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Title: La reine Margot - Tome I Author: Dumas père, Alexandre, 1802-1870 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "La reine Margot - Tome I" *** is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Alexandre Dumas LA REINE MARGOT Tome I (1845) Table des matières I Le latin de M. de Guise II La chambre de la reine de Navarre III Un roi poète IV La soirée du 24 août 1572 V Du Louvre en particulier et de la vertu en général VI La dette payée VII La nuit du 24 août 1572 VIII Les massacrés IX Les massacreurs X Mort, messe ou Bastille XI Laubépine du cimetière des Innocents XII Les confidences XIII Comme il y a des clefs qui ouvrent les portes auxquelles elles ne sont pas destinées XIV Seconde nuit de noces XV Ce que femme veut Dieu le veut XVI Le corps dun ennemi mort sent toujours bon XVII Le confrère de maître Ambroise Paré XVIII Les revenants XIX Le logis de maître René, le parfumeur de la reine mère XX Les poules noires XXI Lappartement de Madame de Sauve XXII Sire, vous serez roi XXIII Un nouveau converti XXIV La rue Tizon et la rue Cloche-Percée XXV Le manteau cerise XXVI Margarita XXVII La main de Dieu XXVIII La lettre de Rome XXIX Le départ XXX Maurevel XXXI La chasse à courre PREMIÈRE PARTIE I Le latin de M. de Guise Le lundi, dix-huitième jour du mois daoût 1572, il y avait grande fête au Louvre. Les fenêtres de la vieille demeure royale, ordinairement si sombres, étaient ardemment éclairées; les places et les rues attenantes, habituellement si solitaires, dès que neuf heures sonnaient à Saint-Germain-lAuxerrois, étaient, quoiquil fût minuit, encombrées de populaire. Tout ce concours menaçant, pressé, bruyant, ressemblait, dans lobscurité, à une mer sombre et houleuse dont chaque flot faisait une vague grondante; cette mer, épandue sur le quai, où elle se dégorgeait par la rue des Fossés-Saint-Germain et par la rue de lAstruce, venait battre de son flux le pied des murs du Louvre et de son reflux la base de lhôtel de Bourbon qui sélevait en face. Il y avait, malgré la fête royale, et même peut-être à cause de la fête royale, quelque chose de menaçant dans ce peuple, car il ne se doutait pas que cette solennité, à laquelle il assistait comme spectateur, nétait que le prélude dune autre remise à huitaine, et à laquelle il serait convié et sébattrait de tout son coeur. La cour célébrait les noces de madame Marguerite de Valois, fille du roi Henri II et soeur du roi Charles IX, avec Henri de Bourbon, roi de Navarre. En effet, le matin même, le cardinal de Bourbon avait uni les deux époux avec le cérémonial usité pour les noces des filles de France, sur un théâtre dressé à la porte de Notre- Dame. Ce mariage avait étonné tout le monde et avait fort donné à songer à quelques-uns qui voyaient plus clair que les autres; on comprenait peu le rapprochement de deux partis aussi haineux que létaient à cette heure le parti protestant et le parti catholique: on se demandait comment le jeune prince de Condé pardonnerait au duc dAnjou, frère du roi, la mort de son père assassiné à Jarnac par Montesquiou. On se demandait comment le jeune duc de Guise pardonnerait à lamiral de Coligny la mort du sien assassiné à Orléans par Poltrot du Méré. Il y a plus: Jeanne de Navarre, la courageuse épouse du faible Antoine de Bourbon, qui avait amené son fils Henri aux royales fiançailles qui lattendaient, était morte il y avait deux mois à peine, et de singuliers bruits sétaient répandus sur cette mort subite. Partout on disait tout bas, et en quelques lieux tout haut, quun secret terrible avait été surpris par elle, et que Catherine de Médicis, craignant la révélation de ce secret, lavait empoisonnée avec des gants de senteur qui avaient été confectionnés par un nommé René, Florentin fort habile dans ces sortes de matières. Ce bruit sétait dautant plus répandu et confirmé, quaprès la mort de cette grande reine, sur la demande de son fils, deux médecins, desquels était le fameux Ambroise Paré, avaient été autorisés à ouvrir et à étudier le corps, mais non le cerveau. Or, comme cétait par lodorat quavait été empoisonnée Jeanne de Navarre, cétait le cerveau, seule partie du corps exclue de lautopsie, qui devait offrir les traces du crime. Nous disons crime, car personne ne doutait quun crime neût été commis. Ce nétait pas tout: le roi Charles, particulièrement, avait mis à ce mariage, qui non seulement rétablissait la paix dans son royaume, mais encore attirait à Paris les principaux huguenots de France, une persistance qui ressemblait à de lentêtement. Comme les deux fiancés appartenaient, lun à la religion catholique, lautre à la religion réformée, on avait été obligé de sadresser pour la dispense à Grégoire XIII, qui tenait alors le siège de Rome. La dispense tardait, et ce retard inquiétait fort la feue reine de Navarre; elle avait un jour exprimé à Charles IX ses craintes que cette dispense narrivât point, ce à quoi le roi avait répondu: -- Nayez souci, ma bonne tante, je vous honore plus que le pape, et aime plus ma soeur que je ne le crains. Je ne suis pas huguenot, mais je ne suis pas sot non plus, et si monsieur le pape fait trop la bête, je prendrai moi-même Margot par la main, et je la mènerai épouser votre fils en plein prêche. Ces paroles sétaient répandues du Louvre dans la ville, et, tout en réjouissant fort les huguenots, avaient considérablement donné à penser aux catholiques, qui se demandaient tout bas si le roi les trahissait réellement, ou bien ne jouait pas quelque comédie qui aurait un beau matin ou un beau soir son dénouement inattendu. Cétait vis-à-vis de lamiral de Coligny surtout, qui depuis cinq ou six ans faisait une guerre acharnée au roi, que la conduite de Charles IX paraissait inexplicable: après avoir mis sa tête à prix à cent cinquante mille écus dor, le roi ne jurait plus que par lui, lappelant son père et déclarant tout haut quil allait confier désormais à lui seul la conduite de la guerre; cest au point que Catherine de Médicis, elle-même, qui jusqualors avait réglé les actions, les volontés et jusquaux désirs du jeune prince, paraissait commencer à sinquiéter tout de bon, et ce nétait pas sans sujet, car, dans un moment dépanchement Charles IX avait dit à lamiral à propos de la guerre de Flandre: -- Mon père, il y a encore une chose en ceci à laquelle il faut bien prendre garde: cest que la reine mère, qui veut mettre le nez partout comme vous savez, ne connaisse rien de cette entreprise; que nous la tenions si secrète quelle ny voie goutte, car, brouillonne comme je la connais, elle nous gâterait tout. Or, tout sage et expérimenté quil était, Coligny navait pu tenir secrète une si entière confiance; et quoiquil fût arrivé à Paris avec de grands soupçons, quoique à son départ de Châtillon une paysanne se fût jetée à ses pieds, en criant: «Oh! monsieur, notre bon maître, nallez pas à Paris, car si vous y allez vous mourrez, vous et tous ceux qui iront avec vous»; ces soupçons sétaient peu à peu éteints dans son coeur et dans celui de Téligny, son gendre, auquel le roi de son côté faisait de grandes amitiés, lappelant son frère comme il appelait lamiral son père, et le tutoyant, ainsi quil faisait pour ses meilleurs amis. Les huguenots, à part quelques esprits chagrins et défiants, étaient donc entièrement rassurés: la mort de la reine de Navarre passait pour avoir été causée par une pleurésie, et les vastes salles du Louvre sétaient emplies de tous ces braves protestants auxquels le mariage de leur jeune chef Henri promettait un retour de fortune bien inespéré. Lamiral de Coligny, La Rochefoucault, le prince de Condé fils, Téligny, enfin tous les principaux du parti, triomphaient de voir tout-puissants au Louvre et si bien venus à Paris ceux-là mêmes que trois mois auparavant le roi Charles et la reine Catherine voulaient faire pendre à des potences plus hautes que celles des assassins. Il ny avait que le maréchal de Montmorency que lon cherchait vainement parmi tous ses frères, car aucune promesse navait pu le séduire, aucun semblant navait pu le tromper, et il restait retiré en son château de lIsle-Adam, donnant pour excuse de sa retraite la douleur que lui causait encore la mort de son père le connétable Anne de Montmorency, tué dun coup de pistolet par Robert Stuart, à la bataille de Saint-Denis. Mais comme cet événement était arrivé depuis plus de trois ans et que la sensibilité était une vertu assez peu à la mode à cette époque, on navait cru de ce deuil prolongé outre mesure que ce quon avait bien voulu en croire. Au reste, tout donnait tort au maréchal de Montmorency; le roi, la reine, le duc dAnjou et le duc dAlençon faisaient à merveille les honneurs de la royale fête. Le duc dAnjou recevait des huguenots eux-mêmes des compliments bien mérités sur les deux batailles de Jarnac et de Moncontour, quil avait gagnées avant davoir atteint lâge de dix-huit ans, plus précoce en cela que navaient été César et Alexandre, auxquels on le comparait en donnant, bien entendu, linfériorité aux vainqueurs dIssus et de Pharsale; le duc dAlençon regardait tout cela de son oeil caressant et faux; la reine Catherine rayonnait de joie et, toute confite en gracieusetés, complimentait le prince Henri de Condé sur son récent mariage avec Marie de Clèves; enfin MM. de Guise eux-mêmes souriaient aux formidables ennemis de leur maison, et le duc de Mayenne discourait avec M. de Tavannes et lamiral sur la prochaine guerre quil était plus que jamais question de déclarer à Philippe II. Au milieu de ces groupes allait et venait, la tête légèrement inclinée et loreille ouverte à tous les propos, un jeune homme de dix-neuf ans, à loeil fin, aux cheveux noirs coupés très court, aux sourcils épais, au nez recourbé comme un bec daigle, au sourire narquois, à la moustache et à la barbe naissantes. Ce jeune homme, qui ne sétait fait remarquer encore quau combat dArnay-le-Duc où il avait bravement payé de sa personne, et qui recevait compliments sur compliments, était lélève bien-aimé de Coligny et le héros du jour; trois mois auparavant, cest-à-dire à lépoque où sa mère vivait encore, on lavait appelé le prince de Béarn; on lappelait maintenant le roi de Navarre, en attendant quon lappelât Henri IV. De temps en temps un nuage sombre et rapide passait sur son front; sans doute il se rappelait quil y avait deux mois à peine que sa mère était morte, et moins que personne il doutait quelle ne fût morte empoisonnée. Mais le nuage était passager et disparaissait comme une ombre flottante; car ceux qui lui parlaient, ceux qui le félicitaient, ceux qui le coudoyaient, étaient ceux-là mêmes qui avaient assassiné la courageuse Jeanne dAlbret. À quelques pas du roi de Navarre, presque aussi pensif, presque aussi soucieux que le premier affectait dêtre joyeux et ouvert, le jeune duc de Guise causait avec Téligny. Plus heureux que le Béarnais, à vingt-deux ans sa renommée avait presque atteint celle de son père, le grand François de Guise. Cétait un élégant seigneur, de haute taille, au regard fier et orgueilleux, et doué de cette majesté naturelle qui faisait dire, quand il passait, que près de lui les autres princes paraissaient peuple. Tout jeune quil était, les catholiques voyaient en lui le chef de leur parti, comme les huguenots voyaient le leur dans ce jeune Henri de Navarre dont nous venons de tracer le portrait. Il avait dabord porté le titre de prince de Joinville, et avait fait, au siège dOrléans, ses premières armes sous son père, qui était mort dans ses bras en lui désignant lamiral Coligny pour son assassin. Alors le jeune duc, comme Annibal, avait fait un serment solennel: cétait de venger la mort de son père sur lamiral et sur sa famille, et de poursuivre ceux de sa religion sans trêve ni relâche, ayant promis à Dieu dêtre son ange exterminateur sur la terre jusquau jour où le dernier hérétique serait exterminé. Ce nétait donc pas sans un profond étonnement quon voyait ce prince, ordinairement si fidèle à sa parole, tendre la main à ceux quil avait juré de tenir pour ses éternels ennemis et causer familièrement avec le gendre de celui dont il avait promis la mort à son père mourant. Mais, nous lavons dit, cette soirée était celle des étonnements. En effet, avec cette connaissance de lavenir qui manque heureusement aux hommes, avec cette faculté de lire dans les coeurs qui nappartient malheureusement quà Dieu, lobservateur privilégié auquel il eût été donné dassister à cette fête, eût joui certainement du plus curieux spectacle que fournissent les annales de la triste comédie humaine. Mais cet observateur qui manquait aux galeries intérieures du Louvre, continuait dans la rue à regarder de ses yeux flamboyants et à gronder de sa voix menaçante: cet observateur cétait le peuple, qui, avec son instinct merveilleusement aiguisé par la haine, suivait de loin les ombres de ses ennemis implacables et traduisait leurs impressions aussi nettement que peut le faire le curieux devant les fenêtres dune salle de bal hermétiquement fermée. La musique enivre et règle le danseur, tandis que le curieux voit le mouvement seul et rit de ce pantin qui sagite sans raison, car le curieux, lui, nentend pas la musique. La musique qui enivrait les huguenots, cétait la voix de leur orgueil. Ces lueurs qui passaient aux yeux des Parisiens au milieu de la nuit, cétaient les éclairs de leur haine qui illuminaient lavenir. Et cependant tout continuait dêtre riant à lintérieur, et même un murmure plus doux et plus flatteur que jamais courait en ce moment par tout le Louvre: cest que la jeune fiancée, après être allée déposer sa toilette dapparat, son manteau traînant et son long voile, venait de rentrer dans la salle de bal, accompagnée de la belle duchesse de Nevers, sa meilleure amie, et menée par son frère Charles IX, qui la présentait aux principaux de ses hôtes. Cette fiancée, cétait la fille de Henri II, cétait la perle de la couronne de France, cétait Marguerite de Valois, que, dans sa familière tendresse pour elle, le roi Charles IX nappelait jamais que _ma soeur Margot._ Certes jamais accueil, si flatteur quil fût, navait été mieux mérité que celui quon faisait en ce moment à la nouvelle reine de Navarre. Marguerite à cette époque avait vingt ans à peine, et déjà elle était lobjet des louanges de tous les poètes, qui la comparaient les uns à lAurore, les autres à Cythérée. Cétait en effet la beauté sans rivale de cette cour où Catherine de Médicis avait réuni, pour en faire ses sirènes, les plus belles femmes quelle avait pu trouver. Elle avait les cheveux noirs, le teint brillant, loeil voluptueux et voilé de longs cils, la bouche vermeille et fine, le cou élégant, la taille riche et souple, et, perdu dans une mule de satin, un pied denfant. Les Français, qui la possédaient, étaient fiers de voir éclore sur leur sol une si magnifique fleur, et les étrangers qui passaient par la France sen retournaient éblouis de sa beauté sils lavaient vue seulement, étourdis de sa science sils avaient causé avec elle. Cest que Marguerite était non seulement la plus belle, mais encore la plus lettrée des femmes de son temps, et lon citait le mot dun savant italien qui lui avait été présenté, et qui, après avoir causé avec elle une heure en italien, en espagnol, en latin et en grec, lavait quittée en disant dans son enthousiasme: «Voir la cour sans voir Marguerite de Valois, cest ne voir ni la France ni la cour.» Aussi les harangues ne manquaient pas au roi Charles IX et à la reine de Navarre; on sait combien les huguenots étaient harangueurs. Force allusions au passé, force demandes pour lavenir furent adroitement glissées au roi au milieu de ces harangues; mais à toutes ces allusions, il répondait avec ses lèvres pâles et son sourire rusé: -- En donnant ma soeur Margot à Henri de Navarre, je donne mon coeur à tous les protestants du royaume. Mot qui rassurait les uns et faisait sourire les autres, car il avait réellement deux sens: lun paternel, et dont en bonne conscience Charles IX ne voulait pas surcharger sa pensée; lautre injurieux pour lépousée, pour son mari et pour celui-là même qui le disait, car il rappelait quelques sourds scandales dont la chronique de la cour avait déjà trouvé moyen de souiller la robe nuptiale de Marguerite de Valois. Cependant M. de Guise causait, comme nous lavons dit, avec Téligny; mais il ne donnait pas à lentretien une attention si soutenue quil ne se détournât parfois pour lancer un regard sur le groupe de dames au centre duquel resplendissait la reine de Navarre. Si le regard de la princesse rencontrait alors celui du jeune duc, un nuage semblait obscurcir ce front charmant autour duquel des étoiles de diamants formaient une tremblante auréole, et quelque vague dessein perçait dans son attitude impatiente et agitée. La princesse Claude, soeur aînée de Marguerite, qui depuis quelques années déjà avait épousé le duc de Lorraine, avait remarqué cette inquiétude, et elle sapprochait delle pour lui en demander la cause, lorsque chacun sécartant devant la reine mère, qui savançait appuyée au bras du jeune prince de Condé, la princesse se trouva refoulée loin de sa soeur. Il y eut alors un mouvement général dont le duc de Guise profita pour se rapprocher de madame de Nevers, sa belle-soeur, et par conséquent de Marguerite. Madame de Lorraine, qui navait pas perdu la jeune reine des yeux, vit alors, au lieu de ce nuage quelle avait remarqué sur son front, une flamme ardente passer sur ses joues. Cependant le duc sapprochait toujours, et quand il ne fut plus quà deux pas de Marguerite, celle-ci, qui semblait plutôt le sentir que le voir, se retourna en faisant un effort violent pour donner à son visage le calme et linsouciance; alors le duc salua respectueusement, et, tout en sinclinant devant elle, murmura à demi-voix: -- _Ipse attuli._ Ce qui voulait dire: «Je lai_ apporté_, ou _apporté moi-même_.» Marguerite rendit sa révérence au jeune duc, et, en se relevant, laissa tomber cette réponse: -- _Noctu pro more. _Ce qui signifiait: «Cette nuit comme dhabitude.» Ces douces paroles, absorbées par lénorme collet goudronné de la princesse comme par lenroulement dun porte-voix, ne furent entendues que de la personne à laquelle on les adressait; mais si court queût été le dialogue, sans doute il embrassait tout ce que les deux jeunes gens avaient à se dire, car après cet échange de deux mots contre trois, ils se séparèrent, Marguerite le front plus rêveur, et le duc le front plus radieux quavant quils se fussent rapprochés. Cette petite scène avait eu lieu sans que lhomme le plus intéressé à la remarquer eût paru y faire la moindre attention, car, de son côté, le roi de Navarre navait dyeux que pour une seule personne qui rassemblait autour delle une cour presque aussi nombreuse que Marguerite de Valois, cette personne était la belle madame de Sauve. Charlotte de Beaune-Semblançay, petite-fille du malheureux Semblançay et femme de Simon de Fizes, baron de Sauve, était une des dames datours de Catherine de Médicis, et lune des plus redoutables auxiliaires de cette reine, qui versait à ses ennemis le philtre de lamour quand elle nosait leur verser le poison florentin; petite, blonde, tour à tour pétillante de vivacité ou languissante de mélancolie, toujours prête à lamour et à lintrigue, les deux grandes affaires qui, depuis cinquante ans, occupaient la cour des trois rois qui sétaient succédé; femme dans toute lacception du mot et dans tout le charme de la chose, depuis loeil bleu languissant ou brillant de flammes jusquaux petits pieds mutins et cambrés dans leurs mules de velours, madame de Sauve sétait, depuis quelques mois déjà, emparée de toutes les facultés du roi de Navarre, qui débutait alors dans la carrière amoureuse comme dans la carrière politique; si bien que Marguerite de Navarre, beauté magnifique et royale, navait même plus trouvé ladmiration au fond du coeur de son époux; et, chose étrange et qui étonnait tout le monde, même de la part de cette âme pleine de ténèbres et de mystères, cest que Catherine de Médicis, tout en poursuivant son projet dunion entre sa fille et le roi de Navarre, navait pas discontinué de favoriser presque ouvertement les amours de celui-ci avec madame de Sauve. Mais malgré cette aide puissante et en dépit des moeurs faciles de lépoque, la belle Charlotte avait résisté jusque-là; et de cette résistance inconnue, incroyable, inouïe, plus encore que de la beauté et de lesprit de celle qui résistait, était née dans le coeur du Béarnais une passion qui, ne pouvant se satisfaire, sétait repliée sur elle-même et avait dévoré dans le coeur du jeune roi la timidité, lorgueil et jusquà cette insouciance, moitié philosophique, moitié paresseuse, qui faisait le fond de son caractère. Madame de Sauve venait dentrer depuis quelques minutes seulement dans la salle de bal: soit dépit, soit douleur, elle avait résolu dabord de ne point assister au triomphe de sa rivale, et, sous le prétexte dune indisposition, elle avait laissé son mari, secrétaire dÉtat depuis cinq ans, venir seul au Louvre. Mais en apercevant le baron de Sauve sans sa femme, Catherine de Médicis sétait informée des causes qui tenaient sa bien-aimée Charlotte éloignée; et, apprenant que ce nétait quune légère indisposition, elle lui avait écrit quelques mots dappel, auxquels la jeune femme sétait empressée dobéir. Henri, tout attristé quil avait été dabord de son absence, avait cependant respiré plus librement lorsquil avait vu M. de Sauve entrer seul; mais au moment où, ne sattendant aucunement à cette apparition, il allait en soupirant se rapprocher de laimable créature quil était condamné, sinon à aimer, du moins à traiter en épouse, il avait vu au bout de la galerie surgir madame de Sauve; alors il était demeuré cloué à sa place, les yeux fixés sur cette Circé qui lenchaînait à elle comme un lien magique, et, au lieu de continuer sa marche vers sa femme, par un mouvement dhésitation qui tenait bien plus à létonnement quà la crainte, il savança vers madame de Sauve. De leur côté les courtisans, voyant que le roi de Navarre, dont on connaissait déjà le coeur inflammable, se rapprochait de la belle Charlotte, neurent point le courage de sopposer à leur réunion; ils séloignèrent complaisamment, de sorte quau même instant où Marguerite de Valois et M. de Guise échangeaient les quelques mots latins que nous avons rapportés, Henri, arrivé près de madame de Sauve, entamait avec elle en français fort intelligible, quoique saupoudré daccent gascon, une conversation beaucoup moins mystérieuse. -- Ah! ma mie! lui dit-il, vous voilà donc revenue au moment où lon mavait dit que vous étiez malade et où javais perdu lespérance de vous voir? -- Votre Majesté, répondit madame de Sauve, aurait-elle la prétention de me faire croire que cette espérance lui avait beaucoup coûté à perdre? -- Sang-diou! je crois bien, reprit le Béarnais; ne savez-vous point que vous êtes mon soleil pendant le jour et mon étoile pendant la nuit? En vérité je me croyais dans lobscurité la plus profonde, lorsque vous avez paru tout à lheure et avez soudain tout éclairé. -- Cest un mauvais tour que je vous joue alors, Monseigneur. -- Que voulez-vous dire, ma mie? demanda Henri. -- Je veux dire que lorsquon est maître de la plus belle femme de France, la seule chose quon doive désirer, cest que la lumière disparaisse pour faire place à lobscurité, car cest dans lobscurité que nous attend le bonheur. -- Ce bonheur, mauvaise, vous savez bien quil est aux mains dune seule personne, et que cette personne se rit et se joue du pauvre Henri. -- Oh! reprit la baronne, jaurais cru, au contraire, moi, que cétait cette personne qui était le jouet et la risée du roi de Navarre. Henri fut effrayé de cette attitude hostile, et cependant il réfléchit quelle trahissait le dépit, et que le dépit nest que le masque de lamour. -- En vérité, dit-il, chère Charlotte, vous me faites là un injuste reproche, et je ne comprends pas quune si jolie bouche soit en même temps si cruelle. Croyez-vous donc que ce soit moi qui me marie? Eh! non, ventre saint gris! ce nest pas moi! -- Cest moi, peut-être! reprit aigrement la baronne, si jamais peut paraître aigre la voix de la femme qui nous aime et qui nous reproche de ne pas laimer. -- Avec vos beaux yeux navez-vous pas vu plus loin, baronne? Non, non, ce nest pas Henri de Navarre qui épouse Marguerite de Valois. -- Et qui est-ce donc alors? -- Eh, sang-diou! cest la religion réformée qui épouse le pape, voilà tout. -- Nenni, nenni, Monseigneur, et je ne me laisse pas prendre à vos jeux desprit, moi: Votre Majesté aime madame Marguerite, et je ne vous en fais pas un reproche, Dieu men garde! elle est assez belle pour être aimée. Henri réfléchit un instant, et tandis quil réfléchissait, un bon sourire retroussa le coin de ses lèvres. -- Baronne, dit-il, vous me cherchez querelle, ce me semble, et cependant vous nen avez pas le droit; quavez-vous fait, voyons! pour mempêcher dépouser madame Marguerite? Rien; au contraire, vous mavez toujours désespéré. -- Et bien men a pris, Monseigneur! répondit madame de Sauve. -- Comment cela? -- Sans doute, puisque aujourdhui vous en épousez une autre. -- Ah! je lépouse parce que vous ne maimez pas. -- Si je vous eusse aimé, Sire, il me faudrait donc mourir dans une heure! -- Dans une heure! Que voulez-vous dire, et de quelle mort seriez- vous morte? -- De jalousie... car dans une heure la reine de Navarre renverra ses femmes, et Votre Majesté ses gentilshommes. -- Est-ce là véritablement la pensée qui vous préoccupe, ma mie? -- Je ne dis pas cela. Je dis que, si je vous aimais, elle me préoccuperait horriblement. -- Eh bien, sécria Henri au comble de la joie dentendre cet aveu, le premier quil eût reçu, si le roi de Navarre ne renvoyait pas ses gentilshommes ce soir? -- Sire, dit madame de Sauve, regardant le roi avec un étonnement qui cette fois nétait pas joué, vous dites là des choses impossibles et surtout incroyables. -- Pour que vous le croyiez, que faut-il donc faire? -- Il faudrait men donner la preuve, et cette preuve, vous ne pouvez me la donner. -- Si fait, baronne, si fait. Par saint Henri! je vous la donnerai, au contraire, sécria le roi en dévorant la jeune femme dun regard embrasé damour. -- Ô Votre Majesté! ... murmura la belle Charlotte en baissant la voix et les yeux. Je ne comprends pas... Non, non! il est impossible que vous échappiez au bonheur qui vous attend. -- Il y a quatre Henri dans cette salle, mon adorée! reprit le roi: Henri de France, Henri de Condé, Henri de Guise, mais il ny a quun Henri de Navarre. -- Eh bien? -- Eh bien, si vous avez ce Henri de Navarre près de vous toute cette nuit... -- Toute cette nuit? -- Oui; serez-vous certaine quil ne sera pas près dune autre? -- Ah! si vous faites cela, Sire, sécria à son tour la dame de Sauve. -- Foi de gentilhomme, je le ferai. Madame de Sauve leva ses grands yeux humides de voluptueuses promesses et sourit au roi, dont le coeur semplit dune joie enivrante. -- Voyons, reprit Henri, en ce cas, que direz-vous? -- Oh! en ce cas, répondit Charlotte, en ce cas je dirai que je suis véritablement aimée de Votre Majesté. -- Ventre-saint-gris! vous le direz donc, car cela est, baronne. -- Mais comment faire? murmura madame de Sauve. -- Oh! par Dieu! baronne, il nest point que vous nayez autour de vous quelque camérière, quelque suivante, quelque fille dont vous soyez sûre? -- Oh! jai Dariole, qui mest si dévouée quelle se ferait couper en morceaux pour moi: un véritable trésor. -- Sang-diou! baronne, dites à cette fille que je ferai sa fortune quand je serai roi de France, comme me le prédisent les astrologues. Charlotte sourit; car dès cette époque la réputation gasconne du Béarnais était déjà établie à lendroit de ses promesses. -- Eh bien, dit-elle, que désirez-vous de Dariole? -- Bien peu de chose pour elle, tout pour moi. -- Enfin? -- Votre appartement est au-dessus du mien? -- Oui. -- Quelle attende derrière la porte. Je frapperai doucement trois coups; elle ouvrira, et vous aurez la preuve que je vous ai offerte. Madame de Sauve garda le silence pendant quelques secondes; puis, comme si elle eût regardé autour delle pour nêtre pas entendue, elle fixa un instant la vue sur le groupe où se tenait la reine mère; mais si court que fut cet instant, il suffit pour que Catherine et sa dame datours échangeassent chacune un regard. -- Oh! si je voulais, dit madame de Sauve avec un accent de sirène qui eût fait fondre la cire dans les oreilles dUlysse, si je voulais prendre Votre Majesté en mensonge. -- Essayez, ma mie, essayez... -- Ah! ma foi! javoue que jen combats lenvie. -- Laissez-vous vaincre: les femmes ne sont jamais si fortes quaprès leur défaite. -- Sire, je retiens votre promesse pour Dariole le jour où vous serez roi de France. Henri jeta un cri de joie. Cétait juste au moment où ce cri séchappait de la bouche du Béarnais que la reine de Navarre répondait au duc de Guise: «_Noctu pro more_: Cette nuit comme dhabitude.» Alors Henri séloigna de madame de Sauve aussi heureux que létait le duc de Guise en séloignant lui-même de Marguerite de Valois. Une heure après cette double scène que nous venons de raconter, le roi Charles et la reine mère se retirèrent dans leurs appartements; presque aussitôt les salles commencèrent à se dépeupler, les galeries laissèrent voir la base de leurs colonnes de marbre. Lamiral et le prince de Condé furent reconduits par quatre cents gentilshommes huguenots au milieu de la foule qui grondait sur leur passage. Puis Henri de Guise, avec les seigneurs lorrains et les catholiques, sortirent à leur tour, escortés des cris de joie et des applaudissements du peuple. Quant à Marguerite de Valois, à Henri de Navarre et à madame de Sauve, on sait quils demeuraient au Louvre même. II La chambre de la reine de Navarre Le duc de Guise reconduisit sa belle-soeur, la duchesse de Nevers, en son hôtel qui était situé rue du Chaume, en face de la rue de Brac, et après lavoir remise à ses femmes, passa dans son appartement pour changer de costume, prendre un manteau de nuit et sarmer dun de ces poignards courts et aigus quon appelait une foi de gentilhomme, lesquels se portaient sans lépée; mais au moment où il le prenait sur la table où il était déposé, il aperçut un petit billet serré entre la lame et le fourreau. Il louvrit et lut ce qui suit: «Jespère bien que M. de Guise ne retournera pas cette nuit au Louvre, ou, sil y retourne, quil prendra au moins la précaution de sarmer dune bonne cotte de mailles et dune bonne épée.» -- Ah! ah! dit le duc en se retournant vers son valet de chambre, voici un singulier avertissement, maître Robin. Maintenant faites- moi le plaisir de me dire quelles sont les personnes qui ont pénétré ici pendant mon absence. -- Une seule, Monseigneur. -- Laquelle? -- M. du Gast. -- Ah! ah! En effet, il me semblait bien reconnaître lécriture. Et tu es sûr que du Gast est venu, tu las vu? -- Jai fait plus, Monseigneur, je lui ai parlé. -- Bon; alors je suivrai le conseil. Ma jaquette et mon épée. Le valet de chambre, habitué à ces mutations de costumes, apporta lune et lautre. Le duc alors revêtit sa jaquette, qui était en chaînons de mailles si souples que la trame dacier nétait guère plus épaisse que du velours; puis il passa par-dessus son jaque des chausses et un pourpoint gris et argent, qui étaient ses couleurs favorites, tira de longues bottes qui montaient jusquau milieu de ses cuisses, se coiffa dun toquet de velours noir sans plume ni pierreries, senveloppa dun manteau de couleur sombre, passa un poignard à sa ceinture, et, mettant son épée aux mains dun page, seule escorte dont il voulût se faire accompagner, il prit le chemin du Louvre. Comme il posait le pied sur le seuil de lhôtel, le veilleur de Saint-Germain-lAuxerrois venait dannoncer une heure du matin. Si avancée que fût la nuit et si peu sûres que fussent les rues à cette époque, aucun accident narriva à laventureux prince par le chemin, et il arriva sain et sauf devant la masse colossale du vieux Louvre, dont toute les lumières sétaient successivement éteintes, et qui se dressait, à cette heure, formidable de silence et dobscurité. En avant du château royal sétendait un fossé profond, sur lequel donnaient la plupart des chambres des princes logés au palais. Lappartement de Marguerite était situé au premier étage. Mais ce premier étage, accessible sil ny eût point eu de fossé, se trouvait, grâce au retranchement, élevé de près de trente pieds, et, par conséquent, hors de latteinte des amants et des voleurs, ce qui nempêcha point M. le duc de Guise de descendre résolument dans le fossé. Au même instant, on entendit le bruit dune fenêtre du rez-de- chaussée qui souvrait. Cette fenêtre était grillée; mais une main parut, souleva un des barreaux descellés davance, et laissa pendre, par cette ouverture, un lacet de soie. -- Est-ce vous, Gillonne? demanda le duc à voix basse. -- Oui, Monseigneur, répondit une voix de femme dun accent plus bas encore. -- Et Marguerite? -- Elle vous attend. -- Bien. À ces mots le duc fit signe à son page, qui, ouvrant son manteau, déroula une petite échelle de corde. Le prince attacha lune des extrémités de léchelle au lacet qui pendait. Gillonne tira léchelle à elle, lassujettit solidement; et le prince, après avoir bouclé son épée à son ceinturon, commença lescalade, quil acheva sans accident. Derrière lui, le barreau reprit sa place, la fenêtre se referma, et le page, après avoir vu entrer paisiblement son seigneur dans le Louvre, aux fenêtres duquel il lavait accompagné vingt fois de la même façon, salla coucher, enveloppé dans son manteau, sur lherbe du fossé et à lombre de la muraille. Il faisait une nuit sombre, et quelques gouttes deau tombaient tièdes et larges des nuages chargés de soufre et délectricité. Le duc de Guise suivit sa conductrice, qui nétait rien moins que la fille de Jacques de Matignon, maréchal de France; cétait la confidente toute particulière de Marguerite, qui navait aucun secret pour elle, et lon prétendait quau nombre des mystères quenfermait son incorruptible fidélité, il y en avait de si terribles que cétaient ceux-là qui la forçaient de garder les autres. Aucune lumière nétait demeurée ni dans les chambres basses ni dans les corridors; de temps en temps seulement un éclair livide illuminait les appartements sombres dun reflet bleuâtre qui disparaissait aussitôt. Le duc, toujours guidé par sa conductrice qui le tenait par la main, atteignit enfin un escalier en spirale pratiqué dans lépaisseur dun mur et qui souvrait par une porte secrète et invisible dans lantichambre de lappartement de Marguerite. Lantichambre, comme les autres salles du bas, était dans la plus profonde obscurité. Arrivés dans cette antichambre, Gillonne sarrêta. -- Avez-vous apporté ce que désire la reine? demanda-t-elle à voix basse. -- Oui, répondit le duc de Guise; mais je ne le remettrai quà Sa Majesté elle-même. -- Venez donc et sans perdre un instant! dit alors au milieu de lobscurité une voix qui fit tressaillir le duc, car il la reconnut pour celle de Marguerite. Et en même temps une portière de velours violet fleurdelisé dor se soulevant, le duc distingua dans lombre la reine elle-même, qui, impatiente, était venue au-devant de lui. -- Me voici, madame, dit alors le duc. Et il passa rapidement de lautre côté de la portière qui retomba derrière lui. Alors ce fut, à son tour, à Marguerite de Valois de servir de guide au prince dans cet appartement dailleurs bien connu de lui, tandis que Gillonne, restée à la porte, avait, en portant le doigt à sa bouche, rassuré sa royale maîtresse. Comme si elle eût compris les jalouses inquiétudes du duc, Marguerite le conduisit jusque dans sa chambre à coucher; là elle sarrêta. -- Eh bien, lui dit-elle, êtes-vous content, duc? -- Content, madame, demanda celui-ci, et de quoi, je vous prie? -- De cette preuve que je vous donne, reprit Marguerite avec un léger accent de dépit, que jappartiens à un homme qui, le soir de son mariage, la nuit même de ses noces, fait assez peu de cas de moi pour nêtre pas même venu me remercier de lhonneur que je lui ai fait non pas en le choisissant, mais en lacceptant pour époux. -- Oh! madame, dit tristement le duc, rassurez-vous, il viendra, surtout si vous le désirez. -- Et cest vous qui dites cela, Henri, sécria Marguerite, vous qui, entre tous, savez le contraire de ce que vous dites! Si javais le désir que vous me supposez, vous eussé-je donc prié de venir au Louvre? -- Vous mavez prié de venir au Louvre, Marguerite, parce que vous avez le désir déteindre tout vestige de notre passé, et que ce passé vivait non seulement dans mon coeur, mais dans ce coffre dargent que je vous rapporte. -- Henri, voulez-vous que je vous dise une chose? reprit Marguerite en regardant fixement le duc, cest que vous ne me faites plus leffet dun prince, mais dun écolier! Moi nier que je vous ai aimé! moi vouloir éteindre une flamme qui mourra peut- être, mais dont le reflet ne mourra pas! Car les amours des personnes de mon rang illuminent et souvent dévorent toute lépoque qui leur est contemporaine. Non, non, mon duc! Vous pouvez garder les lettres de votre Marguerite et le coffre quelle vous a donné. De ces lettres que contient le coffre elle ne vous en demande quune seule, et encore parce que cette lettre est aussi dangereuse pour vous que pour elle. -- Tout est à vous, dit le duc; choisissez donc là-dedans celle que vous voudrez anéantir. Marguerite fouilla vivement dans le coffre ouvert, et dune main frémissante prit lune après lautre une douzaine de lettres dont elle se contenta de regarder les adresses, comme si à linspection de ces seules adresses sa mémoire lui rappelait ce que contenaient ces lettres; mais arrivée au bout de lexamen elle regarda le duc, et, toute pâlissante: -- Monsieur, dit-elle, celle que je cherche nest pas là. Lauriez-vous perdue, par hasard; car, quant à lavoir livrée... -- Et quelle lettre cherchez-vous, madame? -- Celle dans laquelle je vous disais de vous marier sans retard. -- Pour excuser votre infidélité? Marguerite haussa les épaules. -- Non, mais pour vous sauver la vie. Celle où je vous disais que le roi, voyant notre amour et les efforts que je faisais pour rompre votre future union avec linfante de Portugal, avait fait venir son frère le bâtard dAngoulême et lui avait dit en lui montrant deux épées: «De celle-ci tue Henri de Guise ce soir, ou de celle-là je te tuerai demain.» Cette lettre, où est-elle? -- La voici, dit le duc de Guise en la tirant de sa poitrine. Marguerite la lui arracha presque des mains, louvrit avidement, sassura que cétait bien celle quelle réclamait, poussa une exclamation de joie et lapprocha de la bougie. La flamme se communiqua aussitôt de la mèche au papier, qui en un instant fut consumé; puis, comme si Marguerite eût craint quon pût aller chercher limprudent avis jusque dans les cendres, elle les écrasa sous son pied. Le duc de Guise, pendant toute cette fiévreuse action, avait suivi des yeux sa maîtresse. -- Eh bien, Marguerite, dit-il quand elle eut fini, êtes-vous contente maintenant? -- Oui; car, maintenant que vous avez épousé la princesse de Porcian, mon frère me pardonnera votre amour; tandis quil ne meût pas pardonné la révélation dun secret comme celui que, dans ma faiblesse pour vous, je nai pas eu la puissance de vous cacher. -- Cest vrai, dit le duc de Guise; dans ce temps-là vous maimiez. -- Et je vous aime encore, Henri, autant et plus que jamais. -- Vous?... -- Oui, moi; car jamais plus quaujourdhui je neus besoin dun ami sincère et dévoué. Reine, je nai pas de trône; femme, je nai pas de mari. Le jeune prince secoua tristement la tête. -- Mais quand je vous dis, quand je vous répète, Henri, que mon mari non seulement ne maime pas, mais quil me hait, mais quil me méprise; dailleurs, il me semble que votre présence dans la chambre où il devrait être fait bien preuve de cette haine et de ce mépris. -- Il nest pas encore tard, madame, et il a fallu au roi de Navarre le temps de congédier ses gentilshommes, et, sil nest pas venu, il ne tardera pas à venir. -- Et moi je vous dis, sécria Marguerite avec un dépit croissant, moi je vous dis quil ne viendra pas. -- Madame, sécria Gillonne en ouvrant la porte et en soulevant la portière, madame, le roi de Navarre sort de son appartement. -- Oh! je le savais bien, moi, quil viendrait! sécria le duc de Guise. -- Henri, dit Marguerite dune voix brève et en saisissant la main du duc, Henri, vous allez voir si je suis une femme de parole, et si lon peut compter sur ce que jai promis une fois. Henri, entrez dans ce cabinet. -- Madame, laissez-moi partir sil en est temps encore, car songez quà la première marque damour quil vous donne je sors de ce cabinet, et alors malheur à lui! -- Vous êtes fou! entrez, entrez, vous dis-je, je réponds de tout. Et elle poussa le duc dans le cabinet. Il était temps. La porte était à peine fermée derrière le prince que le roi de Navarre, escorté de deux pages qui portaient huit flambeaux de cire jaune sur deux candélabres, apparut souriant sur le seuil de la chambre. Marguerite cacha son trouble en faisant une profonde révérence. -- Vous nêtes pas encore au lit, madame? demanda le Béarnais avec sa physionomie ouverte et joyeuse; mattendiez-vous, par hasard? -- Non, monsieur, répondit Marguerite, car hier encore vous mavez dit que vous saviez bien que notre mariage était une alliance politique, et que vous ne me contraindriez jamais. -- À la bonne heure; mais ce nest point une raison pour ne pas causer quelque peu ensemble. Gillonne, fermez la porte et laissez- nous. Marguerite, qui était assise, se leva, et étendit la main comme pour ordonner aux pages de rester. -- Faut-il que jappelle vos femmes? demanda le roi. Je le ferai si tel est votre désir, quoique je vous avoue que, pour les choses que jai à vous dire, jaimerais mieux que nous fussions en tête- à-tête. Et le roi de Navarre savança vers le cabinet. -- Non! sécria Marguerite en sélançant au-devant de lui avec impétuosité; non, cest inutile, et je suis prête à vous entendre. Le Béarnais savait ce quil voulait savoir; il jeta un regard rapide et profond vers le cabinet, comme sil eût voulu, malgré la portière qui le voilait, pénétrer dans ses plus sombres profondeurs; puis, ramenant ses regards sur sa belle épousée pâle de terreur: -- En ce cas, madame, dit-il dune voix parfaitement calme, causons donc un instant. -- Comme il plaira à Votre Majesté, dit la jeune femme en retombant plutôt quelle ne sassit sur le siège que lui indiquait son mari. Le Béarnais se plaça près delle. -- Madame, continua-t-il, quoi quen aient dit bien des gens, notre mariage est, je le pense, un bon mariage. Je suis bien à vous et vous êtes bien à moi. -- Mais..., dit Marguerite effrayée. -- Nous devons en conséquence, continua le roi de Navarre sans paraître remarquer lhésitation de Marguerite, agir lun avec lautre comme de bons alliés, puisque nous nous sommes aujourdhui juré alliance devant Dieu. Nest-ce pas votre avis? -- Sans doute, monsieur. -- Je sais, madame, combien votre pénétration est grande, je sais combien le terrain de la cour est semé de dangereux abîmes; or, je suis jeune, et, quoique je naie jamais fait de mal à personne, jai bon nombre dennemis. Dans quel camp, madame, dois-je ranger celle qui porte mon nom et qui ma juré affection au pied de lautel? -- Oh! monsieur, pourriez-vous penser... -- Je ne pense rien, madame, jespère, et je veux massurer que mon espérance est fondée. Il est certain que notre mariage nest quun prétexte ou quun piège. Marguerite tressaillit, car peut-être aussi cette pensée sétait- elle présentée à son esprit. -- Maintenant, lequel des deux? continua Henri de Navarre. Le roi me hait, le duc dAnjou me hait, le duc dAlençon me hait, Catherine de Médicis haïssait trop ma mère pour ne point me haïr. -- Oh! monsieur, que dites-vous? -- La vérité, madame, reprit le roi, et je voudrais, afin quon ne crût pas que je suis dupe de lassassinat de M. de Mouy et de lempoisonnement de ma mère, je voudrais quil y eût ici quelquun qui pût mentendre. -- Oh! monsieur, dit vivement Marguerite, et de lair le plus calme et le plus souriant quelle pût prendre, vous savez bien quil ny a ici que vous et moi. -- Et voilà justement ce qui fait que je mabandonne, voilà ce qui fait que jose vous dire que je ne suis dupe ni des caresses que me fait la maison de France, ni de celles que me fait la maison de Lorraine. -- Sire! Sire! sécria Marguerite. -- Eh bien, quy a-t-il, ma mie? demanda Henri souriant à son tour. -- Il y a, monsieur, que de pareils discours sont bien dangereux. -- Non, pas quand on est en tête-à-tête, reprit le roi. Je vous disais donc... Marguerite était visiblement au supplice; elle eût voulu arrêter chaque parole sur les lèvres du Béarnais; mais Henri continua avec son apparente bonhomie: -- Je vous disais donc que jétais menacé de tous côtés, menacé par le roi, menacé par le duc dAlençon, menacé par le duc dAnjou, menacé par la reine mère, menacé par le duc de Guise, par le duc de Mayenne, par le cardinal de Lorraine, menacé par tout le monde, enfin. On sent cela instinctivement; vous le savez, madame. Eh bien! contre toutes ces menaces qui ne peuvent tarder de devenir des attaques, je puis me défendre avec votre secours; car vous êtes aimée, vous, de toutes les personnes qui me détestent. -- Moi? dit Marguerite. -- Oui, vous, reprit Henri de Navarre avec une bonhomie parfaite; oui, vous êtes aimée du roi Charles; vous êtes aimée, il appuya sur le mot, du duc dAlençon; vous êtes aimée de la reine Catherine; enfin, vous êtes aimée du duc de Guise. -- Monsieur..., murmura Marguerite. -- Eh bien! quy a-t-il donc détonnant que tout le monde vous aime? ceux que je viens de vous nommer sont vos frères ou vos parents. Aimer ses parents ou ses frères, cest vivre selon le coeur de Dieu. -- Mais enfin, reprit Marguerite oppressée, où voulez-vous en venir, monsieur? -- Jen veux venir à ce que je vous ai dit; cest que si vous vous faites, je ne dirai pas mon amie, mais mon alliée, je puis tout braver; tandis quau contraire, si vous vous faites mon ennemie, je suis perdu. -- Oh! votre ennemie, jamais, monsieur! sécria Marguerite. -- Mais mon amie, jamais non plus?... -- Peut-être. -- Et mon alliée? -- Certainement. Et Marguerite se retourna et tendit la main au roi. Henri la prit, la baisa galamment, et la gardant dans les siennes bien plus dans un désir dinvestigation que par un sentiment de tendresse: -- Eh bien, je vous crois, madame, dit-il, et vous accepte pour alliée. Ainsi donc on nous a mariés sans que nous nous connussions, sans que nous nous aimassions; on nous a mariés sans nous consulter, nous quon mariait. Nous ne nous devons donc rien comme mari et femme. Vous voyez, madame, que je vais au-devant de vos voeux, et que je vous confirme ce soir ce que je vous disais hier. Mais nous, nous nous allions librement, sans que personne nous y force, nous, nous allions comme deux coeurs loyaux qui se doivent protection mutuelle et sallient; cest bien comme cela que vous lentendez? -- Oui, monsieur, dit Marguerite en essayant de retirer sa main. -- Eh bien, continua le Béarnais les yeux toujours fixés sur la porte du cabinet, comme la première preuve dune alliance franche est la confiance la plus absolue, je vais, madame, vous raconter dans ses détails les plus secrets le plan que jai formé à leffet de combattre victorieusement toutes ces inimitiés. -- Monsieur..., murmura Marguerite en tournant à son tour et malgré elle les yeux vers le cabinet, tandis que le Béarnais, voyant sa ruse réussir, souriait dans sa barbe. -- Voici donc ce que je vais faire, continua-t-il sans paraître remarquer le trouble de la jeune femme; je vais... -- Monsieur, sécria Marguerite en se levant vivement et en saisissant le roi par le bras, permettez que je respire; lémotion... la chaleur... jétouffe. En effet Marguerite était pâle et tremblante comme si elle allait se laisser choir sur le tapis. Henri marcha droit à une fenêtre située à bonne distance et louvrit. Cette fenêtre donnait sur la rivière. Marguerite le suivit. -- Silence! silence! Sire! par pitié pour vous, murmura-t-elle. -- Eh! madame, fit le Béarnais en souriant à sa manière, ne mavez-vous pas dit que nous étions seuls? -- Oui, monsieur; mais navez-vous pas entendu dire quà laide dune sarbacane, introduite à travers un plafond ou à travers un mur, on peut tout entendre? -- Bien, madame, bien, dit vivement et tout bas le Béarnais. Vous ne maimez pas, cest vrai; mais vous êtes une honnête femme. -- Que voulez-vous dire, monsieur? -- Je veux dire que si vous étiez capable de me trahir, vous meussiez laissé continuer puisque je me trahissais tout seul. Vous mavez arrêté. Je sais maintenant que quelquun est caché ici; que vous êtes une épouse infidèle, mais une fidèle alliée, et dans ce moment-ci, ajouta le Béarnais en souriant, jai plus besoin, je lavoue, de fidélité en politique quen amour... -- Sire..., murmura Marguerite confuse. -- Bon, bon, nous parlerons de tout cela plus tard, dit Henri, quand nous nous connaîtrons mieux. Puis, haussant la voix: -- Eh bien, continua-t-il, respirez-vous plus librement à cette heure, madame? -- Oui, Sire, oui, murmura Marguerite. -- En ce cas reprit le Béarnais, je ne veux pas vous importuner plus longtemps. Je vous devais mes respects et quelques avances de bonne amitié; veuillez les accepter comme je vous les offre, de tout mon coeur. Reposez-vous donc et bonne nuit. Marguerite leva sur son mari un oeil brillant de reconnaissance et à son tour lui tendit la main. -- Cest convenu, dit-elle. -- Alliance politique, franche et loyale? demanda Henri. -- Franche et loyale, répondit la reine. Alors le Béarnais marcha vers la porte, attirant du regard Marguerite comme fascinée. Puis, lorsque la portière fut retombée entre eux et la chambre à coucher: -- Merci, Marguerite, dit vivement Henri à voix basse, merci! Vous êtes une vraie fille de France. Je pars tranquille. À défaut de votre amour, votre amitié ne me fera pas défaut. Je compte sur vous, comme de votre côté vous pouvez compter sur moi. Adieu, madame. Et Henri baisa la main de sa femme en la pressant doucement; puis, dun pas agile, il retourna chez lui en se disant tout bas dans le corridor: -- Qui diable est chez elle? Est-ce le roi, est-ce le duc dAnjou, est-ce le duc dAlençon, est-ce le duc de Guise, est-ce un frère, est-ce un amant, est-ce lun et lautre? En vérité, je suis presque fâché davoir demandé maintenant ce rendez-vous à la baronne; mais puisque je lui ai engagé ma parole et que Dariole mattend... nimporte; elle perdra un peu, jen ai peur, à ce que jai passé par la chambre à coucher de ma femme pour aller chez elle, car, ventre-saint-gris! cette Margot, comme lappelle mon beau-frère Charles IX, est une adorable créature. Et dun pas dans lequel se trahissait une légère hésitation Henri de Navarre monta lescalier qui conduisait à lappartement de madame de Sauve. Marguerite lavait suivi des yeux jusquà ce quil eût disparu, et alors elle était rentrée dans sa chambre. Elle trouva le duc à la porte du cabinet: cette vue lui inspira presque un remords. De son côté le duc était grave, et son sourcil froncé dénonçait une amère préoccupation. -- Marguerite est neutre aujourdhui, dit-il, Marguerite sera hostile dans huit jours. -- Ah! vous avez écouté? dit Marguerite. -- Que vouliez-vous que je fisse dans ce cabinet? -- Et vous trouvez que je me suis conduite autrement que devait se conduire la reine de Navarre? -- Non, mais autrement que devait se conduire la maîtresse du duc de Guise. -- Monsieur, répondit la reine, je puis ne pas aimer mon mari, mais personne na le droit dexiger de moi que je le trahisse. De bonne foi, trahiriez-vous le secret de la princesse de Porcian, votre femme? -- Allons, allons, madame, dit le duc en secouant la tête, cest bien. Je vois que vous ne maimez plus comme aux jours où vous me racontiez ce que tramait le roi contre moi et les miens. -- Le roi était le fort et vous étiez les faibles. Henri est le faible et vous êtes les forts. Je joue toujours le même rôle, vous le voyez bien. -- Seulement vous passez dun camp à lautre. -- Cest un droit que jai acquis, monsieur, en vous sauvant la vie. -- Bien, madame; et comme quand on se sépare on se rend entre amants tout ce quon sest donné, je vous sauverai la vie à mon tour, si loccasion sen présente, et nous serons quittes. Et sur ce le duc sinclina et sortit sans que Marguerite fît un geste pour le retenir. Dans lantichambre il trouva Gillonne, qui le conduisit jusquà la fenêtre du rez-de-chaussée, et dans les fossés son page avec lequel il retourna à lhôtel de Guise. Pendant ce temps, Marguerite, rêveuse, alla se placer à sa fenêtre. -- Quelle nuit de noces! murmura-t-elle; lépoux me fuit et lamant me quitte! En ce moment passa de lautre côté du fossé, venant de la Tour du Bois, et remontant vers le moulin de la Monnaie, un écolier le poing sur la hanche et chantant: _Pourquoi doncques, quand je veux_ _Ou mordre tes beaux cheveux,_ _Ou baiser ta bouche aimée,_ _Ou toucher à ton beau sein,_ _Contrefais-tu la nonnain_ _Dedans un cloître enfermée?_ _Pour qui gardes-tu tes yeux_ _Et ton sein délicieux,_ _Ton front, ta lèvre jumelle?_ _En veux-tu baiser Pluton,_ _Là-bas, après que Caron_ _Taura mise en sa nacelle?_ _Après ton dernier trépas,_ _Belle, tu nauras là-bas_ _Quune bouchette blêmie;_ _Et quand, mort, je te verrai,_ _Aux ombres je navouerai_ _Que jadis tu fus ma mie._ _Doncques, tandis que tu vis,_ _Change, maîtresse, davis,_ _Et ne mépargne ta bouche;_ _Car au jour où tu mourras,_ _Lors tu te repentiras_ _De mavoir été farouche._ Marguerite écouta cette chanson en souriant avec mélancolie; puis, lorsque la voix de lécolier se fut perdue dans le lointain, elle referma la fenêtre et appela Gillonne pour laider à se mettre au lit. III Un roi poète Le lendemain et les jours qui suivirent se passèrent en fêtes, ballets et tournois. La même fusion continuait de sopérer entre les deux partis. Cétaient des caresses et des attendrissements à faire perdre la tête aux plus enragés huguenots. On avait vu le père Cotton dîner et faire débauche avec le baron de Courtaumer, le duc de Guise remonter la Seine en bateau de symphonie avec le prince de Condé. Le roi Charles paraissait avoir fait divorce avec sa mélancolie habituelle, et ne pouvait plus se passer de son beau-frère Henri. Enfin la reine mère était si joyeuse et si occupée de broderies, de joyaux et de panaches, quelle en perdait le sommeil. Les huguenots, quelque peu amollis par cette Capoue nouvelle, commençaient à revêtir les pourpoints de soie, à arborer les devises et à parader devant certains balcons comme sils eussent été catholiques. De tous côtés cétait une réaction en faveur de la religion réformée, à croire que toute la cour allait se faire protestante. Lamiral lui-même, malgré son expérience, sy était laissé prendre comme les autres, et il en avait la tête tellement montée, quun soir il avait oublié, pendant deux heures, de mâcher son cure-dent, occupation à laquelle il se livrait dordinaire depuis deux heures de laprès-midi, moment où son dîner finissait, jusquà huit heures du soir, moment auquel il se remettait à table pour souper. Le soir où lamiral sétait laissé aller à cet incroyable oubli de ses habitudes, le roi Charles IX avait invité à goûter avec lui, en petit comité, Henri de Navarre et le duc de Guise. Puis, la collation terminée, il avait passé avec eux dans sa chambre, et là il leur expliquait lingénieux mécanisme dun piège à loups quil avait inventé lui-même, lorsque, sinterrompant tout à coup: -- Monsieur lamiral ne vient-il donc pas ce soir? demanda-t-il; qui la aperçu aujourdhui et qui peut me donner de ses nouvelles? -- Moi, dit le roi de Navarre, et au cas où Votre Majesté serait inquiète de sa santé, je pourrais la rassurer, car je lai vu ce matin à six heures et ce soir à sept. -- Ah! ah! fit le roi, dont les yeux un instant distraits se reposèrent avec une curiosité perçante sur son beau-frère, vous êtes bien matineux, Henriot, pour un jeune marié! -- Oui, Sire, répondit le roi de Béarn, je voulais savoir de lamiral, qui sait tout, si quelques gentilshommes que jattends encore ne sont point en route pour venir. -- Des gentilshommes encore! vous en aviez huit cents le jour de vos noces, et tous les jours il en arrive de nouveaux, voulez-vous donc nous envahir? dit Charles IX en riant. Le duc de Guise fronça le sourcil. -- Sire, répliqua le Béarnais, on parle dune entreprise sur les Flandres, et je réunis autour de moi tous ceux de mon pays et des environs que je crois pouvoir être utiles à Votre Majesté. Le duc, se rappelant le projet dont le Béarnais avait parlé à Marguerite le jour de ses noces, écouta plus attentivement. -- Bon! bon! répondit le roi avec son sourire fauve, plus il y en aura, plus nous serons contents; amenez, amenez, Henri. Mais qui sont ces gentilshommes? des vaillants, jespère? -- Jignore, Sire, si mes gentilshommes vaudront jamais ceux de Votre Majesté, ceux de monsieur le duc dAnjou ou ceux de monsieur de Guise, mais je les connais et sais quils feront de leur mieux. -- En attendez-vous beaucoup? -- Dix ou douze encore. -- Vous les appelez? -- Sire, leurs noms méchappent, et, à lexception de lun deux, qui mest recommandé par Téligny comme un gentilhomme accompli et qui sappelle de la Mole, je ne saurais dire... -- De la Mole! nest-ce point un Lerac de La Mole, reprit le roi fort versé dans la science généalogique, un Provençal? -- Précisément, Sire; comme vous voyez, je recrute jusquen Provence. -- Et moi, dit le duc de Guise avec un sourire moqueur, je vais plus loin encore que Sa Majesté le roi de Navarre, car je vais chercher jusquen Piémont tous les catholiques sûrs que jy puis trouver. -- Catholiques ou huguenots, interrompit le roi, peu mimporte, pourvu quils soient vaillants. Le roi, pour dire ces paroles qui, dans son esprit, mêlaient huguenots et catholiques, avait pris une mine si indifférente que le duc de Guise en fut étonné lui-même. -- Votre Majesté soccupe de nos Flamands? dit lamiral à qui le roi, depuis quelques jours, avait accordé la faveur dentrer chez lui sans être annoncé, et qui venait dentendre les dernières paroles du roi. -- Ah! voici mon père lamiral, sécria Charles IX en ouvrant les bras; on parle de guerre, de gentilshommes, de vaillants, et il arrive; ce que cest que laimant, le fer sy tourne; mon beau- frère de Navarre et mon cousin de Guise attendent des renforts pour votre armée. Voilà ce dont il était question. -- Et ces renforts arrivent, dit lamiral. -- Avez-vous eu des nouvelles, monsieur? demanda le Béarnais. -- Oui, mon fils, et particulièrement de M. de La Mole; il était hier à Orléans, et sera demain ou après-demain à Paris. -- Peste! monsieur lamiral est donc nécromant, pour savoir ainsi ce qui se fait à trente ou quarante lieues de distance! Quant à moi, je voudrais bien savoir avec pareille certitude ce qui se passa ou ce qui sest passé devant Orléans! Coligny resta impassible à ce trait sanglant du duc de Guise, lequel faisait évidemment allusion à la mort de François de Guise, son père, tué devant Orléans par Poltrot de Méré, non sans soupçon que lamiral eut conseillé le crime. -- Monsieur, répliqua-t-il froidement et avec dignité, je suis nécromant toutes les fois que je veux savoir bien positivement ce qui importe à mes affaires ou à celles du roi. Mon courrier est arrivé dOrléans il y a une heure, et, grâce à la poste, a fait trente-deux lieues dans la journée. M. de La Mole, qui voyage sur son cheval, nen fait que dix par jour, lui, et arrivera seulement le 24. Voilà toute la magie. -- Bravo, mon père! bien répondu, dit Charles IX. Montrez à ces jeunes gens que cest la sagesse en même temps que lâge qui ont fait blanchir votre barbe et vos cheveux: aussi allons-nous les envoyer parler de leurs tournois et de leurs amours, et rester ensemble à parler de nos guerres. Ce sont les bons cavaliers qui font les bons rois, mon père. Allez, messieurs, jai à causer avec lamiral. Les deux jeunes gens sortirent, le roi de Navarre dabord, le duc de Guise ensuite; mais, hors de la porte, chacun tourna de son côté après une froide révérence. Coligny les avait suivis des yeux avec une certaine inquiétude, car il ne voyait jamais rapprocher ces deux haines sans craindre quil nen jaillît quelque nouvel éclair. Charles IX comprit ce qui se passait dans son esprit, vint à lui, et appuyant son bras au sien: -- Soyez tranquille, mon père, je suis là pour maintenir chacun dans lobéissance et le respect. Je suis véritablement roi depuis que ma mère nest plus reine, et elle nest plus reine depuis que Coligny est mon père. -- Oh! Sire, dit lamiral, la reine Catherine... -- Est une brouillonne. Avec elle il ny a pas de paix possible. Ces catholiques italiens sont enragés et nentendent rien quà exterminer. Moi, tout au contraire, non seulement je veux pacifier, mais encore je veux donner de la puissance à ceux de la religion. Les autres sont trop dissolus, mon père, et ils me scandalisent par leurs amours et par leurs dérèglements. Tiens, veux-tu que je te parle franchement, continua Charles IX en redoublant dépanchement, je me défie de tout ce qui mentoure, excepté de mes nouveaux amis! Lambition des Tavannes mest suspecte. Vieilleville naime que le bon vin, et il serait capable de trahir son roi pour une tonne de malvoisie. Montmorency ne se soucie que de la chasse, et passe son temps entre ses chiens et ses faucons. Le comte de Retz est Espagnol, les Guises sont Lorrains: il ny a de vrais Français en France, je crois, Dieu me pardonne! que moi, mon beau-frère de Navarre et toi. Mais, moi, je suis enchaîné au trône et ne puis commander des armées. Cest tout au plus si on me laisse chasser à mon aise à Saint-Germain et à Rambouillet. Mon beau-frère de Navarre est trop jeune et trop peu expérimenté. Dailleurs, il me semble en tout point tenir de son père Antoine que les femmes ont toujours perdu. Il ny a que toi, mon père, qui sois à la fois brave comme Julius César, et sage comme Plato. Aussi, je ne sais ce que je dois faire, en vérité: te garder comme conseiller ici, ou tenvoyer là-bas comme général. Si tu me conseilles, qui commandera? Si tu commandes, qui me conseillera? -- Sire, dit Coligny, il faut vaincre dabord, puis le conseil viendra après la victoire. -- Cest ton avis, mon père? eh bien, soit. Il sera fait selon ton avis. Lundi tu partiras pour les Flandres, et moi, pour Amboise. -- Votre Majesté quitte Paris? -- Oui. Je suis fatigué de tout ce bruit et de toutes ces fêtes. Je ne suis pas un homme daction, moi, je suis un rêveur. Je nétais pas né pour être roi, jétais né pour être poète. Tu feras une espèce de conseil qui gouvernera tant que tu seras à la guerre; et pourvu que ma mère nen soit pas, tout ira bien. Moi, jai déjà prévenu Ronsard de venir me rejoindre; et là, tous les deux loin du bruit, loin du monde, loin des méchants, sous nos grands bois, aux bords de la rivière, au murmure des ruisseaux, nous parlerons des choses de Dieu, seule compensation quil y ait en ce monde aux choses des hommes. Tiens, écoute ces vers, par lesquels je linvite à me rejoindre; je les ai faits ce matin. Coligny sourit. Charles IX passa sa main sur son front jaune et poli comme de livoire, et dit avec une espèce de chant cadencé les vers suivants: _Ronsard, je connais bien que si tu ne me vois_ _Tu oublies soudain de ton grand roi la voix,_ _Mais, pour ton souvenir, pense que je noublie_ _Continuer toujours dapprendre en poésie,_ _Et pour ce jai voulu tenvoyer cet écrit,_ _Pour enthousiasmer ton fantastique esprit._ _Donc ne tamuse plus aux soins de ton ménage,_ _Maintenant nest plus temps de faire jardinage;_ _Il faut suivre ton roi, qui taime par sus tous,_ _Pour les vers qui de toi coulent braves et doux,_ _Et crois, si tu ne viens me trouver à Amboise,_ _Quentre nous adviendra une bien grande noise._ _-- _Bravo! Sire, bravo! dit Coligny; je me connais mieux en choses de guerre quen choses de poésie, mais il me semble que ces vers valent les plus beaux que fassent Ronsard, Dorat et même Michel de lHospital, chancelier de France. -- Ah! mon père! sécria Charles IX, que ne dis-tu vrai! car le titre de poète, vois-tu, est celui que jambitionne avant toutes choses; et, comme je le disais il y a quelques jours à mon maître en poésie: _Lart de faire des vers, dût-on sen indigner, Doit être à plus haut prix que celui de régner; Tous deux également nous portons des couronnes: Mais roi, je les reçus, poète, tu les donnes; Ton esprit, enflammé dune céleste ardeur, Éclate par soi-même et moi par ma grandeur. Si du côté des dieux je cherche lavantage, Ronsard est leur mignon et je suis leur image. Ta lyre, qui ravit par de si doux accords, Te soumet les esprits dont je nai que les corps; Elle ten rend le maître et te fait introduire Où le plus fier tyran na jamais eu dempire._ _-- _Sire, dit Coligny, je savais bien que Votre Majesté sentretenait avec les Muses, mais jignorais quelle en eût fait son principal conseil. -- Après toi, mon père, après toi; et cest pour ne pas me troubler dans mes relations avec elles que je veux te mettre à la tête de toutes choses. Écoute donc: il faut en ce moment que je réponde à un nouveau madrigal que mon grand et cher poète ma envoyé... je ne puis donc te donner à cette heure tous les papiers qui sont nécessaires pour te mettre au courant de la grande question qui nous divise, Philippe II et moi. Il y a, en outre, une espèce de plan de campagne qui avait été fait par mes ministres. Je te chercherai tout cela et je te le remettrai demain matin. -- À quelle heure, Sire? -- À dix heures; et si par hasard jétais occupé de vers, si jétais enfermé dans mon cabinet de travail... eh bien, tu entrerais tout de même, et tu prendrais tous les papiers que tu trouverais sur cette table, enfermés dans ce portefeuille rouge; la couleur est éclatante, et tu ne ty tromperas pas; moi, je vais écrire à Ronsard. -- Adieu, Sire. -- Adieu, mon père. -- Votre main? -- Que dis-tu, ma main? dans mes bras, sur mon coeur, cest là ta place. Viens, mon vieux guerrier, viens. Et Charles IX, attirant à lui Coligny qui sinclinait, posa ses lèvres sur ses cheveux blancs. Lamiral sortit en essuyant une larme. Charles IX le suivit des yeux tant quil put le voir, tendit loreille tant quil put lentendre; puis, lorsquil ne vit et nentendit plus rien, il laissa, comme cétait son habitude, retomber sa tête pâle sur son épaule, et passa lentement de la chambre où il se trouvait dans son cabinet darmes. Ce cabinet était la demeure favorite du roi; cétait là quil prenait ses leçons descrime avec Pompée, et ses leçons de poésie avec Ronsard. Il y avait réuni une grande collection darmes offensives et défensives des plus belles quil avait pu trouver. Aussi toutes les murailles étaient tapissées de haches, de boucliers, de piques, de hallebardes, de pistolets et de mousquetons, et le jour même un célèbre armurier lui avait apporté une magnifique arquebuse sur le canon de laquelle étaient incrustés en argent ces quatre vers que le poète royal avait composés lui-même: _Pour maintenir la foy,_ _Je suis belle et fidèle;_ _Aux ennemis du roy_ _Je suis belle et cruelle._ Charles IX entra donc, comme nous lavons dit, dans ce cabinet, et, après avoir fermé la porte principale par laquelle il était entré, il alla soulever une tapisserie qui masquait un passage donnant sur une chambre où une femme agenouillée devant un prie- Dieu disait ses prières. Comme ce mouvement sétait fait avec lenteur et que les pas du roi, assourdis par le tapis, navaient pas eu plus de retentissement que ceux dun fantôme, la femme agenouillée, nayant rien entendu, ne se retourna point et continua de prier, Charles demeura un instant debout, pensif et la regardant. Cétait une femme de trente-quatre à trente-cinq ans, dont la beauté vigoureuse était relevée par le costume des paysannes des environs de Caux. Elle portait le haut bonnet qui avait été si fort à la mode à la Cour de France pendant le règne dIsabeau de Bavière, et son corsage rouge était tout brodé dor, comme le sont aujourdhui les corsages des contadines de Nettuno et de Sora. Lappartement quelle occupait depuis tantôt vingt ans était contigu à la chambre à coucher du roi, et offrait un singulier mélange délégance et de rusticité. Cest quen proportion à peu près égale, le palais avait déteint sur la chaumière, et la chaumière sur le palais. De sorte que cette chambre tenait un milieu entre la simplicité de la villageoise et le luxe de la grande dame. En effet, le prie-Dieu sur lequel elle était agenouillée était de bois de chêne merveilleusement sculpté, recouvert de velours à crépines dor; tandis que la bible, car cette femme était de la religion réformée, tandis que la bible dans laquelle elle lisait ses prières était un de ces vieux livres à moitié déchirés, comme on en trouve dans les plus pauvres maisons. Or, tout était à lavenant de ce prie-Dieu et de cette bible. -- Eh! Madelon! dit le roi. La femme agenouillée releva la tête en souriant, à cette voix familière; puis, se levant: -- Ah! cest toi, mon fils! dit-elle. -- Oui, nourrice, viens ici. Charles IX laissa retomber la portière et alla sasseoir sur le bras du fauteuil. La nourrice parut. -- Que me veux-tu, Charlot? dit-elle. -- Viens ici et réponds tout bas. La nourrice sapprocha avec cette familiarité qui pouvait venir de cette tendresse maternelle que la femme conçoit pour lenfant quelle a allaité, mais à laquelle les pamphlets du temps donnent une source infiniment moins pure. -- Me voilà, dit-elle, parle. -- Lhomme que jai fait demander est-il là? -- Depuis une demi-heure. Charles se leva, sapprocha de la fenêtre, regarda si personne nétait aux aguets, sapprocha de la porte, tendit loreille pour sassurer que personne nétait aux écoutes, secoua la poussière de ses trophées darmes, caressa un grand lévrier qui le suivait pas à pas, sarrêtant quand son maître sarrêtait, reprenant sa marche quand son maître se remettait en mouvement; puis, revenant à sa nourrice: -- Cest bon, nourrice, fais-le entrer. La bonne femme sortit par le même passage qui lui avait donné entrée, tandis que le roi allait sappuyer à une table sur laquelle étaient posées des armes de toute espèce. Il y était à peine, que la portière se souleva de nouveau et donna passage à celui quil attendait. Cétait un homme de quarante ans à peu près, à loeil gris et faux, au nez recourbé en bec de chat-huant, au faciès élargi par des pommettes saillantes: son visage essaya dexprimer le respect et ne put fournir quun sourire hypocrite sur ses lèvres blêmies par la peur. Charles allongea doucement derrière lui une main qui se porta sur un pommeau de pistolet de nouvelle invention, et qui partait à laide dune pierre mise en contact avec une roue dacier, au lieu de partir à laide dune mèche, et regarda de son oeil terne le nouveau personnage que nous venons de mettre en scène; pendant cet examen il sifflait avec une justesse et même avec une mélodie remarquable un de ses airs de chasse favoris. Après quelques secondes, pendant lesquelles le visage de létranger se décomposa de plus en plus: -- Cest bien vous, dit le roi, que lon nomme François de Louviers-Maurevel? -- Oui, Sire. -- Commandant des pétardiers? -- Oui, Sire. -- Jai voulu vous voir. Maurevel sinclina. -- Vous savez, continua Charles en appuyant sur chaque mot, que jaime également tous mes sujets. -- Je sais, balbutia Maurevel, que Votre Majesté est le père de son peuple. -- Et que huguenots et catholiques sont également mes enfants. Maurevel resta muet; seulement, le tremblement qui agitait son corps devint visible au regard perçant du roi, quoique celui auquel il adressait la parole fût presque caché dans lombre. -- Cela vous contrarie, continua le roi, vous qui avez fait une si rude guerre aux huguenots? Maurevel tomba à genoux. -- Sire, balbutia-t-il, croyez bien... -- Je crois, continua Charles IX en arrêtant de plus en plus sur Maurevel un regard qui, de vitreux quil était dabord, devenait presque flamboyant; je crois que vous aviez bien envie de tuer à Moncontour M. lamiral qui sort dici; je crois que vous avez manqué votre coup, et qualors vous êtes passé dans larmée du duc dAnjou, notre frère; enfin, je crois qualors vous êtes passé une seconde fois chez les princes, et que vous y avez pris du service dans la compagnie de M. de Mouy de Saint-Phale... -- Oh! Sire! -- Un brave gentilhomme picard? -- Sire, Sire, sécria Maurevel, ne maccablez pas! -- Cétait un digne officier, continua Charles IX, -- et au fur et à mesure quil parlait, une expression de cruauté presque féroce se peignait sur son visage, -- lequel vous accueillit comme un fils, vous logea, vous habilla, vous nourrit. Maurevel laissa échapper un soupir de désespoir. -- Vous lappeliez votre père, je crois, continua impitoyablement le roi, et une tendre amitié vous liait au jeune de Mouy, son fils? Maurevel, toujours à genoux, se courbait de plus en plus, écrasé sous la parole de Charles IX, debout, impassible et pareil à une statue dont les lèvres seules eussent été douées de vie. -- À propos continua le roi, nétait-ce pas dix mille écus que vous deviez toucher de M. de Guise au cas où vous tueriez lamiral? Lassassin, consterné, frappait le parquet de son front. -- Quant au sieur de Mouy, votre bon père, un jour vous lescortiez dans une reconnaissance quil poussait vers Chevreux. Il laissa tomber son fouet et mit pied à terre pour le ramasser. Vous étiez seul avec lui, alors vous prîtes un pistolet dans vos fontes, et, tandis quil se penchait, vous lui brisâtes les reins; puis le voyant mort, car vous le tuâtes du coup, vous prîtes la fuite sur le cheval quil vous avait donné. Voilà lhistoire, je crois? Et comme Maurevel demeurait muet sous cette accusation, dont chaque détail était vrai, Charles IX se remit à siffler avec la même justesse et la même mélodie le même air de chasse. -- Or là, maître assassin, dit-il au bout dun instant, savez-vous que jai grande envie de vous faire pendre? -- Oh! Majesté! sécria Maurevel. -- Le jeune de Mouy men suppliait encore hier, et en vérité je ne savais que lui répondre, car sa demande est fort juste. Maurevel joignit les mains. -- Dautant plus juste que, comme vous le disiez, je suis le père de mon peuple, et que, comme je vous répondais, maintenant que me voilà raccommodé avec les huguenots ils sont tout aussi bien mes enfants que les catholiques. -- Sire, dit Maurevel complètement découragé, ma vie est entre vos mains, faites-en ce que vous voudrez. -- Vous avez raison, et je nen donnerais pas une obole. -- Mais, Sire, demanda lassassin, ny a-t-il donc pas un moyen de racheter mon crime? -- Je nen connais guère. Toutefois, si jétais à votre place, ce qui nest pas, Dieu merci! ... -- Eh bien, Sire! si vous étiez à ma place?... murmura Maurevel, le regard suspendu aux lèvres de Charles. -- Je crois que je me tirerais daffaire, continua le roi. Maurevel se releva sur un genou et sur une main en fixant ses yeux sur Charles pour sassurer quil ne raillait pas. -- Jaime beaucoup le jeune de Mouy, sans doute, continua le roi, mais jaime beaucoup aussi mon cousin de Guise; et si lui me demandait la vie dun homme dont lautre me demanderait la mort, javoue que je serais fort embarrassé. Cependant, en bonne politique comme en bonne religion, je devrais faire ce que me demanderait mon cousin de Guise, car de Mouy, tout vaillant capitaine quil est, est bien petit compagnon, comparé à un prince de Lorraine. Pendant ces paroles, Maurevel se redressait lentement et comme un homme qui revient à la vie. -- Or, limportant pour vous serait donc, dans la situation extrême où vous êtes, de gagner la faveur de mon cousin de Guise; et à ce propos je me rappelle une chose quil me contait hier. Maurevel se rapprocha dun pas. -- «Figurez-vous, Sire, me disait-il, que tous les matins, à dix heures, passe dans la rue Saint-Germain-lAuxerrois, revenant du Louvre, mon ennemi mortel; je le vois passer dune fenêtre grillée du rez-de-chaussée; cest la fenêtre du logis de mon ancien précepteur, le chanoine Pierre Piles. Je vois donc passer tous les jours mon ennemi, et tous les jours je prie le diable de labîmer dans les entrailles de la terre.» Dites donc, maître Maurevel, continua Charles, si vous étiez le diable, ou si du moins pour un instant vous preniez sa place, cela ferait peut-être plaisir à mon cousin de Guise? Maurevel retrouva son infernal sourire, et ses lèvres, pâles encore deffroi, laissèrent tomber ces mots: -- Mais, Sire, je nai pas le pouvoir douvrir la terre, moi. -- Vous lavez ouverte, cependant, sil men souvient bien, au brave de Mouy. Après cela, vous me direz que cest avec un pistolet... Ne lavez-vous plus, ce pistolet?... -- Pardonnez, Sire, reprit le brigand à peu près rassuré, mais je tire mieux encore larquebuse que le pistolet. -- Oh! fit Charles IX, pistolet ou arquebuse, peu importe, et mon cousin de Guise, jen suis sûr, ne chicanera pas sur le choix du moyen! -- Mais, dit Maurevel, il me faudrait une arme sur la justesse de laquelle je pusse compter, car peut-être me faudra-t-il tirer de loin. -- Jai dix arquebuses dans cette chambre, reprit Charles IX, avec lesquelles je touche un écu dor à cent cinquante pas. Voulez-vous en essayer une? -- Oh! Sire! avec la plus grande joie, sécria Maurevel en savançant vers celle qui était déposée dans un coin, et quon avait apportée le jour même à Charles IX. -- Non, pas celle-là, dit le roi, pas celle-là, je la réserve pour moi-même. Jaurai un de ces jours une grande chasse, où jespère quelle me servira. Mais toute autre à votre choix. Maurevel détacha une arquebuse dun trophée. -- Maintenant, cet ennemi, Sire, quel est-il? demanda lassassin. -- Est-ce que je sais cela, moi? répondit Charles IX en écrasant le misérable de son regard dédaigneux. -- Je le demanderai donc à M. de Guise, balbutia Maurevel. Le roi haussa les épaules. -- Ne demandez rien, dit-il; M. de Guise ne répondrait pas. Est-ce quon répond à ces choses-là? Cest à ceux qui ne veulent pas être pendus à deviner. -- Mais enfin à quoi le reconnaîtrai-je? -- Je vous ai dit que tous les matins à dix heures il passait devant la fenêtre du chanoine. -- Mais beaucoup passent devant cette fenêtre. Que Votre Majesté daigne seulement mindiquer un signe quelconque. -- Oh! cest bien facile. Demain, par exemple, il tiendra sous son bras un portefeuille de maroquin rouge. -- Sire, il suffit. -- Vous avez toujours ce cheval que vous a donné M. de Mouy, et qui court si bien? -- Sire, jai un barbe des plus vites. -- Oh! je ne suis pas en peine de vous! seulement il est bon que vous sachiez que le cloître a une porte de derrière. -- Merci, Sire. Maintenant priez Dieu pour moi. -- Eh! mille démons! priez le diable bien plutôt; car ce nest que par sa protection que vous pouvez éviter la corde. -- Adieu, Sire. -- Adieu. Ah! à propos, monsieur de Maurevel, vous savez que si dune façon quelconque on entend parler de vous demain avant dix heures du matin, ou si lon nen entend pas parler après, il y a une oubliette au Louvre! Et Charles IX se remit à siffler tranquillement et plus juste que jamais son air favori. IV La soirée du 24 août 1572 Notre lecteur na pas oublié que dans le chapitre précédent il a été question dun gentilhomme nommé La Mole, attendu avec quelque impatience par Henri de Navarre. Ce jeune gentilhomme, comme lavait annoncé lamiral, entrait à Paris par la porte Saint- Marcel vers la fin de la journée du 24 août 1572, et jetant un regard assez dédaigneux sur les nombreuses hôtelleries qui étalaient à sa droite et à sa gauche leurs pittoresques enseignes, laissa pénétrer son cheval tout fumant jusquau coeur de la ville, où, après avoir traversé la place Maubert, le Petit-Pont, le pont Notre-Dame, et longé les quais, il sarrêta au bout de la rue de Bresec, dont nous avons fait depuis la rue de lArbre-Sec, et à laquelle, pour la plus grande facilité de nos lecteurs, nous conserverons son nom moderne. Le nom lui plut sans doute, car il y entra, et comme à sa gauche une magnifique plaque de tôle grinçant sur sa tringle, avec accompagnement de sonnettes, appelait son attention, il fit une seconde halte pour lire ces mots: _À la Belle-Étoile_, écrits en légende sous une peinture qui représentait le simulacre le plus flatteur pour un voyageur affamé: cétait une volaille rôtissant au milieu dun ciel noir, tandis quun homme à manteau rouge tendait vers cet astre dune nouvelle espèce ses bras, sa bourse et ses voeux. -- Voilà, se dit le gentilhomme, une auberge qui sannonce bien, et lhôte qui la tient doit être, sur mon âme, un ingénieux compère. Jai toujours entendu dire que la rue de lArbre-Sec était dans le quartier du Louvre; et pour peu que létablissement réponde à lenseigne, je serai à merveille ici. Pendant que le nouveau venu se débitait à lui-même ce monologue, un autre cavalier, entré par lautre bout de la rue, cest-à-dire par la rue Saint-Honoré, sarrêtait et demeurait aussi en extase devant lenseigne de la Belle-Étoile. Celui des deux que nous connaissons, de nom du moins, montait un cheval blanc de race espagnole, et était vêtu dun pourpoint noir, garni de jais. Son manteau était de velours violet foncé: il portait des bottes de cuir noir, une épée à poignée de fer ciselé, et un poignard pareil. Maintenant, si nous passons de son costume à son visage, nous dirons que cétait un homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, au teint basané, aux yeux bleus, à la fine moustache, aux dents éclatantes, qui semblaient éclairer sa figure lorsque souvrait, pour sourire dun sourire doux et mélancolique, une bouche dune forme exquise et de la plus parfaite distinction. Quant au second voyageur, il formait avec le premier venu un contraste complet. Sous son chapeau, à bords retroussés, apparaissaient, riches et crépus, des cheveux plutôt roux que blonds; sous ses cheveux, un oeil gris brillait à la moindre contrariété dun feu si resplendissant, quon eût dit alors un oeil noir. Le reste du visage se composait dun teint rosé, dune lèvre mince, surmontée dune moustache fauve et de dents admirables. Cétait en somme, avec sa peau blanche, sa haute taille et ses larges épaules, un fort beau cavalier dans lacception ordinaire du mot, et depuis une heure quil levait le nez vers toutes les fenêtres, sous le prétexte dy chercher des enseignes, les femmes lavaient fort regardé; quant aux hommes, qui avaient peut-être éprouvé quelque envie de rire en voyant son manteau étriqué, ses chausses collantes et ses bottes dune forme antique, ils avaient achevé ce rire commencé par un _Dieu vous garde! _des plus gracieux, à lexamen de cette physionomie qui prenait en une minute dix expressions différentes, sauf toutefois lexpression bienveillante qui caractérise toujours la figure du provincial embarrassé. Ce fut lui qui sadressa le premier à lautre gentilhomme qui, ainsi que nous lavons dit, regardait lhôtellerie de la Belle- Étoile. -- Mordi! monsieur, dit-il avec cet horrible accent de la montagne qui ferait au premier mot reconnaître un Piémontais entre cent étrangers, ne sommes-nous pas ici près du Louvre? En tout cas, je crois que vous avez eu même goût que moi: cest flatteur pour ma seigneurie. -- Monsieur, répondit lautre avec un accent provençal qui ne le cédait en rien à laccent piémontais de son compagnon, je crois en effet que cette hôtellerie est près du Louvre. Cependant, je me demande encore si jaurai lhonneur davoir été de votre avis. Je me consulte. -- Vous nêtes pas décidé, monsieur? la maison est flatteuse, pourtant. Après cela, peut-être me suis-je laissé tenter par votre présence. Avouez néanmoins que voilà une jolie peinture? -- Oh! sans doute; mais cest justement ce qui me fait douter de la réalité: Paris est plein de pipeurs, ma-t-on dit, et lon pipe avec une enseigne aussi bien quavec autre chose. -- Mordi! monsieur, reprit le Piémontais, je ne minquiète pas de la piperie, moi, et si lhôte me fournit une volaille moins bien rôtie que celle de son enseigne, je le mets à la broche lui-même et je ne le quitte pas quil ne soit convenablement rissolé. Entrons, monsieur. -- Vous achevez de me décider, dit le Provençal en riant; montrez- moi donc le chemin, monsieur, je vous prie. -- Oh! monsieur, sur mon âme, je nen ferai rien, car je ne suis que votre humble serviteur, le comte Annibal de Coconnas. -- Et moi, monsieur, je ne suis que le comte Joseph-Hyacinthe- Boniface de Lerac de la Mole, tout à votre service. -- En ce cas, monsieur, prenons-nous par le bras et entrons ensemble. Le résultat de cette proposition conciliatrice fut que les deux jeunes gens qui descendirent de leurs chevaux en jetèrent la bride aux mains dun palefrenier, se prirent par le bras, et, ajustant leurs épées, se dirigèrent vers la porte de lhôtellerie, sur le seuil de laquelle se tenait lhôte. Mais, contre lhabitude de ces sortes de gens, le digne propriétaire navait paru faire aucune attention à eux, occupé quil était de conférer très attentivement avec un grand gaillard sec et jaune enfoui dans un manteau couleur damadou, comme un hibou sous ses plumes. Les deux gentilshommes étaient arrivés si près de lhôte et de lhomme au manteau amadou avec lequel il causait, que Coconnas, impatienté de ce peu dimportance quon accordait à lui et à son compagnon, tira la manche de lhôte. Celui-ci parut alors se réveiller en sursaut et congédia son interlocuteur par un «Au revoir. Venez tantôt, et surtout tenez-moi au courant de lheure.» -- Eh! monsieur le drôle, dit Coconnas, ne voyez-vous pas que lon a affaire à vous? -- Ah! pardon, messieurs, dit lhôte; je ne vous voyais pas. -- Eh! mordi! il fallait nous voir; et maintenant que vous nous avez vus, au lieu de dire «monsieur» tout court, dites «monsieur le comte», sil vous plaît. La Mole se tenait derrière, laissant parler Coconnas, qui paraissait avoir pris laffaire à son compte. Cependant il était facile de voir à ses sourcils froncés quil était prêt à lui venir en aide quand le moment dagir serait arrivé. -- Eh bien, que désirez-vous, monsieur le comte? demanda lhôte du ton le plus calme. -- Bien... cest déjà mieux, nest-ce pas? dit Coconnas en se retournant vers La Mole, qui fit de la tête un signe affirmatif. Nous désirons, M. le comte et moi, attirés que nous sommes par votre enseigne, trouver à souper et à coucher dans votre hôtellerie. -- Messieurs, dit lhôte, je suis au désespoir; mais il ny a quune chambre, et je crains que cela ne puisse vous convenir. -- Eh bien, ma foi, tant mieux, dit La Mole; nous irons loger ailleurs. -- Ah! mais non, mais non, dit Coconnas. Je demeure, moi; mon cheval est harassé. Je prends donc la chambre, puisque vous nen voulez pas. -- Ah! cest autre chose, répondit lhôte en conservant toujours le même flegme impertinent. Si vous nêtes quun, je ne puis pas vous loger du tout. -- Mordi! sécria Coconnas, voici, sur ma foi! un plaisant animal. Tout à lheure nous étions trop de deux, maintenant nous ne sommes pas assez dun! Tu ne veux donc pas nous loger, drôle? -- Ma foi, messieurs, puisque vous le prenez sur ce ton, je vous répondrai avec franchise. -- Réponds, alors, mais réponds vite. -- Eh bien, jaime mieux ne pas avoir lhonneur de vous loger. -- Parce que?... demanda Coconnas blêmissant de colère. -- Parce que vous navez pas de laquais, et que, pour une chambre de maître pleine, cela me ferait deux chambres de laquais vides. Or, si je vous donne la chambre de maître, je risque fort de ne pas louer les autres. -- Monsieur de La Mole, dit Coconnas en se retournant, ne vous semble-t-il pas comme à moi que nous allons massacrer ce gaillard- là? -- Mais cest faisable, dit La Mole en se préparant comme son compagnon à rouer lhôtelier de coups de fouet. Mais malgré cette double démonstration, qui navait rien de bien rassurant de la part de deux gentilshommes qui paraissaient si déterminés, lhôtelier ne sétonna point, et se contentant de reculer dun pas afin dêtre chez lui: -- On voit, dit-il en goguenardant, que ces messieurs arrivent de province. À Paris, la mode est passée de massacrer les aubergistes qui refusent de louer leurs chambres. Ce sont les grands seigneurs quon massacre et non les bourgeois, et si vous criez trop fort, je vais appeler mes voisins; de sorte que ce sera vous qui serez roués de coups, traitement tout à fait indigne de deux gentilshommes. -- Mais il se moque de nous, sécria Coconnas exaspéré, mordi! -- Grégoire, mon arquebuse! dit lhôte en sadressant à son valet, du même ton quil eût dit: «Un siège à ces messieurs.» -- _Trippe del papa_! hurla Coconnas en tirant son épée; mais échauffez-vous donc, monsieur de La Mole! -- Non pas, sil vous plaît, non pas; car tandis que nous nous échaufferons, le souper refroidira, lui. -- Comment! vous trouvez? sécria Coconnas. -- Je trouve que M. de la Belle-Étoile a raison; seulement il sait mal prendre ses voyageurs, surtout quand ces voyageurs sont des gentilshommes. Au lieu de nous dire brutalement: Messieurs, je ne veux pas de vous, il aurait mieux fait de nous dire avec politesse: Entrez, messieurs, quitte à mettre sur son mémoire: _chambre de maître, tant; chambre de laquais, tant; _attendu que si nous navons pas de laquais nous comptons en prendre. Et, ce disant, La Mole écarta doucement lhôtelier, qui étendait déjà la main vers son arquebuse, fit passer Coconnas et entra derrière lui dans la maison. -- Nimporte, dit Coconnas, jai bien de la peine à remettre mon épée dans le fourreau avant de mêtre assuré quelle pique aussi bien que les lardoires de ce gaillard-là. -- Patience, mon cher compagnon, dit La Mole, patience! Toutes les auberges sont pleines de gentilshommes attirés à Paris pour les fêtes du mariage ou pour la guerre prochaine de Flandre, nous ne trouverions plus dautres logis; et puis, cest peut-être la coutume à Paris de recevoir ainsi les étrangers qui y arrivent. -- Mordi! comme vous êtes patient! murmura Coconnas en tortillant de rage sa moustache rouge et en foudroyant lhôte de ses regards. Mais que le coquin prenne garde à lui: si sa cuisine est mauvaise, si son lit est dur, si son vin na pas trois ans de bouteille, si son valet nest pas souple comme un jonc.... -- Là, là, là, mon gentilhomme, fit lhôte en aiguisant sur un repassoir le couteau de sa ceinture; là, tranquillisez-vous, vous êtes en pays de Cocagne. Puis tout bas et en secouant la tête: -- Cest quelque huguenot, murmura-t-il; les traîtres sont si insolents depuis le mariage de leur Béarnais avec mademoiselle Margot! Puis, avec un sourire qui eût fait frissonner ses hôtes sils lavaient vu, il ajouta: -- Eh! eh! ce serait drôle quil me fût justement tombé des huguenots ici... et que... -- Çà! souperons-nous? demanda aigrement Coconnas, interrompant les apartés de son hôte. -- Mais, comme il vous plaira, monsieur, répondit celui-ci, radouci sans doute par la dernière pensée qui lui était venue. -- Eh bien, il nous plaît, et promptement, répondit Coconnas. Puis se retournant vers La Mole: -- Çà, monsieur le comte, tandis que lon nous prépare notre chambre, dites moi: est-ce par hasard vous avez trouvé Paris une ville gaie, vous? -- Ma foi, non, dit La Mole; il me semble ny avoir vu encore que des visages effarouchés ou rébarbatifs. Peut-être aussi les Parisiens ont-ils peur de lorage. Voyez comme le ciel est noir et comme lair est lourd. -- Dites-moi, comte, vous cherchez le Louvre, nest-ce pas? -- Et vous aussi, je crois, monsieur de Coconnas. -- Eh bien, si vous voulez, nous le chercherons ensemble. -- Hein! fit La Mole, nest-il pas un peu tard pour sortir. -- Tard ou non, il faut que je sorte. Mes ordres sont précis. Arriver au plus vite à Paris, et, aussitôt arrivé, communiquer avec le duc de Guise. À ce nom du duc de Guise, lhôte sapprocha, fort attentif. -- Il me semble que ce maraud nous écoute, dit Coconnas, qui, en sa qualité de Piémontais, était fort rancunier, et qui ne pouvait passer au maître de la Belle-Étoile la façon peu civile dont il recevait les voyageurs. -- Oui, messieurs, je vous écoute, dit celui-ci en mettant la main à son bonnet, mais pour vous servir. Jentends parler du grand duc de Guise et jaccours. À quoi puis-je vous être bon, mes gentilshommes? -- Ah! ah! ce mot magique, à ce quil paraît, car dinsolent te voilà devenu obséquieux. Mordi! maître, maître... comment tappelles-tu? -- Maître La Hurière, répondit lhôte sinclinant. -- Eh bien, maître La Hurière, crois-tu que mon bras soit moins lourd que celui de M. le duc de Guise, qui a le privilège de te rendre si poli? -- Non, monsieur le comte, mais il est moins long, répliqua La Hurière. Dailleurs, ajouta-t-il, il faut vous dire que ce grand Henri est notre idole, à nous autres Parisiens. -- Quel Henri? demanda La Mole. -- Il me semble quil ny en a quun, dit laubergiste. -- Pardon, mon ami, il y en a encore un autre dont je vous invite à ne pas dire de mal; cest Henri de Navarre, sans compter Henri de Condé, qui a bien aussi son mérite. -- Ceux-là, je ne les connais pas, répondit lhôte. -- Oui, mais moi je les connais, dit La Mole, et comme je suis adressé au roi Henri de Navarre, je vous invite à nen pas médire devant moi. Lhôte, sans répondre à M. de La Mole, se contenta de toucher légèrement à son bonnet, et continuant de faire les doux yeux à Coconnas: -- Ainsi, monsieur va parler au grand duc de Guise? Monsieur est un gentilhomme bien heureux; et sans doute quil vient pour...? -- Pour quoi? demanda Coconnas. -- Pour la fête, répondit lhôte avec un singulier sourire. -- Vous devriez dire pour les fêtes, car Paris en regorge, de fêtes, à ce que jai entendu dire; du moins on ne parle que de bals, de festins, de carrousels. Ne samuse-t-on pas beaucoup à Paris, hein? -- Mais modérément, monsieur, jusquà présent du moins, répondit lhôte; mais on va samuser, je lespère. -- Les noces de Sa Majesté le roi de Navarre attirent cependant beaucoup de monde en cette ville, dit La Mole. -- Beaucoup de huguenots, oui, monsieur, répondit brusquement La Hurière; puis se reprenant: Ah! pardon, dit-il; ces messieurs sont peut-être de la religion? -- Moi, de la religion! sécria Coconnas; allons donc! je suis catholique comme notre saint-père le pape. La Hurière se retourna vers La Mole comme pour linterroger; mais ou La Mole ne comprit pas son regard, ou il ne jugea point à propos dy répondre autrement que par une autre question. -- Si vous ne connaissez point Sa Majesté le roi de Navarre, maître La Hurière, dit-il, peut-être connaissez-vous M. lamiral? Jai entendu dire que M. lamiral jouissait de quelque faveur à la cour; et comme je lui étais recommandé, je désirerais, si son adresse ne vous écorche pas la bouche, savoir où il loge. -- _Il logeait_ rue de Béthisy, monsieur, ici à droite, répondit lhôte avec une satisfaction intérieure qui ne put sempêcher de devenir extérieure. -- Comment, il logeait? demanda La Mole; est-il donc déménagé? -- Oui, de ce monde peut-être. -- Quest-ce à dire? sécrièrent ensemble les deux gentilshommes, lamiral déménagé de ce monde! -- Quoi! monsieur de Coconnas, poursuivit lhôte avec un malin sourire, vous êtes de ceux de Guise, et vous ignorez cela? -- Quoi cela? -- Quavant-hier, en passant sur la place Saint-Germain- lAuxerrois, devant la maison du chanoine Pierre Piles, lamiral a reçu un coup darquebuse. -- Et il est tué? sécria La Mole. -- Non, le coup lui a seulement cassé le bras et coupé deux doigts; mais on espère que les balles étaient empoisonnées. -- Comment, misérable! sécria La Mole, on espère! ... -- Je veux dire quon croit, reprit lhôte; ne nous fâchons pas pour un mot: la langue ma fourché. Et maître La Hurière, tournant le dos à La Mole, tira la langue à Coconnas de la façon la plus goguenarde, accompagnant ce geste dun coup doeil dintelligence. -- En vérité! dit Coconnas rayonnant. -- En vérité! murmura La Mole avec une stupéfaction douloureuse. -- Cest comme jai lhonneur de vous le dire, messieurs, répondit lhôte. -- En ce cas, dit La Mole, je vais au Louvre sans perdre un moment. Y trouverai-je le roi Henri? -- Cest possible, puisquil y loge. -- Et moi aussi je vais au Louvre, dit Coconnas. Y trouverai-je le duc de Guise? -- Cest probable, car je viens de le voir passer il ny a quun instant, avec deux cents gentilshommes. -- Alors, venez, monsieur de Coconnas, dit La Mole. -- Je vous suis, monsieur, dit Coconnas. -- Mais votre souper, mes gentilshommes? demanda maître La Hurière. -- Ah! dit La Mole, je souperai peut-être chez le roi de Navarre. -- Et moi chez le duc de Guise, dit Coconnas. -- Et moi, dit lhôte, après avoir suivi des yeux les deux gentilshommes qui prenaient le chemin du Louvre, moi, je vais fourbir ma salade, émécher mon arquebuse et affiler ma pertuisane. On ne sait pas ce qui peut arriver. V Du Louvre en particulier et de la vertu en général Les deux gentilshommes, renseignés par la première personne quils rencontrèrent, prirent la rue dAveron, la rue Saint-Germain- lAuxerrois, et se trouvèrent bientôt devant le Louvre, dont les tours commençaient à se confondre dans les premières ombres du soir. -- Quavez-vous donc? demanda Coconnas à La Mole, qui, arrêté à la vue du vieux château, regardait avec un saint respect ces ponts- levis, ces fenêtres étroites et ces clochetons aigus qui se présentaient tout à coup à ses yeux. -- Ma foi, je nen sais rien, dit La Mole, le coeur me bat. Je ne suis cependant pas timide outre mesure; mais je ne sais pourquoi ce palais me paraît sombre, et, dirai-je? terrible! -- Eh bien, moi, dit Coconnas, je ne sais ce qui marrive, mais je suis dune allégresse rare. La tenue est pourtant quelque peu négligée, continua-t-il en parcourant des yeux son costume de voyage. Mais, bah! on a lair cavalier. Puis, mes ordres me recommandaient la promptitude. Je serai donc le bienvenu, puisque jaurai ponctuellement obéi. Et les deux jeunes gens continuèrent leur chemin agités chacun des sentiments quils avaient exprimés. Il y avait bonne garde au Louvre; tous les postes semblaient doublés. Nos deux voyageurs furent donc dabord assez embarrassés. Mais Coconnas, qui avait remarqué que le nom du duc de Guise était une espèce de talisman près des Parisiens, sapprocha dune sentinelle, et, se réclamant de ce nom tout-puissant, demanda si, grâce à lui, il ne pourrait point pénétrer dans le Louvre. Ce nom paraissait faire sur le soldat son effet ordinaire; cependant, il demanda à Coconnas sil navait point le mot dordre. Coconnas fut forcé davouer quil ne lavait point. -- Alors, au large, mon gentilhomme, dit le soldat. À ce moment, un homme qui causait avec lofficier du poste, et qui, tout en causant, avait entendu Coconnas réclamer son admission au Louvre, interrompit son entretien, et, venant à lui: -- Goi fouloir, fous, à monsir di Gouise? dit-il. -- Moi, vouloir lui parler, répondit Coconnas en souriant. -- Imbossible! le dugue il être chez le roi. -- Cependant jai une lettre davis pour me rendre à Paris. -- Ah! fous afre eine lettre dafis? -- Oui, et jarrive de fort loin. -- Ah! fous arrife de fort loin? -- Jarrive du Piémont. -- Pien! pien! Cest autre chose. Et fous fous abbelez...? -- Le comte Annibal de Coconnas. -- Pon! pon! Tonnez la lettre, monsir Annipal, tonnez. -- Voici, sur ma parole, un bien galant homme, dit La Mole se parlant à lui-même; ne pourrai-je point trouver le pareil pour me conduire chez le roi de Navarre. -- Mais tonnez donc la lettre, continua le gentilhomme allemand en étendant la main vers Coconnas qui hésitait. -- Mordi! reprit le Piémontais, défiant comme un demi-Italien, je ne sais si je dois... Je nai pas lhonneur de vous connaître, moi, monsieur. -- Je suis Pesme. Jabbartiens à M. le dugue de Gouise. -- Pesme, murmura Coconnas; je ne connais pas ce nom là. -- Cest monsieur de Besme, mon gentilhomme, dit la sentinelle. La prononciation vous trompe, voilà tout. Donnez votre lettre à monsieur, allez, jen réponds. -- Ah! monsieur de Besme, sécria Coconnas, je le crois bien si je vous connais! ... comment donc! avec le plus grand plaisir. Voici ma lettre. Excusez mon hésitation. Mais on doit hésiter quand on veut être fidèle. -- Pien, pien, dit de Besme, il ny afre pas besoin dexguses. -- Ma foi, monsieur, dit La Mole en sapprochant à son tour, puisque vous êtes si obligeant, voudriez-vous vous charger de ma lettre comme vous venez de le faire de celle de mon compagnon? -- Comment fous abbelez-vous? -- Le comte Lerac de La Mole. -- Le gonte Lerag de La Mole. -- Oui. -- Che ne gonnais pas. -- Il est tout simple que je nai pas lhonneur dêtre connu de vous, monsieur, je suis étranger, et, comme le comte de Coconnas, jarrive ce soir de bien loin. -- Et toù arrifez-vous? -- De Provence. -- Avec eine lettre? -- Oui, avec une lettre. -- Pourmonsir de Gouise? -- Non, pour Sa Majesté le roi de Navarre. -- Che ne souis bas au roi de Navarre, monsir, répondit Besme avec un froid subit, che ne buis donc bas me charger de votre lettre. Et Besme, tournant les talons à La Mole, entra dans le Louvre en faisant signe à Coconnas de le suivre. La Mole demeura seul. Au même moment, par la porte du Louvre, parallèle à celle qui avait donné passage à Besme et à Coconnas, sortit une troupe de cavaliers dune centaine dhommes. -- Ah! ah! dit la sentinelle à son camarade, cest de Mouy et ses huguenots; ils sont rayonnants. Le roi leur aura promis la mort de lassassin de lamiral; et comme cest déjà lui qui a tué le père de Mouy, le fils fera dune pierre deux coups. -- Pardon, fit La Mole sadressant au soldat, mais navez-vous pas dit, mon brave, que cet officier était monsieur de Mouy? -- Oui-da, mon gentilhomme. -- Et que ceux qui laccompagnaient étaient... -- Étaient des parpaillots... Je lai dit. -- Merci, dit La Mole, sans paraître remarquer le terme de mépris employé par la sentinelle. Voilà tout ce que je voulais savoir. Et se dirigeant aussitôt vers le chef des cavaliers: -- Monsieur, dit-il en labordant, japprends que vous êtes monsieur de Mouy. -- Oui, monsieur, répondit lofficier avec politesse. -- Votre nom, bien connu parmi ceux de la religion, menhardit à madresser à vous, monsieur, pour vous demander un service. -- Lequel, monsieur?... Mais, dabord, à qui ai-je lhonneur de parler? -- Au comte Lerac de La Mole. Les deux jeunes gens se saluèrent. -- Je vous écoute, monsieur, dit de Mouy. -- Monsieur, jarrive dAix, porteur dune lettre de M. dAuriac, gouverneur de la Provence. Cette lettre est adressée au roi de Navarre et contient des nouvelles importantes et pressées... Comment puis-je lui remettre cette lettre? comment puis-je entrer au Louvre? -- Rien de plus facile que dentrer au Louvre, monsieur, répliqua de Mouy; seulement, je crains que le roi de Navarre ne soit trop occupé à cette heure pour vous recevoir. Mais nimporte, si vous voulez me suivre, je vous conduirai jusquà son appartement. Le reste vous regarde. -- Mille fois merci! -- Venez, monsieur, dit de Mouy. de Mouy descendit de cheval, jeta la bride aux mains de son laquais, sachemina vers le guichet, se fit reconnaître de la sentinelle, introduisit La Mole dans le château, et, ouvrant la porte de lappartement du roi: -- Entrez, monsieur, dit-il, et informez-vous. Et saluant La Mole, il se retira. La Mole, demeuré seul, regarda autour de lui. Lantichambre était vide, une des portes intérieures était ouverte. Il fit quelques pas et se trouva dans un couloir. Il frappa et appela sans que personne répondît. Le plus profond silence régnait dans cette partie du Louvre. -- Qui donc me parlait, pensa-t-il, de cette étiquette si sévère? On va et on vient dans ce palais comme sur une place publique. Et il appela encore, mais sans obtenir un meilleur résultat que la première fois. -- Allons, marchons devant nous, pensa-t-il; il faudra bien que je finisse par rencontrer quelquun. Et il sengagea dans le couloir, qui allait toujours sassombrissant. Tout à coup la porte opposée à celle par laquelle il était entré souvrit, et deux pages parurent, portant des flambeaux et éclairant une femme dune taille imposante, dun maintien majestueux, et surtout dune admirable beauté. La lumière porta en plein sur La Mole, qui demeura immobile. La femme sarrêta, de son côté, comme La Mole sétait arrêté du sien. -- Que voulez-vous, monsieur? demanda-t-elle au jeune homme dune voix qui bruit à ses oreilles comme une musique délicieuse. -- Oh! madame, dit La Mole en baissant les yeux, excusez-moi, je vous prie. Je quitte M. de Mouy, qui a eu lobligeance de me conduire jusquici, et je cherchais le roi de Navarre. -- Sa Majesté nest point ici, monsieur; elle est, je crois, chez son beau frère. Mais, en son absence, ne pourriez-vous dire à la reine... -- Oui, sans doute, madame, reprit La Mole, si quelquun daignait me conduire devant elle. -- Vous y êtes, monsieur. -- Comment! sécria La Mole. -- Je suis la reine de Navarre, dit Marguerite. La Mole fit un mouvement tellement brusque de stupeur et deffroi que la reine sourit. -- Parlez vite, monsieur, dit-elle, car on mattend chez la reine mère. -- Oh! madame, si vous êtes si instamment attendue, permettez-moi de méloigner, car il me serait impossible de vous parler en ce moment. Je suis incapable de rassembler deux idées; votre vue ma ébloui. Je ne pense plus, jadmire. Marguerite savança pleine de grâce et de beauté vers ce jeune homme qui, sans le savoir, venait dagir en courtisan raffiné. -- Remettez-vous, monsieur, dit-elle. Jattendrai et lon mattendra. -- Oh! pardonnez-moi, madame, si je nai point salué dabord Votre Majesté avec tout le respect quelle a le droit dattendre dun de ses plus humbles serviteurs, mais... -- Mais, continua Marguerite, vous maviez prise pour une de mes femmes. -- Non, madame, mais pour lombre de la belle Diane de Poitiers. On ma dit quelle revenait au Louvre. -- Allons, monsieur, dit Marguerite, je ne minquiète plus de vous, et vous ferez fortune à la cour. Vous aviez une lettre pour le roi, dites-vous? Cétait fort inutile. Mais, nimporte, où est- elle? Je la lui remettrai... Seulement, hâtez-vous, je vous prie. En un clin doeil La Mole écarta les aiguillettes de son pourpoint, et tira de sa poitrine une lettre enfermée dans une enveloppe de soie. Marguerite prit la lettre et regarda lécriture. -- Nêtes-vous pas monsieur de La Mole, dit-elle. -- Oui, madame. Oh! mon Dieu! aurais-je le bonheur que mon nom fût connu de Votre Majesté? -- Je lai entendu prononcer par le roi mon mari, et par mon frère le duc dAlençon. Je sais que vous êtes attendu. Et elle glissa dans son corsage, tout raide de broderies et de diamants, cette lettre qui sortait du pourpoint du jeune homme, et qui était encore tiède de la chaleur de sa poitrine. La Mole suivait avidement des yeux chaque mouvement de Marguerite. -- Maintenant, monsieur, dit-elle, descendez dans la galerie au- dessous, et attendez jusquà ce quil vienne quelquun de la part du roi de Navarre ou du duc dAlençon. Un de mes pages va vous conduire. À ces mots Marguerite continua son chemin. La Mole se rangea contre la muraille. Mais le passage était si étroit, et le vertugadin de la reine de Navarre si large, que sa robe de soie effleura lhabit du jeune homme, tandis quun parfum pénétrant sépandait là où elle avait passé. La Mole frissonna par tout son corps, et, sentant quil allait tomber, chercha un appui contre le mur. Marguerite disparut comme une vision. -- Venez-vous, monsieur? dit le page chargé de conduire La Mole dans la galerie inférieure. -- Oh! oui, oui, sécria La Mole enivré, car comme le jeune homme lui indiquait le chemin par lequel venait de séloigner Marguerite, il espérait, en se hâtant, la revoir encore. En effet en arrivant au haut de lescalier, il laperçut à létage inférieur; et soit hasard, soit que le bruit de ses pas fût arrivé jusquà elle, Marguerite ayant relevé la tête, il put la voir encore une fois. -- Oh! dit-il, en suivant le page, ce nest pas une mortelle, cest une déesse; et, comme dit Virgilius Maro: _Et vera incessu patuit dea._ _-- _Eh bien? demanda le jeune page. -- Me voici, dit La Mole; pardon, me voici. Le page précéda La Mole, descendit un étage, ouvrit une première porte, puis une seconde et sarrêtant sur le seuil: -- Voici lendroit où vous devez attendre, lui dit-il. La Mole entra dans la galerie, dont la porte se referma derrière lui. La galerie était vide, à lexception dun gentilhomme qui se promenait, et qui, de son côté, paraissait attendre. Déjà le soir commençait à faire tomber de larges ombres du haut des voûtes, et, quoique les deux hommes fussent à peine à vingt pas lun de lautre, ils ne pouvaient distinguer leurs visages. La Mole sapprocha. -- Dieu me pardonne! murmura-t-il quand il ne fut plus quà quelques pas du second gentilhomme, cest M. le comte de Coconnas que je retrouve ici. Au bruit de ses pas, le Piémontais sétait déjà retourné, et le regardait avec le même étonnement quil en était regardé. -- Mordi! sécria-t-il, cest M. de La Mole, ou le diable memporte! Ouf! que fais-je donc là! je jure chez le roi; mais bah! il paraît que le roi jure bien autrement encore que moi, et jusque dans les églises. Eh, mais! nous voici donc au Louvre?... -- Comme vous voyez, M. de Besme vous a introduit? -- Oui. Cest un charmant Allemand que ce M. de Besme... Et vous, qui vous a servi de guide? -- M. de Mouy... Je vous disais bien que les huguenots nétaient pas trop mal en cour non plus... Et avez-vous rencontré M. de Guise? -- Non, pas encore... Et vous, avez-vous obtenu votre audience du roi de Navarre? -- Non; mais cela ne peut tarder. On ma conduit ici, et lon ma dit dattendre. -- Vous verrez quil sagit de quelque grand souper, et que nous serons côte à côte au festin. Quel singulier hasard, en vérité! Depuis deux heures le sort nous marie... Mais quavez-vous? vous semblez préoccupé... -- Moi! dit vivement La Mole en tressaillant, car en effet il demeurait toujours comme ébloui par la vision qui lui était apparue; non, mais le lieu où nous nous trouvons fait naître dans mon esprit une foule de réflexions. -- Philosophiques, nest-ce pas? cest comme moi. Quand vous êtes entré, justement, toutes les recommandations de mon précepteur me revenaient à lesprit. Monsieur le comte, connaissez-vous Plutarque? -- Comment donc! dit La Mole en souriant, cest un de mes auteurs favoris. -- Eh bien, continua Coconnas gravement, ce grand homme ne me paraît pas sêtre abusé quand il compare les dons de la nature à des fleurs brillantes, mais éphémères, tandis quil regarde la vertu comme une plante balsamique dun impérissable parfum et dune efficacité souveraine pour la guérison des blessures. -- Est-ce que vous savez le grec, monsieur de Coconnas? dit La Mole en regardant fixement son interlocuteur. -- Non pas; mais mon précepteur le savait, et il ma fort recommandé, lorsque je serais à la cour, de discourir sur la vertu. Cela, dit-il, a fort bon air. Aussi, je suis cuirassé sur ce sujet, je vous en avertis. À propos, avez-vous faim? -- Non. -- Il me semblait cependant que vous teniez à la volaille embrochée de la Belle-Étoile; moi, je meurs dinanition. -- Eh bien, monsieur de Coconnas, voici une belle occasion dutiliser vos arguments sur la vertu et de prouver votre admiration pour Plutarque, car ce grand écrivain dit quelque part: Il est bon dexercer lâme à la douleur et lestomac à la faim. _Prepon esti tên men psuchên odunê, ton de gastéra semô askeïn._ _-- _Ah ça! vous le savez donc, le grec? sécria Coconnas stupéfait. -- Ma foi, oui! répondit La Mole; mon précepteur me la appris, à moi. -- Mordi! comte, votre fortune est assurée en ce cas; vous ferez des vers avec le roi Charles IX, et vous parlerez grec avec la reine Marguerite. -- Sans compter, ajouta La Mole en riant, que je pourrai encore parler gascon avec le roi de Navarre. En ce moment, lissue de la galerie qui aboutissait chez le roi souvrit; un pas retentit, on vit dans lobscurité une ombre sapprocher. Cette ombre devint un corps. Ce corps était celui de M. de Besme. Il regarda les deux jeunes gens sous le nez, afin de reconnaître le sien, et fit signe à Coconnas de le suivre. Coconnas salua de la main La Mole. De Besme conduisit Coconnas à lextrémité de la galerie, ouvrit une porte, et se trouva avec lui sur la première marche dun escalier. Arrivé là, il sarrêta, et regardant tout autour de lui, puis en haut, puis en bas: -- Monsir de Gogonnas, dit-il, où temeurez-fous? -- À lauberge de la Belle-Étoile, rue de lArbre-Sec. -- Pon, pon! être à teux pas tizi... Rentez-fous fite à fotre hodel, et ste nuit... Il regarda de nouveau autour de lui. -- Eh bien, cette nuit? demanda Coconnas. -- Eh pien, ste nuit, refenez ici afec un groix planche à fotre jabeau. Li mot di basse, il sera _Gouise_. Chut! pouche glose. -- Mais à quelle heure dois-je venir? -- Gand fous ententrez le doguesin. -- Comment, le doguesin? demanda Coconnas. -- Foui, le doguesin: pum! pum! ... -- Ah! le tocsin? -- Oui, cêtre cela que che tisais. -- Cest bien! on y sera, dit Coconnas. Et saluant de Besme, il séloigna en se demandant tout bas: -- Que diable veut-il donc dire, et à propos de quoi sonnera-t-on le tocsin? Nimporte! je persiste dans mon opinion: cest un charmant Tédesco que M. de Besme. Si jattendais le comte de La Mole?... Ah! ma foi, non; il est probable quil soupera avec le roi de Navarre. Et Coconnas se dirigea vers la rue de lArbre-Sec, où lattirait comme un aimant lenseigne de la Belle-Étoile. Pendant ce temps une porte de la galerie correspondant aux appartements du roi de Navarre souvrit, et un page savança vers M. de La Mole. -- Cest bien vous qui êtes le comte de La Mole? dit-il. -- Cest moi-même. -- Où demeurez-vous? -- Rue de lArbre-Sec, à la Belle-Étoile. -- Bon! cest à la porte du Louvre. Écoutez... Sa Majesté vous fait dire quelle ne peut vous recevoir en ce moment; peut-être cette nuit vous enverra-t-elle chercher. En tout cas, si demain matin vous naviez pas reçu de ses nouvelles, venez au Louvre. -- Mais si la sentinelle me refuse la porte? -- Ah! cest juste... Le mot de passe est _Navarre;_ dites ce mot, et toutes les portes souvriront devant vous. -- Merci. -- Attendez, mon gentilhomme; jai ordre de vous reconduire jusquau guichet, de peur que vous ne vous perdiez dans le Louvre. -- À propos, et Coconnas? se dit La Mole à lui-même quand il se trouva hors du palais. Oh! il sera resté à souper avec le duc de Guise. Mais en rentrant chez maître La Hurière, la première figure quaperçut notre gentilhomme fut celle de Coconnas attablé devant une gigantesque omelette au lard. -- Oh! oh! sécria Coconnas en riant aux éclats, il paraît que vous navez pas plus dîné chez le roi de Navarre que je nai soupé chez M. de Guise. -- Ma foi, non. -- Et la faim vous est-elle venue? -- Je crois que oui. -- Malgré Plutarque? -- Monsieur le comte, dit en riant La Mole, Plutarque dit dans un autre endroit: «Quil faut que celui qui a partage avec celui qui na pas.» Voulez-vous, pour lamour de Plutarque, partager votre omelette avec moi, nous causerons de la vertu en mangeant? -- Oh! ma foi, non, dit Coconnas; cest bon quand on est au Louvre, quon craint dêtre écouté et quon a lestomac vide. Mettez-vous là, et soupons. -- Allons, je vois que décidément le sort nous a faits inséparables. Couchez-vous ici? -- Je nen sais rien. -- Ni moi non plus. -- En tout cas je sais bien où je passerai la nuit, moi. -- Où cela? -- Où vous la passerez vous-même, cest immanquable. Et tous deux se mirent à rire, en faisant de leur mieux honneur à lomelette de maître La Hurière. VI La dette payée Maintenant, si le lecteur est curieux de savoir pourquoi M. de La Mole navait pas été reçu par le roi de Navarre, pourquoi M. de Coconnas navait pu voir M. de Guise, et enfin pourquoi tous deux, au lieu de souper au Louvre avec des faisans, des perdrix et du chevreuil, soupaient à lhôtel de la Belle-Étoile avec une omelette au lard, il faut quil ait la complaisance de rentrer avec nous au vieux palais des rois et de suivre la reine Marguerite de Navarre que La Mole avait perdue de vue à lentrée de la grande galerie. Tandis que Marguerite descendait cet escalier, le duc Henri de Guise, quelle navait pas revu depuis la nuit de ses noces, était dans le cabinet du roi. À cet escalier que descendait Marguerite, il y avait une issue. À ce cabinet où était M. de Guise, il y avait une porte. Or, cette porte et cette issue conduisaient toutes deux à un corridor, lequel corridor conduisait lui-même aux appartements de la reine mère Catherine de Médicis. Catherine de Médicis était seule, assise près dune table, le coude appuyé sur un livre dheures entrouvert, et la tête posée sur sa main encore remarquablement belle, grâce au cosmétique que lui fournissait le Florentin René, qui réunissait la double charge de parfumeur et dempoisonneur de la reine mère. La veuve de Henri II était vêtue de ce deuil quelle navait point quitté depuis la mort de son mari. Cétait à cette époque une femme de cinquante-deux à cinquante-trois ans à peu près, qui conservait, grâce à son embonpoint plein de fraîcheur, les traits de sa première beauté. Son appartement, comme son costume, était celui dune veuve. Tout y était dun caractère sombre: étoffes, murailles, meubles. Seulement, au-dessus dune espèce de dais couvrant un fauteuil royal, où pour le moment dormait couchée la petite levrette favorite de la reine mère, laquelle lui avait été donnée par son gendre Henri de Navarre et avait reçu le nom mythologique de Phébé, on voyait peint au naturel un arc-en-ciel entouré de cette devise grecque que le roi François Ier lui avait donnée: _Phôs pherei ê de kai aïthzên_, et qui peut se traduire par ce vers français: _Il porte la lumière et la sérénité._ Tout à coup, et au moment où la reine mère paraissait plongée au plus profond dune pensée qui faisait éclore sur ses lèvres peintes avec du carmin un sourire lent et plein dhésitation, un homme ouvrit la porte, souleva la tapisserie et montra son visage pâle en disant: -- Tout va mal. Catherine leva la tête et reconnut le duc de Guise. -- Comment, tout va mal! répondit-elle. Que voulez-vous dire, Henri? -- Je veux dire que le roi est plus que jamais coiffé de ses huguenots maudits, et que, si nous attendons son congé pour exécuter la grande entreprise, nous attendrons encore longtemps et peut-être toujours. -- Quest-il donc arrivé? demanda Catherine en conservant ce visage calme qui lui était habituel, et auquel elle savait cependant si bien, selon loccasion, donner les expressions les plus opposées. -- Il y a que tout à lheure, pour la vingtième fois, jai entamé avec Sa Majesté cette question de savoir si lon continuerait de supporter les bravades que se permettent, depuis la blessure de leur amiral, messieurs de la religion. -- Et que vous a répondu mon fils? demanda Catherine. -- Il ma répondu: «Monsieur le duc, vous devez être soupçonné du peuple comme auteur de lassassinat commis sur mon second père monsieur lamiral; défendez-vous comme il vous plaira. Quant à moi, je me défendrai bien moi-même si lon minsulte...» Et sur ce il ma tourné le dos pour aller donner à souper à ses chiens. -- Et vous navez point tenté de le retenir? -- Si fait. Mais il ma répondu avec cette voix que vous lui connaissez et en me regardant de ce regard qui nest quà lui: «Monsieur le duc, mes chiens ont faim, et ce ne sont pas des hommes pour que je les fasse attendre...» Sur quoi je suis venu vous prévenir. -- Et vous avez bien fait, dit la reine mère. -- Mais que résoudre? -- Tenter un dernier effort. -- Et qui lessaiera? -- Moi. Le roi est-il seul? -- Non! Il est avec M. de Tavannes. -- Attendez-moi ici. Ou plutôt suivez-moi de loin. Catherine se leva aussitôt et prit le chemin de la chambre où se tenaient, sur des tapis de Turquie et des coussins de velours, les lévriers favoris du roi. Sur des perchoirs scellés dans la muraille étaient deux ou trois faucons de choix et une petite pie-grièche avec laquelle Charles IX samusait à voler les petits oiseaux dans le jardin du Louvre et dans ceux des Tuileries, quon commençait à bâtir. Pendant le chemin la reine mère sétait arrangé un visage pâle et plein dangoisse, sur lequel roulait une dernière ou plutôt une première larme. Elle sapprocha sans bruit de Charles IX, qui donnait à ses chiens des fragments de gâteaux coupés en portions pareilles. -- Mon fils! dit Catherine avec un tremblement de voix si bien joué quil fit tressaillir le roi. -- Quavez-vous, madame? dit le roi en se retournant vivement. -- Jai, mon fils, répondit Catherine, que je vous demande la permission de me retirer dans un de vos châteaux, peu mimporte lequel, pourvu quil soit bien éloigné de Paris. -- Et pourquoi cela, madame? demanda Charles IX en fixant sur sa mère son oeil vitreux qui, dans certaines occasions, devenait si pénétrant. -- Parce que chaque jour je reçois de nouveaux outrages de ceux de la religion, parce quaujourdhui je vous ai entendu menacer par les protestants jusque dans votre Louvre, et que je ne veux plus assister à de pareils spectacles. -- Mais enfin, ma mère, dit Charles IX avec une expression pleine de conviction, on leur a voulu tuer leur amiral. Un infâme meurtrier leur avait déjà assassiné le brave M. de Mouy, à ces pauvres gens. Mort de ma vie, ma mère! il faut pourtant une justice dans un royaume. -- Oh! soyez tranquille, mon fils, dit Catherine, la justice ne leur manquera point, car si vous la leur refusez, ils se la feront à leur manière: sur M. de Guise aujourdhui, sur moi demain, sur vous plus tard. -- Oh! madame, dit Charles IX laissant percer dans sa voix un premier accent de doute, vous croyez? -- Eh! mon fils, reprit Catherine, sabandonnant tout entière à la violence de ses pensées, ne savez-vous pas quil ne sagit plus de la mort de M. François de Guise ou de celle de M. lamiral, de la religion protestante ou de la religion catholique, mais tout simplement de la substitution du fils dAntoine de Bourbon au fils de Henri II? -- Allons, allons, ma mère, voici que vous retombez encore dans vos exagérations habituelles! dit le roi. -- Quel est donc votre avis, mon fils? -- Dattendre, ma mère! dattendre. Toute la sagesse humaine est dans ce seul mot. Le plus grand, le plus fort et le plus adroit surtout est celui qui sait attendre. -- Attendez donc; mais moi je nattendrai pas. Et sur ce, Catherine fit une révérence, et, se rapprochant de la porte, sapprêta à reprendre le chemin de son appartement. Charles IX larrêta. -- Enfin, que faut-il donc faire, ma mère! dit-il, car je suis juste avant toute chose, et je voudrais que chacun fût content de moi. Catherine se rapprocha. -- Venez, monsieur le comte, dit-elle à Tavannes, qui caressait la pie-grièche du roi, et dites au roi ce quà votre avis il faut faire. -- Votre Majesté me permet-elle? demanda le comte. -- Dis, Tavannes! dis. -- Que fait Votre Majesté à la chasse quand le sanglier revient sur elle? -- Mordieu! monsieur, je lattends de pied ferme, dit Charles IX, et je lui perce la gorge avec mon épieu. -- Uniquement pour lempêcher de vous nuire, ajouta Catherine. -- Et pour mamuser, dit le roi avec un soupir qui indiquait le courage poussé jusquà la férocité; mais je ne mamuserais pas à tuer mes sujets, car enfin, les huguenots sont mes sujets aussi bien que les catholiques. -- Alors, Sire, dit Catherine, vos sujets les huguenots feront comme le sanglier à qui on ne met pas un épieu dans la gorge: ils découdront votre trône. -- Bah! vous croyez, madame, dit le roi dun air qui indiquait quil najoutait pas grande foi aux prédictions de sa mère. -- Mais navez-vous pas vu aujourdhui M. de Mouy et les siens? -- Oui, je les ai vus, puisque je les quitte; mais que ma-t-il demandé qui ne soit pas juste? Il ma demandé la mort du meurtrier de son père et de lassassin de lamiral! Est-ce que nous navons pas puni M. de Montgommery de la mort de mon père et de votre époux, quoique cette mort fût un simple accident? -- Cest bien, Sire, dit Catherine piquée, nen parlons plus. Votre Majesté est sous la protection du Dieu qui lui donna la force, la sagesse et la confiance; mais moi, pauvre femme, que Dieu abandonne sans doute à cause de mes péchés, je crains et je cède. Et sur ce, Catherine salua une seconde fois et sortit, faisant signe au duc de Guise, qui sur ces entrefaites était entré, de demeurer à sa place pour tenter encore un dernier effort. Charles IX suivit des yeux sa mère, mais sans la rappeler cette fois; puis il se mit à caresser ses chiens en sifflant un air de chasse. Tout à coup il sinterrompit. -- Ma mère est bien un esprit royal, dit-il; en vérité elle ne doute de rien. Allez donc, dun propos délibéré, tuer quelques douzaines de huguenots, parce quils sont venus demander justice! Nest-ce pas leur droit après tout? -- Quelques douzaines, murmura le duc de Guise. -- Ah! vous êtes là, monsieur! dit le roi faisant semblant de lapercevoir pour la première fois; oui, quelques douzaines; le beau déchet! Ah! si quelquun venait me dire: Sire, vous serez débarrassé de tous vos ennemis à la fois, et demain il nen restera pas un pour vous reprocher la mort des autres, ah! alors, je ne dis pas! -- Et bien, Sire. -- Tavannes, interrompit le roi, vous fatiguez Margot, remettez-la au perchoir. Ce nest pas une raison, parce quelle porte le nom de ma soeur la reine de Navarre, pour que tout le monde la caresse. Tavannes remit la pie sur son bâton, et samusa à rouler et à dérouler les oreilles dun lévrier. -- Mais, Sire, reprit le duc de Guise, si lon disait à Votre Majesté: Sire, Votre Majesté sera délivrée demain de tous ses ennemis. -- Et par lintercession de quel saint ferait-on ce miracle? -- Sire, nous sommes aujourdhui le 24 août, ce serait donc par lintercession de saint Barthélemy. -- Un beau saint, dit le roi, qui sest laissé écorcher tout vif! -- Tant mieux! plus il a souffert, plus il doit avoir gardé rancune à ses bourreaux. -- Et cest vous, mon cousin, dit le roi, cest vous qui avec votre jolie petite épée à poignée dor, tuerez dici à demain dix mille huguenots! Ah! ah! ah! mort de ma vie! que vous êtes plaisant, monsieur de Guise! Et le roi éclata de rire, mais dun rire si faux, que lécho de la chambre le répéta dun ton lugubre. -- Sire, un mot, un seul, poursuivit le duc tout en frissonnant malgré lui au bruit de ce rire qui navait rien dhumain. Un signe, et tout est prêt. Jai les Suisses, jai onze cents gentilshommes, jai les chevau-légers, jai les bourgeois: de son côté, Votre Majesté a ses gardes, ses amis, sa noblesse catholique... Nous sommes vingt contre un. -- Eh bien, puisque vous êtes si fort, mon cousin, pourquoi diable venez-vous me rebattre les oreilles de cela?... Faites sans moi, faites! ... Et le roi se retourna vers ses chiens. Alors la portière se souleva et Catherine reparut. -- Tout va bien, dit-elle au duc, insistez, il cédera. Et la portière retomba sur Catherine sans que Charles IX la vît ou du moins fit semblant de la voir. -- Mais encore, dit le duc de Guise, faut-il que je sache si en agissant comme je le désire, je serai agréable à Votre Majesté. -- En vérité, mon cousin Henri, vous me plantez le couteau sur la gorge; mais je résisterai, mordieu! ne suis-je donc pas le roi? -- Non, pas encore, Sire; mais, si vous voulez, vous le serez demain. -- Ah çà! continua Charles IX, on tuerait donc aussi le roi de Navarre, le prince de Condé... dans mon Louvre! ... Ah! Puis il ajouta dune voix à peine intelligible: -- Dehors, je ne dis pas. -- Sire, sécria le duc, ils sortent ce soir pour faire débauche avec le duc dAlençon, votre frère. -- Tavannes, dit le roi avec une impatience admirablement bien jouée, ne voyez-vous pas que vous taquinez mon chien! Viens, Actéon, viens. Et Charles IX sortit sans en vouloir écouter davantage, et rentra chez lui en laissant Tavannes et le duc de Guise presque aussi incertains quauparavant. Cependant une scène dun autre genre se passait chez Catherine, qui, après avoir donné au duc de Guise le conseil de tenir bon, était rentrée dans son appartement, où elle avait trouvé réunies les personnes qui, dordinaire, assistaient à son coucher. À son retour Catherine avait la figure aussi riante quelle était décomposée à son départ. Peu à peu elle congédia de son air le plus agréable ses femmes et ses courtisans; il ne resta bientôt près delle que madame Marguerite, qui, assise sur un coffre près de la fenêtre ouverte, regardait le ciel, absorbée dans ses pensées. Deux ou trois fois, en se retrouvant seule avec sa fille, la reine mère ouvrit la bouche pour parler, mais chaque fois une sombre pensée refoula au fond de sa poitrine les mots prêts à séchapper de ses lèvres. Sur ces entrefaites, la portière se souleva et Henri de Navarre parut. La petite levrette, qui dormait sur le trône, bondit et courut à lui. -- Vous ici, mon fils! dit Catherine en tressaillant, est-ce que vous soupez au Louvre? -- Non, madame, répondit Henri, nous battons la ville ce soir avec MM. dAlençon et de Condé. Je croyais presque les trouver occupés à vous faire la cour. Catherine sourit. -- Allez, messieurs, dit-elle, allez... Les hommes sont bien heureux de pouvoir courir ainsi... Nest-ce pas, ma fille? -- Cest vrai, répondit Marguerite, cest une si belle et si douce chose que la liberté. -- Cela veut-il dire que jenchaîne la vôtre, madame? dit Henri en sinclinant devant sa femme. -- Non, monsieur; aussi ce nest pas moi que je plains, mais la condition des femmes en général. -- Vous allez peut-être voir M. lamiral, mon fils? dit Catherine. -- Oui, peut-être. -- Allez-y; ce sera dun bon exemple, et demain vous me donnerez de ses nouvelles. -- Jirai donc, madame, puisque vous approuvez cette démarche. -- Moi, dit Catherine, je napprouve rien... Mais qui va là?... Renvoyez, renvoyez. Henri fit un pas vers la porte pour exécuter lordre de Catherine; mais au même instant la tapisserie se souleva, et madame de Sauve montra sa tête blonde. -- Madame, dit-elle, cest René le parfumeur, que Votre Majesté a fait demander. Catherine lança un regard aussi prompt que léclair sur Henri de Navarre. Le jeune prince rougit légèrement, puis presque aussitôt pâlit dune manière effrayante. En effet, on venait de prononcer le nom de lassassin de sa mère. Il sentit que son visage trahissait son émotion, et alla sappuyer sur la barre de la fenêtre. La petite levrette poussa un gémissement. Au même instant deux personnes entraient, lune annoncée et lautre qui navait pas besoin de lêtre. La première était René, le parfumeur, qui sapprocha de Catherine avec toutes les obséquieuses civilités des serviteurs florentins; il tenait une boîte, quil ouvrit, et dont on vit tous les compartiments remplis de poudres et de flacons. La seconde était madame de Lorraine, soeur aînée de Marguerite. Elle entra par une petite porte dérobée qui donnait dans le cabinet du roi et, toute pâle et toute tremblante, espérant nêtre point aperçue de Catherine qui examinait avec madame de Sauve le contenu de la boîte apportée par René, elle alla sasseoir à côté de Marguerite, près de laquelle le roi de Navarre se tenait debout, la main sur le front, comme un homme qui cherche à se remettre dun éblouissement. En ce moment Catherine se retourna. -- Ma fille, dit-elle à Marguerite, vous pouvez-vous retirer chez vous. Mon fils, dit-elle, vous pouvez aller vous amuser par la ville. Marguerite se leva, et Henri se retourna à moitié. Madame de Lorraine saisit la main de Marguerite. -- Ma soeur, lui dit-elle tout bas et avec volubilité, au nom de M. de Guise, qui vous sauve comme vous lavez sauvé, ne sortez pas dici, nallez pas chez vous! -- Hein! que dites-vous, Claude? demanda Catherine en se retournant. -- Rien, ma mère. -- Vous avez parlé tout bas à Marguerite. -- Pour lui souhaiter le bonsoir seulement, madame, et pour lui dire mille choses de la part de la duchesse de Nevers. -- Et où est-elle, cette belle duchesse? -- Près de son beau-frère M. de Guise. Catherine regarda les deux femmes de son oeil soupçonneux, et fronçant le sourcil: -- Venez çà, Claude! dit la reine mère. Claude obéit. Catherine lui saisit la main. -- Que lui avez-vous dit? indiscrète que vous êtes! murmura-t-elle en serrant le poignet de sa fille à la faire crier. -- Madame, dit à sa femme Henri, qui, sans entendre, navait rien perdu de la pantomime de la reine, de Claude et de Marguerite; madame, me ferez-vous lhonneur de me donner votre main à baiser? Marguerite lui tendit une main tremblante. -- Que vous a-t-elle dit? murmura Henri en se baissant pour rapprocher ses lèvres de cette main. -- De ne pas sortir. Au nom du Ciel, ne sortez pas non plus! Ce ne fut quun éclair; mais à la lueur de cet éclair, si rapide quelle fût, Henri devina tout un complot. -- Ce nest pas le tout, dit Marguerite; voici une lettre quun gentilhomme provençal a apportée. -- M. de La Mole? -- Oui. -- Merci, dit-il en prenant la lettre et en la serrant dans son pourpoint. Et passant devant sa femme éperdue, il alla appuyer sa main sur lépaule du Florentin. -- Eh bien, maître René, dit-il, comment vont les affaires commerciales? -- Mais assez bien, Monseigneur, assez bien, répondit lempoisonneur avec son perfide sourire. -- Je le crois bien, dit Henri, quand on est comme vous le fournisseur de toutes les têtes couronnées de France et de létranger. -- Excepté de celle du roi de Navarre, répondit effrontément le Florentin. -- Ventre-saint-gris! maître René, dit Henri, vous avez raison; et cependant ma pauvre mère, qui achetait aussi chez vous, vous a recommandé à moi en mourant, maître René. Venez me voir demain ou après-demain en mon appartement et apportez-moi vos meilleures parfumeries. -- Ce ne sera point mal vu, dit en souriant Catherine, car on dit... -- Que jai le gousset fin, reprit Henri en riant; qui vous a dit cela, ma mère? est-ce Margot? -- Non, mon fils, dit Catherine, cest madame de Sauve. En ce moment madame la duchesse de Lorraine, qui, malgré les efforts quelle faisait, ne pouvait se contenir, éclata en sanglots. Henri ne se retourna même pas. -- Ma soeur, sécria Marguerite en sélançant vers Claude, quavez-vous? -- Rien, dit Catherine en passant entre les deux jeunes femmes, rien: elle a cette fièvre nerveuse que Mazille lui recommande de traiter avec des aromates. Et elle serra de nouveau et avec plus de vigueur encore que la première fois le bras de sa fille aînée; puis, se retournant vers la cadette: -- Çà, Margot, dit-elle, navez-vous pas entendu que, déjà, je vous ai invitée à vous retirer chez vous? Si cela ne suffit pas, je vous lordonne. -- Pardonnez-moi, madame, dit Marguerite tremblante et pâle, je souhaite une bonne nuit à Votre Majesté. -- Et jespère que votre souhait sera exaucé. Bonsoir, bonsoir. Marguerite se retira toute chancelante en cherchant vainement à rencontrer un regard de son mari, qui ne se retourna pas même de son côté. Il se fit un instant de silence pendant lequel Catherine demeura les yeux fixés sur la duchesse de Lorraine, qui de son côté, sans parler, regardait sa mère les mains jointes. Henri tournait le dos, mais voyait la scène dans une glace, tout en ayant lair de friser sa moustache avec une pommade que venait de lui donner René. -- Et vous, Henri, dit Catherine, sortez-vous toujours? -- Ah! oui! cest vrai! sécria le roi de Navarre. Ah! par ma foi! joubliais que le duc dAlençon et le prince de Condé mattendent: ce sont ces admirables parfums qui menivrent et, je crois, me font perdre la mémoire. Au revoir, madame. -- Au revoir! Demain, vous mapprendrez des nouvelles de lamiral, nest ce pas? -- Je naurai garde dy manquer. Eh bien, Phébé! quy a-t-il? -- Phébé! dit la reine mère avec impatience. -- Rappelez-la, madame, dit le Béarnais, car elle ne veut pas me laisser sortir. La reine mère se leva, prit la petite chienne par son collier et la retint, tandis que Henri séloignait le visage aussi calme et aussi riant que sil neût pas senti au fond de son coeur quil courait danger de mort. Derrière lui, la petite chienne lâchée par Catherine de Médicis sélança pour le rejoindre; mais la porte était refermée, et elle ne put que glisser son museau allongé sous la tapisserie en poussant un hurlement lugubre et prolongé. -- Maintenant, Charlotte, dit Catherine à madame de Sauve, va chercher M. de Guise et Tavannes, qui sont dans mon oratoire, et reviens avec eux pour tenir compagnie à la duchesse de Lorraine qui a ses vapeurs. VII La nuit du 24 août 1572 Lorsque La Mole et Coconnas eurent achevé leur maigre souper, car les volailles de lhôtellerie de la Belle-Étoile ne flambaient que sur lenseigne, Coconnas fit pivoter sa chaise sur un de ses quatre pieds, étendit les jambes, appuya son coude sur la table, et dégustant un dernier verre de vin: -- Est-ce que vous allez vous coucher incontinent, monsieur de la Mole? demanda-t-il. -- Ma foi! jen aurais grande envie, monsieur, car il est possible quon vienne me réveiller dans la nuit. -- Et moi aussi, dit Coconnas; mais il me semble, en ce cas, quau lieu de nous coucher et de faire attendre ceux qui doivent nous envoyer chercher, nous ferions mieux de demander des cartes et de jouer. Cela fait quon nous trouverait tout préparés. -- Jaccepterais volontiers la proposition, monsieur; mais pour jouer je possède bien peu dargent; à peine si jai cent écus dor dans ma valise; et encore, cest tout mon trésor. Maintenant, cest à moi de faire fortune avec cela. -- Cent écus dor! sécria Coconnas, et vous vous plaignez! Mordi! mais moi, monsieur, je nen ai que six. -- Allons donc, reprit La Mole, je vous ai vu tirer de votre poche une bourse qui ma paru non seulement fort ronde, mais on pourrait même dire quelque peu boursouflée. -- Ah! ceci, dit Coconnas, cest pour éteindre une ancienne dette que je suis obligé de payer à un vieil ami de mon père que je soupçonne dêtre comme vous tant soit peu huguenot. Oui, il y a là cent nobles à la rose, continua Coconnas en frappant sur sa poche; mais ces cent nobles à la rose appartiennent à maître Mercandon; quant à mon patrimoine personnel, il se borne, comme je vous lai dit, à six écus. -- Comment jouer, alors? -- Et cest précisément à cause de cela que je voulais jouer. Dailleurs, il métait venu une idée. -- Laquelle? -- Nous venons tous deux à Paris dans un même but? -- Oui. -- Nous avons chacun un protecteur puissant? -- Oui. -- Vous comptez sur le vôtre comme je compte sur le mien? -- Oui. -- Eh bien, il métait venu dans la pensée de jouer dabord notre argent, puis la première faveur qui nous arrivera, soit de la cour, soit de notre maîtresse... -- En effet, cest fort ingénieux! dit La Mole en souriant; mais javoue que je ne suis pas assez joueur pour risquer ma vie tout entière sur un coup de cartes ou de dés, car de la première faveur qui nous arrivera à vous et à moi découlera probablement notre vie tout entière. -- Eh bien, laissons donc là la première faveur de la cour, et jouons la première faveur de notre maîtresse. -- Je ny vois quun inconvénient, dit La Mole. -- Lequel? -- Cest que je nai point de maîtresse, moi. -- Ni moi non plus; mais je compte bien ne pas tarder à en avoir une! Dieu merci! on nest point taillé de façon à manquer de femmes. -- Aussi, comme vous dites, nen manquerez-vous point, monsieur de Coconnas; mais, comme je nai point la même confiance dans mon étoile amoureuse, je crois que ce serait vous voler que de mettre mon enjeu contre le vôtre. Jouons donc jusquà concurrence de vos six écus, et, si vous les perdiez par malheur et que vous voulussiez continuer le jeu, eh bien, vous êtes gentilhomme, et votre parole vaut de lor. -- À la bonne heure! sécria Coconnas, et voilà qui est parler; vous avez raison, monsieur, la parole dun gentilhomme vaut de lor, surtout quand ce gentilhomme a du crédit à la cour. Aussi, croyez que je ne me hasarderais pas trop en jouant contre vous la première faveur que je devrais recevoir. -- Oui, sans doute, vous pouvez la perdre; mais moi, je ne pourrais pas la gagner; car, étant au roi de Navarre, je ne puis rien tenir de M. le duc de Guise. -- Ah! parpaillot! murmura lhôte tout en fourbissant son vieux casque, je tavais donc bien flairé. Et il sinterrompit pour faire le signe de la croix. -- Ah çà, décidément, reprit Coconnas en battant les cartes que venait de lui apporter le garçon, vous en êtes donc?... -- De quoi? -- De la religion. -- Moi? -- Oui, vous. -- Eh bien! mettez que jen sois! dit La Mole en souriant. Avez- vous quelque chose contre nous? -- Oh! Dieu merci, non; cela mest bien égal. Je hais profondément la huguenoterie, mais je ne déteste pas les huguenots, et puis cest la mode. -- Oui, répliqua La Mole en riant, témoin larquebusade de M. lamiral! Jouerons-nous aussi des arquebusades? -- Comme vous voudrez, dit Coconnas; pourvu que je joue, peu mimporte quoi. -- Jouons donc, dit La Mole en ramassant ses cartes et en les rangeant dans sa main. -- Oui, jouez et jouez de confiance; car, dussé-je perdre cent écus dor comme les vôtres, jaurai demain matin de quoi les payer. -- La fortune vous viendra donc en dormant? -- Non, cest moi qui irai la trouver. -- Où cela, dites-moi? jirai avec vous! -- Au Louvre. -- Vous y retournez cette nuit? -- Oui, cette nuit jai une audience particulière du grand duc de Guise. Depuis que Coconnas avait parlé daller chercher fortune au Louvre, La Hurière sétait interrompu de fourbir sa salade et sétait venu placer derrière la chaise de La Mole, de manière que Coconnas seul le pût voir, et de là il lui faisait des signes que le Piémontais, tout à son jeu et à sa conversation, ne remarquait pas. -- Eh bien, voilà qui est miraculeux! dit La Mole, et vous aviez raison de dire que nous étions nés sous une même étoile. Moi aussi jai rendez-vous au Louvre cette nuit; mais ce nest pas avec le duc de Guise, moi, cest avec le roi de Navarre. -- Avez-vous un mot dordre, vous? -- Oui. -- Un signe de ralliement? -- Non. -- Eh bien, jen ai un, moi. Mon mot dordre est... À ces paroles du Piémontais, La Hurière fit un geste si expressif, juste au moment où lindiscret gentilhomme relevait la tête, que Coconnas sarrêta pétrifié bien plus de ce geste encore que du coup par lequel il venait de perdre trois écus. En voyant létonnement qui se peignait sur le visage de son _partner_, La Mole se retourna; mais il ne vit pas autre chose que son hôte derrière lui, les bras croisés et coiffé de la salade quil lui avait vu fourbir linstant auparavant. -- Quavez-vous donc? dit La Mole à Coconnas. Coconnas regardait lhôte et son compagnon sans répondre, car il ne comprenait rien aux gestes redoublés de maître La Hurière. La Hurière vit quil devait venir à son secours: -- Cest que, dit-il rapidement, jaime beaucoup le jeu, moi, et comme je métais approché pour voir le coup sur lequel vous venez de gagner, monsieur maura vu coiffé en guerre, et cela laura surpris de la part dun pauvre bourgeois. -- Bonne figure, en effet! sécria La Mole en éclatant de rire. -- Eh, monsieur! répliqua La Hurière avec une bonhomie admirablement jouée et un mouvement dépaule plein du sentiment de son infériorité, nous ne sommes pas des vaillants, nous autres, et nous navons pas la tournure raffinée. Cest bon pour les braves gentilshommes comme vous de faire reluire les casques dorés et les fines rapières, et pourvu que nous montions exactement notre garde... -- Ah! ah! dit La Mole en battant les cartes à son tour, vous montez votre garde? -- Eh! mon Dieu, oui, monsieur le comte; je suis sergent dune compagnie de milice bourgeoise. Et cela dit, tandis que La Mole était occupé à donner les cartes, La Hurière se retira en posant un doigt sur ses lèvres pour recommander la discrétion à Coconnas, plus interdit que jamais. Cette précaution fut cause sans doute quil perdit le second coup presque aussi rapidement quil venait de perdre le premier. -- Eh bien, dit La Mole, voilà qui fait juste vos six écus! Voulez-vous votre revanche sur votre fortune future? -- Volontiers, dit Coconnas, volontiers. -- Mais avant de vous engager plus avant, ne me disiez-vous pas que vous aviez rendez-vous avec M. de Guise? Coconnas tourna ses regards vers la cuisine et vit les gros yeux de La Hurière qui répétaient le même avertissement. -- Oui, dit-il; mais il nest pas encore lheure. Dailleurs, parlons un peu de vous, monsieur de la Mole. -- Nous ferions mieux, je crois, de parler du jeu, mon cher monsieur de Coconnas, car, ou je me trompe fort, ou me voilà encore en train de vous gagner six écus. -- Mordi! cest la vérité... On me lavait toujours dit, que les huguenots avaient du bonheur au jeu. Jai envie de me faire huguenot, le diable memporte! Les yeux de La Hurière étincelèrent comme deux charbons; mais Coconnas, tout à son jeu, ne les aperçut pas. -- Faites, comte, faites, dit La Mole, et quoique la façon dont la vocation vous est venue soit singulière, vous serez le bien reçu parmi nous. Coconnas se gratta loreille. -- Si jétais sûr que votre bonheur vient de là, dit-il, je vous réponds bien... car, enfin, je ne tiens pas énormément à la messe, moi, et dès que le roi ny tient pas non plus... -- Et puis... cest une si belle religion, dit La Mole, si simple, si pure! -- Et puis... elle est à la mode, dit Coconnas, et puis... elle porte bonheur au jeu, car, le diable memporte! il ny a das que pour vous; et cependant je vous examine depuis que nous avons les cartes aux mains: vous jouez franc jeu, vous ne trichez pas... il faut que ce soit la religion... -- Vous me devez six écus de plus, dit tranquillement La Mole. -- Ah! comme vous me tentez! dit Coconnas, et si cette nuit je ne suis pas content de M. de Guise... -- Eh bien? -- Eh bien, demain je vous demande de me présenter au roi de Navarre; et, soyez tranquille, si une fois je me fais huguenot, je serai plus huguenot que Luther, que Calvin, que Mélanchthon et que tous les réformistes de la terre. -- Chut! dit La Mole, vous allez vous brouiller avec notre hôte. -- Oh! cest vrai! dit Coconnas en tournant les yeux vers la cuisine. Mais non, il ne nous écoute pas; il est trop occupé en ce moment. -- Que fait-il donc? dit La Mole, qui, de sa place, ne pouvait lapercevoir. -- Il cause avec... Le diable memporte! cest lui! -- Qui, lui? -- Cette espèce doiseau de nuit avec lequel il causait déjà quand nous sommes arrivés, lhomme au pourpoint jaune et au manteau amadou. Mordi! quel feu il y met! Eh! dites donc, maître La Hurière! est-ce que vous faites de la politique, par hasard? Mais cette fois la réponse de maître La Hurière fut un geste si énergique et si impérieux, que, malgré son amour pour le carton peint, Coconnas se leva et alla à lui. -- Quavez-vous donc? demanda La Mole. -- Vous demandez du vin, mon gentilhomme? dit La Hurière saisissant vivement la main de Coconnas, on va vous en donner. Grégoire! du vin à ces messieurs! Puis à loreille: -- Silence, lui glissa-t-il, silence, sur votre vie! et congédiez votre compagnon. La Hurière était si pâle, lhomme jaune si lugubre, que Coconnas ressentit comme un frisson, et se retournant vers La Mole: -- Mon cher monsieur de la Mole, lui dit-il, je vous prie de mexcuser. Voilà cinquante écus que je perds en un tour de main. Je suis en malheur ce soir, et je craindrais de membarrasser. -- Fort bien, monsieur, fort bien, dit La Mole, à votre aise. Dailleurs, je ne suis point fâché de me jeter un instant sur mon lit. Maître La Hurière! ... -- Monsieur le comte? -- Si lon venait me chercher de la part du roi de Navarre, vous me réveilleriez. Je serai tout habillé, et par conséquent vite prêt. -- Cest comme moi, dit Coconnas; pour ne pas faire attendre Son Altesse un seul instant, je vais me préparer le signe. Maître La Hurière, donnez-moi des ciseaux et du papier blanc. -- Grégoire! cria La Hurière, du papier blanc pour écrire une lettre, des ciseaux pour en tailler lenveloppe! -- Ah çà, décidément, se dit à lui-même le Piémontais, il se passe ici quelque chose dextraordinaire. -- Bonsoir, monsieur de Coconnas! dit La Mole. Et vous, mon hôte, faites-moi lamitié de me montrer le chemin de ma chambre. Bonne chance, notre ami! Et La Mole disparut dans lescalier tournant, suivi de La Hurière. Alors lhomme mystérieux saisit à son tour le bras de Coconnas, et, lattirant à lui, il lui dit avec volubilité: -- Monsieur, vous avez failli révéler cent fois un secret duquel dépend le sort du royaume. Dieu a voulu que votre bouche fût fermée à temps. Un mot de plus, et jallais vous abattre dun coup darquebuse. Maintenant nous sommes seuls, heureusement, écoutez. -- Mais qui êtes-vous, pour me parler avec ce ton de commandement? demanda Coconnas. -- Avez-vous, par hasard, entendu parler du sire de Maurevel? -- Le meurtrier de lamiral? -- Et du capitaine de Mouy. -- Oui, sans doute. -- Eh bien, le sire de Maurevel, cest moi. -- Oh! oh! fit Coconnas. -- Écoutez-moi donc. -- Mordi! Je crois bien que je vous écoute. -- Chut! fit le sire de Maurevel en portant son doigt à sa bouche. Coconnas demeura loreille tendue. On entendit en ce moment lhôte refermer la porte dune chambre, puis la porte du corridor, y mettre les verrous, et revenir précipitamment du côté des deux interlocuteurs. Il offrit alors un siège à Coconnas, un siège à Maurevel, et en prenant un troisième pour lui: -- Tout est bien clos, dit-il, monsieur de Maurevel, vous pouvez parler. Onze heures sonnaient en Saint-Germain-lAuxerrois. Maurevel compta lun après lautre chaque battement de marteau qui retentissait vibrant et lugubre dans la nuit, et quand le dernier se fut éteint dans lespace: -- Monsieur, dit-il en se retournant vers Coconnas tout hérissé à laspect des précautions que prenaient les deux hommes, monsieur, êtes-vous bon catholique? -- Mais je le crois, répondit Coconnas. -- Monsieur, continua Maurevel, êtes-vous dévoué au roi? -- De coeur et dâme. Je crois même que vous moffensez, monsieur, en madressant une pareille question. -- Nous naurons pas de querelle là-dessus; seulement, vous allez nous suivre. -- Où cela? -- Peu vous importe. Laissez-vous conduire. Il y va de votre fortune et peut-être de votre vie. -- Je vous préviens, monsieur, quà minuit jai affaire au Louvre. -- Cest justement là que nous allons. -- M. de Guise my attend. -- Nous aussi. -- Mais jai un mot de passe particulier, continua Coconnas un peu mortifié de partager lhonneur de son audience avec le sire de Maurevel et maître La Hurière. -- Nous aussi. -- Mais jai un signe de reconnaissance. Maurevel sourit, tira de dessous son pourpoint une poignée de croix en étoffe blanche, en donna une à La Hurière, une à Coconnas, et en prit une pour lui. La Hurière attacha la sienne à son casque, Maurevel en fit autant de la sienne à son chapeau. -- Oh çà! dit Coconnas stupéfait, le rendez-vous, le mot dordre, le signe de ralliement, cest donc pour tout le monde? -- Oui, monsieur; cest-à-dire pour tous les bons catholiques. -- Il y a fête au Louvre alors, banquet royal, nest-ce pas? sécria Coconnas, et lon en veut exclure ces chiens de huguenots?... Bon! bien! à merveille! Il y a assez longtemps quils y paradent. -- Oui, il y a fête au Louvre, dit Maurevel, il y a banquet royal, et les huguenots y seront conviés... Il y a plus, ils seront les héros de la fête, ils paieront le banquet, et, si vous voulez bien être des nôtres, nous allons commencer par aller inviter leur principal champion, leur Gédéon, comme ils disent. -- M. lamiral? sécria Coconnas. -- Oui, le vieux Gaspard, que jai manqué comme un imbécile, quoique jaie tiré sur lui avec larquebuse même du roi. -- Et voilà pourquoi, mon gentilhomme, je fourbissais ma salade, jaffilais mon épée et je repassais mes couteaux, dit dune voix stridente maître La Hurière travesti en guerre. À ces mots, Coconnas frissonna et devint fort pâle, car il commençait à comprendre. -- Quoi, vraiment! sécria-t-il, cette fête, ce banquet... cest... on va... -- Vous avez été bien long à deviner, monsieur, dit Maurevel, et lon voit bien que vous nêtes pas fatigué comme nous des insolences de ces hérétiques. -- Et vous prenez sur vous, dit-il, daller chez lamiral, et de...? Maurevel sourit, et attirant Coconnas contre la fenêtre: -- Regardez, dit-il; voyez-vous, sur la petite place, au bout de la rue, derrière léglise, cette troupe qui se range silencieusement dans lombre? -- Oui. -- Les hommes qui composent cette troupe ont, comme maître La Hurière, vous et moi, une croix au chapeau. -- Eh bien? -- Eh bien, ces hommes, cest une compagnie de Suisses des petits cantons, commandés par Toquenot; vous savez que messieurs des petits cantons sont les compères du roi. -- Oh! oh! fit Coconnas. -- Maintenant, voyez cette troupe de cavaliers qui passe sur le quai; reconnaissez-vous son chef? -- Comment voulez-vous que je le reconnaisse? dit Coconnas tout frémissant, je suis à Paris de ce soir seulement. -- Eh bien, cest celui avec qui vous avez rendez-vous à minuit au Louvre. Voyez, il va vous y attendre. -- Le duc de Guise? -- Lui-même. Ceux qui lescortent sont Marcel, ex-prévôt des marchands, et J. Choron, prévôt actuel. Les deux derniers vont mettre sur pied leurs compagnies de bourgeois; et tenez, voici le capitaine du quartier qui entre dans la rue: regardez bien ce quil va faire. -- Il heurte à chaque porte. Mais quy a-t-il donc sur les portes auxquelles il heurte? -- Une croix blanche, jeune homme; une croix pareille à celle que nous avons à nos chapeaux. Autrefois on laissait à Dieu le soin de distinguer les siens; aujourdhui nous sommes plus civilisés, et nous lui épargnons cette besogne. -- Mais chaque maison à laquelle il frappe souvre, et de chaque maison sortent des bourgeois armés. -- Il frappera à la nôtre comme aux autres, et nous sortirons à notre tour. -- Mais, dit Coconnas, tout ce monde sur pied pour aller tuer un vieil huguenot! Mordi! cest honteux! cest une affaire dégorgeurs et non de soldats! -- Jeune homme, dit Maurevel, si les vieux vous répugnent, vous pourrez en choisir de jeunes. Il y en aura pour tous les goûts. Si vous méprisez les poignards, vous pourrez vous servir de lépée; car les huguenots ne sont pas gens à se laisser égorger sans se défendre, et, vous le savez, les huguenots, jeunes ou vieux, ont la vie dure. -- Mais on les tuera donc tous, alors? sécria Coconnas. -- Tous. -- Par ordre du roi? -- Par ordre du roi et de M. de Guise. -- Et quand cela? -- Quand vous entendrez la cloche de Saint-Germain-lAuxerrois. -- Ah! cest donc pour cela que cet aimable Allemand, qui est à M. de Guise... comment lappelez-vous donc? -- M. de Besme? -- Justement. Cest donc pour cela que M. de Besme me disait daccourir au premier coup de tocsin? -- Vous avez donc vu M. de Besme? -- Je lai vu et je lui ai parlé. -- Où cela? -- Au Louvre. Cest lui qui ma fait entrer, qui ma donné le mot dordre, qui ma... -- Regardez. -- Mordi! cest lui-même. -- Voulez-vous lui parler? -- Sur mon âme! je nen serais pas fâché. Maurevel ouvrit doucement la fenêtre. Besme, en effet, passait avec une vingtaine dhommes. -- _Guise et Lorraine! _dit Maurevel. Besme se retourna, et, comprenant que cétait à lui quon avait affaire, il sapprocha. -- Ah! ah! cêtre fous, monsir de Maurefel. -- Oui, cest moi; que cherchez-vous? -- Jy cherche lauperge de la Belle-Étoile, pour brévenir un certain monsir Gogonnas. -- Me voici, monsieur de Besme! dit le jeune homme. -- Ah! pon, ah! pien... Vous êtes brêt? -- Oui. Que faut-il faire? -- Ce que vous tira monsir de Maurefel. Cêtre un bon gatholique. -- Vous lentendez? dit Maurevel. -- Oui, répondit Coconnas. Mais vous, monsieur de Besme, où allez- vous? -- Moi?... dit de Besme en riant... -- Oui, vous? -- Moi, je fas tire un betit mot à lamiral. -- Dites-lui-en deux, sil le faut, dit Maurevel, et que cette fois, sil se relève du premier, il ne se relève pas du second. -- Soyez dranguille, monsir de Maurefel, soyez dranguille, et tressez-moi pien ce cheune homme-là. -- Oui, oui, nayez pas de crainte, les Coconnas sont de fins limiers, et bons chiens chassent de race. -- Atieu! -- Allez. -- Et fous? -- Commencez toujours la chasse, nous arriverons pour la curée. De Besme séloigna et Maurevel ferma la fenêtre. -- Vous lentendez, jeune homme? dit Maurevel; si vous avez quelque ennemi particulier, quand il ne serait pas tout à fait huguenot, mettez-le sur la liste, et il passera avec les autres. Coconnas, plus étourdi que jamais de tout ce quil voyait et de tout ce quil entendait, regardait tour à tour lhôte, qui prenait des poses formidables, et Maurevel, qui tirait tranquillement un papier de sa poche. -- Quant à moi, voilà ma liste, dit-il; trois cents. Que chaque bon catholique fasse, cette nuit, la dixième partie de la besogne que je ferai, et il ny aura plus demain un seul hérétique dans le royaume! -- Chut! dit La Hurière. -- Quoi? répétèrent ensemble Coconnas et Maurevel. On entendit vibrer le premier coup de beffroi à Saint-Germain- lAuxerrois. -- Le signal! sécria Maurevel. Lheure est donc avancée? Ce nétait que pour minuit, mavait-on dit... Tant mieux! Quand il sagit de la gloire de Dieu et du roi, mieux vaut les horloges qui avancent que celles qui retardent. En effet, on entendit tinter lugubrement la cloche de léglise. Bientôt un premier coup de feu retentit, et presque aussitôt la lueur de plusieurs flambeaux illumina comme un éclair la rue de lArbre-Sec. Coconnas passa sur son front sa main humide de sueur. -- Cest commencé, sécria Maurevel, en route! -- Un moment, un moment! dit lhôte; avant de nous mettre en campagne, assurons-nous du logis, comme on dit à la guerre. Je ne veux pas quon égorge ma femme et mes enfants pendant que je serai dehors: il y a un huguenot ici. -- M. de La Mole? sécria Coconnas avec un soubresaut. -- Oui! le parpaillot sest jeté dans la gueule du loup. -- Comment! dit Coconnas, vous vous attaqueriez à votre hôte? -- Cest à son intention surtout que jai repassé ma rapière. -- Oh! oh! fit le Piémontais en fronçant le sourcil. -- Je nai jamais tué personne que mes lapins, mes canards et mes poulets, répliqua le digne aubergiste; je ne sais donc trop comment my prendre pour tuer un homme. Eh bien, je vais mexercer sur celui-là. Si je fais quelque gaucherie, au moins personne ne sera là pour se moquer de moi. -- Mordi, cest dur! objecta Coconnas. M. de La Mole est mon compagnon, M. de La Mole a soupé avec moi, M. de La Mole a joué avec moi. -- Oui, mais M. de La Mole est un hérétique, dit Maurevel. M. de La Mole est condamné; et si nous ne le tuons pas, dautres le tueront. -- Sans compter, dit lhôte, quil vous a gagné cinquante écus. -- Cest vrai, dit Coconnas, mais loyalement, jen suis sûr. -- Loyalement ou non, il vous faudra toujours le payer; tandis que, si je le tue, vous êtes quitte. -- Allons, allons! dépêchons, messieurs, sécria Maurevel; une arquebusade, un coup de rapière, un coup de marteau, un coup de chenet, un coup de ce que vous voudrez; mais finissons-en, si vous voulez arriver à temps, comme nous avons promis, pour aider M. de Guise chez lamiral. Coconnas soupira. -- Jy cours! sécria La Hurière, attendez-moi. -- Mordi! sécria Coconnas, il va faire souffrir ce pauvre garçon, et le voler peut-être. Je veux être là pour lachever, sil est besoin, et empêcher quon ne touche à son argent. Et mû par cette heureuse idée, Coconnas monta lescalier derrière maître La Hurière, quil eut bientôt rejoint; car, à mesure quil montait, par un effet de la réflexion sans doute, La Hurière ralentissait le pas. Au moment où il arrivait à la porte, toujours suivi de Coconnas, plusieurs coups de feu retentirent dans la rue. Aussitôt on entendit La Mole sauter de son lit et le plancher crier sous ses pas. -- Diable! murmura La Hurière un peu troublé, il est réveillé, je crois! -- Ça men a lair, dit Coconnas. -- Et il va se défendre? -- Il en est capable. Dites donc, maître La Hurière, sil allait vous tuer, ça serait drôle. -- Hum! hum! fit lhôte. Mais, se sentant armé dune bonne arquebuse, il se rassura et enfonça la porte dun vigoureux coup de pied. On vit alors La Mole, sans chapeau, mais tout vêtu, retranché derrière son lit, son épée entre ses dents et ses pistolets à la main. -- Oh! oh! dit Coconnas en ouvrant les narines en véritable bête fauve qui flaire le sang, voilà qui devient intéressant, maître La Hurière. Allons, allons! en avant! -- Ah! lon veut massassiner, à ce quil paraît! cria La Mole dont les yeux flamboyaient, et cest toi, misérable? Maître La Hurière ne répondit à cette apostrophe quen abaissant son arquebuse et quen mettant le jeune homme en joue. Mais La Mole avait vu la démonstration, et, au moment où le coup partit, il se jeta à genoux, et la balle passa pardessus sa tête. -- À moi! cria La Mole, à moi, monsieur de Coconnas! -- À moi! monsieur de Maurevel, à moi! cria La Hurière. -- Ma foi, monsieur de la Mole! dit Coconnas, tout ce que je puis dans cette affaire est de ne point me mettre contre vous. Il paraît quon tue cette nuit les huguenots au nom du roi. Tirez- vous de là comme vous pourrez. -- Ah! traîtres! ah! assassins! cest comme cela! eh bien, attendez. Et La Mole, visant à son tour, lâcha la détente dun de ses pistolets. La Hurière, qui ne le perdait pas de vue, eut le temps de se jeter de côté; mais Coconnas, qui ne sattendait pas à cette riposte, resta à la place où il était et la balle lui effleura lépaule. -- Mordi! cria-t-il en grinçant des dents, jen tiens; à nous deux donc! puisque tu le veux. Et, tirant sa rapière, il sélança vers La Mole. Sans doute, sil eût été seul, La Mole leût attendu; mais Coconnas avait derrière lui maître La Hurière qui rechargeait son arquebuse, sans compter Maurevel qui, pour se rendre à linvitation de laubergiste, montait les escaliers quatre à quatre. La Mole se jeta donc dans un cabinet, et verrouilla la porte derrière lui. -- Ah! schelme! sécria Coconnas furieux, heurtant la porte du pommeau de sa rapière, attends, attends. Je veux te trouer le corps dautant de coups dépée que tu mas gagné décus ce soir! Ah! je viens pour tempêcher de souffrir! ah! je viens pour quon ne te vole pas, et tu me récompenses en menvoyant une balle dans lépaule! attends! birbonne! attends! Sur ces entrefaites, maître La Hurière sapprocha et dun coup de crosse de son arquebuse fit voler la porte en éclats. Coconnas sélança dans le cabinet, mais il alla donner du nez contre la muraille: le cabinet était vide et la fenêtre ouverte. -- Il se sera précipité, dit lhôte; et comme nous sommes au quatrième, il est mort. -- Ou il se sera sauvé par le toit de la maison voisine, dit Coconnas en enjambant la barre de la fenêtre et en sapprêtant à le suivre sur ce terrain glissant et escarpé. Mais Maurevel et La Hurière se précipitèrent sur lui, et le ramenant dans la chambre: -- Êtes-vous fou? sécrièrent-ils tous deux à la fois. Vous allez vous tuer. -- Bah, dit Coconnas, je suis montagnard, moi, et habitué à courir dans les glaciers. Dailleurs, quand un homme ma insulté une fois, je monterais avec lui jusquau ciel, ou je descendrais avec lui jusquen enfer, quelque chemin quil prît pour y arriver. Laissez-moi faire. -- Allons donc! dit Maurevel, ou il est mort, ou il est loin maintenant. Venez avec nous; et si celui-là vous échappe, vous en trouverez mille autres à sa place. -- Vous avez raison, hurla Coconnas. Mort aux huguenots! Jai besoin de me venger, et le plus tôt sera le mieux. Et tous trois descendirent lescalier comme une avalanche. -- Chez lamiral! cria Maurevel. -- Chez lamiral! répéta La Hurière. -- Chez lamiral, donc! puisque vous le voulez, dit à son tour Coconnas. Et tous trois sélancèrent de lhôtel de la Belle-Étoile, laissé en garde à Grégoire et aux autres garçons, se dirigeant vers lhôtel de lamiral, situé rue de Béthisy; une flamme brillante et le bruit des arquebusades les guidaient de ce côté. -- Eh! qui vient là? sécria Coconnas. Un homme sans pourpoint et sans écharpe. -- Cen est un qui se sauve, dit Maurevel. -- À vous, à vous! à vous qui avez des arquebuses, sécria Coconnas. -- Ma foi, non, dit Maurevel; je garde ma poudre pour meilleur gibier. -- À vous, La Hurière. -- Attendez, attendez, dit laubergiste en ajustant. -- Ah! oui, attendez, sécria Coconnas; et en attendant il va se sauver. Et il sélança à la poursuite du malheureux quil eut bientôt rejoint, car il était déjà blessé. Mais au moment où, pour ne pas le frapper par derrière, il lui criait: «Tourne, mais tourne donc!» un coup darquebuse retentit, une balle siffla aux oreilles de Coconnas, et le fugitif roula comme un lièvre atteint dans sa course la plus rapide par le plomb du chasseur. Un cri de triomphe se fit entendre derrière Coconnas; le Piémontais se retourna, et vit La Hurière agitant son arme. -- Ah! cette fois, sécria-t-il, jai étrenné au moins. -- Oui, mais vous avez manqué me percer doutre en outre, moi. -- Prenez garde, mon gentilhomme, prenez garde, cria La Hurière. Coconnas fit un bond en arrière. Le blessé sétait relevé sur un genou; et, tout entier à la vengeance, il allait percer Coconnas de son poignard au moment même où lavertissement de son hôte avait prévenu le Piémontais. -- Ah! vipère! sécria Coconnas. Et, se jetant sur le blessé, il lui enfonça trois fois son épée jusquà la garde dans la poitrine. -- Et maintenant, sécria Coconnas laissant le huguenot se débattre dans les convulsions de lagonie, chez lamiral! chez lamiral! -- Ah! ah! mon gentilhomme, dit Maurevel, il paraît que vous y mordez. -- Ma foi, oui, dit Coconnas. Je ne sais pas si cest lodeur de la poudre qui me grise ou la vue du sang qui mexcite, mais, mordi! je prends goût à la tuerie. Cest comme qui dirait une battue à lhomme. Je nai encore fait que des battues à lours ou au loup, et sur mon honneur la battue à lhomme me paraît plus divertissante. Et tous trois reprirent leur course. VIII Les massacrés Lhôtel quhabitait lamiral était, comme nous lavons dit, situé rue de Béthisy. Cétait une grande maison sélevant au fond dune cour avec deux ailes en retour sur la rue. Un mur ouvert par une grande porte et par deux petites grilles donnait entrée dans cette cour. Lorsque nos trois guisards atteignirent lextrémité de la rue de Béthisy, qui fait suite à la rue des Fossés-Saint-Germain- lAuxerrois, ils virent lhôtel entouré de Suisses, de soldats et de bourgeois en armes; tous tenaient à la main droite ou des épées, ou des piques, ou des arquebuses, et quelques-uns, à la main gauche, des flambeaux qui répandaient sur cette scène un jour funèbre et vacillant, lequel, suivant le mouvement imprimé, sépandait sur le pavé, montait le long des murailles ou flamboyait sur cette mer vivante où chaque arme jetait son éclair. Tout autour de lhôtel et dans les rues Tirechappe, Étienne et Bertin-Poirée, loeuvre terrible saccomplissait. De longs cris se faisaient entendre, la mousqueterie pétillait, et de temps en temps quelque malheureux, à moitié nu, pâle, ensanglanté, passait, bondissant comme un daim poursuivi, dans un cercle de lumière funèbre où semblait sagiter un monde de démons. En un instant, Coconnas, Maurevel et La Hurière, signalés de loin par leurs croix blanches et accueillis par des cris de bienvenue, furent au plus épais de cette foule haletante et pressée comme une meute. Sans doute ils neussent pas pu passer; mais quelques-uns reconnurent Maurevel et lui firent faire place. Coconnas et La Hurière se glissèrent à sa suite; tous trois parvinrent donc à se glisser dans la cour. Au centre de cette cour, dont les trois portes étaient enfoncées, un homme, autour duquel les assassins laissaient un vide respectueux, se tenait debout, appuyé sur une rapière nue, et les yeux fixés sur un balcon élevé de quinze pieds à peu près et sétendant devant la fenêtre principale de lhôtel. Cet homme frappait du pied avec impatience, et de temps en temps se retournait pour interroger ceux qui se trouvaient les plus proches de lui. -- Rien encore, murmura-t-il. Personne... Il aura été prévenu, il aura fui. Quen pensez-vous, Du Gast? -- Impossible, Monseigneur. -- Pourquoi pas? Ne mavez-vous pas dit quun instant avant que nous arrivassions, un homme sans chapeau, lépée nue à la main et courant comme sil était poursuivi, était venu frapper à la porte, et quon lui avait ouvert? -- Oui, Monseigneur; mais presque aussitôt M. de Besme est arrivé, les portes ont été enfoncées, lhôtel cerné. Lhomme est bien entré, mais à coup sûr il na pu sortir. -- Eh! mais, dit Coconnas à La Hurière, est-ce que je me trompe, ou nest-ce pas M. de Guise que je vois là? -- Lui-même, mon gentilhomme. Oui, cest le grand Henri de Guise en personne, qui attend sans doute que lamiral sorte pour lui en faire autant que lamiral en a fait à son père. Chacun a son tour, mon gentilhomme, et, Dieu merci! cest aujourdhui le nôtre. -- Holà! Besme! holà! cria le duc de sa voix puissante, nest-ce donc point encore fini? Et, de la pointe de son épée impatiente comme lui, il faisait jaillir des étincelles du pavé. En ce moment, on entendit comme des cris dans lhôtel, puis des coups de feu, puis un grand mouvement de pieds et un bruit darmes heurtées, auquel succéda un nouveau silence. Le duc fit un mouvement pour se précipiter dans la maison. -- Monseigneur, Monseigneur, lui dit Du Gast en se rapprochant de lui et en larrêtant, votre dignité vous commande de demeurer et dattendre. -- Tu as raison, Du Gast; merci! jattendrai. Mais, en vérité, je meurs dimpatience et dinquiétude. Ah! sil méchappait! Tout à coup le bruit des pas se rapprocha... les vitres du premier étage silluminèrent de reflets pareils à ceux dun incendie. La fenêtre, sur laquelle le duc avait tant de fois levé les yeux, souvrit ou plutôt vola en éclats; et un homme, au visage pâle et au cou blanc tout souillé de sang, apparut sur le balcon. -- Besme! cria le duc; enfin cest toi! Eh bien? eh bien? -- Foilà, foilà! répondit froidement lAllemand, qui, se baissant, se releva presque aussitôt en paraissant soulever un poids considérable. -- Mais les autres, demanda impatiemment le duc, les autres, où sont-ils? -- Les autres, ils achèfent les autres. -- Et toi, toi! quas-tu fait? -- Moi, fous allez foir; regulez-vous un beu. Le duc fit un pas en arrière. En ce moment on put distinguer lobjet que Besme attirait à lui dun si puissant effort. Cétait le cadavre dun vieillard. Il le souleva au-dessus du balcon, le balança un instant dans le vide, et le jeta aux pieds de son maître. Le bruit sourd de la chute, les flots de sang qui jaillirent du corps et diaprèrent au loin le pavé, frappèrent dépouvante jusquau duc lui-même; mais ce sentiment dura peu, et la curiosité fit que chacun savança de quelques pas, et que la lueur dun flambeau vint trembler sur la victime. On distingua alors une barbe blanche, un visage vénérable, et des mains raidies par la mort. -- Lamiral, sécrièrent ensemble vingt voix qui ensemble se turent aussitôt. -- Oui, lamiral. Cest bien lui, dit le duc en se rapprochant du cadavre pour le contempler avec une joie silencieuse. -- Lamiral! lamiral! répétèrent à demi-voix tous les témoins de cette terrible scène, se serrant les uns contre les autres, et se rapprochant timidement de ce grand vieillard abattu. -- Ah! te voilà donc, Gaspard! dit le duc de Guise triomphant; tu as fait assassiner mon père, je le venge! Et il osa poser le pied sur la poitrine du héros protestant. Mais aussitôt les yeux du mourant souvrirent avec effort, sa main sanglante et mutilée se crispa une dernière fois, et lamiral, sans sortir de son immobilité, dit au sacrilège dune voix sépulcrale: -- Henri de Guise, un jour aussi tu sentiras sur ta poitrine le pied dun assassin. Je nai pas tué ton père. Sois maudit! Le duc, pâle et tremblant malgré lui, sentit un frisson de glace courir par tout son corps; il passa la main sur son front comme pour en chasser la vision lugubre; puis, quand il la laissa retomber, quand il osa reporter la vue sur lamiral, ses yeux sétaient refermés, sa main était redevenue inerte, et un sang noir épanché de sa bouche sur sa barbe blanche avait succédé aux terribles paroles que cette bouche venait de prononcer. Le duc releva son épée avec un geste de résolution désespérée. -- Eh bien, monsir, lui dit Besme, êtes-fous gontent? -- Oui, mon brave, oui, répliqua Henri, car tu as vengé... -- Le dugue François, nest-ce pas? -- La religion, reprit Henri dune voix sourde. Et maintenant, continua-t-il en se retournant vers les Suisses, les soldats et les bourgeois qui encombraient la cour et la rue, à loeuvre, mes amis, à loeuvre! -- Eh! bonjour, monsieur de Besme, dit alors Coconnas sapprochant avec une sorte dadmiration de lAllemand, qui, toujours sur le balcon, essuyait tranquillement son épée. -- Cest donc vous qui lavez expédié? cria La Hurière en extase; comment avez-vous fait cela, mon digne gentilhomme? -- Oh! pien zimblement, pien zimblement: il avre entendu tu pruit, il avre oufert son borte, et moi ly avre passé mon rapir tans le corps à lui. Mais ce nest bas le dout, che grois que le Téligny en dient, che lendens grier. En ce moment, en effet, quelques cris de détresse qui semblaient poussés par une voix de femme se firent entendre; des reflets rougeâtres illuminèrent une des deux ailes formant galerie. On aperçut deux hommes qui fuyaient poursuivis par une longue file de massacreurs. Une arquebusade tua lun; lautre trouva sur son chemin une fenêtre ouverte, et, sans mesurer la hauteur, sans sinquiéter des ennemis qui lattendaient en bas, il sauta intrépidement dans la cour. -- Tuez! tuez! crièrent les assassins en voyant leur victime prête à leur échapper. Lhomme se releva en ramassant son épée, qui, dans sa chute, lui était échappée des mains, prit sa course tête baissée à travers les assistants, enculbuta trois ou quatre, en perça un de son épée, et au milieu du feu des pistolades, au milieu des imprécations des soldats furieux de lavoir manqué, il passa comme léclair devant Coconnas, qui lattendait à la porte, le poignard à la main. -- Touché! cria le Piémontais en lui traversant le bras de sa lame fine et aiguë. -- Lâche! répondit le fugitif en fouettant le visage de son ennemi avec la lame de son épée, faute despace pour lui donner un coup de pointe. -- Oh! mille démons! sécria Coconnas, cest monsieur de la Mole! -- Monsieur de la Mole! répétèrent La Hurière et Maurevel. -- Cest celui qui a prévenu lamiral! crièrent plusieurs soldats. -- Tue! tue! ... hurla-t-on de tous côtés. Coconnas, La Hurière et dix soldats sélancèrent à la poursuite de La Mole, qui, couvert de sang et arrivé à ce degré dexaltation qui est la dernière réserve de la vigueur humaine, bondissait par les rues, sans autre guide que linstinct. Derrière lui, les pas et les cris de ses ennemis léperonnaient et semblaient lui donner des ailes. Parfois une balle sifflait à son oreille et imprimait tout à coup à sa course, près de se ralentir, une nouvelle rapidité. Ce nétait plus une respiration, ce nétait plus une haleine qui sortait de sa poitrine, mais un râle sourd, mais un rauque hurlement. La sueur et le sang dégouttaient de ses cheveux et coulaient confondus sur son visage. Bientôt son pourpoint devint trop serré pour les battements de son coeur, et il larracha. Bientôt son épée devint trop lourde pour sa main, et il la jeta loin de lui. Parfois il lui semblait que les pas séloignaient et quil était près déchapper à ses bourreaux; mais aux cris de ceux-ci, dautres massacreurs qui se trouvaient sur son chemin et plus rapprochés quittaient leur besogne sanglante et accouraient. Tout à coup il aperçut la rivière coulant silencieusement à sa gauche; il lui sembla quil éprouverait, comme le cerf aux abois, un indicible plaisir à sy précipiter, et la force suprême de la raison put seule le retenir. À sa droite cétait le Louvre, sombre, immobile, mais plein de bruits sourds et sinistres. Sur le pont-levis entraient et sortaient des casques, des cuirasses, qui renvoyaient en froids éclairs les rayons de la lune. La Mole songea au roi de Navarre comme il avait songé à Coligny: cétaient ses deux seuls protecteurs. Il réunit toutes ses forces, regarda le ciel en faisant tout bas le voeu dabjurer sil échappait au massacre, fit perdre par un détour une trentaine de pas à la meute qui le poursuivait, piqua droit vers le Louvre, sélança sur le pont pêle-mêle avec les soldats, reçut un nouveau coup de poignard qui glissa le long des côtes, et, malgré les cris de: «Tue! tue!» qui retentissaient derrière lui et autour de lui, malgré lattitude offensive que prenaient les sentinelles, il se précipita comme une flèche dans la cour, bondit jusquau vestibule, franchit lescalier, monta deux étages, reconnut une porte et sy appuya en frappant des pieds et des mains. -- Qui est là?murmura une voix de femme. -- Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura La Mole, ils viennent... je les entends... les voilà... je les vois... Cest moi! ... moi! ... -- Qui vous? reprit la voix. La Mole se rappela le mot dordre. -- Navarre! Navarre! cria-t-il. Aussitôt la porte souvrit. La Mole, sans voir, sans remercier Gillonne, fit irruption dans un vestibule, traversa un corridor, deux ou trois appartements, et parvint enfin dans une chambre éclairée par une lampe suspendue au plafond. Sous des rideaux de velours fleurdelisé dor, dans un lit de chêne sculpté, une femme à moitié nue, appuyée sur son bras, ouvrait des yeux fixes dépouvante. La Mole se précipita vers elle. -- Madame! sécria-t-il, on tue, on égorge mes frères; on veut me tuer, on veut mégorger aussi. Ah! vous êtes la reine... sauvez- moi. Et il se précipita à ses pieds, laissant sur le tapis une large trace de sang. En voyant cet homme pâle, défait, agenouillé devant elle, la reine de Navarre se dressa épouvantée, cachant son visage entre ses mains et criant au secours. -- Madame, dit La Mole en faisant un effort pour se relever, au nom du Ciel, nappelez pas, car si lon vous entend, je suis perdu! Des assassins me poursuivent, ils montaient les degrés derrière moi. Je les entends... les voilà! les voilà! ... -- Au secours! répéta la reine de Navarre, hors delle, au secours! -- Ah! cest vous qui mavez tué! dit La Mole au désespoir. Mourir par une si belle voix, mourir par une si belle main! Ah! jaurais cru cela impossible! Au même instant la porte souvrit et une meute dhommes haletants, furieux, le visage taché de sang et de poudre, arquebuses, hallebardes et épées en arrêt, se précipita dans la chambre. À leur tête était Coconnas, ses cheveux roux hérissés, son oeil bleu pâle démesurément dilaté, la joue toute meurtrie par lépée de La Mole, qui avait tracé sur les chairs son sillon sanglant: ainsi défiguré, le Piémontais était terrible à voir. -- Mordi! cria-t-il, le voilà, le voilà! Ah! cette fois, nous le tenons, enfin! La Mole chercha autour de lui une arme et nen trouva point. Il jeta les yeux sur la reine et vit la plus profonde pitié peinte sur son visage. Alors il comprit quelle seule pouvait le sauver, se précipita vers elle et lenveloppa dans ses bras. Coconnas fit trois pas en avant, et de la pointe de sa longue rapière troua encore une fois lépaule de son ennemi, et quelques gouttes de sang tiède et vermeil diaprèrent comme une rosée les draps blancs et parfumés de Marguerite. Marguerite vit couler le sang, Marguerite sentit frissonner ce corps enlacé au sien, elle se jeta avec lui dans la ruelle. Il était temps. La Mole, au bout de ses forces, était incapable de faire un mouvement ni pour fuir, ni pour se défendre. Il appuya sa tête livide sur lépaule de la jeune femme, et ses doigts crispés se cramponnèrent, en la déchirant, à la fine batiste brodée qui couvrait dun flot de gaze le corps de Marguerite. -- Ah! madame! murmura-t-il dune voix mourante, sauvez-moi! Ce fut tout ce quil put dire. Son oeil voilé par un nuage pareil à la nuit de la mort sobscurcit; sa tête alourdie retomba en arrière, ses bras se détendirent, ses reins plièrent et il glissa sur le plancher dans son propre sang, entraînant la reine avec lui. En ce moment Coconnas, exalté par les cris, enivré par lodeur du sang, exaspéré par la course ardente quil venait de faire, allongea le bras vers lalcôve royale. Un instant encore et son épée perçait le coeur de La Mole, et peut-être en même temps celui de Marguerite. À laspect de ce fer nu, et peut-être plutôt encore à la vue de cette insolence brutale, la fille des rois se releva de toute sa taille et poussa un cri tellement empreint dépouvante, dindignation et de rage, que le Piémontais demeura pétrifié par un sentiment inconnu; il est vrai que, si cette scène se fût prolongée renfermée entre les mêmes acteurs, ce sentiment allait se fondre comme neige matinale au soleil davril. Mais tout à coup, par une porte cachée dans la muraille sélança un jeune homme de seize à dix-sept ans, vêtu de noir, pâle et les cheveux en désordre. -- Attends, ma soeur, attends, cria-t-il, me voilà! me voilà! -- François! François! à mon secours! dit Marguerite. -- Le duc dAlençon! murmura La Hurière en baissant son arquebuse. -- Mordi, un fils de France! grommela Coconnas en reculant dun pas. Le duc dAlençon jeta un regard autour de lui. Il vit Marguerite échevelée, plus belle que jamais, appuyée à la muraille, entourée dhommes la fureur dans les yeux, la sueur au front, et lécume à la bouche. -- Misérables! sécria-t-il. -- Sauvez-moi, mon frère! dit Marguerite épuisée. Ils veulent massassiner. Une flamme passa sur le visage pâle du duc. Quoiquil fût sans armes, soutenu, sans doute par la conscience de son nom, il savança les poings crispés contre Coconnas et ses compagnons, qui reculèrent épouvantés devant les éclairs qui jaillissaient de ses yeux. -- Assassinerez-vous ainsi un fils de France? voyons! Puis, comme ils continuaient de reculer devant lui: -- Çà, mon capitaine des gardes, venez ici, et quon me pende tous ces brigands! Plus effrayé à la vue de ce jeune homme sans armes quil ne leût été à laspect dune compagnie de reîtres ou de lansquenets, Coconnas avait déjà gagné la porte. La Hurière redescendait les degrés avec des jambes de cerf, les soldats sentrechoquaient et se culbutaient dans le vestibule pour fuir au plus tôt, trouvant la porte trop étroite comparée au grand désir quils avaient dêtre dehors. Pendant ce temps, Marguerite avait instinctivement jeté sur le jeune homme évanoui sa couverture de damas, et sétait éloignée de lui. Quand le dernier meurtrier eut disparu, le duc dAlençon se retourna. -- Ma soeur, sécria-t-il en voyant Marguerite toute marbrée de sang, serais tu blessée? Et il sélança vers sa soeur avec une inquiétude qui eût fait honneur à sa tendresse, si cette tendresse neût pas été accusée dêtre plus grande quil ne convenait à un frère. -- Non, dit-elle, je ne le crois pas, ou, si je le suis, cest légèrement. -- Mais ce sang, dit le duc en parcourant de ses mains tremblantes tout le corps de Marguerite; ce sang, doù vient-il? -- Je ne sais, dit la jeune femme. Un de ces misérables a porté la main sur moi, peut-être était-il blessé. -- Porté la main sur ma soeur! sécria le duc. Oh! si tu me lavais seulement montré du doigt, si tu mavais dit lequel, si je savais où le trouver! -- Chut! dit Marguerite. -- Et pourquoi? dit François. -- Parce que si lon vous voyait à cette heure dans ma chambre... -- Un frère ne peut-il pas visiter sa soeur, Marguerite? La reine arrêta sur le duc dAlençon un regard si fixe et cependant si menaçant, que le jeune homme recula. -- Oui, oui, Marguerite, dit-il, tu as raison, oui, je rentre chez moi. Mais tu ne peux rester seule pendant cette nuit terrible. Veux-tu que jappelle Gillonne? -- Non, non, personne; va-ten, François, va-ten par où tu es venu. Le jeune prince obéit; et à peine eut-il disparu, que Marguerite, entendant un soupir qui venait de derrière son lit, sélança vers la porte du passage secret, la ferma au verrou, puis courut à lautre porte, quelle ferma de même, juste au moment où un gros darchers et de soldats qui poursuivaient dautres huguenots logés dans le Louvre passait comme un ouragan à lextrémité du corridor. Alors, après avoir regardé avec attention autour delle pour voir si elle était bien seule, elle revint vers la ruelle de son lit, souleva la couverture de damas qui avait dérobé le corps de La Mole aux regards du duc dAlençon, tira avec effort la masse inerte dans la chambre, et, voyant que le malheureux respirait encore, elle sassit, appuya sa tête sur ses genoux, et lui jeta de leau au visage pour le faire revenir. Ce fut alors seulement que, leau écartant le voile de poussière, de poudre et de sang qui couvrait la figure du blessé, Marguerite reconnut en lui ce beau gentilhomme qui, plein dexistence et despoir, était trois ou quatre heures auparavant venu lui demander sa protection près du roi de Navarre, et lavait, en la laissant rêveuse elle-même, quittée ébloui de sa beauté. Marguerite jeta un cri deffroi, car maintenant ce quelle ressentait pour le blessé cétait plus que de la pitié, cétait de lintérêt; en effet, le blessé pour elle nétait plus un simple étranger, cétait presque une connaissance. Sous sa main le beau visage de La Mole reparut bientôt tout entier, mais pâle, alangui par la douleur; elle mit avec un frisson mortel et presque aussi pâle que lui la main sur son coeur, son coeur battait encore. Alors elle étendit cette main vers un flacon de sels qui se trouvait sur une table voisine et le lui fit respirer. La Mole ouvrit les yeux. -- Oh! mon Dieu! murmura-t-il, où suis-je? -- Sauvé! Rassurez-vous, sauvé! dit Marguerite. La Mole tourna avec effort son regard vers la reine, la dévora un instant des yeux et balbutia: -- Oh! que vous êtes belle! Et, comme ébloui, il referma aussitôt la paupière en poussant un soupir. Marguerite jeta un léger cri. Le jeune homme avait pâli encore, si cétait possible; et elle crut un instant que ce soupir était le dernier. -- Oh! mon Dieu, mon Dieu! dit-elle, ayez pitié de lui! En ce moment on heurta violemment à la porte du corridor. Marguerite se leva à moitié, soutenant La Mole par-dessous lépaule. -- Qui va là? cria-t-elle. -- Madame, madame, cest moi, moi! cria une voix de femme. Moi, la duchesse de Nevers. -- Henriette! sécria Marguerite. Oh! il ny a pas de danger, cest une amie, entendez-vous, monsieur? La Mole fit un effort et se souleva sur un genou. -- Tâchez de vous soutenir tandis que je vais ouvrir la porte, dit la reine. La Mole appuya sa main à terre, et parvint à garder léquilibre. Marguerite fit un pas vers la porte; mais elle sarrêta tout à coup, frémissant deffroi. -- Ah! tu nes pas seule? sécria-t-elle en entendant un bruit darmes. -- Non, je suis accompagnée de douze gardes que ma laissés mon beau frère M. de Guise. -- M. de Guise! murmura La Mole. Oh! lassassin! lassassin! -- Silence, dit Marguerite, pas un mot. Et elle regarda tout autour delle pour voir où elle pourrait cacher le blessé. -- Une épée, un poignard! murmura La Mole. -- Pour vous défendre? inutile; navez-vous pas entendu? ils sont douze et vous êtes seul. -- Non pas pour me défendre, mais pour ne pas tomber vivant entre leurs mains. -- Non, non, dit Marguerite, non, je vous sauverai. Ah! ce cabinet! venez, venez. La Mole fit un effort, et soutenu par Marguerite il se traîna jusquau cabinet. Marguerite referma la porte derrière lui, et serrant la clef dans son aumônière: -- Pas un cri, pas une plainte, pas un soupir, lui glissa-t-elle à travers le lambris, et vous êtes sauvé. Puis jetant un manteau de nuit sur ses épaules, elle alla ouvrir à son amie qui se précipita dans ses bras. -- Ah! dit-elle, il ne vous est rien arrivé, nest-ce pas, madame? -- Non, rien, dit Marguerite, croisant son manteau pour quon ne vît point les taches de sang qui maculaient son peignoir. -- Tant mieux, mais en tout cas, comme M. le duc de Guise ma donné douze gardes pour me reconduire à son hôtel, et que je nai pas besoin dun si grand cortège, jen laisse six à Votre Majesté. Six gardes du duc de Guise valent mieux cette nuit quun régiment entier des gardes du roi. Marguerite nosa pas refuser; elle installa ses six gardes dans le corridor, et embrassa la duchesse qui, avec les six autres, regagna lhôtel du duc de Guise, quelle habitait en labsence de son mari. IX Les massacreurs Coconnas navait pas fui, il avait fait retraite. La Hurière navait pas fui, il sétait précipité. Lun avait disparu à la manière du tigre, lautre à celle du loup. Il en résulta que La Hurière se trouvait déjà sur la place Saint- Germain lAuxerrois, que Coconnas ne faisait encore que sortir du Louvre. La Hurière, se voyant seul avec son arquebuse au milieu des passants qui couraient, des balles qui sifflaient et des cadavres qui tombaient des fenêtres, les uns entiers, les autres par morceaux, commença à avoir peur et à chercher prudemment à regagner son hôtellerie; mais comme il débouchait de la rue de lArbre-Sec par la rue dAveron, il tomba dans une troupe de Suisses et de chevau-légers: cétait celle que commandait Maurevel. -- Eh bien, sécria celui qui sétait baptisé lui-même du nom de Tueur de roi, vous avez déjà fini? Vous rentrez, mon hôte? et que diable avez-vous fait de notre gentilhomme piémontais? il ne lui est pas arrivé malheur? Ce serait dommage, car il allait bien. -- Non pas, que je pense, reprit La Hurière, et jespère quil va nous rejoindre. -- Doù venez-vous? -- Du Louvre, où je dois dire quon nous a reçus assez rudement. -- Et qui cela? -- M. le duc dAlençon. Est-ce quil nen est pas, lui? -- Monseigneur le duc dAlençon nest de rien que de ce qui le touche personnellement; proposez-lui de traiter ses deux frères aînés en huguenots, et il en sera: pourvu toutefois que la besogne se fasse sans le compromettre. Mais nallez-vous point avec ces braves gens, maître La Hurière? -- Et où vont-ils? -- Oh! mon Dieu! rue Montorgueil; il y a là un ministre huguenot de ma connaissance; il a une femme et six enfants. Ces hérétiques engendrent énormément. Ce sera curieux. -- Et vous, où allez-vous? -- Oh! moi, je vais à une affaire particulière. -- Dites donc, ny allez pas sans moi, dit une voix qui fit tressaillir Maurevel; vous connaissez les bons endroits et je veux en être. -- Ah! cest notre Piémontais, dit Maurevel. -- Cest M. de Coconnas, dit La Hurière. Je croyais que vous me suiviez. -- Peste! vous détalez trop vite pour cela; et puis, je me suis un peu détourné de la ligne droite pour aller jeter à la rivière un affreux enfant qui criait: «À bas les papistes, vive lamiral!» Malheureusement, je crois que le drôle savait nager. Ces misérables parpaillots, si on veut les noyer, il faudra les jeter à leau comme les chats, avant quils voient clair. -- Ah çà! vous dites que vous venez du Louvre? Votre huguenot sy était donc réfugié? demanda Maurevel. -- Oh! mon Dieu, oui! -- Je lui ai envoyé un coup de pistolet au moment où il ramassait son épée dans la cour de lamiral; mais je ne sais comment cela sest fait, je lai manqué. -- Oh! moi, dit Coconnas, je ne lai pas manqué; je lui ai donné de mon épée dans le dos, que la lame en était humide à cinq pouces de la pointe. Dailleurs, je lai vu tomber dans les bras de Marguerite, jolie femme, mordi! Cependant, javoue que je ne serais pas fâché dêtre tout à fait sûr quil est mort. Ce gaillard-là mavait lair dêtre dun caractère fort rancunier, et il serait capable de men vouloir toute sa vie. Mais ne disiez- vous pas que vous alliez quelque part? -- Vous tenez donc à venir avec moi? -- Je tiens à ne pas rester en place, mordi! Je nen ai encore tué que trois ou quatre, et, quand je me refroidis, mon épaule me fait mal. En route! en route! -- Capitaine! dit Maurevel au chef de la troupe, donnez-moi trois hommes et allez expédier votre ministre avec le reste. Trois Suisses se détachèrent et vinrent se joindre à Maurevel. Les deux troupes cependant marchèrent côte à côte jusquà la hauteur de la rue Tirechappe; là, les chevau-légers et les Suisses prirent la rue de la Tonnellerie, tandis que Maurevel, Coconnas, La Hurière et ses trois hommes suivaient la rue de la Ferronnerie, prenaient la rue Trousse-Vache et gagnaient la rue Sainte-Avoye. -- Mais où diable nous conduisez-vous? dit Coconnas, que cette longue marche sans résultat commençait à ennuyer. -- Je vous conduis à une expédition brillante et utile à la fois. Après lamiral, après Téligny, après les princes huguenots, je ne pouvais rien vous offrir de mieux. Prenez donc patience. Cest rue du Chaume que nous avons affaire, et dans un instant nous allons y être. -- Dites-moi, demanda Coconnas, la rue du Chaume nest-elle pas proche du Temple? -- Oui, pourquoi? -- Ah! cest quil y a là un vieux créancier de notre famille, un certain Lambert Mercandon, auquel mon père ma recommandé de rendre cent nobles à la rose que jai là à cet effet dans ma poche. -- Eh bien, dit Maurevel, voilà une belle occasion de vous acquitter envers lui. -- Comment cela? -- Cest aujourdhui le jour où lon règle ses vieux comptes. Votre Mercandon est-il huguenot? -- Oh! oh! fit Coconnas, je comprends, il doit lêtre. -- Chut! nous sommes arrivés. -- Quel est ce grand hôtel avec son pavillon sur la rue? -- Lhôtel de Guise. -- En vérité, dit Coconnas, je ne pouvais pas manquer de venir ici, puisque jarrive à Paris sous le patronage du grand Henri. Mais, mordi! tout est bien tranquille dans ce quartier-ci, mon cher, cest tout au plus si lon entend le bruit des arquebusades: on se croirait en province; tout le monde dort, ou que le diable memporte! En effet, lhôtel de Guise lui-même semblait aussi tranquille que dans les temps ordinaires. Toutes les fenêtres en étaient fermées, et une seule lumière brillait derrière la jalousie de la fenêtre principale du pavillon qui avait, lorsquil était entré dans la rue, attiré lattention de Coconnas. Un peu au-delà de lhôtel de Guise, cest-à-dire au coin de la rue du Petit-Chantier et de celle des Quatre-Fils, Maurevel sarrêta. -- Voici le logis de celui que nous cherchons, dit-il. -- De celui que vous cherchez, cest-à-dire..., fit La Hurière. -- Puisque vous maccompagnez, nous le cherchons. -- Comment! cette maison qui semble dormir dun si bon sommeil... -- Justement! Vous, La Hurière, vous allez utiliser lhonnête figure que le ciel vous a donnée par erreur, en frappant à cette maison. Passez votre arquebuse à M. de Coconnas, il y a une heure que je vois quil la lorgne. Si vous êtes introduit, vous demanderez à parler au seigneur de Mouy. -- Ah! ah! fit Coconnas, je comprends: vous avez aussi un créancier dans le quartier du Temple, à ce quil paraît. -- Justement, continua Maurevel. Vous monterez donc en jouant le huguenot, vous avertirez de Mouy de tout ce qui se passe; il est brave, il descendra... -- Et une fois descendu? demanda La Hurière. -- Une fois descendu, je le prierai daligner son épée avec la mienne. -- Sur mon âme, cest dun brave gentilhomme, dit Coconnas, et je compte faire exactement la même chose avec Lambert Mercandon; et sil est trop vieux pour accepter, ce sera avec quelquun de ses fils ou de ses neveux. La Hurière alla sans répliquer frapper à la porte; ses coups, retentissant dans le silence de la nuit, firent ouvrir les portes de lhôtel de Guise et sortir quelques têtes par ses ouvertures: on vit alors que lhôtel était calme à la manière des citadelles, cest-à-dire parce quil était plein de soldats. Ces têtes rentrèrent presque aussitôt, devinant sans doute de quoi il était question. -- Il loge donc là, votre M. de Mouy? dit Coconnas montrant la maison où La Hurière continuait de frapper. -- Non, cest le logis de sa maîtresse. -- Mordi! quelle galanterie vous lui faites! lui fournir loccasion de tirer lépée sous les yeux de sa belle! Alors nous serons les juges du camp. Cependant jaimerais assez à me battre moi-même. Mon épaule me brûle. -- Et votre figure, demanda Maurevel, elle est aussi fort endommagée. Coconnas poussa une espèce de rugissement. -- Mordi! dit-il, jespère quil est mort, ou sans cela je retournerais au Louvre pour lachever. La Hurière frappait toujours. Bientôt une fenêtre du premier étage souvrit, et un homme parut sur le balcon en bonnet de nuit, en caleçon et sans armes. -- Qui va là? cria cet homme. Maurevel fit un signe à ses Suisses, qui se rangèrent sous une encoignure, tandis que Coconnas saplatissait de lui-même contre la muraille. -- Ah! monsieur de Mouy, dit laubergiste de sa voix câline, est- ce vous? -- Oui, cest moi: après? -- Cest bien lui, murmura Maurevel en frémissant de joie. -- Eh! monsieur, continua La Hurière, ne savez-vous point ce qui se passe? On égorge M. lamiral, on tue les religionnaires nos frères. Venez vite à leur aide, venez. -- Ah! sécria de Mouy, je me doutais bien quil se tramait quelque chose pour cette nuit. Ah! je naurais pas dû quitter mes braves camarades. Me voici, mon ami, me voici, attendez-moi. Et sans refermer la fenêtre, par laquelle sortirent quelques cris de femme effrayée, quelques supplications tendres, M. de Mouy chercha son pourpoint, son manteau et ses armes. -- Il descend, il descend! murmura Maurevel pâle de joie. Attention, vous autres! glissa-t-il dans loreille des Suisses. Puis retirant larquebuse des mains de Coconnas et soufflant sur la mèche pour sassurer quelle était toujours bien allumée: -- Tiens, La Hurière, ajouta-t-il à laubergiste, qui avait fait retraite vers le gros de la troupe, reprends ton arquebuse. -- Mordi! sécria Coconnas, voici la lune qui sort dun nuage pour être témoin de cette belle rencontre. Je donnerais beaucoup pour que Lambert Mercandon fût ici et servît de second à M. de Mouy. -- Attendez, attendez! dit Maurevel. M. de Mouy vaut dix hommes à lui tout seul, et nous en aurons peut-être assez à nous six à nous débarrasser de lui. Avancez, vous autres, continua Maurevel en faisant signe aux Suisses de se glisser contre la porte, afin de le frapper quand il sortira. -- Oh! oh! dit Coconnas en regardant ces préparatifs, il paraît que cela ne se passera point tout à fait comme je my attendais. Déjà on entendait le bruit de la barre que tirait de Mouy. Les Suisses étaient sortis de leur cachette pour prendre leur place près de la porte. Maurevel et La Hurière savançaient sur la pointe du pied, tandis que, par un reste de gentilhommerie, Coconnas restait à sa place, lorsque la jeune femme, à laquelle on ne pensait plus, parut à son tour au balcon et poussa un cri terrible en apercevant les Suisses, Maurevel et La Hurière. de Mouy, qui avait déjà entrouvert la porte, sarrêta. -- Remonte, remonte, cria la jeune femme; je vois reluire des épées, je vois briller la mèche dune arquebuse. Cest un guet- apens. -- Oh! oh! reprit en grondant la voix du jeune homme, voyons un peu ce que veut dire tout ceci. Et il referma la porte, remit la barre, repoussa le verrou et remonta. Lordre de bataille de Maurevel fut changé dès quil vit que de Mouy ne sortirait point. Les Suisses allèrent se poster de lautre côté de la rue, et La Hurière, son arquebuse au poing, attendit que lennemi reparût à la fenêtre. Il nattendit pas longtemps. de Mouy savança précédé de deux pistolets dune longueur si respectable, que La Hurière, qui le couchait déjà en joue, réfléchit soudain que les balles du huguenot navaient pas plus de chemin à faire pour arriver dans la rue que sa balle à lui nen avait pour arriver au balcon. Certes, se dit-il, je puis tuer ce gentilhomme, mais aussi ce gentilhomme peut me tuer du même coup. Or, comme au bout du compte maître La Hurière, aubergiste de son état, nétait soldat que par circonstance, cette réflexion le détermina à faire retraite et à chercher un abri à langle de la rue de Braque, assez éloignée pour quil eût quelque difficulté à trouver de là, avec une certaine certitude, surtout la nuit, la ligne que devait suivre sa balle pour arriver jusquà de Mouy. de Mouy jeta un coup doeil autour de lui et savança en seffaçant comme un homme qui se prépare à un duel; mais voyant que rien ne venait: -- Ça, dit-il, il paraît, monsieur le donneur davis, que vous avez oublié votre arquebuse à ma porte. Me voilà, que me voulez- vous? -- Ah! ah! se dit Coconnas, voici en effet un brave. -- Eh bien, continua de Mouy, amis ou ennemis, qui que vous soyez, ne voyez-vous pas que jattends? La Hurière garda le silence. Maurevel ne répondit point, et les trois Suisses demeurèrent cois. Coconnas attendit un instant; puis, voyant que personne ne soutenait la conversation entamée par La Hurière et continuée par de Mouy, il quitta son poste, savança jusquau milieu de la rue, et mettant le chapeau à la main: -- Monsieur, dit-il, nous ne sommes pas ici pour un assassinat, comme vous pourriez le croire, mais pour un duel... Jaccompagne un de vos ennemis qui voudrait avoir affaire à vous pour terminer galamment une vieille discussion. Eh! mordi! avancez donc, monsieur de Maurevel, au lieu de tourner le dos: monsieur accepte. -- Maurevel! sécria de Mouy; Maurevel, lassassin de mon père! Maurevel, le Tueur du roi! Ah! pardieu, oui, jaccepte. Et, ajustant Maurevel qui allait frapper à lhôtel de Guise pour y chercher du renfort, il perça son chapeau dune balle. Au bruit de lexplosion, aux cris de Maurevel, les gardes qui avaient ramené la duchesse de Nevers sortirent, accompagnés de trois ou quatre gentilshommes suivis de leurs pages, et savancèrent vers la maison de la maîtresse du jeune de Mouy. Un second coup de pistolet, tiré au milieu de la troupe, fit tomber mort le soldat qui se trouvait le plus proche de Maurevel; après quoi de Mouy se trouvant sans armes, ou du moins avec des armes inutiles, puisque ses pistolets étaient déchargés et que ses adversaires étaient hors de la portée de lépée, sabrita derrière la galerie du balcon. Cependant çà et là les fenêtres commençaient de souvrir aux environs, et, selon lhumeur pacifique ou belliqueuse de leurs habitants, se refermaient ou se hérissaient de mousquets ou darquebuses. -- À moi, mon brave Mercandon! sécria de Mouy en faisant signe à un homme déjà vieux qui, dune fenêtre qui venait de souvrir en face de lhôtel de Guise, cherchait à voir quelque chose dans cette confusion. -- Vous appelez, sire de Mouy? cria le vieillard; est-ce à vous quon en veut? -- Cest à moi, cest à vous, cest à tous les protestants; et, tenez, en voilà la preuve. En effet, en ce moment de Mouy avait vu se diriger contre lui larquebuse de La Hurière. Le coup partit; mais le jeune homme eut le temps de se baisser, et la balle alla briser une vitre au- dessus de sa tête. -- Mercandon! sécria Coconnas, qui à la vue de cette bagarre tressaillait de plaisir et avait oublié son créancier, mais à qui cette apostrophe de de Mouy le rappelait: Mercandon, rue du Chaume, cest bien cela! Ah! il demeure là, cest bon; nous allons avoir affaire chacun à notre homme. Et tandis que les gens de lhôtel de Guise enfonçaient les portes de la maison où était de Mouy; tandis que Maurevel, un flambeau à la main, essayait dincendier la maison; tandis que, les portes une fois brisées, un combat terrible sengageait contre un seul homme qui, à chaque coup de rapière, abattait son ennemi, Coconnas essayait, à laide dun pavé, denfoncer la porte de Mercandon, qui, sans sinquiéter de cet effort solitaire, arquebusait de son mieux à sa fenêtre. Alors tout ce quartier désert et obscur se trouva illuminé comme en plein jour, peuplé comme lintérieur dune fourmilière; car, de lhôtel de Montmorency, six ou huit gentilshommes huguenots, avec leurs serviteurs et leurs amis, venaient de faire une charge furieuse et commençaient, soutenus par le feu des fenêtres, à faire reculer les gens de Maurevel et ceux de lhôtel de Guise, quils finirent par acculer à lhôtel doù ils étaient sortis. Coconnas, qui navait point encore achevé denfoncer la porte de Mercandon quoiquil sescrimât de tout son coeur, fut pris dans ce brusque refoulement. Sadossant alors à la muraille et mettant lépée à la main, il commença non seulement à se défendre, mais encore à attaquer avec des cris si terribles, quil dominait toute cette mêlée. Il ferrailla ainsi de droite et de gauche, frappant amis et ennemis, jusquà ce quun large vide se fût opéré autour de lui. À mesure que sa rapière trouait une poitrine et que le sang tiède éclaboussait ses mains et son visage, lui, loeil dilaté, les narines ouvertes, les dents serrées, regagnait le terrain perdu et se rapprochait de la maison assiégée. de Mouy, après un combat terrible livré dans lescalier et le vestibule, avait fini par sortir en véritable héros de sa maison brûlante. Au milieu de toute cette lutte, il navait pas cessé de crier: À moi, Maurevel! Maurevel, où es-tu? linsultant par les épithètes les plus injurieuses. Il apparut enfin dans la rue, soutenant dun bras sa maîtresse, à moitié nue et presque évanouie, et tenant un poignard entre ses dents. Son épée, flamboyante par le mouvement de rotation quil lui imprimait, traçait des cercles blancs ou rouges, selon que la lune en argentait la lame ou quun flambeau en faisait reluire lhumidité sanglante. Maurevel avait fui. La Hurière, repoussé par de Mouy jusquà Coconnas, qui ne le reconnaissait pas et le recevait à la pointe de son épée, demandait grâce des deux côtés. En ce moment, Mercandon laperçut, le reconnut à son écharpe blanche pour un massacreur. Le coup partit. La Hurière jeta un cri, étendit les bras, laissa échapper son arquebuse, et, après avoir essayé de gagner la muraille pour se retenir à quelque chose, tomba la face contre terre. de Mouy profita de cette circonstance, se jeta dans la rue de Paradis et disparut. La résistance des huguenots avait été telle, que les gens de lhôtel de Guise, repoussés, étaient rentrés et avaient fermé les portes de lhôtel, dans la crainte dêtre assiégés et pris chez eux. Coconnas, ivre de sang et de bruit, arrivé à cette exaltation où, pour les gens du Midi surtout, le courage se change en folie, navait rien vu, rien entendu. Il remarqua seulement que ses oreilles tintaient moins fort, que ses mains et son visage se séchaient un peu, et, abaissant la pointe de son épée, il ne vit plus près de lui quun homme couché, la face noyée dans un ruisseau rouge, et autour de lui que maisons qui brûlaient. Ce fut une bien courte trêve, car au moment où il allait sapprocher de cet homme, quil croyait reconnaître pour La Hurière, la porte de la maison quil avait vainement essayé de briser à coups de pavés souvrit, et le vieux Mercandon, suivi de son fils et de ses deux neveux, fondit sur le Piémontais, occupé à reprendre haleine. -- Le voilà! le voilà! sécrièrent-ils tout dune voix. Coconnas se trouvait au milieu de la rue, et, craignant dêtre entouré par ces quatre hommes qui lattaquaient à la fois, il fit, avec la vigueur dun de ces chamois quil avait si souvent poursuivis dans les montagnes, un bond en arrière, et se trouva adossé à la muraille de lhôtel de Guise. Une fois tranquillisé sur les surprises, il se remit en garde et redevint railleur. -- Ah! ah! père Mercandon! dit-il, vous ne me reconnaissez pas? -- Oh! misérable! sécria le vieux huguenot, je te reconnais bien, au contraire; tu men veux! à moi, lami, le compagnon de ton père? -- Et son créancier, nest-ce pas? -- Oui, son créancier, puisque cest toi qui le dis. -- Eh bien, justement, répondit Coconnas, je viens régler nos comptes. -- Saisissons-le, lions-le, dit le vieillard aux jeunes gens qui laccompagnaient, et qui à sa voix sélancèrent contre la muraille. -- Un instant, un instant, dit en riant Coconnas. Pour arrêter les gens il vous faut une prise de corps et vous avez négligé de la demander au prévôt. Et à ces paroles il engagea lépée avec celui des jeunes gens qui se trouvait le plus proche de lui, et au premier dégagement lui abattit le poignet avec sa rapière. Le malheureux se recula en hurlant. -- Et dun! dit Coconnas. Au même instant, la fenêtre sous laquelle Coconnas avait cherché un abri souvrit en grinçant. Coconnas fit un soubresaut, craignant une attaque de ce côté; mais, au lieu dun ennemi, ce fut une femme quil aperçut; au lieu de larme meurtrière quil sapprêtait à combattre, ce fut un bouquet qui tomba à ses pieds. -- Tiens! une femme! dit-il. Il salua la dame de son épée et se baissa pour ramasser le bouquet. -- Prenez garde, brave catholique, prenez garde, sécria la dame. Coconnas se releva, mais pas si rapidement que le poignard du second neveu ne fendît son manteau et nentamât lautre épaule. La dame jeta un cri perçant. Coconnas la remercia et la rassura dun même geste, sélança sur le second neveu, qui rompit; mais au second appel son pied de derrière glissa dans le sang. Coconnas sélança sur lui avec la rapidité du chat-tigre, et lui traversa la poitrine de son épée. -- Bien, bien, brave cavalier! cria la dame de lhôtel de Guise, bien! je vous envoie du secours. -- Ce nest point la peine de vous déranger pour cela, madame! dit Coconnas. Regardez plutôt jusquau bout, si la chose vous intéresse, et vous allez voir comment le comte Annibal de Coconnas accommode les huguenots. En ce moment le fils du vieux Mercandon tira presque à bout portant un coup de pistolet à Coconnas, qui tomba sur un genou. La dame de la fenêtre poussa un cri, mais Coconnas se releva; il ne sétait agenouillé que pour éviter la balle, qui alla trouver le mur à deux pieds de la belle spectatrice. Presque en même temps, de la fenêtre du logis de Mercandon partit un cri de rage, et une vieille femme, qui à sa croix et à son écharpe blanche reconnut Coconnas pour un catholique, lui lança un pot de fleurs qui latteignit au dessus du genou. -- Bon! dit Coconnas; lune me jette des fleurs, lautre les pots. Si cela continue, on va démolir les maisons. -- Merci, ma mère, merci! cria le jeune homme. -- Va, femme, va! dit le vieux Mercandon, mais prends garde à nous! -- Attendez, monsieur de Coconnas, attendez, dit la jeune dame de lhôtel de Guise; je vais faire tirer aux fenêtres. -- Ah ça! cest donc un enfer de femmes, dont les unes sont pour moi et les autres contre moi! dit Coconnas. Mordi! finissons-en. La scène, en effet, était bien changée, et tirait évidemment à son dénouement. En face de Coconnas, blessé il est vrai, mais dans toute la vigueur de ses vingt-quatre ans, mais habitué aux armes, mais irrité plutôt quaffaibli par les trois ou quatre égratignures quil avait reçues, il ne restait plus que Mercandon et son fils: Mercandon, vieillard de soixante à soixante-dix ans; son fils, enfant de seize à dix-huit ans: ce dernier pâle, blond et frêle, avait jeté son pistolet déchargé et par conséquent devenu inutile, et agitait en tremblant une épée de moitié moins longue que celle du Piémontais; le père, armé seulement dun poignard et dune arquebuse vide, appelait au secours. Une vieille femme, à la fenêtre en face, la mère du jeune homme, tenait à la main un morceau de marbre et sapprêtait à le lancer. Enfin Coconnas, excité dun côté par les menaces, de lautre par les encouragements, fier de sa double victoire, enivré de poudre et de sang, éclairé par la réverbération dune maison en flammes, exalté par lidée quil combattait sous les yeux dune femme dont la beauté lui avait semblé aussi supérieure que son rang lui paraissait incontestable; Coconnas, comme le dernier des Horaces, avait senti doubler ses forces, et voyant le jeune homme hésiter, il courut à lui et croisa sur sa petite épée sa terrible et sanglante rapière. Deux coups suffirent pour la lui faire sauter des mains. Alors Mercandon chercha à repousser Coconnas, pour que les projectiles lancés par la fenêtre latteignissent plus sûrement. Mais Coconnas, au contraire, pour paralyser la double attaque du vieux Mercandon, qui essayait de le percer de son poignard, et de la mère du jeune homme, qui tentait de lui briser la tête avec la pierre quelle sapprêtait à lui lancer, saisit son adversaire à bras-le-corps, le présentant à tous les coups comme un bouclier, et létouffant dans son étreinte herculéenne. -- À moi, à moi! sécria le jeune homme, il me brise la poitrine! à moi, à moi! Et sa voix commença de se perdre dans un râle sourd et étranglé. Alors, Mercandon cessa de menacer, il supplia. -- Grâce! grâce! dit-il, monsieur de Coconnas! grâce! cest mon unique enfant! -- Cest mon fils! cest mon fils! cria la mère, lespoir de notre vieillesse! ne le tuez pas, monsieur! ne le tuez pas! -- Ah! vraiment! cria Coconnas en éclatant de rire. Que je ne le tue pas! et que voulait-il donc me faire avec son épée et son pistolet? -- Monsieur, continua Mercandon en joignant les mains, jai chez moi lobligation souscrite par votre père, je vous la rendrai; jai dix mille écus dor, je vous les donnerai; jai les pierreries de notre famille, et elles seront à vous; mais ne le tuez pas, ne le tuez pas! -- Et moi, jai mon amour, dit à demi-voix la femme de lhôtel de Guise, et je vous le promets. Coconnas réfléchit une seconde, et soudain: -- Êtes-vous huguenot? demanda-t-il au jeune homme. -- Je le suis, murmura lenfant. -- En ce cas, il faut mourir! répondit Coconnas en fronçant les sourcils et en approchant de la poitrine de son adversaire la miséricorde acérée et tranchante. -- Mourir! sécria le vieillard, mon pauvre enfant! mourir! Et un cri de mère retentit si douloureux et si profond, quil ébranla pour un moment la sauvage résolution du Piémontais. -- Oh! madame la duchesse! sécria le père se tournant vers la femme de lhôtel de Guise, intercédez pour nous, et tous les matins et tous les soirs votre nom sera dans nos prières. -- Alors, quil se convertisse! dit la dame de lhôtel de Guise. -- Je suis protestant, dit lenfant. -- Meurs donc, dit Coconnas en levant sa dague, meurs donc puisque tu ne veux pas de la vie que cette belle bouche toffrait. Mercandon et sa femme virent la lame terrible luire comme un éclair au dessus de la tête de leur fils. -- Mon fils, mon Olivier, hurla la mère, abjure... abjure! -- Abjure, cher enfant! cria Mercandon, se roulant aux pieds de Coconnas, ne nous laisse pas seuls sur la terre. -- Abjurez tous ensemble! cria Coconnas; pour un _Credo_, trois âmes et une vie! -- Je le veux bien, dit le jeune homme. -- Nous le voulons bien, crièrent Mercandon et sa femme. -- À genoux, alors! fit Coconnas, et que ton fils récite mot à mot la prière que je vais te dire. Le père obéit le premier. -- Je suis prêt, dit lenfant. Et il sagenouilla à son tour. Coconnas commença alors à lui dicter en latin les paroles du _Credo_. Mais, soit hasard, soit calcul, le jeune Olivier sétait agenouillé près de lendroit où avait volé son épée. À peine vit- il cette arme à la portée de sa main, que, sans cesser de répéter les paroles de Coconnas, il étendit le bras pour la saisir. Coconnas aperçut le mouvement, tout en faisant semblant de ne pas le voir. Mais au moment où le jeune homme touchait du bout de ses doigts crispés la poignée de larme, il sélança sur lui, et le renversant: -- Ah! traître! dit-il. Et il lui plongea sa dague dans la gorge. Le jeune homme jeta un cri, se releva convulsivement sur un genou et retomba mort. -- Ah! bourreau! hurla Mercandon, tu nous égorges pour nous voler les cent nobles à la rose que tu nous dois. -- Ma foi non, dit Coconnas, et la preuve... En disant ces mots, Coconnas jeta aux pieds du vieillard la bourse quavant son départ son père lui avait remise pour acquitter sa dette avec son créancier. -- Et la preuve, continua-t-il, cest que voilà votre argent. -- Et toi, voici ta mort! cria la mère de la fenêtre. -- Prenez garde, monsieur de Coconnas, prenez garde, dit la dame de lhôtel de Guise. Mais avant que Coconnas eût pu tourner la tête pour se rendre à ce dernier avis ou pour se soustraire à la première menace, une masse pesante fendit lair en sifflant, sabattit à plat sur le chapeau du Piémontais, lui brisa son épée dans la main et le coucha sur le pavé, surpris, étourdi, assommé, sans quil eût pu entendre le double cri de joie et de détresse qui se répandit de droite et de gauche. Mercandon sélança aussitôt, le poignard à la main, sur Coconnas évanoui. Mais en ce moment la porte de lhôtel de Guise souvrit, et le vieillard, voyant luire les pertuisanes et les épées, senfuit; tandis que celle quil avait appelée madame la duchesse, belle dune beauté terrible à la lueur de lincendie, éblouissante de pierreries et de diamants, se penchait, à moitié hors de la fenêtre, pour crier aux nouveaux venus, le bras tendu vers Coconnas: -- Là! là! en face de moi; un gentilhomme vêtu dun pourpoint rouge. Celui-là, oui, oui, celui-là! ... X Mort, messe ou Bastille Marguerite, comme nous lavons dit, avait refermé sa porte et était rentrée dans sa chambre. Mais comme elle y entrait, toute palpitante, elle aperçut Gillonne, qui, penchée avec terreur vers la porte du cabinet, contemplait des traces de sang éparses sur le lit, sur les meubles et sur le tapis. -- Ah! madame, sécria-t-elle en apercevant la reine. Oh! madame, est-il donc mort? -- Silence! Gillonne, dit Marguerite de ce ton de voix qui indique limportance de la recommandation. Gillonne se tut. Marguerite tira alors de son aumônière une petite clef dorée, ouvrit la porte du cabinet et montra du doigt le jeune homme à sa suivante. La Mole avait réussi à se soulever et à sapprocher de la fenêtre. Un petit poignard, de ceux que les femmes portaient à cette époque, sétait rencontré sous sa main, et le jeune gentilhomme lavait saisi en entendant ouvrir la porte. -- Ne craignez rien, monsieur, dit Marguerite, car, sur mon âme, vous êtes en sûreté. La Mole se laissa retomber sur ses genoux. -- Oh! madame, sécria-t-il, vous êtes pour moi plus quune reine, vous êtes une divinité. -- Ne vous agitez pas ainsi, monsieur, sécria Marguerite, votre sang coule encore... Oh! regarde, Gillonne, comme il est pâle... Voyons, où êtes-vous blessé? -- Madame, dit La Mole en essayant de fixer sur des points principaux la douleur errante par tout le corps, je crois avoir reçu un premier coup de dague à lépaule et un second dans la poitrine; les autres blessures ne valent point la peine quon sen occupe. -- Nous allons voir cela, dit Marguerite; Gillonne, apporte ma cassette de baumes. Gillonne obéit et rentra, tenant dune main la cassette, et de lautre une aiguière de vermeil et du linge de fine toile de Hollande. -- Aide-moi à le soulever, Gillonne, dit la reine Marguerite, car, en se soulevant lui-même, le malheureux a achevé de perdre ses forces. -- Mais, madame, dit La Mole, je suis tout confus; je ne puis souffrir en vérité... -- Mais, monsieur, vous allez vous laisser faire, que je pense, dit Marguerite; quand nous pouvons vous sauver, ce serait un crime de vous laisser mourir. -- Oh! sécria La Mole, jaime mieux mourir que de vous voir, vous, la reine, souiller vos mains dun sang indigne comme le mien... Oh! jamais! jamais! Et il se recula respectueusement. -- Votre sang, mon gentilhomme, reprit en souriant Gillonne, eh! vous en avez déjà souillé tout à votre aise le lit et la chambre de Sa Majesté. Marguerite croisa son manteau sur son peignoir de batiste, tout éclaboussé de petites taches vermeilles. Ce geste, plein de pudeur féminine, rappela à La Mole quil avait tenu dans ses bras et serré contre sa poitrine cette reine si belle, si aimée, et à ce souvenir une rougeur fugitive passa sur ses joues blêmies. -- Madame, balbutia-t-il, ne pouvez-vous mabandonner aux soins dun chirurgien? -- Dun chirurgien catholique, nest-ce pas? demanda la reine avec une expression que comprit La Mole, et qui le fit tressaillir. -- Ignorez-vous donc, continua la reine avec une voix et un sourire dune douceur inouïe, que, nous autres filles de France, nous sommes élevées à connaître la valeur des plantes et à composer des baumes? car notre devoir, comme femmes et comme reines, a été de tout temps dadoucir les douleurs! Aussi valons- nous les meilleurs chirurgiens du monde, à ce que disent nos flatteurs du moins. Ma réputation, sous ce rapport, nest-elle pas venue à votre oreille? Allons, Gillonne, à louvrage! La Mole voulait essayer de résister encore; il répéta de nouveau quil aimait mieux mourir que doccasionner à la reine ce labeur, qui pouvait commencer par la pitié et finir par le dégoût. Cette lutte ne servit quà épuiser complètement ses forces. Il chancela, ferma les yeux, et laissa retomber sa tête en arrière, évanoui pour la seconde fois. Alors Marguerite, saisissant le poignard quil avait laissé échapper, coupa rapidement le lacet qui fermait son pourpoint, tandis que Gillonne, avec une autre lame, décousait ou plutôt tranchait les manches de La Mole. Gillonne, avec un linge imbibé deau fraîche, étancha le sang qui séchappait de lépaule et de la poitrine du jeune homme, tandis que Marguerite, dune aiguille dor à la pointe arrondie, sondait les plaies avec toute la délicatesse et lhabileté que maître Ambroise Paré eût pu déployer en pareille circonstance. Celle de lépaule était profonde, celle de la poitrine avait glissé sur les côtes et traversait seulement les chairs; aucune des deux ne pénétrait dans les cavités de cette forteresse naturelle qui protège le coeur et les poumons. -- Plaie douloureuse et non mortelle, _Acerrimum humeri vulnus, non autem lethale_, murmura la belle et savante chirurgienne; passe-moi du baume et prépare de la charpie, Gillonne. Cependant Gillonne, à qui la reine venait de donner ce nouvel ordre, avait déjà essuyé et parfumé la poitrine du jeune homme et en avait fait autant de ses bras modelés sur un dessin antique, de ses épaules gracieusement rejetées en arrière, de son cou ombragé de boucles épaisses et qui appartenait bien plutôt à une statue de marbre de Paros quau corps mutilé dun homme expirant. -- Pauvre jeune homme, murmura Gillonne en regardant non pas tant son ouvrage que celui qui venait den être lobjet. -- Nest-ce pas quil est beau? dit Marguerite avec une franchise toute royale. -- Oui, madame. Mais il me semble quau lieu de le laisser ainsi couché à terre nous devrions le soulever et létendre sur le lit de repos contre lequel il est seulement appuyé. -- Oui, dit Marguerite, tu as raison. Et les deux femmes, sinclinant et réunissant leurs forces, soulevèrent La Mole et le déposèrent sur une espèce de grand sofa à dossier sculpté qui sétendait devant la fenêtre, quelles entrouvrirent pour lui donner de lair. Le mouvement réveilla La Mole, qui poussa un soupir et, rouvrant les yeux, commença déprouver cet incroyable bien-être qui accompagne toutes les sensations du blessé, alors quà son retour à la vie il retrouve la fraîcheur au lieu des flammes dévorantes, et les parfums du baume au lieu de la tiède et nauséabonde odeur du sang. Il murmura quelques mots sans suite, auxquels Marguerite répondit par un sourire en posant le doigt sur sa bouche. En ce moment le bruit de plusieurs coups frappés à une porte retentit. -- On heurte au passage secret, dit Marguerite. -- Qui donc peut venir, madame? demanda Gillonne effrayée. -- Je vais voir, dit Marguerite. Toi, reste auprès de lui et ne le quitte pas dun seul instant. Marguerite rentra dans sa chambre, et, fermant la porte du cabinet, alla ouvrir celle du passage qui donnait chez le roi et chez la reine mère. -- Madame de Sauve! sécria-t-elle en reculant vivement et avec une expression qui ressemblait sinon à la terreur, du moins à la haine, tant il est vrai quune femme ne pardonne jamais à une autre femme de lui enlever même un homme quelle naime pas. Madame de Sauve! -- Oui, Votre Majesté! dit celle-ci en joignant les mains. -- Ici, vous, madame! continua Marguerite de plus en plus étonnée, mais aussi dune voix plus impérative. Charlotte tomba à genoux. -- Madame, dit-elle, pardonnez-moi, je reconnais à quel point je suis coupable envers vous; mais, si vous saviez! la faute nest pas tout entière à moi, et un ordre exprès de la reine mère... -- Relevez-vous, dit Marguerite, et comme je ne pense pas que vous soyez venue dans lespérance de vous justifier vis-à-vis de moi, dites-moi pourquoi vous êtes venue. -- Je suis venue, madame, dit Charlotte toujours à genoux et avec un regard presque égaré, je suis venue pour vous demander sil nétait pas ici. -- Ici, qui? de qui parlez-vous, madame?... car, en vérité, je ne comprends pas. -- Du roi! -- Du roi? vous le poursuivez jusque chez moi! Vous savez bien quil ny vient pas, cependant! -- Ah! madame! continua la baronne de Sauve sans répondre à toutes ces attaques et sans même paraître les sentir; ah! plût à Dieu quil y fût! -- Et pourquoi cela? -- Eh! mon Dieu! madame, parce quon égorge les huguenots, et que le roi de Navarre est le chef des huguenots. -- Oh! sécria Marguerite en saisissant madame de Sauve par la main et en la forçant de se relever, oh! je lavais oublié! Dailleurs, je navais pas cru quun roi pût courir les mêmes dangers que les autres hommes. -- Plus, madame, mille fois plus, sécria Charlotte. -- En effet, madame de Lorraine mavait prévenue. Je lui avais dit de ne pas sortir. Serait-il sorti? -- Non, non, il est dans le Louvre. Il ne se retrouve pas. Et sil nest pas ici... -- Il ny est pas. -- Oh! sécria madame de Sauve avec une explosion de douleur, cen est fait de lui, car la reine mère a juré sa mort. -- Sa mort! Ah! dit Marguerite, vous mépouvantez. Impossible! -- Madame, reprit madame de Sauve avec cette énergie que donne seule la passion, je vous dis quon ne sait pas où est le roi de Navarre. -- Et la reine mère, où est-elle? -- La reine mère ma envoyée chercher M. de Guise et M. de Tavannes, qui étaient dans son oratoire, puis elle ma congédiée. Alors, pardonnez-moi, madame! je suis remontée chez moi, et comme dhabitude, jai attendu. -- Mon mari, nest-ce pas? dit Marguerite. -- Il nest pas venu, madame. Alors, je lai cherché de tous côtés; je lai demandé à tout le monde. Un seul soldat ma répondu quil croyait lavoir aperçu au milieu des gardes qui laccompagnaient lépée nue quelque temps avant que le massacre commençât, et le massacre est commencé depuis une heure. -- Merci, madame, dit Marguerite; et quoique peut-être le sentiment qui vous fait agir soit une nouvelle offense pour moi, merci. -- Oh! alors, pardonnez-moi, madame! dit-elle, et je rentrerai chez moi plus forte de votre pardon; car je nose vous suivre, même de loin. Marguerite lui tendit la main. -- Je vais trouver la reine Catherine, dit-elle; rentrez chez vous. Le roi de Navarre est sous ma sauvegarde, je lui ai promis alliance et je serai fidèle à ma promesse. -- Mais si vous ne pouvez pénétrer jusquà la reine mère, madame? -- Alors, je me tournerai du côté de mon frère Charles, et il faudra bien que je lui parle. -- Allez, allez, madame, dit Charlotte en laissant le passage libre à Marguerite, et que Dieu conduise Votre Majesté. Marguerite sélança par le couloir. Mais arrivée à lextrémité, elle se retourna pour sassurer que madame de Sauve ne demeurait pas en arrière. Madame de Sauve la suivait. La reine de Navarre lui vit prendre lescalier qui conduisait à son appartement, et poursuivit son chemin vers la chambre de la reine. Tout était changé; au lieu de cette foule de courtisans empressés, qui dordinaire ouvrait ses rangs devant la reine en la saluant respectueusement, Marguerite ne rencontrait que des gardes avec des pertuisanes rougies et des vêtements souillés de sang, ou des gentilshommes aux manteaux déchirés, à la figure noircie par la poudre, porteurs dordres et de dépêches, les uns entrant et les autres sortant: toutes ces allées et venues faisaient un fourmillement terrible et immense dans les galeries. Marguerite nen continua pas moins daller en avant et parvint jusquà lantichambre de la reine mère. Mais cette antichambre était gardée par deux haies de soldats qui ne laissaient pénétrer que ceux qui étaient porteurs dun certain mot dordre. Marguerite essaya vainement de franchir cette barrière vivante. Elle vit plusieurs fois souvrir et se fermer la porte, et à chaque fois, par lentrebâillement, elle aperçut Catherine rajeunie par laction, active comme si elle navait que vingt ans, écrivant, recevant des lettres, les décachetant, donnant des ordres, adressant à ceux-ci un mot, à ceux-là un sourire, et ceux auxquels elle souriait plus amicalement étaient ceux qui étaient plus couverts de poussière et de sang. Au milieu de ce grand tumulte qui bruissait dans le Louvre, quil emplissait deffrayantes rumeurs, on entendait éclater les arquebusades de la rue de plus en plus répétées. -- Jamais je narriverai jusquà elle, se dit Marguerite après avoir fait près des hallebardiers trois tentatives inutiles. Plutôt que de perdre mon temps ici, allons donc trouver mon frère. En ce moment passa M. de Guise; il venait dannoncer à la reine la mort de lamiral et retournait à la boucherie. -- Oh! Henri! sécria Marguerite, où est le roi de Navarre? Le duc la regarda avec un sourire étonné, sinclina, et, sans répondre, sortit avec ses gardes. Marguerite courut à un capitaine qui allait sortir du Louvre et qui, avant de partir, faisait charger les arquebuses de ses soldats. -- Le roi de Navarre? demanda-t-elle; monsieur, où est le roi de Navarre? -- Je ne sais, madame, répondit celui-ci, je ne suis point des gardes de Sa Majesté. -- Ah! mon cher René! sécria Marguerite en reconnaissant le parfumeur de Catherine... cest vous... vous sortez de chez ma mère... savez-vous ce quest devenu mon mari? -- Sa Majesté le roi de Navarre nest point mon ami, madame... vous devez vous en souvenir. On dit même, ajouta-t-il avec une contraction qui ressemblait plus à un grincement quà un sourire, on dit même quil ose maccuser davoir, de complicité avec madame Catherine, empoisonné sa mère. -- Non! non! sécria Marguerite, ne croyez pas cela, mon bon René! -- Oh! peu mimporte, madame! dit le parfumeur; ni le roi de Navarre ni les siens ne sont plus guère à craindre en ce moment. Et il tourna le dos à Marguerite. -- Oh! monsieur de Tavannes, monsieur de Tavannes! sécria Marguerite, un mot, un seul, je vous prie! Tavannes qui passait, sarrêta. -- Où est Henri de Navarre? dit Marguerite. -- Ma foi! dit-il tout haut, je crois quil court la ville avec MM. dAlençon et Condé. Puis, si bas que Marguerite seule put lentendre: -- Belle Majesté, dit-il, si vous voulez voir celui pour être à la place duquel je donnerais ma vie, allez frapper au cabinet des Armes du roi. -- Oh! merci, Tavannes! dit Marguerite, qui, de tout ce que lui avait dit Tavannes, navait entendu que lindication principale; merci, jy vais. Et elle prit sa course tout en murmurant: -- Oh! après ce que je lui ai promis, après la façon dont il sest conduit envers moi quand cet ingrat Henri sétait caché dans le cabinet, je ne puis le laisser périr! Et elle vint heurter à la porte des appartements du roi; mais ils étaient ceints intérieurement par deux compagnies des gardes. -- On nentre point chez le roi, dit lofficier en savançant vivement. -- Mais moi? dit Marguerite. -- Lordre est général. -- Moi, la reine de Navarre! moi, sa soeur! -- Ma consigne nadmet point dexception, madame; recevez donc mes excuses. Et lofficier referma la porte. -- Oh! il est perdu, sécria Marguerite alarmée par la vue de toutes ces figures sinistres, qui, lorsquelles ne respiraient pas la vengeance, exprimaient linflexibilité. -- Oui, oui, je comprends tout... on sest servi de moi comme dun appât... je suis le piège où lon prend et égorge les huguenots... Oh! jentrerai, dussé-je me faire tuer. Et Marguerite courait comme une folle par les corridors et par les galeries, lorsque tout à coup passant devant une petite porte, elle entendit un chant doux, presque lugubre, tant il était monotone. Cétait un psaume calviniste que chantait une voix tremblante dans la pièce voisine. -- La nourrice du roi mon frère, la bonne Madelon... elle est là! sécria Marguerite en se frappant le front, éclairée par une pensée subite; elle est là! ... Dieu des chrétiens, aide-moi! Et Marguerite, pleine despérance, heurta doucement à la petite porte. En effet, après lavis qui lui avait été donné par Marguerite, après son entretien avec René, après sa sortie de chez la reine mère, à laquelle, comme un bon génie, avait voulu sopposer la pauvre petite Phébé, Henri de Navarre avait rencontré quelques gentilshommes catholiques qui, sous prétexte de lui faire honneur, lavaient reconduit chez lui, où lattendaient une vingtaine de huguenots, lesquels sétaient réunis chez le jeune prince, et, une fois réunis, ne voulaient plus le quitter, tant depuis quelques heures le pressentiment de cette nuit fatale avait plané sur le Louvre. Ils étaient donc restés ainsi sans quon eût tenté de les troubler. Enfin, au premier coup de la cloche de Saint-Germain- lAuxerrois, qui retentit dans tous ces coeurs comme un glas funèbre, Tavannes entra, et, au milieu dun silence de mort, annonça à Henri que le roi Charles IX voulait lui parler. Il ny avait point de résistance à tenter, personne nen eut même la pensée. On entendait les plafonds, les galeries et les corridors du Louvre craquer sous les pieds des soldats réunis tant dans les cours que dans les appartements, au nombre de près de deux mille. Henri, après avoir pris congé de ses amis, quil ne devait plus revoir, suivit donc Tavannes, qui le conduisit dans une petite galerie contiguë au logis du roi, où il le laissa seul, sans armes et le coeur gonflé de toutes les défiances. Le roi de Navarre compta ainsi, minute par minute, deux mortelles heures, écoutant avec une terreur croissante le bruit du tocsin et le retentissement des arquebusades; voyant, par un guichet vitré, passer, à la lueur de lincendie, au flamboiement des torches, les fuyards et les assassins; ne comprenant rien à ces clameurs de meurtre et à ces cris de détresse; ne pouvant soupçonner enfin, malgré la connaissance quil avait de Charles IX, de la reine mère et du duc de Guise, lhorrible drame qui saccomplissait en ce moment. Henri navait pas le courage physique; il avait mieux que cela, il avait la puissance morale: craignant le danger, il laffrontait en souriant, mais le danger du champ de bataille, le danger en plein air et en plein jour, le danger aux yeux de tous, quaccompagnaient la stridente harmonie des trompettes et la voix sourde et vibrante des tambours... Mais là, il était sans armes, seul, enfermé, perdu dans une demi-obscurité, suffisante à peine pour voir lennemi qui pouvait se glisser jusquà lui et le fer qui le voulait percer. Ces deux heures furent donc pour lui les deux heures peut-être les plus cruelles de sa vie. Au plus fort du tumulte, et comme Henri commençait à comprendre que, selon toute probabilité, il sagissait dun massacre organisé, un capitaine vint chercher le prince et le conduisit, par un corridor, à lappartement du roi. À leur approche la porte souvrit, derrière eux la porte se referma, le tout comme par enchantement, puis le capitaine introduisit Henri près de Charles IX, alors dans son cabinet des Armes. Lorsquils entrèrent, le roi était assis dans un grand fauteuil, ses deux mains posées sur les deux bras de son siège et la tête retombant sur sa poitrine. Au bruit que firent les nouveaux venus, Charles IX releva son front, sur lequel Henri vit couler la sueur par grosses gouttes. -- Bonsoir, Henriot, dit brutalement le jeune roi. Vous, La Chastre, laissez-nous. Le capitaine obéit. Il se fit un moment de sombre silence. Pendant ce moment, Henri regarda autour de lui avec inquiétude et vit quil était seul avec le roi. Charles IX se leva tout à coup. -- Par la mordieu! dit-il en retroussant dun geste rapide ses cheveux blonds et en essuyant son front en même temps, vous êtes content de vous voir près de moi, nest-ce pas, Henriot? -- Mais sans doute, Sire, répondit le roi de Navarre, et cest toujours avec bonheur que je me trouve auprès de Votre Majesté. -- Plus content que dêtre là-bas, hein? reprit Charles IX, continuant à suivre sa pauvre pensée plutôt quil ne répondait au compliment de Henri. -- Sire, je ne comprends pas, dit Henri. -- Regardez et vous comprendrez. Dun mouvement rapide, Charles IX marcha ou plutôt bondit vers la fenêtre. Et, attirant à lui son beau-frère, de plus en plus épouvanté, il lui montra lhorrible silhouette des assassins, qui, sur le plancher dun bateau, égorgeaient ou noyaient les victimes quon leur amenait à chaque instant. -- Mais, au nom du Ciel, sécria Henri tout pâle, que se passe-t- il donc cette nuit? -- Cette nuit, monsieur, dit Charles IX, on me débarrasse de tous les huguenots. Voyez-vous là-bas, au-dessus de lhôtel de Bourbon, cette fumée et cette flamme? Cest la fumée et la flamme de la maison de lamiral, qui brûle. Voyez-vous ce corps que de bons catholiques traînent sur une paillasse déchirée, cest le corps du gendre de lamiral, le cadavre de votre ami Téligny. -- Oh! que veut dire cela? sécria le roi de Navarre, en cherchant inutilement à son côté la poignée de sa dague et tremblant à la fois de honte et de colère, car il sentait que tout à la fois on le raillait et on le menaçait. -- Cela veut dire, sécria Charles IX furieux, sans transition et blêmissant dune manière effrayante, cela veut dire que je ne veux plus de huguenot autour de moi, entendez-vous, Henri? Suis-je le roi? suis-je le maître? -- Mais, Votre Majesté... -- Ma Majesté tue et massacre à cette heure tout ce qui nest pas catholique; cest son plaisir. Êtes-vous catholique? sécria Charles, dont la colère montait incessamment comme une marée terrible. -- Sire, dit Henri, rappelez-vous vos paroles: Quimporte la religion de qui me sert bien! -- Ha! ha! ha! sécria Charles en éclatant dun rire sinistre; que je me rappelle mes paroles, dis-tu, Henri! _Verba volant, _comme dit ma soeur Margot. Et tous ceux-là, regarde, ajouta-t-il en montrant du doigt la ville, ceux-là ne mavaient-ils pas bien servi aussi? nétaient-ils pas braves au combat, sages au conseil, dévoués toujours? Tous étaient des sujets utiles! mais ils étaient huguenots, et je ne veux que des catholiques. Henri resta muet. -- Çà, comprenez-moi donc, Henriot! sécria Charles IX. -- Jai compris, Sire. -- Eh bien? -- Eh bien, Sire, je ne vois pas pourquoi le roi de Navarre ferait ce que tant de gentilshommes ou de pauvres gens nont pas fait. Car enfin, sils meurent tous, ces malheureux, cest aussi parce quon leur a proposé ce que Votre Majesté me propose, et quils ont refusé comme je refuse. Charles saisit le bras du jeune prince, et fixant sur lui un regard dont latonie se changeait peu à peu en un fauve rayonnement: -- Ah! tu crois, dit-il, que jai pris la peine doffrir la messe à ceux quon égorge là-bas? -- Sire, dit Henri en dégageant son bras, ne mourrez-vous point dans la religion de vos pères? -- Oui, par la mordieu! et toi? -- Eh bien, moi aussi, Sire, répondit Henri. Charles poussa un rugissement de rage, et saisit dune main tremblante son arquebuse, placée sur une table. Henri, collé contre la tapisserie, la sueur de langoisse au front, mais, grâce à cette puissance quil conservait sur lui-même, calme en apparence, suivait tous les mouvements du terrible monarque avec lavide stupeur de loiseau fasciné par le serpent. Charles arma son arquebuse, et frappant du pied avec une fureur aveugle: -- Veux-tu la messe? sécria-t-il en éblouissant Henri du miroitement de larme fatale. Henri resta muet. Charles IX ébranla les voûtes du Louvre du plus terrible juron qui soit jamais sorti des lèvres dun homme, et de pâle quil était, il devint livide. -- Mort, messe ou Bastille! sécria-t-il en mettant le roi de Navarre en joue. -- Oh! Sire! sécria Henri, me tuerez-vous, moi votre frère? Henri venait déluder, avec cet esprit incomparable qui était une des plus puissantes facultés de son organisation, la réponse que lui demandait Charles IX; car, sans aucun doute, si cette réponse eût été négative, Henri était mort. Aussi, comme après les derniers paroxysmes de la rage se trouve immédiatement le commencement de la réaction, Charles IX ne réitéra pas la question quil venait dadresser au prince de Navarre, et après un moment dhésitation, pendant lequel il fit entendre un rugissement sourd, il se retourna vers la fenêtre ouverte, et coucha en joue un homme qui courait sur le quai opposé. -- Il faut cependant bien que je tue quelquun, sécria Charles IX, livide comme un cadavre, et dont les yeux sinjectaient de sang. Et lâchant le coup, il abattit lhomme qui courait. Henri poussa un gémissement. Alors, animé par une effrayante ardeur, Charles chargea et tira sans relâche son arquebuse, poussant des cris de joie chaque fois que le coup avait porté. -- Cest fait de moi, se dit le roi de Navarre; quand il ne trouvera plus personne à tuer, il me tuera. -- Eh bien, dit tout à coup une voix derrière les princes, est-ce fait? Cétait Catherine de Médicis, qui, pendant la dernière détonation de larme, venait dentrer sans être entendue. -- Non, mille tonnerres denfer! hurla Charles en jetant son arquebuse par la chambre... Non, lentêté... il ne veut pas! ... Catherine ne répondit point. Elle tourna lentement son regard vers la partie de la chambre où se tenait Henri, aussi immobile quune des figures de la tapisserie contre laquelle il était appuyé. Alors elle ramena sur Charles un oeil qui voulait dire: Alors, pourquoi vit-il? -- Il vit... il vit... murmura Charles IX, qui comprenait parfaitement ce regard et qui y répondait, comme on le voit, sans hésitation; il vit, parce quil... est mon parent. Catherine sourit. Henri vit ce sourire et reconnut que cétait Catherine surtout quil lui fallait combattre. -- Madame, lui dit-il, tout vient de vous, je le vois bien, et rien de mon beau-frère Charles; cest vous qui avez eu lidée de mattirer dans un piège; cest vous qui avez pensé à faire de votre fille lappât qui devait nous perdre tous; cest vous qui mavez séparé de ma femme, pour quelle neût pas lennui de me voir tuer sous ses yeux... -- Oui, mais cela ne sera pas! sécria une autre voix haletante et passionnée que Henri reconnut à linstant et qui fit tressaillir Charles IX de surprise et Catherine de fureur. -- Marguerite! sécria Henri. -- Margot! dit Charles IX. -- Ma fille! murmura Catherine. -- Monsieur, dit Marguerite à Henri, vos dernières paroles maccusaient, et vous aviez à la fois tort et raison: raison, car en effet je suis bien linstrument dont on sest servi pour vous perdre tous; tort, car jignorais que vous marchiez à votre perte. Moi-même, monsieur, telle que vous me voyez, je dois la vie au hasard, à loubli de ma mère, peut-être; mais sitôt que jai appris votre danger, je me suis souvenue de mon devoir. Or, le devoir dune femme est de partager la fortune de son mari. Vous exile-t-on, monsieur, je vous suis dans lexil; vous emprisonne-t- on, je me fais captive; vous tue-t-on, je meurs. Et elle tendit à son mari une main que Henri saisit, sinon avec amour, du moins avec reconnaissance. -- Ah! ma pauvre Margot, dit Charles IX, tu ferais bien mieux de lui dire de se faire catholique! -- Sire, répondit Marguerite avec cette haute dignité qui lui était si naturelle, Sire, croyez-moi, pour vous-même ne demandez pas une lâcheté à un prince de votre maison. Catherine lança un regard significatif à Charles. -- Mon frère, sécria Marguerite, qui, aussi bien que Charles IX, comprenait la terrible pantomime de Catherine, mon frère, songez- y, vous avez fait de lui mon époux. Charles IX, pris entre le regard impératif de Catherine et le regard suppliant de Marguerite comme entre deux principes opposés, resta un instant indécis; enfin, Oromase lemporta. -- Au fait, madame, dit-il en se penchant à loreille de Catherine, Margot a raison et Henriot est mon beau-frère. -- Oui, répondit Catherine en sapprochant à son tour de loreille de son fils, oui... mais sil ne létait pas? XI Laubépine du cimetière des Innocents Rentrée chez elle, Marguerite chercha vainement à deviner le mot que Catherine de Médicis avait dit tout bas à Charles IX, et qui avait arrêté court le terrible conseil de vie et de mort qui se tenait en ce moment. Une partie de la matinée fut employée par elle à soigner La Mole, lautre à chercher lénigme que son esprit se refusait à comprendre. Le roi de Navarre était resté prisonnier au Louvre. Les huguenots étaient plus que jamais poursuivis. À la nuit terrible avait succédé un jour de massacre plus hideux encore. Ce nétait plus le tocsin que les cloches sonnaient, cétaient des _Te Deum_, et les accents de ce bronze joyeux retentissant au milieu du meurtre et des incendies, étaient peut-être plus tristes à la lumière du soleil que ne lavait été pendant lobscurité le glas de la nuit précédente. Ce nétait pas le tout: une chose étrange était arrivée; une aubépine, qui avait fleuri au printemps et qui, comme dhabitude, avait perdu son odorante parure au mois de juin, venait de refleurir pendant la nuit, et les catholiques, qui voyaient dans cet événement un miracle et qui, pour la popularisation de ce miracle, faisaient Dieu leur complice, allaient en procession, croix et bannière en tête, au cimetière des Innocents, où cette aubépine fleurissait. Cette espèce dassentiment donné par le ciel au massacre qui sexécutait avait redoublé lardeur des assassins. Et tandis que la ville continuait à offrir dans chaque rue, dans chaque carrefour, sur chaque place une scène de désolation, le Louvre avait déjà servi de tombeau commun à tous les protestants qui sy étaient trouvés enfermés au moment du signal. Le roi de Navarre, le prince de Condé et La Mole y étaient seuls demeurés vivants. Rassurée sur La Mole, dont les plaies, comme elle lavait dit la veille, étaient dangereuses, mais non mortelles, Marguerite nétait donc plus préoccupée que dune chose: sauver la vie de son mari, qui continuait dêtre menacée. Sans doute le premier sentiment qui sétait emparé de lépouse était un sentiment de loyale pitié pour un homme auquel elle venait, comme lavait dit lui-même le Béarnais, de jurer sinon amour, du moins alliance. Mais, à la suite de ce sentiment, un autre moins pur avait pénétré dans le coeur de la reine. Marguerite était ambitieuse, Marguerite avait vu presque une certitude de royauté dans son mariage avec Henri de Bourbon, La Navarre, tiraillée dun côté par les rois de France, de lautre par les rois dEspagne, qui, lambeau à lambeau, avaient fini par emporter la moitié de son territoire, pouvait, si Henri de Bourbon réalisait les espérances de courage quil avait données dans les rares occasions quil avait eues de tirer lépée, devenir un royaume réel, avec les huguenots de France pour sujets. Grâce à son esprit fin et si élevé, Marguerite avait entrevu et calculé tout cela. En perdant Henri, ce nétait donc pas seulement un mari quelle perdait, cétait un trône. Elle en était au plus intime de ces réflexions, lorsquelle entendit frapper à la porte du corridor secret; elle tressaillit, car trois personnes seulement venaient par cette porte: le roi, la reine mère et le duc dAlençon. Elle entrouvrit la porte du cabinet, recommanda du doigt le silence à Gillonne et à La Mole, et alla ouvrir au visiteur. Ce visiteur était le duc dAlençon. Le jeune homme avait disparu depuis la veille. Un instant Marguerite avait eu lidée de réclamer son intercession en faveur du roi de Navarre; mais une idée terrible lavait arrêtée. Le mariage sétait fait contre son gré; François détestait Henri et navait conservé la neutralité en faveur du Béarnais que parce quil était convaincu que Henri et sa femme étaient restés étrangers lun à lautre. Une marque dintérêt donnée par Marguerite à son époux pouvait en conséquence, au lieu de lécarter, rapprocher de sa poitrine un des trois poignards qui le menaçaient. Marguerite frissonna donc en apercevant le jeune prince plus quelle neût frissonné en apercevant le roi Charles IX ou la reine mère elle-même. On neût point dit dailleurs, en le voyant, quil se passât quelque chose dinsolite par la ville, ni au Louvre; il était vêtu avec son élégance ordinaire. Ses habits et son linge exhalaient ces parfums que méprisait Charles IX, mais dont le duc dAnjou et lui faisaient un si continuel usage. Seulement, un oeil exercé comme létait celui de Marguerite pouvait remarquer que, malgré sa pâleur plus grande que dhabitude, et malgré le léger tremblement qui agitait lextrémité de ses mains, aussi belles et aussi soignées que des mains de femme, il renfermait au fond de son coeur un sentiment joyeux. Son entrée fut ce quelle avait lhabitude dêtre. Il sapprocha de sa soeur pour lembrasser. Mais, au lieu de lui tendre ses joues, comme elle eût fait au roi Charles ou au duc dAnjou, Marguerite sinclina et lui offrit le front. Le duc dAlençon poussa un soupir, et posa ses lèvres blêmissantes sur ce front que lui présentait Marguerite. Alors, sasseyant, il se mit à raconter à sa soeur les nouvelles sanglantes de la nuit; la mort lente et terrible de lamiral; la mort instantanée de Téligny, qui, percé dune balle, rendit à linstant même le dernier soupir. Il sarrêta, sappesantit, se complut sur les détails sanglants de cette nuit avec cet amour du sang particulier à lui et à ses deux frères. Marguerite le laissa dire. Enfin, ayant tout dit, il se tut. -- Ce nest pas pour me faire ce récit seulement que vous êtes venu me rendre visite, nest-ce pas, mon frère? demanda Marguerite. Le duc dAlençon sourit. -- Vous avez encore autre chose à me dire? -- Non, répondit le duc, jattends. -- Quattendez-vous? -- Ne mavez-vous pas dit, chère Marguerite bien-aimée, reprit le duc en rapprochant son fauteuil de celui de sa soeur, que ce mariage avec le roi de Navarre se faisait contre votre gré. -- Oui, sans doute. Je ne connaissais point le prince de Béarn lorsquon me la proposé pour époux. -- Et depuis que vous le connaissez, ne mavez-vous pas affirmé que vous néprouviez aucun amour pour lui? -- Je vous lai dit, il est vrai. -- Votre opinion nétait-elle pas que ce mariage devait faire votre malheur? -- Mon cher François, dit Marguerite, quand un mariage nest pas la suprême félicité, cest presque toujours la suprême douleur. -- Eh bien, ma chère Marguerite! comme je vous le disais, jattends. -- Mais quattendez-vous, dites? -- Que vous témoigniez votre joie. -- De quoi donc ai-je à me réjouir? -- Mais de cette occasion inattendue qui se présente de reprendre votre liberté. -- Ma liberté! reprit Marguerite, qui voulait forcer le prince à aller jusquau bout de sa pensée. -- Sans doute, votre liberté; vous allez être séparée du roi de Navarre. -- Séparée! dit Marguerite en fixant ses yeux sur le jeune prince. Le duc dAlençon essaya de soutenir le regard de sa soeur; mais bientôt ses yeux sécartèrent delle avec embarras. -- Séparée! répéta Marguerite; voyons cela, mon frère, car je suis bien aise que vous me mettiez à même dapprofondir la question; et comment compte-t-on nous séparer? -- Mais, murmura le duc, Henri est huguenot. -- Sans doute; mais il navait pas fait mystère de sa religion, et lon savait cela quand on nous a mariés. -- Oui, mais depuis votre mariage, ma soeur, dit le duc, laissant malgré lui un rayon de joie illuminer son visage, qua fait Henri? -- Mais vous le savez mieux que personne, François, puisquil a passé ses journées presque toujours en votre compagnie, tantôt à la chasse, tantôt au mail, tantôt à la paume. -- Oui, ses journées, sans doute, reprit le duc, ses journées; mais ses nuits? Marguerite se tut, et ce fut à son tour de baisser les yeux. -- Ses nuits, continua le duc dAlençon, ses nuits? -- Eh bien? demanda Marguerite, sentant quil fallait bien répondre quelque chose. -- Eh bien, il les a passées chez madame de Sauve. -- Comment le savez-vous? sécria Marguerite. -- Je le sais parce que javais intérêt à le savoir, répondit le jeune prince en pâlissant et en déchiquetant la broderie de ses manches. Marguerite commençait à comprendre ce que Catherine avait dit tout bas à Charles IX: mais elle fit semblant de demeurer dans son ignorance. -- Pourquoi me dites-vous cela, mon frère? répondit-elle avec un air de mélancolie parfaitement joué; est-ce pour me rappeler que personne ici ne maime et ne tient à moi: pas plus ceux que la nature ma donnés pour protecteurs que celui que lÉglise ma donné pour époux? -- Vous êtes injuste, dit vivement le duc dAlençon en rapprochant encore son fauteuil de celui de sa soeur, je vous aime et vous protège, moi. -- Mon frère, dit Marguerite en le regardant fixement, vous avez quelque chose à me dire de la part de la reine mère. -- Moi! vous vous trompez, ma soeur, je vous jure; qui peut vous faire croire cela? -- Ce qui peut me le faire croire, cest que vous rompez lamitié qui vous attachait à mon mari; cest que vous abandonnez la cause du roi de Navarre. -- La cause du roi de Navarre! reprit le duc dAlençon tout interdit. -- Oui, sans doute. Tenez, François, parlons franc. Vous en êtes convenu vingt fois, vous ne pouvez vous élever et même vous soutenir que lun par lautre. Cette alliance... -- Est devenue impossible, ma soeur, interrompit le duc dAlençon. -- Et pourquoi cela? -- Parce que le roi a des desseins sur votre mari. Pardon! en disant votre mari, je me trompe: cest sur Henri de Navarre que je voulais dire. Notre mère a deviné tout. Je malliais aux huguenots parce que je croyais les huguenots en faveur. Mais voilà quon tue les huguenots et que dans huit jours il nen restera pas cinquante dans tout le royaume. Je tendais la main au roi de Navarre parce quil était... votre mari. Mais voilà quil nest plus votre mari. Quavez-vous à dire à cela, vous qui êtes non seulement la plus belle femme de France, mais encore la plus forte tête du royaume? -- Jai à dire, reprit Marguerite, que je connais notre frère Charles. Je lai vu hier dans un de ces accès de frénésie dont chacun abrège sa vie de dix ans; jai à dire que ces accès se renouvellent, par malheur, bien souvent maintenant, ce qui fait que, selon toute probabilité, notre frère Charles na pas longtemps à vivre; jai à dire enfin que le roi de Pologne vient de mourir et quil est fort question délire en sa place un prince de la maison de France; jai à dire enfin que, lorsque les circonstances se présentent ainsi, ce nest point le moment dabandonner des alliés qui, au moment du combat, peuvent nous soutenir avec le concours dun peuple et lappui dun royaume. -- Et vous, sécria le duc, ne me faites-vous pas une trahison bien plus grande de préférer un étranger à votre frère? -- Expliquez-vous, François; en quoi et comment vous ai-je trahi? -- Vous avez demandé hier au roi la vie du roi de Navarre? -- Eh bien? demanda Marguerite avec une feinte naïveté. Le duc se leva précipitamment, fit deux ou trois fois le tour de la chambre dun air égaré, puis revint prendre la main de Marguerite. Cette main était raide et glacée. -- Adieu, ma soeur, dit-il; vous navez pas voulu me comprendre, ne vous en prenez donc quà vous des malheurs qui pourront vous arriver. Marguerite pâlit, mais demeura immobile à sa place. Elle vit sortir le duc dAlençon sans faire un signe pour le rappeler; mais à peine lavait-elle perdu de vue dans le corridor quil revint sur ses pas. -- Écoutez, Marguerite, dit-il, jai oublié de vous dire une chose: cest que demain, à pareille heure, le roi de Navarre sera mort. Marguerite poussa un cri; car cette idée quelle était linstrument dun assassinat lui causait une épouvante quelle ne pouvait surmonter. -- Et vous nempêcherez pas cette mort? dit-elle; vous ne sauverez pas votre meilleur et votre plus fidèle allié? -- Depuis hier, mon allié nest plus le roi de Navarre. -- Et qui est-ce donc, alors? -- Cest M. de Guise. En détruisant les huguenots, on a fait M. de Guise roi des catholiques. -- Et cest le fils de Henri II qui reconnaît pour son roi un duc de Lorraine! ... -- Vous êtes dans un mauvais jour, Marguerite, et vous ne comprenez rien. -- Javoue que je cherche en vain à lire dans votre pensée. -- Ma soeur, vous êtes daussi bonne maison que madame la princesse de Porcian, et Guise nest pas plus immortel que le roi de Navarre; eh bien, Marguerite, supposez maintenant trois choses, toutes trois possibles: la première, cest que Monsieur soit élu roi de Pologne; la seconde, cest que vous maimiez comme je vous aime; eh bien, je suis roi de France, et vous... et vous... reine des catholiques. Marguerite cacha sa tête dans ses mains, éblouie de la profondeur des vues de cet adolescent que personne à la cour nosait appeler une intelligence. -- Mais, demanda-t-elle après un moment de silence, vous nêtes donc pas jaloux de M. le duc de Guise comme vous lêtes du roi de Navarre? -- Ce qui est fait est fait, dit le duc dAlençon dune voix sourde; et si jai eu à être jaloux du duc de Guise, eh bien, je lai été. -- Il ny a quune seule chose qui puisse empêcher ce beau plan de réussir. -- Laquelle? -- Cest que je naime plus le duc de Guise. -- Et qui donc aimez-vous, alors? -- Personne. Le duc dAlençon regarda Marguerite avec létonnement dun homme qui, à son tour, ne comprend plus, et sortit de lappartement en poussant un soupir et en pressant de sa main glacée son front prêt à se fendre. Marguerite demeura seule et pensive. La situation commençait à se dessiner claire et précise à ses yeux; le roi avait laissé faire la Saint-Barthélemy, la reine Catherine et le duc de Guise lavaient faite. Le duc de Guise et le duc dAlençon allaient se réunir pour en tirer le meilleur parti possible. La mort du roi de Navarre était une conséquence naturelle de cette grande catastrophe. Le roi de Navarre mort, on semparait de son royaume. Marguerite restait donc veuve, sans trône, sans puissance, et nayant dautre perspective quun cloître où elle naurait pas même la triste douleur de pleurer son époux qui navait jamais été son mari. Elle en était là, lorsque la reine Catherine lui fit demander si elle ne voulait pas venir faire avec toute la cour un pèlerinage à laubépine du cimetière des Innocents. Le premier mouvement de Marguerite fut de refuser de faire partie de cette cavalcade. Mais la pensée que cette sortie lui fournirait peut-être loccasion dapprendre quelque chose de nouveau sur le sort du roi de Navarre la décida. Elle fit donc répondre que si on voulait lui tenir un cheval prêt, elle accompagnerait volontiers Leurs Majestés. Cinq minutes après, un page vint lui annoncer que, si elle voulait descendre, le cortège allait se mettre en marche. Marguerite fit de la main à Gillone un signe pour lui recommander le blessé et descendit. Le roi, la reine mère, Tavannes et les principaux catholiques étaient déjà à cheval. Marguerite jeta un coup doeil rapide sur ce groupe, qui se composait dune vingtaine de personnes à peu près: le roi de Navarre ny était point. Mais madame de Sauve y était; elle échangea un regard avec elle, et Marguerite comprit que la maîtresse de son mari avait quelque chose à lui dire. On se mit en route en gagnant la rue Saint-Honoré par la rue de lAstruce. À la vue du roi, de la reine Catherine et des principaux catholiques, le peuple sétait amassé, suivant le cortège comme un flot qui monte, criant: -- Vive le roi! vive la messe! mort aux huguenots! Ces cris étaient accompagnés de brandissements dépées rougies et darquebuses fumantes, qui indiquaient la part que chacun avait prise au sinistre événement qui venait de saccomplir. En arrivant à la hauteur de la rue des Prouvelles, on rencontra des hommes qui traînaient un cadavre sans tête. Cétait celui de lamiral. Ces hommes allaient le pendre par les pieds à Montfaucon. On entra dans le cimetière des Saints-Innocents par la porte qui souvrait en face de la rue des Chaps, aujourdhui celle des Déchargeurs. Le clergé, prévenu de la visite du roi et de celle de la reine mère, attendait Leurs Majestés pour les haranguer. Madame de Sauve profita du moment où Catherine écoutait le discours quon lui faisait pour sapprocher de la reine de Navarre et lui demander la permission de lui baiser sa main. Marguerite étendit le bras vers elle, madame de Sauve approcha ses lèvres de la main de la reine, et, en la baisant lui glissa un petit papier roulé dans la manche. Si rapide et si dissimulée queût été la retraite de madame de Sauve, Catherine sen était aperçue, elle se retourna au moment où sa dame dhonneur baisait la main de la reine. Les deux femmes virent ce regard qui pénétrait jusquà elles comme un éclair, mais toutes deux restèrent impassibles. Seulement madame de Sauve séloigna de Marguerite, et alla reprendre sa place près de Catherine. Lorsquelle eut répondu au discours qui venait de lui être adressé, Catherine fit du doigt, et en souriant, signe à la reine de Navarre de sapprocher delle. Marguerite obéit. -- Eh! ma fille! dit la reine mère dans son patois italien, vous avez donc de grandes amitiés avec madame de Sauve? Marguerite sourit, en donnant à son beau visage lexpression la plus amère quelle put trouver. -- Oui, ma mère, répondit-elle, le serpent est venu me mordre la main. -- Ah! ah! dit Catherine en souriant, vous êtes jalouse, je crois! -- Vous vous trompez, madame, répondit Marguerite. Je ne suis pas plus jalouse du roi de Navarre que le roi de Navarre nest amoureux de moi. Seulement je sais distinguer mes amis de mes ennemis. Jaime qui maime, et déteste qui me hait. Sans cela, madame, serais-je votre fille? Catherine sourit de manière à faire comprendre à Marguerite que, si elle avait eu quelque soupçon, ce soupçon était évanoui. Dailleurs, en ce moment, de nouveaux pèlerins attirèrent lattention de lauguste assemblée. Le duc de Guise arrivait escorté dune troupe de gentilshommes tout échauffés encore dun carnage récent. Ils escortaient une litière richement tapissée, qui sarrêta en face du roi. -- La duchesse de Nevers! sécria Charles IX. Çà, voyons! quelle vienne recevoir nos compliments, cette belle et rude catholique. Que ma-t-on dit, ma cousine, que, de votre propre fenêtre, vous avez giboyé aux huguenots, et que vous en avez tué un dun coup de pierre? La duchesse de Nevers rougit extrêmement. -- Sire, dit-elle à voix basse, en venant sagenouiller devant le roi, cest au contraire un catholique blessé que jai eu le bonheur de recueillir. -- Bien, bien, ma cousine! il y a deux façons de me servir: lune en exterminant mes ennemis, lautre en secourant mes amis. On fait ce quon peut, et je suis sûr que si vous eussiez pu davantage, vous leussiez fait. Pendant ce temps, le peuple, qui voyait la bonne harmonie qui régnait entre la maison de Lorraine et Charles IX, criait à tue- tête: -- Vive le roi! vive le duc de Guise! vive la messe! -- Revenez-vous au Louvre avec nous, Henriette? dit la reine mère à la belle duchesse. Marguerite toucha du coude son amie, qui comprit aussitôt ce signe, et qui répondit: -- Non pas, madame, à moins que Votre Majesté ne me lordonne, car jai affaire en ville avec Sa Majesté la reine de Navarre. -- Et quallez-vous faire ensemble? demanda Catherine. -- Voir des livres grecs très rares et très curieux quon a trouvés chez un vieux pasteur protestant, et quon a transportés à la tour Saint-Jacques-la-Boucherie, répondit Marguerite. -- Vous feriez mieux daller voir jeter les derniers huguenots du haut du pont des Meuniers dans la Seine, dit Charles IX. Cest la place des bons Français. -- Nous irons, sil plaît à Votre Majesté, répondit la duchesse de Nevers. Catherine jeta un regard de défiance sur les deux jeunes femmes. Marguerite, aux aguets, lintercepta, et se tournant et retournant aussitôt dun air fort préoccupé, elle regarda avec inquiétude autour delle. Cette inquiétude, feinte ou réelle, néchappa point à Catherine. -- Que cherchez-vous? -- Je cherche... Je ne vois plus..., dit-elle. -- Que cherchez-vous? qui ne voyez-vous plus? -- La Sauve, dit Marguerite. Serait-elle retournée au Louvre? -- Quand je te disais que tu étais jalouse! dit Catherine à loreille de sa fille. _O bestia! ... _Allons, allons, Henriette! continua-t-elle en haussant les épaules, emmenez la reine de Navarre. Marguerite feignit encore de regarder autour delle, puis, se penchant à son tour à loreille de son amie: -- Emmène-moi vite, lui dit-elle. Jai des choses de la plus haute importance à te dire. La duchesse fit une révérence à Charles IX et à Catherine, puis sinclinant devant la reine de Navarre: -- Votre Majesté daignera-t-elle monter dans ma litière? dit-elle. -- Volontiers. Seulement vous serez obligée de me faire reconduire au Louvre. -- Ma litière, comme mes gens, comme moi-même, répondit la duchesse, sont aux ordres de Votre Majesté. La reine Marguerite monta dans la litière, et, sur un signe quelle lui fit, la duchesse de Nevers monta à son tour et prit respectueusement place sur le devant. Catherine et ses gentilshommes retournèrent au Louvre en suivant le même chemin quils avaient pris pour venir. Seulement, pendant toute la route, on vit la reine mère parler sans relâche à loreille du roi, en lui désignant plusieurs fois madame de Sauve. Et à chaque fois le roi riait, comme riait Charles IX, cest-à- dire dun rire plus sinistre quune menace. Quant à Marguerite, une fois quelle eut senti la litière se mettre en mouvement, et quelle neut plus à craindre la perçante investigation de Catherine, elle tira vivement de sa manche le billet de madame de Sauve et lut les mots suivants: «Jai reçu lordre de faire remettre ce soir au roi de Navarre deux clefs: lune est celle de la chambre dans laquelle il est enfermé, lautre est celle de la mienne. Une fois quil sera entré chez moi, il mest enjoint de ly garder jusquà six heures du matin. «Que Votre Majesté réfléchisse, que Votre Majesté décide, que Votre Majesté ne compte ma vie pour rien.» -- Il ny a plus de doute, murmura Marguerite, et la pauvre femme est linstrument dont on veut se servir pour nous perdre tous. Mais nous verrons si de la reine Margot, comme dit mon frère Charles, on fait si facilement une religieuse. -- De qui donc est cette lettre? demanda la duchesse de Nevers en montrant le papier que Marguerite venait de lire et de relire avec une si grande attention. -- Ah! duchesse! jai bien des choses à te dire, répondit Marguerite en déchirant le billet en mille et mille morceaux. XII Les confidences -- Et, dabord, où allons-nous? demanda Marguerite. Ce nest pas au pont des Meuniers, jimagine?... Jai vu assez de tueries comme cela depuis hier, ma pauvre Henriette! -- Jai pris la liberté de conduire Votre Majesté... -- Dabord, et avant toute chose, Ma Majesté te prie doublier sa majesté... Tu me conduisais donc... -- À lhôtel de Guise, à moins que vous nen décidiez autrement. -- Non pas! non pas, Henriette! allons chez toi; le duc de Guise ny est pas, ton mari ny est pas? -- Oh! non! sécria la duchesse avec une joie qui fit étinceler ses beaux yeux couleur démeraude; non! ni mon beau-frère, ni mon mari, ni personne! Je suis libre, libre comme lair, comme loiseau, comme le nuage... Libre, ma reine, entendez-vous? Comprenez-vous ce quil y a de bonheur dans ce mot: libre?... Je vais, je viens, je commande! Ah! pauvre reine! vous nêtes pas libre, vous! aussi vous soupirez... -- Tu vas, tu viens, tu commandes! Est-ce donc tout? Et ta liberté ne sert-elle quà cela? Voyons, tu es bien joyeuse pour nêtre que libre. -- Votre Majesté ma promis dentamer les confidences. -- Encore Ma Majesté; voyons, nous nous fâcherons, Henriette; as- tu donc oublié nos conventions? -- Non, votre respectueuse servante devant le monde, ta folle confidente dans le tête-à-tête. Nest-ce pas cela, madame, nest- ce pas cela, Marguerite? -- Oui, oui! dit la reine en souriant. -- Ni rivalités de maisons, ni perfidies damour; tout bien, tout bon, tout franc; une alliance enfin offensive et défensive, dans le seul but de rencontrer et de saisir au vol, si nous le rencontrons, cet éphémère quon nomme le bonheur. -- Bien, ma duchesse! cest cela; et pour renouveler le pacte, embrasse-moi. Et les deux charmantes têtes, lune pâle et voilée de mélancolie, lautre rosée, blonde et rieuse se rapprochèrent gracieusement et unirent leurs lèvres comme elles avaient uni leurs pensées. -- Donc il y a du nouveau? demanda la duchesse en fixant sur Marguerite un regard avide et curieux. -- Tout nest-il pas nouveau depuis deux jours? -- Oh! je parle damour et non de politique, moi. Quand nous aurons lâge de dame Catherine, ta mère, nous en ferons, de la politique. Mais nous avons vingt ans, ma belle reine, parlons dautre chose. Voyons, serais-tu mariée pour tout de bon? -- À qui? dit Marguerite en riant. -- Ah! tu me rassures, en vérité. -- Eh bien, Henriette, ce qui te rassure mépouvante. Duchesse, il faut que je sois mariée. -- Quand cela? -- Demain. -- Ah! bah! vraiment! Pauvre amie! Et cest nécessaire? -- Absolument. -- Mordi! comme dit quelquun de ma connaissance, voilà qui est fort triste. -- Tu connais quelquun qui dit: Mordi? demanda en riant Marguerite. -- Oui. -- Et quel est ce quelquun? -- Tu minterroges toujours, quand cest à toi de parler. Achève, et je commencerai. -- En deux mots, voici: le roi de Navarre est amoureux et ne veut pas de moi. Je ne suis pas amoureuse; mais je ne veux pas de lui. Cependant il faudrait que nous changeassions didée lun et lautre, ou que nous eussions lair den changer dici à demain. -- Eh bien, change, toi! et tu peux être sûre quil changera, lui! -- Justement, voilà limpossible; car je suis moins disposée à changer que jamais. -- À légard de ton mari seulement, jespère! -- Henriette, jai un scrupule. -- Un scrupule de quoi? -- De religion. Fais-tu une différence entre les huguenots et les catholiques? -- En politique? -- Oui. -- Sans doute. -- Mais en amour? -- Ma chère amie, nous autres femmes, nous sommes tellement païennes, quen fait de sectes nous les admettons toutes, quen fait de dieux nous en reconnaissons plusieurs. -- En un seul, nest-ce pas? -- Oui, dit la duchesse, avec un regard étincelant de paganisme; oui, celui qui sappelle Éros, Cupido, Amor; oui, celui qui a un carquois, un bandeau et des ailes... Mordi! vive la dévotion! -- Cependant tu as une manière de prier qui est exclusive; tu jettes des pierres sur la tête des huguenots. -- Faisons bien et laissons dire... Ah! Marguerite, comme les meilleures idées, comme les plus belles actions se travestissent en passant par la bouche du vulgaire! -- Le vulgaire! ... Mais cest mon frère Charles qui te félicitait, ce me semble? -- Ton frère Charles, Marguerite, est un grand chasseur qui sonne du cor toute la journée, ce qui le rend fort maigre... Je récuse donc jusquà ses compliments. Dailleurs, je lui ai répondu, à ton frère Charles... Nas-tu pas entendu ma réponse? -- Non, tu parlais si bas! -- Tant mieux, jaurai plus de nouveau à tapprendre. Çà! la fin de ta confidence, Marguerite? -- Cest que... cest que... -- Eh bien? -- Cest que, dit la reine en riant, si la pierre dont parlait mon frère Charles était historique, je mabstiendrais. -- Bon! sécria Henriette, tu as choisi un huguenot. Eh bien, sois tranquille! pour rassurer ta conscience, je te promets den choisir un à la première occasion. -- Ah! il paraît que cette fois tu as pris un catholique? -- Mordi! reprit la duchesse. -- Bien, bien! je comprends. -- Et comment est-il notre huguenot? -- Je ne lai pas choisi; ce jeune homme ne mest rien, et ne me sera probablement jamais rien. -- Mais enfin, comment est-il? cela ne tempêche pas de me le dire, tu sais combien je suis curieuse. -- Un pauvre jeune homme beau comme le Nisus de Benvenuto Cellini, et qui sest venu réfugier dans mon appartement. -- Oh! oh! ... et tu ne lavais pas un peu convoqué? -- Pauvre garçon! ne ris donc pas ainsi, Henriette, car en ce moment il est encore entre la vie et la mort. -- Il est donc malade? -- Il est grièvement blessé. -- Mais cest très gênant, un huguenot blessé! surtout dans des jours comme ceux où nous nous trouvons; et quen fais-tu de ce huguenot blessé qui ne test rien et ne te sera jamais rien? -- Il est dans mon cabinet; je le cache et je veux le sauver. -- Il est beau, il est jeune, il est blessé. Tu le caches dans ton cabinet, tu veux le sauver; ce huguenot-là sera bien ingrat sil nest pas trop reconnaissant! -- Il lest déjà, jen ai bien peur... plus que je ne le désirerais. -- Et il tintéresse... ce pauvre jeune homme? -- Par humanité... seulement. -- Ah! lhumanité, ma pauvre reine! cest toujours cette vertu-là qui nous perd, nous autres femmes! -- Oui, et tu comprends: comme dun moment à lautre le roi, le duc dAlençon, ma mère, mon mari même... peuvent entrer dans mon appartement... -- Tu veux me prier de te garder ton petit huguenot, nest-ce pas, tant quil sera malade, à la condition de te le rendre quand il sera guéri? -- Rieuse! dit Marguerite. Non, je te jure que je ne prépare pas les choses de si loin. Seulement, si tu pouvais trouver un moyen de cacher le pauvre garçon; si tu pouvais lui conserver la vie que je lui ai sauvée; eh bien, je tavoue que je ten serais véritablement reconnaissante! Tu es libre à lhôtel de Guise, tu nas ni beau-frère, ni mari qui tespionne ou qui te contraigne, et de plus derrière ta chambre, où personne, chère Henriette, na heureusement pour toi le droit dentrer, un grand cabinet pareil au mien. Eh bien, prête-moi ce cabinet pour mon huguenot; quand il sera guéri tu lui ouvriras la cage et loiseau senvolera. -- Il ny a quune difficulté, chère reine, cest que la cage est occupée. -- Comment! tu as donc aussi sauvé quelquun, toi? -- Cest justement ce que jai répondu à ton frère. -- Ah! je comprends; voilà pourquoi tu parlais si bas que je ne tai pas entendue. -- Écoute, Marguerite, cest une histoire admirable, non moins belle, non moins poétique que la tienne. Après tavoir laissé six de mes gardes, jétais montée avec les six autres à lhôtel de Guise, et je regardais piller et brûler une maison qui nest séparée de lhôtel de mon frère que par la rue des Quatre-Fils, quand tout à coup jentends crier des femmes et jurer des hommes. Je mavance sur le balcon et je vois dabord une épée dont le feu semblait éclairer toute la scène à elle seule. Jadmire cette lame furieuse: jaime les belles choses, moi! ... puis je cherche naturellement à distinguer le bras qui la faisait mouvoir, et le corps auquel ce bras appartenait. Au milieu des coups, des cris, je distingue enfin lhomme, et je vois... un héros, un Ajax Télamon; jentends une voix, une voix de stentor. Je menthousiasme, je demeure toute palpitante, tressaillant à chaque coup dont il était menacé, à chaque botte quil portait; ça été une émotion dun quart dheure, vois-tu, ma reine, comme je nen avais jamais éprouvé, comme javais cru quil nen existait pas. Aussi jétais là, haletante, suspendue, muette, quand tout à coup mon héros a disparu. -- Comment cela? -- Sous une pierre que lui a jetée une vieille femme; alors, comme Cyrus, jai retrouvé la voix, jai crié: À laide, au secours! Nos gardes sont venus, lont pris, lont relevé, et enfin lont transporté dans la chambre que tu me demandes pour ton protégé. -- Hélas! je comprends dautant mieux cette histoire, chère Henriette, dit Marguerite, que cette histoire est presque la mienne. -- Avec cette différence, ma reine, que servant mon roi et ma religion, je nai point besoin de renvoyer M. Annibal de Coconnas. -- Il sappelle Annibal de Coconnas? reprit Marguerite en éclatant de rire. -- Cest un terrible nom, nest-ce pas, dit Henriette. Eh bien, celui qui le porte en est digne. Quel champion, mordi! et que de sang il a fait couler! Mets ton masque, ma reine, nous voici à lhôtel. -- Pourquoi donc mettre mon masque? -- Parce que je veux te montrer mon héros. -- Il est beau? -- Il ma semblé magnifique pendant ses batailles. Il est vrai que cétait la nuit à la lueur des flammes. Ce matin, à la lumière du jour, il ma paru perdre un peu, je lavoue. Cependant je crois que tu en seras contente. -- Alors, mon protégé est refusé à lhôtel de Guise; jen suis fâchée, car cest le dernier endroit où lon viendrait chercher un huguenot. -- Pas le moins du monde, je le ferai apporter ici ce soir; lun couchera dans le coin à droite, lautre dans le coin à gauche. -- Mais sils se reconnaissent lun pour protestant, lautre pour catholique, ils vont se dévorer. -- Oh! il ny a pas de danger. M. de Coconnas a reçu dans la figure un coup qui fait quil ny voit presque pas clair; ton huguenot a reçu dans la poitrine un coup qui fait quil ne peut presque pas remuer... Et puis, dailleurs, tu lui recommanderas de garder le silence à lendroit de la religion, et tout ira à merveille. -- Allons, soit! -- Entrons, cest conclu. -- Merci, dit Marguerite en serrant la main de son amie. -- Ici, madame, vous redevenez Majesté, dit la duchesse de Nevers; permettez-moi donc de vous faire les honneurs de lhôtel de Guise, comme ils doivent être faits à la reine de Navarre. Et la duchesse, descendant de sa litière, mit presque un genou en terre pour aider Marguerite à descendre à son tour; puis lui montrant de la main la porte de lhôtel gardée par deux sentinelles, arquebuse à la main, elle suivit à quelques pas la reine, qui marcha majestueusement précédant la duchesse, qui garda son humble attitude tant quelle put être vue. Arrivée à sa chambre, la duchesse ferma sa porte; et appelant sa camériste, Sicilienne des plus alertes: -- Mica, lui dit-elle en italien, comment va M. le comte? -- Mais de mieux en mieux, répondit celle-ci. -- Et que fait-il? -- En ce moment, je crois, madame, quil prend quelque chose. -- Bien! dit Marguerite, si lappétit revient, cest bon signe. -- Ah! cest vrai! joubliais que tu es une élève dAmbroise Paré. Allez, Mica. -- Tu la renvoies? -- Oui, pour quelle veille sur nous. Mica sortit. -- Maintenant, dit la duchesse, veux-tu entrer chez lui, veux-tu que je le fasse venir? -- Ni lun, ni lautre; je voudrais le voir sans être vue. -- Que timporte, puisque tu as ton masque? -- Il peut me reconnaître à mes cheveux, à mes mains, à un bijou. -- Oh! comme elle est prudente depuis quelle est mariée, ma belle reine! Marguerite sourit. -- Eh bien, mais je ne vois quun moyen, continua la duchesse. -- Lequel? -- Cest de le regarder par le trou de la serrure. -- Soit! conduis-moi! La duchesse prit Marguerite par la main, la conduisit à une porte sur laquelle retombait une tapisserie, sinclina sur un genou et approcha son oeil de louverture que laissait la clef absente. -- Justement, dit-elle, il est à table et a le visage tourné de notre côté. Viens. La reine Marguerite prit la place de son amie et approcha à son tour son oeil du trou de la serrure. Coconnas, comme lavait dit la duchesse, était assis à une table admirablement servie, et à laquelle ses blessures ne lempêchaient pas de faire honneur. -- Ah! mon Dieu! sécria Marguerite en se reculant. -- Quoi donc? demanda la duchesse étonnée. -- Impossible! Non! Si! Oh! sur mon âme! cest lui-même. -- Qui, lui-même? -- Chut! dit Marguerite en se relevant et en saisissant la main de la duchesse, celui qui voulait tuer mon huguenot, qui la poursuivi jusque dans ma chambre, qui la frappé jusque dans mes bras! Oh! Henriette, quel bonheur quil ne mait pas aperçue! -- Eh bien, alors! puisque tu las vu à loeuvre, nest-ce pas quil était beau? -- Je ne sais, dit Marguerite, car je regardais celui quil poursuivait. -- Et celui quil poursuivait sappelle? -- Tu ne prononceras pas son nom devant lui? -- Non, je te le promets. -- Lerac de la Mole. -- Et comment le trouves-tu maintenant? -- M. de La Mole? -- Non, M. de Coconnas. -- Ma foi, dit Marguerite, javoue que je lui trouve... Elle sarrêta. -- Allons, allons, dit la duchesse, je vois que tu lui en veux de la blessure quil a faite à ton huguenot. -- Mais il me semble, dit Marguerite en riant, que mon huguenot ne lui doit rien, et que la balafre avec laquelle il lui a souligné loeil... -- Ils sont quittes, alors, et nous pouvons les raccommoder. Envoie-moi ton blessé. -- Non, pas encore; plus tard. -- Quand cela? -- Quand tu auras prêté au tien une autre chambre. -- Laquelle donc? Marguerite regarda son amie, qui, après un moment de silence, la regarda aussi et se mit à rire. -- Eh bien, soit! dit la duchesse. Ainsi donc, alliance plus que jamais? -- Amitié sincère toujours, répondit la reine. -- Et le mot dordre, le signe de reconnaissance, si nous avons besoin lune de lautre? -- Le triple nom de ton triple dieu: _Éros-Cupido-Amor_. Et les deux femmes se quittèrent après sêtre embrassées pour la seconde fois et sêtre serré la main pour la vingtième fois. XIII Comme il y a des clefs qui ouvrent les portes auxquelles elles ne sont pas destinées La reine de Navarre, en rentrant au Louvre, trouva Gillonne dans une grande émotion. Madame de Sauve était venue en son absence. Elle avait apporté une clef que lui avait fait passer la reine mère. Cette clef était celle de la chambre où était renfermé Henri. Il était évident que la reine mère avait besoin, pour un dessein quelconque, que le Béarnais passât cette nuit chez madame de Sauve. Marguerite prit la clef, la tourna et la retourna entre ses mains. Elle se fit rendre compte des moindres paroles de madame de Sauve, les pesa lettre par lettre dans son esprit, et crut avoir compris le projet de Catherine. Elle prit une plume, de lencre et écrivit sur son papier: «Au lieu daller ce soir chez madame de Sauve, venez chez la reine de Navarre. MARGUERITE.» Puis elle roula le papier, lintroduisit dans le trou de la clef et ordonna à Gillonne, dès que la nuit serait venue, daller glisser cette clef sous la porte du prisonnier. Ce premier soin accompli, Marguerite pensa au pauvre blessé; elle ferma toutes les portes, entra dans le cabinet, et, à son grand étonnement, elle trouva La Mole revêtu de ses habits encore tout déchirés et tout tachés de sang. En la voyant, il essaya de se lever; mais, chancelant encore, il ne put se tenir debout et retomba sur le canapé dont on avait fait un lit. -- Mais quarrive-t-il donc, monsieur? demanda Marguerite, et pourquoi suivez-vous si mal les ordonnances de votre médecin? Je vous avais recommandé le repos, et voilà quau lieu de mobéir vous faites tout le contraire de ce que jai ordonné! -- Oh! madame, dit Gillonne, ce nest point ma faute. Jai prié, supplié monsieur le comte de ne point faire cette folie, mais il ma déclaré que rien ne le retiendrait plus longtemps au Louvre. -- Quitter le Louvre! dit Marguerite en regardant avec étonnement le jeune homme, qui baissait les yeux; mais cest impossible. Vous ne pouvez pas marcher; vous êtes pâle et sans force, on voit trembler vos genoux. Ce matin, votre blessure de lépaule a saigné encore. -- Madame, répondit le jeune homme, autant jai rendu grâce à Votre Majesté de mavoir donné asile hier au soir, autant je la supplie de vouloir bien me permettre de partir aujourdhui. -- Mais, dit Marguerite étonnée, je ne sais comment qualifier une si folle résolution: cest pire que de lingratitude. -- Oh! madame! sécria La Mole en joignant les mains, croyez que, loin dêtre ingrat, il y a dans mon coeur un sentiment de reconnaissance qui durera toute ma vie. -- Il ne durera pas longtemps, alors! dit Marguerite émue à cet accent, qui ne laissait pas de doute sur la sincérité des paroles; car, ou vos blessures se rouvriront et vous mourrez de la perte du sang, ou lon vous reconnaîtra comme huguenot et vous ne ferez pas cent pas dans la rue sans quon vous achève. -- Il faut pourtant que je quitte le Louvre, murmura La Mole. -- Il faut! dit Marguerite en le regardant de son regard limpide et profond; puis pâlissant légèrement: Oh, oui! je comprends! dit- elle, pardon, monsieur! Il y a sans doute, hors du Louvre, une personne à qui votre absence donne de cruelles inquiétudes. Cest juste, monsieur de la Mole, cest naturel, et je comprends cela. Que ne lavez-vous dit tout de suite, ou plutôt comment ny ai-je pas songé moi-même! Cest un devoir, quand on exerce lhospitalité, de protéger les affections de son hôte comme on panse des blessures, et de soigner lâme comme on soigne le corps. -- Hélas! madame, répondit La Mole, vous vous trompez étrangement. Je suis presque seul au monde et tout à fait seul à Paris, où personne ne me connaît. Mon assassin est le premier homme à qui jaie parlé dans cette ville, et Votre Majesté est la première femme qui my ait adressé la parole. -- Alors, dit Marguerite surprise, pourquoi voulez-vous donc vous en aller? -- Parce que, dit La Mole, la nuit passée, Votre Majesté na pris aucun repos, et que cette nuit... Marguerite rougit. -- Gillonne, dit-elle, voici la nuit venue, je crois quil est temps que tu ailles porter la clef. Gillonne sourit et se retira. -- Mais, continua Marguerite, si vous êtes seul à Paris, sans amis, comment ferez-vous? -- Madame, jen aurai beaucoup; car, tandis que jétais poursuivi, jai pensé à ma mère, qui était catholique; il ma semblé que je la voyais glisser devant moi sur le chemin du Louvre, une croix à la main, et jai fait voeu, si Dieu me conservait la vie, dembrasser la religion de ma mère. Dieu a fait plus que de me conserver la vie, madame; il ma envoyé un de ses anges pour me la faire aimer. -- Mais vous ne pourrez marcher; avant davoir fait cent pas vous tomberez évanoui. -- Madame, je me suis essayé aujourdhui dans le cabinet; je marche lentement et avec souffrance, cest vrai; mais que jaille seulement jusquà la place du Louvre; une fois dehors, il arrivera ce quil pourra. Marguerite appuya sa tête sur sa main et réfléchit profondément. -- Et le roi de Navarre, dit-elle avec intention, vous ne men parlez plus. En changeant de religion, avez-vous donc perdu le désir dentrer à son service? -- Madame, répondit La Mole en pâlissant, vous venez de toucher à la véritable cause de mon départ... Je sais que le roi de Navarre court les plus grands dangers et que tout le crédit de Votre Majesté comme fille de France suffira à peine à sauver sa tête. -- Comment, monsieur? demanda Marguerite; que voulez-vous dire et de quels dangers me parlez-vous? -- Madame, répondit La Mole en hésitant, on entend tout du cabinet où je suis placé. -- Cest vrai, murmura Marguerite pour elle seule, M. de Guise me lavait déjà dit. Puis tout haut: -- Eh bien, ajouta-t-elle, quavez-vous donc entendu? -- Mais dabord la conversation que Votre Majesté a eue ce matin avec son frère. -- Avec François? sécria Marguerite en rougissant. -- Avec le duc dAlençon, oui, madame; puis ensuite, après votre départ, celle de mademoiselle Gillonne avec madame de Sauve. -- Et ce sont ces deux conversations...? -- Oui, madame. Mariée depuis huit jours à peine, vous aimez votre époux. Votre époux viendra à son tour comme sont venus M. le duc dAlençon et madame de Sauve. Il vous entretiendra de ses secrets. Eh bien, je ne dois pas les entendre; je serais indiscret... et je ne puis pas... je ne dois pas... surtout je ne veux pas lêtre! Au ton que La Mole mit à prononcer ces derniers mots, au trouble de sa voix, à lembarras de sa contenance, Marguerite fut illuminée dune révélation subite. -- Ah! dit-elle, vous avez entendu de ce cabinet tout ce qui a été dit dans cette chambre jusquà présent? -- Oui, madame. Ces mots furent soupirés à peine. -- Et vous voulez partir cette nuit, ce soir, pour nen pas entendre davantage? -- À linstant même, madame! sil plaît à Votre Majesté de me le permettre. -- Pauvre enfant! dit Marguerite avec un singulier accent de douce pitié. Étonné dune réponse si douce lorsquil sattendait à quelque brusque riposte, La Mole leva timidement la tête; son regard rencontra celui de Marguerite et demeura rivé comme par une puissance magnétique sur le limpide et profond regard de la reine. -- Vous vous sentez donc incapable de garder un secret, monsieur de la Mole? dit doucement Marguerite, qui, penchée sur le dossier de son siège, à moitié cachée par lombre dune tapisserie épaisse, jouissait du bonheur de lire couramment dans cette âme en restant impénétrable elle-même. -- Madame, dit La Mole, je suis une misérable nature, je me défie de moi même, et le bonheur dautrui me fait mal. -- Le bonheur de qui? dit Marguerite en souriant; ah! oui, le bonheur du roi de Navarre! Pauvre Henri! -- Vous voyez bien quil est heureux, madame! sécria vivement La Mole. -- Heureux?... -- Oui, puisque Votre Majesté le plaint. Marguerite chiffonnait la soie de son aumônière et en effilait les torsades dor. -- Ainsi, vous refusez de voir le roi de Navarre, dit-elle, cest arrêté, cest décidé dans votre esprit? -- Je crains dimportuner Sa Majesté en ce moment. -- Mais le duc dAlençon, mon frère? -- Oh! madame, sécria La Mole, M. le duc dAlençon! non, non; moins encore M. le duc dAlençon que le roi de Navarre. -- Parce que...? demanda Marguerite émue au point de trembler en parlant. -- Parce que, quoique déjà trop mauvais huguenot pour être serviteur bien dévoué de Sa Majesté le roi de Navarre, je ne suis pas encore assez bon catholique pour être des amis de M. dAlençon et de M. de Guise. Cette fois, ce fut Marguerite qui baissa les yeux et qui sentit le coup vibrer au plus profond de son coeur; elle neût pas su dire si le mot de La Mole était pour elle caressant ou douloureux. En ce moment Gillonne rentra. Marguerite linterrogea dun coup doeil. La réponse de Gillonne, renfermée aussi dans un regard, fut affirmative. Elle était parvenue à faire passer la clef au roi de Navarre. Marguerite ramena ses yeux sur La Mole, qui demeurait devant elle indécis, la tête penchée sur sa poitrine, et pâle comme lest un homme qui souffre à la fois du corps et de lâme. -- Monsieur de la Mole est fier, dit-elle, et jhésite à lui faire une proposition quil refusera sans doute. La Mole se leva, fit un pas vers Marguerite et voulut sincliner devant elle en signe quil était à ses ordres; mais une douleur profonde, aiguë, brûlante, vint tirer des larmes de ses yeux, et, sentant quil allait tomber, il saisit une tapisserie, à laquelle il se soutint. -- Voyez-vous, sécria Marguerite en courant à lui et en le retenant dans ses bras, voyez-vous, monsieur, que vous avez encore besoin de moi! Un mouvement à peine sensible agita les lèvres de La Mole. -- Oh! oui! murmura-t-il, comme de lair que je respire, comme du jour que je vois! En ce moment trois coups retentirent, frappés à la porte de Marguerite. -- Entendez-vous, madame? dit Gillonne effrayée. -- Déjà! murmura Marguerite. -- Faut-il ouvrir? -- Attends. Cest le roi de Navarre peut-être. -- Oh! madame! sécria La Mole rendu fort par ces quelques mots, que la reine avait cependant prononcés à voix si basse quelle espérait que Gillonne seule les aurait entendus; madame! je vous en supplie à genoux, faites-moi sortir, oui, mort ou vif, madame! Ayez pitié de moi! Oh! vous ne me répondez pas. Eh bien, je vais parler et, quand jaurai parlé, vous me chasserez, je lespère. -- Taisez-vous, malheureux! dit Marguerite, qui ressentait un charme infini à écouter les reproches du jeune homme; taisez-vous donc! -- Madame, reprit La Mole, qui ne trouvait pas sans doute dans laccent de Marguerite cette rigueur à laquelle il sattendait; madame, je vous le répète, on entend tout de ce cabinet. Oh! ne me faites pas mourir dune mort que les bourreaux les plus cruels noseraient inventer. -- Silence! silence! dit Marguerite. -- Oh! madame, vous êtes sans pitié; vous ne voulez rien écouter, vous ne voulez rien entendre. Mais comprenez donc que je vous aime... -- Silence donc, puisque je vous le dis! interrompit Marguerite en appuyant sa main tiède et parfumée sur la bouche du jeune homme, qui la saisit entre ses deux mains et lappuya contre ses lèvres. -- Mais..., murmura La Mole. -- Mais taisez-vous donc, enfant! Quest-ce donc que ce rebelle qui ne veut pas obéir à sa reine? Puis, sélançant hors du cabinet, elle referma la porte, et sadossant à la muraille en comprimant avec sa main tremblante les battements de son coeur: -- Ouvre, Gillonne! dit-elle. Gillonne sortit de la chambre, et, un instant après, la tête fine, spirituelle et un peu inquiète du roi de Navarre souleva la tapisserie. -- Vous mavez mandé, madame? dit le roi de Navarre à Marguerite. -- Oui, monsieur. Votre Majesté a reçu ma lettre? -- Et non sans quelque étonnement, je lavoue, dit Henri en regardant autour de lui avec une défiance bientôt évanouie. -- Et non sans quelque inquiétude, nest-ce pas, monsieur? ajouta Marguerite. -- Je vous lavouerai, madame. Cependant, tout entouré que je suis dennemis acharnés et damis plus dangereux encore peut-être que mes ennemis, je me suis rappelé quun soir javais vu rayonner dans vos yeux le sentiment de la générosité: cétait le soir de nos noces; quun autre jour jy avais vu briller létoile du courage, et, cet autre jour, cétait hier, jour fixé pour ma mort. -- Eh bien, monsieur? dit Marguerite en souriant, tandis que Henri semblait vouloir lire jusquau fond de son coeur. -- Eh bien, madame, en songeant à tout cela je me suis dit à linstant même, en lisant votre billet qui me disait de venir: Sans amis, comme il est, prisonnier, désarmé, le roi de Navarre na quun moyen de mourir avec éclat, dune mort quenregistre lhistoire, cest de mourir trahi par sa femme, et je suis venu. -- Sire, répondit Marguerite, vous changerez de langage quand vous saurez que tout ce qui se fait en ce moment est louvrage dune personne qui vous aime... et que vous aimez. Henri recula presque à ces paroles et son oeil gris et perçant interrogea sous son sourcil noir la reine avec curiosité. -- Oh! rassurez-vous, Sire! dit la reine en souriant; cette personne, je nai pas la prétention de dire que ce soit moi! -- Mais cependant, madame, dit Henri, cest vous qui mavez fait tenir cette clef: cette écriture, cest la vôtre. -- Cette écriture est la mienne, je lavoue, ce billet vient de moi, je ne le nie pas. Quant à cette clef, cest autre chose. Quil vous suffise de savoir quelle a passé entre les mains de quatre femmes avant darriver jusquà vous. -- De quatre femmes! sécria Henri avec étonnement. -- Oui, entre les mains de quatre femmes, dit Marguerite; entre les mains de la reine mère, entre les mains de madame de Sauve, entre les mains de Gillonne, et entre les miennes. Henri se mit à méditer cette énigme. -- Parlons raison maintenant, monsieur, dit Marguerite, et surtout parlons franc. Est-il vrai, comme cest aujourdhui le bruit public, que Votre Majesté consente à abjurer? -- Ce bruit public se trompe, madame, je nai pas encore consenti. -- Mais vous êtes décidé, cependant. -- Cest-à-dire, je me consulte. Que voulez-vous? quand on a vingt ans et quon est à peu près roi, ventre-saint-gris! il y a des choses qui valent bien une messe. -- Et entre autres choses la vie, nest-ce pas? Henri ne put réprimer un léger sourire. -- Vous ne me dites pas toute votre pensée, Sire! dit Marguerite. -- Je fais des réserves pour mes alliés, madame; car, vous le savez, nous ne sommes encore qualliés: si vous étiez à la fois mon alliée... et... -- Et votre femme, nest-ce pas, Sire? -- Ma foi, oui... et ma femme. -- Alors? -- Alors, peut-être serait-ce différent; et peut-être tiendrais-je à rester roi des huguenots, comme ils disent... Maintenant, il faut que je me contente de vivre. Marguerite regarda Henri dun air si étrange quil eût éveillé les soupçons dun esprit moins délié que ne létait celui du roi de Navarre. -- Et êtes-vous sûr, au moins, darriver à ce résultat? dit-elle. -- Mais à peu près, dit Henri; vous savez quen ce monde, madame, on nest jamais sûr de rien. -- Il est vrai, reprit Marguerite, que Votre Majesté annonce tant de modération et professe tant de désintéressement, quaprès avoir renoncé à sa couronne, après avoir renoncé à sa religion, elle renoncera probablement, on en a lespoir du moins, à son alliance avec une fille de France. Ces mots portaient avec eux une si profonde signification que Henri en frissonna malgré lui. Mais domptant cette émotion avec la rapidité de léclair: -- Daignez vous souvenir, madame, quen ce moment je nai point mon libre arbitre. Je ferai donc ce que mordonnera le roi de France. Quant à moi, si lon me consultait le moins du monde dans cette question où il ne va de rien moins que de mon trône, de mon bonheur et de ma vie, plutôt que dasseoir mon avenir sur les droits que me donne notre mariage forcé, jaimerais mieux mensevelir chasseur dans quelque château, pénitent dans quelque cloître. Ce calme résigné à sa situation, cette renonciation aux choses de ce monde, effrayèrent Marguerite. Elle pensa que peut-être cette rupture de mariage était convenue entre Charles IX, Catherine et le roi de Navarre. Pourquoi, elle aussi, ne la prendrait-on pas pour dupe ou pour victime? Parce quelle était soeur de lun et fille de lautre? Lexpérience lui avait appris que ce nétait point là une raison sur laquelle elle pût fonder sa sécurité. Lambition donc mordit au coeur la jeune femme ou plutôt la jeune reine, trop au-dessus des faiblesses vulgaires pour se laisser entraîner à un dépit damour-propre: chez toute femme, même médiocre, lorsquelle aime, lamour na point de ces misères, car lamour véritable est aussi une ambition. -- Votre Majesté, dit Marguerite avec une sorte de dédain railleur, na pas grande confiance, ce me semble, dans létoile qui rayonne au-dessus du front de chaque roi? -- Ah! dit Henri, cest que jai beau chercher la mienne en ce moment, je ne puis la voir, cachée quelle est dans lorage qui gronde sur moi à cette heure. -- Et si le souffle dune femme écartait cet orage, et faisait cette étoile aussi brillante que jamais? -- Cest bien difficile, dit Henri. -- Niez-vous lexistence de cette femme, monsieur? -- Non, seulement je nie son pouvoir. -- Vous voulez dire sa volonté? -- Jai dit son pouvoir, et je répète le mot. La femme nest réellement puissante que lorsque lamour et lintérêt sont réunis chez elle à un degré égal; et si lun de ces deux sentiments la préoccupe seule, comme Achille elle est vulnérable. Or, cette femme, si je ne mabuse, je ne puis pas compter sur son amour. Marguerite se tut. -- Écoutez, continua Henri; au dernier tintement de la cloche de Saint-Germain-lAuxerrois, vous avez dû songer à reconquérir votre liberté quon avait mise en gage pour détruire ceux de mon parti. Moi, jai dû songer à sauver ma vie. Cétait le plus pressé. Nous y perdons la Navarre, je le sais bien; mais cest peu de chose que la Navarre en comparaison de la liberté qui vous est rendue de pouvoir parler haut dans votre chambre, ce que vous nosiez pas faire quand vous aviez quelquun qui vous écoutait de ce cabinet. Quoique au plus fort de sa préoccupation, Marguerite ne put sempêcher de sourire. Quant au roi de Navarre, il sétait déjà levé pour regagner son appartement; car depuis quelque temps onze heures étaient sonnées, et tout dormait ou du moins semblait dormir au Louvre. Henri fit trois pas vers la porte; puis, sarrêtant tout à coup, comme sil se rappelait seulement à cette heure la circonstance qui lavait amené chez la reine: -- À propos, madame, dit-il, navez-vous point à me communiquer certaines choses; ou ne vouliez-vous que moffrir loccasion de vous remercier du répit que votre brave présence dans le cabinet des Armes du roi ma donné hier? En vérité, madame, il était temps, je ne puis le nier, et vous êtes descendue sur le lieu de la scène comme la divinité antique, juste à point pour me sauver la vie. -- Malheureux! sécria Marguerite dune voix sourde, et saisissant le bras de son mari. Comment donc ne voyez-vous pas que rien nest sauvé au contraire, ni votre liberté, ni votre couronne, ni votre vie! ... Aveugle! fou! pauvre fou! Vous navez pas vu dans ma lettre autre chose, nest-ce pas, quun rendez-vous? vous avez cru que Marguerite, outrée de vos froideurs, désirait une réparation? -- Mais, madame, dit Henri étonné, javoue... Marguerite haussa les épaules avec une expression impossible à rendre. Au même instant un bruit étrange, comme un grattement aigu et pressé retentit à la petite porte dérobée. Marguerite entraîna le roi du côté de cette petite porte. -- Écoutez, dit-elle. -- La reine mère sort de chez elle, murmura une voix saccadée par la terreur et que Henri reconnut à linstant même pour celle de madame de Sauve. -- Et où va-t-elle? demanda Marguerite. -- Elle vient chez Votre Majesté. Et aussitôt le frôlement dune robe de soie prouva, en séloignant, que madame de Sauve senfuyait. -- Oh! oh! sécria Henri. -- Jen étais sûre, dit Marguerite. -- Et moi je le craignais, dit Henri, et la preuve, voyez. Alors, dun geste rapide, il ouvrit son pourpoint de velours noir, et sur sa poitrine fit voir à Marguerite une fine tunique de mailles dacier et un long poignard de Milan qui brilla aussitôt à sa main comme une vipère au soleil. -- Il sagit bien ici de fer et de cuirasse! sécria Marguerite; allons, Sire, allons, cachez cette dague: cest la reine mère, cest vrai; mais cest la reine mère toute seule. -- Cependant... -- Cest elle, je lentends, silence! Et, se penchant à loreille de Henri, elle lui dit à voix basse quelques mots que le jeune roi écouta avec une attention mêlée détonnement. Aussitôt Henri se déroba derrière les rideaux du lit. De son côté, Marguerite bondit avec lagilité dune panthère vers le cabinet où La Mole attendait en frissonnant, louvrit, chercha le jeune homme, et lui prenant, lui serrant la main dans lobscurité: -- Silence! lui dit-elle en sapprochant si près de lui quil sentit son souffle tiède et embaumé couvrir son visage dune moite vapeur, silence! Puis, rentrant dans sa chambre et refermant la porte, elle détacha sa coiffure, coupa avec son poignard tous les lacets de sa robe et se jeta dans le lit. Il était temps, la clef tournait dans la serrure. Catherine avait des passe-partout pour toutes les portes du Louvre. -- Qui est là? sécria Marguerite, tandis que Catherine consignait à la porte une garde de quatre gentilshommes qui lavait accompagnée. Et, comme si elle eût été effrayée de cette brusque irruption dans sa chambre, Marguerite sortant de dessous les rideaux en peignoir blanc, sauta à bas du lit, et, reconnaissant Catherine, vint, avec une surprise trop bien imitée pour que la Florentine elle-même nen fût pas dupe, baiser la main de sa mère. XIV Seconde nuit de noces La reine mère promena son regard autour delle avec une merveilleuse rapidité. Des mules de velours au pied du lit, les habits de Marguerite épars sur des chaises, ses yeux quelle frottait pour en chasser le sommeil, convainquirent Catherine quelle avait réveillé sa fille. Alors elle sourit comme une femme qui a réussi dans ses projets, et tirant son fauteuil: -- Asseyons-nous, Marguerite, dit-elle, et causons. -- Madame, je vous écoute. -- Il est temps, dit Catherine en fermant les yeux avec cette lenteur particulière aux gens qui réfléchissent ou qui dissimulent profondément, il est temps, ma fille, que vous compreniez combien votre frère et moi aspirons à vous rendre heureuse. Lexorde était effrayant pour qui connaissait Catherine. -- Que va-t-elle me dire? pensa Marguerite. -- Certes, en vous mariant, continua la Florentine, nous avons accompli un de ces actes de politique commandés souvent par de graves intérêts à ceux qui gouvernent. Mais il le faut avouer, ma pauvre enfant, nous ne pensions pas que la répugnance du roi de Navarre pour vous, si jeune, si belle et si séduisante, demeurerait opiniâtre à ce point. Marguerite se leva, et fit, en croisant sa robe de nuit, une cérémonieuse révérence à sa mère. -- Japprends de ce soir seulement, dit Catherine, car sans cela je vous eusse visitée plus tôt, japprends que votre mari est loin davoir pour vous les égards quon doit non seulement à une jolie femme, mais encore à une fille de France. Marguerite poussa un soupir, et Catherine, encouragée par cette muette adhésion, continua: -- En effet, que le roi de Navarre entretienne publiquement une de mes filles, qui ladore jusquau scandale, quil fasse mépris pour cet amour de la femme quon a bien voulu lui accorder, cest un malheur auquel nous ne pouvons remédier, nous autres pauvres tout- puissants, mais que punirait le moindre gentilhomme de notre royaume en appelant son gendre ou en le faisant appeler par son fils. Marguerite baissa la tête. -- Depuis assez longtemps, continua Catherine, je vois, ma fille, à vos yeux rougis, à vos amères sorties contre la Sauve, que la plaie de votre coeur ne peut, malgré vos efforts, toujours saigner en dedans. Marguerite tressaillit: un léger mouvement avait agité les rideaux; mais heureusement Catherine ne sen était pas aperçue. -- Cette plaie, dit-elle en redoublant daffectueuse douceur, cette plaie, mon enfant, cest à la main dune mère quil appartient de la guérir. Ceux qui, en croyant faire votre bonheur, ont décidé votre mariage, et qui, dans leur sollicitude pour vous, remarquent que chaque nuit Henri de Navarre se trompe dappartement; ceux qui ne peuvent permettre quun roitelet comme lui offense à tout instant une femme de votre beauté, de votre rang et de votre mérite, par le dédain de votre personne et la négligence de sa postérité; ceux qui voient enfin quau premier vent quil croira favorable, cette folle et insolente tête tournera contre notre famille et vous expulsera de sa maison; ceux-là nont-ils pas le droit dassurer, en le séparant du sien, votre avenir dune façon à la fois plus digne de vous et de votre condition? -- Cependant, madame, répondit Marguerite, malgré ces observations tout empreintes damour maternel, et qui me comblent de joie et dhonneur, jaurai la hardiesse de représenter à Votre Majesté que le roi de Navarre est mon époux. Catherine fit un mouvement de colère, et se rapprochant de Marguerite: -- Lui, dit-elle, votre époux? Suffit-il donc pour être mari et femme que lÉglise vous ait bénis? et la consécration du mariage est-elle seulement dans les paroles du prêtre? Lui, votre époux? Eh! ma fille, si vous étiez madame de Sauve vous pourriez me faire cette réponse. Mais, tout au contraire de ce que nous attendions de lui, depuis que vous avez accordé à Henri de Navarre lhonneur de vous nommer sa femme, cest à une autre quil en a donné les droits, et, en ce moment même, dit Catherine en haussant la voix, venez, venez avec moi, cette clef ouvre la porte de lappartement de madame de Sauve, et vous verrez. -- Oh! plus bas, plus bas, madame, je vous prie, dit Marguerite, car non seulement vous vous trompez, mais encore... -- Eh bien? -- Eh bien, vous allez réveiller mon mari. À ces mots, Marguerite se leva avec une grâce toute voluptueuse, et laissant flotter entrouverte sa robe de nuit, dont les manches courtes laissaient à nu son bras dun modelé si pur, et sa main véritablement royale, elle approcha un flambeau de cire rosée du lit, et, relevant le rideau, elle montra du doigt, en souriant à sa mère, le profil fier, les cheveux noirs et la bouche entrouverte du roi de Navarre, qui semblait, sur la couche en désordre, reposer du plus calme et du plus profond sommeil. Pâle, les yeux hagards, le corps cambré en arrière comme si un abîme se fût ouvert sur ses pas, Catherine poussa, non pas un cri, mais un rugissement sourd. -- Vous voyez, madame, dit Marguerite, que vous étiez mal informée. Catherine jeta un regard sur Marguerite, puis un autre sur Henri. Elle unit dans sa pensée active limage de ce front pâle et moite, de ces yeux entourés dun léger cercle de bistre, au sourire de Marguerite, et elle mordit ses lèvres minces avec une fureur silencieuse. Marguerite permit à sa mère de contempler un instant ce tableau, qui faisait sur elle leffet de la tête de Méduse. Puis elle laissa retomber le rideau, et, marchant sur la pointe du pied, elle revint près de Catherine, et, reprenant sa place sur sa chaise: -- Vous disiez donc, madame? La Florentine chercha pendant quelques secondes à sonder cette naïveté de la jeune femme; puis, comme si ses regards éthérés se fussent émoussés sur le calme de Marguerite: -- Rien, dit-elle. Et elle sortit à grands pas de lappartement. Aussitôt que le bruit de ses pas se fut assourdi dans la profondeur du corridor, le rideau du lit souvrit de nouveau, et Henri, loeil brillant, la respiration oppressée, la main tremblante, vint sagenouiller devant Marguerite. Il était seulement vêtu de ses trousses et de sa cotte de mailles, de sorte quen le voyant ainsi affublé, Marguerite, tout en lui serrant la main de bon coeur, ne put sempêcher déclater de rire. -- Ah! madame, ah! Marguerite, sécria-t-il, comment macquitterai-je jamais envers vous? Et il couvrait sa main de baisers, qui de la main montaient insensiblement au bras de la jeune femme. -- Sire, dit-elle en se reculant tout doucement, oubliez-vous quà cette heure une pauvre femme, à laquelle vous devez la vie, souffre et gémit pour vous? Madame de Sauve, ajouta-t-elle tout bas, vous a fait le sacrifice de sa jalousie en vous envoyant près de moi, et peut-être, après vous avoir fait le sacrifice de sa jalousie, vous fait-elle celui de sa vie, car, vous le savez mieux que personne, la colère de ma mère est terrible. Henri frissonna, et, se relevant, fit un mouvement pour sortir. -- Oh! mais, dit Marguerite avec une admirable coquetterie, je réfléchis et me rassure. La clef vous a été donnée sans indication, et vous serez censé mavoir accordé ce soir la préférence. -- Et je vous laccorde, Marguerite; consentez-vous seulement à oublier... -- Plus bas, Sire, plus bas, répliqua la reine parodiant les paroles que dix minutes auparavant elle venait dadresser à sa mère; on vous entend du cabinet, et comme je ne suis pas encore tout à fait libre, Sire, je vous prierai de parler moins haut. -- Oh! oh! dit Henri, moitié riant, moitié assombri, cest vrai; joubliais que ce nest probablement pas moi qui suis destiné à jouer la fin de cette scène intéressante. Ce cabinet... -- Entrons-y, Sire, dit Marguerite, car je veux avoir lhonneur de présenter à Votre Majesté un brave gentilhomme blessé pendant le massacre, en venant avertir jusque dans le Louvre Votre Majesté du danger quelle courait. La reine savança vers la porte. Henri suivit sa femme. La porte souvrit, et Henri demeura stupéfait en voyant un homme dans ce cabinet prédestiné aux surprises. Mais La Mole fut plus surpris encore en se trouvant inopinément en face du roi de Navarre. Il en résulta que Henri jeta un coup doeil ironique à Marguerite, qui le soutint à merveille. -- Sire, dit Marguerite, jen suis réduite à craindre quon ne tue dans mon logis même ce gentilhomme, qui est dévoué au service de Votre Majesté, et que je mets sous sa protection. -- Sire, reprit alors le jeune homme, je suis le comte Lerac de la Mole, que Votre Majesté attendait, et qui vous avait été recommandé par ce pauvre M. de Téligny, qui a été tué à mes côtés. -- Ah! ah! fit Henri, en effet, monsieur, et la reine ma remis sa lettre; mais naviez-vous pas aussi une lettre de M. le gouverneur du Languedoc? -- Oui, Sire, et recommandation de la remettre à Votre Majesté aussitôt mon arrivée. -- Pourquoi ne lavez-vous pas fait? -- Sire, je me suis rendu au Louvre dans la soirée dhier; mais Votre Majesté était tellement occupée, quelle na pu me recevoir. -- Cest vrai, dit le roi; mais vous eussiez pu, ce me semble, me faire passer cette lettre? -- Javais ordre, de la part de M. dAuriac, de ne la remettre quà Votre Majesté elle-même; car elle contenait, ma-t-il assuré, un avis si important, quil nosait le confier à un messager ordinaire. -- En effet, dit le roi en prenant et en lisant la lettre, cétait lavis de quitter la cour et de me retirer en Béarn. M. dAuriac était de mes bons amis, quoique catholique, et il est probable que, comme gouverneur de province, il avait vent de ce qui sest passé. Ventre-saint-gris! monsieur, pourquoi ne pas mavoir remis cette lettre il y a trois jours au lieu de ne me la remettre quaujourdhui? -- Parce que, ainsi que jai eu lhonneur de le dire à Votre Majesté, quelque diligence que jaie faite, je nai pu arriver quhier. -- Cest fâcheux, cest fâcheux, murmura le roi; car à cette heure nous serions en sûreté, soit à La Rochelle, soit dans quelque bonne plaine, avec deux à trois mille chevaux autour de nous. -- Sire, ce qui est fait est fait, dit Marguerite à demi-voix, et, au lieu de perdre votre temps à récriminer sur le passé, il sagit de tirer le meilleur parti possible de lavenir. -- À ma place, dit Henri avec son regard interrogateur, vous auriez donc encore quelque espoir, madame? -- Oui, certes, et je regarderais le jeu engagé comme une partie en trois points, dont je nai perdu que la première manche. -- Ah! madame, dit tout bas Henri, si jétais sûr que vous fussiez de moitié dans mon jeu... -- Si javais voulu passer du côté de vos adversaires, répondit Marguerite, il me semble que je neusse point attendu si tard. -- Cest juste, dit Henri, je suis un ingrat, et, comme vous dites, tout peut encore se réparer aujourdhui. -- Hélas! Sire, répliqua La Mole, je souhaite à Votre Majesté toutes sortes de bonheurs; mais aujourdhui nous navons plus M. lamiral. Henri se mit à sourire de ce sourire de paysan matois que lon ne comprit à la cour que le jour où il fut roi de France. -- Mais, madame, reprit-il en regardant La Mole avec attention, ce gentilhomme ne peut demeurer chez vous sans vous gêner infiniment et sans être exposé à de fâcheuses surprises. Quen ferez-vous? -- Mais, Sire, dit Marguerite, ne pourrions-nous le faire sortir du Louvre? car en tous points je suis de votre avis. -- Cest difficile. -- Sire, M. de La Mole ne peut-il trouver un peu de place dans la maison de Votre Majesté? -- Hélas! madame, vous me traitez toujours comme si jétais encore roi des huguenots et comme si javais encore un peuple. Vous savez bien que je suis à moitié converti et que je nai plus de peuple du tout. Une autre que Marguerite se fût empressée de répondre sur-le- champ: _Il _est catholique. Mais la reine voulait se faire demander par Henri ce quelle désirait obtenir de lui. Quant à La Mole, voyant cette réserve de sa protectrice et ne sachant encore où poser le pied sur le terrain glissant dune cour aussi dangereuse que létait celle de France, il se tut également. -- Mais, reprit Henri, relisant la lettre apportée par La Mole, que me dit donc M. le gouverneur de Provence, que votre mère était catholique et que de là vient lamitié quil vous porte? -- Et à moi, dit Marguerite, que me parliez-vous dun voeu que vous avez fait, monsieur le comte, dun changement de religion? Mes idées se brouillent à cet égard; aidez-moi donc, monsieur de la Mole. Ne sagissait-il pas de quelque chose de semblable à ce que paraît désirer le roi? -- Hélas! oui; mais Votre Majesté a si froidement accueilli mes explications à cet égard, reprit La Mole, que je nai point osé... -- Cest que tout cela ne me regardait aucunement, monsieur. Expliquez au roi, expliquez. -- Eh bien, quest-ce que ce voeu? demanda le roi. -- Sire, dit La Mole, poursuivi par des assassins, sans armes, presque mourant de mes deux blessures, il ma semblé voir lombre de ma mère me guidant vers le Louvre une croix à la main. Alors jai fait le voeu, si javais la vie sauve, dadopter la religion de ma mère, à qui Dieu avait permis de sortir de son tombeau pour me servir de guide pendant cette horrible nuit. Dieu ma conduit ici, Sire. Je my vois sous la double protection dune fille de France et du roi de Navarre. Ma vie a été sauvée miraculeusement; je nai donc quà accomplir mon voeu, Sire. Je suis prêt à me faire catholique. Henri fronça le sourcil. Le sceptique quil était comprenait bien labjuration par intérêt; mais il doutait fort de labjuration par la foi. -- Le roi ne veut pas se charger de mon protégé, pensa Marguerite. La Mole cependant demeurait timide et gêné entre les deux volontés contraires. Il sentait bien, sans se lexpliquer, le ridicule de sa position. Ce fut encore Marguerite qui, avec sa délicatesse de femme, le tira de ce mauvais pas. -- Sire, dit-elle, nous oublions que le pauvre blessé a besoin de repos. Moi même je tombe de sommeil. Eh! tenez! La Mole pâlissait en effet; mais cétaient les dernières paroles de Marguerite quil avait entendues et interprétées qui le faisaient pâlir. -- Eh bien, madame, dit Henri, rien de plus simple; ne pouvons- nous laisser reposer M. de La Mole? Le jeune homme adressa à Marguerite un regard suppliant et, malgré la présence des deux Majestés, se laissa aller sur un siège, brisé de douleur et de fatigue. Marguerite comprit tout ce quil y avait damour dans ce regard et de désespoir dans cette faiblesse. -- Sire, dit-elle, il convient à Votre Majesté de faire à ce jeune gentilhomme, qui a risqué sa vie pour son roi, puisquil accourait ici pour vous annoncer la mort de lamiral et de Téligny, lorsquil a été blessé; il convient, dis-je, à Votre Majesté de lui faire un honneur dont il sera reconnaissant toute sa vie. -- Et lequel, madame? dit Henri. Commandez, je suis prêt. -- M. de La Mole couchera cette nuit aux pieds de Votre Majesté, qui couchera, elle, sur ce lit de repos. Quant à moi, avec la permission de mon auguste époux, ajouta Marguerite en souriant, je vais appeler Gillonne et me remettre au lit; car, je vous le jure, Sire, je ne suis pas celle de nous trois qui ai le moins besoin de repos. Henri avait de lesprit, peut-être un peu trop même: ses amis et ses ennemis le lui reprochèrent plus tard. Mais il comprit que celle qui lexilait de la couche conjugale en avait acquis le droit par lindifférence même quil avait manifestée pour elle; dailleurs, Marguerite venait de se venger de cette indifférence en lui sauvant la vie. Il ne mit donc pas damour-propre dans sa réponse. -- Madame, dit-il, si M. de La Mole était en état de passer dans mon appartement, je lui offrirais mon propre lit. -- Oui, reprit Marguerite, mais votre appartement, à cette heure, ne vous peut protéger ni lun ni lautre, et la prudence veut que Votre Majesté demeure ici jusquà demain. Et, sans attendre la réponse du roi, elle appela Gillonne, fit préparer les coussins pour le roi, et aux pieds du roi un lit pour La Mole, qui semblait si heureux et si satisfait de cet honneur, quon eût juré quil ne sentait plus ses blessures. Quant à Marguerite, elle tira au roi une cérémonieuse révérence, et, rentrée dans sa chambre bien verrouillée de tous côtés, elle sétendit dans son lit. -- Maintenant, se dit Marguerite à elle-même, il faut que demain M. de La Mole ait un protecteur au Louvre, et tel fait ce soir la sourde oreille qui demain se repentira. Puis elle fit signe à Gillonne, qui attendait ses derniers ordres, de venir les recevoir. Gillonne sapprocha. -- Gillonne, lui dit-elle tout bas, il faut que demain, sous un prétexte quelconque, mon frère, le duc dAlençon, ait envie de venir ici avant huit heures du matin. Deux heures sonnaient au Louvre. La Mole causa un instant politique avec le roi, qui peu à peu sendormit, et bientôt ronfla aux éclats, comme sil eût été couché dans son lit de cuir de Béarn. La Mole eût peut-être dormi comme le roi; mais Marguerite ne dormait pas; elle se tournait et se retournait dans son lit, et ce bruit troublait les idées et le sommeil du jeune homme. -- Il est bien jeune, murmurait Marguerite au milieu de son insomnie, il est bien timide; peut-être même, il faudra voir cela, peut-être même sera-t-il ridicule; de beaux yeux cependant... une taille bien prise, beaucoup de charmes; mais sil allait ne pas être brave! ... Il fuyait... Il abjure... cest fâcheux, le rêve commençait bien; allons... Laissons aller les choses et rapportons-nous-en au triple dieu de cette folle Henriette. Et vers le jour Marguerite finit enfin par sendormir en murmurant: _Éros-Cupido-Amor_. XV Ce que femme veut Dieu le veut Marguerite ne sétait pas trompée: la colère amassée au fond du coeur de Catherine par cette comédie, dont elle voyait lintrigue sans avoir la puissance de rien changer au dénouement, avait besoin de déborder sur quelquun. Au lieu de rentrer chez elle, la reine mère monta directement chez sa dame datours. Madame de Sauve sattendait à deux visites: elle espérait celle de Henri, elle craignait celle de la reine mère. Au lit, à moitié vêtue, tandis que Dariole veillait dans lantichambre, elle entendit tourner une clef dans la serrure, puis sapprocher des pas lents et qui eussent paru lourds sils neussent pas été assourdis par dépais tapis. Elle ne reconnut point là la marche légère et empressée de Henri; elle se douta quon empêchait Dariole de la venir avertir; et, appuyée sur sa main, loreille et loeil tendus, elle attendit. La portière se leva, et la jeune femme, frissonnante, vit paraître Catherine de Médicis. Catherine semblait calme; mais madame de Sauve habituée à létudier depuis deux ans comprit tout ce que ce calme apparent cachait de sombres préoccupations et peut-être de cruelles vengeances. Madame de Sauve, en apercevant Catherine, voulut sauter en bas de son lit; mais Catherine leva le doigt pour lui faire signe de rester, et la pauvre Charlotte demeura clouée à sa place, amassant intérieurement toutes les forces de son âme pour faire face à lorage qui se préparait silencieusement. -- Avez-vous fait tenir la clef au roi de Navarre? demanda Catherine sans que laccent de sa voix indiquât aucune altération; seulement ces paroles étaient prononcées avec des lèvres de plus en plus blêmissantes. -- Oui, madame..., répondit Charlotte dune voix quelle tentait inutilement de rendre aussi assurée que létait celle de Catherine. -- Et vous lavez vu? -- Qui? demanda madame de Sauve. -- Le roi de Navarre? -- Non, madame; mais je lattends, et javais même cru, en entendant tourner une clef dans la serrure, que cétait lui qui venait. À cette réponse, qui annonçait dans madame de Sauve ou une parfaite confiance ou une suprême dissimulation, Catherine ne put retenir un léger frémissement. Elle crispa sa main grasse et courte. -- Et cependant tu savais bien, dit-elle avec son méchant sourire, tu savais bien, Carlotta, que le roi de Navarre ne viendrait point cette nuit. -- Moi, madame, je savais cela! sécria Charlotte avec un accent de surprise parfaitement bien jouée. -- Oui, tu le savais. -- Pour ne point venir, reprit la jeune femme frissonnante à cette seule supposition, il faut donc quil soit mort! Ce qui donnait à Charlotte le courage de mentir ainsi, cétait la certitude quelle avait dune terrible vengeance, dans le cas où sa petite trahison serait découverte. -- Mais tu nas donc pas écrit au roi de Navarre, Carlotta _mia_? demanda Catherine avec ce même rire silencieux et cruel. -- Non, madame, répondit Charlotte avec un admirable accent de naïveté; Votre Majesté ne me lavait pas dit, ce me semble. Il se fit un moment de silence pendant lequel Catherine regarda madame de Sauve comme le serpent regarde loiseau quil veut fasciner. -- Tu te crois belle, dit alors Catherine; tu te crois adroite, nest-ce pas? -- Non, madame, répondit Charlotte, je sais seulement que Votre Majesté a été parfois dune bien grande indulgence pour moi, quand il sagissait de mon adresse et de ma beauté. -- Eh bien, dit Catherine en sanimant, tu te trompais si tu as cru cela, et moi je mentais si je te lai dit, tu nes quune sotte et quune laide près de ma fille Margot. -- Oh! ceci, madame, cest vrai! dit Charlotte, et je nessaierai pas même de le nier, surtout à vous. -- Aussi, continua Catherine, le roi de Navarre te préfère-t-il de beaucoup ma fille, et ce nétait pas ce que tu voulais, je crois, ni ce dont nous étions convenues. -- Hélas, madame! dit Charlotte éclatant cette fois en sanglots sans quelle eût besoin de se faire aucune violence, si cela est ainsi, je suis bien malheureuse. -- Cela est, dit Catherine en enfonçant comme un double poignard le double rayon de ses yeux dans le coeur de madame de Sauve. -- Mais qui peut vous le faire croire? demanda Charlotte. -- Descends chez la reine de Navarre, _pazza! _et tu y trouveras ton amant. -- Oh! fit madame de Sauve. Catherine haussa les épaules. -- Es-tu jalouse, par hasard? demanda la reine mère. -- Moi? dit madame de Sauve, rappelant à elle toute sa force prête à labandonner. -- Oui, toi! je serais curieuse de voir une jalousie de Française. -- Mais, dit madame de Sauve, comment Votre Majesté veut-elle que je sois jalouse autrement que damour-propre? je naime le roi de Navarre quautant quil le faut pour le service de Votre Majesté! Catherine la regarda un moment avec des yeux rêveurs. -- Ce que tu me dis là peut, à tout prendre, être vrai, murmura-t- elle. -- Votre Majesté lit dans mon coeur. -- Et ce coeur mest tout dévoué? -- Ordonnez, madame, et vous en jugerez. -- Eh bien, puisque tu te sacrifies à mon service, Carlotta, il faut, pour mon service toujours, que tu sois très éprise du roi de Navarre, et très jalouse surtout, jalouse comme une Italienne. -- Mais, madame, demanda Charlotte, de quelle façon une Italienne est-elle jalouse? -- Je te le dirai, reprit Catherine. Et, après avoir fait deux ou trois mouvements de tête du haut en bas, elle sortit silencieusement et lentement, comme elle était rentrée. Charlotte, troublée par le clair regard de ces yeux dilatés comme ceux du chat et de la panthère, sans que cette dilatation lui fît rien perdre de sa profondeur, la laissa partir sans prononcer un seul mot, sans même laisser à son souffle la liberté de se faire entendre, et elle ne respira que lorsquelle eut entendu la porte se refermer derrière elle et que Dariole fut venue lui dire que la terrible apparition était bien évanouie. -- Dariole, lui dit-elle alors, traîne un fauteuil près de mon lit et passe la nuit dans ce fauteuil. Je ten prie, car je noserais pas rester seule. Dariole obéit; mais malgré la compagnie de sa femme de chambre, qui restait près delle, malgré la lumière de la lampe quelle ordonna de laisser allumée pour plus grande tranquillité, madame de Sauve aussi ne sendormit quau jour, tant bruissait à son oreille le métallique accent de la voix de Catherine. Cependant, quoique endormie au moment où le jour commençait à paraître, Marguerite se réveilla au premier son des trompettes, aux premiers aboiements des chiens. Elle se leva aussitôt et commença de revêtir un costume si négligé quil en était prétentieux. Alors elle appela ses femmes, fit introduire dans son antichambre les gentilshommes du service ordinaire du roi de Navarre; puis, ouvrant la porte qui enfermait sous la même clef Henri et de la Mole, elle donna du regard un bonjour affectueux à ce dernier, et appelant son mari: -- Allons, Sire, dit-elle, ce nest pas le tout que davoir fait croire à madame ma mère ce qui nest pas, il convient encore que vous persuadiez toute votre cour de la parfaite intelligence qui règne entre nous. Mais tranquillisez-vous, ajouta-t-elle en riant, et retenez bien mes paroles, que la circonstance fait presque solennelles: Aujourdhui sera la dernière fois que je mettrai Votre Majesté à cette cruelle épreuve. Le roi de Navarre sourit et ordonna quon introduisît ses gentilshommes. Au moment où ils le saluaient, il fit semblant de sapercevoir seulement que son manteau était resté sur le lit de la reine; il leur fit ses excuses de les recevoir ainsi, prit son manteau des mains de Marguerite rougissante, et lagrafa sur son épaule. Puis, se tournant vers eux, il leur demanda des nouvelles de la ville et de la cour. Marguerite remarquait du coin de loeil limperceptible étonnement que produisit sur le visage des gentilshommes cette intimité qui venait de se révéler entre le roi et la reine de Navarre, lorsquun huissier entra suivi de trois ou quatre gentilshommes, et annonçant le duc dAlençon. Pour le faire venir, Gillonne avait eu besoin de lui apprendre seulement que le roi avait passé la nuit chez sa femme. François entra si rapidement quil faillit, en les écartant, renverser ceux qui le précédaient. Son premier coup doeil fut pour Henri. Marguerite neut que le second. Henri lui répondit par un salut courtois. Marguerite composa son visage, qui exprima la plus parfaite sérénité. Dun autre regard vague, mais scrutateur, le duc embrassa alors toute la chambre; il vit le lit aux tapisseries dérangées, le double oreiller affaissé au chevet, le chapeau du roi jeté sur une chaise. Il pâlit; mais se remettant sur-le-champ: -- Mon frère Henri, dit-il, venez-vous jouer ce matin à la paume avec le roi? -- Le roi me fait-il cet honneur de mavoir choisi, demanda Henri, ou nest-ce quune attention de votre part, mon beau-frère? -- Mais non, le roi na point parlé de cela, dit le duc un peu embarrassé; mais nêtes-vous point de sa partie ordinaire? Henri sourit, car il sétait passé tant et de si graves choses depuis la dernière partie quil avait faite avec le roi, quil ny aurait rien eu détonnant à ce que Charles IX eût changé ses joueurs habituels. -- Jy vais, mon frère! dit Henri en souriant. -- Venez, reprit le duc. -- Vous vous en allez? demanda Marguerite. -- Oui, ma soeur. -- Vous êtes donc pressé? -- Très pressé. -- Si cependant je réclamais de vous quelques minutes? Une pareille demande était si rare dans la bouche de Marguerite, que son frère la regarda en rougissant et en pâlissant tour à tour. -- Que va-t-elle lui dire? pensa Henri non moins étonné que le duc dAlençon. Marguerite, comme si elle eût deviné la pensée de son époux, se retourna de son côté. -- Monsieur, dit-elle avec un charmant sourire, vous pouvez rejoindre Sa Majesté, si bon vous semble, car le secret que jai à révéler à mon frère est déjà connu de vous, puisque la demande que je vous ai adressée hier à propos de ce secret a été à peu près refusée par Votre Majesté. Je ne voudrais donc pas, continua Marguerite, fatiguer une seconde fois Votre Majesté par lexpression émise en face delle dun désir qui lui a paru être désagréable. -- Quest-ce donc? demanda François en les regardant tous deux avec étonnement. -- Ah! ah! dit Henri en rougissant de dépit, je sais ce que vous voulez dire, madame. En vérité, je regrette de ne pas être plus libre. Mais si je ne puis donner à M. de La Mole une hospitalité qui ne lui offrirait aucune assurance, je nen peux pas moins recommander après vous à mon frère dAlençon la personne _à laquelle vous vous intéressez._ Peut-être même, ajouta-t-il pour donner plus de force encore aux mots que nous venons de souligner, peut-être même mon frère trouvera-t-il une idée qui vous permettra de garder M. de La Mole... ici... près de vous... ce qui serait mieux que tout, nest-ce pas, madame? -- Allons, allons, se dit Marguerite en elle-même, à eux deux ils vont faire ce que ni lun ni lautre des deux neût fait tout seul. Et elle ouvrit la porte du cabinet et en fit sortir le jeune blessé après avoir dit à Henri: -- Cest à vous, monsieur, dexpliquer à mon frère à quel titre nous nous intéressons à M. de La Mole. En deux mots Henri, pris au trébuchet, raconta à M. dAlençon, moitié protestant par opposition, comme Henri moitié catholique par prudence, larrivée de La Mole à Paris, et comment le jeune homme avait été blessé en venant lui apporter une lettre de M. dAuriac. Quand le duc se retourna, La Mole, sorti du cabinet, se tenait debout devant lui. François, en lapercevant si beau, si pâle, et par conséquent doublement séduisant par sa beauté et par sa pâleur, sentit naître une nouvelle terreur au fond de son âme. Marguerite le prenait à la fois par la jalousie et par lamour-propre. -- Mon frère, lui dit-elle, ce jeune gentilhomme, jen réponds, sera utile à qui saura lemployer. Si vous lacceptez pour vôtre, il trouvera en vous un maître puissant, et vous en lui un serviteur dévoué. En ces temps, il faut bien sentourer, mon frère! surtout, ajouta-t-elle en baissant la voix de manière que le duc dAlençon lentendît seul, quand on est ambitieux et que lon a le malheur de nêtre que troisième fils de France. Elle mit un doigt sur sa bouche pour indiquer à François que, malgré cette ouverture, elle gardait encore à part en elle-même une portion importante de sa pensée. -- Puis, ajouta-t-elle, peut-être trouverez-vous, tout au contraire de Henri, quil nest pas séant que ce jeune homme demeure si près de mon appartement. -- Ma soeur, dit vivement François, monsieur de La Mole, si cela lui convient toutefois, sera dans une demi-heure installé dans mon logis, où je crois quil na rien à craindre. Quil maime et je laimerai. François mentait, car au fond de son coeur il détestait déjà La Mole. -- Bien, bien... je ne métais donc pas trompée! murmura Marguerite, qui vit les sourcils du roi de Navarre se froncer. Ah! pour vous conduire lun et lautre, je vois quil faut vous conduire lun par lautre. Puis complétant sa pensée: -- Allons, allons, continua-t-elle, bien, Marguerite, dirait Henriette. En effet, une demi-heure après, La Mole, gravement catéchisé par Marguerite, baisait le bas de sa robe et montait, assez lestement pour un blessé, lescalier qui conduisait chez M. dAlençon. Deux ou trois jours sécoulèrent pendant lesquels la bonne harmonie parut se consolider de plus en plus entre Henri et sa femme. Henri avait obtenu de ne pas faire abjuration publique, mais il avait renoncé entre les mains du confesseur du roi et entendait tous les matins la messe quon disait au Louvre. Le soir il prenait ostensiblement le chemin de lappartement de sa femme, entrait par la grande porte, causait quelques instants avec elle, puis sortait par la petite porte secrète et montait chez madame de Sauve, qui navait pas manqué de le prévenir de la visite de Catherine et du danger incontestable qui le menaçait. Henri, renseigné des deux côtés, redoublait donc de méfiance à lendroit de la reine mère, et cela avec dautant plus de raison quinsensiblement la figure de Catherine commençait à se dérider. Henri en arriva même à voir éclore un matin sur ses lèvres pâles un sourire de bienveillance. Ce jour-là il eut toutes les peines du monde à se décider à manger autre chose que des oeufs quil avait fait cuire lui-même, et à boire autre chose que de leau quil avait vu puiser à la Seine devant lui. Les massacres continuaient, mais néanmoins allaient séteignant; on avait fait si grande tuerie des huguenots que le nombre en était fort diminué. La plus grande partie étaient morts, beaucoup avaient fui, quelques-uns étaient restés cachés. De temps en temps une grande clameur sélevait dans un quartier ou dans un autre; cétait quand on avait découvert un de ceux-là. Lexécution alors était privée ou publique, selon que le malheureux était acculé dans quelque endroit sans issue ou pouvait fuir. Dans le dernier cas, cétait une grande joie pour le quartier où lévénement avait eu lieu: car, au lieu de se calmer par lextinction de leurs ennemis, les catholiques devenaient de plus en plus féroces; et moins il en restait, plus ils paraissaient acharnés après ces malheureux restes. Charles IX avait pris grand plaisir à la chasse aux huguenots; puis, quand il navait pas pu continuer lui-même, il sétait délecté au bruit des chasses des autres. Un jour, en revenant de jouer au mail, qui était avec la paume et la chasse son plaisir favori, il entra chez sa mère le visage tout joyeux, suivi de ses courtisans habituels. -- Ma mère, dit-il en embrassant la Florentine, qui, remarquant cette joie, avait déjà essayé den deviner la cause; ma mère, bonne nouvelle! Mort de tous les diables, savez-vous une chose? cest que lillustre carcasse de monsieur lamiral, quon croyait perdue, est retrouvée! -- Ah! ah! dit Catherine. -- Oh! mon Dieu, oui! Vous avez eu comme moi lidée, nest-ce pas, ma mère, que les chiens en avaient fait leur repas de noce? mais il nen était rien. Mon peuple, mon cher peuple, mon bon peuple a eu une idée: il a pendu lamiral au croc de Montfaucon. _Du haut en bas Gaspard on a jeté, Et puis de bas en haut on la monté._ -- Eh bien? dit Catherine. -- Eh bien, ma bonne mère! reprit Charles IX, jai toujours eu lenvie de le revoir depuis que je sais quil est mort, le cher homme. Il fait beau: tout me semble en fleurs aujourdhui; lair est plein de vie et de parfums; je me porte comme je ne me suis jamais porté; si vous voulez, ma mère, nous monterons à cheval et nous irons à Montfaucon. -- Ce serait bien volontiers, mon fils, dit Catherine, si je navais pas donné un rendez-vous que je ne veux pas manquer; puis à une visite faite à un homme de limportance de monsieur lamiral, ajouta-t-elle, il faut convier toute la cour. Ce sera une occasion pour les observateurs de faire des observations curieuses. Nous verrons qui viendra et qui demeurera. -- Vous avez, ma foi, raison, ma mère! à demain la chose, cela vaut mieux! Ainsi, faites vos invitations, je ferai les miennes, ou plutôt nous ninviterons personne. Nous dirons seulement que nous y allons; cela fait, tout le monde sera libre. Adieu, ma mère! je vais sonner du cor. -- Vous vous épuiserez, Charles! Ambroise Paré vous le dit sans cesse, et il a raison; cest un trop rude exercice pour vous. -- Bah! bah! bah! dit Charles, je voudrais bien être sûr de ne mourir que de cela. Jenterrerais tout le monde ici, et même Henriot, qui doit un jour nous succéder à tous, à ce que prétend Nostradamus. Catherine fronça le sourcil. -- Mon fils, dit-elle, défiez-vous surtout des choses qui paraissent impossibles, et, en attendant, ménagez-vous. -- Deux ou trois fanfares seulement pour réjouir mes chiens, qui sennuient à crever, pauvres bêtes! jaurais dû les lâcher sur le huguenot, cela les aurait réjouis. Et Charles IX sortit de la chambre de sa mère, entra dans son cabinet dArmes, détacha un cor, en sonna avec une vigueur qui eût fait honneur à Roland lui-même. On ne pouvait pas comprendre comment, de ce corps faible et maladif et de ces lèvres pâles, pouvait sortir un souffle si puissant. Catherine attendait en effet quelquun, comme elle lavait dit à son fils. Un instant après quil fut sorti, une de ses femmes vint lui parler tout bas. La reine sourit, se leva, salua les personnes qui lui faisaient la cour et suivit la messagère. Le Florentin René, celui auquel le roi de Navarre, le soir même de la Saint-Barthélemy, avait fait un accueil si diplomatique, venait dentrer dans son oratoire. -- Ah! cest vous, René! lui dit Catherine, je vous attendais avec impatience. René sinclina. -- Vous avez reçu hier le petit mot que je vous ai écrit? -- Jai eu cet honneur. -- Avez-vous renouvelé, comme je vous le disais, lépreuve de cet horoscope tiré par Ruggieri et qui saccorde si bien avec cette prophétie de Nostradamus, qui dit que mes fils régneront tous trois?... Depuis quelques jours, les choses sont bien modifiées, René, et jai pensé quil était possible que les destinées fussent devenues moins menaçantes. -- Madame, répondit René en secouant la tête, Votre Majesté sait bien que les choses ne modifient pas la destinée; cest la destinée au contraire qui gouverne les choses. -- Vous nen avez pas moins renouvelé le sacrifice, nest-ce pas? -- Oui, madame, répondit René, car vous obéir est mon premier devoir. -- Eh bien, le résultat? -- Est demeuré le même, madame. -- Quoi! lagneau noir a toujours poussé ses trois cris? -- Toujours, madame. -- Signe de trois morts cruelles dans ma famille! murmura Catherine. -- Hélas! dit René. -- Mais ensuite? -- Ensuite, madame, il y avait dans ses entrailles cet étrange déplacement du foie que nous avons déjà remarqué dans les deux premiers et qui penchait en sens inverse. -- Changement de dynastie. Toujours, toujours, toujours? grommela Catherine. Il faudra cependant combattre cela, René! continua-t- elle. René secoua la tête. -- Je lai dit à Votre Majesté, reprit-il, le destin gouverne. -- Cest ton avis? dit Catherine. -- Oui, madame. -- Te souviens-tu de lhoroscope de Jeanne dAlbret? -- Oui, madame. -- Redis-le un peu, voyons, je lai oublié, moi. -- _Vives honorata_, dit René, _morieris reformidata, regina amplificabere._ _-- _Ce qui veut dire, je crois: _Tu vivras honorée_, et elle manquait du nécessaire, la pauvre femme! _Tu mourras redoutée_, et nous nous sommes moqués delle. _Tu seras plus grande que tu nas été comme reine_, et voilà quelle est morte et que sa grandeur repose dans un tombeau où nous avons oublié de mettre même son nom. -- Madame, Votre Majesté traduit mal le_ vives honorata_. La reine de Navarre a vécu honorée, en effet, car elle a joui, tant quelle a vécu, de lamour de ses enfants et du respect de ses partisans, amour et respect dautant plus sincères quelle était plus pauvre. -- Oui, dit Catherine, je vous passe le _tu vivras honorée; _mais _morieris reformidata, _voyons, comment lexpliquerez-vous? -- Comment je lexpliquerai! Rien de plus facile: Tu mourras redoutée. -- Eh bien, est-elle morte redoutée? -- Si bien redoutée, madame, quelle ne fût pas morte si Votre Majesté nen avait pas eu peur. Enfin _comme reine, tu grandiras, ou tu seras plus grande que tu nas été comme reine; _ce qui est encore vrai, madame, car en échange de la couronne périssable, elle a peut-être maintenant, comme reine et martyre, la couronne du ciel, et outre cela, qui sait encore lavenir réservé à sa race sur la terre? Catherine était superstitieuse à lexcès. Elle sépouvanta plus encore peut-être du sang-froid de René que de cette persistance des augures; et comme pour elle un mauvais pas était une occasion de franchir hardiment la situation, elle dit brusquement à René et sans transition aucune que le travail muet de sa pensée: -- Est-il arrivé des parfums dItalie? -- Oui, madame. -- Vous men enverrez un coffret garni. -- Desquels? -- Des derniers, de ceux... Catherine sarrêta. -- De ceux quaimait particulièrement la reine de Navarre? reprit René. -- Précisément. -- Il nest point besoin de les préparer, nest-ce pas, madame? car Votre Majesté y est à cette heure aussi savante que moi. -- Tu trouves? dit Catherine. Le fait est quils réussissent. -- Votre Majesté na rien de plus à me dire? demanda le parfumeur. -- Non, non, reprit Catherine pensive; je ne crois pas, du moins. Si toutefois il y avait du nouveau dans les sacrifices, faites-le- moi savoir. À propos, laissons là les agneaux, et essayons des poules. -- Hélas! madame, jai bien peur quen changeant la victime nous ne changions rien aux présages. -- Fais ce que je dis. René salua et sortit. Catherine resta un instant assise et pensive; puis elle se leva à son tour et rentra dans sa chambre à coucher, où lattendaient ses femmes et où elle annonça pour le lendemain le pèlerinage à Montfaucon. La nouvelle de cette partie de plaisir fut pendant toute la soirée le bruit du palais et la rumeur de la ville. Les dames firent préparer leurs toilettes les plus élégantes, les gentilshommes leurs armes et leurs chevaux dapparat. Les marchands fermèrent boutiques et ateliers, et les flâneurs de la populace tuèrent, par-ci, par-là, quelques huguenots épargnés pour la bonne occasion, afin davoir un accompagnement convenable à donner au cadavre de lamiral. Ce fut un grand vacarme pendant toute la soirée et pendant une bonne partie de la nuit. La Mole avait passé la plus triste journée du monde, et cette journée avait succédé à trois ou quatre autres qui nétaient pas moins tristes. M. dAlençon, pour obéir aux désirs de Marguerite, lavait installé chez lui, mais ne lavait point revu depuis. Il se sentait tout à coup comme un pauvre enfant abandonné, privé des soins tendres, délicats et charmants de deux femmes dont le souvenir seul de lune dévorait incessamment sa pensée. Il avait bien eu de ses nouvelles par le chirurgien Ambroise Paré, quelle lui avait envoyé; mais ces nouvelles, transmises par un homme de cinquante ans, qui ignorait ou feignait dignorer lintérêt que La Mole portait aux moindres choses qui se rapportaient à Marguerite, étaient bien incomplètes et bien insuffisantes. Il est vrai que Gillonne était venue une fois, en son propre nom, bien entendu, pour savoir des nouvelles du blessé. Cette visite avait fait leffet dun rayon de soleil dans un cachot, et La Mole en était resté comme ébloui, attendant toujours une seconde apparition, laquelle, quoiquil se fût écoulé deux jours depuis la première, ne venait point. Aussi, quand la nouvelle fut apportée au convalescent de cette réunion splendide de toute la cour pour le lendemain, fit-il demander à M. dAlençon la faveur de laccompagner. Le duc ne se demanda pas même si La Mole était en état de supporter cette fatigue; il répondit seulement: -- À merveille! Quon lui donne un de mes chevaux. Cétait tout ce que désirait La Mole. Maître Ambroise Paré vint comme dhabitude pour le panser. La Mole lui exposa la nécessité où il était de monter à cheval et le pria de mettre un double soin à la pose des appareils. Les deux blessures, au reste, étaient refermées, celle de la poitrine comme celle de lépaule, et celle de lépaule seule le faisait souffrir. Toutes deux étaient vermeilles, comme il convient à des chairs en voie de guérison. Maître Ambroise Paré les recouvrit dun taffetas gommé fort en vogue à cette époque pour ces sortes de cas, et promit à La Mole que, pourvu quil ne se donnât point trop de mouvement dans lexcursion quil allait faire, les choses iraient convenablement. La Mole était au comble de la joie. À part une certaine faiblesse causée par la perte de son sang et un léger étourdissement qui se rattachait à cette cause, il se sentait aussi bien quil pouvait être. Dailleurs, Marguerite serait sans doute de cette cavalcade; il reverrait Marguerite, et lorsquil songeait au bien que lui avait fait la vue de Gillonne, il ne mettait point en doute lefficacité bien plus grande de celle de sa maîtresse. La Mole employa donc une partie de largent quil avait reçu en partant de sa famille à acheter le plus beau justaucorps de satin blanc et la plus riche broderie de manteau que lui pût procurer le tailleur à la mode. Le même lui fournit encore les bottes de cuir parfumé quon portait à cette époque. Le tout lui fut apporté le matin, une demi-heure seulement après lheure pour laquelle La Mole lavait demandé, ce qui fait quil neut trop rien à dire. Il shabilla rapidement, se regarda dans un miroir, se trouva assez convenablement vêtu, coiffé, parfumé pour être satisfait de lui- même; enfin il sassura par plusieurs tours faits rapidement dans sa chambre quà part plusieurs douleurs assez vives, le bonheur moral ferait taire les incommodités physiques. Un manteau cerise de son invention, et taillé un peu plus long quon ne les portait alors, lui allait particulièrement bien. Tandis que cette scène se passait au Louvre, une autre du même genre avait lieu à lhôtel de Guise. Un grand gentilhomme à poil roux examinait devant une glace une raie rougeâtre qui lui traversait désagréablement le visage; il peignait et parfumait sa moustache, et tout en la parfumant, il étendait sur cette malheureuse raie, qui, malgré tous les cosmétiques en usage à cette époque sobstinait à reparaître, il étendait, dis-je, une triple couche de blanc et de rouge; mais comme lapplication était insuffisante, une idée lui vint: un ardent soleil, un soleil daoût dardait ses rayons dans la cour; il descendit dans cette cour, mit son chapeau à la main, et, le nez en lair et les yeux fermés, il se promena pendant dix minutes, sexposant volontairement à cette flamme dévorante qui tombait par torrents du ciel. Au bout de dix minutes, grâce à un coup de soleil de premier ordre, le gentilhomme était arrivé à avoir un visage si éclatant que cétait la raie rouge qui maintenant nétait plus en harmonie avec le reste et qui par comparaison paraissait jaune. Notre gentilhomme ne parut pas moins fort satisfait de cet arc-en-ciel, quil rassortit de son mieux avec le reste du visage, grâce à une couche de vermillon quil étendit dessus; après quoi il endossa un magnifique habit quun tailleur avait mis dans sa chambre avant quil eût demandé le tailleur. Ainsi paré, musqué, armé de pied en cap, il descendit une seconde fois dans la cour et se mit à caresser un grand cheval noir dont la beauté eût été sans égale sans une petite coupure quà linstar de celle de son maître lui avait faite dans une des dernières batailles civiles un sabre de reître. Néanmoins, enchanté de son cheval comme il létait de lui-même, ce gentilhomme, que nos lecteurs ont sans doute reconnu sans peine, fut en selle un quart dheure avant tout le monde, et fit retentir la cour de lhôtel de Guise des hennissements de son coursier, auxquels répondaient, à mesure quil sen rendait maître, des _mordi_ prononcés sur tous les tons. Au bout dun instant le cheval, complètement dompté, reconnaissait par sa souplesse et son obéissance la légitime domination de son cavalier; mais la victoire navait pas été remportée sans bruit, et ce bruit (cétait peut-être là-dessus que comptait notre gentilhomme), et ce bruit avait attiré aux vitres une dame que notre dompteur de chevaux salua profondément et qui lui sourit de la façon la plus agréable. Cinq minutes après, madame de Nevers faisait appeler son intendant. -- Monsieur, demanda-t-elle, a-t-on fait convenablement déjeuner M. le comte Annibal de Coconnas? -- Oui, madame, répondit lintendant. Il a même ce matin mangé de meilleur appétit encore que dhabitude. -- Bien, monsieur! dit la duchesse. Puis se retournant vers son premier gentilhomme: -- Monsieur dArguzon, dit-elle, partons pour le Louvre et tenez loeil, je vous prie, sur M. le comte Annibal de Coconnas, car il est blessé, par conséquent encore faible, et je ne voudrais pas pour tout au monde quil lui arrivât malheur. Cela ferait rire les huguenots, qui lui gardent rancune depuis cette bienheureuse soirée de la Saint-Barthélemy. Et madame de Nevers, montant à cheval à son tour, partit toute rayonnante pour le Louvre, où était le rendez-vous général. Il était deux heures de laprès-midi, lorsquune file de cavaliers ruisselants dor, de joyaux et dhabits splendides apparut dans la rue Saint-Denis, débouchant à langle du cimetière des Innocents, et se déroulant au soleil entre les deux rangées de maisons sombres comme un immense reptile aux chatoyants anneaux. XVI Le corps dun ennemi mort sent toujours bon Nulle troupe, si riche quelle soit, ne peut donner une idée de ce spectacle. Les habits soyeux, riches et éclatants, légués comme une mode splendide par François Ier à ses successeurs, ne sétaient pas transformés encore dans ces vêtements étriqués et sombres qui furent de mise sous Henri III; de sorte que le costume de Charles IX, moins riche, mais peut-être plus élégant que ceux des époques précédentes, éclatait dans toute sa parfaite harmonie. De nos jours, il ny a plus de point de comparaison possible avec un semblable cortège; car nous en sommes réduits, pour nos magnificences de parade, à la symétrie et à luniforme. Pages, écuyers, gentilshommes de bas étage, chiens et chevaux marchant sur les flancs et en arrière, faisaient du cortège royal une véritable armée. Derrière cette armée venait le peuple, ou, pour mieux dire, le peuple était partout. Le peuple suivait, escortait et précédait; il criait à la fois Noël et Haro, car, dans le cortège, on distinguait plusieurs calvinistes ralliés, et le peuple a de la rancune. Cétait le matin, en face de Catherine et du duc de Guise, que Charles IX avait, comme dune chose toute naturelle, parlé devant Henri de Navarre daller visiter le gibet de Montfaucon, ou plutôt le corps mutilé de lamiral, qui était pendu. Le premier mouvement de Henri avait été de se dispenser de prendre part à cette visite. Cétait là où lattendait Catherine. Aux premiers mots quil dit exprimant sa répugnance, elle échangea un coup doeil et un sourire avec le duc de Guise. Henri surprit lun et lautre, les comprit, puis se reprenant tout à coup: -- Mais, au fait, dit-il, pourquoi nirais-je pas? Je suis catholique et je me dois à ma nouvelle religion. Puis sadressant à Charles IX: -- Que Votre Majesté compte sur moi, lui dit-il, je serai toujours heureux de laccompagner partout où elle ira. Et il jeta autour de lui un coup doeil rapide pour compter les sourcils qui se fronçaient. Aussi celui de tout le cortège que lon regardait avec le plus de curiosité, peut-être, était ce fils sans mère, ce roi sans royaume, ce huguenot fait catholique. Sa figure longue et caractérisée, sa tournure un peu vulgaire, sa familiarité avec ses inférieurs, familiarité quil portait à un degré presque inconvenant pour un roi, familiarité qui tenait aux habitudes montagnardes de sa jeunesse et quil conserva jusquà sa mort, le signalaient aux spectateurs, dont quelques-uns lui criaient: -- À la messe, Henriot, à la messe! Ce à quoi Henri répondait: -- Jy ai été hier, jen viens aujourdhui, et jy retournerai demain. Ventre saint gris! il me semble cependant que cest assez comme cela. Quant à Marguerite, elle était à cheval, si belle, si fraîche, si élégante, que ladmiration faisait autour delle un concert dont quelques notes, il faut lavouer, sadressaient à sa compagne, madame la duchesse de Nevers, quelle venait de rejoindre, et dont le cheval blanc, comme sil était fier du poids quil portait, secouait furieusement la tête. -- Eh bien, duchesse, dit la reine de Navarre, quoi de nouveau? -- Mais, madame, répondit tout haut Henriette, rien que je sache. Puis tout bas: -- Et le huguenot, demanda-t-elle, quest-il devenu? -- Je lui ai trouvé une retraite à peu près sûre, répondit Marguerite. Et le grand massacreur de gens, quen as-tu fait? -- Il a voulu être de la fête; il monte le cheval de bataille de M. de Nevers, un cheval grand comme un éléphant. Cest un cavalier effrayant. Je lui ai permis dassister à la cérémonie, parce que jai pensé que prudemment ton huguenot garderait la chambre et que de cette façon il ny aurait pas de rencontre à craindre. -- Oh! ma foi! répondit Marguerite en souriant, fût-il ici, et il ny est pas, je crois quil ny aurait pas de rencontre pour cela. Cest un beau garçon que mon huguenot, mais pas autre chose: une colombe et non un milan; il roucoule, mais ne mord pas. Après tout, fit-elle avec un accent intraduisible et en haussant légèrement les épaules; après tout, peut-être lavons-nous cru huguenot, tandis quil était brahme, et sa religion lui défend- elle de répandre le sang. -- Mais où donc est le duc dAlençon? demanda Henriette, je ne laperçois point. -- Il doit rejoindre, il avait mal aux yeux ce matin et désirait ne pas venir; mais comme on sait que, pour ne pas être du même avis que son frère Charles et son frère Henri, il penche pour les huguenots, on lui a fait observer que le roi pourrait interpréter à mal son absence et il sest décidé. Mais, justement, tiens, on regarde, on crie là-bas, cest lui qui sera venu par la porte Montmartre. -- En effet, cest lui-même, je le reconnais, dit Henriette. En vérité, mais il a bon air aujourdhui. Depuis quelque temps, il se soigne particulièrement: il faut quil soit amoureux. Voyez donc comme cest bon dêtre prince du sang: il galope sur tout le monde et tout le monde se range. -- En effet, dit en riant Marguerite, il va nous écraser. Dieu me pardonne! Mais faites donc ranger vos gentilshommes, duchesse! car en voici un qui, sil ne se range pas, va se faire tuer. -- Eh, cest mon intrépide! sécria la duchesse, regarde donc, regarde. Coconnas avait en effet quitté son rang pour se rapprocher de madame de Nevers; mais au moment même où son cheval traversait lespèce de boulevard extérieur qui séparait la rue du faubourg Saint-Denis, un cavalier de la suite du duc dAlençon, essayant en vain de retenir son cheval emporté, alla en plein corps heurter Coconnas. Coconnas ébranlé vacilla sur sa colossale monture, son chapeau faillit tomber, il le retint et se retourna furieux. -- Dieu! dit Marguerite en se penchant à loreille de son amie, M. de La Mole! -- Ce beau jeune homme pâle! sécria la duchesse incapable de maîtriser sa première impression. -- Oui, oui! celui-là même qui a failli renverser ton Piémontais. -- Oh! mais, dit la duchesse, il va se passer des choses affreuses! ils se regardent, ils se reconnaissent! En effet, Coconnas en se retournant avait reconnu la figure de La Mole; et, de surprise, il avait laissé échapper la bride de son cheval, car il croyait bien avoir tué son ancien compagnon, ou du moins lavoir mis pour un certain temps hors de combat. De son côté, La Mole reconnut Coconnas et sentit un feu qui lui montait au visage. Pendant quelques secondes, qui suffirent à lexpression de tous les sentiments que couvaient ces deux hommes, ils sétreignirent dun regard qui fit frissonner les deux femmes. Après quoi La Mole ayant regardé tout autour de lui, et ayant compris sans doute que le lieu était mal choisi pour une explication, piqua son cheval et rejoignit le duc dAlençon. Coconnas resta un moment ferme à la même place, tordant sa moustache et en faisant remonter la pointe jusquà se crever loeil; après quoi, voyant que La Mole séloignait sans lui rien dire de plus, il se remit lui-même en route. -- Ah! ah! dit avec une dédaigneuse douleur Marguerite, je ne métais donc pas trompée... Oh! pour cette fois cest trop fort. Et elle se mordit les lèvres jusquau sang. -- Il est bien joli, répondit la duchesse avec commisération. Juste en ce moment le duc dAlençon venait de reprendre sa place derrière le roi et la reine mère, de sorte que ses gentilshommes, en le rejoignant, étaient forcés de passer devant Marguerite et la duchesse de Nevers. La Mole, en passant à son tour devant les deux princesses, leva son chapeau, salua la reine en sinclinant jusque sur le cou de son cheval et demeura tête nue en attendant que Sa Majesté lhonorât dun regard. Mais Marguerite détourna fièrement la tête. La Mole lut sans doute lexpression de dédain empreinte sur le visage de la reine et de pâle quil était devint livide. De plus, pour ne pas choir de son cheval il fut forcé de se retenir à la crinière. -- Oh! oh! dit Henriette à la reine, regarde donc, cruelle que tu es! Mais il va se trouver mal! ... -- Bon! dit la reine avec un sourire écrasant, il ne nous manquerait plus que cela... As-tu des sels? Madame de Nevers se trompait. La Mole, chancelant, retrouva des forces, et, se raffermissant sur son cheval, alla reprendre son rang à la suite du duc dAlençon. Cependant on continuait davancer, on voyait se dessiner la silhouette lugubre du gibet dressé et étrenné par Enguerrand de Marigny. Jamais il navait été si bien garni quà cette heure. Les huissiers et les gardes marchèrent en avant et formèrent un large cercle autour de lenceinte. À leur approche, les corbeaux perchés sur le gibet senvolèrent avec des croassements de désespoir. Le gibet qui sélevait à Montfaucon offrait dordinaire, derrière ses colonnes, un abri aux chiens attirés par une proie fréquente et aux bandits philosophes qui venaient méditer sur les tristes vicissitudes de la fortune. Ce jour-là il ny avait, en apparence du moins, à Montfaucon, ni chiens ni bandits. Les huissiers et les gardes avaient chassé les premiers en même temps que les corbeaux, et les autres sétaient confondus dans la foule pour y opérer quelques-uns de ces bons coups qui sont les riantes vicissitudes du métier. Le cortège savançait; le roi et Catherine arrivaient les premiers, puis venaient le duc dAnjou, le duc dAlençon, le roi de Navarre, M. de Guise et leurs gentilshommes; puis madame Marguerite, la duchesse de Nevers et toutes les femmes composant ce quon appelait lescadron volant de la reine; puis les pages, les écuyers, les valets et le peuple: en tout dix mille personnes. Au gibet principal pendait une masse informe, un cadavre noir, souillé de sang coagulé et de boue blanchie par de nouvelles couches de poussière. Au cadavre il manquait une tête. Aussi lavait-on pendu par les pieds. Au reste, la populace, ingénieuse comme elle lest toujours, avait remplacé la tête par un bouchon de paille sur lequel elle avait mis un masque, et dans la bouche de ce masque, quelque railleur qui connaissait les habitudes de M. lamiral avait introduit un cure-dent. Cétait un spectacle à la fois lugubre et bizarre, que tous ces élégants seigneurs et toutes ces belles dames défilant, comme une procession peinte par Goya, au milieu de ces squelettes noircis et de ces gibets aux longs bras décharnés. Plus la joie des visiteurs était bruyante, plus elle faisait contraste avec le morne silence et la froide insensibilité de ces cadavres, objets de railleries qui faisaient frissonner ceux-là même qui les faisaient. Beaucoup supportaient à grand-peine ce terrible spectacle; et à sa pâleur on pouvait distinguer, dans le groupe des huguenots ralliés, Henri, qui, quelle que fût sa puissance sur lui-même et si étendu que fût le degré de dissimulation dont le Ciel lavait doté, ny put tenir. Il prétexta lodeur impure que répandaient tous ces débris humains; et sapprochant de Charles IX, qui, côte à côte avec Catherine, était arrêté devant les restes de lamiral: -- Sire, dit-il, Votre Majesté ne trouve-t-elle pas que, pour rester plus longtemps ici, ce pauvre cadavre sent bien mauvais? -- Tu trouves, Henriot! dit Charles IX, dont les yeux étincelaient dune joie féroce. -- Oui, Sire. -- Eh bien, je ne suis pas de ton avis, moi... le corps dun ennemi mort sent toujours bon. -- Ma foi, Sire, dit Tavannes, puisque Votre Majesté savait que nous devions venir faire une petite visite à M. lamiral, elle eût dû inviter Pierre Ronsard, son maître en poésie: il eût fait, séance tenante, lépitaphe du vieux Gaspard. -- Il ny a pas besoin de lui pour cela, dit Charles IX, et nous la ferons bien nous-même... Par exemple, écoutez, messieurs, dit Charles IX après avoir réfléchi un instant: _Ci-gît, -- mais cest mal entendu, Pour lui le mot est trop honnête, -- Ici lamiral est pendu Par les pieds, à faute de tête._ _-- _Bravo! bravo! sécrièrent les gentilshommes catholiques tout dune voix, tandis que les huguenots ralliés fronçaient les sourcils en gardant le silence. Quant à Henri, comme il causait avec Marguerite et madame de Nevers, il fit semblant de navoir pas entendu. -- Allons, allons, monsieur, dit Catherine, que, malgré les parfums dont elle était couverte, cette odeur commençait à indisposer, allons, il ny a si bonne compagnie quon ne quitte. Disons adieu à M. lamiral, et revenons à Paris. Elle fit de la tête un geste ironique comme lorsquon prend congé dun ami, et, reprenant la tête de colonne, elle revint gagner le chemin, tandis que le cortège défilait devant le cadavre de Coligny. Le soleil se couchait à lhorizon. La foule sécoula sur les pas de Leurs Majestés pour jouir jusquau bout des magnificences du cortège et des détails du spectacle: les voleurs suivirent la foule; de sorte que, dix minutes après le départ du roi, il ny avait plus personne autour du cadavre mutilé de lamiral, que commençaient à effleurer les premières brises du soir. Quand nous disons personne, nous nous trompons. Un gentilhomme monté sur un cheval noir, et qui navait pu sans doute, au moment où il était honoré de la présence des princes, contempler à son aise ce tronc informe et noirci, était demeuré le dernier, et samusait à examiner dans tous leurs détails chaînes, crampons, piliers de pierre, le gibet enfin, qui lui paraissait sans doute, à lui arrivé depuis quelques jours à Paris et ignorant des perfectionnements quapporte en toute chose la capitale, le parangon de tout ce que lhomme peut inventer de plus terriblement laid. Il nest pas besoin de dire à nos lecteurs que cet homme était notre ami Coconnas. Un oeil exercé de femme lavait en vain cherché dans la cavalcade et avait sondé les rangs sans pouvoir le retrouver. M. de Coconnas, comme nous lavons dit, était donc en extase devant loeuvre dEnguerrand de Marigny. Mais cette femme nétait pas seule à chercher M. de Coconnas. Un autre gentilhomme, remarquable par son pourpoint de satin blanc et sa galante plume, après avoir regardé en avant et sur les côtés, savisa de regarder en arrière et vit la haute taille de Coconnas et la gigantesque silhouette de son cheval se profiler en vigueur sur le ciel rougi des derniers reflets du soleil couchant. Alors le gentilhomme au pourpoint de satin blanc quitta le chemin suivi par lensemble de la troupe, prit un petit sentier, et, décrivant une courbe, retourna vers le gibet. Presque aussitôt la dame que nous avons reconnue pour la duchesse de Nevers, comme nous avons reconnu le grand gentilhomme au cheval noir pour Coconnas, sapprocha de Marguerite et lui dit: -- Nous nous sommes trompées toutes deux, Marguerite, car le Piémontais est demeuré en arrière, et M. de La Mole la suivi. -- Mordi! reprit Marguerite en riant, il va donc se passer quelque chose. Ma foi, javoue que je ne serais pas fâchée davoir à revenir sur son compte. Marguerite alors se retourna et vit sexécuter effectivement de la part de La Mole la manoeuvre que nous avons dite. Ce fut alors au tour des deux princesses à quitter la file: loccasion était des plus favorables; on tournait devant un sentier bordé de larges haies qui remontait, et, en remontant, passait à trente pas du gibet. Madame de Nevers dit un mot à loreille de son capitaine, Marguerite fit un signe à Gillonne, et les quatre personnes sen allèrent par ce chemin de traverse sembusquer derrière le buisson le plus proche du lieu où allait se passer la scène dont ils paraissaient désirer être spectateurs. Il y avait trente pas environ, comme nous lavons dit, de cet endroit à celui où Coconnas, ravi, en extase, gesticulait devant M. lamiral. Marguerite mit pied à terre, madame de Nevers et Gillonne en firent autant; le capitaine descendit à son tour, et réunit dans ses mains les brides des quatre chevaux. Un gazon frais et touffu offrait aux trois femmes un siège comme en demandent souvent et inutilement les princesses. Une éclaircie leur permettait de ne pas perdre le moindre détail. La Mole avait décrit son cercle. Il vint au pas se placer derrière Coconnas, et, allongeant la main, il lui frappa sur lépaule. Le Piémontais se retourna. -- Oh! dit-il, ce nétait donc pas un rêve! et vous vivez encore! -- Oui, monsieur, répondit La Mole, oui, je vis encore. Ce nest pas votre faute, mais enfin je vis. -- Mordi! je vous reconnais bien, reprit Coconnas, malgré votre mine pâle. Vous étiez plus rouge que cela la dernière fois que nous nous sommes vus. -- Et moi, dit La Mole, je vous reconnais aussi malgré cette ligne jaune qui vous coupe le visage; vous étiez plus pâle que cela lorsque je vous la fis. Coconnas se mordit les lèvres; mais, décidé, à ce quil paraît, à continuer la conversation sur le ton de lironie, il continua: -- Cest curieux, nest-ce pas, monsieur de la Mole, surtout pour un huguenot, de pouvoir regarder M. lamiral pendu à ce crochet de fer; et dire cependant quil y a des gens assez exagérés pour nous accuser davoir tué jusquaux huguenotins à la mamelle! -- Comte, dit La Mole en sinclinant, je ne suis plus huguenot, jai le bonheur dêtre catholique. -- Bah! sécria Coconnas en éclatant de rire, vous êtes converti, monsieur! oh! que cest adroit! -- Monsieur, continua La Mole avec le même sérieux et la même politesse, javais fait voeu de me convertir si jéchappais au massacre. -- Comte, reprit le Piémontais, cest un voeu très prudent, et je vous en félicite; nen auriez-vous point fait dautres encore? -- Oui, bien, monsieur, jen ai fait un second, répondit La Mole en caressant sa monture avec une tranquillité parfaite. -- Lequel? demanda Coconnas. -- Celui de vous accrocher là-haut, voyez-vous, à ce petit clou qui semble vous attendre au-dessous de M. de Coligny. -- Comment! dit Coconnas, comme je suis là, tout grouillant? -- Non, monsieur, après vous avoir passé mon épée au travers du corps. Coconnas devint pourpre, ses yeux verts lancèrent des flammes. -- Voyez-vous, dit-il en goguenardant, à ce clou! -- Oui, reprit La Mole, à ce clou... -- Vous nêtes pas assez grand pour cela, mon petit monsieur! dit Coconnas. -- Alors, je monterai sur votre cheval, mon grand tueur de gens! répondit La Mole. Ah! vous croyez, mon cher monsieur Annibal de Coconnas, quon peut impunément assassiner les gens sous le loyal et honorable prétexte quon est cent contre un; nenni! Un jour vient où lhomme retrouve son homme, et je crois que ce jour est venu aujourdhui. Jaurais bien envie de casser votre vilaine tête dun coup de pistolet; mais, bah! jajusterais mal, car jai la main encore tremblante des blessures que vous mavez faites en traître. -- Ma vilaine tête! hurla Coconnas en sautant de son cheval. À terre! sus! sus! monsieur le comte, dégainons. Et il mit lépée à la main. Je crois que ton huguenot a dit: Vilaine tête, murmura la duchesse de Nevers à loreille de Marguerite; est-ce que tu le trouves laid? -- Il est charmant! dit en riant Marguerite, et je suis forcée de dire que la fureur rend M. de La Mole injuste; mais, chut! regardons. En effet, La Mole était descendu de son cheval avec autant de mesure que Coconnas avait mis, lui, de rapidité; il avait détaché son manteau cerise, lavait posé à terre, avait tiré son épée et était tombé en garde. -- Aïe! fit-il en allongeant le bras. -- Ouf! murmura Coconnas en déployant le sien, car tous deux, on se le rappelle, étaient blessés à lépaule et souffraient dun mouvement trop vif. Un éclat de rire, mal retenu, sortit du buisson. Les princesses navaient pu se contraindre tout à fait en voyant les deux champions se frotter lomoplate en grimaçant. Cet éclat de rire parvint jusquaux deux gentilshommes, qui ignoraient quils eussent des témoins, et qui, en se retournant, reconnurent leurs dames. La Mole se remit en garde, ferme, comme un automate, et Coconnas engagea le fer avec un _mordi! _des plus accentués. -- Ah çà; mais, ils y vont tout de bon et ségorgeront si nous ny mettons bon ordre. Assez de plaisanteries. Holà! messieurs! holà! cria Marguerite. -- Laisse! laisse! dit Henriette, qui, ayant vu Coconnas à loeuvre, espérait au fond du coeur que Coconnas aurait aussi bon marché de La Mole quil avait eu des deux neveux et du fils de Mercandon. -- Oh! ils sont vraiment très beaux ainsi, dit Marguerite; regarde, on dirait quils soufflent du feu. En effet, le combat, commencé par des railleries et des provocations, était devenu silencieux depuis que les deux champions avaient croisé le fer. Tous deux se défiaient de leurs forces, et lun et autre, à chaque mouvement trop vif, était forcé de réprimer un frisson de douleur arraché par les anciennes blessures. Cependant, les yeux fixes et ardents, la bouche entrouverte, les dents serrées, La Mole avançait à petits pas fermes et secs sur son adversaire qui, reconnaissant en lui un maître en fait darmes, rompait aussi pas à pas, mais enfin rompait. Tous deux arrivèrent ainsi jusquau bord du fossé, de lautre côté duquel se trouvaient les spectateurs. Là, comme si sa retraite eût été un simple calcul pour se rapprocher de sa dame, Coconnas sarrêta, et, sur un dégagement un peu large de La Mole, fournit avec la rapidité de léclair un coup droit, et à linstant même le pourpoint de satin blanc de La Mole simbiba dune tache rouge qui alla sélargissant. -- Courage! cria la duchesse de Nevers. -- Ah! pauvre La Mole! fit Marguerite avec un cri de douleur. La Mole entendit ce cri, lança à la reine un de ces regards qui pénètrent plus profondément dans le coeur que la pointe dune épée, et sur un cercle trompé se fendit à fond. Cette fois les deux femmes jetèrent deux cris qui nen firent quun. La pointe de la rapière de La Mole avait apparu sanglante derrière le dos de Coconnas. Cependant ni lun ni lautre ne tomba: tous deux restèrent debout, se regardant la bouche ouverte, sentant chacun de son côté quau moindre mouvement quil ferait léquilibre allait lui manquer. Enfin le Piémontais, plus dangereusement blessé que son adversaire, et sentant que ses forces allaient fuir avec son sang, se laissa tomber sur La Mole, létreignant dun bras, tandis que de lautre il cherchait à dégainer son poignard. De son côté, La Mole réunit toutes ses forces, leva la main et laissa retomber le pommeau de son épée au milieu du front de Coconnas, qui, étourdi du coup, tomba; mais en tombant il entraîna son adversaire dans sa chute, si bien que tous deux roulèrent dans le fossé. Aussitôt Marguerite et la duchesse de Nevers, voyant que tout mourants quils étaient ils cherchaient encore à sachever, se précipitèrent, aidées du capitaine des gardes. Mais avant quelles fussent arrivées à eux, les mains se détendirent, les yeux se refermèrent, et chacun des combattants, laissant échapper le fer quil tenait, se raidit dans une convulsion suprême. Un large flot de sang écumait autour deux. -- Oh! brave, brave La Mole! sécria Marguerite, incapable de renfermer plus longtemps en elle son admiration. Ah! pardon, mille fois pardon de tavoir soupçonné! Et ses yeux se remplirent de larmes. -- Hélas! hélas! murmura la duchesse, valeureux Annibal... Dites, dites, madame, avez-vous jamais vu deux plus intrépides lions? Et elle éclata en sanglots. -- Tudieu! les rudes coups! dit le capitaine en cherchant à étancher le sang qui coulait à flots... Holà! vous qui venez, venez plus vite! En effet, un homme, assis sur le devant dune espèce de tombereau peint en rouge, apparaissait dans la brume du soir, chantant cette vieille chanson que lui avait sans doute rappelée le miracle du cimetière des Innocents: _Bel aubespin fleurissant,_ _Verdissant,_ __ _Le long de ce beau rivage,_ _Tu es vêtu, jusquau bas,_ _Des longs bras_ _Dune lambrusche sauvage._ __ _Le chantre rossignolet,_ _Nouvelet,_ __ _Courtisant sa bien-aimée,_ _Pour ses amours alléger,_ _Vient loger_ _Tous les ans sous la ramée._ __ _Or, vis, gentil aubespin,_ _Vis sans fin;_ __ _Vis, sans que jamais tonnerre_ _Ou la cognée, ou les vents,_ _Ou le temps_ _Te puissent ruer par..._ _-- _Holà hé! répéta le capitaine, venez donc quand on vous appelle! Ne voyez-vous pas que ces gentilshommes ont besoin de secours? Lhomme au chariot, dont lextérieur repoussant et le visage rude formaient un contraste étrange avec la douce et bucolique chanson que nous venons de citer, arrêta alors son cheval, descendit, et se baissant sur les deux corps: -- Voilà de belles plaies, dit-il; mais jen fais encore de meilleures. -- Qui donc êtes-vous? demanda Marguerite ressentant malgré elle une certaine terreur quelle navait pas la force de vaincre. -- Madame, répondit cet homme en sinclinant jusquà terre, je suis maître Caboche, bourreau de la prévôté de Paris, et je venais accrocher à ce gibet des compagnons pour M. lamiral. -- Eh bien, moi, je suis la reine de Navarre, répondit Marguerite; jetez là vos cadavres, étendez dans votre chariot les housses de nos chevaux, et ramenez doucement derrière nous ces deux gentilshommes au Louvre. XVII Le confrère de maître Ambroise Paré Le tombereau dans lequel on avait placé Coconnas et La Mole reprit la route de Paris, suivant dans lombre le groupe qui lui servait de guide. Il sarrêta au Louvre; le conducteur reçut un riche salaire. On fit transporter les blessés chez M. le duc dAlençon, et lon envoya chercher maître Ambroise Paré. Lorsquil arriva, ni lun ni lautre navaient encore repris connaissance. La Mole était le moins maltraité des deux: le coup dépée lavait frappé au-dessous de laisselle droite, mais navait offensé aucun organe essentiel; quant à Coconnas, il avait le poumon traversé, et le souffle qui sortait par la blessure faisait vaciller la flamme dune bougie. Maître Ambroise Paré ne répondait pas de Coconnas. Madame de Nevers était désespérée; cétait elle qui, confiante dans la force, dans ladresse et le courage du Piémontais, avait empêché Marguerite de sopposer au combat. Elle eût bien fait porter Coconnas à lhôtel de Guise pour lui renouveler dans cette seconde occasion les soins de la première; mais dun moment à lautre son mari pouvait arriver de Rome, et trouver étrange linstallation dun intrus dans le domicile conjugal. Pour cacher la cause des blessures, Marguerite avait fait porter les deux jeunes gens chez son frère, où lun deux, dailleurs, était déjà installé, en disant que cétaient deux gentilshommes qui sétaient laissés choir de cheval pendant la promenade; mais la vérité fut divulguée par ladmiration du capitaine témoin du combat, et lon sut bientôt à la cour que deux nouveaux raffinés venaient de naître au grand jour de la renommée. Soignés par le même chirurgien qui partageait ses soins entre eux, les deux blessés parcoururent les différentes phases de convalescence qui ressortaient du plus ou du moins de gravité de leurs blessures. La Mole, le moins grièvement atteint des deux, reprit le premier connaissance. Quant à Coconnas, une fièvre terrible sétait emparée de lui, et son retour à la vie fut signalé par tous les signes du plus affreux délire. Quoique enfermé dans la même chambre que Coconnas, La Mole, en reprenant connaissance, navait pas vu son compagnon, ou navait par aucun signe indiqué quil le vît. Coconnas tout au contraire, en rouvrant les yeux, les fixa sur La Mole, et cela avec une expression qui eût pu prouver que le sang que le Piémontais venait de perdre navait en rien diminué les passions de ce tempérament de feu. Coconnas pensa quil rêvait, et que dans son rêve il retrouvait lennemi que deux fois il croyait avoir tué; seulement le rêve se prolongeait outre mesure. Après avoir vu La Mole couché comme lui, pansé comme lui par le chirurgien, il vit La Mole se soulever sur ce lit, où lui-même était cloué encore par la fièvre, la faiblesse et la douleur, puis en descendre, puis marcher au bras du chirurgien, puis marcher avec une canne, puis enfin marcher tout seul. Coconnas, toujours en délire, regardait toutes ces différentes périodes de la convalescence de son compagnon dun regard tantôt atone, tantôt furieux, mais toujours menaçant. Tout cela offrait, à lesprit brûlant du Piémontais un mélange effrayant de fantastique et de réel. Pour lui, La Mole était mort, bien mort, et même plutôt deux fois quune, et cependant il reconnaissait lombre de ce La Mole couchée dans un lit pareil au sien; puis il vit, comme nous lavons dit, lombre se lever, puis lombre marcher, et, chose effrayante, marcher vers son lit. Cette ombre, que Coconnas eût voulu fuir, fût-ce au fond des enfers, vint droit à lui et sarrêta à son chevet, debout et le regardant; il y avait même dans ses traits un sentiment de douceur et de compassion que Coconnas prit pour lexpression dune dérision infernale. Alors salluma, dans cet esprit, plus malade peut-être que le corps, une aveugle passion de vengeance. Coconnas neut plus quune préoccupation, celle de se procurer une arme quelconque, et, avec cette arme, de frapper ce corps ou cette ombre de La Mole qui le tourmentait si cruellement. Ses habits avaient été déposés sur une chaise, puis emportés; car, tout souillés de sang quils étaient, on avait jugé à propos de les éloigner du blessé, mais on avait laissé sur la même chaise son poignard dont on ne supposait pas quavant longtemps il eût lenvie de se servir. Coconnas vit le poignard; pendant trois nuits, profitant du moment où La Mole dormait, il essaya détendre la main jusquà lui; trois fois la force lui manqua, et il sévanouit. Enfin la quatrième nuit, il atteignit larme, la saisit du bout de ses doigts crispés, et, en poussant un gémissement arraché par la douleur, il la cacha sous son oreiller. Le lendemain, il vit quelque chose dinouï jusque-là: lombre de La Mole, qui semblait chaque jour reprendre de nouvelles forces, tandis que lui, sans cesse occupé de la vision terrible, usait les siennes dans léternelle trame du complot qui devait len débarrasser; lombre de La Mole, devenue de plus en plus alerte, fit, dun air pensif, deux ou trois tours dans la chambre; puis enfin, après avoir ajusté son manteau, ceint son épée, coiffé sa tête dun feutre à larges bords, ouvrit la porte et sortit. Coconnas respira; il se crut débarrassé de son fantôme. Pendant deux ou trois heures son sang circula dans ses veines plus calme et plus rafraîchi quil navait jamais encore été depuis le moment du duel; un jour dabsence de La Mole eût rendu la connaissance à Coconnas, huit jours leussent guéri peut-être; malheureusement La Mole rentra au bout de deux heures. Cette rentrée fut pour le Piémontais un véritable coup de poignard, et, quoique La Mole ne rentrât point seul, Coconnas neut pas un regard pour son compagnon. Son compagnon méritait cependant bien quon le regardât. Cétait un homme dune quarantaine dannées, court, trapu, vigoureux, avec des cheveux noirs qui descendaient jusquaux sourcils, et une barbe noire qui, contre la mode du temps, couvrait tout le bas de son visage; mais le nouveau venu paraissait peu soccuper de mode. Il avait une espèce de justaucorps de cuir tout maculé de taches brunes, de chausses sang-de-boeuf, un maillot rouge, de gros souliers de cuir montant au-dessus de la cheville, un bonnet de la même couleur que ses chausses, et la taille serrée par une large ceinture à laquelle pendait un couteau caché dans sa gaine. Cet étrange personnage, dont la présence semblait une anomalie dans le Louvre, jeta sur une chaise le manteau brun qui lenveloppait, et sapprocha brutalement du lit de Coconnas, dont les yeux, comme par une fascination singulière, demeuraient constamment fixés sur La Mole, qui se tenait à distance. Il regarda le malade, et secouant la tête: -- Vous avez attendu bien tard, mon gentilhomme! dit-il. -- Je ne pouvais pas sortir plus tôt, dit La Mole. -- Eh! pardieu! il fallait menvoyer chercher. -- Par qui? -- Ah! cest vrai! Joubliais où nous sommes. Je lavais dit à ces dames; mais elles nont point voulu mécouter. Si lon avait suivi mes ordonnances, au lieu de sen rapporter à celles de cet âne bâté que lon nomme Ambroise Paré, vous seriez depuis longtemps en état ou de courir les aventures ensemble, ou de vous redonner un autre coup dépée si cétait votre bon plaisir; enfin on verra. Entend-il raison, votre ami? -- Pas trop. -- Tirez la langue, mon gentilhomme. Coconnas tira la langue à La Mole en faisant une si affreuse grimace, que lexaminateur secoua une seconde fois la tête. -- Oh! oh! murmura-t-il, contraction des muscles. Il ny a pas de temps à perdre. Ce soir même je vous enverrai une potion toute préparée quon lui fera prendre en trois fois, dheure en heure: une fois à minuit, une fois à une heure, une fois à deux heures. -- Bien. -- Mais qui la lui fera prendre, cette potion? -- Moi. -- Vous-même? -- Oui. -- Vous men donnez votre parole? -- Foi de gentilhomme! -- Et si quelque médecin voulait en soustraire la moindre partie pour la décomposer et voir de quels ingrédients elle est formée... -- Je la renverserais jusquà la dernière goutte. -- Foi de gentilhomme aussi? -- Je vous le jure. -- Par qui vous enverrai-je cette potion? -- Par qui vous voudrez. -- Mais mon envoyé... -- Eh bien? -- Comment pénétrera-t-il jusquà vous? -- Cest prévu. Il dira quil vient de la part de M. René le parfumeur. -- Ce Florentin qui demeure sur le pont Saint-Michel? -- Justement. Il a ses entrées au Louvre à toute heure du jour et de la nuit. Lhomme sourit. -- En effet, dit-il, cest bien le moins que lui doive la reine mère. Cest dit, on viendra de la part de maître René le parfumeur. Je puis bien prendre son nom une fois: il a assez souvent, sans être patenté, exercé ma profession. -- Eh bien, dit La Mole, je compte donc sur vous? -- Comptez-y. -- Quant au paiement... -- Oh! nous réglerons cela avec le gentilhomme lui-même quand il sera sur pied. -- Et soyez tranquille, je crois quil sera en état de vous récompenser généreusement. -- Moi aussi, je crois. Mais, ajouta-t-il avec un singulier sourire, comme ce nest pas lhabitude des gens qui ont affaire à moi dêtre reconnaissants, cela ne métonnerait point quune fois sur ses pieds il oubliât ou plutôt ne se souciât point de se souvenir de moi. -- Bon! bon! dit La Mole en souriant à son tour; en ce cas je serai là pour lui en rafraîchir la mémoire. -- Allons, soit! dans deux heures vous aurez la potion. -- Au revoir. -- Vous dites? -- Au revoir. Lhomme sourit. -- Moi, reprit-il, jai lhabitude de dire toujours adieu. Adieu donc, monsieur de la Mole; dans deux heures vous aurez votre potion. Vous entendez, elle doit être prise à minuit... en trois doses... dheure en heure. Sur quoi il sourit, et La Mole resta seul avec Coconnas. Coconnas avait entendu toute cette conversation, mais ny avait rien compris: un vain bruit de paroles, un vain cliquetis de mots étaient arrivés jusquà lui. De tout cet entretien, il navait retenu que le mot: Minuit. Il continua donc de suivre de son regard ardent La Mole, qui continua, lui, de demeurer dans la chambre, rêvant et se promenant. Le docteur inconnu tint parole, et à lheure dite envoya la potion, que La Mole mit sur un petit réchaud dargent. Puis, cette précaution prise, il se coucha. Cette action de La Mole donna un peu de repos à Coconnas; il essaya de fermer les yeux à son tour, mais son assoupissement fiévreux nétait quune suite de sa veille délirante. Le même fantôme qui le poursuivait le jour venait le relancer la nuit; à travers ses paupières arides, il continuait de voir La Mole toujours menaçant, puis une voix répétait à son oreille: Minuit! minuit! minuit! Tout à coup le timbre vibrant de lhorloge séveilla dans la nuit et frappa douze fois. Coconnas rouvrit ses yeux enflammés; le souffle ardent de sa poitrine dévorait ses lèvres arides; une soif inextinguible consumait son gosier embrasé; la petite lampe de nuit brûlait comme dhabitude, et à sa terne lueur faisait danser mille fantômes aux regards vacillants de Coconnas. Il vit alors, chose effrayante! La Mole descendre de son lit; puis, après avoir fait un tour ou deux dans sa chambre, comme fait lépervier devant loiseau quil fascine, savancer jusquà lui en lui montrant le poing. Coconnas étendit la main vers son poignard, le saisit par le manche, et sapprêta à éventrer son ennemi. La Mole approchait toujours. Coconnas murmurait: -- Ah! cest toi, toi encore, toi toujours! Viens. Ah! tu me menaces, tu me montres le poing, tu souris! viens, viens! Ah! tu continues dapprocher tout doucement, pas à pas; viens, viens, que je te massacre! Et en effet, joignant le geste à cette sourde menace, au moment où La Mole se penchait vers lui, Coconnas fit jaillir de dessous ses draps léclair dune lame; mais leffort que le Piémontais fit en se soulevant brisa ses forces: le bras étendu vers La Mole sarrêta à moitié chemin, le poignard échappa à sa main débile, et le moribond retomba sur son oreiller. -- Allons, allons, murmura La Mole en soulevant doucement sa tête et en approchant une tasse de ses lèvres, buvez cela, mon pauvre camarade, car vous brûlez. Cétait en effet une tasse que La Mole présentait à Coconnas, et que celui-ci avait prise pour ce poing menaçant dont sétait effarouché le cerveau vide du blessé. Mais, au contact velouté de la liqueur bienfaisante humectant ses lèvres et rafraîchissant sa poitrine, Coconnas reprit sa raison ou plutôt son instinct: il sentit se répandre en lui un bien-être comme jamais il nen avait éprouvé; il ouvrit un oeil intelligent sur La Mole, qui le tenait entre ses bras et lui souriait, et, de cet oeil contracté naguère par une fureur sombre, une petite larme imperceptible roula sur sa joue ardente, qui la but avidement. -- Mordi! murmura Coconnas en se laissant aller sur son traversin, si jen réchappe, monsieur de la Mole, vous serez mon ami. -- Et vous en réchapperez, mon camarade, dit La Mole, si vous voulez boire trois tasses comme celle que je viens de vous donner, et ne plus faire de vilains rêves. Une heure après, La Mole, constitué en garde-malade et obéissant ponctuellement aux ordonnances du docteur inconnu, se leva une seconde fois, versa une seconde portion de la liqueur dans une tasse, et porta cette tasse à Coconnas. Mais cette fois le Piémontais, au lieu de lattendre le poignard à la main, le reçut les bras ouverts, et avala son breuvage avec délices, puis pour la première fois sendormit avec tranquillité. La troisième tasse eut un effet non moins merveilleux. La poitrine du malade commença de laisser passer un souffle régulier, quoique haletant encore. Ses membres raidis se détendirent, une douce moiteur sépandit à la surface de la peau brûlante; et lorsque le lendemain maître Ambroise Paré vint visiter le blessé, il sourit avec satisfaction en disant: -- À partir de ce moment je réponds de M. de Coconnas, et ce ne sera pas une des moins belles cures que jaurai faites. Il résulta de cette scène moitié dramatique, moitié burlesque, mais qui ne manquait pas au fond dune certaine poésie attendrissante, eu égard aux moeurs farouches de Coconnas, que lamitié des deux gentilshommes, commencée à lauberge de la Belle-Étoile, et violemment interrompue par les événements de la nuit de la Saint-Barthélemy, reprit dès lors avec une nouvelle vigueur, et dépassa bientôt celles dOreste et de Pylade de cinq coups dépée et dun coup de pistolet répartis sur leurs deux corps. Quoi quil en soit, blessures vieilles et nouvelles, profondes et légères, se trouvèrent enfin en voie de guérison. La Mole, fidèle à sa mission de garde-malade, ne voulut point quitter la chambre que Coconnas ne fût entièrement guéri. Il le souleva dans son lit tant que sa faiblesse ly enchaîna, laida à marcher quand il commença de se soutenir, enfin eut pour lui tous les soins qui ressortaient de sa nature douce et aimante, et qui, secondés par la vigueur du Piémontais, amenèrent une convalescence plus rapide quon navait le droit de lespérer. Cependant une seule et même pensée tourmentait les deux jeunes gens: chacun dans le délire de sa fièvre avait bien cru voir sapprocher de lui la femme qui remplissait tout son coeur; mais depuis que chacun avait repris connaissance, ni Marguerite ni madame de Nevers nétaient certainement entrées dans la chambre. Au reste, cela se comprenait: lune, femme du roi de Navarre, lautre, belle-soeur du duc de Guise pouvaient-elles donner aux yeux de tous une marque si publique dintérêt à deux simples gentilshommes? Non. Cétait bien certainement la réponse que devaient se faire La Mole et Coconnas. Mais cette absence, qui tenait peut-être à un oubli total, nen était pas moins douloureuse. Il est vrai que le gentilhomme qui avait assisté au combat était venu de temps en temps, et comme de son propre mouvement, demander des nouvelles des deux blessés. Il est vrai que Gillonne, pour son propre compte, en avait fait autant; mais La Mole navait point osé parler à lune de Marguerite, et Coconnas navait point osé parler à lautre de madame de Nevers. XVIII Les revenants Pendant quelque temps les deux jeunes gens gardèrent chacun de son côté le secret enfermé dans sa poitrine. Enfin, dans un jour dexpansion, la pensée qui les préoccupait seule déborda de leurs lèvres, et tous deux corroborèrent leur amitié par cette dernière preuve, sans laquelle il ny a pas damitié, cest-à-dire par une confiance entière. Ils étaient éperdument amoureux, lun dune princesse, lautre dune reine. Il y avait pour les deux pauvres soupirants quelque chose deffrayant dans cette distance presque infranchissable qui les séparait de lobjet de leurs désirs. Et cependant lespérance est un sentiment si profondément enraciné au coeur de lhomme, que, malgré la folie de leur espérance, ils espéraient. Tous deux, au reste, à mesure quils revenaient à eux, soignaient fort leur visage. Chaque homme, même le plus indifférent aux avantages physiques, a, dans certaines circonstances, avec son miroir des conversations muettes, des signes dintelligence, après lesquels il séloigne presque toujours de son confident, fort satisfait de lentretien. Or, nos deux jeunes gens nétaient point de ceux à qui leurs miroirs devaient donner de trop rudes avis. La Mole, mince, pâle et élégant, avait la beauté de la distinction; Coconnas, vigoureux, bien découplé, haut en couleur, avait la beauté de la force. Il y avait même plus: pour ce dernier, la maladie avait été un avantage. Il avait maigri, il avait pâli; enfin, la fameuse balafre qui lui avait jadis donné tant de tracas par ses rapports prismatiques avec larc-en-ciel avait disparu, annonçant probablement, comme le phénomène postdiluvien, une longue suite de jours purs et de nuits sereines. Au reste les soins les plus délicats continuaient dentourer les deux blessés; le jour où chacun deux avait pu se lever, il avait trouvé une robe de chambre sur le fauteuil le plus proche de son lit; le jour où il avait pu se vêtir, un habillement complet. Il y a plus, dans la poche de chaque pourpoint il y avait une bourse largement fournie, que chacun deux ne garda, bien entendu, que pour la rendre en temps et lieu au protecteur inconnu qui veillait sur lui. Ce protecteur inconnu ne pouvait être le prince chez lequel logeaient les deux jeunes gens, car ce prince, non seulement nétait pas monté une seule fois chez eux pour les voir, mais encore navait pas fait demander de leurs nouvelles. Un vague espoir disait tout bas à chaque coeur que ce protecteur inconnu était la femme quil aimait. Aussi les deux blessés attendaient-ils avec une impatience sans égale le moment de leur sortie. La Mole, plus fort et mieux guéri que Coconnas, aurait pu opérer la sienne depuis longtemps; mais une espèce de convention tacite le liait au sort de son ami. Il était convenu que leur première sortie serait consacrée à trois visites. La première, au docteur inconnu dont le breuvage velouté avait opéré sur la poitrine enflammée de Coconnas une si notable amélioration. La seconde, à lhôtel de défunt maître La Hurière, où chacun deux avait laissé valise et cheval. La troisième, au Florentin René, lequel, joignant à son titre de parfumeur celui de magicien, vendait non seulement des cosmétiques et des poisons, mais encore composait des philtres et rendait des oracles. Enfin, après deux mois passés de convalescence et de réclusion, ce jour tant attendu arriva. Nous avons dit de réclusion, cest le mot qui convient, car plusieurs fois, dans leur impatience, ils avaient voulu hâter ce jour; mais une sentinelle placée à la porte leur avait constamment barré le passage, et ils avaient appris quils ne sortiraient que sur un _exeat_ de maître Ambroise Paré. Or, un jour, lhabile chirurgien ayant reconnu que les deux malades étaient, sinon complètement guéris, du moins en voie de complète guérison, avait donné cet _exeat_, et vers les deux heures de laprès-midi, par une de ces belles journées dautomne, comme Paris en offre parfois à ses habitants étonnés qui ont déjà fait provision de résignation pour lhiver, les deux amis, appuyés au bras lun de lautre, mirent le pied hors du Louvre. La Mole, qui avait retrouvé avec grand plaisir sur un fauteuil le fameux manteau cerise quil avait plié avec tant de soin avant le combat, sétait constitué le guide de Coconnas, et Coconnas se laissait guider sans résistance et même sans réflexion. Il savait que son ami le conduisait chez le docteur inconnu dont la potion, non patentée, lavait guéri en une seule nuit, quand toutes les drogues de maître Ambroise Paré le tuaient lentement. Il avait fait deux parts de largent renfermé dans sa bourse, cest-à-dire de deux cents nobles à la rose, et il en avait destiné cent à récompenser lEsculape anonyme auquel il devait sa convalescence: Coconnas ne craignait pas la mort, mais Coconnas nen était pas moins fort aise de vivre; aussi, comme on le voit, sapprêtait-il à récompenser généreusement son sauveur. La Mole prit la rue de lAstruce, la grande rue Saint Honoré, la rue des Prouvelles, et se trouva bientôt sur la place des Halles. Près de lancienne fontaine et à lendroit que lon désigne aujourdhui par le nom de _Carreau des Halles_, sélevait une construction octogone en maçonnerie surmontée dune vaste lanterne de bois, surmontée elle-même par un toit pointu, au sommet duquel grinçait une girouette. Cette lanterne de bois offrait huit ouvertures que traversait, comme cette pièce héraldique quon appelle la _fasce_ traverse le champ du blason, une espèce de roue en bois, laquelle se divisait par le milieu, afin de prendre dans des échancrures taillées à cet effet la tête et les mains du condamné ou des condamnés que lon exposait à lune ou lautre, ou à plusieurs de ces huit ouvertures. Cette construction étrange, qui navait son analogue dans aucune des constructions environnantes, sappelait le pilori. Une maison informe, bossue, éraillée, borgne et boiteuse, au toit taché de mousse comme la peau dun lépreux, avait, pareille à un champignon, poussé au pied de cette espèce de tour. Cette maison était celle du bourreau. Un homme était exposé et tirait la langue aux passants; cétait un des voleurs qui avaient exercé autour du gibet de Montfaucon, et qui avait par hasard été arrêté dans lexercice de ses fonctions. Coconnas crut que son ami lamenait voir ce curieux spectacle; il se mêla à la foule des amateurs qui répondaient aux grimaces du patient par des vociférations et des huées. Coconnas était naturellement cruel, et ce spectacle lamusa fort; seulement, il eût voulu quau lieu des huées et des vociférations, ce fussent des pierres que lon jetât au condamné assez insolent pour tirer la langue aux nobles seigneurs qui lui faisaient lhonneur de le visiter. Aussi, lorsque la lanterne mouvante tourna sur sa base pour faire jouir une autre partie de la place de la vue du patient, et que la foule suivit le mouvement de la lanterne, Coconnas voulut-il suivre le mouvement de la foule, mais La Mole larrêta en lui disant à demi-voix: -- Ce nest point pour cela que nous sommes venus ici. -- Et pourquoi donc sommes-nous venus, alors? demanda Coconnas. -- Tu vas le voir, répondit La Mole. Les deux amis se tutoyaient depuis le lendemain de cette fameuse nuit où Coconnas avait voulu éventrer La Mole. Et La Mole conduisit Coconnas droit à la petite fenêtre de cette maison adossée à la tour et sur lappui de laquelle se tenait un homme accoudé. -- Ah! ah! cest vous, Messeigneurs! dit lhomme en soulevant son bonnet sang-de-boeuf et en découvrant sa tête aux cheveux noirs et épais descendant jusquà ses sourcils, soyez les bienvenus. -- Quel est cet homme? demanda Coconnas cherchant à rappeler ses souvenirs, car il lui sembla avoir vu cette tête-là pendant un des moments de sa fièvre. -- Ton sauveur, mon cher ami, dit La Mole, celui qui ta apporté au Louvre cette boisson rafraîchissante qui ta fait tant de bien. -- Oh! oh! fit Coconnas; en ce cas, mon ami... Et il lui tendit la main. Mais lhomme, au lieu de correspondre à cette avance par un geste pareil, se redressa, et, en se redressant, séloigna des deux amis de toute la distance quoccupait la courbe de son corps. -- Monsieur, dit-il à Coconnas, merci de lhonneur que vous voulez bien me faire; mais il est probable que si vous me connaissiez vous ne me le feriez pas. -- Ma foi, dit Coconnas, je déclare que quand vous seriez le diable je me tiens pour votre obligé, car sans vous je serais mort à cette heure. -- Je ne suis pas tout à fait le diable, répondit lhomme au bonnet rouge; mais souvent beaucoup aimeraient mieux voir le diable que de me voir. -- Qui êtes-vous donc? demanda Coconnas. -- Monsieur, répondit lhomme, je suis maître Caboche, bourreau de la prévôté de Paris! ... -- Ah! ... fit Coconnas en retirant sa main. -- Vous voyez bien! dit maître Caboche. -- Non pas! je toucherai votre main, ou le diable memporte! Étendez-la... -- En vérité? -- Toute grande. -- Voici! -- Plus grande... encore... bien! ... Et Coconnas prit dans sa poche la poignée dor préparée pour son médecin anonyme et la déposa dans la main du bourreau. -- Jaurais mieux aimé votre main seule, dit maître Caboche en secouant la tête, car je ne manque pas dor; mais de mains qui touchent la mienne, tout au contraire, jen chôme fort. Nimporte! Dieu vous bénisse, mon gentilhomme. -- Ainsi donc, mon ami, dit Coconnas regardant avec curiosité le bourreau, cest vous qui donnez la gêne, qui rouez, qui écartelez, qui coupez les têtes, qui brisez les os. Ah! ah! je suis bien aise davoir fait votre connaissance. -- Monsieur, dit maître Caboche, je ne fais pas tout moi-même; car, ainsi que vous avez vos laquais, vous autres seigneurs, pour faire ce que vous ne voulez pas faire, moi jai mes aides, qui font la grosse besogne et qui expédient les manants. Seulement, quand par hasard jai affaire à des gentilshommes, comme vous et votre compagnon par exemple, oh! alors cest autre chose, et je me fais un honneur de macquitter moi-même de tous les détails de lexécution, depuis le premier jusquau dernier, cest-à-dire la question jusquau décollement. Coconnas sentit malgré lui courir un frisson dans ses veines, comme si le coin brutal pressait ses jambes et comme si le fil de lacier effleurait son cou. La Mole, sans se rendre compte de la cause, éprouva la même sensation. Mais Coconnas surmonta cette émotion dont il avait honte, et voulant prendre congé de maître Caboche par une dernière plaisanterie: -- Eh bien, maître! lui dit-il, je retiens votre parole quand ce sera mon tour de monter à la potence dEnguerrand de Marigny ou sur léchafaud de M. de Nemours, il ny aura que vous qui me toucherez. -- Je vous le promets. -- Cette fois, dit Coconnas, voici ma main en gage que jaccepte votre promesse. Et il étendit vers le bourreau une main que le bourreau toucha timidement de la sienne, quoiquil fût visible quil eût grande envie de la toucher franchement. À ce simple attouchement, Coconnas pâlit légèrement, mais le même sourire demeura sur ses lèvres; tandis que La Mole, mal à laise, et voyant la foule tourner avec la lanterne et se rapprocher deux, le tirait par son manteau. Coconnas, qui, au fond, avait aussi grande envie que La Mole de mettre fin à cette scène dans laquelle, par la pente naturelle de son caractère, il sétait trouvé enfoncé plus quil neût voulu, fit un signe de tête et séloigna. -- Ma foi! dit La Mole quand lui et son compagnon furent arrivés à la croix du Trahoir, conviens que lon respire mieux ici que sur la place des Halles? -- Jen conviens, dit Coconnas, mais je nen suis pas moins fort aise davoir fait connaissance avec maître Caboche. Il est bon davoir des amis partout. -- Même à lenseigne de la Belle-Étoile, dit La Mole en riant. -- Oh! pour le pauvre maître La Hurière, dit Coconnas, celui-là est mort et bien mort. Jai vu la flamme de larquebuse, jai entendu le coup de la balle qui a résonné comme sil eût frappé sur le bourdon de Notre-Dame, et je lai laissé étendu dans le ruisseau avec le sang qui lui sortait par le nez et par la bouche. En supposant que ce soit un ami, cest un ami que nous avons dans lautre monde. Tout en causant ainsi, les deux jeunes gens entrèrent dans la rue de lArbre-Sec et sacheminèrent vers lenseigne de la Belle- Étoile, qui continuait de grincer à la même place, offrant toujours au voyageur son âtre gastronomique et son appétissante légende. Coconnas et La Mole sattendaient à trouver la maison désespérée, la veuve en deuil, et les marmitons un crêpe au bras; mais, à leur grand étonnement, ils trouvèrent la maison en pleine activité, madame La Hurière fort resplendissante, et les garçons plus joyeux que jamais. -- Oh! linfidèle! dit La Mole, elle se sera remariée! Puis sadressant à la nouvelle Artémise: -- Madame, lui dit-il, nous sommes deux gentilshommes de la connaissance de ce pauvre M. La Hurière. Nous avons laissé ici deux chevaux et deux valises que nous venons réclamer. -- Messieurs, répondit la maîtresse de la maison après avoir essayé de rappeler ses souvenirs, comme je nai pas lhonneur de vous reconnaître, je vais, si vous le voulez bien, appeler mon mari... Grégoire, faites venir votre maître. Grégoire passa de la première cuisine, qui était le pandémonium général, dans la seconde, qui était le laboratoire où se confectionnaient les plats que maître La Hurière, de son vivant, jugeait dignes dêtre préparés par ses savantes mains. -- Le diable memporte, murmura Coconnas, si cela ne me fait pas de la peine de voir cette maison si gaie quand elle devrait être si triste! Pauvre La Hurière, va! -- Il a voulu me tuer, dit La Mole, mais je lui pardonne de grand coeur. La Mole avait à peine prononcé ces paroles, quun homme apparut tenant à la main une casserole au fond de laquelle il faisait roussir des oignons quil tournait avec une cuiller de bois. La Mole et Coconnas jetèrent un cri de surprise. À ce cri lhomme releva la tête, et, répondant par un cri pareil, laissa échapper sa casserole, ne conservant à la main que sa cuiller de bois. -- _In nomine Patris_, dit lhomme en agitant sa cuiller comme il eût fait dun goupillon, _et Filii, et Spiritus sancti..._ _-- _Maître La Hurière! sécrièrent les jeunes gens. -- Messieurs de Coconnas et de la Mole! dit La Hurière. -- Vous nêtes donc pas mort? fit Coconnas. -- Mais vous êtes donc vivants? demanda lhôte. -- Je vous ai vu tomber, cependant, dit Coconnas; jai entendu le bruit de la balle qui vous cassait quelque chose, je ne sais pas quoi. Je vous ai laissé couché dans le ruisseau, perdant le sang par le nez, par la bouche et même par les yeux. -- Tout cela est vrai comme lÉvangile, monsieur de Coconnas. Mais, ce bruit que vous avez entendu, cétait celui de la balle frappant sur ma salade, sur laquelle, heureusement, elle sest aplatie; mais le coup nen a pas été moins rude, et la preuve, ajouta La Hurière en levant son bonnet et montrant sa tête pelée comme un genou, cest que, comme vous le voyez, il ne men est pas resté un cheveu. Les deux jeunes gens éclatèrent de rire en voyant cette figure grotesque. -- Ah! ah! vous riez! dit La Hurière un peu rassuré, vous ne venez donc pas avec de mauvaises intentions? -- Et vous, maître La Hurière, vous êtes donc guéri de vos goûts belliqueux? -- Oui, ma foi, oui, messieurs; et maintenant... -- Eh bien? maintenant... -- Maintenant, jai fait voeu de ne plus voir dautre feu que celui de ma cuisine. -- Bravo! dit Coconnas, voilà qui est prudent. Maintenant, ajouta le Piémontais, nous avons laissé dans vos écuries deux chevaux, et dans vos chambres deux valises. -- Ah diable! fit lhôte se grattant loreille. -- Eh bien? -- Deux chevaux, vous dites? -- Oui, dans lécurie. -- Et deux valises? -- Oui, dans la chambre. -- Cest que, voyez-vous... vous maviez cru mort, nest-ce pas? -- Certainement. -- Vous avouez que, puisque vous vous êtes trompés, je pouvais bien me tromper de mon côté. -- En nous croyant morts aussi? vous étiez parfaitement libre. -- Ah! voilà! ... cest que, comme vous mouriez intestat..., continua maître La Hurière. -- Après? -- Jai cru, jai eu tort, je le vois bien maintenant... -- Quavez-vous cru, voyons? -- Jai cru que je pouvais hériter de vous. -- Ah! ah! firent les deux jeunes gens. -- Je nen suis pas moins on ne peut plus satisfait que vous soyez vivants, messieurs. -- De sorte que vous avez vendu nos chevaux? dit Coconnas. -- Hélas! dit La Hurière. -- Et nos valises? continua La Mole. -- Oh! les valises! non..., sécria La Hurière, mais seulement ce quil y avait dedans. -- Dis donc, La Mole, reprit Coconnas, voilà, ce me semble, un hardi coquin... Si nous létripions? Cette menace parut faire un grand effet sur maître La Hurière, qui hasarda ces paroles: -- Mais, messieurs, on peut sarranger, ce me semble. -- Écoute, dit La Mole, cest moi qui ai le plus à me plaindre de toi. -- Certainement, monsieur le comte, car je me rappelle que, dans un moment de folie, jai eu laudace de vous menacer. -- Oui, dune balle qui mest passée à deux pouces au-dessus de la tête. -- Vous croyez? -- Jen suis sûr. -- Si vous en êtes sûr, monsieur de la Mole, dit La Hurière en ramassant sa casserole dun air innocent, je suis trop votre serviteur pour vous démentir. -- Eh bien, dit La Mole, pour ma part, je ne te réclame rien. -- Comment, mon gentilhomme! ... -- Si ce nest... -- Aïe! aïe! ... fit La Hurière. -- Si ce nest un dîner pour moi et mes amis toutes les fois que je me trouverai dans ton quartier. -- Comment donc! sécria La Hurière ravi, à vos ordres, mon gentilhomme, à vos ordres! -- Ainsi, cest chose convenue? -- De grand coeur... Et vous, monsieur de Coconnas, continua lhôte, souscrivez-vous au marché? -- Oui; mais, comme mon ami, jy mets une petite condition. -- Laquelle? -- Cest que vous rendrez à M. de La Mole les cinquante écus que je lui dois et que je vous ai confiés. -- À moi, monsieur! Et quand cela? -- Un quart dheure avant que vous vendissiez mon cheval et ma valise. La Hurière fit un signe dintelligence. -- Ah! je comprends! dit-il. Et il savança vers une armoire, en tira, lun après lautre, cinquante écus quil apporta à La Mole. -- Bien, monsieur, dit le gentilhomme, bien! servez-nous une omelette. Les cinquante écus seront pour M. Grégoire. -- Oh! sécria La Hurière, en vérité, mes gentilshommes, vous êtes des coeurs de princes, et vous pouvez compter sur moi à la vie et à la mort. -- En ce cas, dit Coconnas, faites-nous lomelette demandée, et ny épargnez ni le beurre ni le lard. Puis se retournant vers la pendule: -- Ma foi, tu as raison, La Mole, dit-il. Nous avons encore trois heures à attendre, autant donc les passer ici quailleurs. Dautant plus que, si je ne me trompe, nous sommes ici presque à moitié chemin du pont Saint-Michel. Et les deux jeunes gens allèrent reprendre à table et dans la petite pièce du fond la même place quils occupaient pendant cette fameuse soirée du 24 août 1572, pendant laquelle Coconnas avait proposé à La Mole de jouer lun contre lautre la première maîtresse quils auraient. Avouons, à lhonneur de la moralité des deux jeunes gens, que ni lun ni lautre neut lidée de faire à son compagnon ce soir-là pareille proposition. XIX Le logis de maître René, le parfumeur de la reine mère À lépoque où se passe lhistoire que nous racontons à nos lecteurs, il nexistait, pour passer dune partie de la ville à lautre, que cinq ponts, les uns de pierre, les autres de bois; encore ces cinq ponts aboutissaient-ils à la Cité. Cétaient le pont des Meuniers, le Pont-au-Change, le pont Notre-Dame, le Petit-Pont et le pont Saint-Michel. Aux autres endroits où la circulation était nécessaire, des bacs étaient établis, et tant bien que mal remplaçaient les ponts. Ces cinq ponts étaient garnis de maisons, comme lest encore aujourdhui le Ponte-Vecchio à Florence. Parmi ces cinq ponts, qui chacun ont leur histoire, nous nous occuperons particulièrement, pour le moment, du pont Saint-Michel. Le pont Saint-Michel avait été bâti en pierres en 1373: malgré son apparente solidité, un débordement de la Seine le renversa en partie le 31 janvier 1408; en 1416, il avait été reconstruit en bois; mais pendant la nuit du 16 décembre 1547 il avait été emporté de nouveau; vers 1550, cest-à-dire vingt-deux ans avant lépoque où nous sommes arrivés, on le reconstruisit en bois, et, quoiquon eût déjà eu besoin de le réparer, il passait pour assez solide. Au milieu des maisons qui bordaient la ligne du pont, faisant face au petit îlot sur lequel avaient été brûlés les Templiers, et où pose aujourdhui le terre-plein du Pont-Neuf, on remarquait une maison à panneaux de bois sur laquelle un large toit sabaissait comme la paupière dun oeil immense. À la seule fenêtre qui souvrît au premier étage, au-dessus dune fenêtre et dune porte de rez-de-chaussée hermétiquement fermée, transparaissait une lueur rougeâtre qui attirait les regards des passants sur la façade basse, large, peinte en bleu avec de riches moulures dorées. Une espèce de frise, qui séparait le rez-de-chaussée du premier étage, représentait une foule de diables dans des attitudes plus grotesques les unes que les autres, et un large ruban, peint en bleu comme la façade, sétendait entre la frise et la fenêtre du premier, avec cette inscription: _René, Florentin, parfumeur de Sa Majesté la reine mère._ La porte de cette boutique, comme nous lavons dit, était bien verrouillée; mais, mieux que par ses verrous, elle était défendue des attaques nocturnes par la réputation si effrayante de son locataire que les passants qui traversaient le pont à cet endroit le traversaient presque toujours en décrivant une courbe qui les rejetait vers lautre rang de maisons, comme sils eussent redouté que lodeur des parfums ne suât jusquà eux par la muraille. Il y avait plus: les voisins de droite et de gauche, craignant sans doute dêtre compromis par le voisinage, avaient, depuis linstallation de maître René sur le pont Saint-Michel, déguerpi lun et lautre de leur logis, de sorte que les deux maisons attenantes à la maison de René étaient demeurées désertes et fermées. Cependant, malgré cette solitude et cet abandon, des passants attardés avaient vu jaillir, à travers les contrevents fermés de ces maisons vides, certains rayons de lumière, et assuraient avoir entendu certains bruits pareils à des plaintes, qui prouvaient que des êtres quelconques fréquentaient ces deux maisons; seulement on ignorait si ces êtres appartenaient à ce monde ou à lautre. Il en résultait que les locataires des deux maisons attenantes aux deux maisons désertes se demandaient de temps en temps sil ne serait pas prudent à eux de faire à leur tour comme leurs voisins avaient fait. Cétait sans doute à ce privilège de terreur qui lui était publiquement acquis que maître René avait dû de conserver seul du feu après lheure consacrée. Ni ronde ni guet neût osé dailleurs inquiéter un homme doublement cher à Sa Majesté, en sa qualité de compatriote et de parfumeur. Comme nous supposons que le lecteur cuirassé par le philosophisme du XVIIIe siècle ne croit plus ni à la magie ni aux magiciens, nous linviterons à entrer avec nous dans cette habitation qui, à cette époque de superstitieuse croyance, répandait autour delle un si profond effroi. La boutique du rez-de-chaussée est sombre et déserte à partir de huit heures du soir, moment auquel elle se ferme pour ne plus se rouvrir quassez avant quelquefois dans la journée du lendemain; cest là que se fait la vente quotidienne des parfums, des onguents et des cosmétiques de tout genre que débite lhabile chimiste. Deux apprentis laident dans cette vente de détail, mais ils ne couchent pas dans la maison; ils couchent rue de la Calandre. Le soir, ils sortent un instant avant que la boutique soit fermée. Le matin, ils se promènent devant la porte jusquà ce que la boutique soit ouverte. Cette boutique du rez-de-chaussée est donc, comme nous lavons dit, sombre et déserte. Dans cette boutique assez large et assez profonde, il y a deux portes, chacune donnant sur un escalier. Un des escaliers rampe dans la muraille même, et il est latéral: lautre est extérieur et est visible du quai quon appelle aujourdhui le quai des Augustins, et de la berge quon appelle aujourdhui le quai des Orfèvres. Tous deux conduisent à la chambre du premier. Cette chambre est de la même grandeur que celle du rez-de- chaussée, seulement une tapisserie tendue dans le sens du pont la sépare en deux compartiments. Au fond du premier compartiment souvre la porte donnant sur lescalier extérieur. Sur la face latérale du second souvre la porte de lescalier secret; seulement cette porte est invisible, car elle est cachée par une haute armoire sculptée, scellée à elle par des crampons de fer, et quelle poussait en souvrant. Catherine seule connaît avec René le secret de cette porte, cest par là quelle monte et quelle descend; cest loreille ou loeil posé contre cette armoire dans laquelle des trous sont ménagés, quelle écoute et quelle voit ce qui se passe dans la chambre. Deux autres portes parfaitement ostensibles soffrent encore sur les côtés latéraux de ce second compartiment. Lune souvre sur une petite chambre éclairée par le toit et qui na pour tout meuble quun vaste fourneau, des cornues, des alambics, des creusets: cest le laboratoire de lalchimiste. Lautre souvre sur une cellule plus bizarre que le reste de lappartement, car elle nest point éclairée du tout, car elle na ni tapis ni meubles, mais seulement une sorte dautel de pierre. Le parquet est une dalle inclinée du centre aux extrémités, et aux extrémités court au pied du mur une espèce de rigole aboutissant à un entonnoir par lorifice duquel on voit couler leau sombre de la Seine. À des clous enfoncés dans la muraille sont suspendus des instruments de forme bizarre, tous aigus ou tranchants; la pointe en est fine comme celle dune aiguille, le fil en est tranchant comme celui dun rasoir; les uns brillent comme des miroirs; les autres, au contraire, sont dun gris mat ou dun bleu sombre. Dans un coin, deux poules noires se débattent, attachées lune à lautre par la patte, cest le sanctuaire de laugure. Revenons à la chambre du milieu, à la chambre aux deux compartiments. Cest là quest introduit le vulgaire des consultants; cest là que les ibis égyptiens, les momies aux bandelettes dorées, le crocodile bâillant au plafond, les têtes de mort aux yeux vides et aux dents branlantes, enfin les bouquins poudreux vénérablement rongés par les rats, offrent à loeil du visiteur le pêle-mêle doù résultent les émotions diverses qui empêchent la pensée de suivre son droit chemin. Derrière le rideau sont des fioles, des boîtes particulières, des amphores à laspect sinistre; tout cela est éclairé par deux petites lampes dargent exactement pareilles, qui semblent enlevées à quelque autel de Santa-Maria-Novella ou de léglise Dei Servi de Florence, et qui, brûlant une huile parfumée, jettent leur clarté jaunâtre du haut de la voûte sombre où chacune est suspendue par trois chaînettes noircies. René, seul et les bras croisés, se promène à grands pas dans le second compartiment de la chambre du milieu, en secouant la tête. Après une méditation longue et douloureuse, il sarrête devant un sablier. -- Ah! ah! dit-il, jai oublié de le retourner, et voilà que depuis longtemps peut-être tout le sable est passé. Alors, regardant la lune qui se dégage à grand-peine dun grand nuage noir qui semble peser sur la pointe du clocher de Notre- Dame: -- Neuf heures, dit-il. Si elle vient, elle viendra comme dhabitude, dans une heure ou une heure et demie; il y aura donc temps pour tout. En ce moment on entendit quelque bruit sur le pont. René appliqua son oreille à lorifice dun long tuyau dont lautre extrémité allait souvrir sur la rue, sous la forme dune tête de Guivre. -- Non, dit-il, ce nest ni _elle_, ni _elles._ Ce sont des pas dhommes; ils sarrêtent devant ma porte; ils viennent ici. En même temps trois coups secs retentirent. René descendit rapidement; cependant il se contenta dappuyer son oreille contre la porte sans ouvrir encore. Les mêmes trois coups secs se renouvelèrent. -- Qui va là? demanda maître René. -- Est-il bien nécessaire de dire nos noms? demanda une voix. -- Cest indispensable, répondit René. -- En ce cas, je me nomme le comte Annibal de Coconnas, dit la même voix qui avait déjà parlé. -- Et moi, le comte Lerac de la Mole, dit une autre voix qui, pour la première fois, se faisait entendre. -- Attendez, attendez, messieurs, je suis à vous. Et en même temps René, tirant les verrous, enlevant les barres, ouvrit aux deux jeunes gens la porte quil se contenta de fermer à la clef; puis, les conduisant par lescalier extérieur, il les introduisit dans le second compartiment. La Mole, en entrant, fit le signe de la croix sous son manteau; il était pâle, et sa main tremblait sans quil pût réprimer cette faiblesse. Coconnas regarda chaque chose lune après lautre, et trouvant au milieu de son examen la porte de la cellule, il voulut louvrir. -- Permettez, mon gentilhomme, dit René de sa voix grave et en posant sa main sur celle de Coconnas, les visiteurs qui me font lhonneur dentrer ici nont la jouissance que de cette partie de la chambre. -- Ah! cest différent, reprit Coconnas; et, dailleurs, je sens que jai besoin de masseoir. Et il se laissa aller sur une chaise. Il se fit un instant de profond silence: maître René attendait que lun ou lautre des deux jeunes gens sexpliquât. Pendant ce temps, on entendait la respiration sifflante de Coconnas, encore mal guéri. -- Maître René, dit-il enfin, vous êtes un habile homme, dites-moi donc si je demeurerai estropié de ma blessure, cest-à-dire si jaurai toujours cette courte respiration qui mempêche de monter à cheval, de faire des armes et de manger des omelettes au lard. René approcha son oreille de la poitrine de Coconnas, et écouta attentivement le jeu des poumons. -- Non, monsieur le comte, dit-il, vous guérirez. -- En vérité? -- Je vous laffirme. -- Vous me faites plaisir. Il se fit un nouveau silence. -- Ne désirez-vous pas savoir encore autre chose, monsieur le comte? -- Si fait, dit Coconnas; je désire savoir si je suis véritablement amoureux. -- Vous lêtes, dit René. -- Comment le savez-vous? -- Parce que vous le demandez. -- Mordi! je crois que vous avez raison. Mais de qui? -- De celle qui dit maintenant à tout propos le juron que vous venez de dire. -- En vérité, dit Coconnas stupéfait, maître René, vous êtes un habile homme. À ton tour, La Mole. La Mole rougit et demeura embarrassé. -- Eh! que diable! dit Coconnas, parle donc! -- Parlez, dit le Florentin. -- Moi, monsieur René, balbutia La Mole dont la voix se rassura peu à peu, je ne veux pas vous demander si je suis amoureux, car je sais que je le suis et ne men cache point; mais dites-moi si je serai aimé, car en vérité tout ce qui métait dabord un sujet despoir tourne maintenant contre moi. -- Vous navez peut-être pas fait tout ce quil faut faire pour cela. -- Quy a-t-il à faire, monsieur, quà prouver par son respect et son dévouement à la dame de ses pensées quelle est véritablement et profondément aimée? -- Vous savez, dit René, que ces démonstrations sont parfois bien insignifiantes. -- Alors, il faut désespérer? -- Non, alors il faut recourir à la science. Il y a dans la nature humaine des antipathies quon peut vaincre, des sympathies quon peut forcer. Le fer nest pas laimant; mais en laimantant, à son tour il attire le fer. -- Sans doute, sans doute, murmura La Mole; mais je répugne à toutes ces conjurations. -- Ah! si vous répugnez, dit René, alors il ne fallait pas venir. -- Allons donc, allons donc, dit Coconnas, vas-tu faire lenfant à présent? Monsieur René, pouvez-vous me faire voir le diable? -- Non, monsieur le comte. -- Jen suis fâché, javais deux mots à lui dire, et cela eût peut-être encouragé La Mole. -- Eh bien, soit! dit La Mole, abordons franchement la question. On ma parlé de figures en cire modelées à la ressemblance de lobjet aimé. Est-ce un moyen? -- Infaillible. -- Et rien, dans cette expérience, ne peut porter atteinte à la vie ni à la santé de la personne quon aime? -- Rien. -- Essayons donc. -- Veux-tu que je commence? dit Coconnas. -- Non, dit La Mole, et, puisque me voilà engagé, jirai jusquau bout. -- Désirez-vous beaucoup, ardemment, impérieusement savoir à quoi vous en tenir, monsieur de la Mole? demanda le Florentin. -- Oh! sécria La Mole, jen meurs, maître René. Au même instant on heurta doucement à la porte de la rue, si doucement que maître René entendit seul ce bruit, et encore parce quil sy attendait sans doute. Il approcha sans affectation, et tout en faisant quelques questions oiseuses à La Mole, son oreille du tuyau et perçut quelques éclats de voix qui parurent le fixer. -- Résumez donc maintenant votre désir, dit-il, et appelez la personne que vous aimez. La Mole sagenouilla comme sil eût parlé à une divinité, et René, passant dans le premier compartiment, glissa sans bruit par lescalier extérieur: un instant après des pas légers effleuraient le plancher de la boutique. La Mole, en se relevant, vit devant lui maître René; le Florentin tenait à la main une petite figurine de cire dun travail assez médiocre; elle portait une couronne et un manteau. -- Voulez-vous toujours être aimé de votre royale maîtresse? demanda le parfumeur. -- Oui, dût-il men coûter la vie, dussé-je y perdre mon âme, répondit La Mole. -- Cest bien, dit le Florentin en prenant du bout des doigts quelques gouttes deau dans une aiguière et en les secouant sur la tête de la figurine en prononçant quelques mots latins. La Mole frissonna, il comprit quun sacrilège saccomplissait. -- Que faites-vous? demanda-t-il. -- Je baptise cette petite figurine du nom de Marguerite. -- Mais dans quel but? -- Pour établir la sympathie. La Mole ouvrait la bouche pour lempêcher daller plus avant, mais un regard railleur de Coconnas larrêta. René, qui avait vu le mouvement, attendit. -- Il faut la pleine et entière volonté, dit-il. -- Faites, répondit La Mole. René traça sur une petite banderole de papier rouge quelques caractères cabalistiques, les passa dans une aiguille dacier, et avec cette aiguille, piqua la statuette au coeur. Chose étrange! à lorifice de la blessure apparut une gouttelette de sang, puis il mit le feu au papier. La chaleur de laiguille fit fondre la cire autour delle et sécha la gouttelette de sang. -- Ainsi, dit René, par la force de la sympathie, votre amour percera et brûlera le coeur de la femme que vous aimez. Coconnas, en sa qualité desprit fort, riait dans sa moustache et raillait tout bas; mais La Mole, aimant et superstitieux, sentait une sueur glacée perler à la racine de ses cheveux. -- Et maintenant, dit René, appuyez vos lèvres sur les lèvres de la statuette en disant: «Marguerite, je taime; viens, Marguerite!» La Mole obéit. En ce moment on entendit ouvrir la porte de la seconde chambre, et des pas légers sapprochèrent. Coconnas, curieux et incrédule, tira son poignard, et craignant sil tentait de soulever la tapisserie, que René ne lui fît la même observation que lorsquil voulut ouvrir la porte, fendit avec son poignard lépaisse tapisserie, et, ayant appliqué son oeil à louverture, poussa un cri détonnement auquel deux cris de femmes répondirent. -- Quy a-t-il? demanda La Mole prêt à laisser tomber la figurine de cire, que René lui reprit des mains. -- Il y a, reprit Coconnas, que la duchesse de Nevers et madame Marguerite sont là. -- Eh bien, incrédules! dit René avec un sourire austère, doutez- vous encore de la force de la sympathie? La Mole était resté pétrifié en apercevant sa reine. Coconnas avait eu un moment déblouissement en reconnaissant madame de Nevers. Lun se figura que les sorcelleries de maître René avaient évoqué le fantôme de Marguerite; lautre, en voyant entrouverte encore la porte par laquelle les charmants fantômes étaient entrés, eut bientôt trouvé lexplication de ce prodige dans le monde vulgaire et matériel. Pendant que La Mole se signait et soupirait à fendre des quartiers de roc, Coconnas, qui avait eu tout le temps de se faire des questions philosophiques et de chasser lesprit malin à laide de ce goupillon quon appelle lincrédulité, Coconnas, voyant par louverture du rideau fermé lébahissement de madame de Nevers et le sourire un peu caustique de Marguerite, jugea que le moment était décisif, et comprenant que lon peut dire pour un ami ce que lon nose dire pour soi-même, au lieu daller à madame de Nevers, il alla droit à Marguerite, et mettant un genou en terre à la façon dont était représenté, dans les parades de la foire, le grand Artaxerce, il sécria dune voix à laquelle le sifflement de sa blessure donnait un certain accent qui ne manquait pas de puissance: -- Madame, à linstant même, sur la demande de mon ami le comte de la Mole, maître René évoquait votre ombre; or, à mon grand étonnement, votre ombre est apparue accompagnée dun corps qui mest bien cher et que je recommande à mon ami. Ombre de Sa Majesté la reine de Navarre, voulez-vous bien dire au corps de votre compagne de passer de lautre côté du rideau? Marguerite se mit à rire et fit signe à Henriette qui passa de lautre côté. -- La Mole, mon ami! dit Coconnas, sois éloquent comme Démosthène, comme Cicéron, comme M. le chancelier de lHospital; et songe quil y va de ma vie si tu ne persuades pas au corps de madame la duchesse de Nevers que je suis son plus dévoué, son plus obéissant et son plus fidèle serviteur. -- Mais..., balbutia La Mole. -- Fait ce que je te dis; et vous, maître René, veillez à ce que personne ne nous dérange. René fit ce que lui demandait Coconnas. -- Mordi! monsieur, dit Marguerite, vous êtes homme desprit. Je vous écoute; voyons, quavez-vous à me dire? -- Jai à vous dire, madame, que lombre de mon ami, car cest une ombre, et la preuve cest quelle ne prononce pas le plus petit mot, jai donc à vous dire que cette ombre me supplie duser de la faculté quont les corps de parler intelligiblement pour vous dire: Belle ombre, le gentilhomme ainsi excorporé a perdu tout son corps et tout son souffle par la rigueur de vos yeux. Si vous étiez vous-même, je demanderais à maître René de mabîmer dans quelque trou sulfureux plutôt que de tenir un pareil langage à la fille du roi Henri II, à la soeur du roi Charles IX, et à lépouse du roi de Navarre. Mais les ombres sont dégagées de tout orgueil terrestre, et elles ne se fâchent pas quand on les aime. Or, priez votre corps, madame, daimer un peu lâme de ce pauvre La Mole, âme en peine sil en fut jamais; âme persécutée dabord par lamitié, qui lui a, à trois reprises, enfoncé plusieurs pouces de fer dans le ventre; âme brûlée par le feu de vos yeux, feu mille fois plus dévorant que tous les feux de lenfer. Ayez donc pitié de cette pauvre âme, aimez un peu ce qui fut le beau La Mole, et si vous navez plus la parole, usez du geste, usez du sourire. Cest une âme fort intelligente que celle de mon ami, et elle comprendra tout. Usez-en, mordi! ou je passe mon épée au travers du corps de René, pour quen vertu du pouvoir quil a sur les ombres il force la vôtre, quil a déjà évoquée si à propos, de faire des choses peu séantes pour une ombre honnête comme vous me faites leffet de lêtre. À cette péroraison de Coconnas, qui sétait campé devant la reine en Énée descendant aux enfers, Marguerite ne put retenir un énorme éclat de rire, et, tout en gardant le silence qui convenait en pareille occasion à une ombre royale, elle tendit la main à Coconnas. Celui-ci la reçut délicatement dans la sienne, en appelant La Mole. -- Ombre de mon ami, sécria-t-il, venez ici à linstant même. La Mole, tout stupéfait et tout palpitant, obéit. -- Cest bien, dit Coconnas en le prenant par-derrière la tête; maintenant approchez la vapeur de votre beau visage brun de la blanche et vaporeuse main que voici. Et Coconnas, joignant le geste aux paroles, unit cette fine main à la bouche de La Mole, et les retint un instant respectueusement appuyées lune sur lautre, sans que la main essayât de se dégager de la douce étreinte. Marguerite navait pas cessé de sourire, mais madame de Nevers ne souriait pas, elle, encore tremblante de lapparition inattendue des deux gentilshommes. Elle sentait augmenter son malaise de toute la fièvre dune jalousie naissante, car il lui semblait que Coconnas neût pas dû oublier ainsi ses affaires pour celles des autres. La Mole vit la contraction de son sourcil, surprit léclair menaçant de ses yeux, et, malgré le trouble enivrant où la volupté lui conseillait de sengourdir, il comprit le danger que courait son ami et devina ce quil devait tenter pour ly soustraire. Se levant donc et laissant la main de Marguerite dans celle de Coconnas, il alla saisir celle de la duchesse de Nevers, et, mettant un genou en terre: -- Ô la plus belle, ô la plus adorable des femmes! dit-il, je parle des femmes vivantes, et non des ombres (et il adressa un regard et un sourire à Marguerite), permettez à une âme dégagée de son enveloppe grossière de réparer les absences dun corps tout absorbé par une amitié matérielle. M. de Coconnas, que vous voyez, nest quun homme, un homme dune structure ferme et hardie, cest une chair belle à voir peut-être, mais périssable comme toute chair: _Omnis caro fenum._ Bien que ce gentilhomme madresse du matin au soir les litanies les plus suppliantes à votre sujet, bien que vous layez vu distribuer les plus rudes coups que lon ait jamais fournis en France, ce champion si fort en éloquence près dune ombre nose parler à une femme. Cest pour cela quil sest adressé à lombre de la reine, en me chargeant, moi, de parler à votre beau corps, de vous dire quil dépose à vos pieds son coeur et son âme; quil demande à vos yeux divins de le regarder en pitié; à vos doigts roses et brûlants de lappeler dun signe; à votre voix vibrante et harmonieuse de lui dire de ces mots quon noublie pas; ou sinon, il ma encore prié dune chose, cest, dans le cas où il ne pourrait vous attendrir, de lui passer, pour la seconde fois, mon épée, qui est une lame véritable, les épées nont dombre quau soleil, de lui passer, dis-je, pour la seconde fois, mon épée au travers du corps; car il ne saurait vivre si vous ne lautorisez à vivre exclusivement pour vous. Autant Coconnas avait mis de verve et de pantalonnade dans son discours, autant La Mole venait de déployer de sensibilité, de puissance enivrante et de câline humilité dans sa supplique. Les yeux de Henriette se détournèrent de La Mole, quelle avait écouté tout le temps quil venait de parler, et se portèrent sur Coconnas pour voir si lexpression du visage du gentilhomme était en harmonie avec loraison amoureuse de son ami. Il paraît quelle en fut satisfaite, car rouge, haletante, vaincue, elle dit à Coconnas avec un sourire qui découvrait une double rangée de perles enchâssées dans du corail: -- Est-ce vrai? -- Mordi! sécria Coconnas fasciné par ce regard, et brûlant des feux du même fluide, cest vrai! ... Oh! oui, madame, cest vrai, vrai sur votre vie, vrai sur ma mort! -- Alors; venez donc! dit Henriette en lui tendant la main avec un abandon qui trahissait la langueur de ses yeux. Coconnas jeta en lair son toquet de velours et dun bond fut près de la jeune femme, tandis que La Mole, rappelé de son côté par un geste de Marguerite, faisait avec son ami un chassé-croisé amoureux. En ce moment René apparut à la porte du fond. -- Silence! ... sécria-t-il avec un accent qui éteignit toute cette flamme; silence! Et lon entendit dans lépaisseur de la muraille le frôlement du fer grinçant dans une serrure et le cri dune porte roulant sur ses gonds. -- Mais, dit Marguerite fièrement, il me semble que personne na le droit dentrer ici quand nous y sommes! -- Pas même la reine mère? murmura René à son oreille. Marguerite sélança aussitôt par lescalier extérieur, attirant La Mole après elle; Henriette et Coconnas, à demi enlacés, senfuirent sur leurs traces, tous quatre senvolant comme senvolent, au premier bruit indiscret, les oiseaux gracieux quon a vus se becqueter sur une branche en fleur. XX Les poules noires Il était temps que les deux couples disparussent. Catherine mettait la clef dans la serrure de la seconde porte au moment où Coconnas et madame de Nevers sortaient par lissue du fond, et Catherine en entrant put entendre le craquement de lescalier sous les pas des fugitifs. Elle jeta autour delle un regard inquisiteur, et arrêtant enfin son oeil soupçonneux sur René, qui se trouvait debout et incliné devant elle: -- Qui était là? demanda-t-elle. -- Des amants qui se sont contentés de ma parole quand je leur ai assuré quils saimaient. -- Laissons cela, dit Catherine en haussant les épaules; ny a-t- il plus personne ici? -- Personne que Votre Majesté et moi. -- Avez-vous fait ce que je vous ai dit? -- À propos des poules noires? -- Oui. -- Elles sont prêtes, madame. -- Ah! si vous étiez juif! murmura Catherine. -- Moi, juif, madame, pourquoi? -- Parce que vous pourriez lire les livres précieux quont écrits les Hébreux sur les sacrifices. Je me suis fait traduire lun deux, et jai vu que ce nétait ni dans le coeur ni dans le foie, comme les Romains, que les Hébreux cherchaient les présages: cétait dans la disposition du cerveau et dans la figuration des lettres qui y sont tracées par la main toute-puissante de la destinée. -- Oui, madame! je lai aussi entendu dire par un vieux rabbin de mes amis. -- Il y a, dit Catherine, des caractères ainsi dessinés qui ouvrent toute une voie prophétique; seulement les savants chaldéens recommandent... -- Recommandent... quoi? demanda René, voyant que la reine hésitait à continuer. -- Recommandent que lexpérience se fasse sur des cerveaux humains, comme étant plus développés et plus sympathiques à la volonté du consultant. -- Hélas! madame, dit René, Votre Majesté sait bien que cest impossible! -- Difficile du moins, dit Catherine; car si nous avions su cela à la Saint-Barthélemy... hein, René! Quelle riche récolte! Le premier condamné... jy songerai. En attendant, demeurons dans le cercle du possible... La chambre des sacrifices est-elle préparée? -- Oui, madame. -- Passons-y. René alluma une bougie faite déléments étranges et dont lodeur, tantôt subtile et pénétrante, tantôt nauséabonde et fumeuse, révélait lintroduction de plusieurs matières: puis éclairant Catherine, il passa le premier dans la cellule. Catherine choisit elle-même parmi tous les instruments de sacrifice un couteau dacier bleuissant, tandis que René allait chercher une des deux poules qui roulaient dans un coin leur oeil dor inquiet. -- Comment procéderons-nous? -- Nous interrogerons le foie de lune et le cerveau de lautre. Si les deux expériences nous donnent les mêmes résultats, il faudra bien croire, surtout si ces résultats se combinent avec ceux précédemment obtenus. -- Par où commencerons-nous? -- Par lexpérience du foie. -- Cest bien, dit René. Et il attacha la poule sur le petit autel à deux anneaux placés aux deux extrémités, de manière que lanimal renversé sur le dos ne pouvait que se débattre sans bouger de place. Catherine lui ouvrit la poitrine dun seul coup de couteau. La poule jeta trois cris, et expira après sêtre assez longtemps débattue. -- Toujours trois cris, murmura Catherine, trois signes de mort. Puis elle ouvrit le corps. -- Et le foie pendant à gauche, continua-t-elle, toujours à gauche, triple mort suivie dune déchéance. Sais-tu, René, que cest effrayant? -- Il faut voir, madame, si les présages de la seconde victime coïncideront avec ceux de la première. René détacha le cadavre de la poule et le jeta dans un coin; puis il alla vers lautre, qui, jugeant de son sort par celui de sa compagne, essaya de sy soustraire en courant tout autour de la cellule, et qui enfin, se voyant prise dans un coin, senvola par- dessus la tête de René, et sen alla dans son vol éteindre la bougie magique que tenait à la main Catherine. -- Vous le voyez, René, dit la reine. Cest ainsi que séteindra notre race. La mort soufflera dessus et elle disparaîtra de la surface de la terre. Trois fils, cependant, trois fils! ... murmura-t-elle tristement. René lui prit des mains la bougie éteinte et alla la rallumer dans la pièce à côté. Quand il revint, il vit la poule qui sétait fourré la tête dans lentonnoir. -- Cette fois, dit Catherine, jéviterai les cris, car je lui trancherai la tête dun seul coup. Et en effet, lorsque la poule fut attachée, Catherine, comme elle lavait dit, dun seul coup lui trancha la tête. Mais dans la convulsion suprême, le bec souvrit trois fois et se rejoignit pour ne plus se rouvrir. -- Vois-tu! dit Catherine épouvantée. À défaut de trois cris, trois soupirs. Trois, toujours trois. Ils mourront tous les trois. Toutes ces âmes, avant de partir, comptent et appellent jusquà trois. Voyons maintenant les signes de la tête. Alors Catherine abattit la crête pâlie de lanimal, ouvrit avec précaution le crâne, et le séparant de manière à laisser à découvert les lobes du cerveau, elle essaya de trouver la forme dune lettre quelconque sur les sinuosités sanglantes que trace la division de la pulpe cérébrale. -- Toujours, sécria-t-elle en frappant dans ses deux mains, toujours! et cette fois le pronostic est plus clair que jamais. Viens et regarde. René sapprocha. -- Quelle est cette lettre? lui demanda Catherine en lui désignant un signe. -- Un H, répondit René. -- Combien de fois répété? René compta. -- Quatre, dit-il. -- Eh bien, eh bien, est-ce cela? Je le vois, cest-à-dire Henri IV. Oh! gronda-t-elle en jetant le couteau, je suis maudite dans ma postérité. Cétait une effrayante figure que celle de cette femme pâle comme un cadavre, éclairée par la lugubre lumière et crispant ses mains sanglantes. -- Il régnera, dit-elle, avec un soupir de désespoir, il régnera! -- Il régnera, répéta René enseveli dans une rêverie profonde. Cependant, bientôt cette expression sombre seffaça des traits de Catherine à la lumière dune pensée qui semblait éclore au fond de son cerveau. -- René, dit-elle en étendant la main vers le Florentin sans détourner sa tête inclinée sur sa poitrine, René, ny a-t-il pas une terrible histoire dun médecin de Pérouse qui, du même coup, à laide dune pommade, a empoisonné sa fille et lamant de sa fille? -- Oui, madame. -- Cet amant, cétait? continua Catherine toujours pensive. -- Cétait le roi Ladislas, madame. -- Ah! oui, cest vrai! murmura-t-elle. Avez-vous quelques détails sur cette histoire? -- Je possède un vieux livre qui en traite, répondit René. -- Eh bien, passons dans lautre chambre, vous me le prêterez. Tous deux quittèrent alors la cellule, dont René ferma la porte derrière lui. -- Votre Majesté me donne-t-elle dautres ordres pour de nouveaux sacrifices? demanda le Florentin. -- Non, René, non! je suis pour le moment suffisamment convaincue. Nous attendrons que nous puissions nous procurer la tête de quelque condamné, et le jour de lexécution tu en traiteras avec le bourreau. René sinclina en signe dassentiment, puis il sapprocha, sa bougie à la main, des rayons où étaient rangés les livres, monta sur une chaise, en prit un et le donna à la reine. Catherine louvrit. -- Quest-ce que cela? dit-elle. «De la manière délever et de nourrir les tiercelets, les faucons et le gerfauts pour quils soient braves, vaillants et toujours prêts au vol.» -- Ah! pardon, madame, je me trompe! Ceci est un traité de vénerie fait par un savant Lucquois pour le fameux Castruccio Castracani. Il était placé à côté de lautre, relié de la même façon. Je me suis trompé. Cest dailleurs un livre très précieux; il nen existe que trois exemplaires au monde: un qui appartient à la bibliothèque de Venise, lautre qui avait été acheté par votre aïeul Laurent, et qui a été offert par Pierre de Médicis au roi Charles VIII, lors de son passage à Florence, et le troisième que voici. -- Je le vénère, dit Catherine, à cause de sa rareté; mais nen ayant pas besoin, je vous le rends. Et elle tendit la main droite vers René pour recevoir lautre, tandis que de la main gauche elle lui rendit celui quelle avait reçu. Cette fois René ne sétait point trompé, cétait bien le livre quelle désirait. René descendit, le feuilleta un instant et le lui rendit tout ouvert. Catherine alla sasseoir à une table, René posa près delle la bougie magique, et à la lueur de cette flamme bleuâtre, elle lut quelques lignes à demi-voix. -- Bien, dit-elle en refermant le livre, voilà tout ce que je voulais savoir. Elle se leva, laissant le livre sur la table et emportant seulement au fond de son esprit la pensée qui y avait germé et qui devait y mûrir. René attendit respectueusement, la bougie à la main, que la reine, qui paraissait prête à se retirer, lui donnât de nouveaux ordres ou lui adressât de nouvelles questions. Catherine fit plusieurs pas la tête inclinée, le doigt sur la bouche et en gardant le silence. Puis sarrêtant tout à coup devant René en relevant sur lui son oeil rond et fixe comme celui dun oiseau de proie: -- Avoue-moi que tu as fait pour elle quelque philtre, dit-elle. -- Pour qui? demanda René en tressaillant. -- Pour la Sauve. -- Moi, madame, dit René; jamais! -- Jamais? -- Sur mon âme, je vous le jure. -- Il y a cependant de la magie, car il laime comme un fou, lui qui nest pas renommé par sa constance. -- Qui lui, madame? -- Lui, Henri le maudit, celui qui succédera à nos trois fils, celui quon appellera un jour Henri IV, et qui cependant est le fils de Jeanne dAlbret. Et Catherine accompagna ces derniers mots dun soupir qui fit frissonner René, car il lui rappelait les fameux gants que, par ordre de Catherine, il avait préparés pour la reine de Navarre. -- Il y va donc toujours? demanda René. -- Toujours, dit Catherine. -- Javais cru cependant que le roi de Navarre était revenu tout entier à sa femme. -- Comédie, René, comédie. Je ne sais dans quel but, mais tout se réunit pour me tromper. Ma fille elle-même, Marguerite, se déclare contre moi; peut-être, elle aussi, espère-t-elle la mort de ses frères, peut-être espère-t-elle être reine de France. -- Oui, peut-être, dit René, rejeté dans sa rêverie et se faisant lécho du doute terrible de Catherine. -- Enfin, dit Catherine, nous verrons. Et elle sachemina vers la porte du fond, jugeant sans doute inutile de descendre par lescalier secret, puisquelle était sûre dêtre seule. René la précéda, et, quelques instants après, tous deux se trouvèrent dans la boutique du parfumeur. -- Tu mavais promis de nouveaux cosmétiques pour mes mains et pour mes lèvres, René, dit-elle; voici lhiver, et tu sais que jai la peau fort sensible au froid. -- Je men suis déjà occupé, madame, et je vous les porterai demain. -- Demain soir tu ne me trouverais pas avant neuf ou dix heures. Pendant la journée je fais mes dévotions. -- Bien, madame, je serai au Louvre à neuf heures. -- Madame de Sauve a de belles mains et de belles lèvres, dit dun ton indifférent Catherine; et de quelle pâte se sert-elle? -- Pour ses mains? -- Oui, pour ses mains dabord. -- De pâte à lhéliotrope. -- Et pour ses lèvres? -- Pour ses lèvres, elle va se servir du nouvel opiat que jai inventé et dont je comptais porter demain une boîte à Votre Majesté en même temps quà elle. Catherine resta un instant pensive. -- Au reste, elle est belle, cette créature, dit-elle, répondant toujours à sa secrète pensée, et il ny a rien détonnant à cette passion du Béarnais. -- Et surtout dévouée à Votre Majesté, dit René, à ce que je crois du moins. Catherine sourit et haussa les épaules. -- Lorsquune femme aime, dit-elle, est-ce quelle est jamais dévouée à un autre quà son amant! Tu lui as fait quelque philtre, René. -- Je vous jure que non, madame. -- Cest bien! nen parlons plus. Montre-moi donc cet opiat nouveau dont tu me parlais, et qui doit lui faire les lèvres plus fraîches et plus roses encore. René sapprocha dun rayon et montra à Catherine six petites boîtes dargent de la même forme, cest-à-dire rondes, rangées les unes à côté des autres. -- Voilà le seul philtre quelle mait demandé, dit René; il est vrai, comme le dit Votre Majesté, que je lai composé exprès pour elle, car elle a les lèvres si fines et si tendres que le soleil et le vent les gercent également. Catherine ouvrit une de ces boîtes, elle contenait une pâte du carmin le plus séduisant. -- René, dit-elle, donne-moi de la pâte pour mes mains; jen emporterai avec moi. René séloigna avec la bougie et sen alla chercher dans un compartiment particulier ce que lui demandait la reine. Cependant il ne se retourna pas si vite, quil ne crût voir que Catherine, par un brusque mouvement, venait de prendre une boîte et de la cacher sous sa mante. Il était trop familiarisé avec ces soustractions de la reine mère pour avoir la maladresse de paraître sen apercevoir. Aussi, prenant la pâte demandée enfermée dans un sac de papier fleurdelisé: -- Voici, madame, dit-il. -- Merci, René! reprit Catherine. Puis, après un moment de silence: Ne porte cet opiat à madame de Sauve que dans huit ou dix jours, je veux être la première à en faire lessai. Et elle sapprêta à sortir. -- Votre Majesté veut-elle que je la reconduise? dit René. -- Jusquau bout du pont seulement, répondit Catherine; mes gentilshommes mattendent là avec ma litière. Tous deux sortirent et gagnèrent le coin de la rue de la Barillerie, où quatre gentilshommes à cheval et une litière sans armoiries attendaient Catherine. En rentrant chez lui, le premier soin de René fut de compter ses boîtes dopiat. Il en manquait une. XXI Lappartement de Madame de Sauve Catherine ne sétait pas trompée dans ses soupçons. Henri avait repris ses habitudes, et chaque soir il se rendait chez madame de Sauve. Dabord, il avait exécuté cette excursion avec le plus grand secret, puis, peu à peu, il sétait relâché de sa défiance, avait négligé les précautions, de sorte que Catherine navait pas eu de peine à sassurer que la reine de Navarre continuait dêtre de nom Marguerite, de fait madame de Sauve. Nous avons dit deux mots, au commencement de cette histoire, de lappartement de madame de Sauve; mais la porte ouverte par Dariole au roi de Navarre sest hermétiquement refermée sur lui, de sorte que cet appartement, théâtre des mystérieuses amours du Béarnais, nous est complètement inconnu. Ce logement, du genre de ceux que les princes fournissent à leurs commensaux dans les palais quils habitent, afin de les avoir à leur portée, était plus petit et moins commode que neût certainement été un logement situé par la ville. Il était, comme on le sait déjà, placé au second, à peu près au-dessus de celui de Henri, et la porte sen ouvrait sur un corridor dont lextrémité était éclairée par une fenêtre ogivale à petits carreaux enchâssés de plomb, laquelle, même dans les plus beaux jours de lannée, ne laissait pénétrer quune lumière douteuse. Pendant lhiver, dès trois heures de laprès-midi, on était obligé dy allumer une lampe, qui, ne contenant, été comme hiver, que la même quantité dhuile, séteignait alors vers les dix heures du soir, et donnait ainsi, depuis que les jours dhiver étaient arrivés, une plus grande sécurité aux deux amants. Une petite antichambre tapissée de damas de soie à larges fleurs jaunes, une chambre de réception tendue de velours bleu, une chambre à coucher, dont le lit à colonnes torses et à rideau de satin cerise enchâssait une ruelle ornée dun miroir garni dargent et de deux tableaux tirés des amours de Vénus et dAdonis; tel était le logement, aujourdhui lon dirait le nid, de la charmante fille datours de la reine Catherine de Médicis. En cherchant bien on eût encore, en face dune toilette garnie de tous ses accessoires, trouvé, dans un coin sombre de cette chambre, une petite porte ouvrant sur une espèce doratoire, où, exhaussé sur deux gradins, sélevait un prie-Dieu. Dans cet oratoire étaient pendues à la muraille, et comme pour servir de correctif aux deux tableaux mythologiques dont nous avons parlé, trois ou quatre peintures du spiritualisme le plus exalté. Entre ces peintures étaient suspendues, à des clous dorés, des armes de femme; car, à cette époque de mystérieuses intrigues, les femmes portaient des armes comme les hommes, et, parfois, sen servaient aussi habilement queux. Ce soir-là, qui était le lendemain du jour où sétaient passées chez maître René les scènes que nous avons racontées, madame de Sauve, assise dans sa chambre à coucher sur un lit de repos, racontait à Henri ses craintes et son amour, et lui donnait comme preuve de ces craintes et de cet amour le dévouement quelle avait montré dans la fameuse nuit qui avait suivi celle de la Saint- Barthélemy, nuit que Henri, on se le rappelle, avait passée chez sa femme. Henri, de son côté, lui exprimait sa reconnaissance. Madame de Sauve était charmante ce soir-là dans son simple peignoir de batiste, et Henri était très reconnaissant. Au milieu de tout cela, comme Henri était réellement amoureux, il était rêveur. De son côté madame de Sauve, qui avait fini par adopter de tout son coeur cet amour commandé par Catherine, regardait beaucoup Henri pour voir si ses yeux étaient daccord avec ses paroles. -- Voyons, Henri, disait madame de Sauve, soyez franc: pendant cette nuit passée dans le cabinet de Sa Majesté la reine de Navarre, avec M. de La Mole à vos pieds, navez-vous pas regretté que ce digne gentilhomme se trouvât entre vous et la chambre à coucher de la reine? -- Oui, en vérité, ma mie, dit Henri, car il me fallait absolument passer par cette chambre pour aller à celle où je me trouve si bien, et où je suis si heureux en ce moment. Madame de Sauve sourit. -- Et vous ny êtes pas rentré depuis? -- Que les fois que je vous ai dites. -- Vous ny rentrerez jamais sans me le dire? -- Jamais. -- En jureriez-vous? -- Oui, certainement, si jétais encore huguenot, mais... -- Mais quoi? -- Mais la religion catholique, dont japprends les dogmes en ce moment, ma appris quon ne doit jamais jurer. -- Gascon, dit madame de Sauve en secouant la tête. -- Mais à votre tour, Charlotte, dit Henri, si je vous interrogeais, répondriez-vous à mes questions? -- Sans doute, répondit la jeune femme. Moi je nai rien à vous cacher. -- Voyons, Charlotte, dit le roi, expliquez-moi une bonne fois comment il se fait quaprès cette résistance désespérée qui a précédé mon mariage, vous soyez devenue moins cruelle pour moi qui suis un gauche Béarnais, un provincial ridicule, un prince trop pauvre, enfin, pour entretenir brillants les joyaux de sa couronne? -- Henri, dit Charlotte, vous me demandez le mot de lénigme que cherchent depuis trois mille ans les philosophes de tous les pays! Henri, ne demandez jamais à une femme pourquoi elle vous aime; contentez-vous de lui demander: Maimez-vous? -- Maimez-vous, Charlotte? demanda Henri. -- Je vous aime, répondit madame de Sauve avec un charmant sourire et en laissant tomber sa belle main dans celle de son amant. Henri retint cette main. -- Mais, reprit-il poursuivant sa pensée, si je lavais deviné ce mot que les philosophes cherchent en vain depuis trois mille ans, du moins relativement à vous, Charlotte? Madame de Sauve rougit. -- Vous maimez, continua Henri; par conséquent je nai pas autre chose à vous demander, et me tiens pour le plus heureux homme du monde. Mais, vous le savez, au bonheur il manque toujours quelque chose. Adam, au milieu du paradis, ne sest pas trouvé complètement heureux, et il a mordu à cette misérable pomme qui nous a donné à tous ce besoin de curiosité qui fait que chacun passe sa vie à la recherche dun inconnu quelconque. Dites-moi, ma mie, pour maider à trouver le mien, nest-ce point la reine Catherine qui vous a dit dabord de maimer? -- Henri, dit madame de Sauve, parlez bas quand vous parlez de la reine mère. -- Oh! dit Henri avec un abandon et une confiance à laquelle madame de Sauve fut trompée elle-même, cétait bon autrefois de me défier delle, cette bonne mère, quand nous étions mal ensemble; mais maintenant que je suis le mari de sa fille... -- Le mari de madame Marguerite! dit Charlotte en rougissant de jalousie. -- Parlez bas à votre tour, dit Henri. Maintenant que je suis le mari de sa fille, nous sommes les meilleurs amis du monde. Que voulait-on? que je me fisse catholique, à ce quil paraît. Eh bien, la grâce ma touché; et, par lintercession de saint Barthélemy, je le suis devenu. Nous vivons maintenant en famille comme de bons frères, comme de bons chrétiens. -- Et la reine Marguerite? -- La reine Marguerite, dit Henri, eh bien, elle est le lien qui nous unit tous. -- Mais vous mavez dit, Henri, que la reine de Navarre, en récompense de ce que javais été dévouée pour elle, avait été généreuse pour moi. Si vous mavez dit vrai, si cette générosité, pour laquelle je lui ai voué une si grande reconnaissance, est réelle, elle nest quun lien de convention facile à briser. Vous ne pouvez donc vous reposer sur cet appui, car vous nen avez imposé à personne avec cette prétendue intimité. -- Je my repose cependant, et cest depuis trois mois loreiller sur lequel je dors. -- Alors, Henri, sécria madame de Sauve, cest que vous mavez trompée, cest que véritablement madame Marguerite est votre femme. Henri sourit. -- Tenez, Henri! dit madame de Sauve, voilà de ces sourires qui mexaspèrent, et qui font que, tout roi que vous êtes, il me prend parfois de cruelles envies de vous arracher les yeux. -- Alors, dit Henri, jarrive donc à en imposer sur cette prétendue intimité, puisquil y a des moments où, tout roi que je suis, vous voulez marracher les yeux, parce que vous croyez quelle existe! -- Henri! Henri! dit madame de Sauve, je crois que Dieu lui-même ne sait pas ce que vous pensez. -- Je pense, ma mie, dit Henri, que Catherine vous a dit dabord de maimer, que votre coeur vous la dit ensuite, et que, quand ces deux voix vous parlent, vous nentendez que celle de votre coeur. Maintenant, moi aussi, je vous aime, et de toute mon âme, et même cest pour cela que lorsque jaurais des secrets, je ne vous les confierais pas, de peur de vous compromettre, bien entendu... car lamitié de la reine est changeante, cest celle dune belle mère. Ce nétait point là le compte de Charlotte; il lui semblait que ce voile qui sépaississait entre elle et son amant toutes les fois quelle voulait sonder les abîmes de ce coeur sans fond, prenait la consistance dun mur et les séparait lun de lautre. Elle sentit donc les larmes envahir ses yeux à cette réponse, et comme en ce moment dix heures sonnèrent: -- Sire, dit Charlotte, voici lheure de me reposer; mon service mappelle de très bon matin demain chez la reine mère. -- Vous me chassez donc ce soir, ma mie? dit Henri. -- Henri, je suis triste. Étant triste, vous me trouveriez maussade, et, me trouvant maussade, vous ne maimeriez plus. Vous voyez bien quil vaut mieux que vous vous retiriez. -- Soit! dit Henri, je me retirerai si vous lexigez, Charlotte; seulement, ventre-saint-gris! vous maccorderez bien la faveur dassister à votre toilette! -- Mais la reine Marguerite, Sire, ne la ferez-vous pas attendre en y assistant? -- Charlotte, répliqua Henri sérieux, il avait été convenu entre nous que nous ne parlerions jamais de la reine de Navarre, et ce soir, ce me semble, nous navons parlé que delle. Madame de Sauve soupira, et elle alla sasseoir devant sa toilette. Henri prit une chaise, la traîna jusquà celle qui servait de siège à sa maîtresse, et mettant un genou dessus en sappuyant au dossier: -- Allons, dit-elle, ma bonne petite Charlotte, que je vous voie vous faire belle, et belle pour moi, quoi que vous en disiez. Mon Dieu! que de choses, que de pots de parfums, que de sacs de poudre, que de fioles, que de cassolettes! -- Cela paraît beaucoup, dit Charlotte en soupirant, et cependant cest trop peu, puisque je nai pas encore, avec tout cela, trouvé le moyen de régner seule sur le coeur de Votre Majesté. -- Allons! dit Henri, ne retombons pas dans la politique. Quest- ce que ce petit pinceau si fin, si délicat? Ne serait-ce pas pour peindre les sourcils de mon Jupiter Olympien? -- Oui, Sire, répondit madame de Sauve en souriant, et vous avez deviné du premier coup. -- Et ce joli petit râteau divoire? -- Cest pour tracer la ligne des cheveux. -- Et cette charmante petite boîte dargent au couvercle ciselé? -- Oh! cela, cest un envoi de René, Sire, cest le fameux opiat quil me promet depuis si longtemps pour adoucir encore ces lèvres que Votre Majesté a la bonté de trouver quelquefois assez douces. Et Henri, comme pour approuver ce que venait de dire la charmante femme dont le front séclaircissait à mesure quon la remettait sur le terrain de la coquetterie, appuya ses lèvres sur celles que la baronne regardait avec attention dans son miroir. Charlotte porta la main à la boîte qui venait dêtre lobjet de lexplication ci-dessus, sans doute pour montrer à Henri de quelle façon semployait la pâte vermeille, lorsquun coup sec frappé à la porte de lantichambre fit tressaillir les deux amants. -- On frappe, madame, dit Dariole en passant la tête par louverture de la portière. -- Va tinformer qui frappe et reviens, dit madame de Sauve. Henri et Charlotte se regardèrent avec inquiétude, et Henri songeait à se retirer dans loratoire où déjà plus dune fois il avait trouvé un refuge, lorsque Dariole reparut. -- Madame, dit-elle, cest maître René le parfumeur. À ce nom, Henri fronça le sourcil et se pinça involontairement les lèvres. -- Voulez-vous que je lui refuse la porte? dit Charlotte. -- Non pas! dit Henri; maître René ne fait rien sans avoir auparavant songé à ce quil fait; sil vient chez vous, cest quil a des raisons dy venir. -- Voulez-vous vous cacher alors? -- Je men garderai bien, dit Henri, car maître René sait tout, et maître René sait que je suis ici. -- Mais Votre Majesté na-t-elle pas quelque raison pour que sa présence lui soit douloureuse? -- Moi! dit Henri en faisant un effort que, malgré sa puissance sur lui-même, il ne put tout à fait dissimuler, moi! aucune! Nous étions en froid, cest vrai; mais, depuis le soir de la Saint- Barthélemy, nous nous sommes raccommodés. -- Faites entrer! dit madame de Sauve à Dariole. Un instant après, René parut et jeta un regard qui embrassa toute la chambre. Madame de Sauve était toujours devant sa toilette. Henri avait repris sa place sur le lit de repos. Charlotte était dans la lumière et Henri dans lombre. -- Madame, dit René avec une respectueuse familiarité, je viens vous faire mes excuses. -- Et de quoi donc, René? demanda madame de Sauve avec cette condescendance que les jolies femmes ont toujours pour ce monde de fournisseurs qui les entoure et qui tend à les rendre plus jolies. -- De ce que depuis si longtemps javais promis de travailler pour ces jolies lèvres, et de ce que... -- De ce que vous navez tenu votre promesse quaujourdhui, nest-ce pas? dit Charlotte. -- Quaujourdhui! répéta René. -- Oui, cest aujourdhui seulement, et même ce soir, que jai reçu cette boîte que vous mavez envoyée. -- Ah! en effet, dit René en regardant avec une expression étrange la petite boîte dopiat qui se trouvait sur la table de madame de Sauve, et qui était de tout point pareille à celles quil avait dans son magasin. -- Javais deviné! murmura-t-il; et vous vous en êtes servie? -- Non, pas encore, et jallais lessayer quand vous êtes entré. La figure de René prit une expression rêveuse qui néchappa point à Henri, auquel, dailleurs, bien peu de choses échappaient. -- Eh bien, René! quavez-vous donc? demanda le roi. -- Moi, rien, Sire, dit le parfumeur, jattends humblement que Votre Majesté madresse la parole avant de prendre congé de madame la baronne. -- Allons donc! dit Henri en souriant. Avez-vous besoin de mes paroles pour savoir que je vous vois avec plaisir? René regarda autour de lui, fit le tour de la chambre comme pour sonder de loeil et de loreille les portes et les tapisseries, puis sarrêtant de nouveau et se plaçant de manière à embrasser du même regard madame de Sauve et Henri: -- Je ne le sais pas, dit-il. Henri averti, grâce à cet instinct admirable qui, pareil à un sixième sens, le guida pendant toute la première partie de sa vie au milieu des dangers qui lentouraient, quil se passait en ce moment quelque chose détrange et qui ressemblait à une lutte dans lesprit du parfumeur, se tourna vers lui, et tout en restant dans lombre, tandis que le visage du Florentin se trouvait dans la lumière: -- Vous à cette heure ici, René? lui dit-il. -- Aurais-je le malheur de gêner Votre Majesté? répondit le parfumeur en faisant un pas en arrière. -- Non pas. Seulement je désire savoir une chose. -- Laquelle, Sire? -- Pensiez-vous me trouver ici? -- Jen étais sûr. -- Vous me cherchiez donc? -- Je suis heureux de vous rencontrer, du moins. -- Vous avez quelque chose à me dire? insista Henri. -- Peut-être, Sire! répondit René. Charlotte rougit, car elle tremblait que cette révélation, que semblait vouloir faire le parfumeur, ne fût relative à sa conduite passée envers Henri; elle fit donc comme si, toute aux soins de sa toilette, elle neût rien entendu, et interrompant la conversation: -- Ah! en vérité, René, sécria-t-elle en ouvrant la boîte dopiat, vous êtes un homme charmant; cette pâte est dune couleur merveilleuse, et, puisque vous voilà, je vais, pour vous faire honneur, expérimenter devant vous votre nouvelle production. Et elle prit la boîte dune main, tandis que de lautre elle effleurait du bout du doigt la pâte rosée qui devait passer du doigt à ses lèvres. René tressaillit. La baronne approcha en souriant lopiat de sa bouche. René pâlit. Henri, toujours dans lombre, mais les yeux fixes et ardents, ne perdait ni un mouvement de lun ni un frisson de lautre. La main de Charlotte navait plus que quelques lignes à parcourir pour toucher ses lèvres, lorsque René lui saisit le bras, au moment où Henri se levait pour en faire autant. Henri retomba sans bruit sur son lit de repos. -- Un moment, madame, dit René avec un sourire contraint; mais il ne faudrait pas employer cet opiat sans quelques recommandations particulières. -- Et qui me les donnera, ces recommandations? -- Moi. -- Quand cela? -- Aussitôt que je vais avoir terminé ce que jai à dire à Sa Majesté le roi de Navarre. Charlotte ouvrit de grands yeux, ne comprenant rien à cette espèce de langue mystérieuse qui se parlait auprès delle, et elle resta tenant le pot dopiat dune main, et regardant lextrémité de son doigt rougie par la pâte carminée. Henri se leva, et mû par une pensée qui, comme toutes celles du jeune roi, avait deux côtés, lun qui paraissait superficiel et lautre qui était profond, il alla prendre la main de Charlotte, et fit, toute rougie quelle était, un mouvement pour la porter à ses lèvres. -- Un instant, dit vivement René, un instant! Veuillez, madame, laver vos belles mains avec ce savon de Naples que javais oublié de vous envoyer en même temps que lopiat, et que jai eu lhonneur de vous apporter moi-même. Et tirant de son enveloppe dargent une tablette de savon de couleur verdâtre, il la mit dans un bassin de vermeil, y versa de leau, et, un genou en terre, présenta le tout à madame de Sauve. -- Mais, en vérité, maître René, je ne vous reconnais plus, dit Henri; vous êtes dune galanterie à laisser loin de vous tous les muguets de la cour. -- Oh! quel délicieux arôme! sécria Charlotte en frottant ses belles mains avec de la mousse nacrée qui se dégageait de la tablette embaumée. René accomplit ses fonctions de cavalier servant jusquau bout; il présenta une serviette de fine toile de Frise à madame de Sauve, qui essuya ses mains. -- Et maintenant, dit le Florentin à Henri, faites à votre plaisir, Monseigneur. Charlotte présenta sa main à Henri, qui la baisa, et tandis que Charlotte se tournait à demi sur son siège pour écouter ce que René allait dire, le roi de Navarre alla reprendre sa place, plus convaincu que jamais quil se passait dans lesprit du parfumeur quelque chose dextraordinaire. -- Eh bien? demanda Charlotte. Le Florentin parut rassembler toute sa résolution et se tourna vers Henri. XXII Sire, vous serez roi -- Sire, dit René à Henri, je viens vous parler dune chose dont je moccupe depuis longtemps. -- De parfums? dit Henri en souriant. -- Eh bien, oui, Sire... de parfums! répondit René avec un singulier signe dacquiescement. -- Parlez, je vous écoute, cest un sujet qui de tout temps ma fort intéressé. René regarda Henri pour essayer de lire, malgré ses paroles, dans cette impénétrable pensée; mais voyant que cétait chose parfaitement inutile, il continua: -- Un de mes amis, Sire, arrive de Florence; cet ami soccupe beaucoup dastrologie. -- Oui, interrompit Henri, je sais que cest une passion florentine. -- Il a, en compagnie des premiers savants du monde, tiré les horoscopes des principaux gentilshommes de lEurope. -- Ah! ah! fit Henri. -- Et comme la maison de Bourbon est en tête des plus hautes, descendant comme elle le fait du comte de Clermont, cinquième fils de saint Louis, Votre Majesté doit penser que le sien na pas été oublié. Henri écouta plus attentivement encore. -- Et vous vous souvenez de cet horoscope? dit le roi de Navarre avec un sourire quil essaya de rendre indifférent. -- Oh! reprit René en secouant la tête, votre horoscope nest pas de ceux quon oublie. -- En vérité! dit Henri avec un geste ironique. -- Oui, Sire, Votre Majesté, selon les termes de cet horoscope, est appelée aux plus brillantes destinées. Loeil du jeune prince lança un éclair involontaire qui séteignit presque aussitôt dans un nuage dindifférence. -- Tous ces oracles italiens sont flatteurs, dit Henri; or, qui dit flatteur dit menteur. Ny en a-t-il pas qui mont prédit que je commanderais des armées, moi? Et il éclata de rire. Mais un observateur moins occupé de lui-même que ne létait René eût vu et reconnu leffort de ce rire. -- Sire, dit froidement René, lhoroscope annonce mieux que cela. -- Annonce-t-il quà la tête dune de ces armées je gagnerai des batailles? -- Mieux que cela, Sire. -- Allons, dit Henri, vous verrez que je serai conquérant. -- Sire, vous serez roi. -- Eh! ventre-saint-gris! dit Henri en réprimant un violent battement de coeur, ne le suis-je point déjà? -- Sire, mon ami sait ce quil promet; non seulement vous serez roi, mais vous régnerez. -- Alors, dit Henri avec son même ton railleur, votre ami a besoin de dix écus dor, nest-ce pas, René? car une pareille prophétie est bien ambitieuse, par le temps qui court surtout. Allons, René, comme je ne suis pas riche, jen donnerai à votre ami cinq tout de suite, et cinq autres quand la prophétie sera réalisée. -- Sire, dit madame de Sauve, noubliez pas que vous êtes déjà engagé avec Dariole, et ne vous surchargez pas de promesses. -- Madame, dit Henri, ce moment venu, jespère que lon me traitera en roi, et que chacun sera fort satisfait si je tiens la moitié de ce que jai promis. -- Sire, reprit René, je continue. -- Oh! ce nest donc pas tout? dit Henri, soit: si je suis empereur, je donne le double. -- Sire, mon ami revient donc de Florence avec cet horoscope quil renouvela à Paris, et qui donna toujours le même résultat, et il me confia un secret. -- Un secret qui intéresse Sa Majesté? demanda vivement Charlotte. -- Je le crois, dit le Florentin. «Il cherche ses mots, pensa Henri, sans aider en rien René; il paraît que la chose est difficile à dire.» -- Alors, parlez, reprit la baronne de Sauve, de quoi sagit-il? -- Il sagit, dit le Florentin en pesant une à une toutes ses paroles, il sagit de tous ces bruits dempoisonnement qui ont couru depuis quelque temps à la cour. Un léger gonflement de narines du roi de Navarre fut le seul indice de son attention croissante à ce détour subit que faisait la conversation. -- Et votre ami le Florentin, dit Henri, sait des nouvelles de ces empoisonnements? -- Oui, Sire. -- Comment me confiez-vous un secret qui nest pas le vôtre, René, surtout quand ce secret est si important? dit Henri du ton le plus naturel quil put prendre. -- Cet ami a un conseil à demander à Votre Majesté. -- À moi? -- Quy a-t-il détonnant à cela, Sire? Rappelez-vous le vieux soldat dActium, qui, ayant un procès, demandait un conseil à Auguste. -- Auguste était avocat, René, et je ne le suis pas. -- Sire, quand mon ami me confia ce secret, Votre Majesté appartenait encore au parti calviniste, dont vous étiez le premier chef, et M. de Condé le second. -- Après? dit Henri. -- Cet ami espérait que vous useriez de votre influence toute puissante sur M. le prince de Condé pour le prier de ne pas lui être hostile. -- Expliquez-moi cela, René, si vous voulez que je le comprenne, dit Henri sans manifester la moindre altération dans ses traits ni dans sa voix. -- Sire, Votre Majesté comprendra au premier mot; cet ami sait toutes les particularités de la tentative dempoisonnement essayé sur monseigneur le prince de Condé. -- On a essayé dempoisonner le prince de Condé? demanda Henri avec un étonnement parfaitement joué; ah! vraiment, et quand cela? René regarda fixement le roi, et répondit ces seuls mots: -- Il y a huit jours, Majesté. -- Quelque ennemi? demanda le roi. -- Oui, répondit René, un ennemi que Votre Majesté connaît, et qui connaît Votre Majesté. -- En effet, dit Henri, je crois avoir entendu parler de cela; mais jignore les détails que votre ami veut me révéler, dites- vous. -- Eh bien, une pomme de senteur fut offerte au prince de Condé; mais, par bonheur, son médecin se trouva chez lui quand on lapporta. Il la prit des mains du messager et la flaira pour en essayer lodeur et la vertu. Deux jours après, une enflure gangreneuse du visage, une extravasation du sang, une plaie vive qui lui dévora la face, furent le prix de son dévouement ou le résultat de son imprudence. -- Malheureusement, répondit Henri, étant déjà à moitié catholique, jai perdu toute influence sur M. de Condé; votre ami aurait donc tort de sadresser à moi. -- Ce nétait pas seulement près du prince de Condé que Votre Majesté pouvait, par son influence, être utile à mon ami, mais encore près du prince de Porcian, frère de celui qui a été empoisonné. -- Ah çà! dit Charlotte, savez-vous, René, que vos histoires sentent le trembleur? Vous sollicitez mal à propos. Il est tard, votre conversation est mortuaire. En vérité, vos parfums valent mieux. Et Charlotte étendit de nouveau la main sur la boîte dopiat. -- Madame, dit René, avant de lessayer comme vous allez le faire, écoutez ce que les méchants en peuvent tirer de cruels effets. -- Décidément, René, dit la baronne, vous êtes funèbre ce soir. Henri fronça le sourcil, mais il comprit que René voulait en venir à un but quil nentrevoyait pas encore, et il résolut de pousser jusquau bout cette conversation, qui éveillait en lui de si douloureux souvenirs. -- Et, reprit-il, vous connaissez aussi les détails de lempoisonnement du prince de Porcian? -- Oui, dit-il. On savait quil laissait brûler chaque nuit une lampe près de son lit; on empoisonna lhuile, et il fut asphyxié par lodeur. Henri crispa lun sur lautre ses doigts humides de sueur. -- Ainsi donc, murmura-t-il, celui que vous nommez votre ami sait non seulement les détails de cet empoisonnement, mais il en connaît lauteur? -- Oui, et cest pour cela quil eût voulu savoir de vous si vous auriez sur le prince de Porcian qui reste cette influence de lui faire pardonner au meurtrier la mort de son frère. -- Malheureusement, répondit Henri, étant encore à moitié huguenot, je nai aucune influence sur M. le prince de Porcian: votre ami aurait donc tort de sadresser à moi. -- Mais que pensez-vous des dispositions de M. le prince de Condé et de M. de Porcian? -- Comment connaîtrais-je leurs dispositions, René? Dieu, que je sache, ne ma point donné le privilège de lire dans les coeurs. -- Votre Majesté peut sinterroger elle-même, dit le Florentin avec calme. Ny a-t-il pas dans la vie de Votre Majesté quelque événement si sombre quil puisse servir dépreuve à la clémence, si douloureux quil soit une pierre de touche pour la générosité? Ces mots furent prononcés avec un accent qui fit frissonner Charlotte elle-même: cétait une allusion tellement directe, tellement sensible, que la jeune femme se détourna pour cacher sa rougeur et pour éviter de rencontrer le regard de Henri. Henri fit un suprême effort sur lui-même; désarma son front, qui, pendant les paroles du Florentin, sétait chargé de menaces, et changeant la noble douleur filiale qui lui étreignait le coeur en vague méditation: -- Dans ma vie, dit-il, un événement sombre... non, René, non, je ne me rappelle de ma jeunesse que la folie et linsouciance mêlées aux nécessités plus ou moins cruelles quimposent à tous les besoins de la nature et les épreuves de Dieu. René se contraignit à son tour en promenant son attention de Henri à Charlotte, comme pour exciter lun et retenir lautre; car Charlotte, en effet, se remettant à sa toilette pour cacher la gêne que lui inspirait cette conversation, venait de nouveau détendre la main vers la boîte dopiat. -- Mais enfin, Sire, si vous étiez le frère du prince de Porcian, ou le fils du prince de Condé, et quon eût empoisonné votre frère ou assassiné votre père... Charlotte poussa un léger cri et approcha de nouveau lopiat de ses lèvres. René vit le mouvement; mais, cette fois, il ne larrêta ni de la parole ni du geste, seulement il sécria: -- Au nom du Ciel! répondez, Sire: Sire, si vous étiez à leur place, que feriez-vous? Henri se recueillit, essuya de sa main tremblante son front où perlaient quelques gouttes de sueur froide, et, se levant de toute sa hauteur, il répondit, au milieu du silence qui suspendait jusquà la respiration de René et de Charlotte: -- Si jétais à leur place et que je fusse sûr dêtre roi, cest- à-dire de représenter Dieu sur la terre, je ferais comme Dieu, je pardonnerais. -- Madame, sécria René en arrachant lopiat des mains de madame de Sauve, madame, rendez-moi cette boîte; mon garçon, je le vois, sest trompé en vous lapportant: demain je vous en enverrai une autre. XXIII Un nouveau converti Le lendemain, il devait y avoir chasse à courre dans la forêt de Saint-Germain. Henri avait ordonné quon lui tînt prêt, pour huit heures du matin, cest-à-dire tout sellé et tout bridé, un petit cheval du Béarn, quil comptait donner à madame de Sauve, mais quauparavant il désirait essayer. À huit heures moins un quart, le cheval était appareillé. À huit heures sonnant, Henri descendait. Le cheval, fier et ardent, malgré sa petite taille, dressait les crins et piaffait dans la cour. Il avait fait froid, et un léger verglas couvrait la terre. Henri sapprêta à traverser la cour pour gagner le côté des écuries où lattendaient le cheval et le palefrenier, lorsquen passant devant un soldat suisse, en sentinelle à la porte, ce soldat lui présenta les armes en disant: -- Dieu garde Sa Majesté le roi de Navarre! À ce souhait, et surtout à laccent de la voix qui venait de lémettre, le Béarnais tressaillit. Il se retourna et fit un pas en arrière. -- de Mouy! murmura-t-il. -- Oui, Sire, de Mouy. -- Que venez-vous faire ici? -- Je vous cherche. -- Que me voulez-vous? -- Il faut que je parle à Votre Majesté. -- Malheureux, dit le roi en se rapprochant de lui, ne sais-tu pas que tu risques ta tête? -- Je le sais. -- Eh bien? -- Eh bien, me voilà. Henri pâlit légèrement, car ce danger que courait lardent jeune homme, il comprit quil le partageait. Il regarda donc avec inquiétude autour de lui, et se recula une seconde fois, non moins vivement que la première. Il venait dapercevoir le duc dAlençon à une fenêtre. Changeant aussitôt dallure, Henri prit le mousquet des mains de de Mouy, placé, comme nous lavons dit, en sentinelle, et tout en ayant lair de lexaminer: -- de Mouy, lui dit-il, ce nest pas certainement sans un motif bien puissant que vous êtes venu ainsi vous jeter dans la gueule du loup? -- Non, Sire. Aussi voilà huit jours que je vous guette. Hier seulement, jai appris que Votre Majesté devait essayer ce cheval ce matin et jai pris poste à la porte du Louvre. -- Mais comment sous ce costume? -- Le capitaine de la compagnie est protestant et de mes amis. -- Voici votre mousquet, remettez-vous à votre faction. On nous examine. En repassant, je tâcherai de vous dire un mot; mais si je ne vous parle point, ne marrêtez point. Adieu. de Mouy reprit sa marche mesurée, et Henri savança vers le cheval. -- Quest-ce que ce joli petit animal? demanda le duc dAlençon de sa fenêtre. -- Un cheval que je devais essayer ce matin, répondit Henri. -- Mais ce nest point un cheval dhomme, cela. -- Aussi était-il destiné à une belle dame. -- Prenez garde, Henri, vous allez être indiscret, car nous allons voir cette belle dame à la chasse; et si je ne sais pas de qui vous êtes le chevalier, je saurai au moins de qui vous êtes lécuyer. -- Eh! mon Dieu non, vous ne le saurez pas, dit Henri avec sa feinte bonhomie, car cette belle dame ne pourra sortir, étant fort indisposée ce matin. Et il se mit en selle. -- Ah bah! dit dAlençon en riant, pauvre madame de Sauve! -- François! François! cest vous qui êtes indiscret. -- Et qua-t-elle donc cette belle Charlotte? reprit le duc dAlençon. -- Mais, continua Henri en lançant son cheval au petit galop et en lui faisant décrire un cercle de manège, mais je ne sais trop: une grande lourdeur de tête, à ce que ma dit Dariole, une espèce dengourdissement par tout le corps, une faiblesse générale enfin. -- Et cela vous empêchera-t-il dêtre des nôtres? demanda le duc. -- Moi, et pourquoi? reprit Henri, vous savez que je suis fou de la chasse à courre, et que rien naurait cette influence de men faire manquer une. -- Vous manquerez pourtant celle-ci, Henri, dit le duc après sêtre retourné et avoir causé un instant avec une personne qui était demeurée invisible aux yeux de Henri, attendu quelle causait avec son interlocuteur du fond de la chambre, car voici Sa Majesté qui me fait dire que la chasse ne peut avoir lieu. -- Bah! dit Henri de lair le plus désappointé du monde. Pourquoi cela? -- Des lettres fort importantes de M. de Nevers, à ce quil paraît. Il y a conseil entre le roi, la reine mère et mon frère le duc dAnjou. -- Ah! ah! fit en lui-même Henri, serait-il arrivé des nouvelles de Pologne? Puis tout haut: -- En ce cas, continua-t-il, il est inutile que je me risque plus longtemps sur ce verglas. Au revoir, mon frère! Puis arrêtant le cheval en face de de Mouy: -- Mon ami, dit-il, appelle un de tes camarades pour finir ta faction. Aide le palefrenier à dessangler ce cheval, mets la selle sur ta tête et porte-la chez lorfèvre de la sellerie; il y a une broderie à y faire quil navait pas eu le temps dachever pour aujourdhui. Tu reviendras me rendre réponse chez moi. de Mouy se hâta dobéir, car le duc dAlençon avait disparu de sa fenêtre, et il est évident quil avait conçu quelque soupçon. En effet, à peine avait-il tourné le guichet que le duc dAlençon parut. Un véritable Suisse était à la place de de Mouy. DAlençon regarda avec grande attention le nouveau factionnaire; puis se retournant du côté de Henri: -- Ce nest point avec cet homme que vous causiez tout à lheure, nest-ce pas, mon frère? -- Lautre est un garçon qui est de ma maison et que jai fait entrer dans les Suisses: je lui ai donné une commission et il est allé lexécuter. -- Ah! fit le duc, comme si cette réponse lui suffisait. Et Marguerite, comment va-t-elle? -- Je vais le lui demander, mon frère. -- Ne lavez-vous donc point vue depuis hier? -- Non, je me suis présenté chez elle cette nuit vers onze heures, mais Gillonne ma dit quelle était fatiguée et quelle dormait. -- Vous ne la trouverez point dans son appartement, elle est sortie. -- Oui, dit Henri, cest possible; elle devait aller au couvent de lAnnonciade. Il ny avait pas moyen de pousser la conversation plus loin, Henri paraissant décidé seulement à répondre. Les deux beaux-frères se quittèrent donc, le duc dAlençon pour aller aux nouvelles, disait-il, le roi de Navarre pour rentrer chez lui. Henri y était à peine depuis cinq minutes lorsquil entendit frapper. -- Qui est là? demanda-t-il. -- Sire, répondit une voix que Henri reconnut pour celle de de Mouy, cest la réponse de lorfèvre de la sellerie. Henri, visiblement ému, fit entrer le jeune homme, et referma la porte derrière lui. -- Cest vous, de Mouy! dit-il. Jespérais que vous réfléchiriez. -- Sire, répondit de Mouy, il y a trois mois que je réfléchis, cest assez; maintenant il est temps dagir. Henri fit un mouvement dinquiétude. -- Ne craignez rien, Sire, nous sommes seuls et je me hâte, car les moments sont précieux. Votre Majesté peut nous rendre, par un seul mot, tout ce que les événements de lannée ont fait perdre à la religion. Soyons clairs, soyons brefs, soyons francs. -- Jécoute, mon brave de Mouy, répondit Henri voyant quil lui était impossible déluder lexplication. -- Est-il vrai que Votre Majesté ait abjuré la religion protestante? -- Cest vrai, dit Henri. -- Oui, mais est-ce des lèvres? est-ce du coeur? -- On est toujours reconnaissant à Dieu quand il nous sauve la vie, répondit Henri tournant la question, comme il avait lhabitude de le faire en pareil cas, et Dieu ma visiblement épargné dans ce cruel danger. -- Sire, reprit de Mouy, avouons une chose. -- Laquelle? -- Cest que votre abjuration nest point une affaire de conviction, mais de calcul. Vous avez abjuré pour que le roi vous laissât vivre, et non parce que Dieu vous avait conservé la vie. -- Quelle que soit la cause de ma conversion, de Mouy, répondit Henri, je nen suis pas moins catholique. -- Oui, mais le resterez-vous toujours? à la première occasion de reprendre votre liberté dexistence et de conscience, ne la reprendrez-vous pas? Eh bien! cette occasion, elle se présente: La Rochelle est insurgée, le Roussillon et le Béarn nattendent quun mot pour agir; dans la Guyenne, tout crie à la guerre. Dites-moi seulement que vous êtes un catholique forcé et je vous réponds de lavenir. -- On ne force pas un gentilhomme de ma naissance, mon cher de Mouy. Ce que jai fait, je lai fait librement. -- Mais, Sire, dit le jeune homme le coeur oppressé de cette résistance à laquelle il ne sattendait pas, vous ne songez donc pas quen agissant ainsi vous nous abandonnez... vous nous trahissez? Henri resta impassible. -- Oui, reprit de Mouy, oui, vous nous trahissez, Sire, car plusieurs dentre nous sont venus, au péril de leur vie, pour sauver votre honneur et votre liberté. Nous avons tout préparé pour vous donner un trône, Sire, entendez-vous bien? Non seulement la liberté, mais la puissance: un trône à votre choix, car dans deux mois vous pourrez opter entre Navarre et France. -- de Mouy, dit Henri en voilant son regard, qui malgré lui, à cette proposition, avait jeté un éclair, de Mouy, je suis sauf, je suis catholique, je suis lépoux de Marguerite, je suis frère du roi Charles, je suis gendre de ma bonne mère Catherine. de Mouy, en prenant ces diverses positions, jen ai calculé les chances, mais aussi les obligations. -- Mais, Sire, reprit de Mouy, à quoi faut-il croire? On me dit que votre mariage nest pas consommé, on me dit que vous êtes libre au fond du coeur, on me dit que la haine de Catherine... -- Mensonge, mensonge, interrompit vivement le Béarnais. Oui, lon vous a trompé impudemment, mon ami. Cette chère Marguerite est bien ma femme; Catherine est bien ma mère; le roi Charles IX enfin est bien le seigneur et le maître de ma vie et de mon coeur. de Mouy frissonna, un sourire presque méprisant passa sur ses lèvres. -- Ainsi donc, Sire, dit-il en laissant retomber ses bras avec découragement et en essayant de sonder du regard cette âme pleine de ténèbres, voilà la réponse que je rapporterai à mes frères. Je leur dirai que le roi de Navarre tend sa main et donne son coeur à ceux qui nous ont égorgés, je leur dirai quil est devenu le flatteur de la reine mère et lami de Maurevel... -- Mon cher de Mouy, dit Henri, le roi va sortir du conseil, et il faut que jaille minformer près de lui des raisons qui nous ont fait remettre une chose aussi importante quune partie de chasse. Adieu, imitez-moi, mon ami, quittez la politique, revenez au roi et prenez la messe. Et Henri reconduisit ou plutôt repoussa jusquà lantichambre le jeune homme, dont la stupéfaction commençait à faire place à la fureur. À peine eut-il refermé la porte que, ne pouvant résister à lenvie de se venger sur quelque chose à défaut de quelquun, de Mouy broya son chapeau entre ses mains, le jeta à terre, et le foulant aux pieds comme fait un taureau du manteau du matador: -- Par la mort! sécria-t-il, voilà un misérable prince, et jai bien envie de me faire tuer ici pour le souiller à jamais de mon sang. -- Chut! monsieur de Mouy! dit une voix qui se glissait par louverture dune porte entrebâillée; chut! car un autre que moi pourrait vous entendre. de Mouy se retourna vivement et aperçut le duc dAlençon enveloppé dun manteau et avançant sa tête pâle dans le corridor pour sassurer si de Mouy et lui étaient bien seuls. -- M. le duc dAlençon! sécria de Mouy, je suis perdu. -- Au contraire, murmura le prince, peut-être même avez-vous trouvé ce que vous cherchez, et la preuve, cest que je ne veux pas que vous vous fassiez tuer ici comme vous en avez le dessein. Croyez-moi, votre sang peut être mieux employé quà rougir le seuil du roi de Navarre. Et à ces mots le duc ouvrit toute grande la porte quil tenait entrebâillée. -- Cette chambre est celle de deux de mes gentilshommes, dit le duc; nul ne viendra nous relancer ici; nous pourrons donc y causer en toute liberté. Venez, monsieur. -- Me voici, Monseigneur! dit le conspirateur stupéfait. Et il entra dans la chambre, dont le duc dAlençon referma la porte derrière lui non moins vivement que navait fait le roi de Navarre. de Mouy était entré furieux, exaspéré, maudissant; mais peu à peu le regard froid et fixe du jeune duc François fit sur le capitaine huguenot leffet de cette glace enchantée qui dissipe livresse. -- Monseigneur, dit-il, si jai bien compris, Votre Altesse veut me parler? -- Oui, monsieur de Mouy, répondit François. Malgré votre déguisement, javais cru vous reconnaître, et quand vous avez présenté les armes à mon frère Henri, je vous ai reconnu tout à fait. Eh bien, de Mouy, vous nêtes donc pas content du roi de Navarre? -- Monseigneur! -- Allons, voyons! parlez-moi hardiment. Sans que vous vous en doutiez, peut-être suis-je de vos amis. -- Vous, Monseigneur? -- Oui, moi. Parlez donc. -- Je ne sais que dire à Votre Altesse, Monseigneur. Les choses dont javais à entretenir le roi de Navarre touchent à des intérêts que Votre Altesse ne saurait comprendre. Dailleurs, ajouta de Mouy dun air quil tâcha de rendre indifférent, il sagissait de bagatelles. -- De bagatelles? fit le duc. -- Oui, Monseigneur. -- De bagatelles pour lesquelles vous avez cru devoir exposer votre vie en revenant au Louvre, où, vous le savez, votre tête vaut son pesant dor. Car on nignore point que vous êtes, avec le roi de Navarre et le prince de Condé, un des principaux chefs des huguenots. -- Si vous croyez cela, Monseigneur, agissez envers moi comme doit le faire le frère du roi Charles et le fils de la reine Catherine. -- Pourquoi voulez-vous que jagisse ainsi, quand je vous ai dit que jétais de vos amis? Dites-moi donc la vérité. -- Monseigneur, dit de Mouy, je vous jure... -- Ne jurez pas, monsieur; la religion reformée défend de faire des serments, et surtout de faux serments. de Mouy fronça le sourcil. -- Je vous dis que je sais tout, reprit le duc. de Mouy continua de se taire. -- Vous en doutez? reprit le prince avec une affectueuse insistance. Eh bien, mon cher de Mouy, il faut vous convaincre. Voyons, vous allez juger si je me trompe. Avez-vous ou non proposé à mon beau-frère Henri, là, tout à lheure (le duc étendit la main dans la direction de la chambre du Béarnais), votre secours et celui des vôtres pour le réinstaller dans sa royauté de Navarre? de Mouy regarda le duc dun air effaré. -- Propositions quil a refusées avec terreur! de Mouy demeura stupéfait. -- Avez-vous alors invoqué votre ancienne amitié, le souvenir de la religion commune? Avez-vous même alors leurré le roi de Navarre dun espoir bien brillant, si brillant quil en a été ébloui, de lespoir datteindre à la couronne de France? Hein? dites, suis-je bien informé? Est-ce là ce que vous êtes venu proposer au Béarnais? -- Monseigneur! sécria de Mouy, cest si bien cela que je me demande en ce moment même si je ne dois pas dire à Votre Altesse Royale quelle en a menti! provoquer dans cette chambre un combat sans merci, et assurer ainsi par la mort de nous deux lextinction de ce terrible secret! -- Doucement, mon brave de Mouy, doucement, dit le duc dAlençon sans changer de visage, sans faire le moindre mouvement à cette terrible menace; le secret séteindra mieux entre nous si nous vivons tous deux que si lun de nous meurt. Écoutez-moi et cessez de tourmenter ainsi la poignée de votre épée. Pour la troisième fois, je vous dis que vous êtes avec un ami; répondez donc comme à un ami. Voyons, le roi de Navarre na-t-il pas refusé tout ce que vous lui avez offert? -- Oui, Monseigneur, et je lavoue, puisque cet aveu ne peut compromettre que moi. -- Navez-vous pas crié en sortant de sa chambre et en foulant aux pieds votre chapeau, quil était un prince lâche et indigne de demeurer votre chef? -- Cest vrai, Monseigneur, jai dit cela. -- Ah! cest vrai! Vous lavouez, enfin? -- Oui. -- Et cest toujours votre avis? -- Plus que jamais, Monseigneur! -- Eh bien, moi, moi, monsieur de Mouy, moi, troisième fils de Henri II, moi, fils de France, suis-je assez bon gentilhomme pour commander à vos soldats, voyons? et jugez-vous que je suis assez loyal pour que vous puissiez compter sur ma parole? -- Vous, Monseigneur! vous, le chef des huguenots? -- Pourquoi pas? Cest lépoque des conversions, vous le savez. Henri sest bien fait catholique, je puis bien me faire protestant, moi. -- Oui, sans doute, Monseigneur; mais jattends que vous mexpliquiez... -- Rien de plus simple, et je vais vous dire en deux mots la politique de tout le monde. » Mon frère Charles tue les huguenots pour régner plus largement. Mon frère dAnjou les laisse tuer parce quil doit succéder à mon frère Charles, et que, comme vous le savez, mon frère Charles est souvent malade. Mais moi... et cest tout différent, moi qui ne régnerai jamais, en France du moins, attendu que jai deux aînés devant moi; moi que la haine de ma mère et de mes frères, plus encore que la loi de la nature, éloigne du trône; moi qui ne dois prétendre à aucune affection de famille, à aucune gloire, à aucun royaume; moi qui, cependant, porte un coeur aussi noble que mes aînés; eh bien! de Mouy! moi, je veux chercher à me tailler avec mon épée un royaume dans cette France quils couvrent de sang. » Or, voilà ce que je veux, moi, de Mouy, écoutez.» Je veux être roi de Navarre, non par la naissance, mais par lélection. Et remarquez bien que vous navez aucune objection à faire à cela, car je ne suis pas usurpateur, puisque mon frère refuse vos offres, et, sensevelissant dans sa torpeur, reconnaît hautement que ce royaume de Navarre nest quune fiction. Avec Henri de Béarn, vous navez rien; avec moi, vous avez une épée et un nom. François dAlençon, fils de France, sauvegarde tous ses compagnons ou tous ses complices, comme il vous plaira de les appeler. Eh bien, que dites-vous de cette offre, monsieur de Mouy? -- Je dis quelle méblouit, Monseigneur. -- de Mouy, de Mouy, nous aurons bien des obstacles à vaincre. Ne vous montrez donc pas dès labord si exigeant et si difficile envers un fils de roi et un frère de roi qui vient à vous. -- Monseigneur, la chose serait déjà faite si jétais seul à soutenir mes idées; mais nous avons un conseil, et si brillante que soit loffre, peut-être même à cause de cela, les chefs du parti ny adhéreront-ils pas sans condition. -- Ceci est autre chose, et la réponse est dun coeur honnête et dun esprit prudent. À la façon dont je viens dagir, de Mouy, vous avez dû reconnaître ma probité. Traitez-moi donc de votre côté en homme quon estime et non en prince quon flatte. de Mouy, ai-je des chances? -- Sur ma parole, Monseigneur, et puisque Votre Altesse veut que je lui donne mon avis, Votre Altesse les a toutes depuis que le roi de Navarre a refusé loffre que jétais venu lui faire. Mais, je vous le répète, Monseigneur, me concerter avec nos chefs est chose indispensable. -- Faites donc, monsieur, répondit dAlençon. Seulement, à quand la réponse? de Mouy regarda le prince en silence. Puis, paraissant prendre une résolution: -- Monseigneur, dit-il, donnez-moi votre main; jai besoin que cette main dun fils de France touche la mienne pour être sûr que je ne serai point trahi. Le duc non seulement tendit la main vers de Mouy, mais il saisit la sienne et la serra. -- Maintenant, Monseigneur, je suis tranquille, dit le jeune huguenot. Si nous étions trahis, je dirais que vous ny êtes pour rien. Sans quoi, Monseigneur, et pour si peu que vous fussiez dans cette trahison, vous seriez déshonoré. -- Pourquoi me dites-vous cela, de Mouy, avant de me dire quand vous me rapporterez la réponse de vos chefs? -- Parce que, Monseigneur, en me demandant à quand la réponse, vous me demandez en même temps où sont les chefs, et que, si je vous dis: À ce soir, vous saurez que les chefs sont à Paris et sy cachent. Et en disant ces mots, par un geste de défiance, de Mouy attachait son oeil perçant sur le regard faux et vacillant du jeune homme. -- Allons, allons, reprit le duc, il vous reste encore des doutes, monsieur de Mouy. Mais je ne puis du premier coup exiger de vous une entière confiance. Vous me connaîtrez mieux plus tard. Nous allons être liés par une communauté dintérêts qui vous délivrera de tout soupçon. Vous dites donc à ce soir, monsieur de Mouy? -- Oui, Monseigneur, car le temps presse. À ce soir. Mais où cela, sil vous plaît? -- Au Louvre, ici, dans cette chambre, cela vous convient-il? -- Cette chambre est habitée? dit de Mouy en montrant du regard les deux lits qui sy trouvaient en face lun de lautre. -- Par deux de mes gentilshommes, oui. -- Monseigneur, il me semble imprudent, à moi, de revenir au Louvre. -- Pourquoi cela? -- Parce que, si vous mavez reconnu, dautres peuvent avoir daussi bons yeux que Votre Altesse et me reconnaître à leur tour. Je reviendrai cependant au Louvre, si vous maccordez ce que je vais vous demander. -- Quoi? -- Un sauf-conduit. -- de Mouy, répondit le duc, un sauf-conduit de moi saisi sur vous me perd et ne vous sauve pas. Je ne puis pour vous quelque chose quà la condition quà tous les yeux nous sommes complètement étrangers lun à lautre. La moindre relation de ma part avec vous, prouvée à ma mère ou à mes frères, me coûterait la vie. Vous êtes donc sauvegardé par mon propre intérêt, du moment où je me serai compromis avec les autres, comme je me compromets avec vous en ce moment. Libre dans ma sphère daction, fort si je suis inconnu, tant que je reste moi-même impénétrable je vous garantis tous; ne loubliez pas. Faites donc un nouvel appel à votre courage, tentez sur ma parole ce que vous tentiez sans la parole de mon frère. Venez ce soir au Louvre. -- Mais comment voulez-vous que jy vienne? Je ne puis risquer ce costume dans les appartements. Il était pour les vestibules et les cours. Le mien est encore plus dangereux, puisque tout le monde me connaît ici et quil ne me déguise aucunement. -- Aussi, je cherche, attendez... Je crois que... oui, le voici. En effet, le duc avait jeté les yeux autour de lui, et ses yeux sétaient arrêtés sur la garde-robe dapparat de La Mole, pour le moment étendue sur le lit, cest-à-dire sur ce magnifique manteau cerise brodé dor dont nous avons déjà parlé, sur son toquet orné dune plume blanche, entouré dun cordon de marguerites dor et dargent entremêlées, enfin sur un pourpoint de satin gris perle et or. -- Voyez-vous ce manteau, cette plume et ce pourpoint? dit le duc; ils appartiennent à M. de La Mole, un de mes gentilshommes, un muguet du meilleur ton. Cet habit a fait rage à la cour, et on reconnaît M. de La Mole à cent pas lorsquil le porte. Je vais vous donner ladresse du tailleur qui le lui a fourni; en le lui payant le double de ce quil vaut, vous en aurez un pareil ce soir. Vous retiendrez bien le nom de M. de La Mole, nest-ce pas? Le duc dAlençon achevait à peine la recommandation, que lon entendit un pas qui sapprochait dans le corridor et quune clef tourna dans la serrure. -- Eh! qui va là? sécria le duc en sélançant vers la porte et en poussant le verrou. -- Pardieu, répondit une voix du dehors, je trouve la question singulière. Qui va là vous-même? Voilà qui est plaisant! quand je veux rentrer chez moi, on me demande qui va là! -- Est-ce vous, monsieur de la Mole? -- Eh! sans doute que cest moi. Mais vous, qui êtes-vous? Pendant que La Mole exprimait son étonnement de trouver sa chambre habitée et essayait de découvrir quel en était le nouveau commensal, le duc dAlençon se retournait vivement, une main sur le verrou, lautre sur la serrure. -- Connaissez-vous M. de La Mole? demanda-t-il à de Mouy. -- Non, Monseigneur. -- Et lui, vous connaît-il? -- Je ne le crois pas. -- Alors, tout va bien; dailleurs, faites semblant de regarder par la fenêtre. de Mouy obéit sans répondre, car La Mole commençait à simpatienter et frappait à tour de bras. Le duc dAlençon jeta un dernier regard vers de Mouy, et, voyant quil avait le dos tourné, il ouvrit. -- Monseigneur le duc! sécria La Mole en reculant de surprise, oh! pardon, pardon, Monseigneur! -- Ce nest rien, monsieur. Jai eu besoin de votre chambre pour recevoir quelquun. -- Faites, Monseigneur, faites. Mais permettez, je vous en supplie, que je prenne mon manteau et mon chapeau, qui sont sur le lit; car jai perdu lun et lautre cette nuit sur le quai de la Grève, où jai été attaqué de nuit par des voleurs. -- En effet, monsieur, dit le prince en souriant et en passant lui-même à La Mole les objets demandés, vous voici assez mal accommodé; vous avez eu affaire à des gaillards fort entêtés, à ce quil paraît! Et le duc passa lui-même à La Mole le manteau et le toquet. Le jeune homme salua et sortit pour changer de vêtement dans lantichambre, ne sinquiétant aucunement de ce que le duc faisait dans sa chambre; car cétait assez lusage au Louvre que les logements des gentilshommes fussent, pour les princes auxquels ils étaient attachés, des hôtelleries quils employaient à toutes sortes de réceptions. de Mouy se rapprocha alors du duc, et tous deux écoutèrent pour savoir le moment où La Mole aurait fini et sortirait; mais lorsquil eut changé de costume, lui-même les tira dembarras, car, sapprochant de la porte: -- Pardon, Monseigneur! dit-il; mais Votre Altesse na pas rencontré sur son chemin le comte de Coconnas? -- Non, monsieur le comte! et cependant il était de service ce matin. -- Alors on me laura assassiné, dit La Mole en se parlant à lui- même tout en séloignant. Le duc écouta le bruit des pas qui allaient saffaiblissant; puis ouvrant la porte et tirant de Mouy après lui: -- Regardez-le séloigner, dit-il, et tâchez dimiter cette tournure inimitable. -- Je ferai de mon mieux, répondit de Mouy. Malheureusement je ne suis pas un damoiseau, mais un soldat. -- En tout cas, je vous attends avant minuit dans ce corridor. Si la chambre de mes gentilshommes est libre, je vous y recevrai; si elle ne lest pas, nous en trouverons une autre. -- Oui, Monseigneur. -- Ainsi donc, à ce soir, avant minuit. -- À ce soir, avant minuit. -- Ah! à propos, de Mouy, balancez fort le bras droit en marchant, cest lallure particulière de M. de La Mole. XXIV La rue Tizon et la rue Cloche-Percée La Mole sortit du Louvre tout courant, et se mit à fureter dans Paris pour découvrir le pauvre Coconnas. Son premier soin fut de se rendre à la rue de lArbre-Sec et dentrer chez maître La Hurière, car La Mole se rappelait avoir souvent cité au Piémontais certaine devise latine qui tendait à prouver que lAmour, Bacchus et Cérès sont des dieux de première nécessité, et il avait lespoir que Coconnas, pour suivre laphorisme romain, se serait installé à la Belle-Étoile, après une nuit qui devait avoir été pour son ami non moins occupée quelle ne lavait été pour lui. La Mole ne trouva rien chez La Hurière que le souvenir de lobligation prise et un déjeuner offert dassez bonne grâce que notre gentilhomme accepta avec grand appétit, malgré son inquiétude. Lestomac tranquillisé à défaut de lesprit, La Mole se remit en course, remontant la Seine, comme ce mari qui cherchait sa femme noyée. En arrivant sur le quai de Grève, il reconnut lendroit où, ainsi quil lavait dit à M. dAlençon, il avait, pendant sa course nocturne, été arrêté trois ou quatre heures auparavant, ce qui nétait pas rare dans un Paris plus vieux de cent ans que celui où Boileau se réveillait au bruit dune balle perçant son volet. Un petit morceau de la plume de son chapeau était resté sur le champ de bataille. Le sentiment de possession est inné chez lhomme. La Mole avait dix plumes plus belles les unes que les autres; il ne sarrêta pas moins à ramasser celle-là, ou plutôt le seul fragment qui en eût survécu, et le considérait dun air piteux, lorsque des pas alourdis retentirent, sapprochant de lui, et que des voix brutales lui ordonnèrent de se ranger. La Mole releva la tête et aperçut une litière précédée de deux pages et accompagnée dun écuyer. La Mole crut reconnaître la litière et se rangea vivement. Le jeune gentilhomme ne sétait pas trompé. -- Monsieur de la Mole! dit une voix pleine de douceur qui sortait de la litière, tandis quune main blanche et douce comme le satin écartait les rideaux. -- Oui, madame, moi-même, répondit La Mole en sinclinant. -- Monsieur de la Mole une plume à la main..., continua la dame à la litière; êtes-vous donc amoureux, mon cher monsieur, et retrouvez-vous des traces perdues? -- Oui, madame, répondit La Mole, je suis amoureux, et très fort; mais pour le moment, ce sont mes propres traces que je retrouve, quoique ce ne soient pas elles que je cherche. Mais Votre Majesté me permettra-t-elle de lui demander des nouvelles de sa santé. -- Excellente, monsieur; je ne me suis jamais mieux portée, ce me semble; cela vient probablement de ce que jai passé la nuit en retraite. -- Ah! en retraite, dit La Mole en regardant Marguerite dune façon étrange. -- Eh bien, oui! quy a-t-il détonnant à cela? -- Peut-on, sans indiscrétion, vous demander dans quel couvent? -- Certainement, monsieur, je nen fais pas mystère: au couvent des Annonciades. Mais vous, que faites-vous ici avec cet air effarouché? -- Madame, moi aussi jai passé la nuit en retraite et dans les environs du même couvent; ce matin, je cherche mon ami, qui a disparu, et en le cherchant jai retrouvé cette plume. -- Qui vient de lui? Mais en vérité nous meffrayez sur son compte, la place est mauvaise. -- Que Votre Majesté se rassure, la plume vient de moi; je lai perdue vers cinq heures et demie sur cette place, en me sauvant des mains de quatre bandits qui me voulaient à toute force assassiner, à ce que je crois du moins. Marguerite réprima un vif mouvement deffroi. -- Oh! contez-moi cela! dit-elle. -- Rien de plus simple, madame. Il était donc, comme javais lhonneur de dire à Votre Majesté, cinq heures du matin à peu près... -- Et à cinq heures du matin, interrompit Marguerite, vous étiez déjà sorti? -- Votre Majesté mexcusera, dit La Mole, je nétais pas encore rentré. -- Ah! monsieur de la Mole! rentrer à cinq heures du matin! dit Marguerite avec un sourire qui pour tous était malicieux et que La Mole eut la fatuité de trouver adorable, rentrer si tard! vous aviez mérité cette punition. -- Aussi je ne me plains pas, madame, dit La Mole en sinclinant avec respect, et jeusse été éventré que je mestimerais encore plus heureux cent fois que je ne mérite de lêtre. Mais enfin je rentrais tard ou de bonne heure, comme Votre Majesté voudra, de cette bien heureuse maison où javais passé la nuit en retraite, lorsque quatre tire-laine ont débouché de la rue de la Mortellerie et mont poursuivi avec des coupe-choux démesurément longs. Cest grotesque, nest-ce pas, madame? mais enfin cest comme cela; il ma fallu fuir, car javais oublié mon épée. -- Oh! je comprends, dit Marguerite avec un air dadmirable naïveté, et vous retournez chercher votre épée. La Mole regarda Marguerite comme si un doute se glissait dans son esprit. -- Madame, jy retournerais effectivement et même très volontiers, attendu que mon épée est une excellente lame, mais je ne sais pas où est cette maison. -- Comment, monsieur! reprit Marguerite, vous ne savez pas où est la maison où vous avez passé la nuit? -- Non, madame, et que Satan mextermine si je men doute! -- Oh! voilà qui est singulier! cest donc tout un roman que votre histoire? -- Un véritable roman, vous lavez dit, madame. -- Contez-la-moi. -- Cest un peu long. -- Quimporte! jai le temps. -- Et fort incroyable surtout. -- Allez toujours: je suis on ne peut plus crédule. -- Votre Majesté lordonne? -- Mais oui, sil le faut. -- Jobéis. Hier soir, après avoir quitté deux adorables femmes avec lesquelles nous avions passé la soirée sur le pont Saint- Michel, nous soupions chez maître La Hurière. -- Dabord, demanda Marguerite avec un naturel parfait, quest-ce que maître La Hurière? -- Maître La Hurière, madame, dit La Mole en regardant une seconde fois Marguerite avec cet air de doute quon avait déjà pu remarquer une première fois chez lui, maître La Hurière est le maître de lhôtellerie de la Belle Étoile, située rue de lArbre- Sec. -- Bien, je vois cela dici... Vous soupiez donc chez maître La Hurière, avec votre ami Coconnas sans doute? -- Oui, madame, avec mon ami Coconnas, quand un homme entra et nous remit à chacun un billet. -- Pareil? demanda Marguerite. -- Exactement pareil. Cette ligne seulement: «Vous êtes attendu rue Saint-Antoine, en face de la rue de Jouy.» -- Et pas de signature au bas de ce billet? demanda Marguerite. -- Non; mais trois mots, trois mots charmants qui promettaient trois fois la même chose; cest-à-dire un triple bonheur. -- Et quels étaient ces trois mots? -- _Éros-Cupido-Amor._ _-- _En effet, ce sont trois doux noms; et ont-ils tenu ce quils promettaient? -- Oh! plus, madame, cent fois plus! sécria La Mole avec enthousiasme. -- Continuez; je suis curieuse de savoir ce qui vous attendait rue Saint Antoine, en face la rue de Jouy. -- Deux duègnes avec chacune un mouchoir à la main. Il sagissait de nous laisser bander les yeux. Votre Majesté devine que nous ny fîmes point de difficulté. Nous tendîmes bravement le cou. Mon guide me fit tourner à gauche, le guide de mon ami le fit tourner à droite, et nous nous séparâmes. -- Et alors? continua Marguerite, qui paraissait décidée à pousser linvestigation jusquau bout. -- Je ne sais, reprit La Mole, où son guide conduisit mon ami. En enfer, peut-être. Mais quant à moi, ce que je sais, cest que le mien me mena en un lieu que je tiens pour le paradis. -- Et doù vous fit sans doute chasser votre trop grande curiosité? -- Justement, madame, et vous avez le don de la divination. Jattendais le jour avec impatience pour voir où jétais, quand, à quatre heures et demie, la même duègne est rentrée, ma bandé de nouveau les yeux, ma fait promettre de ne point chercher à soulever mon bandeau, ma conduit dehors, ma accompagné cent pas, ma fait encore jurer de nôter mon bandeau que lorsque jaurais compté jusquà cinquante. Jai compté jusquà cinquante, et je me suis trouvé rue Saint-Antoine, en face la rue de Jouy. -- Et alors...? -- Alors, madame, je suis revenu tellement joyeux que je nai point fait attention aux quatre misérables des mains desquels jai eu tant de mal à me tirer. Or, madame, continua La Mole, en retrouvant ici un morceau de ma plume, mon coeur a tressailli de joie, et je lai ramassé en me promettant à moi-même de le garder comme un souvenir de cette heureuse nuit. Mais, au milieu de mon bonheur, une chose me tourmente, cest ce que peut être devenu mon compagnon. -- Il nest pas rentré au Louvre? -- Hélas! non, madame! Je lai cherché partout où il pouvait être, à la Belle-Étoile, au jeu de paume, et en quantité dautres lieux honorables; mais dAnnibal point et de Coconnas pas davantage... En disant ces paroles et les accompagnant dun geste lamentable, La Mole ouvrit les bras et écarta son manteau, sous lequel on vit bâiller à divers endroits son pourpoint qui montrait, comme autant délégants crevés, la doublure par les accrocs. -- Mais vous avez été criblé? dit Marguerite. -- Criblé, cest le mot! dit La Mole, qui nétait pas fâché de se faire un mérite du danger quil avait couru. Voyez, madame! voyez! -- Comment navez-vous pas changé de pourpoint au Louvre, puisque vous y êtes retourné? demanda la reine. -- Ah! dit La Mole, cest quil y avait quelquun dans ma chambre. -- Comment, quelquun dans votre chambre? dit Marguerite dont les yeux exprimèrent le plus vif étonnement; et qui donc était dans votre chambre? -- Son Altesse... -- Chut! interrompit Marguerite. Le jeune homme obéit. -- _Qui ad lecticam meam stant? _dit-elle à La Mole. -- _Duo pueri et unus eques._ _-- Optime, barbari! _dit-elle. _Dic, Moles, quem inveneris in cubiculo tuo?_ _-- Franciscum ducem._ _-- Agentem?_ _-- Nescio quid._ _-- Quocum?_ _-- Cum ignoto. _ -- Cest bizarre, dit Marguerite. Ainsi vous navez pu retrouver Coconnas? continua-t-elle sans songer évidemment à ce quelle disait. -- Aussi, madame, comme javais lhonneur de le dire à Votre Majesté, jen meurs véritablement dinquiétude. -- Eh bien, dit Marguerite en soupirant, je ne veux pas vous distraire plus longtemps de sa recherche, mais je ne sais pourquoi jai lidée quil se retrouvera tout seul! Nimporte, allez toujours. Et la reine appuya son doigt sur sa bouche. Or, comme la belle Marguerite navait confié aucun secret, navait fait aucun aveu à La Mole, le jeune homme comprit que ce geste charmant, ne pouvant avoir pour but de lui recommander le silence, devait avoir une autre signification. Le cortège se remit en marche; et La Mole, dans le but de poursuivre son investigation, continua de remonter le quai jusquà la rue du Long-Pont, qui le conduisit dans la rue Saint-Antoine. En face la rue de Jouy, il sarrêta. Cétait là que, la veille, les deux duègnes leur avaient bandé les yeux, à lui et à Coconnas. Il avait tourné à gauche, puis il avait compté vingt pas; il recommença le manège et se trouva en face dune maison ou plutôt dun mur derrière lequel sélevait une maison; au milieu de ce mur était une porte à auvent garnie de clous larges et de meurtrières. La maison était située rue Cloche-Percée, petite rue étroite qui commence à la rue Saint-Antoine et aboutit à la rue du Roi-de- Sicile. -- Par la sambleu! dit La Mole, cest bien là... jen jurerais... En étendant la main, comme je sortais, jai senti les clous de la porte, puis jai descendu deux degrés. Cet homme qui courait en criant: À laide! et quon a tué rue du Roi-de-Sicile, passait au moment où je mettais le pied sur le premier. Voyons. La Mole alla à la porte et frappa. La porte souvrit, et une espèce de concierge à moustaches vint ouvrir. -- _Was ist das?_ demanda le concierge. -- Ah! ah! fit La Mole, il me paraît que nous sommes Suisse. Mon ami, continua-t-il en prenant son air le plus charmant, je voudrais avoir mon épée, que jai laissée dans cette maison où jai passé la nuit. -- _Ich verstehe nicht_, répéta le concierge. -- Mon épée..., reprit La Mole. -- _Ich verstehe nicht_, répéta le concierge. -- ... que jai laissée... Mon épée, que jai laissée... -- _Ich verstehe nicht..._ _-- _... dans cette maison, où jai passé la nuit. -- _Gehe zum Teufel... _Et il lui referma la porte au nez. -- Mordieu! dit La Mole, si javais cette épée que je réclame, je la passerais bien volontiers à travers le corps de ce drôle-là. Mais je ne lai point, et ce sera pour un autre jour. Sur quoi La Mole continua son chemin jusquà la rue du Roi-de- Sicile, prit à droite, fit cinquante pas à peu près, prit à droite encore et se trouva rue Tizon, petite rue parallèle à la rue Cloche-Percée, et en tout point semblable. Il y eut plus: à peine eut-il fait trente pas, quil retrouva la petite porte à clous larges, à auvent et à meurtrières, les deux degrés et le mur. On eût dit que la rue Cloche-Percée sétait retournée pour le voir passer. La Mole réfléchit alors quil avait bien pu prendre sa droite pour sa gauche, et il alla frapper à cette porte pour y faire la même réclamation quil avait faite à lautre. Mais cette fois il eut beau frapper, on nouvrit même pas. La Mole fit et refit deux ou trois fois le même tour quil venait de faire, ce qui lamena à cette idée, toute naturelle, que la maison avait deux entrées, lune sur la rue ClochePercée et lautre sur la rue Tizon. Mais ce raisonnement, si logique quil fût, ne lui rendait pas son épée, et ne lui apprenait pas où était son ami. Il eut un instant lidée dacheter une autre épée et déventrer le misérable portier qui sobstinait à ne parler quallemand; mais il pensa que si ce portier était à Marguerite et que si Marguerite lavait choisi ainsi, cest quelle avait ses raisons pour cela, et quil lui serait peut-être désagréable den être privée. Or, La Mole, pour rien au monde, neût voulu faire une chose désagréable à Marguerite. De peur de céder à la tentation, il reprit donc vers les deux heures de laprès midi le chemin du Louvre. Comme son appartement nétait point occupé cette fois, il put rentrer chez lui. La chose était assez urgente relativement au pourpoint, qui, comme lui avait fait observer la reine, était considérablement détérioré. Il savança donc incontinent vers son lit pour substituer le beau pourpoint gris perle à celui-là. Mais, à son grand étonnement, la première chose quil aperçut près du pourpoint gris perle fut cette fameuse épée quil avait laissée rue Cloche-Percée. La Mole la prit, la tourna et la retourna: cétait bien elle. -- Ah! ah! fit-il, est-ce quil y aurait quelque magie là-dessous? Puis avec un soupir: Ah! si le pauvre Coconnas se pouvait retrouver comme mon épée! Deux ou trois heures après que La Mole avait cessé sa ronde circulaire autour de la petite maison double, la porte de la rue Tizon souvrit. Il était cinq heures du soir à peu près, et par conséquent nuit fermée. Une femme enveloppée dans un long manteau garni de fourrures, accompagnée dune suivante, sortit par cette porte que lui tenait ouverte une duègne dune quarantaine dannées, se glissa rapidement jusquà la rue du Roi-de-Sicile, frappa à une petite porte de la rue dArgenson qui souvrit devant elle, sortit par la grande porte du même hôtel qui donnait Vieille-rue-du-Temple, alla gagner une petite poterne de lhôtel de Guise, louvrit avec une clef quelle avait dans sa poche, et disparut. Une demi-heure après, un jeune homme, les yeux bandés, sortait par la même porte de la même petite maison, guidé par une femme qui le conduisait au coin de la rue Geoffroy-Lasnier et de la Mortellerie. Là, elle linvita à compter jusquà cinquante et à ôter son bandeau. Le jeune homme accomplit scrupuleusement la recommandation, et au chiffre convenu ôta le mouchoir qui lui couvrait les yeux. -- Mordi! sécria-t-il en regardant tout autour de lui; si je sais où je suis, je veux être pendu! Six heures! sécria-t-il en entendant sonner lhorloge de Notre-Dame. Et ce pauvre La Mole, que peut-il être devenu? Courons au Louvre, peut-être là en saura- t-on des nouvelles. Et ce disant, Coconnas descendit tout courant la rue de la Mortellerie et arriva aux portes du Louvre en moins de temps quil nen eût fallu à un cheval ordinaire; il bouscula et démolit sur son passage cette haie mobile de braves bourgeois qui se promenaient paisiblement autour des boutiques de la place Baudoyer, et entra dans le palais. Là il interrogea suisse et sentinelle. Le suisse croyait bien avoir vu entrer M. de La Mole le matin, mais il ne lavait pas vu sortir. La sentinelle nétait là que depuis une heure et demie et navait rien vu. Il monta tout courant à la chambre et en ouvrit la porte précipitamment; mais il ne trouva dans la chambre que le pourpoint de La Mole tout lacéré, ce qui redoubla encore ses inquiétudes. Alors il songea à La Hurière et courut chez le digne hôtelier de la Belle-Étoile. La Hurière avait vu La Mole; La Mole avait déjeuné chez La Hurière. Coconnas fut donc entièrement rassuré, et, comme il avait grand faim, il demanda à souper à son tour. Coconnas était dans les deux dispositions nécessaires pour bien souper: il avait lesprit rassuré et lestomac vide; il soupa donc si bien que son repas le conduisit jusquà huit heures. Alors, réconforté par deux bouteilles dun petit vin dAnjou quil aimait fort et quil venait de sabler avec une sensualité qui se trahissait par des clignements dyeux et des clappements de langue réitérés, il se remit à la recherche de La Mole, accompagnant cette nouvelle exploration à travers la foule de coups de pied et de coups de poing proportionnés à laccroissement damitié que lui avait inspiré le bien-être qui suit toujours un bon repas. Cela dura une heure; pendant une heure Coconnas parcourut toutes les rues avoisinant le quai de la Grève, le port au charbon, la rue Saint-Antoine et les rues Tizon et Cloche-Percée, où il pensait que son ami pouvait être revenu. Enfin, il comprit quil y avait un endroit par lequel il fallait quil passât, cétait le guichet du Louvre, et il résolut de laller attendre sous ce guichet jusquà sa rentrée. Il nétait plus quà cent pas du Louvre, et remettait sur ses jambes une femme dont il avait déjà renversé le mari, place Saint- Germain-lAuxerrois, lorsquà lhorizon il aperçut devant lui à la clarté douteuse dun grand fanal dressé près du pont-levis du Louvre, le manteau de velours cerise et la plume blanche de son ami qui, déjà pareil à une ombre, disparaissait sous le guichet en rendant le salut à la sentinelle. Le fameux manteau cerise avait fait tant deffet de par le monde quil ny avait pas à sy tromper. -- Eh mordi! sécria Coconnas; cest bien lui, cette fois, et le voilà qui rentre. Eh! eh! La Mole, eh! notre ami. Peste! jai pourtant une bonne voix. Comment se fait-il donc quil ne mait pas entendu? Mais par bonheur jai aussi bonnes jambes que bonne voix, et je vais le rejoindre. Dans cette espérance, Coconnas sélança de toute la vigueur de ses jarrets, arriva en un instant au Louvre; mais quelque diligence quil eût faite, au moment où il mettait le pied dans la cour, le manteau rouge, qui paraissait fort pressé aussi, disparaissait sous le vestibule. -- Ohé! La Mole! sécria Coconnas en reprenant sa course, attends- moi donc, cest moi, Coconnas! Que diable as-tu donc à courir ainsi? Est-ce que tu te sauves, par hasard? En effet, le manteau rouge, comme sil eût eu des ailes, escaladait le second étage plutôt quil ne le montait. -- Ah! tu ne veux pas mentendre! cria Coconnas. Ah! tu men veux! ah! tu es fâché! Eh bien, au diable, mordi! quant à moi, je nen puis plus. Cétait au bas de lescalier que Coconnas lançait cette apostrophe au fugitif, quil renonçait à suivre des jambes, mais quil continuait à suivre de loeil à travers la vis de lescalier et qui était arrivé à la hauteur de lappartement de Marguerite. Tout à coup une femme sortit de cet appartement et prit celui que poursuivait Coconnas par le bras. -- Oh! oh! fit Coconnas, cela ma tout lair dêtre la reine Marguerite. Il était attendu. Alors, cest autre chose, je comprends quil ne mait pas répondu. Et il se coucha sur la rampe, plongeant son regard par louverture de lescalier. Alors, après quelques paroles à voix basse, il vit le manteau cerise suivre la reine chez elle. -- Bon! bon! dit Coconnas, cest cela. Je ne me trompais point. Il y a des moments où la présence de notre meilleur ami nous est importune, et ce cher La Mole est dans un de ces moments-là. Et Coconnas, montant doucement les escaliers, sassit sur un banc de velours qui garnissait le palier même, en se disant: -- Soit, au lieu de le rejoindre, jattendrai... oui; mais, ajouta-t-il, jy pense, il est chez la reine de Navarre, de sorte que je pourrais bien attendre longtemps... Il fait froid, mordi! Allons, allons! jattendrai aussi bien dans ma chambre. Il faudra toujours bien quil y rentre, quand le diable y serait. Il achevait à peine ces paroles et commençait à mettre à exécution la résolution qui en était le résultat, lorsquun pas allègre et léger retentit au-dessus de sa tête, accompagné dune petite chanson si familière à son ami que Coconnas tendit aussitôt le cou vers le côté doù venait le bruit du pas et de la chanson. Cétait La Mole qui descendait de létage supérieur, celui où était située sa chambre, et qui, apercevant Coconnas, se mit à sauter quatre à quatre les escaliers qui le séparaient encore de lui, et, cette opération terminée, se jeta dans ses bras. -- Oh! mordi, cest toi! dit Coconnas. Et par où diable es-tu donc sorti? -- Eh! par la rue Cloche-Percée, pardieu! -- Non. Je ne dis pas de la maison là-bas... -- Et doù? -- De chez la reine. -- De chez la reine? -- De chez la reine de Navarre. -- Je ny suis pas entré. -- Allons donc! -- Mon cher Annibal, dit La Mole, tu déraisonnes. Je sors de ma chambre, où je tattends depuis deux heures. -- Tu sors de ta chambre? -- Oui. -- Ce nest pas toi que jai poursuivi sur la place du Louvre? -- Quand cela? -- À linstant même. -- Non. -- Ce nest pas toi qui as disparu sous le guichet il y a dix minutes? -- Non. -- Ce nest pas toi qui viens de monter cet escalier comme si tu étais poursuivi par une légion de diables? -- Non. -- Mordi! sécria Coconnas, le vin de la Belle-Étoile nest point assez méchant pour mavoir tourné à ce point la tête. Je te dis que je viens dapercevoir ton manteau cerise et ta plume blanche sous le guichet du Louvre, que jai poursuivi lun et lautre jusquau bas de cet escalier, et que ton manteau, ton plumeau, tout, jusquà ton bras qui fait le balancier, était attendu ici par une dame que je soupçonne fort dêtre la reine de Navarre, laquelle a entraîné le tout par cette porte qui, si je ne me trompe, est bien celle de la belle Marguerite. -- Mordieu! dit La Mole en pâlissant, y aurait-il déjà trahison? -- À la bonne heure! dit Coconnas. Jure tant que tu voudras, mais ne me dis plus que je me trompe. La Mole hésita un instant, serrant sa tête entre ses mains et retenu entre son respect et sa jalousie; mais sa jalousie lemporta, et il sélança vers la porte, à laquelle il commença à heurter de toutes ses forces, ce qui produisit un vacarme assez peu convenable, eu égard à la majesté du lieu où lon se trouvait. -- Nous allons nous faire arrêter, dit Coconnas; mais nimporte, cest bien drôle. Dis donc, La Mole, est-ce quil y aurait des revenants au Louvre? -- Je nen sais rien, dit le jeune homme, aussi pâle que la plume qui ombrageait son front; mais jai toujours désiré en voir, et comme loccasion sen présente, je ferai de mon mieux pour me trouver face à face avec celui-là. -- Je ne my oppose pas, dit Coconnas, seulement frappe un peu moins fort si tu ne veux pas leffaroucher. La Mole, si exaspéré quil fût, comprit la justesse de lobservation et continua de frapper, mais plus doucement. XXV Le manteau cerise Coconnas ne sétait point trompé. La dame qui avait arrêté le cavalier au manteau cerise était bien la reine de Navarre; quant au cavalier au manteau cerise, notre lecteur a déjà deviné, je présume, quil nétait autre que le brave de Mouy. En reconnaissant la reine de Navarre, le jeune huguenot comprit quil y avait quelque méprise: mais il nosa rien dire, dans la crainte quun cri de Marguerite ne le trahît. Il préféra donc se laisser amener jusque dans les appartements, quitte, une fois arrivé là, à dire à sa belle conductrice: -- Silence pour silence, madame. En effet, Marguerite avait serré doucement le bras de celui que, dans la demi-obscurité, elle avait pris pour La Mole, et, se penchant à son oreille, elle lui avait dit en latin: _Sola sum; introito, carissime. _ de Mouy, sans répondre, se laissa guider; mais à peine la porte se fut-elle refermée derrière lui et se trouva-t-il dans lantichambre, mieux éclairée que lescalier, que Marguerite reconnut que ce nétait point La Mole. Ce petit cri quavait redouté le prudent huguenot échappa en ce moment à Marguerite; heureusement il nétait plus à craindre. -- Monsieur de Mouy! dit-elle en reculant dun pas. -- Moi-même, madame, et je supplie Votre Majesté de me laisser libre de continuer mon chemin sans rien dire à personne de ma présence au Louvre. -- Oh! monsieur de Mouy, répéta Marguerite, je métais trompée! -- Oui, dit de Mouy, je comprends. Votre Majesté maura pris pour le roi de Navarre: cest la même taille, la même plume blanche, et beaucoup, qui voudraient me flatter sans doute, mont dit la même tournure. Marguerite regarda fixement de Mouy. -- Savez-vous le latin, monsieur de Mouy? demanda-t-elle. -- Je lai su autrefois, répondit le jeune homme; mais je lai oublié. Marguerite sourit. -- Monsieur de Mouy, dit-elle, vous pouvez être sûr de ma discrétion. Cependant, comme je crois savoir le nom de la personne que vous cherchez au Louvre, je vous offrirai mes services pour vous guider sûrement vers elle. -- Excusez-moi, madame, dit de Mouy, je crois que vous vous trompez, et quau contraire vous ignorez complètement... -- Comment! sécria Marguerite, ne cherchez-vous pas le roi de Navarre? -- Hélas! madame, dit de Mouy, jai le regret de vous prier davoir surtout à cacher ma présence au Louvre à Sa Majesté le roi votre époux. -- Écoutez, monsieur de Mouy, dit Marguerite surprise, je vous ai tenu jusquici pour un des plus fermes chefs du parti huguenot, pour un des plus fidèles partisans du roi mon mari; me suis-je donc trompée? -- Non, madame, car ce matin encore jétais tout ce que vous dites. -- Et pour quelle cause avez-vous changé depuis ce matin? -- Madame, dit de Mouy en sinclinant, veuillez me dispenser de répondre, et faites-moi la grâce dagréer mes hommages. Et de Mouy, dans une attitude respectueuse, mais ferme, fit quelques pas vers la porte par laquelle il était entré. Marguerite larrêta. -- Cependant, monsieur, dit-elle, si josais vous demander un mot dexplication; ma parole est bonne, ce me semble? -- Madame, répondit de Mouy, je dois me taire, et il faut que ce dernier devoir soit bien réel pour que je naie point encore répondu à Votre Majesté. -- Cependant, monsieur... -- Votre Majesté peut me perdre, madame, mais elle ne peut exiger que je trahisse mes nouveaux amis. -- Mais les anciens, monsieur, nont-ils pas aussi quelques droits sur vous? -- Ceux qui sont restés fidèles, oui; ceux qui non seulement nous ont abandonnés, mais encore se sont abandonnés eux-mêmes, non. Marguerite, pensive et inquiète, allait sans doute répondre par une nouvelle interrogation, quand soudain Gillonne sélança dans lappartement. -- Le roi de Navarre! cria-t-elle. -- Par où vient-il? -- Par le corridor secret. -- Faites sortir monsieur par lautre porte. -- Impossible, madame. Entendez-vous? -- On frappe? -- Oui, à la porte par laquelle vous voulez que je fasse sortir monsieur. -- Et qui frappe? -- Je ne sais. -- Allez voir, et me le revenez dire. -- Madame, dit de Mouy, oserais-je faire observer à Votre Majesté que si le roi de Navarre me voit à cette heure et sous ce costume au Louvre je suis perdu? Marguerite saisit de Mouy, et lentraînant vers le fameux cabinet: -- Entrez ici, monsieur, dit-elle; vous y êtes aussi bien caché et surtout aussi garanti que dans votre maison même, car vous y êtes sur la foi de ma parole. de Mouy sy élança précipitamment, et à peine la porte était-elle refermée derrière lui, que Henri parut. Cette fois, Marguerite navait aucun trouble à cacher; elle nétait que sombre, et lamour était à cent lieues de sa pensée. Quant à Henri, il entra avec cette minutieuse défiance qui, dans les moments les moins dangereux, lui faisait remarquer jusquaux plus petits détails; à plus forte raison Henri était-il profondément observateur dans les circonstances où il se trouvait. Aussi vit-il à linstant même le nuage qui obscurcissait le front de Marguerite. -- Vous étiez occupée, madame? dit-il. -- Moi, mais, oui, Sire, je rêvais. -- Et vous avez raison, madame; la rêverie vous sied. Moi aussi, je rêvais; mais tout au contraire de vous, qui recherchez la solitude, je suis descendu exprès pour vous faire part de mes rêves. Marguerite fit au roi un signe de bienvenue, et, lui montrant un fauteuil, elle sassit elle-même sur une chaise débène sculptée, fine et forte comme de lacier. Il se fit entre les deux époux un instant de silence; puis, rompant ce silence le premier: -- Je me suis rappelé, madame, dit Henri, que mes rêves sur lavenir avaient cela de commun avec les vôtres, que, séparés comme époux, nous désirions cependant lun et lautre unir notre fortune. -- Cest vrai, Sire. -- Je crois avoir compris aussi que, dans tous les plans que je pourrai faire délévation commune, vous mavez dit que je trouverais en vous, non seulement une fidèle, mais encore une active alliée. -- Oui, Sire, et je ne demande quune chose, cest quen vous mettant le plus vite possible à loeuvre, vous me donniez bientôt loccasion de my mettre aussi. -- Je suis heureux de vous trouver dans ces dispositions, madame, et je crois que vous navez pas douté un instant que je perdisse de vue le plan dont jai résolu lexécution, le jour même où, grâce à votre courageuse intervention, jai été à peu près sûr davoir la vie sauve. -- Monsieur, je crois quen vous linsouciance nest quun masque et jai foi non seulement dans les prédictions des astrologues, mais encore dans votre génie. -- Que diriez-vous donc, madame, si quelquun venait se jeter à la traverse de nos plans et nous menaçait de nous réduire, vous et moi, à un état médiocre? -- Je dirais que je suis prête à lutter avec vous, soit dans lombre, soit ouvertement, contre ce quelquun, quel quil fût. -- Madame, continua Henri, il vous est possible dentrer à toute heure, nest-ce pas, chez M. dAlençon, votre frère? vous avez sa confiance et il vous porte une vive amitié. Oserais-je vous prier de vous informer si dans ce moment même il nest pas en conférence secrète avec quelquun? Marguerite tressaillit. -- Avec qui, monsieur? demanda-t-elle. -- Avec de Mouy. -- Pourquoi cela? demanda Marguerite en réprimant son émotion. -- Parce que sil en est ainsi, madame, adieu tous nos projets, tous les miens du moins. -- Sire, parlez bas, dit Marguerite en faisant à la fois un signe des yeux et des lèvres, et en désignant du doigt le cabinet. -- Oh! oh! dit Henri; encore quelquun? En vérité, ce cabinet est si souvent habité quil rend votre chambre inhabitable. Marguerite sourit. -- Au moins est-ce toujours M. de La Mole? demanda Henri. -- Non, Sire, cest M. de Mouy. -- Lui? sécria Henri avec une surprise mêlée de joie; il nest donc pas chez le duc dAlençon, alors? oh! faites-le venir, que je lui parle... Marguerite courut au cabinet, louvrit, et prenant de Mouy par la main lamena sans préambule devant le roi de Navarre. -- Ah! madame, dit le jeune huguenot avec un accent de reproche plus triste quamer, vous me trahissez malgré votre promesse, cest mal. Que diriez vous si je me vengeais en disant... -- Vous ne vous vengerez pas, de Mouy, interrompit Henri en serrant la main du jeune homme, ou du moins vous mécouterez auparavant. Madame, continua Henri en sadressant à la reine, veillez, je vous prie, à ce que personne ne nous écoute. Henri achevait à peine ces mots, que Gillonne arriva tout effarée et dit à loreille de Marguerite quelques mots qui la firent bondir de son siège. Pendant quelle courait vers lantichambre avec Gillonne, Henri, sans sinquiéter de la cause qui lappelait hors de lappartement, visitait le lit, la ruelle, les tapisseries et sondait du doigt les murailles. Quant à M. de Mouy, effarouché de tous ces préambules, il sassurait préalablement que son épée ne tenait pas au fourreau. Marguerite, en sortant de sa chambre à coucher, sétait élancée dans lantichambre et sétait trouvée en face de La Mole, lequel, malgré toutes les prières de Gillonne, voulait à toute force entrer chez Marguerite. Coconnas se tenait derrière lui, prêt à le pousser en avant ou à soutenir la retraite. -- Ah! cest vous, monsieur de la Mole, sécria la reine; mais quavez-vous donc, et pourquoi êtes-vous aussi pâle et tremblant? -- Madame, dit Gillonne, M. de La Mole a frappé à la porte de telle sorte que, malgré les ordres de Votre Majesté, jai été forcée de lui ouvrir. -- Oh! oh! quest-ce donc que cela? dit sévèrement la reine; est- ce vrai ce quon me dit là, monsieur de la Mole? -- Madame, cest que je voulais prévenir Votre Majesté quun étranger, un inconnu, un voleur peut-être, sétait introduit chez elle avec mon manteau et mon chapeau. -- Vous êtes fou, monsieur, dit Marguerite, car je vois votre manteau sur vos épaules, et je crois, Dieu me pardonne, que je vois aussi votre chapeau sur votre tête lorsque vous parlez à une reine. -- Oh! pardon, madame, pardon! sécria La Mole en se découvrant vivement, ce nest cependant pas, Dieu men est témoin, le respect qui me manque. -- Non, cest la foi, nest-ce pas? dit la reine. -- Que voulez-vous! sécria La Mole; quand un homme est chez Votre Majesté, quand il sy introduit en prenant mon costume, et peut- être mon nom, qui sait?... -- Un homme! dit Marguerite en serrant doucement le bras du pauvre amoureux; un homme! ... Vous êtes modeste, monsieur de la Mole. Approchez votre tête de louverture de la tapisserie, et vous verrez deux hommes. Et Marguerite entrouvrit en effet la portière de velours brodé dor, et La Mole reconnut Henri causant avec lhomme au manteau rouge; Coconnas, curieux comme sil se fût agi de lui-même, regarda aussi, vit et reconnut de Mouy; tous deux demeurèrent stupéfaits. -- Maintenant que vous voilà rassuré, à ce que jespère du moins, dit Marguerite, placez-vous à la porte de mon appartement, et, sur votre vie, mon cher La Mole, ne laissez entrer personne. Sil approche quelquun du palier même, avertissez. La Mole, faible et obéissant comme un enfant, sortit en regardant Coconnas, qui le regardait aussi, et tous deux se trouvèrent dehors sans être bien revenus de leur ébahissement. -- de Mouy! sécria Coconnas. -- Henri! murmura La Mole. -- de Mouy avec ton manteau cerise, ta plume blanche et ton bras en balancier. -- Ah çà, mais... reprit La Mole, du moment quil ne sagit pas damour il sagit certainement de complot. -- Ah! mordi! nous voilà dans la politique, dit Coconnas en grommelant. Heureusement que je ne vois point dans tout cela madame de Nevers. Marguerite revint sasseoir près des deux interlocuteurs; sa disparition navait duré quune minute, et elle avait bien utilisé son temps. Gillonne, en vedette au passage secret, les deux gentilshommes en faction à lentrée principale, lui donnaient toute sécurité. -- Madame, dit Henri, croyez-vous quil soit possible, par un moyen quelconque, de nous écouter et de nous entendre? -- Monsieur, dit Marguerite, cette chambre est matelassée, et un double lambris me répond de son assourdissement. -- Je men rapporte à vous, répondit Henri en souriant. Puis se retournant vers de Mouy: -- Voyons, dit le roi à voix basse et comme si, malgré lassurance de Marguerite, ses craintes ne sétaient pas entièrement dissipées, que venez-vous faire ici? -- Ici? dit de Mouy. -- Oui, ici, dans cette chambre, répéta Henri. -- Il ny venait rien faire, dit Marguerite; cest moi qui ly ai attiré. -- Vous saviez donc?... -- Jai deviné tout. -- Vous voyez bien, de Mouy, quon peut deviner. -- Monsieur de Mouy, continua Marguerite, était ce matin avec le duc François dans la chambre de deux de ses gentilshommes. -- Vous voyez bien, de Mouy, répéta Henri, quon sait tout. -- Cest vrai, dit de Mouy. -- Jen étais sûr, dit Henri, que M. dAlençon sétait emparé de vous. -- Cest votre faute, Sire. Pourquoi avez-vous refusé si obstinément ce que je venais vous offrir? -- Vous avez refusé! sécria Marguerite. Ce refus que je pressentais était donc réel? -- Madame, dit Henri secouant la tête, et toi, mon brave de Mouy, en vérité vous me faites rire avec vos exclamations. Quoi! un homme entre chez moi, me parle de trône, de révolte, de bouleversement, à moi, à moi Henri, prince toléré pourvu que je porte le front humble, huguenot épargné à la condition que je jouerai le catholique, et jirais accepter quand ces propositions me sont faites dans une chambre non matelassée et sans double lambris! Ventre-saint-gris! vous êtes des enfants ou des fous! -- Mais, Sire, Votre Majesté ne pouvait-elle me laisser quelque espérance, sinon par ses paroles, du moins par un geste, par un signe? -- Que vous a dit mon beau-frère, de Mouy? demanda Henri. -- Oh! Sire, ceci nest point mon secret. -- Eh! mon Dieu, reprit Henri avec une certaine impatience davoir affaire à un homme qui comprenait si mal ses paroles, je ne vous demande pas quelles sont les propositions quil vous a faites, je vous demande seulement sil écoutait, sil a entendu. -- Il écoutait, Sire, et il a entendu. -- Il écoutait, et il a entendu! Vous le dites vous-même, de Mouy. Pauvre conspirateur que vous êtes! si javais dit un mot, vous étiez perdu. Car je ne savais point, je me doutais, du moins, quil était là, et, sinon lui, quelque autre, le duc dAnjou, Charles IX, la reine mère; vous ne connaissez pas les murs du Louvre, de Mouy; cest pour eux qua été fait le proverbe que les murs ont des oreilles; et connaissant ces murs-là jeusse parlé! Allons, allons, de Mouy, vous faites peu dhonneur au bon sens du roi de Navarre, et je métonne que, ne le mettant pas plus haut dans votre esprit, vous soyez venu lui offrir une couronne. -- Mais, Sire, reprit encore de Mouy, ne pouviez-vous, tout en refusant cette couronne, me faire un signe? Je naurais pas cru tout désespéré, tout perdu. -- Eh ventre-saint-gris! sécria Henri, sil écoutait, ne pouvait- il pas aussi bien voir, et nest-on pas perdu par un signe comme par une parole? Tenez, de Mouy, continua le roi en regardant autour de lui, à cette heure, si près de vous que mes paroles ne franchissent pas le cercle de nos trois chaises, je crains encore dêtre entendu quand je dis: de Mouy, répète-moi tes propositions. -- Mais, Sire, sécria de Mouy au désespoir, maintenant je suis engagé avec M. dAlençon. Marguerite frappa lune contre lautre et avec dépit ses deux belles mains. -- Alors, il est donc trop tard? dit-elle. -- Au contraire, murmura Henri, comprenez donc quen cela même la protection de Dieu est visible. Reste engagé, de Mouy, car ce duc François cest notre salut à tous. Crois-tu donc que le roi de Navarre garantirait vos têtes? Au contraire, malheureux! Je vous fais tuer tous jusquau dernier, et cela sur le moindre soupçon. Mais un fils de France, cest autre chose; aie des preuves, de Mouy, demande des garanties; mais, niais que tu es, tu te seras engagé de coeur, et une parole taura suffi. -- Oh! Sire! cest le désespoir de votre abandon, croyez-le bien, qui ma jeté dans les bras du duc; cest aussi la crainte dêtre trahi, car il tenait notre secret. -- Tiens donc le sien à ton tour, de Mouy, cela dépend de toi. Que désire-t-il? Être roi de Navarre? promets-lui la couronne. Que veut-il? Quitter la cour? fournis-lui les moyens de fuir, travaille pour lui, de Mouy, comme si tu travaillais pour moi, dirige le bouclier pour quil pare tous les coups quon nous portera. Quand il faudra fuir, nous fuirons à deux; quand il faudra combattre et régner, je régnerai seul. -- Défiez-vous du duc, dit Marguerite, cest un esprit sombre et pénétrant, sans haine comme sans amitié, toujours prêt à traiter ses amis en ennemis et ses ennemis en amis. -- Et, dit Henri, il vous attend, de Mouy? -- Oui, Sire. -- Où cela? -- Dans la chambre de ses deux gentilshommes. -- À quelle heure? -- Jusquà minuit. -- Pas encore onze heures, dit Henri; il ny a point de temps perdu, allez, de Mouy. -- Nous avons votre parole, monsieur? dit Marguerite. -- Allons donc! madame, dit Henri avec cette confiance quil savait si bien montrer avec certaines personnes et dans certaines occasions, avec M. de Mouy ces choses-là ne se demandent même point. -- Vous avez raison, Sire, répondit le jeune homme; mais moi jai besoin de la vôtre, car il faut que je dise aux chefs que je lai reçue. Vous nêtes point catholique, nest-ce pas? Henri haussa les épaules. -- Vous ne renoncez pas à la royauté de Navarre? -- Je ne renonce à aucune royauté, de Mouy; seulement, je me réserve de choisir la meilleure, cest-à-dire celle qui sera le plus à ma convenance et à la vôtre. -- Et si, en attendant, Votre Majesté était arrêtée, Votre Majesté promet-elle de ne rien révéler, au cas même où lon violerait par la torture la majesté royale? -- de Mouy, je le jure sur Dieu. -- Un mot, Sire: comment vous reverrai-je? -- Vous aurez, dès demain, une clef de ma chambre; vous y entrerez, de Mouy, autant de fois quil sera nécessaire aux heures que vous voudrez. Ce sera au duc dAlençon de répondre de votre présence au Louvre. En attendant, remontez par le petit escalier, je vous servirai de guide. Pendant ce temps-là la reine fera entrer ici le manteau rouge, pareil au vôtre, qui était tout à lheure dans lantichambre. Il ne faut pas quon fasse une différence entre les deux et quon sache que vous êtes double, nest-ce pas, de Mouy? nest-ce pas madame? Henri prononça ces derniers mots en riant et en regardant Marguerite. -- Oui, dit-elle sans sémouvoir; car enfin, ce M. de La Mole est au duc mon frère. -- Eh bien, tâchez de nous le gagner, madame, dit Henri avec un sérieux parfait. Népargnez ni lor ni les promesses. Je mets tous mes trésors à sa disposition. -- Alors, dit Marguerite avec un de ces sourires qui nappartiennent quaux femmes de Boccace, puisque tel est votre désir, je ferai de mon mieux pour le seconder. -- Bien, bien, madame; et vous, de Mouy? retournez vers le duc et enferrez-le. XXVI Margarita Pendant la conversation que nous venons de rapporter, La Mole et Coconnas montaient leur faction; La Mole un peu chagrin, Coconnas un peu inquiet. Cest que La Mole avait eu le temps de réfléchir et que Coconnas ly avait merveilleusement aidé. -- Que penses-tu de tout cela, notre ami? avait demandé La Mole à Coconnas. -- Je pense, avait répondu le Piémontais, quil y a dans tout cela quelque intrigue de cour. -- Et, le cas échéant, es-tu disposé à jouer un rôle dans cette intrigue? -- Mon cher, répondit Coconnas, écoute bien ce que je te vais dire et tâche den faire ton profit. Dans toutes ces menées princières, dans toutes ces machinations royales, nous ne pouvons et surtout nous ne devons passer que comme des ombres: où le roi de Navarre laissera un morceau de sa plume et le duc dAlençon un pan de son manteau, nous laisserons notre vie, nous. La reine a un caprice pour toi, et toi une fantaisie pour elle, rien de mieux. Perds la tête en amour, mon cher, mais ne la perds pas en politique. Cétait un sage conseil. Aussi fut-il écouté par La Mole avec la tristesse dun homme qui sent que, placé entre la raison et la folie, cest la folie quil va suivre. -- Je nai point une fantaisie pour la reine, Annibal, je laime; et, malheureusement ou heureusement, je laime de toute mon âme. Cest de la folie, me diras-tu, je ladmets, je suis fou. Mais toi qui es un sage, Coconnas, tu ne dois pas souffrir de mes sottises et de mon infortune. Va-ten retrouver notre maître et ne te compromets pas. Coconnas réfléchit un instant, puis relevant la tête: -- Mon cher, répondit-il, tout ce que tu dis là est parfaitement juste; tu es amoureux, agis en amoureux. Moi je suis ambitieux, et je pense, en cette qualité, que la vie vaut mieux quun baiser de femme. Quand je risquerai ma vie, je ferai mes conditions. Toi, de ton côté, pauvre Médor, tâche de faire les tiennes. Et sur ce, Coconnas tendit la main à La Mole, et partit après avoir échangé avec son compagnon un dernier regard et un dernier sourire. Il y avait dix minutes à peu près quil avait quitté son poste lorsque la porte souvrit et que Marguerite, paraissant avec précaution, vint prendre La Mole par la main, et, sans dire une seule parole, lattira du corridor au plus profond de son appartement, fermant elle-même les portes avec un soin qui indiquait limportance de la conférence qui allait avoir lieu. Arrivée dans la chambre, elle sarrêta, sassit sur sa chaise débène, et attirant La Mole à elle en enfermant ses deux mains dans les siennes: -- Maintenant que nous sommes seuls, lui dit-elle, causons sérieusement, mon grand ami. -- Sérieusement, madame? dit La Mole. -- Ou amoureusement, voyons! cela vous va-t-il mieux? il peut y avoir des choses sérieuses dans lamour, et surtout dans lamour dune reine. -- Causons... alors de ces choses sérieuses, mais à la condition que Votre Majesté ne se fâchera pas des choses folles que je vais lui dire. -- Je ne me fâcherai que dune chose, La Mole, cest si vous mappelez madame ou Majesté. Pour vous, très cher, je suis seulement Marguerite. -- Oui, Marguerite! oui, Margarita! oui! ma perle! dit le jeune homme en dévorant la reine de son regard. -- Bien comme cela, dit Marguerite; ainsi vous êtes jaloux, mon beau gentilhomme? -- Oh! à en perdre la raison. -- Encore! ... -- À en devenir fou, Marguerite. -- Et jaloux de qui? voyons. -- De tout le monde. -- Mais enfin? -- Du roi dabord. -- Je croyais quaprès ce que vous aviez vu et entendu, vous pouviez être tranquille de ce côté-là. -- De ce M. de Mouy que jai vu ce matin pour la première fois, et que je trouve ce soir si avant dans votre intimité. -- De M. de Mouy? -- Oui. -- Et qui vous donne ces soupçons sur M. de Mouy? -- Écoutez... je lai reconnu à sa taille, à la couleur de ses cheveux, à un sentiment naturel de haine; cest lui qui ce matin était chez M. dAlençon. -- Eh bien, quel rapport cela a-t-il avec moi? -- M. dAlençon est votre frère; on dit que vous laimez beaucoup; vous lui aurez conté une vague pensée de votre coeur; et lui, selon lhabitude de la cour, il aura favorisé votre désir en introduisant près de vous M. de Mouy. Maintenant, comment ai-je été assez heureux pour que le roi se trouvât là en même temps que lui? cest ce que je ne puis savoir; mais en tout cas, madame, soyez franche avec moi; à défaut dun autre sentiment, un amour comme le mien a bien le droit dexiger la franchise en retour. Voyez, je me prosterne à vos pieds. Si ce que vous avez éprouvé pour moi nest que le caprice dun moment, je vous rends votre foi, votre promesse, votre amour, je rends à M. dAlençon ses bonnes grâces et ma charge de gentilhomme, et je vais me faire tuer au siège de La Rochelle, si toutefois lamour ne ma pas tué avant que je puisse arriver jusque-là. Marguerite écouta en souriant ces paroles pleines de charme, et suivit des yeux cette action pleine de grâces; puis, penchant sa belle tête rêveuse sur sa main brûlante: -- Vous maimez? dit-elle. -- Oh! madame! plus que ma vie, plus que mon salut, plus que tout; mais vous, vous... vous ne maimez pas. -- Pauvre fou! murmura-t-elle. -- Eh! oui, madame, sécria La Mole toujours à ses pieds, je vous ai dit que je létais. -- La première affaire de votre vie est donc votre amour, cher La Mole! -- Cest la seule, madame, cest lunique. -- Eh bien, soit; je ne ferai de tout le reste quun accessoire de cet amour. Vous maimez, vous voulez demeurer près de moi? -- Ma seule prière à Dieu est quil ne méloigne jamais de vous. -- Eh bien, vous ne me quitterez pas; jai besoin de vous, La Mole. -- Vous avez besoin de moi? le soleil a besoin du ver luisant? -- Si je vous dis que je vous aime, me serez-vous entièrement dévoué? -- Eh! ne le suis-je point déjà, madame, et tout entier? -- Oui; mais vous doutez encore, Dieu me pardonne! -- Oh! jai tort, je suis ingrat, ou plutôt, comme je vous lai dit et comme vous lavez répété, je suis un fou. Mais pourquoi M. de Mouy était-il chez vous ce soir? pourquoi lai-je vu ce matin chez M. le duc dAlençon? pourquoi ce manteau cerise, cette plume blanche, cette affectation dimiter ma tournure?... Ah! madame, ce nest pas vous que je soupçonne, cest votre frère. -- Malheureux! dit Marguerite, malheureux qui croit que le duc François pousse la complaisance jusquà introduire un soupirant chez sa soeur! Insensé qui se dit jaloux et qui na pas deviné! Savez-vous, La Mole, que le duc dAlençon demain vous tuerait de sa propre épée sil savait que vous êtes là, ce soir, à mes genoux, et quau lieu de vous chasser de cette place, je vous dis: Restez là comme vous êtes, La Mole; car je vous aime, mon beau gentilhomme, entendez-vous? je vous aime! Eh bien, oui, je vous le répète, il vous tuerait! -- Grand Dieu! sécria La Mole en se renversant en arrière et en regardant Marguerite avec effroi, serait-il possible? -- Tout est possible, ami, en notre temps et dans cette cour. Maintenant, un seul mot: ce nétait pas pour moi que M. de Mouy, revêtu de votre manteau, le visage caché sous votre feutre, venait au Louvre. Cétait pour M. dAlençon. Mais moi, je lai amené ici, croyant que cétait vous. Il tient notre secret, La Mole, il faut donc le ménager. -- Jaime mieux le tuer, dit La Mole, cest plus court et cest plus sûr. -- Et moi, mon brave gentilhomme, dit la reine, jaime mieux quil vive et que vous sachiez tout, car sa vie nous est non seulement utile, mais nécessaire. Écoutez et pesez bien vos paroles avant de me répondre: maimez-vous assez, La Mole, pour vous réjouir si je devenais véritablement reine, cest-à-dire maîtresse dun véritable royaume? -- Hélas! madame, je vous aime assez pour désirer ce que vous désirez, ce désir dût-il faire le malheur de toute ma vie! -- Eh bien, voulez-vous maider à réaliser ce désir, qui vous rendra plus heureux encore? -- Oh! je vous perdrai, madame! sécria La Mole en cachant sa tête dans ses mains. -- Non pas, au contraire; au lieu dêtre le premier de mes serviteurs, vous deviendrez le premier de mes sujets. Voilà tout. -- Oh! pas dintérêt... pas dambition, madame... Ne souillez pas vous-même le sentiment que jai pour vous... du dévouement, rien que du dévouement! -- Noble nature! dit Marguerite. Eh bien, oui, je laccepte, ton dévouement, et je saurai le reconnaître. Et elle lui tendit ses deux mains que La Mole couvrit de baisers. -- Eh bien? dit-elle. -- Eh bien, oui! répondit La Mole. Oui, Marguerite, je commence à comprendre ce vague projet dont on parlait déjà chez nous autres huguenots avant la Saint-Barthélemy; ce projet pour lexécution duquel, comme tant dautres plus dignes que moi, javais été mandé à Paris. Cette royauté réelle de Navarre qui devait remplacer une royauté fictive, vous la convoitez; le roi Henri vous y pousse. de Mouy conspire avec vous, nest-ce pas? Mais le duc dAlençon, que fait-il dans toute cette affaire? où y a-t-il un trône pour lui dans tout cela? Je nen vois point. Or, le duc dAlençon est-il assez votre... ami pour vous aider dans tout cela, et sans rien exiger en échange du danger quil court? -- Le duc, ami, conspire pour son compte. Laissons-le ségarer: sa vie nous répond de la nôtre. -- Mais moi, moi qui suis à lui, puis-je le trahir? -- Le trahir! et en quoi le trahirez-vous? Que vous a-t-il confié? Nest-ce pas lui qui vous a trahi en donnant à de Mouy votre manteau et votre chapeau comme un moyen de pénétrer jusquà lui? Vous êtes à lui, dites-vous! Nétiez-vous pas à moi, mon gentilhomme, avant dêtre à lui? Vous a-t-il donné une plus grande preuve damitié que la preuve damour que vous tenez de moi? La Mole se releva pâle et comme foudroyé. -- Oh! murmura-t-il, Coconnas me le disait bien. Lintrigue menveloppe dans ses replis. Elle métouffera. -- Eh bien? demanda Marguerite. -- Eh bien, dit La Mole, voici ma réponse: on prétend, et je lai entendu dire à lautre extrémité de la France, où votre nom si illustre, votre réputation de beauté si universelle métaient venus, comme un vague désir de linconnu, effleurer le coeur; on prétend que vous avez aimé quelquefois, et que votre amour a toujours été fatal aux objets de votre amour, si bien que la mort, jalouse sans doute, vous a presque toujours enlevé vos amants. -- La Mole! ... -- Ne minterrompez pas, ô ma Margarita chérie, car on ajoute aussi que vous conservez dans des boîtes dor les coeurs de ces fidèles amis, et que parfois vous donnez à ces tristes restes un souvenir mélancolique, un regard pieux. Vous soupirez, ma reine, vos yeux se voilent; cest vrai. Eh bien, faites de moi le plus aimé et le plus heureux de vos favoris. Des autres vous avez percé le coeur, et vous gardez ce coeur; de moi, vous faites plus, vous exposez ma tête... Eh bien, Marguerite, jurez-moi devant limage de ce Dieu qui ma sauvé la vie ici même, jurez-moi que si je meurs pour vous, comme un sombre pressentiment me lannonce, jurez-moi que vous garderez, pour y appuyer quelquefois vos lèvres, cette tête que le bourreau aura séparée de mon corps; jurez, Marguerite, et la promesse dune telle récompense, faite par ma reine, me rendra muet, traître et lâche au besoin, cest-à- dire tout dévoué, comme doit lêtre votre amant et votre complice. -- Ô lugubre folie, ma chère âme! dit Marguerite; ô fatale pensée, mon doux amour! -- Jurez... -- Que je jure? -- Oui, sur ce coffret dargent que surmonte une croix. Jurez. -- Eh bien, dit Marguerite, si, ce quà Dieu ne plaise! tes sombres pressentiments se réalisaient, mon beau gentilhomme, sur cette croix, je te le jure, tu seras près de moi, vivant ou mort, tant que je vivrai moi-même; et si je ne puis te sauver dans le péril où tu te jettes pour moi, pour moi seule, je le sais, je donnerai du moins à ta pauvre âme la consolation que tu demandes et que tu auras si bien méritée. -- Un mot encore, Marguerite. Je puis mourir maintenant, me voilà rassuré sur ma mort; mais aussi je puis vivre, nous pouvons réussir: le roi de Navarre peut être roi, vous pouvez être reine, alors le roi vous emmènera; ce voeu de séparation fait entre vous se rompra un jour et amènera la nôtre. Allons, Marguerite, chère Marguerite bien-aimée, dun mot vous mavez rassuré sur ma mort, dun mot maintenant rassurez-moi sur ma vie. -- Oh! ne crains rien, je suis à toi corps et âme, sécria Marguerite en étendant de nouveau la main sur la croix du petit coffre: si je pars, tu me suivras; et si le roi refuse de temmener, cest moi alors qui ne partirai pas. -- Mais vous noserez résister! -- Mon Hyacinthe bien-aimé, dit Marguerite, tu ne connais pas Henri; Henri ne songe en ce moment quà une chose, cest à être roi; et à ce désir il sacrifierait en ce moment tout ce quil possède, et à plus forte raison ce quil ne possède pas. Adieu. -- Madame, dit en souriant La Mole, vous me renvoyez? -- Il est tard, dit Marguerite. -- Sans doute; mais où voulez-vous que jaille? M. de Mouy est dans ma chambre avec M. le duc dAlençon. -- Ah! cest juste, dit Marguerite avec un admirable sourire. Dailleurs, jai encore beaucoup de choses à vous dire à propos de cette conspiration. À dater de cette nuit, La Mole ne fut plus un favori vulgaire, et il put porter haut la tête à laquelle, vivante ou morte, était réservé un si doux avenir. Cependant, parfois, son front pesant sinclinait vers la terre, sa joue pâlissait, et laustère méditation creusait son sillon entre les sourcils du jeune homme, si gai autrefois, si heureux maintenant! XXVII La main de Dieu Henri avait dit à madame de Sauve en la quittant: -- Mettez-vous au lit, Charlotte. Feignez dêtre gravement malade, et sous aucun prétexte demain de toute la journée ne recevez personne. Charlotte obéit sans se rendre compte du motif quavait le roi de lui faire cette recommandation. Mais elle commençait à shabituer à ses excentricités, comme on dirait de nos jours, et à ses fantaisies, comme on disait alors. Dailleurs elle savait que Henri renfermait dans son coeur des secrets quil ne disait à personne, dans sa pensée des projets quil craignait de révéler même dans ses rêves; de sorte quelle se faisait obéissante à toutes ses volontés, certaine que ses idées les plus étranges avaient un but. Le soir même elle se plaignit donc à Dariole dune grande lourdeur de tête accompagnée déblouissements. Cétaient les symptômes que Henri lui avait recommandé daccuser. Le lendemain elle feignit de se vouloir lever, mais à peine eut- elle posé un pied sur le parquet quelle se plaignit dune faiblesse générale et quelle se recoucha. Cette indisposition, que Henri avait déjà annoncée au duc dAlençon, fut la première nouvelle que lon apprit à Catherine lorsquelle demanda dun air tranquille pourquoi la Sauve ne paraissait pas comme dhabitude à son lever. -- Malade! répondit madame de Lorraine qui se trouvait là. -- Malade! répéta Catherine sans quun muscle de son visage dénonçât lintérêt quelle prenait à sa réponse. Quelque fatigue de paresseuse. -- Non pas, madame, reprit la princesse. Elle se plaint dun violent mal de tête et dune faiblesse qui lempêche de marcher. Catherine ne répondit rien; mais pour cacher sa joie, sans doute, elle se retourna vers la fenêtre, et voyant Henri qui traversait la cour à la suite de son entretien avec de Mouy, elle se leva pour mieux le regarder, et, poussée par cette conscience qui bouillonne toujours, quoique invisiblement, au fond des coeurs les plus endurcis au crime: -- Ne semblerait-il pas, demanda-t-elle à son capitaine des gardes, que mon fils Henri est plus pâle ce matin que dhabitude? Il nen était rien; Henri était fort inquiet desprit, mais fort sain de corps. Peu à peu les personnes qui assistaient dhabitude au lever de la reine se retirèrent; trois ou quatre restaient, plus familières que les autres; Catherine impatiente les congédia en disant quelle voulait rester seule. Lorsque le dernier courtisan fut sorti, Catherine ferma la porte derrière lui, et allant à une armoire secrète cachée dans lun des panneaux de sa chambre, elle en fit glisser la porte dans une rainure de la boiserie et en tira un livre dont les feuillets froissés annonçaient les fréquents services. Elle posa le livre sur une table, louvrit à laide dun signet, appuya son coude sur la table et la tête sur sa main. -- Cest bien cela, murmura-t-elle tout en lisant; mal de tête, faiblesse générale, douleurs dyeux, enflure du palais. On na encore parlé que des maux de tête et de la faiblesse... les autres symptômes ne se feront pas attendre. Elle continua: -- Puis linflammation gagne la gorge, sétend à lestomac, enveloppe le coeur comme dun cercle de feu et fait éclater le cerveau comme un coup de foudre. Elle relut tout bas; puis elle continua encore, mais à demi-voix: -- Pour la fièvre six heures, pour linflammation générale douze heures, pour la gangrène douze heures, pour lagonie six heures; en tout trente-six heures. » Maintenant, supposons que labsorption soit plus lente que linglutition, et au lieu de trente-six heures nous en aurons quarante, quarante-huit même; oui, quarante-huit heures doivent suffire. Mais lui, lui Henri, comment est-il encore debout? Parce quil est homme, parce quil est dun tempérament robuste, parce que peut-être il aura bu après lavoir embrassée, et se sera essuyé les lèvres après avoir bu. Catherine attendit lheure du dîner avec impatience. Henri dînait tous les jours à la table du roi. Il vint, il se plaignit à son tour délancements au cerveau, ne mangea point, et se retira aussitôt après le repas, en disant quayant veillé une partie de la nuit passée, il éprouvait un pressant besoin de dormir. Catherine écouta séloigner le pas chancelant de Henri et le fit suivre. On lui rapporta que le roi de Navarre avait pris le chemin de la chambre de madame de Sauve. -- Henri, se dit-elle, va achever auprès delle ce soir loeuvre dune mort quun hasard malheureux a peut-être laissée incomplète. Le roi de Navarre était en effet allé chez madame de Sauve, mais cétait pour lui dire de continuer à jouer son rôle. Le lendemain, Henri ne sortit point de sa chambre pendant toute la matinée, et il ne parut point au dîner du roi. Madame de Sauve, disait-on, allait de plus mal en plus mal, et le bruit de la maladie de Henri, répandu par Catherine elle-même, courait comme un de ces pressentiments dont personne nexplique la cause, mais qui passent dans lair. Catherine sapplaudissait: dès la veille au matin elle avait éloigné Ambroise Paré pour aller porter des secours à un de ses valets de chambre favoris, malade à Saint-Germain. Il fallait alors que ce fût un homme à elle que lon appelât chez madame de Sauve et chez Henri; et cet homme ne dirait que ce quelle voudrait quil dît. Si, contre toute attente, quelque autre docteur se trouvait mêlé là-dedans, et si quelque déclaration de poison venait épouvanter cette cour où avaient déjà retenti tant de déclarations pareilles, elle comptait fort sur le bruit que faisait la jalousie de Marguerite à lendroit des amours de son mari. On se rappelle quà tout hasard elle avait fort parlé de cette jalousie qui avait éclaté en plusieurs circonstances, et entre autres à la promenade de laubépine, où elle avait dit à sa fille en présence de plusieurs personnes: -- Vous êtes donc bien jalouse, Marguerite? Elle attendait donc avec un visage composé le moment où la porte souvrirait, et où quelque serviteur tout pâle et tout effaré entrerait en criant: -- Majesté, le roi de Navarre se meurt et madame de Sauve est morte! Quatre heures du soir sonnèrent. Catherine achevait son goûter dans la volière où elle émiettait des biscuits à quelques oiseaux rares quelle nourrissait de sa propre main. Quoique son visage, comme toujours, fût calme et même morne, son coeur battait violemment au moindre bruit. La porte souvrit tout à coup. -- Madame, dit le capitaine des gardes, le roi de Navarre est... -- Malade? interrompit vivement Catherine. -- Non, madame, Dieu merci! et Sa Majesté semble se porter à merveille. -- Que dites-vous donc alors? -- Que le roi de Navarre est là. -- Que me veut-il? -- Il apporte à Votre Majesté un petit singe de lespèce la plus rare. En ce moment Henri entra tenant une corbeille à la main et caressant un ouistiti couché dans cette corbeille. Henri souriait en entrant et paraissait tout entier au charmant petit animal quil apportait; mais, si préoccupé quil parût, il nen perdit point cependant ce premier coup doeil qui lui suffisait dans les circonstances difficiles. Quant à Catherine, elle était fort pâle, dune pâleur qui croissait au fur et à mesure quelle voyait sur les joues du jeune homme qui sapprochait delle circuler le vermillon de la santé. La reine mère fut étourdie à ce coup. Elle accepta machinalement le présent de Henri, se troubla, lui fit compliment sur sa bonne mine, et ajouta: -- Je suis dautant plus aise de vous voir si bien portant, mon fils, que javais entendu dire que vous étiez malade et que, si je me le rappelle bien, vous vous êtes plaint en ma présence dune indisposition; mais je comprends maintenant, ajouta-t-elle en essayant de sourire, cétait quelque prétexte pour vous rendre libre. -- Jai été fort malade, en effet, madame, répondit Henri; mais un spécifique usité dans nos montagnes, et qui me vient de ma mère, a guéri cette indisposition. -- Ah! vous mapprendrez la recette, nest-ce pas, Henri? dit Catherine en souriant cette fois véritablement, mais avec une ironie quelle ne put déguiser. «Quelque contrepoison, murmura-t-elle; nous aviserons à cela, ou plutôt non. Voyant madame de Sauve malade, il se sera défié. En vérité, cest à croire que la main de Dieu est étendue sur cet homme.» Catherine attendit impatiemment la nuit, madame de Sauve ne parut point. Au jeu, elle en demanda des nouvelles; on lui répondit quelle était de plus en plus souffrante. Toute la soirée elle fut inquiète, et lon se demandait avec anxiété quelles étaient les pensées qui pouvaient agiter ce visage dordinaire si immobile. Tout le monde se retira. Catherine se fit coucher et déshabiller par ses femmes; puis, quand tout le monde fut couché dans le Louvre, elle se releva, passa une longue robe de chambre noire, prit une lampe, choisit parmi toutes ses clefs celle qui ouvrait la porte de madame de Sauve, et monta chez sa dame dhonneur. Henri avait-il prévu cette visite, était-il occupé chez lui, était-il caché quelque part? toujours est-il que la jeune femme était seule. Catherine ouvrit la porte avec précaution, traversa lantichambre, entra dans le salon, déposa sa lampe sur un meuble, car une veilleuse brûlait près de la malade, et, comme une ombre, elle se glissa dans la chambre à coucher. Dariole, étendue dans un grand fauteuil, dormait près du lit de sa maîtresse. Ce lit était entièrement fermé par les rideaux. La respiration de la jeune femme était si légère, quun instant Catherine crut quelle ne respirait plus. Enfin elle entendit un léger souffle, et, avec une joie maligne, elle vint lever le rideau, afin de constater par elle-même leffet du terrible poison, tressaillant davance à laspect de cette livide pâleur ou de cette dévorante pourpre dune fièvre mortelle quelle espérait; mais, au lieu de tout cela, calme, les yeux doucement clos par leurs blanches paupières, la bouche rose et entrouverte, sa joue moite doucement appuyée sur un de ses bras gracieusement arrondi, tandis que lautre, frais et nacré, sallongeait sur le damas cramoisi qui lui servait de couverture, la belle jeune femme dormait presque rieuse encore; car sans doute quelque songe charmant faisait éclore sur ses lèvres le sourire, et sur sa joue ce coloris dun bien-être que rien ne trouble. Catherine ne put sempêcher de pousser un cri de surprise qui réveilla pour un instant Dariole. La reine mère se jeta derrière les rideaux du lit. Dariole ouvrit les yeux; mais, accablée de sommeil, sans même chercher dans son esprit engourdi la cause de son réveil, la jeune fille laissa retomber sa lourde paupière et se rendormit. Catherine alors sortit de dessous son rideau, et, tournant son regard vers les autres points de lappartement, elle vit sur une petite table un flacon de vin dEspagne, des fruits, des pâtes sucrées et deux verres. Henri avait dû venir souper chez la baronne, qui visiblement se portait aussi bien que lui. Aussitôt Catherine, marchant à sa toilette, y prit la petite boîte dargent au tiers vide. Cétait exactement la même ou tout au moins la pareille de celle quelle avait fait remettre à Charlotte. Elle en enleva une parcelle de la grosseur dune perle sur le bout dune aiguille dor, rentra chez elle, la présenta au petit singe que lui avait donné Henri le soir même. Lanimal, affriandé par lodeur aromatique, la dévora avidement, et, sarrondissant dans sa corbeille, se rendormit. Catherine attendit un quart dheure. -- Avec la moitié de ce quil vient de manger là, dit Catherine, mon chien Brutus est mort enflé en une minute. On ma jouée. Est- ce René? René! cest impossible. Alors cest donc Henri! ô fatalité! Cest clair: puisquil doit régner, il ne peut pas mourir. » Mais peut-être ny a-t-il que le poison qui soit impuissant, nous verrons bien en essayant du fer. Et Catherine se coucha en tordant dans son esprit une nouvelle pensée qui se trouva sans doute complète le lendemain; car, le lendemain, elle appela son capitaine des gardes, lui remit une lettre, lui ordonna de la porter à son adresse, et de ne la soumettre quaux propres mains de celui à qui elle était adressée. Elle était adressée au sire de Louviers de Maurevel, capitaine des pétardiers du roi, rue de la Cerisaie, près de lArsenal. XXVIII La lettre de Rome Quelques jours sétaient écoulés depuis les événements que nous venons de raconter, lorsquun matin une litière escortée de plusieurs gentilshommes aux couleurs de M. de Guise entra au Louvre, et que lon vint annoncer à la reine de Navarre que madame la Duchesse de Nevers sollicitait lhonneur de lui faire sa cour. Marguerite recevait la visite de madame de Sauve. Cétait la première fois que la belle baronne sortait depuis sa prétendue maladie. Elle avait su que la reine avait manifesté à son mari une grande inquiétude de cette indisposition, qui avait été pendant près dune semaine le bruit de la cour, et elle venait la remercier. Marguerite la félicitait sur sa convalescence et sur le bonheur quelle avait eu déchapper à laccès subit de ce mal étrange dont, en sa qualité de fille de France, elle ne pouvait manquer dapprécier toute la gravité. -- Vous viendrez, jespère, à cette grande chasse déjà remise une fois, demanda Marguerite, et qui doit avoir lieu définitivement demain. Le temps est doux pour un temps dhiver. Le soleil a rendu la terre plus molle, et tous nos chasseurs prétendent que ce sera un jour des plus favorables. -- Mais, madame, dit la baronne, je ne sais si je serai assez bien remise. -- Bah! reprit Marguerite, vous ferez un effort; puis, comme je suis une guerrière, moi, jai autorisé le roi à disposer dun petit cheval de Béarn que je devais monter et qui vous portera à merveille. Nen avez-vous point encore entendu parler? -- Si fait, madame, mais jignorais que ce petit cheval eût été destiné à lhonneur dêtre offert à Votre Majesté: sans cela je ne leusse point accepté. -- Par orgueil, baronne? -- Non, madame, tout au contraire, par humilité. -- Donc, vous viendrez? -- Votre Majesté me comble dhonneur. Je viendrai puisquelle lordonne. Ce fut en ce moment quon annonça madame la duchesse de Nevers. À ce nom Marguerite laissa échapper un tel mouvement de joie, que la baronne comprit que les deux femmes avaient à causer ensemble, et elle se leva pour se retirer. -- À demain donc, dit Marguerite. -- À demain, madame. -- À propos! vous savez, baronne, continua Marguerite en la congédiant de la main, quen public je vous déteste, attendu que je suis horriblement jalouse. -- Mais en particulier? demanda madame de Sauve. -- Oh! en particulier, non seulement je vous pardonne, mais encore je vous remercie. -- Alors, Votre Majesté permettra... Marguerite lui tendit la main, la baronne la baisa avec respect, fit une révérence profonde et sortit. Tandis que madame de Sauve remontait son escalier, bondissant comme un chevreau dont on a rompu lattache, madame de Nevers échangeait avec la reine quelques saluts cérémonieux qui donnèrent le temps aux gentilshommes qui lavaient accompagnée jusque-là de se retirer. -- Gillonne, cria Marguerite lorsque la porte se fut refermée sur le dernier, Gillonne, fais que personne ne nous interrompe. -- Oui, dit la duchesse, car nous avons à parler daffaires tout à fait graves. Et, prenant un siège, elle sassit sans façon, certaine que personne ne viendrait déranger cette intimité convenue entre elle et la reine de Navarre, prenant sa meilleure place du feu et du soleil. -- Eh bien, dit Marguerite avec un sourire, notre fameux massacreur, quen faisons-nous? -- Ma chère reine, dit la duchesse, cest sur mon âme un être mythologique. Il est incomparable en esprit et ne tarit jamais. Il a des saillies qui feraient pâmer de rire un saint dans sa châsse. Au demeurant, cest le plus furieux païen qui ait jamais été cousu dans la peau dun catholique! jen raffole. Et toi, que fais-tu de ton Apollo? -- Hélas! fit Marguerite avec un soupir. -- Oh! oh! que cet hélas meffraie, chère reine! est-il donc trop respectueux ou trop sentimental, ce gentil La Mole? Ce serait, je suis forcée de lavouer, tout le contraire de son ami Coconnas. -- Mais non, il a ses moments, dit Marguerite, et cet hélas ne se rapporte quà moi. -- Que veut-il dire alors? -- Il veut dire, chère duchesse, que jai une peur affreuse de laimer tout de bon. -- Vraiment? -- Foi de Marguerite! -- Oh! tant mieux! la joyeuse vie que nous allons mener alors! sécria Henriette; aimer un peu, cétait mon rêve; aimer beaucoup cétait le tien. Cest si doux, chère et docte reine, de se reposer lesprit par le coeur, nest-ce pas? et davoir après le délire le sourire. Ah! Marguerite, jai le pressentiment que nous allons passer une bonne année. -- Crois-tu? dit la reine; moi, tout au contraire, je ne sais pas comment cela se fait, je vois les choses à travers un crêpe. Toute cette politique me préoccupe affreusement. À propos, sache donc si ton Annibal est aussi dévoué à mon frère quil paraît lêtre. Informe-toi de cela, cest important. -- Lui, dévoué à quelquun ou à quelque chose! on voit bien que tu ne le connais pas comme moi. Sil se dévoue jamais à quelque chose, ce sera à son ambition et voilà tout. Ton frère est-il homme à lui faire de grandes promesses, oh! alors, très bien: il sera dévoué à ton frère; mais que ton frère, tout fils de France quil est, prenne garde de manquer aux promesses quil lui aura faites, ou sans cela, ma foi, gare à ton frère! -- Vraiment? -- Cest comme je te le dis. En vérité, Marguerite, il y a des moments où ce tigre que jai apprivoisé me fait peur à moi-même. Lautre jour, je lui disais: Annibal, prenez-y garde, ne me trompez pas, car si vous me trompiez! ... Je lui disais cependant cela avec mes yeux démeraude qui ont fait dire à Ronsard: _La duchesse de Nevers_ _Aux yeux verts_ _Qui, sous leur paupière blonde,_ _Lancent sur nous plus déclairs_ _Que ne font vingt Jupiters_ _Dans les airs,_ _Lorsque la tempête gronde._ -- Eh bien? -- Eh bien! je crus quil allait me répondre: Moi, vous tromper! moi, jamais! etc., etc. Sais-tu ce quil ma répondu? -- Non. -- Eh bien, juge lhomme: Et vous, a-t-il répondu, si vous me trompiez, prenez garde aussi; car, toute princesse que vous êtes... Et, en disant ces mots, il me menaçait, non seulement des yeux, mais de son doigt sec et pointu, muni dun ongle taillé en fer de lance, et quil me mit presque sous le nez. En ce moment, ma pauvre reine, je te lavoue, il avait une physionomie si peu rassurante que jen tressaillis, et, tu le sais, cependant je ne suis pas trembleuse. -- Te menacer, toi, Henriette! il a osé? -- Eh! mordi! je le menaçais bien, moi! Au bout du compte, il a eu raison. Ainsi, tu le vois, dévoué jusquà un certain point, ou plutôt jusquà un point très incertain. -- Alors, nous verrons, dit Marguerite rêveuse, je parlerai à La Mole. Tu navais pas autre chose à me dire? -- Si fait: une chose des plus intéressantes et pour laquelle je suis venue. Mais, que veux-tu! tu as été me parler de choses plus intéressantes encore. Jai reçu des nouvelles. -- De Rome? -- Oui, un courrier de mon mari. -- Eh bien, laffaire de Pologne? -- Va à merveille, et tu vas probablement sous peu de jours être débarrassée de ton frère dAnjou. -- Le pape a donc ratifié son élection? -- Oui, ma chère. -- Et tu ne me disais pas cela! sécria Marguerite. Eh! vite, vite, des détails. -- Oh! ma foi, je nen ai pas dautres que ceux que je te transmets. Dailleurs attends, je vais te donner la lettre de M. de Nevers. Tiens, la voilà. Eh! non, non; ce sont des vers dAnnibal, des vers atroces, ma pauvre Marguerite. Il nen fait pas dautres. Tiens, cette fois, la voici. Non, pas encore ceci: cest un billet de moi que jai apporté pour que tu le lui fasses passer par La Mole. Ah! enfin, cette fois, cest la lettre en question. Et madame de Nevers remit la lettre à la reine. Marguerite louvrit vivement et la parcourut; mais effectivement elle ne disait rien autre chose que ce quelle avait déjà appris de la bouche de son amie. -- Et comment as-tu reçu cette lettre? continua la reine. -- Par un courrier de mon mari qui avait ordre de toucher à lhôtel de Guise avant daller au Louvre et de me remettre cette lettre avant celle du roi. Je savais limportance que ma reine attachait à cette nouvelle, et javais écrit à M. de Nevers den agir ainsi. Tu vois, il a obéi, lui. Ce nest pas comme ce monstre de Coconnas. Maintenant il ny a donc dans tout Paris que le roi, toi et moi qui sachions cette nouvelle; à moins que lhomme qui suivait notre courrier... -- Quel homme? -- Oh! lhorrible métier! Imagine-toi que ce malheureux messager est arrivé las, défait, poudreux; il a couru sept jours, jour et nuit, sans sarrêter un instant. -- Mais cet homme dont tu parlais tout à lheure? -- Attends donc. Constamment suivi par un homme de mine farouche qui avait des relais comme lui et courait aussi vite que lui pendant ces quatre cents lieues, ce pauvre courrier a toujours attendu quelque balle de pistolet dans les reins. Tous deux sont arrivés à la barrière Saint-Marcel en même temps, tous deux ont descendu la rue Mouffetard au grand galop, tous deux ont traversé la Cité. Mais, au bout du pont Notre-Dame, notre courrier a pris à droite, tandis que lautre tournait à gauche par la place du Châtelet, et filait par les quais du côté du Louvre comme un trait darbalète. -- Merci, ma bonne Henriette, merci, sécria Marguerite. Tu avais raison, et voici de bien intéressantes nouvelles. Pour qui cet autre courrier? Je le saurai. Mais laisse-moi. À ce soir, rue Tizon, nest-ce pas? et à demain la chasse; et surtout prends un cheval bien méchant pour quil semporte et que nous soyons seules. Je te dirai ce soir ce quil faut que tu tâches de savoir de ton Coconnas. -- Tu noublieras donc pas ma lettre? dit la duchesse de Nevers en riant. -- Non, non, sois tranquille, il laura et à temps. Madame de Nevers sortit, et aussitôt Marguerite envoya chercher Henri, qui accourut et auquel elle remit la lettre du duc de Nevers. -- Oh! oh! fit-il. Puis Marguerite lui raconta lhistoire du double courrier. -- Au fait, dit Henri, je lai vu entrer au Louvre. -- Peut-être était-il pour la reine mère? -- Non pas; jen suis sûr, car jai été à tout hasard me placer dans le corridor, et je nai vu passer personne. -- Alors, dit Marguerite en regardant son mari, il faut que ce soit... -- Pour votre frère dAlençon, nest-ce pas? dit Henri. -- Oui; mais comment le savoir? -- Ne pourrait-on, demanda Henri négligemment, envoyer chercher un de ces deux gentilshommes et savoir par lui... -- Vous avez raison, Sire! dit Marguerite mise à son aise par la proposition de son mari; je vais envoyer chercher M. de La Mole... Gillonne! Gillonne! La jeune fille parut. -- Il faut que je parle à linstant même à M. de La Mole, lui dit la reine. Tâchez de le trouver et amenez-le. Gillonne partit. Henri sassit devant une table sur laquelle était un livre allemand avec des gravures dAlbert Dürer, quil se mit à regarder avec une si grande attention que lorsque La Mole vint, il ne parut pas lentendre et ne leva même pas la tête. De son côté, le jeune homme voyant le roi chez Marguerite demeura debout sur le seuil de la chambre, muet de surprise et pâlissant dinquiétude. Marguerite alla à lui. -- Monsieur de la Mole, demanda-t-elle, pourriez-vous me dire qui est aujourdhui de garde chez M. dAlençon? -- Coconnas, madame..., dit La Mole. -- Tâchez de me savoir de lui sil a introduit chez son maître un homme couvert de boue et paraissant avoir fait une longue route à franc étrier. -- Ah! madame, je crains bien quil ne me le dise pas; depuis quelques jours il devient très taciturne. -- Vraiment! Mais en lui donnant ce billet, il me semble quil vous devra quelque chose en échange. -- De la duchesse! ... Oh! avec ce billet, jessaierai. -- Ajoutez dit Marguerite en baissant la voix, que ce billet lui servira de sauf-conduit pour entrer ce soir dans la maison que vous savez. -- Et moi, madame, dit tout bas La Mole, quel sera le mien? -- Vous vous nommerez, et cela suffira. -- Donnez, madame, donnez, dit La Mole tout palpitant damour; je vous réponds de tout. Et il partit. -- Nous saurons demain si le duc dAlençon est instruit de laffaire de Pologne, dit tranquillement Marguerite en se retournant vers son mari. -- Ce M. de La Mole est véritablement un gentil serviteur, dit le Béarnais avec ce sourire qui nappartenait quà lui; et... par la messe! je ferai sa fortune. XXIX Le départ Lorsque le lendemain un beau soleil rouge, mais sans rayons, comme cest lhabitude dans les jours privilégiés de lhiver, se leva derrière les collines de Paris, tout depuis deux heures était déjà en mouvement dans la cour du Louvre. Un magnifique barbe, nerveux quoique élancé, aux jambes de cerf sur lesquelles les veines se croisaient comme un réseau, frappant du pied, dressant loreille et soufflant le feu par ses narines, attendait Charles IX dans la cour; mais il était moins impatient encore que son maître, retenu par Catherine, qui lavait arrêté au passage pour lui parler, disait-elle, dune affaire importante. Tous deux étaient dans la galerie vitrée, Catherine froide, pâle et impassible comme toujours, Charles IX frémissant, rongeant ses ongles et fouettant ses deux chiens favoris, revêtus de cuirasses de mailles pour que le boutoir du sanglier neût pas de prise sur eux et quils pussent impunément affronter le terrible animal. Un petit écusson aux armes de France était cousu sur leur poitrine à peu près comme sur la poitrine des pages, qui plus dune fois avaient envié les privilèges de ces bienheureux favoris. -- Faites-y bien attention, Charles, disait Catherine, nul que vous et moi ne sait encore larrivée prochaine des Polonais; cependant le roi de Navarre agit, Dieu me pardonne! comme sil le savait. Malgré son abjuration, dont je me suis toujours défiée, il a des intelligences avec les huguenots. Avez-vous remarqué comme il sort souvent depuis quelques jours? Il a de largent, lui qui nen a jamais eu; il achète des chevaux, des armes, et, les jours de pluie, du matin au soir il sexerce à lescrime. -- Eh! mon Dieu, ma mère, fit Charles IX impatienté, croyez-vous point quil ait lintention de me tuer, moi, ou mon frère dAnjou? En ce cas il lui faudra encore quelques leçons, car hier je lui ai compté avec mon fleuret onze boutonnières sur son pourpoint qui nen a cependant que six. Et quant à mon frère dAnjou, vous savez quil tire encore mieux que moi ou tout aussi bien, à ce quil dit du moins. -- Écoutez donc, Charles, reprit Catherine, et ne traitez pas légèrement les choses que vous dit votre mère. Les ambassadeurs vont arriver; eh bien, vous verrez! Une fois quils seront à Paris, Henri fera tout ce quil pourra pour captiver leur attention. Il est insinuant, il est sournois; sans compter que sa femme, qui le seconde je ne sais pourquoi, va caqueter avec eux, leur parler latin, grec, hongrois, que sais-je! oh! je vous dis, Charles, et vous savez que je ne me trompe jamais! je vous dis, moi, quil y a quelque chose sous jeu. En ce moment lheure sonna, et Charles IX cessa découter sa mère pour écouter lheure. -- Mort de ma vie! sept heures! sécria-t-il. Une heure pour aller, cela fera huit; une heure pour arriver au rendez-vous et lancer, nous ne pourrons nous mettre en chasse quà neuf heures. En vérité, ma mère, vous me faites perdre bien du temps! À bas, Risquetout! ... mort de ma vie! à bas donc, brigand! Et un vigoureux coup de fouet sanglé sur les reins du molosse arracha au pauvre animal, tout étonné de recevoir un châtiment en échange dune caresse, un cri de vive douleur. -- Charles, reprit Catherine, écoutez-moi donc, au nom de Dieu! et ne jetez pas ainsi au hasard votre fortune et celle de la France. La chasse, la chasse, la chasse, dites-vous... Eh! vous aurez tout le temps de chasser lorsque votre besogne de roi sera faite. -- Allons, allons, ma mère! dit Charles pâle dimpatience, expliquons-nous vite, car vous me faites bouillir. En vérité, il y a des jours où je ne vous comprends pas. Et il sarrêta battant sa botte du manche de son fouet. Catherine jugea que le bon moment était venu, et quil ne fallait pas le laisser passer. -- Mon fils, dit-elle, nous avons la preuve que de Mouy est revenu à Paris. M. de Maurevel, que vous connaissez bien, ly a vu. Ce ne peut être que pour le roi de Navarre. Cela nous suffit, je lespère, pour quil nous soit plus suspect que jamais. -- Allons, vous voilà encore après mon pauvre Henriot! vous voulez me le faire tuer, nest-ce pas? -- Oh! non. -- Exiler? Mais comment ne comprenez-vous pas quexilé il devient beaucoup plus à craindre quil ne le sera jamais ici, sous nos yeux, dans le Louvre, où il ne peut rien faire que nous ne le sachions à linstant même? -- Aussi ne veux-je pas lexiler. -- Mais que voulez-vous donc? dites vite! -- Je veux quon le tienne en sûreté, tandis que les Polonais seront ici; à la Bastille, par exemple. -- Ah! ma foi non, sécria Charles IX. Nous chassons le sanglier ce matin, Henriot est un de mes meilleurs suivants. Sans lui la chasse est manquée. Mordieu, ma mère! vous ne songez vraiment quà me contrarier. -- Eh! mon cher fils, je ne dis pas ce matin. Les envoyés narrivent que demain ou après-demain. Arrêtons-le après la chasse seulement, ce soir... cette nuit... -- Cest différent, alors. Eh bien, nous reparlerons de cela, nous verrons; après la chasse, je ne dis pas. Adieu! Allons! ici, Risquetout! ne vas-tu pas bouder à ton tour? -- Charles, dit Catherine en larrêtant par le bras au risque de lexplosion qui pouvait résulter de ce nouveau retard, je crois que le mieux serait, tout en ne lexécutant que ce soir ou cette nuit, de signer lacte darrestation de suite. -- Signer, écrire un ordre, aller chercher le scel des parchemins quand on mattend pour la chasse, moi qui ne me fais jamais attendre! Au diable, par exemple! -- Mais, non, je vous aime trop pour vous retarder; jai tout prévu, entrez là, chez moi, tenez! Et Catherine, agile comme si elle neût eu que vingt ans, poussa une porte qui communiquait à son cabinet, montra au roi un encrier, une plume, un parchemin, le sceau et une bougie allumée. Le roi prit le parchemin et le parcourut rapidement. «Ordre, etc. de faire arrêter et conduire à la Bastille notre frère Henri de Navarre.» -- Bon, cest fait! dit-il en signant dun trait. Adieu ma mère. Et il sélança hors du cabinet suivi de ses chiens, tout allègre de sêtre si facilement débarrassé de Catherine. Charles IX était attendu avec impatience, et, comme on connaissait son exactitude en matière de chasse, chacun sétonnait de ce retard. Aussi, lorsquil parut, les chasseurs le saluèrent-ils par leurs vivats, les piqueurs par leurs fanfares, les chevaux par leurs hennissements, les chiens par leurs cris. Tout ce bruit, tout ce fracas fit monter une rougeur à ses joues pâles, son coeur se gonfla, Charles fut jeune et heureux pendant une seconde. À peine le roi prit-il le temps de saluer la brillante société réunie dans la cour; il fit un signe de tête au duc dAlençon, un signe de main à sa soeur Marguerite, passa devant Henri sans faire semblant de le voir, et sélança sur ce cheval barbe qui, impatient, bondit sous lui. Mais après trois ou quatre courbettes, il comprit à quel écuyer il avait affaire et se calma. Aussitôt les fanfares retentirent de nouveau, et le roi sortit du Louvre suivi du duc dAlençon, du roi de Navarre, de Marguerite, de madame de Nevers, de madame de Sauve, de Tavannes et des principaux seigneurs de la cour. Il va sans dire que La Mole et Coconnas étaient de la partie. Quant au duc dAnjou, il était depuis trois mois au siège de La Rochelle. Pendant quon attendait le roi, Henri était venu saluer sa femme, qui, tout en répondant à son compliment, lui avait glissé à loreille: -- Le courrier venu de Rome a été introduit par M. de Coconnas lui-même chez le duc dAlençon, un quart dheure avant que lenvoyé du duc de Nevers fût introduit chez le roi. -- Alors il sait tout, dit Henri. -- Il doit tout savoir, répondit Marguerite; dailleurs jetez les yeux sur lui, et voyez comme, malgré sa dissimulation habituelle, son oeil rayonne. -- Ventre-saint-gris! murmura le Béarnais, je le crois bien! il chasse aujourdhui trois proies: France, Pologne et Navarre, sans compter le sanglier. Il salua sa femme, revint à son rang, et appelant un de ses gens, Béarnais dorigine, dont les aïeux étaient serviteurs des siens depuis plus dun siècle et quil employait comme messager ordinaire de ses affaires de galanterie: -- Orthon, lui dit-il, prends cette clef et va la porter chez ce cousin de madame de Sauve que tu sais, qui demeure chez sa maîtresse, au coin de la rue des Quatre-Fils, tu lui diras que sa cousine désire lui parler ce soir; quil entre dans ma chambre, et, si je ny suis pas, quil mattende; si je tarde, quil se jette sur mon lit en attendant. -- Il ny a pas de réponse, Sire? -- Aucune, que de me dire si tu las trouvé. La clef est pour lui seul, tu comprends? -- Oui, Sire. -- Attends donc, et ne me quitte pas ici, peste! Avant de sortir de Paris, je tappellerai comme pour ressangler mon cheval, tu demeureras ainsi en arrière tout naturellement, tu feras ta commission et tu nous rejoindras à Bondy. Le valet fit un signe dobéissance et séloigna. On se mit en marche par la rue Saint-Honoré, on gagna la rue Saint-Denis, puis le faubourg; arrivé à la rue Saint-Laurent, le cheval du roi de Navarre se dessangla, Orthon accourut, et tout se passa comme il avait été convenu entre lui et son maître, qui continua de suivre avec le cortège royal la rue des Récollets, tandis que son fidèle serviteur gagnait la rue du Temple. Lorsque Henri rejoignit le roi, Charles était engagé avec le duc dAlençon dans une conversation si intéressante sur le temps, sur lâge du sanglier détourné qui était un solitaire, enfin sur lendroit où il avait établi sa bauge, quil ne saperçut pas ou feignit ne pas sapercevoir que Henri était resté un instant en arrière. Pendant ce temps Marguerite observait de loin la contenance de chacun, et croyait reconnaître dans les yeux de son frère un certain embarras toutes les fois que ses yeux se reposaient sur Henri. Madame de Nevers se laissait aller à une gaieté folle, car Coconnas, éminemment joyeux ce jour là, faisait autour delle cent lazzis pour faire rire les dames. Quant à La Mole, il avait déjà trouvé deux fois loccasion de baiser lécharpe blanche à frange dor de Marguerite sans que cette action, faite avec ladresse ordinaire aux amants, eût été vue de plus de trois ou quatre personnes. On arriva vers huit heures et un quart à Bondy. Le premier soin de Charles IX fut de sinformer si le sanglier avait tenu. Le sanglier était à sa bauge, et le piqueur qui lavait détourné répondait de lui. Une collation était prête. Le roi but un verre de vin de Hongrie. Charles IX invita les dames à se mettre à table, et, tout à son impatience, sen alla, pour occuper son temps, visiter les chenils et les perchoirs, recommandant quon ne dessellât pas son cheval, attendu, dit-il, quil nen avait jamais monté de meilleur et de plus fort. Pendant que le roi faisait sa tournée, le duc de Guise arriva. Il était armé en guerre plutôt quen chasse, et vingt ou trente gentilshommes, équipés comme lui, laccompagnaient. Il sinforma aussitôt du lieu où était le roi, lalla rejoindre et revint en causant avec lui. À neuf heures précises, le roi donna lui-même le signal en sonnant le _lancer_, et chacun, montant à cheval, sachemina vers le rendez-vous. Pendant la route, Henri trouva moyen de se rapprocher encore une fois de sa femme. -- Eh bien, lui demanda-t-il, savez-vous quelque chose de nouveau? -- Non, répondit Marguerite, si ce nest que mon frère Charles vous regarde dune étrange façon. -- Je men suis aperçu, dit Henri. -- Avez-vous pris vos précautions? -- Jai sur ma poitrine ma cotte de mailles et à mon côté un excellent couteau de chasse espagnol, affilé comme un rasoir, pointu comme une aiguille, et avec lequel je perce des doublons. -- Alors, dit Marguerite, à la garde de Dieu! Le piqueur qui dirigeait le cortège fit un signe: on était arrivé à la bauge. XXX Maurevel Pendant que toute cette jeunesse joyeuse et insouciante, en apparence du moins, se répandait comme un tourbillon doré sur la route de Bondy, Catherine, roulant le parchemin précieux sur lequel le roi Charles venait dapposer sa signature, faisait introduire dans son cabinet lhomme à qui son capitaine des gardes avait apporté, quelques jours auparavant, une lettre rue de la Cerisaie, quartier de lArsenal. Une large bande de taffetas, pareil à un sceau mortuaire, cachait un des yeux de cet homme, découvrant seulement lautre oeil, et laissant voir entre deux pommettes saillantes la courbure dun nez de vautour, tandis quune barbe grisonnante lui couvrait le bas du visage. Il était vêtu dun manteau long et épais sous lequel on devinait tout un arsenal. En outre il portait au côté, quoique ce ne fût pas lhabitude des gens appelés à la cour, une épée de campagne longue, large et à double coquille. Une de ses mains était cachée et ne quittait point sous son manteau le manche dun long poignard. -- Ah! vous voici, monsieur, dit la reine en sasseyant; vous savez que je vous ai promis après la Saint-Barthélemy, où vous nous avez rendu de si signalés services, de ne pas vous laisser dans linaction. Loccasion se présente, ou plutôt non, je lai fait naître. Remerciez-moi donc. -- Madame, je remercie humblement Votre Majesté, répondit lhomme au bandeau noir avec une réserve basse et insolente à la fois. -- Une belle occasion, monsieur, comme vous nen trouverez pas deux dans votre vie, profitez-en donc. -- Jattends, madame; seulement, je crains, daprès le préambule... -- Que la commission ne soit violente? Nest-ce pas de ces commissions-là que sont friands ceux qui veulent savancer? Celle dont je vous parle serait enviée par les Tavannes et par les Guise même. -- Ah! madame, reprit lhomme, croyez bien, quelle quelle soit, je suis aux ordres de Votre Majesté. -- En ce cas, lisez, dit Catherine. Et elle lui présenta le parchemin. Lhomme le parcourut et pâlit. -- Quoi! sécria-t-il, lordre darrêter le roi de Navarre! -- Eh bien, quy a-t-il dextraordinaire à cela? -- Mais un roi, madame! En vérité, je doute, je crains de nêtre pas assez bon gentilhomme. -- Ma confiance vous fait le premier gentilhomme de ma cour, monsieur de Maurevel, dit Catherine. -- Grâces soient rendues à Votre Majesté, dit lassassin si ému quil paraissait hésiter. -- Vous obéirez donc? -- Si Votre Majesté le commande, nest-ce pas mon devoir? -- Oui, je le commande. -- Alors, jobéirai. -- Comment vous y prendrez-vous? -- Mais je ne sais pas trop, madame, et je désirerais fort être guidé par Votre Majesté. -- Vous redoutez le bruit? -- Je lavoue. -- Prenez douze hommes sûrs, plus sil le faut. -- Sans doute, je le comprends, Votre Majesté me permet de prendre mes avantages, et je lui en suis reconnaissant; mais où saisirai- je le roi de Navarre? -- Où vous plairait-il mieux de le saisir? -- Dans un lieu qui, par sa majesté même, me garantît, sil était possible. -- Oui, je comprends, dans quelque palais royal; que diriez-vous du Louvre, par exemple? -- Oh! Si Votre Majesté me le permettait, ce serait une grande faveur. -- Vous larrêterez donc dans le Louvre. -- Et dans quelle partie du Louvre? -- Dans sa chambre même. Maurevel sinclina. -- Et quand cela, madame? -- Ce soir, ou plutôt cette nuit. -- Bien, madame. Maintenant, que Votre Majesté daigne me renseigner sur une chose. -- Sur laquelle? -- Sur les égards dus à sa qualité. -- Égards! ... qualité! ..., dit Catherine. Mais vous ignorez donc, monsieur, que le roi de France ne doit les égards à qui que ce soit dans son royaume, ne reconnaissant personne dont la qualité soit égale à la sienne? Maurevel fit une seconde révérence. -- Jinsisterai sur ce point cependant, madame, dit-il, si Votre Majesté le permet. -- Je le permets, monsieur. -- Si le roi contestait lauthenticité de lordre, ce nest pas probable, mais enfin... -- Au contraire, monsieur, cest sûr. -- Il contestera? -- Sans aucun doute. -- Et par conséquent il refusera dy obéir? -- Je le crains. -- Et il résistera? -- Cest probable. -- Ah! diable, dit Maurevel; et dans ce cas... -- Dans quel cas? dit Catherine avec son regard fixe. -- Mais dans le cas où il résisterait, que faut-il faire? -- Que faites-vous quand vous êtes chargé dun ordre du roi, cest-à-dire quand vous représentez le roi, et quon vous résiste, monsieur de Maurevel? -- Mais, madame, dit le sbire, quand je suis honoré dun pareil ordre, et que cet ordre concerne un simple gentilhomme, je le tue. -- Je vous ai dit, monsieur, reprit Catherine, et je ne croyais pas quil y eût assez longtemps pour que vous leussiez déjà oublié, que le roi de France ne reconnaissait aucune qualité dans son royaume; cest vous dire que le roi de France seul est roi, et quauprès de lui les plus grands sont de simples gentilshommes. Maurevel pâlit, car il commençait à comprendre. -- Oh! oh! dit-il, tuer le roi de Navarre?... -- Mais qui vous parle donc de le tuer? où est lordre de le tuer? Le roi veut quon le mène à la Bastille, et lordre ne porte que cela. Quil se laisse arrêter, très bien; mais comme il ne se laissera pas arrêter, comme il résistera, comme il essaiera de vous tuer... Maurevel pâlit. -- Vous vous défendrez, continua Catherine. On ne peut pas demander à un vaillant comme vous de se laisser tuer sans se défendre; et en vous défendant, que voulez-vous, arrive quarrive. Vous me comprenez, nest-ce pas? -- Oui, madame; mais cependant... -- Allons, vous voulez quaprès ces mots: _Ordre darrêter_, jécrive de ma main: _mort ou vif?_ -- Javoue, madame, que cela lèverait mes scrupules. -- Voyons, il le faut bien, puisque vous ne croyez pas la commission exécutable sans cela. Et Catherine, en haussant les épaules, déroula le parchemin dune main, et de lautre écrivit:_ mort ou vif._ _-- _Tenez, dit-elle, trouvez-vous lordre suffisamment en règle, maintenant? -- Oui, madame, répondit Maurevel; mais je prie Votre Majesté de me laisser lentière disposition de lentreprise. -- En quoi ce que jai dit nuit-il donc à son exécution? -- Votre Majesté ma dit de prendre douze hommes? -- Oui; pour être plus sûr... -- Eh bien! je demanderai la permission de nen prendre que six. -- Pourquoi cela? -- Parce que, madame, sil arrivait malheur au prince, comme la chose est probable, on excuserait facilement six hommes davoir eu peur de manquer un prisonnier, tandis que personne nexcuserait douze gardes de navoir pas laissé tuer la moitié de leurs camarades avant de porter la main sur une Majesté. -- Belle Majesté, ma foi! qui na pas de royaume. -- Madame, dit Maurevel, ce nest pas le royaume qui fait le roi, cest la naissance. -- Eh bien donc, dit Catherine, faites comme il vous plaira. Seulement, je dois vous prévenir que je désire que vous ne quittiez point le Louvre. -- Mais, madame, pour réunir mes hommes? -- Vous avez bien une espèce de sergent que vous puissiez charger de ce soin? -- Jai mon laquais, qui non seulement est un garçon fidèle, mais qui même ma quelquefois aidé dans ces sortes dentreprises. -- Envoyez-le chercher, et concertez-vous avec lui. Vous connaissez le cabinet des Armes du roi, nest-ce pas? eh bien, on va vous servir là à déjeuner; là vous donnerez vos ordres. Le lieu raffermira vos sens sils étaient ébranlés. Puis, quand mon fils reviendra de la chasse, vous passerez dans mon oratoire, où vous attendrez lheure. -- Mais comment entrerons-nous dans la chambre? Le roi a sans doute quelque soupçon, et il senfermera en dedans. -- Jai une double clef de toutes les portes, dit Catherine, et on a enlevé les verrous de celle de Henri. Adieu, monsieur de Maurevel; à tantôt. Je vais vous faire conduire dans le cabinet des Armes du roi. Ah! à propos! rappelez-vous que ce quun roi ordonne doit, avant toute chose, être exécuté; quaucune excuse nest admise; quune défaite, même un insuccès compromettraient lhonneur du roi. Cest grave. Et Catherine, sans laisser à Maurevel le temps de lui répondre, appela M. de Nancey, capitaine des gardes, et lui ordonna de conduire Maurevel dans le cabinet des Armes du roi. -- Mordieu! disait Maurevel en suivant son guide, je mélève dans la hiérarchie de lassassinat: dun simple gentilhomme à un capitaine, dun capitaine à un amiral, dun amiral à un roi sans couronne. Et qui sait si je narriverai pas un jour à un roi couronné?... XXXI La chasse à courre Le piqueur qui avait détourné le sanglier et qui avait affirmé au roi que lanimal navait pas quitté lenceinte ne sétait pas trompé. À peine le limier fut-il mis sur la trace, quil senfonça dans le taillis et que dun massif dépines il fit sortir le sanglier qui, ainsi que le piqueur lavait reconnu à ses voies, était un solitaire, cest-à-dire une bête de la plus forte taille. Lanimal piqua droit devant lui et traversa la route à cinquante pas du roi, suivi seulement du limier qui lavait détourné. On découpla aussitôt un premier relais, et une vingtaine de chiens senfoncèrent à sa poursuite. La chasse était la passion de Charles. À peine lanimal eut-il traversé la route quil sélança derrière lui, sonnant la vue, suivi du duc dAlençon et de Henri, à qui un signe de Marguerite avait indiqué quil ne devait point quitter Charles. Tous les autres chasseurs suivirent le roi. Les forêts royales étaient loin, à lépoque où se passe lhistoire que nous racontons, dêtre, comme elles le sont aujourdhui, de grands parcs coupés par des allées carrossables. Alors, lexploitation était à peu près nulle. Les rois navaient pas encore eu lidée de se faire commerçants et de diviser leurs bois en coupes, en taillis et en futaies. Les arbres, semés non point par de savants forestiers, mais par la main de Dieu, qui jetait la graine au caprice du vent, nétaient pas disposés en quinconces, mais poussaient à leur loisir et comme ils font encore aujourdhui dans une forêt vierge de lAmérique. Bref, une forêt, à cette époque, était un repaire où il y avait à foison du sanglier, du cerf, du loup et des voleurs; et une douzaine de sentiers seulement, partant dun point, étoilaient celle de Bondy, quune route circulaire enveloppait comme le cercle de la roue enveloppe les jantes. En poussant la comparaison plus loin, le moyeu ne représenterait pas mal lunique carrefour situé au centre du bois, et où les chasseurs égarés se ralliaient pour sélancer de là vers le point où la chasse perdue reparaissait. Au bout dun quart dheure, il arriva ce qui arrivait toujours en pareil cas: cest que des obstacles presque insurmontables sétant opposés à la course des chasseurs, les voix des chiens sétaient éteintes dans le lointain, et le roi lui-même était revenu au carrefour, jurant et sacrant, comme cétait son habitude. -- Eh bien! dAlençon, eh bien! Henriot, dit-il, vous voilà, mordieu, calmes et tranquilles comme des religieuses qui suivent leur abbesse. Voyez-vous, ça ne sappelle point chasser, cela. Vous, dAlençon, vous avez lair de sortir dune boîte, et vous êtes tellement parfumé que si vous passez entre la bête et mes chiens, vous êtes capable de leur faire perdre la voie. Et vous, Henriot, où est votre épieu, où est votre arquebuse? voyons. -- Sire, dit Henri, à quoi bon une arquebuse? Je sais que Votre Majesté aime à tirer lanimal quand il tient aux chiens. Quant à un épieu, je manie assez maladroitement cette arme, qui nest point dusage dans nos montagnes, où nous chassons lours avec le simple poignard. -- Par la mordieu, Henri, quand vous serez retourné dans vos Pyrénées, il faudra que vous menvoyiez une pleine charretée dours, car ce doit être une belle chasse que celle qui se fait ainsi corps à corps avec un animal qui peut nous étouffer. Écoutez donc, je crois que jentends les chiens. Non, je me trompais. Le roi prit son cor et sonna une fanfare. Plusieurs fanfares lui répondirent. Tout à coup un piqueur parut qui fit entendre un autre air. -- La vue! la vue! cria le roi. Et il sélança au galop, suivi de tous les chasseurs qui sétaient ralliés à lui. Le piqueur ne sétait pas trompé. À mesure que le roi savançait, on commençait dentendre les aboiements de la meute, composée alors de plus de soixante chiens, car on avait successivement lâché tous les relais placés dans les endroits que le sanglier avait déjà parcourus. Le roi le vit passer pour la seconde fois, et, profitant dune haute futaie, se jeta sous bois après lui, donnant du cor de toutes ses forces. Les princes le suivirent quelque temps. Mais le roi avait un cheval si vigoureux, emporté par son ardeur il passait par des chemins tellement escarpés, par des taillis si épais, que dabord les femmes, puis le duc de Guise et ses gentilshommes, puis les deux princes, furent forcés de labandonner. Tavannes tint encore quelque temps; mais enfin il y renonça à son tour. Tout le monde, excepté Charles et quelques piqueurs qui, excités par une récompense promise, ne voulaient pas quitter le roi, se retrouva donc dans les environs du carrefour. Les deux princes étaient lun près de lautre dans une longue allée. À cent pas deux, le duc de Guise et ses gentilshommes avaient fait halte. Au carrefour se tenaient les femmes. -- Ne semblerait-il pas, en vérité, dit le duc dAlençon à Henri en lui montrant du coin de loeil le duc de Guise, que cet homme, avec son escorte bardée de fer, est le véritable roi? Pauvres princes que nous sommes, il ne nous honore pas même dun regard. -- Pourquoi nous traiterait-il mieux que ne nous traitent nos propres parents? répondit Henri. Eh! mon frère! ne sommes-nous pas, vous et moi, des prisonniers à la cour de France, des otages de notre parti? Le duc François tressaillit à ces mots, et regarda Henri comme pour provoquer une plus large explication; mais Henri sétait plus avancé quil navait coutume de le faire, et il garda le silence. -- Que voulez-vous dire, Henri? demanda le duc François, visiblement contrarié que son beau-frère, en ne continuant pas, le laissât entamer ces éclaircissements. -- Je dis, mon frère, reprit Henri, que ces hommes si bien armés, qui semblent avoir reçu pour tâche de ne point nous perdre de vue, ont tout laspect de gardes qui prétendraient empêcher deux personnes de séchapper. -- Séchapper, pourquoi? comment? demanda dAlençon en jouant admirablement la surprise et la naïveté. -- Vous avez là un magnifique genêt, François, dit Henri poursuivant sa pensée tout en ayant lair de changer de conversation; je suis sûr quil ferait sept lieues en une heure, et vingt lieues dici à midi. Il fait beau; cela invite, sur ma parole, à baisser la main. Voyez donc le joli chemin de traverse. Est ce quil ne vous tente pas, François? Quant à moi, léperon me brûle. François ne répondit rien. Seulement il rougit et pâlit successivement; puis il tendit loreille comme sil écoutait la chasse. -- La nouvelle de Pologne fait son effet, dit Henri, et mon cher beau-frère a son plan. Il voudrait bien que je me sauvasse, mais je ne me sauverai pas seul. Il achevait à peine cette réflexion, quand plusieurs nouveaux convertis, revenus à la cour depuis deux ou trois mois, arrivèrent au petit galop et saluèrent les deux princes avec un sourire des plus engageants. Le duc dAlençon, provoqué par les ouvertures de Henri, navait quun mot à dire, quun geste à faire, et il était évident que trente ou quarante cavaliers, réunis en ce moment autour deux comme pour faire opposition à la troupe de M. de Guise, favoriseraient la fuite; mais il détourna la tête, et portant son cor à sa bouche, il sonna le ralliement. Cependant les nouveaux venus, comme sils eussent cru que lhésitation du duc dAlençon venait du voisinage et de la présence des Guisards, sétaient peu à peu glissés entre eux et les deux princes, et sétaient échelonnés avec une habileté stratégique qui annonçait lhabitude des dispositions militaires. En effet, pour arriver au duc dAlençon et au roi de Navarre, il eût fallu leur passer sur le corps, tandis quà perte de vue sétendait devant les deux beaux frères une route parfaitement libre. Tout à coup, entre les arbres, à dix pas du roi de Navarre, apparut un autre gentilhomme que les deux princes navaient pas encore vu. Henri cherchait à deviner qui il était, quand ce gentilhomme, soulevant son chapeau, se fit reconnaître à Henri pour le vicomte de Turenne, un des chefs du parti protestant que lon croyait en Poitou. Le vicomte hasarda même un signe qui voulait clairement dire: -- Venez-vous? Mais Henri, après avoir bien consulté le visage impassible et loeil terne du duc dAlençon, tourna deux ou trois fois la tête sur son épaule comme si quelque chose le gênait dans le col de son pourpoint. Cétait une réponse négative. Le vicomte la comprit, piqua des deux et disparut dans le fourré. Au même instant on entendit la meute se rapprocher, puis, à lextrémité de lallée où lon se trouvait, on vit passer le sanglier, puis au même instant les chiens, puis, pareil au chasseur infernal, Charles IX sans chapeau, le cor à la bouche, sonnant à se briser les poumons; trois ou quatre piqueurs le suivaient. Tavannes avait disparu. -- Le roi! sécria le duc dAlençon. Et il sélança sur la trace. Henri, rassuré par la présence de ses bons amis, leur fit signe de ne pas séloigner et savança vers les dames. -- Eh bien? dit Marguerite en faisant quelques pas au-devant de lui. -- Eh bien, madame, dit Henri, nous chassons le sanglier. -- Voilà tout? -- Oui, le vent a tourné depuis hier matin; mais je crois vous avoir prédit que cela serait ainsi. -- Ces changements de vent sont mauvais pour la chasse, nest-ce pas, monsieur? demanda Marguerite. -- Oui, dit Henri, cela bouleverse quelquefois toutes les dispositions arrêtées, et cest un plan à refaire. En ce moment les aboiements de la meute commencèrent à se faire entendre, se rapprochant rapidement, et une sorte de vapeur tumultueuse avertit les chasseurs de se tenir sur leurs gardes. Chacun leva la tête et tendit loreille. Presque aussitôt le sanglier déboucha, et au lieu de se rejeter dans le bois, il suivit la route venant droit sur le carrefour où se trouvaient les dames, les gentilshommes qui leur faisaient la cour, et les chasseurs qui avaient perdu la chasse. Derrière lui, et lui soufflant au poil, venaient trente ou quarante chiens des plus robustes; puis, derrière les chiens, à vingt pas à peine, le roi Charles sans toquet, sans manteau, avec ses habits tout déchirés par les épines, le visage et les mains en sang. Un ou deux piqueurs restaient seuls avec lui. Le roi ne quittait son cor que pour exciter ses chiens, ne cessait dexciter ses chiens que pour reprendre son cor. Le monde tout entier avait disparu à ses yeux. Si son cheval eût manqué, il eût crié comme Richard III: Ma couronne pour un cheval! Mais le cheval paraissait aussi ardent que le maître, ses pieds ne touchaient pas la terre et ses naseaux soufflaient le feu. Le sanglier, les chiens, le roi passèrent comme une vision. -- Hallali, hallali! cria le roi en passant. Et il ramena son cor à ses lèvres sanglantes. À quelques pas de lui venaient le duc dAlençon et deux piqueurs; seulement les chevaux des autres avaient renoncé ou ils sétaient perdus. Tout le monde partit sur la trace, car il était évident que le sanglier ne tarderait pas à tenir. En effet, au bout de dix minutes à peine, le sanglier quitta le sentier quil suivait et se jeta dans le bois; mais, arrivé à une clairière, il saccula à une roche et fit tête aux chiens. Aux cris de Charles, qui lavait suivi, tout le monde accourut. On était arrivé au moment intéressant de la chasse. Lanimal paraissait résolu à une défense désespérée. Les chiens, animés par une course de plus de trois heures, se ruaient sur lui avec un acharnement que redoublaient les cris et les jurons du roi. Tous les chasseurs se rangèrent en cercle, le roi un peu en avant, ayant derrière lui le duc dAlençon armé dune arquebuse, et Henri qui navait que son simple couteau de chasse. Le duc dAlençon détacha son arquebuse du crochet et en alluma la mèche. Henri fit jouer son couteau de chasse dans le fourreau. Quant au duc de Guise, assez dédaigneux de tous ces exercices de vénerie, il se tenait un peu à lécart avec tous ses gentilshommes. Les femmes réunies en groupe formaient une petite troupe qui faisait le pendant à celle du duc de Guise. Tout ce qui était chasseur demeurait les yeux fixés sur lanimal, dans une attente pleine danxiété. À lécart se tenait un piqueur se raidissant pour résister aux deux molosses du roi, qui, couverts de leurs jaques de mailles, attendaient, en hurlant et en sélançant de manière à faire croire à chaque instant quils allaient briser leurs chaînes, le moment de coiffer le sanglier. Lanimal faisait merveille: attaqué à la fois par une quarantaine de chiens qui lenveloppaient comme une marée hurlante, qui le recouvraient de leur tapis bigarré, qui de tous côtés essayaient dentamer sa peau rugueuse aux poils hérissés, à chaque coup de boutoir, il lançait à dix pieds de haut un chien, qui retombait éventré, et qui, les entrailles traînantes, se rejetait aussitôt dans la mêlée tandis que Charles, les cheveux raidis, les yeux enflammés, les narines ouvertes, courbé sur le cou de son cheval ruisselant, sonnait un hallali furieux. En moins de dix minutes, vingt chiens furent hors de combat. -- Les dogues! cria Charles, les dogues! ... À ce cri, le piqueur ouvrit les porte-mousquetons des laisses, et les deux molosses se ruèrent au milieu du carnage, renversant tout, écartant tout, se frayant avec leurs cottes de fer un chemin jusquà lanimal, quils saisirent chacun par une oreille. Le sanglier, se sentant coiffé, fit claquer ses dents à la fois de rage et de douleur. -- Bravo! Duredent! bravo! Risquetout! cria Charles. Courage, les chiens! Un épieu! un épieu! -- Vous ne voulez pas mon arquebuse? dit le duc dAlençon. -- Non, cria le roi, non, on ne sent pas entrer la balle; il ny a pas de plaisir; tandis quon sent entrer lépieu. Un épieu! un épieu! On présenta au roi un épieu de chasse durci au feu et armé dune pointe de fer. -- Mon frère, prenez garde! cria Marguerite. -- Sus! sus! cria la duchesse de Nevers. Ne le manquez pas, Sire! Un bon coup à ce parpaillot! -- Soyez tranquille, duchesse! dit Charles. Et, mettant son épieu en arrêt, il fondit sur le sanglier, qui, tenu par les deux chiens, ne put éviter le coup. Cependant, à la vue de lépieu luisant, il fit un mouvement de côté, et larme, au lieu de pénétrer dans la poitrine, glissa sur lépaule et alla sémousser sur la roche contre laquelle lanimal était acculé. -- Mille noms dun diable! cria le roi, je lai manqué... Un épieu! un épieu! Et, se reculant comme faisaient les chevaliers lorsquils prenaient du champ, il jeta à dix pas de lui son épieu hors de service. Un piqueur savança pour lui en offrir un autre. Mais au même moment, comme sil eût prévu le sort qui lattendait et quil eût voulu sy soustraire, le sanglier, par un violent effort, arracha aux dents des molosses ses deux oreilles déchirées, et, les yeux sanglants, hérissé, hideux, lhaleine bruyante comme un soufflet de forge, faisant claquer ses dents lune contre lautre, il sélança la tête basse, vers le cheval du roi. Charles était trop bon chasseur pour ne pas avoir prévu cette attaque. Il enleva son cheval, qui se cabra; mais il avait mal mesuré la pression, le cheval, trop serré par le mors ou peut-être même cédant à son épouvante, se renversa en arrière. Tous les spectateurs jetèrent un cri terrible: le cheval était tombé, et le roi avait la cuisse engagée sous lui. -- La main, Sire, rendez la main, dit Henri. Le roi lâcha la bride de son cheval, saisit la selle de la main gauche, essayant de tirer de la droite son couteau de chasse; mais le couteau, pressé par le poids de son corps, ne voulut pas sortir de sa gaine. -- Le sanglier! le sanglier! cria Charles. À moi, dAlençon! à moi! Cependant le cheval, rendu à lui-même, comme sil eût compris le danger que courait son maître, tendit ses muscles et était parvenu déjà à se relever sur trois jambes, lorsquà lappel de son frère, Henri vit le duc François pâlir affreusement et approcher larquebuse de son épaule; mais la balle, au lieu daller frapper le sanglier, qui nétait plus quà deux pas du roi, brisa le genou du cheval, qui retomba le nez contre terre. Au même instant le sanglier déchira de son boutoir la botte de Charles. -- Oh! murmura dAlençon de ses lèvres blêmissantes, je crois que le duc dAnjou est roi de France, et que moi je suis roi de Pologne. En effet le sanglier labourait la cuisse de Charles, lorsque celui-ci sentit quelquun qui lui levait le bras; puis il vit briller une lame aiguë et tranchante qui senfonçait et disparaissait jusquà la garde au défaut de lépaule de lanimal, tandis quune main gantée de fer écartait la hure déjà fumante sous ses habits. Charles, qui dans le mouvement quavait fait le cheval était parvenu à dégager sa jambe, se releva lourdement, et, se voyant tout ruisselant de sang, devint pâle comme un cadavre. -- Sire, dit Henri, qui toujours à genoux maintenait le sanglier atteint au coeur, Sire, ce nest rien, jai écarté la dent, et Votre Majesté nest pas blessée. Puis il se releva, lâchant le couteau, et le sanglier tomba, rendant plus de sang encore par sa gueule que par sa plaie. Charles, entouré de tout un monde haletant, assailli par des cris de terreur qui eussent étourdi le plus calme courage, fut un moment sur le point de tomber près de lanimal agonisant. Mais il se remit; et se retournant vers le roi de Navarre, il lui serra la main avec un regard où brillait le premier élan de sensibilité qui eût fait battre son coeur depuis vingt-quatre ans. -- Merci, Henriot! lui dit-il. -- Mon pauvre frère! sécria dAlençon en sapprochant de Charles. -- Ah! cest toi, dAlençon! dit le roi. Eh bien, fameux tireur, quest donc devenue ta balle? -- Elle se sera aplatie sur le sanglier, dit le duc. -- Eh! mon Dieu! sécria Henri avec une surprise admirablement jouée, voyez donc, François, votre balle a cassé la jambe du cheval de Sa Majesté. Cest étrange! -- Hein! dit le roi. Est-ce vrai, cela? -- Cest possible, dit le duc consterné; la main me tremblait si fort! -- Le fait est que, pour un tireur habile, vous avez fait là un singulier coup, François! dit Charles en fronçant le sourcil. Une seconde fois, merci, Henriot! Messieurs, continua le roi, retournons à Paris, jen ai assez comme cela. Marguerite sapprocha pour féliciter Henri. -- Ah! ma foi, oui, Margot, dit Charles, fais-lui ton compliment, et bien sincère même, car sans lui le roi de France sappelait Henri III. -- Hélas! madame, dit le Béarnais, M. le duc dAnjou, qui est déjà mon ennemi, va men vouloir bien davantage. Mais que voulez-vous! on fait ce quon peut; demandez à M. dAlençon. Et, se baissant, il retira du corps du sanglier son couteau de chasse, quil plongea deux ou trois fois dans la terre, afin den essuyer le sang. FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE. -- Qui est à ma portière? -- Deux pages et un écuyer. -- Bon! ce sont des barbares! Dites-moi, La Mole, qui avez-vous trouvé dans votre chambre? -- Le duc François. -- Faisant? -- Je ne sais quoi. -- Avec? -- Avec un inconnu. Je suis seule; entrez, mon cher. - 42 - *** End of this LibraryBlog Digital Book "La reine Margot - Tome I" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.