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Title: La vie littéraire - Quatrième série
Author: France, Anatole, 1844-1924
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La vie littéraire - Quatrième série" ***


ANATOLE FRANCE

LA VIE LITTÉRAIRE

QUATRIÈME SÉRIE


PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS



PRÉFACE


En publiant ce quatrième volume de la _Vie littéraire_, je me fais un
devoir très doux de remercier le public lettré de la bienveillance avec
laquelle il a reçu les trois premiers. Je ne mérite point cette faveur;
mais si j'en étais digne de quelque manière ce serait pour avoir donné
beaucoup au sentiment et rien à l'esprit de système. Je ne sais comment
il faudrait appeler exactement ces causeries, et sans doute elles ont
trop peu de forme pour avoir un nom. À coup sûr, le terme le plus
impropre dont on puisse les désigner est celui d'articles critiques. Je
ne suis point du tout un critique. Je ne saurais pas manoeuvrer les
machines à battre dans lesquelles d'habiles gens mettent la moisson
littéraire pour en séparer le grain de la balle. Il y a des contes de
fées. S'il y a aussi des contes de lettres, c'en sont là plutôt.

Tout y est senti. J'y ai été sincère jusqu'à la candeur. Dire ce qu'on
pense est un plaisir coûteux mais trop vif pour que j'y renonce jamais.
Quant à faire des théories, c'est une vanité qui ne me tente point.

Ce qui rend défiant en matière d'esthétique, c'est que tout se démontre
par le raisonnement. Zénon d'Élée a démontré que la flèche qui vole est
immobile. On pourrait aussi démontrer le contraire, bien qu'à vrai dire,
ce soit plus malaisé. Car le raisonnement s'étonne devant l'évidence, et
l'on peut dire que tout se démontre, hors ce que nous sentons véritable.
Une argumentation suivie sur un sujet complexe ne prouvera jamais que
l'habileté de l'esprit qui l'a conduite. M. Maurice Barrès a été bien
avisé de dire dans un opuscule exquis[1]: «Ce qui distingue un
raisonnement d'un jeu de mots, c'est que celui-ci ne saurait être
traduit.» Il faut bien que les hommes aient quelque soupçon de cette
grande vérité, puisqu'ils ne se gouvernent jamais par le raisonnement.
L'instinct et le sentiment les mènent. Ils obéissent à leurs passions, à
l'amour, à la haine et surtout à la peur salutaire. Ils préfèrent les
religions aux philosophies et ne raisonnent que pour se justifier de
leurs mauvais penchants, et de leurs méchantes actions, ce qui est
risible, mais pardonnable. Les opérations les plus instinctives sont
généralement celles où ils réussissent le mieux, et la nature a fondé
sur celles-là seules la conservation de la vie et la perpétuité de
l'espèce. Les systèmes philosophiques ont réussi en raison du génie de
leurs auteurs, sans qu'on ait jamais pu reconnaître en l'un d'eux des
caractères de vérité qui le fissent prévaloir. En morale, toutes les
opinions ont été soutenues, et, si plusieurs semblent s'accorder, c'est
que les moralistes eurent souci, pour la plupart, de ne pas se brouiller
avec le sentiment vulgaire et l'instinct commun. La raison pure, s'ils
n'avaient écouté qu'elle, les eût conduits par divers chemins aux
conclusions les plus monstrueuses, comme il se voit en certaines sectes
religieuses et en certaines hérésies dont les auteurs, exaltés par la
solitude, ont méprisé le consentement irréfléchi des hommes. Il semble
qu'elle raisonnât très bien, cette docte caïnite, qui, jugeant la
création mauvaise, enseignait aux fidèles à offenser les lois physiques
et morales du monde, sur l'exemple des criminels et préférablement à
l'imitation de Caïn et de Judas. Elle raisonnait bien. Pourtant, sa
morale était abominable. Cette vérité sainte et salutaire se trouve au
fond de toutes les religions, qu'il est pour l'homme un guide plus sûr
que le raisonnement et qu'il faut écouter le coeur quand il parle.

En esthétique, c'est-à-dire dans les nuages, on peut argumenter plus et
mieux qu'en aucun autre sujet. C'est en cet endroit qu'il faut être
méfiant. C'est là qu'il faut tout craindre: l'indifférence comme la
partialité, la froideur comme la passion, le savoir comme l'ignorance,
l'art, l'esprit, la subtilité et l'innocence plus dangereuse que la
ruse. En matière d'esthétique, tu redouteras les sophismes, surtout
quand ils seront beaux, et il s'en trouve d'admirables. Tu n'en croiras
pas même l'esprit mathématique, si parfait, si sublime, mais d'une telle
délicatesse que cette machine ne peut travailler que dans le vide et
qu'un grain de sable dans les rouages suffit à les fausser. On frémit en
songeant jusqu'où ce grain de sable peut entraîner une cervelle
mathématique. Pensez à Pascal!

L'esthétique ne repose sur rien de solide. C'est un château en l'air. On
veut l'appuyer sur l'éthique. Mais il n'y a pas d'éthique. Il n'y a pas
de sociologie. Il n'y a pas non plus de biologie. L'achèvement des
sciences n'a jamais existé que dans la tête de M. Auguste Comte, dont
l'oeuvre est une prophétie. Quand la biologie sera constituée,
c'est-à-dire dans quelques millions d'années, on pourra peut-être
construire une sociologie. Ce sera l'affaire d'un grand nombre de
siècles; après quoi, il sera loisible de créer sur des bases solides une
science esthétique. Mais alors notre planète sera bien vieille et
touchera aux termes de ses destins. Le soleil, dont les taches nous
inquiètent déjà, non sans raison, ne montrera plus à la terre qu'une
face d'un rouge sombre et fuligineux, à demi-couverte de scories
opaques, et les derniers humains, retirés au fond des mines, seront
moins soucieux de disserter sur l'essence du beau que de brûler dans les
ténèbres leurs derniers morceaux de houille, avant de s'abîmer dans les
glaces éternelles.

Pour fonder la critique, on parle de tradition et de consentement
universel. Il n'y en a pas. L'opinion presque générale, il est vrai,
favorise certaines oeuvres. Mais c'est en vertu d'un préjugé, et
nullement par choix et par l'effet d'une préférence spontanée. Les
oeuvres que tout le monde admire sont celles que personne n'examine. On
les reçoit comme un fardeau précieux, qu'on passe à d'autres sans y
regarder. Croyez-vous vraiment qu'il y ait beaucoup de liberté dans
l'approbation que nous donnons aux classiques grecs, latins, et même aux
classiques français? Le goût aussi qui nous porte vers tel ouvrage
contemporain et nous éloigne de tel autre est-il bien libre? N'est-il
pas déterminé par beaucoup de circonstances étrangères au contenu de cet
ouvrage, dont la principale est l'esprit d'imitation, si puissant chez
l'homme et chez l'animal? Cet esprit d'imitation nous est nécessaire
pour vivre sans trop d'égarement; nous le portons dans toutes nos
actions et il domine notre sens esthétique. Sans lui les opinions
seraient en matière d'art beaucoup plus diverses encore qu'elles ne
sont. C'est par lui qu'un ouvrage qui, pour quelque raison que ce soit,
a trouvé d'abord quelques suffrages, en recueille ensuite un plus grand
nombre. Les premiers seuls étaient libres; tous les autres ne font
qu'obéir. Ils n'ont ni spontanéité, ni sens, ni valeur, ni caractère
aucun. Et par leur nombre ils font la gloire. Tout dépend d'un très
petit commencement. Aussi voit-on que les ouvrages méprisés à leur
naissance ont peu de chance de plaire un jour, et qu'au contraire les
ouvrages célèbres dès le début gardent longtemps leur réputation et sont
estimés encore après être devenus inintelligibles. Ce qui prouve bien
que l'accord est le pur effet du préjugé, c'est qu'il cesse avec lui. On
en pourrait donner de nombreux exemples. Je n'en rapporterai qu'un seul.
Il y a une quinzaine d'années, dans l'examen d'admission au volontariat
d'un an, les examinateurs militaires donnèrent pour dictée aux candidats
une page sans signature qui, citée dans divers journaux, y fut raillée
avec beaucoup de verve et excita la gaieté de lecteurs très lettrés.--Où
ces militaires, demandait-on, étaient-ils allés chercher des phrases si
baroques et si ridicules?--Ils les avaient prises pourtant dans un très
beau livre. C'était du Michelet, et du meilleur, du Michelet du plus
beau temps. MM. les officiers avaient tiré le texte de leur dictée de
cette éclatante description de la France par laquelle le grand écrivain
termine le premier volume de son Histoire et qui en est un des morceaux
les plus estimés. «_En latitude, les zones de la France se marquent
aisément par leurs produits. Au Nord, les grasses et basses plaines de
Belgique et de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le
houblon, leur vigne amère du nord, etc., etc._» J'ai vu des connaisseurs
rire de ce style, qu'ils croyaient celui de quelque vieux capitaine. Le
plaisant qui riait le plus fort était un grand zélateur de Michelet.
Cette page est admirable, mais, pour être admirée d'un consentement
unanime, faut-il encore qu'elle soit signée. Il en va de même de toute
page écrite de main d'homme. Par contre, ce qu'un grand nom recommande a
chance d'être loué aveuglément. Victor Cousin découvrait dans Pascal des
sublimités qu'on a reconnu être des fautes du copiste. Il s'extasiait,
par exemple, sur certains «raccourcis d'abîme» qui proviennent d'une
mauvaise lecture. On n'imagine pas M. Victor Cousin admirant des
«raccourcis d'abîme» chez un de ses contemporains. Les rhapsodies d'un
Vrain-Lucas furent favorablement accueillies de l'Académie des sciences
sous les noms de Pascal et de Descartes. Ossian, quand on le croyait
ancien, semblait l'égal d'Homère. On le méprise depuis qu'on sait que
c'est Mac-Pherson.

Lorsque les hommes ont des admirations communes et qu'ils en donnent
chacun la raison, la concorde se change en discorde. Dans un même livre
ils approuvent des choses contraires, qui ne peuvent s'y trouver
ensemble.

Ce serait un ouvrage bien intéressant que l'histoire des variations de
la critique sur une des oeuvres dont l'humanité s'est le plus occupée,
_Hamlet_, la _Divine Comédie_ ou l'_Iliade_. L'_Iliade_ nous charme
aujourd'hui par un caractère barbare et primitif que nous y découvrons
de bonne foi. Au XVIIe siècle, on louait Homère d'avoir observé les
règles de l'épopée.

«Soyez assuré, disait Boileau, que si Homère a employé le mot chien,
c'est que ce mot est noble en grec.» Ces idées nous semblent ridicules.
Les nôtres paraîtront peut-être aussi ridicules dans deux cents ans, car
enfin on ne peut mettre au rang des vérités éternelles qu'Homère est
barbare et que la barbarie est admirable. Il n'est pas en matière de
littérature une seule opinion qu'on ne combatte aisément par l'opinion
contraire. Qui saurait terminer les disputes des joueurs de flûte?

Ce volume fut envoyé à l'imprimerie par mon éditeur, par mon ami très
écouté et très vénéré, M. Calmann Lévy, que nous avons eu le malheur de
perdre au mois de juin dernier. M. Ernest Renan et M. Ludovic Halévy ont
dit de cet homme de bien, dans un langage parfait, tout ce qu'il fallait
dire, et je me tairais après eux si mon devoir n'était de porter
témoignage à mon tour.

M. Calmann-Lévy succéda, en 1875, dans la direction de la maison de
librairie à son frère Michel dont il était l'associé depuis l'année
1844.

Cette maison demeura prospère et s'accrut encore entre ses mains.
Aujourd'hui elle édite ou réimprime chaque année plus de deux millions
de volumes ou de pièces de théâtre.

M. Calmann Lévy fut en relations avec presque tous les écrivains
célèbres de ce temps. Il vécut en commerce intime avec Guizot, Victor
Hugo, Tocqueville, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, Mérimée, Ampère,
Octave Feuillet, Sandeau, Murger, Nisard, le duc d'Aumale, le duc de
Broglie, le comte d'Haussonville, Prévost-Paradol, Alexandre Dumas fils,
Ludovic Halévy, et tant d'autres dont le dénombrement remplirait
plusieurs pages de ce livre. Je dois du moins indiquer les relations
particulièrement cordiales qu'il entretenait avec M. Ernest Renan.
C'était un legs de Michel Lévy. M. Renan a raconté dans ses _Souvenirs_,
non sans charme, sa première rencontre avec l'éditeur auquel il est
resté fidèle. Ces rapports excellents se continuèrent plus cordialement
encore avec M. Calmann, devenu, par la mort de son frère aîné, le chef
unique de la maison.

M. Calmann Lévy était l'homme le plus sympathique. Il portait en toutes
choses une extrême vivacité alliée à une bonté exquise. Je crois bien
qu'il était aimé de tous ceux qui le connaissaient. Il avait l'esprit
des grandes affaires, et son attention infatigable ne négligeait pas les
plus petites choses. Nous aimions son bon rire, sa gaieté, sa franchise
et jusqu'à sa brusquerie. Car dans sa brusquerie même il gardait toute
la délicatesse de son coeur. Il était sûr, fidèle, obligeant. Il aimait à
faire plaisir. Et, tout engagé qu'il était dans de vastes entreprises,
il s'intéressait aux moindres affaires de ses amis. Un grand éditeur est
une sorte de ministre des belles-lettres. Il doit avoir les qualités
d'un homme d'État. M. Calmann Lévy possédait ces qualités. Il était
toujours bien informé. Il connaissait admirablement, à son point de vue,
toute la littérature contemporaine. Il savait sur le bout du doigt ses
auteurs et leurs livres. Il faisait preuve d'un tact parfait dans ses
relations avec les hommes de lettres. Avec une entière bonhomie il
saisissait les nuances les plus fines. Il était admirable pour contenter
les grands et pour encourager les petits. En vérité, c'était un bon
ministre des lettres.

Mais ce qui donnait un charme singulier à son mérite, c'était la
modestie avec laquelle il le portait. Cette modestie était profonde et
naturelle. On ne vit jamais au monde un homme plus simple, moins ébloui
de sa fortune. Il avait gardé la candeur des enfants dans la société
desquels il se plaisait aux heures de repos.

Nulle affectation chez cet homme excellent, et s'il s'arrêtait avec
complaisance sur quelque endroit honorable de sa vie, cet endroit était
celui des débuts laborieux où il avait, par son zèle, secondé son frère
Michel. Le seul orgueil qu'il montrât parfois était celui de ses obscurs
commencements.

Ce n'est pas ici le lieu de le peindre dans sa famille, où il déploya
les plus belles vertus domestiques. Il ne m'appartient pas de le
montrer, comme un patriarche, à sa table couronnée d'enfants et de
petits-enfants. Les regrets qu'il y laisse ne s'effaceront jamais. Mais
il me sera peut-être permis de dire ce qu'il fut pour moi. Il me sera
permis de payer ma dette à sa mémoire. Calmann Lévy m'accueillit dans
mon obscurité, me soutint, tenta mille fois, avec des gronderies
charmantes, de secouer ma paresse et ma timidité. Il souriait à mes
humbles succès. Il était plus un ami qu'un éditeur. Bien d'autres lui
rendront un semblable témoignage. Pour moi, c'est du plus profond de mon
coeur que je m'associe à la douleur incomparable de sa veuve et de ses
fils, ainsi qu'aux regrets profond de tous ses collaborateurs.

Le lendemain même de la mort de M. Calmann Lévy, M. Ludovic Halévy
écrivait ces lignes que je veux citer:

«Calmann Lévy est un des hommes les meilleurs, les plus intelligents,
les plus droits que j'aie jamais connus.

Resté jeune jusqu'à la dernière heure de sa vie, il possédait cette
grande vertu sans laquelle la vie n'a véritablement aucun sens: la
passion du travail. On peut dire qu'il a eu deux familles. Sa famille de
coeur, d'abord: sa femme, ses fils, sa fille, ses petits-enfants, tous si
tendrement aimés par lui... Et comme cette tendresse lui était rendue!
Puis ce que j'appellerai sa famille de travail, ses collaborateurs de la
rue Auber. Il y avait plaisir à le voir, allant et venant, dans cet
immense magasin de librairie, parmi ces montagnes de livres, au milieu
de ses employés; il était vraiment pour eux _le_ _patron_, dans le vieux
sens, dans le bon sens du mot. D'ailleurs, il en était des employés
comme des auteurs; ils quittaient bien rarement la maison. J'ai vu
arriver, il y a une trentaine d'années, dans la librairie de la rue
Vivienne, des enfants qui rangeaient des livres et faisaient des
paquets; je les vois aujourd'hui, rue Auber, grisonnants et devenus,
dans des situations importantes, des hommes tout à fait distingués. Et
cela grâce à celui qu'ils continuaient à appeler _le patron_.

Plus heureux que son frère Michel qui n'avait pas d'enfants, Calmann
Lévy a eu la joie de pouvoir se dire, en regardant ses trois fils, que
son oeuvre serait dignement continuée par ceux qui portent son nom. Il ne
pouvait être en de meilleures mains, cet héritage d'un demi-siècle de
travail et d'honneur.»

C'est de tout coeur que je m'associe aux sentiments si bien exprimés par
M. Ludovic Halévy. Je le fais avec quelque autorité et quelque
connaissance, étant déjà ancien dans la «copie» et dans les livres. Du
vivant de M. Calmann Lévy, j'ai vu ses trois fils le seconder en son
vaste et délicat travail d'éditeur. J'ai vu M. Paul Calmann, formé dès
l'enfance par l'oncle Michel, et depuis longtemps rompu aux affaires,
suppléer, avec ses deux jeunes frères, le vieux chef que nous
regrettons, mais qui revit dans ses enfants. Je sais, par expérience,
combien MM. Paul, Georges et Gaston Calmann Lévy sont d'un commerce
agréable et sûr. Certes l'héritage de travail et d'honneur laissé par
leur père ne saurait être mieux placé qu'en leurs mains.

A. F.

Mai 1892.



MADAME ACKERMANN.


J'ai eu l'honneur de connaître madame Ackermann, qui vient de mourir. Je
la voyais à ses échappées de Nice, l'été, dans sa petite chambre de la
rue des Feuillantines qu'emplissaient l'ombre et le reflet pâle des
grands arbres. C'était une vieille dame d'humble apparence. Le grossier
tricot de laine, qui enveloppait ses joues, cachait ses cheveux blancs,
dernière parure, qu'elle dédaignait comme elle avait dédaigné toutes les
autres. Sa personne, sa mise, son attitude annonçaient un mépris
immémorial des voluptés terrestres et l'on sentait, dès l'abord, que
cette dame avait été brouillée de tout temps avec la nature.

--Quoi! s'écria M. Paul Desjardins, quand un jour on la lui montra qui
passait dans la rue, c'est là madame Ackermann? elle ressemble à une
loueuse de chaises.

Et il est vrai qu'elle ressemblait à une loueuse de chaises. Mais elle
pensait fortement et son âme audacieuse s'était affranchie des vaines
terreurs qui dominent le commun des hommes.

Louise Choquet fut élevée à la campagne. Ses meilleurs moments--elle
nous l'a dit--étaient ceux qu'elle passait, assise dans un coin du
jardin, à regarder les moucherons, les fourmis et surtout les cloportes.
Comme beaucoup d'enfants intelligents, elle eut grand'peine à apprendre
à lire. Le catéchisme la rendit à moitié folle d'épouvante. Quand elle
fut un peu grande, un bon prêtre se donna beaucoup de peine pour lui
expliquer la doctrine chrétienne; elle suivit cet enseignement avec une
extrême attention. Quand il fut terminé, elle avait cessé de croire tout
à fait et pour jamais. Orpheline de bonne heure, elle alla vivre à
Berlin, chez des hôtes excellents, où elle connut Alexandre de Humboldt,
Varnhagen, Jean Müller, Boekh, des savants, des philosophes. Son esprit
était déjà formé et son intelligence armée. Il y avait déjà en elle ce
pessimisme profond qui a éclaté depuis.

Là, elle fut aimée d'un doux savant, nommé Ackermann, qui faisait des
dictionnaires et rêvait le bonheur de l'humanité. Elle consentit à
l'épouser après s'être assurée qu'il pensait comme elle que la vie est
mauvaise et que c'est un crime de la donner. Après deux ans d'une union
tranquille, Ackermann mourut sur ses livres, et sa veuve se retira à
Nice, dans un ancien couvent de dominicains, encore divisé en cellules.
Elle y fit bâtir une tour d'où elle découvrait le golfe bleu et les
cimes blanches des montagnes du Piémont. C'est là qu'elle est morte
après quarante-quatre ans de solitude. Chaque matin, comme le vieux
Rollin dans sa maison de Saint-Étienne-du-Mont, elle allait voir, en se
levant, comment ses arbres fruitiers avaient passé la nuit. De temps en
temps, dans la paix de ses jours monotones, elle écrivait ces vers
désespérés qui lui survivent. Pas de vie plus unie que la sienne. Cette
audacieuse mena l'existence la plus régulière.

«Je puis être hardie dans mes spéculations philosophiques, disait-elle;
mais, en revanche, j'ai toujours été extrêmement circonspecte dans ma
conduite. Cela se comprend d'ailleurs. On ne commet guère d'imprudences
que du côté de ses passions; or, je n'ai jamais connu que celles de
l'esprit.» Tout son bonheur au monde et son unique sensualité furent de
voir fleurir ses amandiers et de causer de Pascal avec M. Ernest Havet.

Sans demander aucune aide au ciel, elle exerça les vertus de ces saintes
femmes, de ces veuves voilées que célèbre l'Église. Naturellement, elle
était d'une pudeur farouche.

L'idée seule d'une faiblesse des sens lui faisait horreur, et elle
s'éloignait avec dégoût des personnes qu'elle soupçonnait d'être trop
attachées aux choses de la chair. Quand elle avait dit d'une femme «elle
est instinctive», c'était un congé définitif. Elle avait même, à cet
endroit, des rigueurs inconcevables. Il lui arriva de se brouiller avec
une amie d'enfance, parce que la pauvre dame, âgée alors de plus de
soixante ans, avait un jour, assise au coin du feu, passé les pincettes
à un très vieux monsieur d'une manière trop sensuelle. J'étais là quand
la chose advint. Il me souvient qu'on parlait de Kant et de l'impératif
catégorique. Pour ma part, je ne vis rien que d'innocent dans les deux
vieillards et dans les pincettes. La dame du coin du feu n'en fut pas
moins chassée sans retour. Madame Ackermann l'avait jugée instinctive.
Elle n'en démordit point.

Madame Ackermann était capable d'une sorte d'amitié droite et simple.
Elle s'était fait pour ses vacances parisiennes une famille d'esprit.
Comme toutes les belles âmes elle aimait la jeunesse. Le docteur Pozzi
et M. Joseph Reinach n'ont pas oublié le temps où elle les appelait ses
enfants. Chaque fois que quelqu'un de ses jeunes amis se mariait, elle
était désespérée. Pour elle, bien qu'elle y eût passé jadis assez
doucement, mais sous conditions, le mariage était le mal et le pire mal,
car sa candeur n'en soupçonnait pas d'autre. Elle était philosophe:
l'innocence des philosophes est insondable. À son sens, un homme marié
était un homme perdu. Songez donc! Les femmes, même les plus honnêtes,
sont tellement «instinctives»! Elle frissonnait à cette seule pensée.
Ceux qui ne l'ont point connue ne sauront jamais ce que c'est qu'une
puritaine athée. Et pourtant, ô replis profonds du coeur, ô
contradictions secrètes de l'âme! je crois qu'au fond d'elle-même et
bien à son insu, cette dame avait quelque préférence pour les mauvais
sujets. En poésie du moins. Elle était folle de Musset. Enfin cette
obstinée contemptrice de l'amour, un jour, à l'ombre de ses orangers, a
écrit cette pensée dans le petit cahier où elle mettait les secrets de
son âme: «Amour, on a beau t'accuser et te maudire, c'est toujours à toi
qu'il faut aller demander la force et la flamme!»

Comme tous les solitaires, elle était pleine d'elle-même. Elle ne savait
qu'elle et se récitait sans cesse. Elle allait portant dans sa poche une
petite autobiographie manuscrite qu'elle lisait à tout venant et qu'elle
finit par faire imprimer. Ses plus beaux vers insérés dans la _Revue
moderne_, avaient passé inaperçus. C'est un article de M. Caro qui les
fit connaître tout d'un coup. Elle eut depuis lors un groupe
d'admirateurs fervents.

J'en faisais partie, mais sans m'y distinguer. Sa poésie me donnait plus
d'étonnement que de charme, et je ne sus pas la louer au delà de mon
sentiment. Elle était sensible à cet égard et, comme elle avait le coeur
droit et l'esprit direct, elle me dit un jour:

--Que trouvez-vous donc qui manque à mes vers, pour que vous ne les
aimiez pas?

Je lui avouai que, tout beaux qu'ils étaient, ils m'effrayaient un peu,
dans leur grandeur aride. Je m'en excusai sur ma frivolité naturelle.

--Comme les enfants, lui dis-je, j'aime les images, et vous les
dédaignez. C'est sans doute avec raison que vous n'en avez pas.

Elle demeura un moment stupéfaite. Puis, dans l'excès de l'étonnement,
elle s'écria:

--Pas d'images! que dites-vous là? Je n'ai pas d'images! mais j'ai
«l'esquif». «L'esquif», n'est-ce pas une image? Et celle-là ne
suffit-elle pas à tout? L'esquif sur une mer orageuse, l'esquif sur un
lac tranquille!... Que voulez-vous de plus?

Oui certes elle avait «l'esquif», cette bonne madame Ackermann. Elle
avait aussi l'écueil et les autans, le vallon, le bosquet, l'aigle et la
colombe, et le sein des airs, et le sein des bois, et le sein de la
nature. Sa langue poétique était composée de toutes les vieilleries de
son enfance.

Et pourtant ces vers aux formes usées, aux couleurs pâlies,
s'imprimèrent fortement dans les esprits d'élite; cette poésie retentit
dans les âmes pensantes, cette muse sans parure et presque sans beauté
s'assit en préférée au foyer des hommes de réflexion et d'étude.
Pourquoi? Certes, ce n'est pas sans raison. Madame Ackermann apportait
une chose si rare en poésie qu'on la crut unique: le sérieux, la
conviction forte. Cette femme exprima dans sa solitude, avec une
sincérité entière, son idée du monde et de la vie. À cet égard je ne
vois que M. Sully-Prudhomme qui puisse lui être comparé. Elle fut comme
lui, avec moins d'étendue dans l'esprit, mais plus de force, un
véritable poète philosophe. Elle eut la passion des idées. C'est par là
qu'elle est grande. Soit qu'elle nous montre au jugement dernier les
morts refusant de se lever à l'appel de l'ange et repoussant même le
bonheur quand c'est Dieu, l'auteur du mal, qui le leur apporte, soit
qu'elle dise à ce dieu: «Tu m'as pris celui que j'aimais; comment le
reconnaîtrai-je quand tu en auras fait un bienheureux? Garde-le; j'aime
mieux ne le revoir jamais.» Soit qu'elle crie à la nature: «En vain tu
poursuis ton obscur idéal à travers tes créations infinies: tu
n'enfanteras jamais que le mal et la mort», elle fait entendre l'accent
d'une méditation passionnée, elle est poète par l'audace réfléchie du
blasphème; tous les plis mal faits du discours tombent; l'on ne voit
plus que la robuste nudité et le geste sublime de la pensée.

On admire, on est ému, on ressent une effrayante sympathie et l'on
murmure cette parole du poète Alfred de Vigny: «Tous ceux qui luttèrent
contre le ciel injuste ont eu l'admiration et l'amour secret des
hommes.»

Rappelez-vous le choeur des _Malheureux_, qui ne veulent pas renaître,
même pour goûter la béatitude éternelle, mais tardive.

     Près de nous la jeunesse a passé les mains vides,
     Sans nous avoir fêtés, sans nous avoir souri.
     Les sources de l'amour sur nos lèvres avides,
     Comme une eau fugitive, au printemps ont tari.
     Dans nos sentiers brûlés pas une fleur ouverte,
     Si, pour aider nos pas, quelque soutien chéri
     Parfois s'offrait à nous sur la route déserte,
     Lorsque nous les touchions, nos appuis se brisaient;
     Tout devenait roseau quand nos coeurs s'y posaient.
     Au gouffre que pour nous creusait la Destinée,
     Une invisible main nous poussait acharnée:
     Comme un bourreau, craignant de nous voir échapper,
     À nos côtés marchait le Malheur inflexible.
     Nous portions une plaie à chaque endroit sensible,
     Et l'aveugle Hasard savait où nous frapper.

     Peut-être aurions-nous droit aux célestes délices;
     Non! ce n'est point à nous de redouter l'enfer,
     Car nos fautes n'ont pas mérité de supplices;
     Si nous avons failli, nous avons tant souffert!
     Eh bien! nous renonçons même à cette espérance
     D'entrer dans ton royaume et de voir tes splendeurs;
     Seigneur nous refusons jusqu'à ta récompense,
     Et nous ne voulons pas du prix de nos douleurs.

     Nous le savons, tu peux donner encor des ailes
     Aux âmes qui ployaient sous un fardeau trop lourd;
     Tu peux, lorsqu'il te plaît, loin des sphères mortelles
     Les élever à toi dans la grâce et l'amour;
     Tu peux, parmi les choeurs qui chantent tes louanges,
     À tes pieds, sous tes yeux, nous mettre au premier rang,
     Nous faire couronner par la main de tes anges,
     Nous revêtir de gloire en nous transfigurant,
     Tu peux nous pénétrer d'une vigueur nouvelle,
     Nous rendre le désir que nous avions perdu...
     Oui, mais le Souvenir, cette ronce immortelle
     Attachée à nos coeurs, l'en arracheras-tu?
     .............................................

Rappelez-vous les imprécations de l'homme à la nature:

     Eh bien! reprends-le donc ce peu de fange obscure,
     Qui pour quelques instants s'anima sous ta main;
     Dans ton dédain superbe, implacable Nature,
           Brise à jamais le moule humain!

     De ces tristes débris, quand tu verrais, ravie,
     D'autres créations éclore à grands essaims,
     Ton Idée éclater en des formes de vie
           Plus dociles à tes desseins.

     Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère,
     Parce qu'il fut rêvé, puisse un jour exister?
     Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère;
           À l'oeuvre! il s'agit d'enfanter.

     Change en réalité ton attente sublime.
     Mais quoi! pour les franchir malgré tous tes élans,
     La distance est trop grande et trop profond l'abîme
           Entre ta pensée et tes flancs.

     La mort est le seul fruit qu'en tes crises futures
     Il te sera donné d'atteindre et de cueillir;
     Toujours nouveau débris, toujours des créatures
         Que tu devras ensevelir!

     Car sur ta route en vain l'âge à l'âge succède
     Les tombes, les berceaux ont beau s'accumuler
     L'idéal qui te fuit, l'idéal qui t'obsède
         À l'infini pour reculer.

       *       *       *       *       *

Et l'on s'étonne que d'une existence tout unie et tranquille soit sortie
cette oeuvre de désespoir. Dans sa cellule aussi froide, aussi chaste,
aussi paisible qu'au temps des fils de Dominique, la recluse de Nice a
gémi comme une sainte de l'athéisme, sur les misères qu'elle n'éprouvait
pas, sur les souffrances de l'humanité tout entière. Elle a fait
doucement le songe de la vie; mais elle savait que ce n'était qu'un
songe. Peut-être vaut-il mieux croire à la réalité de l'être et à la
bonté divine, puisque, si c'est là une illusion, c'est une illusion que
la mort indulgente ne dissipera point. Quoi qu'il soit de nous, ceux qui
croient à l'immortalité de la personne humaine n'ont pas à craindre
d'être détrompés après leur mort. Si, comme il est infiniment probable,
ils ont espéré en vain, s'ils ont été dupes, ils ne le sauront jamais.



NOTRE COEUR[2]


Oui, sans doute, M. de Maupassant a raison: les moeurs, les idées, les
croyances, les sentiments, tout change. Chaque génération apporte des
modes et des passions nouvelles. Ce perpétuel écoulement de toutes les
formes et de toutes les pensées est le grand amusement et aussi la
grande tristesse de la vie. M. de Maupassant a raison: ce qui fut n'est
plus et ne sera jamais plus. De là le charme puissant du passé. M. de
Maupassant a raison: Tous les vingt-cinq ans les hommes et les femmes
trouvent à la vie et à l'amour un goût qui n'avait point encore été
senti. Nos grand'mères étaient romantiques. Leur imagination aspirait
aux passions tragiques. C'était le temps où les femmes portaient des
boucles à l'anglaise et des manches à gigot: on les aimait ainsi. Les
hommes étaient coiffés en coup de vent. Il leur suffisait pour cela de
se brosser les cheveux, chaque matin, d'une certaine manière. Mais, par
cet artifice, ils avaient l'air de voyageurs errant sur la pointe d'un
cap ou sur la cime d'une montagne, et ils semblaient perpétuellement
exposés, comme M. de Chateaubriand, aux orages des passions et aux
tempêtes qui emportent les empires. La dignité humaine en était beaucoup
relevée. Sous Napoléon III, les allures devinrent plus libres et les
physionomies plus vulgaires. Aux jours de sainte Crinoline, les femmes,
entraînées dans un tourbillon de plaisirs, allaient de bal en bal et de
souper en souper, vivant vite, aimant vite et, comme madame Benoiton, ne
restant jamais chez elles. Puis, quand la fête fut finie, la morphine en
consola plus d'une des tristesses du déclin. Et peu d'entre elles eurent
l'art, l'art exquis de bien vieillir, d'achever de vivre à la façon des
dames du temps jadis qui, sages enfin et coquettes encore, abritaient
pieusement sous la dentelle, les débris de leur beauté, les restes de
leur grâce, et de loin souriaient doucement à la jeunesse, dans laquelle
elles cherchaient les figures de leurs souvenirs. Vingt ans sont passés
sur les beaux jours de madame Benoiton; de nouveaux sentiments se sont
formés dans une chair nouvelle. La génération actuelle a sans doute sa
manière à elle de sentir et de comprendre, d'aimer et de vouloir. Elle a
sa figure propre, elle a son esprit particulier, qu'il est difficile de
reconnaître.

Il faut beaucoup d'observation et une sorte d'instinct pour saisir le
caractère de l'époque dans laquelle on vit et pour démêler au milieu de
l'infinie complexité des choses actuelles les traits essentiels, les
formes typiques. M. de Maupassant y doit réussir autant et mieux que
personne, car il a l'oeil juste et l'intuition sûre. Il est perspicace
avec simplicité. Son nouveau roman veut nous montrer un homme et une
femme en 1890, nous peindre l'amour, l'antique amour, le premier né des
dieux, sous sa figure présente et dans sa dernière métamorphose. Si la
peinture est fidèle, si l'artiste a bien vu et bien copié ses modèles,
il faut convenir qu'une Parisienne de nos jours est peu capable d'une
passion forte, d'un sentiment vrai.

Michèle de Burne, si jolie dans son éclat doré, avec son nez fin et
souriant et son regard de fleur passée, est une mondaine accomplie. Elle
a ce goût léger des arts qui donne de la grâce au luxe et communique à
la beauté un charme qui la rend toute-puissante sur les esprits
raffinés. De plus, sous des airs de gamin et avec un mauvais ton tout à
fait moderne et du dernier bateau, elle a cet instinct de sauvage, cette
ruse de Peau-Rouge par laquelle les femmes sont si redoutables,
j'entends les vraies femmes, celles qui savent armer leur beauté. Au
reste d'esprit médiocre, ne sentant point ce qui est vraiment grand,
affairée, frivole, vide et s'ennuyant toujours.

Elle est veuve. Son père l'aide à donner des dîners et des soirées dont
on parle dans les journaux. Ce père est aussi très moderne. Il ne
prétend pas aux respects exagérés de sa fille, qu'il aime en
connaisseur, avec une petite pointe de sensualisme et de jalousie. Très
galant homme sans doute, mais poussant assez loin le dilettantisme de la
paternité.

Madame de Burne reçoit dans son pavillon de la rue du Général-Foy des
musiciens, des romanciers, des peintres, des diplomates, des gens
riches, enfin le personnel ordinaire d'un salon à la mode. On sait
qu'aujourd'hui les hommes de talent sont fort bien accueillis dans le
monde quand ils sont célèbres. À mesure qu'on avance dans la vie, on
s'aperçoit que le courage le plus rare est celui de penser. Le monde se
croit assez hardi quand il soutient les réputations établies. Madame de
Burne a un romancier naturaliste dont les livres se tirent à plusieurs
mille et un musicien qui, selon l'usage, a fait jouer un opéra d'abord à
Bruxelles, puis à Paris. Il y a cent ans, elle aurait eu un perroquet et
un philosophe.

Son salon est très distingué, _select_, diraient les journaux: madame de
Burne qui adore être adorée, a tourné la tête à tous ses intimes. Tous
ont eu leur crise. Elle les a tous gardés, sans doute parce qu'elle n'en
a préféré aucun. Mais un nouveau venu, M. André Mariolle qui l'aime à
son tour, et le lui dit, parvient à lui inspirer l'idée qu'il est
peut-être bon d'aimer. Elle se donne à lui sans marchander,
généreusement. Elle a de la crânerie, cette petite femme; mais elle
n'est pas faite pour aimer. M. André Mariolle s'aperçoit bien vite
qu'elle y met une distraction impardonnable. Il en souffre, car il aime
profondément, lui, et il la veut toute. Après un an d'essais, fatigué,
irrité, désespéré de la trouver toujours près de lui absente ou fuyante,
il rompt, s'échappe et va se cacher. Mais pas très loin, à Fontainebleau
seulement où il trouve une petite servante d'auberge qui lui prouve tout
de suite que les femmes n'ont pas toutes, en amour, l'élégante
indifférence de madame de Burne. Voilà le roman. Il est cruel et ce
n'est point de ma faute. Quelques-uns de mes lecteurs, et non pas ceux
dont la sympathie m'est la moins chère, se plaignent parfois, je le
sais, avec une douceur qui me touche, que je ne les édifie point assez
et que je ne dis plus rien pour la consolation des affligés,
l'édification des fidèles et le salut des pécheurs.

Qu'ils ne s'en prennent pas trop à moi de tout ce que je suis obligé de
leur montrer d'amer et de pénible. Il y a dans la pensée contemporaine
une étrange âcreté. Notre littérature ne croit plus à la bonté des
choses. Écoutons un rêveur comme Loti, un intellectuel comme Bourgety un
sensualiste comme Maupassant, et, nous entendrons, sur des tons
différents, les mêmes paroles de désenchantement. On ne nous montre plus
de Mandane ni de Clélie triomphant par la vertu des faiblesses de l'âme
et des sens. L'art du XVIIIe siècle croyait à la vertu, du moins avant
Racine qui fut le plus audacieux, le plus terrible et le plus vrai des
naturalistes, et peut-être, à certains égards le moins moral. L'art du
XVIIIe siècle croyait à la raison. L'art du XIXe siècle croyait d'abord
à la passion, avec Chateaubriand, George Sand et les romantiques.
Maintenant, avec les naturalistes, il ne croit plus qu'à l'instinct.

C'est sur les fatalités de nature, sur le déterminisme universel que nos
romanciers les plus puissants fondent leur morale et déroulent leurs
drames. Je ne vois guère que M. Alphonse Daudet qui, parmi eux, semble
admettre parfois une sorte de providence universelle, un impératif
catégorique et ce que son ami Gambetta appelait, un peu radicalement, la
justice immanente des choses. Les autres sont des sensualistes purs,
infiniment tristes, de cette profonde tristesse épicurienne auprès de
laquelle l'affliction du croyant semble presque de la joie. Cela est un
fait, et il faut bien que je le dise, comme le moine Raoul Glaber notait
dans sa chronique les pestes et les famines de son siècle effrayant.

M. de Maupassant, du moins, ne nous a jamais flattés. Il ne s'est jamais
fait scrupule de brutaliser notre optimisme, de meurtrir notre rêve
d'idéal. Et il s'y est toujours pris avec tant de franchise, de
droiture, et d'un coeur si simple et si ferme, qu'on ne lui a point trop
gardé rancune. Et puis il ne raisonne pas; il n'est subtil ni taquin.
Enfin, il a un talent si puissant, une telle sûreté de main, une si
belle audace; qu'il faut bien le laisser dire et le laisser faire.
Volontairement ou non, il s'est peint dans un des personnages de son
dernier roman. Car il est impossible de ne pas reconnaître l'auteur de
_Bel Ami_ en ce Gaston de Lamarthe qu'on nous dit «doué de deux sens
très simples; une vision nette des formes et une intuition instinctive
des dessous». Et le portrait de ce Gaston de Lamarthe n'est-il pas trait
pour trait, le portrait de M. de Maupassant?

     Gaston de Lamarthe, c'était avant tout un homme de lettres, un
     impitoyable et terrible homme de lettres. Armé d'un oeil qui
     cueillait les images, les attitudes, les gestes, avec une rapidité
     et une précision d'appareil photographique, et doué d'une
     pénétration, d'un sens de romancier naturel comme un flair de chien
     de chasse, il emmagasinait du matin au soir des renseignements
     professionnels.

Mais, avec tout cela Michèle de Burne est-elle tout ce qu'il voulait
qu'elle fût, est-elle le type de la femme d'aujourd'hui? J'avoue que je
serais curieux de le savoir. Je vois bien qu'elle est moderne par ses
bibelots et ses toilettes et par la petite horloge de son coupé, encore
que l'héroïne du roman parallèle de M. Paul Bourget ait pris soin de
faire venir la sienne d'Angleterre. Je vois bien qu'elle s'habille chez
D..., comme les actrices du Gymnase et les femmes de la haute finance,
et je n'oserais pas la chicaner sur cette ceinture d'oeillets, cette
guirlande de myosotis et de muguets, et ces trois orchidées sortant de
la gorge qui, entre nous, me semblent le rêve d'une perruche de
l'Amérique du Sud plutôt que l'industrie d'une femme née sur le bord de
la Seine, «au vrai pays de gloire». Mais ce sont là des sujets
infiniment délicats et beaucoup plus difficiles pour moi que la couleur
et le tissu du style. Je vois--et c'est un grand point--que par ces
robes emplumées «dont elle était prisonnière, ces robes gardiennes
jalouses, barrières coquettes et précieuses», qu'elle porte jusque dans
le petit pavillon des rendez-vous, madame de Burne rappelle la Paulette
de Gyp et cette madame d'Houbly dont la robe était fermée par soixante
olives sous lesquelles passaient autant de ganses, sans compter les
agrafes et une rangée de boutons. Et je me persuade que madame de Burne
est très moderne et tout à fait éloignée de la nature. Elle est moderne,
ce semble aussi par un tour d'esprit, un air de figure un je ne sais
quoi, un rien qui est tout.

Je le crois, je le veux, elle est une femme moderne comme elles sont
toutes et disons-le--comme il y en a bien peu. Elle est la femme
moderne, telle que les loisirs, l'oisiveté, la satiété l'ont faite. Et
celle-là est si rare qu'on peut dire que numériquement elle ne compte
pas, bien qu'on ne voie qu'elle, pour ainsi dire, car elle brille à la
surface de la société comme une écume argentée et légère. Elle est la
frange étincelante au bord de la profonde vague humaine. Sa fonction
futile et nécessaire est de paraître. C'est pour elle que s'exercent des
industries innombrables dont les ouvrages sont comme la fleur du travail
humain. C'est pour orner sa beauté délicate que des milliers d'ouvriers
lissent des étoffes précieuses, cisellent l'or et taillent les
pierreries. Elle sert la société sans le vouloir, sans le savoir, par
l'effet de cette merveilleuse solidarité qui unit tous les êtres. Elle
est une oeuvre d'art, et par là elle mérite le respect ému de tous ceux
qui aiment la forme et la poésie. Mais elle est à part; ses moeurs lui
sont particulières et n'ont rien de commun avec les moeurs plus simples
et plus stables de cette multitude humaine vouée à la tâche auguste et
rude de gagner le pain de chaque jour. C'est là, c'est dans cette masse
laborieuse que sont les vraies moeurs, les véritables vertus et les
véritables vices d'un peuple.

Quant à madame de Burne, dont la fonction est d'être élégante, elle
accomplit sa tâche sociale en mettant de belles robes. Ne lui en
demandons pas davantage. M. de Mariolle fut bien imprudent en l'aimant
de tout son coeur et en exigeant qu'une personne qui se devait à sa
propre beauté renonçât à elle-même pour être tout à lui. Il en souffrit
cruellement. Et la petite bonne de Fontainebleau ne le consola pas. S'il
veut être consolé, je lui conseille de lire l'_Imitation_. C'est un
livre secourable. M. Cherbuliez (il me l'a dit un jour) croit qu'il a
été écrit par un homme qui avait connu le monde, et qui y avait aimé. Je
le crois aussi. On ne s'expliquerait pas sans cela des pensées qui,
comme celles-ci, donnent le frisson: «Je voudrais souvent m'être tu, et
ne m'être pas trouvé parmi les hommes.» M. de Mariolle ne s'y trompera
pas: il sentira tout de suite que ce livre est encore un livre d'amour.
Qu'il ouvre, ce bréviaire de la sagesse humaine et il y trouvera ce
précepte:

«Ne vous appuyez point sur un roseau qu'agite le vent et n'y mettez pas
votre confiance, car toute chair est comme l'herbe, et sa gloire passe
comme la fleur des champs.»



UN COEUR DE FEMME[3]


C'est un petit volume, un petit volume à couverture jaune, comme on en
voit tant aux étalages des libraires, mais qui va courir, celui-là, sur
toutes les plages et dans toutes les villes d'eaux où sont dispersées,
par cet été frais et pâle, ces quelques milliers d'âmes subtiles,
inquiètes et vaines qui composent la société parisienne; et parmi
lesquelles il en est une centaine, revêtues d'une forme féminine;
souriantes et bien chiffonnées, de qui dépend la fortune des romanciers.
Ce petit livre porte sur sa couverture le nom de Paul Bourget et il
s'appelle _un Coeur de femme_. C'est pourquoi il ira aux sources célèbres
de la montagne, où sont les belles buveuses d'eau; c'est pourquoi il
aura sur les grèves de «la mer élégante.» «La mer élégante», le mot est
de M. Paul Bourget lui-même.

Un des gentilshommes des comédies de Shakespeare, qui est bibliophile et
galant comme il sied à un seigneur de la cour de la reine Élisabeth, dit
en parlant des livres qui doivent entrer dans sa bibliothèque: «Je veux
qu'ils soient bien reliés et qu'ils parlent d'amour.» Aussi bien, il
était de mode alors en Angleterre et en France de revêtir les livres
d'une enveloppe magnifique. On faisait encore ces reliures à
compartiments chargées de fleurons et de devises dans le goût de la
Renaissance, qui protégeaient le livre en l'honorant, comme une cassette
de cuir doré.

Aujourd'hui, ainsi que le gentilhomme de la comédie, nous voulons que
nos livres favoris, nos romans, parlent d'amour. Et c'est assurément le
grand point pour les femmes. Mais personne ne se soucie qu'ils soient
bien reliés, ni même qu'ils soient reliés d'aucune façon.

La couverture jaune se fane et s'écorne, le dos se fend, le livre se
disloque sans qu'on en prenne le moindre soin. Et pourquoi s'en
inquiéterait-on le moins du monde? On ne relit pas; on ne songe pas à
relire. C'est une des misères de la littérature contemporaine. Rien ne
reste. Les livres,--je dis les plus aimables--ne durent point. Les
lecteurs mondains et qui se croient lettrés n'ont pas de bibliothèque.
Il leur suffit que les «nouveautés» passent chez eux. «Nouveautés»,
c'est le mot en usage chez les libraires du boulevard. Il n'y a plus que
les bibliophiles qui aient des bibliothèques, et l'on sait que cette
espèce d'hommes ne lit jamais. Un livre de Maupassant ou de Loti est un
déjeuner de printemps ou d'hiver; les romans passent comme les fleurs.
Je sais bien qu'il en reste çà et là quelque chose; il ne faut pas
prendre tout à fait à la lettre ce que je dis. Mais il n'est que trop
vrai que le public des romans devient de plus en plus impatient, frivole
et oublieux. C'est qu'il est femme. Si l'on excepte M. Zola, nos
romanciers à la mode ont infiniment plus de lectrices que de lecteurs.

Et c'est aux femmes qu'on doit l'esprit et le tour du roman
contemporain, car il est vrai de dire qu'une littérature est l'oeuvre du
public aussi bien que des auteurs. Il n'y a que les fous qui parlent
tout seuls, et c'est une espèce de monomanie que d'écrire tout seul; je
veux dire pour soi, et sans espoir d'agir sur des âmes. Aussi est-il
tout naturel que nos romanciers aient cherché presque tous sans le
vouloir et parfois sans le savoir «ce qui plaît aux dames». M. de
Maupassant l'a trouvé avec un peu d'effort, peut-être, mais avec un
plein bonheur. Ses derniers ouvrages, _Plus fort que la mort_ et _Notre
coeur_, ont eu des succès de salons.

Ce sont d'ailleurs de fort beaux livres dans lesquels le maître a gardé
toute sa franchise et même toute sa rudesse. Mais le thème était
agréable. Ce secret précieux de trouver les coeurs féminins, M. Paul
Bourget l'avait deviné tout de suite et comme naturellement. Dès le
début il s'était exercé à ces analyses du sentiment, à cette
métaphysique de l'amour, qui est le grand attrait, le charme invincible.
On n'en peut guère sortir sans risquer que les plus beaux yeux du monde
se détournent avec ennui de la page commencée. Les femmes ne cherchent
jamais dans un roman que leur propre secret et celui de leurs rivales.
Un salon est toujours une sorte de cour d'amour; il y a des décamérons
et des heptamérons sur toutes les plages élégantes, et dans toutes les
villes d'eaux. Nos Parisiennes cultivées se plaisent comme madame
Pampinée, que nous montre Boccace, aux dissertations sur les exemples
singuliers des sentiments tendres. Quand je dis cours d'amour et
décamérons, quand je parle de dames qui dissertent, il faut entendre
cela dans le sens le plus familier. L'esprit mondain a pris un tour
facile et brusque, et la dissertation de madame Pampinée tourne vite au
«potinage». Mais le fond est le même; aujourd'hui comme autrefois, les
femmes aiment à parler autour de leur secret. Le conteur, quand il est
M. Paul Bourget ou M. Guy de Maupassant, leur rend un grand service en
leur donnant lieu de se confesser sous des noms fictifs; la confession
est un impérieux besoin des âmes. Le père Monsabré l'a dit avec raison
dans une de ses conférences de Notre-Dame. Comme M. Bourget est bien
inspiré quand il imagine une madame de Moraine ou une madame de
Tillières dont toutes les femmes auront l'air de parler, tandis qu'en
réalité, sous ces noms de Moraine ou de Tillières, elles parleront
d'elles-mêmes et de leurs amies. Quelle rumeur de voix claires et
charmantes, que d'aveux involontaires et d'allusions malignes soulève à
l'heure du thé et sous les fleurs des dîners, chaque roman nouveau de M.
Paul Bourget? Assurément, cette fois, avec l'héroïne d'_un Coeur de
femme_, avec madame de Tillières, elles ont beau jeu pour faire des
confidences voilées et des allusions secrètes. Le cas doit sembler
admirable aux belles théologiennes de la passion, aux savantes casuistes
de l'amour. Songez donc que cette douce madame de Tillières, cette mince
et pâle et fine Juliette, cette délicate et fière et pure créature,
presque une sainte, a deux amants à la fois, l'un depuis dix ans,
l'autre pendant deux heures. Comment cela se peut-il? Je me saurais trop
vous le dire. Il faut un subtil docteur comme M. Paul Bourget pour
résoudre de telles difficultés morales et physiologiques. Non, en
vérité, je ne saurais vous le dire. Mais cela est. Madame de Tillières a
mis un pied dans le labyrinthe; elle s'y est égarée. Elle était plus
romanesque qu'amoureuse, plus tendre que passionnée. C'est la pitié qui
l'a perdue. Que les prêtres catholiques, qui sont parvenus à une si sûre
connaissance du coeur humain, ont raison de dire que la pitié est un
dangereux sentiment! On lit dans M. Nicole, qui pourtant était un bon
homme, que la pitié est la source de la concupiscence. Voilà une bien
grande vérité exprimée en un bien vilain langage! Madame de Tillières
s'est donnée une première fois par pitié, sans amour. C'est la faute
d'Eloa, noble faute, sans doute, mais à jamais inexpiable. Vous savez
qu'Eloa était une ange, une belle ange, car il y a des anges féminins,
du moins les poètes le disent. Eloa eut pitié du diable; elle descendit
dans l'enfer pour consoler celui qui fut le plus beau des êtres et qui
en est le plus malheureux, Satan; et elle fut à jamais perdue pour le
ciel. Encore pense-t-on qu'il y avait de l'amour inconscient dans la
pitié de la céleste Eloa. L'erreur de madame de Tillières fut plus
profonde, car elle se donna par pitié pure et sans véritable amour.
C'est le crime de la douceur et de la bonté; ce n'en est pas moins un
crime. Elle en fut justement punie: elle aima, n'étant plus libre, et
elle ne sut pas se défendre contre cet amour, et ainsi une noble faute
la conduisit à une fauté avilissante. Du moins, elle ne se pardonna pas
à elle-même. Que Dieu la juge après M. Paul Bourget. Mais je crois qu'en
vérité c'était une belle créature.

Voilà, n'est-ce pas? une véritable histoire d'amour et sur laquelle on
peut longuement disserter.

Le peu que je viens d'écrire n'est qu'une note en marge du roman de M.
Paul Bourget. Je ne vous ai même pas dit le nom des deux fautes de
Juliette. La première se nomme Poyanne, la seconde Casal. Poyanne eut
des malheurs domestiques; il a l'âme grande et un beau génie. C'est à
lui que madame de Tillières se donne par pitié. Casal est un libertin,
et c'est lui qu'on aime vraiment. Et à ce sujet M. Paul Bourget se
demande d'où vient ce pouvoir de séduction qu'exercent sur les honnêtes
femmes les libertins professionnels, et pourquoi Elvire est attirée par
don Juan.

«Quelques-uns, dit-il, veulent y voir le pendant féminin de cette folie
masculine qu'un misanthrope humoriste a nommé le _rédemptorisme_, le
désir de racheter les courtisanes par l'amour. D'autres y diagnostiquent
une simple vanité. En se faisant adorer par un libertin, une honnête
femme n'a-t-elle pas l'orgueil de l'emporter sur d'innombrables rivales
et de celles que sa vertu lui rend le plus haïssables? Peut-être
tiendrons-nous le mot de cette énigme, en admettant qu'il existe comme
une loi de saturation du coeur. Nous n'avons qu'une capacité limitée de
recevoir des impressions d'un certain ordre. Cette capacité une fois
comblée, c'est en nous une impuissance d'admettre des impressions
identiques et un irrésistible besoin d'impressions contraires.»

Tout cela est vrai ou peut l'être. Et puis la femme est sensible à
toutes les renommées. Et puis les spécialistes ont de grands avantages
sur le vulgaire, et puis que sait-on?... M. Paul Bourget qui est un
philosophe, et des plus habiles, a, çà et là, dans ce nouveau livre
comme dans les précédents, de clairs aperçus sur la nature humaine. J'ai
noté au passage cette fine remarque sur l'amitié des femmes entre elles:

«Ce qui distingue l'amitié entre femmes de l'amitié entre hommes, c'est
que cette dernière ne saurait aller sans une confiance absolue, tandis
que l'autre s'en passe. Une amie ne croit jamais tout à fait ce que lui
dit son amie, et cette continuelle suspicion réciproque ne les empêche
pas de s'aimer tendrement.»

L'excellent analyste, qui déjà avait si bien défini la jalousie, nous
livre cette fois encore sur ce sujet des observations subtiles et
profondes.

Voici, par exemple, une remarque qui n'avait pas été faite si
licitement, que je sache, bien que l'occasion de la faire n'ait jamais
manqué, certes, à la vieille humanité:

«Quand on aime, dit M. Paul Bourget; les plus légers indices servent de
matière aux pires soupçons, et les preuves les plus convaincantes, ou
que l'on a jugées telles à l'avance, laissent une place dernière à
l'espoir. On suppose tout possible, dans le mal, on veut le supposer, et
une voix secrète plaide en nous, qui nous murmure: «Si tu te trompais,
pourtant!» C'est alors, et quand l'évidence s'impose, indiscutable cette
fois, un bouleversement nouveau de tout le coeur, comme si l'on n'avait
jamais rien soupçonné.»

En lisant ces romans d'amour mondain, _Flirt_, de M. Paul Hervieu,
_Notre Coeur_, de M. de Maupassant, _un Coeur de femme_, quelques autres
encore, on se prend à songer que l'amour, le sauvage amour, a acquis,
avec la civilisation, la régularité d'un jeu dont les gens du monde
observent les règles. C'est un jeu plein de complications et de
difficultés; un jeu très élégant. Mais c'est toujours la nature,
l'obscure, l'impitoyable nature qui tient le but. Et c'est pour cela
qu'il n'y a pas de jeu plus cruel ni plus immoral.



LA JEUNESSE DE M. DE BARANTE[4]


Je me rappelle, étant enfant, avoir va plusieurs fois, dans la librairie
de mon père, M. de Barante, alors plus qu'octogénaire: Nous lisions
avidement au collège son _Histoire des ducs de Bourgogne_, et je
regardais l'auteur de ces intéressants récits avec tout le trouble et
toute la crainte des jeunes admirations. Mais M. de Barante parlait si
affectueusement et d'une voix si douce, que j'étais un peu rassuré.
C'était un homme excellent, qui aimait à faire le bien autour de lui. Il
restait chaque année peu de jours à Paris, vivant retiré dans sa terre
de Barante, en Auvergne, où il était né et où il voulait mourir. On me
dit, et je le crois, qu'il y était entouré du respect et de la sympathie
de tous.

On pensait en le voyant au vers du poète:

     Rien ne trouble sa fin, c'est le soir d'un beau jour.

Je n'ai jamais rencontré plus agréable vieillard. Et je revois encore
avec plaisir, parmi mes plus anciens souvenirs, son gracieux visage
travaillé par les ans comme un vieil ivoire d'une finesse exquise.

Quant à l'_Histoire des ducs de Bourgogne_, je ne l'ai pas relue. Mais
j'ai lu Froissart. M. de Barante a beaucoup écrit, et même fort bien,
sans que ses oeuvres historiques et littéraires soient beaucoup autre
chose que les distractions d'un homme d'État et les plaisirs d'un sage.
Personne ne lit plus aujourd'hui ces pages des _Ducs de Bourgogne_,
pourtant si faciles à lire et calquées sur les chroniques avec une grâce
un peu molle. On n'a jamais beaucoup feuilleté ses histoires de la
Convention et du Directoire. M. de Barante est plus intéressant que ses
écrits, et le meilleur de ses ouvrages pourrait bien être celui où il se
peint lui-même, ce recueil de _Souvenirs_, dont M. Claude de Barante,
son petit-fils, vient de publier le premier volume.

Comme le feu duc de Broglie, M. de Barante touchait au terme de sa vie
quand il entreprit d'écrire ses mémoires, et la mort a interrompu ce
dernier travail. Pour l'accomplir, M. de Barante n'avait guère qu'à
mettre en ordre les notes abondantes déjà consignées par lui dans des
exemplaires interfoliés de la biographie Michaud et de l'_Europe sous le
Consulat, l'Empire et la Restauration_, par Capefigue. On s'étonnera
peut-être que M. de Barante ait choisi pour l'annoter un livre de
Capefigue. Mais, par l'ampleur de son cadre, l'ouvrage se prêtait à des
gloses sur beaucoup d'hommes et de choses, et puis on ne se faisait pas
alors de l'histoire l'idée que nous en avons aujourd'hui, et Capefigue
suffisait. M. Claude de Barante a jugé avec raison qu'il pouvait
continuer l'oeuvre interrompue en faisant usage des matériaux tout
préparés et des correspondances qu'il a pu réunir. Le premier volume,
qui vient de paraître, va de 1782, date de la naissance de M. de
Barante, au mois de février 1813. Il présente une rédaction complète et
suivie.

On ne s'attendait pas, sans doute, à y trouver les lettres que madame
Récamier écrivit à M. de Barante vers 1805, et qui ont été conservées.
Certaines convenances s'opposaient sans doute à ce qu'elles fussent
publiées tout de suite. Elles sont en mains sûres, mais non pas
toutefois si fidèlement gardées qu'on n'en ait pu détourner quelques
lignes à la dérobée. Je puis dire qu'elles sont d'un joli tour, et plus
tendres et plus féminines qu'on ne devait s'y attendre. Sainte-Beuve
disait que madame Récamier, manquant de style et d'esprit, avait la
prudence de n'écrire que des billets. Cet habile homme, qui savait tout,
pourtant ne connaissait pas les lettres dont je parle. Elles ont de la
grâce, de la finesse et presque de la flamme. C'est auprès de madame de
Staël, à Coppet et à Genève, où son père était préfet, que le jeune
Barante vit pour la première fois madame Récamier. Il parle brièvement,
dans ses _Souvenirs_, de ces visites à Corinne. «J'avais vingt et un
ans, dit-il, j'étais très attiré par cette société de Coppet, où il me
semblait qu'on avait quelque sympathie pour moi.» Corinne était alors
dans l'éclat de sa gloire, dans tout le feu de sa beauté, faite
d'éloquence, de passion et de tempérament. On dit qu'elle eut du goût
pour le jeune Barante, qui était aimable; on dit aussi qu'elle collabora
au _Tableau de la Littérature au XVIIIe siècle_, que l'auteur publia un
peu plus tard. Les _Souvenirs_ ne nous fournissent sur ce point aucun
éclaircissement. Ils nous apprennent seulement que M. de Barante était
de la petite troupe des acteurs de Coppet. Car on jouait la tragédie à
Coppet, comme jadis à Ferney. M. de Barante eut un rôle dans le
_Mahomet_, de Voltaire; à côté de Benjamin Constant qui faisait Zopire.
On ne dit pas si madame Récamier jouait ce jour-là. Nous savons par
ailleurs qu'elle fit Aricie dans une représentation de _Phèdre_, où
madame de Staël tenait le rôle principal. Madame Récamier n'est pas
nommée une seule fois dans les _Souvenirs_ de M. de Barante. Pourtant,
après un de ces séjours de Coppet elle lui écrivait qu'elle avait
longtemps suivi des yeux la voiture qui l'emportait et elle lui
recommandait de ne pas dire trop de bien d'elle à madame de Staël, quand
il lui écrirait. Mais ce sont les lettres qu'il faudrait lire tout
entières; M. de Barante les a gardées et elles étaient telles qu'il
pouvait les garder. Il a même gardé le petit chiffon de papier que
madame Récamier lui glissa dans la main un soir chez elle, à Paris, et
où elle avait crayonné une phrase comme celle-ci: «Sortez, cachez-vous
dans l'escalier et remontez quand Molé sera parti.» Sans doute cela ne
veut rien dire et le billet peut s'expliquer de bien des manières. Mais
aussi on nous avait trop parlé de la sainteté de madame Récamier, et
cela nous amuse maintenant de surprendre son manège. Ces lettres, si on
les publie, et on les publiera, ne livreront pas le secret de Julie. Un
doute subsistera. Mais on saura du moins que la divine Julie était plus
sensible qu'on ne l'a dit. On saura qu'elle avouait sa faiblesse réelle
ou feinte à un très jeune homme, plus jeune qu'elle de cinq ans. Et elle
ne sera plus tout à fait celle que Jules de Goncourt appelait si
joliment la Madone de la conversation.

Tous les témoignages s'accordent à reconnaître que M. de Barante était
dans sa jeunesse très séduisant. On dit que le charme d'un homme est
toujours le don de sa mère et qu'on reconnaît à leur grâce les fils des
femmes supérieures. Je n'en jurerais pas; mais il semble bien que la
mère de Prosper de Barante ait été une créature d'élite. Telle que son
fils nous la montre, elle est admirable d'esprit et de coeur. Elle
écrivait pour ses enfants des extraits d'histoires, des géographies en
dialogue et des contes. Quand, sous la Terreur, son mari, ancien
lieutenant criminel à Riom, fut arrêté et conduit à Thiers, elle alla le
rejoindre, à cheval, bien qu'elle fût à la fin d'une grossesse, et elle
accoucha le lendemain. À peine relevée de couches, elle courut à Paris
et sollicita du Comité de salut publia la liberté de son mari et
l'obtint contre toute probabilité. Elle était jeune encore lorsqu'en
1801 un mal mortel la frappa. «Ma mère, dit M. de Barante, sentit la
mort s'approcher sans illusion et avec courage, dans toute la force de
sa raison. Son âme se montra à découvert, soutenue par les souvenirs de
la vie la plus noble et la plus pure. Elle fit entendre à tous un
langage à la fois si élevé et si naturel, que les personnes qui
l'entouraient étaient pénétrées de respect et d'admiration.»

Prosper de Barante entrait dans la vie publique quand il perdit sa mère.
Cet incomparable malheur laissa dans son esprit une empreinte profonde
et durable. «Il me semble, dit-il, que les pensées morales et
religieuses, que les sentiments élevés que je puis avoir datent de ce
moment. J'appris à valoir mieux qu'auparavant; ma conscience devint plus
éclairée et plus sévère.»

C'est là un état d'âme que comprennent tous ceux qui ont passé par une
semblable épreuve. M. de Barante ajoute qu'il lut et relut alors un
livre que son père aimait par-dessus tous les autres, les _Pensées_ de
Pascal, et que ce livre laissa «beaucoup de substance» dans son esprit.
Je veux le croire; mais il n'y paraît guère et l'on ne se douterait pas,
s'il ne l'avait dit, que M. Barante s'est nourri de Pascal. Que le
lieutenant criminel de Riom, un peu janséniste, ait beaucoup lu le livre
de son grand compatriote, qui était peut-être un peu son parent, car ils
sont tous parents en Auvergne, rien de plus naturel. Mais que Prosper de
Barante doive quelque chose au plus fougueux, au plus sombre, au plus
ardent, au plus impitoyable des catholiques, c'est ce qui ne saute pas
aux yeux, et j'ai beau chercher je ne découvre rien dans la modération
de cet homme politique qui rappelle l'inhumanité de l'auteur des
_Provinciales_.

Sage, perspicace, appliqué, tel se montre dès le début Prosper de
Barante, qui, sorti de l'École polytechnique, fut nommé auditeur au
conseil d'État en 1806, à vingt-trois ans. Tout de suite il sentit qu'il
était dans sa voie:

     Je me réjouis beaucoup de cette faveur. J'allais avoir une position
     dans le monde politique, une occupation régulière et l'espoir d'y
     réussir. Mais ce qui me donna bientôt le plus de satisfaction, ce
     fut d'être placé de manière à voir et à entendre l'empereur.

     Je ne partageais certes pas le fétichisme de son entourage, mais
     connaître et apprécier un si grand esprit, un si puissant
     caractère, savoir ce qu'il était et ce qu'il n'était pas absorbait
     mon attention. Je considérais les séances du conseil comme une
     sorte de drame, et j'écoutais curieusement les interlocuteurs et
     surtout l'empereur.

Et il recueille toutes les paroles de l'empereur, qui n'exprime avec
verve, vivement, impatiemment, passant de la raillerie à la colère, et
jurant quand M. Beugnot n'est point de son avis. Ce n'est pas que
Napoléon soit incapable de supporter la contradiction, mais il ne la
souffre que de ceux qu'il sait n'être pas trop opiniâtres.

C'est surtout dans la préparation des lois scolaires qu'il parle
abondamment. Sa pensée est vaste comme le sujet qu'elle traite. Mais il
trouve que l'instruction publique n'est jamais assez dans la main du
gouvernement.

Les séances étaient intéressantes. Par malheur, le jeune auditeur ne put
y assister longtemps. L'empereur le chargea des dépêches pour l'Espagne.
Charles IV (le texte dit Charles II) était alors à Saint-Ildefonse, le
Versailles des rois catholiques. M. de Barante fut reçu par ce Godoy à
qui Marie-Louise de Parme avait donné avec son amour, le titre de prince
de la Paix, et le pouvoir royal. Quand il parlait à la reine «le ton de
sa voix n'avait rien de respectueux, remarque M. de Barante, et je
m'aperçus qu'il voulait me prouver à quel point il était le maître».

Peu de temps après, l'armée française étant entrée à Berlin, il eut
l'ordre de s'y rendre. Il rencontra M. Daru au sortir du Jardin
botanique.

--Je viens de faire un acte de vandalisme, lui dit l'intendant des
armées; j'ai été voir s'il y avait moyen d'arranger en écuries les
orangeries et les serres. Savez-vous quelle idée me poursuivait? Je
songeais que les armées de l'Europe, pourraient bien aussi envahir la
France et entrer à Paris, qu'alors l'intendant militaire, voyant la
galerie du Musée, aviserait d'en faire un magnifique hôpital et irait y
calculer combien de lit on y installerait.

M. de Barante entendit ces paroles comme l'écho de sa propre pensée. Il
ne croyait pas à la durée de l'empire et il le servait comme un maître
qui passe.

Nommé en 1807 sous-préfet à Bressuire, il trouva une petite ville à demi
ensevelie sous le lierre et les orties; un vrai nid de chouans. Mais ces
anciens brigands étaient de très braves gens, qui oubliaient la guerre
pour la chasse, et après dîner chantaient des chansons et dansaient en
rond entre hommes. Population assez facile à administrer surtout par un
fonctionnaire modéré et religieux comme M. de Barante. Les seules
difficultés sérieuses venaient de la conscription. Cette cérémonie
n'était nullement agréable aux gars du Bocage. Aussi Napoléon, qui
craignait une nouvelle chouannerie, n'exigeait des départements de
l'Ouest qu'un contingent réduit. Et encore donnait-il de grandes
facilités pour le remplacement. Il recommandait à ses fonctionnaires de
prendre tous les ménagements possibles, et M. de Barante était d'un
caractère à bien suivre de telles instructions. Le directeur général de
la conscription était alors un M. de Cessac, qui, méthodique et
classificateur, avait dressé un tableau des préfets divisé en quatre
catégories: 1° efforts et succès; 2° efforts sans succès; 3° succès sans
efforts; 4° ni succès ni efforts. M. de Barante ne dit pas dans quelle
catégorie il fut rangé par M. de Cessac.

M. de la Rochejaquelein et sa femme, la veuve de l'héroïque Lescure,
habitaient le château de Clisson, proche Bressuire. Le jeune sous-préfet
les voyait souvent et passait parfois quelques jours de suite chez eux.
Il y trouvait madame de Donissan, qui avait été dame de madame Victoire.
C'était pour un fonctionnaire de l'empire, une société bien royaliste.
Mais le sous-préfet était lui-même assez peu attaché au régime qu'il
servait honnêtement et sans goût. On ne se gênait pas d'en annoncer
devant lui la chute prochaine.

Un soir, il répondit:

--Je crois, comme vous, que l'empereur est destiné à se perdre; il est
enivré par ses victoires et la continuité de ses succès. Un jour viendra
où il tentera l'impossible. Alors vous reverrez les Bourbons. Mais ils
feront tant de fautes, ils connaissent si peu la France, qu'ils
amèneront une nouvelle révolution.

C'était prévoir de loin les trois journées de Juillet.

En 1807, madame de la Rochejaquelein venait de commencer ses _Mémoires_;
elle lut à M. de Barante ce qu'elle avait déjà écrit, jusqu'au passage
de la Loire, et lui proposa «d'achever et même de rédiger avec plus de
style les premiers chapitres».

Il se mit aussitôt à l'oeuvre: madame de la Rochejaquelein dicta ce
qu'elle n'avait pas encore rédigé. Le livre, publié en 1815, est
admirable de vie et de vérité. M. Claude de Barante insiste dans une
longue note pour en faire honneur à son grand-père.

S'il est de M. de Barante, c'est son meilleur livre. Mais on ne peut en
déposséder la veuve de M. de Lescure. L'édition de 1889 établit qu'il
lui appartient en propre? Et avait-on besoin même de preuves tirées de
l'examen des manuscrits? Ce livre est fait des deuils, des souffrances,
des périls, des misères de cette femme de coeur. Ce livre c'est
elle-même, ce qu'elle a vu, ce qu'elle a souffert. Je sais bien que M.
de Barante l'a retouché, rédigé, si l'on veut, comme disent d'anciennes
éditions, et qu'il y a ajouté des chapitres topographiques. Cela n'est
ni contesté ni contestable.

Oui, il a beaucoup corrigé, mais toutes ses corrections ne sont pas
heureuses et les éditeurs de 1889 ont montré que dans plus d'un endroit
M. de Barante avait gâté le texte original.

Il est regrettable que M. Claude de Barante ait rouvert un débat qu'on
croyait clos. Il me semble bien que la question a été jugée en faveur de
madame de la Rochejaquelein, il y a une dizaine d'années, par des
savants des départements de l'Ouest formés en comité sous la présidence
de M. Pie, évêque de Poitiers.

À vingt-six ans, M. de Barante était nommé préfet de la Vendée. Il
montra dans ces nouvelles fonctions le même esprit de bienveillance et
la bonne grâce qu'il avait déployés à Bressuire, mais il croyait de
moins en moins à la durée de l'empire. Il assista comme préfet au
mariage de l'empereur:

     Ce fut vraiment une belle cérémonie. Rien n'était plus magnifique
     que ce long défilé de la cour impériale, de ces rois, de ces reines
     formant le cortège de l'impératrice, de ces grands personnages, de
     ces maréchaux couverts d'or, de plaques et de cordons, suivant,
     pour se rendre au grand salon carré du Louvre disposé en chapelle,
     la galerie du musée, entre deux haies de spectateurs, hommes ou
     femmes, parés, brodés, revêtus de leur uniforme.

Quand l'empereur, l'impératrice et le cortège furent passés, M. Mounier
dit à l'oreille de M. de Barante:

--Tout cela ne nous empêchera pas d'aller un de ces jours mourir en
Bessarabie.

M. Mounier savait à qui il parlait.

Ce premier volume nous montre en M. de Barante un homme de beaucoup de
tact, de sens et finesse, un homme de second plan, mais qui a bien son
originalité: c'est un janséniste aimable.



MYSTICISME ET SCIENCE

_Dic nobis Maria..._


Je ne suis, qu'un rêveur et sans doute je ne perçois les choses humaines
que dans le demi-sommeil de la méditation, mais il me semble que la
saison où nous sommes, l'équinoxe du printemps, est une époque de
conciliation et de sympathie pendant laquelle il convient de faire
entendre des paroles d'espérance et d'amitié. Et ce qui me fait croire
cela, c'est, vous le dirai-je, la coutume des oeufs de Pâques qui, datant
d'un âge immémorial et remontant sans doute aux civilisations
primitives, s'est conservée jusqu'à nos jours chez les peuples
chrétiens. Cette longue tradition, qui atteste l'esprit conservateur des
sociétés, montre aussi que bien des choses peuvent être conciliées, qui
semblaient inconciliables.

Il faut entendre les leçons du calendrier. Au moment de l'année que nous
avons dépassé de quelques jours, les mystères de la nature et les
mystères de la religion se confondent en féeries magnifiques; l'esprit
et la matière célèbrent à l'envi l'éternelle résurrection; les
sanctuaires et les bois fleurissent ensemble. L'Église chante: «_Dic
nobis, Maria..._ Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu sur le chemin?--J'ai vu le
suaire et les vêtements, les témoins angéliques, et j'ai vu la gloire du
Ressuscité.» Et ces paroles charmantes expriment avec la même puissance
le retour du printemps et la victoire du Christ. Elles associent dans
une image de passion et de gloire l'éternel Adonis et le Dieu des temps
nouveaux. Tandis que de la nef montent avec l'encens ces paroles
joyeuses: «Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu sur ton chemin?» les oiseaux qui
font leur nid dans le vieux clocher répondent par leur chant: «Marie,
Marie, dans ton chemin, tu as vu les premiers rayons du soleil se mêler
à la douce pluie, comme le sourire aux larmes, et se transformer en
feuilles et en fleurs. La lumière se change aussi en amour quand elle
pénètre dans nos coeurs. C'est pourquoi, saisis de l'ardeur de bâtir des
nids, nous portons des brins de paille dans noire bec. Oui, la chaleur
féconde se métamorphose en désir. Ce qui est une grande preuve de
l'unité de composition de l'univers. M. Berthelot, qui est chimiste,
commence à soupçonner ces choses, que les vieux alchimistes avaient
devinées avant lui. Mais comment, de cette unité, sortit la diversité?
C'est ce qui passe l'intelligence des chimistes comme celle des oiseaux.

Voilà, voilà ce que Marie a vu sur son chemin. Elle a vu la gloire du
Ressuscité, qui meurt et qui renaît tous les ans. Il renaîtra longtemps
encore après que nous ne serons qu'un peu de cendre légère; mais il ne
renaîtra pas toujours, car il n'est (tout soleil qu'il est) qu'une
goutte de feu perdue dans l'espace infini. Et que sommes-nous, nous les
oiseaux? Un rien, un monde. Nous aimons, nous couvons nos oeufs, nous
nourrissons nos petits. Nous sommes une parcelle de la vie universelle.
Et tout, dans l'univers, est utile, à moins que tout ne soit qu'illusion
et vanité; ces deux idées sont également philosophiques. Mais les
oiseaux croient que les oiseaux sont nécessaires et ils agissent en
conséquence.»

Voilà le dialogue des orgues et des oiseaux tel que je l'ai entendu en
passant devant une église de village, le matin de Pâques. Il m'a paru
très religieux.

Dans tous les pays et dans tous les siècles, le solstice du printemps a
mêlé ainsi, dans une solennité joyeuse, les espérances du mystique à
l'allégresse de la nature. Le christianisme ne s'est pas dégagé, dans
ses féeries pascales de ce doux paganisme qui l'enlace, au fond de nos
campagnes, comme le lierre et la ronce embrassent une croix de pierre.

M. Camille Flammarion me contait un jour que dans le Bassigny, son pays
natal, les paysans célèbrent encore le renouveau, comme au temps de
Jeanne d'Arc, en associant aux cérémonies du culte catholique des rites
plus anciens, qui témoignent d'un naturalisme candide. Et partout la
rencontre de Marie avec le mystérieux jardinier devient le symbole des
joies de la terre en même temps que des espérances célestes. «_Dic
nobis, Maria..._ Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu sur ton chemin?...» Je la
retrouvais l'autre jour, cette parole liturgique, dans une revue de
littérature et d'art, au début d'un de ces articles de critique morale
qui trahissent le mysticisme de la génération nouvelle. «Marie, qu'as-tu
vu sur la route?» répétait avec anxiété M. Paul Desjardins, ce jour de
Pâques, en commençant d'écrire sur un des maîtres en qui la jeunesse a
mis de grandes espérances[5].

Et ces pages, d'un accent si pur, d'un sentiment si généreux,
témoignaient d'une telle inquiétude que j'en fus un peu troublé. Le _Dic
nobis, Maria_ y devenait la devise d'une palingénésie confuse, d'une
religion indécise, d'un je ne sais quoi de meilleur qui va naître. Cet
article de M. Desjardins est un signe, entre mille autres, du malaise de
l'esprit nouveau.

Tout cela est bien trouble encore. Mais il importe de suivre ce
mouvement qui commence; il faut le suivre avec sollicitude, et dans
celle humeur bienveillante qui nous pénétrait au moment d'écrire ces
lignes. Nous nous attacherons à discerner la direction que prennent les
jeunes intelligences. C'est aux plus fermes et aux plus sages d'essayer
de conduire et d'éclairer ceux qui entrent aujourd'hui dans la vie
intellectuelle. Je n'ai pas d'autre ambition pour ma part que de me
débrouiller parmi ces nouveautés indécises. Je le dois, il le faut,
puisqu'enfin j'écris, ce qui est terrible, quand on y songe.

Le plus clair c'est que la confiance dans la science, que nous avions si
forte, est plus qu'à demi perdue. Nous étions persuadés qu'avec de
bonnes méthodes expérimentales et des observations bien faites nous
arriverions assez vite à créer le rationalisme universel. Et nous
n'étions pas éloignés de croire que du XVIIIe siècle datait une ère
nouvelle. Je le crois encore. Mais il faut bien reconnaître que les
choses ne vont pas aussi vite que nous pensions et que l'affaire n'est
pas aussi simple qu'elle nous paraissait: M. Ernest Renan, notre maître,
qui plus que tout autre a cru, a espéré en la science, avoue lui-même,
sans renier sa foi, qu'il y avait quelque illusion à penser qu'une
société pût aujourd'hui se fonder tout entière sur le rationalisme et
sur l'expérience.

La jeunesse actuelle cherche autre chose. Et, puisqu'on repousse cette
science que nous apportions comme la révélation suprême, il faut bien
que nous sachions pourquoi on la repousse.

On lui reproche d'abord son insuffisance. La science, nous dit-on, n'est
pas fondée; vous avez constitué des sciences, ce qui est bien différent.
Et qu'est-ce que vous appelez sciences, s'il vous plaît? Des lunettes,
ni plus ni moins. Des lunettes! Elles vous donnent une vue plus
pénétrante et vous permettent d'examiner certains phénomènes plus
exactement. D'accord! Mais, cela importe-t-il beaucoup? Quand vous avez
observé quelques mirages de plus dans cet abîme d'apparences qui est
l'univers sensible, en connaissez-vous mieux la raison des choses, les
lois du monde qu'il importerait de connaître? Et croyez-vous que vos
découvertes en physiologie et en chimie vous aient mis sur la voie d'une
seule vérité morale?

Votre science ne peut aspirer à nous gouverner parce qu'elle est
d'elle-même sans morale et que les principes d'action qu'on pourrait en
tirer seraient immoraux.

Elle est inhumaine; sa cruauté nous blesse; elle nous anéantit dans la
nature; elle nous rapproche des animaux et des plantes en nous montrant
ce qu'ils ont en commun avec nous, c'est-à-dire tout: les organes, la
joie, la douleur et même la pensée. Elle nous montre perdus avec eux sur
un grain de sable et elle proclame insolemment que les destinées de
l'humanité tout entière ne sont pas quelque chose d'appréciable dans
l'univers.

En vain, nous lui crions que nous retrouvons l'infini en nous. Elle nous
apprend que la terre n'est pas même un globule dans cette veine
d'Ouranos, que nous nommons la voie lactée; elle nous fait rougir de
honte et de confusion au souvenir du temps où nous nous croyions le
centre du monde et le plus bel ouvrage de Dieu, nous qui, en réalité,
tournons gauchement autour d'une médiocre étoile, un million de fois
plus petite que Sirius.

Notre imperceptible canton de l'univers semble assez pauvre, autant que
nous pouvons en juger. Il n'a qu'un soleil, tandis que beaucoup de
systèmes en ont deux ou trois. Son astre central doit avoir peu d'éclat,
vu des systèmes les plus voisins. Il est rougeâtre, ce qui est signe
qu'il ne brûle plus avec l'énergie des jeunes étoiles toutes blanches;
bientôt, dans quelques millions de siècles seulement, il ne montrera
plus qu'un disque fuligineux, taché de larges scories noires; et ce sera
la fin, et le grain de poussière, qui se nomme la Terre et qui n'aura
plus de nom alors, roulera avec lui dans la nuit éternelle.

L'humanité aura péri, sans doute, bien avant cette époque. En attendant,
on nous enseigne que nous nous acheminons vers la constellation
d'Hercule; notre poussière y parviendra un jour dans l'ombre et le
silence: c'est là tout ce que la science peut nous révéler des destinées
de l'humanité.

Nous faisons le voyage en compagnie de quelques planètes dont les unes
se perdent pour nous dans la lumière du soleil, comme Vénus et Mercure
et les autres dans la nuit de l'espace, comme Uranus et Neptune. On
croit avoir remarqué que Vénus ne présente jamais qu'une face au soleil.
Mais on n'en est pas encore bien sûr. La seule planète dont nous ayons
pu observer la surface est Mars, notre voisin; on y a distingué des
terres, des mers, des nuages, de la neige au pôle, et M. Flammarion en a
dessiné la carte. M. Schiaparelli y a vu des canaux, l'an passé. Ces
canaux se creusent comme par enchantement et, si ce sont là des ouvrages
de l'industrie martienne, il faut reconnaître que les ingénieurs de
cette planète sont infiniment supérieurs aux nôtres. Mais on ne sait pas
si ce sont des canaux et il semble bien que ce monde soit mouvant et
plus agité que la face de la terre. Sa figure change à toute heure. Il
est infiniment probable qu'il est habité; mais nous ne saurons jamais
quelles formes y revêt la vie. Il est vraisemblable qu'elle y est aussi
pénible que sur la terre; nous pouvons le croire, et c'est là du moins
une consolation que la science ne nous enlève pas.

Et quant à l'homme même, qu'en a fait la science? Elle l'a destitué de
toutes les vertus qui faisaient son orgueil et sa beauté. Elle lui a
enseigné que tout en lui comme autour de lui était déterminé par des
lois fatales, que la volonté était une illusion et qu'il n'était qu'une
machine ignorante de son propre mécanisme. Elle a supprimé jusqu'au
sentiment de son identité, sur lequel il fondait de si fières
espérances. Elle lui a montré deux existences distinctes, deux âmes dans
un même individu.

La génération nouvelle fait ainsi le procès à la science et la déclare
déchue du droit de gouverner l'humanité.

Que veut-elle mettre à la place des connaissances positives? C'est ce
que nous avons le devoir de rechercher.



CÉSAR BORGIA[6]


Il fallait qu'il y eût des Borgia, pour qu'on sût tout ce que fait la
bête humaine quand elle est robuste et déchaînée. Ces Espagnols
romanisés n'étaient point nés qu'on sache avec un autre coeur, avec une
autre âme que le vulgaire. Leur longue habitude du crime ne les a pas
déracinés tout à fait de l'humanité, à laquelle ils tiennent encore par
des fibres saignantes. Les sentiments naturels éclatent en eux avec
violence. Le pape Alexandre a des entrailles de père: devant le cadavre
de son premier-né, il pleure comme un enfant et prie comme une femme. Sa
fille Lucrèce est capable d'attachement et donne des larmes sincères à
la mémoire de son second mari et à celle de son frère. Et si le plus
dénaturé des Borgia, César, n'eut pas, dans toute sa vie, une lueur de
pitié ni un éclair de tendresse, il montra dans la conduite de la guerre
et dans l'administration des pays conquis un esprit d'ordre, de sagesse
et de mesure qui atteste du moins une certaine beauté intellectuelle.
Non, les Borgia n'étaient pas des monstres au sens propre du mot. Leur
personne morale n'était atteinte, à ce qu'il semble, d'aucun vice
constitutionnel: ils ne différaient point, par leurs idées ou leurs
sentiments, des Savelli, des Gaetani, des Orsini, dont ils étaient
entourés. C'étaient des êtres violents, en pleine possession de la vie.
Ils désiraient tout, et en cela ils étaient hommes; ils pouvaient tout:
c'est ce qui les rendit effroyablement criminels. Il serait dangereux de
se le dissimuler: les sociétés humaines contiennent beaucoup de Borgias,
je veux dire beaucoup de gens possédés d'une furieuse envie de
s'accroître et de jouir.

Notre société en renferme encore un très grand nombre. Ils sont de
tempérament médiocre et craignent les gendarmes. C'est l'effet de la
civilisation d'affaiblir peu à peu les énergies naturelles. Mais le
fonds humain ne change pas, et ce fonds est âpre, égoïste, jaloux,
sensuel, féroce.

Il n'y a pas, dans nos administrations, de pauvre bureau qui ne voie,
dans ses quatre murs tapissés de papier vert, toutes les convoitises et
toutes les haines qui s'allumèrent dans le Vatican, sous la papauté
espagnole. Mais la bête humaine y est moins vigoureuse, moins ardente,
moins fière; le tigre royal est devenu le chat domestique. Au fond,
l'affaire est la même: il s'agit de vivre, et cela seul est déjà féroce.

César était encore adolescent quand son père, le cardinal Rodriguez
Borgia s'éleva par la simonie au siège pontifical. C'était un vieil
homme dur et rusé qui gardait pour la luxure et la domination des
capacités énormes. Chez lui l'instinct était merveilleux, comme chez les
bêtes. Son cynisme était magnifique. Il assit à son côté, dans la chaire
de Pierre, celle belle Julie Farnèse que le peuple de Rome appelait,
pour égaler le blasphème au scandale, la femme de Jésus-Christ, _sposa
del Christo_. Les gens du peuple disaient encore, en montrant du doigt
le frère de Julie, ce Farnèse, qu'Alexandre avait revêtu de la pourpre:
«C'est le cardinal _della Gonella_, le cardinal du cotillon». Le Romain
riait et laissait dire. En ces jours-là, chez les petits comme chez les
grands, dans tout le peuple, la chair débridée faisait rage. Ce vieux
pontife obèse était grand d'impureté, quand, aux noces de Lucrèce, il
versait des dragées dans le corsage des nobles Romaines, ou quand, après
souper, assis à côté de sa fille, il faisait danser des courtisanes
nues, qu'éclairaient les flambeaux de la table posés à terre. Cependant
le Tibre roulait toutes les nuits des cadavres, et il y avait chaque
jour quelqu'un dont on apprenait la mort en même temps que la maladie.
Le saint-père avait des moyens sûrs de se défaire de ses ennemis. À cela
près, bon chrétien, car il n'erra jamais en matière de foi et se montra
fort désireux d'accroître le domaine de saint Pierre. Mais, à vrai dire,
il n'aima rien tant que ses enfants, les accabla de biens et d'honneurs
jusqu'à nommer sa fille Lucrèce garde du sceau pontifical, régente du
Vatican et gouverneur de Spolète.

À quinze ans, César était archevêque de Pampelune; à dix-sept, cardinal
de Valence. L'ambassadeur du duc de Ferrare l'alla voir dans sa maison
du Transtevère. Après une de ces visites, il écrivit dans une dépêche,
les quelques mots que voici:

«Il allait partir pour la chasse: il était vêtu de soie, l'arme au côté.
À peine un petit cercle rappelait le simple tonsuré. Nous cheminâmes
ensemble à cheval, en nous entretenant. C'est un personnage d'un grand
esprit, très supérieur, et d'un caractère exquis. Il est d'une grande
modestie.» Les contemporains vantaient volontiers la modestie de César
et celle de sa soeur Lucrèce. Il reste à savoir ce qu'ils entendaient par
modestie, et si ce n'était pas l'élégante sobriété du geste et de la
parole.

En ce cas, César méritait cette louange. Bien qu'instruit dans les
sciences sacrées et les sciences profanes, théologien, humaniste et même
poète, il demeurait silencieux et taciturne. C'était, disent ceux qui
l'ont approché, un seigneur fort solitaire et secret, _molto solitario e
segreto_. Amoureux des étoffes somptueuses, des bijoux ingénieux et des
pierreries étincelantes, il passait magnifiquement vêtu, roulant entre
ses doigts une boule d'or contenant des parfums, et la tête déjà pleine
de ces grands desseins que Machiavel devait bientôt admirer. Sous un
ciel et dans un temps où c'était une gloire que d'être beau, César était
d'une beauté éclatante.

Cette race des Borgia, que l'obésité envahissait avec l'âge, était
superbe dans la première sève de la jeunesse. Ce prince blond et
charmant, _biondo e bello_, songeait à rejeter la pourpre qui
l'embarrassait et à ceindre l'épée. Mais l'épée qu'il convoitait, l'épée
de capitaine général des milices pontificales devant laquelle
s'inclinait le gonfalon de l'Église, son frère, le fils aîné du pape, le
duc de Gandia, la tenait et ne se la laisserait pas arracher.

À vingt ans, César commit son premier crime et ce fut le chef-d'oeuvre
des crimes. Les deux frères dînaient dans la maison de Madona Vanozza,
leur mère, proche Saint-Pierre aux Liens. Dîner d'adieu; ils devaient
tous deux quitter Rome le lendemain, César pour assister au couronnement
du roi de Naples, Gandia pour recevoir l'investiture des nouvelles
possessions que lui avait données le pape. On se sépara assez avant dans
la nuit. César sur sa mule, et Gandia sur son cheval, partirent
ensemble. Ils prirent le chemin du Vatican et se séparèrent devant le
palais du cardinal Sforza. Là, le duc de Gandia prit congé de son frère
et s'engagea dans une ruelle.

Il ne rentra pas chez lui. Le pape le fit chercher partout pendant deux
jours; ce fut en vain. Le troisième jour on envoya trois cents mariniers
fouiller le lit du Tibre; l'un d'eux ramena dans ses filets le corps du
duc de Gandia, percé de neuf blessures et la gorge ouverte. La douleur
du père fut horrible et démesurée. Cet homme sensuel, déchiré dans ses
entrailles, ne cessait point de gémir et de pleurer. Son orgueil s'était
écroulé avec sa joie. Il demandait pardon à Dieu, cependant il poussait
l'enquête, anxieux de connaître la vérité, impatient de lumière. Chaque
jour apportait quelque indice. Des témoins avaient vu les assassins
soutenir le corps vacillant sur un cheval, puis le jeter dans le fleuve.
On allait découvrir les coupables. Tout à coup le pape arrêta l'enquête.
Il craignait d'en savoir déjà trop. Il ne voulait plus connaître le
meurtrier de son fils. Il ne voulait pas savoir le nom que Rome entière
prononçait tout bas.

«Sa Sainteté ne cherche plus, dit un témoin, et tous ceux qui
l'entourent ont la même opinion, il doit savoir la vérité.» Trois
semaines plus tard, César était de retour à Rome. Le Sacré Collège se
rendit au Vatican, où le pape attendait, selon l'usage, pour lui donner
sa bénédiction pontificale, ce fils, qu'il n'avait pas revu depuis le
meurtre. Arrivé au pied du trône, César s'inclina. Son père ouvrit les
bras et le baisa silencieusement au front, puis il descendit de son
siège. _Eo deosculato, descendit de solio_. En posant ses lèvres sur le
front de Caïn, ce malheureux père a goûté sans doute toute l'amertume
humaine, et son silence est plein d'une désolation infinie. Mais c'est
un homme de premier mouvement, en qui toutes les impressions, même les
plus fortes, sont fugitives. Bientôt il oubliera le cadavre sanglant que
le Tibre a roulé. Il admirera malgré lui ce fils audacieux qui n'a
craint ni Dieu ni son père. Il reconnaîtra son sang. Il débarrassera
César de la pourpre qui va mal à un tel audacieux et il l'enrichira des
dépouilles de la victime. C'est à César qu'il remettra le gonfalon de
l'Église. Et quand César aura conquis les Romagnes et rendu à saint
Pierre les villes de son patrimoine, les entrailles du père
tressailliront de joie et d'amour. Trois ans plus tard, à la nouvelle
que son fils va venir, le pape ne donne plus d'audiences, dit un clerc
des cérémonies, il est fiévreux, agité; il pleure, il rit en même temps.

Ces sentiments ne témoignent-ils pas d'une humanité terriblement rude et
simple? C'est ainsi, n'est-il pas vrai? qu'on imagine l'âme des hommes
des cavernes.

En fait de crimes, César ne fit jamais plus grand que l'assassinat de
Gandia. Mais ses autres meurtres, celui, par exemple, d'Alphonse de
Bisceglie, le second mari de Lucrèce, portent ce même caractère
d'utilité pratique. César tua toujours froidement, sans fantaisie, par
pur intérêt. Il n'est pas possible de mettre plus de lucidité dans le
crime. Dans toutes ses entreprises, il portait un génie démesuré et des
ardeurs surhumaines. Ce blond César, danseur gracieux, qui conduisait,
entre deux assauts, des ballets symboliques, était un Hercule.

Le jour de la Saint-Jean, le 24 juin de l'année 1500, on avait organisé
des courses de taureaux à Rome, derrière la basilique de Saint-Pierre,
selon la mode apportée à Rome, depuis Callixte, par les Aragonais. César
descendit, à visage découvert, dans l'arène, combattit à pied,
simplement revêtu d'un pourpoint, avec l'épée courte et la _muleta_ et,
dans cinq passes successives, se mesura avec cinq taureaux qu'il mit
tous à mort. Il abattit même le dernier d'un seul coup d'espadon, aux
cris d'une foule en délire.

Aux fêtes du troisième mariage de Lucrèce Borgia, le 2 janvier 1502, il
y eut encore des combats de taureaux sur la place Saint-Pierre. Cette
fois, César descendit à cheval dans l'arène. Il salua l'assistance à la
mode espagnole et, fonçant droit sur la bête, l'attaqua à la lance. Puis
il se montra à pied au milieu du _cuadrilla_ de dix Espagnols.

Il est croyable, que, dans sa vie brûlante, il ne connut pas de plus
grande joie que celle d'employer la force inépuisable de ses muscles. On
le voyait sans cesse occupé à tordre une barre d'acier, à rompre un fer
à cheval ou une corde neuve.

Les historiens nous le montrent à Césena, après la conquête, entouré de
ses compagnons d'armes et de plaisirs, gravissant chaque dimanche la
colline où les paysans se rassemblaient pour essayer leur force et leur
adresse, et là prenant part, sans être reconnu, aux jeux en usage chez
ces robustes et violentes populations des Romagnes et exigeant de tous
les gentilshommes qu'ils acceptassent comme lui la lutte avec les
rustres.

Il méprisait profondément les femmes. Ayant épousé Charlotte d'Albret,
fille du roi de Navarre, il la quitta quelques jours après son mariage
et n'eut plus le loisir de la revoir. Pendant une de ses campagnes dans
les Romagnes, il vit la femme d'un de ses capitaines vénitiens, la
trouva belle et la fit enlever. À Capoue, il garda pour lui les plus
belles prisonnières. Ceux qui entraient dans sa tente apercevaient une
grande belle fille sans nom, sans histoire, favorite muette, dit M.
Yriarte, qu'il menait en campagne. On ne sait pas même le nom de la mère
des deux bâtards qu'il laissa après lui. En somme, il ne donna jamais
une pensée à une femme. Mais cet homme fort perdit, près d'une femme, en
un jour, sa santé et sa beauté. À vingt-cinq ans son visage se couvrit
subitement de pustules et de taches ardentes, qu'il garda jusqu'à sa
mort. Ses yeux caves semblaient venimeux. Il fut horrible dès lors.

On sait comment la mort d'Alexandre VI ruina la fortune de César et
comment, trahi par Gonzalve de Cordoue, le duc des Romagnes dut renoncer
à tous droits sur les États qu'il avait conquis. On sait que, deux ans,
prisonnier de Ferdinand le Catholique, César réussit à s'évader du
château de Medina del Campo et, s'étant mis au service du roi de
Navarre, son beau-frère, se fit tuer en furieux à Viana. Dans sa vie si
courte, il étonna moins encore par la froideur de sa scélératesse que
par l'éclat de son intelligence. C'était un capitaine excellent et un
politique habile. Machiavel admirait l'homme qui allait toujours à la
vérité effective de choses.

«Ce seigneur, a-t-il dit du duc des Romagnes, est splendide et
magnifique et, dans la carrière des armes, telle est son audace, que les
plus hautes entreprises lui semblent peu de chose; dès qu'il s'agit
d'acquérir de la gloire et d'agrandir ses États, il ne connaît ni repos,
ni fatigue, ni danger. À peine arrive-t-il en quelque lieu, on apprend
son départ. Il sait se faire bien venir du soldat. Il sut rassembler les
meilleures troupes de l'Italie; et toutes ces circonstances, jointes à
une fortune insolente, font de lui un victorieux et un formidable.»

Nul doute que César Borgia n'ait été un des plus habiles hommes de son
temps.

Des témoignages irrécusables nous le montrent doux à ses peuples,
attentif à ne point les surcharger d'impôts, et, en marche dans les
campagnes à la tête de ses troupes, libéral pour tous ceux qui venaient
au-devant de lui demander des grâces, solliciter sa générosité, réclamer
la liberté de quelque parent prisonnier ou exilé, ou de quelque soldat
réfractaire. César ne les rebutait jamais, tandis qu'il se montrait
impitoyable pour les concussionnaires. Enfin, il était assez habile pour
se montrer juste et humain quand il le fallait.

Il eut, avec l'âme la plus noire, une brillante et vaste intelligence.
Irons-nous jusqu'à dire qu'il eut un grand génie? Non, car, en
définitive, il ne fonda rien et le démon dont il était possédé précipita
furieusement la ruine de son oeuvre et de sa vie. D'ailleurs, il est bon
et consolant de se dire, avec un historien optimiste, que la puissance
créatrice est toujours le partage de la grandeur morale.

Tout ce qu'on vient de lire n'est qu'une suite de notes prises sur le
livre de M. Charles Yriarte, et par endroits je dois le dire, ces notes
suivent le texte de très près.

Ce livre est aussi intéressant que possible. Il est visible que M.
Charles Yriarte a pris beaucoup de plaisir à l'écrire. C'est un grand
curieux que M. Charles Yriarte. Son histoire de _César Borgia_, très
étudiée dans l'ensemble, contient des parties neuves. Je signalerai
particulièrement à cet égard les chapitres sur la captivité et la mort
du héros, ainsi que quelques pages sur l'épée que César se fit faire en
1498 avec cette devise: _Cum Numine Cesaris Omen_.



JAMES DARMESTETER[7]


J'aime beaucoup le Collège de France et cela pour diverses raisons. On y
professe à la fois les plus vieilles sciences du monde et les plus
nouvelles. L'enseignement qu'on y donne ne sert à rien; aussi garde-t-il
une noblesse incomparable. Il y est absolument libre. MM. les lecteurs
et professeurs, comme dit l'affiche, traitent de ce qu'ils veulent et
comme ils veulent. Là, M. Émile Deschanel parle ingénieusement du
romantisme des classiques, et M. Brown-Sequart cherche les moyens de
vaincre la vieillesse.

Cette antique maison a cela d'aimable, qu'elle est ouverte à toutes les
nouveautés. On y enseigne tout. Je voudrais qu'on y enseignât le reste.
Je voudrais qu'on y créât une chaire de télépathie pour quelque élève du
docteur Charles Richet et une chaire de socialisme dont M. Malon serait
le titulaire. J'oserais réclamer aussi une chaire d'astronomie physique,
afin d'étudier de plus près les canaux de la planète Mars, qui
m'inquiètent beaucoup. Il conviendrait d'en disserter amplement avant
qu'un astronome constate qu'ils n'existent point. Je ne sais rien de
plus attachant que les jeunes sciences qui en sont encore aux fables de
l'enfance, et je voudrais que le Collège de France ouvrît à toutes son
sein indulgent. Cet établissement unit en lui des vieux procédés et les
nouvelles méthodes: tel professeur y continue encore Rollin et nos vieux
oratoriens; tel autre, comme M. Gaston Paris ou M. Louis Havet, y
déploie toutes les ressources de l'érudition moderne. C'est une abbaye
de Thélème où chacun est libre parce que tout le monde y est sage. On
souffre que la jeunesse y soit bouillante et que la vieillesse y
sommeille quelquefois. On doit y être heureux. Chaque maître a ses
auditeurs. L'un est écouté par de jeunes savants, l'autre par des femmes
élégantes, un troisième par quelques vieillards frileux. Et chacun a une
belle affiche blanche à la porte de sa maison. M. Renan administre le
Collège de France avec un esprit de prudence et d'amour et cette foi
dans les choses de la science qui inspire toutes ses pensées et toutes
ses actions. Son indulgente sollicitude y maintient la paix,
l'indépendance et la justice. Il rappelle ces grands abbés d'autrefois
qui, tenant la crosse d'une main grasse et blanche, déployaient dans le
gouvernement de leur monastère la plus douce énergie et cachaient leur
zèle sous leur sourire.

Il n'y a pas jusqu'aux murs du Collège de France qui ne me charment par
une expression de silence et de recueillement. Ils sont vieux, mais non
point d'une antiquité profonde. Leurs premiers fondements datent de deux
siècles. J'ai lu dans je ne sais quel bouquin poudreux et racorni les
lamentations de Ramus, se plaignant d'être réduit à professer dans la
rue, en sorte que ses leçons, disait-il, étaient sans cesse «importunées
et destourbies par le passage des crocheteurs et lavandières». Mais les
murs du Collège de France, qui commencèrent à s'élever sous Louis XIII,
ont entendu Gassendi, Guy Patin, Rollin, Tournefort, Daubenton, Lalande,
Vauquelin et Cuvier. Et plus tard ils ont entendu ceux dont Michelet a
dit: «Nous étions trois cordes harmonieuses: Quinet, Mickiewicz et moi.»

Quand on va au Collège de France, pour bien faire, il faut aller par la
rue Saint-Jacques. C'est une rue mal pavée, étroite et tortueuse, mais
noble et pleine de gloire. Car c'est là que furent établies, au temps du
roi Louis XI, les presses du premier imprimeur parisien. Trois siècles,
cette voie fut honorée par d'illustres et doctes libraires, et
maintenant, ruinée et déchue, elle est encore bordée d'étalages de
bouquins latins et grecs. Là, sous un ciel gris, dans l'ombre humide,
sur le pavé gras, bousculé par les voitures, le pauvre poète qui aime le
livre parce que le livre est le rêve, s'arrête instinctivement devant
les boîtes du bouquiniste. Il ouvre un petit classique de deux sous, de
mine pitoyable et tout taché d'encre. Il lit et voit bientôt--ô
magie!--des figures de vierges passer dans leur tunique blanche. Il voit
Antigone sous les lauriers sacrés. Et il s'en va poursuivant, les pieds
dans la boue, l'essaim des ombres héroïques et charmantes.

Je l'avoue, jadis, à l'âge où l'on attrape les vers de Sophocle aux
étalages des bouquinistes, j'allais au Collège de France par cette
étroite, montueuse, raboteuse, sale et vénérable rue Saint-Jacques, où
l'on acquiert le mépris des faux biens avec la certitude que les seules
richesses enviables sont celles de l'intelligence. Si j'ai pris la
liberté de vous conduire aujourd'hui--par la rue Saint-Jacques--à la
vieille maison que fonda François Ier, c'est pour vous faire entendre un
des plus jeunes et des plus estimés professeurs du Collège de France, M.
James Darmesteter, qui y occupe la chaire des langues iraniennes. Ce nom
de Darmesteter est deux fois cher à la science. Le frère de James,
Arsène, est mort jeune, mais non pas sans avoir laissé des travaux
considérables sur la langue française. Il était excellent par la
méthode, la rectitude et la faculté de construire. Son livre de la _Vie
des mots_ est d'une logique supérieure. Arsène a fait, en collaboration
avec le vénéré M. Hatzfeld, un dictionnaire français qui, je l'espère,
sera bientôt publié et qui sera le premier où l'on trouvera les divers
sens de chaque mot dérivant logiquement les uns des autres et
s'expliquant par leur succession même. C'était l'homme le plus simple,
le meilleur, le plus laborieux, et tous ceux qui l'ont fréquenté dans sa
modeste maison de Vaugirard peuvent témoigner de la sainteté de sa vie.
Je vois encore sa figure paisible et grave d'artisan, son geste sobre,
son air d'humilité fière et d'intelligente candeur. J'entends encore sa
parole nette comme sa pensée, égale, douce et pénétrante. Son jeune
frère, M. James Darmesteter pour lequel il avait un coeur et des yeux de
mère, donnait d'aussi grandes espérances, fondées sur d'autres qualités.
Plus spontané, plus rapide, tout en intuitions soudaines, James était
admirable pour la hardiesse et la variété des vues. Il abondait en idées
générales, et l'on devinait dès lors que son activité dévorerait une
large part de science et de poésie. Il n'avait ni la sérénité ni la
prudence intellectuelle de son frère. Sa parole haletante, brève,
imagée, annonce un tout autre génie; son regard fiévreux trahit le
poète, et en vérité il est poète autant que savant. Je voudrais vous
peindre ce noir regard d'arabe sur son pâle visage aux traits accentués,
qui porte les traces d'une extrême délicatesse de tempérament. Je
voudrais montrer tout ce qu'il y a de passion et d'ardeur dans cette
enveloppe frêle. Du moins vous le retrouverez tout entier dans ses
livres, dans son style éclatant et brisé, dans ses idées emportées, dans
son impétueuse imagination.

James Darmesteter est juif. Il en a le masque, il en a l'âme, cette âme
opiniâtre et patiente qui n'a jamais cédé. Il est juif avec une sorte de
fidélité qui est encore de la foi. Assurément, il est affranchi de toute
religion positive. Il a fait sa principale étude des mythes, et il s'est
appliqué à reconnaître à la fois le mécanisme des langues et le
mécanisme des religions. Il sait comment les croyances d'Israël se sont
élaborées. Mais dans un certain sens il a gardé sa créance à la Bible
des juifs. En dehors de toute confession, au dessus de tout dogme, il
est resté attaché à l'esprit des Écritures. Bien plus, par un tour
original de la pensée, il fait entrer les plus belles parties du
christianisme dans le judaïsme et ramenant l'église à la synagogue, il
réconcilie la mère et la fille, dans une Jérusalem idéale. Mais c'est la
fille, comme de raison, qui reconnaît ses torts et confesse ses erreurs.
Il trouve que le christianisme a beaucoup de judaïsme. Et voici comme il
s'exprime dans ses _Essais orientaux_:

«Tout ce qui, dans le christianisme, vient en droite ligne du judaïsme
vit et vivra. Le règne de la Bible et des Évangiles, _en tant qu'ils
s'inspirent d'elle_, ne pourra que s'affermir à mesure que les religions
positives qui s'y rattachent perdront de leur empire. Les grandes
religions survivent à leurs autels et à leurs prêtres: l'hellénisme
aboli a moins d'incrédules aujourd'hui qu'aux jours de Socrate et
d'Anaxagore: les dieux d'Homère se mouraient quand Phidias les taillait
dans le paros; c'est à présent qu'ils trônent vraiment dans
l'immortalité, dans la pensée et le coeur de l'Europe. La croix a beau
tomber en poussière: il est quelques paroles, prononcées à son ombre en
Galilée, dont l'écho vibrera à toute éternité dans la conscience
humaine. Et quand le peuple qui a fait la Bible s'évanouirait, race et
culte, sans laisser de trace visible de son passage sur la terre, son
empreinte serait au plus profond du coeur des générations qui n'en
sauront rien, peut-être, mais qui vivront de ce qu'il a mis en elles.
L'humanité, telle que la rêvent ceux qui voudraient qu'on les appelât
des libres penseurs, pourra renier des lèvres la Bible et son oeuvre;
elle ne pourra la renier du coeur sans arracher d'elle-même ce qu'elle a
de meilleur en elle, la foi en l'unité et l'espérance en la justice,
sans reculer dans la mythologie et le droit de la force de trente
siècles en arrière.»

En réalité, c'est dans le crépuscule des dieux que M. James Darmesteter
réconcilie le Messie avec les Juifs qui l'ont crucifié. Un pieux
athéisme le dispose à toutes les conciliations. Son syncrétisme est
d'autant plus large qu'il embrasse des idées pures. Il a raison; quand
ils n'ont plus de prêtres, les dieux deviennent très faciles à vivre.
Cela se voit dans les musées. Et si les hôtes de M. Guimet échangent,
sur leurs socles d'ébène ou de bronze, des regards irrités ou surpris,
ils se tolèrent les uns les autres et le dialogue de leurs yeux
vénérables se prolongera à jamais dans une paix auguste.

Les dieux, M. James Darmesteter les a tous mis d'accord, et Jésus avec
eux, dans les admirables poèmes en prose de son livre de _la Légende
divine_. Il a montré en eux les formes diverses de la conscience
humaine.

Ces pages, d'un rythme puissant et d'une pensée profonde, portent cette
dédicace: _Mariæ sacrum_. Il est permis de reconnaître sur cette
inscription votive le nom de la compagne du poète et du savant, car ce
nom appartient à la poésie et à l'art.

Mary Robinson, aujourd'hui madame Darmesteter, est un poète anglais
d'une exquise délicatesse; ses mains gracieuses savent assembler des
images, grandes et vivantes qui nous enveloppent et ne nous quittent
plus.

Et ce poète est aussi un historien. Mary Robinson a dit: «Les sirènes
aiment la mer et moi j'aime le passé». Elle aime le passé et elle écrit
en ce moment une histoire des républiques italiennes.

C'est dans l'intimité de ce charmant et noble esprit que M. James
Darmesteter poursuit ses travaux, prépare ses cours et publie les
monuments et les souvenirs qu'il a rapportés de l'Inde.



CONTES ET CHANSONS POPULAIRES[8]

JEAN-FRANÇOIS BLADÉ



I


Je ne pensais pas retourner sitôt, même en esprit dans cette aimable
ville d'Agen, où, le mois dernier, grâce aux félibres, je reçus un si
bon accueil, et que je crois voir encore couchée au pied de sa colline,
sans magnificence, mais non sans grâce, avec sa tour romaine, ses rues à
arcades, son fleuve aux grandes eaux argentées et ses filles du peuple,
qui, coiffées d'un bandeau clair, portent tranquillement leur beauté
comme un héritage antique.

J'avais dit à la petite Vénus du musée, si gracile et si fine, un adieu
que je croyais long pour ne pas dire éternel. Et voici que déjà elle me
fait signe et me rappelle dans le tiède et doux Agenais. Elle me dit:
«Reviens en imagination sur les bords de ma Garonne et lis les contes et
les poésies de Gascogne recueillis par Jean-François Bladé. Ne t'y
trompe pas: Bladé est un savant, mais il a le goût, il a la grâce, le
charme. Ses livres sont de doctes livres; pourtant j'y ai laissé traîner
un bout de ma ceinture; tu t'en apercevras au parfum.»

Et la petite Vénus agenaise ne m'a pas trompé. M. Bladé a recueilli les
contes et les chansons de la Gascogne, et ce ne fut pas seulement de sa
part une oeuvre d'érudit; il y a mis avec de la méthode et du savoir,
quelque chose d'infiniment précieux: l'amour et cette grâce, cette
vénusté qui place son livre sous le vocable de la petite déesse que nous
admirions tant, Paul Arène et moi, parmi les pierres gallo-romaines du
musée d'Agen. Le prix de ces travaux, j'espère vous le faire sentir.
J'en veux parler sans hâte et tranquillement, et si je n'ai pas tout dit
aujourd'hui, j'y reviendrai la prochaine fois: ces heures d'automne sont
les plus douces de l'année et l'on y peut causer à loisir dans le calme
des soirées grandissantes.

Aussi bien s'agit-il ici de chansons et de contes rustiques, de
proverbes et de devinettes. Je sais qu'on les aime. On les aime comme
les croix de Jeannette, les pannières, les boîtes à sel, les armoires
normandes au fronton desquelles deux colombes se baisent, les soupières
d'étain où l'on mettait la rôtie de la mariée, la vaisselle à fleurs et
les plats sur lesquels étaient peints un saint patron en habit d'évêque
ou bien une sainte Catherine, une sainte Marguerite, une sainte
Dorothée, portant la couronne et les attributs de leur mort
bienheureuse. Ce sont là les reliques des humbles aïeux de qui nous
sortons. La mode s'en est mêlée et a failli tout gâter. En vieilles
chansons comme en vieille vaisselle la fraude est venue servir la
vanité. Mais dans toutes choses il faut considérer le vrai.

M. Bladé a mis plus de vingt-cinq ans à recueillir les contes et les
chansons avec lesquels de vieilles servantes avaient bercé son enfance.
Comment il s'y prit, c'est ce qu'il a expliqué dans deux préfaces
charmantes. Il interrogea les bonnes gens du pays, les femmes, les
vieillards qui savaient les histoires du temps passé. D'autres, sans
doute, en ont fait autant. M. Charles Guillon, par exemple, à qui l'on
doit un recueil des _Chansons populaires de l'Ain_, a patiemment
interrogé les paysans de la Bresse.

Le métier n'est pas facile: «Le paysan, dit M. Gabriel Vicaire,
s'imagine volontiers qu'on se moque de lui; défiant à l'excès, il ne se
livre qu'à son corps défendant. Voulez-vous l'amener à vos fins? Il faut
avoir su l'apprivoiser de longue date. Et même alors que de déceptions!
Pour quelques trouvailles de haut prix, que de couplets sans valeur, que
de refrains insignifiants, empruntés au répertoire des cafés-concerts!
Je ne parle pas des interpolations, des enchevêtrements sans nombre, où
il est presque impossible de se reconnaître. Si vous demandez
l'explication de quelque mot abracadabrant: «C'est ainsi, vous
répondra-t-on; la chanson dit comme cela. Je n'en sais pas davantage».
Puis le chanteur, pour être en possession de tous ses moyens, a besoin
de s'humecter largement la gorge, et si vous avez l'imprudence
d'outrepasser la dose, sa langue s'empâte, ses idées s'embrouillent. Il
est désormais impossible d'en rien tirer.»

Tous ces contretemps, toutes ces difficultés, tous ces obstacles, M.
Bladé les a connus, et il en a triomphé.

Marianne Bense, du Passage-d'Agen, servante d'un curé, et veuve Cadette
Saint-Avit, de Cazeneuve, lui furent d'un grand secours; elles savaient
autant de contes qu'en sut jamais ma mère l'Oie. Cazaux de Lectoure,
pareillement, était un conteur excellent. Mais sa défiance était
extrême. Il est mort plein d'années, Dieu ait son âme! «Je tiens pour
certain, dit M. Bladé, que Cazaux s'est tu sur bien des choses et qu'il
est mort sans me juger digne de noter la moitié de ce qu'il savait.» M.
Bladé nota les «dits» de ces savants de village. Il fut, selon sa propre
expression, «le scribe intègre et pieux». Ce n'était pas trop de sa
prudence, de son expérience, de son savoir, de ses méthodes pour éviter
les méprises. Il en est de deux sortes. Un mauvais collecteur risque de
recueillir ou des inepties imaginées à son service par l'illettré qu'il
consulte ou des pastiches introduits dans le pays par un lettré qui
s'amuse. Ces pastiches furent de tous temps assez communs.

On sait que les vaux-de-vire, attribués à Olivier Basselin, sont de
l'avocat Le Houx, quand ils ne sont pas tout uniment de M. Julien
Travers. Quant à ceux de Basselin, ils sont perdus; et, comme dit la
chanson, nous n'en «orrons» plus de nouvelles. La chanson de M. de
Charrette,

     Prends ton fusil, Grégoire,

qui était très goûtée dans les châteaux après 1848, avait été composée
vers ce temps-là, sur un vieil air, par Paul Féval. Elle n'était pas mal
tournée, et, hors une _vierge d'ivoire_ assez étrangement placée dans le
sac d'un chouan, elle avait l'air suffisamment breton.

Pour bien faire il faut traiter le folk-lore avec toute la rigueur que
comporte la mythologie comparée. C'en est une branche.

M. Maxime du Camp, qui, soit dit en passant, s'intéressait déjà aux
chansons de village alors qu'on n'y pensait guère, sait mieux que
personne qu'en cette matière, comme en toute autre, le faux se mêle au
vrai et qu'il importe avant tout d'en faire la distinction. Un jour, en
feuilletant je ne sais quel recueil, il reconnut sous ce titre: _Très
ancienne chanson dont on n'a pu retrouver la suite_ un couplet facétieux
de sa connaissance. «Ce couplet, nous dit-il, avait été fait devant moi,
il y a vingt-cinq ans environ, lorsque les clowns anglais vinrent jouer
quelques pantomimes à Paris, et eut un certain succès dans les ateliers
d'artistes.»

Une aventure plus singulière arriva à M. Paul Arène. On sait que ce
parfait conteur, ce poète véritable, fut en 1870 capitaine de
francs-tireurs et qu'il mena cent Provençaux à la guerre. Il avait
composé, paroles et musique, une belle chanson martiale que ses hommes
chantaient en marchant:

     Le Midi bouge,
     Tout est rouge.

Il n'est que juste d'ajouter qu'ils se conduisirent au feu comme de
braves gens qu'ils étaient. Aussi bien leur capitaine était-il un
vaillant petit homme, point maladroit ni manchot, car il avait dans sa
prime jeunesse, pour son plaisir, couru les taureaux en Camargue. On dit
même, mais je n'en crois rien, que notre excellent confrère M.
Francisque Sarcey n'a jamais parlé de Paul Arène que comme torero. Quoi
qu'il en soit, après la guerre, Paul Arène déposa le képi et le
ceinturon. Vers 1875, se trouvant à Paris, qu'il aime parce que c'est
une ville où il y a beaucoup d'arbres, il fut invité à une soirée chez
une dame qui lui promit de lui faire entendre une chanson populaire, une
chanson vraiment naturelle, celle-là, dont on n'avait jamais connu le
père et qui avait été recueillie chez des bergers.

Paul Arène se rendit à l'invitation. On chanta

     Le Midi bouge,
     Tout est rouge.

Et quand ce fut fini, tout le monde d'admirer et d'applaudir.

Il n'y avait point à s'y tromper. C'était bien la poésie naturelle née
de l'amour et formée sans étude; sa beauté le disait assez. Comme on
entendait bien dans ces vers, dans ce chant, la voix de ces héros
paysans qui ont donné leur vie sans dire leur nom. L'art se trahit
toujours par quelque chose de froid ou d'emphatique, de bizarre ou de
convenu. Quel poète aurait trouvé ce ton si juste, ces accents si vrais
de colère et de bonne haine? Non, certes, ce n'était pas un artiste, un
poète de métier qui avait conçu _le Midi rouge_!

M. Paul Arène écoutait ces propos de l'air que nous lui connaissons, et
de ce visage immobile, qui semble avoir été taillé dans le buis d'un
bois sacré par un chevrier aimé des dieux, au temps des faunes et des
dryades. Il écouta et se tut. Un autre, de moins d'esprit, se serait plu
à rassembler sur soi les louanges égarées. Il eût troublé les
enthousiasmes. M. Arène aima mieux en jouir. Et il y trouva un plaisir
plus délicat. Il approuva d'un signe de tête. Peut-être même se
donnait-il la joie de partager l'illusion générale et de considérer pour
un moment sa chanson comme une chanson populaire, comme un chant de
l'alouette française, jeté un matin sur le bord du sillon ensanglanté.
Et après tout il en avait le droit. Quand il la fit, sa chanson, il
n'était plus seulement Paul Arène, il était le peuple de France, il
était tous ceux qui allaient, le fusil sur l'épaule, se battre pour la
patrie. Sa chanson était devenue une chanson populaire. Elle courait les
routes, faisant halte le dimanche dans les cabarets du village. Il en
est de celle-là comme des autres. Il a bien fallu quelqu'un pour les
faire et le poète n'était pas toujours berger: c'était, j'imagine,
quelquefois un monsieur. Pourquoi un monsieur ne ferait-il pas,
d'aventure, aussi bien qu'un paysan, des couplets de guerre ou d'amour?



II


M. Bladé a recueilli les contes que les paysans de Gascogne disent, dans
les soirs d'automne, après souper, sur l'aire des métairies, en
dépouillant le maïs. Nous avons peine à croire, nous qui vivons dans les
villes, que parmi les campagnards que nous rencontrons aux champs il
puisse se trouver de beaux conteurs et que de ces lèvres, scellées par
la solitude, la prudence et la méditation du gain, sortent, à certaines
heures, des paroles abondantes comme une rhapsodie d'Homère. Pourtant il
y avait naguère, et il subsiste encore dans les villages des femmes, des
vieillards pour dérouler, d'une voix rythmique, dans leur idiome natal,
les contes qu'ils ont appris des aïeux. Tels étaient cette Cadette
Saint-Avit, de Cazeneuve, ce Cazaux, de Lectoure, et tant d'autres que
M. Bladé a interrogés pendant plus de vingt-cinq ans. Le vieux Cazaux
dit un jour à M. Bladé: «J'ai ouï-dire que vous parliez le français
aussi bien que les avocats d'Auch et même d'Agen. Pourtant, vous n'êtes
pas un _francimant_, et il n'y a pas de métayer qui sache le patois
mieux que vous.»

C'est par cette profonde connaissance des dialectes, par cette entente
du parler, du sentir et du vivre agrestes que notre savant a gagné la
confiance des conteurs rustiques et pénétré dans la tradition plus avant
qu'on n'avait fait encore. De plus (et son ami Noulens, qui s'y connaît,
me l'a bien dit, quand nous dînions ensemble, aux fêtes de Jasmin), M.
Bladé a le sens du grand style et de la belle forme. Il sait reconnaître
et suivre la veine épique, et garder, par bonheur pour nous, dans ses
traductions, le caractère, c'est-à-dire la chose qui, en art, importe le
plus.

Le monde que nous ouvrent les contes populaires de la Gascogne et de
l'Agenais est un monde de féerie, dont les personnages et les scènes
nous sont déjà connus pour la plupart. Nous ne devons pas être surpris
d'y retrouver _Peau d'Âne_, la _Belle et la Bête_ et _Barbe-Bleue_. La
mythologie comparée nous a montré partout les mêmes mythes. Nous savons
que l'humanité tout entière s'amuse, depuis son enfance, d'un très petit
nombre de contes dont elle varie infiniment les détails sans jamais en
changer le fonds puéril et sacré. «Aujourd'hui, dit M. Bladé, dans les
chansons comme dans les légendes en prose, l'unité de bien des thèmes
populaires s'accuse nettement.» Mais ces vieilles, ces éternelles
histoires, en passant dans chaque contrée s'y colorent des teintes du
ciel, des montagnes et des eaux, s'y imprègnent des senteurs de la
terre. C'est là justement ce qui leur donne la nuance fine et le parfum;
elles prennent, comme le miel, un goût de terroir. Quelque chose des
âmes par lesquelles elles ont passé est resté en elles, et c'est
pourquoi elles nous sont chères.

On rencontre beaucoup d'excellentes gens dans les contes gascons. On y
voit le roi vaillant comme une épée et honnête comme l'or, qui fait de
grandes aumônes à la porte de son château, et le jeune homme fort comme
un taureau qui aime la princesse belle comme le jour, sage comme une
sainte et riche comme la mer. Et il se dit à lui-même: «Il faut que
cette demoiselle soit ma femme. Autrement je suis capable de faire de
grands malheurs.» Parfois, ce jeune homme se trouve être le bâtard du
roi de France: en ce cas il a une fleur de lis d'or marquée sur la
langue. Il sert dans les dragons et, à cela près qu'il est un peu vif,
c'est le meilleur fils du monde. Quant aux femmes, il est remarquable
que les moins jolies sont aussi les moins bonnes. «Laide comme le péché
et méchante comme l'enfer», dit couramment le conteur, qui est bon
chrétien et qui veut que le péché soit toujours laid.

Tous ces personnages sont très simples, et ils ont des aventures
extraordinaires. Il n'est nouvelles que d'enfants exposés, ainsi
qu'Oedipe à sa naissance, et qui, après avoir traversé mille périls,
rentrent en vengeurs dans le palais natal; de princes affrontant le
serpent couronné d'or et recueillant la fleur de baume et la fleur qui
chante; de jeunes princesses, qui, semblablement à Mélusine prirent
congé de leur amant, pour avoir été regardées malgré leur défense;
d'hommes ravis dans les airs et d'hommes métamorphosés. On voit bien que
ces contes sont du temps où les bêtes parlaient. On y entend la mère des
puces, le roi des corbeaux, la reine des vipères et le prêtre des loups,
qui dit la messe une fois l'an. Le folk-lore gascon est très riche en
animaux fabuleux. On y rencontre les serpents qui gardent l'or caché
sous la terre, le mandagot, qui donne la richesse, le basilic dont le
front est chargé d'une couronne d'empereur et les sirènes qui peignent
avec des peignes d'or leurs cheveux de soie. On y retrouve aussi ces
vieilles et étranges connaissances du traditionniste: ces animaux, loup,
poisson ou grand'bête à tête d'homme, qui, frappés mortellement,
révèlent à leur vainqueur les propriétés merveilleuses de leur chair et
de leur sang. Il y a aussi les hommes-bêtes, comme l'homme vert, maître
de toutes les bêtes volantes, et les hommes qui se changent en bêtes
comme le forgeron qui devenait loutre toutes les nuits. Mais nous
n'aurions jamais fini, s'il nous fallait indiquer toute cette zoologie
merveilleuse. Sachez seulement que les bords de la Garonne sont hantés,
comme les bords du Rhin, par des fées et par des nains à longue barbe.
Vers la montagne se trouve le pays des ogres ou Bécats, qui ont un oeil
unique au milieu du front.

Les Dracs se montrent quelquefois dans la campagne. Ce sont de petits
esprits occupés surtout à tourmenter les chevaux. Le vieux Cazaux les a
vus, aussi vrai que nous devons tous mourir. Il a vu pareillement, ou pu
voir, la Marranque et la Jambe-Crue qui rôdent le soir, autour des
métairies et derrière les meules de paille.

La nuit, les morts se promènent. Ils sont la plupart d'humeur fâcheuse.
Une propriétaire de Mirande ou de Lectoure, je ne sais trop, eut
l'imprudence d'inviter l'un d'eux à souper. Au coup de minuit, un
squelette frappa à la porte du manoir et mit les valets en fuite. Le
maître fit bonne figure et mangea avec le compagnon qui, pour lui rendre
sa politesse, le pria de venir souper le lendemain dans le cimetière.
Notre Gascon, non moins hardi que don Juan, fut plus habile ou plus
heureux. Il alla souper chez le mort et revint sain et sauf. Disons
aussi qu'on trouve en Gascogne le mort reconnaissant qui porte aide et
découvre des trésors au voyageur qui lui a donné la sépulture.

C'est le sujet du plus vieux roman du monde, de ce roman chaldéen d'où
les Juifs ont tiré l'histoire de Tobie, nouvellement mise en vers par
Maurice Bouchor. Pour concevoir ce qu'il peut entrer de diableries dans
la tête d'un paysan gascon, il faut ajouter à ces fantômes, à ces
spectres et, comme ils disent, à ces Peurs, le sabbat, avec toutes ses
sorcelleries, les envoûtements et la messe de saint Sécaire. M. Bladé
nous avertit que c'est une superstition encore fort répandue en
Gascogne. Et il me souvient de ce que m'a conté à ce sujet, il y a peu
d'années, le curé d'une petite paroisse située dans la Gironde, entre
Cadillac et Langoiran.

Du temps qu'il était vicaire à Saint-Serin de Bordeaux, ce prêtre reçut
un jour à la sacristie de son église la visite d'un paysan qui lui
demanda de dire la messe de saint Sécaire. L'homme voulait _sécher_ un
voisin qui avait envoûté sa vache et sa fille! «La bête est morte,
dit-il; l'enfant ne vaut guère mieux. Il n'est que temps de sécher
l'envoûteur en disant à son intention la messe de saint Sécaire. Je
payerai ce qu'il faudra.»

Le vicaire ne voulut pas la dire. Mais il aurait voulu, qu'il n'aurait
pas pu. Il faut la savoir et tous les prêtres ne la savent pas. Et puis,
le rite en est sévère. On ne la célèbre que dans une église en ruines ou
profanée. Sur le coup de onze heures, le célébrant approche de l'autel,
suivi d'une femme de mauvaise vie, qui lui sert de clerc. Il commence
l'office par la fin et continue tout à rebours pour terminer juste à
minuit. L'hostie est noire et à trois pointes. Le vin est remplacé par
l'eau d'une fontaine où l'on a jeté le corps d'un enfant mort sans
baptême. Le signe de la croix se fait par terre et avec le pied gauche.
Les crapauds chantent. Mon curé de village est un homme simple et
jovial; tel que je le connais, il n'aurait jamais, ni pour or ni pour
argent, chanté la messe de saint Sécaire.

Le diable apparaît quelquefois en personne aux paysans de la Garonne et
du Tarn. Mais à Lectoure comme à Papefiguière, il est aussi sot que
méchant et toujours dupé. On le retrouve dans le recueil de M. Bladé tel
qu'on l'a vu dans le conte de La Fontaine et tel que je l'avais connu
premièrement dans mon enfance par les contes angevins que mon père, il
m'en souvient, me disait, penché le soir sur mon petit lit à galerie où
j'avais des rêves si merveilleux. Ce diable incongru et niais n'attrape
que des coups et sert de souffre-douleur aux compagnons madrés et aux
rusées commères. Le bon Dieu, lui aussi, fait parfois, pour se
distraire, un tour dans ce beau pays de Gascogne. Il prend un peu
d'argent, sachant que c'est le grand viatique en ce monde sublunaire, et
suivi de saint Pierre, il court les chemins. «Un jour, comme ils
chevauchaient tous deux, ils rencontrèrent une charrette de foin versée.
À genoux sur la route, le bouvier pleurait et criait:

--Mon Dieu! ayez pitié de moi! Relevez ma charrette. Ayez pitié de moi!

--Bon Dieu, dit saint Pierre; n'aurez-vous pas pitié de ce pauvre homme?

--Non, saint Pierre. Marchons. Celui qui ne s'aide pas ne mérite pas
d'être aidé.

«Un peu plus loin, ils rencontrèrent une autre charrette de foin versée.
Le bouvier faisait son possible pour la remettre sur ses roues et
criait: «À l'ouvrage, f...! Ha! Mascaret, ha! Mulet! (c'étaient les noms
de ses boeufs). Ho! Hardi! mille dieux!

--Bon Dieu, passons vite, dit saint Pierre. Ce bouvier jure comme un
païen; il ne mérite aucune pitié.»

»Mais le bon Dieu lui répondit:

--Tais-toi, saint Pierre. Celui qui s'aide mérite d'être aidé.

»Il mit pied à terre et tira le bouvier d'embarras.»

M. Bladé a réuni séparément, sous le titre de _Traditions
gréco-latines_, quatre contes dont le sujet se retrouve, en effet, dans
les mythes des deux antiquités. Il n'a peut-être pas eu beaucoup raison
de faire cette réunion, car il semble indiquer de la sorte que ces
contes viennent du latin ou du grec, ce qui n'est ni prouvé ni probable.

Le premier de ces récits est une des nombreuses variantes de la fable de
Psyché. Comme l'épouse d'Éros, la reine du conte laisse tomber une
goutte de cire brûlante sur celui qu'elle aime et qu'elle perd pour
avoir voulu le connaître. Et c'est là un des plus beaux symboles que
l'imagination humaine ait jamais créés. Un autre conte nous montre le
sphinx ou, pour mieux dire, la sphinx (car c'était une vierge) guettant
les voyageurs dans un défilé des Pyrénées. Le goût des devinettes est
très vif chez les paysans et particulièrement en Gascogne, et la sphinx
pyrénéenne trouva bientôt son Oedipe: c'était un jeune villageois.
L'évêque d'Auch lui enseigna comment il fallait s'y prendre pour la
tuer. Monseigneur a causé la mort de la vierge ailée. Aussi bien c'était
une bête cruelle. Morte, on l'enterra sans prier Dieu, «parce que, dit
le conte, les bêtes n'ont pas d'âme». Est-il possible que ce soit un de
ces contes où les bêtes parlent qui dise cela? Le plus beau morceau de
cette série gréco-latine est intitulé le _Retour du seigneur_. Pendant
que le seigneur est en terre sainte, trois frères, forts comme des
taureaux, se sont faits maîtres chez lui sans que sa femme et son fils
aient trouvé un parent, un ami pour les défendre. C'est l'histoire
d'Ulysse de Pénélope et des prétendants.

Le nouvel Ulysse, comme l'ancien, rentre, dans sa maison, sous les
haillons d'un pauvre, et n'est point reconnu. Il délivre sa femme des
prétendants. En un moment, les trois frères gisaient à terre, saignés
comme des porcs. Alors le seigneur salua sa femme et lui dit:

--Madame, vous voyez comme je travaille. Que me donnerez-vous en
payement?

--Pauvre, je te donnerai la moitié de mon bien.

--Madame, ce n'est pas assez. Il faut que vous soyez ma femme.

--Non, pauvre. Jamais je ne serai ta femme.

--Madame, vous voyez comme je travaille. Dites non encore une fois, et
je vous saigne aussi, vous et votre enfant.

--À la volonté du bon Dieu! Non, je n'ai pas voulu de ces trois galants.
Je ne veux pas de toi. Saigne-nous, moi et mon fils.

--Madame, j'aurais tort, car vous êtes ma femme et cet enfant est mon
fils.

--Pauvre, si je suis ta femme, si cet enfant est ton fils, prouve que tu
as dit vrai.

--Femme, voici la moitié de mon contrat de mariage. Montre la tienne.
(Ils avaient coupé le contrat en deux au moment du départ.).

--C'est vrai. Vous êtes mon mari.

Alors le seigneur embrassa sa femme et son fils. Tous trois se mirent à
table et soupèrent de bon appétit.

Le retour du voyageur auprès de sa femme, son déguisement, et la
reconnaissance finale, c'est le fond même de l'_Odyssée_, et c'est en
même temps, dit M. Andrew Lang, «une des formules les plus connues du
traditionnisme». En effet, on la rencontre dans des chansons du pays
messin et de la Bretagne et dans un conte chinois. La Pénélope du
Céleste Empire est d'une vertu défiante: elle ne reconnaît pas encore
son mari, quand déjà tout le monde l'a reconnu autour d'elle et, dans le
doute, elle menace de se pendre s'il approche. Et M. Andrew Lang nous
fait remarquer qu'au surplus l'_Odyssée_ «n'est qu'un assemblage de
contes populaires artistement traités et façonnés en un tout
symétrique». Un conte de la collection du recueil Bladé nous fournit une
variante de la fable d'Ulysse et du Cyclope. C'est une des plus
grossières de celles qui sont entrées dans l'épopée homérique.
«L'imagination grecque elle-même fut incapable de la polir suffisamment
pour enlever les traces de sa rudesse primitive.» C'est M. Andrew Lang
qui parle ainsi. Je rapporte avec plaisir ses paroles, parce que son
esprit m'est particulièrement agréable. M. Lang, dont on vient de
publier les _Études traditionnistes_, précédées d'une excellente préface
de M. Émile Blémont, est savant avec brièveté et hardi avec tact. Si
j'ajoute qu'il met de l'humour dans la discussion, on sentira qu'il y a
quelque agrément à converser avec ce traditionniste anglais. Je voudrais
vous le faire mieux connaître; mais je ne puis que vous signaler en
passant sa dissertation intéressante et rapide sur les _Contes
populaires_ dans Homère. On y voit (ce que nous avions déjà, pour notre
part, tout au moins entrevu) que l'épopée homérique est formée de contes
populaires aussi naïfs que ceux que la tradition orale a conservés dans
nos campagnes. On y voit aussi comment ces éléments grossiers ont été
polis par le grand assembleur, et l'on admire autant et plus que jamais
l'instinctive et sûre beauté de cette jeune poésie des Grecs. Encore
faut-il la voir comme elle est, fraîche et chantante, fluide et coulant
de source. Elle est divine, sans doute, mais n'oublions pas que toutes
les Muses populaires, et même les plus humbles, sont de sa famille et de
sa proche parenté.

Shakespeare aussi n'est pas dégagé de tout lien avec la poésie orale des
peuples. Il puisait aussi volontiers dans la tradition que dans
l'histoire. Voici précisément, colligé et traduit par M. Bladé, le conte
de la _Reine châtiée_, dans lequel on retrouve le thème de cette
histoire d'Hamlet, prince de Danemark, que le grand Will a immortalisé.
Ce conte, que cette seule circonstance rend intéressant, est par
lui-même d'un très beau style et d'une tournure vraiment épique. M.
Bladé sait bien que c'est le plus riche joyau de son écrin. Je vais
essayer d'en donner quelque idée en citant textuellement une ou deux
scènes. Le roi, qui était bon justicier, mourut.

     On l'enterra le lendemain.

     Son fils donna beaucoup d'or et d'argent, pour les aumônes et les
     prières. Au retour du cimetière, il dit aux gens du château:

     --Valets, faites mon lit dans la chambre de mon pauvre père.

     --Roi, vous serez obéi.

     Le nouveau roi s'enferma dans la chambre de son pauvre père. Il se
     mit à genoux et pria Dieu bien longtemps. Cela fait, il se jeta,
     tout vêtu, sur le lit et s'endormit. Le premier coup de minuit le
     réveilla. Un fantôme le regardait sans rien dire.

     Le mort prit son fils par la main et le mena, dans la nuit, à
     l'autre bout de château. Là, il ouvrit une cachette et montra du
     doigt une fiole à moitié pleine:

     --Ta mère m'a empoisonné. Tu es roi. Fais-moi justice!

     À cette nouvelle, le jeune roi descend à l'écurie, selle son
     meilleur cheval et part dans la nuit noire. Il charge un de ses
     amis de dire à sa fiancée qu'elle ne le verra plus et qu'elle doit
     entrer dans un couvent, et il se retire parmi les aigles, sur une
     montagne, où il boit l'eau des sources et mange des baies sauvages.
     Là, son père lui apparaît et, pour la deuxième et pour la troisième
     fois, le somme de le venger.

     --Père, vous serez obéi.

     Au coucher du soleil, il frappait à la porte de son château.

     --Bonsoir, ma mère, ma pauvre mère.

     --Bonsoir, mon fils. D'où viens-tu? Je veux le savoir.

     --Ma mère, ma pauvre mère, je vous le dirai à souper. Je vous le
     dirai quand nous serons seuls. À table! J'ai faim.

     Ils s'attablèrent tous deux. Quand ils furent seuls, le roi dit:

     --Ma mère, ma pauvre mère, vous voulez savoir d'où je viens. Je
     viens de voir du pays. Je viens d'épouser ma maîtresse. Demain,
     vous l'aurez ici.

Pour comprendre ce qui suit, il faut savoir que l'idée d'avoir une bru à
qui elle cédera son pouvoir est depuis longtemps intolérable à la
méchante reine.

     La reine écoutait sans rien dire. Elle sortit, et revint un moment
     après.

     --Ta femme arrive demain. Tant mieux! Buvons à sa santé.

     Alors le roi tira son épée et la posa sur la table.

     --Écoutez, ma mère, ma pauvre mère. Vous voulez m'empoisonner. Je
     vous pardonne. Mais mon père, lui, ne vous pardonne pas. Par trois
     fois il est revenu de l'autre monde et m'a dit: «Ta mère m'a
     empoisonné. Tu es roi. Fais-moi justice.» Hier j'ai répondu: «Père,
     vous serez obéi.» Ma mère, ma pauvre mère, priez Dieu qu'il ait
     pitié de votre âme. Regardez cette épée; regardez-la bien. Le temps
     de dire un _Pater_ et je vous tranche la tête, si vous n'avez pas
     bu le poison que vous m'avez versé. Buvez, buvez jusqu'au fond, ma
     mère, ma pauvre mère.

     La reine vida le verre jusqu'au fond. Cinq minutes après, elle
     était verte comme l'herbe.

     --Pardonnez-moi, ma mère, ma pauvre mère.

     --Non.

     La reine tomba sous la table. Elle était morte. Alors le roi
     s'agenouilla et pria Dieu. Puis il descendit doucement, doucement à
     l'écurie, sauta sur son cheval et partit au grand galop dans la
     nuit noire.

     On ne l'a revu jamais, jamais.

Je ne sais, mais il me semble bien qu'ici, par la hauteur du ton et du
sentiment, le conte touche à l'épopée et que ce récit des veillées de
Cazeneuve ou de Sainte-Eulalie vaut une saga de l'Edda.

Les contes populaires de Gascogne fournissent une très faible
contribution à l'histoire. Et cela n'est pas pour surprendre les
traditionnistes, qui savent combien peu les chansons et les contes des
paysans contiennent généralement de souvenirs historiques. Henri IV
figure en plusieurs rencontres dans ces récits, tant de fois répétés
autour de son château. Mais les actions qu'on lui prête ne lui
appartiennent pas: ce sont des facéties traditionnelles. Voici ce qu'il
est dit de ce prince dans le conte des _Deux Présents_: «Henri IV était
un roi haut d'une toise, gros à proportion, fort comme un boeuf et hardi
comme César. Il faisait beaucoup d'aumônes et n'aimait pas les
intrigants. Avant d'aller s'établir à Paris ce roi demeurait à Nérac; et
il avait toujours près de lui Roquelaure, qui était l'homme le plus
farceur de France.» On conviendra que c'est là un souvenir bien altéré.
Celui de Napoléon demeure plus net dans le beau conte des _Sept Belles
Demoiselles_. Un gars du village de Frandat n'a pas voulu satisfaire à
la conscription. Il a sifflé son chien et s'en est allé avec son fusil
dans les bois. Il y vivait depuis sept ans, quand, une nuit de la
Saint-Jean, il entendit, caché dans un saule creux, les sept belles
Demoiselles qui savent tout chanter en dansant: «Napoléon a fini de
faire bataille contre tous les rois de la terre. Ses ennemis l'ont
emmené prisonnier dans une île de la mer... La paix est faite. À Paris,
le roi de France est retourné dans son Louvre.»

Ayant ouï de telles nouvelles, le déserteur sortit du saule creux, passa
son fusil en bandoulière, siffla son chien et retourna tranquillement
chez ses parents.

Avec Henri IV et Napoléon, je ne vois guère que Rascat, dont le nom soit
conservé dans les contes populaires de Gascogne. Ce Rascat n'était ni
empereur ni roi. Bourreau de la sénéchaussée de Lectoure avant la
Révolution, il devint exécuteur des arrêts criminels à Auch et
guillotina beaucoup d'aristocrates, pendant la Terreur. Puis il vieillit
en paix dans sa ville natale. M. Bladé nous apprend qu'il vivait d'une
très petite pension que lui servirent la Restauration et le gouvernement
de Juillet. Il était aussi salarié par la ville comme percepteur, sur le
marché, des droits d'étalage.

Henri IV, Napoléon, Rascat, voilà les trois noms que le peuple n'a pas
oubliés!



III


Voilà ce que c'est que d'aller au bois où sont les fées! On s'arrête à
tous les buissons fleuris du sentier, et c'est une promenade qui n'en
finit plus. La nôtre aura duré trois semaines. N'en faisons point de
plainte. Où peut-on mieux se perdre et s'oublier que dans la forêt
chantante des traditions populaires? Je vous ai donné quelque idée des
contes des veillées de Gascogne. Le «scribe pieux» a recueilli aussi les
poésies rustiques de la Gascogne et de l'Agenais. Quand on a goûté de ce
miel sauvage de la Garonne, il faut bientôt y revenir, tant le parfum en
semble pénétrant et fin. Ce qui surprend et charme dans ces chansons de
village, c'est le bon style et cette pureté de forme qui se devine dans
la traduction littérale. La Garonne marque la frontière de ces bouviers
antiques qui chantaient la mort de Daphnis et qu'entendirent Théocrite
et Moschus. Je ne sais pas parler la langue de Jasmin et ne le saurai
jamais. Mais je suis bien sûr que telle chanson recueillie par M. Bladé
est d'un style pur comme le diamant. Et cette poésie est vivante,
associée à la vie des hommes. Elle est domestique et religieuse. Elle
chante sur les berceaux, aux festins de noces, dans les travaux des
champs, dans les repas funèbres qu'on nomme, aux bords de la Garonne,
les «noces tristes»; elle chante dans toutes les féeries joyeuses ou
lugubres de l'Église qui n'ont remplacé lentement, insensiblement les
cérémonies des païens que parce qu'elles correspondaient, comme l'ancien
culte, aux états de la nature et aux sentiments de l'âme. C'est dans le
recueil de M. Bladé que j'ai trouvé les noëls les plus charmants. Ils
ont la grâce antique, et, quand ils se rencontrent par le sentiment avec
les noëls de notre France du Nord, ils l'emportent par la forme. Y
a-t-il, par exemple, rien de plus exquis que ces deux quatrains sur
l'enfant Jésus à Bethléem?

     Il est dans la crèche,
     Couché tout du long.
     Dans le ciel les anges
     Jouent du violon.

     Le boeuf et la mule
     Lui respirent dessus.
     Voilà le réchauffement
     Du divin Jésus.

Ces poésies populaires de la Gascogne sont infiniment variées de ton et
de manière. Les unes gardent la sécheresse gracieuse d'une épigramme de
l'_Anthologie_, les autres, d'un mysticisme à la fois puéril et raffiné,
n'ont point de sens et pourtant sont charmantes. Ces dernières nous
offrent cet intérêt particulier, qu'elles semblent avoir voulu exprimer
l'inexprimable, dire l'ineffable, ce qui est précisément l'idéal de la
poésie symbolique, le but de l'art nouveau et futur, à ce que j'ai pu
comprendre en lisant M. Charles Morice, qui, par malheur, ne veut pas
toujours que je le comprenne. Je citerai comme un exemple de cette
poésie instinctive le «petit _Pater_» que récitent les femmes d'Agen,
pour gagner le ciel:

     Notre Seigneur s'est levé,
     Par neuf chambres il est passé,
     Neuf Maries il a trouvé.
     --Neuf Maries, que faites-vous?
     --Nous baptisons le fils de Dieu.
     --Neuf Maries, que portez-vous?
     --De l'huile, du chrême et le saint rosier.
     Sous cet arbre, les fleurettes
               N'ont ni ombre
               Ni couleurs
               Sombres.
     Notre Seigneur est monté sur l'escalier de Dieu,
     Pleuré sur terre des morts et des vivants.
            Un angelot de Dieu.

Ce petit _Pater_ a été condamné par l'Église comme entaché de
superstition et d'idolâtrie. Il ne m'appartient pas de le défendre au
point de vue de l'orthodoxie. Mais j'en aime la douce poésie, le candide
mystère et, si j'ose dire, l'obscurité blanche. Il me semble qu'un
mysticisme hétérodoxe autant que sincère n'a rien inspiré de plus
aimable au symboliste fervent, au jeune mage, à l'auteur des _Lis
noirs_, M. Albert Jhouney.

Je ne puis me défendre de suivre un moment encore cette veine mystique,
et il faut que je cite une _Complainte de Marie-Madeleine_, la perle de
ce bijou de village, de ce saint-Esprit, dont M. Bladé a monté les
pierres, comme un bon joaillier.

     --Marie-Madeleine,
     Pécheresse de Dieu,
     Pourquoi avez-vous péché?
     --Jésus, mon Dieu Jésus,
     Je ne me connais aucun péché.

     --Marie-Madeleine,
     Sept ans dans les montagnes
     Vous irez demeurer...
     Au bout de sept années,
     Elle se retira.

     Marie-Madeleine
     S'en va dans les montagnes.
     Sept ans elle y a demeuré.
     Au bout de sept années,
     Proche d'un ruisseau elle s'en va.

     Marie-Madeleine,
     Les mains au courant de l'eau,
     Les mains s'en va se laver.
     Quand elle se les a lavées,
     Elle les admire.

     --Marie-Madeleine,
     Sept ans dans les montagnes
     Vous reviendrez demeurer.
     --Jésus, mon Dieu Jésus.
     Tant que vous voudrez.

     Marie-Madeleine,
     Au bout de sept années,
     Jésus l'alla trouver:
     --Marie-Madeleine,
     Au ciel il faut aller.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette belle adorante qui lave ses mains
blanches dans les ruisseaux des saintes solitudes. On la retrouve en
Provence, en Catalogne, en Italie, en Angleterre, en Danemark, en Suède,
en Norvège, en Allemagne et chez les Tchèques. Je reçois en ce moment
même un savant et élégant travail de M. George Doncieux sur le cycle de
Marie-Madeleine[9] et j'apprends que ce travail n'est qu'un chapitre
d'un ouvrage inédit, que nous aurons plaisir à lire et à étudier. Il
faut prendre congé de M. Jean-François Bladé et nous confier à un
nouveau guide, M. Albert Meyrac, qui nous attend à l'autre bout de la
France, dans les sombres Ardennes.



IV

ALBERT MEYRAC


M. Albert Meyrac est journaliste; il dirige à Charleville le _Petit
Ardennais_. C'est là, sur la Meuse, qu'après avoir lu les livres de M.
Paul Sébillot touchant le folk-lore breton, il résolut de recueillir le
premier les traditions, les coutumes et les légendes du département où
la politique l'avait attaché. Il se mit à l'oeuvre ardemment, avec cette
agilité d'esprit que développe la pratique du journalisme quotidien. Il
alla dans les villages, interrogeant les anciens et les anciennes. Ce
n'était pas assez. Il fit appel à toutes les bonnes volontés, et sa
feuille porta cet appel dans toutes les localités du département. Les
instituteurs surtout furent empressés à répondre. Leur secours lui fut
sans doute très utile. Mais, en général, l'instituteur n'est pas l'homme
qu'il faut pour recueillir les traditions populaires. Il manque de
simplicité, il est enclin à embellir, à corriger. Quelque soin qu'il ait
pris pour se défendre contre le zèle de ses collaborateurs, M. Albert
Meyrac a admis dans son recueil plus d'un récit dont le style rappelle
moins le paysan que le magister.

Dans telle et telle légende, l'arrangement est visible. C'est un
inconvénient que les plus habiles collecteurs des traditions orales
n'évitent pas toujours. Il n'est même pas si facile qu'on croit
d'obtenir une copie fidèle d'un vieux texte. M. Amélineau en sait
quelque chose. Étant allé chercher dans les couvents grecs de l'Égypte
des documents sur l'histoire des solitaires de la Thébaïde et de Nitrie,
ce savant y fit de belles et abondantes découvertes. Il trouva notamment
dans un monastère un texte ancien et précieux qu'un jeune Copte se
chargea de copier sans rien omettre. Ce Copte était très intelligent;
son travail terminé, il le remit à M. Amélineau:

--Maître, dit-il avec un sourire de satisfaction, vous serez content de
mon oeuvre. J'ai fait mieux encore que je n'avais promis. J'ai corrigé
dans le style tout ce qu'il y avait de rude et de vieux. J'ai remplacé,
autant que je l'ai pu, les sentences antiques par d'autres plus
ingénieuses. Vous croirez, en lisant ma copie, lire un livre nouveau.

M. Meyrac, qui a la première vertu du traditionniste, je veux dire la
défiance, sait mieux que personne le danger des intermédiaires. Mais il
en avait besoin. Sans collaborateurs son livre n'aurait pas été achevé
en deux ans.

Nous pourrions l'attendre encore dix ou vingt bonnes années, et ce
serait dommage, car, tel qu'il est, il est très utile et très
intéressant. Je l'ai lu, pour ma part, avec le plus grand plaisir.

Ce vaste plateau, couvert de landes et de forêts, coupé de gorges
profondes, où les dents rouillées des rochers percent le feuillage
sombre, ces ossements nus de la terre, les _rièzes_ de Rocroi, ces
grandes eaux dormantes qu'ils appellent des _fagnes_, toute l'Ardenne,
enfin, disparaissait autrefois sous les taillis de cette immense et
noire forêt, étendue de l'Escaut au Rhin. Sa nature a formé ses
légendes; ses traditions sont des traditions sylvestres. On y voit
passer des chasses fantômes; on y entend le _taïaut, taïaut_, du piqueur
diabolique. Diane y régnait avant saint Hubert. Cette Diane ardennaise
n'avait pas la svelte majesté que l'art de la Grèce et de l'Italie sut
donner à la soeur d'Apollon.

Elle était sauvage comme ses fidèles. Les dieux ont coutume de
ressembler à ceux qui les adorent. Dans le village d'Eposium,
aujourd'hui Carignan, son image se dressait énorme et monstrueuse. Elle
était encore debout au temps des fils de Clotaire, quand un diacre
lombard, nommé Vulfaï ou Valfroy, vint évangéliser la contrée.

C'était un homme d'une grande vertu. Ayant vu les gens d'Eposium
suspendre des guirlandes au pied de l'image sacrée et danser des rondes
en chantant des hymnes, il entra dans une grande colère. Ces hymnes
surtout lui parurent abominables. On ne les connaît pas. Mais on peut
croire qu'il les jugeait avec trop de passion. Quoi qu'il en soit, il
s'éleva avec force contre le culte de la Vierge ardennaise. Il était
éloquent. D'ailleurs, il y avait déjà beaucoup de chrétiens à Eposium;
il décida une petite troupe d'hommes résolus à venir avec lui renverser
l'idole. Ils la tirèrent à terre péniblement par des cordes, en faisant
des prières. Elle s'écroula. Et, comme il était plein de foi, il connut
que c'étaient les prières et non les cordes qui avaient opéré. Saint
Valfroy se fit ermite après son apostolat et résolut de mener une vie
singulière. À l'exemple de saint Siméon Stylite, il fit dresser une
colonne sur laquelle il demeura pieds nus tout l'hiver, en sorte que ses
ongles tombèrent plusieurs fois. Ainsi périt la Diane ardennaise. Saint
Hubert devint après elle le patron de la forêt. Hubert était un chasseur
infatigable. Comme il chassait le vendredi de la semaine sainte, il vit
un grand cerf qui portait entre ses bois une croix d'or. La bête
miraculeuse parla et lui dit:

--Hubert! Hubert! poursuivras-tu toujours les bêtes de la forêt. Et le
plaisir de la chasse te fera-t-il oublier le soin de ton salut?

Voilà le merveilleux tel qu'il est sorti de la forêt. L'étang, le marais
ou _fagne_, a produit les annequins et les lumerettes, qui, pareils à
des feux follets, dansent la nuit devant les voyageurs égarés et les
entraînent dans les joncs, où ils se noient. Les Ardennes ont aussi des
fées. Ce sont des fées villageoises, qui filent la toile, font la
galette et lavent le linge au bord de la rivière comme des paysannes. Il
résulte des recherches de M. Albert Meyrac que la sorcellerie était fort
pratiquée dans la contrée et qu'on y faisait beaucoup le sabbat. Les
sorcières y allaient, selon l'usage général, sur un manche à balai ou
changées en poules noires. Là, comme ailleurs, les sorciers n'avaient
qu'à se frotter d'une certaine pommade en prononçant des paroles
magiques pour se métamorphoser en chat ou en poule. M. Meyrac a noté les
superstitions qui subsistent encore. Le paysan ardennais garde toujours
son antique confiance à la _sagneuse_ qui guérit par des signes de
croix, et il n'est pas près de renoncer aux remèdes des rebouteux et des
sorciers. Il n'a pas perdu tout souvenir des animaux fabuleux qui
peuplaient l'Ardenne légendaire. Il lui souvient particulièrement du
mahwot, qui est gros comme un veau et fait comme un lézard. Caché dans
la Meuse, il n'en sort que pour annoncer les malheurs. On a vu le mahwot
en 1870.

Je m'arrête à regret. J'aurais beaucoup à philosopher sur le livre de M.
Albert Meyrac, s'il m'en restait le loisir. Mais la nature de ces
causeries ne souffre pas qu'on épuise les sujets. Nous avons déjà
beaucoup devisé de chansons rustiques et de contes populaires. À ceux
qui nous le reprocheraient trop vivement, nous pourrions répondre par
ces belles paroles d'un poète:

«La littérature qui se sépare dédaigneusement du peuple est comme une
plante déracinée...

»C'est dans le coeur du peuple que doivent se retremper sans cesse la
poésie et l'art, pour rester verts et florissants. Là est leur fontaine
de Jouvence.»

Ainsi parle M. Émile Blémont dans son esthétique de la tradition, petit
livre fort éloquent et plein de philosophie. Et c'est bien parler.
Surtout ne condamnons pas les contes bleus au nom de l'art classique.
L'_Odyssée_ d'Homère, nous l'avons vu, est faite de contes bleus.



LE R. P. DIDON ET SON LIVRE SUR JÉSUS-CHRIST


Restaurés en France, sous la monarchie de Juillet, par un romantique,
les dominicains passent chez nous pour les plus artistes des moines et
l'on veut, à tort ou à raison, qu'ils aient hérité du père Lacordaire le
sentiment du pittoresque, une certaine entente de l'effet, le goût des
nouveautés et même une sympathie apparente avec l'esprit moderne. C'est
là, sans doute, une impression vague, formée du dehors et du lointain,
qui n'est ni tout à fait juste, ni tout à fait fausse. Au fond, rien de
plus impénétrable et de plus inintelligible que l'âme d'un moine. La
pensée de ces cénobites qui vivent en commun pour mieux goûter la
solitude est singulière comme leur vie. Et quand un religieux est mêlé
aux affaires du temps, ce qui est le cas de presque tous les grands
religieux, le psychologue se trouve en présence d'une des plus rares
curiosités morales que l'humanité puisse offrir.

Quel merveilleux sujet d'étude que l'état mental d'un Lacordaire menant
de front les soucis de l'opposition libérale et les travaux de la
pénitence, inspirant des journaux politiques et se faisant attacher sur
une croix! J'avoue, pour ma part, que, depuis saint Antoine jusqu'au
père Didon, les moines m'étonnent. Et s'il faut définir la physionomie
des dominicains restaurés, cela est particulièrement délicat. Il n'est
d'abord pas supposable qu'ils procèdent tous également de leur père
spirituel par le libéralisme de l'esprit, par le romantisme du langage
et par le goût des voluptés ascétiques de la flagellation et du
crucifiement. J'ai approché quelques-uns de ces fils de Dominique et de
Lacordaire. Ils ne m'ont pas ouvert leur âme: le moine ne se livre
jamais; il ne s'appartient pas; mais ceux-là ne se sont montrés ni
défiants ni dissimulés. C'étaient, selon, toute apparence, d'excellents
moines.

Ils avaient l'air joyeux et tranquille. Le bon moine est toujours gai;
l'allégresse est une des vertus de son état et les hagiographes ont soin
de rapporter que le grand saint Antoine avait gardé dans sa vieillesse
la joie innocente d'un enfant.

Pour ce qui est de l'esprit, ces frères prêcheurs m'ont paru plus
nourris de saint Thomas d'Aquin que de Lacordaire. D'ailleurs, nous
avons entendu assez le père Monsabré à Notre-Dame pour savoir que son
éloquence, toute scolastique, ne doit rien à la science ni à la
philosophie modernes, et que la _Somme_ en est l'unique source. Les
dominicains qu'il m'a été donné d'approcher ressemblent tous au père
Monsabré, hors un seul, plus ingénieux, plus tendre et plus troublé, que
je ne nommerai pas. Ce sont avant tout des moines, c'est-à-dire des
hommes obéissants, dont la pâte un peu épaisse a été mise dans le moule
traditionnel tant de fois séculaire. Et pourtant, comme nous le disions
tout à l'heure, les frères prêcheurs ont gardé en France quelques-uns
des caractères que leur a imprimés leur second fondateur, le nouveau
Dominique, et la foule des croyants attend instinctivement de ces
hommes, vêtus du blanc scapulaire et portant le chapelet à la ceinture,
des paroles neuves, des actes hardis, et elle leur accorde un peu de
cette amitié que jadis inspiraient au peuple, non pas les disciples de
Dominique, mais leurs violents adversaires, les bons fils de saint
François. Sans rechercher pourquoi cette espérance est absolument vaine
et sera déçue, il faut reconnaître qu'un homme tel que le père Didon est
de force à la soutenir et à la prolonger quelque peu.

Ce moine est un athlète. Il a le charme incomparable de la douceur dans
la force. Un oeil vif et noir éclaire son mâle visage olivâtre. La
poitrine large et le geste libre, il inspire la sympathie et la
confiance; il est orateur même avant que d'avoir parlé. Issu d'une forte
race de montagnards, nourri dans l'âpre et belle vallée du Grésivaudan,
on a cru reconnaître en lui ce vieux génie dauphinois, si tenace, si
positif, si laborieux, si courageux dans la lutte. Ce qu'on sait de sa
vie est fait pour inspirer le respect. Il y a dix ans, environ, il
aborda la chaire de Saint-Philippe-du-Roule, et là, dans toute la fougue
de la jeunesse et de l'éloquence, il émut un auditoire qui apportait
jusqu'au pied des autels des parfums profanes. Il toucha, remua, changea
les coeurs et vit à ses pieds les plus belles pénitentes. Soit que sa
parole eût semblé trop hardie sur un sacrement qui touche aux secrets
profonds des sens (il parlait sur le mariage), soit que ses supérieurs
craignissent qu'il ne s'enivrât lui-même de sa parole enivrante, il fut
brusquement tiré de sa chaire et envoyé dans les rochers de la Corse, au
couvent de Corbara qui domine, du haut d'un promontoire, l'île et la
mer. Il obéit. Tout religieux eût sans doute obéi de même. Mais le
caractère du père Didon, tel qu'il nous est connu, donne peut-être
quelque prix à son obéissance. Il est éloquent, un peu glorieux,
impatient de se jeter dans le mouvement des opinions et des idées et
très heureux de commercer avec les hommes de science et de pensée. J'ai
même des raisons de croire qu'il aime beaucoup cette odeur du papier
fraîchement imprimé qu'on respire dans l'atelier de typographie et chez
l'éditeur. Eh bien! cet éloquent sut se taire, ce glorieux se cacha, cet
homme qui pouvait s'écrier avec Lacordaire: «Je serai entendu de ce
siècle, dont j'ai tout aimé,» entra, sans hésiter dans le silence et
dans la solitude. Je ne voudrais pas insister sur les mérites d'un bon
religieux, ne me reconnaissant pas très propre à décerner de telles
louanges. Mais l'obéissance du prêtre et du soldat n'est pas sans
beauté. À cette époque, plusieurs, dans le public, croyaient discerner
dans le père Didon un autre père Hyacinthe et présageaient une rupture,
un schisme, une révolte. L'événement a démenti ces présages. Le père
Didon, qui a du bon sens et un ferme esprit de conduite, n'a pas été
tenté de fonder une nouvelle église, de s'ériger en antipape et de
gouverner, comme tel autre papacule, une catholicité de quatorze âmes.
Le père Didon alarme parfois les catholiques timides, et il semble qu'il
ne se défende pas toujours du plaisir de les inquiéter. Un de ses
compatriotes, qui appartient au parti catholique, reconnaissant là un
des traits du caractère dauphinois, a dit, à propos de notre éloquent
père: «Le montagnard côtoie volontiers les précipices et prend plaisir à
l'effroi de ceux qui le regardent de la plaine; mais il a le pas sûr; il
ne tombe pas..»

Un des traits les plus intéressants du caractère de ce solitaire est
précisément le goût de l'effet, l'art de la mise en scène, le talent de
se produire. Est-ce en lui le don naturel, instinctif, d'une personne
oratoire? Est-ce le penchant d'un esprit à la fois mystique et pratique?
Est-ce la fatalité attachée au grand scapulaire blanc et qui
s'appesantit sur certains frères prêcheurs en dépit de l'humilité
chrétienne? Je ne sais. Mais les livres du R. P. s'annoncent avec un
bruit et un éclat que leur mérite seul ne suffit point à expliquer et
voici que l'apparition d'une nouvelle vie de Jésus, écrite dans un
monastère de Bourgogne, devient un événement parisien. Tous les journaux
parlent depuis un an du livre et de l'auteur et il est de cet ouvrage
comme de Cyrus qui fut nommé longtemps avant que de naître. On nous
promettait un livre d'une grande originalité et le père Didon confirmait
lui-même cette promesse quand il répondait à un reporter:

--Dans quel but voudriez-vous que j'eusse fait la vie de Jésus, si ce
n'avait été dans le but d'y mettre des nouveautés?

Et, pour peu que l'on pressât l'écrivain, on apprenait de sa bouche que
la plus grande de ces nouveautés, celle qui renfermait toutes les
autres, était la conciliation du dogme catholique et de l'exégèse
moderne.

C'est là le but que le R. P. s'est proposé en composant les deux gros
volumes qui viennent de paraître. Afin de réussir dans son dessein, il
est allé apprendre l'allemand dans une université allemande. Il a étudié
les travaux critiques auxquels les diverses écoles protestantes ont
soumis les textes évangéliques et les monuments littéraires des premiers
âges chrétiens. Son livre veut être un livre d'histoire positive. Il dit
expressément dans sa préface: «Il faut que la vie de Jésus soit racontée
suivant les exigences de l'histoire. C'est à ce besoin profond qu'essaye
de répondre le présent ouvrage.»

Et, en effet, il fait mine d'entrer dans la critique des textes et donne
une ombre de satisfaction à l'exégèse moderne, en faisant naître Jésus
l'an 750 de Rome, quelques années avant l'an premier de l'ère
chrétienne, et aussi en admettant que Matthieu et que Marc sont
antérieurs à Luc, et que Jean est postérieur aux trois synoptiques.

Mais il ne fait qu'effleurer cet examen, et, sans même exposer l'état de
la question sur les points les plus importants, il se hâte de conclure
dans le sens canonique. Et, comme s'il lui restait une épouvante de
cette course rapide, ou plutôt de cette fuite à travers la critique
indépendante, il court se cacher sous le manteau de l'Église; il déclare
que l'Église, en matière d'exégèse, a l'autorité souveraine et qu'elle
seule est habile à commenter les textes canoniques. «De quel droit,
dit-il, les traiter comme un simple papyrus découvert dans le tombeau de
quelque momie ou comme un vieux parchemin oublié dans les archives d'une
ville dévastée?... Le premier grand tort de la critique moderne a été de
traiter ces documents comme une lettre morte. Elle a sciemment oublié
qu'ils n'étaient point des livres tombés dans le domaine public, mais la
propriété inaliénable de l'Église catholique (pp. XXXIX, XLV).» Ce
langage n'a rien qui puisse surprendre dans la bouche d'un croyant; il
est très convenable à un prêtre et à un moine. Personne ne blâmera le
père Didon de l'avoir tenu. Mais, s'il n'est pas d'exégèse en dehors de
l'Église catholique, pourquoi citer Reuss, Eichhorn et Schleiermacher?
Ces noms mis au bas des pages ne sont donc que de vains ornements? Et
que critiquerait-il, puisqu'il n'a pas de matière sujette à la critique?
Le père Didon croit et professe que les livres des deux testaments sont
d'inspiration divine. Des textes de cette nature ne sauraient être
corrigés. Aussi s'est-il gardé de toute revision sérieuse et l'exégèse
n'est-elle chez lui qu'une façon neuve et hardie d'embellir l'apologie.
Il n'a appelé la critique rationnelle sur le terrain sacré que pour
l'immoler plus solennellement. Cette imprudence généreuse l'a entraîné à
des désastres. Car c'est un coup désastreux que celui qu'il tente pour
concilier les deux généalogies de Jésus. Il distingue entre la
généalogie légale et la généalogie naturelle de Joseph qui sont, dit-il,
l'une et l'autre tout à la fois la généalogie légale et naturelle de
Marie et de Jésus, puisque Joseph était le père ou tout au moins le
neveu d'Anne, mère de Marie, comme l'a déclaré Cornélius à Lapide, qui
était Belge. Et le père Didon se montre satisfait de ce petit
arrangement, tant il est d'un naturel heureux! Que Pascal est d'une
humeur contraire! Ce grand homme craignait Dieu, mais il se moquait du
monde. Il a dit, précisément au sujet qui nous occupe: «Les faiblesses
les plus apparentes sont des forces à ceux qui prennent bien les choses.
Par exemple les deux généalogies de saint Matthieu et de saint Luc. Il
est visible que cela n'a pas été fait de concert.»

À la bonne heure! voilà un apologiste qui ne s'embarrasse pas dans les
difficultés de l'exégèse! Le père Rigolet lui-même ne raisonnait pas
avec plus de subtilité quand il disait à l'empereur de la Chine que
l'Église avait choisi les quatre évangiles qui se contredisaient le plus
afin que la vérité parût avec plus d'évidence.

Si j'étais docteur, je ne sais si j'aimerais les apologistes comme
Pascal et Rigolet, mais je sais bien que des docteurs tels que le père
Didon me feraient trembler. Celui-ci n'a-t-il pas eu la malheureuse idée
de disputer avec Mommsen au sujet du recensement de Quirinus? Il en sort
écrasé. Pourquoi, juste ciel! s'efforce-t-il de traiter rationnellement
quelques parties d'une affaire qu'il déclare lui-même inconcevable et
merveilleuse?

Le père Didon croit au surnaturel. Loin de l'en blâmer, il faut le louer
de confesser sa foi. La mienne est contraire; je crois bien faire en
l'avouant hautement, et j'y ai sans doute moins de mérite puisqu'elle
est plus généralement admise parmi ceux de nos contemporains dont
l'opinion peut être comptée. Mais l'erreur du père Didon est de penser
qu'on peut faire de l'histoire en acceptant le surnaturel, tandis que
l'histoire n'est que la recherche de la suite naturelle des faits. Et
comment pourrait-il être historien, quand son dessein arrêté est de
soustraire l'objet même dont il traite, c'est-à-dire les origines
chrétiennes, aux lois générales de l'histoire?

Et, puisque nous parlons ici du miracle, j'avoue que, sans l'admettre à
quelque degré que ce soit, je comprends mal les raisons des savants qui
le nient. Nos savants disent généralement qu'ils ne croient pas aux
miracles parce qu'aucun fait de ce genre n'a été formellement constaté.
Mon illustre maître, M. Ernest Renan, a plusieurs fois présenté cet
argument avec une parfaite netteté. «Les miracles, a-t-il dit, sont de
ces choses qui n'arrivent jamais; les gens crédules seuls croient en
voir; on n'en peut citer un seul qui se soit passé devant des témoins
capables de le constater; aucune intervention particulière de la
divinité, ni dans la confection d'un livre, ni dans quelque événement
que ce soit, n'a été prouvée.» En fait, cela est incontestable; mais, en
théorie, ces raisons, qui sont celles des plus excellents hommes de
notre temps, me semblent faibles, parce qu'elles supposent que les lois
naturelles nous sont connues et que si, par impossible, il survenait une
dérogation à ces lois, un savant, ou mieux un corps académique, aurait
qualité pour la constater. C'est là, j'ose dire, beaucoup trop accorder
à la science constituée et supposer gratuitement que nous connaissons
toutes les lois de l'univers. Il n'en est rien. Notre physique paraîtra
peut-être dans cinq ou six siècles à nos arrière-neveux aussi grossière
et barbare que nous semble barbare et grossière la physique des
universités du moyen âge, qui étaient pourtant des corps savants. S'en
remettre à la science du discernement des faits de nature et des faits
surnaturels, c'est la traiter comme si elle était juge infaillible de
l'univers. Sans doute, telle qu'elle est, elle est seul arbitre de la
vérité et de l'erreur et rien n'est acquis à la connaissance sans avoir
passé par son examen. Sans doute, on ne peut en appeler d'elle qu'à
elle-même. Mais encore ne faut-il pas citer indifféremment dans les
mêmes formes tous les phénomènes à son tribunal; il se peut qu'il y ait
des phénomènes singuliers, rares, subtils, d'une production incertaine.
La science officielle risquera de les manquer si elle les attend dans
ses commissions; c'est à cet égard que l'argument présenté par M. Ernest
Renan me semble dangereux, du moins dans ses tendances. Il va, si l'on
n'y prend garde, jusqu'à tenir pour non avenu tout ce qui ne s'est pas
produit dans un laboratoire. Les savants sont naturellement enclins à
nier les faits isolés, qui ne rentrent dans aucune loi connue. J'ai peur
enfin qu'on ne rejette les manifestations insolites en même temps que
les manifestations miraculeuses et avec cette même fin de non-recevoir:
«On n'a jamais vu cela.». Quant au miracle, si c'est une dérogation aux
lois naturelles, on ne sait ce que c'est, car personne ne connaît les
lois de la nature. Non seulement un philosophe n'a jamais vu de miracle,
mais il est incapable d'en jamais voir. Tous les thaumaturges perdraient
leur temps, à dérouler devant lui les apparences les plus
extraordinaires. En observant tous ces faits merveilleux, il ne
s'occuperait que d'en chercher la loi et, s'il ne la découvrait point,
il dirait seulement: «Nos répertoires de physique et de chimie sont bien
incomplets.» Ainsi donc il n'y a jamais eu de miracle, au vrai sens du
mot, ou, s'il y en a eu, nous ne pouvons pas le savoir, puisque,
ignorant la nature, nous ignorons également ce qui n'est pas elle.

Mais revenons au livre du père Didon. Il abonde en descriptions.
L'auteur a, comme autrefois M. Renan, fait le voyage d'Orient, et il en
a rapporté des paysages qui, sans avoir certes la suavité de ces beaux
tableaux de Nazareth et du lac de Tibériade que M. Renan a peints sur
nature, ne manquent ni de richesse ni d'éclat. On croit voir avec le
pieux voyageur, «les eaux d'opale» du lac de Génézareth et la désolation
de la mer Morte. J'ai noté quelques lignes charmantes sur la Samarie. La
grande nouveauté du livre, consiste en somme dans un orientalisme
pittoresque qui s'associe, pour la première fois, d'une matière assez
bizarre, à l'orthodoxie la plus exacte. Ainsi le père Didon croit à
l'adoration des Mages, mais il les appelle des cheikhs. Son Jésus est
fils de Dieu, mais nous le voyons adolescent, portant au front et aux
bras les courroies de la prière qu'il a reçues au Sabbat Tephilin, dans
la synagogue de Nazareth. Et toutes les scènes de l'Évangile sont ainsi
teintées de couleur locale et de romantisme.

Mais cet ouvrage n'est pas seulement une suite de scènes plastiques.
L'auteur s'est efforcé de constituer la psychologie de Jésus et c'est la
partie la plus malheureuse du livre. On ne peut pas lire, sans sourire,
que Jésus «avait la science parfaite de sa vocation messianique», que
«rien ne lui manquait de ce qui peut donner à la parole l'efficacité et
le prestige», qu'«aucun orateur populaire ne peut lui être comparé»,
qu'il «respectait l'initiative de la conscience», que l'échec de sa
mission à Jérusalem lui causa «la plus grande douleur que puisse
éprouver un homme appelé à un rôle public». Cet essai de psychologie
humano-divine fait songer involontairement à Barbey d'Aurevilly qui
adorait Jésus comme Dieu, mais qui, comme homme, lui préférait Hannibal.

Je n'ai pas qualité pour juger une telle oeuvre au point de vue de
l'orthodoxie, et il faut bien penser que les théologiens n'y ont rien
trouvé de répréhensible, puisqu'ils l'ont approuvée. Je serai curieux
pourtant de savoir ce qu'on en pense dans une certaine revue que
dirigent avec beaucoup de savoir et de prudence les pères jésuites, et
que je connais fort bien, car ils ont eu la bonté de me l'envoyer un
jour qu'ils m'y maltraitaient beaucoup, mais non pas autant toutefois
que le père Gratry et que le père Lacordaire. Ou je me trompe fort, ou
les petits Pères ne goûteront pas beaucoup cette histoire romantique et
cette psychologie moderne[10]. Pour ma part, je voudrais comparer le
_Jésus-Christ_ du R. P. Didon à ce panorama de Jérusalem qu'on montre en
ce moment aux Champs-Élysées et où l'on voit, d'un côté, le Temple, la
tour Antonia, le palais et les portes de la ville restitués d'après les
travaux des archéologues, et, d'une autre part, un calvaire traditionnel
comme une peinture d'église. Mais je craindrais que cette comparaison ne
donnât à l'excès l'idée d'un art frivole, tout en surface et peu solide.
Je craindrais aussi de ne pas rendre l'effet de ces pages disparates, si
étrangement mêlées de descriptions, de discussions, d'homélies, de
morceaux de théologie, de psychologie et de morale, inspirés tantôt de
saint Thomas d'Aquin et tantôt de Paul Bourget, où l'on passe
brusquement de saint Luc et de saint Matthieu à Joanne et à Bædecker, où
l'âme de madame de Gasparin semble flotter sur l'Évangile, où l'on tombe
tout à coup d'une psychologie oratoire dans une démonologie qui rappelle
à la fois le père Sinistrari, nos amis Papus et Lermina, l'école de
Nancy et M. Charcot. Pages d'un aspect plus confus que les quais
encombrés de cette petite ville de Capharnaum si bien décrite par le R.
P. Didon lui-même.



CLÉOPÂTRE[11]



I


M. Paul Stapfer nous enseigne, dans son livre sur _Shakespeare et
l'antiquité_, que Cléopâtre a fourni le sujet de deux tragédies latines,
seize françaises, six anglaises et au moins quatre italiennes. Je serais
fort embarrassé de nommer seulement les seize tragédies françaises, et
il me paraît suffisant d'indiquer la _Cléopâtre captive_ de Jodelle
(1552), _les Délicieuses Amours de Marc-Antoine et de Cléopâtre_ de
Belliard (1578), _la Cléopâtre_ de Nicolas Montreux (1594), la
_Cléopâtre_ de Benserade (1636), le _Marc-Antoine_ de La Thorillère
(1677), la _Mort de Cléopâtre_ de Chapelle (1680), la _Cléopâtre_ de
Marmontel (1750), la _Cléopâtre_ d'Alexandre Soumet (1824) et la
_Cléopâtre_ de madame de Girardin (1847); en attendant la _Cléopâtre_ de
Victorien Sardou et sans compter la _Mort de Pompée_ du grand Corneille,
où l'on voit Cléopâtre vertueuse, aspirant à la main de César, mais
prenant par générosité la défense du vaincu de Pharsale. Sa confidente,
Charmion, instruite de ses beaux sentiments, lui dit:

     L'amour, certes, sur vous a bien peu de puissance.

À quoi Cléopâtre répond:

     Les princes ont cela de leur haute naissance.

On ne conçoit pas d'abord comment Corneille a pu écrire quelque chose
d'aussi ridicule. Mais on voit, si l'on y réfléchit, que c'est
uniquement parce qu'il avait un génie sublime. Sans être comme
Shakespeare un divinateur infaillible des âmes, notre vieux poète ne
manquait pas de tout discernement; il savait bien au dedans de lui-même
que Cléopâtre n'avait jamais ni parlé ni pensé de la sorte, mais il se
flattait de l'embellir, de la rendre digne de la scène tragique, de la
conformer aux convenances exigées par Aristote, et surtout de l'arranger
à son propre goût, qui était noble. Il abondait en belles maximes. Les
grands sentiments ne lui coûtaient guère, et l'on voit trop que le
bonhomme les prenait dans son encrier. Il est bien difficile de se
mettre aujourd'hui dans l'état d'esprit où il était quand il écrivait
une tragédie dans sa petite chambre, entre deux procès, car, avocat et
Normand, il aimait à plaider. Les grandeurs de ce monde, les grandeurs
de chair le pénétraient d'un respect profond. Il se faisait sur les
princesses des idées qui ne s'accordent pas bien avec la physiologie.
Shakespeare avait un autre génie et sa Cléopâtre est vivante. M.
Victorien Sardou admire infiniment Corneille et non sans raison, car,
après tout, c'est le grand Corneille. Il vient de professer encore son
admiration dans une lettre publique où, tout en se défendant de
méconnaître le génie du grand Will, il estime que la place occupée par
le poète d'_Hamlet_ sur une de nos voies serait mieux tenue par l'auteur
de _Polyeucte_. Certes, le bronze de Corneille ne ferait pas mauvaise
figure à Paris, et tous ceux qui ont le culte de nos gloires nationales
salueraient avec respect son visage sévère et même un peu renfrogné.
Quant à Shakespeare, c'est le poète de l'humanité. Sa place est partout
où il y a des hommes capables de sentir le beau et le vrai. Il est,
comme Homère, au-dessus des peuples. M. Victorien Sardou ne peut pas se
plaindre de le rencontrer sur le boulevard Haussmann. Il doit seulement
être fâché que le sculpteur lui ait fait de si vilaines jambes.

Je connais M. Victorien Sardou, je sais combien il a le goût artiste et
comme les formes mal venues offensent la délicatesse de son goût. Une
figure si disgracieuse doit lui être désagréable à voir. J'en souffre
moi-même chaque fois que je passe par ce boulevard somptueux et
monotone. Et il m'est arrivé plus d'une fois de plaindre le culottier
anglais qui a sa boutique derrière cette statue, en songeant que les
connaissances professionnelles de ce spécialiste doivent lui rendre
particulièrement sensible la difformité dont son illustre compatriote a
été gratuitement affligé par un statuaire malhabile.

Voilà assurément un Shakespeare mal chaussé! Mais M. Victorien Sardou a
précisément écrit sa lettre pour se défendre d'avoir jamais méprisé
Shakespeare. On prétendait qu'il avait dit que Shakespeare n'avait aucun
talent. Il ne l'a point dit. C'eût été une sottise, et ceux qui ont
causé avec M. Sardou savent qu'il n'en dit point. Il a l'esprit le plus
riche et le plus fin. Sa tête est un magasin de curiosités, un musée
d'art, une bibliothèque universelle. Il s'intéresse à la vie, aux moeurs,
aux usages, aux singularités des temps et des lieux. Je ne connais pas
sa _Cléopâtre_, mais je suis bien sûr qu'elle sera documentée, et qu'il
n'y manquera rien de ces intimités, de ces particularités, de ces
singularités qui font revivre le passé mystérieux.

C'est une incomparable histoire que celle d'Antoine et de Cléopâtre, et
si émouvante et d'une telle somptuosité voluptueuse, et tragique, que
l'art n'y peut rien ajouter, pas même l'art d'un Shakespeare. Il faut la
lire dans Plutarque. Ce vieux Plutarque est un merveilleux narrateur. Je
vous recommande aussi l'étude de M. Henry Houssaye, judicieuse avec
élégance, et qui est un excellent récit.

Cléopâtre n'était pas très belle. Elle ne l'emportait ni en beauté ni en
jeunesse sur cette chaste Octavie, à qui elle prit Antoine pour la vie
et la mort. «Sa beauté, dit Amyot, qui traduit, Plutarque avec une grâce
fine, sa beauté seule n'était point si incomparable qu'il n'y en eust pu
bien avoir d'aussi belles comme elle, ni telle qu'elle ravit incontinent
ceux qui la regardaient; mais sa conversation, à la hanter, étoit si
aimable qu'il étoit impossible d'en éviter la prise, et avec sa beauté,
la bonne grâce qu'elle avoit à deviser, la douceur et la gentillesse de
son naturel, qui assaisonnoit tout ce qu'elle disoit ou faisoit, étoit
un aiguillon qui poignoit au vif; et il y avoit outre cela grand plaisir
au son de sa voix seulement et à sa prononciation, parce que sa langue
étoit comme un instrument de musique à plusieurs jeux et registres,
qu'elle tournoit aisément un tel langage comme il lui plaisoit,
tellement qu'elle parloit à peu de nations barbares par truchement, mais
leur rendoit par elle-même réponse, au moins à la plus grande partie,
comme aux Égyptiens, Arabes, Troglodytes, Hébreux, Syriens, Médois et
Parthes, et à beaucoup d'autres dont elle avoit appris les langues.»
Elle avait l'esprit raffiné, à la façon des Alexandrins. Elle reçut
d'Antoine, comme un présent agréable, la bibliothèque de Pergame,
composée de deux cent mille volumes. Elle n'a été un monstre que dans
l'imagination ampoulée des poètes amis d'Auguste. Ils ont dit qu'elle se
prostituait aux esclaves. Ils n'en savaient rien. On lui a donné pour
amants Cnéius Pompée, César, Dellius, Antoine et aussi Hérode, roi des
Juifs, qui était très beau. Mais il n'y a de certain que ses relations
avec César et avec Antoine. Le reste n'est pas prouvé, et l'aventure
d'Hérode a tout l'air, notamment, d'un conte de Flavius Josèphe.
Cléopâtre était une femme dangereuse. Et l'on peut penser d'elle ce que
pensait le vieux professeur de Henri Heine. «Mon vieux professeur, dit
Heine, n'aimait pas Cléopâtre; il nous faisait expressément observer
qu'en se livrant à cette femme, Antoine ruina toute sa carrière
publique, s'attira des désagréments privés et finit par tomber dans le
malheur.» Rien n'est plus vrai. Elle a perdu Antoine et contribué
peut-être à la perte de César, et le vieux professeur parlait d'or. Ce
n'est peut-être pas assez toutefois pour l'appeler, comme Properce, la
reine courtisane, _meretrix regina_. Ces Romains haïssaient
l'Égyptienne; elle leur avait fait peur. Horace et Properce avouent que
Rome tremblait avant la journée d'Actium. Cléopâtre morte, il y eut de
grandes réjouissances dans la Ville éternelle. «C'est maintenant qu'il
faut boire! Il n'était pas permis de tirer le cécube du cellier des
aïeux, quand une reine préparait au Capitole des ruines insensées et des
funérailles à l'Empire. Elle osait opposer à notre Jupiter le museau de
chien de l'aboyant Anubis et couvrir la trompette romaine des sons
aigres du sistre égyptien. Elle voulait planter sur le Capitole ses
tentes au milieu des images et des trophées de Marius!» Enfin le monstre
était mort: Il fallait boire, danser, offrir des mets aux dieux!

Et c'était une femme, une petite femme qui avait fait trembler le Sénat
et le peuple romain. Quand nous disons qu'elle était petite, nous n'en
savons rien. Nous l'imaginons sur quelques vagues indices. Pour échapper
aux embûches de l'eunuque Pothin, elle se fit porter à César dans un
sac. C'était un de ces grands sacs d'étoffe grossière, teints de
plusieurs couleurs, qui servaient aux voyageurs à serrer les matelas et
les couvertures. Elle en sortit aux yeux du romain charmé. Il nous
semble qu'étant mince et de petite taille elle avait meilleure grâce, et
qu'une stature de déesse n'est pas ce qu'il faut pour plaire au sortir
d'un sac. M. Gérome a représenté cette scène dans un de ses plus jolis
tableaux anecdotiques et je crois bien me rappeler que sa Cléopâtre
était très mignonne. M. Gérome est admirable pour l'abondance et le
choix de ses documents. En ce cas pourtant, il avait été laissé à son
inspiration. Nous n'avons point de portrait authentique de Cléopâtre et
le visage de la reine n'a pas laissé le moindre reflet sur cette vaste
terre où il causa tant de deuils et de malheurs. Cléopâtre est
représentée plusieurs fois, il est vrai, avec son fils, Ptolémée
Césarion, sur les bas-reliefs du temple de Denderah. Mais ce sont là des
figures hiératiques, d'un art traditionnel, dont le type, fixé longtemps
d'avance, ne laissait guère de place à l'imitation de la nature. Dans
cette déesse Hathor, dans cette déesse Isis aux cheveux nattés, debout,
rigide, la tunique collée au corps, comment reconnaître la folle
amoureuse qui courait la nuit avec Antoine les bouges de Rhakotis et se
mêlait aux rixes des matelots ivres? Quant au joli moulage que l'on voit
souvent dans les ateliers, M. H. Houssaye nous avertit bien de ne pas y
chercher le profil de la belle Lagide. «Ce bas-relief, nous dit-il,
découvert, je crois, en 1862, ne portait aucune inscription. Un
égyptologue s'amusa à y graver le cartouche de Cléopâtre, et c'est ainsi
qu'on le vend partout, depuis, comme l'image authentique de la dernière
reine d'Égypte.»

Cette supercherie me rappelle une méprise de peu de temps postérieure.
Vers 1866, un Italien montrait à Paris, dans un appartement démeublé de
la rue Jacob, quelques antiquités égyptiennes et romaines et une
peinture à l'encaustique, d'un mauvais dessin et d'un style médiocre,
représentant une femme assez belle, la face large, avec un serpent qui
lui pique le sein. L'Italien jurait la Vierge et les saints que c'était
le portrait authentique de Cléopâtre, celui-là même qui fut porté à Rome
devant le char triomphal d'Octave. Cet homme était d'une ardeur vraiment
excessive pour les antiquités. Il faisait des bonds de tigre devant
cette peinture et la contemplait d'un oeil sombre en lui envoyant des
baisers. «Quelle est belle!» s'écriait-il. Il était venu la vendre à
Paris, et il poussait des hurlements horribles et s'arrachait les
cheveux quand on lui disait qu'en réalité c'était un méchant ouvrage de
peinture, dû à quelque seigneur cavalier, académicien de Rome ou de
Venise, florissant vers 1800 ou 1810. Pourtant rien n'est plus vrai.

Il y a des médailles de Cléopâtre; les numismates en comptent quinze de
type différent. Elles sont pour la plupart d'une mauvaise gravure.
Toutes représentent Cléopâtre avec des traits gros et durs, un nez
extrêmement long. On sait le mot profond de Pascal: «Le nez de
Cléopâtre, s'il avait été plus court, toute la face de la terre aurait
été changée.» Ce nez était démesuré, si l'on en croit les médailles,
mais nous ne les en croirons pas. En vain, on nous mettra sous les yeux
tous les médailliers du British Muséum et du Cabinet de Vienne. Nous
dirons que c'est là comme une de ces illusions de féerie, où tous les
nez s'allongent à la fois sur tous les portraits, et nous nous moquerons
de la numismatique qui se moque de nous. Le visage qui fit oublier à
César l'empire du monde n'était point gâté par un nez ridicule.

Il est certain que César aima Cléopâtre. Le divin Jules avait plus de
cinquante ans. Il avait épuisé toute la gloire et tous les plaisirs et
tiré de la vie tout ce qu'elle peut donner d'émotions violentes et de
joies fortes. Son élégant visage avait pris la pâleur tranquille du
marbre. Il semblait qu'un tel homme ne dût plus vivre que par
l'intelligence. Pourtant, quoi qu'en dise M. Mommsen, il aima
l'Égyptienne jusqu'à la folie. Car c'était une folie que de l'amener à
Rome, et une plus grande folie que d'élever dans le temple de Vénus une
statue à la divinité de Cléopâtre.

La Lagide habitait, à Rome, avec son fils et sa suite la villa et les
jardins de César qui s'étendaient sur la rive droite du Tibre. Le
dictateur demeurait dans un des bâtiments publics de la voie Sacrée,
mais il faisait de fréquentes visites à la villa, qui était aussi le
rendez-vous de ses amis. C'est là que Marc-Antoine vit Cléopâtre pour la
première fois. Elle recevait aussi Atticus et Cicéron qui s'était
réconcilié avec César. Cicéron était grand amateur de livres et
d'antiquités.

Ces trésors étaient rares à Rome et ils abondaient à Alexandrie. Cicéron
demanda à Cléopâtre de lui faire venir quelques manuscrits et des vases
canopes. Elle le lui promit bien volontiers et elle chargea de la
commission un de ses officiers, nommé Ammonius. Mais les livres ne
vinrent pas et l'orateur en garda rancune à la reine. Dans ces heures
romaines, Cléopâtre nous apparaît sous un aspect inattendu. Discrète,
paisible, ayant banni le luxe asiatique, tout occupée des élégants
travaux de l'esprit, c'est une belle Grecque, qui converse sous les
térébinthes avec Cicéron. Le poignard de Brutus dissipa d'un coup cet
enchantement de la villa du Tibre. César assassiné, Cléopâtre s'enfuit
au milieu des scènes sanglantes des jours parricides et regagne
l'Égypte.

C'est alors que va commencer la plus folle et la plus terrible des
aventures d'amour, le roman d'Antoine et de Cléopâtre.



II


Sarah nous l'a montrée (et avec quel charme! avec quelle magie!) sous
les traits d'une Égyptienne. Mais c'était une Grecque. Elle l'était de
naissance et de génie. Élevée dans les moeurs et dans les arts
helléniques, elle avait la grâce, le bien dire, l'élégante familiarité,
l'audace ingénieuse de sa race. Ni les dieux de l'Égypte, ni les
monstres de l'Afrique n'envahirent jamais son âme riante. Jamais elle ne
s'endormit dans la morne majesté des reines orientales. Elle était
Grecque encore par son goût exquis et par sa merveilleuse souplesse.
Tout le temps qu'elle vécut à Rome, elle observa toutes les convenances,
et quand, après sa mort, les amis d'Auguste outragèrent sa mémoire avec
la brutalité latine, ils ne purent rien lui reprocher qui eût trait à
son séjour dans la villa de César. Elle avait donc été parfaite sous les
pins et les térébinthes des jardins du Tibre.

Elle était Grecque, mais elle était reine; reine et, par là, hors de la
mesure et de l'harmonie, hors de cette fortune médiocre qui fut toujours
dans les voeux des Grecs et qui n'entra dans ceux des poètes latins que
littérairement et par servile imitation. Elle était reine et reine
orientale, c'est-à-dire un monstre; elle en fut châtiée par cette
Némésis des dieux que les Grecs mettaient au-dessus de Zeus lui-même,
parce qu'elle est en effet le sentiment du réel et du possible,
l'entente des nécessités de la vie humaine. Faite pour les arts secrets
du désir et de l'amour, amante et reine, à la fois dans la nature et
dans la monstruosité, c'était une Chloé qui n'était point bergère.

Que des mouvements d'une chair exquise, que du souffle d'une bouche
charmante dépende le sort du monde, c'est cela qui n'est point grec,
c'est cela que la Némésis des dieux ne permet point. La mort de la
dernière Lagide expia le crime d'Alexandre le Macédonien, ce Grec à demi
barbare, ce Grec démesuré qui, soldat ivre, ouvrit à l'hellénisme
l'Orient lascif et cruel. Ce n'est point que cette délicate Cléopâtre
manquât par elle-même du sentiment de la mesure et de l'harmonie. Elle
garda même l'instinct du vrai, du beau, du possible autant que le lui
permit sa toute-puissance, le crime héréditaire dans sa maison et
l'ivresse du monde plongé autour d'elle dans cette orgie voluptueuse et
scélérate où l'hellénisme coudoyait la barbarie. Son malheur singulier,
sa gloire effroyable fut d'être charmante étant souveraine, d'être
Lesbie, Délie ou Leuconoé et de ne pouvoir ouvrir ses bras adorables
sans allumer des guerres.

La morale d'une Lagide était large, sans doute, et les doux antiquaires
ont quelque peine à la mesurer sur les textes grecs et latins qu'ils
étudient avec méthode. Pour ma part, je ne rechercherai pas ce que
Cléopâtre jugeait permis ou défendu. Je pense qu'elle estimait que
beaucoup de choses lui étaient permises. Mais j'imiterai, dans sa
sagesse, M. Henry Houssaye, qui ne croit pas pouvoir donner la liste des
amants de la reine. Aussi bien, pour dresser avec confiance des
catalogues de cette nature, il faut être un bibliothécaire entêté comme
l'antique Élien ou le bonhomme Peignot, qui croyaient plus que de raison
à l'autorité des textes. Ce qui est certain, c'est que quand Antoine
l'aima d'un amour orageux, elle opposa à la foudre les éclairs d'un
regard qui n'était point terni et les ardeurs d'une chair que la
débauche n'avait point fatiguée. Nous savons qu'elle aima le soldat de
Pharsale et de Philippes; nous savons qu'elle l'aima jusqu'à la mort. Le
reste est à jamais effacé comme les travaux obscurs de tant de milliards
d'êtres qui naquirent, qui souffrirent et qui moururent sur cette
planète, comme les troubles de tant d'amantes qui, dans le cours infini
des âges, servirent ou trahirent l'amour sans laisser même, ainsi que la
jeune fille de Pompéi, l'empreinte de leur sein dans la cendre.

Avant Antoine, il semble bien que cette femme intelligente, ambitieuse,
vindicative et fière ait été plus reine qu'amante. Grand constructeur,
comme les Pharaons et comme les Ptolémées, elle couvrait Alexandrie de
monuments magnifiques[12]. Elle tint tête fermement aux intrigues des
eunuques, aux séditions domestiques et populaires et rentra par une ruse
audacieuse dans sa ville et dans son palais, dont elle avait été
chassée. Elle réussit à tenir en suspens les droits de Rome sur son
empire, et s'il est vrai qu'elle y employa sa beauté et son charme, il
faut songer que cette beauté n'était point incomparable et que ce
charme, dont César éprouva la puissance, n'eût pas suffi sans beaucoup
d'intelligence et de politique. Ce charme habilement dirigé lui assura
Antoine après César. Mais cette fois, elle se trouva l'associée d'un
soldat condamné à posséder seul le monde ou à n'avoir plus une pierre où
poser sa tête. La partie était grande et douteuse. Pour la bien jouer,
il fallait du sang-froid. Marc-Antoine n'en n'avait jamais montré
beaucoup. Elle lui ôta le peu qu'il en possédait; elle le rendit tout à
fait fou, elle devint aussi folle que lui, et tous deux ils luttèrent
pour l'empire et la vie dans les intervalles lucides que leur laissait
cette démence que les Grecs ont bien connue, puisqu'ils l'ont décrite
comme une maladie des sens et de l'âme, comparable au mal sacré par la
violence des accès et par la profondeur de la mélancolie.

Le premier tort d'Antoine et de Cléopâtre fut de mépriser leur ennemi,
cet adolescent malingre, bègue, poltron, cruel et plus froid, plus
insensible, quand il rasait sa première barbe, que les plus graves
politiques blanchis dans les affaires. Il fallut combattre. Ce fut la
guerre du renard et du lion. Le lion avait la part du lion, toutes les
provinces de l'Orient jusqu'à l'Illyrie, et le petit renard, l'enfant
rusé, Octave, ne possédait que l'Italie ruinée et consternée, et
l'Espagne, la Gaule, la Sicile, l'Afrique en armes contre lui. Tant de
javelots tournés contre un lâche! Mais ce lâche était un ambitieux
patient, c'est-à-dire la plus grande force du monde.

Marc-Antoine, dans la maturité de l'âge, était le premier soldat de
l'empire, depuis la mort de César. Il avait, pour ses débuts, écrasé les
juifs révoltés. Il avait secondé le grand Jules en Gaule, dans la
Haute-Italie, en Illyrie. Il commandait l'aile droite des césariens à
Pharsale. Battu à Modène, il avait remporté la victoire décisive de
Philippes. Bien qu'il n'eût ni la prudence ni la vue claire de César,
César l'estimait comme son meilleur lieutenant. Seul et livré à
lui-même, Antoine péchait par la méthode. Un soir que nous lisions
ensemble, dans Plutarque, le récit pittoresque de la guerre des Parthes,
un officier d'artillerie du plus grand savoir, le capitaine Marin,
commentant le texte ancien, nous montra sans peine les fautes d'Antoine,
le décousu du plan et l'incurable légèreté d'un chef qui, ayant fait la
guerre avec César, se laisse surprendre par l'ennemi. Antoine n'en
possédait pas moins certaines belles parties de l'homme de guerre. Il
avait la grande psychologie militaire, la connaissance de l'âme du
soldat. Il se faisait aimer, il se faisait suivre. Il était impétueux,
entraînant, irrésistible. La confiance qu'il avait en lui-même, il
l'inspirait à ses hommes. Grandement joyeux, il leur communiquait cette
gaieté qui fait oublier les souffrances, les dangers, et qui double les
forces. Il buvait et mangeait avec eux; il disait des mots qui les
faisaient rire. Les légionnaires l'adoraient. Il ne faut pas juger
Antoine par les Philippiques que Cicéron prononça contre lui; Cicéron
était avocat et, de plus, c'était en politique un modéré de l'espèce la
plus violente. À cela près un honnête homme et un grand lettré. Antoine
n'était pas le grossier soldat, le belluaire insolent, j'allais dire «la
trogne à épée» que l'orateur nous montre. Il avait de l'esprit,
précisément dans le sens où nous prenons le terme aujourd'hui, de
l'esprit de mots, car, pour ce qui est de l'esprit de conduite, il en
manqua toujours, et Cléopâtre ne lui en donna pas. Loin d'être un homme
inculte, il avait étudié l'éloquence en Grèce. Sa parole n'avait pas
l'élégante correction de celle de César: elle était imagée et
disproportionnée. C'était ce que nous appellerions maintenant une
éloquence romantique. Il aimait, dit Plutarque, ce style asiatique,
alors fort recherché et qui répondait à sa vie; fastueuse, pleine
d'ostentation, sujette à d'effroyables inégalités.

Plutarque dit bien: en tout, Antoine aimait à la folie le style
asiatique et la pompe orientale. Son front bas et sa barbe épaisse, sa
mâle et forte structure lui donnaient quelque ressemblance avec les
images du fabuleux Hercule de qui il prétendait descendre, mais c'est
surtout Bacchus, le Bacchus indien qu'il se plaisait à rappeler par ses
riches cortèges et par ses chars attelés de lions. Il entra dans Éphèse
précédé de femmes vêtues, en Bacchantes et d'adolescents; portant la
nébride des Pans et des Satyres. On ne voyait dans toute la ville que
thyrses couronnés de lierre, on n'entendait que le son des flûtes et des
syrinx et les cris qui saluaient le nouveau Bacchus bienfaisant et plein
de douceur.

Certes, la large humanité de César fut toujours étrangère au collègue
d'Octave et de Lépide. Antoine eut sa part de l'atroce férocité commune
aux Romains de ces temps scélérats. Mais il ne se montra jamais, comme
Octave, froidement cruel. Il était libéral, magnifique et capable de
sentiments délicats et généreux. En Grèce, ses ennemis l'avouent, il
rendit la justice avec une grande douceur et il se montra jaloux d'être
nommé l'ami des Grecs et plus encore des Athéniens. Après, la victoire
de Philippes, il posa sa propre cuirasse sur le cadavre sanglant de
Brutus, afin d'honorer en soldat les funérailles du vaincu. Quand, dans
les jours sombres, Æhnobarbus, son vieux compagnon, l'abandonna la
veille de la bataille, pour passer à Octave, il renvoya à celui qui
avait été si longtemps son ami ses équipages et tout ce qui lui
appartenait, et l'on dit qu'accablé par cette générosité Æhnobarbus
mourut de douleur et de honte.

Cet homme était l'esclave des femmes. Son fastueux amour pour la
courtisane Cytheris avait indigné les Romains. L'âcre et violente Fulvie
faisait trembler cet Hercule, ce Bacchus indien. Plus tard, il se montra
sensible à la chaste beauté d'Octavie. Il les aimait avec violence et il
les aimait en même temps avec esprit, ce qui est infiniment plus rare.
«Il avait, dit Plutarque, de la grâce et de la gaieté dans ses amours.»
Voilà l'homme qui cita Cléopâtre devant son tribunal à Tarse. C'était
lui l'Asiatique et l'Oriental. Sans être capable de grands projets
longuement suivis, il rêvait vaguement l'empire d'Orient avec quelque
immense ville barbare pour capitale. Il aimait tout de l'Orient, ses
trésors, ses monstres, ses voluptés, ses splendeurs, ses parfums, sa
poésie. Cléopâtre parut. Il la vit ou plutôt il la revit, car il l'avait
connue sans doute à Rome, mais discrète, mais réservée, sévère, comme
une dame romaine. Cette fois, c'était la reine d'Égypte qui paraissait
devant lui dans la pompe hiératique d'une nouvelle Isis. Il adora la
Grecque arrangée en idole.

Cette galère de Cléopâtre sur le Cydnus est restée dans le monde l'image
de la volupté splendide.

Hier nous l'avons, vue dans l'illusion du théâtre[13]. Nous avons vu
couchée, sous les voiles de pourpre, l'actrice charmante qui fait
revivre en elle la couleuvre du Nil. Ce n'est pourtant point de ce jour
que date ma vision éblouie. Ce n'est pas non plus du jour où j'ai
entendu M. José Maria de Heredia réciter son suave et brillant sonnet du
Cydnus:

     Sous l'azur triomphal, au soleil qui flamboie,
     La trirème d'argent blanchit le fleuve noir,
     Et son sillage y laisse un parfum d'encensoir,
     Avec des chants de flûte et des frissons de soie.

     À la proue éclatante où l'épervier s'éploie,
     Hors de son dais royal se penchant pour mieux voir,
     Cléopâtre, debout dans la splendeur du soir,
     Semble un grand oiseau d'or qui guette au loin sa proie.

     Voici Tarse où l'attend le guerrier désarmé;
     Et la brune Lagide ouvre dans l'air charmé
     Ses bras d'ambre où la pourpre a mis ses reflets roses;

     Et ses yeux n'ont pas vu, présages de son sort,
     Auprès d'elle, effeuillant sur l'eau sombre des roses,
     Les deux enfants divins, le Désir et la Mort.

Mon trouble vient de plus loin. Il remonte à ces années d'adolescence et
de prime jeunesse dont je suis trop enclin, je le sens, à rappeler le
souvenir. C'était au collège, l'année de ma rhétorique, l'hiver, un
vendredi pendant le repas de onze heures. Jamais je n'avais senti plus
péniblement les vulgarités et les inélégances de la vie: une écoeurante
odeur de friture tiède emplissait le réfectoire; un courant d'air froid
saisissait les pieds à travers les chaussures humides; les murs
suintaient et l'on voyait, derrière le grillage des fenêtres, une pluie
fine tomber du ciel gris. Les élèves, assis devant les tables d'un
marbre noir et gras, faisaient avec leurs fourchettes un bruit agaçant,
tandis qu'un de nos camarades, assis dans une haute chaire, au milieu de
la grande salle, lisait, selon la coutume, un passage de l'histoire
ancienne de Rollin. Je regardais, sans manger, mon assiette mal essuyée,
ma timbale au fond de laquelle l'abondance avait déposé quelque chose
comme du bois pourri, et puis je suivais de l'oeil les domestiques, qui
nous présentaient des grands plats de pruneaux cuits, dont le jus leur
lavait les pouces. Tout m'était à dégoût. Dans le tintement de la
vaisselle la voix du lecteur, par intervalles, m'arrivait aux oreilles.
Tout à coup j'entendis le nom de Cléopâtre et quelques lambeaux de
phrases charmantes: _Elle allait paraître devant Antoine dans un âge où
les femmes joignent à la fleur de leur beauté toute la force de
l'esprit... Sa personne plus puissante que toutes les parures... Elle
entra dans le Cydnus... La poupe de son vaisseau était tout éclatante
d'or, les voiles de pourpre, les rames d'argent._ Puis les noms
caressants des _flûtes_, de _parfums_, de _Néréides_ et d'_Amours_.
Alors une vision délicieuse emplit mes yeux. Le sang me battit aux
tempes ces grands coups qui annoncent la présence de la gloire ou de la
beauté. Je tombai dans une extase profonde. Le préfet des études, qui
était un homme injurieux et laid, m'en tira brusquement en me donnant un
pensum pour ne m'être pas levé au signal. Mais, en dépit du cuistre,
j'avais vu Cléopâtre!

Le bon Plutarque n'a pas dû se tromper: Marc-Antoine avait de l'agrément
et de la gaieté dans ses amours. C'est lui qui imagina les folies de la
vie inimitable, les déguisements de nuit, les parties de pêche sur le
Nil, les fêtes prodigieuses. Oui, certes, c'était lui l'Oriental,
c'était lui l'Égyptien. Elle ne voulait que ce qu'il voulait,
l'incomparable amante! Et, craignant seulement de le perdre, elle
prenait les goûts et les habitudes d'un soldat pour être toujours à son
côté. «Elle buvait avec lui, elle chassait avec lui, elle assistait avec
lui aux manoeuvres[14].» Plutarque nous dit: «Ils avaient formé une
association sous le nom d'Amimétobies; et ils se traitaient mutuellement
tous les jours.» Huit sangliers étaient toujours à la broche et, à toute
heure, il s'en trouvait un cuit à point. La vie inimitable fut
interrompue par la guerre de Pérouse et le mariage d'Antoine et
d'Octavie. Elle reprit plus ardente et plus frénétique après trois ans
d'absence.

Puis ce fut la guerre: Actium et cette fuite soudaine de Cléopâtre au
milieu de la bataille, cette fuite, inexpliquée encore, que l'amiral
Jurien de la Gravière considère comme une manoeuvre habile et que M.
Victorien Sardou nous rend si dramatique quand il nous montre, au
contraire, la reine amoureuse consommant par sa fuite la défaite et la
honte de son amant pour le garder tout à elle. Ainsi l'amiral veut que
Cléopâtre soit un bon marin et le dramaturge veut qu'elle soit très
pathétique: ils l'aiment tous deux, surtout le marin. Je l'aime aussi
depuis le collège. Mais je croirais plutôt qu'elle s'est sauvée, saisie
d'une peur folle.

Antoine voit fuir la galère aux voiles de pourpre, l'Antoniade, qui
porte Cléopâtre; il la poursuit, abandonnant le combat par une étonnante
lâcheté qui, chez un tel soldat, devient héroïque; il accoste
l'Antoniade, il y monte et va s'asseoir seul à la proue, la tête dans
ses mains. À Alexandrie, Antoine, déshonoré et perdu, montre encore un
esprit d'une fantaisie extraordinaire. Il se bâtit, sur une jetée, dans
la mer, une cabane qu'il nomme son Timonium et où il veut vivre seul, à
l'exemple de Timon d'Athènes. Il se dit misanthrope et c'est un
misanthrope pittoresque et romantique, le misanthrope de la passion.
Puis sa cabane et la solitude l'ennuient. Il revoit la reine et forme
avec elle une société plus mélancolique, mais non pas moins fastueuse
que celle des Inimitables: la compagnie de ceux qui veulent mourir
ensemble, les Synapothanumènes. C'est un grand artiste, cet Antoine!

Que la reine l'ait aimé jusqu'à la mort et par delà la mort, cela n'est
point douteux. Qu'elle ait cependant essayé de séduire Octave, cela non
plus ne fait pas de doute; et cela prouve seulement que Cléopâtre
n'était pas sûre. Nous en avions, en vérité, quelque soupçon. Si elle ne
parvint point à se faire aimer du froid Octave, du moins elle sut
tromper cet homme défiant. Elle lui fit croire qu'elle voulait vivre
encore; mais elle était résolue à se donner la mort. Elle mourut
royalement. Quand les soldats d'Octave entrèrent dans sa chambre, ils la
trouveront revêtue de ses habits de reine et de déesse et couchée sans
vie sur un lit d'or. Iras, l'une de ses femmes, était morte à ses pieds.
L'autre, Charmion, se soutenant à peine, lui arrangeait d'une main
défaillante, le diadème autour de la tête. Un des soldats d'Octave lui
cria avec fureur:

--Voilà qui est beau, Charmion!

--Très beau, en effet, répondit-elle, et digne de la fille de tant de
rois!

Et elle tomba morte au pied du lit.

Cette scène est si noblement tragique qu'on ne peut se la représenter
sans un frémissement d'admiration. Il faut savoir gré à celle qui en
prépara le spectacle et qui en légua la mémoire aux artistes et aux
poètes. On aimait Cléopâtre dans Alexandrie et ses statues ne furent
point renversées après sa mort. C'est donc qu'elle était moins méchante
que n'ont dit ses ennemis. Et puis il ne faut pas oublier que la beauté
est une des vertus de ce monde.



JUDITH GAUTIER[15]



I


C'est la fille du poète. Dans cette petite maison de la rue de Longchamp
où, comme il est dit des princesses dans les contes de fées, elle
grandissait chaque jour en sagesse et en beauté, Judith apprit dès
l'enfance à comprendre et à goûter les formes d'art les plus exquises,
les plus rares, les plus étranges. Son père, en parlant comme en
écrivant, était un incomparable assembleur de merveilles. Au milieu de
ses causeries familières, il faisait, sans y songer, des évocations
magiques. Cette maisonnette, baignée l'hiver des brumes de la Seine et
des vapeurs du Bois, s'emplissait, à la voix du maître, de toutes les
poésies de l'Orient rêvé.

Il me souvient d'avoir vu là, un soir, sur une des tablettes de la
bibliothèque, le masque d'or d'une momie égyptienne qui brillait dans
l'ombre, et je n'oublierai jamais l'impression d'harmonie que me donna
cette figure sacrée, aux longs yeux ouverts, dans le cabinet de travail
du poète qui composa le _Roman de la momie_ et son incomparable
prologue. C'est là qu'enfant Judith Gautier se nourrit de poésie et
apprit à aimer la beauté exotique. Pour que son éducation d'artiste fût
complète, il ne lui manqua rien, sinon peut-être le commun et
l'ordinaire.

Et la fille du poète était si merveilleusement douée qu'elle écrivit,
n'ayant pas vingt ans, un livre parfaitement beau dont le style
resplendit d'une pure lumière. Les connaisseurs savent que je veux
parler du _Livre de Jade_, recueil de poèmes en prose, inspirés, si l'on
en croit l'auteur, des lyriques de la Chine. Judith Gautier avait appris
le chinois à l'âge où les petites demoiselles n'étudient ordinairement
que le piano, le crochet et l'histoire sainte. Je doute pourtant qu'elle
ait trouvé dans Thou-Fou, Tché-Tsi ou Li-Taï-Pé tous les détails des
fins tableaux contenus dans le _Livre de Jade_; je doute que les poètes
du pays de la porcelaine aient connu avant elle cette grâce, cette fleur
qui vous charmera dans tel de ces morceaux achevés, qu'on peut mettre à
côté des poèmes en prose d'Aloysius Bertrand et de Charles Baudelaire,
dans le petit tableau de l'_Empereur_, par exemple:

     L'EMPEREUR

     Sur un trône d'or neuf, le Fils du Ciel, éblouissant de pierreries,
     est assis au milieu des mandarins; il semble un soleil environné
     d'étoiles.

     Les mandarins parlent gravement de graves choses; mais la pensée de
     l'empereur s'est enfuie par la fenêtre ouverte.

     Dans son pavillon de porcelaine, comme une fleur éclatante entourée
     de feuillage, l'impératrice est assise au milieu de ses femmes.

     Elle songe que son bien-aimé demeure trop longtemps au conseil et,
     avec ennui, elle agite son éventail.

     Une bouffée de parfums caresse le visage de l'empereur.

     «Ma bien-aimée, d'un coup de son éventail m'envoie le parfum de sa
     bouche.» Et l'empereur, tout rayonnant de pierreries, marche vers
     le pavillon de porcelaine, laissant se regarder en silence les
     mandarins étonnés.

Dès lors, Judith Gautier avait trouvé sa forme; elle avait un style à
elle, un style tranquille et sûr, riche et placide, comme celui de
Théophile Gautier, moins robuste, moins nourri, mais bien autrement
fluide et léger.

Elle avait son style, parce qu'elle avait son monde d'idées et de rêves.
Ce monde, c'était l'Extrême Orient, non point tel que nous le décrivent
les voyageurs, même quand ils sont, comme Loti, des poètes, mais tel
qu'il s'était créé dans l'âme de la jeune fille, une âme silencieuse,
une sorte de mine profonde où le diamant se forme dans les ténèbres.
Elle n'eut jamais pleine conscience d'elle-même, cette divine enfant.
Gautier, qui l'admirait de toute son âme, disait plaisamment: «Elle a
son cerveau dans une assiette.» Judith Gautier a inventé un Orient
immense pour y loger ses rêves. Et c'est bien du génie, cela!

Sans être grand critique de soi-même, elle a quelque soupçon de ce
qu'elle a fait, s'il est vrai, comme on le dit, qu'elle ait toujours
montré la plus grande répugnance à voyager en Orient. Elle n'a pas vu la
Chine et le Japon; elle a fait mieux: elle les a rêvés et elle les a
peuplés des enfants charmants de sa pensée et de son amour.

Son premier roman, je devrais dire son premier poème (car ce sont là
vraiment des poèmes) est le _Dragon impérial_, un livre tout brodé de
soie et d'or, et d'un style limpide dans son éclat. Je ne parle pas des
descriptions qui sont merveilleuses. Mais la figure principale, qui se
détache sur un fond d'une richesse inouïe, le poète Ko-Li-Tsin, a déjà
ce caractère de fierté sauvage, d'héroïsme juvénile, de chevalerie
étrange, que Judith Gautier sait imprimer à ses principales créations et
qui les rend si originales. L'imagination de la jeune femme est cruelle
et violente dans cette première oeuvre, mais elle a déjà et
définitivement cette chasteté fière et cette pureté romanesque qui
l'honorent.

Peu après le _Dragon impérial_ vint l'_Usurpateur_, qui dès son
apparition fut emporté dans une grande faillite de librairie. Le public
ne le connut guère. Et pourtant c'est une pure merveille, le
chef-d'oeuvre de madame Judith Gautier, et un chef-d'oeuvre de notre
langue. Il reparut plus tard, sous un titre qui convient mieux à la
splendeur charmante du livre, il s'appela la _Soeur du Soleil_. Je ne
sais rien de comparable à ces pages trempées de lumière et de joie, où
toutes les formes sont rares et belles, tous les sentiments fiers ou
tendres, où la cruauté des hommes jaunes s'efface à demi dans la gloire
de cet âge héroïque où le Nippon eut sa chevalerie et la fleur de ses
guerriers. Il y a des mois que je n'ai lu la _Soeur du Soleil_, ou pour
mieux dire l'_Usurpateur_, car je vois encore ce titre sur la couverture
verte de l'édition originale qui était ornée d'un dessin de l'auteur. Il
y a même des années, et pourtant je puis citer de mémoire, sans crainte
de me tromper, une phrase entière de ce livre, une de ces phrases comme
on en trouve dans Chateaubriand et dans Flaubert, qui feraient croire
que la prose française, maniée par un grand artiste, est plus belle que
les plus beaux vers. Voici cette phrase, détachée de tout ce qui
l'entoure:

     Le ciel ressemble à une grande feuille de rose. C'est le dernier
     pétale du jour qui s'effeuille, du jour qui tombe dans le passé,
     mais dont notre esprit gardera le souvenir, comme d'un jour de joie
     et de paix, le dernier peut-être.

Je n'ai pas le livre sous la main. J'en suis fâché, moins encore parce
que je ne puis collationner ces lignes d'un sentiment à la fois si
gracieux et si mélancolique, que parce qu'il me semble que c'est être
privé d'une des délicatesses de la vie que de n'avoir pas sous la main
un livre comme la _Soeur du Soleil_.

Il faut citer, avec ces deux ouvrages, _Iskender_, qui est l'histoire
légendaire d'Alexandre d'après les traditions de la Perse. Ces trois
livres sont les trois plus beaux joyaux de cette reine de l'imagination.
On aurait voulu peut-être que la pensée magnifique de madame Judith
Gautier, comme la Malabaraise de Baudelaire, ne vînt jamais dans nos
climats humides et gris, qui ne sont point faits pour sa beauté rare.
L'observation a été faite cent fois: cette danseuse, qui tout à l'heure,
sur la scène, donnait à ses mouvements une grâce légère, un rythme, une
volupté d'art qui était la poésie même et le rêve, voyez-la maintenant
dans la rue: elle marche lourdement et son allure n'a rien qui la
distingue de la foule obscure. Quand le poète du _Dragon impérial_ et
d'_Iskender_ quitte le monde féerique de l'Orient qu'elle a rêvé, de son
Orient où elle a mis son âme, quand elle entre dans les réalités de la
vie moderne, elle perd dans nos brouillards sa grâce divine. Elle est
encore un habile et rare conteur, mais adieu la poésie, adieu le charme!
_Lucienne_ et _Isoline_, malgré tout leur mérite, sont bien loin de
valoir la _Soeur du Soleil_ et cette jolie _Marchande de sourires_, qu'on
était si content d'admirer à l'Odéon.



II


On retrouve dans la _Conquête du Paradis_ cette imagination héroïque et
pure, ce je ne sais quoi de noble et de divinement enfantin qui fait le
charme des romans de Judith Gautier.

Je parle comme d'un livre nouveau de la _Conquête du Paradis_ que M.
Armand Colin vient de publier dans sa Bibliothèque de romans
historiques. Je n'ignore pas que le livre date de plusieurs années; mais
il est tellement changé et accru dans cette dernière édition qu'on peut
dire que c'est aujourd'hui seulement qu'il a sa forme parfaite.

C'est un roman historique, puisque l'action nous fait assister à la
prise de Madras en 1746, aux démêlés de Dupleix et de la Bourdonnais, à
la défense victorieuse de Pondichéry contre l'armée et la flotte
anglaises et à l'acquisition que fit cet habile Dupleix pour la France
de 900 kilomètres de côtes entre la Krishna et le cap Comorin. C'est un
roman historique, puisque le héros en est ce Charles Joseph Patissier,
marquis de Bussy-Castelnau, qui défendit Pondichéry avec autant de
courage que d'intelligence, et c'est si bien un roman fait sur
l'histoire, que l'auteur, après avoir raconté la prise admirable de
Gengi, se donne la joie patriotique d'écrire en note, au risque de
troubler l'harmonie de sa fiction: «Il est inutile de faire remarquer
que le récit de ce fait d'armes extraordinaire, presque invraisemblable,
n'est qu'un mot à mot historique, rigoureusement exact.»

Sans doute, c'est un roman historique. Au fond, madame Judith Gautier
entend l'histoire à la manière d'Alexandre Dumas père, et je ne dis pas
que, pour un romancier, ce soit une mauvaise manière. Elle aime les
messages apportés mystérieusement au milieu des fêtes et qui changent
soudain les nuits joyeuses en veillées d'armes. Elle aime les grands
coups d'épée et les rendez-vous d'amour, quand ils sont très périlleux.
Son Bussy est d'une bravoure charmante. On ne sait pas comment il n'est
pas mille fois tué. Il échappe par miracle à des dangers dont la seule
idée donne le frisson, et c'est ce qu'il faut dans un roman de cape et
d'épée. Ce jeune Bussy est un cadet qui pour être de Soissons ne le cède
en aventureux courage à aucun cadet de Gascogne, pas même à d'Artagnan.

Il aime Ourvaci, la reine de Bangalore, qui est une de ces figures de
rêve que madame Judith Gautier excelle à peindre. Dans sa magnificence
étrange et sa grâce exotique, dans sa fureur sauvage et dans sa
tendresse héroïque, Ourvaci, la divine Ourvaci ne pouvait être conçue
que par la fille de Théophile Gautier. Qu'elle passe à cheval comme une
divinité chasseresse et guerrière, ou que, sur la terrasse de son
palais, elle sorte d'un nuage de colombes familières et se montre
enveloppée d'une gaze d'or, ou bien encore qu'au fond de sa chambre
d'ivoire, couchée sur des coussins dans des voiles qui baignent comme
une vapeur ses jeunes formes, elle offre à l'amant audacieux un baiser
unique qu'il payera de sa vie, Ourvaci apparaît (c'est Judith Gautier
elle-même qui parle), comme «l'incarnation de cet Hindoustan splendide
et perfide, où les fleurs, au parfum trop fort, font perdre la raison et
tuent quelquefois.»

L'amour n'a pas la même figure dans tous les pays. Pour M. de Bussy, qui
est capitaine de volontaires, c'était sans doute l'enfant ailé, tout
blanc dans les grands parcs français; le petit archer chanté par
Anacréon et par l'abbé de Chaulieu. La reine Ourvaci avait dans ses
jardins une image du dieu de l'amour et cette image était beaucoup plus
barbare et beaucoup plus hindoue que Bussy ne pouvait le concevoir.
C'est pourquoi, sans doute, ils eurent tant de peine à s'entendre et
faillirent vingt fois se tuer avant de s'aimer. C'est l'effet des
préjugés. Il n'y a pas de chose qui, en tout temps et en tout pays, y
soit aussi sujette que l'amour. Voici comment madame Judith Gautier nous
décrit l'idole de l'amour telle qu'elle était dans les jardins de la
reine de Bangalore:

     L'asoka pourpre, qui semble couvert de corail en perles, faisait
     une ombelle au dieu de l'amour. Il apparaissait, en marbre, peint
     et doré, chevauchant un perroquet géant, et souriant sous sa mitre
     à jour, en tendant son arc, fait de bois de canne à sucre, avec une
     corde d'abeilles d'or. Les cinq flèches, dont il blesse chaque
     sens, dépassaient le carquois, armées chacune d'une fleur
     différente: au trait qui vise les yeux, la tchampaka royale, si
     belle qu'elle éblouit; à celui destiné à l'ouïe, la fleur du
     manguier, aimée des oiseaux chanteurs; pour l'odorat le ketaka,
     dont le parfum enivre; pour le toucher le késara, aux pétales
     soyeux comme la joue d'une jeune fille; pour le goût, le bilva, qui
     porte un fruit suave autant qu'un baiser.

     Près de l'Amour on voyait son compagnon, le Printemps, et devant
     lui, agenouillées, ses deux épouses, Rati, la Volupté, et Prîti,
     l'Affection.

J'aurais voulu mettre plus d'ordre et de clarté dans ces simples notes
sur un des talents les plus originaux de la littérature contemporaine.
J'aurais voulu du moins vous montrer ce spectacle assez rare et digne
d'être considéré d'une femme parfaitement belle, faite pour charmer,
insoucieuse de sa beauté, fuyant le monde et n'ayant de goût qu'au
travail et qu'à la solitude.

Ce je ne sais quoi de dédaigneux et de sauvage qu'on devine dans tout ce
qu'elle écrit, madame Judith Gautier le porte au fond de son âme. Elle
vit volontiers toute dans le cortège de ses rêves, et il est vrai
qu'aucune cour ne pourrait lui faire une suite aussi magnifique. Elle a
le sens de tous les arts. Elle est profondément musicienne. Personne ne
connut mieux qu'elle l'oubli des heures, dans le monde indéterminé des
idées musicales. Elle a écrit sur Wagner un petit livre qui témoigne de
sa longue familiarité avec ce grand génie. Elle a le goût et le
sentiment de la peinture. Les murs de son salon sont couverts d'animaux
bizarres peints par elle, dans la manière des kakémonos japonais, et qui
trahissent à la fois son goût enfantin des images et son intelligence
mystique de la nature.

Quant à son talent naturel de sculpteur, il étonnait ses amis, bien
avant qu'elle signât avec M. H. Bouillon, le buste de Théophile Gautier,
qui vient d'être inauguré à Tarbes. Je me rappelle avoir vu la maquette
d'une pendule, dans laquelle madame Judith Gautier avait déployé, ce me
semble, une habileté merveilleuse à grouper les figures. C'était une
sphère terrestre, sur laquelle les douze heures du jour et les douze
heures de la nuit, figurées par des femmes, se livraient à tous les
travaux de la vie. Il y en avait qui buvaient et qui mangeaient,
d'autres lisaient ou méditaient, s'appliquaient à quelque travail,
d'autres dormaient, d'autres songeaient aux choses de l'amour. Chacune
de ces petites figures était charmante d'attitude, et le groupement en
était parfaitement harmonieux. Je ne sais ce qu'est devenue celle jolie
maquette, ou plutôt je devine trop qu'elle n'existe plus. Quand je l'ai
vue, déjà l'auteur la laissait dédaigneusement périr, et les petites
Heures n'agitaient plus que des bras mutilés sur un globe sillonné de
crevasses profondes. C'était la fin d'un univers, rejeté par son
créateur. Je regrette, pour ma part, cette chose ingénieuse qui fut
détruite à peine formée.

On a déjà signalé avec raison l'indifférence presque hostile de madame
Judith Gautier, non seulement pour ses oeuvres d'art, mais même pour ses
plus belles oeuvres littéraires. M. Edmond de Goncourt raconte qu'il
trouva un jour dans la maisonnette de la rue de Longchamp la jeune
Judith qui sculptait l'_Angélique_ d'Ingres dans un navet. Le fragile
chef-d'oeuvre périt en peu de jours. Ce n'était qu'un amusement, le jeu
d'une jeune fée; mais ceux qui connaissent le dédain de madame Judith
Gautier pour la gloire sont tentés d'y voir un trait de caractère.
L'auteur de ces magnifiques livres, écrits avec amour, n'a nul souci de
la destinée de ses ouvrages. Comme elle a sculpté Angélique dans un
navet, elle tracerait volontiers ses plus nobles pensées sur des
feuilles de roses et dans des corolles de lis, que le vent emporterait
loin des yeux des hommes. Elle écrit comme Berthe filait, parce que
c'est l'occupation qui lui est la plus naturelle. Mais quand le livre
est fini, elle ne s'y intéresse plus et elle demeure parfaitement
indifférente à tout ce que l'on en pense, à tout ce que l'on en dit.
Jamais femme, je crois, ne laissa voir un si naturel mépris du succès et
fut si peu femme de lettres. Et jamais poète n'eut plus que la fille de
Théophile Gautier le droit de dire avec le berger de l'Anthologie: «J'ai
chanté pour les Muses et pour moi.»



JEAN MORÉAS[16]


L'auteur des _Syrtes_ et des _Cantilènes_ publie aujourd'hui même, chez
le «bibliopole» Léon Vanier, un nouveau recueil de vers, dont
l'apparition sera hautement célébrée dans le pays latin, où M. Jean
Moréas marche suivi, dit-on, de cinquante poètes, comme un jeune Homère
conduisant ses jeunes homérides. On cite le café où chaque soir l'aède
du symbolisme enseigne les rhapsodes de l'avenir.

M. Jean Moréas est né à Athènes, il y a trente-quatre ans à peine. Il a
dit lui-même, dans un rythme rare qui lui est cher:

     Je naquis au bord d'une mer dont la couleur passe
     En douceur le saphir oriental. Des lys
     Y poussent dans le sable.............

Il descend, si j'en crois ses biographes, du navarque Tombazis, que les
marins de l'Archipel nomment encore dans leurs chansons, et de
Papadiamontopoulos, qui mourut en héros dans Missolonghi. Mais, par son
éducation intellectuelle, par son sentiment de l'art, il est tout
Français.

Il est nourri de nos vieux romans de chevalerie et il semble ne vouloir
connaître les dieux de la Grèce antique que sous les formes affinées
qu'ils prirent sur les bords de la Seine et de la Loire, au temps où
brillait la Pléiade. Il fut élevé à Marseille et, sans doute, il ranime,
en les transformant, les premiers souvenirs de son enfance quand il nous
peint, dans le poème initial du _Pèlerin passionné_, un port du Levant,
tout à fait dans le goût des marines de Vernet et où l'on voit «de
grands vieillards, qui travaillent aux felouques, le long des môles et
des quais». Mais Marseille, colonie grecque et port du Levant, ce
n'était pas encore pour M. Jean Moréas la patrie adoptive, la terre
d'élection. Son vrai pays d'esprit est plus au nord; il commence là où
l'on voit des ardoises bleues sous un ciel d'un gris tendre et où
s'élèvent ces joyaux de pierre sur lesquels la Renaissance a mis des
figures symboliques et des devises subtiles.

M. Jean Moréas est une des sept étoiles de la nouvelle pléiade. Je le
tiens pour le Ronsard du symbolisme.

Il en voulut être aussi le du Bellay et lança, en 1885, un manifeste qui
rappelle quelque peu la _Deffense et illustration de la langue
françoise_, de 1549. Il y montra plus de curiosité d'art et de goût de
forme que d'esprit critique et de philosophie. L'esthète de l'école,
c'est bien plutôt M. Charles Morice en qui je devine quelque profondeur,
bien que je ne l'entende pas toujours. Car il est nuageux. Mais il faut
souffrir quelque obscurité chez les symbolistes, ou ne jamais ouvrir
leurs livres. Quant à M. Jean Moréas, tout difficile et (comme ils
disent) abscons qu'il soit par endroits, il est poète assurément, poète
en sa manière et très artiste à sa façon. Son nouveau livre surtout, son
_Pèlerin passionné_ vaut qu'on en parle, d'abord parce qu'on y trouve çà
et là de l'aimable et même de l'exquis et aussi parce que c'est
l'occasion pour le critique de s'expliquer sur quelques questions qui
intéressent l'art de la poésie. M. Jean Moréas et son école ont rejeté
les règles de la vieille prosodie. Ils se sont débarrassés de la fausse
césure que les romantiques, dans le vers brisé, et les parnassiens
gardaient encore. Ils repoussent l'alternance systématique des rimes
féminines et des rimes masculines. Ce n'est pas tout: ils riment
richement quand il leur plaît, et se contentent, quand il leur plaît, de
la simple assonance. Ils se permettent l'hiatus; ils élident parfois
l'_e_ muet devant une consonne et enfin ils font des vers de toutes
mesures, de ces vers, comme l'a dit finement M. Félix-Fénéon, «encore
suspects», dont les six pieds et demi inquiètent l'oreille, et de ces
vers plus longs encore où la syntaxe se joue avec facilité. Qu'on
m'excuse d'entrer ainsi dans la technique de l'art: il s'agit de poésie,
et il n'est pas vain de rechercher si ces nouveautés sont heureuses et
permises.

Il est certain qu'elles ont l'inconvénient de nous troubler dans nos
habitudes. Mais c'est un inconvénient commun à tous les changements. Il
faut savoir le souffrir à propos. Si l'on vit, il faut consentir à voir
tout changer autour de soi. On ne dure qu'à ce prix, et si la mobilité
des choses nous attriste parfois, elle nous amuse aussi. Le
conservatisme à outrance est aussi ridicule en art qu'en politique, et
je ne sais lequel est le plus vain, à cette heure, de réclamer le
rétablissement du cens en matière électorale ou de la césure au milieu
du vers alexandrin.

L'incessante métamorphose de tout ne surprend ni n'effraye. Elle est
naturelle. Les formes d'art changent comme les formes de la vie. La
prosodie de Boileau et des classiques est morte. Pourquoi la prosodie de
Victor Hugo et des romantiques serait-elle éternelle? Je ne vois guère
que les vieux lions de 1830, s'il en est encore, pour gémir de ce qui se
passe aujourd'hui en poésie. Les révolutionnaires s'étonnent seuls qu'on
fasse des révolutions après eux.

Oh! si notre prosodie était soumise à des lois naturelles il y faudrait
bien obéir, à ces lois. Mais visiblement elle est fondée sur l'usage et
non sur la nature. Pour peu qu'on examine les règles on en voit
l'arbitraire. Nous sommes un peuple médiocrement musical et qui ne
chante pas volontiers. Les commencements de notre vers sont d'une si
rude barbarie qu'aucun poète n'oserait y regarder s'il avait le malheur
de les connaître. La rime fut originairement un grossier artifice de
mnémotechnie et le vers un aide-mémoire pour des gens qui ne savaient
pas lire. Et si l'on avait quelque peine à croire qu'un moyen
mnémotechnique se soit transformé avec le temps en un bel effet d'art,
il suffirait de songer que, dans l'architecture des Grecs, une poutre
posée sur des piliers de bois devint l'architrave et que chaque bout de
la charpente du toit se changea en un triglyphe de marbre.

Quand on entre dans le détail de la versification on voit que toutes les
prescriptions auxquelles obéissent les poètes sont arbitraires et
récentes. Elles durent peu. Elles dureraient moins encore si le
sentiment de l'imitation n'était très fort chez les hommes et surtout
chez les artistes. En fait, une forme de vers ne dure pas beaucoup plus
qu'une génération de poètes. Pour peu qu'on étudie les changements
nouvellement introduits dans le vers français, on trouvera des raisons
suffisantes, je crois, de se résigner et de dire: «C'était fatal.» La
suppression de la césure n'est qu'un pas de plus dans une voie dès
longtemps suivie. Le vers brisé de nos vieux romantiques est aujourd'hui
tenu pour exemplaire et admis par tous les lettrés. Les réformes
prosodiques de 1830 sont acceptées par tout barbacole capable de brocher
au hasard des morceaux choisis pour les classes, par l'anthologiste le
plus machinal, par le plus mécanique collecteur de poésies, par un
Merlet. Or le vers brisé devait conduire au vers à césure mobile et
multiple: c'était nécessaire. Et Malherbe nous enseigne qu'il ne faut
pas chercher de remède aux maux irrémédiables.

J'aurai peu de chose à dire de l'alternance des rimes. C'est une
obligation assez nouvelle, qui n'existait pas encore dans toute sa
rigueur du temps de Ronsard. J'avoue que je suis choqué quand un poète y
manque par mégarde; l'impression pénible que j'éprouve provient moins,
peut-être, d'une délicatesse de l'oreille, que du sentiment d'une
irrégularité qui me trouble dans mes habitudes. Tout au moins je sais
bien que je n'éprouve plus de malaise quand la non-alternance est
cherchée et voulue. L'effet, incontestablement, en peut être agréable.
C'est le sentiment de M. Théodore de Banville, le plus habile des poètes
à manier les rythmes.

M. Jean Moréas et ses amis prennent en outre avec la rime quelques
libertés qu'on peut aussi défendre. J'ai jadis récité dévotement, en bon
parnassien, les litanies de Sainte-Beuve à Notre Dame la Rime, rime,
tranchant aviron, frein d'or, agrafe de Vénus, anneau de diamant, clé de
l'arche. Je ne renie pas ma foi. Mais je puis, sans apostasie,
reconnaître que la prosodie qui s'en va était bien livresque quand elle
exigeait que la rime fût aussi exacte pour les yeux que pour l'oreille.
Le poète, à ce coup, accorde trop au scribe. On voit trop qu'il est
homme de cabinet, qu'il travaille sur du papier, qu'il est plus
grammairien que chanteur. C'est le malheur de notre poésie d'être trop
littéraire, trop écrite; il ne faut pas exagérer cela. Et si les
symbolistes retranchent quelque chose sur la symétrie graphique de la
rime, je ne leur en ferai pas un grief trop lourd. Autre question.
Faut-il les blâmer de se permettre l'hiatus quand l'oreille le permet?
Non pas: ils ne font là que ce que faisait le bon Ronsard. Il est
pitoyable, quand on y songe, que les poètes français se soient interdit
pendant deux cents ans de mettre dans leurs vers _tu as_ ou _tu es_.
Cela seul est une grande preuve de la régularité de ce peuple et de son
obéissance aux lois.

Faut-il crier à la barbarie parce que M. Jean Moréas a mis dans un vers:

     Dieu ait pitié de mon âme!

Qui ne sent au contraire que certains hiatus plaisent à l'oreille? Ces
chocs de cristal que font les voyelles dans les noms de _Néère_ ou de
_Leuconoé_ et qui ne sont en somme que des hiatus charmants au dedans
d'un mot, par quel sortilège deviendraient-ils inharmonieux en sonnant
aux bords voisins de deux mots d'un vers? Mais il suffit d'avoir lu
Ronsard pour savoir comment l'hiatus peut entrer dans la mélodie
poétique. À tout prendre, les nouveautés des symbolistes sont plutôt des
retours aux usages anciens. C'est ainsi qu'ils comptent dans un vers de
cinq pieds, _nommée Mab_ pour quatre syllabes, comme on faisait
autrefois. On en verra plus loin l'exemple. Et cependant, ils se
permettent parfois mais rarement, comme dans les chansons populaires,
d'élider à leur fantaisie la muette devant une consonne. Ils disent:
_nommé Mab_. La licence est grande, mais sans cette licence ou la
précédente il est impossible de mettre _prie-Dieu_ dans un vers. J'ai,
je crois, énuméré toutes les audaces du _Pèlerin passionné_ et, à tout
prendre, il n'en est pas une seule qui n'ait été appelée et souhaitée et
d'avance bénie par Banville, notre père, qui a dit: «L'hiatus, la
diphtongue faisant syllabe dans le vers, toutes les autres choses qui
ont été interdites et surtout l'emploi facultatif des rimes masculines
et féminines, fournissaient au poète de génie mille moyens d'effets
délicats, toujours variés, inattendus, inépuisables.» Et Banville,
laissant flotter les rênes, n'a-t-il pas dit encore: «J'aurais voulu que
le poète, délivré de toutes les conventions empiriques, n'eût d'autre
maître que son oreille délicate, subtilisée par les plus douces caresses
de la musique. En un mot, j'aurais voulu substituer la science,
l'inspiration, la vie toujours renouvelée et variée à une loi mécanique
et immobile.»

Les rêves, les désirs du plus chantant de nos poètes, les symbolistes
ont essayé de les réaliser. Ils ont assez et trop fait pour lui plaire.
On dit que le maître s'étonne et s'effraye aujourd'hui des nouveautés
qu'il appelait naguère. Cela est bien naturel. On ne serait point
artiste si l'on n'aimait point par-dessus tout et d'un amour jaloux les
formes dans lesquelles on a soi-même enfermé le beau. On en devine, on
en pressent de nouvelles; mais celles-ci, dès qu'elles se montrent, sont
importunes et font dire: «J'ai assez vécu!» Hélas! le critique ne doit
pas céder aux charmes des regrets; il lui faut suivre l'art dans toutes
ses évolutions et craindre de prendre pour incorrection et barbarie ce
qui est recherche nouvelle et nouvelle délicatesse.

Pour ma part, la prosodie de M. Jean Moréas déconcerte un peu mon goût
sans le trop blesser. Elle contente assez ma raison:

     Et mon coeur en secret me dit qu'il y consent.

Quant à sa langue, à dire vrai, il faut l'apprendre. Elle est insolite
et parfois insolente. Elle abonde en archaïsmes. Mais sur ce point
encore, qui est le grand point, je ne voudrais pas être plus
conservateur que de raison et me brouiller avec l'avenir. L'expérience
montre que la langue change comme la prosodie. Elle s'use même plus
vite, puisqu'elle sert davantage. Dans les temps d'activité
intellectuelle, elle fait chaque année, et pour ainsi dire chaque jour,
de grands gains et de grandes pertes.

Je ne sais si aujourd'hui nous pensons bien; j'en doute un peu; mais,
certes, nous pensons beaucoup ou du moins nous pensons à beaucoup de
choses et nous faisons un horrible gâchis de mots. M. Jean Moréas, qui
est philologue et curieux de langage, n'invente pas un grand nombre de
termes; mais il en restaure beaucoup, en sorte que ses vers, pleins de
vocables pris dans les vieux auteurs, ressemblent à la maison
gallo-romaine de Garnier, où l'on voyait des fûts de colonnes antiques
et des débris d'architraves. Il en résulte un ensemble amusant et
bizarre. Paul Verlaine l'a appelé:

     Routier de l'époque insigne,
     Violant des vilanelles.

Et il est vrai qu'il est de l'époque insigne et qu'il semble toujours
habillé d'un pourpoint de velours. Je lui ferai une querelle. Il est
obscur. Et l'on sent bien qu'il n'est pas obscur naturellement. Tout de
suite, au contraire il met la main sur le terme exact, sur l'image
nette, sur la forme précise. Et pourtant, il est obscur. Il l'est parce
qu'il veut l'être; et s'il le veut, c'est que son esthétique le veut. Au
reste, tout est relatif; pour un symboliste, il est limpide.

Mais ne vous y trompez pas: avec tous les défauts et tous les travers de
son école, il est artiste, il est poète; il a un tour à lui, un style,
un goût, une façon de voir et de sentir. Çà et là, il est exquis, comme,
par exemple, dans le petit poème que voici, et qui s'entend fort bien de
lui-même. Il faut seulement vous rappeler que _coulomb_ était, dans
l'ancienne langue, le nom du pigeon, et qu'il est resté dans le parler
vulgaire, bien que d'un usage assez rare. Voici:

     Que faudra-t-il à ce coeur qui s'obstine;
     Coeur sans souci, ah, qui le ferait battre?
     Il lui faudrait la reine Cléopâtre,
     Il lui faudrait Hélène et Mélusine,
     Et celle-là nommée Mab, et celle
     Que le soudan emporte en sa nacelle.

         Puisque Suzon s'en vient, allons;
     Sous la feuillée où s'aiment les coulombs.

     Que faudra-t-il à ce coeur qui se joue;
     Ce belliqueux, ah, qui ferait qu'il plie?

     Il lui faudrait la princesse Aurélie,
     Il lui faudrait Ismène dont la joue
     Passe la neige et la couleur rosine
     Que le matin laisse sur la colline.

         Puisqu'Alison s'en vient, allons
     Sous la feuillée ou s'aiment les coulombs.

Petit air de viole, mais convenez que cela, comme dit Verlaine, est
gentiment violé. Pour le surplus, je vous renvoie au _Pèlerin
passionné_. On y trouve des pièces plus originales pour le tour et pour
l'image, dont, à vrai dire, je ne pourrai pas citer beaucoup de vers
sans glose, commentaire et lexique.

Car, en définitive, M. Jean Moréas est plutôt un auteur difficile. Du
moins il n'est point banal, cet Athénien mignard, épris d'archaïsme et
de nouveautés, qui combine étrangement dans ses vers le savoir élégant
de la Renaissance et le vague inquiétant de la poésie décadente. On dit
qu'il va, par le pays latin, suivi de cinquante poètes, ses disciples.
Je n'en suis pas surpris. Il a, pour les attacher à son école,
l'érudition d'un vieil humaniste, un esprit subtil, le goût des belles
et longues disputes et des combats d'esprit.



APOLOGIE POUR LE PLAGIAT

LE «FOU» ET L'«OBSTACLE»


_Le Fou_ et _l'Obstacle_. On dirait le titre d'une fable. Mais il s'agit
d'une accusation de plagiat. Nos contemporains se montrent fort délicats
à cet endroit, et c'est une grande chance si, de nos jours, un écrivain
célèbre n'est pas traité, à tout le moins une fois l'an, de voleur
d'idées.

Cette mésaventure, qui ne fut épargnée ni à M. Émile Zola ni à M.
Victorien Sardou, advint dernièrement à M. Alphonse Daudet. Un jeune
poète, M. Maurice Montégut, s'est avisé que la situation capitale de
l'_Obstacle_ était tirée d'un sien drame, en vers, le _Fou_, qui fut
imprimé en 1880, et il en écrivit aux journaux. Il est vrai qu'il se
trouve dans le _Fou_ comme dans l'_Obstacle_ une mère qui sacrifie son
honneur au bonheur de son enfant, qui, veuve d'un fou, révèle une faute
imaginaire pour épargner à son fils la menace de l'hérédité morbide et
pour écarter l'obstacle qui sépare ce fils de la jeune fille qu'il aime.
Nul doute sur ce point. Mais la recherche du plagiat mène toujours plus
loin qu'on ne croit et qu'on ne veut. Cette situation que M. Maurice
Montégut croyait, de bonne foi, son bien propre, on l'a retrouvée dans
une nouvelle de M. Armand de Pontmartin, dont j'ignore le titre; dans
l'_Héritage fatal_ de M. Jules Dornay; dans le _Dernier duc d'Hallali_
de M. Xavier de Montépin et dans un roman de M. Georges Pradel. Il ne
faut pas en être surpris; il serait étonnant, au contraire, qu'une
situation quelconque ne se trouvât pas chez M. Pradel et chez M. de
Montépin.

La vérité est que les situations sont à tout le monde. La prétention de
ceux qui veulent se réserver certaines provinces du sentiment me
rappelle une histoire qui m'a été contée récemment: Vous connaissez un
paysagiste qui, dans sa vieillesse robuste, ressemble aux chênes qu'il
peint. Il se nomme Harpignies, et c'est le Michel-Ange des arbres. Un
jour, il rencontra, dans quelque village de Sologne, un jeune peintre
amateur qui lui dit d'un ton à la fois timide et pressant:

--Vous savez, maître; je me suis réservé cette contrée.

Le bon Harpignies ne répondit rien et sourit du sourire d'Hercule.

M. Maurice Montégut n'est point comparable assurément à ce jeune
peintre. Mais il devrait bien se dire qu'une situation appartient non
pas à qui l'a trouvée le premier, mais bien à qui l'a fixée fortement
dans la mémoire des hommes.

Nos littérateurs contemporains se sont mis dans la tête qu'une idée peut
appartenir en propre à quelqu'un. On n'imaginait rien de tel autrefois,
et le plagiat n'était pas jadis ce qu'il est aujourd'hui. Au XVIIe
siècle, on en dissertait dans les chaires de philosophie, de dialectique
et d'éloquence. Maître Jacobus Thomasius, professeur en l'école
Saint-Nicolas de Leipzig, composa, vers 1684, un traité _De plagio
litterario_ «où l'on voit, dit Furetière, la licence de s'emparer du
bien d'autrui en fait d'ouvrages d'esprit.» À la vérité je n'ai pas lu
le traité de maître Jacobus Thomasius; je ne l'ai vu de ma vie et ne le
verrai, je pense, jamais; si j'en parle, c'est affectation pure et
seulement parce qu'il est cité dans un vieil in-folio, dont les tranches
d'un rouge bruni et le vieux cuir largement écorné m'inspirent beaucoup
de vénération. Il est ouvert sur ma table, à la lumière de la lampe, et
son aspect de grimoire me donne, par cette nuit tranquille, l'impression
que, dans mon fauteuil, sous l'amas de mes livres et de mes papiers, je
suis une espèce de docteur Faust et que, si je feuilletais ces pages
jaunies, j'y trouverais peut-être le signe magique par lequel les
alchimistes faisaient paraître dans leur laboratoire l'antique Hélène
comme un rayon de lumière blanche. Une rêverie m'emporte. Je tourne
lentement les feuillets qu'ont tournés avant moi des mains aujourd'hui
tombées en poussière, et si je n'y découvre pas le pentacle mystérieux,
du moins j'y rencontre une branche séchée de romarin, qui a été mise là
par un amoureux mort depuis longtemps. Je déplie avec précaution une
mince bande de papier enroulée à la tige et je lis ces mots tracés d'une
encre pâlie: _J'aime bien Marie, le 26e de juin de l'an 1695_. Et cela
me retient dans l'idée qu'il y a dans les sentiments des hommes un vieux
fonds sur lequel les poètes mettent des broderies délicates et légères,
et qu'il ne faut pas crier au voleur dès qu'on entend dire _j'aime bien
Marie_, après qu'on l'a dit soi-même. Nous disions que le plagiat
n'était pas considéré jadis tout à fait comme il l'est aujourd'hui. Et
je crois que les vieilles idées, à cet égard, valaient mieux que les
nouvelles, étant plus désintéressées, plus hautes et plus conformes aux
intérêts de la république des lettres.

En droit romain (je trouve cela encore dans mon in-folio relié en veau
granit avec ces tranches d'un rouge adouci qui m'enchante), en droit
romain, au sens propre du mot, le plagiaire, c'était l'homme oblique qui
détournait les enfants d'autrui, qui débauchait et volait les esclaves.
Au figuré, c'était un larron de pensées. Nos pères tenaient, en ce
second sens, le plagiat pour abominable. Aussi y regardaient-ils à deux
fois avant de l'imputer à un homme de bien. Pierre Bayle donne dans son
_Dictionnaire_ une définition qui n'est pas sans fantaisie mais qui ne
s'en fait que mieux comprendre: «Plagier, dit-il, c'est enlever les
meubles de la maison et les balayures, prendre le grain, la paille, la
balle et la poussière en même temps.» Vous entendez bien, pour Pierre
Bayle comme pour les lettrés de son âge, le plagiaire est l'homme qui
pille sans goût et sans discernement les demeures idéales. Un tel
grimaud est indigne d'écrire et de vivre. Mais quant à l'écrivain qui ne
prend chez les autres que ce qui lui est convenable et profitable, et
qui sait choisir, c'est un honnête homme.

Ajoutons que c'est là aussi une question de mesure. Un bel esprit, La
Mothe Le Vayer a dit environ le même temps: «L'on peut dérober à la
façon des abeilles sans faire tort à personne; mais le vol de la fourmi,
qui enlève le grain entier ne doit jamais être imité.» La Mothe Le Vayer
avait un illustre ami qui pensait comme lui et faisait comme l'abeille.
C'est Molière. Ce grand homme a pris à tout le monde. Aux modernes comme
aux anciens, aux Latins, aux Espagnols, aux Italiens et même aux
Français. Il fourragea tout à son aise dans Cyrano, dans Bois-Robert,
chez le pauvre Scarron et chez Arlequin. On ne lui en fit jamais un
reproche, et l'on eut raison. Que nos auteurs à la mode pillent çà et
là. Je le veux bien. Ils auront toujours moins pillé que La Fontaine et
que Molière. Je doute fort que la sévérité de leurs accusateurs soit
fondée sur une connaissance exacte de l'art d'écrire. Cette rigueur
s'explique par des raisons d'un autre ordre, et dont la première est une
raison d'argent.

Il faut considérer, en effet, que ce qu'on appelle en littérature une
idée est maintenant une valeur vénale. Il n'en était pas de même
autrefois. On s'intéresse désormais à la propriété d'une situation
dramatique, d'une combinaison romanesque, qui peut rapporter trente
mille francs, cent mille francs et plus, à l'auteur, même médiocre, qui
la met en oeuvre.

Par malheur, le nombre de ces situations et de ces combinaisons est plus
limité qu'on ne pense. Les rencontres sont fréquentes, inévitables.
Peut-il en être autrement quand on spécule sur les passions humaines?
Elles sont peu nombreuses. C'est la faim et l'amour qui mènent le monde
et, quoi qu'on fasse, il n'y a encore que deux sexes. Plus l'art est
grand, sincère, haut et vrai, plus les combinaisons qu'il admet
deviennent simples et, par elles-mêmes, banales, indifférentes. Elles
n'ont de prix que celui que le génie leur donne. Prendre à un poète ses
sujets, c'est seulement tirer à soi une matière vile et commune à tous.
Je suis également persuadé de la sincérité de M. Montégut qui se croit
volé et de la surprise de M. Daudet, qui ne sait de quoi on l'accuse. M.
Montégut se plaint. Le plaignant doit être écouté. Il trouvera des
juges. Pour ma part, je me récuse, n'ayant point les pièces sous les
yeux. Mais, si j'eusse été que lui, je n'aurais pas soufflé mot. Il
accuse M. Daudet; M. de Pontmartin, me dit-on, s'il était encore vivant,
pourrait l'accuser à son tour, et il serait bien extraordinaire qu'on ne
dénichât pas quelques douzaines de vieux conteurs obscurs pour montrer
que M. de Pontmartin était lui-même un plagiaire. Je ne demande pas
quarante-huit heures pour découvrir la situation de la mère généreuse
qui s'accuse faussement dans vingt auteurs, depuis les plus vieux contes
hindous jusqu'à Madame Cottin, où elle est--j'en suis sûr. En attendant,
notre brillant confrère, M. Aurélien Scholl vient de la retrouver tout
entière dans l'_Héritage fatal_, drame en trois actes de Boulé et Eugène
Fillion, représenté pour la première fois sur le théâtre de l'Ambigu le
28 décembre 1839.

Il y a quelques années M. Jean Richepin fut accusé d'avoir volé une
ballade au poète allemand Rückert. Mais M. Richepin prouva sans peine
qu'il ne devait rien à Rückert, qu'il avait seulement puisé au même
fonds que le poète et fouillé dans un vieux recueil de contes orientaux
dont les inventeurs sont aussi inconnus que ceux de _Peau d'âne_ et du
_Chat botté_.

Je vous conterai à ce sujet l'aventure véritable de M. Pierre Lebrun, de
l'Académie française. M. Lebrun avait, en ses beaux jours, vers 1820,
tiré convenablement de la _Marie Stuart_ de Schiller une tragédie
exacte. C'était un honnête académicien et un très galant homme. Il
aimait les arts. Un soir de sa quatre-vingtième année, il lui prit envie
d'entendre madame Ristori, qui, de passage à Paris, donnait des
représentations dans la salle Ventadour. La grande artiste jouait ce
soir-là le rôle de Marie Stuart dans une traduction italienne du drame
allemand. Tout en écoutant les vers, M. Lebrun, au fond de la loge,
passait sa main sur son front et, après chaque scène, il murmurait entre
ses dernières dents:

--Je connais cela! Je connais cela!

Il y avait soixante ans qu'il avait fait sa tragédie, et il ne se la
rappelait plus guère; mais il se rappelait bien moins encore le drame de
Schiller. Et dans l'intervalle des actes il se disait:

--Voilà qui est bien; mais où donc ai-je vu cela?

Enfin, au spectacle de Marie Stuart faisant ses adieux à ses femmes, la
mémoire lui revint, et il souffla dans l'oreille de son voisin:

--Pardieu! ces gens-là m'ont volé ma tragédie!

Puis il ajouta que c'était une bagatelle et qu'il n'en fallait point
parler, car il était homme du monde et ne craignait rien tant que de
faire un éclat.

Que l'exemple de M. Pierre Lebrun nous profite, à nous tous qui avons le
malheur de barbouiller du papier avec les images de nos rêves! Quand
nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons avant de crier si
elles étaient bien à nous. Je ne dis cela pour personne en particulier,
mais je n'aime point le bruit inutile.

Un esprit soucieux uniquement des lettres ne s'intéresse pas à de telles
contestations. Il sait qu'aucun homme ne peut se flatter raisonnablement
de penser quelque chose qu'un autre homme n'ait pas déjà pensé avant
lui. Il sait que les idées sont à tout le monde et qu'on ne peut dire:
«Celle-ci est mienne,» comme les pauvres enfants dont parle Pascal
disaient: «Ce chien est à moi.» Il sait enfin qu'une idée ne vaut que
par la forme et que donner une forme nouvelle à une vieille idée, c'est
tout l'art, et la seule création possible à l'humanité.

La littérature contemporaine n'est ni sans richesse ni sans agrément.
Mais sa splendeur naturelle est altérée par deux péchés capitaux,
l'avarice et l'orgueil. Avouons-le. Nous nous mourons d'orgueil. Nous
sommes intelligents, adroits, curieux, inquiets, hardis. Nous savons
encore écrire et, si nous raisonnons moins bien que nos anciens, nous
sentons peut-être plus vivement. Mais l'orgueil nous tue. Nous voulons
étonner et c'est tout ce que nous voulons. Une seule louange nous
touche, celle qui constate notre originalité, comme si l'originalité
était quelque chose de désirable en soi et comme s'il n'y avait pas de
mauvaises comme de bonnes originalités. Nous nous attribuons follement
des vertus créatrices que les plus beaux génies n'eurent jamais; car ce
qu'ils ont ajouté d'eux-mêmes au trésor commun, bien qu'infiniment
précieux, est peu de chose au prix de ce qu'ils ont reçu des hommes.
L'individualisme développé au point où nous le voyons est un mal
dangereux. On songe, malgré soi, à ces temps où l'art n'était pas
personnel, où l'artiste sans nom n'avait que le souci de bien faire, où
chacun travaillait à l'immense cathédrale, sans autre désir que d'élever
harmonieusement vers le ciel la pensée unanime du siècle.

En ce temps-là, M. Montégut n'aurait point porté de plainte, dans la
confrérie, si M. Alphonse Daudet, son maître compagnon, lui avait
emprunté, pour achever une figure de pierre, quelque pli de draperie.
Mais aussi, dans ce temps-là, que d'insipides chansons, que de plats
fabliaux et comme notre art individuel est, avec tous ses défauts, plus
pénétrant, plus subtil, plus divers, plus ingénieux et plus aimable! Nos
petites querelles d'auteurs sont agaçantes, mais, pour un esprit
curieux, jamais temps ne fut plus intéressant que le nôtre, hormis
peut-être l'époque d'Hadrien.



APOLOGIE POUR LE PLAGIAT

MOLIÈRE ET SCARRON


Nous disions, à propos du _Fou_ et de l'_Obstacle_, que la recherche du
plagiat conduit toujours plus loin qu'on ne croyait aller et qu'on
découvre le plus souvent que le prétendu volé était lui-même un voleur.
(J'entends voleur innocent et bien souvent voleur sans le savoir.) Un
érudit tourangeau, M. P. d'Anglosse, nous en fournit à point un
excellent exemple dans une notice que je viens de recevoir. C'est de
Molière et de Scarron qu'il s'agit. Et, comme je trouve dans cette
notice de quoi compléter et corriger ce que je disais tantôt, comme
l'une des oeuvres en cause est cette merveilleuse comédie du _Tartufe_
dont on ne cesse de disputer passionnément depuis plus de deux siècles,
comme enfin les moindres particularités des chefs-d'oeuvre intéressent,
nous remonterons, en suivant les indices qui nous sont fournis,
jusqu'aux véritables sources où le grand comique puisa l'idée de la
sixième scène de son troisième acte, cette scène si forte dans laquelle
l'imposteur, pour détruire l'effet d'une juste accusation, s'accuse
lui-même, loin de se défendre, et feint de ne voir dans la révélation de
son infamie qu'une épreuve que Dieu lui envoie et dont il bénit
l'humiliation salutaire. Les spectateurs de 1664 avaient bien quelque
idée d'avoir déjà vu cela quelque part, chez Scarron, sans doute. À
cette date de 1664, le pauvre Scarron avait fini de souffrir et de se
moquer. Lui qui n'avait pu dormir de sa vie, il dormait depuis quatre
ans dans une petite chapelle très propre de l'église Saint-Gervais. Ses
livres faisaient, après sa mort, les délices des laquais, des
chambrières et des gentilshommes de province. Ils étaient fort méprisés
des honnêtes gens, mais il y avait bien à la ville et même à la cour un
petit nombre de curieux qui avouaient avoir lu dans certain recueil de
nouvelles tragi-comiques, que le cul-de-jatte avait donné de son vivant,
une histoire espagnole des _Hypocrites_, où un Montufar agissait et
parlait précisément comme Tartufe, notamment dans ce que Scarron appelle
si bien «un acte d'humilité contrefaite».

Et il n'était point jusqu'au nom qui n'eût une sorte de ressemblance,
Tartufe sonnant un peu comme Montufar. Ce Montufar était un dangereux
fripon. Associé à une vieille femme galante, il prenait la mine d'un
dévot personnage et, sous le nom de frère Martin, faisait de nombreuses
dupes à Séville. D'aventure, un gentilhomme de Madrid, qui le
connaissait pour ce qu'il était, le rencontra un jour au sortir d'une
église. Montufar et la coquine, qui ne le quittait point, étaient
entourés d'une foule de personnes qui baisaient leurs vêtements et les
suppliaient de ne les point oublier dans leurs prières. Le gentilhomme,
ne pouvant souffrir que ces méchantes personnes abusassent de la
crédulité de toute une ville, fendit la presse et, donnant un coup de
poing à Montufar:

--Malheureux fourbes, lui cria-t-il, ne craignez-vous ni Dieu ni les
hommes?

Je cite ce qui suit textuellement:

     Il en voulut dire davantage, mais sa bonne intention à dire la
     vérité, un peu trop précipitée, n'eut point tout le succès qu'elle
     méritait. Tout le peuple se jeta sur lui, qu'ils croyaient avoir
     fait un sacrilège en outrageant ainsi leur saint. Il fut porté par
     terre, roué de coups, et y aurait perdu la vie, si Montufar, par
     une présence d'esprit admirable, n'eût pris sa protection, le
     couvrant de son corps, écartant les plus échauffés à le battre et
     s'exposant même à leurs coups.

     «Mes frères, s'écriait-il de toute sa force, laissez-le en paix
     pour l'amour du Seigneur; apaisez-vous, pour l'amour de la sainte
     Vierge.»

     Ce peu de paroles apaisa cette grande tempête, et le peuple fit
     place à frère Martin qui s'approcha du malheureux gentilhomme, bien
     aise en son âme de le voir si maltraité, mais faisant paraître sur
     son visage qu'il en avait un extrême déplaisir; il le releva de
     terre où on l'avait jeté, l'embrassa et le baisa, tout plein qu'il
     était de sang et de boue, et fit une rude réprimande au peuple.

     «Je suis le méchant, disait-il à ceux qui le voulurent entendre; je
     suis le pécheur, je suis celui qui n'a jamais rien fait d'agréable
     aux yeux de Dieu. Pensez-vous, continuait-il, parce que vous me
     voyez vêtu en homme de bien que je n'aie pas été toute ma vie un
     larron, le scandale des autres et la perdition de moi-même? Vous
     vous êtes trompés, mes frères; faites-moi le but de vos injures et
     de vos pierres, et tirez sur moi vos épées.»

     Après avoir dit ces paroles avec une fausse douceur, il s'alla
     jeter avec un zèle encore plus faux aux pieds de son ennemi, et,
     les lui baisant, non seulement il lui demanda pardon, mais aussi,
     il alla ramasser son épée, son manteau et son chapeau, qui
     s'étaient perdus dans la confusion. Il les rajusta sur lui, et,
     l'ayant ramené par la main jusqu'au bout de la rue, se sépara de
     lui après lui avoir donné plusieurs embrassements et autant de
     bénédictions. Le pauvre homme était comme enchanté et de ce qu'il
     avait vu et de ce qu'on lui avait fait, et si plein de confusion
     qu'on ne le vit pas paraître dans les rues, tant que ses affaires
     le retinrent à Séville. Montufar cependant y avait gagné les coeurs
     de tout le monde par cet acte d'humilité contrefaite. Le peuple le
     regardait avec admiration, et les enfants criaient après lui: _Au
     Saint! au Saint!_ comme ils eussent crié: _au renard!_ après son
     ennemi, s'ils l'eussent rencontré dans les rues.

Voilà bien, ce semble, l'original de la scène VI du troisième acte de
_Tartufe_:

     Ah! laissez-le parler, vous l'accusez à tort,
     Et vous feriez bien mieux de croire son rapport.
     Pourquoi, sur un tel fait, m'être si favorable?
     Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable?
     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     Oui, mon cher fils, parlez, traitez-moi de perfide,
     D'infâme, de perdu, de voleur, d'homicide;
     Accablez-moi de noms encore plus détestés;
     Je n'y contredis point, je les ai mérités.
     Et j'en veux à genoux souffrir l'ignominie
     Comme une honte due aux crimes de ma vie.

La ressemblance, étant manifeste, fut signalée dans le _Molière_ de la
_Collection des grands écrivains_ qui, commencé par le regretté E.
Despois, se continue et s'achève par les soins du plus consciencieux des
éditeurs, M. Paul Mesnard. Cet habile homme, à qui rien n'échappe, ne
pouvait négliger un rapprochement déjà signalé par divers critiques et,
si je ne me trompe, par M. Charles Louandre, dans ses _Conteurs
français_.

On pouvait se demander toutefois si Paul Scarron était bien l'auteur de
la nouvelle des _Hypocrites_ et s'il ne l'avait pas prise à un conteur
d'au delà des monts, comme c'était assez son habitude. «Scarron, dit
l'abbé de Longuerue, copiait beaucoup les auteurs espagnols, mais ils
gagnaient beaucoup à passer par ses mains.» À l'origine, le volume qui
contient les _Hypocrites_ avait pour titre, à ce que l'on m'assure,
_Nouvelles tragi-comiques, tirées des plus fameux auteurs espagnols_.
Cette mention fut retranchée depuis, et j'ai sous les yeux une édition
de 1717, chez Michel David, où l'on ne lit rien de semblable. Mais cela
n'importe guère. Si l'indication concernant la publication originale est
exacte (ce qu'il est très facile de vérifier), Scarron avouait lui-même
ses emprunts, sous une forme vague qui ne nous contenterait pas
aujourd'hui, mais qui était très convenable pour un temps où l'auteur
d'un livre inspirait moins de curiosité que le livre lui-même. Il se
déclarait redevable de ces nouvelles à des conteurs espagnols qu'il ne
nommait point et que le lecteur ne se souciait point de connaître par
leurs noms. Il semble bien qu'on n'ait point pris garde à cet aveu, qui
pourtant était bon à retenir.

Les _Hypocrites_ passèrent pour une oeuvre originale de Scarron, jusqu'au
jour où M. P. d'Anglosse, de Blois, montra que ce conte était tiré tout
entier d'une nouvelle de Alonzo Geronimo de Salas Barbadillo, intitulée
la _Fille de Célestine_ (la _Hija de Celestina_), qui fut imprimée pour
la première fois à Saragosse, chez la veuve de Lucas Sanchez, en 1612.

De la sorte, Molière prit à Scarron un bien qui n'appartenait pas à
celui-ci. Cela est certain. Mais il reste à savoir si le grand comique
fourragea chez Scarron ou chez Barbadillo lui-même. Les poètes français
du XVIIe siècle tiraient quelque vanité des larcins qu'ils faisaient en
Espagne, et il y avait plus d'honneur, sans doute, à mettre à
contribution le seigneur Barbadillo que ce pauvre diable de Scarron.
Corneille ne disait-il pas avec une préciosité superbe: «J'ai cru que,
nonobstant la guerre des deux couronnes, il m'était permis de trafiquer
en Espagne. Si cette sorte de commerce était un crime, il y a longtemps
que je serais coupable. Ceux qui ne voudront pas me pardonner cette
intelligence avec nos ennemis approuveront du moins que je pille chez
eux.»

Molière, dans le cas que nous examinons, pilla-t-il en Espagne ou chez
le cul-de-jatte de la rue des Deux-Portes? C'est ce qu'il n'est pas très
facile de discerner tout d'abord. On peut croire qu'il lisait l'espagnol
comme la plupart des écrivains français de son temps. Un de ses ennemis
disait:

                ... Sa muse en campagne
     Vole dans mille auteurs les sottises d'Espagne.

Et remarquez en passant qu'on lui reproche, dans ce vers, non de voler,
mais de voler des sottises. C'est là le plagiat comme on l'entendait au
XVIIe siècle: prendre le mauvais avec le bon, la balle avec le grain.

Quoi qu'on puisse penser de cette censure, à tout le moins impertinente,
qui vise surtout les _Plaisirs de l'île enchantée_, imités d'une
pastorale de Moreto, on voit que Molière passait, de son temps, pour un
auteur très versé dans la littérature espagnole. Il est très possible
qu'il ait connu la _Hija de Celestina_.

Et c'est une supposition dans laquelle on est confirmé quand on a lu
l'opuscule de M. P. d'Anglosse. Il y a, en effet, dans la nouvelle de
Barbadillo un trait que Scarron a rendu très inexactement par cette
phrase: «Il (Montufar) ne bougeait des prisons.»

L'original dit: «Il (Montufar) demandait l'aumône pour les pauvres
prisonniers.» Ce qui correspond exactement à ces vers de _Tartufe_:

           Je vais aux prisonniers
     Des aumônes que j'ai partager les deniers.

On a noté aussi dans le texte espagnol un trait excellent qui n'est pas
dans la copie française, et que Molière semble avoir connu. Après avoir
rapporté l'épisode du gentilhomme madrilène qui pense être écharpé par
la foule pour avoir démasqué le traître, Barbadillo ajoute:

«Ce gentilhomme resta confondu et si plein de dépit de cette aventure
que, sans terminer les affaires qui l'avaient appelé à Séville, il
repartit le soir même pour Madrid, persuadé que le diable seul pouvait
lui avoir joué ce tour et se repentant beaucoup de s'être fié aux
apparences. Car, ne pouvant pas concevoir que de pareils sentiments
d'humilité se fussent logés dans l'âme de Montufar, il demeura convaincu
qu'il avait été la dupe de ses yeux, le sens de la vue étant, comme tous
les autres, fort sujet à l'erreur.»

Il y a là une ironie forte, qui passait de beaucoup le génie du pauvre
Scarron. On est tenté de voir dans ces dernières lignes l'original des
deux vers dits avec un si plaisant sérieux par madame Pernelle:

     Mon Dieu, le plus souvent l'apparence déçoit;
     Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit.
                         (Acte V, sc. III.)

Par contre, Scarron, qui traduit très librement, a ajouté au caractère
de l'hypocrite un trait qui manquait à l'original. Il dit que Montufar
«baissait les yeux à la rencontre des femmes», et on pourrait dire, à la
rigueur, que c'est au cul-de-jatte que Molière a pris le mouchoir dont
Tartufe veut couvrir le sein de Dorine. Mais il n'en faudrait point
jurer.

Il est vrai qu'on retrouve encore une nouvelle de Scarron dans les
sources de l'_Avare_ de Molière. C'est un conte picaresque intitulé le
_Châtiment de l'avarice_. Je ne doute pas qu'un savant versé sur la
littérature espagnole, M. Morel-Fatio, par exemple, n'en connaisse
l'original. M. Paul Mesnard, qui a relevé dans son excellente édition
les emprunts faits par Molière aux anciens et aux modernes ne nomme pas
même le _Châtiment de l'avarice_. C'est dédain et non point ignorance,
la nouvelle dont je parle étant assez connue. M. Charles Louandre l'a
insérée, dans ses vieux conteurs français. Le texte que j'en ai sous les
yeux date de 1678, c'est-à-dire de l'année même où parut l'_Avare_.

Que Molière ait connu cette nouvelle ou l'original dont elle est la
traduction, cela est très probable. On y rencontre, ce qui ne se trouve
point dans la _Marmite_ de Plaute et ce qui est le sujet même de la
pièce de Molière, le risible amour d'un thésauriseur barbon.

L'avare de Scarron se nomme don Marcos et passe à Madrid pour
gentilhomme. Il a coutume de dire «qu'une femme ne peut être belle si
elle aime à prendre, ni laide si elle donne».

En dépit de ces maximes, il tombe dans le panneau que des coquins lui
tendent. Un Gamara, «courtier de toutes marchandises», le vient voir et
lui vante la beauté, la sagesse et les grands biens de dame Isidore, qui
n'est en réalité qu'une vieille courtisane édentée, plus pauvre que Job.
L'avare consent à la voir et s'éprend d'elle dans un festin qu'elle lui
donne.

     À l'issue du festin, don Marcos (je cite littéralement mon auteur)
     avoua à Gamara, qui l'accompagna chez lui, que la belle veuve lui
     donnait dans la vue et que de bon coeur il aurait donné un doigt de
     sa main pour être déjà marié avec elle, parce qu'il n'avait jamais
     trouvé de femme qui fût plus son fait que celle-là, quoiqu'à la
     vérité il prétendit qu'après le mariage elle ne vivrait pas avec
     tant d'ostentation et de luxe.

     Elle vit plutôt en princesse qu'en femme d'un particulier, disait
     le prudent don Marcos au dissimulé Gamara, et elle ne considère pas
     que les meubles qu'elle a, mis en argent, et que cet argent joint à
     celui que j'ai nous peuvent faire une bonne rente que nous pourrons
     mettre en réserve, et, par l'industrie que Dieu m'a donnée, en
     faire un fonds considérable pour les enfants que Dieu nous donnera.

     Don Marcos entretenait Gamara de ces discours ou de semblables,
     quand il se trouva devant sa porte. Gamara prit congé de lui après
     lui avoir donné parole que, dès le lendemain, il conclurait son
     mariage avec Isidore, à cause, lui dit-il, que les affaires de
     cette nature-là se rompaient autant par retardement que par la mort
     de l'une des parties.

     Don Marcos embrassa son cher entremetteur, qui alla rendre compte à
     Isidore de l'état auquel il venait de laisser son amant. Et
     cependant notre amoureux écuyer tira de sa poche un bout de bougie,
     le piqua au bout de son épée, et, l'ayant allumé à une lampe qui
     brûlait devant le crucifix public d'une place voisine, non sans
     faire une manière d'oraison jaculatoire, pour la réussite de son
     mariage, il ouvrit avec un passe-partout la porte de la maison où
     il couchait et s'alla mettre dans son méchant lit plutôt pour
     songer à son amour que pour dormir.

Il se rend le lendemain chez sa future épouse et lui déclare comment il
entend vivre:

     --Je suis bien aise qu'on se couche de bonne heure dans ma maison
     et que la nuit elle soit bien fermée. Les maisons où il se trouve
     quelque chose ne peuvent être trop à couvert des larrons. Et pour
     moi, je ne me consolerai jamais si un fainéant de larron, sans
     autre peine que celle qu'il y a à prendre ce qu'on trouve, m'ôtait
     en un instant ce qu'un grand travail ne m'a donné qu'en beaucoup
     d'années.

L'avare de Scarron, c'est déjà l'avare de Molière, l'avare amoureux et
riche. Ce coquin de Gamara, c'est exactement cette coquine de Frosine.
Don Marcos épouse Isidore, qui peu après s'enfuit avec ses complices,
emportant l'argent et les meubles du pauvre homme.

Lui aussi, il pleure sa cassette. Mais le reste n'a plus la moindre
ressemblance avec la comédie de Molière. C'est une suite d'aventures
burlesques ou tragiques, auxquelles manque l'agrément avec la
vraisemblance.

Ces recherches, que j'ai résumées de mon mieux, tendaient à rendre au
malheureux Scarron le bien que Molière lui avait pris. Mais on s'est
aperçu que Scarron, lorsqu'il fut dépouillé, portait le bagage des
autres. Il y a grande chance que le _Châtiment de l'avarice_ ne lui
appartienne pas plus que les _Hypocrites_. Quant à Molière, tout ce
qu'il prend lui appartient aussitôt, parce qu'il y met sa marque.



JULES TELLIER[17]

(1863-1889)


«C'était un grand garçon de vingt-deux ans, maigre et pâle, aux yeux
caves et aux moustaches brunes. Il avait dans la physionomie quelque
chose de hagard et dans l'allure quelque chose d'abandonné.»

Ainsi Jules Tellier se figurait ce Tristan Noël, étudiant de la Faculté
de Rouen[18], à qui il a prêté ses propres doutes et ses propres
tristesses. Tel il apparaissait lui-même à ses amis. «Face longue, yeux
ardents et sombres, dit l'un; front obstiné, dit l'autre, regard enfoncé
et droit, sourire rare.» Tel je le vis un matin, l'air mélancolique,
mais plein d'idées et très aimable. Il m'apportait son livre sur les
poètes vivants, un mince petit livre écrit avec finesse, peut-être trop
sèchement, et conçu sans grand effort critique. Au reste, il me parut
peu occupé de son ouvrage et de lui-même. Les habitudes négligées de sa
personne et de son vêtement, son allure courbée, son regard vague, sa
parole sourde et comme intérieure, tout en lui trahissait l'homme
songeur et méditatif. C'est la poésie qui l'amenait. Je lui parlai tout
de suite des poètes, je lui nommai tel ou tel de ceux dont le talent
certain n'est connu que des délicats et dont le nom sert de mot de passe
aux initiés. Il me répondit en récitant quelques-uns des vers dont sa
mémoire était pleine. C'était un intime et violent amant de la poésie.
Je n'ai connu que Frédéric Plessis qui goûtât à ce point le vers pour
lui-même, pour sa mélodie mystérieuse, pour sa beauté secrète. Tellier
convenait lui-même, de bonne grâce, qu'il poussait jusqu'à la
superstition le culte de la poésie et des poètes.

«J'ai été, disait-il, l'enfant que fut Ovide, lisant les poètes de Rome
et songeant à eux avec vénération et les imaginant pareils aux dieux:

     _Quotque aderant vates, tot rebar esse deos_[19].

Et l'homme ne s'est pas dépouillé tout à fait des illusions de l'enfant.
En vérité, quiconque a fait seulement tenir sur pied dix bons vers,
celui-là, n'eût-il d'ailleurs, comme il arrive, ni de bon sens, ni
d'idées, ni d'esprit, m'apparaît encore parfois comme un être
privilégié, aux cheveux ceints d'une auréole et au front marqué d'un
signe.»

Cette rencontre date de l'été de 1888. Jules Tellier était alors
précepteur des enfants de M. le comte de Martel-Janville, à
Neuilly-sur-Seine. Né au Havre, en 1863, il avait grandi dans sa ville
natale. Il avait passé sa licence et enseigné la rhétorique en province.
Il écrivait dans le _Parti national_. Comme tant d'autres, il quittait
l'Université pour le journalisme et la littérature. Il se sentait maître
de sa pensée et de sa forme; il était entouré d'admirations intimes et
jeunes. Il avait cette joie de contempler sa vie démurée et la voie
ouverte. Il pouvait se permettre, on le croyait du moins, les longs
espoirs et les vastes pensées. Au retour d'une promenade en Algérie, il
fut atteint à Toulouse par la fièvre typhoïde. Il y mourut, après douze
jours de maladie, le 29 mai 1889, dans sa vingt-septième année.

Ses amis ont recueilli la prose et les vers qu'il a laissés en un petit
volume intitulé _Reliques de Jules Tellier_. M. Paul Guigou a mis en
tête de ce recueil une préface qui témoigne d'une exquise délicatesse de
coeur et d'un sentiment très haut des choses de l'art. M. Raymond de la
Tailhède a élevé, à la manière des lettrés de la Renaissance, un tombeau
poétique à son ami.

     Et voilà que tes yeux profonds se sont fermés!
     Mais ton âme, où vivaient les sages d'Hellénie,
     Garde toujours, dans une éternelle harmonie,
     Les poètes pareils à des dieux bien-aimés.

À ce recueil posthume ont aussi donné leurs soins MM. Le Goffic, de la
Villehervé, Pouvillon, Paul Margueritte et M. Charles Maurras, qui
écrivait au lendemain de la mort de Jules Tellier: «Un des premiers et
des plus raffinés écrivains d'aujourd'hui a été retiré d'au milieu de
nous.»

Les _Reliques_ de Jules Tellier sont de sorte à nous donner de cuisants
regrets.

Ce jeune homme, si tôt disparu, était assurément un philosophe et un
poète, surtout un rare écrivain. Par une délicatesse extrême, avec la
pudeur d'une amitié jalouse, qui craignait de livrer les reliques de
l'absent aux indifférents et aux profanes, MM. Paul Guigou et Raymond de
la Tailhède ont fait imprimer les oeuvres posthumes de Jules Tellier pour
les seuls souscripteurs, qui n'étaient pas bien nombreux, et ils ont
décidé que le livre ne serait point mis en vente. De la sorte, ces pages
restent inédites après l'impression. Je prendrai soin d'en citer tout à
l'heure quelques lignes. Mais il faudrait tout lire, car l'intérêt de ce
petit livre, c'est qu'une âme s'y révèle. Une âme d'abord inquiète et
désolée, mais fière, et qui bientôt conquit le calme avec la
résignation. Dans maint endroit, daté des mauvais jours, Tellier gémit
d'une souffrance indicible. Il est en proie à cette tristesse noire,
rançon des âmes exquises. Son mal, il est facile de le reconnaître tout
de suite, c'est le mal des chimères, c'est le supplice des jeunes hommes
qui ont lu trop de livres et fait trop de rêves.

Il est dangereux, en effet, pour les jeunes hommes d'une imagination
ardente, de souper trop souvent avec les philosophes et les courtisanes
dans tous les temps et dans tous les pays, de vivre trop de vies, d'être
tour à tour Sénèque et Néron; d'avoir possédé tous les trésors de
Crésus, des satrapes et du juif Issachar, quand on est très pauvre, et,
courbé sur une table de bois blanc, dans une chambre d'étudiant, de
prolonger jusqu'à l'aube les orgies frénétiques des décadences. Au
sortir de ces banquets du savoir et de la beauté, quand tombent les
couronnes imaginaires, on s'aperçoit que la réalité est étroite et
triste. On souffre plus que de raison de la médiocrité des hommes et de
la monotonie des choses. On regarde la nature avec des yeux mornes et
vides, comme au lendemain de l'ivresse. On ne voit plus la beauté du
monde, parce qu'on a épuisé dans le rêve le trésor des illusions, qui
est notre meilleure richesse. Et, comme ce Tristan Noël, qui ressemble
tant à Jules Tellier lui-même, on veut mourir.

Mais, par bonheur, on ne meurt pas toujours, et cela passe. La vie
elle-même, à la longue, se charge de vous guérir du mal des illusions.
Et ce mal serait encore supportable, presque doux, du moins très cher,
s'il ne s'y mêlait pas d'ordinaire, chez ces adolescents imaginatifs,
les troubles des sens et les peines du coeur. Le rêve dispose à la molle
tendresse et à la volupté, et vraiment c'est une chose cruelle, quand on
a vu de si près l'ombre de Cléopâtre et l'ombre de Ninon, d'être rebuté
par une jeune modiste qui n'a point de littérature.

Tellier nous apprend que pareille mésaventure advint à l'écolier Juan de
Pontevedra, que Carmen n'aimait point et qu'elle n'aimerait jamais
«parce qu'il était farouche et gauche et qu'il ne savait que ses
livres». L'écolier Juan aurait dû s'en consoler. Il ne s'en consola
point, parce que, s'étant promené sous les myrtes de Virgile, il lui en
restait une langueur mortelle. M. Nicole soutenait que les poètes sont
des empoisonneurs publics, et il avait raison jusqu'à un certain point.
Mais ils n'empoisonnent que les poètes. Ils n'empoisonnèrent jamais M.
Nicole.

Les poètes et les philosophes mêmement avaient beaucoup troublé la
jeunesse de Jules Tellier. Après avoir désespéré de ce monde, il
désespéra de l'autre. Il connut l'illusion des paradis après avoir connu
l'illusion des paysages (car il était logicien), et il lui vint le désir
et la peur de la mort.

Dans les pages qu'il a laissées on trouve les traces de sa lassitude et
de son ennui et l'on s'aperçoit que, plus d'un jour, il trouva à la vie
un goût plus amer que la cendre. Mais on se ferait une idée bien fausse
de ce jeune homme en voyant en lui un désespéré qui veut à toutes forces
mourir. Connaissons mieux l'ennui doré des poètes. Les poètes souffrent
du mal des chimères. Tous en sont atteints, mais ils guérissent tous.
Tellier, comme les autres, guérissait à l'air de Paris, au milieu de ses
amis, dans le travail rapide et fécond.

Il n'était pas devenu sans doute un homme hilare, un convive facétieux,
un jovial compagnon. Mais c'était un galant homme de lettres, un élégant
rhéteur, prêt à goûter doucement les plaisirs de l'esprit et à converser
avec grâce parmi les honnêtes gens. M. Maurice Barrès avec qui il était
lié d'une étroite amitié nous le montre poli dans ses propos, facile,
amène et sage.

«Il ressentait violemment, dit M. Barrès, les insuffisances de la vie,
mais il les acceptait, et nul moins que lui ne fut un révolté. Nous
rendions en commun un culte à Sénèque, qui fut peut-être le thème le
plus fréquent de nos entretiens. La constitution délicate, l'inquiétude
et l'indulgence de ce grand calomnié nous enchantaient. Bien supérieur à
ces stoïciens dont il affectait de se réclamer, Sénèque accepte la vie
de son siècle sans rien en bouder; simplement toutes ses relations avec
les choses et avec les hommes étaient commandées par le sentiment
intense qu'il faudra mourir et que nous vivons au milieu de choses qui
doivent périr. Mieux qu'aucun, Sénèque enseigne la résignation. Mais
chez lui jamais elle ne prend de lasses attitudes. Son ascétisme très
réel n'est pas de se priver, mais de mésestimer ce dont il use. Il fut
le maître de Jules Tellier.»

Voilà donc Jules Tellier devenu, dans le particulier, un doux stoïcien,
sachant pardonner à l'homme et à la nature, ce qui est la science la
plus nécessaire, et montrant à tous un visage pacifique et bienveillant.

C'est exactement ce visage qu'il laissait voir au public quand il
travaillait pour les journaux. Tellier s'annonçait comme un excellent
critique. Il avait à un très haut point l'esprit de finesse et une
pénétration singulière. M. Jules Lemaître, qu'il avait connu de bonne
heure, avait eu sur lui l'aimable autorité d'un jeune ancien. Et
peut-être Tellier devait-il, pour une certaine part, au maître qui fut
son camarade, cette manière souple et facile qu'il eut dès le début, et
qui n'est point ordinaire à la jeunesse. Il s'essaya dans une petite
revue obscure, les _Chroniques_, que ses deux amis, Maurice Barrès et
Charles Le Goffic, avaient fondée un peu à son intention. Il y donna les
_Notes de Tristan Noël_ et les _Deux paradis d'Abd-er Rhaman_, mais
c'est dans le _Parti national_, où il écrivit de 1887 à 1889, qu'il se
répandit aisément en fantaisies, en chroniques, en variétés littéraires,
en notes de voyage. Il y a des écrivains qui croient que leur
supériorité seule les empêche d'écrire dans les journaux. Peut-être
découvriraient-ils quelques autres causes à cet empêchement, s'ils
s'appliquaient à les rechercher. Il faut, pour parler au public dans
l'intimité fréquente du journal, s'intéresser d'un esprit agile et
bienveillant à beaucoup de choses. Il faut avoir l'esprit largement
ouvert sur la vie et sur les idées. Il faut enfin avoir ce don de
sympathie qui est rare et que Tellier possédait si pleinement.

Dans le journal, il était très à l'aise et tout à fait aimable, un peu
bizarre parfois, et têtu, mais sincère, mais bon, point banal, point
dédaigneux et corrigeant à propos la tristesse par l'ironie.

Il est impossible de mesurer sur ce qu'il laisse la grandeur de son
esprit, mais on peut dire que lorsqu'il mourut un bel instrument de
pensée et de rêve fut brisé.

Il laisse des vers, dont quelques-uns seront placés dans les
anthologies, à côté de ceux de Frédéric Plessis, qu'il admirait. Et
Jules Tellier sera accueilli parmi les petits poètes qui ont des
qualités que les grands n'ont point. Si les _minores_ de l'antiquité
étaient perdus, la couronne de la muse hellénique serait dépouillée de
ses fleurs les plus fines. Les grands poètes sont pour tout le monde;
les petits poètes jouissent d'un sort bien enviable encore: ils sont
destinés au plaisir des délicats. Il ne me convient pas d'être tranchant
en matière de goût. Mais il me semble que la _Prière_ de Jules
Tellier[20] à la mort est un poème que nos anthologistes pourraient dès
aujourd'hui recueillir. Ils seraient bien avisés, à mon gré, de ne point
oublier non plus le sonnet que voici:

     LE BANQUET

     Au banquet de Platon, après que tour à tour,
     Coupe en main, loin des yeux du vulgaire profane,
     Diotime, Agathon, Socrate, Aristophane,
     Ont disserté sur la nature de l'amour,

     Apparaît entouré comme un roi de sa cour,
     De joueuses de flûtes en robe diaphane,
     Ivre à demi, sous sa couronne qui se fane,
     Alcibiade, jeune et beau comme le jour.

     --Ma vie est un banquet fini, qui se prolonge,
     Seul, parmi les causeurs assoupis, comme en songe,
     J'ouvre et promène encor un regard étonné;

     Les fronts sur les coussins ont fait de lourdes chutes:
     Verrai-je survenir, de roses couronné,
     Alcibiade avec ses joueuses de flûtes?

Cela est d'un tour facile et gracieux, avec un air de mélancolie riante
qui me plaît beaucoup. Mais je n'hésite pas à mettre, d'accord avec M.
Paul Guigou, la prose de Jules Tellier bien au-dessus de ses vers. En
prose sa phrase est forte et souple. Elle a le nombre, et Tellier
lui-même s'oublie à dire une fois qu'il la cadençait «suivant un rythme
plus subtil que celui des vers». On en jugera par le fragment que voici,
intitulé _Nocturne_:

     Nous quittâmes la Gaule sur un vaisseau qui partait de Massalia un
     soir d'automne, à la tombée de la nuit.

     Et cette nuit-là et la suivante, je restai seul éveillé sur le
     pont, tantôt écoutant gémir le vent sur la mer et songeant à des
     regrets, et tantôt aussi contemplant les flots nocturnes et me
     perdant en d'autres rêves.

     Car c'est la mer sacrée, la mer mystérieuse où il y a trente
     siècles le subtil et malheureux Ulysse agita ses longues erreurs;
     le subtil Ulysse qui, délivré des périls marins, devait encore,
     d'après Tirésias, parcourir des terres nombreuses, portant une rame
     sur l'épaule, jusqu'à ce qu'il rencontrât des hommes si ignorants
     de la navigation qu'ils prissent ce fardeau pour une aile de moulin
     à vent[21].

     C'est la mer que sillonnaient jadis sur les galères et les trirèmes
     les vieux poètes et les vieux sages; et comme ils se tenaient
     debout à la poupe, au milieu des matelots attentifs, attentive
     elle-même, elle a écouté, en des nuits pareilles, les chansons
     d'Homère et les paroles de Solon.

     Et c'est aussi la mer où, dans les premiers siècles de l'erreur
     chrétienne, alors que le règne de la sainte nature finissait et que
     commençait celui de l'ascétisme cruel, le patron d'une barque
     africaine entendit des voix dans l'ombre, et l'une d'entre elles
     l'appeler par son nom et lui dire: «Le grand Pan est mort! Va-t'en
     parmi les hommes et annonce-leur que le grand Pan est mort!»

     Et par la mystérieuse nuit sans étoiles, sur le chaos noir de la
     mer et sous le noir chaos du ciel, il y avait quelque chose de
     triste et d'étrange à songer que peut-être l'endroit innomé,
     mouvant et obscur que traversait notre vaisseau avait vu passer
     tous ces fantômes et qu'il n'en avait rien gardé!

     Et c'est parce que cette pensée me vint, et qu'elle me parut
     étrange et triste, et qu'elle troubla longtemps mon coeur de rhéteur
     ennuyé, qu'il m'est possible encore, entre tant d'heures oubliées,
     d'évoquer ces lointaines heures noires où je rêvais seul sur le
     pont du navire parti de Massalia, un soir d'automne, à la tombée de
     la nuit.

Puisque les _Reliques_ de Jules Tellier ne se trouvent pas chez
l'éditeur, nous avons dû donner cette page à la suite de notre article,
_en preuve_, comme on dit dans les ouvrages d'érudition.



LA RAME D'ULYSSE


Nous avons cité (à la fin du précédent article) une belle page intitulée
_Nocturne_, dans laquelle le regretté Jules Tellier retraçait les
rêveries dont il s'était enveloppé naguère sur le pont d'un navire parti
de Marseille et qui gagnait le large à la tombée de la nuit. Tandis
qu'il glissait dans l'ombre sur cette petite mer qui semblait si grande
aux anciens, le poète ressentait dans son imagination d'humaniste
enthousiaste les étonnements de la jeune âme hellénique devant la mer
«aux bruits sans nombre», et il se prit à songer à Ulysse. Pour nos
esprits formés aux études classiques, la Méditerranée, c'est la coupe
d'Homère. Nous entendrons toujours, sur ces perfides eaux bleues,
chanter les Sirènes. Donc, Tellier invoquait la figure d'Ulysse, le
marin. Il était trop intelligent pour ne pas sentir combien elle est
singulière, mystérieuse, effrayante. L'_Iliade_ et l'_Odyssée_ ne nous
ont pas tout dit de cet homme-là. Soyez certains que les pêcheurs de
Dulichium, les pirates de Zacinthe les bonnes vieilles occupées à
raccommoder les filets sur les rivages d'Épire, en savaient sur le
compte d'Ulysse bien plus long qu'Homère. Il y avait bel âge que tout ce
petit monde des îles et de la côte était familier avec les aventures du
roi d'Ithaque, quand les rapsodes en firent des chansons épiques.
L'Ulysse de la légende, l'Ulysse primitif était charmant et terrible
comme la mer où il avait si longtemps erré. Ses aventures, rapportées
dans des contes, des chansons, des devinettes, étaient innombrables et
merveilleuses. Elles formaient un cycle énorme dont l'épopée n'a gardé
que peu de chose. Entrevu dans l'ombre des traditions préhomériques, ce
voyageur, qu'un bonnet en forme de cône protège contre le vent, la
pluie, le soleil et l'embrun, apparaît d'une étonnante grandeur. On le
devine tel que l'ont rêvé ces marins et ces pêcheurs habitués à entendre
pleurer dans l'ombre le Vieillard des mers; on l'imagine ingénieux,
impie, luttant de ruse et d'audace avec les dieux, partageant, dans des
îles, le lit des femmes étrangères, ayant vu ce qu'on ne doit pas voir,
horrible, poursuivi par une inexorable fatalité, condamné à errer sans
fin sur cette mer dont il a violé la divinité mystérieuse, destiné à des
voluptés indicibles et à ces rencontres qui font dresser les cheveux sur
la tête, l'homme enfin le plus digne d'envie et de pitié, le vieux roi
des pirates, le père des navigateurs. Tel est, ce semble, l'Ulysse
primitif formé par l'imagination populaire.

La colère divine est sur ce contempteur des dieux, que les hommes aiment
pour son audace et pour sa ruse merveilleuse. Comme l'Isaac Laquedem des
chrétiens, c'est un réprouvé, c'est un maudit. Je ne crois pas me
tromper en disant que, dans cette rêverie dont je parlais tout à
l'heure, Jules Tellier avait du roi d'Ithaque une vision qui se
rapproche beaucoup de celle que je tente de préciser. Aussi bien
l'aventure, qu'il a soin de rappeler préférablement à toutes les autres,
porte-t-elle les caractères d'une antiquité enfantine et profonde. On me
permettra de remettre sous les yeux du lecteur, pour plus de clarté,
l'endroit dont il est question.

     Nous quittâmes (c'est Tellier qui parle) la Gaule sur un vaisseau
     qui partait de Massalia, un soir d'automne, à la tombée de la nuit.

     Et cette nuit-là et la suivante je restai seul éveillé sur le pont,
     tantôt écoutant gémir le vent sur la mer et songeant à des regrets,
     et tantôt aussi contemplant les flots nocturnes et me perdant en
     d'autres rêves.

     Car c'est la mer sacrée, la mer mystérieuse où, il y a trente
     siècles, le subtil et malheureux Ulysse agita ses longues erreurs;
     le subtil Ulysse qui, délivré des périls marins devait encore,
     d'après Tirésias, parcourir des terres nombreuses, portant une rame
     sur l'épaule, jusqu'à ce qu'il rencontrât des hommes si ignorants
     de la navigation qu'ils prissent ce fardeau pour une aile de moulin
     à vent.

Je n'apprendrai rien à personne en disant que Jules Tellier rappelle ici
la prédiction que le devin Tirésias fit à Ulysse, chez les Cimmériens,
toujours enveloppés de brumes et de nuées. On la trouve dans le XIe
chant de l'_Odyssée_, et ce morceau, si l'on en peut juger par la
pauvreté du sens moral et par la gaucherie enfantine du récit, semble un
des plus anciens et partant un des plus vénérables de ce beau recueil de
contes populaires qui nous est parvenu sous le nom du fleuve des poètes.

Ce XIe chant que dans l'antiquité on nommait la Nékuia, c'est-à-dire le
sacrifice aux morts, nous fait assister à une scène de magie sauvage
empruntée sans doute aux traditions d'une humanité toute primitive.
Ulysse, échappé aux charmes de Circé et parvenu au bord de l'Océan sur
un rivage couvert de ténèbres éternelles, évoque les ombres des morts
selon des rites d'une simplicité barbare. Il creuse dans la terre, avec
son épée, un trou sur lequel il fait des libations de lait, de vin et
d'eau. Il y jette une poignée de farine blanche. Puis il égorge au bord
de la fosse qu'il a creusée un bélier et une brebis noire.

Ainsi évoquées, les âmes des morts sortent en foule de la terre et se
jettent avidement sur le sang qui dégoutte des victimes égorgées. Toutes
s'efforcent de boire de ce sang, car c'est seulement après y avoir
trempé leurs lèvres qu'elles auront la force de parler et de répondre
aux questions de l'évocateur. La mère du roi d'Ithaque, la vénérable
Anticlée, s'élève dans cette nuée d'ombres. Ulysse la reconnaît et
pleure. Mais il l'écarte avec son épée pour l'empêcher de boire. Car il
veut entendre, avant toutes les autres âmes, celle de Tirésias, qui doit
lui révéler l'avenir et lui enseigner des choses utiles à connaître.
Celle brutalité ne contribue pas peu au sentiment de rudesse répandu sur
toute cette scène de nécromancie. Mais, en bonne critique, il ne faut
pas en faire un trait significatif du caractère d'Ulysse. Nous sommes
ici en présence d'un conte populaire entré probablement sans beaucoup de
retouches dans l'épopée. Tous les héros des vieux contes montrent, dans
des circonstances analogues, une semblable dureté. Ils sont tous
extrêmement positifs et aussi éloignés que possible de tout ce que nous
appelons les sentiments naturels et qui sont au contraire des sentiments
cultivés. D'ailleurs, le récit est tout à fait incohérent. Et il semble,
par ce qui suit, qu'Anticlée était restée muette et qu'Ulysse ne savait
pas comment faire parler cette ombre vénérable.

Bientôt Tirésias paraît, un sceptre d'or à la main. Il boit le sang noir
qui le ranime et lui délie la langue. Il prédit à Ulysse l'arrivée
prochaine du héros dans l'île de Thrinacrie, où paissent les boeufs du
Soleil, le retour à Ithaque et le meurtre des prétendants. Puis,
dévoilant un avenir plus lointain, il annonce des aventures étranges,
dont l'_Odyssée_ ne parle pas, et qui se rapportent à des traditions à
jamais perdues. C'est cette partie de la prophétie que Jules Tellier
rappelle dans le passage que nous avons cité plus haut. Voici à peu près
comment s'exprime Tirésias:

     Lorsque tu auras tué les prétendants en ta maison, tu devras partir
     de nouveau, portant une rame sur l'épaule, jusqu'à ce que tu
     rencontres des hommes qui ne connaissent point la mer, qui ne
     mangent point de mets salés et qui n'ont jamais vu les navires aux
     proues rouges ni les rames qui sont les ailes des navires. Et je te
     donnerai un signe manifeste, qui ne t'échappera pas. Quand tu
     verras venir à toi un autre voyageur qui croira que tu portes un
     fléau ([Grec: hathêrêloigon]) sur l'épaule, alors, plante ta rame
     en terre, offre à Poseidon un bélier, un taureau et un verrat. Et
     il te sera donné de retourner dans ta maison.

Tirésias termine en révélant qu'Ulysse vivra un long âge d'homme et «que
la douce mort lui viendra de la mer». Paroles ambiguës par lesquelles le
devin annonce que le fils qu'Ulysse eut de la terrible Circé viendra de
la mer et tuera son père sans le connaître. Ce qui signifie peut-être
que l'avenir est fait du passé, que nous tissons chaque jour notre
destinée comme le filet qui nous enveloppera, que les conséquences de
nos actes sont inéluctables et que les baisers des magiciennes
réapparaissent comme des fantômes au lit de mort des vieux rois à la
barbe de neige.

Dante, dont le noir génie assombrit encore l'Ulysse antique, ne connut
point ce fils de la magicienne. Il suivit une tradition barbare d'après
laquelle le fils de Laerte, très vieux, naviguait dans l'Océan, sous les
étoiles du ciel austral, quand tout à coup la mer, s'étant entrouverte,
engloutit le vaisseau de l'audacieux. L'âme d'Ulysse fut plongée dans
l'enfer où elle souffre les tourments réservés aux chevaliers félons et
aux hommes impies. Mais je m'éloigne beaucoup de mon sujet, qui est de
considérer seulement l'étrange rencontre du voyageur qui n'a jamais vu
la mer et qui ne sait ce que c'est qu'un navire. Ce terrien destiné
merveilleusement à marquer à l'aventureux voyageur la fin de ses
erreurs, de ses travaux et de ses peines, prend ingénument la rame
qu'Ulysse porte sur ses épaules pour un instrument à battre le blé. À la
seule vue de cet homme, le terrible goéland des rochers d'Ithaque, le
vieux pirate, est purifié, lavé de ses crimes, pardonné, sauvé.
Rencontre qui, dans sa fantaisie naïve, semble enseigner aux hommes
qu'ils trouveront dans la vie pastorale la paix et l'innocence, tandis
qu'on offense les dieux à courir la mer. C'est dans ce sens idyllique
que Chateaubriand, qui a emmagasiné toute l'antiquité classique dans ses
_Martyrs_, prend cette fable quand il fait dire à un de ses personnages:
«Arcadiens, qu'est devenu le temps où les Atrides étaient obligés de
vous prêter des vaisseaux pour aller à Troie et où vous preniez la rame
d'Ulysse pour le van de la blonde Cérès?»

Donc le terrien croit voir un van ou un fléau. C'est par ce mot de
_fléau_ que nous avons traduit provisoirement le mot [Grec:
hathêrêloigos], lequel signifie, en effet, _van_ ou _fléau_, ou plutôt
quelque chose d'approchant. C'est un terme poétique et composé qui
renferme proprement l'idée de détruire les barbes de l'épi.

Si Jules Tellier a substitué à l'[Grec: hathêrêloigos] dont parle
Tirésias une aile de moulin à vent, c'est peut-être par mégarde et parce
qu'il n'avait pas le texte de l'_Odyssée_ sous les yeux. C'est peut-être
aussi par envie d'imaginer un objet qui ressemblât à une rame. Un fléau
se compose de deux bâtons de longueur inégale, liés l'un au bout l'un de
l'autre avec des courroies. Cela n'a pas beaucoup la figure d'une rame
ou d'un aviron. Si, comme Chateaubriand, nous mettons un van au lieu
d'un aviron, c'est pis encore. Un van est une corbeille d'osier. Qui
pourrait prendre une rame pour une corbeille?

Il y a une difficulté. J'avoue qu'elle est petite et que, pour ma part,
je n'y songeais guère quand j'ai reçu une lettre de M. Paul Arène où
cette difficulté semble résolue. Cette lettre est charmante et d'un
rustique parfum. Je la veux placer dans mon vieil Homère in-folio, en
regard des vers qu'elle commente avec une ingénuité gracieuse et un sens
de la nature qu'on rencontre rarement et que, d'ailleurs, on ne cherche
guère (il faut en convenir) chez les grammairiens de profession.

Puisque cette lettre est aimable et qu'on y parle d'Homère et de
Mistral, je me permets de l'imprimer bien qu'elle soit familière et
privée. Paul Arène, quand il l'écrivit, ne se doutait pas de l'usage que
j'en ferais. Je sens que je suis indiscret. Surtout, ne lui dites pas
que je l'ai citée. La voici tout entière et mot pour mot:

     Paris, 11 février 1891.

     Mon cher ami,

     Je comptais vous rencontrer l'autre jour pour conférer sur une
     affaire d'importance.

     Il n'y a pas de Tellier qui tienne, et Homère n'est pas un
     imbécile. Homère n'eût jamais imaginé qu'on pût prendre une rame
     pour une aile de moulin à vent--lesquels moulins à vent
     n'existaient pas d'ailleurs au temps d'Homère.

     En Provence--et ceci prouve que vous devriez y venir pour être tout
     à fait Grec--en Provence, après la moisson, nous jetons le blé au
     van avec des pelles qui, en effet, ressemblent pas mal à des rames.

     Il est donc naturel que des populations montagnardes, ne
     connaissant ni la mer, ni les choses de la mer, aient pris pour nos
     pelles à vanner la rame qu'Ulysse portait sur le dos.

     Il est doux d'illuminer Homère à travers les brouillards des
     commentateurs ingénus.--D'ailleurs, c'est à Mistral que revient
     l'honneur de la _contribution_. Nous trouvâmes la chose en riant,
     comme des paysans, un jour que nous récitions l'_Odyssée_ sous les
     cyprès noirs de Maillanne.

     Les dieux vous tiennent en joie!

     Votre,

     PAUL ARÈNE.

La glose, on en conviendra, est du moins élégante et fraîche. Je n'en
savais qu'une seule qui eût cette rusticité vivante. C'est un paysage de
George Sand que le regretté M. E. Benoist a mis en note, dans son
Virgile, pour expliquer un endroit des _Églogues_.

Je dédie la lettre de Paul Arène aux commentateurs d'_Homère_. Il a
raison, mon poète. Il n'y a pas de Tellier qui tienne, Homère est divin.
Si, comme je le crois, l'_Iliade_ et surtout l'_Odyssée_ sont un
assemblage de contes populaires, de mythes enfantins, et, pour parler le
langage des traditionnistes, de _Mærchen_, si, pour le fond, ces deux
poèmes relèvent du folk-lore, ils n'en sont pas moins les monuments les
plus sacrés de la poésie de nos races. Les traditions orales du peuple y
sont traitées avec une noblesse gracieuse, une sagesse souveraine et
dans un grand style qui procèdent d'un puissant instinct du beau. Ces
poèmes, où le merveilleux grossier des mythologies primitives
s'humanise, s'harmonise et s'épure, attestent, comme l'a si bien dit M.
Andrew Lang, «l'inconsciente délicatesse et le tact infaillible» du
génie hellénique à sa naissance. Rien n'est plus beau au monde.

Vous en savez quelque chose, mon cher Paul Arène, puisque vous êtes
poète et Provençal, et que la Provence, c'est la Grèce encore. Vous ne
m'avez pas laissé le temps de vous le dire. Dans votre belle joie
d'avoir retrouvé l'[Grec: hathêrêloigos] d'Homère au pied des Alpilles,
vous me faites songer à Mistral qui, lorsqu'on lui vantait un jour
l'ayoli provençal, répondit simplement:

--Les Grecs en faisaient manger aux soldats pour leur donner du courage.

Je vous promets bien, cher ami, d'aller visiter un jour avec vous vos
campagnes élyséennes, vos champs d'asphodèles, vos bois de pins, de
chercher le Cythéron dans les rochers de la Grau et de contempler

     Arles, la belle Grecque aux yeux de Sarrasine.

En attendant, je pense comme vous que les âges homériques n'ont pas
connu les moulins à vents.

M. Encausse, chef de clinique à la Charité, et qui se nomme Papus chez
les mages, a écrit un livre pour établir que toutes les inventions
modernes, même le télégraphe, le téléphone et le phonographe, étaient
connues des anciens. Je crois toutefois avec vous, mon cher Arène, que
Tellier a eu tort de mettre des ailes de moulin à vent dans
l'imagination d'un voyageur exposé à rencontrer sur son chemin Ulysse
coiffé de son bonnet de matelot et portant une rame sur l'épaule. Et
quelle rencontre! songez y! Se trouver face à face avec l'homme qui
avait vu les Cicones, les Lotophages, les Cyclopes, et les Lestrygons,
que les magiciennes avaient reçu dans leur lit et qui avait évoqué les
morts! Vous avez raison, mon poète: Il n'y a pas de Tellier qui tienne.
Ce sont les Arabes qui ont inventé les moulins à vent. Du moins les
dictionnaires le disent. Ils disent aussi que les moulins ne furent
connus en Europe qu'après les Croisades. J'ajouterai même, par
pédantisme pur, qu'un de vos compatriotes, M. Fraissinet, auteur d'un
petit livre publié en 1825 sous le titre de _Panorama_, affirme que le
premier moulin à vent fut construit en France dans l'année 1251. Il se
peut que cette affirmation ne soit pas aussi exacte qu'elle est précise.
Mais cela ne touche en rien à notre grande affaire. Le point important,
c'est que l'[Grec: hathêrêloigos] homérique est maintenant expliqué, à
supposer qu'il ne l'était point déjà par quelque commentateur, car
j'avoue que je n'y suis pas allé voir. Ce n'est précisément ni un fléau,
ni un van, c'est une pelle à vanner qui ressemble à une rame. Les
moissonneurs des campagnes de la Grèce et des Îles s'en servaient il y a
quarante siècles et la voilà retrouvée aux mains des paysans de cette
Grèce française qui est la Provence. Frédéric Mistral et Paul Arène
l'ont reconnue, et ils ont récité des vers de l'_Odyssée_ sous les
cyprès de Maillanne. Quelle aimable scolie à mettre en marge du XIe
chant de l'Odyssée!

Imprimée dans le journal le _Temps_, cette causerie sur la rame
d'Ulysse, qui n'avait de mérite assurément que celui d'encadrer le
billet exquis de M. Paul Arène, a amusé beaucoup plus de lecteurs que je
n'aurais cru. Il y a encore en France des esprits amoureux des lettres
antiques. L'[Grec: athêrêloigos] m'a valu quelques lettres
intéressantes. Je crois devoir le donner ici.

     Monsieur,

     Permettez à un de vos lecteurs très assidus, qui fait du grec par
     métier, de réclamer pour ses anciens maîtres au sujet de la
     signification à donner au mot [Grec: hathêrêloigos] dans le chant
     XI de l'_Odyssée_, vers 128. Ce ne peut être qu'une mauvaise
     tradition française qui a fourni le sens de _fléau_ ou de _van_ à
     vos amis et à vous-même; et depuis fort longtemps, dans les
     éditions savantes des poèmes homériques, on a déterminé la
     véritable signification de ce terme, telle que la propose M. Paul
     Arène dans la jolie lettre qu'il vous écrit. Voici ce que vous
     trouverez, par exemple, dans l'édition classique de la maison
     Hachette, par Alexis Pierron. _Odyssée_, tome I, p. 467, note 128.
     «[Grec: Hathêrêloigon], _une pelle à vanner le grain_. Le voyageur,
     qui n'a jamais vu de rame, prend pour un [Grec: ptuon] la rame
     qu'Ulysse porte sur son épaule. La question prouve à Ulysse une
     complète ignorance des choses de la mer.--Le mot [Grec:
     hathêrêloigos] signifie destruction des barbes de l'épi, et non
     destruction de la paille. Ce n'est donc pas du _fléau_ qu'il
     s'agit. Homère ne connaît pas le fléau. D'ailleurs un fléau ne
     ressemble pas à une rame. Il s'agit donc de la pelle avec laquelle
     on jetait en l'air le grain dépiqué, mais encore mêlé de balle...
     etc.».

     Cette édition de M. Pierron date de 1875. Du reste, Pierron ne
     pouvait même pas s'attribuer l'honneur de cette explication, car
     elle date de l'antiquité elle-même. Dans les scolies homériques on
     trouve sous le nom d'Hérodien (voir Pierron, même note) [Grec:
     Hathêrêloigon hoxutonôs. Dêloi de to ptuon.] Maintenant ouvrez un
     dictionnaire grec-français, comme celui d'Alexandre que j'ai entre
     les mains, et vous trouverez: [Grec: Ptuon], _pelle à vanner_. Vous
     voyez que la scolie que vous demandiez à mettre en marge existe
     déjà.

     Ces observations d'ailleurs n'enlèvent rien au mérite de votre
     exégète provençal. On ne s'étonnera pas qu'à défaut de savoir
     livresque un poète du midi ait eu l'intuition de ce qu'avait voulu
     dire le vieil aède ionien. Mais il faut bien aussi laisser quelque
     chose aux pauvres érudits qui depuis si longtemps pâlissent et
     vieillissent sur ces pages éternellement jeunes.

     Recevez, je vous prie, l'assurance de mes sentiments très
     distingués.

     E. POTTIER.

     14 février 1891.

       *       *       *       *       *

     Poitiers, 15 février 1891.

     Monsieur,

     L'interprétation du mot [Grec: hathêrêloigos] dans le vers

     [Grec: phêê hathêrêloigon hechein hana phaidimô ômô]

     (_Od._ XI, 128), proposée par M. Arène et adoptée par vous est
     ingénieuse et gracieuse, mais fort suspecte, à mon sens. Il est
     certain qu'il y a cinquante ou soixante ans on vannait encore les
     blés battus avec de larges pelles en bois; j'ai vu cet usage
     pratiqué dans ma jeunesse, même dans la Beauce; il n'est pas moins
     certain que dans quelques-unes de nos provinces, on se sert, pour
     nager dans les rivières de longues rames dont l'extrémité
     inférieure, qui plonge dans l'eau, est très large et ressemble à
     une pelle. Un habitant de l'intérieur des terres pourrait donc
     confondre une rame de cette forme, avec une pelle à vanner. Mais il
     faut remarquer que cette forme de rame n'est ni pratiquée, ni
     praticable en mer, où l'on se sert de l'aviron allongé qui ne
     s'aplatit que doucement et légèrement vers son extrémité. Or Ulysse
     est un marin qui a battu toute la Méditerranée, et les rames de ses
     navires n'ont jamais pu avoir la forme d'une pelle, même aux yeux
     du plus ignorant des garçons de ferme. De plus traduire [Grec:
     hathêr (ê) loigos] par pelle à vanner, c'est faire une trop grande
     violence au sens naturel du mot. [Grec: hathêr] signifie _épi de
     blé_; [Grec: loigos], _destruction_; G. Curtius le rattache à la R.
     sanskr. Rug. Rug-à-mi, frango.--C'est clairement un instrument qui
     sert à détruire, à briser, à broyer l'épi, un instrument à battre
     le blé. Le van, quelle qu'en soit la forme ne sert qu'à le monder
     une fois qu'il a été battu, à débarrasser le grain de la paille
     broyée de l'épi et de son enveloppe brisée: c'est un fléau. Or il y
     avait, j'en ai vu dans le Maine et l'Anjou, il y a peut-être
     encore, dans les petites closeries, des fléaux qui peuvent prendre
     la forme de la rame allongée. Le battoir n'est pas rond, mais très
     aplati à peu près comme l'aviron ordinaire; et lorsque les batteurs
     s'en vont à la grange, le battoir replié et attaché sur le manche,
     l'ensemble, à distance, paraît à tous les yeux très semblable à une
     rame.

     Pardonnez, monsieur, à un vieil helléniste--l'espèce en devient
     rare--cette intervention peut-être inopportune, dont vous ferez
     l'usage qui vous conviendra, et avec mes remerciements pour le
     plaisir que me font toujours vos articles, même quand je ne partage
     pas vos opinions, agréez l'assurance de ma considération la plus
     distinguée.

     A.-ED. CUAIGNET,

     Recteur honoraire de l'Académie de Poitiers, correspondant de
     l'Institut.

       *       *       *       *       *

     Monsieur,

     La démonstration, que l'aile de moulin ou le fléau dont Tirésias
     parle à Ulysse au chant XI de l'_Odyssée_ n'est qu'une pelle à
     vanner, est décisive. Mais quand on vous a annoncé qu'Homère avait
     dû attendre les commentaires du scoliaste Mistral et du scoliaste
     Paul Arène, pour devenir intelligible, n'avez-vous pas éprouvé
     quelques doutes?

     Il n'y a pas de Mistral qui tienne. Il n'y a pas de Paul Arène qui
     tienne. Ces Messieurs arrivent trop tard.

     Il me paraissait bien étonnant que l'érudition allemande, que
     l'érudition française (sans parler de l'érudition anglaise) se
     fussent laissé devancer par l'école du plein air. J'ai eu
     immédiatement la preuve du contraire en ouvrant une traduction de
     l'_Odyssée_ qui cependant n'est pas d'un helléniste de marque, mais
     d'un homme consciencieux.

     Vous trouverez page 201 de la traduction de l'_Odyssée_ par Eugène
     Bareste, illustrée par Theod. de Lemud et Titeux (Paris, Lavigne,
     1842, in-8°) la note qui se termine ainsi:

     «... _Celui dont il est question est tout simplement une pelle en
     bois_ pour jeter le blé en l'aire et en détacher la menue paille.
     On conçoit très bien qu'une rame puisse être prise pour cet
     instrument par des hommes qui n'avaient aucune idée de navigation;
     car, disaient les anciens, _le van de la mer c'est la rame, et la
     rame de la terre, c'est le van_.»

     Vous voyez que malgré la meilleure volonté du monde, cette scolie
     qui a été pour vous l'occasion et le prétexte de développements...,
     n'est pas à mettre en marge du XIe chant de l'_Odyssée_, du moins
     dans la traduction de Bareste, et sous peine de faire double emploi
     avec la note que j'ai transcrite à votre intention.

     Veuillez agréer, monsieur, l'expression de ma considération la plus
     distinguée.

     P. LALANNE.

     Erchen (Somme) 15 février 1891.

       *       *       *       *       *

     Dijon, 16 février 1891.

     Et moi aussi, monsieur, je lis Homère! Voilà trente ans que cela
     dure sans que j'en sois encore rassasié. Que voulez-vous, nous
     avons les manies tenaces en province!--Vous devez comprendre par
     cet aveu le plaisir que j'ai ressenti à voir que des maîtres comme
     vous et l'aimable Arène trouvaient encore le temps, à Paris, de
     s'amuser aux vers du vieux chanteur.

     Excusez-moi donc si je me mêle à la conversation, et permettez-moi
     un peu de pédantisme.

     J'ai été élevé à la campagne; aussi quand j'ai lu pour la première
     fois ce passage de l'_Odyssée_ où Tirésias prédit à Ulysse «qu'un
     voyageur lui demandera, en montrant sa rame, pourquoi il porte un
     van sur son épaule», j'ai été furieusement choqué, indigné aussi
     contre le traducteur, car mon dieu ne pouvant faillir, il avait dû
     être bien trahi par son prêtre!--Lorsque plus tard, je pus lire le
     texte, je revins à cette prédiction de Tirésias et je fus assez
     heureux pour éclaircir tout seul la pensée mal traduite.

     Je m'aperçus d'abord qu'[Grec: hathêrêloigos] ne veut pas dire van;
     ce n'est pas là son sens exact; c'est [Grec: ptuon], qui signifie
     _van_, l'ustensile d'osier à deux anses, secoué par un homme, comme
     Homère, d'ailleurs, nous le montre dans ce passage du XIIIe chant
     de l'_Iliade_ (vers 588 et suivants).

     [Grec: hôd ot hapo plateos ptuo phin megalên kat halôên thrôs kôsin
     kuamoi melanochroes, ê erebinthoi, pnoiê upo ligurê kai lixmêtêros
     erôê.]

     _Comme dans une aire étendue les noires fèves ou les pois
     s'élancent du large van sous le souffle bruyant et l'effort du
     vanneur._

     Il n'y a pas de synonymes absolus, en grec, ni ailleurs, il est
     donc clair que les deux mots [Grec: hathêrêloigos] et [Grec: ptuon]
     désignent des instruments différents, tous deux connus du poète,
     qui sait ce qu'il dit. Le van est le premier, [Grec: ptuon].--Je
     découvris promptement le second, [Grec: hathêrêloigos]: c'est la
     pelle de grenier, la pelle en bois, large et longue, semblable à la
     rame assez pour qu'un homme ignorant la navigation s'y trompe, la
     pelle avec laquelle on remue souvent le blé entassé, afin de
     l'aérer pour qu'il ne s'échauffe pas, et aussi pour le débarrasser
     de la poussière.

     C'est là un vannage comme l'autre; d'ailleurs, peu après cette
     première découverte, j'eus la joie d'en contrôler l'exactitude en
     en faisant une seconde, qui fut de constater que nos paysans de
     Bourgogne appelaient fort bien van cette pelle de grenier, tout
     comme le véritable van d'osier, faute d'avoir deux mots, comme
     Homère, un pour chacun des ustensiles.

     Sauf pour quelques vers manifestement tronqués par des copistes
     ignorants, il n'y a, voyez-vous, jamais d'obscurité dans le pur
     texte d'Homère. Il est vrai que pour bien le comprendre, il faut
     connaître à fond la vie agricole, la vie du paysan, qui n'a pas
     changé depuis l'_Odyssée_ jusqu'au milieu de notre siècle, et qui a
     toujours été la même par tous les pays.

     Veuillez, je vous prie, monsieur, me pardonner cette longue
     indiscrétion et croyez bien aux sentiments, etc.

     CUNISSET-CARNOT.

       *       *       *       *       *

     Monsieur,

     Permettez à un grammairien de profession de vous communiquer une
     observation à propos du mot [Grec: hathêrêloigos]. Le mot par
     lui-même est très vague (_ce qui fait disparaître les barbes du
     blé_), et n'indique pas la forme de l'instrument. Aussi le
     trouve-t-on traduit par _van_ dans le dictionnaire d'Alexandre, et
     par _fléau_ dans la traduction de l'_Odyssée_ de Leconte de Lisle,
     sens qui n'est pas satisfaisant. Je crois que la traduction de MM.
     Paul Arène et Mistral est la bonne. Seulement, elle n'est pas
     nouvelle. Le dictionnaire grec-allemand Le Pape, répandu même en
     France, traduit très bien [Grec: hathêrêloigos] par pelle à vanner
     (_Worsschaufel_).

     Quant à l'usage de vanner complètement le blé à la pelle, et non
     pas seulement de se servir de la pelle pour le jeter dans le van,
     vous le trouverez décrit et figuré dans un livre classique, traduit
     en français depuis longtemps, le dictionnaire des antiquités
     romaines et grecques d'Antony Rich, article _pala_ n°2. Par un
     hasard curieux, à la même page (_pala_ n°1), vous pouvez voir
     figuré un travailleur cheminant sa bèche sur l'épaule. Il ne faut
     pas un grand effort d'imagination pour voir dans cette bèche une
     rame, et cette figure pourrait presque représenter Ulysse, sa rame
     sur l'épaule.

     Où M. Paul Arène a encore bien raison, c'est quand il conseille de
     faire le voyage de Provence pour comprendre les auteurs anciens.
     Pour moi, je vous assure que toutes les épithètes homériques de la
     mer, qui m'avaient paru vagues et quelquefois étranges, lorsque
     j'expliquais Homère étant élève, m'ont paru très claires et très
     vraies lorsque j'ai vécu sur les côtes de Provence. Tel rocher
     isolé, près de la presqu'île de Giens, m'a fait comprendre le
     Philoctète de Sophocle mieux que les commentaires des éditions les
     plus savantes.

     Veuillez agréer, monsieur, l'assurance de mes sentiments
     distingués.

     P. CLAIRIN, Professeur au lycée Louis-le-Grand.

     Paris, 17 février 1891.

       *       *       *       *       *

     Paris, 21 février 1891.

     Monsieur,

     Ayant lu avec un très vif intérêt votre dernier article de la vie
     littéraire (le _Temps_, 15 février 1891), je prends la liberté de
     vous écrire au sujet de la phrase des _Martyrs_, que vous avez
     citée.

     À Pleudihen et au Minihic-sur-Rance, les paysans se servent de
     pelles «qui ressemblent pas mal à des rames», en guise de vans. Je
     dis bien: ils vannent, ils nettoient leur blé avec des pelles. Les
     paysans munis de pelles se placent la figure contre le vent et
     lancent le grain en demi-cercle devant eux. C'est ce qui a sans
     aucun doute, permis à Chateaubriand d'écrire la phrase dont il
     s'agit et dans laquelle le mot van est la traduction littérale
     d'[Grec: hathêrêloigos].

     Votre très assidu,

     GUSTAVE FRITEAU.



BLAISE PASCAL ET M. JOSEPH BERTRAND[22]


Une étude sur Blaise Pascal par M. Joseph Bertrand ne pouvait manquer
d'intéresser. On était curieux de savoir la pensée du savant à qui les
mathématiques doivent leurs derniers progrès sur le génie qui contribua
à créer le calcul des probabilités et qui résolut de difficiles
problèmes sur le cycloïde.

Ceux qui sont assez heureux pour pouvoir juger des travaux de M. Joseph
Bertrand en physique mathématique et dans ce même calcul des
probabilités, dont Huyghens et Pascal marquèrent les beaux
commencements, s'accordent à louer la fécondité géniale du secrétaire
perpétuel de notre Académie des sciences. Cela ne m'est pas permis; je
dois m'arrêter, plein de regret, au seuil du sanctuaire où les initiés
recherchent les seules vérités qu'il soit donné à l'homme d'atteindre
absolument, et je ne puis que gémir d'être exclu des temples de la
certitude. Mais il suffit d'une vue générale sur l'histoire des
mathématiques pour reconnaître la grande place qu'y tient l'oeuvre de M.
Joseph Bertrand et savoir que ce maître a porté dans l'analyse cette
clarté rapide, cette élégante concision qui donnent la grâce à
l'évidence et montrent la vérité avec tous les rayons de sa couronne.
L'algèbre et la géométrie ont leur style, comme la musique et la poésie,
et c'est au grand style qu'on reconnaît le génie dans les sciences comme
dans les arts.

La supériorité certaine de M. Joseph Bertrand dans la science des
nombres et des figures nous rend infiniment précieux tout ce qu'il nous
dit des découvertes et des expériences que Pascal nous a laissées. Soit
qu'il définisse la part de Blaise dans l'établissement du calcul des
probabilités, soit qu'il montre par quelles incertitudes ce génie a
passé avant de constituer la théorie de la pesanteur de l'air, soit
qu'il nous conte cette histoire du cycloïde où l'ennemi des jésuites
montra plus de zèle pour la vérité que d'indulgence pour ceux qui la
cherchaient avec lui, soit qu'il nous donne pour un incomparable
chef-d'oeuvre la théorie de la presse hydraulique, je m'instruis et
j'admire de confiance; mais il y a un point qui touchera tout le monde.
C'est cette simple phrase: «Pascal fit à seize ans sa première
découverte sur les sections coniques.» Car on ne pourra oublier que
celui qui rapporte cet exemple de précocité merveilleuse fut aussi,
voilà presque soixante ans, un enfant prodigieux. Joseph Bertrand
concourut à onze ans avec les jeunes gens qui se présentaient à l'École
polytechnique et satisfit à toutes les épreuves. Ce souvenir suffira, je
pense, à rendre assez touchante la page qui commence par ces mots: «Les
courbes étudiées par Pascal étaient les sections du cône à base
circulaire, c'est-à-dire la perspective d'un cercle.»

En résumé, et pour ne pas tourner plus longtemps autour d'un sujet dans
lequel je ne saurais entrer, voici de quelle manière M. Joseph Bertrand
juge Pascal comme géomètre et comme physicien, en le comparant à
l'esprit le plus étendu et le plus embrassant des temps modernes:

     Pour Pascal, comme pour Leibniz, dans l'histoire des sciences, la
     renommée est supérieure à l'oeuvre, et c'est justice; car le génie
     est supérieur à la renommée; l'abondance chez eux n'égale pas la
     richesse. Les mathématiques furent pour eux un divertissement, et
     un exercice, jamais l'occupation principale de leur esprit et moins
     encore le but de leur vie.

     Avec même profondeur et égale aptitude, leurs esprits étaient
     dissemblables. Leibniz, curieux de tout, excepté des détails,
     proposait des méthodes nouvelles, laissant à d'autres le soin et
     l'honneur de les appliquer. Pascal, au contraire, veut tout
     préciser; les résultats seuls l'intéressent. Leibniz découvre
     l'arbre, le décrit et s'éloigne. Pascal montre les fruits sans dire
     leur origine. Si les difficiles problèmes résolus par Pascal
     s'étaient offerts à l'esprit de Leibniz, après en avoir résolu
     quelques-uns, les plus simples sans doute, il n'aurait pas manqué
     d'y signaler un grand pas accompli dans le calcul intégral. Pascal
     promet les solutions, les donne sans rien cacher, mais sans faire
     valoir sa méthode, souvent sans la laisser paraître.

     Si Pascal, dont le génie n'a pas eu de supérieurs, avait rencontré
     comme Leibniz le principe des différentielles, sans parler de
     révolution dans la science, il aurait choisi, pour les produire,
     les conséquences précises les moins voisines de l'évidence, s'il
     n'avait préféré, comme il l'a fait souvent, laisser disparaître
     avec lui la trace de ses méditations. On pourrait comparer Leibniz
     à une montagne sur laquelle les pluies ne s'arrêtent pas, Pascal à
     une vallée qui rassemble leurs eaux, en ajoutant, peut-être, que la
     montagne est immense, la vallée profonde et cachée.

Il s'en faut de beaucoup que M. Joseph Bertrand ait considéré surtout,
dans son étude, Pascal comme géomètre et comme physicien. Ces
considérations n'emplissent que peu de pages; au contraire de longs
chapitres sont consacrés à l'homme, au polémiste, au penseur, à
l'écrivain, et personne ne sera surpris que l'auteur des belles
biographies de Poinsot, de Gariel, de Michel Chasles, d'Élie de
Beaumont, de Foucault, pour ne citer que celles-là, ait voulu épuiser
tout son sujet, ce sujet fût-il Pascal. M. Joseph Bertrand a l'esprit
ouvert sur toutes choses et sa curiosité s'étend sur les secrets de la
nature. Il a bien soin de nous dire que la géométrie n'exclut rien. Et
c'est ce qu'on lui accordera sans peine. La géométrie est à la base de
tout, ou plutôt elle est dans tout comme le squelette dans l'animal.
Elle est l'abstraction et elle est la réalité. Le monde visible la
recouvre. Mais dans le jeu infiniment varié des formes sous lesquelles
l'univers apparaît à notre âme étonnée, ses lois, toujours certaines,
gouvernent la matière qui sommeille et la matière qui s'anime, le
cristal et l'homme, la terre et les astres. Elle règne dans la beauté
des femmes, dans l'harmonie des musiques, dans le rythme des poésies et
dans l'ordre des pensées. Elle est la mesure de tout. En elle est le
mouvement; en elle la stabilité. Heureux qui suit longtemps le bel ordre
de ses figures, qui en découvre les propriétés immuables, et qui sait
l'art

     De poursuivre une sphère en ses cercles nombreux!

Mais que dis-je? ne sommes-nous pas tous géomètres en quelque manière?
Sans la géométrie, l'enfant pourrait-il marcher, l'abeille faire son
miel?

Non certes, la géométrie n'exclut rien, pas même les poètes que M.
Joseph Bertrand cite volontiers. Il a des idées sur toutes choses. On
croit, je ne sais sur quels fondements, qu'il n'est point opposé, tout
savant qu'il est, à quelqu'une des religions révélées qui se partagent
aujourd'hui la foi de l'humanité. Je me hâte de dire que, pour
surprendre cet état d'âme dans son livre sur Pascal, il faut une
subtilité d'esprit que je n'ai pas. S'il est libre penseur ou
catholique, il promet, en commençant, qu'on n'en saura rien; il est
aussi discret que Fortunio. Je confesse qu'après l'avoir lu je n'en sais
pas plus qu'il n'a voulu et que je n'ai pas deviné sa pensée de derrière
la tête. Il avait pourtant de belles occasions de se trahir en traitant
de la vie, des idées, de l'oeuvre de Pascal.

Vie, oeuvre, idées, tel est en effet le sujet qu'il s'est proposé. Et il
l'a traité sans doute, mais à sa fantaisie, sans souci des proportions,
sans nulle envie de former un ensemble. La négligence est voulue, et ce
n'est point une faiblesse. Il n'achève pas la biographie qu'il avait
commencée; il court et bondit dès qu'il lui en prend envie; il s'arrête
quand il lui plaît. Il est merveilleusement agile et capricieux. Son
esprit, accoutumé aux méthodes transcendantes, se rit de nos trop
simples procédés d'exposition et de critique. À l'occasion il est
admirable dans la casuistique; il y prend goût, il s'y attarde pour son
plaisir et pour le nôtre. Il n'en sort plus. Il est là dedans comme le
lièvre dans le serpolet. Mais en deux bonds il remplit le reste de sa
carrière et touche le but. Car La Fontaine a beau dire: le lièvre arrive
toujours avant la tortue, comme le génie l'emporte toujours sur la bonne
volonté.

Ce que c'est que d'avoir calculé le nombre des valeurs qu'acquiert une
fonction quand on permute les lettres! Après cela, dès qu'on s'en donne
la peine, on se montre plus grand casuiste qu'Escobar et Sanchez. Je
vous assure que M. Joseph Bertrand est incomparable pour décider des cas
difficiles. Il a pour confrères à l'Académie deux grands directeurs de
consciences. M. Alexandre Dumas, qui est sévère, et M. Ernest Renan, qui
est indulgent. Si M. Bertrand se mêle comme eux de guider les âmes, je
lui prédis qu'il y réussira parfaitement, aujourd'hui surtout qu'il y a
beaucoup d'inquiétude et toutes sortes de scrupules chez les pécheurs.
Il est subtil. C'est ce qu'on veut.

Je le dis maintenant sans sourire, il a déployé dans l'examen des
_Provinciales_ les plus rares facultés d'analyse. Et il est visible
après cela que les _Petites lettres_ ne sont qu'une oeuvre de parti. Ce
n'est point que Pascal ait altéré les textes, dont il ne connaissait
d'ailleurs que les extraits que ces messieurs lui donnaient: il n'avait
rien lu. Ses citations, au contraire, ont été trouvées généralement
exactes. Mais M. Bertrand nous montre qu'il eût rencontré dans saint
Thomas beaucoup de décisions qu'il reproche aux jésuites. Ordinairement,
il fait un grief à la Compagnie tout entière de ce qui appartient à un
seul membre et a été parfois combattu par un autre. Enfin, il est homme
de parti.

À la vérité, nous n'en doutions guère. Et il ne faudrait pas dire que M.
Joseph Bertrand a montré la partialité de Louis de Montalte pour faire
plaisir aux jésuites; on risquerait fort de dire une sottise.

Ces querelles de la grâce sont aussi mortes que celles des réalistes et
des nominaux. Les distinctions anciennes d'esprit et de doctrine ne
subsistent plus dans le clergé, qui est devenu tout entier romain. Les
jésuites d'aujourd'hui ne ressemblent point aux jésuites d'autrefois.
Ils ont peut-être une morale plus sévère; ils sont, je le sais, moins
polis. Je doute qu'ils s'inquiètent beaucoup de ce que Pascal a dit de
leurs prédécesseurs oubliés.

D'ailleurs, M. Joseph Bertrand n'est pas le premier à montrer la
partialité de Pascal. Dans un livre célèbre, qui date de 1768, vous
trouverez sur les _Provinciales_ le jugement que voici:

«Il est vrai que tout le livre portait sur un fondement faux. On
attribuait adroitement à toute la société des opinions extravagantes de
plusieurs jésuites espagnols et flamands. On les aurait déterrées aussi
bien chez les casuistes dominicains et franciscains; mais c'est aux
seuls jésuites qu'on en voulait. On tâchait, dans ces lettres, de
prouver qu'ils avaient un dessein formé de corrompre les moeurs des
hommes, dessein qu'aucune secte, aucune société n'a jamais eu et ne peut
avoir; mais il ne s'agissait pas d'avoir raison, il s'agissait de
divertir le public.»

Et cela n'est ni de Nonnotte, ni de Patouillet. C'est de Voltaire, dans
le _Siècle de Louis XIV_.

Il y a dans un roman de Tourguénef un personnage à qui l'on dit: «Il
faut être juste,» et qui répond: «Je n'en vois pas la nécessité.» Cet
homme montrait une espèce de franchise. Mais, sans nous l'avouer à
nous-mêmes, nous avons grand'peine à rendre justice à nos ennemis. Les
fanatiques y ont plus de difficulté que les autres. Et Pascal était un
fanatique. Il accabla de moqueries et de soupçons injurieux le jésuite
Lalouère, qui méritait un meilleur traitement, pour s'être appliqué à
résoudre des problèmes ardus sur le cycloïde. Mais il en eût trop coûté
à Pascal de convenir qu'un jésuite peut être bon géomètre. C'est une
extrémité qu'il évita par l'injure et la calomnie.

Il ne fut jamais au monde un plus puissant génie que celui de Pascal. Il
n'en fut jamais de plus misérable. Géomètre il est l'égal des plus
grands, bien qu'il ait détourné son esprit le plus possible de la
géométrie. Il fait d'importantes découvertes en physique, sans la
moindre curiosité de pénétrer les secrets de la nature. Il ne
s'intéresse qu'à ceux qu'il découvre et ne se soucie nullement de ceux
que les autres ont découverts. Il écrit, d'après les extraits que ses
amis lui font, un livre de circonstance qui ne devait pas survivre à la
querelle de moines dont il traite et que la perfection de l'art rend
immortel. Et il méprise tous les arts, même celui d'écrire, et il n'est
pas un seul genre de beauté qui ne lui fasse horreur, comme un principe
de concupiscence. Malade, sans sommeil, il jette, la nuit, sur des
chiffons de papiers des notes pour une apologie de la religion
chrétienne; et ces notes qu'on publie après sa mort, suspectes aux
catholiques, font depuis deux cents ans les délices des penseurs libres
et des sceptiques. Si bien que cet apologiste est surtout publié et
commenté par ses adversaires: Condorcet (1776), Voltaire (1778), Bossuet
(1779), Cousin et Faugère (1842-1844), Havet (1852). Et c'est là, il
faut en convenir, un étrange génie et une bizarre destinée.

Il faut prendre garde d'abord que cet homme prodigieux était un malade
et un halluciné. De l'âge de dix-huit ans à celui de trente-neuf auquel
il mourut, il ne passa pas un jour sans souffrir. Les quatre dernières
années de sa vie, nous dit madame Périer, «n'ont été qu'une continuelle
langueur». Son mal dont il sentait les effets dans la tête, intéressait
les nerfs et produisait des troubles graves dans les fonctions des sens.
Il croyait toujours voir un abîme à son côté gauche et il semble par
l'étrange amulette qu'on trouva cousue dans son habit qu'il vit parfois
des flammes danser devant ses yeux.

Et si l'on songe que ce malade était le fils d'un homme qui croyait aux
sorciers et en qui le sentiment religieux était très exalté, on ne sera
pas surpris du caractère profond et sombre de sa foi. Elle était
lugubre; elle lui inspirait l'horreur de la nature et en fit l'ennemi de
lui-même et du genre humain.

Il vivait dans l'ordure et s'opposait à ce qu'on balayât sa chambre. Il
se reprochait niaisement le plaisir qu'il pouvait trouver à manger d'un
plat, et, n'étant point indulgent, il ne pardonnait pas aux autres ce
qu'il ne se pardonnait point à lui-même. «Lorsqu'il arrivait que
quelqu'un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, dit madame
Périer, il ne le pouvait souffrir; il appelait cela être sensuel.»

L'excès de sa pureté le conduisait à des idées horribles. Si madame
Périer, sa soeur, lui disait: «J'ai vu une belle femme,» il se fâchait et
l'avertissait de retenir un tel propos devant des laquais et des jeunes
gens, de peur de leur faire venir des pensées coupables. Il ne pouvait
souffrir que les enfants fissent des caresses à leur mère. Redoutant les
amitiés les plus innocentes, il ne témoignait que de l'éloignement à ses
deux soeurs Jacqueline et Gilberte, afin de ne point occuper un coeur qui
devait être à Dieu seul. Pour la même raison, loin de s'affliger de la
mort de ses proches, il s'en réjouissait quand cette mort était
chrétienne. Il gronda madame Périer de pleurer sa soeur, Jacqueline, et
de garder quelque sentiment humain.

Certes, Pascal était sincère. Il pensait comme il parlait. Il observait
les leçons qu'il donnait, mais ces leçons ne sont-elles pas
littéralement celles que recevait Orgon du dévot retiré dans sa maison?

Je pense que, pour beaucoup de raisons, Molière n'a pas songé à peindre
les jésuites dans son _Tartufe_. La meilleure est qu'il eût fâché le
roi, à qui il était très empressé de plaire. Mais qu'il ait songé aux
jansénistes, en faisant sa comédie, c'est ce que je suis bien tenté de
croire, et chaque jour davantage.

On dira que du moins Pascal considérait les pauvres comme les membres de
Jésus-Christ et qu'il faisait de grandes aumônes. Oui, sans doute, il
aimait les pauvres, et il en logeait chez lui. Mais faites attention
qu'il les aimait comme les libertins aiment les femmes, pour l'avantage
qu'il espérait en tirer; car c'est en aimant les pauvres qu'on gagne le
ciel et qu'on fait son salut. Il trouvait la pauvreté trop bonne pour
vouloir la supprimer. Il l'aimait du même amour dont il aimait la
vermine et les ulcères.

On a dit que ce chrétien avait été tourmenté par le doute. C'est là une
imagination de quelques esprits troublés du XIXe siècle qui ont voulu
mirer leur âme dans celle du grand Pascal.

M. Joseph Bertrand a l'esprit trop exact et trop sûr pour croire aux
doutes de Pascal. Sur ce point il est très assuré. Et dans le même temps
que paraissait le livre du secrétaire perpétuel de l'Académie des
sciences, M. Sully-Prudhomme, son confrère de l'Académie française,
publiait, dans la _Revue des Deux Mondes_, une étude parfaitement
déduite dans laquelle il montrait aisément que Pascal avait placé sa foi
dans des régions que le raisonnement ne peut atteindre. Si quelqu'un ne
mit jamais sa foi en délibération, c'est bien Pascal. Il l'a répété
vingt fois: la raison ne conduit pas à Dieu; le sentiment seul y mène.

«S'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible. Nous sommes
incapables de connaître ce qu'il est ni s'il est.»

Et ailleurs:

«Voilà ce que c'est que la foi: Dieu sensible au coeur, non à la raison.»

Et M. Sully-Prudhomme conclut excellemment:

«Pour lui, la preuve de l'existence de Dieu n'est pas confiée à la
faculté de comprendre, mais à celle de sentir, à l'intuition du coeur, en
un mot à un acte de foi.»

À propos, je crois, d'un philosophe contemporain qui unit à une rare
puissance spéculative la foi du charbonnier, on a dit qu'il y avait des
cerveaux à cloisons étanches. Le fluide le plus subtil qui remplit un
des compartiments ne pénètre point dans les autres.

Et comme un rationaliste ardent s'étonnait devant M. Théodule Ribot
qu'il y eût des têtes ainsi faites, le maître de la philosophie
expérimentale lui répondit avec un doux sourire:

--Rien n'est moins fait pour surprendre. N'est-ce pas, au contraire, une
conception bien spiritualiste que celle qui veut établir l'unité dans
une intelligence humaine? Pourquoi ne voulez-vous pas qu'un homme soit
double, triple, quadruple?

Il n'y a pas même besoin pour expliquer la foi de Pascal de recourir au
cerveau à cloisons étanches et à l'homme double. Pascal raisonnait tout
ce qui lui semblait du domaine du raisonnement, et jamais homme ne fit
de la raison un plus violent usage. Il ne raisonnait pas de Dieu, ayant
tout de suite connu que Dieu n'est pas sujet au raisonnement. Il ne
donna pas sa créance à Dieu. Cela lui eût été bien impossible. Il lui
donna sa foi, ce qui est tout autre chose que de donner sa raison: les
mystiques et les amoureux le savent; il lui donna son coeur. Il le lui
donna comme le coeur se donne, sans raisonner, sans savoir, sans vouloir
ni pouvoir aucunement savoir. Les oeuvres des mystiques, et tout
particulièrement les méditations de sainte Thérèse, éclairciraient assez
ces difficultés psychologiques. Mais, par une singularité dont je
parlais tout à l'heure, les commentateurs de Pascal sont le plus souvent
des philosophes qui n'étudient guère les mystiques. Aussi le croient-ils
unique et singulier, faute de pouvoir le réunir à sa grande famille
spirituelle.

En définitive, ce ne sont pas les moins bien avisés, ces fidèles qui,
comme Pascal, n'appellent jamais leur raison au secours de leur foi. Une
telle aide est toujours périlleuse. Chez Pascal, la raison, qui était
formidable, eût, d'un seul coup, tout détruit dans le sanctuaire; mais
elle n'y entra jamais.

Cette bonne et douce madame Périer, qui a écrit avec de si belles et
discrètes façons la vie de son frère Blaise, y rapporte une pratique du
grand homme qui m'a toujours donné beaucoup à penser. Pascal, retiré du
monde, recevait dans sa chambre sans tapisseries et sans feu toutes les
personnes qui venaient l'entretenir sur la religion. Les unes lui
confiaient leurs projets de retraite. Les autres lui soumettaient leurs
doutes sur les matières de la foi. À celles-là, par charité chrétienne,
il ne refusait pas ses avis. Et parfois, comme on ne se rendait pas à
ses premières raisons, il fallait en venir à une dispute en règle.
Pascal n'aimait guère ces colloques dans lesquels on lui opposait la
raison à la foi. Pour soutenir de telles discussions, il prenait soin de
mettre sous ses vêtements une ceinture de fer garnie de clous dont les
pointes étaient tournées en dedans. À chaque raison de son
contradicteur, il enfonçait les pointes dans sa chair. Par ce moyen, il
évitait tout péril et servait le prochain sans crainte de nuire à
soi-même.

Il ne douta jamais. Mais il avait de la prudence, et sa grande
appréhension était que la raison n'entrât par surprise dans les choses
de la foi.



MAURICE BARRÈS

LE «JARDIN DE BÉRÉNICE»[23]


Vous connaissez sans doute la _Vita nuova_ de Dante Alighieri. C'est un
petit roman allégorique, où se sentent la nudité grêle et la fine
maigreur du premier art florentin. Sous les formes sèches et comme
acides des figures se cachent des symboles nombreux et compliqués. Cette
_Vita nuova_, du moins par sa subtilité, peut, à la rigueur, donner
quelque idée de la manière de M. Maurice Barrès qui est, en littérature,
un préraphaélite. Et c'est grâce, sans doute, à ce tour de style et
d'âme qu'il a séduit M. Paul Bourget ainsi que plusieurs de nos
raffinés.

L'inertie expressive des figures, la raideur un peu gauche des scènes
qui ne sont point liées, les petits paysages exquis tendus comme des
tapisseries, c'est ce que j'appelle le préraphaélisme et le
florentinisme de M. Maurice Barrès. Mais il ne faut pas trop insister.
Le _Jardin de Bérénice_ est aussi éloigné de la symétrie naïve de la
_Vita nuova_ que la métaphysique de M. Barrès est distante de la
scolastique du XIIIe siècle. Loin d'être arrangé avec exactitude et
déduit selon les règles du syllogisme, le livre nouveau est flottant et
indéterminé. C'est un livre amorphe. Et l'indécision de l'ensemble fait
un curieux contraste avec la sobriété précise des détails.

Les ouvrages de notre jeune contemporain trahissent, comme la toile de
l'antique Pénélope, l'effroi mystérieux de la chose finie. M. Barrès ne
défait pas la nuit la tâche du jour. Mais il met partout de l'inachevé
et de l'inachevable. Car il sait que c'est un charme, et il est fertile
en artifices. Ses deux premiers livres, _Sous l'oeil des barbares_ et _un
Homme libre_, étaient conçus dans cette manière. Par malheur, ils
étaient d'un symbolisme compliqué et difficile. Aussi ne furent-ils
goûtés que par les jeunes gens. La jeunesse a cela de beau qu'elle peut
admirer sans comprendre. En avançant dans la vie, on veut saisir
quelques rapports des choses, et c'est une grande incommodité. Le
_Jardin de Bérénice_, qui est une suite à ces deux ouvrages, et comme le
troisième panneau du triptyque, semblera bien supérieur aux autres par
la finesse du ton et la grâce du sentiment. Toutefois, j'avertis les
personnes austères qui voudraient lire ce petit livre qu'elles risquent
d'en être choquées de diverses façons. Car beaucoup de sentiments qui
passent pour respectables parmi les hommes y sont moqués avec douceur,
et M. Maurice Barrès est incomparable pour la politesse avec laquelle il
offense nos pudeurs; je le tiens un rare esprit et un habile écrivain,
mais je ne me fais pas du tout son garant auprès du chaste lecteur.

J'eus pour professeur, en mon temps, un prêtre très honnête, mais un peu
farouche, qui punissait les fautes des écoliers non pour elles-mêmes,
mais pour le degré de malice qu'il jugeait qu'on y mettait. Il était
indulgent à l'endroit des instincts et des mouvements obscurs de l'âme
et du corps, et il y avait parmi nous des brutes à qui il passait à peu
près tout. Au contraire, s'il découvrait un péché commis avec industrie
et curiosité, il se montrait impitoyable. L'élégance dans le mal, voilà
ce qu'il appelait malice et ce qu'il poursuivait rigoureusement. Si
jamais M. Maurice Barrès éprouve le besoin de se confesser, comme déjà
M. Paul Bourget le lui conseille, et qu'il tombe sur mon théologien, je
lui prédis une pénitence à faire dresser les cheveux sur la tête. Jamais
écrivain ne pécha plus tranquillement, avec plus d'élégance, plus
d'industrie et de curiosité, par plus pure malice que l'auteur du
_Jardin de Bérénice_.

Il n'a point d'instincts, point de passions. Il est tout intellectuel,
et c'est un idéaliste pervers.

Retournant un mot fameux de Théophile Gautier, il a dit de lui-même: «Je
suis un homme pour qui le monde extérieur n'existe pas.» Ce qui doit
s'entendre au sens métaphysique, et si on lui fait remarquer qu'il a
tracé çà et là de bien jolis paysages, il répondra qu'il les a vus en
lui et qu'ils marquaient les états de son âme. Il a dit encore: «La
beauté du dehors jamais ne m'émut vraiment.» Et c'est un aveu de
perversité intellectuelle. Car il y a de la malice à ne point aimer les
choses visibles et à vivre exempt de toute tendresse envers la nature,
de toute belle idolâtrie devant la splendeur du monde. M. Maurice Barrès
nous répond encore: «Il n'y a de réalité pour moi que la pensée pure.
Les âmes sont seules intéressantes.» Ce jeune dédaigneux qui a méprisé
l'instinct et le sentiment, est-il donc un spiritualiste, un mystique
exalté? Quelle philosophie ou quelle religion lui ouvre les demeures des
âmes? Ni religion ni philosophie aucune. Il ne croit ni n'espère. Il
entre dans l'empire spirituel sans appui moral. Voilà encore de la
perversité. Son jeune maître, M. Paul Bourget, qui tente de le
catéchiser un peu, lui disait naguère: «Anxieux uniquement des choses de
l'âme, vous n'acceptez pas la foi, qui seule donne une interprétation
ample et profonde aux choses de l'âme.» Et M. Paul Bourget prêche
d'exemple: il se spiritualise beaucoup en ce moment, me dit-on, au
soleil de cette blonde Sicile qui n'est plus païenne.

Cependant, il ne faut pas s'imaginer que M. Maurice Barrès erre
absolument sans règle et sans guide dans les corridors de la
psychologie. Cet homme curieux n'est pas tout à fait impie, encore qu'il
le soit beaucoup. Je disais qu'il n'a point de religion. J'avais tort.
Il en a une, la religion du MOI, le culte de la personne intime, la
contemplation de soi-même, le divin _égotisme_. Il s'admire vivre, et
c'est un bouddha littéraire et politique d'une incomparable distinction.
Il nous enseigne la sagesse mondaine et le détachement élégant des
choses. Il nous instruit à chercher en nous seuls «l'internelle
consolation» et à garder notre _moi_ comme un trésor. Et il veut que
cela passe pour de l'ascétisme, et qu'il y ait de la vertu à défendre le
_moi_ avec un soin jaloux contre les entreprises de la nature. Un
Français qui fut élevé en Allemagne et qui y resta homme d'esprit,
Chamisso, a écrit un conte d'un sens profond. On y voit qu'il est
criminel de vendre non pas seulement sa pensée, mais même son ombre. M.
Maurice Barrès est pénétré de la vérité de ce symbole: il nous avertit
qu'il faut se garder, s'appartenir, demeurer stable dans l'écoulement
des choses, se réaliser soi-même obstinément dans la diversité des
phénomènes, et, fût-on seulement une vaine ombre, ne vendre cette ombre
ni à Dieu, ni au diable, ni aux femmes.

C'est là une morale, et une morale considérable, une vieille morale.
Guillaume de Humboldt la professait et la pratiquait. Selon lui, le
principe des moeurs est que l'homme _doit_ vivre pour lui-même,
c'est-à-dire pour le développement complet de ses facultés.

Je crois avoir assez bien compris l'évangile du jeune apôtre. M. Barrès
semble nous dire: Homme, je suis le rêveur du rêve universel. Le monde
est le grain d'opium que je fume dans ma petite pipe d'argent. Tout ce
que je vous montre n'est que la fumée de mes songes. Je suis le meilleur
et le plus heureux de tous. La sagesse de mes frères d'Occident est
vraiment incertaine et courte. Ils se croient sceptiques, lorsqu'ils
sont au contraire d'une crédulité naïve. On m'appelle mademoiselle
Renan. Je suis effrayé du poids des lourdes croyances qui pèsent sur
l'âme de mon père spirituel. M. Renan, que d'ailleurs j'ai beaucoup
inventé pour ma part, est opprimé sous toutes sortes de fidélités, et de
confessions, et de professions, et de symboles. Moi, je ne crois qu'à
MOI. Cela seul m'embarrasse, que le _moi_ suppose le _non moi_, car
enfin, si le monde se reflète en moi, il faut bien que le monde ait tout
de même une espèce de vague réalité. Mais qu'il existe, c'est son
affaire et non la mienne. Je suis bien assez occupé d'entretenir la
réalité de mon _moi_, qui tente sans cesse à se dissoudre.

Il a raison, M. Maurice Barrès. Son _Moi_ a une tendance singulière à se
répandre dans l'infini. Il est exquis, ce moi, mais d'une délicatesse,
d'une subtilité, d'un vague extrêmes. Il est fait d'affaissements, de
troubles, d'hésitations et si compliqué, que c'est un héroïque travail
de le contenir. Une perpétuelle ironie le subtilise et le dévore. C'est
un moi fluide et charmant, d'une inquiétante ténuité. Ce moi pensant a
l'éclat des nébuleuses et fait songer à ces astres frêles, à ces comètes
pour lesquelles la sollicitude des astronomes redoute sans cesse quelque
terrible aventure céleste. Et ces craintes ne sont point vaines.
Plusieurs de ces astres subtils se sont perdus dans leur course
hyperbolique, d'autres ont été coupés en deux. Ils ont maintenant deux
_Moi_ qui ne peuvent se rejoindre.

Pour conjurer une semblable disgrâce, M. Maurice Barrès a recours à
divers procédés. Il ne se contente pas de concentrer son _moi_ dans
d'élégants romans psychiques tels que l'_Homme libre_ et le _Jardin de
Bérénice_. Il agit, il institue des expériences. Je ne crois pas le
fâcher en disant que sa candidature heureuse à la députation fut une de
ces expériences de scepticisme pratique, et que le député de Nancy est
un essayiste en action.

Doutons de tout, je le veux bien. Mais le doute ne change pas les
conditions de la vie.

Sceptiques et croyants, nous sommes soumis impérieusement aux mêmes
nécessités, qui sont les nécessités de l'existence. Cette nuit même, une
des premières nuits douces de l'année, en finissant de lire votre livre,
mon cher Barrès, j'ouvris ma fenêtre, je regardai les étoiles qui
tremblaient dans le ciel allégé de ses brumes d'hiver. Et le mystère de
ces brillantes inconnues me troubla une fois de plus et aussi amèrement
que jamais, car je venais de faire une lecture qui n'était pas
consolante. Et je songeai: peut-être que la vie telle que nous la voyons
et telle que nous la concevons ici-bas, la vie organique, celle des
bêtes et des hommes, n'est qu'un accident tout à fait particulier à ce
petit monde insignifiant que nous appelons la terre. Peut-être que cette
infime planète s'est gâtée, pourrie, et que tout ce que nous y voyons et
nous-mêmes n'est que l'effet de la maladie qui a corrompu ce mauvais
fruit. Le sens de l'univers nous échappe totalement; nous sommes
peut-être des bacilles et des vibrions en horreur à l'ordre universel.
Peut-être... Mais, comme dit Martin, qui était un sage, cultivons notre
jardin. Il ne s'agit point d'expérimenter la vie. Il faut la vivre.
Ayons le coeur simple et soyons des hommes de bonne volonté. Et la paix
divine sera sur nous.

M. Maurice Barrès a plus d'une fois fait froncer le sourcil aux
personnes graves. Mais il a exercé sur beaucoup de jeunes gens une sorte
de fascination. Il ne faut pas s'en étonner. Cet esprit si troublé, si
malade, si perverti et gâté, comme nous l'avons dit, par ce que les
théologiens appellent la malice, n'est certes ni sans grâce ni sans
richesse. Il a présenté artistement une réelle détresse morale. Et cela
lui a gagné des sympathies dans la jeunesse, cela lui a valu une sorte
d'admiration tendre et mouillée. Un poète de son âge qui a écrit un bien
joli livre de critique, M. Le Goffic, constate cette influence profonde
de M. Maurice Barrès et il l'explique en bons termes. «C'est qu'en
effet, dit-il, ces livres maladifs d'art et de passion mettent dans le
jour le plus vif les habitudes morales d'une jeunesse d'extrême
civilisation, clairsemée dans la foule assurément, mais qui, si l'on en
réunissait les membres épars, apparaîtrait plus compacte qu'on ne
croit.»

Et puis enfin (aucun lettré ne s'y trompera) M. Maurice Barrès possède
l'arme dangereuse et pénétrante: le style. Sa langue souple, à la fois
précise et fuyante, a des ressources merveilleuses. Tel paysage du
_Jardin de Bérénice_, d'un trait rapide et d'une perspective infinie,
est inoubliable.



THÉODORE DE BANVILLE


Il était charmant! Nous ne le rencontrerons plus, les jours d'été, sous
les platanes du Luxembourg, qui lui parlaient de sa jeunesse chevelue;
nous ne le verrons plus pâle, glabre, l'oeil agile et noir, marchant à
pas menus au soleil, roulant sa cigarette et vous disant bonjour avec
des petits mouvements courts et si gentils qu'on ne croyait pas tout à
fait que ce fussent des mouvements humains et que ceux qui aiment les
marionnettes y trouvaient quelque chose de la grâce qu'on rêverait à
d'idéales figurines de la comédie italienne; nous ne le verrons plus se
coulant sans bruit, discret et tranquille, et pourtant laissant deviner
dans toute sa personne je ne sais quoi de rare et d'exquis, de
chimérique aussi, qui faisait de ce vieux monsieur un personnage de
fantaisie, échappé d'une fête à Venise, au temps de Tiepolo.

Nous ne l'entendrons plus conter des histoires avec l'esprit le plus fin
et le plus vif, parlant, les dents un peu serrées, d'une voix qui
montait à la fin des phrases et amusait étrangement l'oreille. Nous ne
l'entendrons plus nous dire avec une gaieté étincelante et délicate des
aventures anciennes de lettres, d'amour et de théâtre et rappeler en
longs propos, pleins de lyriques hyperboles, les funambules et Pierrot
qu'il aimait plus que tout au monde. Les jeunes poètes n'iront plus,
dans ce beau jardin de la rue de l'Éperon où fleurissaient en tout temps
les camélias bleus, saluer le vieux maître si poli, dont l'âme était
fleurie comme son jardin. Il était charmant et c'est le plus chantant
des poètes de son âge.

On a remarqué que le mot qu'il employait le plus souvent et qui trahit
par conséquent son état d'esprit habituel est le mot _lyre_. C'est qu'il
fut beaucoup lyrique en effet. Il s'est rendu témoignage à lui-même
quand il a dit, dans l'_envoi_ d'une ballade:

     Prince, voilà tous mes secrets,
     Je ne m'entends qu'à la métrique.
     Fils du Dieu qui lance les traits,
     Je suis un poète lyrique.

Baudelaire qui fut son contemporain et son ami a très bien dit que les
poésies de l'auteur des _Cariatides_ et des _Stalactites_ témoignent de
«cette intensité de vie où l'âme chante, où elle est contrainte de
chanter, comme l'arbre, l'oiseau et la mer». État d'âme merveilleux et
rare dans lequel, par un singulier privilège, M. de Banville demeura
sans effort durant un demi-siècle. Dieu, dans sa bonté, l'avait fait
naître avec une âme de rossignol. On nous dit qu'à la Font-Georges, près
de Moulins, où s'écoula son enfance, quand il était fatigué de jouer, il
accompagnait sur un violon rouge le ramage des oiseaux. Il grandit,
heureux, sous l'oeil d'une soeur aînée, dans cet Éden dont il a rappelé
depuis le souvenir en strophes renouvelées des poètes de la Renaissance.

     Ô champs pleins de silence,
     Où mon heureuse enfance
     Avait des jours encor
         Tout filés d'or!

     Ô ma vieille Font-Georges,
     Vers qui les rouges-gorges
     Et le doux rossignol
         Prenaient leur vol!

     Maison blanche où la vigne
     Tordait en longue ligne
     Son feuillage qui boit
         Les pleurs du toit!

Mais ce qui est merveilleux c'est que le violon rouge de la
Font-Georges, Théodore de Banville en ait joué jusqu'à son dernier
soupir. Pendant près de cinquante ans, le poète nous a fait entendre le
violon écarlate, à l'âme sonore, qui ne sait de la vie que la joie. Le
plus habile critique du symbolisme a dit excellemment du chanteur qui
vient de mourir: «Poète il a la joie, la joie des idées, la joie de la
couleur et des sons, la joie suprême des rimes et de l'ode.» Et l'on
peut ajouter à une telle louange, décernée par M. Charles Morice, que
jamais la réflexion n'a troublé cette joie d'enfant et d'oiseau
chanteur.

Théodore de Banville est peut-être de tous les poètes celui qui a le
moins songé à la nature des choses et à la condition des êtres. Fait
d'une ignorance absolue des lois universelles, son optimisme était
inaltérable et parfait. Pas un moment le goût amer de la vie et de la
mort ne monta aux lèvres de ce gentil assembleur de paroles.

Sans doute il aima, il chercha, il trouva le beau. Mais le beau ne
résultait pas pour lui de la structure intime des êtres et de l'harmonie
des idées, c'était à son sens un voile ingénieux à jeter sur la réalité,
une housse, une nappe brillante pour couvrir le lit et la table de
Cybèle. Sa jolie infirmité fut de toujours nuer, nacrer, iriser
l'univers et de porter sur la nature un regard féerique qui l'inondait
d'azur et de rose tendre. Il faut croire qu'un jour du temps jadis, dans
un parc cher aux amants, un petit Cupidon, blotti sous un myrte où se
becquetaient des colombes, avait frotté du bout de son aile les lunettes
dont la Providence devait chausser ensuite le nez de M. de Banville; car
sans cela M. de Banville n'aurait pas vu en ce monde seulement des
choses agréables; certains spectacles lui auraient donné l'idée du mal
et de la souffrance qu'il ignora toujours; sans ces lunettes galantes,
M. de Banville n'aurait pas vu l'oeuvre formidable des sept jours sous
l'aspect gracieux qu'il lui découvre sans cesse; il ne l'aurait pas vue
brillante et légère comme le ballet d'Armide. Si, dans son ciel
biblique, l'antique Iaveh prend jamais la fantaisie de lire les vers
descriptifs de M. de Banville, il ne reconnaîtra pas, sous tant
d'ornements, sa rude création, nourrie de sang et de larmes. Il fermera
le livre à la dixième page et s'écriera: «Par Lucifer! je n'ai pas créé
la terre si aimable. Ce poète, qui chante mieux que mes séraphins,
exagère visiblement l'élégance de mes ouvrages.» Je vous ai parlé
souvent de mon professeur de rhétorique, et c'est un ridicule où je
tombe généralement après quelque songerie un peu prolongée. Il faut que
j'aie rêvé en écrivant ces notes nécrologiques. Car voici que je me
rappelle avec exactitude que mon professeur de rhétorique, homme
instruit et fort sensé, nous lut un jour en classe un endroit du _Génie
du Christianisme_ dans lequel Chateaubriand dit qu'il vit trois oeufs
bleus dans un nid de merle. Mon professeur s'arrêta au milieu de sa
lecture pour nous demander, avec cette bonne foi qui faisait le fond de
son caractère, si les oeufs de merle nous paraissaient bleus.

--À mes yeux, ajouta-t-il, ils sont gris.

Il resta pensif un moment, répéta plusieurs fois:

--Ils sont gris, ils sont gris!...

Puis il reprit avec un soupir:

--Chateaubriand était bien heureux de les voir bleus!

Mon professeur avait raison: les poètes sont heureux; ils vivent dans un
univers enchanté; ils voient tout en bleu et en rose. Autant et plus
qu'un autre, M. de Banville eut ce bonheur-là.

En ce monde, où s'agitent tant de formes lamentables ou vulgaires, M.
Théodore de Banville distingua surtout des dieux et des déesses. Les
Vénus qu'il sut voir ont des chevelures «aux fines lueurs d'or, et leurs
beaux seins aigus montrent des veines d'un pâle azur».

Ce ne sont point des Grecques. La Vénus des Hellènes est trop pâle. Et
puis elle a le tort d'être géomètre et métaphysicienne. La pensée roule
dans sa belle tête avec l'exactitude d'un astre lumineux parcourant son
zodiaque. Elle médite sur la force qui crée les mondes et en maintient
l'harmonie. Les Vénus de M. de Banville sont vénitiennes. Elles ne
savent pas un mot de mythologie. Ce sont de ces figures dont les
peintres disent qu'elles plafonnent.

L'olympe du poète est un Olympe de salle de fêtes. En habit de carnaval
héroïque, les dames et les cavaliers vont par couples et dansent avec
grâce sous la coupole peinte, au son d'une molle musique. Et c'est là le
monde poétique de M. Théodore de Banville.

Rien n'y parle au coeur; rien n'y trouble l'âme. Aucune amertume n'y
corrompt la douceur qu'on y boit par les yeux et par les oreilles.
Parfois la fête se donne dans la Cythère de Watteau, parfois à la
Closerie des lilas, et il y vient des funambules et des danseuses de
corde; parfois même elle se donne dans la baraque de la foire. C'est là
qu'après mille tours merveilleux

     Enfin, de son vil échafaud
     Le clown sauta si haut, si haut,
     Qu'il creva le plafond de toile,
     Au son du cor et du tambour,
     Et le coeur dévoré d'amour,
     Alla rouler dans les étoiles.

Théodore de Banville, qui plaçait ainsi un clown dans le ciel comme une
constellation nouvelle, à côté d'Andromède et de Persée, estimait en ces
virtuoses de la dislocation des qualités de souplesse et de fantaisie
qu'il possédait lui-même au plus haut degré, comme poète funambule. Car
ce lyrique fut en poésie, quand il lui plut, un clown sans égal. Notre
vieux Scarron n'est, à côté de lui, qu'un grossier matassin. Que
Théodore de Banville ait inventé le comique particulier du rythme et de
la rime, on l'a nié, et sans doute avec raison. D'ailleurs, personne
n'invente jamais rien. Mais que ce rare poète ait si heureusement et si
abondamment pratiqué cet art de bouffonnerie lyrique, c'est ce qu'on ne
saurait contester. Et la vérité est que cette manière oubliée qui, dans
notre vieille littérature s'appelait le burlesque, il l'a renouvelée,
transformée, embellie, faite sienne de toutes les manières, si bien
qu'on peut dire qu'il a créé un genre. Les _Odes funambulesques_ et les
_Occidentales_ sont peut-être ce qu'il y a de plus original dans l'oeuvre
de Théodore de Banville. Qui ne connaît parmi les lettrés, qui n'essaye
encore de goûter cette satire innocente, aimable, riante qui prête de la
grâce à la caricature et du style à la frivolité, cette folie qui garde
après vingt et trente ans un air de jeunesse, cette muse qui est bien
encore un peu celle des choeurs d'Aristophane et qui, tout en s'amusant à
des espiègleries d'écolière déploie des ailes de Victoire?

Quand Théodore de Banville n'est pas le poète funambule, il est le poète
virtuose par excellence. On a dit justement qu'il fut le dernier des
romantiques et le premier des parnassiens. Il prit le vers de Hugo,
l'assouplit, le rompit encore, l'étira à l'excès et y alluma des rimes
éclatantes.

Dans la seconde partie de sa vie et de son oeuvre, M. de Banville s'est
attaché à restaurer les vieux poèmes à forme fixe, rondeau, ballade,
chant royal, lai et virelai. Il a déployé dans ces restitutions une
adresse peu commune et toute l'habileté de main d'un Viollet-le-Duc
poétique. Rien n'empêcherait de philosopher longtemps sur les tentatives
de ce genre. Ce n'est peut-être qu'un amusement. Mais on ne peut nier
qu'il soit délicat.

Il a exposé ses théories poétiques dans un petit manuel de poésie qu'on
lit avec agrément, mais qui ne témoigne pas de beaucoup de savoir ni de
réflexion. C'est de la métaphysique de rossignol. Au demeurant, la
théorie du vers français est obscure et difficile et ce n'est peut-être
pas affaire aux poètes à la constituer.

Il ne serait pas permis, même dans ces notes nécrologiques, d'oublier
que M. de Banville a donné au théâtre des pièces qui ont été applaudies.
_Gringoire_ est resté au répertoire de la Comédie-Française.

Il importe de dire aussi que M. de Banville a écrit des contes en prose
et même tout récemment un petit roman _Marcelle Rabe_. Je trouve à
propos dans un élégant recueil de critique, qui vient de paraître,
_Profils et Portraits_, quelques remarques fort justes sur ces _Contes
héroïques_ et _féeriques_, de Théodore de Banville. «Dans ces contes,
dit M. Marcel Fouquier, il arrive que la pensée soit trop bien mise,
avec une élégance un peu tapageuse. Le clinquant des broderies ou la
richesse de l'étoffe, fait qu'on ne distingue plus la trame fine et
forte du récit. Mais cette trame existe quand même, et la psychologie de
ces contes, quand ils ne sont pas seulement de modernes contes de fées,
est parfois d'un dramatique curieux ou d'un intérêt nuancé.» J'ajouterai
que cette psychologie en est parfois étrangement déraisonnable. Mais ce
n'est point un reproche à la mémoire de Théodore de Banville qui fut une
si belle créature de Dieu, qu'il n'avait pas besoin d'avoir raison pour
être aimable. Il est mort jeune à soixante-huit ans: c'était un poète.
Que sa tombe soit blanche et riante, qu'on y sculpte une lyre et qu'on y
plante un jeune laurier!



M. GASTON BOISSIER

L'ÉGLISE ET LES LETTRES AU IVe SIÈCLE[24]


Après avoir étudié, dans une suite d'ouvrages justement estimés, le
monde romain depuis César et Cicéron jusqu'à Marc-Aurèle et Fronton[25],
M. Gaston Boissier a été amené naturellement à considérer le mouvement
des esprits dans la période agitée qui va de Constantin à la chute de
l'empire. C'est le sujet de son nouveau livre, la _Fin du paganisme_,
qui ne le cède aux précédents ni pour l'intérêt des questions qui y sont
traitées, ni pour le bon sens ingénieux des idées, ni pour l'agréable
facilité du style, et qui offre au grand public des lettrés et des
curieux beaucoup de parties nouvelles. Prenant l'Église chrétienne à son
triomphe, c'est-à-dire au point à peu près où M. Renan l'avait laissée
dans le septième et dernier tome des _Origines_, M. Gaston Boissier la
suit dans ses rapports avec le vieil empire auquel elle s'est enfin
imposée, dans sa lutte avec le paganisme qui périt non sans majesté, et
surtout dans l'accommodation, qui s'opéra alors, des idées anciennes au
culte nouveau. Il a laissé volontairement dans l'ombre les événements
politiques, renvoyant, pour la suite des faits, aux histoires de M. le
duc de Broglie et de M. Victor Duruy; par contre, il s'est attaché à
montrer les relations de l'Église et de l'École, à marquer, si je puis
dire, la latinisation des galiléens. Pour mener à bien cette enquête
importante et, dans son ensemble, nouvelle, il a interrogé surtout les
écrivains qui pouvaient le mieux le renseigner, poètes chrétiens ou
païens, philosophes, polémistes, apologistes, et demandé selon son
expression, à la littérature des leçons d'histoire. Il l'a fait avec une
adroite curiosité. Chez lui l'humaniste précède l'historien et apporte
avec bonheur à l'histoire la contribution des lettres. C'est par
l'examen des livres qu'il pénètre dans le vif des moeurs, des idées et
des sentiments. Il excelle à tirer des écrits qu'il analyse le secret
des âmes. Faire ainsi sortir la vie de ces pages qui semblaient mortes,
c'est charmant cela! Et si ensuite on s'aperçoit que ces fines analyses
ne sont pas reliées entre elles par des liens très solides, si l'on sent
parfois le manque de suite et de continuité, si l'on reconnaît à la
longue qu'on ne voyage pas sur un large continent, mais que plutôt on
saute d'île en île, il faudra reconnaître encore que M. Gaston Boissier
a si bien jeté ses cyclades, les a semées avec tant de raison et de
goût, que le voyage n'en est ni moins instructif ni moins agréable.
Voilà une louange que tout le monde lui donnera. Il en mérite une autre
encore plus grande et plus haute. Il est tolérant et modéré; mais c'est
ce dont les modérés et les tolérants sauront seuls le féliciter. Pour ma
part, je goûte infiniment la bienveillante fermeté de son esprit. Il
n'est en histoire, ni païen ni chrétien, et n'a d'autre parti que celui
de la sagesse et de la modération. Sans lui donner toujours raison, je
le trouve toujours raisonnable, et la grande marque qu'il est un
historien honnête homme, c'est qu'on s'en veut presque à soi-même de
n'être pas toujours de son avis. Je ne puis m'empêcher pourtant de
trouver qu'il est trop indulgent pour Constantin, bien qu'il le soit
moins que M. le duc de Broglie. Au contraire, il m'a semblé dur pour
Julien. C'est un sujet sur lequel je ne puis trop m'étendre.

J'y reviendrai, car il me tient au coeur. Il y a aussi les manichéens
pour lesquels M. Boissier montre, en passant, un mépris excessif, sans
doute parce qu'ils soutenaient çà et là quelques absurdités trop
sensibles. Il ne considère pas assez qu'ils étaient théologiens. Il
s'étonne que saint Augustin ait pu être manichéen, comme s'il n'y avait
pas dans le manichéisme de quoi séduire un rhéteur africain d'un esprit
barbare et subtil, jamais plus heureux que quand il lui fallait
raisonner en dépit de toute raison, au reste le plus fier génie de son
temps et l'une des plus grandes âmes de toute l'humanité. Mais laissons
les manichéens qui n'ont guère affaire ici. Si M. Gaston Boissier use de
ménagements à l'endroit de Constantin, on voit bien pourtant que
Constantin n'est pas un prince selon son coeur; on voit bien qu'il
n'approuve pas les mesures violentes qui ont suivi l'édit de Milan.
L'empereur dont la politique a toutes ses préférences c'est Valentinien
Ier qui assura la paix religieuse à l'empire. Valentinien était un
chrétien zélé, un homme ignorant et dur, qui vivait, dit-on, dans la
compagnie de deux ourses domestiques. Mais il ne persécuta point ses
sujets pour leur foi, hors peut-être les ariens. La paix qu'imposa la
sagesse de ce prince dura dix-huit années, pendant lesquelles chrétiens
et païens avaient également accès aux grands emplois. Collègues dans les
mêmes magistratures, associés aux mêmes affaires, assis dans les mêmes
conseils, ils apprenaient à se souffrir les uns les autres et ils
oubliaient leurs querelles religieuses. La tolérance avait très vite
ramené la concorde. Cette trêve de Valentinien a inspiré à M. Gaston
Boissier des réflexions excellentes qu'il faut citer tout entières.

     Le conseil de Valentinien devait ressembler à celui de beaucoup de
     princes de nos jours. On y voyait siéger ensemble des personnes de
     religion différente, occupant des magistratures semblables,
     associées aux mêmes affaires. Nous regardons comme une grande
     victoire du bon sens, qui a coûté des siècles de combats, qu'on ait
     fini par ne plus demander compte à ceux qu'on admet aux emplois
     publics du culte qu'ils professent et par croire qu'ils peuvent
     être séparés sur tout le reste, pourvu qu'ils soient unis par le
     désir d'être utiles à leur pays. Les Romains du IVe siècle y
     étaient arrivés du premier coup. La nécessité leur avait fait
     trouver une sorte de terrain commun sur lequel les gens de tous les
     partis pouvaient se réunir: c'était le service de l'État, auquel
     les païens résolus, comme Symmaque ou Ricomer, et des chrétiens
     pieux, comme Probus ou Mallius Theodorus, consacraient leur vie
     avec un dévouement, une fidélité qui ne se sont jamais démentis.

     Au fond, ces grands personnages ne s'aimaient guère; mais
     l'habitude de se fréquenter, d'être assis dans les mêmes conseils,
     de travailler à la même oeuvre, avait amené entre eux une sorte
     d'accord et de tolérance réciproque dont l'empire aurait tiré un
     grand profit, s'il avait su s'en servir. On a cru longtemps qu'un
     pays ne peut subsister dans sa force et dans son unité que si tous
     les citoyens partagent les mêmes croyances. On pense aujourd'hui
     que, même divisés entre des religions différentes, ils peuvent
     s'entendre et s'unir quand il s'agit du bien commun et que la
     diversité des cultes n'est pas une cause nécessaire
     d'affaiblissement pour le sentiment national. C'est la condition de
     la plupart des États modernes; elle ne nuit pas à leur prospérité
     et il n'y avait pas de raison pour que l'empire romain s'en trouvât
     plus mal qu'eux.

L'esprit de tolérance dont témoigne cette page anime tout le livre. Mais
M. Gaston Boissier est visiblement satisfait quand cet esprit l'incline
du côté des chrétiens. Car, tout cicéronien qu'il est, il les aime et
c'est peut-être eux qu'en secret il préfère, à condition toutefois
qu'ils ne manquent pas trop de grammaire et de prosodie.

Les grands évêques patriciens et lettrés du IVe siècle, à qui ne faisait
défaut ni la politesse ni la politique, lui plaisent entre tous, et il
en fait d'excellents portraits. S'étant avisé que l'un deux, saint
Ambroise, soutint un jour, d'aventure, la liberté de conscience, il ne
manque pas de mettre cette attitude en relief, d'une manière d'ailleurs
assez piquante. C'était dans la fameuse polémique avec Symmaque au sujet
de cette statue de la Victoire que l'empereur avait fait enlever du
Sénat. Les sénateurs païens qui avaient coutume de brûler de l'encens
sur un autel placé devant la déesse, demandaient le rétablissement de la
statue. Ils étaient nombreux et même ils formaient parfois la majorité.

Saint Ambroise, très honnête homme mais un peu iconoclaste à mon sens,
déclarait au contraire que, si l'idole avait été enlevée, c'était au nom
de la liberté des croyances que le pouvoir avait pris cette mesure
équitable. «Était-il juste en effet, disait-il, que les sénateurs
chrétiens fussent forcés d'assister à des cérémonies dont ils avaient
horreur? Pourquoi voulait-on à toute force les en rendre témoins, si ce
n'était pour les en faire complices?»

Et, après avoir cité ces paroles, notre historien prend plaisir à
montrer que l'évêque de Milan invoque là une raison qui a été beaucoup
reprise de nos jours par nos libres penseurs qui ne souffrent point
d'emblèmes religieux en dehors des églises, sous prétexte qu'ils sont
une injure pour ceux qui professent d'autres croyances ou même qui n'en
professent aucune. Et il met ainsi saint Ambroise un peu malicieusement
du côté des défenseurs les plus modernes et les plus impétueux de la
liberté de conscience.

On voit, par ces exemples, que M. Gaston Boissier ne craint pas ces
rapprochements du présent et du passé qui abondent dans les livres
historiques de M. Ernest Renan et qui sont permis même aux archéologues
les plus sévères, car on en retrouve plusieurs jusque dans le
_Mithridate_ de M. Théodore Reinach.

Nous avons indiqué l'esprit du livre. Il est temps d'en préciser le
sujet principal, qui est, autant qu'on peut l'énoncer en si peu de mots,
l'appropriation de la culture antique et païenne aux besoins de la
chrétienté triomphante. Les premières générations chrétiennes n'avaient
de culture d'aucune sorte. La foi au Crucifié s'était répandue d'abord
parmi les humbles et les simples, parmi de très petites gens que
dédaignait une société vieille et fière. Ces ignorants possédaient, il
est vrai, de petits livres exquis. Les évangiles canoniques ont une
saveur délicieuse dont nous sommes très friands aujourd'hui, mais qui
eût soulevé le coeur d'un Pline ou d'un Sénèque. L'aristocratie du monde
romain formée à l'École, experte en rhétorique, nourrie des
chefs-d'oeuvre de l'antiquité, n'aurait pas entendu sans dégoût le
langage barbare et bas d'un Luc ou d'un Matthieu. Cela nous paraît bien
étrange. Pourtant, si nous recherchions depuis combien de temps on a
reconnu le mérite littéraire des Évangiles, il nous arriverait peut-être
de découvrir que c'est depuis quatre-vingt-dix ans environ. Au moyen
âge, on ne prenait pas garde à cette sorte de mérite. Et l'on aurait
bien surpris un homme pieux du XVIIe siècle ou du XVIIIe, si on lui
avait dit que ces livres sacrés étaient aussi des monuments littéraires
de quelque valeur. Le beau monde méprisait ces pauvres gens qui
goûtaient en secret le rafraîchissement du Christ et attendaient le
règne de Dieu sur la terre. «Il y a, disait Celse, une nouvelle race
d'hommes, nés d'hier, sans patrie ni traditions antiques, ligués contre
toutes les institutions civiles et religieuses, poursuivis par la
justice, généralement notés d'infamie et se faisant gloire de
l'exécration commune: ce sont les chrétiens.» Des malheureux ainsi
traités ne pouvaient pas beaucoup souffrir de l'humilité de leur
littérature. Mais quand le christianisme eut pénétré dans les hautes
classes de la société et fait des prosélytes parmi les avocats et les
rhéteurs, ceux qui le dirigeaient se trouvèrent dans un grand embarras.
Le nouveau culte n'avait point d'écoles et il n'en pouvait avoir.
Comment instruire la jeunesse chrétienne? L'envoyer aux écoles des
païens? On y commentait des livres tout pleins de l'histoire abominable
des dieux. Mais laisser les fils des riches familles chrétiennes dans
l'ignorance des lettres profanes, c'était les abaisser au niveau de la
plèbe, leur ôter l'espoir de parvenir aux dignités, les abattre du rang
où les plaçait leur naissance et remettre ainsi aux païens l'avantage
des emplois et du pouvoir. Une telle conduite eût été insensée. Aucun
docteur, pas même Tertullien, ne conseilla de la tenir. Les petits
chrétiens riches allèrent à l'école, et ils y apprirent, sous la férule
du maître, à côté des petits païens, les mensonges des poètes. On
imagine difficilement ce qu'était alors l'école, et l'importance que la
belle société romaine attachait à la grammaire, à la rhétorique et à la
poésie. Ces Romains de la décadence, qui étaient en réalité beaucoup
plus polis, plus honnêtes, plus candides, plus vertueux que nous ne
croyons, gardaient avec une sorte de piété le trésor intellectuel qu'ils
ne pouvaient plus accroître. Ils étaient très littéraires et croyaient
de bonne foi qu'il n'y a pas d'occupation plus digne d'un honnête homme
que de faire de longues phrases ou de petits vers. Au IVe siècle, le
beau style et la rhétorique menaient à tout, même à l'empire. On n'y
pouvait résister quand on était honnête homme, et précisément les
chrétiens étaient devenus honnêtes gens. «L'Église, toute-puissante (je
cite M. Boissier), ne fit aucune tentative pour créer une éducation
nouvelle qui fût entièrement conforme à ses doctrines.»

Sortis des écoles païennes, les chrétiens n'eurent point une façon
particulière d'écrire, et, hors le cas où ils affectaient un langage
populaire pour être entendus des ignorants, ils continuèrent comme les
païens la vieille littérature de Rome. Ils imitèrent Cicéron dans leurs
dialogues et Virgile dans leurs poèmes. Au IIIe siècle, il est vrai, un
chrétien, peut-être un évêque, le poète Commodien, avait composé des
ouvrages populaires en vers où le rythme remplaçait la mesure et qui ne
devaient rien à l'école. Mais il ne fut pas suivi et la poésie
chrétienne se coula dans le moule antique, comme M. Boissier le montre
par l'exemple de saint Paulin de Nole et de Prudence.

On peut dire que l'Église triomphante fut vaincue par l'École. Cette
victoire des lettres et du génie antique eut des conséquences
incalculables. Elle sauva une part précieuse des richesses de l'esprit
humain. Elle n'empêcha pas la barbarie et la longue rudesse des sociétés
nouvelles. Mais, en conservant la tradition, elle assura la revanche des
Muses pour le jour où l'antique Apollon devait l'emporter, une fois
encore, sur le Galiléen dans l'Italie, à Rome et jusque dans le palais
du pape, converti lui-même au paganisme des arts. Elle rendit possibles
la Renaissance italienne et la Renaissance française, et les
chefs-d'oeuvre de ce siècle classique où un évêque conta les aventures du
fils d'Ulysse.

Qu'est-ce donc que cette beauté antique que rien n'a pu vaincre et qui
n'est qu'endormie quand on la croit morte? On raconte qu'à Rome, le 18
avril 1485, des ouvriers lombards, qui creusaient la terre sur la voie
Appienne, découvrirent un tombeau de marbre blanc. Le couvercle étant
soulevé, on trouva une jeune vierge qui, par l'effet des aromates ou par
un prodige de la magie antique reposait toute fraîche dans cette couche
fidèle. Ses joues étaient roses et souriaient, sa chevelure coulait à
longs flots sur sa blanche poitrine. Le peuple, ému d'enthousiasme et
d'amour, porta la vierge dans son lit de marbre au Capitole où la ville
entière vint la contempler longuement en silence, car, dit le
chroniqueur, sa beauté était plus grande mille fois que celle des femmes
de nos temps. Enfin, Rome fut si fort agitée à la vue de cette vierge,
dont la forme divine triomphait de la mort, que le pape en prit de
l'inquiétude; et, craignant qu'un culte païen et impie ne vînt à naître
aux pieds de la belle exhumée, il la fit dérober nuitamment et ensevelir
en secret. Mais ce n'était pas en vain que les hommes avaient un moment
contemplé son visage.

Elle était la beauté antique: pour l'avoir seulement entrevue, le monde
se mit à refleurir. Et aussitôt commença la renaissance des lettres et
des arts. M. Gaston Boissier, qui est avant tout un humaniste, me
pardonnera si ce beau symbole a passé dans mon esprit encore tout occupé
de la _Fin du paganisme_.



L'EMPEREUR JULIEN[26]


Nous avons, la dernière fois, considéré dans son ensemble le livre de M.
Gaston Boissier. Je voudrais aujourd'hui rouvrir cet excellent ouvrage
et m'arrêter un peu sur les pages consacrées par l'historien humaniste à
l'oeuvre politique et religieuse de l'empereur Julien. Julien est un
homme vraiment extraordinaire. Il était tout enfant quand mourut
Constantin, son oncle; échappé seul avec Gallus, son frère, au massacre
de toute sa famille, il grandit dans la triste et molle prison de
Césarée, où le retenait Constance qui ne pouvait se résoudre ni à le
laisser vivre ni à le faire périr. Cette existence de prince oriental
aurait dû le rendre imbécile et cruel. Gallus n'y résista pas: il en fut
abêti. Julien en sortit intelligent et bon, actif et chaste comme s'il
avait été nourri parmi des stoïciens. Rien de plus capricieux que le
despotisme. Constance permit à Julien, parvenu à l'âge d'homme,
d'étudier à Athènes et à Constantinople. Mais la vie du jeune prince
était sans cesse menacée: il devait s'attendre à tout moment à recevoir
la mort ou la pourpre. C'est la pourpre qu'il reçut. Il la dut à
l'impératrice, la belle et sage Eusébie, qui l'aimait. Elle sut obtenir
pour lui du faible Constance le titre de César et le gouvernement des
Gaules. La nature du sentiment qui unissait Eusébie et Julien n'est
guère douteuse. Mais de tous les hommes qui durent leur fortune à
l'amour, Julien est peut-être celui qui prit le moins de soin de plaire
aux femmes. Il fallait qu'Eusébie eût des goûts assez rares dans son
sexe pour s'attacher à un jeune homme si austère. Julien, petit et
trapu, n'était pas beau, et il affectait, par sa négligence volontaire,
de rendre sa personne plus disgracieuse qu'elle n'était naturellement.
Il portait une barbe de bouc où le peigne ne passait jamais. Sa
faiblesse était de croire qu'une barbe est philosophique quand elle est
sale. Il négligeait de se faire tailler les cheveux. Il avait les ongles
noirs et les mains tachées d'encre, et il s'en vantait. Son affectation,
après tout innocente, était de paraître rude, gauche et rustique. Il se
comparait lui-même complaisamment au bourru de la comédie. Comme sa
famille était originaire de Mésie, il aimait à dire qu'il était un
sauvage, un vrai paysan de l'Ister. Tel qu'il était, Eusébie l'aima.
C'est à elle qu'il dut la vie et le pouvoir. Et quand il partit pour les
Gaules, elle lui fit un présent dont il fut plus satisfait que de la
pourpre. Elle lui donna des livres, toute une vaste bibliothèque de
poètes et de philosophes. Julien lui en fut reconnaissant et lorsqu'il
composa le panégyrique de l'impératrice, il n'eût garde d'oublier une
libéralité qui lui avait été si douce. «Eusébie, dit-il, me donna une
telle quantité de livres que j'eus de quoi satisfaire pleinement mon
désir, quelque insatiable que fût mon avidité pour ce commerce de
l'esprit, et qu'ainsi, la Gaule et la Germanie devinrent pour moi un
musée de lettres helléniques. Sans cesse attaché à ce trésor, je ne
saurais oublier la main qui me l'a donné. Quand je suis en expédition,
un de ces livres ne manque point de me suivre comme partie de mon bagage
militaire.»

Ce jeune César, bibliothécaire et philosophe, qui n'avait quitté qu'à
regret le manteau court des Athéniens, faisait d'abord un plaisant
soldat. Marchant courbé, les yeux à terre comme un écolier, il avait
grand'peine à marquer le pas sur l'air de la pyrrhique, et tandis que,
ceint de la cuirasse, il s'exerçait au métier militaire, il murmurait
entre les dents: «Voilà qui me va comme une selle à un boeuf!» Et, par
intervalles, il soupirait: «Ô Platon!» Enfin, c'était, comme le dit le
bon Ammien Marcellin, un jeune élève des Muses, nourri, nouvel Erechtée,
dans le giron de Minerve, sous les pacifiques ombrages de l'Académie.
Mais il avait l'âme ingénieuse et forte; après quelques semaines, il
devint un dur soldat, un capitaine habile. Ses campagnes de Germanie
sont dignes d'un Trajan. En quatre années, Julien passa trois fois le
Rhin, délivra vingt mille prisonniers romains, réduisit quarante villes
fortes et se rendit maître de tout le pays. Cependant il restait
l'écolier d'Athènes, le disciple des philosophes. Il allait de ville en
ville montrant aux barbares sa douceur et sa simplicité. Dans sa chère
Lutèce, où il avait établi ses quartiers, il menait cette vie de
méditations et d'austérités qui, selon ses maîtres néoplatoniciens, est
la vie excellente. Il jeûnait et priait pour être digne d'avoir commerce
avec les dieux, et, en effet, il eut des visions qu'Ammien Marcellin a
rapportées. C'est là, dans le palais des Thermes, dont les ruines
entendent aujourd'hui, chaque soir, les chansons des étudiants, que
Julien fut proclamé Auguste par ses soldats. À défaut de couronne mieux
appropriée, ils offrirent à Julien un diadème de femme, qu'il repoussa
avec le doux mépris d'un philosophe. On lui tendit ensuite un frontail
de cheval, dont il ne voulut pas non plus. Les soldats étaient fort
embarrassés, quand un hastiaire, détachant son collier de porte-dragon,
le mit sur la tête du nouvel Auguste.

La mort de Constance étant survenue à propos pour éviter la guerre
civile, Julien, reconnu par tout l'empire, n'eut pas à combattre
l'Auguste, mais à l'ensevelir.

On raconte qu'un jour, dans une ville dont j'ai oublié le nom, tandis
que Julien, nouvellement revêtu de la pourpre, traversait les rues au
milieu des acclamations du peuple, une vieille femme aveugle, levant le
bras vers le jeune César, s'était écriée d'une voix prophétique: «Voilà
celui qui rétablira les temples des dieux!» Alors Julien était chrétien
comme son père. Par les ordres de Constance, il avait été formé dès
l'enfance à la piété galiléenne; même il avait reçu les ordres mineurs
et lu l'Évangile au peuple, dans l'église de Césarée. Pourtant, cette
femme avait raison, et quelque pieux ennemi des chrétiens, Libanius ou
Maxime d'Éphèse, pouvait la proclamer inspirée du ciel, ou croire que
Minerve elle-même, comme au temps d'Homère, avait pris le visage d'une
mortelle pour encourager son ami à la sagesse. Julien, élevé à l'empire,
devait accomplir dans son illustre règne de quelques mois ce qu'avait
annoncé la vieille aveugle. Il n'avait jamais été galiléen que par force
et, tout jeune, il détestait le christianisme comme la religion de ses
oppresseurs et des meurtriers de toute sa famille. Tandis qu'il
fréquentait à Nicomédie les tombeaux des martyrs, il méditait sur les
mystères de la bonne déesse et sur la divinité du Soleil. Chrétien en
apparence, il était helléniste dans son coeur. «C'était, dit Libanius, au
contraire de la fable, le lion qui prenait la peau de l'âne.» Et
Libanius dit encore que Julien, devenu Auguste, brisa comme un lion
furieux tous les liens qui l'attachaient au christianisme.

Il n'est pas possible de faire le dénombrement exact des chrétiens et
des païens de l'empire à l'avènement de Julien. On peut croire qu'en
Égypte et dans toute la province d'Afrique les forces numériques des
galiléens et celles des hellénisants étaient à peu près égales. Il est
certain qu'en Asie, au contraire, la population des villes était
chrétienne en grande majorité. En Syrie, dans le Pont, en Cappadoce, en
Galatie, les paysans eux-mêmes étaient chrétiens. En Europe, le
christianisme n'avait guère pénétré dans les campagnes; là, le _pagus_,
le village, demeuré idolâtre, devait donner son dernier nom à la vieille
religion abolie. Mais les cultes rustiques de l'Italie et de la Gaule
n'avaient rien de commun avec le mysticisme savant des rhéteurs et des
philosophes hellénisants. Quant aux villes d'Occident, celles de langue
grecque étaient plutôt galiléennes et celles de langue latine plutôt
païennes. Mais c'est là une distinction qu'on n'oserait pas maintenir
avec beaucoup de rigueur. En résumé, les chrétiens l'emportaient sans
doute par le nombre sur les hellénistes et les païens réunis.

Ils tenaient les charges et les emplois, ne le cédant aux hellénistes
que dans l'École qui était, il est vrai, une grande puissance dans la
société du IVe siècle. En l'état des choses, un politique n'eût pas
relevé les autels renversés par Constantin. Mais Julien n'était pas un
politique. C'était un croyant et même un illuminé. Il rétablit le culte
et les sacrifices pour l'amour des dieux et non point en considération
des hommes. Théologien profond et moraliste austère, il agit d'après les
suggestions de sa conscience et les mouvements d'une foi exaltée par le
jeûne et l'insomnie. Il ne dormait pas. La nuit, à peine étendu sur sa
natte grossière, il se relevait pour écrire ou pour méditer. On frémit à
la pensée d'un empereur qui ne dort jamais. Ses écrits témoignent de son
exaltation mystique. Voici ce qu'il nous dit dans un de ses petits
traités de théologie:

«Dès mon enfance, je fus pris d'un amour violent pour les rayons de
l'astre divin. Tout jeune, j'élevais mon esprit vers la lumière éthérée;
et non seulement je désirais fixer sur elle mes regards pendant le jour,
mais la nuit même, par un ciel serein et pur, je quittais tout pour
aller admirer les beautés célestes. Absorbé dans cette contemplation, je
n'entendais plus ceux qui me parlaient et je perdais conscience de
moi-même.»

Personne ne contestera la sincérité de ces effusions. Julien était un
homme religieux. Cela ne fait point de doute. On s'accorde moins bien
sur le caractère de la religion qu'il professait. M. Gaston Boissier y
veut voir un culte nouveau, artificiel, dont Julien était l'inventeur et
qu'il tirait tout entier, dogme par dogme, de son cerveau échauffé. Mais
on ne conçoit pas comment un culte de ce genre aurait pu être instauré
en quelques mois. Je crois, au contraire, que Julien rétablit la vieille
religion dans les formes qu'elle avait prises alors.

Cette religion n'était point le paganisme si l'on entend par ce mot
l'idolâtrie populaire; ce n'était pas non plus le polythéisme, depuis
longtemps remplacé, dans l'esprit des Romains lettrés, par la notion du
dieu unique et de la providence divine. C'était l'hellénisme, pour la
désigner par le nom qu'on lui donnait alors. Julien était un théologien
subtil; à l'exemple de ses maîtres, il interprétait ingénieusement les
mythes anciens. Il n'était pas novateur le moins du monde. Ses idées sur
le Soleil et sur la mère des dieux sont tirées de Porphyre et de
Jamblique. Il manifeste en divers endroits de ses écrits son dessein de
ne point s'écarter des doctrines de Jamblique. «Suivons, dit-il, les
traces récentes d'un homme, qu'après les dieux je révère et j'admire à
l'égal d'Aristote et de Platon.» Et ailleurs: «Prends les écrits du
divin Jamblique et tu y trouveras le comble de la sagesse humaine». Or
Porphyre et Jamblique n'étaient pas seulement des philosophes
néoplatoniciens, c'étaient aussi des thaumaturges et des mages. Quand
ils priaient, leur corps s'élevait du sol à plus de dix coudées, et leur
visage comme leurs vêtements prenaient une éclatante couleur d'or. Ces
néoplatoniciens donnèrent aux religions de la Grèce leur dernière forme
savante et bizarre. C'est cette forme que rétablit Julien. Il la
restitua, mais ne l'inventa pas. On est amené à reconnaître qu'à ce
moment de l'humanité un esprit religieux était contraint de choisir
entre le mysticisme des néoplatoniciens et le dogmatisme chrétien. Et si
l'on compare ces deux manières d'envisager le divin, on s'aperçoit bien
vite qu'elles ne diffèrent pas autant que les théologiens l'ont cru.
Sans prétendre, avec l'habile et singulier Émile Lamé, que Julien ait
été plus chrétien que les chrétiens, il faut reconnaître que l'apostat
se rapprochait beaucoup par la doctrine et par les moeurs de l'Église
qu'il voulut détruire et qui, triomphante, jeta pendant quatorze
siècles, l'anathème à sa mémoire. Il n'est pas vrai que Julien ait
laissé aux chrétiens, comme dit M. Boissier, «l'avantage de ce dieu
unique et universel qui veille sur toutes les nations sans distinction
et sans préférence». Le dieu un et triple de Julien ressemble, au
contraire, beaucoup à la trinité de saint Athanase et des chrétiens
hellénisants. Julien et Libanius étaient platoniciens; les Basile et les
Athanase l'étaient aussi. Que fit, en somme, cet honnête entêté de
Julien sinon remplacer la trinité chrétienne par la triade alexandrine,
le dieu unique des chrétiens par le dieu unique des philosophes, le
Logos ou Verbe fils par le roi soleil, l'Écriture et la révélation par
l'explication des mythes, le baptême par l'initiation aux mystères, la
béatitude éternelle des saints par l'immortalité des héros et des sages?
Ces idées vues à distance sont comme des soeurs qui se ressemblent et ne
se reconnaissent pas. Et si l'on regarde à la morale de Julien, on est
encore plus frappé de voir qu'un même idéal de pauvreté, de chasteté et
d'ascétisme coule des sources alexandrines et des sources galiléennes.
L'apostat vécut comme un saint. Ammien Marcellin, témoin de toute sa
vie, nous apprend qu'après la mort de sa femme Hélène, il resta étranger
à tout commerce charnel. «Cette continence, ajoute le doux Ammien, était
grandement favorisée par les privations de nourriture et de sommeil
qu'il s'imposait et qu'il observait dans son palais avec la même rigueur
que dans les camps.»

Comme un père de l'Église, Julien fit profession de haïr et de fuir les
jeux du cirque. Il tenait pour honteux de regarder danser des femmes et
des jeunes garçons beaux comme des femmes. Il couchait sur une natte,
ainsi qu'un ascète, et jusqu'à la négligence où il laissait sa barbe et
ses ongles sent en lui la vertu chrétienne.

Pourtant l'hellénisme, souple dans ses dogmes, ingénieux dans sa
philosophie, poétique dans ses traditions, eût coloré peut-être l'âme
humaine de teintes variées et douces, et c'est une grande question de
savoir ce qu'eût été le monde moderne s'il avait vécu sous le manteau de
la bonne déesse et non à l'ombre de la croix. Par malheur, cette
question est insoluble. Julien n'a pas réussi. Son oeuvre a péri avec
lui. Avec lui sont tombées les espérances que Libanius exprimait avec un
noble et candide enthousiasme, alors qu'il s'écriait:

«Nous voilà vraiment rendus à la vie; un souffle de bonheur court par
toute la terre, maintenant qu'un dieu véritable, sous l'apparence d'un
homme, gouverne le monde, que les feux se rallument sur les autels, que
l'air est purifié par la fumée des sacrifices.»

Il serait permis du moins de rechercher si la tentative de Julien était
aussi insensée qu'on a dit. Il semble qu'elle n'eut pas de commencements
malheureux. L'enthousiasme était grand dans les villes et l'empereur fut
obligé d'interdire par édit les applaudissements qui accueillaient son
entrée dans les temples. Comme sous Constantin, mais en sens contraire,
il y eut de nombreuses conversions et entre autres celle de Pégase,
évêque d'Ilion. Ces résultats furent obtenus dans un règne si court
qu'il en faut compter le temps non par années, mais par mois. Il est
certain, par contre, que des difficultés nouvelles surgissaient de jour
en jour et que la situation était à la mort de Julien moins bonne qu'à
son avènement. Mais il ne faut pas affirmer que la tentative était
impossible. Nous n'en savons rien. Était-elle d'ailleurs si inopportune
dans une société qui sentait le besoin impérieux d'une religion
universelle et que les disputes incessantes des sectes chrétiennes
commençaient à lasser?

Si Julien s'est trompé (et il s'est trompé en définitive, puisqu'il n'a
pas réussi), du moins s'est-il trompé comme un honnête homme. Nous avons
vu qu'il était sincère. Il unissait la tolérance à la foi et c'est une
rare et belle alliance. Il est vrai que cette modération lui a été
contestée. M. le duc de Broglie a voulu faire de Julien un persécuteur;
mais l'embarras qu'il y éprouve est l'indice, chez un historien si
habile, d'une situation fausse. Julien s'est toujours montré contraire
aux mesures violentes et à cet égard il est unique dans le monde romain.

«J'ai résolu, dit-il, d'user de douceur et d'humanité envers les
galiléens; je défends qu'on ait recours à aucune violence et que
personne soit traîné dans un temple ou force à commettre aucune autre
action contraire à sa volonté.»

Il n'a jamais démenti ces belles paroles et il disait encore peu de
temps avant sa fin:

«C'est par la raison qu'il faut convaincre et instruire les hommes, non
par les coups, les outrages et les supplices. J'engage donc et toujours
ceux qui ont le zèle de la vraie religion à ne faire aucun tort à la
secte des galiléens, à ne se permettre contre eux ni voies de fait ni
violences. Il faut avoir plus de pitié que de haine envers des gens
assez malheureux pour se tromper dans des choses si importantes.»

Et ce qu'il y a d'intéressant chez Julien, c'est qu'il est à la fois un
croyant exalté et un philosophe plein d'humanité. Il a donné au monde ce
spectacle unique d'un fanatique tolérant.

Partial et débonnaire, cet empereur recourt pour défendre l'orthodoxie
aux subtilités du raisonnement et à l'ironie philosophique. Il raille
ceux qu'il pourrait mettre à mort et, comme il se moque avec esprit, on
dit qu'il est intolérant. Nourri dans la violence romaine et dans la
cruauté byzantine, il semble n'avoir appris que le respect de la vie
humaine et le culte de la pensée. Il est empereur, et pour punir ses
sujets qui l'ont offensé, lui et les dieux, il écrit contre eux une
satire dans le goût des traités de Lucien. Et c'est un adversaire très
dangereux, car tout mystique qu'il est et, malgré son astrologie, il a
l'esprit acéré.

Au début de son principat, sa clémence ingénieuse rappelle les évêques
exilés par Constance. Ce sont des ariens qu'il déchaîne sur l'Église.
«Car il savait, dit Ammien, que les chrétiens sont pires que des bêtes
féroces quand ils disputent entre eux.» Sans persécuter les chrétiens,
il leur fit beaucoup de mal en leur retirant le droit d'enseigner la
rhétorique. Qu'ils laissent aux hellénistes, disait-il, le soin
d'expliquer Homère et Platon et qu'ils aillent dans les églises des
galiléens interpréter Luc et Matthieu. Il eut l'idée, un peu trop
piquante, de relever le temple de Jérusalem pour faire mentir les
prophéties de Jésus-Christ. Il mourut chez les Perses sans avoir réalisé
ce projet. Il avait soumis l'Arménie, la Mésopotamie, passé le Tigre et
pris Ctésiphon quand il fut frappé mortellement d'une flèche au foie.
Ammien Marcellin, témoin de sa mort, a conservé ses dernières paroles.
Il n'est pas probable que Julien les ait prononcées telles que
l'historien les rapporte, et le discours est peut-être entièrement
supposé. Il n'en exprime pas moins les pensées véritables de Julien que
son biographe avait surprises dans une longue et constante intimité.
C'est le testament de cet homme extraordinaire. Il lui fait trop
d'honneur pour que je ne le cite pas tout entier.

«Mes amis et mes compagnons; la nature me redemande ce qu'elle m'avait
prêté; je le lui rends avec la joie d'un débiteur qui s'acquitte et non
point avec la douleur ni les remords que la plupart des hommes croient
inséparables de l'état où je suis. La philosophie m'a convaincu que
l'âme n'est vraiment heureuse que lorsqu'elle est affranchie des liens
du corps et qu'on doit plutôt se réjouir que s'affliger lorsque la plus
noble partie de nous-mêmes se dégage de celle qui la dégrade et qui
l'avilit. Je fais aussi réflexion que les dieux ont souvent envoyé la
mort aux gens de bien comme la plus grande récompense dont ils pussent
couronner leur vertu. Je la reçois à titre de grâce; ils veulent
m'épargner des difficultés qui m'auraient fait succomber, peut-être, ou
commettre quelque action indigne de moi. Je meurs sans remords, parce
que j'ai vécu sans crime, soit dans les temps de ma disgrâce, lorsqu'on
m'éloignait de la cour et qu'on me retenait dans des retraites obscures
et écartées, soit depuis que j'ai été élevé à l'empire. J'ai regardé le
pouvoir dont j'étais revêtu comme une émanation de la puissance divine;
je crois l'avoir conservée pure et sans tache, en gouvernant avec
douceur les peuples confiés à mes soins, et ne déclarant ni ne soutenant
la guerre que par de bonnes raisons. Si je n'ai pas réussi, c'est que le
succès dépend de la volonté des dieux. Persuadé que le bonheur des
peuples est la fin unique de tout gouvernement équitable, j'ai détesté
le pouvoir arbitraire, source fatale de la corruption des moeurs et des
États. J'ai toujours aimé la paix; mais dès que la patrie m'a appelé et
m'a commandé de prendre les armes, j'ai obéi avec la soumission d'un
fils aux ordres absolus d'une mère. J'ai regardé le péril en face, je
l'ai affronté avec allégresse. Je ne vous cacherai point qu'on m'avait
prédit, il y a longtemps, que je mourrais d'une mort violente. C'est
pourquoi je remercie le Dieu éternel de n'avoir pas permis que je
périsse ni sous les coups des conspirateurs, ni dans les souffrances
d'une longue maladie, ni par la cruauté d'un tyran. J'adore sa bonté sur
moi de ce qu'il m'enlève de ce monde par une mort glorieuse au milieu
d'une glorieuse entreprise. Aussi bien, à juger sainement des choses,
c'est une lâcheté égale de souhaiter la mort lorsqu'il serait à propos
de vivre et de regretter la vie lorsqu'il est temps de mourir.»

Ne croit-on pas entendre Marc-Aurèle? Si j'ai tenté cette trop rapide
apologie de Julien, c'est qu'il me semble que l'Apostat, après avoir été
fort maltraité par les auteurs ecclésiastiques, n'a pas trouvé beaucoup
de faveur chez les écrivains philosophes de notre temps. Auguste Comte
est très dur pour lui. J'entendais un soir M. Renan dire _sous la rose_:
«Julien! c'était un réactionnaire!» Peut-être, mais ce fut certainement
un empereur honnête homme et un théologien homme d'esprit. Il eut tort,
j'y consens, de vouloir retenir ce qui était voué à une destruction
irréparable, mais n'a-t-il pas déployé les plus rares qualités dans la
défense d'une cause désespérée? Enfin, n'est-ce donc rien que d'avoir
réuni sous la pourpre les vertus du philosophe, du pontife et du soldat?



GYP[27]


_Passionnette_. Le mot n'est pas dans le Littré. Il n'est pas non plus
dans le dictionnaire de l'Académie. Du moins, je l'ai cherché sans le
trouver dans l'édition de l'an VI, qui est celle que je préfère, parce
qu'elle a une jolie vignette, de style Louis XIV, où l'on voit un
cartouche de palmes entre deux vases de fleurs, au milieu d'un paysage
historique, et le cartouche porte cette inscription en lettres
capitales: «À l'Immortalité». Je n'ai pas sous la main les éditions plus
récentes, mais je gagerais hardiment que _Passionnette_ ne s'y trouve
pas. Pourtant le mot est français et bien français. Pourquoi la
Compagnie ne l'accueillerait-elle pas dans la prochaine édition de ce
dictionnaire où elle obéit à l'usage, grand professeur de langue, notre
maître et le sien? Je présenterais volontiers à ce sujet une humble
requête à M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel, qui, comme poète
comique, ne peut manquer de sentir combien ce mot de _passionnette_ est
clair, expressif, charmant. Je confesse qu'il est jeune. Ni le Trévoux
ni Furetière ne le connaissaient. Mon vieux Furetière, qui fait mes
fréquentes délices, donne seulement _passion_. Et après avoir cité cet
exemple de M. Nicole: «Les effets extraordinaires des passions ne
peuvent être imités par la raison», il ajoute, avec cette ingénuité si
touchante chez un savant: «Les philosophes ne s'accordent pas sur le
nombre des passions». Il leur serait également difficile de s'accorder
sur le nombre des passionnettes. Et ce ne serait pas un labeur indigne
des Quarante que de définir exactement _passionnette_. Je propose, en
attendant, la définition que voici:

     _Passionnette_, s. f., petite passion, se dit du vif sentiment
     d'une mondaine pour un mondain. Imperceptible piqûre d'aiguille au
     coeur. Gyp croit qu'une femme de bien doit en mourir.

On l'avait bien dit, à madame de Gueldre, qu'elle aurait sa
passionnette. «Elle viendra, lui répétait une belle et savante amie,
elle viendra la passionnette, et peut-être étrangement banale, sans que
vous sachiez pourquoi ni comment vous vous éprendrez du premier venu
qui, probablement, ne sera capable ni de vous comprendre, ni même de
vous aimer.» Et ces fortes expressions, par lesquelles une mondaine
exagérait la fragilité des femmes, devaient être pour madame de Gueldre
si précises et si littérales!

C'était, une charmante femme que la comtesse de Gueldre. Elle se
nommait, de son nom de baptême, Auréliane, mais ses amis l'appelaient
Liane, lui donnant de la sorte le nom qui convenait à sa grâce flexible.
Blonde aux cheveux légers, petite, svelte, merveilleusement souple, elle
était toujours habillée de blanc, portant l'hiver de la peluche et du
velours, l'été de la mousseline ou du crêpe de Chine. Elle avait gardé,
après son mariage, une innocence imprudente qui s'était changée peu à
peu en tristesse revêtue de gaieté courageuse. Moqueuse et brusque, mais
tendre et bonne, elle avait grand pitié des hommes et des bêtes. Elle ne
pouvait voir souffrir une fleur. Très artiste, elle peignait des saintes
pour les églises de village et elle chantait avec sentiment de vieux
airs quand elle était seule. Elle était simple, droite, vraie.

On disait de madame de La Fayette que c'était une femme vraie. Mais elle
était tout ensemble vraie et secrète. Elle était vraie, mais ses amis ne
savaient jamais ce qu'elle faisait, ni surtout ce qu'elle pensait.
Madame de Gueldre n'était point secrète à la manière de madame de La
Fayette. Elle manquait de prudence, de sagesse mondaine, de cet esprit
de crainte qui est la plus apparente vertu des dames. Trop peu soucieuse
de l'opinion, elle mettait sa pudeur à cacher sa vertu.

Il n'en était point d'elle comme de cette dame (je ne sais plus où j'ai
lu cela) qui disait aussi: Je suis franche. Elle le dit un jour à
quelqu'un qui savait bien qu'elle ne pouvait pas l'être tout à fait, et
qui lui demanda:

--Qu'appelez-vous être franche?

--Mon Dieu, mon ami! répondit-elle, une femme franche est une femme qui
ne ment pas sans nécessité.

Madame de Gueldre avait passé de quelques années la trentaine sans
s'être mise une seule fois dans la nécessité de mentir. Bien que tout à
fait détachée d'un mari qui s'était détaché d'elle très vite et l'avait
trompée sans délicatesse, elle n'avait jamais ni distingué, ni remarqué
personne. On lui faisait beaucoup la cour, sans qu'elle y prît plaisir.
Elle n'avait pas le goût du flirt et n'aimait pas les déclarations. La
seule idée d'en entendre une la rendait malheureuse. Si la déclaration
venait d'un fat ou d'un sot, elle en était irritée et blessée, ce qui
prouve la délicate fierté de son âme. On conte qu'une femme d'esprit qui
a beaucoup l'habitude de ces méprisables hommages, car sa magnifique
beauté est très en vue dans le monde, se trouva récemment obsédée par un
séducteur de profession, qui, après les détours ordinaires, en vint à
lui confier qu'il l'aimait.

--Je m'en étais aperçue depuis un bon moment, lui répondit-elle en
riant.

--À quoi?

--À ce que vous deveniez horriblement ennuyeux.

Madame de Gueldre était femme à répondre de la sorte. Mais, si la
déclaration venait d'un homme sincère et vraiment ému, elle en
ressentait une véritable peine, craignant plus que tout au monde de
paraître coquette ou mauvaise et de faire souffrir. C'était une belle et
rare créature. Elle fut tout à fait attristée le jour où M. de Mons lui
dit d'un accent qui ne trompait point: «Je vous aime».

«Élégant sans être ridicule, spirituel sans être impertinent, instruit
sans être ennuyeux», montant bien à cheval, tirant à merveille, Bernard
de Mons était de plus un mauvais sujet: il avait donc tout ce qu'il faut
pour plaire à une femme. Mais Liane ne l'aimait point, bien qu'il fût
aimable, parce que les convenances ne forment point l'amour et parce que
son heure n'était point venue. Cette heure sonna au moment précis où le
vicomte de Guibray vint en buggy avec un très beau cheval alezan au
château de Kildare où madame de Gueldre passait l'été. M. de Guibray
prenait, quand il lui plaisait, la voix câline et l'oeil caressant. Mais
son front restait étroit et têtu. C'était un provincial très mondain qui
avait l'habitude de donner leur titre aux gens quand il leur parlait, et
d'appeler madame de Gueldre «marquise». M. Robert de Bonnières pourrait
nous dire exactement ce qu'il faut penser de ces mauvaises habitudes. M.
de Guibray avait, à mon sens, des torts encore moins pardonnables.

Content de lui, léger, insensible, d'un égoïsme odieux, il était
beaucoup moins aimable que Bernard de Mons, qui gaspillait en toute
rencontre son temps, son argent, sa santé, mais non point son coeur,
Bernard, grand enfant prodigue, si bien fait pour tomber en pleurant
entre deux beaux bras miséricordieux. Jean de Guibray n'était pas
aimable; il fut aimé. Comment s'y prit-il pour séduire cette fine et
fière créature, cette Liane, exquise et jusque-là assoupie dans une
chasteté facile? Il n'y mit point d'art ni d'étude. Il n'y mit pas même
de réflexion. Il fut seulement grossier. Au retour d'une partie de
campagne, dans la nuit, en landau, il risqua une caresse qui était une
insulte. Liane, offensée et charmée, sentit qu'elle était toute à lui et
qu'il la prendrait quand il voudrait, comme une proie inerte. Pourtant,
c'était une petite personne courageuse et clairvoyante. Elle le voyait
tel qu'il était, pitoyablement frivole, incapable d'aimer, plutôt
méchant que bon. Sa tête n'était pas prise. C'est précisément pour cela
qu'elle allait à sa perte infaillible. Elle n'avait pas même la
ressource du dialogue intérieur, du soliloque efficace. Elle ne pouvait
rien pour elle-même. Que répondre aux suggestions muettes? Qu'opposer à
ces forces aveugles qui nous travaillent dans le secret de l'être? «Elle
se considérait avec l'extrême sincérité qu'elle apportait en toutes
choses; elle se trouvait profondément bête et ridicule...

«Ainsi, ce monsieur, qu'elle connaissait à peine la veille, tenait
maintenant la première place dans sa vie! Et comment avait-il pris celle
place?... Était-ce en l'éblouissant par son esprit ou en lui révélant
une âme exquise?... C'était tout simplement en faisant ce qu'il eût fait
avec une fille.»

Enfin, elle l'aimait. «Elle voulait le voir, tout le reste lui était
égal.»

M. de Guibray, de son côté, poussait très mollement l'aventure, se
contentant çà et là de quelques privautés furtives, et surtout fort peu
désireux de conclure. Les embarras d'une liaison l'effrayaient d'avance,
et il s'occupait en ce moment même de se marier et de se bien marier. En
vérité, madame de Gueldre avait mal placé le trésor de son amour. Une
femme peut-elle se tromper à ce point? C'est presque un lieu commun
d'admirer l'instinct qui conduit les femmes dans l'amour. Les hommes à
bonnes fortunes quand ils se mêlent, par hasard, d'avoir des idées
générales, déclarent volontiers que les femmes ne se trompent guère dans
leurs choix. Ils songent évidemment à celles qui les ont choisis. Mais,
sans invoquer le témoignage de cette vieille dame qui avouait, de bonne
grâce, qu'elle avait été bigrement volée dans sa vie, il est croyable
que les femmes n'ont pas toujours la main gauche heureuse, dans un pays
où on les recherche par vanité autant que par goût. Et la France est
précisément ce pays-là. Enfin, elles peuvent mal choisir dans tous les
pays du monde parce que dans tous les pays l'homme est le plus souvent
léger, vain et trop égoïste pour consentir seulement à s'aimer lui-même
en elles. «On ne tombe jamais bien», dit Alexandre Dumas. On peut tomber
aussi mal, mais non plus mal que madame de Gueldre. Cette jolie petite
créature pétrie de grâce, de courage et de bonté, pour prix de tout son
être abondamment offert, ne reçut pas même un peu de tendresse hypocrite
ou de sensualisme vrai, ou d'estime indifférente. Car cet homme ne
l'aimait pas, ne la voulait pas et il la croyait légère; il ne se gênait
pas pour le lui faire entendre, et elle ne disait rien pour l'en
dissuader. Elle songeait: À quoi bon? Il ne me croirait pas. Et
peut-être lui plairais-je encore moins, s'il savait qu'il n'y a rien
dans ma vie. Elle avait vu jouer la _Visite de noces_ et elle le savait
un peu snob.

«Il ne lui avait rien promis; elle ne lui avait rien demandé; elle
n'espérait rien de cette liaison bizarre et inachevée. Elle ne
regrettait rien non plus... Malgré sa conviction absolue de n'être pas
aimée de Jean, elle éprouvait un désir fou d'être à lui tout de même; un
besoin de souffrir plus qu'elle n'avait souffert encore.»

Liane vécut ainsi quelques semaines, attendant de rares visites ou des
lettres qui ne venaient point, s'offrant en vain, sans même se sentir
humiliée: elle n'avait plus d'amour-propre, n'ayant que de l'amour,
anxieuse, éperdue, brûlée de fièvre et de larmes. Et ce fut là sa
passionnette. Elle n'avait demandé qu'une seule grâce à M. de Guibray:
«Promettez-moi, lui avait-elle dit de m'avertir quand vous vous
marierez.» Il ne lui fit pas cette faveur, et c'est par le journal
qu'elle apprit le mariage de M. Marie-François-Jean, vicomte de Guibray,
avec mademoiselle Lucile-Marie-Caroline de Lancey. Dès lors elle résolut
de mourir et ne s'occupa plus que de mourir en femme de goût, le plus
naturellement possible. Elle n'avait point d'enfants, mais elle devait à
M. de Gueldre d'éviter un scandale posthume. On ne manquera pas de dire:
Quoi? se tuer pour si peu! se tuer pour rien! Après tout, elle n'a pas
perdu M. de Guibray, qui n'a jamais été à elle. Quels liens s'étaient
donc rompus pour que sa vie entière s'écoulât comme d'une blessure et
pour que ce jeune front suât la sueur d'agonie? On dira encore: Les
femmes qui sont communément instinctives et dociles à la nature, qui
obéissent facilement aux suggestions de la chair et du sang, ne se tuent
point pour un rêve. Ce n'est pas l'usage. Moi-même j'ai quelque doute
sur ce point; mais je ne suis pas assez grand clerc pour en décider. Je
crois ce qu'on me dit, surtout quand c'est bien dit. Et j'imagine que
Gyp pourrait répondre: «Pourquoi voulez-vous que Liane soit morte
d'amour? Elle s'est tuée de dégoût et parce que la vie, ce n'était donc
que ça! Elle s'est condamnée parce qu'après ce qu'elle avait fait et
subi, le bonheur seul pouvait l'absoudre et que le bonheur ne pouvait
plus venir. Enfin, elle avait un infini besoin de repos. C'était une
Bretonne; elle aimait la mort.»

Je crois que Gyp parlerait ainsi pour expliquer cette sotte et tragique
aventure. En effet, Liane était Bretonne, c'est-à-dire qu'elle avait
l'âme grande, abandonnée et simple. Comme elle aimait beaucoup Dieu,
elle s'arrangea un pieux suicide. Tout le temps qu'avait duré sa
passionnette, elle avait mis Dieu dans les affaires de son coeur. À
Sainte-Anne d'Auray, elle avait fait une neuvaine pour que M. de Guibray
l'aimât. À Paris, dans les jours désolés d'une séparation sans
souvenirs, elle allait chaque matin à Saint-Roch brûler un cierge. Elle
est agréable à Dieu, pensait-elle, «cette jolie colonne blanche,
élégante comme une tige de lis, qui se consume silencieusement en
élevant vers le ciel sa flamme claire». Le matin du jour qu'elle avait
choisi pour mourir, elle fit allumer tous les cierges que pouvait
contenir sur ses pointes aiguës l'if de la chapelle. Un moment, elle les
regarda brûler, puis elle rentra chez elle, se vêtit de sa plus belle
robe et, ayant bu une fiole de morphine, elle se coucha sur son lit et,
pleine d'espoir en Dieu, s'endormit du dernier sommeil. Ce n'était
peut-être pas très logique. Un théologien verrait bien vite que Liane
raisonnait mal. C'est que Liane n'était pas théologienne et qu'elle
n'avait aucune idée d'un Dieu tout à fait régulier. On a remarqué que,
depuis les temps les plus reculés, les dieux des femmes ne sont point
dogmatiques et qu'ils ont une inépuisable indulgence pour les faiblesses
du coeur et des sens. Et pendant que Liane était étendue toute blanche
sur son lit, la pâle et chaste flamme, nourrie de cire d'abeilles,
montait dans l'église vers le dieu qui doit à cette femme la part
d'amour et de bonheur qu'elle n'a point eue en cette terre.

Voilà l'histoire de Liane. Je l'ai gâtée en la contant. Il fallait n'y
pas toucher, n'en altérer en rien la charmante simplicité. J'ai montré
une fois de plus que les scoliastes ne devraient point griffonner en
marge des livres d'amour. Mais les scoliastes sont incorrigibles; il
faut qu'ils barbouillent de leur prose les plus touchantes histoires.
Si, du moins, j'avais pu vous donner quelque idée du charme de
_Passionnette_. On sait que ce petit nom de Gyp est le pseudonyme d'une
arrière-petite-nièce du grand Mirabeau, madame la comtesse de
Martel-Janville, qui nous a accoutumés à des dialogues d'une ironie
légère et sûre, où la vie mondaine se peint d'elle-même dans sa
brillante frivolité. J'ai médité naguère en moraliste, quelques-uns de
ces sveltes chefs-d'oeuvre d'esprit, de finesse et de gaieté.
_Passionnette_ nous révèle un aspect nouveau du talent de cet écrivain,
et nous savons aujourd'hui que Gyp est un conteur vrai, délicat et
touchant. Et puis il court dans ce petit livre un souffle de générosité
et de courage; il y règne une sensibilité profonde et contenue; on y
sent une bonne foi, une franchise qui, s'alliant étrangement à
l'inconscience la plus féminine, inspirent une sorte très rare
d'admiration et de sympathie.



J.-J. WEISS


Sa destinée fut diverse comme son âme. Les contrariétés de son esprit
gênèrent sa fortune. Doué d'une intelligence toute spéculative, il
nourrit les ambitions d'un homme d'État. Il se croyait formé pour les
affaires, et, en vérité, ce qui le tentait, c'était le roman des
affaires. S'il avait écrit ses mémoires, la littérature française
posséderait un grand chef-d'oeuvre de plus et l'on s'émerveillerait de
voir dans notre démocratie un Retz universitaire, un Saint-Simon
plébéien.

Jean-Jacques Weiss naquit à Bayonne, dans la caserne, sous les plis du
drapeau blanc qui devait trois ans plus tard faire place aux trois
couleurs. Sa mère rêva pour lui, sur son berceau, le hausse-col du
capitaine. Son père, musicien gagiste dans un régiment de ligne, le fit
inscrire au corps comme enfant de troupe, et jusqu'à l'âge de douze ans,
il mena, de garnison en garnison, une vie saine et pittoresque.
Cinquante ans plus tard, sous le pressentiment de sa mort prochaine, se
rappelant son enfance, il en a fait la peinture la plus fraîche et la
plus vive:

     J'ai toujours devant l'esprit, a-t-il dit, ma petite chambre du
     grand quartier à Givet, entre le roc abrupt de Charlemont et la
     Meuse au flot âpre; le fort Saint-Jean, où le mugissement de la
     vague berçait mes nuits; Vincennes, de qui le donjon, aux rayons
     d'une pleine lune de juin, me versait la mélancolie des siècles. Un
     beau jour, le sapeur de planton chez le colonel arrivait à la
     caserne avec un pli cacheté pour l'adjudant-major de service:
     «Faisons les sacs, disait-il, nous partons dans dix jours». Chaque
     année me découvrait un nouveau coin de la France et me livrait une
     nouvelle impression de ce pays multiple, bien plus divers en son
     unité artificielle que l'Allemagne aux trente-six États. Nous
     étions dans les monts du Jura; en route pour la Durance et la
     fontaine de Vaucluse! La soif de voir et de regarder était chez moi
     inextinguible. À trois heures et demie du matin, le tambour, par
     les rues, battait la marche du régiment; la colonne de marche se
     formait sur la place principale du lieu; je prenais rang à
     l'arrière-garde; quand les jambes me manquaient, ce qui n'était pas
     fréquent, je me hissais parmi les bagages sur la charrette louée
     jusqu'à l'étape prochaine par le bataillon; et devant moi défilait
     la France, monts et vallons, fleuves et ruisseaux, sombres châteaux
     crénelés des temps lointains et riantes villas bâties de la veille.

Victor Hugo, lui aussi, fut, dans son enfance, pupille d'un régiment, et
il a pu dire:

     Moi qui fus un soldat quand j'étais un enfant.

Immatriculé par son père, alors colonel, sur les contrôles de
Royal-Corse, créé en 1806 dans le royaume de Naples pour aider Joseph à
combattre les partisans de la Pouille et des Calabres, il parcourut de
ses petites jambes, au pas militaire, les routes d'Italie, d'Espagne et
de France et vit une suite infinie de paysages qui devaient rester
peints dans ses yeux, les plus puissants du monde.

     Avec nos camps vainqueurs, dans l'Europe asservie
     J'errai, je parcourus la terre avant la vie.

Voilà les premières sources où s'alimenta le génie de Victor Hugo. J.-J.
Weiss tira aussi le meilleur profit de ces belles promenades qu'il
faisait d'un bout de la France à l'autre, quand la patrie, en bonne
mère, le nourrissait de pain noir et d'air pur. Il y prit un sens large
de la nature, le goût de la chose vivante et de la chose humaine,
l'intelligence et l'amour de la terre natale. Pour les enfants bien
doués, il n'est pas d'école qui vaille l'école buissonnière. Car les
buissons des routes, la fumée des toits et les champs et les villes, et
le ciel ou riant ou sombre, révèlent aux âmes naissantes qui
s'entr'ouvrent des secrets plus précieux mille fois que ceux qui sont
éclaircis dans les livres. Et l'école buissonnière devient de tout point
excellente quand la discipline militaire en tempère la fantaisie.

Il ne faut pas croire aussi que J.-J. Weiss n'ait lu, jusqu'à l'âge de
onze ans, que dans les feuilles des arbres et dans les nuages du ciel.
Il y avait dans le fourgon, à côté des instruments du musicien gagiste,
quelques volumes dépareillés dont l'enfant faisait ses délices.
C'étaient les fables de Florian, avec les deux idylles de _Ruth_ et de
_Tobie_, le _Télémaque_, _Robinson_, les histoires de Rollin et
l'_Odyssée_, si amusante et si facile dans les vieilles traductions. On
le voit, le choix était bon, et le pupille du régiment trouvait dans
cette petite bibliothèque de campagne tout le romanesque ingénu et toute
la raison ornée qu'il était en état de comprendre.

Et puis parfois, dans les villes de garnison, il allait au théâtre et
voyait jouer quelque drame bien sombre ou un joli vaudeville du
répertoire de Madame. Si bien qu'étant entré à douze ans au collège de
Dijon, il brûla deux classes en dix mois et devint tout de suite un
humaniste excellent.

En même temps qu'il étudiait Homère et Virgile, il apprenait à danser.
La chose est en elle-même de peu de conséquence, et je n'ai entendu dire
à aucun de ceux qui ont connu J.-J. Weiss qu'il se soit poussé dans le
monde par son art à conduire le cotillon. Il convenait lui-même de bonne
grâce que ses leçons de danse lui avaient fort peu profité et qu'il
n'était point un Bassompierre. Il le regrettait peut-être un peu dans le
fond de son coeur, car, tout négligé qu'il était dans ses habits, il
s'entendait aux grandes élégances, ayant beaucoup fréquenté les cours
avec madame de Motteville, Saint-Simon, madame de Caylus et madame de
Staël. Quoiqu'il en soit, je ne dirais rien de son maître à danser, s'il
n'avait rendu le bonhomme immortel en une page qu'on ne trouve dans
aucun de ses livres et qui est un chef-d'oeuvre d'esprit, de sens et de
bon langage. Donc c'était en l'an 1839, le jeune Weiss prenait des
leçons de danse et de maintien d'un vieux Dijonnais, nommé Mercier,
professeur de la bonne école et classique s'il en fut jamais. On me
saura gré, pour le surplus, de citer littéralement:

     Il [Mercier] jouait lui-même sur le violon les pas qu'il nous
     faisait danser. On enfilait la rue Condé qui est l'artère centrale
     de Dijon; on tournait à gauche, en venant de la place d'Armes, dans
     une petite rue sombre; on traversait une boutique, on descendait
     trois marches, et c'était là. Là, dans une arrière-salle éclairée
     en plein jour par de fumeux quinquets, trônait le père Mercier,
     professeur de violon, de danse, de maintien et de salut à la
     française, célèbre dans Dijon par lui-même et par son fils, un
     grand violoniste, qui aurait acquis une gloire européenne, s'il
     avait consenti à échanger le séjour de sa ville natale, qu'il
     aimait autant qu'elle est aimable, contre le séjour de Paris qu'il
     n'aimait pas. La figure du père Mercier respirait la sérénité
     rébarbative d'un digne homme qui a vécu cinquante ans sous l'oeil de
     ses concitoyens, sans qu'aucun d'eux puisse lui reprocher d'avoir
     manqué une seule fois aux bons principes ni sur la danse, ni sur le
     violon, ni autrement. En matière de danse, surtout, ses principes
     étaient terribles. En voilà un qui pouvait se vanter de ne pas
     concevoir la danse comme un amusement! J'avais déjà lu dans les
     livres que cet art est un art amollissant. Les auteurs inconsidérés
     qui donnaient des définitions pareilles n'avaient jamais pioché les
     cinq positions, les battements et les pliés sous le père Mercier,
     au mois de juillet, par trente degrés de chaleur.

     Un jour qu'il me tenait dans la cinquième position--croiser les
     deux pieds de manière que la pointe de l'un et le talon de l'autre
     se correspondent--j'osai lui dire que je ne comprenais pas bien les
     avantages de cette position, peu habituelle dans le monde et pas
     mal gênante, et je poussai la hardiesse jusqu'à lui demander quand
     est-ce qu'il m'apprendrait enfin la valse? Si vous aviez vu sa
     surprise et sa suffocation! Il posa d'abord ses lunettes, puis son
     violon; il me regarda en silence avec sévérité; quand il jugea que
     j'étais suffisamment couvert de confusion, il me tint ce discours
     féroce: «Jeune homme, respectez mon âge. Je n'enseigne pas le
     bastringue. Votre honoré père peut vous ôter de mon cours quand il
     lui plaira. Tant que vous y resterez par sa volonté, retenez bien
     mes deux principes. _Primo_, la grande maxime, en quelque art que
     ce soit, est de ne jamais adoucir les difficultés de la chose au
     commençant. _Secundo_, qu'est-ce que M. Maîtrejean vous enseigne au
     collège royal? Des langues que vous ne parlerez jamais. Eh bien!
     donc, ici, vous n'apprendrez que des pas qui ne se dansent plus, le
     menuet, la gavotte, l'anglaise, etc.» Et se rengorgeant: «Je suis
     professeur de danses mortes!» Je rattrapai tant bien que mal la
     cinquième position.

Et, faisant, au déclin de sa vie, ce retour vers le caveau du père
Mercier, J.-J. Weiss déclarait que le professeur de danses mortes était
dans la bonne doctrine et que son élève le tenait pour obligé de ses
fortes leçons. «Il est évident, disait-il, qu'il n'a pas réussi à me
communiquer l'élégance d'Alcibiade. J'ai cependant une petite idée que
je n'ai pas perdu ma peine avec les cinq positions. Je dois au père
Mercier le besoin et le sentiment de l'agilité dans le style.» Au temps
du père Mercier, J.-J. Weiss, à Dijon, partageait son admiration entre
Homère, Théocrite, Virgile et Paul de Kock, qu'il lisait d'une âme
légère et innocente. Ces bigarrures de sentiment et de goût sont
ordinaires à la jeunesse. Mais elles étaient si naturelles à J.-J.
Weiss, qu'il en resta quelque peu arlequiné jusqu'à la fin. La _Laitière
de Montfermeil_ lui rappela toujours les _Syracusaines_ de Théocrite. Et
il était déjà vieux quand il écrivait: «Je ne puis prononcer le nom de
Paul de Kock, sans évoquer un essaim de Nausicaas au lavoir et de
Galathées fuyant à âne vers les saules!»

De tels rapprochements peuvent choquer un froid esthète! Mais peut-être
serait-on mieux avisé de s'y plaire comme aux jeux d'un esprit aimable
et aux fantaisies d'une intelligence merveilleusement agile. J.-J. Weiss
termina ses études à Paris, au collège Louis-le-Grand. À vrai dire, il
fréquentait les théâtres avec autant d'assiduité que les classes. On a
son témoignage sur ce point: «J'ai fait mes classes moitié à
Louis-le-Grand, moitié à Feydeau et à l'Odéon.» Quand il n'avait pas
mieux, il avait le Petit-Lazari, où le parterre coûtait cinq sous. Par
cette raison et pour beaucoup d'autres, il remporta le prix d'honneur en
philosophie. Après quoi il entra à l'École normale et fit partie de la
promotion orageuse de 1847. Paris, ses théâtres, ses clubs, ses pavés
soulevés par l'émeute, ses cabinets de lecture, ses cafés politiques et
littéraires, les promenades dans le jardin du Luxembourg, sous les
platanes, les jeunes conversations devant le Velléda de la Pépinière,
les longs espoirs, les grandes ambitions, les ardeurs, le bruit, il
fallut quitter tout cela pour le silence de la province, pour la vie
étroite et monotone du professeur. J.-J. Weiss fut envoyé au lycée de La
Rochelle, où il fit la classe d'histoire.

Aux ennuis du métier s'ajoutaient alors les dégoûts dont l'Université,
qu'avaient abattue la loi du 15 mars 1850 et le décret du 19 mars 1852,
était abreuvée par une administration jalouse, haineuse et dure. On sait
que le ministère Fortoul a laissé dans la mémoire des vieux
universitaires un pénible souvenir. En 1855, l'inspecteur d'académie
ayant adressé aux professeurs du lycée de La Rochelle une circulaire
rédigée de telle sorte qu'ils en furent offensés, J.-J. Weiss répondit,
au nom de ses collègues, par une lettre qui valut au signataire sa mise
en non-disponibilité immédiate. Mais cette disgrâce fut courte et se
termina heureusement. L'année suivante, J.-J. Weiss remplaçait
Prévost-Paradol comme professeur de littérature française à la Faculté
d'Aix. Il y passa un an, l'année la plus délicieuse peut-être de toute
sa vie. Il en garda toujours un souvenir charmé.

     La ville d'Aix en 1857, a-t-il dit, n'était plus qu'un mausolée du
     XVIIe et du XVIIIe siècle. En sa contexture lapidaire, le mausolée
     avait tout à fait grand air; sous le soleil éternel et le ciel bleu
     inaltérable dont ils étaient baignés, les édifices, les palais et
     les hôtels des grands seigneurs d'antan, les promenades, les
     fontaines disaient magnifiquement l'élégance, la sobriété, la
     simplicité et la grâce, qualités essentielles des temps où la
     ville, qu'on ne voyait plus maintenant qu'à l'état amorti et sous
     quelque moisissure, avait été reluisante de nouveauté et de vie...
     Vers 1855, dans le coin reculé et isolé du pays de France,
     palpitait encore, au fond des esprits, un peu de pure France
     classique. Je serais bien embarrassé aujourd'hui de définir au
     juste ce que j'entends par classique. À la Faculté d'Aix, et sous
     ce climat particulier, sec et limpide, je n'étais pas embarrassé de
     le sentir. Un cours de faculté, un cours d'éloquence et de
     poésie... n'est possible, il n'échappe à l'ennui de la trivialité
     vide, il n'a de substance et de prix que s'il est l'oeuvre commune
     de l'auditoire et du maître...

     Mon auditoire d'Aix-en-Provence m'a rendu pour toujours classique.
     C'était environ deux cents personnes de tout âge, depuis seize ans
     jusqu'à soixante, la plupart de condition moyenne, un fonds
     d'étudiants..., des conseillers à la cour et des magistrats de tout
     grade, des intendants et des officiers d'intendance..., un certain
     nombre de femmes... Tout cela formait un auditoire attentif et
     redoutable, en qui la nourriture était riche et solide, dont le
     goût surgissait par éclairs, prompt et fin. Le jeudi, vers quatre
     heures de l'après-midi, je traversais le Cours, principale artère
     de la ville, pour me rendre au coin retiré et silencieux où
     s'abritait la salle des conférences de la Faculté. Le soleil
     dardait encore; ses rayons expiraient, mais violemment, et je
     pouvais quelquefois me demander si l'excès de la chaleur n'aurait
     pas retenu une partie de mon public. Mais ils étaient tous là, mes
     fidèles auditeurs, si appropriés aux choses dont j'allais les
     entretenir, si munis pour m'y approprier moi-même par toute la
     curiosité intelligente qui s'échappait de leurs physionomies!
     Au-dessus de nos têtes, entre eux et moi, une muse flottait,
     invisible et transparente sous son éther, semant le feu poétique
     qui allume les âmes et qui les transporte ou les tient au niveau
     des hauts et profonds poètes ou des poètes dégagés, qui nous met à
     l'unisson de leurs grandes paroles, de leurs jeux et de leurs ris,
     qui nous fait créer à nouveau les belles oeuvres dans le moment que
     nous les lisons, les sentons et les expliquons. Cet état d'esprit
     apparaissait alors libre et discipliné tout ensemble, cohérent, et,
     de plus, dans une réunion de deux cents personnes de toute
     condition et de tout âge, il n'est pas commun. Je ne me flattais
     pas de l'avoir éveillé... Il était le produit d'un esprit plus
     général créé et entretenu par l'éducation qu'avait donnée pendant
     quarante ans l'Université aux enfants des classes aisées ou
     cultivées de la nation, aux enfants de tous ceux qui cherchaient à
     s'élever vers l'aisance ou la culture par le travail continu et
     l'épargne acharnée.

Ce cours dans lequel J.-J. Weiss traita de la comédie en France eut un
vif succès. Je n'imagine pas ce que pouvait être la parole du jeune
professeur, car il est impossible de la retrouver dans la conversation
attristée, voilée, mais éclatante encore, du vieillard que j'ai eu deux
ou trois fois l'honneur d'entendre dans l'intimité. Du moins, on peut
juger de l'originalité solide et brillante de ses idées par les débris
de ce cours qui ont été recueillis dans le livre intitulé: _Essai sur
l'histoire de la littérature française_. J.-J. Weiss s'y montre
infiniment ingénieux, varié, neuf, abondant en vues profondes et vives.
Il alla, l'année suivante, professer à la Faculté de Dijon. Puis il
renonça à l'enseignement. Il était dans sa destinée d'être tout en
fusées. M. Bertin lui ayant offert la rédaction du bulletin politique
des _Débats_, Weiss accepta et le professeur devint journaliste. Dès
lors il ne m'appartient plus, ou du moins il ne m'appartient que dans
les intervalles où, brusquement, il sort de la politique pour rentrer
dans les lettres qui l'ont à demi consolé des chagrins et des mécomptes
de la vie publique.

Je rappellerai seulement, pour ne pas briser tout à fait la chaîne des
faits, que, fondateur, avec M. Hervé, du _Journal de Paris_, en décembre
1868, il fut condamné par la 6e chambre pour manoeuvres à l'intérieur, à
l'occasion de la souscription Baudin, dont il avait été un des
promoteurs. Il se défendit lui-même et, dans une plaidoirie sobre et
forte, il rappela que Cremutius Cordus avait été accusé de lèse-majesté,
sur l'ordre de Tibère, pour avoir écrit une apologie de Brutus et de
Cassius. Le mouvement parut beau. Il l'était en effet. C'était le temps
où Rogeard écrivait les _Propos de Labienus_; c'était le temps des
derniers humanistes français. Notre génération est séparée de la leur
par un abîme. Un an après, par un de ces coups brusques plus fréquents
sous les gouvernements absolus que sous les républiques, le condamné de
la 6e chambre, rallié à l'empire, entra aux affaires avec le cabinet
Ollivier et fut nommé secrétaire général du ministère des beaux-arts,
puis conseiller d'État en service ordinaire hors section. Six mois plus
tard l'empire s'écroulait, emportant, parmi d'incalculables ruines, la
fortune politique de J.-J. Weiss. Cet homme de tant d'esprit n'avait pas
le sens de l'à-propos. Sa grande erreur fut de croire qu'il était apte
aux affaires parce qu'il avait la curiosité et la pénétration de
l'histoire. L'intelligence de l'historien est divergente et rayonne
largement. Celle du politique, tout au contraire, est convergente et
réunit ses feux sur le point convenable. Or, jamais intelligence ne fut
plus divergente que celle de J.-J. Weiss. Après la guerre de 1870, il
était, au dedans de lui-même et à lui seul, aussi divisé sur une
restauration monarchique que toute la majorité de l'Assemblée. C'est
pourquoi, sans doute, l'Assemblée le replaça en 1873, au conseil d'État
dont il fut exclu presque aussitôt. Quand il forma le ministère du 14
novembre 1881, Gambetta appela J.-J. Weiss aux fonctions de directeur
politique et des archives au ministère des affaires étrangères. Mais à
la chute du grand ministère il dut donner sa démission. Je n'ai pas à
juger, je le répète, le personnage politique que fit J.-J. Weiss. Je
n'ai pas même à dire que, dans sa mouvante fortune, il resta toujours un
parfait honnête homme: personne n'en a jamais douté. Précipité de ses
ambitions et de ses illusions, à cinquante-cinq ans, il redevint
journaliste littéraire et, par son talent, il honora grandement notre
profession. Il aimait les lettres, les lettres, disait-il, «entretien
innocent des heures, délices et noblesse de la vie»! et les lettres du
moins n'ont pas trahi son amour. À cinquante-cinq ans il retrouva en
elles la jeunesse et la force. Ses feuilletons dramatiques, des _Débats_
sont de merveilleux ouvrages, remplis de sens et d'agrément.

Ainsi que M. Taine, J.-J. Weiss conçut la critique littéraire comme une
des formes de l'histoire. Il comprit que le grand intérêt d'une oeuvre
d'art, poème, roman ou comédie, est de nous faire comprendre, sentir,
goûter délicieusement la vie avec le goût particulier qu'elle avait au
temps où cette oeuvre fut conçue et dans la société dont elle est
l'expression la plus subtile, et qu'enfin il n'est pas de monument plus
précieux des moeurs d'autrefois, pas de témoignages plus sûrs des vieux
états d'âme que tel conte ou telle chanson, à les bien entendre. Dans
cette voie où M. Taine s'avança avec une lente et sûre méthode, J.-J.
Weiss ne fit jamais que de folles et toujours heureuses échappées. Il
avait l'esprit vagabond et se plaisait à courir à l'aventure. À
l'aventure, il découvrit maintes fois les transformations du peuple
français dans les divers types littéraires que ce peuple a créés.
J'avoue que sa critique me plaît encore et surtout pour ce qu'elle a
d'enthousiaste et d'amoureux. J.-J. Weiss adorait cet esprit français
dont il avait, à son insu, plus que sa part. Et sa grande connaissance
de la littérature allemande lui faisait mieux juger combien cet esprit
est rare, original, unique. De l'esprit français il aimait l'exactitude.
Il disait excellemment: «La justesse toute seule est aussi du génie». Il
aimait, il prisait dans l'esprit français le talent d'analyse, l'art de
décomposer les sentiments et les idées, la science profonde du coeur
humain, la science délicate de la vie et du jeu des passions. Il aimait
l'esprit français pour sa politesse, pour ses façons honnêtes, pour sa
grâce facile. Il adorait le génie français jusque dans les petits poètes
du XVIIIe siècle. «Ce n'est, disait-il, qu'un filet d'eau, mais qu'il
est limpide! c'est une source qui tiendrait dans le creux de votre main,
mais qu'elle a de fraîcheur!» Sans doute il n'avait pas de mesure dans
ses admirations. C'était un berger du Ménale qui, grisé de cytises et de
sureaux en fleurs, oubliait de compter ses troupeaux.

Qu'importe! le goût trouvait toujours son compte à ses fautes de goût.
Et puis il pouvait bien se plaire çà et là à quelque oeuvre un peu pâle
et maigre qu'il nourrissait et colorait merveilleusement dans son
imagination!

Il avait l'âme si pittoresque! Que n'a-t-il donc écrit ses Mémoires!...
J'y reviens; c'est mon regret cuisant. Mais après tout, ses Mémoires, il
les a écrits par fragments au hasard de mille articles épars dans les
journaux et qu'il faudra réunir.



MADAME DE LA FAYETTE[28]


Il y a trois ans environ, nous avons eu lieu de parler de _la Princesse
de Clèves_[29]. Le lecteur nous permettra de l'entretenir encore une
fois de madame de La Fayette. Le sujet est aimable et l'occasion est
belle. En effet, M. le comte d'Haussonville vient de publier, dans la
Collection des grands écrivains, une étude élégante et judicieuse sur
madame de La Fayette, et, par une rare fortune, il a découvert des
sources inconnues qui, bien employées, donnent à son ouvrage l'intérêt
de la nouveauté. Ces sources sont: 1° Des lettres de madame de La
Fayette à Ménage, qui, déjà signalées par Victor Cousin dans son
introduction à la _Jeunesse de madame de Longueville_, sont actuellement
aux mains des héritiers de M. Feuillet de Conches. On sait que les
documents provenant du cabinet de M. Feuillet de Conches ne doivent pas
être acceptés sans examen. Mais ces lettres de madame de La Fayette, qui
proviennent de la vente Tarbé, sont d'une authenticité non douteuse; 2°
les papiers de l'abbé, fils aîné de madame de La Fayette, conservés
aujourd'hui dans le trésor du duc de la Trémoïlle. Ce sont des
inventaires, des contrats, des papiers d'affaires. M. d'Haussonville les
a examinés avec un intérêt auquel se mêlait une sorte d'émotion que
comprendront tous ceux qui se sont plu à évoquer dans la poussière des
archives quelques figures du passé.

«Leur sécheresse, dit-il, et leur aridité même donnent, en effet, une
vie singulière aux personnages qu'ils concernent, en nous les montrant
mêlés, comme nous, aux incidents vulgaires de la vie... Personne, je
crois, ne les avait maniés avant moi, car sur plus d'une page la poudre
était encore collée à l'encre. Ce n'est pas sans regrets que je l'ai
fait tomber et que j'ai ajouté une destruction de plus à toutes celles
qui sont l'ouvrage de la vie.»

Culte charmant du souvenir! Aussi bien M. d'Haussonville a fait dans le
trésor de M. de la Trémoïlle des découvertes fort intéressantes et tout
à fait inattendues sur la vie domestique de madame de La Fayette. On
savait que Marie-Madeleine de la Vergne épousa, à l'âge de vingt-trois
ans, en 1655, Jean-François Motier de La Fayette, qui descendait d'une
très ancienne famille d'Auvergne. On avait quelque raison de croire que
ce gentilhomme n'avait pas été beaucoup aimé, et qu'aussi il n'était pas
très aimable. S'il faut en croire une chanson du temps, à la première
entrevue avec mademoiselle de la Vergne, il ne souffla mot et fut agréé
tout de même.

     La belle consultée
     Sur son futur époux,
     Dit dans cette assemblée
     Qu'il paraissait si doux
     Et d'un air fort honnête,
     Quoique peut-être bête.
     Mais qu'après tout, pour elle, un tel mari
     Était un bon parti.

Mademoiselle de la Vergne, avec beaucoup d'esprit et tout le latin que
lui avait enseigné Ménage, n'était pas d'un établissement facile. Son
bien était petit. Elle avait perdu son père. Sa mère, fort écervelée et
quelque peu intrigante, n'avait pas une très bonne réputation. Elle
n'avait pas su garder sa fille à l'abri de la médisance. D'ailleurs,
elle venait de se remarier. Marie-Madeleine, qui était raisonnable, fit
un mariage de raison, et s'en alla tranquillement en Auvergne.

Dans une lettre qui date des premières années du mariage, elle fait part
à son maître, Gilles Ménage, du genre de vie qu'elle mène en province et
du paisible contentement qu'elle y goûte. Cette lettre a été publiée
pour la première fois par M. d'Haussonville. Il faut la citer tout
entière:

     Depuis que je vous ait écrit, j'ai toujours été hors de chez moi à
     faire des visites. M. de Bayard en a été une et quand je vous
     dirais les autres vous n'en seriez pas plus savant. Ce sont gens
     que vous avez le bonheur de ne pas connaître et que j'ai le malheur
     d'avoir pour voisins. Cependant je dois avouer à la honte de ma
     délicatesse que je ne m'ennuie pas avec ces gens-là, quoique je ne
     m'y divertisse guère; mais j'ai pris un certain chemin de leur
     parler des choses qu'ils savent, qui m'empêche de m'ennuyer. Il est
     vrai aussi que nous avons des hommes dans ce voisinage qui ont bien
     de l'esprit pour des gens de province. Les femmes n'y sont pas, à
     beaucoup près, si raisonnables, mais aussi elles ne font guère de
     visites; par conséquent on n'en est pas incommodé. Pour moi, j'aime
     bien mieux ne voir guère de gens que d'en voir de fâcheux, et la
     solitude que je trouve ici m'est plutôt agréable qu'ennuyeuse. Le
     soin que je prends de ma maison m'occupe et me divertit fort: et
     comme d'ailleurs je n'ai point de chagrins, que mon époux m'adore,
     que je l'aime fort, que je suis maîtresse absolue, je vous assure
     que la vie que je mène est fort heureuse et que je ne demande à
     Dieu que la continuation. Quand on croit être heureuse, vous savez
     que cela suffit pour l'être; et comme je suis persuadée que je le
     suis, je vis plus contente que ne le sont peut-être toutes les
     reines de l'Europe.

La jeune femme laisse assez entendre que le bonheur si pâle qu'elle
goûte est le pur effet de sa raison. Elle s'en félicite comme de son
ouvrage. On sent bien que ce mari qui «l'adore» n'y est pour rien et que
«si elle l'aime fort», c'est avec résignation et parce qu'elle est une
personne tout à fait raisonnable. M. de La Fayette vivait sur ses terres
de Naddes et d'Espinasse. «Il paraît avoir été assez processif, dit M.
d'Haussonville, à en juger par d'assez nombreuses difficultés qu'il eut
avec ses voisins.»

Après quelques années de mariage, nous retrouvons la comtesse de La
Fayette à la cour de Madame et dans ce petit hôtel de la rue de
Vaugirard, en face du Petit-Luxembourg, où il y avait un jardin avec un
jet d'eau et un petit cabinet couvert. «C'était, dit madame de Sévigné,
le plus joli lieu du monde pour respirer à Paris». M. de la
Rochefoucauld y venait tous les jours.

De M. de La Fayette, point de nouvelles. Madame de Sévigné n'en dit mot.
Tous les biographes en ont conclu qu'il était mort, et c'était l'opinion
unanime que madame de La Fayette était devenue veuve après quelques
années de mariage. Or, il n'en est rien. M. de La Fayette était vivant
et vivait sur ses terres. Il survécut de trois ans à M. de la
Rochefoucauld mort en 1680. M. d'Haussonville (qui de nous n'enviera son
bonheur?) a trouvé dans les archives du comte de la Trémoïlle un acte
établissant que François Motier, comte de La Fayette, décéda le 26 juin
1683. Madame de La Fayette fut en réalité mariée pendant vingt-huit ans,
et elle n'était pas veuve quand elle souffrait les assiduités du duc.
Madame de Sévigné ne s'en scandalisait nullement. M. d'Haussonville se
montrerait plus sévère. Il ne cache point que madame de La Fayette lui
plairait moins si elle avait trahi la foi jadis promise à l'excellent
gentilhomme qui chassait dans les forêts d'Auvergne pendant qu'elle
écrivait des romans à Paris dans le petit cabinet couvert. Il la veut
toute pure. Heureusement qu'il est sûr que sa liaison avec M. de la
Rochefoucauld fut innocente. Elle aima le duc; elle en fut aimée; mais
elle lui résista. Il le veut ainsi. Au fond, il n'en sait rien. Je n'en
sais pas davantage, et, si je le contredisais, j'aurais pour moi la
vraisemblance. Mais la politesse resterait de son côté et ce serait pour
moi un grand désavantage. Aussi je veux tout ce qu'il veut. Mais je
confesse qu'il me faut pour cela faire un grand effort sur ma raison.
Madame de La Fayette avait vingt-cinq ans, le duc en avait quarante-six.
On se demandera comment, de l'humeur qu'il était, elle put l'attacher
sans se donner à lui. Il ne vivait que pour elle, et près d'elle. Il ne
la quittait pas. Cela donne à penser, quoi qu'on veuille. M.
d'Haussonville ne croit pas lui-même à la continence volontaire de M. de
la Rochefoucauld, et je doute, malgré moi, de la piété de madame de La
Fayette. L'âme de cette charmante femme lui semble limpide. J'ai beau
m'appliquer à la comprendre, elle reste pour moi tout à fait obscure.

À mon sens, cette personne «vraie» était impénétrable. Prude, dévote et
bien en cour, je la soupçonnerais presque d'avoir douté de la vertu, peu
cru en Dieu, et, ce qui est plus étonnant pour l'époque, haï le roi. Ses
plus intimes amis ne l'ont point connue. Ils la croyaient indolente.
Elle-même se disait _baignée de paresse_, et elle menait les affaires
avec une ardeur infatigable. Je ne lui en fais point un reproche; mais
je ne crois pas que jamais femme fût plus secrète.

Le livre de M. d'Haussonville est précieux pour la biographie de madame
de La Fayette. Ce n'est pas son seul mérite. On y trouve une étude
judicieuse des oeuvres de cette illustre dame. M. d'Haussonville estime à
sa valeur la délicate histoire d'Henriette. Il ne goûte qu'à demi
_Zaïde_, histoire espagnole où l'on rencontre des enlèvements, des
pirates, des solitudes affreuses, et où de parfaits amants soupirent
dans des palais ornés de peintures allégoriques. Et il garde très
justement le meilleur de son admiration pour _la Princesse de Clèves_.

Avec _la Princesse de Clèves_, qui parut en 1678, madame de La Fayette
entrait harmonieusement dans le concert des classiques, à la suite de
Molière et de la Fontaine, de Boileau et de Racine.

Mais il faut bien prendre garde que, si _la Princesse de Clèves_ atteste
par l'élégant naturel du style et de la pensée que Racine est venu,
madame de La Fayette n'en appartient pas moins, par l'esprit même de son
oeuvre, à la génération de la Fronde, et à cette jeunesse nourrie de
Corneille. Elle demeure héroïque dans sa simplicité et garde de la vie
un idéal superbe. Par le fond même de son caractère son héroïne est,
comme Émilie, une «adorable furie», furie de la pudeur, sans doute; mais
je distingue dans sa chevelure blonde quelques têtes de serpent.

Madame de Clèves, la plus belle personne de la cour, est aimée de M. de
Nemours, l'homme «le mieux fait» de tout le royaume. M. de Nemours, qui
avait jusque-là montré dans de nombreuses galanteries une audace
heureuse, devient timide dès qu'il est amoureux. Il cache sa passion;
mais madame de Clèves la devine et, bien involontairement, la partage.
Pour se fortifier contre le péril où son coeur l'entraîne, elle ne craint
pas d'avouer à son mari qu'elle aime M. de Nemours, qu'elle le craint et
se craint elle-même. Celui-ci la rassure d'abord. Mais par l'effet d'une
imprudence et d'une indiscrétion du duc de Nemours, il se croit trahi et
meurt de chagrin.

Ce qu'il y a de plus original dans la conduite de madame de Clèves,
c'est sans doute cet aveu qu'elle fait à son mari d'un amour qui n'est
pas pour lui. Sa vertu s'y montre, mais à considérer la simple humanité,
elle n'a pas lieu, il faut bien le reconnaître, de s'en féliciter
beaucoup. Cet aveu est la première cause de la mort de M. de Clèves. Si
elle n'avait point parlé, M. de Clèves ne serait pas mort; il aurait
vécu tranquille, heureux dans une douce illusion. Mais il fallait être
vraie à tout prix. Ce fut aussi l'avis d'une dame célèbre qui renouvela
cent ans plus tard cette scène d'aveux. Madame Roland éprouva sur les
quarante ans ce qu'elle appelle, en fille de Rousseau et de la nature,
«les vives affections d'une âme forte commandant à un corps robuste».
L'homme qu'elle aimait avait comme elle un sentiment exalté du devoir.
C'était le député Buzot. Ils s'aimèrent sans être l'un à l'autre. Madame
Roland avait un mari plus âgé qu'elle de vingt ans, honnête homme, mais
caduc et décrépit. Elle crut devoir, à l'exemple de madame de Clèves,
avouer à ce bonhomme qu'elle sentait de l'amour pour un autre que lui.
L'aveu fait à un mari si amorti ne pouvait tourner au tragique, et, à
cet égard, madame Roland semblera peut-être moins imprudente que madame
de Clèves. Pourtant les effets en furent lamentables. «Mon mari,
dit-elle dans ses _Mémoires_, excessivement sensible et d'affection et
d'amour-propre, n'a pu supporter l'idée de la moindre altération dans
son empire. Son imagination s'est noircie; sa jalousie m'a irritée; le
bonheur a fui loin de nous. Il m'adorait, je m'immolais à lui, et nous
étions malheureux.»

Madame de Clèves n'eut pas, dans sa cruelle franchise, que je sache,
d'autre imitatrice que madame Roland. Encore faut-il considérer qu'en
agissant comme madame de Clèves madame Roland n'avait pas de si bonnes
raisons. Madame de Clèves en se confiant à son mari lui demandait
secours dans sa détresse. Elle implorait un appui. Madame Roland ne
voulait qu'étaler sa passion avec sa vertu. Cela est moins admirable.



CHARLES LE GOFFIC[30]


M. Charles Le Goffic n'a pas encore vingt-huit ans révolus, et pourtant
il touche par son origine au temps jadis; il naquit contemporain des
vieux âges, car il vit le jour et fut nourri dans la petite ville de
Lannion, qui était encore, il y a un quart de siècle, une ville du moyen
âge. Il coula de longues heures à voir, sur les quais, les eaux
paresseuses du Leguer caresser mollement les coques noires des cotres et
des chasse-marée. Il mena ses premiers jeux dans les rues montueuses, à
l'ombre de ces vieilles maisons aux poutres sculptées et peintes en
rouge, aux murs que les ardoises revêtent comme d'une cotte d'armes
azurée et sombre. Il courut sur le pont à dos d'âne et à éperons qui,
près du moulin, ouvrait naguère encore la route de Plouaret. D'origine
italienne par sa mère, l'enfant était, par Jean-François, son père, de
vieille souche bretonne. Le Goffic veut dire, en celtique, petit
forgeron. Jean-François Le Goffic était libraire à Lannion, mais c'était
un libraire d'une espèce rare et singulière, c'était le libraire-éditeur
des bardes. Dans ce pays, où, dit François-Marie Luzel, «le barde chante
sur le seuil de sa porte», où, dit Émile Souvestre, «les couplets se
répondent de roche en roche, où les vers voltigent dans l'air comme les
insectes du soir, où le vent vous les fouette au visage par bouffées,
avec les parfums du blé noir et du serpolet», Jean-François Le Goffic
imprimait en têtes de clous les gwerz héroïques et les sônes gracieux,
et sans doute il avait beaucoup à faire, étant l'éditeur attitré des
disciples de Taliesin et de Hyvarnion, des modernes Kloers et de toute
la confrérie du bon saint Hervé. M. Charles Maurras nous apprend que
laïques et clercs, mendiants et lettrés, tous les jouglars du pays se
réunissaient une fois l'an dans la maison de Jean-François à un banquet
où l'on chantait toute la nuit sur vingt tonneaux de cidre défoncés.
Conçu dans ces fêtes de la poésie populaire, Charles Le Goffic naquit
poète. Par la suite, il étudia, il alla faire ses classes à Rennes et
devint un monsieur. En bon Breton qu'il était, il eut un duel à dix-huit
ans. Destiné au professorat, il vint achever ses études à Paris. Là, sur
la montagne Sainte-Geneviève, il lui souvint des fêtes paternelles et
des femmes de Lannion. Sous leur coiffe blanche et dans leur robe noire,
les femmes de Lannion sont d'une exquise beauté. Leur teint pâle, leur
démarche austère, le bandeau qui couvre à demi leurs cheveux les font
ressemblera des nonnes; mais, brunes aux yeux bleus, elles ont aux
lèvres un sourire mystérieux qui prend le coeur. Au sortir des études,
Charles Le Goffic fit des vers, et ils parlaient d'amour, et cet amour
était breton. Il était tout breton, puisque celle qui l'inspirait avait
grandi dans la lande, et que celui qui l'éprouvait y mêlait du vague et
le goût de la mort. Le poète nous apprend que sa bien-aimée, paysanne
comme la Marie de Brizeux, avait dix-huit ans et se nommait Anne-Marie.

     Elle est née au pays de lande,
     À Lomikel, où débarqua,
     Dans une belle auge en mica,
     Monsieur saint Efflam, roi d'Irlande.

C'était, en effet, la coutume des vieux saints irlandais d'aborder la
côte armoricaine dans une auge, et Charles Le Goffic devait connaître
par le menu l'histoire de saint Efflam et de son épouse Énora, pour
l'avoir vu jouer en mystère, dans son enfance, à la Saint-Michel, à
Lannion.

     Elle est sous l'invocation
     De madame Marie et d'Anne,
     Lis de candeur, urnes de manne,
     Double vaisseau d'élection.

     Elle aura dix-huit ans le jour,
     Le jour de la fête votive
     Du bienheureux monsieur saint Yve,
     Patron des juges sans détour.

Or, la fête de saint Yves Hélouri tombe le 19 mai. Et le poète lui-même
nous dit ailleurs que Anne-Marie est née «un joli dimanche de printemps»
et que, selon l'usage, sainte Anne et la Vierge en personne se tenaient
l'une au lit de la mère, l'autre sur le berceau de l'enfant.

Le poète ne nous a pas conté ses amours par le menu. Il nous apprend
seulement qu'il a retrouvé sa payse à Paris, sauvage encore, naïvement
jolie, ayant gardé sa grâce rustique, sa voix lente; mais, on peut le
soupçonner, égarée et déchue.

     Hélas! tu n'es plus une paysanne:
     Le mal des cités a pâli ton front,
     Mais tu peux aller de Paimpol à Vanne,
     Les gens du pays te reconnaîtront.

     Car ton corps n'a point de grâces serviles,
     Tu n'as pas changé ton pas nonchalant,
     Et ta voix rebelle au parler des villes
     A gardé son timbre augural et lent.

     Et je ne sais quoi dans ton amour même,
     Un geste fuyant, des regards gênés,
     Évoque en mon coeur le pays que j'aime,
     Le pays très chaste où nous sommes nés.

Qu'est devenue Anne-Marie à Paris? Nous l'ignorons, et cela ne laisse
pas de nous inquiéter. On ne peut s'empêcher de voir vaguement, dans
l'ombre du soir, tourner sur la tête de la jeune Bretonne les ailes
enflammées du Moulin-Rouge, tandis que l'étudiant rêveur lui arrange des
triolets avec une infinie douceur d'âme:

     Puisque je sais que vous m'aimez,
     Je n'ai pas besoin d'autre chose.
     Mes maux seront bientôt calmés,
     Puisque je sais que vous m'aimez
     Et que j'aurai les yeux fermés
     Par vos doigts de lis et de rose.
     Puisque je sais que vous m'aimez,
     Je n'ai pas besoin d'autre chose.

     Je voudrais mourir à présent,
     Pour vous avoir près de ma couche,
     Allant, venant, riant, causant.
     Je voudrais mourir à présent,
     Pour sentir en agonisant
     Le souffle exquis de votre bouche.
     Je voudrais mourir à présent
     Pour vous avoir près de ma couche.

     Jasmins d'Aden, oeillets d'Hydra,
     Ou roses blanches de l'Écosse,
     Fleurs d'églantier, fleur de cédrat,
     Jasmins d'Aden, oeillets d'Hydra,
     Dites-moi les fleurs qu'il faudra,
     Les fleurs qu'il faut pour notre noce,
     Jasmins d'Aden, oeillets d'Hydra,
     Ou roses blanches de l'Écosse.

     Sur les lacs et dans les forêts.
     Pieds nus, la nuit, coûte que coûte,
     J'irai les cueillir tout exprès,
     Sur les lacs et dans les forêts.
     Hélas! et peut-être j'aurais
     Le bonheur de mourir en route.
     Sur les lacs et dans les forêts,
     Pieds nus, la nuit, coûte que coûte.

Le poète semble bien croire là que, si l'amour est bon, la mort est
meilleure. Il est sincère, mais il se ravise presque aussitôt pour nous
dire sur un ton leste avec Jean-Paul que «l'amour, comme les cailles,
vient et s'en va aux temps chauds». Au reste, je n'essayerai pas de
chercher l'ordre et la suite de ces petites pièces détachées qui
composent l'_Amour breton_ ni de rétablir le lien que le poète a
volontairement rompu. C'est à dessein qu'il a mêlé l'ironie à la
tendresse, la brutalité à l'idéalisme. Il a voulu qu'on devinât le
joyeux garçon à côté du rêveur et le buveur auprès de l'amant. Il en est
de l'amour breton, comme de ces fêtes que Jean-François donnait aux
bardes bretons; on y conviait Viviane et Myrdinn, les enchanteurs et les
fées, mais on y défonçait des foudres de cidre. _Amour breton_
embarrassait déjà les commentateurs qui, comme Jules Tellier, vivaient
dans l'intimité du poète. L'un d'eux ayant interrogé M. Quellien, qui
est barde, en tira cette réponse précieuse: «Nous autres Bretons, nous
aimons que dans un livre il y ait de l'âme. Pour ce qui est du coeur,
nous nous en passons.» Pourtant il y a aussi du coeur dans _Amour
breton_. On sent une vraie douleur, de vrais troubles, de vraies larmes
dans le poème du _Premier soir_.

     Toi qui fuis à pas inquiets,
     Je t'avais pardonné ta faute.
     Pourquoi t'en vas-tu? Je croyais
     Qu'on devait vivre côte à côte.

     Ô nuits, ô douces nuits d'antan,
     Où sont nos haltes et nos courses;
     Le vieux saule près de l'étang,
     Et les genêts au bord des sources?

Mais, pour la bien sentir, il faudrait citer la pièce tout entière.
Comme art, le poème de M. Le Goffic est rare, pur, achevé. «Ces vers, a
dit M. Paul Bourget, donnent une impression unique de grâce triste et
souffrante. Cela est à la fois très simple et très savant... Il n'y a
que Gabriel Vicaire et lui à toucher certaines cordes de cet archet-là,
celui d'un ménétrier de campagne qui serait un grand violoniste aussi.»
On ne saurait mieux dire, et si, en effet, le jeune poète breton
rappelle un autre poète, c'est celui de la Bresse, c'est Gabriel Vicaire
et sa rusticité exquise.

M. Jules Simon, qui est resté Breton à Paris, au milieu de sa gloire,
disait un jour bien joliment: «Je ne sors jamais de l'Opéra sans penser
que je serais bien heureux d'entendre un air de biniou.»

Je ne suis pas Breton et je n'ai vu la Bretagne que dans ces promenades
rapides et étonnées qui ressemblent à de beaux rêves. Mais en entendant
le biniou de Le Goffic, je crois revoir la grève désolée, la fleur d'or
de la lande, les chênes plantés dans le granit, la sombre verdure qui
borde les rivières et sur les chemins bordés d'ajoncs, au pied des
calvaires, des paysannes graves comme des religieuses.



ALBERT GLATIGNY


La petite ville de Lillebonne, doucement couchée dans sa verte vallée,
avec ses ruines romaines et son château normand, ses filatures et ses
blanchisseries, était toute pavoisée en l'honneur d'un de ses fils qui
fut, de son vivant, comédien errant et rimeur très magnifique. Il se
nommait Albert Glatigny.

Devant le buste qu'on venait de découvrir au bruit des fanfares,
mademoiselle Nau récita des strophes qui furent très applaudies:

     Ô vagabond! frère des dieux,
     Qui, pour l'amour de la Chimère,
     Grimpas vingt ans la côte amère,
     Les pieds saignants, l'oeil radieux;...

     Poète errant ou bateleur
     À qui l'hôte ferme la porte,
     Tu dormais en plein champ? Qu'importe
     Lorsque la luzerne est en fleur!...

     Tu buvais l'eau des sources vives,
     Tu t'attablais aux noisetiers;
     Maigre festin; mais vous étiez,
     La fauvette et toi, les convives.

     Si, rousse et rouge, te bouda
     La maritorne de l'auberge,
     Tu voyais en leur neige vierge
     Les trois déesses de l'Ida!...

C'est Catulle Mendés qui invoquait avec ce lyrisme fraternel le poète
dont il fut le confrère et l'ami au temps ancien du Parnasse et des
parnassiens.

Albert Glatigny n'est mort que depuis dix-huit ans, mais son existence
semble reculée dans un passé profond, et il semble plus proche de Destin
et de l'Étoile que des comédiens qui donnent aujourd'hui des
représentations en province. Ses aventures rappellent les comédiens
pittoresques de Le Sage et de Scarron, dont la race est maintenant
éteinte.

C'était un grand et maigre garçon à longues jambes terminées par de
longs pieds. Ses mains, mal emmanchées, étaient énormes. Sur sa face
imberbe et osseuse s'épanouissait une grosse bouche, largement fendue,
hardie, affectueuse. Ses yeux, retroussés au-dessus des pommettes rouges
et saillantes, restaient gais dans la fièvre. M. Louis Labat, qui a
recueilli des souvenirs conservés à Bayonne depuis 1867, dit qu'il était
taillé à coups de serpe, en façon d'épouvantail. Quand je le vis, quatre
ans plus tard, il était tout à fait décharné. Sa peau, que la bise et la
fièvre avaient travaillée, s'écorchait sur une charpente robuste et
grotesque. Avec son innocente effronterie, ses appétits jamais
satisfaits et toujours en éveil, son grand besoin de vivre, d'aimer et
de chanter, il représentait fort bien Panurge. C'était Panurge, mais
Panurge dans la lune. Cet étrange garçon avait la tête pleine de
visions. Tous les héros et toutes les dames romantiques, en robe de
brocart, en habit Louis XIII, se logèrent dans sa cervelle, y vécurent,
y chantèrent, y dansèrent; ce fut une sarabande perpétuelle. Il ne vit,
n'entendit jamais autre chose, et ce monde sublunaire ne parvint jamais
que très vaguement à sa connaissance. Aussi n'y chercha-t-il jamais
aucun avantage et n'y sut-il éviter aucun danger. Pendant qu'il traînait
en haillons sur les routes et que le froid, la faim, la maladie le
ruinaient, il vivait dans un rêve enchanté. Il se voyait vêtu de velours
et de drap d'or, buvant dans des coupes ciselées par Benvenuto Cellini à
des duchesses d'Este et de Ferrare, qui l'aimaient.

Il avait coutume de dire qu'il était fils d'un gendarme et même il se
plaisait à conter que, s'en étant allé avec des comédiens errants, il
avait emporté les bottes de son père. Il lui advint même de traverser
les landes à pied avec l'ingénue dont les chaussures trop fines se
déchirèrent dans le sable. Ému de pitié, Glatigny lui donna les bottes
du gendarme. Toutefois, l'extrait de naissance du poète, publié par M.
Léon Braquehais, est ainsi rédigé: «Joseph-Albert-Alexandre Glatigny, né
à Lillebonne, le 21 mai 1849, de l'union de Joseph-Sénateur Glatigny,
ouvrier charpentier, en cette ville, et de Rose-Alexandrine Masson,
couturière audit lieu.»

Il résulte de ce document que Joseph-Sénateur Glatigny, de Lillebonne,
était charpentier quand un fils lui vint, qui devait être poète. Il
n'était pas gendarme alors. Mais, comme le fait observer M. Léon
Braquehais, il le devint plus tard. Et, s'il en faut croire Théodore de
Banville, ce gendarme était brave comme un lion et cultivait des roses.

Son fils Albert devint petit clerc d'huissier, puis apprenti typographe.
Il travaillait dans une imprimerie à Pont-Audemer, quand une troupe de
comédiens ambulants vint donner des représentations dans cette ville. Il
prit sa place au parterre. Que vit-il à la lumière des quinquets? De
pauvres diables jouant les grands seigneurs, des meurt-de-faim en bottes
molles, des loques, des grimaces? Non pas, certes! Il vit un monde de
splendeurs et de magnificences. Les paysages tachés d'huile, les ciels
crevés, lui révélaient la nature. Ces grands mots mal dits lui
enseignaient la passion; ses yeux étaient dessillés; il voyait, il
croyait, il adorait. C'est avec l'ardeur d'un néophyte qu'il reçut le
baptême de la balle et qu'il entra dans la confrérie. MM. les comédiens
furent bons princes et estimèrent que l'apprenti imprimeur saurait les
souffler aussi bien qu'un autre. Ils lui permirent même de s'essayer au
besoin dans le comique et dans le tragique. Son ambition n'était pas de
s'enfariner le visage, d'avoir sur la nuque un papillon au bout d'un fil
de fer et de recevoir agréablement des coups de pied, mais bien de
porter le feutre à plume, de se draper dans la cape espagnole et de
traîner la rapière funeste aux traîtres. Or, sa face de carême, son
corps long comme un jour sans pain, ses pieds interminables qui le
précédaient de longtemps sur la scène, faisaient de lui un personnage
tout à fait incongru sous le velours et la soie. Et quand vous saurez
que, doué du plus pur accent normand, du parler traînant de Bernay, il
était en outre affecté d'un bredouillement qui lui faisait manger la
moitié des mots, vous reconnaîtrez qu'il fut sifflé et hué en toute
justice, bien que poète lyrique. Car, chemin faisant, dans Alençon, il
s'aperçut qu'il était poète, après avoir lu les _Odes funambulesques_,
et tout de suite il fit des vers exquis et superbes. «Des vers avec leur
musique», dit son bon maître Théodore de Banville. Et, ce qui rendit sa
vie impossible et chimérique, c'est que, n'ayant pas d'autre ressource
que de composer des vers excellents et de jouer fort mal la comédie, il
voulait manger cependant, voir le soleil de Dieu et jouir des bienfaits
de la civilisation dans une certaine mesure. Afin que son roman fût
complet, en plein hiver, habillé tout le long de nankin, il s'éprit
d'amour pour une princesse de théâtre, qui malheureusement n'entendait
rien aux sentiments poétiques. Abîmé de désespoir, il voulut se plonger
son canif dans le coeur et se fendit le pouce. Il ne faut pas croire
pourtant qu'il fut très malheureux. Sa misère était grande, mais il ne
la sentait pas. Il aimait sa vie vagabonde et il y exerçait largement
cette verve picaresque qui anime sa poésie. On en peut juger par le joli
sonnet irrégulier que voici:

     La route est gaie. On est descendu. Les chevaux
     Soufflent devant l'auberge. On voit sur la voiture
     Des objets singuliers jetés à l'aventure;
     Des loques, une pique avec de vieux chapeaux.

     Une femme, en riant, écoute les propos
     Amoureux d'un grand drôle à la maigre structure.
     Le père noble boit et le conducteur jure.
     Le village s'émeut de ces profils nouveaux.

     En route! et l'on repart. L'un sur l'impériale
     Laisse pendre une jambe exagérée. Au loin
     Le soleil luit, et l'air est plein d'odeur de foin.

     Destin rêve, à demi couché sur une malle,
     Et le roman comique au coin de la forêt
     Tourne un chemin rapide et creux, et disparaît.

En relisant une notice déjà bien ancienne que j'ai faite sur Albert
Glatigny, j'y retrouve quelques historiettes qui couraient au lendemain
de sa mort. Je ne les donne pas pour littéralement vraies; mais si elles
sont légendaires, elles appartiennent à la légende de la première heure,
qui contient toujours beaucoup de vérité. Et puis, elles sont amusantes.
C'est une raison pour les conter. Il faut bien, de temps à autre,
divertir les honnêtes gens.

Je vous dirai donc, sur la foi des meilleurs auteurs, que, se trouvant à
Paris, Glatigny obtint du directeur des Bouffes le rôle du Passant dans
les _Deux Aveugles_.

C'est un rôle muet. Ce passant met un sou dans le chapeau d'un aveugle
et ne dit rien. On affirme, et je le crois sans peine, qu'un soir
Glatigny n'avait pas un centime. En cette conjoncture, il retourna ses
goussets et dit: «Je n'ai rien à vous donner aujourd'hui, mon brave
homme.» Cette phrase lui valut une forte amende, mais le comédien avait
trouvé un effet et il en concevait un juste orgueil.

Vers le même temps il joua, au Théâtre-Lyrique, dans l'_Othello_
d'Alfred de Vigny, le troisième sénateur. Il avait à dire un vers et
demi et touchait deux francs par soirée.

Mais voici le trait le plus mémorable de sa vie dramatique. C'était dans
je ne sais quelle sous-préfecture. On jouait _Andromaque_, pour le
malheur de Racine. Glatigny tenait le rôle modeste de Pylade et il n'y
brillait pas. Mécontent de son succès et persuadé, en bon romantique,
que le texte de Racine était insuffisant, il y ajouta une beauté. Dans
la scène II de l'acte III, annonçant l'entrée d'Hermione (je ne sais
quelle était cette Hermione; le ciel lui accorde de ravauder en paix les
bas de sa famille!) le Pylade de basse Normandie récita les trois vers
écrits par l'auteur d'_Andromaque_ et en ajouta deux autres tout à fait
étrangers au texte: «Gardez, dit-il,

     Gardez qu'avant le coup votre dessein n'éclate; Oubliez jusque-là
     qu'Hermione est ingrate; Oubliez votre amour. Elle vient, je la
     _vois_ Et si _celle_ du sang n'est point une chimère, Tombe aux
     pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère.

L'effet de ces deux derniers vers, soudés au texte de Racine, fut
merveilleux. Les lettrés de la petite ville se sentirent transportés
d'admiration, et le sous-préfet lui-même donna le signal des
applaudissements.

Albert Glatigny avait un coeur d'or. Les jours où il dînait, il
partageait son repas avec Toupinel, qui était un petit griffon errant et
maigre comme son maître. M. Louis Labat a conservé dans le _Bulletin de
la Société des sciences et arts de Bayonne_ le souvenir de Toupinel.

«Les jours de paye, nous dit-il, étaient jours d'orgie pour Glatigny et
celui qu'il avait élevé au rang d'ami intime. L'un suivant l'autre, ils
s'en allaient, rasant les murs de la ville, droit au café Farnié,--lui
en une sorte d'extase, le coeur plein des soixante-dix bienheureux francs
qu'il venait de toucher. Gravement, il s'asseyait devant une table
solitaire, Toupinel lui faisant face, et commandait deux côtelettes. Les
deux côtelettes servies, toutes fumantes, c'était un spectacle
ridiculement drôle, à la fois, et touchant de voir ce grand garçon naïf
découper en menues tranches la part de son camarade, lui en offrir avec
des tendresses toutes maternelles chaque bouchée et, mélancolique,
regarder s'envoler en claires spirales la fumée de son assiette,
cependant que le griffon, posté sur son siège, dégustait en gourmet la
moindre bribe de ce festin. Du coup, c'était pour un mois qu'il en
fallait prendre. Toupinel, sans doute, en avait conscience: aussi se
gardait-il de perdre une minute. Par rare occurrence, ces aubaines se
renouvelaient parfois, mais à des périodes essentiellement variables.»

Je n'ai pas connu Toupinel, qui dut terminer sa vie errante vers 1868.
Mais j'ai connu Cosette, qu'un sonnet a rendue immortelle. Cosette était
de race douteuse et de mine commune, mais elle avait beaucoup d'esprit
et de coeur. Durant plusieurs années, on ne put voir Glatigny sans
Cosette. Dans une lettre où le pauvre comédien raconte avec une gaieté
courageuse les souffrances et les mauvais traitements qu'il a endurés,
il ajoute: «Ma pauvre petite chienne a reçu un coup de pied dans le
ventre qui a failli la tuer. Pour le coup, j'ai pleuré.» Les
circonstances dans lesquelles Cosette fut traitée avec cette brutalité
sont singulières. Elles ont été racontées tout au long dans le _Temps_
du 17 janvier 1891, en première page. Je les rappellerai très
sommairement d'après la version que le poète en a donnée lui-même dans
un petit livret aujourd'hui introuvable, qui s'appelle le _Jour de l'an
d'un vagabond_.

Le 1er janvier 1869, après bien des aventures de grands chemins,
Glatigny, qui se trouvait alors à Bocognano, en Corse, fut arrêté par un
gendarme et mis au cachot où il resta enfermé quatre jours sous
l'inculpation d'avoir assassiné un magistrat. Le gendarme l'avait pris
pour Jud, qu'on cherchait partout et qu'on ne trouvait nulle part, pour
la raison suffisante qu'il n'existait pas. Le gendarme de Bocognano
était comme les chiens de garde, il n'aimait pas les gens mal habillés
et ses soupçons s'éveillèrent au seul aspect des braies et de la veste
sordides du poète-comédien. C'est du moins ce que révèle le
procès-verbal d'arrestation dans lequel on lit ceci:

«Nous avons remarqué cet individu dont son aspect nous a paru fugitif.»

Et, ce qui est singulier, il se trouva un juge suppléant pour répondre:
«Oui, oui, effectivement, effectivement» à cette observation de la
gendarmerie, et faire mettre Glatigny aux fers, dans un cachot où
Cosette défendit courageusement son maître contre les rats qui voulaient
le dévorer. Il était déjà atteint de la phtisie dont il devait mourir,
et son état s'aggrava dans la prison malsaine de Bocognano.

De retour au pays normand en 1870, il y trouva une jeune fille qui y
fuyait l'invasion allemande, mademoiselle Emma Dennie. Elle l'aima pour
son bon coeur, pour son talent de poète, et surtout parce qu'il était
malheureux. Elle consentit à l'épouser et, atteinte du même mal, elle se
fit sa garde-malade. Cette charmante femme donna un foyer au pauvre
vagabond, revenu, hélas! de toutes ses courses. Après la guerre, ils
allèrent tous deux habiter à Sèvres, près Paris, une petite maison au
pied du coteau, sur le bord d'un chemin en pente, raviné par les pluies.

C'est là qu'Albert Glatigny mourut le 16 avril 1873, dans sa
trente-cinquième année. Il avait écrit:

     ... Que l'on m'enterre un matin
     De soleil, pour que nul n'essuie,
     Suivant mon cortège incertain,
     De vent, de bourrasque ou de pluie;
     Car n'ayant jamais fait de mal
     À quiconque ici, je désire,
     Quand mon cadavre sépulcral
     Aura la pâleur de la cire,
     Ne pas, en m'en allant, occire
     Des suites d'un rhume fâcheux
     Quelque pauvre dévoué sire
     Qui suivra mon corps de faucheux.

Ses amis le conduisirent au cimetière de Sèvres (il m'en souvient) par
une de ces matinées de printemps, mêlées de pluie et de soleil, qui
ressemblent à un sourire dans des larmes.

Il laissait les vers brillants des _Vignes folles_ et des _Flèches
d'or_. Comme poète, Glatigny procède de Banville, avec une nuance
d'originalité. Et en art il faut saisir la nuance. L'oeuvre de ce poète a
son prix et sa valeur, et la municipalité de Lillebonne a été bien
inspirée en honorant la mémoire de son enfant qui fut pauvre et qui,
dans sa vie innocente, oublia tous ses maux en chantant des chansons.



M. MARCEL SCHWOB[31]


Il y a beaucoup moins de lecteurs pour les nouvelles que pour les
romans, par cette raison suffisante que seuls les délicats savent goûter
une nouvelle exquise, tandis que les gloutons dévorent indistinctement
les romans bons, médiocres ou mauvais. Il n'est pas de feuilleton, si
fade ou si coriace, qui ne soit avalé jusqu'à la dernière tranche par
quelque pauvre d'esprit affamé de grosse littérature.

Les gloutons sont nombreux en ce monde terraqué où l'on mange. Pour neuf
lecteurs sur dix, un roman est un plat dont ils s'empiffrent et dont ils
veulent avoir par-dessus les oreilles. Aussi les fournisseurs ordinaires
du public ont-ils un tour de main incomparable pour fabriquer des romans
compacts et lourds comme des pâtés. Ils vous bourrent leur clientèle,
ils vous la gavent jusqu'à la rendre stupide. Ils connaissent leur
monde. Le vrai liseur de romans demande seulement qu'on l'abêtisse.

Celui-là lit un roman dans sa soirée et il serait bien incapable de lire
autre chose qu'un roman. Il lit très vite, car rien ne l'arrête, et
quand il a fini il ne sait plus ce qu'il a lu. Ce genre de lecteur n'est
pas rare, et c'est pour lui que nos bons faiseurs travaillent.

Il n'y aurait pas grand mal à cela si, pour grossir leur clientèle, des
écrivains de talent ne s'obstinaient à produire roman sur roman et ne
s'étudiaient à dire en quatre cents pages ce qu'ils eussent mieux dit en
vingt. Je ne me plains pas des mauvais romans, faits sans art pour les
illettrés. Tout innombrables qu'ils sont, ils ne comptent pas. Je me
plains de voir paraître tant de romans médiocres, écrits par des gens de
quelque valeur et lus par un public cultivé. On en publie, de ceux-là,
jusqu'à trois et quatre par semaine et c'est un flot montant qui nous
noie. J'admire que des gens de bon sens, intelligents et qui ne sont pas
sans lecture, se flattent d'avoir tous les ans à faire au public un
récit en un volume in-18 jésus, et qu'ils se livrent de gaieté de coeur à
ce genre de travail sans songer que notre siècle, en le supposant à cet
égard plus heureux que les précédents, laissera après lui tout au plus
une vingtaine de romans lisibles. C'est pourtant, si l'on y songe, une
excessive prétention que de vouloir imposer une fois l'an au monde trois
cent cinquante pages de choses imaginaires! Que le conte ou la nouvelle
est de meilleur goût! Que c'est un moyen plus délicat, plus discret et
plus sûr de plaire aux gens d'esprit, dont la vie est occupée et qui
savent le prix des heures! La première politesse de l'écrivain, n'est-ce
point d'être bref? La nouvelle suffit à tout. On y peut renfermer
beaucoup de sens en peu de mots. Une nouvelle bien faite est le régal
des connaisseurs et le contentement des difficiles. C'est l'élixir de la
quintessence. C'est l'onguent précieux. J'admire infiniment Balzac; je
le tiens pour le plus grand historien de la France moderne qui vit tout
entière dans son oeuvre immense. Mais à la _Cousine Bette_ et au _Père
Goriot_ je préfère encore, pour l'art et le tour, telle simple nouvelle:
la _Grenadière_, par exemple, ou la _Femme abandonnée_. Aussi je ne
crois pas donner une médiocre louange à M. Marcel Schwob en disant qu'il
vient de publier un excellent recueil de nouvelles. M. Marcel Schwob a
intitulé son livre _Coeur double_, et je n'en conçois pas très bien les
raisons, même après qu'il les a déduites dans sa préface. Cette préface
me plaît, parce qu'on y parle d'Euripide et de Shakespeare et qu'elle
respire un amour fervent des lettres. Mais je n'ose me flatter de
l'avoir bien comprise. M. Marcel Schwob, comme un nouvel Apulée, affecte
volontiers le ton d'un myste littéraire. Il ne lui déplaît pas qu'au
banquet des Muses les torches soient fumeuses. Je crois même qu'il
serait un peu fâché si j'avais pénétré trop facilement les mystères de
son éthique et les silencieuses orgies de son esthétique.

Il est très occupé d'Aristote qui voulait que le poète tragique
corrigeât la terreur par la pitié, et il se flatte d'avoir observé dans
son _Coeur double_ ce précepte du Stagirite. Il peut avoir raison, mais
c'est une raison qui ne me frappe pas, et je ne sais pas démêler le lien
mystérieux qui, dans sa pensée, unit ses contes et en fait un tout
indivisible. Je ne connais pas M. Marcel Schwob. On me dit qu'il est
très jeune, et, à ce compte, sa préface peut passer pour une folie
charmante de jeunesse.

À son âge, je n'étais pas content quand je n'avais pas expliqué
l'univers dans ma matinée, sous les platanes du Luxembourg. En ce
temps-là j'aurais été capable, je crois, de faire une préface comme
celle de M. Marcel Schwob, le talent mis à part, bien entendu. Je ne
parle que de la générosité tumultueuse des idées générales. Mais il n'y
a que M. Marcel Schwob pour écrire tout jeune des récits d'un ton si
ferme, d'une marche si sûre, d'un sentiment si puissant. Il nous avait
promis la Terreur et la Pitié. Je n'ai guère vu la Pitié. Mais j'ai
senti la Terreur. M. Marcel Schwob est dès aujourd'hui un maître dans
l'art de soulever tous les fantômes de la peur et de donner à qui
l'écoute un frisson nouveau. Bien qu'il procède parfois d'Edgar Poë et
de Dickens (l'influence de Dickens est sensible dans un _Squelette_),
bien qu'il montre une aptitude naturelle et méthodique à calquer les
formes d'art les plus diverses, bien que tel de ses contes soit du
Pétrone très réussi, que tel autre rappelle les apologues orientaux de
l'abbé Blanchet et que tel autre semble tiré d'un livre bouddhiste, il
est original, il a une manière composite qui lui est propre, et il a
trouvé un genre de fantastique sincère et personnel. Il serait assez
difficile de définir ce fantastique et d'en montrer les ressorts. M.
Marcel Schwob semble peu crédule. Il ne donne point dans le merveilleux
de ce temps-ci. Il est tout à fait brouillé avec les spirites et, loin
de revêtir leurs pratiques de poésie et de passion, comme l'a fait M.
Gilbert-Augustin Thierry dans sa _Rediviva_, il se moque de M. Medium
avec une massive et terrible gaieté qui sent un peu l'ale et le gin.
Quant aux mages, si nombreux aujourd'hui et si vaillants à écrire de
gros traités, il doute de l'efficacité de leur science, à juger par ce
qu'il dit (dans le conte des _Oeufs_) de Nébuloniste, magicien d'un
certain roi de féerie. «C'était un élève des mages de la Perse; il avait
digéré tous les préceptes de Zoroastre et de Cakyâmouni, il était
remonté au berceau de toutes les religions et s'était pénétré de la
morale supérieure des gymnosophites. Mais il ne servait ordinairement au
roi qu'à lui tirer les cartes». C'est tout ce que j'ai pu découvrir de
magie dans le _Coeur double_, et l'on n'y voit point, comme chez M.
Joséphin Peladan, un vieux docteur allemand, épris d'esthétique, visiter
la nuit en corps astral la jolie femme qui avait eu l'imprudence de
remettre sa jarretière sous la fenêtre où il prenait le frais en
songeant à l'Aphrodite des Cnidiens. M. Marcel Schwob n'est point tenté
par les nouvelles hypothèses sur l'au delà. Les anciennes le laissent
aussi incrédule. Son fantastique est tout intérieur; il résulte soit de
la construction bizarre des cerveaux qu'il étudie, soit du pittoresque
des superstitions qui hantent ses personnages, ou tout simplement d'une
idée violente chez des gens très simples. Il ne nous montre ni spectres
ni fantômes; il nous montre des hallucinés. Et leurs hallucinations
suffisent à nous épouvanter. Rien de plus effrayant que ce riche
affranchi romain, cet autre Trimalcion, qui a vu des stryges dévorer un
cadavre:

     Soudain, le chant du coq me fit tressauter et un souffle glacé du
     vent matinal froissa les cimes des peupliers. J'étais appuyé au
     mur; par la fenêtre, je voyais le ciel d'un gris plus clair et une
     traînée blanche et rose du côté de l'Orient. Je me frottai les
     yeux, et lorsque je regardai ma maîtresse, que les dieux
     m'assistent! je vis que son corps était couvert de meurtrissures
     noires, de taches d'un bleu sombre, grandes comme un as--oui, comme
     un as--et parsemées sur toute la peau. Alors je criai et je courus
     vers le lit; la figure était un masque de cire sous lequel on vit
     la chair hideusement rongée; plus de nez, plus de lèvres, ni de
     joues, plus d'yeux; les oiseaux de nuit les avaient enfilés à leur
     bec acéré, comme des prunes. Et chaque tache bleue était un trou en
     entonnoir, où luisait au fond une plaque de sang caillé; et il n'y
     avait plus ni coeur, ni poumons, ni aucun viscère; car la poitrine
     et le ventre étaient farcis avec des bouchons de paille.

Voyez aussi le conte des trois gabelous bretons qui poursuivent en mer
le galion du capitaine Jean Florin. Ce galion, chargé des trésors de
Montezuma, ne débarquait jamais. Là encore, dans cette histoire de
vaisseau fantôme, la terreur est produite par une superstition grossière
et poétique que le conteur nous oblige à partager avec les trois marins.

On peut dire de M. Marcel Schwob, comme d'Ulysse, qu'il est subtil et
qu'il connaît les moeurs diverses des hommes. Il y a dans ses contes des
tableaux de tous les temps, depuis l'époque de la pierre polie jusqu'à
nos jours. Mais M. Marcel Schwob a un goût spécial, une prédilection
pour les êtres très simples, héros ou criminels, en qui les idées se
projettent sans nuances en tons vifs et crus.

Je ne sais s'il est Breton, son nom ne semble pas l'indiquer, mais ses
figures les mieux dessinées, du trait le plus pittoresque et le plus
sympathique, sont des Bretons, soldats ou marins. (Voir _Poder_, les
_Noces d'Ary_, _Pour Milo_, les _Trois Gabelous_.)

En tout cas, ce Breton sait au besoin parler le plus pur argot parisien.
Il emploie la langue verte, autant que j'en puis juger, avec une
élégance que M. Victor Meusy lui-même pourrait envier.

Il aime le crime pour ce qu'il a de pittoresque. Il a fait de la
dernière nuit de Cartouche à la Courtille un tableau à la manière de
Jeaurat, le peintre ordinaire de mam'selle Javotte et de mam'selle
Manon, avec je ne sais quoi d'exquis que n'a pas Jeaurat. El dans ses
études de nos boulevards extérieurs, M. Marcel Schwob rappelle les
croquis de Raffaelli, qu'il passe en poésie mélancolique et perverse.

Que dire enfin? Il y a près de quarante contes ou nouvelles dans _Coeur
double_. Ces nouvelles sont toutes ou rares ou curieuses, d'un sentiment
étrange, avec une sorte de magie de style et d'art. Cinq ou six, les
_Stryges_, le _Dom_, la _Vendeuse d'ambre_, la _Dernière Nuit_, _Poder_,
_Fleur de cinq pierres_, sont en leur genre de vrais chefs-d'oeuvre.



MADAME DE LA SABLIÈRE

D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS


I

On m'a communiqué cinquante-trois lettres, adressées par madame de la
Sablière à l'abbé de Rancé, du mois de mars 1687 au mois de janvier
1693. Cette correspondance est tout à fait inédite. Je la crois assez
précieuse pour être offerte au public, du moins dans ses parties les
plus touchantes.

Madame de la Sablière est surtout connue pour avoir accordé à La
Fontaine une hospitalité gracieuse; sa mémoire, associée à celle du
poète, mérite un souvenir fidèle. Au reste, cette dame est par elle-même
très intéressante. Elle avait un esprit agile et curieux, une âme
inquiète, un coeur enflammé. Elle fit de sa vie, comme tant d'autres
femmes, deux parts consacrées, la première à l'amour profane, la seconde
à l'amour divin. Sa pénitence souleva quelque admiration dans cette
société accoutumée à voir les dames faire de pareilles fins. Jamais
conversion ne fut plus sincère que celle de madame de la Sablière. Mais,
en changeant d'existence, elle ne changea point de coeur et l'on peut
bien dire qu'elle aima Dieu comme elle avait aimé M. de la Fare. Les
lettres dont je parle furent écrites après la conversion. Ce sont des
entretiens spirituels d'une extrême ardeur et dont la monotonie
fatiguerait, si l'on ne sentait sous le vague du langage les élans de
l'âme.

Marguerite Hessin, née d'une famille bourgeoise et réformée, épousa, à
vingt-quatre ans, en 1654, Antoine de Rambouillet de la Sablière, fils
du financier Rambouillet qui, titulaire d'une des cinq grosses fermes,
avait tracé à grands frais, dans le faubourg Saint-Antoine, des jardins
magnifiques, qu'on nommait les Folies-Rambouillet. Antoine de la
Sablière était conseiller du roi et des finances, régisseur des domaines
de la couronne et assez riche pour prêter un jour quarante mille écus au
prince de Condé. Ils eurent trois enfants en trois ans: Nicolas, l'aîné,
en 1656, Anne, la cadette, en 1657, Marguerite, la troisième, en 1658.

Il y avait alors des femmes savantes. Madame de la Sablière fut de
celles-là et fit figure dans le groupe des libertins et des libertines.
Le libertinage, à l'entendre comme on l'entendait alors, était une
disposition d'esprit à ne croire à rien, sans le dire trop haut. Les
libertins formaient une petite société très brillante. Le roi tolérait
leur discrète impiété de table et de ruelle, bien moins dangereuse pour
la paix de l'Église que les fières disputes des solitaires de
Port-Royal.

Pendant que M. de la Sablière, qui était aimable, faisait de petits vers
aux dames, sa femme se jeta avec ardeur dans la philosophie et dans les
sciences. Le vieux mathématicien Roberval lui donnait des leçons.
Saint-Évremond était en correspondance avec elle. Bernier logeait chez
elle, Bernier, qu'on nommait le joli philosophe, qui avait parcouru la
Syrie, l'Égypte, l'Inde, la Perse, et servi de médecin à Aureng-Zeb, et
qui, étant allé partout, revenu de tout, avait beaucoup à dire, étudiait
sans cesse et ne croyait guère. Il fit pour madame de la Sablière un
abrégé du système de Gassendi, son maître; et c'est un abrégé qui n'a
pas moins de huit volumes.

La maison de madame de la Sablière était l'hôtellerie des savants. Elle
y recueillit même un géomètre, le jeune Sauveur, qui devint par la suite
un des plus grands mathématiciens français. Passant Armande en zèle pour
les belles connaissances, elle allait le matin chez Dalancé faire des
expériences au microscope et le soir assistait chez le médecin Verney à
une dissection. À trente ans, elle était illustre. Le roi Sobieski, de
passage à Paris, l'alla voir. Pour tout dire, c'était Vénus Uranie sur
la terre. Elle s'était jetée dans la science avec une curiosité
dévorante, et toute l'ardeur d'une âme qui ne quittait les choses
qu'après les avoir épuisées. Point précieuse, pédante moins encore, quoi
qu'en ait pensé Boileau après qu'elle eut blessé son amour-propre de
rimeur.

Boileau était un bon humaniste, d'un esprit judicieux, sans grande
curiosité. Il s'enferma toute sa vie dans le cercle des belles-lettres
et resta toujours étranger aux sciences physiques et naturelles. Aussi
lui arrivait-il parfois d'employer dans ses vers des termes savants dont
il ignorait le sens. Quand madame de la Sablière lut les Épîtres, elle
s'arrêta, dans la cinquième, à ces vers:

     Que, l'astrolabe en main, un autre aille chercher
     Si le soleil est fixe et tourne sur son axe,
     Si Saturne à ses yeux peut faire un parallaxe...

Elle marqua de l'ongle cet endroit du livre et se moqua du poète qui
parlait de l'astrolabe sans savoir ce que c'était, qui disait un
parallaxe quand il fallait dire avec tous les savants une parallaxe et
qui semblait enfin ne pas se faire une idée bien exacte du cours des
planètes. Le régent du Parnasse, pris en faute comme un écolier et
corrigé par une femme, en eut du dépit. Elle le jugeait trop ignorant;
il la jugea trop savante et lui garda rancune. Son jugement était droit
et son coeur honnête; mais, cultivant la satire, il était vindicatif par
profession. Méditant une poétique vengeance, il polit et repolit dans sa
tête quelques vers destinés à prendre place dans sa satire des femmes.
Je ne saurais dire au coin de quel bois, selon son usage, il en attrapa
les rimes; contentons-nous d'affirmer que l'ombre du bonhomme Chrysale,
lui tenant lieu de muse, en fournit l'inspiration. Le poète y désignait,
sans la nommer

                                   cette savante,
     Qu'estime Roberval et que Sauveur fréquente.

Et, dans son envie de piquer la savante à l'endroit sensible, il s'avisa
de dire que l'astronomie lui fatiguait les yeux et lui gâtait le teint.
D'où vient, s'écriait-il dans un mouvement d'enthousiasme calculé,

     D'où vient qu'elle a l'oeil trouble et le teint si terni?
     C'est que, sur le calcul, dit-on, de Cassini,
     Un astrolabe en main, elle a, dans sa gouttière,
     À suivre Jupiter passé la nuit entière.

On voit que l'astrolabe lui tenait au coeur et qu'il était assez content
de faire voir qu'il en connaissait enfin le véritable usage. On ne sait
si le trait eût porté et si madame de la Sablière en eût été blessée.
L'irréprochable Boileau, satisfait d'avoir pu se venger, ne se vengea
pas. _Satis est potuisse videri._ Il garda ses vers en manuscrit.

Poète de bonne compagnie, il ne se fût pas pardonné d'avoir offensé une
femme. Il n'aurait pas eu, du reste, tous les rieurs de son côté, et
quelques gentilshommes auraient pu payer ses rimes, un soir, au coin
d'une rue, d'une volée de bois vert. En ce temps-là, c'était assez
l'usage. Madame de la Sablière, sans beaucoup de beauté, ce semble, ni
de santé, était charmante et savait plaire. Sa maison n'était pas
ouverte qu'aux savants et aux poètes. Les gens de cour y soupaient, et
ces soupers devaient être fort gais; l'abbé de Chaulieu y donnait le
ton. En lui commençait l'espèce des abbés d'alcôve qui devait bientôt
pulluler autour des femmes de condition. Chapelle lui avait appris au
cabaret à rimer des chansons. Il se servait de ce petit talent aux
soupers de madame de la Sablière, où se réunissaient Rochefort, Brancas,
le duc de Foy, Lauzun et quelques autres écervelés. La Grande
Mademoiselle, qui avait des droits sur le coeur de Lauzun, trouvant qu'il
fréquentait trop assidûment les Folies-Rambouillet, en prit de
l'ombrage. On tenta de donner le change à sa jalousie. «La Grande
Mademoiselle, lui disait-on, doit-elle s'inquiéter de cette petite femme
de la ville nommée la Sablière?» Mais la petite-fille de Henri IV
n'était rassurée qu'à demi.

Certainement madame de la Sablière avait une très mauvaise réputation.
Il est délicat de rechercher en quoi elle pouvait la mériter. Mais il
semble bien qu'elle ait manqué surtout de prudence qu'elle n'ait pas
assez sacrifié à l'opinion et, pour parler le langage du temps, pris
trop peu de soin de sa gloire. Au fond, elle était plus passionnée que
voluptueuse. Et Bernier, qui vivait chez elle, lui trouvait des
préjugés. Il est vrai qu'il en trouvait aussi à Ninon. Causant un jour
avec Saint-Évremond de la mortification des sens, il lui dit:

«Je vais vous faire une confidence que je ne ferais pas à madame de la
Sablière, à mademoiselle de Lenclos même, que je tiens d'un ordre
supérieur; je vous dirai en confidence que l'abstinence des plaisirs me
paraît un grand péché.»

Et ce propos nous apprend que madame de la Sablière n'était point aussi
avancée dans la philosophie épicurienne que la grande Ninon, qui avait
elle-même, au gré de Bernier, encore quelques progrès à faire.
L'événement devait donner raison à Bernier. Madame de la Sablière aima
La Fare, et rien n'est plus contraire que l'amour à la sagesse
d'Épicure. La Fare était un joli homme qui avait l'esprit agréable et
froid, un débauché fort sage. Il se laissa d'abord aimer, et pendant
quelque temps montra même de l'empressement. Ses compagnons de table,
qu'il négligeait, se moquaient de lui. Chaulieu vint lui dire:

--On vous met à la place de la tourterelle pour être le symbole de la
fidélité.

Au printemps de 1677, il vendit sa charge de sous-lieutenant des
gendarmes-Dauphin. Il a donné lui-même les raisons qui l'avaient poussé
à quitter le service. À la demande d'un avancement mérité, Louvois avait
répondu par un refus brutal. «Cette réponse, dit La Fare, jointe au
mauvais état de mes affaires, à ma paresse et à l'amour d'une femme qui
le méritait, tout cela me fit prendre le parti de me défaire de ma
charge.» On voit que madame de la Sablière n'est que pour un quart tout
au plus dans cette détermination. Le sentiment de La Fare, qui semble
avoir été d'abord assez vif, se tempéra très vite. Madame de la Sablière
le vit de jour en jour moins assidu, plus distrait. Les tourments de la
pauvre femme ne cessèrent plus; il lui fallut essuyer sans relâche «les
mauvaises excuses, les justifications embarrassées, les conversations
peu naturelles, les impatiences de sortir».

Ce refroidissement n'échappait pas à la malignité du monde. Quelques-uns
accusaient d'inconstance madame de la Sablière. D'autres, mieux avisés,
prenaient sa défense:

«Non, non, répondaient-ils, elle aime toujours son cher Philadelphe; il
est vrai qu'ils ne se voient pas du tout si souvent, afin de faire vie
qui dure, et qu'au lieu de douze heures, par exemple, il n'est plus chez
elle que sept ou huit. Mais la tendresse, la passion, la distinction, et
la parfaite fidélité sont toujours dans le coeur de la belle, et
quiconque dira le contraire aura menti.»

Cependant La Fare relâchait des liens qui commençaient à l'impatienter.
Ennemi de toute contrainte, il reprit peu à peu sa chère liberté.
Maintenant, il soupait comme devant; la Champmeslé lui donnait quelque
occupation. De plus, s'il faut en croire l'effronté petit abbé de
Chaulieu, La Fare versa un soir avec Louison devant la porte de madame
de la Sablière, qui eut bientôt une nouvelle rivale plus redoutable que
les autres, la bassette.

Ce jeu de cartes, introduit en France par l'ambassadeur de Venise, y
était alors dans toute sa nouveauté. Fontenelle, dans les _Lettres du
chevalier d'Her..._, reprochait à ce jeu de nuire à la galanterie.
«Cette maudite bassette, écrivait-il, est venue pour dépeupler l'empire
d'amour, et c'est le plus grand fléau que la colère du ciel pût envoyer.
On peut appeler ce jeu-là l'art de vieillir en peu de temps.» Sauveur
fit une table de probabilités pour montrer qu'il y avait dans le jeu des
coups plus avantageux les uns que les autres. On crut dans le public que
cette table enseignait les moyens de jouer à coup sûr, et la rage des
joueurs en redoubla. En dépit de cette modération renouvelée d'Horace
dont il se piquait, La Fare devint un des plus obstinés joueurs. Il
passait les jours et les nuits à Saint-Germain, devant des cartes, avec
un visage enflammé. Il perdait assez, car le bruit de sa déveine parvint
jusqu'à La Fontaine, alors à l'ombre et au vert dans son pays natal.

Pendant qu'il jouait, madame de la Sablière se consumait d'angoisse et
de dépit, séchait dans la fièvre et dans les larmes. M. de la Sablière,
de son côté, dépérissait de chagrin. Après la mort subite de
mademoiselle Manon de Vaughangel qu'il aimait, il s'affaissa, languit
pendant un an et s'éteignit le 3 mai 1679, âgé de cinquante-cinq ans,
après vingt-cinq années de mariage.

Au bout de deux ans, M. de La Fare laissa paraître une telle négligence
que tout le monde vit que c'était fini. Et cette négligence parut
blâmable. On peut dire même qu'elle fit scandale. Madame de Coulanges se
faisait remarquer parmi les belles indignées. Elle ne saluait plus M. de
La Fare et disait joliment:

--Il m'a trompée!

Madame de la Sablière, bien qu'elle aimât toujours, ne put garder
d'illusions. Elle était dans l'âge où les femmes ont besoin d'être
aimées pour rester jolies. Puisqu'on l'abandonnait, elle sentit qu'elle
n'avait plus rien à faire en ce monde. Trahie, désespérée, vieillie,
assaillie d'images funèbres, elle alla porter à Dieu sa santé ruinée, sa
beauté perdue et son coeur encore brûlant.



II


Dans l'agreste quartier du Luxembourg, à la jonction des rues de Sèvres
et du Bac, s'élevait alors, au milieu de jardins maraîchers, un vaste
bâtiment dont la façade s'étendait sur une longueur de dix toises de
France, ou deux cent cinquante pas environ. L'intérieur renfermait onze
cours, deux potagers, huit puits, un cimetière et une église surmontée
d'un clocher. C'était l'hôpital établi en 1637, par le cardinal de la
Rochefoucauld. On y recevait les hommes, et les femmes qui, selon
l'expression de l'ordonnance de fondation, «étant privés de fortune et
de secours, n'avaient pas même la consolation d'entrevoir un terme aux
maux dont ils étaient affligés». Le peuple disait simplement: C'est
l'hospice des Incurables, donnant ainsi le nom qui a prévalu. Madame de
la Sablière vint, dans cette maison, partager avec les soeurs grises le
service des malades. Madame de Sévigné, qui reçut aux Rochers la
nouvelle de cette retraite, en fit part à sa fille, le 21 juin 1680,
avec cette riante abondance de paroles qui lui était naturelle.

«Madame de la Sablière, dit-elle, est dans ses Incurables, fort bien
guérie d'un mal que l'on croit incurable pendant quelque temps et dont
la guérison réjouit plus que nulle autre. Elle est dans ce bienheureux
état; elle est dévote et vraiment dévote.» Et voilà l'écrivante marquise
louant Dieu, citant saint Augustin et conciliant, à sa façon légère, la
grâce avec le libre arbitre.

Madame de la Sablière était veuve. Ses deux filles étaient mariées. Son
fils restait attaché à la religion réformée. Cette même année 1680, il
publia chez Barbin, en un petit volume in-12, les madrigaux de son père.
Rien ne la retenait plus dans ce monde qu'elle haïssait pour en avoir
trop attendu. Pourtant, elle n'avait pas rompu tout à fait avec la
société dans laquelle elle avait vécu ses plus belles années. Elle avait
gardé sa maison et ses gens. Elle habitait alors un bel hôtel de la rue
Saint-Honoré, dont les jardins s'étendaient jusqu'à ceux des Feuillants,
des dames de la Conception et des Tuileries. Elle y logeait La Fontaine
qui était à elle depuis sept ou huit ans. «Elle pourvoyait à ses
besoins, dit l'abbé d'Olivet, persuadée qu'il n'était guère capable d'y
pourvoir lui-même.» C'est de ce bel hôtel et de ces beaux ombrages
qu'elle partait pour aller au bout de la sauvage rue du Bac soigner les
malades. Bien que dévote et pénitente, elle recevait et rendait des
visites. Elle s'intéressait encore aux ouvrages de son poète domestique,
ou, du moins, elle feignait, par bonté, de s'y plaire, puisque, ayant
envoyé de Château-Thierry des vers à Racine, La Fontaine priait son ami
de ne les montrer à personne, madame de la Sablière ne les ayant pas
encore vus. Et il est à remarquer que cet envoi est de 1686, et qu'alors
madame de la Sablière s'était beaucoup enfoncée dans la retraite.

C'est peu de temps après qu'elle se mit sous la direction spirituelle de
Rancé. Armand-Jean Le Bouthillier, abbé de Rancé, était alors dans la
soixante et unième année de son âge et dans la douzième de sa retraite.
Restaurateur de la Trappe, il achevait dans la pénitence une vie
commencée avec scandale. Jeune, il avait été, comme Retz, un prélat
ambitieux et galant. La mort de madame de Montbazon, qu'il aimait, avait
changé son âme et retourné sa vie. Mais il gardait dans sa nouvelle
existence l'indomptable énergie de son âme et l'infatigable activité de
son esprit. De sa cellule monacale il disputait avec les bénédictins
qu'effrayait sa fureur ascétique et correspondait avec les plus grands
docteurs. Sa connaissance du monde dont il avait épuisé les plaisirs et
les honneurs, jointe à l'inflexibilité d'un caractère qui n'hésitait
jamais, le rendait très propre à ce que l'Église appelle les directions
spirituelles. Il était excellent en particulier pour les pécheresses de
condition. La princesse Palatine l'avait consulté plusieurs fois sur des
difficultés de conscience, et ils avaient tous deux entretenu un
commerce de lettres qui n'avait fini qu'à la mort de cette illustre
pénitente.

Madame de la Sablière obtint que la main qui avait écrit des maximes
pour Anne de Gonzague lui traçât des règles de vie. Elle en fut pénétrée
de reconnaissance et d'amour. On m'a communiqué cinquante-trois lettres
écrites du 14 mars 1687, au (?) janvier 1693. Je n'ai point vu les
originaux, et l'on a tout lieu de croire qu'ils sont perdus. Mais j'ai
sous les yeux une copie faite au XVIIe siècle, dans un cahier in-4°.
J'en vais publier quelques extraits, avec le regret de ne pouvoir faire
davantage, car ces lettres me semblent un beau monument de littérature
mystique.

Je citerai d'abord quelques lignes de la première lettre en avouant une
ignorance qui ne serait point pardonnable à un éditeur, mais qu'on
excusera peut-être dans une simple causerie. Je ne sais pas le nom du
confesseur dont parle madame de la Sablière. J'avais d'abord songé que
ce pouvait être le P. Rapin. Le P. Rapin avait connu La Fare. Bien que
ce ne soit pas là une raison, je songeais à Rapin. Mais Rapin est mort
en 1687, et le confesseur de madame de la Sablière a quitté ce monde à
la fin de 1688, ainsi que nous l'apprend une des lettres à Rancé que
j'ai sous les yeux. Nous savons du moins que ce n'était pas un
janséniste, puisqu'il lui était donné par l'abbé de la Trappe, assez
ennemi de Port-Royal.

     14 mars 1687.

     Vous savés, mon très révérend père, comme je tiens de vous celuy
     qui me dirige. J'ai eu des peines à subir cette loi qu'il n'y a que
     Dieu qui sache. Je lui ay fait une confession générale dont je
     pensai mourir à ses pieds. J'ai été fort longtemps depuis sans le
     pouvoir regarder et ne l'abordant qu'avec une émotion que je ne
     puis représenter. Tout cela, dans mon esprit et dans la nature, me
     paraissoit assez naturel, mais il y a plus de six mois que je suis
     à lui avec une très grande satisfaction d'y être, car, quoique je
     me sois fait une loi inviolable de ne point raisonner sur un homme
     entre les mains de qui je suis par l'ordre de Dieu, puisque j'y
     suis par le vôtre, je vous dirai pourtant que je suis convaincue
     que c'est ce qu'il me falloit. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     . . . . . . . . . . . . . . . Pour vous abréger dans ma dernière
     confession, je me trouvois dans un tel état à ses pieds que le sang
     me monta à la tête. Il me prit un saignement de nez et je souffris
     ce que je ne puis vous représenter.

     ... Je suis hors de moi dès que je l'aborde. Je n'ose lui dire cet
     état au point où il est, quoique je lui en aye dit quelque chose,
     par [ce] que je crains que cela ne lui fasse de la peine. J'ai
     recours à votre charité que j'ai éprouvée sans bornes. Je sens
     qu'un mot de vous me calmera pourvu qu'il me détermine comme s'il
     venait de Dieu mesme. Le respect que j'ai pour vous et ce que j'en
     ai ressenti me fait croire sans en douter que je vous dois mon
     salut.

Au fond, son confesseur ne lui plaisait guère. Elle le trouvait trop
facile, trop doux, trop enclin aux tempéraments dont elle s'irritait
dans l'ardeur de son âme.

Il l'obligeait à ne rompre avec le monde que lentement et peu à peu, à
ne pas quitter tout de suite l'état qu'elle y avait. Il n'était même pas
bien d'avis qu'elle se défît de son hôtel de la rue Saint-Honoré.

     3 mars mercredi décembre [1688]

     Il y a longtemps que je désire de quitter la maison que j'ai dans
     la rue Saint-Honoré. Mais comme celui entre les mains de qui vous
     m'avez mis me le permettoit plutôt qu'il ne l'approuvoit j'ai
     apporté une nonchalance sur cela qui m'a souvent fait croire que je
     ne bougerais de ma place. Cependant il s'est trouvé tout d'un coup
     des gens qui ont pris mon bail pour Pâques. Ainsi je suis sans
     autre maison que celle-ci, et une petite où je mets le peu de gens
     que j'ai. Comme je ne suis ni approuvée ni soutenue dans ceci j'ai
     repris pour la Saint-Jean une maison bien moins chère que celle que
     j'avois pour aller passer l'hiver qui vient, dans ce quartier-là.
     Et cependant je voudrais bien passer huit mois ici, ce qui me
     paroît étonner le révérend père à qui je suis.

     Je vous avoue que je ne puis m'étonner assez de voir combien les
     gens retirés ont peu l'esprit de retraite... Voici mon état. Je ne
     quitte rien, dans le monde que je regrette ou que je voulusse avec
     quelques circonstances que ce puisse être. Je me trouve cependant
     dans un certain délaissement et abandonnement qui me fait peur à
     moi mesme. Quand je m'éveille la nuit il me prend des palpitations
     de coeur sans réflexion que de me trouver, ce me semble, seule dans
     le monde. Et en cet état je ne songe jamais qu'à vous et à votre
     maison dont je n'envie le bonheur que parce que je vois que ceux
     qui l'habitent sont avec paix dans le dénuement où je vous fais
     voir tant de trouble... Il est certain que de ma vie je n'ay tant
     désiré être à Dieu. Tout ce que je vois et j'entends de ce siècle
     cy, malgré moi, car je ne m'informe de rien, fait que je voudrais
     estre dans un désert.

On a remarqué dans cette lettre l'endroit où madame de la Sablière parle
de la maison où elle met le peu de gens qu'elle a. Il est probable
qu'elle comprend La Fontaine dans ce peu de gens. On sait qu'elle ne le
renvoya point et qu'il était encore chez elle quand elle mourut. Je
crois intéressant de rapprocher de ce passage quelques lignes d'une
lettre qu'elle écrivit à Rancé le 1er avril 1689:

     À l'esgard de mes domestiques, je tasche, par douceur et par une
     conduite opposée au mauvais exemple que je leur ai donné, de les
     faire rentrer dans le devoir envers Dieu. Car, pour leur parler
     positivement, j'y suis peu propre, et ma vie passée me revient
     tellement dans l'esprit d'abord que je suis preste à blâmer
     quelqu'un, que je me fais toujours la réponse que l'on me feroit.
     Cependant, il n'y a point de dérèglement positif.

Parmi ces domestiques qu'elle n'ose reprendre après les avoir
scandalisés et qu'elle tâche seulement d'édifier par l'exemple, et qui
d'ailleurs ne mènent pas positivement une vie déréglée, elle comprend
sans doute encore La Fontaine. C'est ce dont on se persuadera
facilement, à bien prendre ici le mot domestique dans le vieux sens et
selon la définition qui subsiste dans le _Trévoux_ de 1771, «Domestique,
y est-il dit, comprend tous ceux qui sont subordonnés à quelqu'un, qui
composent sa maison, qui demeurent chez lui, ou qui sont censés y
demeurer, comme Intendants, Secrétaires, Commis, Gens d'affaires:
quelquefois domestique dit encore plus et s'étend jusqu'à la femme et
aux enfants.»

Son confesseur étant mort, elle en eut un autre qui la mortifia beaucoup
plus cruellement que le premier, en ne croyant point qu'elle eût la
vocation de la vie religieuse et qu'elle pût faire son salut dans la
retraite. Elle en fit des plaintes à Rancé.

     Le ... 1688.

     ... J'ay senti une grande amertume sur ce que je vas vous exposer,
     sur quoi je ne vous consulte pas si je dois souffrir, car j'en suis
     assurée et j'y suis résolue, mais seulement la manière dont vous
     voulez que j'agisse.

     L'homme à qui j'ay affaire est tellement étonné de la vie que
     j'entreprens qu'il me le témoigna la dernière fois que je le vis
     avec des paroles qui me firent voir qu'il en étoit blessé à
     l'excès. Je lui répondis avec le plus de douceur que je pus, mais
     cependant avec fermeté. Le lendemain il m'écrivit dans les termes
     que voici:

     «Je ne sais où j'en suis avec vous et je me trouve si
     rigoureusement chargée de votre âme que je crois perdue.» Et je lui
     répondis comme de moi une chose que vous m'avez fait l'honneur de
     me dire dans une de vos lettres, que quand il y aurait quelque
     imperfection dans le divorce que je fais avec le monde, j'espérais
     que Dieu ne me l'imputeroit pas. Je n'ose vous envoyer le reste de
     sa lettre qui n'est qu'un verbiage qui ne vous feroit pas mieux
     comprendre la situation de cet esprit là à quoi je ne conçois
     rien... Si je lui parle du goût que j'ay pour la retraite et des
     raisons qui m'y portent il ne me dit pas un mot; si je lui dis: Si
     je m'ennuie, mon père, je vous le dirai, mais cela ne m'est pas
     encore arrivé. Il me répond: Je vous en tirerai bien vite... Ce
     n'est pas pour me plaindre à vous de ce que je n'espère aucun
     secours de ce côté-là... J'ay donc recours à votre charité, mon
     très révérend père, pour vous supplier de m'assister, parce que
     vous seul le pouvez; je le sens à un point qui ne peut être connu
     de vous comme il est, mais Dieu le sait...

On voit, par la suite des lettres, que Rancé la soutint dans le désir
qu'elle avait de faire une entière retraite et l'assura qu'en effet la
solitude lui était convenable.

Enfin elle put contenter cette austère envie. Selon un usage suivi par
plusieurs veuves riches et pieuses de ce temps, elle prit logement aux
Incurables, avec une seule servante.

Celle que naguère courtisaient Brancas et de Foix, celle que La Fontaine
et Chaulieu nommaient Iris et chantaient dans leurs vers, celle qui fut
avec Ninon de ce souper où Molière et Boileau composèrent le latin du
_Malade imaginaire_, maintenant, cherchant le bonheur par des voies
nouvelles, renfermait sa vie dans une salle d'hôpital et dans une froide
église qu'ornaient seulement les peintures austères de Philippe de
Champaigne; elle priait, jeûnait, méditait saint Dorothée, et, pour
divertissement, brodait des parements d'autel. Hélas! l'âge et la
maladie ne l'avaient que trop mûrie pour la dévotion.

     Ce 29 juillet 1692.

     Il y a longtemps, mon très-révérend père, que je me suis donné
     l'honneur de vous écrire. Je ne crains pas que vous soupçonniez que
     ce soit par oubly. C'est souvent par discrétion que je m'en prive.
     Cette fois cy c'est par scrupule. Je ne voulois pas vous dire une
     chose que je suis persuadée qui vous fera de la peine et j'en ay
     encore davantage à vous la laisser ignorer. Quelques jours devant
     la Pentecoste, je m'aperçeus d'une dureté au sein, du costé droit,
     assés douloureuse. J'eus envie de n'en point du tout parler, mais
     après avoir souffert quelques jours, je crus que le chirurgien de
     léans (_Elle veut parler du chirurgien des Incurables, parmi
     lesquels se trouvaient beaucoup de cancéreux_), étant expérimenté
     plus qu'aucun sur ces sortes de maux, je ferois mieux de lui faire
     voir. Il me dit d'abord qu'il falloit qu'il y eût plus de deux ans
     que je portasse ce mal, qu'il trouva d'une qualité très maligne. Je
     lui dis comme je vivois depuis longtems. Il me dit que, bien loin
     que cette nourriture (_les oeufs et le laitage_) me fût nuisible, il
     croyoit que Dieu avoit permis ce genre de vie pour rendre le mal
     moindre. Ce que je vous dis pour vous oster ce qui pourroit vous
     peiner sur cela (_c'est Rancé qui lui avait prescrit ce genre de
     vie_). Qui que ce soit au monde ne sait ce que je me donne
     l'honneur de vous dire, que celuy que je vous dis et vous. Je ne
     croy pas que vous desapprouviez ma conduite sur cela. Vous voyés
     que je ferois des raisonnemens inutiles, et l'incommodité réelle
     que je recevrois de ceux qui, me voyant encore, redoubleroient
     leurs soins, qui sont de véritables accablemens pour moy. Car sy je
     ne pouvois plus voir qui que ce soit sur la terre, l'état où je me
     trouve seroit un vray paradis pour moy. Tant que j'ay vécu dans le
     monde, j'ay toujours craint ce mal avec les horreurs que la nature
     en donne.

     Depuis ma conversion, je n'y avois pas pensé. Quand je m'en
     aperçus, je me prosternay devant N. Sgr. avec larmes et lui
     demanday avec un sentiment très vif de me l'oster ou de me donner
     la patience de le supporter. Je puis vous protester que, depuis ce
     moment, je n'ay pas formé un désir sur cela, Dieu m'ayant fait la
     grâce d'ajouter à la tranquillité que j'avois devant un calme que
     je ne puis vous exprimer. Il me semble que c'est un effet de
     l'amour de Dieu envers moy qui a tellement augmenté celuy que
     j'avois dans le coeur, que j'en suis beaucoup plus remplie. Ce qui
     me fait peine est une certaine molesse, il me semble, quelquefois
     de me coucher plus tost ou de me lever plus tard. Je pourrois
     peut-estre et mesme je croy avoir sur cela plus d'exactitude. Car
     je sens aussy que cela attire mon attention par la douleur. Enfin
     il est impossible, et je m'en aperçois à tout moment, que mes
     journées ne soient remplies d'infidélités. C'est la seule peine que
     j'aye et qui n'est pas prête à finir, puisque j'ay bien peur de
     n'en voir la fin qu'avec ma vie, dont les souvenirs me font
     trembler. C'est la vérité et, sy ce que je sens quelquefois sur
     cela n'étoit trouversé de l'espérance, j'en serois accablée. Ce
     qu'il y a dans ce mal-cy d'inconcevable, c'est qu'il porte avec luy
     le sentiment d'un très grand nombre de maux que l'on n'a point,
     puisque, en effet, il semble qu'il soit unique. Cependant, je puis
     vous dire avec vérité que je ne suis pas une heure avec une douleur
     semblable, quoy que j'en aye toujours. Je n'avois jamais conçu que
     cela se pût, moy qui ay assés senty de maux en ma vie, mais chacun
     portoit sa douleur particulière. Je croy donc, mon très révérend
     père, si vous me le permettés, qu'il faut demeurer comme il plaît à
     Dieu me mettre. Je n'ay, par sa miséricorde, nulle impatience d'en
     estre délivrée, ny inquiétude de souffrir; n'est-ce pas beaucoup?
     Après cette exposition, je n'auray plus besoin de vous importuner
     la mesme chose pour sy longtems. Je me feray, ce me semble, fort
     bien entendre en parlant en général de ma santé, dont pourtant je
     prendray la liberté de vous rendre un compte fidèle, puisque j'ay
     franchy de vous dire ce qu'il me faisoit tant de peine de ne vous
     pas dire. Je sens la joye et la consolation que je recevray de ce
     que vous aurés la charité de me dire, par celle que je sens de vous
     entretenir. Je vois quelquefois M. D. Elle va ce me semble bien
     droit à Dieu, et avec un dégagement qu'il lui met au coeur, pourvu
     que personne n'entortille n'y n'obscurcisse ses lumières.

     Elle n'auroit pas besoin de tant d'attirail qu'on luy en veut
     donner. Mais je crains qu'on ne l'attriste et il luy faudroit tout
     le contraire, car son mal est assés pour elle. Sy elle avoit été
     convertie en parfaite santé, N. Seigneur luy auroit donné le tems
     d'acquérir ces forces pour le jour de l'adversité. Mais elle a
     beaucoup à souffrir, elle est naturelle, elle a un tour aimable
     dans l'esprit; elle va à Dieu par son coeur. Vous acheverés, mon
     très R. P., ce qui reste à faire. Elle vous verra bientost. Voilà
     ce que j'envierois, si j'osois désirer quelque chose. Il faut finir
     cette lettre en vous demandant très-humblement pardon de sa
     longueur et en vous assurant de mes respects et d'un attachement
     pour vous dont je ne croy personne aussi capable que je le suis...

     Le mal dont je vous parle n'est pas ouvert, mais il y a à craindre
     qu'il ne s'ouvre, ce qui seroit le pis qui pût arriver à ce que
     croit l'homme qui l'a veu.

Voilà donc cette dame de la Sablière, agile à promener son âme des
curiosités de la science aux troubles de l'amour, la voilà n'ayant plus
à offrir à Dieu, son dernier amant, que les soupirs d'un sein décomposé!
Heureuse encore de s'être fait une nature nouvelle et convenable à son
horrible situation! Heureuse et belle de résignation, de patience et de
paix! Heureuse, oh! bienheureuse dans les tortures et les dégoûts d'un
mal dévorant, de déployer une âme angélique! On peut dire de celle qui a
écrit cette admirable lettre, comme d'Elisabeth Ranquet que, «marchant
sur la terre, elle était dans les cieux».

Le mal fit des progrès rapides. Cinq mois plus tard, quelques jours,
quelques heures peut-être avant sa mort, madame de la Sablière écrivait
à Rancé ces lignes qu'on ne peut lire sans songer à ce que dit Pascal
des misères de l'homme et de ses grandeurs:

     Ce ... janvier 1693.

     La maladie que j'ay augmente tous les jours, mon très R. P. Il y a
     apparence qu'elle n'ira pas loin. Je vous supplie très humblement
     que le mal que j'ay ne soit jamais su de personne pas plus après ma
     mort que pendant ma vie. Dieu vous récompensera sans doute de tous
     les biens que vous m'avés faits. Et je l'en prie de tout mon coeur.
     Je me sens toujours la mesme tranquillité et le mesme repos,
     attendant l'accomplissement de la volonté de Dieu sur moy. Je ne
     désire autre chose.

Elle décéda «le sixième janvier» 1693, et fut enterrée «le septième» par
le clergé de Saint-Sulpice[32].



M. THÉODORE REINACH

ET

MITHRIDATE[33]


Des trois frères Reinach, l'aîné, Joseph, a marqué dans la politique,
comme publiciste et comme député; le second, Salomon, est un archéologue
justement estimé pour l'ardeur et l'exactitude de son esprit; le plus
jeune, Théodore, après avoir promené sa curiosité en divers domaines,
s'est établi dans l'histoire. Je ne rappellerai pas les étonnantes
victoires scolaires qu'il remporta dans les années 1875, 1876 et 1877.
De tels succès, bien qu'ils révèlent sans doute une intelligence précoce
et facile, ne me semblent point enviables. Ils ont l'inconvénient de
mettre l'adolescent dans une lumière trop forte et de lui créer une
supériorité insoutenable.

C'est un danger que de se montrer d'abord prodigieux, puisqu'il n'est
donné à personne de le rester constamment. Il y a là une situation
difficile. Mais on en souffre peu si l'on est un savant, c'est-à-dire un
homme laborieux et modeste. Il est impossible au vrai savant de n'être
point modeste: plus il fait, et mieux il voit ce qu'il reste à faire. Et
je crois reconnaître en M. Théodore Reinach une âme vouée tout entière à
la science.

Ses couronnes scolaires étaient encore toutes fraîches quand il
entreprit de traduire _Hamlet_ en employant alternativement, à l'exemple
de Shakespeare, la prose et le vers.

L'idée semble excellente et naturelle. Je ne crois pas qu'elle ait été
réalisée de la manière la plus heureuse par M. Théodore Reinach. Je
doute même qu'elle soit réalisable. On pourrait essayer peut-être, pour
une étude de ce genre, d'un vers très souple et sans entraves, alternant
avec une prose rythmique comme celle de la _Princesse Maleine_. Mais
cela même est-il bien possible? Est-il possible de repenser un poète
assez vivement pour le transcrire avec son chant et toutes ses
harmonies? Au reste, ce n'est point la question. Si j'ai rappelé cet
essai de M. Théodore Reinach, c'est parce que le savant s'y révèle déjà
par le bon établissement du texte, par la précision des notes et par la
sûreté d'information dont témoigne l'intéressante introduction qui
précède l'ouvrage. À cet égard, peu de traducteurs, en France, ont aussi
bien compris leur devoir que M. Théodore Reinach, et il serait heureux
que son exemple fût suivi.

Il a donné, un peu plus tard, une _Histoire des Israélites depuis la
dispersion jusqu'à nos jours_, ainsi que plusieurs mémoires dans la
_Revue des études juives_. Il s'est beaucoup occupé d'antiquités
helléniques et d'antiquités orientales. Il a étudié dans un ouvrage
spécial, _Trois royaumes de l'Asie Mineure_ (1888), la numismatique des
rois de Cappadoce, de Bithynie et de Pont. Et cet ouvrage doit être
particulièrement signalé ici, parce qu'il fut pour l'auteur une sorte de
préparation à l'_Histoire de Mithridate_ et, si je puis dire,
l'échafaudage du monument.

Mettons, pour être tout à fait exact, un des échafaudages, car il en
fallait d'autres. Les sources de l'histoire de Mithridate sont de trois
sortes: 1° Les médailles, qui, étudiées dans le livre que je viens de
citer, ont fourni à l'auteur les éléments d'une chronologie. Elles lui
ont donné, en outre, quelques indices sur l'état des moeurs et des arts,
ainsi que sur le gouvernement des provinces. Enfin, c'est sur quelques
beaux tétradrachmes frappés dans le Pont, à Pergame ou en Grèce, qu'on
trouve le portrait de Mithridate. 2° Les inscriptions. M. Théodore
Reinach en a réuni vingt et une, tant grecques que latines. 3° Les
auteurs. Cette source est de beaucoup la plus abondante. Mais les
documents qu'elle fournit devaient être soumis à une critique
rigoureuse. On sait que les ouvrages des écrivains qui ont raconté
l'histoire de Mithridate à proximité des événements ne nous sont point
parvenus.

Nous n'avons ni les Mémoires de Sylla, ni ceux de Rutilius Rufus, ni
l'ouvrage de Sisena, ni les histoires de Salluste, ni le poème
d'Archias, ni les parties de Tite-Live concernant la guerre
mithridatique. On en est réduit à consulter des ouvrages postérieurs de
cent cinquante à trois cents ans au règne de Mithridate et qui, par
conséquent, empruntent toute leur autorité historique aux documents
d'après lesquels ils ont été composés. Mais les anciens n'indiquaient
guère les sources où ils puisaient, et c'est par des recherches très
attentives et des observations très délicates que Théodore Reinach est
parvenu à reconnaître les textes que Plutarque, Appien, Dion Cassius
avaient sous les yeux quand ils composaient leurs récits. Je n'entrerai
point dans le détail de ces procédés, qui ne relèvent que de la critique
érudite. Le peu que j'en viens de dire m'a été inspiré par ce goût
naturel qui porte chacun de nous à s'intéresser aux bonnes méthodes de
travail.

Les ouvrages de pure érudition ne sont point de ma compétence et ne
peuvent faire la substance d'une de ces causeries littéraires qui
veulent des sujets faciles et variés. Le spécial et le particulier ne
sont point notre fait. Par bonheur, il n'est pas rare qu'un véritable
savant soit amené par le progrès de ses recherches à ces généralisations
dont les esprits curieux peuvent tirer tout de suite agrément et profit.
Je ne manque point alors de me pénétrer des idées de ce savant et de
rapporter ce que j'en ai pu saisir. Je ne suis jamais si heureux que
lorsqu'il m'est donné d'entretenir des travaux d'un Renan ou d'un
Darmesteter, d'un Gaston Paris ou d'un Paul Meyer, d'un Oppert ou d'un
Maspero. Or, si le _Mithridate_ de M. Théodore Reinach relève de
l'érudition pour la méthode, il appartient à la littérature historique
par la grandeur du sujet, l'intérêt du récit et l'abondance des vues.
C'est un beau livre, d'une lecture facile dans presque toutes les
parties et, par endroits, attachante et passionnante plus que je ne
saurais dire. C'est qu'en effet M. Théodore Reinach a bien choisi son
sujet. Il l'a pris neuf et fécond. L'histoire de Mithridate, qui n'avait
jamais été traitée à part, est, entre toutes, grande et tragique.

De nos jours encore, les paysans et les pêcheurs d'Iéni-Kalé montrent,
près de Kertch, l'antique Panticapée, un rocher qui se dresse en forme
de chaise sur le bord de la mer. «C'est, disent-ils, le trône de
Mithridate!» L'homme que la légende a mis comme un colosse sur ce siège
énorme et sauvage garde aussi dans l'histoire une grandeur farouche.

Perse d'origine, issu de ces Mithridate qui mouraient au delà du terme
ordinaire de la vie humaine, laissant dans leur harem des enfants en bas
âge, Mithridate, qui fut nommé depuis Eupator et Dionysos, était nourri
dans Sinope, sa ville natale, et touchait à sa treizième année quand son
père, Mithridate Evergète, périt dans une de ces tragiques et ordinaires
intrigues de sérail qui réglèrent de tout temps la succession des
despotes de l'Orient. Sa mère, la Syrienne Laodice, qui, dans l'ennui du
gynécée, avait songé qu'Evergète durait trop, devint sultane par le
droit oriental du meurtre. Le jeune Mithridate, victime d'inexplicables
accidents de chasse et flairant sur sa table des mets suspects,
s'aperçut bientôt que sa mère trouvait qu'il grandissait trop vite. Il
s'enfuit dans les forêts épaisses du Paryadris, où il mena, seul,
inconnu, la rude vie du chasseur et du bandit. On raconte que, semblable
aux géants de pierre sculptés dans le palais de Sargon, il étouffait des
lionceaux entre ses bras. Après sept ans passés nuit et jour dans les
bois et dans les rochers, il reparut à Sinope, où on le croyait mort,
réclama son héritage, l'arracha de force et de ruse à la Syrienne, qui
l'avait aux trois quarts dissipé, territoires et trésors. Rapidement, il
se refit un royaume et «soumit à sa domination, ou tout au moins à son
influence, tout le bassin de la mer Noire».

Ce n'était pas un empire, mais une multitude de peuples. On y parlait
vingt-deux ou vingt-cinq langues différentes. Royaume de la mer, «le
Pont-Euxin, qui lui donnait son nom, lui donnait aussi son unité».

On sait le reste, que je ne puis rappeler ici, même brièvement, puisque
c'est, comme dit Racine, «une partie considérable de l'histoire
romaine». On sait la rupture avec Rome, que Mithridate avait d'abord
ménagée; la conquête de l'Asie Mineure, suivie du massacre de
quatre-vingt mille Romains; le protectorat de la Grèce et ce grand
dessein, imité d'Alexandre, de l'union du monde hellénique et du monde
oriental, qui finit cruellement à Chéronée et à Orchomène; et, après la
guerre de Sylla, les guerres de Lucullus et de Pompée qui font voir,
selon la parole de Montesquieu «non pas des princes déjà vaincus par les
délices et l'orgueil, comme Antiochus et Tigrane, ou par la crainte,
comme Philippe, Persée et Jugurtha; mais un roi magnanime, qui, dans les
adversités, tel qu'un lion qui regarde ses blessures, n'en était que
plus indigné» (_Grand. et déc._, chap. VII).

On sait enfin (et c'est là que je m'arrêterai un instant) qu'après la
défaite de Nicopolis, où ses cavaliers furent égorgés, dans la nuit,
jusqu'au dernier par les légionnaires de Pompée, le vieux roi s'échappa
seul à cheval, avec sa concubine Hypsicratée, vêtue comme un de ces
guerriers barbares, dont elle avait le coeur. Il courut le long du
Caucase et, parvenu en fugitif dans le Bosphore révolté, il le
reconquit. Ce fut son dernier royaume. Là, contraint d'abandonner l'Asie
à l'ennemi qu'il combattait depuis quarante ans avec une invincible
haine, il conçut le projet de marcher sur l'Occident par la Thrace, la
Macédoine et la Pannonie, d'entraîner avec lui les Scythes des steppes
sarmates et les Celtes du Danube, et de se jeter sur l'Italie avec un
torrent de peuples.

Ce plan gigantesque, Mithridate l'expose, au troisième acte de la
tragédie de Racine, dans un discours imité d'Appien:

     C'est à Rome, mes fils, que je prétends marcher.

Et il ajoute un peu plus loin:

     Ne vous figurez point que de cette contrée
     Par d'éternels remparts Rome soit séparée.
     Je sais tous les chemins par où je dois passer,
     Et si la mort bientôt ne me vient traverser,
     Sans reculer plus loin l'effet de ma parole,
     Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole.
     Doutez-vous que l'Euxin ne me porte en deux jours
     Aux lieux où le Danube y vient finir son cours?

«J'en doute!» s'écria le prince Eugène de Savoie, qui avait fait la
guerre contre les Turcs. Et le vainqueur inspiré de Zentha doutait avec
raison qu'une flotte de guerre pût traverser en deux jours l'espace de
mer qui sépare Kertch des bouches du Danube et qu'il suffît de trois
mois à une armée nombreuse pour se rendre, à travers sept cents lieues
de terres, de la Bulgarie à Rome. Mais ces mauvais calculs sont
imputables seulement à Jean Racine, qui, apparemment, n'était pas un
grand homme de guerre. C'est lui qui les a faits, dans sa maison, sur sa
table, avec beaucoup d'innocence. Aucun témoignage antique ne permet
d'en rapporter la faute à Mithridate lui-même, qui n'est pas responsable
des beautés dont un poète se plut à orner ses plans. On sait seulement
que le vieux roi «se proposait de longer la rive septentrionale de
l'Euxin, entraînant sur sa route les Sarmates et les Bastarnes, puis de
remonter la vallée du Danube, où les tribus gauloises, dont il avait
soigneusement cultivé l'amitié, accouraient en foule sous ses étendards.
Ainsi devenu le généralissime de la barbarie du Nord, il traversait la
Pannonie et descendait comme une avalanche du sommet des Alpes sur
l'Italie dégarnie de troupes, affaiblie par ses querelles politiques et
sociales.» Ce projet, dont la grandeur faisait l'étonnement des anciens,
n'a pas été beaucoup admiré par les historiens modernes. Michelet, qui
est enthousiaste, s'est un peu ému en l'exposant; mais M. Mommsen, dont
le défaut n'est point l'enthousiasme, n'a vu là qu'une pitoyable folie.
«L'invasion projetée des Orientaux en Italie, a-t-il dit, était
simplement risible. Ce n'était qu'une fantaisie du désespoir
impuissant.» M. Théodore Reinach ne le croit pas. Il rappelle que les
Cimbres avaient démontré, quarante ans auparavant, que la muraille des
Alpes n'était point infranchissable et il estime qu'une invasion
fondant, en l'an 63 avant l'ère chrétienne, sur l'Italie, déchirée par
la guerre civile, pouvait faire éprouver à Rome les deuils et les hontes
qu'Alaric devait lui infliger cinq siècles plus tard. Cette opinion est
soutenable. Mais la dispute sur ce point ne sera jamais terminée. Trahi
par son fils, abandonné par ses peuples, Mithridate s'est donné la mort
dans la citadelle de Panticapée, au milieu des préparatifs de sa grande
entreprise. Toutefois, cela seul condamne cette entreprise qu'elle se
soit, dès l'abord, renversée sur son auteur. Il n'importe! C'était un
grand ennemi et qui savait haïr. «Il possédait les dons respectables de
la haine», dit Mommsen, et M. Théodore Reinach ajoute: «Dans ce cerveau
surexcité, la haine atteignait au génie.» Les Romains, qui le
craignaient, se réjouirent de sa mort. Les soldats qui vinrent
l'annoncer à Pompée portaient des lauriers comme les messagers des
victoires.

L'embarras fut de reconnaître le corps du terrible sultan. Il était si
défiguré qu'on ne put le reconnaître qu'aux vieilles cicatrices dont il
était couvert. Pompée le fit coucher dans la nécropole royale de Sinope.
Mais c'est surtout par les éclats de leur joie que les Romains rendirent
les honneurs suprêmes à Mithridate Eupator.

Quelques années plus tard, Rome fit de nouvelles réjouissances pour la
mort d'un ennemi. Cette fois l'ennemi était une femme. Il y eut dans la
Ville-Éternelle, des danses et des sacrifices à la mort de Cléopâtre
comme à la mort de Mithridate. C'est qu'avec Cléopâtre périssait enfin
cet Orient guerrier qui avait disputé l'empire à Rome, coûté à l'Italie
tant de travaux et la vie de tant de soldats et de citoyens. Il est
visible que M. Théodore Reinach ressent pour Mithridate ce genre
d'intérêt dont un peintre attentif ne se défend guère à l'endroit d'un
modèle longuement étudié. Il suit le roi de Pont dans toutes ses
entreprises avec un mélange d'admiration et d'horreur. Il s'étonne, non
sans raison, de cette volonté si souple et si forte, de cette
infatigable énergie, de cet esprit de ruse et d'audace, de cette âme
indomptable qui puise dans la défaite des ressources nouvelles et que
les anciens ont comparée au serpent, qui, la tête écrasée, dresse sa
queue menaçante. Pourtant, quand il se recueille pour porter un jugement
d'ensemble, il se garde d'exalter son héros aux dépens de la justice et
de la vérité. Voici la page où se trouve résumée, non sans force, la
pensée de l'historien sur le despote extraordinaire dont il a conté la
vie:

     Malgré ses talents multiples, malgré son activité infatigable,
     malgré sa fin héroïque, il a manqué quelque chose à Mithridate pour
     être rangé parmi les vrais grands hommes de l'histoire: je veux
     dire un idéal supérieur, conçu avec sincérité, poursuivi avec
     constance. Que représente celui qu'on a appelé le Pierre le Grand
     de l'antiquité? La cause de la liberté, de la civilisation
     hellénique ou, au contraire, la réaction de l'Orient despotique et
     fanatique contre l'Occident libéral et éclairé? On ne le sait,
     lui-même l'ignore. Nous l'avons vu, dans la première partie de son
     règne, se porter en champion de l'hellénisme, copier Alexandre,
     conserver la tunique, coucher dans le gîte du conquérant
     macédonien. Un moment même, il a semblé qu'il eût réalisé son rêve
     ou, du moins, ramené les beaux jours du royaume de Pergame: l'Asie
     affranchie, la vieille Grèce elle-même soulevaient sur leurs
     épaules, dans un élan de fièvre joyeuse, le sauveur providentiel
     descendu des bords lointains de l'Euxin. Mais la fin du règne va
     nous offrir un tableau bien différent. Sous le masque hellénique,
     qui bientôt crève de toutes parts, nous trouverons un héros encore,
     mais un héros barbare, répudiant une civilisation d'emprunt,
     détruisant de ses propres mains les villes qu'il a fondées,
     adressant un appel désespéré au fanatisme religieux et national des
     vieux peuples de l'Asie et des hordes nomades du Nord, dont il
     semble incarner désormais la haine irréconciliable non seulement
     contre le conquérant romain, mais encore contre la civilisation
     méditerranéenne. Quel est le véritable Mithridate? Celui de
     Chersonèse et de Pergame ou celui d'Artaxata et de Panticapée? Je
     crains que ce ne soit ni l'un ni l'autre et que, dans ces deux
     rôles, où il paraît successivement passé maître, Mithridate n'ait
     été, en effet, qu'un prodige d'ambition et d'égoïsme, un royal
     tragédien, jouant de l'Olympe et de l'Avesta, des souvenirs
     d'Alexandre et des reliques de Darius, du despotisme et de la
     démagogie, de la barbarie et de la civilisation comme d'autant
     d'instruments de règne, autant de moyens de séduire et d'entraîner
     les hommes, sans jamais partager, au fond, les passions qu'il
     exploite et restant calme au milieu des tempêtes qu'il déchaîne.

M. Théodore Reinach nous a fait voir Mithridate souverain d'un royaume
mouvant, plusieurs fois perdu et reconquis, changeant sans cesse de
configuration et de place. Il nous a montré ce maître de tant de vies
humaines conduisant, avec une ardeur toujours égale, des guerres mêlées
d'étonnantes victoires et d'étonnantes défaites. Il a montré le sultan
de Pont tour à tour conquérant, diplomate, fondateur de villes,
organisateur de provinces, colon, protecteur du commerce, des arts et
des lettres, et destructeur des peuples.

Ce n'est pas tout. Il s'est plu encore à nous montrer, autant qu'il
était possible, Mithridate dans l'intimité de sa vie, couché sur un lit
d'or à ces banquets où il réunissait les orateurs et les rhéteurs
hellènes à ces officiers barbares qui portaient le titre envié d'Amis et
de Premiers-Amis du roi. Et ce ne sont pas là les tableaux les moins
intéressants du livre. Mithridate n'était pas sans doute un lumineux
génie. Mommsen lui refuse même l'étendue de l'intelligence, et M.
Théodore Reinach reconnaît que ce n'était pas un véritable grand homme.
Mais, à coup sûr, c'était ce qu'on nomme un caractère. Sa figure est
étrange et d'un relief puissant. À l'approcher, on admire une bête
humaine de cette stature et de ce tempérament, si rusée et si forte, si
ingénieuse et si barbare, et douée de si épouvantables vertus.

On a son profil sur les tétradrachmes. Il était beau, les traits grands,
la chevelure bouclée. C'était une espèce de géant. La grandeur de ses
armes étonna Pompée. Et ses armures, suspendues aux temples de Delphes
et de Némée, devant lesquelles s'émerveillaient les visiteurs,
semblaient les dépouilles d'un Titan. Ceint d'une tiare étincelante,
vêtu, à l'orientale, de robes précieuses, portant le large pantalon
perse, il apparaissait, dans le feu des pierreries, comme l'image, sur
la terre, des dieux-astres, Ormuzd et Améria, auxquels il allumait en
offrande une forêt sur une montagne. Sous ces dehors d'idole orientale,
c'était le plus agile cavalier de son armée, et il n'avait pas d'égal
pour lancer le javelot.

Habituellement sobre, il lui prit envie, un jour, à table, de lutter
avec un athlète pour la capacité du boire et du manger, et de cette
lutte il sortit vainqueur. Ce colosse avait une certaine délicatesse de
goût. Il recherchait la belle vaisselle d'or et d'argent, ce qui était,
à vrai dire, un luxe commun alors à tous les grands personnages. Il
avait formé un riche cabinet de pierres gravées. Il aimait les beaux
discours, et lui-même il parlait avec éloquence en plusieurs langues.
Enfin, ses connaissances en médecine semblent avoir été assez étendues
et profondes, bien qu'il mêlât à ses recettes beaucoup de formules de
sorcellerie.

Comme tous les dynastes d'Orient, il avait une grande habitude du
meurtre domestique. Quatre de ses fils périrent par son ordre:
Ariarathe, Mithridate, Macharès et Xipharès. Mais il faut voir
l'enchaînement des crimes dans cette maison et se rappeler que sa mère
avait tenté de le faire tuer et qu'enfin un fils qu'il avait épargné,
Pharnace, fut cause de sa mort.

Il semble avoir beaucoup aimé sa fille Drypetina, un monstre qui avait
une double rangée de dents à chaque mâchoire, et, s'il la fit poignarder
par un eunuque, ce fut pour qu'elle ne tombât pas vivante aux mains des
Romains.

Deux autres de ses filles, Mithridatis et Mysa, moururent avec lui à
Panticapée pour la même raison. Rien alors de plus ordinaire, après une
défaite, que le massacre de tout un sérail. Avant de battre en retraite,
on tuait les femmes à l'approche de l'ennemi, comme aujourd'hui on
détruit le matériel embarrassant. Après la défaite infligée, à Cabira,
par Lucullus à l'armée pontique, Mithridate, en fuite sur Comana,
dépêcha l'eunuque Bacchidès à Pharnacie avec ordre de faire mourir
toutes les femmes du sérail. Parmi elles se trouvaient deux soeurs du
roi, Roxane et Statira, âgées de quarante ans, qui n'avaient point été
mariées, et deux de ses femmes, Ioniennes l'une et l'autre, Bérénice de
Chios et Monime de Stratonicée. Monime avait refusé quinze mille pièces
d'or dont Mithridate croyait l'acheter. Il fallut que le roi de Pont lui
envoyât le bandeau royal. C'était d'ailleurs un présent qui coûtait peu
à ce grand faiseur de reines.

On trouva plus tard, dans les archives du Château neuf, près Cabira, une
correspondance échangée entre Monime et Mithridate, dont le ton
licencieux choqua la pudeur des Romains. Mais, enfermée loin de la
Grèce, dans un sérail, sous la garde de soldats barbares, la fière
Ionienne regrettait amèrement sa patrie et la liberté. Bacchidès portait
aux femmes l'ordre de mourir de la manière que chacune d'elles croirait
la plus prompte et la moins douloureuse. Bérénice se fit apporter une
coupe de poison. Sa mère, qui était près d'elle, lui demanda de la
partager. Elles burent toutes deux. La mère mourut la première. Et,
comme Bérénice se tordait dans une horrible agonie, Bacchidès l'acheva
en l'étouffant. Roxane et Statira choisirent aussi le poison. La
première le prit en maudissant son frère. Mais Roxane, au contraire, le
loua de ce qu'au milieu des dangers qu'il courait lui-même il ne les
avait pas oubliées et leur avait assuré une mort libre, abritée des
outrages. Monime, en mémoire peut-être des reines tragiques de ses
poètes, détacha de son front le bandeau royal, le noua autour de son cou
et se pendit, comme Phèdre, à une cheville de la chambre. Mais le faible
tissu se rompit.

Plutarque a conservé ou trouvé les douloureuses paroles que, selon lui,
prononça alors la jeune femme: «Fatal diadème, s'écria-t-elle, tu ne me
rendras pas même ce service!» Et elle présenta la gorge à l'eunuque.
Ainsi périt, après de longs dégoûts, dans le sérail de Pharnacie, Monime
de Stratonicée.

Il y a sans doute quelque brusquerie à quitter sur cette tragédie
domestique l'histoire du grand Asiatique contre qui s'illustrèrent
Sylla, Lucullus et Pompée. Mais cette scène de femmes empoisonnées,
étouffées, égorgées par un eunuque révèle mieux peut-être que tous les
récits de guerre le vrai Mithridate, le vieux sultan de Pont, le
despote, l'Oriental.

FIN



NOTES


[1: Toute licence sauf contre l'amour, 1892, in-18.]

[2: Par Guy de Maupassant.]

[3: Par Paul Bourget.]

[4: _Souvenirs du baron de Barante_, de l'Académie française, 1782-1866,
publiés par son petit-fils, CLAUDE DE BARANTE; in-8°; tome Ier.]

[5: Le vicomte Eugène Melchior de Vogüé.]

[6: _César Borgia_, sa vie, sa captivité, sa mort, d'après de nouveaux
documents des dépôts des Romagnes, de Simancas et des Navarres, par
Charles Yriarte, 2 vol. in-8°.]

[7: _Essais orientaux_, 1 vol. in-8°.--_Lettres sur l'Inde_, 1 vol.
in-18.--_La Légende divine_, 1 vol. in-18.]

[8: _Poésies et contes populaires de la Gascogne_, par Jean-François
Bladé, correspondant de l'Institut (dans la collection des _Littératures
populaires_, de Maisonneuve et Leclerc), 6 vol.--_Traditions, coutumes,
légendes et contes des Ardennes_, par Albert Meyrac, avec préface par
Paul Sébillot, 1 vol.--_Esthétique de la tradition_, par Émile Blémont,
et _Études traditionnistes_, par Andrew Lang (dans la _Collection
internationale de la tradition_, de MM. Émile Blémont et Henry Carnoy),
2 vol.]

[9: Vannes, 1891, in-8°. (Extrait de la _Revue des traditions
populaires_.)]

[10: Je parlais ici des _Études_, revue dirigée par les pères de la
Compagnie de Jésus. On ne m'y a point ménagé, mais il n'est pas au
pouvoir des Pères de me rendre injurieux et de mauvaise foi. Je n'ai
point cessé de reconnaître et de dire que leur revue est rédigée par des
écrivains habiles et judicieux. Je prévoyais bien que le livre du père
Didon leur paraîtrait d'un goût douteux et qu'ils estimeraient pour le
moins imprudent l'essai tenté par l'éloquent dominicain d'une
psychologie de Jésus, selon les méthodes de Taine et de Bourget. Mes
pressentiments ne me trompaient pas. Quelques jours après avoir publié
mon article, je reçus les _Études religieuses_ de novembre 1890, et j'y
lus avec grand plaisir un morceau très solide sur le _Jésus-Christ_ du
père Didon, où il est dit: «N'a-t-il pas trop accordé au désir de placer
Jésus dans «son milieu»? Certaines phrases sur l'influence de ce milieu
sonnent d'une façon étrange, à propos du Verbe incarné. Ainsi, parmi des
détails d'une longueur un peu exagérée sur «l'éducation» qu'a dû
recevoir Jésus «adolescent», et après cette observation que, «dans les
assemblées publiques, à la synagogue (de Nazareth), il connut aussi, par
expérience, les misères, les travers, les aberrations et la vaine
science des docteurs de son temps...,» vient cette réflexion au moins
inutile: «Les premières impressions de l'adolescence ne s'effacent pas;
_en Jésus, comme en nous, elles aident à comprendre les volontés, les
paroles, les actes de l'âge mûr_.» (T. I, pp. 84-85.) La description
très poétique de Nazareth est précédée de ces lignes encore plus
singulières: «On ne comprendrait pas sa physionomie (celle de Jésus) et
son caractère, si, dans l'étude de son adolescence et de sa jeunesse, on
négligeait le milieu extérieur, la nature au sein de laquelle il a
grandi. L'homme tient par des attaches trop étroites au sol qui l'a vu
naître, pour n'en pas recevoir l'empreinte...» (P. 86.) Nous n'aimons
pas non plus lire que «la pensée (du supplice auquel Jésus se savait et
se sentait voué) étendait sur tout son être un voile de tristesse.» (I,
p. 270); ou que «_souvent_, dans sa vie, Jésus a laissé voir
l'accablement où le jetait la vue seule du calice qu'il devait boire».
(P. 166.)--Ces observations excellentes sont du R. P. J. Brucker, qui
est, avec le R. P. P. Brucker, un des rédacteurs les plus distingués des
_Études_.]

[11: À propos du drame de MM. Victorien Sardou et Moreau.--Consultez
Henry Houssaye; Cléopâtre, dans _Aspasie, Cléopâtre, Théodora_, 1 vol.]

[12: Consultez sur ce point une note de M. Maspero dans l'étude de M.
Henry Houssaye citée plus haut.]

[13: Il est sans doute utile de rappeler que ces deux articles sont
écrits, l'un avant, l'autre après la première représentation du drame de
MM. Victorien Sardou et Moreau, à la porte Saint-Martin.]

[14: H. Houssaye _loc. cit_., note n°11.]


[15: _La Conquête du Paradis_, par Judith Gautier (dans la bibliothèque
des romans historiques. Armand Colin, éditeur). 1 vol.]

[16: Le _Pèlerin passionné_, 1 vol. in-18.]

[17: _Reliques de Jules Tellier_, 1 vol.]

[18: On sait qu'il n'y a pas de facultés à Rouen. Tellier place un
étudiant imaginaire dans une faculté imaginaire.]

[19: Tellier avait mis _quotquot erant vantes_. J'ai rétabli le texte
d'Ovide, mais le sens n'est plus tout à fait le même. Ovide ne dit pas
que tout poète indistinctement lui semblait un dieu. Il fait allusion au
trouble dont il était saisi dans ses premières rencontres avec un
poète.]

[20: Voici la pièce entière.

     PRIÈRE

     Fantôme qui nous dois dans la tombe enfermer,
     Mort dont le nom répugne et dont l'image effraie,
     Mais qu'à force de crainte on finit par aimer,
     Puisque la vie est vaine et que toi seule es vraie;

     Ô Mort, qui fais qu'on vit sans but et qu'on est las,
     Et qu'on rejette au loin la coupe non goûtée,
     Mort qu'on maudit d'abord et dont on ne veut pas,
     Mais qu'on appelle enfin quand on t'a méditée;

     Ô la peur et l'espoir des âmes, bonne Mort
     Dont le souci nous trouble un temps, et puis nous aide,
     Mystérieux écueil où se blottit un port,
     Et poison merveilleux où se cache un remède;

     Ô très bonne aux vaincus et très bonne aux vainqueurs
     Qui sur leurs fronts à tous baises leurs cicatrices,
     Ô des douleurs des corps ou de celles des coeurs
     La sûre guérisseuse et la consolatrice!

     Puisque tant de ferveur pour toi s'élève en lui,
     Qu'il veut te préférera tout, même à l'Aimée,
     Sois clémente à l'enfant qui t'invoque aujourd'hui,
     Bien qu'il t'ait méconnue et qu'il t'ait blasphémée.

     Ma haine s'est changée en un amour profond:
     Voici croître en mon coeur guéri de ses chimères
     L'ennui des voluptés dont on touche le fond
     Et le morne dédain des choses éphémères.

     Vivre dans l'instant n'est que trembler et souffrir.
     Songe à l'horrible attente et fais-toi moins tardive!
     Il suffit que tu sois pour qu'on veuille mourir:
     Le temps laissé par toi ne vaut pas qu'on le vive.

     Donne-moi le Repos et l'Oubli, les seuls biens!
     Endors-moi dans la paix de ta couche glacée!
     Mais avant le moment où tu clôras les miens,
     Ferme les yeux par qui mon âme fut blessée!

     Périsse avant moi l'Être éphémère et charmant,
     Apparence flottant parmi les apparences,
     Dont la grâce a troublé mon coeur profondément,
     Et par qui j'ai connu de si dures souffrances!

     Car, dût-elle aussitôt disparaître à son tour
     De ce monde où tout n'est que mirage et que leurre,
     Quand même pour la vie elle n'aurait qu'un jour,
     Et quand pour le plaisir elle n'aurait qu'une heure,

     Cette heure-là, rien que cette heure, en vérité,
     Quand j'y songe un instant, m'est à ce point cruelle,
     Que je n'en conçois plus même la vanité,
     Et qu'à mon coeur jaloux elle semble éternelle,

     Janvier 1888.
]

[21: Voir sur cette phrase l'article suivant intitulé _la Rame
d'Ulysse_.]

[22: _Blaise Pascal_, par Joseph Bertrand, de l'Académie française,
secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, 1 vol. in-8°.--_Le
dogmatisme et la foi dans Pascal_, par Sully-Prudhomme (dans la _Revue
des Deux Mondes_ du 15 octobre 1891).]

[23: 1 vol. in-18. Perrin édit.]

[24: _La fin du paganisme, étude sur les dernières luttes religieuses en
Occident au quatrième siècle_, par Gaston Boissier, 2 volumes
in-8°.--Hachette, édit.]

[25: _Cicéron et ses amis_, 1 vol.; _Promenades archéologiques, Rome et
Pompéï_, 1 vol.; _Nouvelles Promenades archéologiques, Horace et
Virgile_, 1 vol.; l'_Opposition sous les Césars_, 1 vol.; la _Religion
romaine, d'Auguste aux Antonins_, 2 vol.]

[26: À propos du livre étudié dans le précédent article: _La Fin du
paganisme. Étude sur les dernières luttes religieuses en Occident, au
IVe siècle_, par Gaston Boissier, 2 vol. in-8°.]

[27: _Une Passionnette_, 1 vol. in-8°, Calmann Lévy, éditeur.]

[28: Les grands écrivains: _Madame de La Fayette_, par le comte
d'Haussonville. 1 vol. in-18. Hachette éditeur.]

[29: Dans la préface de l'édition Conquet, in-8°.]

[30: Un poète breton. Charles Le Goffic. (_Amour breton_), 1 vol.
in-18.]

[31: _Coeur double_, avec une préface, 1 volume.]

[32: Cette date est prise dans l'acte de décès que Jal a publié dans son
dictionnaire. Il y est dit que madame de la Sablière décéda rue aux
Vaches, dite aussi rue aux Vachers et actuellement la rue Rousselet.
Mais d'une étude destinée au journal le _Temps_ et dont l'auteur, M.
Georges Villain, a bien voulu me communiquer les épreuves, il résulte
que madame de la Sablière est morte dans l'appartement qu'elle occupait
aux Incurables, tout contre la chapelle.]

[33: _Mithridate Eupator, roi de Pont_, par Théodore Reinach, 1 vol.
in-8°.]





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