immobile elle est: tout au long de mon corps, son corps; je sens elle;
mollement je serre les molles hanches très soyeuses de sa poitrine.

--«Dodo, mademoiselle.»

Et elle, très bas, yeux clos toujours, et d'un léger souffle, très
bas:

--«Oui.»

La très pauvre, très charmante, très tendre, elle se laisse en
l'enlacement de mes bras; elle repose contre moi son cher corps; elle
est étendue, en sa robe, d'où frêlement monte sa tête; et voilà
cette poitrine, ces seins, voilà ces bras, ronds et s'atténuant, et,
fluettes, les mains; voilà ce cou, blanc dans le noir du corsage, et
dans le blanc du cou les fins épars cheveux dorés; la mince taille, et
les larges hanches, en l'étreinte des noirs satins; là le bout mignon
de son pied; et lentement le corsage se soulève, de son haleine, en
longues régulières exhaussions, en gonflements; du corsage les boutons
tremblottent; faiblement sur la gorge ondoie le flot de dentelles
noires; un reflet plus brillant, des bougies, se meut sur le sein
gauche; et la féminine vie marche et marche en cet incessant mouvement
les deux mamelles adorables; son corps, tout immobile, a comme des
ondoîments, imperceptiblement; et les chairs, tout lucides, sont
rondes; des rondeurs, comme des virginités, ténues; les bras arrondis,
la poitrine mouvante, et ton cou, ta mince taille, tes hautes hanches
s'arrondissent, en des contours immarqués, suprême grâce des chairs
délicatement amollies et des formes effacées fuyeusement; cependant
que repose la juvénile face, et que des lèvres entrefermées monte un
souffle... Véritablement dort-elle, la douce fille? elle dort, certes,
l'enfant; elle s'est endormie, et d'un très amical sommeil oh voilà
qu'elle dort; voilà qu'elle repose, oublieuse, mon amie, et qu'ainsi,
fille, enfant, elle dort; entre mes bras pieux. Les bougies sur
la cheminée brûlent; leurs flammes montent blondes en pâlissant,
bleuâtres, plus claires; autour, le vague ombreux des feuillages
sombres, et le vague confus des porcelaines peintes, et, derrière, le
clair vague de la glace et des reflets pacifiés; le délicieux bal
où je fus cet hiver, en le salon plein de fleurs et de feuillages,
discrètement illuminé, quand passèrent ces deux jeunes filles,
blanches Anglaises! ici le tiède énombrement des choses, et ma sainte
amie, mienne; une chaleur, peu à peu, de son corps immobile; au long
de son corps, en mon corps, tout en ce long qu'elle effleure, une
chaleur croît; pourquoi ne veut-elle point, si elle est malheureuse de
sa vie, la changer, et avec moi vivre? que doucement tiède est cette
chaleur, et de son corps quel parfum monte! ce parfum, quel est-il? un
mélange de parfums; si subtil et qui pénètre; elle-même a mélangé
ces essences; et ce parfum monte de toute sa chair, il monte de ses
vêtements, il les traverse, et s'issut de son corps vêtu; et de ses
cheveux ensemble noués l'haleine s'épand; aussi de ses lèvres; aussi,
princièrement, de ses lèvres (oh les moqueuses charmeresses) s'expire
l'odorante exhalaison; baiserai-je ces lèvres, de mes lèvres les
aspirerais-je? elle dort, la pauvre, entre mes bras amis; et des
parfums d'elle je me grise; ce parfum mêlé, subtil, intime, dont elle
a parfumé son corps, c'est qu'il se mêle au parfum même de son corps,
et c'est lui, son corporel parfum, en l'admirable intensité des
essences de fleurs conjointes; l'odeur, oui, victorieuse en cette
haleine; de sa féminéité l'odeur, en ces bouffées; elle; et le profond
mystère de son sexe dans l'amour; luxurieusement, oh démonialement,
quand sous la maîtrise virile les puissances de chair se délivrent,
en le baiser, ainsi l'acre et terrible et pâlissante fumée d'elle; ah
mourir de cette joie!... Elle remue sa tête, se tourne un peu; l'ai-je
serrée trop fortement; quelle excitation avais-je? elle me parle, mi
dormante:

--«Qu'avez-vous? ah, je suis lasse... quelle heure est-il?

--«Pas tard encore, demeurez.»

La voilà immobile, si finement jolie, si jeunement, et coquette; oh,
la triste existence qu'est la sienne; à celui qui l'aime, quel amour
faut, pour lui dulcifier les amertumes! pauvre qui va, elle de vingt
ans, livrée aux mauvaises heures... ensemble, au contraire, ainsi
dormir, en un oubli; les deux, ensemble, elle en la sûreté de ma foi,
moi dans son charme; et parmi les choses qui sont, communément, les
deux, joyeusement... nous irons ce soir ainsi, au dehors, sous des
ombrages, pendant de lointaines musiques... «tu m'aimes»--«et toi tu
m'aimes»... oui, ne disons plus «je t'aime», mais nos confessions «tu
m'aimes» et «tu m'aimes» et baisons-nous... elle dort; moi je sens que
je m'endors; j'entreferme mes yeux... voilà son corps; sa poitrine
qui monte et monte; et le très doux parfum mêlé... la belle nuit
d'avril... tout-à-l'heure nous nous promènerons... l'air frais... nous
allons partir... tout-à-l'heure... les deux bougies... là... au cours
des boulevards... «j' t'aim' mieux qu' mes moutons»... j' t'aim'
mieux... cette fille, yeux éhontés, frêle, aux lèvres... la chambre...
la cheminée haute... la salle... mon père... les trois assis, mon
père, ma mère... moi-même... pourquoi ma mère ainsi pâle?... elle
me regarde... nous allons dîner, oui, sous le bosquet... la bonne...
apportez la table... Léa... elle dresse la table... mon père...
le concierge... une lettre... une lettre d'elle?... merci... un
ondoîment, une rumeur, un lever de cieux... et vous, à jamais
l'unique, la Primitive-aimée... Antonia... tout scintille... vous
riez-vous?... les becs de gaz infiniment... oh... la nuit... froide et
glacée, la nuit........... Ah!!! mille épouvantements!!! quoi?... quoi
me pousse, m'arrache, me tue?... rien... un rire... la chambre... et
cette femme... Léa... Sapristi, m'étais-je endormi?...

--«Félicitations, mon cher...» C'est Léa... «Eh bien, comment
avez-vous dormi?» C'est Léa, debout, et qui rit.. «Vous sentez-vous un
peu mieux?»

--«Et vous, ma chère amie?»

Elle se tourne, riant; je ris; elle marche dans le salon...
Évidemment, elle s'est éveillée tout-à-l'heure, elle m'a vu assoupi,
elle s'est brusquement tirée d'auprès de moi... Ne suis-je pas bien
ridicule? que faire? que pense-t-elle? je me lève et vais m'asseoir
sur le tabouret du piano; elle regarde, en face de moi, dans la glace;
gaie, elle parle.

--«Vous ne vous êtes donc pas couché hier?»

--«Il me semble que oui, mademoiselle, et encore que j'ai
convenablement dormi. Votre charme, il y a un instant, m'avait
hypnotisé...»

--«Nous allons sortir, voulez-vous? il fait un temps superbe; nous
irons une heure en voiture aux Champs-élysées; cela vous va?»

--«Cela me remplit de joie.»

--«Et j'espère que vous ne dormirez pas.»

--«Non; vous me conterez des histoires.»

--«Parfaitement; je vous amuserai; vous me direz le programme.»

--«Ne soyez pas méchante.»

Dieu sait si certains jours elle a besoin pour parler d'être priée.

--«Je vais mettre mon chapeau.»

Elle s'avance de mon côté; elle sourit, et je vois ses dents blanches;
ses yeux brillent, un peu moites; ses lèvres sont tout roses,
entrefermées, tout roses avec un très petit triangle, où les blanches
dents; oh le bel air mélancolique que vous avez, mademoiselle;
les blanches et rosées fossettes de vos joues; votre front en une
mélancolie gracieuse incliné; et là vos grands yeux qui me regardent.

--«Ma pauvre chère amie, comme je voudrais que vous soyez contente!»

À moi j'amène ses bras, sur mon cou sa tête, sa chevelure; au tour de
sa taille mes bras; sans qu'elle l'aperçoive, je baise ses cheveux,
sans qu'elle l'aperçoive; et ainsi l'on est heureux; elle est douce,
mon aimée, elle est belle et elle est tendre; elle est bonne, mon
amoureuse, et que l'aimer est enchanteur!... Elle relève sa tête;
l'air étonné, elle me considère, l'air attentif; elle lève sa main;
signe que je me taise; quoi? elle écoute; gentiment elle me demande:

--«Qu'est-ce que vous avez?»

--«Quoi donc?»

--«Êtes-vous souffrant?»

--«Mais non...»

--«Vous avez des palpitations de coeur?»

Elle met sa main sur ma poitrine, à gauche; elle écoute; en effet, le
coeur me bat plus fortement.

--«Bien sûr?» demande-t-elle encore.

--«Non; ce n'est rien; je vous jure; je vous ai là; alors...»

Et elle, doucement:

--«Vous êtes un enfant.»

Si doucement elle me dit cela «vous êtes un enfant»; d'une si apaisée
voix elle me dit cela et d'une voix si vraie; elle a ses souriants
yeux faits sérieux, tandis qu'elle me dit cela «vous êtes un enfant»;
et d'un si profond coeur, si féminine et si profonde, elle me dit cela
que je suis un enfant, et s'éloigne, et s'éloigne, belle et charmante.

--«Un peu attendez-moi, mon ami.»

À la porte elle est; je réponds «oui»; elle passe la porte.

--«Je mets mon chapeau et je reviens.»

La porte est laissée à demi entrouverte; je m'assieds; j'attends; je
m'occupe à attendre, à l'attendre.

--«Je vais dire à Marie» elle parle «qu'elle aille nous chercher une
voiture... Marie!»

--«Voulez-vous que j'y aille moi-même?»

--«Non; Marie ira.»

Dans la chambre elle parle à Marie; que lui dit-elle? je n'entends
pas; et ici je ne fais rien; je n'ai rien à faire; demain je déjeune
avec De Rivare, à onze heures; dans un café des boulevards sans doute;
quand on s'est couché tard, c'est par fois assez difficile qu'être
à onze heures ou dix heures et demie en un rendez-vous; le meilleur
moyen de se lever tôt sûrement serait à ne pas coucher chez soi; ici,
par exemple; car, en somme, pourquoi suis-je ici?...

--«Me voilà.»

Léa, sur la porte, coiffée de son chapeau à velours rouges; gravement,
pour rire; aussi je m'incline; elle me répond en une révérence;
dehors, le roulement d'une voiture.

--«La voiture» dit-elle «descendons».

--«Vous n'oubliez rien, Léa?»

--«Non; voici mon manteau.»

--«Donnez... Merci.»

--«Allons.»

Nous sortons; sur mon bras le manteau fourré, moelleux, chaud.

--«Et vos gants? vous n'en avez qu'un».

--«Ah! j'oubliais le second; il est sur le piano; prenez-le.»

J'étais bien sûr qu'elle oublierait quelque chose; je le lui avais
dit.

--«Voici.»

Marie qui rentre.

--«La voiture est en bas, mademoiselle.»

--«Je rentrerai dans une heure; faites un peu de feu, dans la
chambre.»

--«Bonsoir, Marie» dis-je à Marie.

Il faut soigneusement dire bonsoir à Marie; Léa descend; en touffes le
satin noir de sa robe est relevé; elle descend; je la suis; à chacun
de ses pas ses épaules dans le satin ont un rejet en arrière; sur sa
tête la rouge plume du chapeau se penche, se relève, se penche; très
droite descend la jeune femme; lentement à sa main gauche boutonnant
le long gant noir; à chaque marche d'un pas égal, elle descend,
droite également; et c'est la rue, une clarté pâle et rougeâtre; et la
voiture, une masse noire obstruant à la lumière.

--«Ne craignez-vous pas» dis-je «le froid d'une voiture découverte?»

--«Non; le temps est beau.»

--«Vous montez?...»

Elle monte; je monte.

--«Prenez garde de vous asseoir sur ma robe.»

Certes, ce me vaudrait une rancune durable.

--«Nous allons du côté de l'Arc-de-l'étoile?»

--«Oui.»

--«Cocher, suivez les boulevards jusqu'à l'Arc-de-l'étoile.»

Je m'assieds; la voiture se meut; voilà Léa sérieuse et grave comme
une marquise du Théâtre-français.

    (_à finir_)

    ÉDOUARD DUJARDIN



LES LAURIERS SONT COUPÉS[3]

[Note 3: Voir _la Revue Indépendante_, 7, 8 et 9.]



VIII


Dans les rues la voiture en marche... Un de la foule illimitée des
existences, telle je mène désormais ma course, un définitivement des
effacés innumérables; tels se sont à moi créés l'aujourdhui, l'ici,
l'heure, la vie, et qui s'essorent en le désir; pour connaître comment
l'originel en une âme se désagrège, voici qu'une âme vole à des
songes d'embrassement; c'est un féminin, l'aujourdhui; c'est une
chair féminine touchée, mon ici; mon heure, c'est une femme à qui
je m'approche; c'est l'étranger où pénétrer, ma vie et le désir
désespérément épars; et voici l'à-présent éternel de ce que je rêve,
cette fille en ce soir-ci... Et bourdonnent les fonds, les rues, le
boulevard, les bruits assourdis, la voiture qui marche, le cahotement,
les roues sur les pavés, le soir clair, nous assis et dans la voiture,
le bruit et le cahotement qui roulent, les choses régulières en
défilés, la nuit délicieuse.

--«N'est-ce pas» Léa parle «que cette nuit est vraiment poétique et
tout-à-fait délicieuse?»

En sortant, elle disait, Léa, elle disait à sa femme-de-chambre
qu'elle rentrerait dans une heure et qu'elle voulait avoir du feu; je
la ramènerai et nous remonterons ensemble; les feuillages sont plus
épais sur ce boulevard; moi je remonterai avec elle, je resterai un
quart d'heure et je la quitterai, puisque je le dois; combien jolie,
là, mi renversée, dans la voiture! tour à tour son visage est éclairé
puis obscurci, tour à tour dans l'ombre indécisément et dans le blanc
des lumières, tandis que s'avance la voiture; près les becs de gaz,
en effet, une grande clarté, puis après les becs un obscurcissement;
encore ainsi; le gaz de droite surtout brille; oh sa belle blanche
face, blanche mat, blanche d'ivoire, blanche de neige obscure, dans le
noir qui l'enserre, et tour à tour plus blanche, plus lumineuse dans
les lumières, et dans l'ombre s'atténuant, et puis resurgissant;
cependant sur le bois uni du pavé roule la voiture où nous sommes;
doucement, entre sa robe, je prends ses doigts; elle les retire un
peu; et je lui dis:

--«Votre visage dans cette ombre et ces clartés est subtilement
nuancé...»

--«Vraiment? Vous trouvez?»

D'un ton persifleur, d'un ton ennuyé, méchante, elle répond; pourquoi
se fait-elle ainsi? doucement je reprends:

--«Oui, Léa; vous ne voulez pas que je vous le dise?»

--«Si, j'aime fort les compliments.»

Il faut lui reprocher ce mot.

--«Ah, Léa, des compliments!»

Nous nous taisons; des gens passent; longuement le cocher secoue le
fouet au long fil qui voltige en zigzags; j'ai laissé les doigts de
Léa; elle est souvent désagréable lorsque nous sommes dehors; sans
doute qu'elle a peur de manquer de tenue; pas moyen alors de lui
parler, sinon en toutes formes de dignité; voici le mur du réservoir;
là tout-à-l'heure et seul je passais; maintenant avec Léa; elle va
devenir d'humeur maussade; pourtant je ne puis rien lui dire qui ne
la fâche; en une masse noire percée d'un couple de feux, un tramway
vient; Léa:

--«Vous irez samedi à la fête de la Presse?»

--«La fête de l'hôtel Continental?»

--«Oui.»

--«Je ne sais pas; peut-être; et vous?»

--«J'ai été invitée pour être vendeuse.»

--«Ah.»

--«Lucie Harel arrange une boutique; à la façon des magasins de
nouveautés; on vendra de tout.»

--«J'ai entendu parler de cela; ce sera parfait. Et vous aurez un
comptoir?»

--«Oui.»

--«J'irai donc.»

Je ne m'en tirerai pas à moins de cent francs. Aurais-je un prétexte
à rester chez moi? Léa ne me pardonnerait pas; si pourtant le prétexte
était suffisant? je ne pourrai pas dire que j'étais malade; il
faudrait que j'allègue quelque chose sérieuse; c'est si ennuyeux, ces
soirées; bah, j'emmènerai Chavainne.

--«Serez-vous costumée?»

--«Oui, en soubrette.»

--«Bravo.»

--«Je vais faire retoucher mon costume de la revue; je remplacerai les
plissés du corsage qui n'allaient du reste pas...»

Oui, son costume de soubrette, satin rose, le tablier en dentelles,
jupe courte...

--«Je mettrai une ceinture de satin pareil et ferai poser des rubans
aux manches; tout cela changera le costume; d'ailleurs je tâcherai à
avoir un autre tablier, un tablier qui sera très réussi, vous verrez.»

--«Un autre tablier?»

--«J'ai utilisé les dentelles de l'ancien; elles n'allaient pas;
ne croyez-vous pas que ce serait bien, tout simplement de la
Valenciennes?»

--«Certainement.»

Elle sourit de son idée; est-ce que, par hasard, elle voudrait me
demander?...

--«Et puis» elle continue «cela ne coûte pas très cher; on trouve de la
Valenciennes à quinze francs du mètre; et trois mètres de Valenciennes
avec trois mètres d'entre-deux suffiront largement.»

C'est fait; je lui paierai sa dentelle; mais je n'irai pas à la fête.

--«Vous avez une bonne idée, Léa; s'il ne vous faut que ce peu de
dentelle, et que je puisse vous y être utile, je vous en prie...»

--«Je vous remercie; cela me fera plaisir.»

Encore quatre ou cinq louis; ces quinze francs du mètre deviendront au
moins vingt ou trente; mais le diable m'emporte si samedi je mets
les pieds là-bas; parlons lui d'autre chose; et n'ayons pas l'air
contrarié.

--«Votre costume de la revue était très joli; il fera toujours
beaucoup d'effet.»

--«N'est-ce pas?»

--«D'ailleurs ces fêtes sont très bien fréquentées.»

--«Oui.»

--«Savez-vous s'il y aura beaucoup de monde?»

--«Je n'en sais rien.»

--«Ah.»

--«Comment voulez-vous que je le sache?»

--«On aurait pu vous dire... Il n'y aura pas d'autre boutique que
celle de Lucie Harel?»

--«Vous savez qu'elle sera très grande, cette boutique.»

--«C'est amusant cette idée d'installer pour rire un magasin de
nouveautés; vous aurez un vrai succès...»

Elle répond à peine; de nouveau son air indifférent; que lui dire?

--«On n'a pas encore fait cela, ce me semble.»

Elle se tait; elle a même entrefermé ses yeux.

--«Vous serez exquise en ce costume; seulement ne faudra pas vendre
vos objets à des prix inabordables. Que diable vendrez-vous? Faudra
non plus être trop aimable; vous savez que je serai jaloux.»

Elle sourit, moqueusement, et à peine. C'est glacial, ces
plaisanteries que je fais. Ne rentrerons-nous pas bientôt?

--«Il commence à faire froid» dit Léa.

Elle fait semblant de n'avoir pas entendu ce que je lui dis.

--«Vous avez froid, Léa? voulez-vous que nous rentrions?»

--«Non; pas encore.»

Des arbres noirs, des grilles, des lueurs bleues, c'est le parc
Monceau; derrière la grille, sous les arbres, les allées; que se
promener là serait précieux! par un hasard, Léa voudrait-elle?

--«Léa, voulez-vous que nous descendions et marchions un peu? si vous
avez froid...»

--«Non; je n'ai pas froid; restons.»

Tant pis; décidément elle ne veut rien dire ni rien faire; le soir est
frais; elle va s'enrhumer.

--«Léa, je vous en prie, mettez votre manteau.»

Elle se soulève; elle tend un bras; je lui mets son manteau; elle
semble se résigner et comme si je la violentais; eh bien, n'est-elle
pas mieux maintenant? et que jolie dans les fourrures! les fourrures
entouffent son cou; des fourrures sortent ses mains gantées de noir;
si elle voulait être gentille, que gentille elle serait! elle est
charmante, immobile en cette place, comme enlisée sous les étoffes,
sa blanche face comme émergeant des velours, des soieries et des
fourrures; si les Desrieux la voyaient! ce serait drôle que quelque
ami passât par là; rien ne serait mieux pour moi chez les Desrieux,
qu'être aperçu avec elle; ils sont vraiment très à la mode; mais
pourquoi se sont-ils tellement obstinés aux souliers à bouts carrés?
et de Rivare, s'il se rencontrait, quel émerveillement! demain en
déjeunant et se versant force bon vin, il me plaisanterait; il serait
si jaloux et tant admirerait! il faudra que je l'invite un de
ces soirs à dîner; nous irons au Cirque; non, je le conduirai aux
Nouveautés; ainsi plus à propos lui conterai-je mon histoire de Léa.
Faut cependant que je parle un peu à Léa; quand elle ne dit rien,
je ne sais quoi lui dire; les mêmes choses un jour l'intéressent,
l'ennuient un autre; elle est capricieuse pis qu'aucune femme; mais de
quoi lui parler? de son théâtre? c'est assommant; c'est un sujet.

--«Savez-vous si vos répétitions commencent bientôt?»

--«Je ne crois pas.»

--«Pourquoi donc?»

--«La pièce fait tous les soirs de l'argent.»

--«Vous savez ce qu'est la nouvelle pièce?»

--«Pas du tout.»

--«Vous ne paraîtrez qu'au troisième acte, m'avez-vous dit.»

--«J'aime beaucoup mieux ne paraître qu'à un seul acte.»

--«Ah?»

--«Je ne comprends pas qu'on veuille paraître à tous les actes quand
on n'a pas les premiers rôles. L'année dernière, la petite Manuela a
réussi avec ses couplets du dernier acte; voyez au contraire Darvilly
qui a beaucoup plus de talent et est beaucoup plus jolie que Manuela;
car enfin elle n'a rien de bien extraordinaire, Manuela; la façon dont
elle joue cette année le prouve; il est vrai que la pièce est si bête!
eh bien, Darvilly qui est en scène pendant la moitié de la pièce,
passe inaperçue.»

--«Un peu par sa faute; elle n'est pas excellente.»

--«Elle joue très bien, elle a une très jolie voix, et elle est bien
mieux que toutes vos petites figurantes; elles sont trop ridicules à
la fin, ces demoiselles; vous êtes toujours à parler d'artistes, de
chant, d'art, et quand vous voyez quelqu'un qui sait jouer, vous n'y
faites même pas attention.»

Il faut l'arrêter par un compliment.

--«Mais, ma chère amie, il me semble que le succès que vous obtenez
tous les soirs prouve le contraire.»

Elle se tait; elle ne s'offense pas; voilà les compliments qui
touchent la corde sensible et sont toujours admis.

--«Voyez donc» montre Léa «cette femme en robe claire, de l'autre côté
du boulevard; quelle idée, sortir ainsi en cette saison!»

De l'autre côté du boulevard une dame élégamment vêtue, d'une toilette
claire.

--«C'est drôle en effet; elle n'est pas mal d'ailleurs, la toilette.»

--«Mais en cette saison!»

Elle me regarde, avec un demi sourire, un air étonné.

--«Il est vrai que ce n'est pas dans l'usage.»

--«N'est-ce pas?»

Elle n'entend pas, ma pauvre Léa, que je me moque d'elle et qu'elle
est ridicule; elle a des étonnements et des indignations si peu
motivés; elle n'en revenait pas, cet après-midi, de l'histoire de
Jacques.

--«Il n'y a presque personne» dit-elle «ce soir dans les rues.»

--«C'est pourtant une belle soirée.»

--«Oui, mais un peu fraîche.»

--«Je suis sûr que vous avez froid; pourquoi ne voulez-vous pas
rentrer?»

--«Mais non, je n'ai pas froid.»

Elle s'entête; elle a froid; elle ne veut pas l'avouer; qu'étranges
sont les femmes! il est certain que l'air fraîchit; dans les arbres
est une brise plus forte; voici déjà la place des Ternes; jamais nous
n'irons jusqu'aux Champs-élysées; il n'y a personne sur le
boulevard; les rues sont affreusement tristes; pour aller jusqu'aux
Champs-élysées, nous ne rentrerons pas avant minuit ou une heure.

--«Il fait froid» dit Léa; «si vous voulez, rentrons.»

Ah, enfin.

--«Cocher, nous retournons; rue Stévens, quatorze.»

Le cocher arrête; la voiture tourne; le cheval, maintenu, se raidit;
nous partons; le trot recommence; également, le trot du cheval, et la
trépidation dans la voiture; encore le roulement monotone; claque
le fouet longuement; une voiture au près de nous; elle nous dépasse;
pourquoi allons-nous si lentement? sur le trottoir deux très vieilles
gens; le bruit des roues; le léger cahotement; de nouveau, le parc
Monceau, la rotonde; dans un quart d'heure nous serons arrivés; que
va me dire Léa? je monterai avec elle; il faut que je monte avec elle;
avec elle j'entrerai dans sa chambre; me laissera-t-elle? l'autre jour
elle a voulu que tout de suite je partisse; oui, mais habituellement
j'attends jusqu'à ce qu'elle commence se déshabiller; quand nous
arriverons avec la voiture devant sa porte, faudra, par prudence, que
je lui demande à l'accompagner; elle descendra de voiture la première;
puisqu'elle est à droite, elle sera du côté du trottoir; elle
consentira au moins à ce que je la ramène dans sa chambre; alors
que me dira-t-elle? me laissera-t-elle enfin rester? non, cela est
invraisemblable; je ne voudrais non plus; un quart d'heure me suffira,
dans sa chambre, pendant qu'elle ôtera son manteau et son chapeau;
si pourtant elle voulait me garder! elle doit penser que ce lui est
nécessaire, un jour ou l'autre, une fois à la fin; ce soir elle paraît
s'être arrangée pour être libre; si c'était ce soir! si ce n'était
pas encore ce soir! il faut pourtant qu'elle se décide; elle ne peut
s'imaginer que je veuille toujours être un amant platonique; je ne
lui ai jamais déclaré, en somme, pareille intention; elle ne doit pas
s'imaginer non plus qu'elle m'ait réduit à tout endurer d'elle sans
en rien obtenir; oh, que de trouble! L'affilée longue des lumières se
rapproche; d'autres voitures; c'est le boulevard Malesherbes;
s'avance notre voiture, Léa et moi; pourquoi plutôt aujourdhui
m'accepterait-elle? depuis un si long temps elle réussit à me
congédier gentiment; mais je ne lui demandais rien, je n'avais l'air
de rien lui demander; alors comment d'elle-même m'aurait-elle prié?
voilà ce qui serait admirable, qu'un jour, elle, elle voulût, qu'elle
désirât, elle, et qu'elle aimât; et près moi, immobile elle est;
hélas, combien lointaine l'espérance! immobile, indifférente et
quelconque, elle demeure; vaguement devant soi elle regarde; dans son
manteau elle cache ses mains; elle a négligemment devant soi ses yeux
ouverts; nous allons en cette nuit calme, sans fatigue; les maisons
hautes et mi sombres ont des fenêtres rougement claires; à gauche, les
arbres; le trot égal, sur la chaussée, du cheval; le cheval gris blanc
qui régulièrement trotte; ici, elle, silencieuse et immobile, qui
rêvasse sans doute, elle, indifférente, quelconque, immobile, immobile
et sans amour; oh, quand le jour où elle se donnera, si non aimante la
voici, blanche silhouette et féminine; mais tout au fond de cette âme
n'y aurait-il, humble, ignoré, un très peu de naissante simple amitié?
ma constante dévotion n'a pas pu ne point la toucher: l'amour filtre
en le coeur aimé; le désir sollicite et attire; c'est un aimant,
aimer; pourquoi au profond de son être une affectuosité ne serait-elle
née, apte à grandir, féconde d'un amour; alors, si en ses paroles
comme en ses yeux elle se tait, hors les voix et les regards et
hors rien de l'apparent mais en l'intime cordial germerait l'amitié;
berçons-nous en mon souhait le plus chimérique; quelque jour elle
aimerait, l'enfant; l'enfant qui est assise là et dont le corps longe
mon corps; si frêle, l'enfant insoucieuse qui près moi s'abandonne,
dans la nuit fraîche, au songe du ne-pas-penser; vers le ciel clair
d'étoiles. Par les confuses routes, les routes indistinctes des
horizons, en l'ondoîment de notre marche de rêve, et sous le bas
ronflement harmonique des roues dans les rues, le continu
enroulement de l'heureuse voiture où les deux nous allons... à ma Léa
amoureusement je parle, afin uniquement que des paroles dans le soir à
elle montent, et je parle:

--«Mon amie, à quoi rêvez-vous?»

Vers moi elle laisse un regard, pâlement, comme sans pensée; elle se
tait; sur les pavés rudement roule la voiture; Léa, de nouveau, en
face regarde, muette; elle ne rêve pas, elle ne songe pas, l'ignorante
du désir, l'enfant là immobile; à quoi rêvez-vous? à rien; à quoi
rêvez-vous? je ne sais; à quoi rêvez-vous? je ne puis; à quoi et à
quoi rêvez-vous? à rien, je ne puis, je ne sais, je ne rêve et je ne
pense, hélas, hélas; je ne te donnerai pas le rêve, et éternellement
seras-tu l'immobile et sans amour? vaguement devant soi elle regarde;
le ciel clair, moins clair déjà, encore brille; entre les masses des
arbres vogue la voiture; et se dresse hautement la grise apparence du
cocher vieux au dos courbé; Léa au près de moi demeure; la pointe de
ses bottines transperce ses robes; et voici que sa voix s'entend.

--«Pourvu que Marie n'oublie pas le feu.»

--«Vous avez froid, Léa.»

--«Un peu.»

--«Serrez-vous contre moi.»

Légèrement elle se serre contre moi, et elle sourit, penchant la tête.

--«Bien» dis-je; «ainsi vous vous réchaufferez.»

--«D'un côté, oui».

--«Alors approchez-vous plus.»

--«Voulez-vous être tranquille!»

Doucement elle me gronde; nous sommes dehors; faut de la tenue; oui,
des gens nous regardent; quel est ce monsieur élégant qui vient à
l'encontre de nous, les yeux sur nous? pourquoi ce monsieur nous
regarde-t-il? il continue; c'est ennuyeux enfin; il passe au près de
la voiture; voyons s'il se tourne; non, il ne se tourne pas; que nous
voulait-il? est-ce que Léa l'a vu? elle n'en a pas fait semblant;
voilà un monsieur qui connaît Léa; je suis sûr qu'il est vexé; il
m'envie, le bonhomme; dame, tout le monde ne se promène pas en voiture
à minuit avec Léa d'Arsay; le voit-on encore, ce monsieur? oui,
là-bas; il marche; ah, il se tourne, il se tourne; va, mon ami, tu
peux attendre sous l'orme.

--«Voici la place Blanche, Léa; nous serons bientôt chez vous.»

Claquement de fouet dans l'air; la voiture roule sur les pavés
sonorement.

--«Voyez donc, Léa; on dirait qu'on démolit cette maison.»

--«Qu'est-ce que cette maison? un café?»

Mais nous approchons; chez vous, disais-je; chez elle donc? bientôt
chez elle; l'instant décisif alors?... c'est absurde, se troubler
de la sorte, subitement, sans raison; j'ai à moi la plus jolie jeune
femme; je viens de me promener avec elle; je vais rentrer chez
elle; que voudrais-je de mieux? le monsieur de tout-à-l'heure devait
enrager; je suis le plus fortuné des hommes; ah, mortel, mortel ennui!
je deviens fou; ne suis-je pas certain d'être heureux, ne dois-je pas
l'être?... déjà la place Pigalle; et ce cocher qui va à toute vitesse;
le passage Stévens; dans une minute, sa porte; mon Dieu, mon Dieu, que
va-t-elle me dire, que va-t-elle faire, que vais-je faire? le cocher
ralentit, tourne; elle va me renvoyer encore; ah, sa maison, son
affolante chambre; et ce radieux visage... la voiture s'arrête; Léa
se lève, elle descend; c'est épouvantable, cette angoisse; ma pauvre
amie, enfin voudrait-elle? Léa! elle est descendue... quoi?...

--«Eh bien, vous ne payez pas le cocher?»

Je ne paie pas le cocher; c'est vrai; pardon; deux francs cinquante;
voilà... Léa sonne à la porte... je suis perdu; oh... je vous en
supplie...

--«Vous me permettez de vous accompagner?»

--«Si vous voulez.»

Sacrebleu; pas dommage... la voiture s'en va... parbleu, montons;
quelle heure est-il? il n'est pas minuit; nous avons le temps; quand
je rentre tard chez moi, mon concierge me fait attendre des quarts
d'heure à la porte; c'est insupportable.



IX


Léa marche devant moi; nous montons; au long des murs pâles, nos
ombres; combien ai-je sur moi d'argent? j'avais dans mon porte-cartes
cinquante francs, dans ma poche quatre louis; cela fait, cinquante
et quatre-vingts, cent trente francs; j'ai d'autre argent chez
moi; n'importe, la fin du mois sera pénible; faudra que Léa soit
raisonnable; en attendant, montons; nous sommes arrivés; la porte
ouverte; Marie.

--«Bonsoir, Marie.»

--«Bonsoir, monsieur.»

Léa:

--«Vous n'avez pas oublié le feu, Marie?»

--«Non, mademoiselle; si mademoiselle veut entrer dans sa chambre...»

Au fond du corridor, la porte du cabinet-de-toilette; derrière est la
chambre; nonchalamment s'avance Léa, de sa gentille nonchalance; moi,
la suivrai-je? attendre qu'elle me le dise? elle l'oublierait; mais
si elle me renvoie; tant pis; ce serait trop bête, rester dans le
corridor; j'entre; elle me grondera si elle veut; et je traverse le
cabinet-de-toilette, la porte de la chambre; dans la chambre luit
le feu de bois; la veilleuse au plafond éclaire aussi; aussi, sur la
petite table, deux bougies; Léa, assise, au près du feu; la clarté
blanche d'albâtre de la veilleuse, et le feu clairement rouge, sur les
bûches incessamment courant, frétillant; dans un fauteuil, au près, la
jeune femme; oui, mi cachée, Léa; elle se chauffe, coiffée encore et
gantée, immobile, dans une ombre; et luit la flamme montante des deux
pareilles bougies; sur sa robe le feu a des reflets, dorés, sombres;
oh, la bonne température et molle, dans la chambre!

--«Vous aviez froid, n'est-ce pas, Léa?»

Et elle ne voulait pas rentrer, l'entêtée.

--«Vous devriez retirer votre manteau et votre chapeau.»

Elle demeure, devant le feu, parmi l'ombre éclairée par le feu, dans
le fauteuil; maintenant s'entête-t-elle à avoir trop chaud? mais elle
se lève, vive, vivement debout; et d'une voix rapide:

--«Oui, il fait trop chaud ici.»

Elle enlève son chapeau, le jette sur le lit; elle réajuste ses
cheveux; elle tire ses gants; sur le lit; je vais m'adresser à la
cheminée; elle déboutonne son manteau; je vais l'aider.

--«Merci; Marie va m'aider.»

Marie l'aide; je reviens à la cheminée; Marie emporte le manteau; le
feu davantage me chauffe les mollets; Léa se tourne; elle sourit.

--«Eh bien, que faites-vous là avec votre chapeau à la main et votre
par-dessus boutonné?»

Que veut-elle? elle veut que je quitte mon par-dessus? pourquoi?
rester? ce serait possible... je lui ai répondu quelques mots...
toujours souriante la voilà...

--«Si vous me le permettez...» disais-je.

Et lentement elle se tourne; lentement, avec des hanchements, vers
l'armoire-à-glace, en face de la cheminée; près la croisée, sur une
chaise, je mets mon chapeau, mon par-dessus; sur mon par-dessus mon
chapeau; Léa, devant l'armoire-à-glace, ordonne les bouillonnés de son
corsage sur sa poitrine et le ruban noir de son cou; contre le mur je
suis debout, contre le rideau fermé de la fenêtre; dans la glace je
vois sa mignonne figure et ses mines jolies, ce corps manifesté et
dissimulé successivement par les habillements; c'est la mode admirable
de notre temps, qui sait cacher et montrer tour à tour les formes
féminines; en des mouvements d'un charme très félin, tandis que
tressautent sur son front mat ses cheveux, elle s'approche à moi; y
pensé-je? voudrait-elle ce soir? se va-t-elle laisser? elle m'a dit
de poser mon par-dessus; quoi alors? vers elle je fais un pas;
nous sommes près; nous nous arrêtons; oh, dans son regard, la vraie
tendresse! victoire donc? est-ce le jour enfin? câlinement elle
murmure:

--«Si vous étiez gentil, vous iriez, là, cinq minutes seulement, dans
le salon.»

--«Oui, très bien, comme vous voudrez.»

Sur la cheminée elle prend un bougeoir, allume les bougies; ainsi,
elle consent? elle veut que je l'attende?

--«Vous allez attendre ici; cinq minutes; surtout ne jouez pas de
piano.»

Et refermant la porte:

--«À tout-à-l'heure.»

De nouveau me voici dans le salon; combien autre qu'il y a une heure!
évidemment Léa veut que je reste, évidemment; sans cela, elle ne me
ferait pas attendre qu'elle ait achevé sa toilette; et si aimable elle
est ce soir! je n'ai pas à en douter, elle veut que je reste; mais
pourquoi ce soir-ci plutôt qu'un autre? et pourquoi pas ce soir-ci?
je n'en dois pas douter, elle me garde; quelle émotion cette idée
me donne! dire que tout-à-l'heure elle m'appellera, et que dans sa
chambre je rentrerai, et qu'entre mes bras je la tiendrai, que je
déferai ses soyeux, longs, parfumés vêtements, et qu'en son triomphal
lit tout-à-l'heure je l'aurai! Ne nous grisons pas; voyons; faut faire
attention à ce que je vais faire; d'abord il serait bon que je prisse
toutes mes précautions pendant que je suis seul; depuis le boulevard
Sébastopol, voilà presque six heures que je n'ai uriné; le cabinet est
à gauche dans l'antichambre; il faut dans une conversation tendre être
tranquille; mais gare à sortir d'ici sans bruit, sans qu'on m'entende;
il y a sans doute de la lumière dans l'antichambre; d'ailleurs j'ai
des allumettes; ouvrons la porte; attention; sans bruit; sur la pointe
des pieds; quelle chance, il y a de la lumière; justement la porte
est entrebaillée; allons... gare aussi à ne me pas salir... ouf; la
précaution n'était pas inutile; je laisse la porte entrebaillée, comme
elle était; la porte du salon; bien doucement; là; bravo; personne ne
m'aura entendu; et maintenant, dans ce fauteuil, commodément. Léa
se déshabille; elle va se vêtir d'une robe-de-chambre; c'est
extraordinaire que jamais elle n'ait voulu devant moi tirer ou mettre
une bottine; quelle heure est-il?... minuit moins un quart; Léa
n'est habituellement pas longue à s'habiller; dans un instant elle
m'appellera. Je suis tout-à-fait ridicule; j'ai préparé, il n'y a pas
deux heures, ce que je voulais faire, des choses que j'ai résolues
depuis un mois, et je n'y pense même point; cela est pourtant simple;
Léa veut que je reste cette nuit avec elle; eh bien, je dois refuser;
je lui donnerai la meilleure preuve de mon amour, en respectant mon
amour, en n'acceptant pas le don de son corps auquel elle se juge
obligée, en n'imitant pas les autres épris seulement d'une vaine
passion, mais en profondément l'aimant et voulant être aimé; c'est
cela; au lieu de recevoir son sacrifice, je lui présenterai le mien;
et si elle s'offensait? non; je lui dirai pourquoi je pars, et
elle sera émue; Ah, je suis lâche et imbécile; j'hésite à présent;
l'occasion si longtemps espérée est venue, et j'hésite. Eh non, je
n'hésite pas; que diable, ce n'est pas si fort; il faut choisir,
d'avoir cette fille comme les autres pour une nuit, ou d'aimer et
peut-être se faire une amie; pas besoin de préparer de grandes phrases
ni de se battre les flancs; tout à l'heure, simplement, je lui dirai
bonsoir; et elle croira que je suis un timide et un niais, ou, mieux,
que je souffre de quelque accès d'une syphilis gagnée au cours de mon
platonisme. Mon Dieu, qu'elle est longue à faire sa toilette! quelle
heure?... minuit moins dix; elle n'en finira pas; plusieurs fois
déjà elle m'a attardé ici pour me congédier après un quart d'heure de
chatteries; c'est exaspérant, attendre et ne savoir à quoi s'en tenir;
Léa se rirait de moi à la fin; pense-t-elle que je m'amuse, dans ce
salon, à espérer qu'il lui plaise ouvrir la porte? et je vais faire le
généreux, le magnanime, poser au pur amour, plutôt que profiter
tout bêtement de la bonne aubaine d'une bonne nuit; simagrées et
plaisanteries; Léa me renvoie parce que je ne sais pas la forcer à me
garder; je la laisse se jouer de moi et je m'invente ce divin prétexte
de la vouloir conquérir par le respect; je suis plus absurdement
faible qu'un gamin; il faut que ça finisse; donc ce soir, tant pis,
je couche avec elle; ce serait trop de sottise; une affaire depuis si
longtemps entreprise et à tant de frais continuée et qui n'aboutirait
à rien; tant d'argent et tant d'ennuis pour le plaisir de contempler
les beaux yeux d'une demoiselle; une demoiselle qui joue les travestis
aux Nouveautés; quelle bêtise! ça vaut deux cents francs et c'est
tout; faire du sentiment dans ce monde-là; une fille qui tous les
soirs fait l'invite sur les planches et les jours de dèche fréquente
dans les maisons de rendez-vous; oui, elle y fréquenterait, ça ne
m'étonnerait aucunement; et la femme-de-chambre qui sert à consoler
les messieurs mal partagés; parbleu, je pourrais mieux user mon argent
qu'à lui payer des dentelles pour ses costumes; ce sera joli samedi
au Continental; je mènerai un beau personnage au milieu de ces gens
qu'elle allumera et qui le lendemain apporteront leurs cartes; et
c'est une chaleur, une cohue, comme au bal des Artistes où mon chapeau
a été défoncé; et ces boutiques dont on sort sans avoir de quoi
prendre un fiacre pour rentrer chez soi... Mais, sacrédié, qu'elle est
longue ce soir! c'est impatientant. Je vais frapper à la porte. Non,
je ne peux pas. Oh, quelle patience faut! Je crois que je l'entends.
D'ici on ne peut rien entendre dans la chambre. Si; elle ouvre la
porte; enfin!...

--«Eh bien» elle «que faites-vous là? vous vous ennuyez beaucoup?»

Dans un long peignoir flottant, blanc de crème, légèrement serré à la
taille, toute blanche dans les blancs crémeux plis flottants, elle se
tient.

--«Je puis entrer?»

--«Entrez.»

Au près de la cheminée, dans le fauteuil bas elle va s'étendre; sur
une chaise, des jupons blancs; à côté, pendante, la robe noire; le feu
de la cheminée est presque éteint; une chaleur égale, tiède; contre
la fenêtre voilà mon chapeau et mon par-dessus; je prends une chaise
basse, et près Léa je vais m'asseoir; dans le fauteuil elle est
étendue, mains allongées; dans le fauteuil bleu à la bande large
brodée, elle blanche, aux joues rosées. Appuyée à l'armoire-à-glace
est une petite table en peluche, et, dessus, vingt menues choses,
boîtes, objets d'ivoire, ciseaux, vagues choses dans la lumière très
blanche de la chambre. Nous sommes assis, parmi le calme tiède et
silencieux de la chambre, elle près moi, blanche, étendue.

--«Vous ne m'avez pas conté ce que vous avez fait tantôt, quand vous
m'avez quittée.»

Elle me parle; je lui réponds.

--«Oh, rien, absolument.»

Qu'elle est jolie ce soir!

--«Vous avez au moins dîné et vous êtes allé chez vous?»

--«Vous voulez savoir exactement ce que j'ai fait?»

--«Oui, contez-le moi.»

--«Eh bien, en sortant d'ici j'ai suivi la rue des Martyrs, le
faubourg Montmartre, puis le boulevard Poissonnière et le boulevard
Sébastopol, le tout à pied, et je suis arrivé à la tour Saint-Jacques,
square plein d'enfants; alors, au près de là, j'ai visité un jeune
gentleman mon ami, avec lequel ensuite j'ai marché durant un quart
d'heure.»

Elle sourit.

--«Vous êtes précis. Et avec cet ami vous avez parlé de moi.»

--«Nécessairement.»

--«Et votre ami vous a beaucoup jalousé. Alors où avez-vous été?»

--«Où j'ai été?...»

Ce soir... la foule, affairée et pressée, dans Paris, le soir à
six heures; les rues pleines; les voitures hâtées et ralenties; le
Palais-royal...

--«J'étais au Palais-royal.»

... La blonde femme rencontrée aux vitres du Louvre, si provocante et
mince, haute, fière, hélas perdue dans les marcheurs.

--«Mon ami a dû aller aujourdhui au Théâtre-français entendre Ruy
Blas; j'ai refusé l'y accompagner.»

--«Pour moi; cela est héroïque.»

C'eût été intéressant, revoir Ruy Blas; mais j'ai refusé; ensuite j'ai
dîné.

--«Ensuite j'ai dîné; où? dans un café de l'avenue de l'Opéra; vous ne
connaissez point ces lieux modestes. Désirez-vous savoir quel a été le
menu?»

--«Vous me le direz la prochaine fois que nous dînerons ensemble. Et
là aussi vous avez vu de vos amis?»

--«Aucun.»

Mais la très jolie femme en face de moi était assise, avec le vieux
monsieur si chauve, huissier ou consul; la très jolie femme que
j'aurais voulu revoir et qui riait.

--«Près moi seulement était une belle dame qu'escortait un vieux
monsieur sans doute consul ou notaire.»

--«Félicitations.»

Dans le café vif d'éclatantes colorations et lumineux, le confort du
dîner lent et des inconnus observés... Le vin, le jeu; le vin, le jeu,
les belles... Et tout-à-coup, très brillante en la rue nocturne, et
sur des ombres, la façade de l'Eden-théâtre, Excelsior vu jadis, les
cortèges de dansantes femmes; et mon ami, celui qui se va marier,
l'excellemment heureux de son bonheur communié, l'aimé, lui, de
l'aimée.

--«Je suis rentré chez moi, sans incidents, m'étant seulement
rencontré à un homme aimé d'une femme qu'il aime; permettez que je
note le cas.»

--«Cas rare certes, un homme qui aime.»

--«Vous croyez?»

--«Il y a si peu de femmes qu'un homme puisse aimer! une femme à qui
plusieurs hommes disent qu'ils l'aiment, n'est aimée par aucun.»

C'est mal ce que dit Léa; que lui répondrai-je qui ne la froisse
point? pourquoi ne sont-elles pas aimées, toutes et toutes les femmes,
si non qu'elles ne veulent être aimées.

--«Si une femme» dis-je «n'est aimée, c'est, souvent, qu'elle ne le
veut.»

Et, coupable ou méritoire, toute femme est complice au non-amour de
qui l'a vue. Léa sourit, un peu moqueuse; elle considère le feu qui
s'éteint; telle à peu près qu'en sa photographie.

--«On vous a remis» dit-elle «tout de suite ma carte chez vous?»

--«Oui; mais si je n'étais pas rentré chez moi?»

--«Vous deviez rentrer.»

--«J'avais une heure à perdre avant venir; je suis resté à la maison.»

--«À quoi faire?»

--«Pas grand chose; j'ai écrit un peu.»

Or la belle nuit, à la croisée, sur le jardin et les arbres, les
grands arbres devant ma croisée, le jardin toujours désert et sans
fleurs, grandiose, et ce parfum de nuit qui me vient des croisées
ouvertes; ainsi, traversant les rues vides et les boulevards bruyants,
la même nuit, avec l'orgue-de-Barbarie et les refrains connus, si doux
dans l'ombre... le dirai-je à Léa?

--«Venant chez vous ce soir, j'ai été poursuivi par un
orgue-de-Barbarie qui remplissait mon chemin de gémissements.»

--«Vous aimez pourtant la musique.»

--«Plus que jamais, mais moins que vous.»

Ses lettres... Léa d'Arsay prie monsieur Daniel Prince... à quoi bon
Léa saurait-elle que j'ai relu ses lettres? pour le moins elle se
moquerait; et que lui dire de ses tristes lettres? et mes projets,
encore renouvelés, de lui sacrifier mon désir! peut-être qu'elle avait
raison, et qu'il est rare, l'homme qui aime, et que jamais elle ne fut
aimée; moi non plus donc ne l'aimerais-je? hélas, que je l'aime peu,
que peu je l'aime, moi qui m'efforce à l'amour; et tâchons si le
sacrifice pourrait exalter un amour.

--«Vous avez eu» reprend-elle «une très belle journée.»

--«Une plus belle soirée, malgré l'horrible inconvenance d'un
assoupissement communiqué.»

Elle rit.

--«Et, pour finir, une délicieuse promenade en voiture, avec une jeune
femme très charmante mais si mauvaise.»

Était-elle, en effet, mauvaise! et le monsieur qui nous suivait sur
le boulevard; la butte Montmartre visible dans la brume; la ligne des
maisons aux fenêtres claires et des arbres foncés dans la nuit;
oui, mais combien charmante en sa feinte dignité, grave et drôle;
maintenant charmante sans feintises; elle a redressé sa tête, blonde
et blanche, hors la blancheur blonde des étoffes flottantes; et un fin
corps d'enfant féminin, gracile, fluet et potelé; un invitant sourire,
une promesse aux caresses, une mollesse inclinée à s'abandonner en des
bras; car en cette heure où vaine la journée fuit et n'est plus, après
la journée quelconque éteinte, c'est ma nuit, l'heure de mon amour.

--«... Oh mon amie... vos lèvres sont frivoles et aux vents d'ici
qu'elles s'envolent...»

Et ses mains; et, de ses mains, par mes mains et mes bras et mon
coeur, une vapeur, un frémissement, une chaleur, une poignance, cela
monte jusqu'à mes yeux; presque chancellerais-je? oh, je te veux; tant
pis aux longs respects, aux amours humbles, aux beaux projets, aux
tardifs amours préparés si longuement, aux départs, aux renoncements,
aux renoncements tant pis, mon amante, si je te veux; et je la
regarde, en sa pâleur charnelle et des joies folles annonciatrice,
celle que pour un songe je renoncerais. Cependant de mes mains elle
tire ses mains; je me recule de deux pas; elle vient vers moi; sur
mes épaules elle met ses mains; et, comme d'elle je me grise et
déraisonne, elle me parle, en une façon de fée.

--«Vous viendrez samedi à la fête de l'hôtel Continental; vous verrez
que je serai jolie...»

Oui, certes, immortellement.

--«... Je serais si attristée de ne pas vous trouver; et puis, je vous
ferai honneur...»

Ah, tout séduisante bien-aimée.

--«... Vous m'apporterez, n'est-ce pas, ce tablier pour mon
costume...»

Son costume?... oui, ce tablier, cet argent que je lui ai promis...
je n'y songeais plus... elle le désire tout de suite... je le lui ai
promis; d'ailleurs c'est bien le moins; bah, débarrassons-nous en dès
maintenant...

--«Si vous vouliez me dire à peu près ce qu'il vous faut, Léa, et me
pardonner de vous en laisser le soin...»

--«Je ne sais pas... cela ferait... tout au plus... une centaine de
francs.»

--«Permettez que je vous les remette.»

J'ai un billet de cinquante francs dans mon porte-cartes, plusieurs
louis dans mon porte-monnaie; rien que des pièces de vingt francs;
cela fera cent dix francs; soit; trois louis et cinquante francs, là,
sur la cheminée.

--«Vous êtes gentil» dit Léa.

Vers moi elle revient; je lui ai fait plaisir; ce me coûte encore un
peu cher; mais elle sera contente de moi et sera aimable; et puis
j'ai ainsi moins de scrupules à rester cette nuit, plus de droits;
d'ailleurs ne puis-je donc lui prouver mon amour sans la refuser? si
tendrement, si doucement, si bonnement je l'aimerai cette nuit, que
ce vaudra toutes paroles et tous renoncements; certes, en sachant me
conduire, je réussirai mieux, si je reste avec elle, à lui prouver mon
vrai amour; voilà ce qu'il faut faire; et entre ses cheveux, très bas,
je lui dis:

--«Ainsi, vous me gardez?»

Ses grands yeux, ses grands yeux étonnés, on dirait apitoyés... que
veulent-ils?

--«Oh, pas ce soir; je vous en prie; je ne peux pas...»

Comment? pas ce soir? elle ne veut pas?

--«... La prochaine fois, je vous promets... je ne peux pas.»

Encore, encore, elle ne veut pas?... je ne puis la forcer... vraiment,
elle ne veut pas?...

--«Léa, vous ne voulez pas?»

--«Je vous jure...»

Et pourquoi insister?

--«Bonsoir donc.»

Pourquoi lui ai-je demandé? comment n'ai-je pas tenu ma résolution, ne
suis-je pas parti comme je le devais et à mon honneur?

--«Bonsoir, mon amie.»

Et j'embrasse son front; délices en allées et impossibles, mortelles
et désespérées délices, à quand, oh vous?

--«Venez mercredi à trois heures» dit-elle.

--«Volontiers, je vous remercie.»

Pourquoi ai-je encore voulu l'avoir? hélas, celle qu'encore je ne vais
pas avoir! il faut partir; voilà mon par-dessus, mon chapeau.

--«Au revoir» dit-elle, «à mercredi, trois heures.»

Elle a pris le bougeoir et ouvre la porte du salon; Marie est là; nous
traversons le vestibule.

--«À mercredi, trois heures» dis-je.

Non, je ne la reverrai plus; je ne la dois plus revoir; à jamais elles
ont péri, les possibilités d'aimer à elle et moi; et rien n'est plus
que l'infinie tristesse des indéniables inutilités. Blanche et jolie
inoubliablement, mon amie me tend sa main.

--«Au revoir.»

--«Au revoir.»

Amicale elle sourit; sur sa poitrine voltigent les lueurs blondes et
nocturnes.

    (_fin_)

    ÉDOUARD DUJARDIN

_Le directeur-gérant_: ÉDOUARD DUJARDIN.





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