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Title: Les îles - Promenades dans le golfe Saint-Laurent: une partie de la Côte Nord, - l'île aux Oeufs, l'Anticosti, l'île Saint-Paul, l'archipel de la - Madeleine
Author: Faucher de Saint-Maurice, 1844-1897
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les îles - Promenades dans le golfe Saint-Laurent: une partie de la Côte Nord, - l'île aux Oeufs, l'Anticosti, l'île Saint-Paul, l'archipel de la - Madeleine" ***


made available by the Canadian Institute for Historical
Microreproductions.



BIBLIOTHÈQUE RELIGIEUSE ET NATIONALE.
APPROUVÉE PAR Mgr L'ÉVÊQUE DE MONTRÉAL.
2ième SÉRIE IN-8. NEUVIÈME ÉDITION.
MONTRÉAL, LIBRAIRIE SAINT-JOSEPH CADIEUX & DEROME.



[Illustration: F. Emmanuël Crespel, Récolet]



                         FAUCHER DE SAINT-MAURICE.


                                LES ILES


                               PROMENADES
                                DANS LE
                           GOLFE SAINT-LAURENT

              UNE PARTIE DE LA CÔTE NORD.--L'ILE AUX OEUFS.
               L'ANTICOSTI.--L'ILE SAINT-PAUL.--L'ARCHIPEL
                            DE LA MADELEINE.



I.

EN DESCENDANT LE FLEUVE.

Il me semble encore que les choses que je vais vous raconter se
passaient hier; et d'ici, je revois le quai de la Reine tout encombré
de pesants colis, de chaînes d'ancres, de rouleaux de câbles, au milieu
desquels chuchotaient, riaient et discutaient, bruyants matelots, gens
d'affaires et amis venant serrer la main et souhaiter un heureux retour
à ceux qui s'embarquaient.

Le steamer sur lequel nous partions était de la taille d'un aviso de
première classe, fortement membré, un peu étroit, ce qui--pour les
novices--lui faisait trop prêter la bande au roulis, mais à première
vue il promettait de se bien défendre à la mer, promesse qu'il nous a
noblement tenue. Dans sa cale, sur son pont, le long de ses passerelles,
sur son gaillard d'arrière, s'étalait la plus étrange des cargaisons, et
dans ce pandémonium indescriptible s'était donné rendez-vous tout ce qui
peut servir à un homme qui, sept mois sur douze, se donne le luxe de
vivre comme Robinson Crusoë, loin de toute distraction, de toute amitié,
de tout secours humain.

Le _Napoléon III_ partait ce matin-là pour ravitailler les phares de la
côte et du golfe Saint-Laurent.

Dans les flancs de sa sainte-barbe sommeillaient dix mille livres de
poudre à canon qui--affaire nerfs probablement--m'ont toujours semblé
être un voisinage peu rassurant pour une centaine de barils de pétrole
que nous avions à fond de cale. Des quarts de porc salé et de farine,
des ballots de marchandises, des caisses d'épiceries balancées
lourdement au crochet d'un fort palan, descendaient et disparaissaient
par les écoutilles, pendant que sur le pont on rangeait des cages à
poules non loin de deux vaches qui ruminaient mélancoliquement au pied
du grand mât, en songeant à ces vertes prairies des plaines d'Abraham
qu'elles allaient échanger contre les brouillards de l'Anticosti. Un
cochon, insoucieux de son sort, se frottait le dos sur l'affût d'un
canon, regardant d'un air satisfait un groupe de matelots qui jetaient
de grosses toiles cirées sur des balles de foin destinées à être
exposées à l'air, pendant que des camarades empilaient des planches et
des bardeaux le long des bastingages. Sur la dunette, une charrette
donnait l'accolade à une baleinière. Partout ce n'était que chaos,
bourdonnement et travail. L'équipage soigneux et attentif s'empressait
de mettre la dernière main aux préparatifs du départ, et l'ordre se
faisait vite au milieu de ce tohubohu.

Le carré des passagers faisait bientôt oublier tous ces bruits et cet
inextricable fouillis. Le petit salon de l'arrière était simple, coquet
avec ses tentures vertes, bien emménagé, et son demi-cercle de divan
promettait plus d'une bonne heure de sieste aux coureurs et aux
travailleurs de la mer. La salle à dîner où nous devions passer de si
douces soirées, se montrait propre, bien éclairée, assez large pour
mettre à l'aise quinze personnes. Elle nous permettait d'entrer de plain
pied dans des cabines parfaitement ventilées; et c'était plaisir de
voir par leurs portières soulevées un lit frais et bien blanc. Tout
promettait donc d'aller pour le mieux sur le meilleur des bateaux
possibles, et je ne me laissai distraire de toutes ces douces choses que
par le premier tour de l'hélice qui nous entraînait vers l'inconnu.

Le temps était superbe, le fleuve calme, mon cigare délicieux, et tout
en jetant un regard à ceux qui restaient et qui agitaient leur mouchoir
en signe d'adieu, je me mis à examiner curieusement ceux qui devaient
être mes camarades de voyage.

Sur la dunette se promenait en paletot gris, le binocle gris d'acier à
cheval sur un nez passablement rubicond, un homme à favoris gris dont
la tête s'élançait triomphalement hors d'une cravate verte, pour aller
s'enfouir sous un chapeau melon. D'une voix bégayante, mais accompagnant
chaque mot d'un coup d'oeil dont la vivacité suppléait aux lenteurs
de la parole, il donnait des ordres à un colosse qui, debout sur le
gaillard d'avant, la moustache en brosse, le teint hâlé, le nez dans
le vent, répétait d'une voix de tonnerre chaque monosyllabe tombé des
lèvres de son supérieur.

Le monsieur bègue était notre capitaine, un de nos pilotes les plus
expérimentés: l'homme au torse herculéen, à la physionomie franche et
ouverte qui l'écoutait, n'était que premier lieutenant. Rude tête que
celle de LeBlanc, je vous l'assure: il avait le flair des mystères de
l'abîme, et sentait une caye, un grain ou un danger à dix lieues à la
ronde.

LeBlanc ne savait ni lire, ni écrire, mais sa vie s'était passée sur
l'océan. La mer était le livre de cet homme d'airain, et comme la
pauvreté et le hasard en lui fermant le chemin de l'école l'avaient
jeté loin de toutes connaissances humaines, il avait appris seul, et
ne connaissait pour camarades de collège que la tempête et le danger.
LeBlanc savait donc par coeur la navigation que nous allions faire, et
si de notre époque personne n'eût songé à lui pour en faire un chevalier
de la Toison d'Or, du temps de Jason il serait passé d'emblée amiral, et
aurait été de force à mener l'expédition des Argonautes.

A tribord, près du capot d'échelle, la casquette galonnée sur le coin de
la tête, l'uniforme boutonné jusqu'au col, le teint bronzé, le nez en
bec d'aigle, l'oeil doux et profond, Jérôme Savard, notre deuxième
lieutenant, s'occupait à transmettre automatiquement les ordres qui
pleuvaient du banc de quart à l'adresse de l'homme à la roue.

De la cambuse au capotin qui menait à la salle à manger, notre maître
d'hôtel, Raphaël Côté, faisait trottiner son gros ventre tout en
transportant fines poulardes, langues salées et grosses pièces de
résistance. Cela ne l'empêchait pas, suivant la course qu'il tenait, de
lancer un bon mot à William Déchêne, le cordon bleu du bord qui suait
et soufflait devant ses fourneaux chauffés à rouge, de saluer
obséquieusement un passager qu'il ne connaissait pas, ou de lorgner d'un
oeil de fin connaisseur les meilleurs plats du jour. Gai comme pinson,
il commençait ce jour là un service agréable pour tous et qui ne se
ralentit pas une seconde pendant la durée de nos trois croisières.

Ce va et vient de l'illustre Raphaël faisait pressentir les tintements
de la cloche du dîner. Nous étions alors par la travers du phare de
Saint-Laurent d'Orléans, et au moment où j'allais me lever, j'aperçus
dans la direction du sud scintiller au soleil le clocher de la petite
église de Beaumont. Je n'ai jamais pu regarder ce temple agreste et sans
prétentions, sans que ma pensée ne repliât ses ailes sur elle-même. Sous
cette voûte de bois, étoilée dans le genre du siècle dernier, dans ces
vieux murs de 1732, non loin de ces fonts baptismaux à la balustrade en
fer forgé et fleurdelysé, dorment la chair de ma chair, les os de mes
os. C'est là que mes deux frères Charles et Pierre et que ma chère soeur
Joséphine attendent, calmes et impassibles dans la tombe, le jour où il
sera du bon plaisir de Dieu de mêler ma poussière à leur poussière.

Personne au milieu de ceux qui prenaient l'air sur le pont et
regardaient d'un oeil distrait ce paysage--pour moi le plus aimé, sinon
le plus ravissant du monde--ne se serait douté que j'étais en frais
de broyer du noir, et déjà autour de moi les manies d'un chacun
s'accentuaient.

A deux pas de là, un étudiant en médecine, propriétaire d'un énorme
colis de drogues où s'étaient glissés une foule d'instruments aussi
utiles que désagréables, tâtait la clientèle du bord, parlant du mal de
mer à celui-ci, pronostiquant un rhumatisme à celui-là, faisant à un
troisième qui l'écoutait d'un air hagard, le résumé des premiers soins
qu'il fallait donner à un noyé, et prévenant chauffeurs et matelots
qu'il distribuerait _pro bono publico_, tout ce qu'exigent brûlures,
contusions ou cassures, enfin toute cette série de surprises qui
existent entre le perroquet de hune et l'arbre de couche de l'hélice.

Dans les jambes de ce Samaritain anglais, courait et jasait le plus
endiablé des gamins, _master Birdie_, homme de dix ans aux réponses
phénoménales, aux théories renversantes, qui un jour, à table, se prit
à causer d'histoire naturelle avec un joyeux shérif de ma connaissance,
bel esprit, grand parleur, et certes de fil en aiguille ce ne fut pas ce
dernier qui eut le beau rôle dans la discussion.

Assis sur un rouleau de chanvre, M. Gagnier, gardien du phare de la
pointe aux Bruyères sur l'île d'Anticosti, vrai type du canadien des
anciens jours, causait à voix basse avec M. Malouin, jeune homme qui
était parti de San Francisco pour aller embrasser son vieux père--autre
gardien de phare--et oublier au milieu des joies de la famille sept
longues années de travail et d'absence.

Un passager désolé confiait déjà tristement à l'un des ingénieurs
qu'il avait eu tort d'oublier son paletot et de partir pour le golfe
Saint-Laurent comme on part de chez soi, par une matinée ensoleillée,
pour faire le tour du Belvédère. Un autre, debout près du mât d'artimon,
chaussé dans ses bottes de sept lieues, coiffé d'une casquette aux
formes cosmopolites, le lorgnon ferme sous l'arcade sourcillière,
discutait gravement avec son autre compagnon de route, Agénor Gravel,
l'importante question de savoir quel était le meilleur temps pour
prendre en mer le coup d'appétit, lorsque Raphaël vint mettre tout le
monde d'accord eu sonnant vigoureusement la cloche, et clerc médecin,
hommes de lettres, gardiens de phare, fils de famille et gamin
disparurent en un clin d'oeil du pont, pour aller se mettre en rang
d'ognons autour de la table hospitalière du _Napoléon III_.

Je n'ai pas besoin de dire que ce premier dîner fut assez silencieux.
Chacun étudiait la physionomie de son voisin; mais Agénor, qui n'y
allait jamais par quatre chemins, et avait déjà la velléité de tutoyer
le capitaine, eut bien vite fait circuler parmi les convives cette gaîté
chaude et pétillante qui ne cessa de régner entre nous, aux jours de
pluie comme aux jours de soleil.

C'était une singulière tête que cet Agénor Gravel, et puisque son nom
reviendra souvent sur mes lèvres pendant le récit de ce voyage, j'aime
autant vous faire son portrait tout de suite.

Assez grand, large d'épaules, borgne sans le laisser voir le moins du
monde, causeur jovial et bon enfant lorsqu'on lui demandait un service
ou une anecdote, saupoudrant le moindre récit d'une légère pointe
d'exagération gasconne, ce qui n'était pas désagréable, triste comme un
saule pleureur dès qu'il approchait une plume de l'encrier, Agénor avait
été une foule de choses pendant le cours de sa vie aventureuse. Tour
à tour avocat, zouave pontifical, homme de lettres, journaliste,
naturaliste, collectionneur, bibliophile, ce nouveau Vichnou avait tout
juste conservé de ses différentes incarnations ce qu'il fallait pour
véritablement constituer ce qu'on appelle un bon garçon, trois mots
dont on fait de nos jours un usage immodéré, et que l'on applique trop
souvent à tort et à travers au premier venu.

Railleur sans fiel, hardi par tempérament, serviable et discret par
goût, jouissant d'une bonne santé et de l'_aurea mediocritas_ d'Horace,
joyeux, bon, prodigue de tout ce qu'il avait, il prenait la vie comme
elle se présentait à lui, sans permettre à l'ambition, à l'excès de
travail ou à l'envie de lui faire des cheveux blancs, des rides et de la
bile avant le temps. Ses ennemis le fuyaient pour ne pas être forcés de
devenir ses amis, et sans son incomparable paresse, maître Agénor aurait
été de force à courir après eux, pour se les concilier, en ouvrant la
conversation par leur dire tout le mal qu'il pensait de lui, et leur
faire part de tout le bien qu'il voulait aux autres.

On sait déjà qu'Agénor avait une manière particulière de s'y prendre
pour faire causer les gens; aussi ne faut-il pas s'étonner si le
lendemain de notre départ, nonchalamment couchés sur une peau de buffle,
la tête appuyée sur une bosse de chaloupe, nous étions déjà en frais de
prendre des notes sur l'intéressante conversation que nous tenait le
gardien d'un des phares de l'Anticosti.

Ceux qui sont habitués aux petites grandeurs, aux grandes misères et aux
minces bonheurs des villes, ne sauraient se faire une idée de la vie
que mènent là-bas ces braves gens. Obligés de faire cuire leur pain, de
tailler leurs habits, de travailler à la menuiserie, de chasser, pêcher,
être à la fois médecin, calfat, brasseur, que sais-je? l'été ils n'ont
pour distraction que la culture d'un petit carré de terre, si toutefois
l'avare récif le permet, l'hiver que d'interminables pipes fumées en
tête à tête avec les épaves arrachées à la tempête, et qui flambent
tristement dans l'immense âtre en pierre de la cuisine de la tour.

Notre interlocuteur, M. Gagnier, était, un des privilégiés de la bande.
Il desservait un phare confortable, spacieux, et lui du moins, pouvait
chausser ses raquettes, ou s'acheminer le long des sentiers battus par
les ours et les fauves, pour visiter ses voisins et échapper ainsi, cinq
ou six fois l'an, au terrible supplice de l'isolement.

--Ah! monsieur, disait-il à Agénor, si vous saviez comme la solitude et
le silence amènent l'homme à être serviable et à aimer son semblable.
Mon plus proche voisin fit un jour trente-cinq milles à pied pour venir
m'apporter une lettre. D'ailleurs, ajouta-t-il en clignant de l'oeil,
c'était un rude jarret que celui de mon compère James. Dans un temps de
disette il fut onze jours sans pouvoir fumer. Enfin n'y tenant plus, il
part, enjambe dix-huit milles par une pluie battante, et me tombe dessus
au moment où j'allais souper. Je veux le forcer à passer des habits
secs, et à boire un bon verre de rhum. Le rhum, il l'avala sans se faire
prier; mais pour ce qui est des hardes et du souper, il fit la sourde
oreille, et se mit à battre le briquet et à fumer avec tant d'appétit,
qu'une demi-heure après, il était malade, comme un écolier qui a voulu
faire l'homme et s'est imbibé de nicotine. Pauvre James! il devait
mourir plus tard d'une maladie bien pire que celle-là, et en attendant
ce fut lui qui entra l'un des premiers dans la maison de Gamache et le
trouva mort, étendu de tout son long sur le plancher, et la main crispée
sur l'anse d'une cruche de whiskey.

--Comment Gamache, l'homme aux relations diaboliques, Gamache le
mystérieux, Gamache le terrible, le grand Gamache buvait autant que
cela? fit d'un ton de profonde commisération maître Agénor, tout en
laissant passer un soupir encore tout parfumé par un vieux rhum de
Sainte-Croix.

--Oui monsieur, puisque c'est ce vice qui l'a tué, reprit gravement
Gagnier. D'ailleurs Gamache n'était pas aussi méchant que nous le fait
la légende. Basque, mais bon coeur sous sa rude écorce, il s'était
entouré de mystère, et se faisait une réputation de sorcier pour ne pas
se voir déranger dans cette vie de liberté et d'isolement qu'il aimait
autant que sa gourde et son fusil.

Puis secouant les cendres de sa pipe par dessus la lisse de plat-bord,
notre interlocuteur ajouta:

--Nous allons bien, messieurs; voilà que nous sommes déjà par le travers
de la Pointe-à-l'Outarde.

Et nous indiquant la terre de la main, Gagnier reprit gravement:

--Voyez-vous là-bas cette maisonnette blanchâtre qui se détache sur les
tons gris de la côte? C'est la demeure d'Hawkins, un homme qui a fait
une fin bien tragique! Par un de ces temps clairs et froids de décembre,
il aperçut un navire abandonné dans les glaces qui montaient lentement
avec le reflux. La batture était solide et prise au loin, le temps
beau, l'air sec mais sans vent, et, suivi d'un chien, Hawkins partit
résolument et se dirigea vers l'épave. Malheureusement le long de la
route le vent se fit, la neige fouettée par la brise se mit à poudrer,
la mer se prit à travailler sourdement la glace, et bientôt l'infortuné
se trouva à la merci d'un îlot flottant. Qu'advint-il? comment et quand
le pauvre Hawkins mourut-il? nul ne le sait. Seulement, à quelques jours
de là, sa femme voyait revenir au logis le fidèle terreneuve, portant
noué au cou, en signe d'adieu et de souvenir, le mouchoir de son maître.
Le printemps suivant, Hawkins était retrouvé au large de la Pointe de
Mons, gelé, dans l'attitude de la prière, le front, les mains et les
genoux scellés encore à sa banquise solitaire!

Pendant que nous écoutions attentivement ces récits de la mer, le
_Napoléon_ filait joyeusement dans une forte brise de nord-est. La
veille, nous avions ravitaillé le Bicquet; aujourd'hui nous courions
dans le nord laissant par tribord les côtes verdoyantes du sud qui, vues
de cette distance, paraissent sombres, élevées, ne laissant voir ça et
là sur les flancs escarpés des Schick-Shoacks qu'une éblouissante tache
de neige, jetée là par l'hiver en signe d'éternel défi au soleil d'été.

Déjà nous avions entrevu Bersimis avec son joli village et son église;
vers cinq heures nous doublions la Pointe de Mons[1], et l'approche du
phare nous était annoncée, en amont, par deux croix de bois qui abritent
des tombes de naufragés, et font le plus triste effet sur cette côte
montagneuse et boisée, tranchée de fois à autres par des falaises
grises, coupées à pic.

[Note 1: La pointe de Mons est ainsi nommée en l'honneur de Pierre
du Gua, sieur de Mons, l'infatigable explorateur des côtes de l'Acadie
et le fidèle ami de Champlain. L'amiral Bayfield est le seul qui ait
maintenu la véritable orthographe de ce nom. Presque toutes les autres
cartes indiquent ce lieu sous le nom de Pointe des Monts, ce qui est un
non-sens topographique.]

Dès sept heures du soir la première chaloupe du steamer était mise à
l'eau, et bientôt nous descendions à terre. Debout sur les galets, le
maître de céans nous attendait pour nous souhaiter la bienvenue dans son
aride domaine, et mettre à notre disposition son fils, dans le cas où
nous aimerions à escalader les huit étages du phare, solide construction
en pierre qui trône majestueusement au milieu de ses dépendances, de
sa poudrière, et de son abri à canon, et qui, de la hauteur de ses 75
pieds, semble narguer les tempêtes de la rose des vents. Nous profitâmes
de la bienveillance de notre nouvel ami, montant, grimpant, soufflant,
touchant à tout, demandant des explications sur tout, jusqu'à la minute
où il nous ramena sains et saufs, mais hors d'haleine sur les galets de
la grève.

Le soleil était alors à son couchant, et je n'oublierai jamais le
spectacle qui nous ravit ce soir-là. La tour détachait sa façade blanche
sur les teintes pourpres de l'occident. Au loin, la mer dormait, et
son immense respiration venait mourir au pied des roches moussues que
frangeaient de légers flocons d'écume. Debout, dans la porte cintrée du
phare, entouré de sa famille qui l'écoutait anxieuse, Ferdinand Fafard,
tête nue, la main tremblante, lisait d'une voix qui voulait paraître
ferme une lettre que nous lui apportions de l'un de ses fils. Le lecteur
pesait gravement chaque mot, savourait à longs traits chaque ligne,
s'interrompant pour jeter de temps à autre, par dessus ses lunettes, un
regard sur son auditoire attentif.

Cette scène touchante aurait mérité les honneurs de la peinture.

Fermez les yeux et groupez autour de Fafard brunes têtes de fillettes,
jeune homme au teint hâlé, profil de vieille et bonne ménagère
canadienne; mettez au fond les âpres teintes d'un paysage du Labrador;
semez sur l'horizon une poignée de nuages cuivrés qui courent vers le
couchant; relisez, avant de crayonner, ce que je viens de vous dire plus
haut, et vous aurez un tableau vrai, sinon ravissant.

--Ah! le manque de nouvelles, nous disait le brave Fafard, c'est ce qui
nous rend la vie si triste. J'ai bien là, ajoutait-il en montrant sa
lettre, de quoi me consoler pour quelques jours; mais mon fils Pierre,
qu'est-il devenu? Et mon plus jeune frère, laissé malade dès l'automne
dernier, est-il mort? Et ma petite propriété du Saguenay, est-elle
brûlée lors des derniers incendies? L'incertitude fait pousser bien des
cheveux blancs. Heureux encore si nous n'avons que cela--mais les jours
d'hiver se font quelquefois bien longs ici; à preuve ceux de l'an
dernier. Figurez-vous que vers la fin de l'automne, dès les premières
bordées de neige, ma famille fut attaquée par les fièvres typhoïdes.
Les débuts de la terrible maladie eu mirent sept au lit, et bientôt les
autres suivirent. J'étais seul valide. Mon plus proche voisin demeurait
à vingt milles, et comme les mauvaises nouvelles n'ont pas besoin d'un
fort vent pour être portées au loin, le phare était déjà signalé comme
un foyer d'infection aux Indiens qui faisaient un détour pour ne pas le
trouver sur leur passage. Un seul homme fut touché de mon malheur.
Un matin Laurent Thibeau se présenta à ma porte et me fit part de sa
détermination de rester avec moi et de m'aider. Tout alla mieux pour
quelque temps; mais comme nous étions alors aux derniers jours de la
navigation, les brouillards et la neige se mirent de la partie, et nous
forcèrent de tirer du canon toutes les demies, quelquefois tous les
quarts d'heure. Alors la vibration se faisait terrible dans cette tour
haute de 75 pieds. Nos malades ne pouvaient la supporter, et avant
chaque détonation, il fallait monter les cinq étages du phare
transformés en infirmerie, avertir ces pauvres malheureux, et mettre de
la ouate dans les oreilles des plus nerveux. Les jours succédèrent ainsi
aux nuits sans apporter autre chose que le chagrin, l'inquiétude et les
insomnies. Laurent et moi, nous étions en train de perdre la tête; le
service du phare et des malades ne se faisait plus que machinalement,
lorsque Dieu prit pitié de nous, et dans sa miséricorde nous envoya le
repos et la joie, en déterminant une convalescence générale.

Un mois de tranquillité nous remit frais et gaillards, et comme les
grands froids étaient venus, j'eus le plaisir de mener une partie de mon
hôpital faire visite à mon confrère de l'Ile-aux-Oeufs. C'est cette île
qu'il y a là-bas, à dix lieues sous le vent; le golfe était pris en vive
glace, et de ma vie je n'ai fait plus belle course en traîneau. Vous
voyez, messieurs, que le bon Dieu nous aime encore, et qu'il ne nous
abandonne pas tout à fait, ajouta-t-il sous forme de péroraison, en
versant un verre de champagne à maître Agénor, et en lui disant:

--Goûtez ferme, M. Gravel, c'est du meilleur. Je l'ai acheté il y a
quinze jours d'un de nos pêcheurs de la Trinité, qui en a sauvé bien
d'autres du malheureux naufrage du navire marseillais du capitaine
Figueron, venu à la côte en septembre passé.

Puis, comme nous faisions mine de nous retirer:

--Allons, messieurs, une nouvelle tournée à votre prompt retour et à
votre bonheur. Quant à vous autres, mes gars, mettez le petit canot à
la mer, et faites un brin de conduite à la chaloupe de ces messieurs.
Peut-être, avant que l'ancre du _Napoléon_ ne soit levée, auront-ils le
temps de trouver dans leurs cabines quelques vieux journaux de par chez
nous. Ici, les morceaux en sont bons à lire.

Et ce fut ainsi que par un beau clair de lune, sur une mer splendide,
nous quittâmes Ferdinand Fafard de la Pointe de Mons, enchantés de notre
nouvelle connaissance, et joyeux d'avoir causé avec lui et de lui avoir
donné une bonne minute de distraction. Nos rameurs glissaient gaiement
sur le flot, qui s'ouvrait pour nous laisser passer. Au loin, on
entendait les ronflements d'une baleine qui venait respirer à la
surface: sur nos têtes une aurore boréale s'amusait à couler des tuyaux
d'orgue pour les refondre ensuite, et de la terre le grand cyclope de
pierre nous regardait aller et disparaître.

Agénor en ce moment eut une inspiration. Sa mémoire était implacable, et
il se mit à déclamer aux matelots ébahis le commencement du beau travail
de Paul Parfait sur le phare.

--"A l'heure où le soir tombe, invariablement il s'allume; peu à peu
l'ombre enveloppe sa tour blanche et l'on ne voit plus surgir au loin
qu'un point brillant, étoile factice posée par la main de l'homme au
bord des flots. Que la nuit soit claire ou sombre, calme ou tumultueuse,
l'étoile luit toujours de son éclat doux, paisible, immuable, pour ne
s'éteindre qu'avec le retour de l'aube. Qui pourrait considérer sans
émotion cette lueur perdue dans l'espace, en songeant que c'est elle
qui, à travers les brumes, sous la pluie qui fouette et le vent qui fait
rage, trace au navigateur sa route, lui marque les écueils à éviter ou
la passe à gagner?

"Par les nuits étoilées, le phare trace sur la mer un sillon lumineux,
et par les nuits noires il montre encore à travers l'ombre son grand
oeil vigilant. Qui ne croirait alors volontiers que le phare est vivant?
Qui ne s'adresserait à lui comme à un être capable de comprendre?"

D'une oreille distraite j'écoutais. Ma pensée était ailleurs; et la
déclamation d'Agénor avait réveillé en moi d'autres idées.

Je songeais à la vie humble, pleine d'abnégation et de dévouement, que
menaient les modestes gardiens de ces phares.

--A chacun sa fonction dans le grand rouage humanitaire. Ceux-ci, me
disais-je, doivent être premiers ministres, généraux ou millionnaires:
ceux-là seront pauvres, méconnus, mais dévoués. S'il en faut des
premiers pour guider les états, perfectionner les engins de mort et
acheter tout ce qui s'achète sur terre, il en faut aussi des seconds
pour accomplir une mission de paix, aider et réconforter ceux qui
souffrent et qui sont en péril.

Mais comme même ici-bas, tout se compense, ce n'est pas sur les lèvres
de ces déshérités que vient errer le soupir que laissait échapper le
cardinal d'Amboise mourant, lorsque se retournant vers son infirmier, il
lui disait:

--Ah! frère Jean!... que ne suis-je toujours resté frère Jean!



II.

L'EXPÉDITION DE L'AMIRAL WALKER.

Il faisait petit jour lorsque maître Raphaël que je ne me rappelle pas
avoir vu dormir pendant le voyage, s'en vint sur la pointe des pieds,
chuchoter à la porte de nos cabines:

--L'Ile-aux-Oeufs, messieurs! Dois-je vous préparer quelques provisions
pour descendre à terre? On arme le canot en ce moment.

--Je le crois bien, nom d'une pipe! s'écria Agénor Gravel, en faisant
son apparition dans le carré avec deux bouquins sous le bras. En route
mes amis! Nous allons faire aujourd'hui un chapitre inédit de l'histoire
du Canada. C'est ici, que l'amiral Sir Hovenden Walker est venu aplatir
une partie de sa flotte, sous le spécieux prétexte de mettre le siège
devant Québec. Je vous raconterai tout cela sur l'île; et en attendant,
qui m'aime s'embarque.

Ce fut ainsi que nous nous installâmes dans la baleinière, et que nous
poussâmes au large.

En face gisait une île sauvage et dénudée, longue de trois quarts de
mille. Elle était formée par des rochers granitiques divisés en quatre
sections très-sensibles, et n'avait pour habitation qu'un petit phare en
bois, lavé à la chaux. Bien que le _Napoléon III_ fût mouillé par quinze
brasses--en approchant de la falaise on trouve soixante-quinze pieds
d'eau--la distance à franchir n'était pas considérable; et bientôt,
sous la conduite d'Agénor qui n'aimait pas ce que la brise de mer a de
piquant le matin, nous nous installions dans un de ces nombreux trous,
fouillés tout le long de l'îlot par les chercheurs de trésors, pendant
que l'équipage roulait sur les crans les quarts de pétrole, les
provisions et les ballots destinés au Robinson de céans.

Ce ne fut qu'alors que nous fîmes connaissance avec les bouquins
d'Agénor Gravel. Il venait de les sortir triomphalement hors d'un sac
qui a contenu bien d'autres choses agréables, utiles et mystérieuses,
pendant les deux mois qu'il nous tint compagnie, et ils étalaient
modestement sur la mousse sombre du rocher leurs titres jaunis par le
temps.

Le premier de ces précieux volumes était le journal du malheureux
Walker: le second, s'intitulait l'histoire de l'Hôtel-Dieu de Québec par
la mère Françoise Juchereau de Saint-Ignace.

Quelle relation y avait-il entre ce livre de loch d'un amiral anglais
et le pieux récit d'événements dont les échos affaiblis étaient venus
s'éteindre sur le seuil d'un monastère? C'est ce qu'Agénor ne devait
pas tarder à expliquer à des profanes comme nous; car, il avait déjà
commencé par nous dire d'un ton grave:

--Ce fut le 11 avril 1711, à sept heures du soir, que le contre-amiral
de l'escadre blanche, Sir Hovenden Walker, accompagné par le
brigadier-général l'honorable John Hill, commandant les troupes de
débarquement destinées au Canada, vint recevoir au palais de Saint-James
les instructions de la reine Anne. Il y a cent soixante-et-deux ans de
cela, et comme les historiens se sont contentés d'effleurer le récit
d'un des moments d'angoisse les plus terribles de notre passé, je me
suis mis en tête de venir ici, pièces en main, vous donner les prémices
d'un travail qui méritait d'être fait, et que ma douce paresse aurait
désiré ardemment voir mener à bonne fin par un autre. Allons, passez-moi
le briquet; et puisqu'un cigare est le meilleur de tous les préambules,
j'allume et je commence.

--Les instructions de la reine Anne étaient précises. Après avoir pris
rendez-vous à Spithead, l'amiral et le général devaient, au premier vent
favorable, faire voile directement pour Boston. Une fois rendu là, Sir
Hovenden Walker détachait de l'escadre une nombre suffisant de vaisseaux
pour équiper et envoyer les troupes de New-York, du Jersey et de
Pennsylvanie qui devaient prendre part à l'expédition du Canada, puis
une fois cette mission accomplie, renforcer sa flotte de tous les
vaisseaux disponibles et remonter immédiatement le Saint-Laurent, pour
se mettre en mesure d'attaquer Québec au plus tôt.

Embossé devant la malheureuse ville, l'amiral anglais avait ordre
d'employer toutes les forces suffisantes, tous les moyens connus pour
la réduire, pendant que le lieutenant général Nicholson, maintenant en
route pour organiser les milices de la colonie anglaise, combinerait un
mouvement qui s'exécuterait par terre.

Tout ce qu'il est donné à l'esprit humain de prévoir avait été employé
pour assurer le succès de cette campagne, préparée longuement d'avance,
et destinée dès l'abord, à être commandée par Sir Thomas Hardy. Les
médecins de la flotte avaient été pourvus de douze mois de médicaments.
On poussa la précaution jusqu'à embarquer d'énormes grues pour hisser
les canons anglais sur les remparts de Québec, et les vaisseaux de Sir
Hovenden renfermaient une flottille de flibots à fond plat, destinés à
être jetés sur le lac Saint-Pierre pour empêcher l'ennemi de communiquer
avec les assiégés, et protéger en même temps--ils devaient être armés
en frégate--les canots et les flûtes qui emmenaient les troupes de
Nicholson. Les embarras d'argent avaient même été prévus: et l'on avait
donné droit à Walker--droit qui lui fut contesté plus tard--de tirer à
vue sur les commissaires de la marine, s'il arrivait à ses équipages de
manquer de vivres ou de munitions.

En cas de succès,--ce dont, avec le secours du Dieu tout puissant, la
reine Anne n'avait aucune raison de douter, puisque tous les préparatifs
avaient été faits, les ordres donnés, les moyens pris pour mener à bonne
fin cette campagne--une force navale anglaise devait rester dans
le Saint-Laurent, pendant que les prises faites sur les Français
transporteraient en Europe le gouverneur ennemi, les troupes
prisonnières, les religieux et toutes autres personnes comprises dans
les articles de la capitulation. Puis, quand ces choses glorieuses
seraient passées dans le domaine de l'histoire britannique; lorsque la
Nouvelle France aurait pris rang au nombre des vassaux de celle qui
s'intitulait alors reine d'Angleterre, de France et d'Irlande,[2] un
ordre d'embarquement devait être donné aux troupes qui n'étaient
plus nécessaires au maintien de la paix, et Sir Hovenden Walker
s'empresserait de revenir, non toutefois sans avoir attaqué Plaisance,
dans le cas où la saison lui permettrait d'approcher de Terreneuve.
Enfin, comme de tout temps il y a eu une pointe de commerce dans les
guerres anglaises, sa gracieuse Majesté terminait en disant, qu'une fois
ces hauts faits accomplis, l'amiral licencierait les transports dont le
service pouvait se passer, et leur donnerait pour mission d'aller dans
les îles et les ports du continent américain y prendre cargaison, et
alléger d'autant la taxe publique, tout en faisant le bénéfice du
Commerce et de la richesse nationale.

[Note 2: Le titre de roi de France, pris pour la première fois par
Edouard III d'Angleterre, fut porté par ses successeurs jusqu'en 1801.]

Muni de ces instructions royales, l'amiral Sir Hovenden Walker
s'empressa de se rendre à Portsmouth, puis à Spithead, où l'attendaient
des vents contraires, des calmes plats, des accidents de mâture, enfin
toute cette série de contretemps qui s'abattent sur une escadre à voile,
et retardent l'appareillage du jour au lendemain.

Une journée, c'étaient les officiers de la flotte qui n'avaient pas
encore reçu l'ordre d'obéir à l'amiral, et ne voulaient écouter que
Sir Edward Whitaker, plus ancien que lui. Le lendemain, c'était
l'impossibilité d'obtenir un transport pour aller chercher l'infanterie
de marine à Plymouth. Puis, les vaisseaux n'avaient pas les garnitures
d'ancre nécessaires: le gros temps s'en mêlait, et la mer devenait trop
forte pour embarquer les mortiers de siège. S'il ventait bonne brise,
les navires n'étaient pas encore suffisamment approvisionnés. S'ils
regorgeaient de vivres, au moment d'appareiller un grain fondait sur la
frégate le _Devonshire_, et lui rasait tous ses mâts de hunes, pendant
qu'une seconde frégate, le _Swiftsure_, perdait ses mâts de perroquet.
Le grain passé, le calme prenait; et pendant que toutes ces contrariétés
fondaient à tire d'aile sur la flotte, le secrétaire Saint-John--plus
tard lord Bolingbroke--ne cessait de dépêcher courrier sur courrier à
l'amiral pour lui dire que c'était le bon plaisir de Sa Majesté de le
voir prendre la mer au plus tôt.

Enfin, à force d'écrire, de donner des ordres, et d'éreinter des
courriers, tout devint prêt. Ce fut le 29 avril 1711 à quatre heures
du matin que l'amiral Walker quitta son mouillage, par un vent frais
est-sud-est, pour continuer cette série de contrariétés, d'hésitations
et de malheurs qui devait se terminer le long des falaises de
l'Ile-aux-Oeufs[3].

[Note 3: Les frégates avaient pour six mois d'approvisionnements:
les transports pour trois mois.--Livre de loch de l'amiral.]

Conformément à ses ordres, l'amiral mettait le cap sur Boston, où il
était allé 25 ans auparavant, en 1686.

A bord, sur 12,000 hommes d'embarquement, tous--l'amiral et le général
exceptés--ignoraient l'objet de l'expédition. A 153 lieues des îles
Scilly, Walker avait fait mettre en panne et distribuer à chacun de ses
capitaines un pli cacheté, contenant le nom du lieu où l'escadre devait
se rallier. Pourtant ces précautions devenaient inutiles: le précieux
secret avait été mal gardé.

Le 2 mai, Walker fut forcé par une saute de vent d'ancrer à Plymouth,
pendant que ses transports se réfugiaient à Catwater. Un matelot
français embarqué sur le _Medway_, un renégat qui prétendait avoir fait
quatre voyages dans la rivière du Canada, entendit dire dans un des
caboulots de la ville, qu'une flotte destinée à la conquête de la
Nouvelle-France était de passage en ce moment, et se fit offrir à
l'amiral anglais pour la piloter jusqu'à Québec. Walker épouvanté, se
prit à dissimuler devant lui, assurant qu'il allait croiser dans la
baie de Biscaye, et fit tout de même embarquer cet homme à bord de
l'_Humber_, avec ordre de le bien traiter. Ce qui devait être du goût de
ce nouveau Palinure car le colonel Vetch, donnant plus tard des notes
sur le compte de ce transfuge, écrivait du détroit de Canso à l'amiral,
que le pilote français lui faisait non-seulement l'effet d'un ignorant,
d'un prétentieux, d'un cancre et d'un ivrogne, mais encore qu'il était
sous l'impression qu'il tramait en sa tête rien qui vaille. Walker
comptait beaucoup sur l'expérience de cet homme pour éviter les
dangers de la navigation du Saint-Laurent, dangers que son imagination
exagérait, au point de croire qu'une fois l'hiver venu, le fleuve ne
formait, jusqu'au fond, qu'un bloc de glace. La lettre du colonel venait
de détruire une de ses plus chères illusions.

D'ailleurs, les contrariétés continuaient à s'acharner sur le malheureux
officier.

A peine en mer, Sir Hovenden s'aperçut d'une impardonnable distraction:
le transport _Mary_ avait été oublié à Catwater avec une partie du
régiment du colonel Disney. Par une nuit d'orage, le mât de misaine
du _Monmouth_ fut emporté comme une paille. La marche de l'escadre se
voyait continuellement retardée par les transports qui marchaient comme
des sabots; par tous les temps, il fallait leur faire passer péniblement
des câbles de remorque. Dans un cas pressé, était-il urgent de
communiquer avec le général Hill embarqué sur le _Devonshire_? celui-ci
souffrait trop du mal de mer pour s'occuper de choses sérieuses.

L'indiscipline se mit de la partie. Malgré la défense formelle de se
séparer de la flotte et de courir sus aux voiles ennemies, un soir, près
du banc de Terreneuve, le capitaine Buttler du _Dunkirk_ et le
capitaine Soanes de l'_Edgar_, deux officiers qui avaient pour consigne
l'importante fonction de répéter les signaux de l'amiral aux vaisseaux
de l'escadre, se couvrirent de toiles, et appuyèrent vivement la chasse
à un petit navire marchand qui louvoyait sur l'horizon. Alors il
fallait sévir. Un conseil de guerre se réunissait. Et de ces deux vieux
officiers qui auraient pu être si utiles en montrant l'exemple, l'un, le
capitaine de l'_Edgar_--parce qu'il fut constaté que le secrétaire
de l'amiral avait oublié de lui communiquer la consigne--se voyait
réprimander sévèrement et retrancher trois mois de solde; L'autre--celui
du _Dunkirk_--était renvoyé du service.

Malgré ces déboires, le 25 juin, après cinquante-huit jours de mer,
l'amiral Walker vint jeter l'ancre devant Boston, où l'attendaient des
fêtes brillantes et de lamentables déceptions. En mettant pied à
terre, Sir Hovenden sembla devenir le lion de la Nouvelle-Angleterre.
L'ouverture des cours de l'université de Cambridge se faisait le 4
juillet, sous sa présidence. Le 5 et le 10 du même mois il assistait au
défilé des troupes d'infanterie de marine, passées en revue sur Noodles
Island, par le général Hill. Le 24 il se rendait à Roxbury faire
l'inspection d'un régiment de miliciens destinés à l'expédition du
Canada. Le 19 et le 23 c'était une série de bals et de dîners donnés à
bord de l'_Humber_--en l'honneur des chefs indiens du Connecticut, ainsi
que des _Mohocks_, reçus à bord du vaisseau-amiral au bruit du canon,
des fanfares et des hourrahs de l'équipage. Ces derniers qui formaient
partie des cinq nations furent l'objet d'une distinction spéciale. Sir
Hovenden Walker voulut bien trinquer avec leurs sachems; et les chefs
pour ne pas rester en arrière de courtoisie, portèrent un toast à Sa
Majesté, en disant à l'amiral:

--Depuis longtemps nous nous attendions à contempler les merveilles que
nous voyons maintenant. Nous sommes dans la joie en songeant que la
Reine a pris un tel soin de nous; car, nous commencions à désespérer.
Maintenant nous ferons tout en notre possible, et nous espérons que
dorénavant les français seront vaincus en Amérique.

Ces raoûts et ces collations fines se succédèrent ainsi à la file, qui
à bord de l'escadre, qui chez le gouverneur, qui chez les officiers
supérieurs de la colonie, jusqu'au moment où il fallut parler d'affaires
sérieuses.

Il s'agissait maintenant de trouver et d'embarquer en toute hâte
quatre mois de provisions, pour 9385 soldats et matelots destinés à
l'expédition navale contre la Nouvelle-France.

Un seul homme dans Boston pouvait fournir une aussi importante commande.
C'était le capitaine Belcher, négociant riche et rusé, qui en peu de
temps avait su se rendre maître du marché de la Nouvelle-Angleterre, et
le contrôlait à sa guise. Tout en prêtant l'oreille aux propositions de
l'amiral, et en gagnant du temps par des promesses, Belcher réussit à
accaparer le sel disponible, et prit à sa solde tous les boulangers de
la ville: si bien que, le jour venu pour exécuter son contrat, il
se trouva eu mesure de faire ses conditions lui-même et d'exiger de
l'argent comptant. Les bouchers se mirent de la partie; ils ne voulaient
livrer leur viande que contre-espèces sonnantes.

Pendant ces pourparlers, un temps précieux se perdait. La frégate le
_Chester_ venait de briser son étambot: il fallut le réparer. Plus de
seize pieds de la fausse quille du _Humber_ ayant été emportés, on ne
put songer à l'abattre en carène, et deux plongeurs furent chargés de
l'examiner et de faire rapport. La frégate _Sapphire_ était expédiée
à Annapolis avec deux compagnies de miliciens. Sur la demande du
gouverneur de la Nouvelle-Angleterre, ces troupes étaient destinées à
relever l'infanterie de marine; mais sir Charles Hobby, gouverneur de
cette dernière ville, gardait le tout, en homme prudent, et malgré
des ordres formels, ne laissait pas échapper cette belle occasion de
renforcer sa garnison. Soldats et matelots désertaient par escouade; et
cet amour de la vie au grand air devenait tellement épidémique, qu'un
soir, à bord du transport la _Reine Anne,_ six soldats, parmi lesquels
le maître canonnier et le maître d'équipage, commandés par le deuxième
lieutenant, mettaient une chaloupe à la mer et s'enfuyaient à force de
rames. L'assemblée du Massachusetts effrayée des proportions que prenait
ce sauve-qui-peut général, avait--il est vrai--promulgué une loi sévère
contre les déserteurs, mais le gouverneur Dudley semblait à tout instant
vouloir entraver les projets de Walker.

L'amiral essaya alors de la diplomatie. Un jour, le 9 juillet, il
transmet à la flotte le signal de déployer les voiles du petit hunier,
pour faire croire aux autorités qu'il commençait l'appareillage, et
aiguillonner ainsi le patriotisme des Bostonnais. Cette manoeuvre les
laissa aussi froids que le reste, et à bout de patience, Walker finit
par écrire vertement au gouverneur Dudley, et par lui dire que le peuple
de la Nouvelle-Angleterre vivait comme au temps où il n'y avait pas
de roi en Israël: chacun se conduisant à sa guise, et faisant du
patriotisme et de la grandeur nationale une question secondaire à ses
intérêts.

A partir de ce moment les rapports entre ces deux personnages devinrent
de plus en plus aigres.

--"Je suis d'avis, et tous les officiers de la marine et du corps de
débarquement partagent mon opinion, écrivait de nouveau l'amiral au
gouverneur, que votre gouvernement au lieu d'aider et de hâter le départ
de la flotte, l'a entravé autant que possible. Comment pourrez-vous vous
défendre contre un aussi grand nombre de témoins et contre des faits
aussi évidents? Lorsque le parlement anglais fera une enquête sur votre
conduite, et qu'il lui sera démontré le peu d'aide que vous ayez donné
à la partie navale de cette expédition, il y aura alors un tel cri
d'indignation, que la Nouvelle-Angleterre sera forcée de se repentir
de son inaction. Quand avec la protection de Dieu je suis arrivé ici,
j'espérais que les instructions royales seraient suivies à la lettre;
que les transports et les pataches de cette colonie auraient été armés
et approvisionnés de suite; que mes cadres auraient été complétés, et
que chacun ferait preuve de patriotisme en me permettant de reprendre la
mer au plus tôt. Le contraire est arrivé. Rien n'est prêt; mes hommes
m'abandonnent, et avec mes seuls déserteurs j'aurais pu équiper
vos transports. Jamais toute l'astuce du gouvernement de la
Nouvelle-Angleterre fera croire à la Reine et à son conseil, que la
colonie n'a pu me donner 400 matelots. Mon séjour sera court ici; avec
la bénédiction de Dieu, j'espère mettre à la voile demain ou lundi au
plus tard, et tout ce qui peut m'arriver de malheur, je le mets sur
le compte du gouvernement de la Nouvelle-Angleterre--_liberavi animam
meam_."

Enfin, la prise du _Neptune_, convoyé, à cent lieues et plus du cap au
Finistère, par une flotte sous le commandement de Duguay-Trouin,
vint ajouter aux transes de l'amiral; et en date du 27 juillet il
transmettait au gouverneur une liste des vaisseaux ennemis, tout en lui
écrivant[4]:

«--Je vous donne avis que, dans le cas où je quitterais cette rade en
d'aussi mauvaises conditions, et que j'irais me heurter, à monsieur
Duguay, comme cela est probable, s'il se propose de venir ici, je mets
sur le compte de la colonie tous les accidents qui pourront m'arriver
par le manque de matelots.»

[Note 4: Ces vaisseaux étaient le _Lys_ de 78 canons, le _Magnanime_
de 76, de l'_Apollon_ de 72, le _Brillant_ de 74, le _Glorieux_ de 68,
le _Fidèle_ de 70, l'_Aigle_ de 74, le _Protée_ de 68, et le _Jason_ de
48 canons.]

Néanmoins, à force de correspondre, de rager et de se faire du mauvais
sang, l'amiral Walker était à la veille de voir sa flotte en mesure de
se mettre en campagne, lorsqu'une dernière humiliation fondit sur lui.
Les pilotes recrutés à grands frais dans toutes les criques et baies de
la Nouvelle-Angleterre se faisaient tirer l'oreille, et prétendaient
ne plus connaître le golfe et le fleuve Saint-Laurent. Bref, ils se
cachaient ou refusaient d'embarquer, et il fallut un warrant royal pour
les consigner à bord.

Ce fut dans ces tristes circonstances, et après avoir épuisé toutes ses
ressources à se chicaner comme un clerc d'huissier, que l'amiral sir
Hovenden Walker appareilla le 30 juillet 1711. Une flotte splendide
le suivait: et derrière lui soixante et dix-sept navires de haut-bord
sortirent des passes de Nantasket, et prirent orgueilleusement la haute
mer[5].

[Note 5: Voici une liste exacte de cette flotte. Vaisseau amiral,
l'_Edgar_ 70 canons: le _Windsor_ 60 canons, le _Montague_ 69 canons,
le _Swiftsure_ 70 canons, le _Sunderland_ 60 canons, le _Monmouth_ 70
canons, le _Dunkirk_ 60 canons, le _Humber_ 80 canons, le _Devonshire_
80 canons. Transports: _Recovery Delight, Eagle, Fortune, Reward,
Success Pink, Willing Mind, Rose, Life, Happy Union, Queen Anne,
Resolution, Marlborough, Samuel, Pheasant, Three Martins, Smyrna
Marchant, Globe, Samuel, Colchester, Nathanael et Elizabeth, Samuel et
Anne, George, Isabella Anne Catherine, Blenheim, Chatham, Blessing,
Rebecca, Two Sheriffs, Sarah, Rebecca Anne Blessing, Prince Eugène,
Dolphin, Mary, Herbin Galley, Friend's increase, Marlborough, Anna,
Jérémie et Thomas, les Barbades, Anchor and Hope, Adventure, Content,
Jean et Marie, Speedwell, Dolphin, Elisabeth, Marie, Samuel, le Basibé,
la Grenade, Goodwill, Anna, Jean et Sarah, Marguerite, Dispatch, Four
friends, Francis, Jean et Hannah, Henriette, Blessing, l'Antilope,
Hannah et Elizabeth, Friend's adventure, Rebecca, Marthe et Annah,
Jeanne,_ l'Unité, et le Newcastle_, _L'Entreprise_ de 40 canons,
le _Saphire_ de 40, le _Kingston_ de 60, le _Léopard_ de 54, et le
_Chester_ de 54 canons, ainsi qu'une prise, le _Triton_, rejoignirent
l'amiral dans le golfe. Quant au _Leostoff_ et au _Feversham,_ frégates
de 36 canons qui faisaient partie de l'escadre, personne n'en entendit
plus parler.]

A bord tout était dans la joie. Le temps était clair; il ventait frais
et bon comme disent les marins, et Dieu daignait enfin sourire à cet
amiral anglais qui, malgré la paix existante alors entre la reine Anne
et le roi très-chrétien, s'en allait, pour satisfaire un royal caprice,
porter la torche et l'épée dans le pays de nos pères. Dans ces temps
hélas! le paradoxe était une arme subtile entre les mains du pouvoir.
Anne n'était pas femme à rester en arrière, et dans un jour de spleen,
elle s'était mise en tête que les Français établis au Canada et
obéissant aux prétendus titres de Sa Majesté le roi de France, étaient
tout autant ses sujets que s'ils fussent nés dans la Grande-Bretagne ou
en Irlande. Ces beaux sentiments trouvèrent un écho fidèle chez l'amiral
Walker; et il s'était occupé à les consigner dans une ronflante
proclamation, bien longtemps avant que sa flotte, âpre à son oeuvre de
destruction, se fût mise à courir toutes voiles dehors, la poulaine
tournée vers Québec.

A la hauteur du Cap-Breton, l'_Edgar_ sur lequel était hissé le pavillon
amiral, fut rejoint par le _Chester_ qui mit à son bord le capitaine
Paradis. Ce dernier commandait le _Neptune_ de la Rochelle, petit navire
de 120 tonneaux, armé de 10 canons, portant 70 hommes, dont 80 destinés
à la garnison de Québec. Il avait été amariné quelques jours auparavant
par le capitaine Matthews. Vieux loup de mer qui avait fait deux
naufrages dans le golfe, et en était rendu à son quarantième voyage au
Canada, le capitaine Paradis connaissait son Saint-Laurent par coeur; et
décidément, le ciel semblait se ranger du côté de l'amiral, en jetant
sur sa route pareil pilote. Une récompense de cinq cents pistoles--soit
deux cent cinquante louis--dont cent pistoles d'arrhes, fut promise au
capitaine Paradis s'il voulait se faire le lamaneur de la flotte: une
fois rendu à Québec, le prix du _Neptune_ lui serait payé en entier, et
sa vieillesse mise à l'abri du besoin.

Pour être juste envers le prisonnier de Walker, les mémoires et les
documents du temps ne mentionnent pas s'il accepta ou refusa. La seule
chose qui soit parvenue jusqu'à nous, c'est que Paradis, au dire même
de l'amiral, ne se gêna nullement pour lui faire un sombre tableau des
misères et des intempéries qui attendaient la flotte anglaise dans les
eaux de la Nouvelle-France. Ces avis concordaient avec ce que le
premier lieutenant du _Neptune_, expédié à Boston à bord de la prise du
_Chester_, avait déjà assuré à l'amiral:

--Si vous vous aventurez dans le Saint-Laurent avec pareille flotte, lui
disait-il, vous y perdrez tous vos vaisseaux.

Sur le moment, Walker crut que ces paroles n'étaient qu'une ruse de la
part d'un Français qui voulait sauver son pays de l'invasion. Bientôt,
l'idée d'être obligé d'endurer peut-être les rigueurs d'un hiver
canadien se prit à hanter continuellement le cerveau de l'amiral, et
plus tard, ce cauchemar lui faisait écrire une de ses meilleures pages.
Mais en ce moment, tout entier à ce que lui disait Paradis, et se
rappelant en même temps la conversation du lieutenant du _Neptune_,
Walker devint soucieux; et la brise venant à tourner grand frais, il
prit la résolution de se mettre à l'abri dans le havre de Gaspé. Un
navire français de la Biscaye était là, en train de charger du poisson
pour l'Europe. On s'en empara, et comme le lendemain il fallait faire
d'inutiles efforts pour le touer au large, l'ordre fut donné de le
saborder, de mettre le feu aux habitations du bassin, de détruire les
provisions qu'on y trouverait, et de faire prisonniers tous ceux qu'on
rencontrerait, pendant que le _Sapphire_ et le _Léopard_ iraient brûler
Bonaventure, qui ne fut sauvé que par un calme plat.

Amère dérision des choses humaines! Qui aurait dit en ce moment au
chevalier Sir Hovenden Walker, contre-amiral de l'escadre blanche, que
ce méchant lougre coulé à fond, et cette dizaine de baraques réduites en
cendres seraient les seuls souvenirs que sa formidable armada laisserait
aux flots oublieux du Saint-Laurent, l'aurait-il crû?

Un vent frais poussa bientôt l'escadre hors du bassin de Gaspé. En le
débouquant la brise fléchit, le calme se fit; et, une pluie fine se
prit à tomber pendant qu'au large le brouillard se faisait. Bientôt il
enveloppa la flotte, ne laissant voir que de fois à autres les voiles
d'une frégate ou d'un transport, qui tâchaient de garder autant que
possible leur ligne de bataille pour éviter le boulet que chaque
commandant de division avait ordre de leur envoyer, dans le cas où ils
s'en sépareraient. Ceci dura toute la journée du 22 août, mais le soir
le vent se prit à souffler en foudre, le brouillard devint de plus en
plus intense, la sonde ne mordit pas, et comme depuis le mardi les
vigies n'avaient pas signalé la terre, ou calcula par estime qu'on
serrait de près le Nord.

L'officier de loch venait de faire une erreur de quinze lieues!

Paradis consulté, fut alors d'avis de mettre en panne avec les amures
à bâbord, tout en ayant soin de se tenir la tête au sud au moyen du
perroquet d'artimon et du grand hunier.

Deux heures et demie se passèrent à faire cette manoeuvre, et l'amiral
venait de se mettre au lit, quand tout à coup, le capitaine de l'_Edgar_
crut entrevoir là terre. D'après de nouveaux calculs, il en était
arrivé à la conclusion que c'était la côte sud, et courant avertir
son supérieur, il reçut l'ordre de faire des signaux à la flotte pour
qu'elle virât immédiatement vent arrière, et recommençât la même
manoeuvre avec les amures à tribord.

Un jeune officier du régiment du général Seymour, le capitaine Goddard,
se trouvait alors sur le gaillard d'arrière. Il aperçut la mer déferler
et se briser sous le vent, au moment où l'_Edgar_ faisait son abatée; et
tout effrayé, il se précipita dans les appartements de l'amiral, en lui
criant:

--Sir Hovenden! nous sommes entourés de récifs!

L'amiral se prit à plaisanter M. Goddard sur sa frayeur; lui assura que
le capitaine de sa frégate, M. Paddon, était encore plus compétent pour
les choses de la mer qu'un officier d'infanterie, et lui souhaita le
bonsoir.

Le fantassin ne se tint pas pour battu. Pendant cette conversation
avec son supérieur les brisants avaient grandi: un tumulte terrible se
faisait sur le pont, et oublieux de l'étiquette pour ne plus songer
qu'au salut de tous, le capitaine Goddard rentrant de nouveau dans le
carré de Sir Hovenden, le supplia au nom de Dieu, de monter sur son banc
de quart.

L'amiral s'y rendit gaiement--_in gown and slippers--_en robe de chambre
et en pantoufles.

L'_Edgar_ était à la veille de talonner. Tout le monde avait perdu la
tête; personne ne savait où était allé Paradis. La frégate faisant
chapelle s'était laissée coiffer, et avait rejeté les brisants sous sa
hanche, pendant que pour comble de malheur, le capitaine Paddon hors
de lui, faisait dégager une ancre qui dérapa de suite, et qu'il fallut
couper immédiatement.

La lune sortit alors du brouillard, et montrant distinctement la
côte Nord, permit à l'amiral de rassurer un peu ses hommes. Sur ces
entrefaites, Paradis que l'on avait éveillé fit transmettre l'ordre de
hisser toutes les voiles. Il fallait sortir de là couvert de toiles, ou
chavirer.

L'_Edgar,_ sous la main ferme du capitaine canadien-français se pencha
sur les brisants, fit une seconde abatée, plongea fermement ses écubiers
sous la lame, et sortit.

Pendant cette nuit là, séparé de son escadre, l'amiral courut dans le
sud; puis, au matin, en reprenant sa bordée, il fit la rencontre du
_Swiftsure,_ qui lui apprit une partie de l'immense désastre que nous ne
connaissons plus que sous le nom du "naufrage de l'Anglais."

A ce rapport vint bientôt se joindre celui du capitaine Alexander, du
_Chatam._ Il était navrant.

Huit gros transports de 2,316 tonneaux et trois quarts,--ancienne
jauge,--l'_Isabella Anne-Catherine,_ le _Samuel et Anne,_ le _Nathaniel
et Elisabeth,_ le _Marlborough,_ le _Chatam,_ le _Colchester,_ le
_Content_ et le _Marchand de Smyrne_ étaient venus s'éventrer sur
l'Ile-aux-Oeufs, pendant cette nuit terrible. Les capitaines Richard
Bayley, Thomas Walkhup et Henry Vernon s'étaient noyés. Jusqu'à présent
884 cadavres jonchaient les criques de l'Ile-aux-Oeufs et les sables
de la côte du Labrador. Trois frégates le _Windsor_, l'_Aigle_ et le
_Montagne_ n'avaient évité une perte totale, qu'en se réfugiant, sans le
savoir, dans la passe où le _Napoléon III_ est ancré en ce moment. Par
ce désastre, les régiments des colonels Windress, Kaine et Clayton,
ainsi que celui du général Seymour, entièrement composés de vétérans de
l'armée de Marlborough, se trouvaient presqu'anéantis: et l'on reconnut
sur la grève deux compagnies entières des gardes de la reine, qu'on
distingua à leurs casaques rouges[6].

[Note 6: _Vide_ Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France, Livre
XV, page 357.

D'après les numéros des lundis 10 et 23 juillet 1711 du _Boston
News-Letter, published by authority,_ les régiments embarqués sur les
transports de l'amiral Walker, étaient ceux des colonels Kirke, Seymour,
Disney, Windresse, Clayton, Kaine, ainsi que celui du général Hill.
Outre ces troupes, il y avait 600 hommes d'infanterie de marine
commandés par le colonel Churchill, et un train d'artillerie de
quarante chevaux sous les ordres du colonel King. Les troupes de milice
consistaient en deux régiments levés dans la baie du Massahusetts, dans
le New-Hampshire et dans la plantation du Rhode-Island, le premier
commandé par le colonel Walton, le second par le colonel l'honorable M.
Vetch.]

Quel était le chiffre exact des pertes de l'amiral Walker? Nul ne le
saura positivement, mais ce que l'historien peut rappeler, sans faire
erreur, c'est que dès son arrivée à Boston, Sir Hovenden demandait au
gouverneur Dudley quatre mois de rations pour les 9,885 hommes qu'il
amenait d'Angleterre; puis que lors du conseil de guerre tenu
sur l'opportunité d'attaquer Plaisance, après le naufrage de
l'Ile-aux-Oeufs, il déclara ne plus avoir que 3,802 hommes à bord de ses
frégates et 3,841 sur ses transports, soit un total de 7,643 matelots et
soldats.

Or, d'après le rapport officiel de l'amiral Walker, 220 hommes
embarquèrent à bord de l'_Isabella Anne Catherine;_ 102 étaient sur le
_Chatam;_ 150 sur le _Marlborough;_ 246 sur le _Marchand de Smyrne;_ 354
sur le _Colchester;_ 188 sur le _Nathaniel et Elizabeth;_ et 150 sur le
_Samuel et Anne:_ soit un total de 1,410. Tous ses vaisseaux, plus
le _Content_ qui n'est pas mentionné dans cette pièce justificative,
périrent sur l'Ile-aux-Oeufs. Et en faisant la part de la maladie et des
désertions, nous pouvons donc sans exagérer mettre à 1,100 le nombre des
noyés et des manquants à l'appel, le lendemain de la triste nuit du 22
août.[7]

[Note 7: Il ne faut pas oublier, que dans l'introduction de son
journal, page 25, Walker avoue avoir perdu, en s'en revenant, la frégate
le _Feversham_ de 36 canons, commandée par le capitaine Paston, ayant à
son bord 196 hommes d'équipage, et trois nouveaux transports dont les
morts n'entrent pas dans le dénombrement.

Au moment de livrer cette page à l'impression un curieux bouquin me
tombe sous la main. Il est intitulé: _The chronological historian,
containing a regular account of all transactions relating to British
affairs, by Mr. Johnson, London, MDCCXLIII_.

On lit ce qui suit aux pages 313, 314:

22 August 1711.--Eight of the transports of Sir Hovenden Walker's fleet
with eight hundred officers and soldiers were cast away in the river
Canada, where upon the rest of the fleet returned to New-England.

9 October 1711.--Sir Hovenden Walker and Brigadier Hill with the
fleet of men of war and transports returned to Portsmouth from their
Expedition of Canada, and on the 15 instant the admiral's ship the
_Edgar_ was accidentally blown up with 400 seamen and several other
people on board, _all the officers being ashore_.]

Ce soir-là, la tempête s'était rappelé qu'elle avait jadis dompté
l'orgueil d'un autre amiral anglais, Sir William Phipps, en lui
arrachant plus de mille hommes, et en lui brisant 38 vaisseaux.
Vingt minutes lui avaient suffi pour faire cette nouvelle oeuvre de
destruction, et sauver la Nouvelle-France de l'étreinte de l'Anglais.

Atterré par son incroyable désastre, l'amiral Walker enjoignit au
capitaine Cook du _Léopard_ de croiser autour de l'île et de sauver ceux
qu'il pourrait, pendant que lui-même courrait des bordées toute la
nuit. Le lendemain, il dépêcha le _Monmouth_, avec ordre de chercher un
mouillage sûr dans les environs, pour la flotte; mais l'officier de ce
navire ayant fait un rapport négatif, et les pilotes se reconnaissant
incapables de conduire l'escadre dans la baie des Sept-Iles, l'amiral
donna l'ordre de répartir les survivants sur le reste de ses vaisseaux,
et réunit son conseil de guerre.

On était alors à six lieues ouest-sud-ouest de la pointe des Monts
Pelées.

Tous les capitaines et pilotes furent sommés de se rendre auprès du
pavillon amiral, hissé temporairement à bord du _Windsor_. Les minutes
de cette séance disent que Sir Hovenden Walker présida, et que les
officiers présents furent, le capitaine Joseph Soans du _Swiftsure_,
le capitaine John Mitchel du _Monmouth_, le capitaine Robert Arris du
_Windsor_, le capitaine George Walton du _Montague_, le capitaine Henry
Gore du _Dunkirk_, le capitaine George Paddon de l'_Edgar_, le capitaine
John Cockburn du _Sunderland_, et le capitaine Augustin Rouse du
_Sapphire_. La discussion débuta sur un ton d'aigreur. Quelques
officiers allèrent jusqu'à reprocher à Sir Hovenden Walker de ne pas les
avoir consultés, avant le départ de Boston. L'amiral fut hautain.
Le capitaine Bonner pilote de l'_Edgar_, et M. Miller pilote du
_Swiftsure_, insistèrent sur le danger qu'offrait le passage de l'île
aux Coudres, près de Québec. Leurs camarades vinrent à la suite les uns
des autres avouer leur incompétence, et il fut résolu à l'unanimité
d'abandonner toute tentative sur Québec, et de s'en aller à la rivière
Espagnole, au cap Breton, pendant que le _Léopard_, en compagnie d'un
brick le _Four Friends_ et d'un sloop le _Blessing_, continueraient à
croiser le long du lieu du sinistre.

Au Cap Breton, les tâtonnements et les pertes de temps recommencèrent.
Walker n'osait plus retourner en Angleterre sans tenter un coup de main
sur Plaisance. D'ailleurs ses instructions étaient positives là-dessus.
Beaucoup d'officiers furent de l'avis de l'amiral; mais le général Hill
fit à ce projet une forte opposition. On eut recours encore une fois
à un conseil de guerre, et il fut résolu à l'unanimité, vu que l'on
n'avait plus que pour onze semaines de vivres--les hommes étant mis à
la demi-ration--de faire voile vers les côtes anglaises. Mais avant de
partir, l'amiral crut prudent de prendre possession de cette terre
au nom de la reine Anne, en remplaçant les armes de France par une
inscription latine taillée en forme de croix.

Tout était maintenant au complet, puisque cette croix qui se dressait
sur le Cap Breton, faisait face à l'entrée de ce golfe et de ce fleuve
Saint-Laurent, devenus le tombeau des Anglais, et remplaçait celle que
Sir Hovenden Walker avait oublié de laisser sur la côte déserte du
Labrador.

Ainsi se termina cette terrible expédition armée à grands frais, et sur
laquelle la reine Anne et ses ministres reposèrent tant d'espérances. La
désertion des équipages, l'indiscipline des officiers, l'incompétence
des pilotes, l'incroyable _jettatura_ de l'amiral, et surtout le manque
de patriotisme des Bostonnais, toujours prêts à importuner le roi pour
lui faire tenter un coup de main sur Québec, mais incapables de faire le
moindre sacrifice pécuniaire pour aider Sa Majesté à mener à bonne fin
pareille entreprise--furent les causes premières des désastres de cette
campagne qui, loin de perdre la Nouvelle-France, comme on l'espérait, ne
fut qu'une source de profits pour elle.

"--On crut envoyer à l'Ile-aux-Oeufs ramener leurs dépouilles, dit la
soeur Jeanne-Françoise Juchereau de Saint-Ignace, dans son Histoire
de l'Hôtel-Dieu de Québec. Monsieur Duplessis, receveur des droits
de monsieur l'amiral, et monsieur de Montseignat, agent de la ferme,
frétèrent une barque et gagèrent quarante hommes, à qui ils donnèrent un
aumônier et des provisions de vivres pour aller passer l'hiver dans cet
endroit, afin qu'au printemps ils tirassent tout ce qu'ils pourraient.
Ils partirent en 1711 et revinrent en 1712, au mois de juin, avec cinq
bâtiments chargés. Ils trouvèrent un spectacle dont le récit fait
horreur: plus de 2,000 cadavres nus sur la grève qui avaient presque
tous des postures de désespérés: les uns grinçaient des dents, les
autres s'arrachaient les cheveux, quelques-uns étaient à demi-enterrés
dans le sable, d'autres s'embrassaient. Il y avait jusqu'à sept femmes
qui se tenaient par la main et qui apparemment avaient péri ensemble.
Un sera étonné qu'il se soit trouvé des femmes dans ce naufrage. Les
Anglais se tenaient si assurés de prendre ce pays qu'ils en avaient
déjà distribué les gouvernements et les emplois: ceux qui devaient les
remplir emmenaient leurs femmes et leurs enfants afin de s'établir en
arrivant. Les Français prisonniers qui étaient dans la flotte, y en
virent quantité qui suivaient leurs pères ou leurs maris, et grand
nombre de familles entières qui venaient pour prendre habitation."

"La vue de tant de morts était affreuse, et l'odeur qui en sortait était
insupportable; quoique la marée en emportât tous les jours quelques-uns,
il en restait assez pour infecter l'air. On en vit qui s'étaient mis
dans le creux des arbres; d'autres s'étaient fourrés dans les herbes. On
vit les pistes d'hommes pendant deux ou trois lieues, ce qui fit croire
que quelques-uns avaient été rejoindre plus bas leurs navires. Il devait
y avoir de vieux officiers; car on trouva des commissions signées du Roy
d'Angleterre, Jacques II, réfugié en France dès 1689. Il y avait aussi
des catholiques, car parmi les hardes il se trouva des images de la
Sainte-Vierge."

"On rapporta des ancres d'une grosseur surprenante, des canons, des
boulets, des chaînes de fer, des habits fort étoffés, des couvertures,
des selles de chevaux magnifiques, des épées d'argent, des tentes bien
doublées, des fusils en abondance, de la vaisselle, des ferrures de
toutes sortes, des cloches, des agrès de vaisseaux et une infinité
d'autres choses."

On en vendit pour 5000 livres.

Tout le monde courait à cet encan: chacun voulait avoir quelque chose
des Anglais.

On y laissa beaucoup plus qu'on en put enlever; cela était si avant dans
l'eau qu'il fut impossible de tirer tout ce qu'on vit.

On en rapporta deux ans après pour 12,000 livres, sans compter tout ce
qu'on avait été d'ailleurs; "c'en fut assez, ajoute naïvement la
soeur Saint-Ignace, pour nous faire espérer que nos ennemis ne nous
attaqueraient plus et pour affermir notre confiance en Dieu."

A Québec, l'effet de ce désastre fut immense. La nouvelle y était
parvenue dès le 19 octobre 1711. C'était M. de la Valtrie qui, de retour
du Labrador, l'avait annoncée le premier; et nos pères voyant que la
colonie venait d'être sauvée d'une perte certaine, ne purent contenir
leur joie. Le vocable de la petite église de la basse-ville de Québec,
Notre-Dame de la Victoire, fut changé par la ville reconnaissante, en
celui de Notre-Dame des Victoires.

"On ne parlait plus que de la merveille opérée en notre faveur, dit
une chronique du temps; les poètes épuisèrent leur verve pour rimer
de toutes les façons sur ce naufrage. Les uns étaient historiques et
faisaient agréablement le détail de la campagne des Anglais; les antres
satiriques et raillaient sur la manière dont ils s'étaient perdus. Le
Parnasse devint accessible à tout le monde: les dames mêmes prirent la
liberté d'y monter, quelques-unes d'entre elles commencèrent et mirent
les messieurs en train, et non seulement les séculiers, mais les prêtres
et les religieux faisaient tous les jours des pièces nouvelles."

En Angleterre, le retour de l'expédition de l'amiral Walker sema la
honte à la cour et le deuil dans les familles. La main de Dieu ne cessa
pas de s'appesantir sur le malheureux Sir Hovenden. A peine arrivé à
Londres pour se rapporter à l'Amirauté, une estafette l'y rejoignit et
lui annonça la plus terrible des nouvelles. L'_Edgar,_ belle frégate de
70 canons, montée par 470 marins d'équipe, et qui avait navigué sous
pavillon-amiral pendant une partie de la campagne, venait de faire
explosion en rade de Portsmouth! Pas un homme, pas un officier, pas un
document, n'avait été sauvé; et il ne restait pas même une épave pour
être déposée plus tard au Musée Britannique, et y indiquer qu'une
frégate du nom de l'_Edgar_ avait existé jadis dans la marine royale.[8]

Qu'ajouter à cette série de malheurs?

[Note 8: Parmi ces documents se trouvait l'original du journal tenu
par Sir William Phipps lors de son expédition de Québec.

--The French minister came to me this evening, brought with him Sir
William Phipp's original journal of his Québec expedition, and gave it
me. This was blown up amongst several other material papers and draughts
in the _Edgar_--Walker's Journal p. 87.]

Pendant quelques années, Sir Hovenden Walker honni et ridiculisé par
tous, lorsque son collègue,--le général Hill,--se voyait honoré d'un
commandement, reçut dans sa retraite à Somersham, près de Saint Ives
Huntington. Ses vieux camarades de l'Amirauté, qui avaient servi avec
lui ou sous lui, oublieux de sa captivité en France et de ses vingt-huit
années de commandement, pour ne plus se souvenir que du naufrage de
l'Ile-aux-Oeufs, refusèrent pendant deux ans de régler ses comptes, sous
prétexte que les pièces justificatives s'étaient perdues sur l'_Edgar_:
puis, l'année suivante, sans aucun avis préalable, ils le retranchèrent
de la liste des amiraux, et lui ôtèrent sa demi-solde. Enfin, un jour
que l'amiral était de passage à Londres, un journal, le _Saint James
Post_, ayant annoncé qu'il avait été arrêté à sa résidence de Newington
Stoak par ordre de la Reine, Walker, qui aurait pu voir ses services
acceptés par la république de Venise ou par le czar de Moscou, mais qui
était trop loyal pour se mettre dans la position de pouvoir porter un
jour les armes contre l'Angleterre, se décida le coeur navré, à quitter
son implacable patrie pour se rendre dans la Caroline du Sud, y cultiver
une plantation.

Là encore, les sarcasmes et la haine de ses compatriotes poursuivirent
le proscrit anglais.

A sa grande surprise, après son désastre, l'amiral Walker avait été
assailli à Boston, par une avalanche de brochures plus violentes les
unes que les autres. J'ai dit à sa grande surprise, car Sir Hovenden qui
rêvait d'éclipser la gloire de Drake et de Cavendish en s'emparant de
Québec, pensait sérieusement être récompensé pour avoir ramené les
restes de l'expédition. Dans ces brochures, le gouverneur Dudley, le
colonel Nicholson, tous les _New-Englanders_ s'en donnèrent à coeur
joie sur le compte du malheureux amiral, et bientôt ces dénonciations
parvinrent jusqu'en Caroline, où elles attisèrent tellement les passions
populaires contre lui, que Sir Hovenden Walker fut obligé d'aller
chercher un refuge aux Barbades.

Néanmoins, petit à petit ces haines et ces rancunes de l'orgueil anglais
blessé, se turent. Le calme se refit dans cette existence brisée. Dès
1720, Sir Hovenden Walker put faire imprimer une justification et un
rapport complet sur sa triste expédition, et ce journal fut accueilli
avec assez de faveur, si l'on en juge par la rareté de ce bouquin,
devenu presqu'introuvable aujourd'hui. Bientôt, l'oubli se fit autour
du vieil amiral; et, revenu dans la Caroline, il finit par s'éteindre
tranquillement dans sa plantation, en l'année 1725, au milieu des muses
qu'il cultivait avec un certain succès, et entouré des éditions de son
poète favori, Horace, qui lui avait fourni l'épigraphe de sa défense:

  Sois fort dans la détresse et si ta bonne étoile
  Fait naître enfin pour toi des vents moins désastreux;
  A ces protecteurs dangereux
  Ne livre qu'à demi ta voile.

--Il y a du vrai dans tout cela, et depuis que je suis ici, je me suis
toujours douté de quelque chose de semblable, dit une voix étrangère, en
s'adressant à Agénor Gravel. Des goélettes prises par le calme, dans la
passe du Nord, y ont déjà repêché des canons. Dame! ils n'étaient pas
neufs la rouille les rongeait; les huîtres et les coquilles s'étaient
attachées au fer et au cuivre, et ils n'étaient plus de grande utilité,
si ce n'est pour servir de lest. A l'autre bout de l'île, à la pointe
des Anglais, la cabane du père Ruel est pleine de bayonnettes, de
haches, de boulets et autres vieilles ferrailles, qu'il s'amuse à
ramasser lorsqu'il ne pêche pas. Et, puisque vous êtes si curieux de
ces choses, venez, avec moi jusqu'au phare: je vous donnerai un bout
de baguette de fusil qui vient de l'Anglais, et que l'autre jour en
seinant, nous avons ramené au plein.

Cette voix sympathique était celle de M. Paul Côté, l'excellent gardien
du phare de l'Ile-aux-Oeufs.

Agénor ne se fit pas prier pour accepter ce morceau de cuivre tout rongé
par le temps et par la mer. Il l'examina longuement: puis, après l'avoir
retourné en tous sens, il le glissa flegmatiquement dans la fameuse
sacoche, en nous disant sous forme de péroraison:

--Les bibelots du père Ruel, et ce bout de baguette de fusil, voilà
peut-être tout ce qui reste maintenant pour raconter au passant la fin
terrible de l'expédition de Sir Hovenden Walker. Si d'un côté l'histoire
fut indulgente pour le marin anglais, et si quelques-uns de ses
compatriotes, Smith entre autres, allèrent jusqu'à passer sous silence
cette catastrophe, la légende s'empara de la navrante ballade, et c'est
ainsi que la soeur Juchereau de Saint-Ignace écrivit plus tard que Sir
Hovenden "craignant d'être mal reçu de la Reine fit sauter en l'air son
navire quand il fut sur la Tamise". Il est vrai que Charlevoix assurait
à son tour "qu'il se brisa sur l'Ile-aux-Oeufs avec sept de ses plus
gros transports."

Puis après une pause:

--La première de ces assertions était sans doute suffisante pour donner
libre cours à l'imagination de mon voisin de gauche, reprit Gravel en me
regardant malicieusement, car, si je ne me trompe pas, tu as jadis
écrit dans tes _"Contes à la Veillée"_ l'histoire de cet _amiral du
brouillard_ qui demandait à ses persécuteurs:

--Pouviez-vous vous attendre à ce que j'ordonnasse au vent et à la
tempête de s'arrêter? Serait-il devenu possible que, par les subtilités
de la magie, j'eusse eu le pouvoir de créer l'ouragan et de tisser des
brouillards dans le seul but de noyer tant de malheureux et de chercher
le danger, sans aucun autre profit ou avantage pour moi, que le plaisir
toujours stérile de faire le mal pour le mal?



III.

AU MILIEU DU GOLFE.

Situé à soixante-et-dix pieds an-dessus du niveau de la haute marée et à
six cents pieds au bout sud du rocher, le phare de l'Ile-aux-Oeufs est
une construction octogone de trente-cinq pieds de haut. Cette tourelle
surplombe la maison du gardien Paul Côté, et déjà sur le pas de la porte
on voyait les figures souriantes de ses deux filles, qui s'empressaient
pour mieux nous recevoir pendant que, par la fenêtre entr'ouverte un bel
enfant, à l'oeil intelligent, mais aux joues pâlies par la fièvre et
par la douleur, nous regardait venir d'un air tout étonné. Quinze jours
auparavant, en voulant tirer sur une outarde, il s'était déchargé un
fusil dans le bras gauche, et sa blessure soignée tant bien que mal par
des gens qui n'avaient pas la moindre notion de chirurgie, présentait
déjà les symptômes de la gangrène.

Pourtant, notre présence sur l'île avait ramené un peu de gaieté et
partout dans cette maison régnait le plaisir de l'hospitalité. A
l'intérieur du phare, tout n'était que joie, bruit et questions. La
vaisselle, les nappes, les friandises des jours de fête sortaient des
coffres et des armoires. Pendant que madame Côté trottinait et donnait
des ordres pour nous faire servir une collation froide, Agenor et sa
bruyante compagnie s'étaient emparés de l'harmonium placé dans le petit
salon qui fait face à la mer, et entonnaient l'_In exitu Israël_ de leur
plus belle voix de mélomanes. Quant au maître de céans il ne flânait
guère, non plus; et sous son oeil vigilant, pots, verres bols et
carafons s'alignaient ainsi, sans vergogne sur table et commodes,
défiant à qui mieux mieux la proverbiale sobriété de notre capitaine.

Ce fut alors qu'un de nos officiers mis en belle humeur par toutes ces
bonnes choses, se prit à nous raconter sur la famille Côté un trait
d'héroïsme qui mérite d'être connu.

Chaque année, du premier avril au vingt décembre, le phare de
l'Ile-aux-Oeufs doit être allumé. Du côté de la mer il offre une lumière
blanche, tournante, visible à quinze milles, et qui donne un éclat
chaque minute et demie. Tous les marins savent si la rotation d'un
phare à feu changeant doit se faire avec une précision mathématique.
Autrement, il peut y avoir erreur. Une lumière est prise pour une autre,
et un sinistre devient alors la fatale conséquence du moindre retard
apporté dans le fonctionnement de la machine. Or, une nuit vers la fin
de l'automne de 1872, le pivot de la roue de communication de mouvement
qui s'abaisse, de manière à ce que les roues d'angle engrènent
convenablement, se cassa. La saison était trop avancée pour faire
parvenir la nouvelle à Québec et demander du secours au ministère de la
marine. Force fut donc de remplacer la mécanique par l'énergie humaine,
et le gardien, aidé par sa famille, se dévoua. Pendant cinq semaines,
cet automne-là, et cinq semaines au printemps suivant, homme, femme,
filles et enfants tournèrent à bras cet appareil. Le givre, le froid,
la lassitude engourdissaient les mains; le sommeil alourdissait les
paupières. N'importe, il fallait tourner toujours, tourner sans cesse,
sans se hâter, sans se reposer, tant que durerait ce terrible quart, où
la consigne consistait à devenir automate et à faire marcher la
lumière qui indiquait la route aux travailleurs de la mer. Pendant ces
interminables nuits, où les engelures, les insomnies et l'énervement
s'étaient donné rendez-vous dans cette tour, pas une plainte ne se fit
entendre. Personne, depuis l'enfant de dix ans jusqu'à la femme de
quarante, ne fut trouvé en défaut; et le phare de l'île-aux-Oeufs
continua, chaque minute et demie, à jeter sa lumière protectrice sur les
profondeurs orageuses du golfe.

Que de navires, sans le savoir, furent sauvés, ces années-là, par
l'héroïsme obscur de Paul Côté, de sa femme et de ses filles, les
demoiselles Pelletier.

Déjà, quelques heures avaient été consacrées à la douce hospitalité de
ces braves gens, lorsqu'un matelot vint nous prévenir que la baleinière
attendait; et bientôt nous quittions l'île au milieu d'un feu de
mousqueterie bien conditionné. Agénor s'était élu à l'unanimité chef de
la pétarade du bord, pendant que Paul Côté, debout sur un rocher et armé
d'un vieux mousquet français, s'efforçait de remettre consciencieusement
à Gravel l'horrible tintamarre que ce dernier s'était ingénié à tirer
hors des flancs de son harmonium.

Mais hélas! cent fois hélas! le psalmiste avait peut-être en tête le
bourdonnement de ces bruyantes salves, lorsqu'il écrivait: "_periit
gloria, eorum tum sonitu._" Bientôt, nous ne vîmes plus que de petits
flocons de fumée blanchâtre s'élever de la falaise, où toussait le
mousquet obstiné du gardien du phare, pendant que, toutes voiles dehors
et vapeur à trois quarts de vitesse, nous laissions dans notre sillage
le flot où dormaient les matelots de Sir Hovenden Walker, et que nous
cinglions rapidement vers la baie des Sept-Iles.

Il ventait grand frais, et comme le baromètre s'était pris à baisser
et qu'il présageait du gros temps, le capitaine décida que nous
chercherions, pour la nuit, un refuge dans ce havre spacieux. Vers cinq
heures de l'après-midi, nous nous engagions donc dans la passe qui
s'ouvre entre les îles aux Basques et celles du Carousel et de la
Manowin.

Rien de féerique comme le spectacle qui nous attendait au moment où nous
allions débouquer le chenal du milieu, qui a une largeur d'un mille et
quart. Incliné sous ses huniers et faisant demi-vapeur, le _Napoléon
III_ passait comme une flèche, rasant à une encablure à peine des
rochers qui avaient de quatre à cinq cents pieds de hauteur, et dont les
têtes semblaient avoir été atteintes par la lame d'acier de Roland qui,
apprenant la trahison d'Angélique, s'amusait pour tromper sa douleur
à fendre des montagnes d'un seul coup d'épée. Large de deux milles et
trois quarts à son entrée, la baie des Sept-Iles s'étend à peu près à
six milles du nord à l'ouest. Après avoir fait notre dernière abatée,
l'ancre mordit sur un fond d'argile; et doucement à l'abri, au milieu
de cet immense cercle qui pourrait contenir à l'aise les plus belles
flottes du monde, on se serait cru alors sur un lac tranquille, si le
sifflement du vent dans nos hunes et dans nos mâts de perroquet ne fût
venu nous avertir que la tempête sûre de nous rejoindre une autre
fois, passait fièrement au-dessus de nos têtes, dédaignant pour le
quart-d'heure de secouer le _Napoléon III_ dans ses bras nerveux.

Si un climat rigoureux, une terre aride et le défaut de bois de
construction n'étaient là pour entraver ses débuts, il y aurait moyen de
fonder sur cette grève sablonneuse un des plus beaux entrepôts de pêche,
et l'une des plus fortes villes maritimes du continent américain. Six
forts construits avec toutes les innovations créées par le génie moderne
et jetés à l'entrée des chenaux de l'est, de l'ouest et du milieu--trois
goulets qui mènent au fond de la baie--seraient suffisants pour défendre
les passes et saborder n'importe quel vaisseau qui voudrait les forcer.
Mais la solitude et la désolation semblent faites pour le Labrador; et
il vaut mieux respecter le secret de Dieu qui, si l'on en croit une
légende racontée par les gens de mer, a voulu que le silence, les longs
hivers et l'abandon pesassent à tout jamais sur cette terre, qui fut
maudite avant d'être donnée en partage à Caïn.

A la place de cette splendide cité que nous nous sommes amusés à fonder
ce soir-là, on apercevait du pont du navire un maigre entrepôt de la
compagnie de la Baie d'Hudson, et une petite chapelle destinée au culte
catholique. Six hommes d'équipe nous conduisirent à terre, où nous fûmes
accueillis par un Irlandais, facteur de la puissante raison sociale qui
jadis avait le monopole des fauves arctiques, et régnait en souveraine
jusque dans les solitudes du pôle nord. Ce brave homme nous fit les
honneurs de son magasin, où nous ne vîmes qu'une assez mince provision
de fourrures.

C'était l'époque de la traite avec les Montagnais. Sur la grève gisaient
dix on onze ouigouams, autour desquels pullulaient des chiens à la queue
en trompette. La cloche venait de tinter le signal de la prière du soir,
et chacun dans la tribu se hâtait, pour arriver un des premiers, à la
petite chapelle construite en bois et peinte en bleu à l'intérieur. Les
hommes entraient de ce pas furtif et léger qui caractérise les races qui
s'en vont, et allaient s'agenouiller du côté qui leur était réservé;
pendant que dans leur compartiment, la tête enveloppée dans un large
foulard rouge, les femmes s'accroupissaient sur leurs talons, et
ressemblaient ainsi à ces moresques qu'aimait tant à peindre ce pauvre
Henri Regnault, tué par les Prussiens à Buzenval. Bientôt, une voix
vieillotte et nasillarde attaqua bravement le chapelet. La langue
montagnaise doit se prêter admirablement à la déclamation, si l'on en
juge par notre expérience de ce soir-là; car, tout en ne manquant pas un
seul _gloria_, ni un seul _ave_, la vieille chargée de réciter la prière
battait intrépidement la mesure sur les antipodes sauvages d'un rejeton
des anciens néophytes du P. Maximin Leclère[9]. Le moutard, comme il en
avait le droit, hurlait à coeur fendre, pendant que l'implacable main
montait et descendait sur la partie lésée, avec la précision d'une
pendule. Le chapelet ne subissait pas une minute de retard pour tout
cela et une madone tricotée en laine jaune et bleue regardait cette
exécution d'un air abasourdi, pendant qu'un saint, sculpté dans le
chêne d'un mât trouvé au plain, donnait gravement dans sa niche, en se
rappelant sans doute les périls qu'il avait courus jadis, sur la terre
et sur l'onde. Au milieu de ces choses, certains parfums hétéroclites
s'étaient hypocritement glissés dans l'atmosphère; et toute la tribu
toussait comme si elle se disposait à entrer à l'hôpital. Un mouvement
très prononcé de tangage et de roulis entre le pouce et l'index,
sans cesse plongés dans le scalp d'ébène de ces enfants de la forêt,
indiquait clairement que chaque personne, portait sur elle des myriades
d'autres créatures du bon Dieu. Il n'en fallut pas plus pour décourager
notre talent d'observateur. Agénor, malgré nos protestations, commençait
à trouver éternels ces hommages rendus à la patience suprême, et de
guerre lasse nous retournâmes respirer sur la grève, admirant sans
réserve le courage des saints missionnaires d'autrefois qui, pour
arracher ces âmes à l'ignorance et à l'idolâtrie, n'avaient pas craint
d'affronter la misère, le froid, les rigueurs de l'hiver, les tortures,
la maladie, _and last but not least_, l'incomparable vermine qui suit
partout le peau-rouge.

[Note 9: Le P. Maximin Leclère, frère du P. Chrétien Leclère, était
de Lille en Flandre, et avait déjà servi cinq ans aux Sept-Iles et à
l'île d'Anticosti. _Harrisse, Bibliographie de la N-France_, p. 160.]

Il était écrit que nous ririons ce jour-là; car Agénor à qui son
caractère nerveux ne permettait pas de rester en place, venait de
découvrir le chef de ces ex-anthropophages. Il était assis gravement
sur un banc, appuyant sans façon son royal dos sur le revêtement de
la petite chapelle. Une casquette d'ingénieur de la marine anglaise,
rehaussée par l'éclat d'un large galon d'or, ornait la tête huileuse
du roi de ces parages qui, pour nous faire honneur, s'était aussi
pompeusement paré que la mère Jézabel. Après s'être respectueusement
incliné devant ce collègue du roi de Prusse, qui a nom Barthélémy I,
nous cherchions et nous allions trouver quelques-unes de ces paroles
polies et flatteuses qui concilient de suite, aux humbles et aux petits,
la faveur des grands de la terre, lorsque Gravel, sans plus de façon se
mit à marchander les mocassins en peau de caribou qui protégeaient les
pieds de Sa Majesté. Barthélémy, avec toute la dignité possible, leva en
l'air trois de ses doigts de potentat, pendant que ses lèvres royales
daignaient laisser passer le mot "shilling". Agénor se mit alors à
compter six douze sous, et ce fut ainsi que maître Gravel trouva le
moyen d'entrer dans les bottes de S. M. Barthélémy I. Le roi devait
pourtant avoir une joie plus complète encore que celle que lui procurait
la possession de cette menue monnaie. Un de nos camarades de voyage, M.
Smith, ayant tiré de sa poche un galon d'argent de la longueur de huit
pouces, plus ou moins, remarqua un éclair de convoitise dans la
prunelle du chef indien. Il le lui offrit gracieusement, et, dans son
enthousiasme, Sa Majesté oublieuse de tout décorum, se mit à danser une
gavotte autour de nous. Je crois qu'en ce moment nous aurions pu obtenir
n'importe quoi de sa haute protection; d'autant plus que, si la chose
existait en ce royaume, une baronnie vaudrait un mètre de galon rouge,
et un duché s'échangerait contre une casquette anglaise. O Jean
Verrazzano, ô Roberval, ô Cook, ô Marion, ô Lapeyrouse, dire que vous
êtes disparus dans les oesophages de gens semblables à ceux-ci, et qui
n'auraient pas demandé mieux que de troquer le déjeuner de ce matin-là,
contre un bout de cuivre ou un vieux couteau de pacotille!

Pendant que nous prenions nos ébats à la cour de Barthélémy I, le temps
était devenu aussi maussade que la figure d'un ministre en train de
remettre son portefeuille. Un rideau de brume courait sur la mer.
Nous nous embarquâmes avant qu'il eût eu le temps de nous masquer le
_Napoléon III_, et bientôt nous dormions tranquillement sur nos ancres,
bercés au bruit des rafales qui s'engouffraient le long des îlots mornes
et déserts qui bouchent l'entrée de la baie.

A quelques encablures était mouillée une goëlette américaine, arrivée
de la veille. La tempête l'avait forcée à venir chercher un refuge
aux Sept-Iles, et dans le courant de l'après-midi, une embarcation se
détacha de son arrière et se dirigea vers notre steamer. Elle était
montée par le capitaine Johnson et cinq matelots américains, au nez en
poinçon, à la tête osseuse et énergique, aux épaules athlétiques et à la
chique monstrueuse. Partis de Gloucester depuis deux mois, ils faisaient
la pêche au flétan, et trente mille livres de cet excellent poisson
étaient déjà entassées dans la cale de leur bâtiment. L'équipage de ces
goëletons de pêche est payé à la part: en moyenne, chaque homme gagne
ainsi de cinquante à soixante piastres par mois, et cela pendant toute
l'année, car pour eux la morte-saison n'existe pas, puisque l'hiver ils
s'en vont prendre la morne sur les bancs de Terreneuve. En quatre jours,
l'année précédente, notre hôte avait eu la chance d'emmagasiner à son
bord 32,000 livres de ce dernier poisson.

Ces pêches miraculeuses se renouvellent souvent, et cet américain
nous raconta qu'un de ses amis, le capitaine O'Brien de la goëlette
l'_Ossipee_ avait pris, en un mois, 90,628 livres de flétan qui, vu
l'encombrement du marché, ne lui avaient rapporté pour cette courte
croisière, que deux mille cinq cent trente-trois piastres. Il y a deux
espèces de flétan, ajoutait le capitaine Johnson: l'une est blanche et
se vend habituellement seize cents la livre, l'autre est grise et se
donne pour onze cents.

Malheureusement, comme cela arrive presque toujours en Amérique,
lorsqu'un mineur cupide frappe un filon qui rapporte, il finit par le
gâter avant de lui faire donner son rendement. Il en a été de même pour
la pêche au flétan dans les eaux canadiennes. Les Américains l'épuisent
chaque année, et la conséquence inévitable de cette destruction, sans
relâche, a été la baisse toujours croissante du prix de ce poisson
recherché qui, s'il n'est protégé par une sage législation, finira par
disparaître. Ce qui se vendait en 1873 pour seize et onze cents, ne
valait plus en 1876 que neuf cents et demi et cinq cents et demi, et
dernièrement encore la goëlette l'_Arequipa_ appartenant à la maison
Rowe et Jordan, commandée par le capitaine Dowdell, rentrait
à Gloucester, après une station de treize jours dans le golfe
Saint-Laurent, avec un chargement de 32,000 livres valant $2,100. La
part seule du cuisinier, pour ces treize jours d'ouvrage se montait à
$155, et celle de chaque homme d'équipage à $119.

Depuis la signature du traité de Genève, les armateurs et les pêcheurs
américains ont le droit de venir vivre et faire fortune, où nos pêcheurs
canadiens ne trouvent que le moyen de végéter et de se traîner dans la
misère et la routine. Deux goëlettes américaines, assure le commandant
Lavoie, dans son rapport de 1875, entrèrent un matin à la pointe aux
Esquimaux, et à l'étonnement de ceux qui étaient présents, prirent à une
distance de 20 à 50 verges du rivage 75,000 livres de flétan. Il est
vrai que nos rivaux, au lieu de se diviser sur de niaises questions
locales, et de s'asservir insoucieusement au monopole jersiais, ne
négligent rien pour obtenir le succès et surtout de gros profits. Ils
ont à leur disposition les plus fins voiliers, les engins de pêche les
plus perfectionnés, les appâts les plus dispendieux, et par-dessus
tout,--chose, paraît-il, impossible à rencontrer chez nous,--ils allient
l'esprit de concorde à celui d'entreprise.

Si la visite du capitaine Johnson était intéressante pour nous, elle
était pour lui on ne peut plus intéressée. Il venait s'informer si nous
allions saisir sa goëlette, car elle péchait en contrebande; et il
ignorait complètement ce qui s'était conclu lors de la convention de
Genève. Or, le traité devenait en force quelques jours après. Notre
capitaine jugea prudent de ne pas trop faire de zèle. Nous avions assez
alors des réclamations de l'_Alabama_; et sur sa réponse négative, la
joie reparut sur toutes ces figures de loups de mer.

On organisa un concert à bord. Un de nos lieutenants avait découvert
un violon à trois cordes. Encouragée par les sons d'une petite
flûte sournoise, une lutte d'harmonie s'engagea entre ces terribles
instruments, le vent et les cordages, pendant que le capitaine qui n'y
pouvait rien, nous racontait, en guise de distraction, la fin de son
premier ingénieur, M. Crockett. Lors de la croisière précédente, ce
musicien distingué, à force de faire des fugues et des arpèges, avait
fini un beau soir par fermer à tout jamais son cahier de musique. Dans
un moment de folie incontrôlable, il se figura que les modestes chants
de la terre ne lui allaient plus. D'une main fébrile il avait déposé sa
casquette d'uniforme sur le capot d'échelle, et du haut des bastingages
de tribord il s'était perdu dans le trémolo de l'océan.

Ce récit me rappela la mort de mon ami, le commandant Têtu, qui était
venu s'éteindre dans ces parages, et comme ce brave garçon subit la loi
commune, et qu'il semble oublié maintenant, je crus bon, pendant que
flûte et violon allaient toujours _crescendo_, de me réfugier sur le
banc de quart, et là, d'essayer à me rappeler les moindres détails de
cette triste occurrence.

On aurait dit que ces choses s'étaient passées la veille, tant elles se
présentaient fraîches à ma mémoire.

C'était cependant vers les premiers jours de mai 1868: la goélette armée
_la Canadienne_ se balançait sur ses ancres, prête à quitter la rade de
Québec, pour s'acheminer vers la haute mer. Une véritable coquetterie
de marin avait présidé à son armement. Les matelots avaient endossé la
tenue de service; le pont bien ciré donnait des reflets de glace de
Venise; les canons brillaient comme un anneau de fiançailles; les
flammes et les banderolles couraient du beaupré à la corne d'artimon, et
de temps à autre un joyeux vivat s'échappait du carré des officiers. On
partait pour la campagne de l'année pour courir sus à la contrebande
et à la fraude, protéger le gagne-pain des pêcheurs du golfe; et le
commandant qui tenait toujours à bien faire les choses, donnait à ses
amis, ce jour-là un repas d'adieu.

La _Canadienne_ partit joyeuse, s'inclinant coquettement sous le baiser
de la vague, et entraînant avec elle son bruyant équipage.

Six mois se passèrent, et avec eux une croisière comme chaque parole
d'adieu l'avait souhaitée. Puis au mois d'octobre--mensonge, ou plutôt
vérité de la poussière humaine,--l'élégant officier que tous avaient
connu si jovial, si spirituel, si dévoué à ce que la religion nous dit
d'aimer sur la terre, nous revenait seul, cloué dans une caisse que l'on
déposa vers minuit, sur un quai, au milieu des colis de la cargaison.

L'agonie s'était passée ainsi.

Partie le 11 octobre au matin de la Longue-Pointe, près de Mingan,
_la Canadienne_, après s'être mise en panne vis-à-vis la rivière au
Tonnerre, armait un canot sur l'ordre du commandant qui avait manifesté
le désir de se rendre à terre.

En route, M. Têtu se plaignit d'une violente douleur dans la région du
coeur; mais de retour à son bord, le mal avait disparu assez pour lui
permettre de réciter à son équipage la prière du soir.

Le mieux continua à se manifester. Après le souper il causa avec un
garde-pêche de la côte nord, Beaulieu, et comme la mer devenait forte,
il donna l'ordre à son capitaine de mettre sur les Sept-Iles.

Vers onze heures de la nuit le malaise regagna du terrain. Croyant à une
indigestion, le commandant, avec cette nature énergique que tous lui
connaissaient, sauta hors de son cadre pour prendre ce qu'il croyait
être un vomitif. C'était de la poudre antimoniale, substance
comparativement inoffensive, écrivait son prédécesseur, le commandant
Fortin. Plus tard, ajoutait-il encore, comme la douleur augmentait, il
prit de la magnésie, puis de la menthe, puis deux légères doses d'opium.

Le mieux se montra de nouveau, et croyant que tout était fini, M. Têtu
donna l'ordre au maître d'hôtel d'aller se reposer.

--Je sonnerai, s'il y a lieu.

Quelque temps après, le garde-pêche qui était couché dans le carré, vit
le commandant passer dans son cabinet de toilette: il revint d'un pas
ferme vers son lit, s'y appuya; puis joignant les mains, murmura:

--Mon Dieu! que je suis faible! Mon Dieu! ayez pitié de moi!

Ce furent là ses dernières paroles.

Quelques secondes après, le râle l'empoignait: et quand son compagnon
de carré courut à lui, suivi du capitaine qui essaya de soulever le
commandant dans ses bras, ces deux hommes atterrés ne purent saisir au
passage que trois longs soupirs entrecoupés.

Le commandant Têtu venait de descendre son dernier quart.

Jeune--trente-quatre ans--doué d'une intelligence supérieure, d'une âme
profondément catholique, d'un coeur loyal--dans une acception que bien
des gens de notre siècle auraient peine à comprendre, Théophile Têtu
remplissait à la satisfaction de tous le poste d'honneur qu'on lui avait
confié. Ses études, militaires et scientifiques, ses connaissances en
droit maritime, ses travaux particuliers, contribuèrent à en faire un
spécialiste qui, hélas! n'eut que le temps de se faire regretter.

Le matin de ce triste jour, la _Canadienne_, flamme en berne, cinglait
vers le bassin de Gaspé, emportant la dépouille de son ancien
commandant. Le lendemain elle s'arrêtait au milieu de la baie. Une
foule énorme était allée au-devant du cercueil qui, couvert du drapeau
anglais, était porté sur les épaules de six marins de choix. Les cordons
du poêle étaient tenus par les consuls et les notables: le canon
grondait de minute en minute, et le deuil qui assombrissait toutes ces
figures de pécheurs, au teint hâlé par le vent de la mer, donnait bien
la mesure de la perte qu'ils venaient de faire.

Puis, tout en arpentant le banc de quart, mon esprit me ramenait à
Québec, où la modestie qui avait présidé à la vie de M. Têtu avait jeté
un dernier reflet sur ses funérailles.

Ici, plus de garde d'honneur, plus de clairons, plus de fanfares de
deuil: mais-un long cortège d'amis se déroulant en file, sous un ciel
gris et sombre d'automne, derrière un modeste cercueil, sur lequel
reposaient les insignes de lieutenant de vaisseau.

Au cimetière, un temps d'arrêt au bord d'une fosse que les croque-morts
avaient oublié de faire assez large; et ce bruit mat et mystérieux de la
terre qui s'égrène et croule de la pelle du fossoyeur sur une tombe, où
gît une parcelle du coeur de ceux qui se groupent silencieux autour du
trou béant.

La mer rapproche de Dieu. Ce soir-là--et je n'ai pas besoin de l'écrire
ici--une fervente prière fut dite pour l'âme de celui qui dort
maintenant, à quelques pas de la fosse des pauvres, au pied d'une humble
croix du cimetière de Belmont; de cette croix qui sera toujours pour
le croyant ce qu'était l'_ancre de salut_ pour le commandant de la
_Canadienne_, un gage de foi et d'espérance en la miséricorde de son
Dieu.

Au milieu de ces retours vers le passé, nous avions quitté
l'hospitalière baie des Sept-Iles.

Elle commençait à s'effacer derrière nous, et le cap tourné vers
l'Anticosti, nous tanguions et nous nous laissions emporter sur le dos
flexible de la houle du large. Chacun avait regagné son cadre,
excepté les officiers de service et le gardien du phare de la
Pointe-aux-Bruyères, mon fidèle conteur Gagnier, qui ne tarissait plus,
une fois qu'il était mis à même de nous dire quelques uns des terribles
drames de son île.

--Avez-vous entendu parler de la catastrophe de la baie du Renard? me
dit-il, en allumant un cigare.

--Non, mon ami. Où se trouve cette baie?

--A quelque vingt milles de mon phare, endroit où j'ai bien hâte
d'arriver.

--Et que s'est-il donc passé à la baie du Renard?

--Quelque chose qui se présente assez souvent sur notre île. Il y a de
cela assez longtemps, au printemps de 1820, un trappeur, en visitant ses
pièges, fit la trouvaille d'une corde qui pendait le long d'un rocher.
Il la tira à lui. Une cloche de navire se mit aussitôt à tinter. Le
premier mouvement du chasseur fut celui de la frayeur; mais après avoir
réfléchi, il fit le tour du plateau, et se trouva en face de trente
cadavres. C'était tout ce qui restait de l'équipage et des passagers du
vapeur le _Granicus_. Jetés à la côte vers la fin du mois de Novembre
1818, non-seulement ces malheureux avaient eu à combattre contre le
froid; mais la faim s'était mise à les harceler sans pitié. La lutte
avait été longue, à en juger par les tristes reliefs qui entouraient ces
morts. Dans un four, construit tant bien que mal, à quelques pas de là,
gisait la moitié d'un cadavre qui avait servi à repaître ces pauvres
affamés. A la branche d'une pruche était suspendu le corps déchiqueté
d'une petite fille qui, elle aussi, avait dû faire partie du lugubre
garde-manger. Mangeurs et mangés furent enterrés pêle-mêle dans une
vaste fosse que les pêcheurs ont eu la précaution d'entourer d'une
palissade. Je vous mènerai voir ce triste endroit, si vous passez
quelques jours au phare.

--Merci de votre complaisance, et je ne dis pas non, si le capitaine
veut nous accorder cette relâche; mais en attendant, savez-vous que
votre naufrage du _Granicus_ m'en rappelle un autre qui s'est passé en
1736? A cette époque un gouvernement prévoyant n'avait pas encore songé
à venir en aide aux marins dévoyés, en jetant sur leurs routes des
phares, des amers, et, en cas de malheur, des dépôts de provisions et
des maisons de secours. Ce naufrage est celui du P. Crespel. Embarqué
sur la _Renommée_, vaisseau de 300 tonneaux, armé de 14 canons et
commandé par M. de Freneuse, il vint se jeter "à un quart de lieue de
terre, sur la pointe d'une batture de roches plates, éloignée d'environ
huit lieues de la pointe méridionale de l'Anticosti". C'est peut-être
une des plus navrantes légendes de l'île. A coup sûr, c'est la moins
connue; et comme causer aide à tuer le temps à bord, je veux vous conter
de fil en aiguille ce terrible épisode de la mer[10].

[Note 10: Ce naufrage est raconté à son frère par le père Emmanuel
Crespel qui le lui décrit d'une manière très-vive. Bibaud nous dit
dans son "Magasin du Bas-Canada" que, "ce récollet arriva dans la
Nouvelle-France au commencement d'octobre 1724". Après être resté
quelque temps à Québec, le P. Crespel fut nommé par Mgr de la Croix
de Saint-Vallier missionnaire de Sorel, où il demeura deux ans. M.
de Lignerie l'emmena alors comme aumônier de l'expédition contre les
Outagamis, et à son retour le P. Crespel desservit le fort de Niagara
pendant les trois années d'usage, puis successivement le Détroit, le
fort de Frontenac, et celui de la pointe à la Chevelure, sur le lac
Champlain: mission pénible s'il en fut une, assure-t-il, en mentionnant
cette dernière dans son livre. Sauvé du naufrage de la _Renommée_, le
P. Crespel fut nommé à la cure de Soulanges, où il demeura deux ans.
L'ordre de ses supérieurs le fit alors repasser en France, sur le
vaisseau du roi le _Rubis_, commandant de Jonquières, pour prendre le
vicariat du couvent d'Avesnes en Hainault. Il y demeura jusqu'à ce qu'il
fut nommé aumônier des troupes françaises commandées par le maréchal
de Maillebois, et finit son long et dur apostolat par venir mourir à
Québec, le 28 avril 1775, après avoir été pendant quinze ans supérieur
commissaire de son ordre, au Canada.]

--C'était le 3 novembre 1736 que M. de Freneuse partait de Québec avec
54 hommes à son bord[11]. Tout s'était passé sans aucune avarie jusqu'au
14 au matin. Il y avait bien eu, de fois à autre, quelque saute de vent
qui, jeté au nord-nord-est, avait passé au nord-est, puis à l'est, pour
se fixer pendant deux jours au sud-sud-est. Jusque là, solide et neuve,
la _Renommée_ se comportait admirablement. Les ris pris dans les
huniers, elle louvoyait au large de l'Anticosti, se gouvernant sur son
compas au sud-est-quart-est, puis au sud-est. Tout-à-coup, le vent
fraîchit et se met à souffler en tempête. La lame se creuse, devient
fatigante; et en voulant virer à terre, le navire touche, talonne et
embarque aussitôt d'énormes paquets de mer. Il n'en fallait pas plus
pour faire perdre la tête à une partie de l'équipage. Seul, le maître
canonnier eut en ce moment le sang-froid de sauter dans la soute aux
provisions, d'y prendre ce qu'il put de biscuit, de monter quelques
fusils, un baril de poudre et une trentaine de gargousses, et d'entasser
le tout dans le petit canot. Une vague vint sur ces entrefaites ajouter
encore aux plaintes et à la confusion, en emportant le gouvernail de la
_Renommée_, et le mât d'artimon rompu à coups de hache, étant tombé sur
la hanche de bâbord, fit prêter la bande au malheureux navire.

[Note 11: La _Renommée_ devait se rendre à la Rochelle: elle était
consignée à M. Pacaud, trésorier de France.]

Impassible au milieu de ce chaos, M. de Freneuse donne l'ordre de hisser
la chaloupe sur ses porte-manteaux. Vingt personnes embarquent; mais au
moment où la dernière prend place, un des palans manque: et la moitié de
cette grappe humaine est précipitée dans l'abîme pendant que ceux qui
restent, se cramponnent aux plats-bord de l'embarcation, suspendue en
l'air. Pas un muscle n'a bronché sur la figure de M. de Freneuse, à la
vue de cette nouvelle catastrophe. D'une voix forte il donne l'ordre
de filer le palan d'arrière. Mais au moment où la chaloupe reprend
son équilibre et touche au flot, une vague brise le gouvernail de
l'embarcation, et celle-ci mal assise, est rasée coup sur coup par deux
lames. On parvient pourtant à pousser au large. Un des sous-officiers
gouverne le mieux possible avec un mauvais aviron, et matelots et
passagers trempés par la pluie qui tombait par torrents et masquait
l'atterrage, la figure fouettée par les embruns de la mer, rament au
plus près, en récitant à haute voix le _confiteor_, et en s'unissant au
P. Crespel qui psalmodiait les versets du _miserere_. Pendant ce temps,
un ressac terrible bat à la côte. On l'entend clairement à bord. Le
bruit va grandissant. Tout-à-coup la chaloupe entre dans le tourbillon
mugissant. Une lame énorme l'empoigne, la soulève, la chavire, et roule
chacun pêle-mêle et meurtris sur le sable et sur les galets de la grève.

Un nouvel acte de sang-froid venait de prolonger les jours de ces
malheureux. Voyant la chaloupe grimper sur le dos de la dernière vague,
et prévoyant qu'elle la reporterait au large, un matelot avait passé
un grelin dans un organeau, l'avait enroulé autour de son poignet, et
s'était laissé porter à terre avec lui.

La mer venait de lâcher sa proie; mais la position des naufragés n'en
était guère devenue meilleure. Le hasard les avait jetés sur un îlot que
la marée haute recouvrait, et en gagnant la terre ferme, ils faillirent
périr une troisième fois. Il fallait traverser à gué la rivière du
Pavillon.

Quelques heures après, le petit canot monté par six personnes vint les
rejoindre. Elles rapportaient que dix-sept matelots n'avaient pas voulu
abandonner M. de Freneuse. Ce dernier ne pouvait se décider à quitter
son navire; et on peut se faire une triste idée de cette première nuit
passée, par les uns sans abri et sans feu sur cette terre déserte de
l'Anticosti, par les autres sur un navire battu en brèche par la mer, et
certains d'être engouffrés par elle d'une minute à l'autre.

A minuit, la tempête était dans toute sa violence. Chacun avait perdu
l'espoir de se sauver, lorsqu'au petit jour, on s'aperçut que le navire
tenait bon. La violence du flot était tombée. Il n'y avait plus une
minute à perdre pour le sauvetage, et chacun se mit à l'oeuvre. On
embarqua des provisions avariées, les outils du charpentier, du goudron,
une hache, quelques voiles. Puis, il fallut regagner terre; et le
capitaine de Freneuse les larmes aux yeux et emportant son pavillon,
quitta le dernier l'épave de la _Renommée_.

Cette seconde nuit passée sur l'île, fut encore plus triste que la
première. Il tomba deux pieds de neige. Sans les voiles, tout le monde
serait mort de froid. Ces rudes débuts ne découragèrent personne; de
suite on se mit au travail. Le mât d'artimon de la _Renommée_ était venu
du plain; on tailla dedans une quille nouvelle pour la chaloupe. Elle
fut calfatée avec soin, et son étambot et ses bordages furent refaits à
neuf. Pendant que les uns coupaient du bois, les autres faisaient fondre
la neige. Bref, on se créa le plus d'occupations possibles pour tâcher
d'oublier: mais hélas! à ces heures de travail, succédèrent bientôt les
heures d'épuisement. Les malheureux naufragés avaient, au moins, une
perspective de six mois sur l'île d'Anticosti, puisqu'il leur fallait y
attendre l'ouverture de la navigation. Or, en ces temps-là, les navires
qui passaient de Québec en France n'emportaient que pour deux mois de
vivres. Au moment où elle avait touché, la _Renommée_ avait onze jours
de mer; une partie des provisions étaient avariées par le naufrage,
et en s'astreignant à la plus stricte économie, c'est-à-dire en ne
distribuant à chacun qu'une maigre ration par vingt-quatre heures,
chaque homme pouvait--tous calculs faits--prolonger sa vie de quarante
jours! A cette incontestable certitude, était venu se joindre l'hiver,
arrivé dans toute sa rigueur. La glace rendait le navire inaccessible;
six pieds de neige couvraient le sol, et pour comble de désespoir, les
fièvres venaient de faire leur apparition et exerçaient de faciles
ravages sur ces natures émaciées.

Il fallut prendre une décision suprême.

Un poste français passait alors l'hiver à Mingan, où il s'occupait à
faire la chasse au loup-marin. Pour se rendre là, il fallait d'abord
faire quarante lieues de grève avant d'atteindre la pointe nord-ouest de
l'île, puis comme le dit le P. Crespel, "descendre un peu et traverser
douze lieues de haute mer". On agita l'idée de se diviser en deux
groupes. L'un devait rester à la rivière au Pavillon: l'autre irait à
Mingan chercher du secours. Lorsque cette proposition fut soumise au
conseil, chacun la trouva inattaquable. La grande difficulté consistait
à désigner ceux qui feraient du premier groupe, et ceux qui feraient
partie du second. C'était à qui ne resterait pas en arrière.

Dans cette pénible alternative, le P. Crespel eut recours à Dieu. Le 26
novembre, il dit la messe du Saint-Esprit; et dès que le saint sacrifice
eut été terminé, vingt-quatre hommes se levèrent, et prirent la
résolution de se résigner à la volonté divine, assurant qu'ils
hiverneraient coûte que coûte à la rivière au Pavillon.

Cet acte d'abnégation tranchait le noeud gordien. Toute cette nuit-là
fut employée à entendre des confessions; et le lendemain, après avoir
laissé des provisions à ces braves gens, et leur avoir juré sur les
saints Évangiles qu'ils reviendraient les reprendre aussitôt que
possible, le capitaine de Freneuse, le P. Crespel, M. de Senneville,
suivis de trente-huit personnes, prirent le chemin de l'inconnu. La
misère et le danger avaient nivelé la position de ces hommes. Avant de
se quitter officiers et matelots s'embrassèrent en pleurant. Hélas! bien
peu devaient se revoir.

En partant, M. de Freneuse subdivisa ses gens en deux sections. Treize
d'entre eux manoeuvraient le petit canot; vingt-sept s'embarquèrent
dans la chaloupe. Jusqu'au 2 décembre, cette navigation de conserve fut
affreuse. A peine gagnait-on chaque jour deux ou trois lieues qu'il
fallait faire à la rame, et par un froid intense. Le soir, on dormait
sur la neige: et pour toute nourriture ces pauvres abandonnés n'avaient
qu'un peu de morue sèche, et quelques gouttes de colle de farine
détrempée dans de l'eau de neige.

Le 2 décembre, le temps se mit au beau. Une petite brise soufflait sans
âpreté, et la joie renaissait sur ces figures hâves et décharnées,
lorsqu'en voulant doubler la pointe sud-ouest, la chaloupe qui allait à
la voile, fit la rencontre d'une houle affreuse. En manoeuvrant pour
lui échapper, elle perdit le canot de vue. Plus tard on sut ce qu'était
devenu ce dernier: il s'était laissé affaler. Mais comme pour le quart
d'heure, il fallait faire terre au plus vite, on finit par y parvenir
à deux lieues de là, au milieu de mille précautions. Un grand feu fut
allumé sur la côte, pour indiquer aux retardataires où se trouvaient les
gens de M. de Freneuse; puis, après avoir mangé un peu de colle,
ils s'endormirent dans l'eau et dans la neige fondante, pour n'être
réveillés que par une tempête terrible. Dès ses premières bourrasques,
elle jeta la chaloupe à la côte. Il fallut alors s'occuper à la réparer
de suite; mais ce contre-temps eut son bon côté. Deux renards qui
étaient venus rôder dans les environs furent pris au piège, et cette
viande fraîche devint par la suite d'un grand secours.

Dès le 7 décembre, M. de Freneuse put reprendre la mer, mais le coeur
navré. Malgré de nombreuses reconnaissances, il n'avait pu découvrir
aucune trace de son canot.

A peine la chaloupe eut-elle fait trois heures de marche qu'une nouvelle
tempête l'assaillissait au large. Pas un havre, pas une crique ne
s'offrait pour donner refuge à ces malheureux; et cette nuit-là fut
peut-être une des plus terribles qu'ils eurent à endurer. Ils la
passèrent à errer au milieu des vagues et des glaces, dans une baie où
le grappin ne mordait pas. On ne réussit à débarquer qu'au petit jour,
au milieu d'un froid brûlant, qui ne tarda guère à faire prendre la
baie, et avec elle la chaloupe. Dès lors celle-ci devenait inutile.

Il fallut donc se décider à ne pas pousser plus loin. Les provisions
furent débarquées; et de suite on se mit à l'oeuvre pour construire des
cabanes en branches de sapin[12], ainsi qu'un petit dépôt, où les vivres
furent disposés de manière, à ce que personne ne pût y toucher sans
être aussitôt vu par les autres. Puis, on adopta un règlement pour la
distribution. Chacun avait droit à quatre onces de colle par jour; et
on fit en sorte que deux livres de farine et deux livres de viande de
renard pussent servir au repas quotidien de dix-sept hommes! Une fois la
semaine, une cuillerée à bouche de pois venait rompre la monotonie de
cette cuisine; et en vérité, dit le P. Crespel, c'était le meilleur de
nos dîners.

[Foonote 12: Le P. Crespel qui, dans ses missions chez les Outagamis
s'était mis au fait de cette étude d'architecture primitive, avoue
ingénument que sa cabane était la plus commode.]

Les exercices du corps devinrent obligatoires. Léger, Basile et le
P. Crespel allaient couper des fagots et faire du bois; d'autres
transportaient l'approvisionnement aux cabanes; les troisièmes traçaient
ou entretenaient la route qui menait à la forêt. Au milieu de ces
occupations, les épreuves ne faisaient guère défaut. La vermine rongeait
ces malheureux qui n'avaient qu'un change pour tous vêtements. La fumée
des huttes et les éblouissantes blancheurs de la neige donnaient à la
plupart de douloureuses ophtalmies; et la mauvaise nourriture, jointe
à l'eau de neige, avaient engendré la constipation et le diabète, sans
faire, pour cela, ployer d'un cran l'énergie de ces hommes de fer.

Le 24 décembre, le P. Crespel fit dégeler quelques gouttes de vin. La
Noël approchait; et il se préparait à dire la messe de minuit. Elle fut
célébrée sans pompe, ni ornements, dans la plus grande des cabanes.
Ce dut être un spectacle sublime que de voir tous ces abandonnés,
se recueillir au milieu des solitudes de l'Anticosti, et dans leur
dénuement sans exemple, se rapprocher d'un enfant nu et couché dans une
étable, pour mêler leurs larmes aux siennes, et pour l'y adorer.

L'année 1737 débuta pour ces pauvres gens d'une manière, terrible. Dès
l'aube du jour de l'an, Foucault envoyé à la découverte, revint avec la
poignante nouvelle que la chaloupe avait été enlevée par les glaces.
Pendant cinq jours, ce ne furent que gémissements et lamentations. Tout
le monde se sentait perdu. Chacun voulait mourir. L'esprit de suicide
passait et repassait dans ces cerveaux troublés par tant de malheurs, et
le P. Crespel ne cessa, pendant ce temps, de leur démontrer la grandeur
de l'apostolat de la souffrance: cette seule voie que Dieu avait prise
pour racheter le genre humain. Il les supplia de se confier en la
miséricorde divine; célébra le jour des Rois une seconde messe du
Saint-Esprit, pour le prier de donner sa force et ses lumières à ces
âmes si éprouvées, et parla dans son sermon, de la grandeur de la
mission qui incombe à ceux qui se dévouent pour sauver les autres.
Touchés par ces bonnes paroles, Foucault et Vaillant s'offrirent pour
aller à la recherche de la chaloupe.

--Tant il est vrai, ajoute finement le P. Crespel, que dans quelque
situation que l'on soit, on aime toujours à s'entendre élever.
L'amour-propre ne nous quitte qu'avec la vie.

Bien leur prit de cet excès de zèle. Deux heures après, ils accouraient
tout joyeux, et annonçaient à leurs camarades qu'en fouillant la grève
et le bois, ils étaient tombés sur un ouigouam indien, et sur deux
canots d'écorce abrités sous des branches. Comme trophée de leur
expédition, ils emportaient une hache et de la graisse de loup-marin.

L'île était habitée!

Il n'y avait plus à en douter, et les éclats de la joie la plus vive
succédèrent au plus sombre des chagrins. Chacun sentait le courage lui
revenir. Le lendemain fut tout aussi joyeux. En poussant plus loin leurs
excursions, deux matelots découvrirent la chaloupe arrêtée au large,
dans un champ de glace, et en revenant au camp avec cette heureuse
nouvelle, ils firent l'inappréciable trouvaille d'un coffre plein
d'habits, que le flot avait arraché à la _Renommée,_ et que les hasards
de la mer étaient venus apporter là.

Mais tous ces rires ne durèrent qu'un éclair. L'épreuve allait revenir
plus amère que jamais.

Le 23 janvier, le maître-charpentier mourut presque subitement. Des
symptômes alarmants s'accentuèrent de plus en plus. Fresque tous les
hommes eurent les jambes enflées: et le 16 février, un coup terrible
vint foudroyer le camp. Le capitaine de Freneuse s'en était retourné
vers Dieu, au milieu des prières de l'Extrême-Onction. Puis, ce
fut autour de Jérôme Bosseman; puis, à celui de Girard; puis, au
maître-canonnier qui, avant de mourir, abjura le calvinisme. Chacun,
avant l'heure suprême, se confessait au P. Crespel, et s'éteignait
saintement dans la résignation. Quand tout était fini, les moins faibles
se levaient, traînaient au dehors les cadavres de leurs camarades, et
les amoncelaient dans la neige, à la porte de la cabane. Nul n'avait la
force d'aller plus loin.

Les éléments conjurés luttèrent avec ces angoisses terribles. Le 6 mars,
une tempête de neige se déchaîna sur l'île et écrasa sous une avalanche
la cabane du P. Crespel, le forçant à venir se réfugier dans celle des
matelots, qui était plus spacieuse. Là, pendant trois jours, ils furent
retenus prisonniers par l'ouragan, sans pouvoir allumer du feu, n'ayant
rien à manger, ne se désaltérant qu'avec de la neige fondue, et voyant
périr de froid cinq de leurs camarades. A tout prix, il fallait sortir
de ce tombeau. En unissant leurs efforts, ils réussissent à déblayer
la neige et vont alors aux provisions. Hélas! le froid est piquant. Un
quart d'heure suffit pour geler les pieds et les mains de Basile et de
Foucault, qu'il faut rentrer à bras dans la cabane. Grâce cependant au
dévouement de ces deux hommes, une ration de trois onces de colle
vint rompre ce jeûne de trois jours; mais elle fut mangée avec tant
d'avidité, que tous faillirent en mourir. Encouragés par l'exemple de
Basile et de Foucault, Léger, Furst et le P. Crespel courent au bois
pour en remporter quelques fagots. Dès huit heures du soir cette maigre
provision est déjà consumée, et le froid devint si intense cette
nuit-là, que le sieur Vaillant père fut trouvé mort sur son lit de
branches de sapin. Il fallut songer à changer de cabane et à déblayer
celle du P. Crespel. Elle était la plus petite, et pouvait être plus
facilement chauffée. On ne peut imaginer rien de plus navrant que le
sombre défilé qui se fit alors: les moins écloppés portant sur leurs
épaules MM. de Senneville et Vaillant fils qui tombaient par morceaux,
pendant que Le Vasseur, Basile et Foucault, ayant les extrémités gelées,
se traînaient sur leurs coudes et sur leurs genoux.

Le 17 mars, la mort vint mettre un terme aux souffrances de Basile;
et le 19, Foucault, qui était jeune et d'une grande force musculaire,
s'éteignit après une agonie terrible. Les plaies de ces malheureux ne
pouvaient être pansées qu'avec de l'urine, et des lambeaux de vêtements
arrachés aux pauvres morts servaient de charpie aux vivants. Douze jours
après ces deux départs, les pieds de MM. de Senneville et Vaillant se
détachèrent en putréfaction; mais, au milieu de ces douleurs et de cette
infection, ils ne cessaient de mettre leur confiance en Dieu et d'unir
leurs souffrances à celles du Christ. Le P. Crespel était ému de cette
foi inébranlable et de cette résignation sublime qui semblaient se
refléter sur les autres; car, au milieu de toutes ces horreurs, pas un
mot de découragement ne se fit entendre. Chacun essayait d'apporter à
son voisin quelques distractions ou quelques douceurs; et ce fut ainsi
que le 1er avril, en allant à la découverte du côté où les canots
d'écorce étaient cachés, Léger ramena au camp un indien et sa femme.

C'étaient les premières figures humaines qu'on eût vues depuis le départ
de la rivière au Pavillon. Le P. Crespel parlait à merveille plusieurs
idiomes sauvages; il expliqua à ces nouveaux hôtes leur triste
situation, et les supplia les larmes aux yeux d'aller à la chasse et de
leur apporter des vivres.

L'indien promit solennellement.

Le lendemain arrive. Deux jours, trois jours se passent; le peau-rouge
ne revient pas. Alors n'y pouvant plus tenir, Léger et le P. Crespel se
traînent jusqu'au ouigouam, mais pour constater avec terreur qu'un des
canots est disparu! Rendues prudentes par le malheur, ces deux ombres
décharnées s'attellent sur celui qui restait, le transportent jusqu'à
leur cabane et l'attachent à la porte, bien persuadées que l'un des
indiens ne quittera pas l'île, sans venir réclamer sa propriété.

Hélas! nul ne vint, sinon la terrible visiteuse accoutumée, la mort.
Elle enleva successivement MM. Le Vasseur, Vaillant fils, âgé de seize
ans, et de Senneville qui en avait vingt, et était fils du lieutenant
du Roy, à Montréal[13]. Dégagé du soin des malades et n'ayant plus de
vivres, le P. Crespel réunit alors en conseil les survivants. Il fut
décidé de quitter cet endroit funeste et de partir en canot. Pour rendre
serviable l'embarcation de l'indien, on l'enduisit de graisse: des
avirons furent dégrossis, et le 21 avril fut désigné comme le jour de
l'embarquement.

[Note 13: Le père du jeune de Senneville, avant d'exercer la charge
de Lieutenant du Roy de Montréal, avait été page de madame la Dauphine,
et avait servi dans les mousquetaires. Son fils était né au Canada.

--On dirait qu'une étrange fatalité s'attache à ce nom de Senneville.
Lors du naufrage de l'_Auguste,_ M. de Senneville, cadet à
l'aiguillette, et mademoiselle de Senneville furent au nombre des noyés.

Ce terrible sinistre eut lieu sur les côtes du Cap-Breton en octobre
1761. L'_Auguste,_ était un navire affrété par le général Murray _pour_
rapatrier en France les officiers, les soldats et les Français qui en
avaient manifesté le désir. Il portait à son bord les soldats du Béarn
ainsi que ceux du Royal Roussillon. Parmi les victimes de ce désastre
furent les capitaines, MM. le chevalier de la Corne de Bécancour de
Portneuf: les lieutenants, MM. de Varennes, Godefroy, de la Vérenderie,
de Saint-Paul, de Saint-Blin, de Marolles et Pécaudy de Contrecoeur;
les enseignes en pied, MM Villebond de Sourdis, Groschaine-Rainbaut,
de Laperière, de la Durantaye et d'Espervanche; et les cadets à
l'aiguillette, MM. de la Corne de Saint-Luc, le chevalier de la Corne,
de la Corne-Dobreuil, de Senneville, de Saint-Paul fils, et de Villebond
fils.

A cette nombreuse liste, M. Saint-Luc de La Corne, qui fut un des cinq
survivants de ce naufrage, ajoute les noms de Paul Héry, François Héry,
Léchelle, Louis Hervieux, bourgeois, et de mesdames de Saint-Paul, de
Mézière, Busquet, de Villebond, ainsi que ceux de mesdemoiselles de
Sourdis, de Senneville et de Mézière.

M. de Lacorne retrouva aussi sur la grève, et enterra le corps d'un
négociant anglais nommé Delivier, le second, trois officiers de
l'_Auguste,_ le maître d'hôtel, huit matelots, deux mousses, le
cuisinier, douze femmes tant de bourgeois que de soldats, seize enfants,
huit habitants et trente-deux soldats.]

Une moitié de jambon de renard composait alors tout le garde-manger
de cette troupe d'affamés. Il avait été entendu qu'on en boirait le
bouillon, réservant la viande pour le lendemain: mais dès que les
parfums de cet étrange pot-au-feu se firent sentir, chacun se jeta comme
un loup sur le gigot, qui fut mangé en un tour de main. "Bien loin de
nous rendre nos forces, cet excès nous en ôta", dit la relation laissée
par le P. Crespel: de sorte que le lendemain ils se réveillèrent
affaiblis, plus malades qu'auparavant, et qui plus est, sans ressources.
Deux jours se passèrent alors dans la faim et le désespoir. Personne
ne voulait lutter plus longtemps contre la mort; et déjà, la plupart
s'étaient jetés à genoux sur la grève en disant les litanies des
agonisants, lorsqu'un coup de fusil retentit sur le rivage.

C'était l'indien. Propriétaire prévoyant il venait savoir ce qu'était
devenu son canot.

En l'apercevant, les malheureux se traînent vers lui, poussant les plus
navrantes supplications; mais le sauvage n'entend pas de cette oreille,
et prend la fuite. Le P. Crespel et Léger sont en bottes: qu'importe? Ce
nouvel abandon rend l'haleine à ces moribonds. Ils se mettent à donner
la chasse au fugitif; traversent tant bien que mal la rivière Becsie, et
finissent par rejoindre le fuyard, qu'un enfant de sept ans embarrasse
dans sa course. Pris comme un lièvre au collet, le peau-rouge, redevenu
diplomate, leur indique un endroit du bois où il a caché un quartier
d'ours à demi-cuit, et tous ensemble, Indien et Français passent la nuit
blanche à s'observer mutuellement du coin de l'oeil.

Le lendemain, le P. Crespel intime au sauvage l'ordre de le conduire
au camp de sa tribu. Le canot contenant l'enfant, devenu un otage, est
placé sûr un traîneau: Léger, et le père Récollet s'attellent dessus,
pendant que l'indien marche devant et sert de guide. Au bout d'une lieue
de marche la petite caravane débouche sur la mer, et comme c'était la
voie la plus courte, on se décide à la prendre. Mais ici s'élève une
nouvelle difficulté. Le canot ne peut contenir que trois personnes.
L'indien a désigné pour l'accompagner son enfant et le P. Crespel
qui, s'embarque au milieu des lamentations de ses camarades, à qui,
cependant, il réussit à arracher le serment de suivre le rivage dans la
direction, prise par l'embarcation.

Le soir de ce jour-là, l'indien proposa au père de descendre à terre
pour y faire du feu. Ce dernier y consentit, avec d'autant plus de
plaisir que la bise était mordante. Mais étant monté sur un monticule de
glace pour examiner les alentours, le sauvage profita de ce que le père
avait le dos tourné, pour gagner le bois avec son enfant.

La mort seule pouvait maintenant mettre fin à cette série de
catastrophes. Abandonné de tous, le P. Crespel s'appuya sur le canon
de son fusil, remit ses peines entre les mains de Dieu, et récita les
versets du livre de Job. Pendant qu'il priait ainsi, il fut rejoint par
Léger. Avec des larmes dans la voix, ce dernier lui annonça que son
camarade Furst était tombé d'épuisement à une distance considérable de
là, et qu'il avait été obligé de le laisser sur la neige.

En ce moment, un coup de fusil retentit. La forêt s'ouvrait à quelques
pas de là. Léger, que le courage n'avait pas encore laissé, décide
le père Récollet à l'y accompagner, et au moment de s'y engager, un
deuxième coup de feu se fait entendre. Rendus de plus en plus prudents
par l'expérience, les deux abandonnés se gardent bien d'y répondre. Ils
marchent, se guidant sur l'endroit d'où viennent ces détonations; et
bientôt, ils débouchent dans une clairière où fumait la cabane d'un chef
indien.

Ce brave homme leur fit le plus touchant accueil, tout en leur
expliquant l'étrange conduite du guide du P. Crespel, qui ne les avait
ainsi abandonnés, que par crainte du scorbut, de la variole, et du
"mauvais air."

Enfin, ceux-ci étaient sauvés! mais tout n'était pas fini, Furst restait
en arrière. Le Père Crespel, offrit en cadeau son fusil au chef pour
le décider à l'aller chercher. Ce fut peine inutile. "M. Furst, dit la
relation, passa la nuit sur la neige, où Dieu seul put le garantir de la
mort, car dans la cabane même, nous endurâmes un froid inexprimable, et
ce ne fut que le lendemain, comme nous nous disposions à aller au-devant
de lui, que nous le vîmes arriver".

Deux jours furent alors consacrés au repos. Pendant ce court espace de
temps, ces malheureux qui n'oubliaient pas le serment fait à ceux qui
étaient restés à la rivière au Pavillon, recouvrirent assez de leurs
forces pour s'embarquer le premier mai et mettre le cap sur Mingan. Le
P. Crespel fut le premier à y arriver. Le vent étant tombé en route, ce
vaillant homme, dans sa hâte de faire expédier aussitôt que possible des
secours à ses camarades, s'était fait mettre sur un canot d'écorce et
l'avait pagayé seul, pendant l'espace de six lieues de mer.

M. Volant commandait le poste de Mingan. Il reçut ses compatriotes
à merveille. Pas un instant ne fut perdu pour aller au secours de
l'équipage de la _Renommée:_ et une grosse chaloupe armée, et bien
approvisionnée fut dépêchée sous son commandement.

M. Volant emmenait avec lui le P. Crespel, Furst et Léger.

Dès qu'ils furent par le travers de la rivière au Pavillon, une salve de
mousqueterie fut tirée. Alors on vit quatre hommes, qui ressemblaient
à des fauves, sortir du bois, se jeter à genoux, et tendre des bras
suppliants vers la chaloupe. Les soins les plus empressés furent donnés
à ces gens qui n'étaient plus que de véritables squelettes. Pendant
les pérégrinations du P. Crespel et de sa troupe, ces pauvres matelots
avaient enduré d'incroyables souffrances. Tour à tour ils avaient vu
leurs camarades tomber, décimés, les uns par le froid, les antres par
les maladies gangreneuses; tous par l'inanition. Les vivres finirent par
manquer complètement. Alors on eut recours aux expédients. Tout passa
pour la nourriture jusqu'aux souliers des morts que l'on faisait
bouillir dans de la neige, puis griller sur la braise, et quand cette
dernière ressource manqua, on se rejeta sur les culottes de peau. Il
n'en restait plus qu'une, lorsque M. Volant était arrivé en sauveur,
et devant ces inénarrables misères, ce dernier comprit toutes les
précautions dont il fallait user. Des ordres sévères furent donnés pour
qu'on ne distribuât que peu de nourriture à la fois à ces estomacs qui
en avaient perdu l'habitude; mais malgré cela, l'un des survivants, un
breton nommé Tenguy, mourut subitement en avalant un verre d'eau-de-vie,
et la joie fit perdre la raison à Tourillet, un autre de ses camarades
d'infortune.[14] Quant aux autres, Baudet et Boneau--tous deux
originaires de l'île de Rhé--ils se mirent à enfler par tout le corps,
et la chaloupe de M. Volant fut changée en infirmerie, pendant qu'à
terre, on s'occupait à donner la sépulture aux vingt et un cadavres
qui marquaient l'endroit, où la première escouade des matelots de la
_Renommée_ avait passé son dernier hiver.

[Note 14: Tourillet était contre-maître, du département de Brest.]

Une modeste croix indiqua le lieu où ils avaient souffert, où ils
s'étaient résignés, et où le sacrifice avait été consommé; puis, on
reprit la mer, en côtoyant le rivage à distance, rapprochée et en
remontant à petites journées, afin de découvrir les traces des gens du
canot.

A quelques lieues de l'endroit où s'élève aujourd'hui le phare gardé par
M. Pope, les gens de M. Volant découvrirent les corps de deux hommes qui
gisaient sur la grève, non loin des fragments d'une petite embarcation.
C'était tout ce qui restait, pour indiquer le sort des treize hommes qui
avaient vogué de conserve avec la chaloupe de M. de Freneuse, jusqu'au
moment où ce dernier les avait perdus de vue, en doublant par une grosse
mer la pointe sud-ouest, le soir du deux décembre 1736.

Pendant le cours de ce récit, la lune s'était levée: elle éclairait de
sa lumière mélancolique les flots qui doucement bruissaient sous la
proue du _Napoléon III._ Déjà le matelot de vigie avait piqué le quart
de minuit. Nous regagnâmes alors nos cadres, afin d'être plus frais
et dispos, lorsque le maître d'équipage viendrait nous éveiller le
lendemain, pour descendre à cette pointe ouest de l'île d'Anticosti, qui
avait vu s'embarquer le P. Crespel allant chercher à Mingan la bonne
nouvelle, pour la rapporter aux trois survivants de la _Renommée._



IV.

L'ILE D'ANTICOSTI.

Dès sept heures du matin, le _Napoléon III_ mouillait par le travers de
la pointe ouest de l'Anticosti[15] et le vent de terre nous apportait
le bruit de la canonnade qui saluait notre arrivée. Les habitations
du poste se pavoisaient de drapeaux et de banderolles en signe de
réjouissance; et bientôt nous étions reçus à bras ouverts par le gardien
du phare, M. Malouin, qui certes, ne s'attendait pas à la surprise que
nous lui ménagions.

[Note 15: Le mot Anticosti est indien et non espagnol (_ante_ en face
_costa_ de la côte) comme l'ont prétendu certains étymologistes. Thévei
appelle cette Ile _Naticousti_ dans son Grand-Insulaire; Lescarbot
_Anticosti_, et Haklûyt _Natiscotee_. "Ce dernier mot, remarque l'abbé
Laverdière, se rapproche davantage de celui de _Natas couel_ (où l'on
prend l'ours) que lui donnent les Montagnais".]

Un fort cheval normand attelé à une lourde charrette de roulage, aux
roues peintes en rouge, était venu au devant de la chaloupe, et nous
attendait avec de l'eau jusqu'au poitrail. La baleinière ne pouvait
atterrir, et cet, ingénieux genre de locomotion exempta les pieds de
nos seigneuries de venir en contact avec l'onde-amère qui, ce matin-là,
était de ces plus, froides et de ces plus basses. Entassés pêle-mêle sur
le véhicule amphibie, nous fûmes présentés en bloc à M. Malouin qui,
tout en nous aidant à sauter sur la grève, nous dit du ton le plus
cordial du monde:

--Soyez les bienvenus, messieurs!

Tout-à-coup, un passager s'avança vers lui, tête nue, et s'adressant au
vieux gardien du phare lui dit d'un ton tremblant:

--Ne me reconnaissez-vous donc pas?

--Mais, oui, attendez. Cette voix.....? Oh! mon Dieu! c'est toi, mon
fils!

Et enlacés dans les bras l'un de l'autre, ils se tinrent longtemps
embrassés.

Depuis neuf ans le jeune Malouin était parti pour l'étranger, dans le
but d'y tenter fortune. La Californie, qui a été le tombeau de tant
d'autres, lui avait souri. Il revenait aujourd'hui partager ses épargnes
avec son père, et dorer ses vieux jours de l'_aurea mediocritas_ du
poète. Dans le cours de ma vie aventureuse, bien des choses m'ont fait
plaisir, jamais je n'ai éprouvé plus grand contentement du coeur, qu'au
moment où ce vieillard et cet homme fait, oublieux des longues heures de
la séparation, se jetèrent dans les bras l'un de l'autre pour pleurer de
bonheur.

Il fallait se garder de venir rompre ce tête-à-tête, et bientôt nous
nous éparpillâmes sur la grève, chacun se livrant à son plaisir favori:
celui-ci faisant collection de coquillages, celui-là discutant géologie,
cet autre se plaignant de ce que la sensation du roulis le suivait
jusque sur le rivage. Quant à nous, guidés par un domestique, nous
allâmes visiter le phare, belle lumière de second ordre, dont l'appareil
a été construit en 1856 par la maison L. Sautter, de Paris.

Cent neuf pieds séparent le sol de la girouette. Le foyer de la
lanterne, qui donne une lumière fixe et blanche, est à 112 pieds
au-dessus du niveau des hautes eaux. De la galerie de la tour, l'oeil
embrasse, par un temps calme, une des plus ravissantes marines du golfe
Saint-Laurent. En temps de brume et pendant les tempêtes de neige,
un coup de canon, tiré d'heure en heure indique aux gens du large
l'approche de la pointe ouest. En cas d'accident, un dépôt de provisions
où se trouvent six barils de farine, quatre barils de lard, huit barils
de pois et six paires de raquettes, est mis à la disposition des
naufragés qui ne sont pas les seuls à en profiter, si l'on en juge par
ce qui est arrivé en 1874. Une bande de Terreneuviens avait hiverné dans
l'île, et s'étant laissée surprendre par la famine, vint défoncer à
coups de hache la petite maison qui contenait le précieux dépôt. Pendant
quelques jours ces écumeurs firent bombance aux dépens du gouvernement
de la Puissance, se contentant de se bourrer l'estomac autant que
possible et de rire aux larmes des légitimes remontrances du gardien.

Comme tout n'est qu'antithèse ici-bas, à quelques arpents du dépôt qui
contient tout ce qui peut rendre à la vie, le voyageur égaré trouve
aussi le champ du dernier repos. Dans ce petit cimetière, dort, entourée
de ses trois enfants, une pauvre mère dont l'épitaphe porte pour toute
légende les mots:

  ALICE WRIGHT.
  _September 22 years; 1865_.

Rien de triste comme cette jeune femme abandonnée avec ses enfants dans
cette solitude, et n'ayant pour tout regret que les gémissements du flot
qui déferle à quelques pas.

Deux années plus tard, lors de ma troisième croisière dans le golfe
Saint-Laurent, en faisant une nouvelle visite à cette tombe, en
compagnie de plusieurs amis, nous vîmes que la mort, cette grande
pourvoyeuse, avait envoyé une nouvelle compagne à la pauvre Alice
Wright. C'était une petite fille de dix ans, du nom de Béliveau, qui, un
matin de juin, s'en était allée jouer dans les bois d'alentour, pendant
que ses parents défrichaient une terre nouvelle. Après les courses
sur l'herbe, la cueillette des rares fleurs sauvages de l'île, et les
chasses données aux petits oiseaux, la pauvrette se sentit fatiguée. Un
nid de verdure s'offrait au milieu d'un taillis à quelques pas de là:
elle s'y blottit pour ne plus se réveiller que parmi les anges; car son
père, étant venu mettre le feu à ces broussailles, brûla vive sans le
savoir son unique enfant!

Cette navrante histoire avait coupé la verve à mes compagnons de route,
et maintenant que je songe à ces choses, je me rappelle que pour nous en
distraire, nous acceptâmes la proposition du docteur de la Terrière, que
nous avions trouvé sur l'île, en mission officielle. Le gouvernement l'y
avait envoyé, avec l'ordre de vacciner tous ceux qui se présenteraient
à lui; et comme il y avait chômage ce jour-là, armés chacun d'un long
bâton ramassé sur la grève, nous étions allés pousser une reconnaissance
à deux milles du phare, à la pointe des Anglais. C'est là qu'était, il
n'y a pas longtemps, le siège principal de la compagnie Forsyth. Nous
en avions déjà entendu dire monts et merveilles. Ces utopistes de la
finance voulaient, ni plus ni moins, relier la baie d'Ellis à celle
du Renard, par une route macadamisée longue de 120 milles. Des
embranchements de chemin de fer sillonneraient l'île en tous sens. Le
remuement de capitaux qu'entraînerait l'ouverture de cette voie, ferait
de la pointe ouest à la pointe aux Bruyères un vaste champ en culture,
et l'Anticosti réalisait la première, ce rêve de l'ami Dupont, qu'un
poète a rendu avec tant de verve:

  Là, de sa roue en feu le coche humanitaire
  Usera jusqu'aux os les muscles de la terre;
  Du haut de ce vaisseau les hommes stupéfaits
  Ne verront qu'une mer de choux et de navets.
  Le monde sera propre et net comme une écuelle;
  L'humanitairerie en fera sa gamelle
  Et le globe rasé, sans barbe ni cheveux,
  Comme un grand potiron roulera dans les cieux.

Nous arrivâmes à cet Eldorado par un sentier couvert de pierre à chaux,
une des seules richesses de l'île. De fois à autres, nous étions
bien obligés de passer à gué quelques ruisseaux; où, appuyés sur nos
gourdins, de renouveler le saut périlleux du vaillant compagnon de
Cortès, de don Pedro de Alvarado qui, serré de près par les Mexicains,
le soir de la nuit triste, et se trouvant en face d'un canal qu'il
fallait traverser à la nage, ficha le fer de sa lance en terre, s'appuya
fermement sur le manche, et franchit ainsi une distance qui ne fut
égalée que plus tard, dans les contes de Perrault, par les fabuleuses,
enjambées du petit Poucet.

En route, la causerie roula sur les extravagances de la compagnie
Forsyth. En bon voyageur, j'ai contracté l'habitude de prendre un peu
et de laisser beaucoup de ce qui se dit autour de moi. J'avoue qu'il me
fallut ici abandonner cette habitude. Nous étions arrivés; et dans les
vastes hangars qui s'élevaient devant nous, on avait entassé......

--Des pelles, des pioches, des charrues, des vivres, des habillements,
enfin tout ce qui convient à de nouveaux colons, dira le lecteur
prévoyant.

Nenni! homme prudent. A la place de ces, premières nécessités de la vie,
on voyait pour des milliers de piastres de chevilles en fer pour les
bottes, des masses, des enclumes, des perches de lignes superbes des
marche-pieds de carrosses, des poignées de cercueils, une imprimerie;
bric-à-brac impossible envoyé d'Angleterre par des gens qui avaient
trompé la compagnie, et qu'il fallut revendre plus tard à des prix
infimes. Notre lieutenant, LeBlanc, nous assura qu'en échange de cinq
piastres il avait reçu des effets pour une valeur de quarante-cinq
dollars parmi lesquels se trouvait un magnifique _Ulster coat_, qu'un
loustic baptisa du nom de "sortie-d'hôpital". Au milieu de cette
pacotille impossible, pendant que dans les vitrines s'étalaient des
selles anglaises, des livrets d'hameçons et de mouches, des boucles
de harnois, on avait oublié le nécessaire; et le lard se vendait une
piastre la livre!

Autour de ces magasins, vides aujourd'hui, est venu se grouper un
village assez propret, habité par des Acadiens et par quelques familles
irlandaises. Nous y trouvâmes tout le monde en liesse. Chacun était
endimanché. Ce petit Landerneau était en l'air, car ce jour-là un
photographe avait fait son apparition dans ces endroits reculés. Ce
noble représentant de l'art était une femme de l'Islet qui avait frété
un goëleton, et se faisait accompagner par sa fille et par trois hommes
d'équipage. Elle courait, pendant la belle saison, le Labrador et les
îles du golfe, prenant le portrait de celui-ci pour trois gallons
d'huile de loup-marin, échangeant la binette de celui-là contre de
l'édredon, des oeufs d'oiseaux, confectionnant la caricature d'un
troisième pour la valeur d'une peau de renard; bref, se tirant toujours
d'affaire, et réussissant à faire louvoyer tant bien que mal sa goëlette
sur les flots du Pactole. L'occasion, l'herbe tendre, et je pense,
quelque diable aussi nous poussant, nous fîmes comme les autres. Nous
eûmes la satisfaction de voir nos têtes, hâlées par le vent de mer,
ressortir à côté du minois frais et éveillé d'une gentille Acadienne,
mademoiselle Lelièvre qui, partie il y a quelques mois de la Grande
Rivière, accomplissait ici une mission de dévouement et d'utilité
publique. Enfermée pendant cinq heures, chaque jour, dans un cabanon
en bois rond dont la porte était décorée d'une planche noire, d'où
ressortait en lettres d'or le nom d'un navire naufragé, le _Tanaro_,
elle faisait avec grand succès l'école á quarante-trois élèves; et
rarement il est donné à des voyageurs de rencontrer des enfants plus
propres, mieux élevés, répondant plus poliment, et saluant les passants
avec plus de courtoisie.

C'est ici, à la pointe des Anglais, c'est-à-dire à une lieue de la
pointe ouest, que M. Ferland place le principal établissement de
Jolliet.

Jolliet! voilà un nom qui, avec celui du P. Marquette, éveille dans tous
les coeurs français le souvenir des gloires du passé; de longues marches
dans les solitudes de l'ouest; de nuits d'insomnie employées à se
défendre contre les embûches de l'indien, les intempéries des saisons,
les morsures des moustiques; d'interminables courses en canot d'écorce,
entreprises dans le but de réaliser le grand rêve de la découverte du
Mississipi.

  Le voyez-vous, là-bas, debout comme un prophète,
  Le regard rayonnant d'audace satisfaite,
  La main tendue au loin vers l'Occident bronzé
  Prendre possession de ce domaine immense,
  Au nom du Dieu vivant, au nom du roi de France
  Et du monde civilisé!

  Jolliet! Jolliet! deux siècles de conquêtes,
  Deux siècles sans rivaux ont passé sur nos têtes,
  Depuis l'heure sublime où, de ta propre main,
  Tu jetas, d'un seul trait sûr la carte du monde
  Ces vastes régions, zone immense et féconde,
  Futur grenier du genre humain.

  Oui, deux siècles ont fui! La solitude vierge
  N'est plus là. Du progrès le flot montant submerge
  Les vestiges derniers d'un passé qui finit.
  Où le désert dormait, grandit la métropole;
  Et le fleuve asservi courbe sa large épaule
  Sous l'arche aux piliers de granit. [16]

[Note 16: Ces beaux vers font partie d'une pièce, lue à l'Université
Laval lors du deuxième centenaire de la découverte du Mississipi, par
l'auteur, M. L. H. Fréchette, ancien député de Lévis aux Communes du
Canada.]

Cinq ans après son voyage au Mississipi, Jolliet était créé seigneur de
l'île d'Anticosti. Cette île lui était donnée "en considération de la
découverte que le dit sieur Jolliet avait faite du pays des Illinois,
dont il avait envoyé la carte, depuis transmise à monseigneur Colbert,
ainsi que d'un voyage qu'il venait de faire à la baie d'Hudson dans
l'intérêt et l'avantage de la ferme du Roy".

Dès lors, le nouveau suzerain s'occupa du soin d'améliorer les
ressources de son fief en faisant, la traite avec le nord, et en
chassant le loup-marin.

Ses actes ne sont plus signés que Jolliet d'Anticosti; et plus tard, un
de ses fils se faisait appeler Jean Jolliet de Mingan. Six ans après
avoir pris possession de son île, en 1681, un recensement cité par
M. Ferland donne de curieux détails sur la famille du découvreur du
Mississipi.

D'abord apparaît Louis Jolliet âgé de 42 ans; puis vient sa femme Glaire
Bissot, fille de Normands de Pont-Audemer, âgée de 23 ans; puis leurs
enfants, Louis âgé de cinq ans, Jean âgé de trois ans, Anne de deux
ans et Claire d'un an. La maison du sire de céans se composait de six
domestiques armés de six fusils, et Jolliet était propriétaire de deux
bêtes à cornes et de deux arpents de terre défrichée.

Si l'on en croit Charlevoix, en donnant cette seigneurie à Jolliet, le
roi de France ne lui fit pas un grand présent. Elle n'est absolument
bonne à rien, remarque cet historien. Elle est mal boisée, son
territoire est stérile, et elle n'a pas un seul havre où un bâtiment
puisse être en sûreté. Les côtes de cette île sont assez poissonneuses;
toutefois je suis persuadé, conclut Charlevoix, que les héritiers du
sieur Jolliet troqueraient volontiers leur vaste seigneurie pour le plus
petit fief de France.

Jolliet mourut très pauvre, en 1700, dans son Anticosti prétendent les
uns, sur une des îles Mingan,--celle située devant le gros Mécatina, au
Labrador-assure M. Henry Harrisse. Celui qui avait donné la moitié d'un
hémisphère à la France; cet hydrographe du roy qui avait eu la patience
de faire quarante-neuf voyages pour prendre connaissance de la rivière
et du golfe, avant de dresser sa carte du Saint-Laurent; celui que la
Grèce aurait mis au rang des dieux et que Rome aurait porté au Capitole;
cet homme fut enfoui modestement par une main inconnue, sous une grève
quelconque, n'ayant pour épitaphe que la page émue que lui à consacrée
l'histoire reconnaissante.

O mon pays! que fais-tu donc de tes gloires? Crois-tu qu'un peuple se
déshonore en érigeant des statues à des gens comme Jacques-Cartier,
Champlain, de Maisonneuve, Joliette, Dollard et Montcalm?

Mais ces réminiscences du passé semblent m'entraîner loin de cet humble
récit de voyage, et me faire oublier le phare de la pointe de l'Ouest
où, au milieu de la canonnade qui nous avait accueillis le matin,
j'avais remarqué la voix vibrante d'une pièce assise sur un affût de
gazon. Ce canon ne ressemblait nullement à celui que le ministre de
la marine fait livrer aux gardiens de lumière. C'était un spécimen de
l'artillerie anglaise du XVIIe siècle, pièce longue, en fer battu,
pesant 2,800 livres. Elle avait été ramassée, il y a une vingtaine
d'années, sur les brisants qui font face au phare. A cette époque, elle
était entourée de plusieurs autres canons qui, à marée basse, servaient
aux chasseurs d'outardes et de canards pour les aider à défiler le
gibier. Mais petit à petit, ces témoins muets d'une autre époque
disparurent. L'an dernier, il ne restait plus que deux de ces puissants
engins de guerre: encore, n'asséchaient-ils que lors des grandes marées,
et ils finirent à leur tour par être entraînés en eau profonde, lors de
la débâcle du printemps. M. Malouin m'assura, qu'au jusant de la grande
mer le voyageur qui se promènerait en chaloupe dans les environs,
apercevrait encore une foule de ces pièces qui détachent sur le vert
sombre des algues marines leurs longs cous rouilles et couverts de
coquillages.

Quel terrible drame s'est donc passé sur cette pointe de brisants? et
qui jamais viendra raconter les péripéties de ce désastre?

Je l'ai dit, ces pièces d'artillerie sont anglaises, et elles
ressemblent à s'y méprendre aux canons du XVIIe siècle que l'on montre
encore dans la Tour de Londres. Ne serait-ce pas sur les récifs de la
pointe ouest que le capitaine Rainsford, commandant une des frégates de
l'amiral Phipps, serait venu se heurter et se briser en fuyant à pleines
voiles cette ville de Québec, dans la cathédrale de laquelle, le comte
de Frontenac avait pieusement suspendu le pavillon du contre-amiral
anglais humilié et vaincu?

L'histoire du temps rapporte qu'il fit naufrage sur l'île Anticosti, où
il réussit à débarquer avec quelques-uns de ses compagnons. Plusieurs
se noyèrent en voulant prendre terre trop précipitamment; et comme les
survivants n'avaient que peu de provisions, il fut entendu que la ration
de chaque homme serait de deux biscuits, une demi-livre de lard,
une demi-livre de farine, une pinte et quart de pois et deux petits
poissons. Quelques épaves du navire leur servirent à élever une hutte,
où ils s'installèrent tant bien que mal, jusqu'à ce que le froid et le
scorbut fussent venus éclaircir leurs rangs. Le premier qui mourut fut
le chirurgien. On l'enterra le 20 décembre 1690; et quarante hommes le
suivirent en quelques semaines. La faim de ces malheureux était extrême.
Nuit et jour, les plus faibles étaient obliges de se cacher ou de
veiller, crainte de se voir voler leur maigre ration ou d'être assommés
et mangés par les plus forts. Un jour, un matelot irlandais enfonça,
malgré les protestations de tous, le dépôt à provisions, et mangea à lui
seul dix-huit biscuits, ce qui le fit tellement enfler que, deux heures
après, il faillit crever comme une peau de bouc. Enfin, à bout
de ressources et d'expédients, cinq des matelots de Rainsford se
décidèrent, le 22 mars 1691, à mettre en mer une petite chaloupe
échappée au naufrage et qu'ils avaient calfatée le mieux possible. Ils
mirent le cap sur Boston, où ils arrivaient à demi-morts d'épuisement,
après trente-cinq jours de navigation. Un navire de guerre fut expédié
de suite au secours de Rainsford; et ces naufragés décimés par
la misère, ne furent tirés de leur triste position que par un
miracle,--c'est le capitaine qui l'assure lui-même,--plus heureux en
cela que bien d'autres de leurs camarades qui périrent au nombre de
plus de mille, soit dans le golfe Saint-Laurent, soit dans la mer des
Antilles, où leurs vaisseaux avaient été pourchassés par l'ouragan.

Le secret du capitaine Rainsford n'est pas le seul que la tempête ait
confié à la discrétion, des brisants de la pointe ouest de l'Anticosti.
Mon interlocuteur, à qui je rappelais les déboires de l'amiral William
Phipps, m'apprit à son tour, qu'un matin, en sortant du phare, il avait
trouvé sur la grève un brigantin, la quille en l'air, et tout son monde
noyé à bord.

  Oh! combien de marins, combien de capitaines
  Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
  Dans ce morne horizon se sont ensevelis!
  Combien ont disparu, dure et triste fortune!
  Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
  Sous l'aveugle Océan à jamais enfouis.

  Combien de patrons morts avec leurs équipages!
  L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages
  Et d'un souffle il a tout dispersé sur les flots!
  Nul ne saura leur fin dans l'abîme plongée,
  Chaque vague en passant, d'un butin s'est chargée;
  L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots[17].

[Note 17: Victor Hugo, _Les rayons et les ombres_.]

Une journée charmante s'était écoulée en études, en récits et en
pérégrinations. M. Malouin voulut nous offrir à souper. On avait tué
le veau gras en l'honneur du retour inespéré de son fils, et cette
excellente réception devait terminer notre relâche comme elle avait
commencé. Pour cette fois, c'était à mon tour d'être agréablement
surpris.

Nous étions au salon. D'une main distraite je feuilletais un album de
photographie, pieux legs laissé à la famille du gardien par une de
ses filles devenue religieuse. Tout-à-coup mes yeux tombèrent sur le
portrait de ma soeur aînée Augusta qui avait été l'amie de mademoiselle
Malouin. Aussitôt cette joyeuse trouvaille me ramena aux joies de la
famille absente. Mon oeil se mouilla au souvenir de ceux qui m'aiment,
et tout rêveur je restais là, en contemplation devant cette douce vision
qui hélas! ne devait faire que passer sur terre. Quel est donc le poète
qui a dit:

Les chemins d'ici-bas vont tous au cimetière?

A quelque temps de là, ma sainte soeur, ma douce Augusta nous quittait,
le sourire de l'espérance et de la résignation sur les lèvres.

  Ainsi doit s'engloutir notre frêle existence.

  ......... ........ ....... ....... ........ ......

  Et de nos souvenirs rien ne sera resté
  D'autres enfants chéris...........................
  Fouleront sous leurs pieds nos tertres funéraires
  Et ne penseront pas que nous avons été.

  Car tout disparaîtra, les parures, les grâces,
  Les danses et les jeux, les innocents plaisirs;
  Et le temps de son aile emportera nos traces
  Comme l'aile des vents emporte nos soupirs. [18]

[Note 18: Jules Prier. _Les veilles d'un artisan._]

La rude voix de LeBlanc vint faire diversion à mes pensées, en nous
criant que la chaloupe était prête. Il fallait partir: le _Napoléon III
_ était déjà sous vapeur. Notre pavillon salua. Une salve lui répondit
du rivage; et deux heures après nous passions devant Ellis Bay, mieux
connue de nos navigateurs canadiens-français sous le nom de baie de
Gamache.

Les souvenirs que Louis Olivier Gamache a laissés dans le golfe
Saint-Laurent sont des plus vivaces. Les combats de Le Moyne d'Iberville
et de ses rudes matelots; les aventures du baron de Saint-Castin; les
désastres de Phipps et de Walker seront depuis longtemps oubliés de
la foule, quand les caboteurs et les mariniers canadiens-français se
raconteront encore le soir, au pied du grand mât, les merveilleux
exploits de Gamache. Dans cent ans et plus, ils se diront la manière
dont il s'y prenait pour faire la contrebande des fourrures, en évitant
les croiseurs de la Baie d'Hudson; ses tours incroyables; et ses
relations avec le malin esprit qui lui obéissait comme un mousse, et
poussait la condescendance jusqu'à souffler dans ses bonnettes et ses
perroquets, pendant que la proue du mystérieux navire du capitaine
canadien glissait sur une mer polie comme l'acier.

Le héros de ces récits du gaillard d'avant, Louis Olivier Gamache est né
à l'Islet en 1784, d'une famille originaire des environs de Chartres. Il
débuta sa longue vie par l'école de la garcette. Matelot dans la marine
anglaise, son enfance se passa à courir le monde; mais ces excursions
lointaines finirent par le blaser. Après avoir essayé un petit commerce
le long de la côte de Rimouski, Gamache vint se fixer dans l'île
d'Anticosti, et le farouche aventurier ne tarda pas à se faire
reconnaître comme le souverain absolu de cette solitude. Du fond de
sa baie, où il cultivait quelques arpents de terre, élevait quelques
animaux, et faisait la pêche en grand, l'ancien matelot dirigeait des
excursions sur la côte nord, trafiquait avec les Montagnais, et se
moquait surtout du monopole de la Compagnie de la baie d'Hudson. Si
l'hospitalité de Gamache était proverbiale, ses excentricités ne
l'étaient pas moins; et jointes à sa vie solitaire et à sa mort
mystérieuse, elles donnèrent naissance aux légendes qui se racontent
encore sur son compte. Pas n'est besoin d'ajouter qu'à bord
longues-vues, jumelles avaient été mises en réquisition pour regarder un
coin de cette terre illustrée par maître Gamache. Mais hélas! la maison
qu'avait habitée le célèbre marin était brûlée. Nous ne vîmes qu'un pâté
de maisonnettes groupées près de ses ruines, et des enfants jouer
et folâtrer à deux pas de la tombe de celui qui fut si longtemps le
croque-mitaine du golfe Saint-Laurent.

Poussés par la marée et par la vapeur, nous arrivâmes bientôt en face
de la pointe sud-ouest de l'île. C'est là que se trouve situé le plus
ancien phare de l'Anticosti. Bâtie en 1831, cette tour circulaire,
recouverte de bois blanchi, mesure une hauteur de cent pieds, et une
minute d'intervalle s'écoule entre chaque éclat de la lumière, qui est
visible entre les points nord-nord-ouest-quart sud au sud-est et est.

Le temps était superbe. Tout près de nous la mer venait mourir au pied
d'un quai naturel, taillé par la vague dans un immense banc de calcaire
gris, où les fossiles pullulent; et pendant que chacun s'éparpillait sur
la grève, j'eus à loisir le temps de collectionner des coraux et des
coquillages.

Au point de vue géologique l'île d'Anticosti est un trésor inappréciable
pour l'amateur. Un paléontologiste, mort depuis, M. Billings écrivait au
regretté sir William Logan, que le groupe de cette île était composé de
lits du passage silurien inférieur et superposé simultanément avec le
conglomérat d'Onéida, le grès de Médina, le groupe Clinton des géologues
de New-York et la formation Caradoc d'Angleterre.

A l'appui de cette théorie, un des employés du bureau des géologues
canadiens, M. Richardson,[19] assurait qu'après avoir fait une étude
minutieuse de cette île, il était arrivé à la conclusion qu'elle
se composait "de calcaires argileux ayant 2,300 pieds d'épaisseur,
régulièrement stratifiés par couches conformes et presque horizontales.
Tous ces faits tendent à prouver, ajoute-t-il, que ces strates ont été
précipitées au fond d'une mer tranquille, en succession non-interrompue,
pendant la période où les parties supérieures du groupe de la rivière
Hudson, le conglomérat d'Onéida, le grès de Médina et le groupe Clinton
étaient en train de se déposer dans cette partie de l'océan paléozoïque
qui constitue maintenant l'État de New-York, et quelques-unes des
contrées adjacentes. Si cette manière de voir est exacte, les roches
d'Anticosti deviennent alors très-intéressantes, parce qu'elles nous
procurent, avec une grande perfection, une faune jusqu'ici inconnue à
la paléontologie de l'Amérique septentrionale. En songeant à la grande
épaisseur des sédiments entre les groupes de la rivière Hudson et de
Clinton, on se convainc que leur déposition a occupé un laps de temps
considérable; et comme le conglomérat d'Onéida n'est pas fossilifère, et
que le grès de Médina ne fournit que quelques espèces peu marquées, nous
avons été jusqu'à présent presque sans moyens de connaître l'histoire
des mers américaines de cette époque. Les fossiles de la partie moyenne
des roches de l'Anticosti remplissent exactement cette lacune, et nous
procurent les matériaux nécessaires pour relier le groupe de la rivière
Hudson à celui de Clinton, par les lits de passage, contenant les
fossiles caractéristiques des deux formations, associés à plusieurs
espèces nouvelles qui ne se présentent ni dans l'un ni dans l'autre de
ces groupes."

[Note 19: Rapport de l'année 1856 par E. Billings, paléontologiste,
adressé à Sir William E. Logan, géologue provincial-p.263.]

Au nombre des découvertes faites par M. Richardson, se trouvent certains
fossiles, désignés par M. Billings sous le nom de genre _beatricea_. Ils
ont, dit-il, la forme d'arbre, et furent recueillis, par le premier,
dans les terrains siluriens inférieurs et moyens de l'île. Ces plantes,
d'après la description de ce savant voyageur, se composent de tiges
presque droites, d'un pouce à quatorze pouces de diamètre, perforées sur
toute l'étendue par un tube cylindrique et presque central; en dehors de
ce tube se rencontrent de nombreuses couches concentriques, semblables à
celles d'un arbre exogène.

A l'est de la rivière au Saumon, sir William Logan assure qu'il se
présente un escarpement de soixante pieds de hauteur, dans lequel des
troncs abattus de ce fossile avancent en dehors de la falaise. Leurs
extrémités circulaires et l'orifice qu'ils ont au milieu, donnent à
cette côte l'aspect d'une citadelle hérissée de gueules de canons, et
les voyageurs frappés de cette ressemblance n'ont pas cru mieux faire,
qu'en donnant à cet endroit le nom de Pointe-à-la-Batterie.

Que de raretés scientifiques doivent se trouver cachées ainsi sous ces
bancs de calcaire, et attendent là, depuis des milliers d'années, les
études et les recherches de la curiosité et de la patience humaines!
Petit à petit, sans se hâter, elles révèlent leurs mystères chaque
jour; et dernièrement encore un pêcheur, en voulant entrer dans une
des criques qui bordent ce paradis de géologie, trouvait, à son grand
étonnement, une énorme baleine entièrement pétrifiée et dans un parfait
état de conservation.

Tout en collectionnant ainsi un peu partout et un peu de tout, notre
promenade nous, conduisit jusqu'à la tour, et là nous fîmes connaissance
avec son gardien, M. E. Pope, qui nous fit l'accueil des gens de sa
race, et nous offrit cette hospitalité écossaise que les sceptiques
prétendent reléguée à tout jamais, au fond du libretto de la Dame
Blanche. Sa famille se trouvait réunie dans la vaste cuisine du phare,
dont le parquet était en pierre. Une épave de bois flotté flambait dans
l'âtre; et çà et là des trophées de chasse, des ailes d'aiglons, des
têtes d'ours, des carabines et des engins de pêche relevaient la couleur
sombre de la boiserie. Une fenêtre entr'ouverte laissait voir un coin de
paysage qui ne manquait pas de charmes: tout autour de nous respirait la
santé et le bien-être. Il nous paraissait évident que M. Pope possédait
un secret qui manque à bien des gardiens de phare. Où plusieurs de nos
compatriotes auraient senti les étreintes de la solitude et de la gêne,
cet homme essentiellement pratique réussissait à se créer une aisance
relative. Ses champs étaient défrichés et bien fumés; ses étables
pleines; ses vignots couverts de morues, et ce qui surprenait surtout
les gens de l'île, au bout d'un an ses vaches ne mouraient pas de
ce mystérieux catarrhe qui emportait toutes les bêtes à cornes de
l'Anticosti. Elles seules, avaient le privilège de vivre et d'attendre à
point le pot-au-feu. Un joli yacht se balançait dans la baie au milieu
d'une escadrille de berges destinées à faire la pêche sur les fonds:
bref, M. Pope avait fait fi du dicton favori de grand nombre de ses
collègues, qui se laissent aller à l'apathie et répondent à ceux qui
essayent de les en tirer:

--Bah! à quoi sert de défricher la terre, d'exploiter la mer ou de se
créer de nouvelles occupations? Nettoyons, allumons, éteignons notre
phare aux heures réglementaires, et pendant que vogue ainsi la galère,
croisons-nous les bras. Notre salaire n'est-il pas gagné? Gardons-nous
bien surtout de faire valoir ce qui nous entoure et qui n'est à
personne. Ce serait travailler pour son successeur; et la vie est trop
courte pour s'amuser ainsi.

M. Pope a cru devoir prendre un autre genre d'égoïsme. Sa lumière est
en ordre, ainsi que ses champs, ses étables, ses exploitations. Tout en
faisant son devoir, il ne rougit pas d'employer le temps de manière à
laisser à ses enfants une fortune assez rondelette, qu'il leur léguera
un jour avec l'amour de l'économie et du travail.

A quelques arpents du phare de la pointe sud-ouest se trouve la cabane
d'un pauvre colon du nom de Fortin. Il vint nous demander si nous avions
un prêtre à bord.

--Depuis trois ans, nous disait-il, ma femme et moi nous n'avons pas
entendu la messe. C'est une bien grande privation pour un catholique!

Il devait se passer encore trois longues années avant que le pieux désir
de Fortin pût se réaliser.

Ce fut un des aumôniers de notre troisième croisière, M. l'abbé Marcoux,
qui eut le bonheur de s'acquitter de cette mission, et d'offrir le
saint sacrifice dans cet humble cabanon, pendant qu'un de ses confrères
changeait la hutte voisine en confessionnal.

En me reportant ainsi vers le passé, je me rappelle la surprise
qu'éprouva Agénor Gravel, en retrouvant parmi les plus fervents
pénitents de l'île, une de ses vieilles connaissances, le père Luc
Marolles.

Depuis trente six ans le père Luc habitait l'Anticosti. Il avait été
l'ami de Gamache; avait trappé et couru en tous sens les bois et les
rivières de l'île. Ce n'était pas à ce métier-là, paraît-il, que saint
Augustin recueillit les notes qui servirent plus tard à rédiger sa _Cité
de Dieu_. Ce qui venait à l'appui de cette hypothèse, c'est que des
mauvaises langues prétendaient avoir vu le père Luc tituber, comme Noé
dans ses plus belles vignes. D'autres avaient ouï-dire, qu'il ne se
gênait pas de jurer comme un payen. Mais ces commérages n'avaient plus
leur raison d'être. Celui que nous avions quitté épervier, plus tard
nous devions le retrouver colombe: et le père Luc dépouillé du vieil
homme, et fier d'avoir mis en liesse tous les justes du paradis, a
continué depuis à être l'exemple de l'île.

La première fois que nous le rencontrâmes chez M. Pope, il vint nous
donner sans façon une vigoureuse poignée de main, et causer des
dernières nouvelles.

Comme d'habitude, elles ne roulaient que sur des histoires de naufrage:

--Tenez, messieurs, nous disait-il, en nous indiquant du doigt une
pointe sombre qui se perdait sous l'horizon: voyez-vous, là-bas, cette
langue de terre qui touche à la rivière Observation? Un brick est venu
y faire côte, en décembre dernier. Il neigeait à ne pas voir le bout de
son nez: l'équipage était à demi gelé; et ce ne fut qu'après des efforts
inouïs qu'il parvint à descendre à la mer une de ses chaloupes. A peine
cette embarcation eût-elle franchi trois encablures qu'elle se prit
à talonner. Fous de peur, se croyant sur les brisants, ses matelots
remirent le cap sur leur brick naufragé, et vinrent se faire écraser
par la mer, le long des flancs du navire. Sept matelots et le capitaine
périrent ainsi; pendant que le second, accompagné d'un de ses hommes,
furent rejetés à la mer par le contre-coup. Ils nagèrent ferme: mais la
vague les porta malgré leurs efforts, vers le récif où la baleinière
avait touché. De rechef ils se croient perdus, lorsqu'une lame en se
retirant ne leur laisse de l'eau qu'à la ceinture: puis venant les
reprendre, elles les lance sans connaissance sur ces cayes qui les
avaient tant effrayés un quart d'heure auparavant, et qui n'étaient
autre chose que le rivage! Dès le petit jour, en se rendant à la
rivière, le second trébucha sur le corps mutilé de son capitaine: il
était venu atterrir pendant la nuit.

Quant aux autres, je les retrouvai tous le lendemain; et parmi eux un
nègre qui s'était noyé la tête en bas, le pied droit pris entre un
chaînon de l'ancre et l'écubier.

Tout en causant ainsi, le père Luc nous avait entraînés du côté du petit
cimetière, situé près de la tour. Un enclos en bois peint y renferme
le tombeau destiné aux Pope, et qu'occupent déjà deux membres de cette
honorable famille.

Un peu plus loin, sont entassés pêle-mêle, sous des monticules de tourbe
couverts de ronces, les corps des vingt et un naufragés, faisant partie
de l'équipage du "_George Channing_," navire anglais qui vint à la côte
en 1830. Neuf de ces malheureux sont couchés dans une même fosse. Une
épitaphe se dresse sur ce morne charnier. Elle consiste en une planche,
sur laquelle une main amie a gravé avec la pointe d'un couteau ces
lignes, que je reproduis textuellement:

                To
            the memory
                of

  DAVID CORMACK     GEORGE MILLER

   who departed this life on the

   22 December       23 December
     aged 25           aged 51

having been shipwrecked in the OTTAWA, London
          2nd December 1835.

Erected by the remaining survivors of the crew.

Jamais de ma vie je n'ai vu quelque chose de plus triste et de plus
navrant que ces tombes d'inconnus qui demeurent là sans prières; et
pour oublier ces tristesses, nous prîmes le parti de nous rendre à la
gracieuse invitation de madame Pope. Chez elle une charmante surprise
nous attendait. Sur une table, au milieu du salon de la tour, étaient
éparpillés une foule de croquis, d'études et de dessins signés par
mademoiselle Grâce Pope. Ces ébauches indiquaient non-seulement les plus
heureuses dispositions pour la peinture, mais elles prouvaient que cette
enfant de treize ans avait un talent remarquable pour l'art statuaire.
On nous fit voir un modèle en argile d'une matrone romaine agenouillée,
qui certes, par l'élégance de la draperie, la pureté des lignes et la
finesse du travail, n'aurait pas fait honte aux débuts de certains
artistes à la mode. Les uns admiraient j'étais du nombre. D'autres
hasardaient de timides conseils. Pendant ce temps-là, madame Pope
faisait à ses hôtes une distribution de zoophytes, de coquilles, et
ce ne fut que lorsque nous eûmes repris la haute mer, que nous pûmes
compter nos trésors, et bien nous rappeler les attentions délicates de
cette hospitalité.

Notre départ avait été précipité. Du haut du phare, le capitaine avait
vu un banc de brume se former à l'horizon, et à peine avions-nous couru
une bordée au large, qu'il fallut capéer. Déjà le brouillard nous
enveloppait, pour ne plus nous quitter qu'après quatre-vingt-sept
heures.

Rien de triste comme cette nuit en plein jour qui parfois, ne permet pas
à un matelot de distinguer son voisin sur le pont. Autour de lui, tout
est nuageux, opaque. La mer est là, qui confond ses teintes grisâtres
avec le ciel fumeux: et sans le monotone clapotis de la vague qui
se brise sur le flanc du navire, l'homme à la roue croirait que son
capitaine le fait voguer vers le néant.

Au milieu de ce chaos, nous devions nous orienter et veiller au plus
près: on se trouvait sur la route la plus fréquentée par les navires.
La brise fraîchissant vers la tombée de la nuit, les vigies furent
doublées. Une houle grosse et longue nous balançait au milieu du rideau
de crêpe qui ne cessait de nous couvrir; et toujours facétieux, Agénor
Gravel, qui se souciait fort peu des collisions, profita de l'occasion
pour donner du courage à un passager, en lui assurant qu'avec un vapeur
en fer, de la force du _Napoléon III_ on était certain de couler
n'importe quel voilier qui viendrait se mettre par notre travers.

Pendant quatre-vingts heures nous eûmes sur les yeux l'impénétrable
tissu du brouillard. Quelquefois le soleil perçait en curieux ce dôme
de brume, dont nous étions le centre. L'azur du ciel nous apparaissait
alors dans toute sa splendeur sereine, mais ce n'était que pour nous
renouveler le supplice de Tantale. Tout aussitôt, la voûte sombre se
refermait sur notre grand mât. D'abord, ce n'étaient que de légers
flocons de fumée qui tachetaient rapidement le fond de saphir. Puis des
teintes laiteuses, se groupèrent petit à petit autour du disque solaire.
D'éblouissante, la lumière devint pâle peu à peu: elle passa au jaune
blafard, au roux; puis elle alla s'amoindrissant, jusqu'à ce que le
brouillard plus dense et plus entêté que jamais, eût ramené la tristesse
sur nos fronts, en étouffant le soleil dans sa chape de plomb.

Je ne le cache pas, ce fut avec un sentiment d'indéfinissable plaisir
que nous débarquâmes à la pointe sud. Plongés dans cette demi-obscurité,
ne respirant que moiteur et humidité, la vie du bord était devenue pour
nous d'une monotonie désespérante. Invariablement, la conversation
roulait sur le vent qu'il faisait, et sur celui qui soufflerait le
lendemain. L'oeil se fatiguait à interroger l'horizon qui restait
muet. Les uns avaient un faible pour le baromètre, et le consultaient
constamment. D'autres n'avaient foi que dans les sondages, et se
dressaient à chaque instant, comme des points d'interrogation, devant
l'officier chargé de cette délicate opération. Le soir, chacun
s'endormait du sommeil du juste, en faisant des rêves, dont les moins
farouches leur montrait le _Napoléon III_ passant à toute vapeur sur le
corps des navires, assez imprudents pour se trouver sur son passage.

Dès le petit jour, une seule interrogation partait de tous les coins du
carré:

--Raphaël, quel temps ce matin?

--De la brume, messieurs, encore de la brume, toujours de la brume!
répondait le maître d'hôtel, tout en veillant à ce que la table fût
préparée pour le déjeûner.

Et les heures, succédaient ainsi aux heures, sans que le jour pût voir
le jour.

Nouveau Lazare, le soleil enfin quitta son linceul! Il était là, se
mirant dans la mer; et nos yeux purent se reposer sur autre chose que
sur l'insaisissable. Ils avaient devant eux le phare de la pointe sud,
tour blanche, hexagone, qui atteint soixante-quinze pieds de hauteur, et
dont la lumière blanche placée à cinquante-quatre pieds du sol donne
un éclat toutes les vingt secondes. Près de là, se trouvaient groupées
quelques maisonnettes, dont l'une, trop petite et mal construite, est
destinée au gardien, et l'autre renferme un engin à vapeur qui, pendant
les tempêtes de neige ou par les temps obscurs et brumeux, fait résonner
un sifflet dix secondes par minutes.

La garde du phare de la pointe sud est confiée par le ministère de la
marine à un homme aussi instruit qu'énergique, M. David Têtu. Grand, les
épaules légèrement voûtées, l'oeil doux et serein, possédant un poignet
de fer et une santé à toute épreuve, notre ami nous représentait
à merveille le type du canadien-français de jadis; et cet esprit
chevaleresque et aventureux qui, n'obéissant qu'à son impulsion, et
ne se laissant guider que par son flair et par ses connaissances,
parcourait en tous sens le continent américain, y faisant des
découvertes merveilleuses, et ne revenait au pays, que pour léguer à
d'antres son amour du voyage, de la liberté et de l'inconnu. Ce fut dans
une de ses longues promenades sur la côte du Labrador que David Têtu
découvrit ces fameux gisements de sable qui, bien exploités, donneraient
les plus beaux minerais magnétiques du monde. Ce fut aussi grâce à son
courage, que les maraudeurs de Saint-Alban purent échapper aux limiers
qui les traquaient comme des fauves. Rendez-vous avait été pris au
milieu de la nuit sur le pont de glace, en face de Québec. Là, un homme
se faisait reconnaître de Têtu, au moyen d'un signe accepté, et ils
devaient alors se remettre aveuglément à sa discrétion. Malheureusement,
les confédérés s'égarèrent sur le fleuve. Ce ne fut qu'au point du jour,
qu'ils purent rejoindre leur guide près de la pointe de l'île d'Orléans,
Sons sa conduite, ils descendirent en voiture le long de la côte nord
jusqu'au Saguenay; puis à pied jusqu'à Moisïe, ou, au printemps, ils
s'embarquèrent sur une goélette que Têtu commanda pour l'occasion.
Cet excellent marin, profitant alors d'une tempête qui rendait la mer
intenable, put courir déposer ses passagers à bord d'un croiseur qui les
attendait dans le golfe.

L'esprit d'aventure, le goût de la solitude faisaient de notre ami,
un homme on ne peut plus apte à remplir les fonctions de gardien
de lumière. Les longs quarts de nuit qu'il lui fallait faire, lui
permettaient de se livrer à ses études favorites sur l'histoire
naturelle. Il aimait son phare comme un chasseur d'Afrique aime son
cheval arabe. Une partie de la journée se passait à, l'astiquer et à le
mettre en ordre; puis, quand la besogne était terminée, quand l'hiver
était venu et que sa lumière avait été éteinte--le vingt décembre--alors
commençait la saison des chasses et des explorations. Vite, on,
chaussait les raquettes. Les fusils étaient démontés et nettoyés, les
pièges éprouvés, et bientôt, le jarret solide et alerte, enveloppé dans
une chaude vareuse, on voyait Têtu, la carabine sur l'épaule, portant
avec lui des provisions pour plusieurs jours, prendre la lisière du bois
ou le long de la grève, et aller déclarer une guerre sans merci aux
loutres, aux ours et aux renards gris, rouges, noirs, et argentés.
Rarement ce nouvel Oeil-de-Faucon revenait bredouille; et plus sa chasse
ou sa pêche avait été abondante, plus ses voisins et ses amis, les
pauvres, s'en ressentaient. Alors fourrures précieuses, morceaux de
venaison, grosses pièces, truites monstrueuses, tout passait entre les
mains de cet homme, qui se souciait fort peu, en ce temps-là, de savoir
ce que sa gauche ou sa droite faisaient.

Le soir au coin du feu, maints trappeurs racontent encore les histoires
merveilleuses de ce pêcheur habile et de ce chasseur adroit; mais nulle
à mon avis ne vaut celle de l'ours tué au vol.

Têtu avait ouï-dire qu'une baleine morte était venue atterrir à
quelques lieues de son habitation. En homme qui sait profiter du vieux
dicton--aide-toi, le ciel t'aidera--il part, accompagné de Crispin, son
domestique, bien décidés tous deux à tirer du cétacé toute l'huile
qu'il pourrait rendre. La nuit tombait lorsqu'ils arrivèrent au lieu de
l'échouage; et comme avant de camper, Têtu tenait à être renseigné sur
la valeur de l'épave, les chasseurs se dirigèrent du côté de la baleine.
Ils avaient été devancés par des rôdeurs de grève encore plus alertes
qu'eux: et deux ours noirs s'en donnaient à coeur joie, le museau plongé
dans les flancs du monstre, mangeant comme deux clercs échappés
de carême, et ne s'interrompant de fois à autre que pour respirer
longuement, et pour lécher leurs babines toutes ruisselantes de lard.

Le domestique de Têtu était devenu pratique au contact de ce maître.

--M. David, lui dit-il doucement, en glissant une balle dans son fusil,
permettez-moi de tirer le plus gros? J'ai besoin d'une robe de carriole,
lorsque je retournerai chez moi, à l'automne. Et ma foi! plus d'un
faraud m'enviera cette peau d'ours, lorsque le dimanche, mon cheval
m'attendra à la porte de l'église de Berthier.

Sa vie de trappeur, autant qu'une certaine fable de Lafontaine, avaient
mis Têtu au courant des habitudes rusées de maître _Ursus_. Aussi,
fit-il signe à son compagnon de ne pas trop se presser de tirer. L'ours,
dont la fourrure soyeuse devait orner l'arrière d'une des carrioles de
Berthier, se présentait mal; et puisque Crispin tenait absolument à
celui-là, il fallait attendre le moment favorable, pour le prendre à
l'oeil ou au coeur.

Mais la chanson de Nadaud aura toujours raison:

  L'ambition perd les hommes.

Crispin, rendu nerveux par l'appât du butin, venait d'épauler. V'lan! le
coup part. La balle ricoche sur le museau de l'ours, et va, comme Jonas
se perdre dans le ventre de la baleine. Le second ours, plus gourmet et
sans doute de meilleure famille que son camarade, avait réussi, pendant
le colloque des chasseurs, à se hisser sur le dos du cétacé. C'était
sa manière à lui de mettre la main au plat. La détonation du fusil le
surprit là; et tout effrayé, perdant la tête comme Balthazar au milieu
de son festin, mais ayant moins de décorum que ce roi, il s'élança dans
l'espace, où la balle de Têtu vint le rejoindre. Celle-ci l'envoya
rouler roide mort sur le dos de son compagnon qui, hurlant de douleur,
le museau haché par la balle de Crispin, et surpris par cette avalanche
d'un nouveau genre, prit le bois au galop, laissant le propriétaire de
la petite carriole de Berthier réfléchir à la philosophie de ces deux
vers, que Têtu prenait le malin plaisir de lui répéter, en rechargeant
sa carabine:

  .....................il ne faut jamais
  Vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait mis par terre.

David Têtu avait reçu de la nature certains talents de société qui, sur
l'île d'Anticosti, ne sont pas à dédaigner. Tour à tour cordonnier,
mécanicien, inventeur, zoologiste, géologue, lettré, homme du monde,
cordon bleu et trappeur, il avait su donner à la maison qu'il habitait
le cachet de ses occupations multiples. Aux murs étaient accrochés des
canardières, des pistolets, une carabine, un fusil de rempart et des
perches de ligne. Dans un coin, on voyait un coffre de pharmacie sauvé
du naufrage du _Shandon_. Tout se coudoyait dans sa petite bibliothèque,
depuis le _Cornhill Magazine_, l'_almanach de Raspail_, jusqu'à
l'_Imitation de Jésus-Christ_ et un traité d'entomologie. Une
courte-pointe en fourrure couvrait un lit de sangle, auprès duquel
se dressait une table de nuit surchargée de boîtes de fossiles et de
paperasses, où le maître, au moment où nous entrions, venait d'insérer
ses dernières observations météorologiques, et sur lesquelles il avait
négligemment jeté, en guise de presse-papier, une énorme défense de
morse.

Inutile de peindre la joie de Têtu en nous apercevant. Quoique beaucoup
plus âgé que moi, il avait été mon compagnon d'enfance, et bien qu'un
mois de causeries n'eût pas suffi pour nous dire tout ce que nous avions
vu et appris depuis une séparation de douze ans, il fallait subir
les exigences de la consigne, et le laisser libre de son temps. Nous
n'avions que cinq heures devant nous pour ravitailler ce phare. Mais
avant d'aller sur la grève prendre livraison de ce que lui expédiait le
ministère de la marine, Têtu donna des ordres pour faire préparer en
notre honneur, une chasse aux homards.

Cette chasse se fait au moyen de chiens de Terreneuve qui plongent et
vont à marée basse, chercher ces délicieux crustacés dans ces herbes
marines que Denys appelait des plantins, et que les pêcheurs du golfe
ont baptisées du nom de prairies à homards. Enfoncés dans d'énormes
bottes sauvages, que l'on avait eu la complaisance de nous prêter, et
armés chacun d'un panier et d'un bâton, au bout duquel était fixé un
crochet de fer, nous cheminions dans l'eau et suivions de point en point
les instructions de notre guide. Il fallait marcher à pas comptés et
avoir l'oeil vif, pour distinguer dans cette herbe verte qui suivait les
ondulations de la mer, la carapace noire ou les longues serres de ceux
que nous cherchions. En voyions-nous un: vite nous plongions notre engin
de pêche pour tâcher de l'attraper. Mais prompt comme l'éclair, le
crustacé nous avait dépassés d'un coup de queue, et la chasse était à
recommencer, aux grands éclats de rire de notre guide. Celui-ci, plus
expert, n'avait qu'à glisser hypocritement son croc sous le ventre de
la pauvre bête, à la chatouiller quelques secondes, puis à l'envoyer
rejoindre brusquement la douzaine et demie de camarades qui, tout
abasourdis par leur changement de garnison, se livraient à la plus
excentrique des manoeuvres pour sortir de leur prison d'osier. Quant aux
terre neuves, ils n'y mettaient pas tant de façons. Dès qu'ils avaient
flairé un de ces malheureux homards, ils le happaient hardiment et
allaient le déposer sur la grève.

En mer, cinq heures peuvent apporter bien des changements. Le temps, qui
s'était mis au beau, fut de nouveau gâté par l'impitoyable brume. A tire
d'aile, elle accourait du large. La houle s'était refaite; elle devenait
creuse, et bien qu'elle n'offrît aucun danger, comme la baleinière
remorquait une longue échelle, et que le vent soufflait dans une
direction opposée à la marée, nous arrivâmes couverts d'embruns au
_Napoléon III_.

En accostant, les hommes se défendirent mal. Nous faillîmes emplir; et
la vague poussa l'impudence jusqu'à s'approprier la casquette d'Agénor
Gravel, qui s'en vengea, en parodiant le fameux vers de Racine:

  Le flot qui l'emporta recule épouvanté.

L'alexandrin de Théramène fut la seule oraison funèbre que reçut cette
vieille amie de vingt ans.

En voyant venir le brouillard, Têtu craignit que nous eussions quelques
difficultés à retrouver la route du steamer; et, prenant sa boussole, il
avait tenu à nous faire la conduite. Fermement assis sur le banc d'un
esquif long de dix pieds, qu'il gouvernait comme une plume au moyen de
deux légers avirons, il vint ainsi jusqu'au _Napoléon III_. Nous sachant
alors en sûreté, il revira de bord, salua de la main; et ramant vers
terre, la dernière fois que nous le vîmes, comme l'oiseau précurseur des
tempêtes, il se laissait bercer ainsi qu'un pétrel sur le dos des vagues
énormes.

Trente milles séparent à peine la pointe sud de la Pointe-aux-Bruyères.
Avec une bonne brise pour un voilier, et du temps calme pour un
vapeur, cette distance n'est qu'une promenade d'agrément; mais avec le
brouillard tout doit compter en mer. Il fallut donc remettre à la cape,
et nous mîmes trente-six heures à franchir douze lieues. De temps à
antre, le son d'une conque ou d'un porte-voix nous arrivait à travers la
brume, qui s'étendait plus grise et plus épaisse que jamais. C'était un
gros navire qui arrivait sur nous. Comme un fantôme, il passait sous
notre étrave, ou coupait notre sillage, puis une seconde après, sombrait
dans le brouillard, où nous disparaissions à notre tour. Appuyés sur les
bastingages, les matelots oisifs fumaient leurs pipes et se laissaient
bercer par la mer, d'un air ahuri; pendant que Jim, vieille gaffe
rouillée par de nombreuses campagnes faites à bord des marines anglaise
et chilienne, leur disait d'un ton goguenard, en désignant Agénor
Gravel, qui, se croyant protégé par la densité de la brume, se livrait à
de douloureuses études sur le mal de mer:

--_Well tars! I think that a man who travels at sea for his pleasure,
might as well go to purgatory for his past time._

Ce ne fut qu'en sondant, et qu'en prenant mille précautions, que nous
arrivâmes ainsi par le travers de la Pointe-aux-Bruyères. Bientôt, à
la faveur d'une éclaircie nous pûmes apercevoir le phare. Il a été
construit en 1855, et a la forme d'une tour blanche, circulaire, haute
de cent-dix pieds. D'après le livre bleu de la marine, ce phare est
toujours ouvert au sud de la pointe au Cormoran, et est visible entre
les points sud-ouest-quart-nord et est. Il est bâti sur une pointe très
basse qui vue d'une certaine distance en mer, s'efface complètement
pour ne laisser apercevoir que la tour. Celle-ci, par un curieux effet
d'optique, ressemble alors à une voile sur l'horizon.

Notre aimable camarade de route, M. Gagnier, devait nous quitter ici.
Avant de nous dire adieu, il voulut nous faire les honneurs de son
domaine, qui ressemble plutôt à une ferme modèle qu'à l'emplacement d'un
phare. Nous sautâmes donc ensemble dans la baleinière; et bientôt nos
vigoureux rameurs nous débarquèrent sur l'étroite lisière de grève qui
sépare la mer d'un petit lac d'eau douce. Le voyageur, en parcourant
cette partie de l'Anticosti, rencontre assez fréquemment ces lagunes,
peuplées d'anguilles. Elles sont creusées dans une vaste tourbière qui,
d'après M. James Richardson, s'étend le long des terres basses de la
côte sud de l'île, depuis la Pointe-aux-Bruyères jusqu'à huit ou neuf
milles de la pointe sud-ouest. Cette plaine continue de tourbe a plus de
quatre-vingts milles d'étendue. Sa largeur moyenne est de deux milles;
elle présente une superficie de plus de cent-soixante milles carrés, et
les sondages lui ont donné, une épaisseur de trois à dix pieds. En y
pratiquant des canaux, on pourrait aisément l'assécher et la rendre
propre à l'exploitation. C'est, autant que je sache, ajoute M.
Richardson, la plus vaste tourbière du Canada. On y a tracé une route
qui conduit au phare. Elle n'est pas très longue, un mille tout au plus,
mais ce jour-là, elle nous parut interminable. Nous étions accompagnés
par un énorme terreneuve qui nous montrait des dents à rendre jaloux
n'importe qui, par leur blancheur, et à faire trembler n'importe quel
mollet, par leur longueur. Ce terrible échantillon de la race canine
était appuyé par un petit taureau noir, à l'encolure puissante. L'oeil
en feu, les naseaux frémissants de colère, ce dernier faisait de droite
et de gauche des charges à fond de train sur les envahisseurs de son
île. Heureusement que Gagnier était très bien avec le terre-neuve.
Pendant qu'il le cajolait et l'amadouait de son mieux, nous nous
débarrassions de notre second assaillant, en faisant pleuvoir un déluge
de pierres et de bois flotté sur cet animal farouche et dégénéré, dont
les paisibles ancêtres s'étaient jadis illustrés au service des rois
fainéants.

Une réception cordiale nous attendait à la tour, et un excellent dîner
y avait été servi par les soins de madame Gagnier. Pendant que nous lui
faisions honneur, les questions et les réponses pleuvaient des quatre
coins de la table. L'un, apprenait avec surprise la mort du fondateur de
la confédération canadienne, de Sir George Cartier; l'autre, interpellé
sur les affaires de France, annonçait la présidence du maréchal de
MacMahon. Chacun vidait le dessus de son panier en échange des nouvelles
locales, et ce fut ainsi que nous apprîmes la fin terrible d'un des
enfants de la famille Bradley. En jouant, il s'était perdu dans les
bois. De longues et de fréquentes battues furent organisées. Tout fut
inutile: et les parents s'étaient déjà résignés, lorsqu'ils virent leur
pauvre coeur soumis à une nouvelle épreuve. Quelques mois plus tard, un
second enfant partit dans une embarcation, conduite par un domestique.
Ils se rendaient à trois milles de là; mais un coup de vent du nord les
surprit en vue de la côte, et ils furent entraînés vers la haute mer.
Ont-ils été recueillis par un navire qui passait? Le golfe leur a-t-il
donné une de ses vagues pour linceul? Nul n'a pu pénétrer encore un
secret que l'abîme semble vouloir si bien garder.

Notre amphitryon était l'ami intime de David Têtu, et que de fois, ils
avaient franchi à pied ou en berge les trente milles qui les séparaient
l'un de l'autre, et ce, pour avoir le plaisir de causer et de fumer une
pipe ensemble! Comme tous les inséparables, leurs caractères faisaient
antithèse. Ils ne s'accordaient que sur deux choses, la pêche et la
chasse. Autant Têtu adorait sa liberté et ses franches coudées, autant
Gagnier aimait le confort, la vie domestique. Sur cette île déserte,
livré aux seules ressources de son bon sens et de sa modeste
bibliothèque, il avait réussi à former et à élever la plus charmante
famille du monde. Il est vrai qu'une femme pieuse et dévouée l'avait
aidé à mener à bonne fin cette tâche sublime, et que le Dieu qui aime
tant les petits enfants avait béni leurs efforts chrétiens.

L'intérieur du phare de la Pointe-aux Bruyères ressemble plutôt à celui
d'une de nos riches chaumières canadiennes-françaises, qu'à un poste
jeté au milieu de la solitude pour guider ou secourir les naufragés. En
homme prudent, Gagnier a su tirer parti de tout: pas un coin où l'oeil
ne rencontrât une armoire. Un poêle toujours ronflant, des couvre-plats
bien étamés, une longue file d'assiettes, de bols et de soucoupes rangés
dans des buffets à jour, donnent à la cuisine un perpétuel air de fête.
Le salon est joli, bien disposé et trouverait grâce devant le plus
difficile. Des chambres à coucher sort ce parfum de linge net et blanc,
qui fait l'orgueil des ménagères de notre pays, et depuis la lanterne
jusqu'au rez-de-chaussée du phare, tout respire le calme, l'ordre et la
propreté.

Hélas! cette tranquillité ne pouvait toujours durer. Bientôt
l'impitoyable mort vint faire jaillir les larmes au milieu de cette
douce joie.

En 1874 un brigantin, l'Alexina, faisait naufrage près de la
Pointe-aux-Bruyères. Tout le monde put quitter l'épave et gagner terre
sain et sauf: mais à la suite du froid et de la misère, un matelot de
l'Islet, du nom de Deroy, fut atteint d'une fièvre cérébrale.
Depuis quelque temps déjà le jeune Thomas Gagnier--il avait treize
ans--souffrait de la consomption. On le voyait dépérir promptement sous
ce rude climat; mais en apprenant la terrible position de Deroy, le père
du poitrinaire oublia les fatigues que pourrait occasionner à sa
famille un nouveau malade, et donna des ordres pour que le matelot fût
transporté à la tour. Tous les soins furent prodigués à ce jeune homme
de vingt-trois ans: mais sans résultat. Deroy mourut, emporté au milieu
d'une attaque de délire, et celui qui ne l'avait pas abandonné un seul
instant, son fidèle camarade Adélard Couillard-Desprès--troisième
lieutenant à bord du _Napoléon III_--fut obligé de prendre le
cadavre dans ses bras, de le descendre sans bruit, à onze heures du
soir--crainte d'attirer l'attention du jeune Gagnier qui se mourait--et
d'aller le déposer dans un hangar, où il passa le reste de la nuit à
l'ensevelir, à lui faire un cercueil, et à ouvrir à grand'peine une
fosse dans la terre gelée. Ceci se passait au commencement d'avril. Le
sept du même mois, l'enfant du gardien de la Pointe-aux-Bruyères rendait
à son tour le dernier soupir. Desprès et les autres naufragés venaient
de trouver l'occasion de regagner la côte sud: et le malheureux père,
laissé à sa propre initiative, fut forcé de faire l'ensevelissement, la
tombe et la fosse: de porter lui-même son enfant jusqu'au petit enclos
qui sert de cimetière, et de l'y enterrer au milieu de sa famille au
désespoir qui sanglotait un _de profundis_.

--Je me sentis alors tellement fou de douleur, me disait le brave
Gagnier, avec des larmes dans les yeux, que j'oubliai les vivants pour
ce cher petit mort. A force de penser à cette catastrophe, je faillis un
jour prendre mes jambes à mon cou et me sauver dans les bois.

Ce ne fut qu'en 1875, que j'eus l'occasion de visiter le dépôt de
naufragés, où les gens de _l'Alexina_ avaient passé l'hiver. Le
lieutenant Couillard-Desprès nous conduisit à cet abri, qu'un
gouvernement prévoyant a érigé là, pour les malheureux jetés à la côte.
Cet officier en faisait les honneurs avec d'autant plus de plaisir, que
lui-même y avait été sauvé d'une mort certaine. L'habitation se compose
d'un seul appartement et d'un grenier. Une double rangée de couchettes
en bois, superposées les unes sur les autres, fait le tour de cette
unique chambre, et les hôtes que le hasard loge à pareille enseigne,
n'ont pour matelas que de la paille qui parfois n'est point
très-fraîche. Un grand poêle en fonte occupe le milieu de ce réduit: et
seule sa lueur l'éclaire à la veillée, car le ministère de la marine ne
fournit pas le luminaire.

La provision réglementaire d'un dépôt de naufragés consiste en quinze
quarts de farine, sept quarts de pois, du sucre, du thé, et sept barils
de lard[20].

[Note 20: En 1874, on a ajouté à ces provisions, deux boîtes de
viandes en conserve, et douze couvertes.]

Tant pis pour ceux qui arrivent les derniers à cette hôtellerie de la
mer. D'autres y étaient passés auparavant: et la ration quotidienne
donnée à l'équipage de _l'Alexina_ ne se composa que d'une petite mesure
de pois, d'une livre et demie de farine, et de trois-quarts de livre de
lard. Desprès fut acclamé cuisinier en chef de cette bande d'affamés; et
comme la batterie mise à sa disposition ne se composait que d'un poêlon,
ainsi que d'un plat de fer-blanc, et que les couteaux étaient surtout
remarquables par leur absence, il eut un trait de génie, en se promenant
un jour sur la grève. Remarquant une large coquille, il la ramassa et
y adapta une pince en bois. Ses camarades en firent autant; et on peut
s'imaginer tous les services que cette cuillère improvisée rendit
alternativement, à la purée aux pois et aux vareuses des naufragés
de l'_Alexina_. Le frugal menu détaillé plus haut ne rappelle pas
précisément celui des _Frères Provençaux_: et que de fois les gardiens
du phare, se laissant attendrir par la vue des maladies et des
privations qui fondent sur ces délaissés, ne leur fournissent-ils pas
des provisions prises sur leur propre réserve.

Le ministère de la marine s'est montré d'une grande sollicitude pour
tout ce qui touche à l'habillement des naufragés. Le maître du phare
distribue à chaque homme, dès son arrivée, un excellent gilet de laine
bleue, un pantalon en serge, une paire de caleçons, deux vestons de
flanelle, des bas, des bottes, des mocassins, des raquettes, un bonnet
de fourrure, des mitaines et une chaude vareuse. Pour peu qu'un homme
ait de l'énergie, et ne se laisse pas abattre par l'oisiveté et par
l'isolement, il peut ainsi passer un hiver assez confortable: et la
chasse, la pêche et la coupe du bois de corde le tiennent toujours en
haleine empêchant ses muscles de s'engourdir.

La vue de cette chambre désolée, où un interminable hiver s'était passé,
avait rappelé au lieutenant Desprès ce qu'il y avait souffert. Devant
ses yeux repassait le naufrage de l'_Alexina_, l'atterrage miraculeux
de son unique embarcation, la maladie de Deroy, sa triste agonie, et la
nuit terrible de l'ensevelissement. Tout en songeant à ces choses, ses
pas distraits l'avaient mené jusqu'à l'endroit où dormait son camarade
de danger: et j'aidai Després à planter une croix sur ce tertre
solitaire, pour indiquer au passant qu'un chrétien s'était endormi là,
sur les bords de la mer, en attendant paisiblement l'heure solennelle de
la résurrection.

Mais ces réminiscences d'une troisième croisière, que je dois, pour ne
pas me répéter, mêler sans cesse à ceux de mon premier voyage, me font
oublier qu'il nous faut retourner à bord. Gagnier et son excellente
famille ont reçu nos adieux. Les avirons frappent le flot en cadence;
et pendant que nous tournons le dos à cette terre inhospitalière de
l'Anticosti qui, pour nous a menti si gracieusement à sa réputation, je
songe à ce que l'avenir peut réserver à cette île qui a une longueur de
cent vingt-deux milles, une largeur de trente, et une circonférence de
deux cent soixante-dix. Privée de ports et entourée d'une redoutable
ceinture de récifs, j'ai bien peur que tous les efforts faits pour la
coloniser ou la défricher restent infructueux.

Depuis l'instant où elle fut découverte et baptisée par Jacques-Cartier
du nom de l'Assomption, l'Anticosti n'a guère changé d'aspect. C'est
toujours cette terre que Champlain trouvait "blanchâtre comme les
falaises de la côte de Dieppe," et que le routier de Jean Alphonse de
Saintonge nous présente dans son langage poétique, comme étant "assise
sur des rochers blancs et d'albâtre, couverte d'arbres jusques au bord
de la mer." Seulement, ces représentants du règne végétal sont en
certains endroits tellement rabougris et tellement enchevêtrés les
uns dans les autres, qu'on peut marcher des arpents sur leurs cîmes
métamorphosées en ressorts élastiques.

Quelques-uns ont prétendu que l'île renfermait des richesses minérales.
Je ne crois pas qu'il se soit fait quelques travaux en ce sens, depuis
le jour où Charlevoix livra à la postérité la désopilante histoire de la
première tentative.

--"Il courut un bruit il y a quelques années, assure cet écrivain, qu'on
avait découvert à Anticosti une mine d'argent, et faute de mineurs
on fit partir de Québec, où j'étais alors, un orfèvre pour en faire
l'épreuve; mais il n'alla pas bien loin. Il s'aperçut bientôt au
discours de celui qui avait donné l'avis, que la mine n'existait que
dans le cerveau blessé de cet homme, lequel lui recommandait sans cesse
d'avoir confiance en Dieu. Il jugea que si la confiance en Dieu pouvait
par miracle faire trouver une mine, il n'était pas nécessaire d'aller
jusqu'à l'Anticosti, et il revint sur ses pas."

Pendant l'été, l'île d'Anticosti est parcourue par des bandes nomades de
pêcheurs qui exploitent le saumon, la morue, le maquereau, le homard et
le hareng. Au printemps, les chasseurs de loups-marins arrivent à leur
tour; et avec ces poissons et cet amphibie, la chaux, la tourbe, la
pierre de taille et les collections de fossiles, demeurent, à tout
prendre, les seules et véritables richesses de l'île.

L'hiver, la population sédentaire ne dépasse guère soixante-quinze
personnes. Pareil nombre compte peu aux yeux de la statistique; mais
n'oublions pas que l'île d'Anticosti réserve pour le jour du jugement
dernier la terrible quote-part qu'elle doit au recensement des humains.
Alors, de ses rives désertes se lèveront officiers, soldats et matelots,
portion considérable de l'immense foule des fils de ces pauvres gens,
qui

  Sont morts en attendant tous les jours sur la grève
  Ceux qui ne sont pas revenus.



V.

L'ARCHIPEL DE LA MADELEINE

Pour ravitailler le Rocher-aux-Oiseaux, il faut que la mer soit
parfaitement calme. Au moindre souffle qui court sur la surface du
golfe, la vague agit comme un bélier contre la falaise escarpée de
l'îlot, et réduit en atome tout ce qui commet l'imprudence de passer à
portée de son étreinte. Il ne faut donc pas s'étonner si, dix heures
après son départ de l'Anticosti, le _Napoléon III_ luttant contre une
petite brise, frisait l'île Brion, et allait jeter l'ancre dans une des
criques de ce groupe. Il était alors cinq heures de l'après-midi. Devant
nous se détachaient les flancs rougeâtres de l'île: ils tranchaient
sur le bleu de la mer; et vu du tillac, le paysage qui nous entourait,
semblait devenir l'avant-plan d'une marine superbe, dont le fond se
serait composé des îles de la Madeleine et du Rocher-aux-Oiseaux.

Ce fut le 25 juin 1534, que Jacques-Cartier découvrit cette partie de
l'archipel de la Madeleine. Il lui donna le nom de Brion, en l'honneur
de l'amiral de France le vicomte de Chabot, seigneur de Brion; mais
comme ici-bas tout se perd, cette île n'est plus connue par la plupart
de nos marins canadiens-français que sous le nom de Brillante, pendant
que les cartes anglaises la désignent sous le nom de Bryon Island, et
que la géographie élémentaire à l'usage des élèves des frères de la
doctrine chrétienne, au Canada, l'appelle poétiquement l'île de Byron.
En y débarquant, Cartier et ses compagnons furent si émerveillés par sa
prodigieuse fertilité, que le capitaine malouin crut devoir rappeler
dans le "_Discours de son voyage_" le souvenir de ce qu'il y vit ce
jour-là.

--"Ces îles sont de meilleure terre que nous eussions oncques vues, en
sorte qu'un champ d'icelle vaut plus que toute la terre Neuve. Nous la
trouvâmes pleine de grands arbres, de prairies, de campagnes pleines
de froment sauvage et de pois qui étaient fleuris aussi épais et beaux
comme l'on eût pu voir en Bretagne, et qui semblaient avoir été semés
par des Laboureurs. L'on y voyait aussi grande quantité de raisins ayant
la fleur blanche dessus, des fraises, roses incarnates, persil et autres
herbes de bonne et forte odeur".

Hélas! depuis le jour où Cartier mit le pied dans ce lieu enchanteur,
Brion a perdu ses airs de paradis terrestre. Ses grands arbres sont
disparus les uns après les autres. Ses vignes se sont desséchées; et ses
roses incarnates sont mortes, étouffées sous les âpres baisers de la
bise du Nord. Seule, la terre de l'île a su conserver sa fécondité; ses
prairies sont restées fameuses dans tout le golfe Saint-Laurent. Elles
fournissent à l'élevage une nourriture saine, qui peut soutenir la
comparaison avec les meilleurs gazons anglais. Aussi le bétail qu'on y
fait paître est-il superbe, et les moutons de Brion ne dépareraient pas
l'étal du plus difficile de nos bouchers canadiens, un jour de foire de
Pâques.

Jadis, Brion jouissait d'une autre célébrité: c'était là que se
réunissaient ces troupeaux de vaches marines qui faisaient naïvement
consigner la remarque suivante, dans le livre de loch de Cartier:

--"A l'entour de cette île il y a plusieurs grandes bêtes comme grands
boeufs, qui ont deux dents en la bouche comme l'éléphant, et vivent même
en la mer. Nous en vîmes une qui dormait sur le rivage".

Champlain fait la même remarque quelque part; et longtemps après ces
voyageurs, on venait à l'abri des falaises de cette île, se livrer à la
chasse productive de l'ivoire. Depuis plus d'un siècle les morses
sont disparus du golfe. Ils ont cherché un refuge dans les solitudes
arctiques, et à peine d'années en années trouve-t-on sur les rivages du
Labrador ou sur les côtes de l'Anticosti une défense ou un crâne de ces
mammifères marins, entraînés là par les courants ou par les glaces, pour
indiquer au voyageur que le golfe Saint-Laurent a perdu l'une de ses
plus précieuses ressources. Pourchassés sans trêve ni merci, comme
l'était autrefois la baleine, comme l'est aujourd'hui la morue, le
flétan et le loup marin, les vaches marines ont fini par suivre la
loi commune des animaux qui doivent s'éteindre, dans un avenir assez
rapproché.

--"C'est ainsi, nous assure M. l'abbé Provancher, que le lion qu'on ne
voit plus qu'en Afrique, se trouvait autrefois en Grèce. L'auroch qui
paît encore dans les forêts de la Lithuanie, se rencontrait jadis
en France. Le loup a disparu de la Grande-Bretagne; le cerf à bois
gigantesque a déserté l'Europe; le castor n'y est plus qu'extrêmement
rare, de même que la tortue, la loutre et le lynx. Le bouquetin ne
se voit plus que dans les Pyrénées et les Alpes, et l'ours dans les
montagnes de la Suisse. Enfin, il y a plus d'un siècle que l'oiseau
appelé le _doute_ a disparu de l'Ile-de-France. La même chose se voit en
Amérique. Le cachalot, la _vache marine_ n'ont pas été vus dans le golfe
depuis plus de soixante ans. La morue qui se péchait autrefois jusqu'à
Kamouraska, se rend à peine à présent à Rimouski[21]. Le cerf du Canada
qu'on chassait jadis sur les bords du Saint-Laurent ne se trouve plus
que dans l'ouest: le castor et l'orignal y sont devenus rares. Le lynx
roux a quitté l'est du Saint-Laurent, et le dindon sauvage qui était si
commun sur les bords du lac Huron, ne s'y rencontre plus que rarement".

[Note 21: Elle ne dépasse guère Matane, maintenant.]

Aux judicieuses observations de ce naturaliste, j'ajouterai l'expérience
des enseignements de l'histoire. Pendant plus d'un siècle et demi,
l'anguille fut une des principales ressources de nos habitants: ils en
prenaient des quantités prodigieuses entre Trois-Rivières et Québec. En
1646 le Journal des Jésuites rapporte que la seule pêcherie de Sillery
en donna quarante milliers! Que devient aujourd'hui cette branche
importante d'un commerce jadis si lucratif? Faute d'avoir été protégée,
l'anguille va diminuant de jour en jour. Du temps de Charlevoix, les
marsouins et les pourcils venaient prendre leurs ébats jusque dans la
rade de Québec; aucun de ces souffleurs ne se hasarderait maintenant
au-delà de Sainte-Anne-de-la-Pocatière. En 1720, Tadoussac était encore
remarquable par la pêche de la baleine. Qui, de nos jours, peut se
vanter d'avoir harponné l'un de ces cétacés, dans les eaux de l'ancien
moulin Baude? Enfin, l'île Bouge qui, au XVIIe siècle, était célèbre par
ses pêcheries au loup-marin, ne l'est plus guère que par sa solitude et
ses naufrages[22].

[Note 22:--Au mois de juin, M. Abraham avec deux de ses gendres, s'en
alla pour la première fois à la pêche des loups marins; il en prit
la veille de la Saint-Jean quarante à l'île Rouge, et il en fit six
barriques d'huile. _Journal des Jésuites._]

Quand donc nos lacs, nos rivières, nos mers et nos forêts seront-ils
contrôlés par de sages règlements? et quand donc nos parlements et nos
conseils d'états se mettront-ils dans la tête cet incontestable axiome:

--Légiférer pour les bêtes, c'est protéger l'homme.

En attendant la solution de ce problème élémentaire d'économie
politique, les habitants de Brion ont fait leur deuil de la vache
marine, et ont essayé de se rattraper sur l'agriculture.

Quelques-uns d'entre eux étaient déjà à bord, et nous offraient leurs
services. L'un surtout, M. William Didgewell, insistait pour nous mener
à sa métairie qui se trouve à un mille et demi dans l'intérieur, nous
invitant à venir y goûter du lait, des gâteaux de sarrasin, et à nous
laisser aller aux douceurs de la vie pastorale. Cette proposition fut
acceptée de grand coeur.

Parmi les notes et les informations que nous recueillîmes sur Brion,
nous apprîmes que sa population se composait d'une cinquantaine de
personnes, réparties dans les cinq maisons de l'île. Elle est écossaise,
à l'exception d'un Français qui habite seul, à l'autre extrémité de
Brion. La pêche, l'amour du travail et une grande connaissance de
l'agriculture mettent ces insulaires à l'abri du besoin. Chacun jouit
ici, d'une modeste aisance et de la plus complète liberté. Ces braves
gens ont résolu le problème difficile de vivre sans l'entremise du code
municipal; et ce n'est pas vers leur île que doivent se diriger les
avocats, en quête d'un cours d'eau en litige ou d'un procès de bornage.
Néanmoins, l'isolement les a rendus défiants envers les étrangers: et
l'un d'eux me demandait, si un piége ne se cachait pas sous la série de
questions imprimées, que lui avait officiellement adressées le comité
chargé par l'Assemblée Législative de la province de Québec, de
s'enquérir de la tenure des terres dans l'archipel de la Madeleine.
J'eus beau lui donner les meilleures raisons du monde pour l'engager à
y répondre, je ne pus le convaincre: et je ne crois pas qu'un seul
habitant de Brion ait pris la peine de se déranger, pour venir en aide à
la commission d'enquête.

Leur île a un peu plus de quatre milles de longueur, sur une largeur de
un mille et quart: ses plus hautes falaises ne dépassent pas deux cent
dix pieds de hauteur. Les flancs de Brion sont parsemés de cavernes et
de trous ils indiquent l'action incessante de la mer sur cette terre
poreuse, où l'eau fraîche est rare.

Les savants sont d'opinion que le groupe de la Madeleine a dû former
jadis une masse compacte. Je n'ai pas de peine à les croire; car
l'amiral Bayfield a constaté que Brion est relié à mi-chemin, d'un côté,
aux îles de la Madeleine--distance de 10 1/2 milles--par une lisière
de roche où la sonde donne quatre brasses; et que, de l'autre côté, un
second banc, qui donne sept brasses la rattache au Rocher-aux-Oiseaux,
sis à l0 3/4 milles. Par un temps bien calme, l'oeil distingue sous le
flot ces dangereux récifs; et on peut déduire de là, qu'une tempête doit
être terrible dans ces parages, surtout avec une mer qui crève ainsi
du fond. Cela n'empêche pas les habitants d'être aussi hardis marins,
qu'ils sont habiles agriculteurs. Leur principal débouché est Amherst,
une des îles de la Madeleine, et il faut que la brise soit bien
carabinée pour les empêcher d'aller échanger sur ce marché, leur
poisson, leur foin, leurs bestiaux et leurs denrées.

De frais qu'il était, le vent tomba complètement vers deux heures du
matin. Notre longue promenade sur le Brion nous avait donné un sommeil
de plomb; et ce ne fut qu'après bien des efforts réitérés que notre
maître d'hôtel parvint à nous faire hisser nos pantalons et carguer nos
bonnets de nuit. Avec une mer calme, par un soleil radieux, nous venions
d'arriver par le travers du Rocher-aux-Oiseaux. Cinq minutes après, nous
grimpions sur le pont; et un cri d'admiration saluait ce récif étrange,
jeté au milieu de la mer pour faire l'effroi des matelots et le bonheur
de la gente ailée.

Nous étions rendus au 25 juin. Ce matin-là, il y avait 340 ans, que ces
rochers avaient été découverts par Jacques-Cartier. Poussé par un vent
du nord-Ouest, il avait été obligé de courir quinze lieues dans le
sud-est, et s'était ainsi approché "de trois îles, desquelles y en avait
deux petites droites comme un mur, en sorte qu'il était impossible d'y
monter dessus, et entre icelles, y a un petit écueil. Ces îles, ajoute
ce marin, étaient plus remplies d'oiseaux que ne serait un pré d'herbe,
lesquels faisaient là leurs nids, et en la plus grande de ces îles y en
avait un monde de ceux que nous appelions _Margaux_, qui sont blancs et
plus grands qu'oysons, et étaient séparés en un canton, et en l'autre
part y avaient des _Godets_.... Nous descendîmes au plus bas de la plus
petite et tuâmes plus de mille _Godets_ et _Apponats_[23], et en mîmes
tant que voulûmes en nos barques, et en eussions pu, en moins d'une
heure, remplir trente semblables barques. Ces îles furent appelées du
nom de _Margaux_[24]".

[Note 23: On les nomme perroquets, aujourd'hui ce palmipède est le
_grand macareux du nord_.]

[Note 24: Discours du voyage fait par le capitaine Jacques-Cartier,
en la terre du Canada, dite Nouvelle France, en l'an 1534, p. 4. A
Rouen--de l'imprimerie de Raphaël du Petit Val--MDXCVIII]

Ceci se passait en 1534. Quatre-vingt-douze ans plus tard, en 1626,
Champlain croisait dans ces parages, et ne constatait plus que la
présence de deux îlots, au lieu des trois relevés par Jacques-Cartier.
L'un s'était effondré dans la mer, et ses habitants surpris par ce
cataclysme, avaient tourbillonné un instant sur le gouffre qui venait
d'engloutir leur domaine; puis, oublieux comme tout être créé, ils
étaient partis à tire-d'aile pour aller demander l'hospitalité aux
camarades, restés en possession des rochers qui sont encore debout
aujourd'hui. De même que Cartier, Champlain trouve en passant par là,
"telle quantité d'oyseaux appelés _tangueux_ qui ne se peut dire de
plus: les vaisseaux, quand il fait calme, avec leurs batteaux vont à
ces îles, et tuent de ces oyseaux à coups de bâton en quantité qu'ils
veulent".[25]

[Note 25: Oeuvres de Champlain, p. 1084. Edition Laverdière.]

Espèce de citadelle, accessible que par escalade, et continuellement
rongée par la mer, le Rocher-aux-Oiseaux dépasse, comme aspect, comme
étrangeté, toutes les descriptions que ces voyageurs célèbres en ont
fait. Longue de 770 verges, large de 270, couvrant une superficie de
sept acres et trois quarts, et présentant du côté du sud un précipice
perpendiculaire de 80 pieds, qui atteint 114 pieds du côté du nord,
l'île principale est couverte de pingouins, d'alques à bec en rasoir,
de guillemots, de fous de Bazan et de grands macareux du nord. Ils y
planent, y pèchent, y couvent et y vivent par millions. Partout, leurs
nids couvrent la croupe du brisant, qu'à une lieue en mer, surtout par
un clair de lune, on prendrait pour un rocher couvert de neige,--tant il
est tapissé de blanc duvet. A trois arpents de cette république ailée,
ces oiseaux abasourdissaient déjà notre équipage de leurs cris. Nous les
voyions à tout instant, tournoyer autour de l'île, prendre terre après
quelques minutes de valse fantastique, et s'accroupir sur leurs nids
qu'ils retrouvent sans hésiter, au milieu de cet inextricable fouillis.
A l'époque de la couvaison, ces derniers sont en si grand nombre, qu'ils
font ressembler la cime à un champ de pomme de terre que la bêche du
jardinier viendrait de rechausser.

Le Rocher-aux-Oiseaux est un des nombreux endroits du golfe
Saint-Laurent, où il ne faut pas trop flâner. Il n'est permis aux
navigateurs de s'en approcher, que lorsque les vents dorment; et sous
pareille circonstance, pas n'est besoin de dire que nos chaloupes
n'avaient pas mis grand temps à quitter leurs porte-manteaux. Bientôt,
nous mettions le pied sur une étroite lisière de grève, composée d'une
série de blocs erratiques, que la mer dans ses jours de fureur, a roulés
aux pieds des falaises roussâtres de l'île. Malgré le calme plat qui
nous entourait, un assez fort ressac se faisait sentir au rocher.
L'épaule herculéenne du lieutenant LeBlanc nous prêta son appui; et nous
sautâmes au bas des échelles que nous devions escalader.

--Bon voyage, messieurs, nous cria-t-il, en nous voyant nous engager sur
le premier échelon. Ayez le pied ferme; et surtout prenez garde à ces
maudits margaux. Un suffit, pour _encharogner_ toute une marine!

Ce volatile était le seul ennemi que nous connaissions à LeBlanc. Un
jour, en passant près d'un nid et craignant de faire mal à la mère, il
l'avait doucement reculée de la main. En récompense de cette attention
délicate, le lieutenant s'était fait saisir à la joue par une paire de
tenailles aussi maternelle que terrible; et au mépris du décorum,
cet officier, vigoureusement éperonné dans sa course insensée par
l'implacable oiseau, qui restait suspendu à dix lignes de son oeil
gauche, avait été forcé de galoper dans cet équipage, devant ses
matelots ébahis, et de faire ainsi deux fois le tour de l'île.

Ce fut en riant aux éclats du récit de cet engagement corps à corps, que
nous montâmes à l'escalade.

Agénor Gravel battait la marche. Nous grimpions à sa suite: j'étais le
serre-file. Déjà une partie de l'ascension se terminait; nous avions
derrière nous cinquante pieds d'abîme, et la première échelle était
dépassée. Il fallait maintenant se rendre à la seconde, séparée de
nous par une corniche longue de cinq pas, large de dix-huit pouces, et
courant sur une pente inclinée[26].

[Note 26: Une petite plate-forme, entourée d'une balustrade en
fer, sépare maintenant le point d'intersection des échelles, et rend
l'ascension plus commode.]

  Agénor l'a bien passé,
  Tire lire,

fredonnai-je gaiement, sur l'air des _Canards_; et fermement, je posai
le pied sur l'étroite lisière. En ce moment, un caillou roule sous mon
talon, ferré. La terre et le tuf s'égrènent sous moi. Je les sens qui
cèdent, et les entends qui tombent à pic dans l'abîme. Mais avec un
sabot de mule on passe partout, me disais-je; et m'aidant _unguibus et
rostro_, les reins souples comme une lame d'acier, j'appuie légèrement
sur le sol qui cherche à se dérober, et saute sur le dernier barreau de
la seconde échelle. Celle-ci avait une longueur de quarante pieds. Tout
en nage les yeux fixés sur le sommet qui surplombe, les mains fermement
posées sur les barres, je gravissais lentement l'espace, pendant que je
traînais sur mon dos cet étrange frisson que donne le vide. Dix échelons
restaient encore; puis tout était fini. Mais, horreur! mes jambes se
roidissent! Je viens de sentir distinctement l'échelle osciller dans ses
crampons de fer, et se détacher du rocher! Une sueur froide couvre mon
front: mes yeux se ferment involontairement. Le vertige bourdonne dans
mes oreilles: il veut s'emparer de mon cerveau; et déjà je suis envahi
par cette attraction mystérieuse qu'exerce toujours l'abîme, sur les
proies qu'il veut se donner. Le vide m'attirait; j'allais lâcher prise
pour tomber dans l'horrible spirale, lorsqu'un reste de volonté se prend
à refluer vers mon coeur. Ma droite, et ma gauche se font tenailles,
arrachent le corps à sa dangereuse immobilité; soulèvent mes jambes,
qui sont devenues lourdes comme des masses de plomb, et par un dernier
effort me déposent sur la crête dentelée du gouffre.

A quatre-vingts pieds en l'air, je venais d'éprouver ce mouvement de
tangage, que ressentent quelquefois sur terre les personnes qui arrivent
de la mer; je ne sais s'il me fallait passer en cette minute, par toutes
les agonies du vertige pour eu être guéri, mais depuis, j'ai refait cinq
ou six fois cette route aérienne, et j'ai grimpé dans les mâtures les
plus hautes, sans jamais éprouver la moindre faiblesse, ni la moindre
crainte.

Le spectacle qui nous attendait sur l'île, était encore plus
extraordinaire que celui que nous avions contemplé du pont du vapeur.
Pendant que nous nous reposions sur le maigre gazon du rocher, des
myriades de godets, de margaux, de perroquets de mer et de marmettes
étaient là, couvant et jacassant, à une longueur de bâton.[27] Divisés
en cantons, comme du temps de Cartier et de Champlain, leurs nids
abondaient et surgissaient de partout. Ici, c'était celui du margaux,
petit creux entouré de branchage et de terre, où reposait un oeuf
blanc, de la grosseur de celui d'une oie. Là-bas, les macareux du
nord dormaient dans les anfractuosités du rocher, ou entraient, puis
ressortaient flegmatiquement des terriers qu'ils s'étaient creusés à
même la falaise. Serrés en rang le long des corniches de l'île, ceux-ci,
graves et hautains, faisaient l'effet d'une chambre de pairs qui se
serait composée de pingouins, de guillemets et de macareux; pendant
qu'à leurs pieds, se battaient ou discutaient à grands cris les fous de
Bazan, qui personnifiaient à s'y méprendre les communes démocratiques.
Je n'ai pas besoin d'ajouter, qu'une odeur fortement inconstitutionnelle
s'élevait de ce champ de liberté. Mais, hélas! pendant que ces
assemblées délibérantes s'occupaient de la gestion des affaires de leur
république, la mort et l'émeute grondaient à leur porte. Déjà, les
journées de juin s'étaient levées pour elles. Bientôt, des pierres
pleuvent de toutes parts sur les malheureux habitants du rocher. Des
coups de fusil se font entendre; et les bandes insurgées s'avancent,
guidées par Agénor Gravel, qui sifflote entre ses dents:

  Margot! Margot!
  Lève ton sabot,
  La danse commence.

[Note 27: Les marins canadiens ont conservé à deux de ces espèces
d'oiseaux les noms que leur donna Cartier: celui du _margaux_ et du
_godet._ Seulement, par abréviation, ils disent _God_ en parlant de ce
dernier. Champlain avait nommé le _margaux_ le _tangueux,_ et en fait
une excellente description. Néanmoins il montre un peu trop de bonne
volonté envers ce volatile, lorsqu'il écrit que "les petits marges sont
aussi _bon_ que pigeonneaux".

--"Ils sont gros comme des oies, dit-il, ont le bec fort dangereux, sont
tout blancs, hormis le bout des ailes qui est noir, et sont de bons
pêcheurs pour le poisson qu'ils prennent et portent sur leurs îles, pour
manger".

Le margaux est le fou de Bazan; la marmette le guillemet; le perroquet
de mer, le grand macareux du nord, et le pingouin du golfe l'alque à bec
en rasoir.]

Nos matelots, excités par ce chant bachique, que Massé ne se serait
guère attendu à voir métamorphosé un jour en hymne révolutionnaire,
roulaient dans l'espace des quartiers de roche à rendre Sysiphe
poitrinaire, tout en chantant à tue-tête sur l'air que vous connaissez.

A chaque reprise de ce choeur des _Noces de Jeannette,_ les pierres et
les coups de fusil partaient drus comme grêle. Il fallait voir alors
les malheureux volatiles dégringoler par grappes dans l'onde qui, ce
jour-là, n'était pas aussi amère que leur existence. Franchement,
pareille tuerie devenait dégoûtante. C'était avoir des dispositions au
meurtre que de taper ainsi sur ces animaux stupides et comme nos gens y
prenaient goût, ce ne fut qu'à force d'instances que nous parvînmes à
faire cesser cet inutile massacre.

Les plumes du fou de Bazan sont soyeuses, très fourrées, très
blanches, mais donnent une forte odeur de musc. Bien préparées, elles
acquéreraient une certaine valeur dans le commerce; et je suis étonné
que quelques-uns de nos industriels n'aient pas encore songé à exploiter
cette source de facile revenu. En revanche, les Américains, qui sont
à l'affût de tout, commencent à les connaître. Ils se sont aperçus de
plus, que les oeufs du margaux étaient d'excellent débit. A l'époque de
la couvaison, leurs équipages descendent dans les îles où se réfugient
ces oiseaux, cassent les oeufs qu'ils trouvent dans les nids, pour en
obtenir de plus frais; puis, quand ce truc a réussi, ils chargent leurs
goélettes, mettent le cap sur Boston, et vendent leur cargaison 25 à 30
cents la douzaine.

C'est surtout au milieu des îles qui bordent la côte du Labrador,
que cette désastreuse industrie s'exerce. L'abbé Perron, longtemps
missionnaire à Nastashquouan, écrivait à ce sujet:

"De peur que leur larcin soit découvert, les Américains enfouissent dans
le sable les quarts d'oeufs qu'ils ont ramassés, ou les descendent
au fond de l'eau, jusqu'à ce qu'ils en aient assez pour former une
cargaison. Lorsque ceux qui ont échappé à leurs perquisitions ont été
couvés et sont éclos, ils viennent de nouveau parcourir nos îles, tuent
le gibier, enlèvent sa plume, et abandonnent par monceaux sa chair à la
corruption".

Trois jours après notre départ, le Rocher-aux-Oiseaux fut saccagé par
ces écumeurs de nids! Ne serait-il pas temps de défendre sévèrement ces
excursions périodiques qui tendent à exterminer notre gibier? Ces gens
là, ne sont pas difficiles sur les oeufs: il empilent à fond de cale
tous ceux qui leur tombent sous la main.

Ces palmipèdes ne sont pas les seuls êtres ailés qui aient élu domicile
sur le Rocher-aux-Oiseaux. Deux grives y ont passé un été. Une autre
année, un couple d'émérillons est venu semer la terreur et le deuil au
milieu des plus paisibles ménages de l'île; et en 1875, je retrouvai
la maison du gardien pleine de fauvettes et de moucherolles. Elles
entraient par les fenêtres entr'ouvertes, et sautillaient en becquetant
sur le buffet et les modestes meubles du seul abri que présente cette
solitude[28].

[Note 28: M. F. X. Bélanger le savant conservateur du musée
zoologique, de l'Université Laval, a eu la complaisance de déterminer la
classification de quelques-uns des oiseaux que nous vîmes sur le rocher.
Ils appartiennent au genre _Miotilta varia_ de Veillot, ainsi qu'au
genre _Dendroica aestiva_ et _Dendroica castenea,_ de Baird, et font
partie de la nombreuse famille des _Sylvicolidae,_ oiseaux qui vivent
exclusivement d'insectes, et habitent ordinairement les forêts.]

Le phare du Rocher-aux-Oiseaux est une tour blanche hexagone, qui fut
allumée pour la première fois en 1870. Elle est à 140 pieds au-dessus
de la hante marée, et donne un feu blanc, fixe, dioptrique, de second
ordre, qui s'aperçoit à vingt et un milles en mer.

Chaque dimanche soir, pendant l'hiver, le phare du Rocher-aux-Oiseaux
rallume ses feux depuis sept heures jusqu'à neuf heures. Si la lumière
reste visible pendant ce temps, c'est, un signe que tout va bien sur
le Rocher; mais si elle se masque trois fois en l'espace de ces deux
heures, alerte sur la côte de Brion ou de la Madeleine! Un accident est
arrivé aux habitants de l'île. Comme le phare est construit sur un point
très-exposé, M. Mitchell quand il était ministre de la marine, donna
l'ordre en 1873 d'ajouter des étais à la tour afin de mieux l'assujettir
au roc.

L'habitation du gardien se trouve située à deux cents pieds de la
lumière. C'est une maisonnette petite, puante et mal tenue: mais
l'impression qu'elle m'avait laissée lors de mon premier voyage s'est
effacée depuis. En 1875, elle avait changé de main: et sous la direction
de M. Whelan, elle était devenue beaucoup plus confortable. En y
entrant, on nous montre un puits creusé dans le roc: il contient 3,000
gallons d'eau de pluie, la seule qu'on puisse se procurer sur l'île.
Cette fontaine improvisée, ne demande pas mieux que d'être remplacée
par une bonne machine à distiller l'eau de mer. Une passerelle court de
l'habitation à la lumière; elle sert de lien de communication avec la
tour, et les jours de vent, ses solides garde-fous en fer empêchent le
gardien et ses aides, d'être emportés par les terribles rafales qui
balayent alors tout ce qui ne se trouve pas cloué à ce rocher, où pousse
à peine une herbe languissante et étiolée. A quelques pas du corps de
logis s'élève une croix, plantée entre de gros morceaux de tuf: elle est
protégée par une balustrade en bois, déjà branlante et toute disjointe.
En attendant que cet endroit devienne un cimetière, c'est le lieu où,
quand le temps est propice, on vient s'agenouiller pour faire la prière
du soir, et admirer les plus beaux couchers du soleil au monde. Un peu
plus loin, se dresse là poudrière, et l'abri où se cache le canon chargé
d'annoncer d'heure en heure l'approche du récif, aux navires surpris par
la neige ou par la brume.

Un petit tramway en bois, court du dépôt de provisions à la maison de la
tour; et du côté nord-ouest de l'île, trois ouvriers intelligents MM.
Jobin, Blanchet et Roza, ont accompli un véritable tour de force, en
taillant dans le roc une tranchée perpendiculaire, haute de 127 pieds
et large de 28. Elle permet à une grue de faire mouvoir une boîte,
suspendue à un câble en fil de fer: dans cet élévateur on dépose les
effets destinés au phare, lorsque la mer ne brise pas trop de ce côté.

Lors de notre passage au Rocher, en 1873, la population de l'île se
composait de quatre hommes et d'une petite fille.

Tout ce qui méritait d'être vu ou étudié sur le Rocher-aux-Oiseaux,
l'avait été par nous. Il ne nous restait plus qu'à refaire le précipice,
où nous nous engageâmes allègrement, escortés en route par quelques
morceaux de coke anglais, provenant d'un quart, arrêté dans son
ascension par une anfractuosité du rocher, et que maître LeBlanc,
attaché au bout d'une forte corde, s'en était allé défoncer à grands
coups de hache. Au milieu de ce bombardement d'un nouveau genre, nous
descendions le plus vite possible, qui ayant des chapelets d'oeufs
enroulés autour du cou, qui des peaux d'oiseaux suspendues derrière
lui par des bouts de ficelles; chacun évitent les projectiles qui lui
passaient le long des oreilles, et tous arrivant tant bien que mal au
pied du rocher, où notre équipage nous attendait, en défendant les
flancs de la baleinière contre la morsure de la falaise.

L'opération du ravitaillement était finie: mais pour y arriver, que de
courage et de mépris de la fatigue n'avait-il pas fallu à nos braves
matelots? Dans l'eau jusqu'au cou, les uns empêchent les chaloupes de
frapper avec le ressac; les autres, aident à débarquer et à rouler sur
deux madriers mal assujettis, les quarts de poudre, de pétrole et de
provisions destinés à l'île; les troisièmes travaillent à la grue, ou
dégagent les objets qui se mêlent, s'enchevêtrent et ne peuvent arriver
à destination. C'est ainsi que chaque escouade se hâte de faire sa
besogne, sous le commandement d'officiers qui montrent l'exemple et ne
s'épargnent guère. Les lieutenants LeBlanc, Savard et Couillard-Després
sont là, payant de leur personne; et je ne crois pas qu'on puisse
rencontrer ailleurs des gens plus dévoués et de meilleure humeur. Puis,
quand la rude besogne est terminée; quand après douze heures de travail,
les baleinières reviennent à bord, ces hommes trempés, rompus et qui
devraient être sur les dents, regagnent leur carré en chantant, et
trouvent encore le moyen d'exploiter la vieille gaîté gauloise, en riant
aux éclats, et en faisant des lazzis sur les aventures de la journée.

Par sa position exceptionnelle au milieu du golfe Saint-Laurent, le
Rocher-aux-Oiseaux est placé sur la route du neuf-dixième des steamers,
et de la moitié des navires à voile qui vont à Québec ou à Montréal.
Aussi est-il appelé à rendre, comme observatoire télégraphique, les
services les plus signalés. Bientôt, grâce aux efforts du commandant
Fortin, député de Gaspé aux Communes du Canada, ce récif qui, jusqu'à
présent, n'a été qu'un objet de terreur pour les marins, perdra son
antique réputation. Il accomplira, lui aussi, sa mission dans le rouage
universel. Relié par un câble sous-marin au Cap Breton, au groupe de
la Madeleine, au Nouveau-Brunswick, à l'île du Prince-Edouard, à
la Gaspésie, à l'Anticosti--et plus tard à la côte nord, et à
Belle-Isle--il annoncera au monde le passage des navires, donnera les
nouvelles qui serviront de bases à d'importantes études météorologiques,
et indiquera aux pêcheurs et aux habitants de la côte, les
pérégrinations du hareng, du maquereau, de la morue et du loup-marin,
ainsi que l'endroit où il viendra se porter pour leur faire une pêche ou
une chasse fructueuses.

Il était cinq heures du soir, lorsque le premier tour de l'hélice nous
arracha à la contemplation du Rocher-aux-Oiseaux. Le soleil était chaud:
et pendant que nous courions sur Brion pour y passer la nuit, le second
rocher se montrait à nous sous les apparences les plus fantastiques.
Il était à un demi-mille sous le vent; et tandis que celui que nous
quittions prenait dans l'éloignement la forme d'une tour Martello,
celui-ci ressemblait à un bastion, à travers lequel on aurait percé une
porte de guerre, arche profonde de trente pieds, large de cinquante, et
haute de vingt. Puis, à mesure que le steamer avançait, il perdit cette
forme, pour affecter celle d'une pyramide, n'ayant guère plus de vingt
pieds de superficie. Fière et inaccessible, comme le bonnet phrygien de
la liberté, elle allait se perdre dans les profondeurs du ciel bleu.

Après les rudes labeurs de la journée, nos hommes avaient mérité de
prendre une nuit de repos, et le lendemain, quittant plus frais et plus
dispos le petit havre de Brion, nous faisions route vers les îles de
la Madeleine. Depuis assez longtemps, le _Napoléon III_ filait à toute
vapeur, sur le dos d'une mer calme qui l'entraînait dans ses vagues
longues et presqu'insensibles. Tout à coup l'ordre fut donné de virer
de bord. Notre capitaine venait d'avoir la première attaque de cette
terrible maladie--un ramollissement cérébral--qui devait l'emporter deux
ans après. Sous les premières étreintes de ce mal étrange, cette tête
intelligente avait senti sa mémoire vaciller. Cet excellent marin,
s'était trompé dans ses calculs, et au lieu du groupe de la Madeleine,
nous avions devant nous les côtes montagneuses de Terreneuve pivelées de
larges taches de neige. Mis en présence de cette barrière inattendue, le
_Napoléon III_ fit volte-face. Bientôt nous eûmes sous notre beaupré les
falaises escarpées de l'île Saint-Paul, et nous aperçûmes l'un de ces
phares fièrement campé sur un mamelon gris. Cette île, qui a trois
milles, est jetée à l'entrée du golfe Saint-Laurent, entre les
extrémités sud-ouest de Terreneuve et nord du Cap Breton. Elle se
compose de deux îlots, séparés l'un de l'autre par un bras de mer si
étroit, que vus du pont d'un navire, ces deux fragments semblent ne
faire qu'un tout compact La plus grande hauteur de Saint-Paul, est de
quatre cent cinquante pieds au-dessus du niveau de là mer. Le sol est
composé de roches appartenant aux formations primaires; et comme l'île
est coupée à pic, à peine présente-t-elle aux bateaux-pêcheurs deux
abris passables, les anses de la-Trinité et de l'Atlantique. Encore,
pour y tenir, faut-il que le vent se lève de terre. Bien, des naufrages
terribles ont eu lieu sur cette île "escarpée et sans bord", où vivotent
à peine quelques épinettes rabougries, sous lesquelles, se cachent une
demi-douzaine de renards, arrivés sur l'île, "on n'a jamais su comment".

Néanmoins, depuis quelques années Saint-Paul a perdu de sa sauvage
réputation. Le gouvernement y a fait construire deux tours blanches,
octogones, dont l'une, bâtie sur le rocher vis-à-vis la pointe nord-est
de Saint-Paul, donne une lumière blanche, fixe, masquée entre nord
quart-est-quart-est et est-nord-est, tandis que l'autre, érigée sur la
pointe sud-ouest de l'île, donne un éclat blanc toutes les minutes.
Le ministère de la marine a complété cette oeuvre philanthropique, en
faisant construire un sifflet d'alarme sur le coté sud-ouest de l'anse
de l'Atlantique, à un demi-mille à peu près de l'établissement de
secours. Pendant les temps couverts et les tempêtes, ce sifflet se fait
entendre toutes les minutes.

Les trombes ne sont pas fréquentes dans le golfe Saint-Laurent; mais
elles y sont d'une violence inouïe. Le 16 août 1816, Saint-Paul fut
dévasté par un de ces cataclysmes atmosphériques, et je ne saurais mieux
faire que de reproduire ici le récit officiel de cette catastrophe,
tel que transmis par le gardien du phare au ministère de la marine, à
Ottawa.

"Du 1er au 16 août, nous n'avions eu ni pluie ni nuages pour tempérer
les brillants rayons du soleil. Finalement, l'atmosphère se remplit
d'une fumée si épaisse, qu'on eût dit que la terre entière était en feu.
Le 16, le temps changea; le vent passa au N. N. E. avec grain-de pluie.
La fumée, qui depuis quelques jours était devenue insupportable, se
dissipa, et nous espérâmes du beau temps. Dans la matinée du 17, le vent
souffla de l'est; le soleil fut très chaud. Dans l'après-midi, le vent
passa au S. S. O. avec grain de pluie. Le matin du 18, il était sud,
avec risées et nuages menaçants. Dans l'après-midi, le firmament offrait
un aspect terrible: les nuages paraissaient se heurter les uns contre
les autres, et tourner dans toutes les directions. Vers quatre heures
p. m., nous commençâmes à entendre des coups de tonnerre dans le lointain.
Un quart d'heure après, la foudre et la pluie étaient dans leur plein
déchaînement. Le vent se mit au N. O. Je sortis, et fis le tour des
bâtiments, afin de voir si tout était en bon ordre. Tout à coup, il
était alors 9 1/2 heures, j'entendis un bruit terrible. En tournant mes
regards dans la direction d'où il partait, j'aperçus un spectacle qui
me fit frissonner de la tête aux pieds: à moins d'un quart de mille de
l'endroit où je me trouvais, je vis, vers l'ouest, des roches, de la
terre, de l'eau et des arbres s'élever en tourbillonnant dans l'air,
jusqu'à une hauteur de plus de 100 pieds. J'examinai attentivement la
trombe, pour voir quelle direction elle prendrait, et constatai avec
terreur qu'elle traversait l'anse en se dirigeant sur moi, et qu'elle
allait probablement emporter le logement dans sa course furibonde. Ma
mère, une soeur sourde-muette, les domestiques étaient dans la maison,
et j'avais deux hommes occupés aux champs. Je courus les avertir. En
route, une rafale se déchaîna autour de moi, emportant dans l'espace une
pierre meulière, des roches et des arbrisseaux. Le corps principal de la
trombe était près de moi; je courus avec toute la vitesse de mes jambes
vers le logement, et criai aux deux hommes qui étaient dans le champ de
me suivre. Ils me parurent terriblement effrayés; l'un d'eux n'eut que
le temps d'entrer dans la maison. Comme nous franchissions le seuil de
la porte, il se fit une obscurité aussi profonde que celle de la nuit,
et la tempête qui éclata, fit trembler l'édifice de la base au sommet.
Au milieu du plâtre qui tombait, des cheminées, des vitres réduites
en atomes, des chaises, des tables renversées, nous crûmes que notre
dernière heure était arrivée. Toutefois, la tourmente s'en alla aussi
rapidement qu'elle était venue. Le calme se rétablit, et le soleil
reparut dans tout son éclat: mais quel désastre! La fumée du plâtre qui
tombait nous avait fait croire que la maison était en feu; voyant qu'il
n'en était rien, je sortis le mieux que je pus. Au moment où la trombe
avait fait son apparition, deux de mes hommes se trouvaient à un quart
de mille de la maison. En voyant le tourbillon s'avancer, et comprenant
qu'ils ne pourraient pas arriver à temps, ils se jetèrent à terre, se
cramponnèrent aux buissons, et échappèrent à la destruction. Il n'en
fut pas ainsi du pauvre homme qui n'avait pas semblé entendre mes cris
d'avertissement: après une demi-heure de recherches, nous le trouvâmes
mort sur le pas de la porte. Il a dû être tué dans le champ, et emporté
par la trombe à l'endroit où nous le retrouvâmes, distance d'environ 300
pieds. Je constatai que cinq bâtiments avaient été détruits avec leur
contenu; il n'en restait pas une parcelle. La cabane de la chaloupe,
le dépôt aux provisions et le logement sont encore debout, mais
terriblement endommagés. Le logement est une véritable ruine: le toit
est défoncé en plusieurs endroits, les cheminées, renversées, les
fondations écroulées, les fenêtres brisées, et à l'intérieur tout le
plâtre est tombé. Ce qui a été détruit, consiste en une maison de
refuge, la grange, l'étable, et deux antres bâtiments situés sur le
sommet de la colline, à 600 pieds l'un de l'autre. Quatre de ces
édifices couvraient on espace de 70 x 20 pieds. Les deux ponts sur
lesquels je venais de passer un instant auparavant, furent emportés, à
une distance d'environ 400 pieds, et mis en pièces. Une roche de 3 x
4 pieds de diamètre et 18 pouces d'épaisseur, fut brisée en trois ou
quatre morceaux. Une charrue et une pierre qui se trouvaient dans la
maison de refuge, ainsi que des ustensiles de ferme et de cuisine, des
outils de charpentier, furent enlevés par dessus la maison, et trouvés à
plus de 200 pieds de là. L'homme préposé à la garde du phare sud-ouest
me dit que, vers 4 heures p. m., il vit six tourbillons d'eau s'élever
dans la direction de l'ouest, à trois milles; deux passèrent au sud-est
de l'île. De l'établissement de secours nous en aperçûmes un, après le
désastre: deux gagnèrent au nord, et deux autres, dont l'eau s'abattit
sur la station, passèrent pardessus l'île. Les deux qui atteignirent
l'île vinrent près de la station sud-ouest, mais ne firent heureusement
aucun, dommage."

Nous n'eûmes pas à passer par de pareilles péripéties. La journée était
ravissante; une petite brise venait agiter mollement la tente que nous
avions fait tendre sur le gaillard d'arrière, et enveloppé dans son
panache de fumée, le _Napoléon III_ insoucieux, rasait impunément la
côte de fer de Saint-Paul. Petit à petit ces îlots déserts s'enfuirent
derrière nous, pour se plonger dans un bain de lumière, et bientôt nous
vîmes surgir en proue les flancs verts-sombres du Cap Nord,--une des
extrémités de l'île du Cap-Breton [29]--qui se détachaient vigoureusement
sur les tons glauques de la mer. J'étais alors appuyé sur le bastingage
de bâbord, et tout en m'occupant à fumer un cigare, mon oeil distrait se
rivait à cette ligne de rocs sauvages, derrière lesquels l'imagination
me montrait ce vieux Louisbourg qui avait une ceinture de cinquante
acres de fortification, et "dont les tours, au dire de Garneau,
s'élevaient au-dessus des mers du Nord comme des géants menaçants". Ce
n'était plus cet endroit triste et oublié que heurte aujourd'hui, sans
le savoir, le pied du marchand de poisson ou du spéculateur de charbon
de terre. Non! Ce que le temps et la rage des hommes avaient démantelé
et fini par niveler, reprenait une forme sous le coup de baguette de la
pensée. La ville royale surgissait de nouveau hors des mornes qui la
recouvrent, pour m'apparaître avec sa cathédrale, son théâtre, sa
brasserie, ses chapelles, ses hôpitaux, ses-couvents, ses riches
demeures. La brise du golfe m'apportait alors des bruits de clairons
et des roulements de tambours. De fortes patrouilles parcouraient en
cadence ces remparts disparus, qui miraient de nouveau leurs massives
assises dans l'eau dormante de leurs fossés. Le lourd pont-levis chargé
de protéger la ville du coté de la campagne, se levait au commandement
d'un officier supérieur, et allait se boucler à de gigantesques
supports. La batterie tournante qui en défendait l'entrée se mettait à
tonner, comme aux jours de parade de jadis, et du côté de la mer, des
corsaires taillés pour la course sortaient du port qui leur servait de
nid, et se couvrant de toile, allaient courir sus à l'Anglais. Puis les
mauvais jours arrivaient à tire-d'aile. Bigot qui devait débuter par la
catastrophe de la flotte du duc d'Anville, pour finir par être si
fatal à la Nouvelle-France tout entière, était là. Il enveloppait
le malheureux Louisbourg dans les effluves de son mauvais-oeil.
Commissaire-ordonnateur de la colonie du Cap-Breton, il apportait déjà
un règlement de la solde des hommes, ce manque de régularité qui, plus
tard, devait le faire embastiller. La garnison se révoltait. Les
suisses qui ne meurent bien que lorsqu'ils sont payés, déposaient leurs
officiers, s'emparaient des casernes, ainsi que des magasins du roi;
pendant que l'ennemi profitant des divisions intestines, prêchait la
guerre sainte, et faisant inscrire sur ses drapeaux les mots "_Nil
desperandum Christo duce"_ venait mettre le siège devant la redoutable
forteresse. Une lutte terrible s'engageait alors; lutte étrange, où ces
révoltés de la veille s'obstinaient à se battre et à mourir au nom de
la France, tandis qu'à leur tour les officiers, ces chevaliers de
Saint-Louis, dont pas un n'eût rougi d'orgueil à la pensée de tomber au
champ d'honneur,--s'obstinaient par une fatale erreur, à se méfier de
leurs soldats. Et, conséquence fatale! Louisbourg la vierge, Louisbourg
l'imprenable, tombait entre les mains d'une armée de paysans, commandée
par William Pepperell, petit marchand dont l'enseigne se trouvait à
Kittery Point, un des Bourgs ignorés de la Nouvelle Angleterre. Puis,
pendant que de braves diplomates s'occupaient à rendre le Cap-Breton à
la France, en retour de Madras prise par de la Bourdonnaye, l'orgueil du
vieux sang gaulois me montait à la figure, en songeant que nous n'avions
pas toujours été les vaincus de ces parages, et que longtemps avant la
chute de Louisbourg, longtemps avant le traité d'Aix-la-Chapelle, un
capitaine du port de Dieppe avait, avec une poignée de matelots, forcé
lord James Stuart de se rendre prisonnier, et de remettre entre
les mains du capitaine Claude le fort du Port-aux-Baleines, où cet
aventureux seigneur écossais était venu planter l'étendard du roi
d'Angleterre[30].

[Note 29: Jacques-Cartier avait baptisé ce promontoire du nom de cap
de Lorraine, et donna à l'Ile, que Verrazzani avait nommée île du Cape,
celui d'île Saint-Laurent. Plus tard, elle prit le nom d'Ile Royale pour
garder définitivement celui de cap Breton. Drake dans ses _"Nooks and
corners of New England coast"_ prétend, à la page 21, que le Cap Breton
avait sa place sur la carte, longtemps avant la découverte de Cartier.
Un vieux portulan du temps de Henri II, mentionne ce nom, assure-t-il.

Le cap Breton a 110 milles de long sur 90 de large, et comprend à peu
près 200,000 acres de terre. Il est séparé de la Nouvelle-Écosse par le
détroit de Canseau qui, dans-certains endroits n'a pas plus de 3/4 de
mille de largeur, tandis que dans d'autres, il y en a le double.]

[Note 30: Stuart fut amené en France au mois de décembre 1629, et
remis entre les mains de Richelieu.]

A mesure que ces rêves de jadis passaient devant moi, pour aller se
perdre au milieu des spirales bleuâtres de la fumée de mon cigare, ces
fanfares de guerre, ces bruits devenaient de moins en moins distincts.
Bientôt ils s'évanouirent. Seule, je n'entendis plus que la grande voix
de la mer qui, à son tour, venait me raconter les mystérieux épisodes
qui se sont déroulés au pied des falaises du Cap-Breton. Devant mes yeux
épouvantés passa alors comme l'éclair, un navire démâté, pourchassé par
un ouragan du sud-est. Sur son tillac, je distinguais les mâles
figures des jésuites Lallemand, Noyrot et de Vieuxpont, et j'entendais
l'équipage consterné chanter d'une voix tremblante le _Salve Regina_,
pendant que le vaisseau affolé courait toujours sur l'aile de la
tourmente. Tout-à-coup un craquement terrible se fait entendre; ces
malheureux--à l'exception de dix--viennent de s'abîmer sur les îles
Canso, et bientôt mon oreille navrée n'est plus frappée que par la voix
forte du P. Noyrot qui, entraîné par un énorme paquet de mer, psalmodie
fermement:

_--In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum._

Puis la vague suivante me montre à la hauteur de Louisbourg, le
_Chameau_, "grande et belle flûte du roi, commandée par M. de Voutron."
Naguère partie joyeuse des côtes de France, elle se trouvait maintenant
en pleine perdition. Des ecclésiastiques, de brillants officiers, des
dames, un gouverneur des Trois-Rivières, M. de Louvigny, un intendant
habile, M. de Chazel, venu pour remplacer M. Bégon, des soldats, des
marins, des paysans se trouvent à bord. Mais que sont le rang, la
puissance, la jeunesse, la beauté, l'habileté, la science, la force
et le courage, devant le moindre des sauvages caprices de l'océan? Un
simple soulèvement de sa vaste poitrine, a suffi pour précipiter corps
et biens la frégate du roi au fond de l'abîme.

Chaque flot qui passait ainsi devant moi, avait sa lugubre histoire.
L'un, engloutissait, la frégate anglaise, le _Nassau_; démâtait et
dispersait la flotte de l'amiral Holburn. L'autre, roulait des cadavres
inconnus, des épaves oubliées, des navires sans noms. Un troisième
plus aristocratique, ne voulait servir de suaire qu'aux naufragés de
l'_Auguste_. Il courait porter sur la grève désolée les dépouilles de
messeigneurs de Varennes, de Portneuf, de la Verendrye, d'Espervenche,
de la Corne de Saint-Luc, de Marolles, de Pécaudy de Contrecoeur, de
Saint-Blin, de Villebond de Sourdis, de la Durantaye; et celles des
nobles et puissantes dames de Saint Paul de Mezières, de Sourdis et de
Senneville. A côté de ces noyés de haute lignée, flottaient épars les
corps des grenadiers des régiments du Béarn et du Royal Roussillon,
glorieux débris échappés aux batailles des plaines d'Abraham et de
Sainte-Foye, pour servir de pâture aux requins du golfe Saint-Laurent,
et blanchir de leurs os les rives désertes du Cap Breton.

Franchement, le cigare que je fumais ne me tournait pas les idées à une
folle gaieté. J'en secouai les cendres sur le plat-bord et, le lançant
à la mer, j'allais essayer de jeter avec lui l'étrange vision qui
m'obsédait, lorsque j'aperçus le ravissant groupe des îles de la
Madeleine. Le soleil était à son couchant, et les collines rouges qui
bordent la grève, se détachaient admirablement sur le vert des prairies
qui prenaient une teinte mordorée, sous les rayons solaires. Le steamer
entrait dans l'Anse-à-la-cabane. En face de nous était le phare: et un
peu à gauche, le village acadien éparpillé le long du demi-cercle formé
par la crique. Tout autour du _Napoléon III_, des berges aux voiles
peintes en rouge couraient chargées de poissons, et laissaient arriver
sur la grève. On ferlait la toile: puis on démâtait; et tout aussitôt de
robustes pêcheurs au teint hâlé, aux bras nus, faisaient la chaîne et
jetaient la morue, le hareng, le homard aux femmes qui les ramassaient
et les empilaient sur le rivage. Dessinez à l'extrémité de ce paysage
une petite grotte, sombre, mystérieuse, qui montre aux poissons sa
gueule béante: jetez un peu plus loin un rocher percé à jour, en ayant
soin de laisser entrevoir à travers son arche les franges bleues de la
mer, et vous aurez une marine de ces plus originales.

Bien d'autres voyageurs que nous ont été frappés par l'aspect poétique
des îles de la Madeleine. L'un d'eux, le savant amiral Bayfield chargé
d'en faire le relevé hydrographique, ne pouvait s'empêcher de consigner
en ces termes, dans son "_Pilote du Saint-Laurent_," les impressions que
lui avait causées l'approche de ce groupe:

--Par une journée chaude et ensoleillée, l'oeil ne peut se rassasier
de contempler ces falaises multicolores, où le rouge est la couleur
dominante, et où le jaune blafard des lagunes de sable fait antithèse au
vert tendre des pâturages, au vert sombre des bois, au bleu saphir
du ciel et de la mer. Ces contrastes produisent alors un effet
extraordinaire, et contribuent à donner à cet archipel un cachet
artistique, qu'on ne saurait retrouver aux autres îles du golfe
Saint-Laurent. Par les jours de gros temps, lorsque le vent d'est
fouette et fait rage, le paysage change, il est vrai; mais il n'en reste
pas moins aussi caractéristique. Alors les pics isolés des îles, leurs
falaises échiffées, se glissent, apparaissent confusément à travers la
pluie, le brouillard, et semblent reliés entre eux par une ceinture
de brisants qui masquent presqu'entièrement les bancs de sable et les
lagunes. Garde à vous, matelots! n'approchez pas alors impunément de la
Madeleine. En voulant la serrer de trop près, vous talonneriez, et vous
seriez naufragés avant d'avoir pu même éventer le danger.

C'est ce qui arriva au _Napoléon III_, lors de sa croisière de 1875.
En voulant lui faire prendre la passe du chenal de _Sandy Hook_, le
capitaine Desprès--un brave et excellent marin, dont le nom reviendra
plus d'une fois sous ma plume, dans le cours de ces récits--rasa de trop
près un banc de sable qui change avec les années. Pris au talon dans sa
course, le _Napoléon III_ se mit à battre l'obstacle en brèche; mais
une secousse de la vague dégageant son arrière, porta son milieu sur
un bourrelet de sable. Cette nouvelle situation pouvait avoir pour le
navire les plus fâcheuses conséquences. Ses deux extrémités cessant
d'être soutenues, le steamer devait inévitablement fléchir et se casser.
Sur l'ordre du capitaine la machine est renversée. Deux canots commandés
par le lieutenant Leblanc sont mis à la mer, et font le tour du
_Napoléon III_. À un quart d'encablure de nous, on annonce partout trois
brasses de fond. Il devenait évident que nous étions saisis par le
bout du banc de _Sandy Hook_, et déjà le brouillard se dissipant, nous
laissait apercevoir la lumière rouge du phare de l'île d'Entrée. Une
petite ancre de touée est alors portée à l'arrière. La vapeur est
renversée de nouveau, et la manoeuvre conduite de manière à ce que nous
puissions égrener l'extrémité du banc, en pivotant sur notre axe. Peine
inutile; le cable de touée, mal soutenu, se prend dans l'hélice, se
rompt, et bien que tout le monde fasse son devoir, le découragement
s'empare de quelques-uns. Un conseil rassemblé à la hâte décide
d'attendre la marée du lendemain: ce qui était plus facile à dire qu'à
faire. La houle travaillait lourdement une de nos hanches, et c'était
vraiment pitié, que d'entendre et de sentir sous ses pieds craquer cette
puissante membrure. Mais ici-bas, il ne faut douter de rien: si l'Océan
a souvent de folles colères, souvent il présente aussi des ressources
inattendues. Une pièce de mer vient frapper le steamer par le travers,
lui fait violemment prêter la bande et le force à se relever.

Tout tremblant sous ce terrible coup de bélier, le _Napoléon III_ frémit
depuis la quille jusqu'au mât de hune. Bientôt on sent le pont glisser
sous nous.

--Le _Napoléon III_ remue! s'écrie notre camarade Brault d'une voix
formidable. Et cette exclamation partie du gaillard d'arrière arrive
jusqu'aux vigies de beaupré.

--Vapeur en arrière! commande aussitôt le capitaine. Qu'une escouade
d'hommes descende à fond de cale reporter sur bâbord, les colis et les
objets pesants.

Brault et Agénor Gravel prennent aussitôt le commandement de ces caliers
improvisés; dix minutes leur suffisent pour opérer ce branle-bas.

Les mécaniciens déploient encore plus de zèle, et à force de chauffer la
machine, ils faillirent mettre le feu aux hunes et aux perroquets qui
avaient été orientés de manière à profiter du vent de proue. Mais
pendant que ces divers commandements s'exécutent, le malheureux steamer
talonne et frappe plus que jamais. Sa membrure et ses courbes gémissent
sous l'action frémissante de la lutte. La bande s'accentue de plus
en plus à tribord, et déjà on recommence à désespérer du résultat,
lorsqu'une vague énorme soulève le _Napoléon III_ du lit de sable où il
s'est tordu pendant cinq heures et dix minutes, et, sans secousse, le
remet en eau profonde.

--C'est un singulier assemblage de force et de faiblesse qu'un navire,
s'écriait, dans un moment semblable, l'amiral Julien de la Gravière; il
dompte un ouragan et trébuche sur un grain de sable.

Notre vaillant steamer était de ceux qui se fient à la mine avenante et
toute pastorale du groupe de la Madeleine. Il avait failli en payer la
façon; et notre capitaine qui en était à son premier échouage, dut ce
jour-là faire comme l'amiral Bruat, qui avait la réputation d'être le
plus rude échoueur du monde. Il apprit par coeur, pour s'en servir au
besoin, l'antique proverbe breton:

--Qui veut vivre vieux marin doit saluer les grains et arrondir les
pointes.[31]

[Note 31: Cet incident de voyage donna rumeur à une dépêche, que
publiait le 11 septembre 1875, le _Star_ de Montréal.

--A dispatch from Quebec, states that there has been a rumor for some
days past, which was revived again yesterday, that the government
steamer "_Napoléon III_," which left five weeks ago, on a cruise to the
lighthouses of the gulf Saint-Lawrence, has foundered and all hands
perished.]

C'était un peu l'opinion de Leblanc qui, lui aussi pendant cette nuit
terrible, avait négligé d'arrondir sa pointe, et s'était fait broyer un
doigt par le bout de la patte de l'ancre. L'application d'un caustique
énergique fut jugée nécessaire. Pendant qu'elle se faisait, de grosses
sueurs froides perlaient du front du lieutenant; mais ses lèvres
semblaient, par le plus narquois des sourires, défier les crispations de
la chair.

--Ce n'est rien, disait-il, en désignant son doigt pantelant, auprès de
l'effort qu'a dû faire cette nuit la bonne Sainte-Anne-du-Nord, pour
soulever sur une de ses mains le _Napoléon III_ en danger.

Rira qui voudra de cette pieuse naïveté. Pour moi, un marin
canadien-français n'est guère complet sans cette foi robuste, et le mot
de mon vieux Le Blanc nous fit venir des larmes aux yeux.

Par leur position, les îles de la Madeleine sont exposées aux coups
de vent, et deux tempêtes sont restées célèbres dans les annales de
l'archipel.

La première est celle du 23 août 1873. Elle dura trois jours sans
désemparer, et surprit quatre-vingt-quatre navires ancrés dans la baie
de Plaisance. Dès les premières rafales, quarante-huit d'entre eux se
mirent de suite à chasser sur leurs ancres: dix allèrent s'ensabler sur
la rive de la baie, et trente-huit firent côte dans le havre d'Amherst,
où ils trouvèrent vingt-six de leurs camarades revenus au mouillage,
pendant que dix seulement résistaient encore sur leurs fonds. Au milieu
des péripéties de cet épouvantable ouragan, qui le croirait? on n'eut à
déplorer que la mort de trois personnes. "Quelques-uns de ces malheureux
navires, rapporte le commandant Lavoie, après avoir été ballottés de
tous côtés et avoir perdu leurs ancres, allèrent se jeter sur le rocher
à fleur d'eau qui est au pied de la côte des Demoiselles. La lame
brisait à cet endroit à une hauteur de cent pieds! Sans Aimé Nadeau et
James Cassidy qui virent venir à terre, la _Diploma_, l'_Ellen Woodward_
et _l'Emma Rich_, les équipages de ces navires auraient certainement
péri. Ces deux hommes courageux descendirent le cap, à l'aide d'une
corde, et aidés du chien de terreneuve de Cassidy qui saisissait un à
un les naufragés dans le ressac, ils purent opérer leur sauvetage, et
arracher à une mort certaine trente et une personnes." L'année suivante,
le 18 juin, une seconde tempête vint fondre sur l'archipel. Ces ravages
ne furent pas aussi considérables que la première, et pendant les quatre
jours qu'elle dura, elle ne put mettre à la côte que deux goélettes, et
balayer la plupart des filets et des engins de pêche qui étaient à la
mer.

Ce fut le 28 juin 1534 que Jacques-Cartier reconnut les îles de la
Madeleine, que deux jours auparavant il avait prises pour la terre
ferme. "Nous allâmes, dit-il, le long des dites terres environ dix
lieues, jusqu'à un Cap de terre rouge qui est roide et coupé comme un
roc, dans lequel on voit un entre-deux qui est vers le Nord, et est un
pays fort bas, et y a aussi comme une petite plaine entre la mer et
un étang, et de ce Cap de terre et étang jusques à un autre Cap qui
paraissait, y a environ quatorze lieues, et la terre se fait en façon
d'un demi-cercle tout environné de sablon comme une fosse, sur laquelle
l'on voit des marais et étangs aussi loin que se peut étendre l'oeil. Et
avant que d'arriver au premier Cap, l'on trouve deux petites îles assez
près de terre. A cinq lieues du second Cap il y a une île vers Surouest
qui est très haute et pointue, laquelle fut nommée Alezay, et le premier
Cap fut appelé de Saint-Pierre, parce que nous y arrivâmes au jour et
fête du dit saint".

Plus tard, en mentionnant ce groupe, Champlain frappé sans doute par
l'aspect singulier qu'offraient ces îles reliées entre elles par
d'immenses lisières de sable, les désigne sous le nom de "Ramées-Brion."
Au temps de Denys--en 1672--elles ne s'appelaient plus que les îles de
la Madeleine; et alors comme à présent, le seul souvenir gardé par les
marins oublieux au temps où Champlain croisait dans ces parages, était
le nom de l'île Aubert, que de nos jours les Anglais appellent Amherst
Island, nom que les habitants français du groupe se refusent à
reconnaître.

Denys assure, dans sa description de _l'Amérique septentrionale_, qu'il
chassa plusieurs fois les Anglais de la Madeleine, "les Français étant
en possession de ces lieux-là de temps immémorial." Néanmoins, la plus
ancienne concession de cet archipel remonte à la date du 16 janvier
1663; et eu feuilletant le deuxième volume de mémoires des commissaires
du Roy, je vois que ce jour-là, un acte a été passé au bureau de la
compagnie de la Nouvelle-France, donnant en pleine propriété au sieur
Doublet, capitaine de navire, l'île Saint-Jean,--aujourd'hui l'île du
Prince Edouard--les îles des Oiseaux et celles de Brion, toutes sises
dans le golfe Saint-Laurent. Cette concession était faite au capitaine
normand "à condition de n'exercer aucune traite ou négoce avec les
sauvages". Doublet embarqua sur deux navires tout ce qui pouvait servir
à la nouvelle colonie; mais en jetant l'ancre à l'île Percée, on lui
apprit que la compagnie de la Nouvelle-France avait outre-passé ses
droits, et que le sieur Denys, "gouverneur-lieutenant général pour le
Roy et propriétaire de toutes les terres et isles qui sont depuis le
cap de Campseaux jusqu'au cap des Roziers", était depuis dix ans en
possession du groupe de la Madeleine. Le capitaine Doublet ne se
découragea pas pour si peu. Faisant voile vers ces îles, il y débarqua
ses pécheurs basques et normands, et pendant deux ans y dirigea, en
compagnie de son intendant M. Brevedent, l'exploitation de la pêche;
mais le succès ne répondant pas à ses efforts, la colonie se dispersa.

Que devinrent ces immenses possessions entre les mains de ses héritiers?
L'histoire ne le dit pas. Ce que l'on sait, c'est que le 18 août 17l7,
le sieur Duchesnay, tout en demandant au Roy le titre de grand-maître
des eaux et forêts, priait Sa Majesté de lui accorder la concession de
ces îles, et qu'en 1719, le comte de Saint-Pierre, premier écuyer de la
duchesse d'Orléans, formait une compagnie pour exploiter les îles de
Saint-Jean, de Miscou et de la Madeleine. "C'était, dit Garneau, à
l'époque du fameux système de Law, et il était plus facile de trouver
les fonds que de leur conserver la valeur factice que l'engouement des
spéculateurs y avait momentanément attachée. Malheureusement, l'intérêt
qui avait réuni les associés de la compagnie Saint-Pierre, les divisa;
tous les intéressés voulurent avoir part à la régie, et peu d'entre eux
avaient l'expérience de ces entreprises. On ne doit pas en conséquence
être surpris si tout échoua. L'île tomba dans l'oubli, d'où on l'avait
momentanément tirée, jusque vers 1749, époque où les Acadiens fuyant le
joug anglais, commencèrent à s'y établir."

Pendant quelques années, ces malheureux proscrits y vécurent sans être
molestés; mais un jour, le hasard voulut qu'une frégate anglaise vînt
reconnaître l'archipel de la Madeleine. Elle portait à son bord le
nouveau gouverneur du Canada, lord Dorchester, et était commandée par le
capitaine Sir Isaac Coffin, qu'on n'avait pas encore jugé à propos de
mettre à la porte de la marine royale[32], pour le réhabiliter plus tard,
en lui donnant le titre de baronnet et le grade d'amiral. Ce jour-là,
le temps était clair, le ciel serein; un soleil chaud et bienfaisant
enveloppait de ses effluves les côtes et les pics empourprés de ces
îles. Toutes les lunettes de la frégate étaient braquées sur ce paradis
terrestre; celle de Sir Isaac plus encore que les autres. Quand elle eut
scruté l'horizon, et fouillé à l'aise l'archipel qu'on longeait en ce
moment, l'officier anglais la déposa gravement sur son banc de quart, et
se tournant vers lord Dorchester, le supplia de lui concéder les îles
qui gisaient devant lui. Comment refuser quelque chose à un capitaine de
frégate, qui n'a cessé de combler pendant toute une longue traversée,
ses hôtes distingués de soins, de grogs et de confort? Le nouveau
potentat promit de faire droit à la requête de Sir Isaac; et le 31
juillet 1787, il la lui adressait officiellement. Mais comme l'oubli est
commensal de haut lieu, et hante fréquemment le cabinet des gouverneurs
et des ministres, ce fut son successeur Robert Prescott qui fit droit à
la demande du capitaine Coffin. Onze ans après, le 24 août 1798 "l'île à
la Madeleine, l'île de l'Entrée, l'île du Corps Mort, Shag Island, l'île
de Brion et l'île aux Oiseaux furent concédées à perpétuité, en franc
et commun soccage, à titre de féauté à Sir Isaac Coffin et à ses hoirs
et ayant causes". Ce royal cadeau leur était fait à la condition, que la
partie de l'île de la Madeleine, comprenant la pointe nord-est et Old
Harry's Point serait réservée pour le soutien et l'entretien d'un clergé
protestant dans la province de Québec; et si d'un côté, le gouvernement
britannique gardait le droit d'exploiter les mines, d'ouvrir des chemins
et de construire des fortifications, d'un autre côté Sir Isaac Coffin
s'obligeait, "sous peine de nullité, de permettre la libre entrée et
sortie de ses îles aux sujets anglais qui désiraient venir y pêcher, et
s'engageait à leur laisser abattre et emporter le bois nécessaire à leur
chauffage et à l'exploitation avantageuse de leurs pêcheries."

[Note 32: In 1773, Isaac Coffin was taken to sea by lieutenant Hunter
of the _Gaspé_, at the recommendation of Admiral John Montague. His
commander officer said he never knew any young men to acquire so much
nautical knowledge in so short a time. After reaching the grade of
post-captain, Coffin for a breach of the regulation of the service, was
deprived of his vessel, and Earl Howe struck his name from the list of
post-captains. This act being illegal, he was reinstated in 1790. In
1804, he was made a baronet, and in 1814 became a full admiral in the
British navy.

Drake--_Nooks and corners of New England coast_ p. 342.]

Peu soucieux des droits des premiers colons, le gouvernement anglais
venait de commettre un acte d'irréparable injustice. Il frappait à mort
le développement et l'avenir de ce ravissant archipel, que le matelot
appelle dans son langage pittoresque, le Royaume du Poisson. Aussi,
depuis cette fatale date du 24 août 1798, les habitante de la Madeleine,
sachant qu'ils ne peuvent posséder leurs terres, ne se livrent qu'au
travail nécessaire pour les faire vivre, et ne connaissent que par
oui-dire les jouissances de la propriété et l'amour du sol.

Un aussi triste état de choses devait finir par émouvoir le gouvernement
de la province de Québec. Soixante-seize ans après la concession de ces
îles, un bureau fut chargé par le parlement, de s'enquérir de la tenure
des terres de l'archipel. Cinquante-deux habitants de la Madeleine
s'empressèrent de répondre à la série de questions imprimées que
l'on avait fait distribuer à la population. Les uns demeuraient dans
l'archipel depuis vingt-cinq, trente-cinq et quarante-cinq ans; d'autres
depuis cinquante, cinquante-trois et soixante ans. Un seul, M. Jean
Nelson Arseneau, y était né; et le doyen des résidents se trouvait être
M. Bruno Terriau, qui habitait ce groupe depuis soixante-seize ans. Tous
déclaraient qu'ils occupaient des lots comme locataires, en vertu de
baux emphytéotiques, et leurs réponses portaient à la connaissance du
gouvernement de curieuses révélations.

Ainsi, quelques colons avaient des billets de simple location qui leur
donnaient droit d'obtenir un bail du propriétaire, tandis que d'autres
avaient un bail de quatre-vingt-dix neuf ans. Ceux qui étaient porteurs
d'un bail de cinquante-deux ans, pouvaient le faire durer; et les
détenteurs d'un bail de dix ans étaient en droit d'exiger un bail
perpétuel du propriétaire. Ce dernier mode semble ne plaire que
médiocrement aux agents de l'amiral Coffin. Chacun s'accorde à dire
qu'il tend à disparaître peu à peu: car chaque fois que l'occasion s'en
présente, ces employés échangent contre d'autres les baux de dix ans.

Généralement, ces contrats de louage renferment des clauses qui
permettent au seigneur de l'archipel de reprendre ses terres, de jouir
de leur amélioration, et de s'emparer sans remboursement, des bâtiments
et de la maison du locataire, si par malheur ce dernier n'a pu exécuter
les clauses de son bail. C'est ainsi que deux des descendants des plus
anciens pionniers des îles de la Madeleine, Louis Boudraut et François
Lapierre, furent obligés--après bien des années de travaux et de
privations--d'abandonner à l'amiral Coffin la terre où avaient vécu
leurs ancêtres, et que leurs enfants avaient améliorée de leur mieux.
C'est ainsi que Fabien Lapierre faillit être dépouillé de tout son
avoir. Cet homme s'étant décidé à partir, en 1863, pour explorer la
côte nord du Labrador, avait laissé une terre qu'il occupait depuis
vingt-cinq ans, aux soins de deux de ses compatriotes, Basile Cormier et
Emile Morin. Ils devaient en jouir à la condition de l'entretenir, de
payer la rente et de la lui remettre lors de son retour. Pendant la
première année tout alla pour le mieux. L'agent avait consenti à
recevoir la redevance des deux mandataires de Lapierre: mais dès
le commencement de la deuxième année, il refusa leur argent, prit
possession de la terre, en faucha le foin, ouvrit de force la maison de
l'absent, y mit sa récolte, qu'il n'emporta qu'en hiver, puis vendit le
tout, terre et dépendances à Désiré Giasson. L'année suivante, Lapierre
revint et réclama. En réponse, l'agent de l'amiral Coffin le menaça de
l'empêcher de couper du bois, et lui fit dire que s'il continuait à se
plaindre, il le ferait chasser du pays. A force de supplications, ce
pauvre homme aidé par les conseils de son curé, l'abbé Boudreault,
finit par recouvrer la moitié de sa terre, à la condition toutefois de
consentir à un nouveau bail qui l'obligeait à payer annuellement un
schelling par arpent.

Quant à l'autre moitié de son bien, elle était restée, et est encore en
la possession de l'acheteur Giasson qui s'en était légalement emparé
moyennant la somme de cinq louis [33]. On comprend le malaise que pareil
régime doit faire peser sur l'archipel; et quelques-uns des habitants
secouant leur torpeur, allèrent jusqu'à contester devant la cour de
circuit de la Madeleine la validité des titres de l'amiral Coffin. Les
uns plaidaient prescription. D'autres alléguaient l'illégalité des baux
et leur tenure onéreuse, contraire à la colonisation et au progrès des
îles. Les plus philosophes racontaient, que pendant près d'un siècle
leurs aïeux avaient cultivé en pleine propriété ces mêmes terres, que
leurs descendants et leurs héritiers légitimes n'occupaient plus que
comme simples locataires; tandis que les plus normands assuraient, qu'on
avait dû consulter les ancêtres, et que ces derniers n'avaient jamais
consenti de titre à l'amiral Coffin. Toutes ces réclamations ne
servirent à rien. La cour décida en faveur du propriétaire; et comme il
arrive presque toujours, les plaideurs qui avaient peut-être une chance
en appelant de ce jugement, ne purent faute de moyens pécuniaires,
s'adresser à un tribunal plus élevé. Les choses reprirent donc leur
Cours.

[Note 33: L'imagination n'entre pour rien dans ces récits. Je ne fais
qu'analyser, les réponses aux questions posées par le comité chargé
de s'enquérir de la tenure des terres dans les îles de la
Madeleine--1874--_Vide_ p. 26 et 27.]

L'apathie et le découragement régnèrent alors en suzerains sur ces îles,
qui n'attendent que l'avènement d'un nouveau régime, pour devenir
un grenier d'abondance, un entrepôt de richesse. Les locataires
continuèrent à payer les contributions locales et scolaires, pendant que
leur seigneur et maître percevait rigoureusement les rentes annuelles
de ses terres; rentes exorbitantes, lorsqu'on les compare à celles des
terres en ce pays. Néanmoins, au milieu de ce sourd mécontentement,
quelques anciens colons trouvent le moyen d'être satisfaits de leur
position. Plusieurs d'entre eux ont cent acres en état de culture, pour
lesquels ils ne payent annuellement que quinze shillings, ou un quintal
de morue. Ce sont les rois de l'archipel ceux-là, et ils font bien des
envieux autour d'eux; car, un jeune colon qui désirerait louer la même
étendue de terre inculte et déboisée, serait obligé de donner vingt
piastres chaque année. En remplissant cette condition, ce dernier
devient alors locataire. Pendant quelque temps la jeunesse, l'ambition,
l'amour du travail décupleront ses forces. Sous le soc de sa charrue,
ces landes désertes deviendront des champs fertiles. La pêche viendra
combler son déficit. Il pourra vivre convenablement et sera heureux
autant que peut l'être un locataire. Mais viennent les mauvais jours;
que la rente soit en retard; alors arrivent les menaces de l'agent. Le
démon de l'expropriation plane sur la petite propriété; et il ne reste
plus au malheureux travailleur, que l'exil ou la servitude.

Il ne faut pas s'étonner, si presque toute cette population qui,
ailleurs, serait entreprenante et riche, demeure ici dans le
demi-sommeil et dans la pauvreté. Les étrangers fuient ce nid de
féodalité, et un négociant américain venu il y a quelques années visiter
l'archipel, dans le but d'y fonder un établissement de pêche, de
la valeur de $80,000, s'en retourna dégoûté, disant à qui voulait
l'écouter:

--Mon père a fui l'Irlande pour ne plus entendre parler du vieux régime
emphytéotique. Ce ne sera pas son fils qui remettra un pareil gouffre
sur le chemin de ses petits enfants.

Ces vexations ont eu pour résultat d'établir un fort courant migrateur
entre le Labrador et l'archipel. Plus de trois cents chefs de famille
ont quitté les îles et sont allés fonder à Kékaska, à Natashquouan, à
la Pointe-aux-Esquimaux, d'importants groupes de la race française. Ces
départs ont affaibli d'autant la population des îles de la Madeleine.
Tous les ans, grand nombre de compatriotes viennent à leur tour
rejoindre ceux qui sont partis; et déjà l'on prévoit dans un avenir
assez rapproché la désertion complète de l'archipel. Pour remédier à ce
triste état de choses, il n'y a qu'un moyen à prendre. Tous ceux qui
ont été consultés par la commission parlementaire sont unanimes à
le suggérer. Le gouvernement de Québec doit acheter les droits du
propriétaire, et l'un des colons les plus respectés de l'archipel,
M. Painchaud, n'hésite pas à affirmer que sous ce nouveau régime, un
huitième des habitants paierait de suite, et affranchirait aussitôt les
terres de toutes redevances seigneuriales.

Mais cette longue digression, nécessaire pour bien faire comprendre la
position anormale de ces insulaires, me fait oublier les quelques
heures charmantes que nous devions passer au petit village acadien de
l'Anse-à-la-Cabane. Le premier compatriote qui nous y accueillit à bras
ouverts, fut un brave charpentier du nom de Migneault. Dans sa joie, il
voulut nous faire connaître de suite le patriarche de l'endroit, et
nous conduisit à la maison de M. Vigneault. Ce dernier était un beau
vieillard, âgé de quatre-vingt-dix ans. Il virait au milieu de sa
famille. Ses deux fils étaient venus se bâtir de chaque côté du toit
paternel; et pendant de longues années, tous ensemble, ils avaient
savouré la douce vérité du commandement du Seigneur:

--Père et mère tu honoreras afin de vivre longuement.

Un voile de tristesse devait pourtant tomber, un jour, sur ce bonheur
terrestre. Le soir où nous le vîmes pour la première fois, le père
Vigneault avait perdu sa franche gaieté. Il était pensif. Ses yeux
rougis par les larmes plutôt que par l'âge, erraient douloureusement
sur le havre; et à travers la fenêtre, ils suivaient anxieusement les
manoeuvres d'une petite goëlette qui venait d'appareiller, et qui finit
par disparaître dans les demi-teintes du crépuscule. Hélas! son fils
Désiré était à bord. En compagnie de douze familles acadiennes, il
s'en allait demander au sol des Sept-Iles ces plaisirs inconnus de
la propriété, qu'il troquait contre les douces joies de la maison
paternelle.

M. Vigneault était né à Saint-Pierre de Miquelon, où son père était
arrivé, Dieu sait comment, après avoir fait partie de cette malheureuse
colonie acadienne qui, lors de sa cruelle dispersion par les Anglais,
vit ses rejetons éparpillés aux quatre vents des cieux. Plus tard,
il était venu aux îles de la Madeleine, où à force de travail et
d'intelligence il s'était créé une aisance relative. Son âge, sa longue
expérience, son esprit ferme et lucide, ses bonnes manières, lui
conciliaient le respect et la confiance de tout le monde. Ici, les
décisions du père Vigneault étaient respectées à l'égal de celles que
donnent ailleurs le juge ou le curé.

Ce fut dans son hospitalière maison que mon oreille fut frappée pour
la première fois par l'intonation que les Acadiens donnent à la langue
française. Un étranger qui se mêlerait à leur conversation, se croirait
transporté en Gascogne, et se figurerait entendre causer des Bordelais.
Ainsi, ces braves gens diront une _foâ_ pour une fois. Le mot année se
prononcera chez eux _ânée_, tout comme sur les bords de la Garonne. Un
cheval devient un _gueval_ au pluriel, et un _chevau_ au singulier;
puis, ils font un assez grand abus des "_j'étions_," des "_je
pourrions_," et des "_je pensions_".[34] Leurs moeurs sont simples
et douces. Ils vivent surtout de pêche, et s'occupent quelque peu
d'agriculture. Comme caboteurs, ils n'ont pas leurs maîtres au monde,
et ils peuvent donner des points aux plus habiles chasseurs et aux plus
patients pêcheurs. L'un des habitants de l'île, M. Fox, interrogé sur
les particularités distinctives du caractère acadien, répondait à la
commission parlementaire:

--Le caractère particulier du peuple acadien est de vivre sur mer.

[Note 34: Dans une notice sur le patois saintongais que vient de
publier la "_Revue des langues Romanes_" de Montpellier, je trouve ce
curieux passage:

"Les noms qui, en français, se terminent en _al,_ font _au_ en
saintongais, pour ces deux nombres: le _chevau_, _l'animau_, _in
jôrnau._ (Ancien français; _li chevaus_ (sujet du verbe); le cheval
(régime) pluriel _li cheval_ (sujet), les chevaux (régime).)

"Quelques paysans de la Saintonge pour faire les muscadins disent aussi,
_dés cheval, dés journal_.

"On connaît la leçon de beau langage donnée par un paysan à son fils qui
revient de la ville--"_Qu'as-tu vut de jolit, drole?--P'pa j'ai vui dés
chevau superbes.--Dis donc cheval, animau._

Grand nombre de Canadiens et d'Acadiens tirent leur origine du pays
d'Annis et de la Saintonge, cette terre aimée, qui a vu naître Samuel de
Champlain.]

Ces mots, sont à eux seuls une définition.

Dès le petit jour, quand la saison de pêche est venue, vous voyez
l'Acadien faire sa prière, mettre gaiement sa berge en mer, gagner les
fonds à morue qui se trouvent à trois, quatre et quelque fois à six
milles au large. Là, il ne cesse d'agiter sa ligne à l'eau, de la
retirer, de la bouetter, et de la reconfier aux profondeurs de la mer,
jusqu'à ce que son embarcation soit pleine de poissons. Alors les voiles
se hissent. On regagne la grève. Quelques quarts-d'heure suffisent pour
trancher la morue que l'on vient de capturer; puis on remâte la berge,
elle glisse de nouveau vers son poste de pêche, et on réussit ainsi à
faire quelquefois trois ou quatre voyages par jour. Pendant tout ce
temps, un morceau de galette, un biscuit ou une miche de pain--quand il
y en a--suffit pour entretenir la vie de ce robuste pêcheur. L'Acadien
est l'homme le plus frugal que je connaisse; il se contente, au milieu
de tous ces pénibles travaux, d'une nourriture que dédaigneraient la
plupart des mendiants de nos villes.

La pèche de la morue, avec celle du hareng et du maquereau, constituent
les apports de la campagne d'été. Quant à celle d'hiver, elle se fait
pendant les mois de mars, avril et mai. Alors commence la chasse au
loup-marin. Divisés par groupes de six ou dix hommes, vous voyez les
Acadiens armés de cordes et de bâtons, prendre le pas gymnastique, et
franchir en courant des distances de dix à douze milles, avant d'arriver
sur le terrain de chasse. Pour y parvenir, il a fallu sauter par-dessus
les crevasses et les profondes fissures des champs de glace, ou prendre
la banquise par escalade. Mais qu'est-ce que tous ces dangers, au prix
des plaisirs que va leur donner la chasse qui les attend? Les loups
marins ne sont-ils pas là, derrière cette muraille glacée, qui se
prélassent en famille? Et comme une trombe, les Acadiens arrivent sur
les malheureux phoques qui ne se doutent de rien. Le massacre commence,
au milieu des cris et des gémissements. Quand chacun a sa part de butin,
les chasseurs reprennent la route du village, traînant leur proie
derrière eux; et ils sont prêts à recommencer leurs courses, tant que
durent le jour et la bonne chance.

Né sur les bords de la mer, habitué à ses caprices, à ses caresses et à
ses colères, le peuple acadien voit en elle son véritable domaine. Eté
comme hiver, il ne cesse de se confier, à elle. La mer, fidèle à cette
longue amitié, ne cesse à son tour, de les combler de ses inépuisables
générosités.

Nous venions de ravitailler l'Anse-à-la-Cabane, et comme la nuit était
survenue, il nous y fallut attendre le jour, pour débarquer plus
commodément les provisions destinées au phare de l'Entrée. Au soleil
levant, nous étions déjà embossés par le travers de cette île, dont les
pics escarpés ont cette couleur rougeâtre particulière au groupe de
la Madeleine; et bientôt, les uns étaient à même de fouler ces gazons
plantureux, où ruminait une magnifique race de moutons, pendant que ceux
qui étaient restés à bord, s'amusaient à contempler le paysage. Sur
notre avant se dessinait le petit village d'Amherst, groupé autour de
son église. A tribord, on apercevait le Havre-aux-Maisons; et tout
autour de nous croisait une flotte de quatre cents goélettes, qui
couraient le maquereau, toutes voiles dehors. Certes, Gudin n'aurait
pu demander une marine plus pittoresque, pour la fixer sur une de ses
toiles immortelles.

De l'île d'Entrée nous devions nous rendre à l'île de la Pierre
Meulière[35]. Nous profitâmes de ce point d'arrêt pour nous faire
débarquer au petit quai de la maison Leslie, qui tient là un magasin
d'approvisionnement assez considérable. La foule encombrait ce comptoir,
et rien d'amusant comme d'entendre ses colloques avec les commis de M.
Leslie. C'était à qui se montrerait le plus normand en affaires. Les
femmes braillaient surtout dans cette lutte pacifique. Tout en suivant
de près leurs petites transactions, elles ne perdaient pas une maille
du tricot qu'elles traînent ici, partout où elles vont. Modestes,
intelligentes, pieuses, dévouées, les Acadiennes sont vraiment dignes du
nom de femmes. Elles n'appartiennent guère à cette catégorie du sexe qui
faisait dire à Buchamore--un type réussi de vieux grognard, inventé par
Alfred Assollant:

--"Je n'aime pas ces demoiselles qui ne savent rien faire que se peigner
tout le jour, se regarder dans une glace, essayer des robes, faire des
grimaces, mettre des gants et parler du bout des lèvres comme si l'on
n'était pas digne de les entendre, ou d'une voix tantôt plus flutée que
celle des serins et tantôt plus aigre que celle des pie-grièches.
Ça, c'est des bécasses, comme disait mon vieux curé. Ça ne sait pas
travailler, ça ne sait pas s'occuper, ça ne sait pas penser, ça ne sait
que faire de ses dix doigts. Quand c'est riche, ça ennuie son mari et
ses enfants. Quand ça n'a pas d'argent, ça ne trouve pas de mari, où si
ça en trouve, ça grogne, ça se fâche, ça ennuie tout le monde, et tout
le monde s'en va."

[Note 35: Les Anglais la nomment Grindstone Island.]

Au milieu de la cohue qui encombrait la maison Leslie se trouvait, un
vieillard, né à Saint Roch de Québec, et qui habitait l'île de la Pierre
Meulière depuis soixante-sept ans. Il s'appelait M. Thorn, et avait
laissé au pays un frère, dont il était sans nouvelles depuis fort
longtemps. Pendant que nous causions ainsi des absents, notre ingénieur,
M. Barbour, vint nous prévenir qu'il allait visiter le phare du Grand
Etang du Nord. Je devais l'accompagner, mais nous ne pûmes trouver
de voitures, et je regrette encore aujourd'hui la perte de la seule
occasion qu'il m'ait été donné de pouvoir étudier, et observer les
moeurs de ces campagnes, où vit, travaille, et meurt une des populations
les plus honnêtes de la terre.

On m'apprit ici que l'archipel de la Madeleine se compose d'écueils, et
qu'à part de Brion et du Rocher-aux-Oiseaux, il compte six îles qui se
nomment le Corps-Mort, Amherst ou l'île Aubert, la Pierre-Meulière,
l'île d'Entrée, Allright et la Grosse Ile. Ces groupes présentent
ensemble une superficie d'à peu près 55,400 acres qui, suivant le
recensement de 1871, est habitée par une population de 3,172, dont
2,883 Acadiens. Les récifs les plus à craindre sont--au dire des
pêcheurs--ceux de la Pierre du gros Cap, de la Perle, d'Allright, du
Cheval Blanc, les bancs de Colombine et l'écueil de Doyle. Ce dernier
n'a que trois encablures de long sur une demie de largeur, et c'est là,
m'assure-t-on, que des navires courant sous la brise ont soudainement
disparu aux yeux de plusieurs de mes interlocuteurs. Quant aux courants,
ils sont tellement irréguliers, qu'on me fit la même réponse donnée
jadis à l'amiral Bayfield, et que personne ne put me dire précisément
leur vitesse et leur direction.

A ces renseignements géographiques et hydrographiques venaient se mêler
les plaintes et les confidences d'un chacun. Tous regrettaient le
déboisement des îles. Privées de bois de construction, elles sont
maintenant en train de voir disparaître leur maigre bois de chauffage.
Chacun avouait que son voisin se tirait d'affaire comme il le pouvait,
faisant feu de tout, et détruisant la forêt sans discernement. Quelques
uns même finissaient leurs doléances, en prophétisant que dans vingt ans
il n'y aurait plus une seule broussaille sur l'archipel, et qu'alors on
serait obligé de faire venir à grands frais du charbon de terre de la
Nouvelle-Écosse et du Cap-Breton. Puis, la grande question du chauffage
épuisée, arrivaient les observations générales. Celui-ci désirerait voir
inaugurer une meilleure tenure de terre dans les îles; celui-là aurait
aimé que le propriétaire protégeât plus efficacement son locataire; un
troisième se plaignait amèrement d'être sans nouvelles depuis le mois de
novembre jusqu'au quinze de mai, et plus longtemps encore.

--Si au moins, disait-il en secouant tristement sa pipe, nous avions des
communications télégraphiques avec la terre ferme?

--Bah! des moulins à farine et des moulins à étoffes sont encore plus
nécessaires que ton télégraphe, répliquait dans un coin, un pécheur,
plus positif que ce rêveur. A ta place je m'en contenterais.

--La belle affaire que tes moulins! pour les construire il faudrait
peut-être se faire taxer, et je m'en tiens à ce que me font payer les
commissaires d'écoles; un par cent, et quelquefois un et demi.

--Encore si le propriétaire nous montrait l'exemple, et payait comme
nous, répliquait le pêcheur positif.

--Pas si-bête, Evé. Il se tient au courant des nouvelles, et lit ses
journaux dans son hôtel de Londres, pendant que pour rencontrer notre
taxe municipale, nous donnons nos deux jours de travail sur les chemins
publics, ou que nous payons quatre-vingts cents par jour pour chaque
chef de famille.

Une fois sur la taxe, les conversations menaçaient d'aller loin, lorsque
l'ingénieur, M. Barbour, fit son apparition au milieu du groupe. Il
était temps de se rembarquer. Nous sortîmes du magasin Leslie, pendant
que tout le monde se découvrait sur notre passage; et une chaude poignée
de main nous sépara pour la vie de ces braves gens.

Le _Napoléon III_ était déjà sous vapeur. Comme le temps était splendide
et que la besogne avait été promptement expédiée, le capitaine, mis
en belle humeur par ces bonnes choses, voulut nous permettre d'aller
reconnaître le fameux rocher du Corps-Mort, qu'au mois de septembre
1804, Moore a chanté dans ses plus beaux vers. Nous prîmes donc par la
passe de Sandy Hook, et en contournant l'île d'Amherst, nous ne pûmes
nous empêcher d'admirer la beauté du paysage qui défilait sous nos yeux;
et de nous demander pourquoi ces ravissants endroits n'étaient pas plus
fréquentés par les touristes. Comme place d'eau, si les îles de la
Madeleine n'avaient pas à lutter contre l'île du Prince-Edouard, elles
seraient sans rivales dans le golfe Saint-Laurent. Les points de vues y
sont superbes; le gibier y abonde, et elles réservent à l'amateur, en
quête de poissons, d'inépuisables éditions de la pêche miraculeuse,
qu'il peut renouveler à loisir dans les baies et des havres
admirablement disposés pour les courses de yacht et le sport maritime.

Pendant que nous causions de toutes ces merveilles ignorées, le
Corps-Mort se dessina par le travers de notre hanche de tribord.
Vraiment, le langage populaire lui avait bien donné le seul nom qu'il
pût porter; car, vu de cette distance, il ressemblait à s'y méprendre au
cadavre d'un matelot flottant au gré des vagues. Involontairement je me
rappelai alors _l'Ile des Morts_, ces belles strophes qu'un de nos bons
poëtes canadiens, James Donelley, avait imitées de Thomas Moore: [36].

  See you, beneath you cloud so dark,
  Fast gliding along, a gloomy bark?
  Her sails are full, though the wind is still,
  And there blows not a breath her sails to fill!

  Oh! what doth that vessel of darkness bear?
  The silent calm of the grave is there,
  Save now and again a death-knell rung,
  And the flap of the sails with night-fog hung?

  There lieth a wreck on the dismal shore
  Of cold and pitiless Labrador;
  Where, under the moon, upon mounts of frost,
  Full many a mariner's bones are tost!

  You shadowy bark hath been to that wreck,
  And the dim blue fire, that lights her deck,
  Doth play on as pale and livid a crew
  As ever yet drank the church-yard dew!

  To Dead-man's Isle, in the eye of the blast,
  To Dead-man's Isle she speeds her fast,
  By skeleton shapes her sails are furl'd,
  And the hand that steers is not of this world!

  Oh! hurry thee on--oh! hurry thee on,
  Thou terrible bark! ere the night be gone;
  Nor let morning look on so foul a sight
  As would blanch for ever her rosy light!

[Note 36: Voilà les vers de Moore. Ils sont intitulés: _"Written on
passing Dead-man's island, in the Gulf of Saint Lawrence, late in the
evening, September, 1804"_.]

  Ami, vois-tu là-bas, sous ce nuage sombre,
  Cet étrange vaisseau qui s'avance dans l'ombre,
  Et qu'un souffle inconnu fait bondir sur tes eaux?
  D'un vent mystérieux ses voiles semblent pleines!
  Et pourtant les zéphirs retiennent leurs baleines:
  Dans un calme profond au loin dorment les flots.

  Qu'a-t-il donc à son bord ce vaisseau des ténèbres?
  Il porte du tombeau tous les signes funèbres;
  Un silence de mort sur les ondes le suit.
  Seul un glas triste et lent parfois s'y fait entendre,
  Avec un battement des voiles que fait pendre
  L'humide pesanteur des brumes de la nuit.

  Au milieu des rochers de la stérile plage
  Gisent des os blanchis, jetés par le naufrage,
  Sous les brouillards épais du sombre Labrador.

  La lune, en éclairant ces lieux impitoyables,
  Découvre avec horreur ces restes lamentables,
  Que les flots irrités se disputent encore.

  C'est là que cette barque en sa course nocturne
  Va cueillir en passant la troupe taciturne
  Qui semble maintenant à son bord se mouvoir.
  Une flamme bleuâtre à demi les éclaire,
  Et jamais la rosée, au morne cimetière,
  Ne tomba sur des fronts plus livides à voir.

  C'est à l'Ile-des-Morts qu'un vent fatal les guide!
  C'est-à-l'Ile-des-Morts que s'avance rapide
  Cette ombre de vaisseau par des ombres conduit
  Des squelettes sont là, déroulant à la brise
  La sinistre voilure; une forme indécise
  Debout veille à la poupe, et la barque obéit!

  Fuis, Ô barque terrible! ô barque de mystère!
  Fuyez pendant que l'ombre enveloppe la terre.
  Fantômes de la nuit, rentrez vite au cercueil,
  De peur qu'à votre aspect la jeune et tendre aurore
  Ne dépouille son front de l'éclat qui le dore,
  Et se cache à jamais sous un voile de deuil.

Quel contraste entre le _Napoléon III_ et ce vaisseau fantôme que venait
de faire surgir, à la vue du Corps Mort, la puissante imagination du
poète. Son taille-mer fermement posé sur la vague, ses tuyaux, ses
vergues et son pont inondés par les feux du soleil couchant, notre
steamer venait de jeter en poupe l'île des Morts, et la proue tournée
vers la Nouvelle-Écosse, il courait rapide vers Pictou, où nous allions
oublier pour quelques jours ces âcres parfums de la mer que nous venions
de humer, les paysages et les bonnes gens que nous venions de voir, pour
respirer la poussière des villes et goûter aux fades douceurs de la
civilisation.

FIN



  TABLE DES MATIÈRES

  I.--En descendant le fleuve.

  II.--L'Expédition de l'amiral Walker.

  III.--Au milieu du golfe.

  IV.--L'Ile d'Anticosti.

  V.--L'Archipel de la Madeleine.





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