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Title: Sans-peur le corsaire
Author: Landelle, Gabriel de la
Language: French
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(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



Notes de transcription:

[NT1: Les mots signalés par NT1 ne sont pas lisibles sur l'original et
ont dû être interprétés par leur contexte.]

[NT2: Le mot signalé par NT2 est, dans l'original, écrit, d'une part la
tête en bas et de plus les lettres mélangées. Cette fantaisie
typographique semble indiquer que la vitesse du mouvement est telle
qu'elle en chamboule le mot. Dans le texte ASCII, l'ordre des lettres a
été conservé mais elles ont été retournées le tête en haut; Une version
Unicode a été faite pour avoir un rendu typographique plus proche. La
version HTML a également utilisé les codes Unicode adéquats.]



SANS-PEUR LE CORSAIRE



RENÉ HATON, Libraire-Éditeur, 35, rue Bonaparte, PARIS

       *       *       *       *       *

OUVRAGES DE M. G. DE LA LANDELLE.

       *       *       *       *       *

LE DERNIER DES FLIBUSTIERS. 1 vol. in-8, franco... 4 fr. 50

Inspiré par des sentiments patriotiques, exécuté par un auteur
expérimenté qui sait avec une science parfaite mêler le plaisant au
sévère, d'un intérêt puissant constamment soutenu, _le Dernier des
Flibustiers_ est rigoureusement historique par le fond comme par les
détails, par les récits d'aventures comme par les peintures de mœurs. Il
résume et met en scènes la biographie extraordinaire d'un héros polonais
rendu célèbre par ses faits d'armes, sa captivité au Kamtchatka, son
audacieuse évasion, ses explorations maritimes et surtout par ses
travaux de colonisateur.

Sous ce dernier rapport, l'ouvrage emprunte aux événements contemporains
l'attrait de l'actualité; car le principal théâtre des événements est
Madagascar, dont Réniowski fut sur le point de donner à la France
l'entière possession. Aussi bien l'auteur a cru devoir compléter _le
Dernier des Flibustiers_ par une notice succincte, mais très complète,
consacrée à l'histoire de la grande île africaine, depuis les temps les
plus reculés jusqu'à l'époque actuelle.

       *       *       *       *       *

DANS LES AIRS. Histoire élémentaire de l'aéronautique. Un vol. In-12,
2 fr.

Surexciter la curiosité en passant la revue historique de tout ce qui a
été inventé ou essayé par les hommes pour s'élever ou se mouvoir _dans
les airs_,--donner à ce recueil de propositions ingénieuses, de
découvertes inattendues, d'étranges expériences et de tentatives des
natures les plus diverses, un très vif intérêt à l'aide d'une foule de
récits souvent dramatiques, toujours instructifs,--ou, en d'autres
termes, emprunter à l'histoire même l'exposition complète des éléments
de la science aéronautique,--tel est l'objet que s'est proposé un
vulgarisateur d'une incontestable compétence, M. G. de la Landelle, dont
les études spéciales sur la question remontent à 1861. D'innombrables
recherches donnent à son ouvrage une base sérieuse. Son esprit enjoué en
corrige adroitement les passages les plus ardus et c'est le sourire aux
lèvres qu'on y recueille telles leçons, telles démonstrations qui ne
seraient pas mieux formulées à grand renfort d'x algébriques. Le lecteur
captivé s'étonne, par exemple, d'être diverti par l'étude préliminaire
des poids et mesures des animaux volants, dialogue récréatif qui sert
d'entrée en matière.

L'examen des précédents historiques depuis le moine écossais Roger
Bacon, _le docteur admirable_ du XIIIe siècle, jusqu'aux Pères Honoré
Fabri, François Lanu et autres savants précurseurs des découvertes
modernes, démontrent clairement que jamais l'Église n'a entravé les
œuvres de la science lorsqu'elle reste dans le domaine des lois
naturelles. Les _titres de gloire_ des Mongolfier, depuis le temps des
croisades et l'importation du papier en Europe, jusqu'à nos jours, ont
été énumérés par l'auteur avec une prédilection dont on lui sait
d'autant plus gré que cette intéressante revue est remplie de traits
anecdotiques charmants. L'histoire du cerf-volant, celle du parachute,
les nombreux travaux de l'école moderne de l'aviation, l'esquisse des
aventures dramatiques du _Géant_, l'examen des divers systèmes en
présence, les biographies plus ou moins accidentées d'un certain nombre
d'inventeurs ou de chercheurs aventureux, les ascensions scientifiques
et l'effroyable catastrophe du _Zénith_, les services rendus à la France
par l'aérostation durant le siége de Paris, fournissent les principaux
sujets d'un ouvrage que nous offrons au public avec la conviction qu'il
y trouvera l'agréable et l'utile mélangés dans des proportions
parfaites. Ajouterons-nous que les nombreux documents qu'il renferme le
recommandent en outre aux spécialistes, car en somme la forme ne saurait
emporter le fond.

En dépit des pédants dont l'ennui est le cheval de bataille, le fond, en
effet, ne saurait perdre à être traité sous une allure littéraire par un
homme d'esprit, conteur expert, et qui comme tel, n'en a été que mieux à
même de donner de l'entrain à ses relations d'essais, d'aventures, de
doctrines opposées et de solutions multiples.

       *       *       *       *       *

AVENTURES ET EMBUSCADES. Histoire d'une colonisation au
Brésil. Un vol. In-12            2 fr.

Le titre de cet ouvrage indique son genre mouvementé et la nature
d'intérêt qu'il provoque. Son sous-titre en dit l'objet d'une manière
générale, mais ne peut, en aucune sorte, faire pressentir le but élevé
que s'est proposé l'auteur. En peignant avec une consciencieuse
exactitude les mœurs des naturels du Brésil, et en relatant les travaux
d'un colonisateur tout à la fois prudent et hardi alliant la sagesse
avec la valeur, il s'est surtout attaché à faire ressortir l'influence
bienfaisante du christianisme sur les populations des contrées vierges
de l'Amérique du Sud. Dans ce dessein, il met en présence des hordes
sauvages dont il représente les rivalités implacables, une poignée
d'émigrants, les uns libres et chrétiens, Portugais, fuyant les
persécutions du redoutable Pombal, après le mémorable tremblement de
terre de Lisbonne, les autres esclaves, nègres récemment arrivés
d'Afrique, allant de concert à la recherche d'une patrie nouvelle. La
donnée de l'ouvrage est historique comme l'on voit, l'étude ethnologique
est constante, les conclusions d'ordre supérieur sont les fusions des
races et leur régénération pacifique par la propagation de la foi.

       *       *       *       *       *

LES LÉGENDES DE LA MER. 1 vol. in-12      2 fr.



G. DE LA LANDELLE

SANS-PEUR LE CORSAIRE

PARIS

RENÉ HATON, LIBRAIRE-ÉDITEUR 35, RUE BONAPARTE, 35

1886

Tous droits réservés



SANS-PEUR LE CORSAIRE



I

L'AMAZONE ET LE LION.


Sur la crête de la falaise à pic, l'éclair,--au milieu des brisants
battus par les lames du large, le tonnerre, «le tonnerre à la voile»
disaient les matelots.

Là-haut, au ras des précipices, la grâce, une jeune amazone se détachant
en silhouette sur le ciel bleu d'Espagne;--en bas, dans le chaos, le
courage, un hardi capitaine, le lion des ouragans, se confondant, lui,
son léger navire et ses toiles ouvertes à la brise, avec les rochers
noirs et leur écume irisée.

Dans le ciel, l'azur serein,--au ras des flots, des milliers
d'arcs-en-ciel mouvants.

Pas un nuage. Le soleil flamboyait; et ses rayons se subdivisant à
l'infini dans les jets de l'onde, le lion, qui semblait courir droit au
naufrage, voguait à travers toutes les couleurs chatoyantes du prisme;
tandis que l'amazone, sur son coursier emporté le mors aux dents, s'en
allait fulgurante, rasant les bords escarpés de droite et de gauche,
vers la pointe extrême de la falaise.

Deux catastrophes imminentes! Des éblouissements radieux! Splendide,
mais horrible!

Quelles imprudences! Quelle témérité! Délire et démence!

       *       *       *       *       *

Des groupes sinistres ricanaient au bas du morne:

--Belles épaves tout à l'heure!

--Il est bien joli le brig corsaire français, et nous savons tous qu'il
y a dans sa coque de riches affaires à cueillir.

--Par-dessus le marché, on tirera de jolis profits de la chute de la
senorita et de son petit cheval du Pérou, tout caparaçonné d'ornements
d'argent et d'or, à la mode des Incas.

--A-t-elle son beau collier de perles?

--A-t-elle sa ceinture royale?

--Elle va si vite qu'on n'en voit rien; mais on peut être sûr que bijoux
de grand prix ne lui manquent pas.

--Le brig de Sans-Peur le Corsaire est bondé de trésors.

--Et cette nuit, il vient encore de piller des Anglais.

--Est-ce bien sûr?

--On a entendu le canon, voilà!

--La bague enrichie de diamants de dona Isabelle vaut bien au moins deux
sacs de doublons?

--Oh! la belle journée qui commence!

       *       *       *       *       *

Délire et démence peut-être; double course vertigineuse!

Mais d'une part de nobles et de grands desseins, comme de l'autre
d'abjectes convoitises.

Dans l'iris de l'écume saline, un héros sublime de sang-froid, et sur
cette falaise abrupte une céleste créature digne d'être protégée par les
anges de la Pureté, de la Piété filiale, de la Reconnaissance, de tous
les sentiments généreux.

Belle, svelte, gracieuse,--belle d'une beauté inconnue même dans les
Espagnes,--svelte comme le palmier indien,--plus gracieuse que l'oiseau
du paradis,--dona Isabelle avait pour mobile l'amour de sa lointaine
patrie, le souvenir pieux de son noble aïeul. La fille des Incas
espérait, frémissante; elle avait tremblé pour celui en qui elle
retrouverait un libérateur. Certes! elle obéit à un mouvement
irréfléchi, lorsque après ses ferventes prières, réveillée en sursaut
par le canon, elle s'élança de son prie-Dieu sur son coursier
péruvien;--certes, ce fut avec une sorte de délire qu'elle prit l'abrupt
chemin de la falaise, et qu'elle osa stimuler la vitesse de sa fougueuse
monture, au point d'être ensuite incapable de la maîtriser;--mais rien
dans cette âme pieuse qui ne fût louable. Son exaltation était la
religion des ancêtres. Elle se souvenait du vieux cacique Andrès de
Saïri, son aïeul, et l'image de l'héroïque Catalina, sa mère, lui était
apparue disant:--«Oui! ma fille, c'est lui, c'est bien lui, c'est le
Lion de la mer! vivant encore! Va donc! cours à sa rencontre!...»

Un brig corsaire, ou pour mieux dire un aigle des flots, fier, effilé,
audacieux, menaçant,--fier comme le glorieux pavillon français qui
fouette la brise au-dessus de sa poupe,--effilé comme le roi des airs
dont il affecte la forme, dont il a le vol rapide,--plus audacieux qu'un
démon,--plus menaçant que le lion dont il porte le nom sur son tableau
d'arrière et l'image sculptée à son extrême avant, exécutait la plus
hardie des manœuvres que l'on puisse concevoir. Toutes voiles hautes, il
brave la tempête qui siffle dans ses agrès, la mer qui rugit sous son
éperon, les écueils qui se dressent écumants dans ses eaux.

--O mon Dieu! murmura l'amazone en voyant le navire gouverner droit sur
un chenal que les vieux pilotes de la côte de Galice déclaraient
impraticable. Il va se briser! Il va périr!...

--Elle! Isabelle! lancée de la sorte au-dessus du précipice!... Son
cheval l'emporte! Elle est perdue!... disait à demi-voix le capitaine du
brig _le Lion_.

Et celui que les plus hardis marins de l'Océan avaient, d'une commune
voix, surnommé SANS-PEUR, Léon de Roqueforte, qui revenait du large,
vainqueur d'une corvette anglaise, le modèle des corsaires de la
république française proclamée depuis cinq mois, le héros de la nuit, le
brave entre les plus braves,--épouvanté par la témérité de la jeune
fille,--pâlit en commandant d'une voix terrible de jeter l'ancre et de
carguer toutes les voiles à la fois.

Isabelle poussa un cri de terreur; la foule accourue sur le rivage y
répondit par des clameurs bien diverses.

On entendit des rires moqueurs et des applaudissements barbares, des
accents de pitié, d'admiration, d'enthousiasme, et des vœux impies pour
un naufrage «infaillible.»

L'équipage du _Lion_ obéissait aveuglément. Le brig mouillait au milieu
d'un tourbillon entre les brisants et la côte. Ses voiles avaient été
carguées avec une merveilleuse promptitude, et l'ancre ayant mordu sur
une roche, il pivotait en reculant vers la falaise dont sa poupe passa
si près que son pavillon la frôla et s'y colla un instant.

Alors,--en cet instant même,--de l'extrémité de la vergue basse qu'on
nomme _le gui_, un homme s'élança, par un bond désespéré, sur une des
aspérités de la côte à pic, il criait:

--Coupe le câble! Hisse le foc! Allez mouiller sous le château de
Garba!...

Puis, d'un élan furieux, il gravit le roc, et se dressant devant le
cheval de l'amazone, il en saisit la bride avec sa main ensanglantée.

Le cheval cabré ne s'arrêta point, mais fit un écart.

La bride s'était rompue.

Un corps lourd tombait dans l'abîme.

Mais Isabelle, adroitement enlevée de sa selle, était dans les bras du
capitaine Léon, qui bientôt s'inclinant devant elle dit avec joie:

--Dieu soit béni, mademoiselle, je suis arrivé à temps.

--Pour me sauver, seigneur capitaine, vous avez tout exposé, votre
navire, votre vie... Ah! combien j'ai tremblé pour vous!

--Merci de cette noble parole, dona Isabelle. Et vous me voyez trop
heureux, maintenant, car j'ai pu agir avant de parler... Mais, ajouta le
capitaine en souriant, vous êtes cause que je ne mérite plus mon surnom:
_J'ai eu peur_.



II

DÉSAPPOINTEMENTS.


Les ordres du capitaine corsaire furent admirablement exécutés. Léon de
Roqueforte pouvait compter sur ses valeureux compagnons.

Avant même qu'il se fût jeté au devant de l'étalon fougueux, la hache de
maître Taillevent frappait le câble, le foc était orienté de nouveau,
et, trompant l'attente des naufrageurs, _le Lion_ secouait sa crinière
d'écume en gouvernant vers le mouillage qu'il avait abandonné la veille
au coucher du soleil.

--Quel homme! quel homme! mille noms d'un tremblement à la voile!
s'écria l'alerte maître d'équipage quand la manœuvre fut achevée. Il
sauta pis qu'un baril de poudre, foi de matelot! Tout le connaît, le
feu, l'eau, la brise carabinée, tout, jusqu'à la terre, jusqu'aux
chevaux...

--Pardonnerez, maître,--osa répondre Camuset le novice, qui, malgré les
usages républicains, ne se serait pas permis de tutoyer son ancien et
supérieur;--pardonnerez! Le cheval n'a guère eu goût à la connaissance,
m'est avis, vu qu'il s'est affolé en grand comme un paquet de
bêtisailles, parlant par respect...

A défaut de mieux, les pillards du rivage écorchaient le malheureux
cheval, et maître Taillevent disait à ses camarades:

--Voilà des coquins qui espéraient meilleure chance!... Un faux coup de
barre, garçons, notre vaillant _Lion_ était traité pis que cette pauvre
bête...

--Et le capitaine ne serait pas à la promenade avec la princesse de
là-haut.

--Camuset! Camuset! tu vas te faire amurer, dit le maître en serrant son
poing vigoureux.

Le novice recula prudemment.

--Est-ce que j'ai mal parlé? murmura-t-il.

--Celui qui se mêle des affaires du capitaine parle toujours mal. Ainsi,
pas un mot de plus, ou gare dessous! Va-t'en au poste des blessés,
failli mousse, tu sais bien qu'il y a là de la besogne pour toi.

Camuset _fila son nœud_, pour parler en style du gaillard d'avant; mais
les corsaires groupés autour de leur maître d'équipage continuèrent la
causerie, tandis que les riverains désappointés voyaient le brig
naviguer à son aise dans la crique située en dedans des récifs.

       *       *       *       *       *

Les riverains, pourtant, n'étaient pas les plus désappointés.

Du balcon de son antique[NT1] château, le jeune seigneur don Ramon de
Gerba venait, à l'aide d'une lunette d'approche, de suivre tous les
mouvements du brig et de l'amazone, son imprudente sœur.

--Mort de mon âme! grommela-t-il en bon espagnol, un excellent cheval
tué, le brig sauvé encore une fois, ma sœur l'_Indienne_ en tête-à-tête
avec cet aventurier français, et une occasion rare perdue!...

La qualification d'_Indienne_ donnée avec amertume à dona Isabelle par
son aîné pourrait démontrer jusqu'à quel point étaient fraternels les
regrets de don Ramon pour la rare occasion qu'il perdait. Certes, il
n'aurait pas eu grand souci de l'excellent cheval, si Sans-Peur le
Corsaire n'avait pu arriver à temps.

--Mais aussi, pourquoi le marquis de Garba y Palos, son père, le
laissant tout enfant en Espagne, avait-il épousé, au Pérou, une femme
de race trop illustre et trop ardemment éprise de l'amour de ses
infortunés compatriotes?

Cette femme était la mère d'Isabelle, la célèbre Catalina de Saïri.

En 1780, lors de la dernière insurrection des Péruviens indigènes, elle
avait péri massacrée par les soldats espagnols. Isabelle, âgée alors de
sept ans, conservait le cruel souvenir d'une journée d'horreur qui lui
rendait odieux les oppresseurs de sa nation.

Depuis près d'une année, la jeune fille avait fermé les yeux du marquis
son père, mort au château de Garba;--elle n'aspirait maintenant qu'à
retourner au Pérou et à s'éloigner d'un frère qui la regardait au moins
comme une étrangère, sinon comme une ennemie.

Don Ramon rentra dans son appartement avec humeur et se rapprocha du
_brasero_ rempli de charbons ardents, car la brise était froide. Puis,
roulant entre les doigts un _papelito_ catalan, il songea aux biens
considérables que le marquis son père avait laissés au Pérou.--Sans
Isabelle, qui en était la seule héritière, il les aurait fait vendre et
serait devenu le plus riche seigneur des côtes de Galice.

On reconnaîtra que Sans-Peur le Corsaire avait assez mal mérité de don
Ramon de Garba y Palos en sauvant la vie à sa sœur. Sans-Peur le
Corsaire, il est vrai, tenait fort peu aux bonnes grâces de Sa
Seigneurie don Ramon de Garba y Palos.



III

RECONNAISSANCE.


Par un mouvement soudain qui n'était ni de la timidité, ni de la
retenue, ni de la fierté, dona Isabelle, l'amazone péruvienne, s'était
reculée. Immobile, silencieuse, plus troublée peut-être qu'à l'instant
où elle s'était vue suspendue sur l'abîme, elle contemplait comme une
vision d'outre-tombe le héros qui lui disait:

--Mademoiselle, ce n'est point un hasard qui m'a fait choisir cette
crique pour lieu d'abri. J'étais au Pérou, il y a deux ans... il y a
deux ans, quand vous en partiez...

La voix maternelle retentissait dans le cœur de l'intrépide jeune
fille:--«C'est lui! c'est bien lui! c'est le Lion de la mer, vivant
encore!...»

--Je vous revis alors, avec une joie et une douleur sans égales; votre
noble père était rendu à la liberté, vous étiez à son bras, radieuse,
profondément émue et fière des clameurs enthousiastes qui saluaient
votre délivrance, mais une barrière infranchissable nous séparait...

--Oh! oui, c'est lui! c'est bien le Lion de la mer, vivant encore!
murmurait dona Isabelle, qu'une réminiscence vague, mais constante,
n'avait cessé de préoccuper depuis l'instant où elle s'était rencontrée,
huit ou dix jours auparavant, avec le capitaine du brig _le Lion_.

Le corsaire, mouillé sous les murs du château, n'en était pas assez loin
pour que, de sa fenêtre, dona Isabelle ne vît parfaitement Léon chaque
fois qu'il était sur le pont de son bord.

Dès le premier jour, il s'inclina respectueusement à sa vue.

Elle se recula étonnée de la fixité de son regard et du geste éloquent
qu'il fit comme pour remercier le Ciel de ce qu'elle lui apparaissait.

Le soir, une guitare péruvienne modula les airs qui avaient bercé son
enfance.

Le lendemain, le capitaine français, de crainte de l'intimider, ne se
montra point; mais il n'eut point de peine à voir avec quelle attention
elle regarda plusieurs pavillons aux emblèmes, connus d'elle seule, que
déroulèrent et replièrent successivement quelques hommes du bord.

Elle avait ressenti coup sur coup d'indéfinissables impressions.

Les airs du pays natal retentissaient dans le silence de la nuit, et en
fermant les yeux, elle vit en ses plus lointains souvenirs d'enfance cet
étranger à grands cheveux blonds, aux traits aquilins, au teint blanc et
ardemment coloré, au sourire doux et fier, ce corsaire français qui
l'avait saluée en levant les mains au ciel.

Les jours suivants, elle ne se permit même plus d'entr'ouvrir ses
rideaux; mais attirée par un charme secret et puissant, elle ne cessait
d'observer à la dérobée. Et toujours se reproduisait en elle la même
impression, la même réminiscence mystérieuse qui se transformant en
vision se traduisit en ces paroles de Catalina, sa mère:--«Oui! ma
fille, c'est bien lui! c'est le Lion de la mer, vivant encore!...»

Et le canon retentissait, et tandis qu'agenouillée sur son prie-Dieu,
elle demandait au Ciel comme un miracle que son rêve fût une réalité, et
que celui pour le salut éternel de qui elle priait depuis sa tendre
enfance fût à la fois Sans-Peur le Corsaire et le Lion de la
mer,--tandis qu'elle délirait palpitante, son petit cheval péruvien
hennit en frappant des pieds.

--Je voudrais garder le silence, mademoiselle, disait Léon, et pourtant
il faut que je parle. Pour vous épargner une douleur, je donnerais ma
vie, et cependant, il faut que j'éveille en vous d'affreux souvenirs.

Isabelle poussa un cri,--cri d'horreur, de reconnaissance et de joie:

--Ah!... mon Dieu!... C'est vous qui vengiez ma mère, c'est vous qui
m'arrachiez aux assassins et me rendiez à mon malheureux aïeul... Vous
êtes _le Lion de la mer_?

--Les Péruviens indigènes m'appelaient ainsi! dit l'aventureux
capitaine.

--On nous fit croire que vous aviez péri; nous avons pleuré votre
généreuse mémoire.

Isabelle s'était agenouillée; de pieuses larmes baignaient ses yeux.
Elle invoquait sa mère Catalina, l'Indienne; elle remerciait Dieu de la
mettre providentiellement en présence de celui qui l'avait, tout enfant,
sauvée du massacre.

Léon s'unit de cœur aux saintes pensées de la jeune fille. De quelques
instants, il ne rompit le silence.

Les gens du pays remarquaient, au sommet de la falaise, les mouvements
du corsaire et ceux de la noble demoiselle. La curiosité en poussa
quelques-uns à gravir le sentier par lequel descendaient enfin le
corsaire français et la jeune fille appuyée à son bras.



IV

LE LION DE LA MER.


Léon de Roqueforte disait:

--J'avais dix-sept ans,--c'était pendant la guerre d'Amérique, et je
servais dans la marine de roi Louis XVI, de douloureuse mémoire, en
qualité d'enseigne de vaisseau.

Au nom du roi Louis XVI, décapité le mois précédent, sur la place de la
Révolution, le corsaire de la république se découvrit le front avec un
respect religieux.

Un groupe de curieux s'approchaient:

--Le démon de la mer!...

--Un tueur de rois!...

--Un bourreau de France!...

--Un damné maudit!...

--Il n'est pas laid, malgré ça!...

--De ma vie je n'ai vu plus beau cavalier, dit une femme.

--Satan est plus beau encore quand il ose reprendre sa forme d'ange du
ciel!...

Sans-Peur devina plutôt qu'il n'entendit ces propos, et s'adressant à
celui des Galiciens qui paraissait le plus vigoureux:

--Homme, lui dit-il en espagnol et d'un ton hautain, la demoiselle de
Garba y Palos est à pied, et tu oses nous regarder en face!

--Mais, seigneur capitaine, que voulez-vous, je ne suis pas un
cheval!...

--Je vois bien, drôle, que tu n'es qu'un mulet manqué, repartit le
corsaire en riant. Cours à la _pasada_ des _Rois mages_, et reviens avec
trois chevaux, tu nous accompagneras!... Marche!

En même temps, il lui jeta deux pièces d'or. Il distribua en outre
quelque argent au reste du groupe, pour aller chanter le cantique de
Notre-Dame-du-Salut à l'endroit même où Isabelle avait été sauvée.

Ensuite, il continua son récit:

--Notre corvette, commandée par le vicomte de Roqueforte, mon oncle,
venait d'explorer les Iles de l'Océanie; elle avait visité à plusieurs
reprises les Marquises, Taïti, Tonga, la Nouvelle-Zélande et les côtes
de la Nouvelle-Hollande, où le roi se proposait de fonder une colonie;
nous nous dirigions sur le Callao pour expédier de là nos dépêches en
Europe, avant de continuer nos explorations. Tout à coup, deux frégates
anglaises nous appuient la chasse. Elles avaient à en venger une
troisième que nous avions mise hors de combat dans la mer des Moluques,
six mois auparavant. On nous cherchait, comme je l'ai su depuis. Une
corvette contre deux frégates n'est pas de force à lutter, nous prîmes
chasse. Par malheur pour mes braves camarades,--par bonheur pour moi,
j'ose le dire aujourd'hui,--le combat ne put être évité. Notre corvette
fut coulée après six heures d'une défense héroïque; la plupart de nos
gens périrent et le reste fut fait prisonniers de guerre à l'exception
de deux hommes, un matelot et un enseigne. Le matelot s'appelle
Taillevent; il est aujourd'hui maître d'équipage du corsaire _le Lion_,
et l'enseigne, vous le devinez, dona Isabelle, c'est moi!... J'avais été
chargé par mon oncle et commandant, blessé à mort, des dépêches
destinées au roi et au ministre de la marine; je les portais à la
ceinture dans une petite boîte de plomb. Lorsque les canots anglais
vinrent nous recueillir, je me laissai couler au dernier moment. Je me
retrouvai bientôt seul avec Taillevent sur les débris de notre navire:

«--Ah! monsieur de Roqueforte! quelle chance! me dit-il, nous sommes
deux.

«--Camarade, répondis-je, il y a mieux que moi de sauvé. Les dépêches
pour le roi sont à ma ceinture. Si je péris et que tu en réchappes, je
t'en charge.

«--Soyez calme, _mon capitaine_,» répliqua-t-il en me donnant pour la
première fois un titre que je n'ai jamais voulu perdre.

J'étais capitaine d'un tronçon de mât, et tout mon équipage se composait
de Taillevent.--La côte de Pérou était à trois lieues; un courant fort
rapide nous poussait du sud au nord parallèlement à elle. Je n'avais pas
mangé depuis près de dix heures, et je sentais que mes forces
s'épuisaient. Taillevent s'en aperçut:

«--Je n'ai que vingt et un ans, me dit-il, mais ce n'est pas pour la
première fois, capitaine, que je coule avec mon navire. Ce matin, voyant
les deux frégates nous gagner, j'ai eu souvenance de mon plus grand mal
de l'autre fois, à savoir de souffrir la faim et la soif deux jours et
deux nuits d'une bordée.

«--Ah! ah! m'écriai-je, tu aurais des vivres sur toi?

«--Une ration de fromage, à votre service, capitaine, et mieux que ça,
une topette de sec dans cette corne d'amorce.»

Nous partageâmes fraternellement le fromage et l'eau-de-vie, après avoir
mis en réserve la moitié de notre petite provision pour le lendemain
matin.--Le soleil se couchait.

Au beau milieu de la nuit, notre tronçon de mât heurta violemment un
corps dur; nous nous retrouvâmes à la nage.

«--Diable de roche! disait Taillevent.

«--Rattrapons notre espar avant tout!» criai-je.

Mais l'obscurité profonde nous empêchait de le revoir, il était emporté
dans le remous du récif _el verdugo_ (le bourreau) trop tranchant et
trop accore pour que nous pussions y grimper.

«--Je ne trouve rien! faisons la planche! le courant nous emportera vers
l'espar!...

«--Peut-être!...»

Peut-être, car repoussé par le choc, notre mât avait aussi bien pu
glisser dans le contre-courant. Tout à coup, une vive fusillade illumine
la mer; nous apercevons de tous côtés des balses péruviennes qui
fuyaient, chassées par une grande péniche espagnole.

       *       *       *       *       *

Isabelle de Garba, née au Pérou, n'avait pas besoin qu'on lui expliquât
qu'on y appelle _balsa_, en français balse, une sorte de radeau d'un
genre fort singulier.

Deux outres formées de peaux de veaux marins fortement cousues ensemble,
gonflées comme d'énormes vessies, et terminées en pointe comme des
souliers à la poulaine, servent de base à un plancher triangulaire de
bois très léger. L'ensemble est assez large pour que, d'ordinaire, trois
passagers et un rameur y trouvent place. L'Indien qui conduit imprime le
mouvement au moyen d'une pagaie à deux pelles. On voit, en outre, des
balses de grandes dimensions, qui ont plus de soixante pieds de long sur
dix-huit ou vingt de large; elles naviguent fort bien le long des côtes.

Grandes ou petites, les balses poursuivies étaient chargées d'une foule
d'indigènes de la faction de José Gabriel _Cuntur Kanki_, littéralement
le condor par excellence, le grand maître des cavaliers, chef de la
grande insurrection contre la domination de l'Espagne et les habitants
de race espagnole[1].

[Note 1: Historique.]

Prenant le nom et le titre de son aïeul Tupac Amaru, le dernier des
Incas, le héros péruvien avait obtenu d'éclatants succès et régnait déjà
sur plusieurs provinces. Mais ses partisans du littoral, mis en déroute,
se trouvaient réduits à n'avoir d'autre refuge que leurs frêles radeaux.

Les balles des soldats de la péniche perçaient les outres de veau marin,
les balses coulaient.

Léon et Taillevent n'hésitèrent point à s'accrocher aux débris de l'une
des plus grandes.--Elle flottait encore.--Ils y montent, se trouvent
confondus avec les Indiens au désespoir, armés pour la plupart, et qui,
faisant de nécessité vertu, s'apprêtent à se défendre contre la péniche.

Une foule de petites balses se groupaient autour du radeau.

La lune se leva. Les Péruviens virent deux inconnus au milieu d'eux:

--Je suis le _Lion de la mer_! s'écrie Léon en langue espagnole;
courage! cette péniche est à nous, suivez-moi!

Les indigènes croient à un secours du Ciel.

Le jeune étranger a les cheveux blonds et le teint d'une blancheur rare
parmi les Espagnols; il vient de surgir par miracle du sein des flots.
Il donne des ordres, il promet la victoire.

Est-ce un ange, est-ce un lion transformé en guerrier, est-ce l'un des
génies protecteurs de la race opprimée? Quoi qu'il soit, c'est un
vengeur. Il commande, on obéit.

Léon et Taillevent, qui le seconde, sont déjà sur une balse de grandeur
moyenne où pagaient plusieurs rameurs habiles. Ils ont saisi des armes,
ils se montrent pleins d'une invincible ardeur.

De sauvages cris de triomphe ont retenti. Une confiance superstitieuse
succède parmi les naturels à leur terreur panique; les balses qui se
dispersaient se rallient. Par les ordres de Léon, elles abordent de tous
les côtés à la fois la péniche, prise d'assaut en quelques instants.

Le Lion de la mer en est proclamé capitaine.

       *       *       *       *       *

--Ce fut ainsi, mademoiselle, poursuivit Sans-Peur le Corsaire, que je
combattis pour la première fois en faveur de vos infortunés
compatriotes, dont la cause, d'ailleurs, avait déjà toutes mes
sympathies. La force des choses m'y poussa. Je n'étais point libre de
rester neutre. Et du reste, la politique ombrageuse des Espagnols, qui
nous fermaient leurs ports, me les rendait odieux. J'avais à craindre,
en abordant sur leurs terres, d'être tout au moins traité en suspect,
honteusement fouillé et dépouillé de mes dépêches pour le roi de France.
J'agissais donc de manière à sauvegarder ma mission en me jetant à corps
perdu dans les rangs d'une insurrection qui me protégeait. J'en fus
immédiatement l'un des chefs principaux.

--Les exploits du Lion de la mer sont gravés dans ma mémoire, dit
Isabelle d'une voix émue.

--José Gabriel, ou, comme nous l'appelions, l'inca Tupac Amaru,
m'accueillit noblement. Votre aïeul, le brave Andrès, son neveu, devint
mon mentor et mon compagnon d'armes. Je connus alors la marquise
Catalina, votre mère; vous étiez enfant, j'étais à peine sorti de
l'adolescence, et bien des fois j'admirai vos grâces naissantes en
prenant plaisir à partager vos jeux.

--J'aurais dû vous reconnaître plus tôt, dit Isabelle, mais mon aïeul
Andrès vous crut mort; je me souviens qu'il fit réciter des prières
publiques par tous ses malheureux sujets pour le repos de l'âme du Lion
de la mer.

--Votre aïeul, mon vieil ami, sait maintenant que je vis; il compte sur
moi pour lui ramener la fille de sa fille. Mon brig corsaire est à vos
ordres. Vous en serez la reine. L'Océan nous est ouvert; mais
hâtons-nous; avant peu, sans doute, la guerre s'allumera entre l'Espagne
et la République française.

--Fuir l'Espagne, revoir ma patrie et mon noble aïeul sont mes vœux les
plus ardents, répondit la jeune fille avec impétuosité.

--Bien! dit Léon d'une voix contenue. Mais, en un mot, maintenant,
décidez du bonheur de ma vie.

Ils étaient en ce moment au bas de la falaise, non loin de _posada_ des
_Rois mages_, où leurs chevaux devaient les attendre.

La jeune fille leva les yeux vers le ciel; puis, comme si elle le
prenait à témoin de ses paroles:

--Hier soir, quand don Ramon, mon frère, fut averti qu'un navire de
guerre anglais croisait à l'ouvert de la passe et que _le Lion_ mettait
sous voiles, je priai du fond de l'âme pour Sans-Peur le corsaire
français. J'ai passé la nuit à demander au ciel le succès de vos armes.
Dès l'instant où vous m'étiez apparu, un écho mystérieux avait retenti
au fond de mon cœur; ma mémoire infidèle se taisait, mon âme avait
parlé. Et l'esprit de ma sainte mère m'est apparue en me disant:
«--C'est lui!» Ce matin, au point du jour, quand le canon a grondé au
large, je me suis élancée sur le plus impétueux de nos chevaux pour
aller à l'extrémité de la falaise voir quel était le vainqueur... Ah! si
le brig de Léon de Roqueforte avait succombé, aurais-je eu la force de
retourner vers le château de mon frère?...

--Je suis trop heureux! s'écriait Léon avec transport.

--Et moi, je bénis le ciel, dont les bienfaits dépassent mes espérances.
Ma vie, que vous avez sauvée deux fois, devait vous appartenir.

Léon de Roqueforte plia le genou et baisa respectueusement la main de
l'amazone.

--Soyez mon époux et mon seigneur! dit-elle ensuite.

--Eh bien! au château de Garba! s'écria le capitaine corsaire. Il est
au-dessous de vous et de moi, madame, d'user de ruse à cette heure. Tout
au grand jour du soleil! Il ne faut pas que la fille des Incas et du
marquis de Garba y Palos passe un seul instant pour avoir été enlevée
par un aventurier sans aveu. Non! mille fois non! Je veux que la
bénédiction nuptiale nous soit donnée dans le château de vos ancêtres
paternels. Votre honneur de jeune fille l'exige, et il le faut encore
pour celui des Roqueforte, dont le sang ne le cède à celui d'aucune
maison royale des deux mondes!... Ah! ah! continua Sans-Peur en riant,
pour un corsaire de la République, je suis passablement aristocrate.
Quand vous saurez toute mon histoire, vous la trouverez tissue de
contradictions apparentes plus étranges encore... Tout cela, pourtant,
se tient, se lie et ne fait qu'un. Dans ma patrie, aujourd'hui, les
propos que je tiens méritent la mort; je n'en suis pas plus mauvais
patriote pour cela; les Anglais le savent!... Mais l'heure presse!... A
cheval! J'ai vaincu au large ce matin, j'ai hâte de remporter ce soir
une victoire plus douce.

--Léon, dit la jeune fille, vous semblez ne tenir aucun compte des
volontés de don Ramon de Garba, mon frère.

--Je connais d'avance ses sentiments, mais s'il est de fer, je suis de
feu, moi!... s'il a ses miquelets et ses vassaux, j'ai mon équipage!...
s'il me suscite des obstacles, je les pulvériserai.

Sur ces mots, changeant de ton, comme il lui arrivait sans cesse:

--Quelque pressé qu'on soit, dona Isabelle, il faut déjeuner, surtout
lorsqu'on ne sait quand on dînera. J'ai passé la moitié de la nuit à
surveiller les mouvements de l'ennemi; au point du jour, j'ai livré
combat, et le feu lui même s'éteint faute d'aliments.

Ce jeu de mots fit sourire l'amazone, qui ne refusa point de partager la
collation matinale.

Le repas fut court et frugal. Dès qu'il fut achevé, Sans-Peur offrit
l'appui de son épaule à la jeune fille, qui sauta légèrement à cheval;
lui-même fut aussitôt en selle. Le Galicien de la falaise, écuyer
improvisé, se tenait prêt à les suivre.



V

BRANLE-BAS DE COMBAT.


La crique de Garba n'est défendue par aucun fort.--Soit négligence de la
part du gouvernement espagnol, soit confiance dans les bancs de récifs
qui en rendent l'entrée presque inabordable, soit enfin parce qu'il
n'existe aux alentours aucune place de quelque importance, elle est
ouverte à tout navire audacieux qui, comme _le Lion_, ose se risquer
parmi les brisants.

Sans-Peur était trop habile marin pour qu'une savante prudence ne
tempérât point sa témérité. Il jouait sa vie avec un sang-froid
merveilleux; il n'exposait pas niaisement son navire aux probabilités du
naufrage. Aussi, n'avait-il rien moins fallu qu'un triple intérêt
d'amitié reconnaissante, d'ambition et d'union conjugale, pour que le
capitaine du _Lion_ choisît un tel abri, pendant la saison d'hiver,
quand les coups de vent des Açores mettent à chaque instant en fureur
les eaux dangereuses de ces parages.

Il avait fallu plus encore pour que l'effrayante manœuvre de la matinée
eût été combinée et exécutée par un tel marin.

Mais surpasser en audace Isabelle l'amazone, et cela pour lui sauver la
vie, c'était assurer d'un coup le triple but qu'il se proposait,--non
depuis quelques jours, mais depuis de longues années, et surtout depuis
le moment où,--déguisé en simple mineur péruvien,--il avait revu la
jeune fille passant au bras du marquis son père, et s'embarquant pour
l'Espagne.

Et tout l'édifice de son avenir s'écroulait, s'il la laissait
misérablement périr.--Il risqua tout; il réussit.

Le succès justifia sa tentative presque insensée, qui ravit d'admiration
les corsaires, en imprimant aux Galiciens du canton une terreur
superstitieuse.

Il avait su être plus que téméraire, on le prit pour un démon.

Il sut être magnifique en semant l'or à pleines mains.

Il fut adroit en ordonnant des prières à Notre-Dame-du-Salut;--mais au
demeurant, cette adresse ne fût point hypocrite: il avait la foi d'un
matelot, tout gentilhomme et tout républicain qu'il était. Le comte Léon
de Roqueforte n'était pas un freluquet de cour trouvant matière à
railleries dans les mystères de la religion chrétienne; le corsaire
républicain Sans-Peur n'était pas un sans-culotte voulant à la Diderot
«des boyaux du dernier prêtre, serrer le cou du dernier roi.»

Du reste, il était roi lui-même,--il était roi, comme on le verra,--et
ne souhaitait aucunement de finir par la corde, fût-elle de boyaux.

--S'il veut qu'on prie la sainte Vierge, il n'est ni le diable de
l'enfer, ni un suppôt de Satan, disaient les femmes émerveillées de la
beauté virile du corsaire aux cheveux d'or.

En Galice, les montagnards ont cela de commun avec les Basques leurs
voisins, qu'ils se piquent d'être alertes et habiles à l'exercice du
saut. Le bond du capitaine corsaire, de l'extrémité d'une vergue mobile
sur la pointe aiguë et glissante du roc, son agilité à le gravir
devaient prédisposer en sa faveur un certain nombre de jeunes gens.

A la _posada_ des _Rois mages_, il avait payé sans compter et
libéralement fait l'aumône aux curieux attroupés sur son passage.

Son courage, son dévouement, sa belle mine, sa récente victoire, le
succès de sa manœuvre dans les récifs de la passe, et enfin sa conduite
envers la fille du marquis de Garba, transformaient presque en sympathie
les préventions des riverains. Les plus timides voyaient à sa ceinture
une paire de pistolets étincelants. Les plus hostiles songeaient aux
cent vingt hommes d'équipage et aux dix-sept canons du brig, dont la
pièce de bronze à pivot était,--au dire des bavards,--un prodige
d'artillerie.

Du milieu de la foule partit un souhait qui plut à Léon et à Isabelle:

--Bonheur aux futurs époux.

--Pour boire à leur mariage, qui sera célébré ce soir dans la chapelle
du château! répondit Léon en jetant une dernière bourse d'or à
l'hôtelier des _Rois mages_.

Et les fiancés partirent au galop.

       *       *       *       *       *

Déjà depuis près d'une heure _le Lion_ avait repris son mouillage sous
le château de Garba.

Maître Taillevent, perché sur l'affût de la longue pièce à pivot,
dirigeait les travaux du bord, surveillait la réparation des avaries, et
attendait impatiemment que son capitaine reparût.

--Tiens! il est à cheval! s'écria Camuset le novice, revenu de
l'infirmerie où les pansements étaient enfin achevés.

--Tu vois donc bien, failli mousse, que ça le connaît, les chevaux. Ah!
si tu avais vu ce que j'ai vu, moi...

--Et qu'avez-vous donc vu, maître Taillevent? demanda fort avidement le
novice, qui eut le tort, cette fois, de se rapprocher si bien qu'une
taloche magistrale le renseigna au mieux sur les dangers de
l'indiscrétion.

Un éclat de rire bruyant fut le seul témoignage de compassion donné par
les matelots corsaires à l'intéressant Camuset.

--Ils vont comme la brise de _nordet_, le capitaine, la dame et un
sauvage de l'endroit.

A peine en vue du brig, Léon agita son chapeau.

--Lieutenant, dit le maître, ordre du capitaine de mettre toutes les
embarcations à la mer.

Au lieu de se recouvrir, Léon abaissa son chapeau.

--Nous tenir parés à les armer en guerre au premier signal! ajouta
maître Taillevent.

--Bon!... du nouveau!... Attrape à s'amuser! firent les corsaires.

Un troisième geste de Léon apprit au maître que son capitaine l'appelait
à terre avec quelques hommes de bonne volonté.--Un canot déborda.

       *       *       *       *       *

Don Ramon de Garba y Palos, qui ne cessait de maugréer contre le
voisinage assez peu rassurant du brig corsaire, alors qu'une rupture
était imminente entre l'Espagne et la République, avait, dès l'origine,
pris toutes les précautions en son pouvoir. Il s'était assuré que la
milice du canton était en état de se lever en armes; il avait à grands
frais fourni des fusils et de la poudre à tous ses vassaux; enfin, il
avait obtenu du gouverneur de la Corogne une garde extraordinaire de
miquelets qu'il nourrissait et payait, soldats, caporaux et sergent,
dépense tout au moins fort désagréable.

Lorsqu'il vit sa sœur revenir de compagnie avec le capitaine corsaire,
dont le navire avait repris son poste, il fut alarmé, fit sonner la
cloche du château, rassembla les miquelets et s'arma jusqu'aux dents.

--A la bonne heure! dit Sans-Peur le Corsaire, on va nous recevoir avec
les honneurs qui nous sont dus.

Mais il ne s'en tint pas à ce propos badin, et voyant accourir de divers
côtés des Galiciens armés d'escopettes, il déchargea en l'air un de ses
pistolets, ce qui signifiait pour son lieutenant: «--Branle-bas de
combat.»

Taillevent et ses camarades, cartouchières et pistolets en ceinture,
sabre ou hache d'abordage au côté, le mousqueton sur l'épaule,
gravissaient la colline au pas de course.

Don Ramon, qui avait fait barricader ses portes, attendait à son balcon.
Son peloton de miquelets se tenait derrière lui. Par tous les sentiers
affluaient des mariniers, de simples paysans, des mendiants, des
bohémiens prêts à se mêler à la bagarre.

Léon et Isabelle s'avancèrent sans descendre de cheval. Les gens du
_Lion_, maître Taillevent en tête, les rejoignaient.

--Bien! très bien! dona Isabelle, la fête aura toute la solennité, tout
le retentissement que je veux. Par sainte Clotilde et saint Cloud,
patrons de ma race, notre mariage ne manquera pas de témoins!

A ces mots, élevant la voix et saluant avec courtoisie:

--Marquis de Garba y Palos, dit le capitaine, Votre Seigneurie
voudrait-elle faire au comte Léon de Roqueforte l'honneur de le
recevoir?

--Monsieur le Français, répondit le marquis avec hauteur, la porte de
mon château ne s'ouvrira que pour ma sœur Isabelle de Garba y Palos.

--Monsieur mon frère, dit aussitôt la jeune fille, Isabelle de Garba
croit avoir le droit d'introduire dans la maison de son père le héros
qui vient de lui sauver la vie.

Des murmures en sens divers se faisaient entendre dans la foule. Les
miquelets, impassibles, attendaient des ordres; Léon, qui avait eu soin
de recharger son pistolet, vit ses gens à leur poste et sourit.

--Mademoiselle ma sœur, vous manquez de respect au chef de votre
famille!... Rentrez, et rentrez seule, je l'exige!... Si cet homme vous
a sauvé la vie, nous saurons lui témoigner notre reconnaissance plus
tard... Maintenant, obéissez!...

Maître Taillevent ne put s'empêcher de dire:

--En voilà une finesse cousue de fil d'Espagne!...

--J'ai fait choix d'un époux, répondait Isabelle; je comptais vous le
présenter en sœur soumise et respectueuse; votre accueil étrange
m'oblige à vous déclarer que je ne rentrerai point sans lui dans notre
château.

--Et moi, s'écria don Ramon, je vous déclare indigne du nom de Garba y
Palos, déchue de tous vos droits et à jamais étrangère à ma famille.

Léon dit avec calme:

--En quoi indigne?... Pourquoi déchue?... Mademoiselle de Garba y Palos
rentrera dans sa demeure; j'ai l'honneur de vous le déclarer sur ma
parole, moi!...

--De quoi se mêle cet homme?... interrompit le marquis. Osez violer mon
domicile, vous ne serez qu'un pirate!... Je suis prêt, vous le voyez, à
repousser la force par la force.

--Dieu me garde d'user de violence envers le frère de dona Isabelle,
reprit Léon, qui mesurait ses paroles sans lâcher la crosse de son
pistolet et sans perdre de vue les moindres gestes du châtelain. Mais, à
cause de moi, vous fermez votre porte à mademoiselle, dont je suis le
cavalier. Gens d'Espagne, je vous prends tous à témoin; écoutez-moi!

Le silence, un moment troublé par des cris et des murmures, se rétablit
à ces mots.

--Je jure devant Dieu, et je proclame publiquement que, du consentement
du noble Andrès de Saïri, cacique de Tinta, au Pérou, je suis le fiancé
de sa petite-fille et unique héritière dona Isabelle de Garba...

--Imposture! interrompit don Ramon en dirigeant un pistolet sur Léon de
Roqueforte.

Isabelle jeta un cri.

--Taillevent, retiens-la! dit le corsaire qui ajustait don Ramon.

Le maître empêcha l'amazone de se placer devant son fiancé, sous le coup
d'une arme fratricide.

Matelots français, soldats et miliciens espagnols apprêtèrent leurs
fusils; la foule poussait des hurlements.

A bord du brig, le canon de bronze était pointé à toute volée sur
l'antique castel des seigneurs de Garba.



VI

MARIAGE DE HAUTE LUTTE.


De part et d'autre les fusils étaient en joue. Les miquelets, les
miliciens et les vassaux de don Ramon ajustaient le petit peloton
français, composé de Taillevent, de ses camarades et de Sans-Peur le
Corsaire, qui reprit à très haute voix:

--Je veux la paix!... et je tremble pour vous, gens d'Espagne; car au
premier coup de mousquet, mon brig ouvre le feu à boulets et à
mitraille, mes lions de mer débarquent, et ceux de nous qui auraient
péri seraient terriblement vengés.--Relevez donc vos armes sans
maladresses... Tâchons de nous entendre!

--Par pitié pour vous-même, mon frère, soyez prudent, ajouta Isabelle.

Profitant du conseil, le sergent des miquelets, de son autorité privée,
fit redresser les armes.

Taillevent l'imita aussitôt.

Don Ramon, découragé, abaissa son pistolet.

Léon de Roqueforte en fit autant, et dit:

--Au nom du sens commun, seigneur marquis, convenez que si j'avais
l'intention de violer le droit des gens, je serais un grand fou! Venir
frapper tout tranquillement à votre porte, au lieu d'emmener à mon bord
mademoiselle votre sœur, de faire feu sur votre château sans canons et
de descendre ensuite à la tête de mes gens pour piller ses ruines;
parlementer au lieu d'agir, et s'aventurer presque seul sur vos
domaines si bien gardés, mais ce serait de l'ineptie. Je ne suis et ne
serai jamais _pirate_, don Ramon. Je ne souffre point qu'on m'assimile
de près ni de loin à un écumeur de mer, à un pillard sans aveu. J'ai
l'honneur d'être corsaire de la République française; je suis
régulièrement pourvu de lettres de marque pour courir sus aux ennemis de
ma patrie, je me sais en pays ami et n'ai garde de violer le territoire
espagnol. La force est de mon côté, je n'en fais pas usage. Vous me
menacez, j'attends patiemment l'effet de vos menaces. Vous semblez
craindre que j'attaque votre domicile, soyez sans craintes. Je puis au
besoin être téméraire, je ne suis pas sans raison.

Si les bohémiens, les naufrageurs de la côte et les bandits de la
montagne, tout disposés à profiter des résultats désastreux de la
bagarre ne furent point trop satisfaits de ce discours, en revanche, les
paysans, les miliciens et les miquelets eux-mêmes se réjouissaient de la
tournure des choses.

--Quel brave et loyal hidalgo français! disaient les femmes.

--Il a cent fois raison, murmuraient les gens pacifiques.

Don Ramon fronçait les sourcils avec humeur.

--Mais enfin, monsieur, dit-il, je suis bien libre, ce me semble, de ne
pas vous recevoir.

--D'accord! fit Léon en souriant. Seulement, au nom du sens commun pour
la seconde fois, je trouve que pour parler de nos affaires de famille,
nous serions beaucoup mieux, mademoiselle votre sœur, vous et moi,
autour du _brasero_, que vous sur un balcon et nous à cheval, par la
froide brise qui souffle du large.

Don Ramon fit un geste maussade.

--Je ne veux pas entendre parler de vos prétendues affaires de famille.
Que ma sœur rentre chez elle, et finissons-en...

Sur ces mots, il fit mine de se retirer.

--Comme il vous plaira! dit Léon de Roqueforte en haussant les épaules.

Sans plus se soucier de don Ramon, il descendit de cheval, aida Isabelle
à en descendre aussi, et dit à son Galicien:

--J'épouse mademoiselle dans une heure; prends ces chevaux, va me
chercher un tabellion et un prêtre... Cent piastres pour toi à ton
retour.

--Mais, monsieur!... s'écria don Ramon stupéfait; de quel droit...

--Assez! interrompit Léon. Vous venez de mettre tout le pays en rumeur
sans le moindre motif. Je ne vous répondrai plus que _chez vous_ ou
_chez moi_, c'est-à-dire à mon bord; choisissez! Eh! que diable
pouvez-vous donc redouter en me recevant, quand c'est moi, au contraire,
qui devrais refuser d'entrer dans votre château rempli de gens armés par
vos ordres!... Assez, vous dis-je!

--Ah! monsieur le capitaine! s'écria Isabelle, il va ouvrir maintenant;
mais, au nom du ciel, n'entrez pas!...

--Ma sœur! dit don Ramon avec colère, me prenez-vous donc pour un
assassin?--Qu'on ouvre! qu'on ouvre à deux battants!

--Vous m'avez reniée et déshéritée; je ne suis plus votre sœur!

--De grâce, mademoiselle, n'envenimons pas la querelle; entrons! dit
Léon de Roqueforte en lui offrant le bras et sans même se retourner pour
donner ses ordres à maître Taillevent.

Mais celui-ci s'emparait de la position la plus convenable. Il postait
ses compagnons à la garde du seul chemin qui conduisît au lieu de
débarquement, se mettait en faction sur le perron du château, et se
tenait ainsi prêt, en cas d'alerte, à donner au brig le signal du
combat, tout en courant au secours de son intrépide capitaine.

       *       *       *       *       *

Le grand salon du château de Garba, situé au rez-de-chaussée au delà du
vestibule, était une pièce sombre et sévère, de forme octogone, très
haute de plafond, carrelée en pierre, et communiquant par des corridors
avec les tourelles où les miquelets tenaient présentement garnison. Il
était, du reste, assez mal meublé de siéges armoriés mais vermoulus,
d'une longue table en bois de chêne et de quelques trophées couverts de
poussière.

De vieux portraits de famille noircis par le temps en décoraient les
murs, tapissés de velours bien déchiqueté par les vers.

Parmi les portraits, Léon remarqua ceux du marquis de Garba y Palos,
ancien gouverneur de Cuzco, et de ses deux femmes: l'une, la mère de don
Ramon, en costume espagnol du milieu du dix-huitième siècle; l'autre, la
mère d'Isabelle, en costume de Péruvienne indigène de la classe
supérieure, le _manto_ noir rejeté sur l'épaule, la robe blanche, à
demi-montante, sans garnitures, col ni fraise, les cheveux longs,
bouclés, et retenus sur le front par un cercle d'or formant diadème.

L'infortunée Catalina était représentée avec des bracelets ornés de
pierreries et un collier de rubis, un éventail chinois à la main, et
souriant de cet irrésistible sourire qui charma le marquis de Garba y
Palos dès le premier jour qu'elle lui apparut.

A l'époque où le fier hidalgo, devenu veuf, fut appelé à un gouvernement
dans les possessions espagnoles du Pérou, une paix profonde y régnait
entre les descendants des Indiens courbés sous le joug et ceux de la
race conquérante; mais les abus des _corregidores_ ou commandants de
districts devenaient plus intolérables de jour en jour. Quelques
plaintes étaient parvenues jusqu'en Espagne; le marquis, dont la cour
connaissait le caractère juste, ferme et intègre, reçut la mission de
les apprécier à leur valeur, pour y donner ordre si elles étaient
fondées.

Dès son arrivée, il se mit donc en rapports directs avec les chefs des
naturels, les _caciques_, comme l'on disait vulgairement, quoique le
vrai nom péruvien fût _curacas_. La conquête du Mexique ayant précédé
celle du Pérou, les Castillans importèrent les dénominations mexicaines
dans leur nouvelle conquête, où le nom de _cacique_ prévalut même parmi
les indigènes.

José Gabriel, qui passait déjà pour être de la race divine des Incas,
Andrès de Saïri, son neveu, père de Catalina, se présentèrent des
premiers devant le gouverneur de Cuzco. Les premiers, ils lui firent
entendre les doléances des malheureux habitants du pays.

--Seigneur gouverneur, dit Andrès, les _corregidores_ chargés de nous
fournir les objets qui nous sont nécessaires, abusent de leur privilége
et forcent les plus pauvres à payer fort cher toutes sortes de
marchandises inutiles.

--Expliquez-vous.

--Les Indiens n'ont presque pas de barbe et marchent nu-pieds, ils sont
obligés d'acheter des rasoirs et des bas de soie. Ils ont la vue
excellente, on les contraint à s'approvisionner de lunettes.

--Est-ce bien possible?... mais c'est aussi absurde qu'odieux.

--Ah! monseigneur, reprit José Gabriel, ces exactions ridicules sont
encore peu de chose, car enfin les pauvres gens parviennent à revendre
tant bien que mal ces genres d'objets; mais lorsqu'on leur fait acheter
à prix d'or des mules moribondes, des vivres avariés, des articles sans
valeur, on les ruine absolument. Ce régime dépeuple nos villages; on y
meurt de faim et de désespoir. Que Votre Excellence prenne enfin pitié
de nos maux!...

Le marquis de Garba y Palos, indigné de la rapacité de ses subalternes,
prit énergiquement la défense des Indiens. Il cassa plusieurs des
coupables _corregidores_; il conquit l'amour des naturels, qui le
regardaient comme leur sauveur; il s'attira par contre-coup la haine des
trafiquants et de tous les drôles qui profitaient antérieurement des
abus.

Des plaintes furent portées contre le gouverneur de Cuzco, que les
Espagnols accusaient de partialité en faveur des indigènes; elles
demeurèrent sans résultats tant que la calomnie ne put s'appuyer sur
aucun fait de nature à influencer le vice-roi.

Mais le marquis avait vu la belle Catalina, fille du cacique Andrès.
Elle aimait en lui le protecteur de sa race; ils s'unirent publiquement
aux pieds des autels, en l'église des Dominicains, bâtie sur
l'emplacement de l'antique temple du Soleil.

Le gouverneur crut que la politique se conciliait fort bien avec son
mariage. En épousant une noble jeune fille de la race des anciens rois,
il achèverait de s'attacher les indigènes et de leur rendre moins
pénible la domination espagnole; en même temps il démontrerait à ses
subordonnés, d'une manière éclatante, que leurs exactions ne seraient
plus tolérées. Ce calcul était faux.

La calomnie trouvait enfin son levier.

On dit que le gouverneur de Cuzco s'alliait avec les caciques pour
s'enrichir au détriment du trésor royal; on représenta son mariage comme
un pacte fait avec la nation vaincue; on ajouta qu'il s'était mésallié
par avarice; on donna même à entendre qu'il visait à s'insurger contre
la couronne. D'autre part, on ne manqua pas de prétendre que, loin de
protéger les indigènes, il se servait de leurs anciens tyrans pour les
pressurer à son profit.

Tous ses actes devaient être dénaturés par des rapports perfides.

Et la vice-royauté du Pérou venait d'échoir à un homme du parti opposé à
celui du marquis de Garba y Palos.

L'œuvre civilisatrice et paternelle qu'il avait entreprise, les fruits
de sept années d'efforts incessants, tout fut perdu en quelques jours.

Le gouverneur de Cuzco, violemment arrêté dans son palais, fut conduit
avec les fers aux pieds et aux mains à Lima, où on le jeta dans un
cachot.

Alors dona Catalina, emmenant sa fille Isabelle, se réfugia chez le
cacique de Tinta, son père.

Tous les abus réprimés à grand'peine recommencèrent avec une
recrudescence qui les rendit plus sensibles. L'insurrection de 1780
éclata.

José Gabriel en fut le chef, Andrès l'un des héros.

Le marquis, étroitement incarcéré à Lima, ne fut point envoyé en Espagne
comme il le demandait, mais soumis aux plus cruels traitements, tandis
que Catalina, son enfant dans ses bras, parcourait le pays en criant
vengeance, soulevait les populations et les conduisait au combat avec
l'espoir de fondre un jour sur la capitale pour y délivrer son
malheureux époux.

On sait comment périt cette femme digne à tous égards de son illustre
origine; on sait comment elle fut vengée par Léon de Roqueforte, le
_Lion de la mer_, qui, se trouvant tout à coup en présence de son image,
dit avec une pieuse émotion:

--Isabelle, je prends a témoin votre infortunée mère de mon dévouement à
votre aïeul Andrès et de mon attachement sans bornes pour vous.

Don Ramon entrait dans la salle par la porte opposée à celle du
vestibule.

       *       *       *       *       *

Brun, pâle, maigre, à traits réguliers et qui ne manquaient pas de
caractère, le jeune marquis de Garba y Palos était Espagnol de pied en
cap. Élevé en Galice par ses vieux parents maternels, il avait appris
dès l'enfance à blâmer tous les actes d'un père qu'il ne connut que fort
peu, et dont la juste prédilection pour sa fille Isabelle irrita sa
jalousie. Il avait les qualités de sa race ainsi qu'il en avait les
défauts: le sentiment de l'hospitalité, par exemple, dominait son
naturel ombrageux.

Du haut de son balcon il venait d'être rude jusqu'à la grossièreté; mais
Léon était sous son toit maintenant, il se piqua de courtoisie envers
cet hôte qu'il recevait de guerre lasse, et saluant sans roideur:

--Monsieur le capitaine, dit-il, que Dieu garde Votre Seigneurie!

Léon, qui n'ignorait aucune des formules de la politesse castillane,
répondit sur le même ton:

--Puisse Votre Excellence vivre de longues années avec la bénédiction de
Dieu!

Isabelle, bien résolue à exiger la réparation des insultes publiques de
son frère, observait en silence dans une attitude à la fois fière et
réservée.

Don Ramon présenta un siége au corsaire; ils s'assirent, Isabelle resta
debout, sa cravache à la main.

--Monsieur le marquis, dit Léon, mes instants sont comptés; avant le
coucher du soleil, je veux être sous voiles; vous me permettrez donc
d'aller droit au fait.

Après une inclination silencieuse de don Ramon, le corsaire ajouta:

--J'ai pris, il y a dix jours, mon mouillage sous les murs de votre
château, avec le dessein, bien arrêté dans mon esprit depuis deux ans,
d'épouser mademoiselle votre sœur.--Qui je suis, pourquoi et comment
j'ai formé cet espoir de bonheur, vous allez le savoir. Avant tout, je
devais m'assurer que le cœur et la main de dona Isabelle fussent libres,
qu'aucune parole n'était donnée, et qu'en un mot je n'arrivais pas trop
tard. J'espérais que le glorieux marquis votre père dont Dieu ait l'âme!
vivait encore.

Don Ramon et Léon se levèrent, Isabelle s'inclina au souhait pieux de
Léon; les deux cavaliers se rassirent, la conférence continua.

--Je voulais enfin me présenter d'une manière éclatante à celle aux
pieds de qui je dépose mes vœux. J'ai eu le temps d'apprendre tout ce
qu'il m'importait de savoir, et notre combat de ce matin m'a fourni
l'occasion que je cherchais. _Le Lion_ a pris à l'abordage et brûlé une
corvette anglaise; ma cale est pleine de prisonniers de guerre; c'est
même un motif de plus pour que j'aie hâte de toucher en France, où je
les déposerai; après quoi je donnerai suite à mes vastes projets, qui se
rattachent d'ailleurs à mon mariage.

Don Ramon se contint non sans un mouvement d'humeur qui n'échappa point
à Isabelle.

--Qui je suis? continua le corsaire. Le chef des plus braves entre les
enfants de la mer,--l'égal des plus grands et des plus fiers, monsieur
le marquis,--un citoyen français, avant tout citoyen du monde,--un homme
dont la vie est chère à des peuples entiers,--un fléau pour les méchants
et les traîtres,--un ami sûr et dévoué pour les gens de bien.

--Vous me pardonnerez, seigneur capitaine, dit don Ramon avec une nuance
d'ironie, de ne pas bien comprendre ces titres nouveaux pour moi. Votre
renommée n'est point parvenue jusqu'en ces montagnes reculées, votre
naissance et votre fortune seraient-elles à son niveau?

--Sous le rapport de la naissance, et même sous celui de la fortune, le
comte de Roqueforte ne le cède point aux Garba y Palos.

--Les Garba y Palos descendent des rois d'Aragon.

--Je le sais, et je sais de même que dona Isabelle descend par sa mère
des illustres souverains du Pérou.

--Pour Dieu! s'écria don Ramon, prétendriez-vous être issu de
Charlemagne?

--De plus loin et de plus haut, avec la permission de Votre Excellence.
Charlemagne portait la couronne du dernier Mérovingien, aïeul de ma
race; les Roqueforte sont fils de Clovis, leurs titres de famille
l'attestent.

Un sourire d'incrédulité rida les lèvres de don Ramon.

Léon de Roqueforte dit avec une insouciance railleuse:

--Oh! tout ceci, mon cher hôte, n'est pas article de foi. Seulement la
tradition de ma famille vaut tout au moins celle de la vôtre, avouez-le.
Entre nous, je fais peu de cas de nos prétentions respectives et de nos
parchemins. Je suis, je suis moi-même; voilà mon plus beau titre. Je
suis, sur les mers d'Europe, SANS-PEUR LE CORSAIRE: ce nom, je ne me le
suis pas donné par ma bouche, par mes actions à la bonne heure. Au
Pérou et dans le grand Océan, je suis le _Lion de le mer_!

--Le _Lion de la mer_, vous!... s'écria don Ramon en se levant avec une
évidente colère.

--Ah! ah! dit Léon, ce nom-là ne vous est plus inconnu. Tant mieux!...
Je suis le _Lion de la mer_ que dix nations de l'Océanie reconnaissent
pour leur grand chef. Roi sur mon brig corsaire, je suis plus puissant
encore à la Nouvelle-Zélande, à Tonga, aux Marquises... Je vois avec
plaisir que le _Lion de la mer_ n'est point étranger au fils du loyal
gouverneur de Cuzco...

--L'insurgé! le rebelle! l'aventurier! dit avec dédain don Ramon, nourri
dans la haine de l'homme qui avait préservé du massacre Isabelle enfant.

Combien de fois chez ses parents maternels n'avait-il pas entendu
maudire le _Lion de la mer_! Ce nom résumait tous les griefs de sa
famille galicienne. Sans l'intrépide inconnu qui le portait, Isabelle
eût péri, et dès lors plus de vestiges de la prétendue mésalliance du
marquis avec la Péruvienne, point de rivalités, plus de partage de la
fortune, plus de tracas, plus d'ennuis, plus d'influence étrangère.

Aux qualifications d'insurgé, de rebelle et d'aventurier, Sans-Peur le
Corsaire, loin de répliquer avec violence, salua galamment comme si don
Ramon lui eût décerné des éloges; mais Isabelle s'écriait:

--Le vengeur de ma mère lâchement assassinée! mon sauveur à moi! le
compagnon d'armes et l'ami de mon aïeul! le serviteur dévoué de la plus
juste des causes!...

--_Demonio!_ interrompit don Ramon. Taisez-vous, Isabelle. Cet homme ose
se faire gloire d'être l'allié des José Gabriel et des Andrès de
Saïri... Cet homme se fait un mérite d'avoir combattu les Espagnols...

--Oui, certes! s'écria Sans-Peur à bout de patience. Si le marquis votre
père vivait encore, il m'accueillerait comme un fils et vous maudirait,
vous, comme un enfant dénaturé. Notre cause était la sienne...

--Mon père fut un insensé qui épousa une femme barbare.

--Paroles impies! disait Isabelle. Vous nous insulterez donc tous,
vivants ou morts, tous, mon aïeul, ma mère, mon fiancé, moi, et jusqu'à
mon père!... Vous l'avez appelé _insensé_, vous; eh bien! c'est moi qui
vous renie maintenant... Osez regarder son portrait... osez lever les
yeux sur sa fille!

Don Ramon voulut répondre à ce défi.

Il pâlit en voyant derrière sa sœur le tabellion et le prêtre amenés par
le Galicien qui les avait mis au courant de la situation.--Ils avaient
tout entendu; leur désapprobation se lisait sur leurs traits.

--Au nom de Dieu, marquis de Garba, rétractez-vous! dit le prêtre avec
autorité.

Le comte de Roqueforte remettait au tabellion un pli qu'il destinait
d'abord au frère d'Isabelle, mais au seul nom de _Lion de la mer_, la
conférence avait dégénéré en querelle; bien des explications
regrettables faisaient ainsi défaut.

--Maître, disait Léon au notaire, lisez et procédez conformément aux
lois.

L'acte rédigé en due forme était le consentement d'Andrès de Saïri,
cacique de Tinta, au mariage de sa petite-fille et unique héritière,
Isabelle de Garba y Palos, avec le comte de Roqueforte son ami. On y
avait annexé l'état des biens laissés au Pérou par le défunt marquis, et
la copie du testament déposé par lui à Lima avant de se rembarquer pour
l'Espagne.

--Ces pièces sont parfaitement en règle, dit l'homme de loi. Prévenu par
votre messager, j'ai apporté tout ce qu'il me faut pour dresser le
contrat de mariage.

--Faites large la part de don Ramon, dit le corsaire. Ceci n'est pas
pour moi une étroite question d'argent.

Léon rejoignit Isabelle.

--Votre frère va se rendre aux paroles de ce vénérable prêtre. Oubliez
ses emportements, noble amie, daignez partager ma joie. Dans une heure,
vous aurez à jamais rompu avec l'Espagne et avec la famille de votre
frère; dans une heure, vous serez Française, et rattachée cependant par
un lien nouveau à la patrie de votre mère, dont la cause fut la mienne.

Isabelle, doucement émue, se laissait captiver par les doux propos de
Léon, qui bientôt ne lui parla plus que du passé:

--Je vous vis en costume de voyage. L'enfant de Catalina était devenue
jeune fille, et l'emportait par ses grâces même sur les grâces de sa
mère. Je vous aurais reconnue à votre ressemblance avec elle. Vous
m'apparaissiez radieuse comme le soleil dont vos aïeux se disaient les
fils; je fus ravi en extase. Je revenais au Pérou, après dix ans
d'absence, avec le dessein d'y rejoindre votre aïeul, mon vieil ami, et
de m'y présenter à votre père qui ne m'a jamais connu que de nom. J'y
revenais, non sans penser que vous étiez sans doute une charmante jeune
fille, et que vous pourriez bien être celle qui s'associerait à mon
étrange destinée; mais ce n'était là qu'une idée sans consistance. A
votre seul aspect, elle se transforma en résolution inébranlable. Il y a
deux ans que je vous connais, Isabelle, telle que vous connaît le brave
Andrès, et telle que vous êtes, Ô digne fille de Catalina!--deux ans que
votre souvenir se marie à toutes mes pensées, se mêle à tous mes
desseins et grandit avec mes plus grandes ambitions.

--Mais me direz-vous, demanda Isabelle, pourquoi m'ayant vue avec mon
père, vous ne nous avez point parlé?

--La fatalité m'en empêcha. Écoutez!... L'accès du Pérou m'était
doublement interdit; j'étais étranger, j'étais proscrit comme ayant pris
part à l'insurrection de José Gabriel. Votre aïeul fut amnistié en vertu
d'une capitulation royale; votre père, délivré de prison, fut remis en
possession de ses titres et dignités, avec la noble mission d'achever
par la douceur la pacification de la contrée; mais moi, je n'étais
amnistié, ni gracié; je ne pouvais même l'être, à cause de ma qualité
d'étranger. Qu'on reconnût le _Lion de la mer_, il était pris et
condamné au dernier supplice, comme le fut l'illustre José Gabriel.

--Et vous osiez revenir au Pérou, imprudent!

--J'abordai secrètement sur une plage isolée, où je me travestis en
mineur. Je brunis légèrement mes cheveux et mon teint pour me donner
l'apparence d'un _métis_ aux yeux bleus[2]. Puis je me rendis à Lima, où
je m'informai du marquis votre père. J'apprends qu'arrivé de Cuzco
depuis peu de jours, il va partir avec vous pour l'Europe; je cours à
son hôtel, il en sortait.--Il en sortait entouré d'une foule de
personnages que j'aurais bravés sans doute s'il ne se fût agi que de ma
liberté ou de ma vie, mais une entrevue publique de votre père avec le
_Lion de la mer_ l'aurait compromis.--Il ne m'avait jamais vu, et
d'ailleurs j'étais méconnaissable sous mon déguisement. Que faire?
comment parler? Je vous suivis mêlé à la foule qui vous admirait, mon
Isabelle; je jurai que vous seriez, avec la permission du Ciel, la
compagne de ma vie!

[Note 2: _Métis_, fils d'un blanc et d'une Indienne, généralement robuste,
basané, mais glabre. Dans l'intérieur du Pérou, on trouve un grand
nombre de métis; là, leur teint est moins foncé: pendant leur enfance,
ils ont les yeux bleus et les cheveux blonds; mais, avec l'âge, leurs
yeux et leurs cheveux brunissent.]

--Léon, vos récits emplissent mon cœur d'une ineffable joie; tout ce que
vous dites me pénètre et me charme.

--J'eus la douleur de vous voir vous embarquer sans pouvoir me nommer à
votre père. Jusqu'au dernier instant, je fis des efforts inouïs; je
m'embarquais dans un canot qui suivit le vôtre; je vis votre vaisseau
mettre sous voiles, et pour me faire recueillir à bord, je me jetai à la
nage en criant au secours.

--Dieu!... je m'en souviens!... mon père voulait qu'on allât vous
sauver; mais le commandant du vaisseau dit que votre ruse n'était pas
nouvelle, que les esclaves fugitifs s'en servaient souvent pour se faire
transporter en Espagne et devenir libres.--Mon père insista:
«--Remarquez, seigneur marquis, répondit le commandant, que cet homme
nage comme un poisson et qu'il peut aisément remonter dans sa
barque.»--Et, en effet, on vous vit à la longue-vue regagner votre canot
et puis vous diriger sur la terre.

--Ce n'était point ma liberté, mais mon bonheur qui s'enfuyait avec
vous, dona Isabelle. Je repris terre, le deuil dans l'âme; mais rien
n'égale ma persévérance. Ce que je veux une fois, je le veux toujours;
je sais lasser la fortune par ma ténacité. Aussi me voyez-vous à cette
heure au château de Garba. Votre main est dans ma main. Un notaire
dresse notre contrat de mariage, et l'on pare l'autel de la Vierge pour
y bénir notre union.

--Vous me transportez d'admiration, vous me ravissez de bonheur! dit
Isabelle frémissante.

--Je partis pour Cuzco, j'y retrouvai votre aïeul Andrès qui m'avait cru
mort et rendit au ciel des actions de grâces en me serrant dans ses
bras. Votre destinée l'inquiétait; il pressentait que votre père ne
vivrait que peu d'années; il devinait que sa chère Isabelle serait la
malvenue dans la maison de Garba y Palos: «--Léo, mon cher fils, au nom
de notre vieille amitié, promets-moi de veiller sur elle!...»
«--Accordez-moi sa main!...» m'écriai-je alors.--Il se mit à genoux et
remercia Dieu qui lui envoyait un secours providentiel. Il bénit mes
vœux.--Je repartis du Pérou très peu de temps après, ignorant encore la
grande révolution de 1789. Ses conséquences qui ébranlent le monde
retardèrent, comme vous le saurez, l'exécution de mes desseins. Ce que
le gouvernement espagnol était parvenu à cacher dans ses possessions
d'outre-mer, si habilement isolées du reste des nations, tous les
peuples le savaient déjà. Il fallut que le _Lion de la mer_ parcourût
son vaste empire, avant de pouvoir revenir en Europe. En France, il dut
se faire reconnaître et se signaler comme corsaire. Ce n'a point été
sans dangers que le comte de Roqueforte est parvenu, à la faveur de son
surnom de Sans-Peur, à équiper le navire qu'il met à vos ordres. Voilà
pourquoi depuis la fin de 1790, depuis deux mortelles années perdues
pour notre bonheur, le noble Andrès nous attend. Dans peu de mois,
Isabelle, il vous aura pressée sur son cœur.

--Mais les ports du Pérou sont toujours fermés aux navires des nations
étrangères, objecta la jeune fille.

--Si Dieu me prête vie, ces ports inhospitaliers s'ouvriront largement à
tous les pavillons.

--Mais vous êtes toujours dans ce pays un rebelle, un insurgé, un
proscrit?

--Oui, sans doute... Qu'importe! je suis toujours aussi le _Lion de la
mer_. Les côtes du Pérou n'ont pas de secrets pour moi. J'en ai sondé
toutes les passes, j'en connais tous les écueils, tous les courants,
tous les dangers, qui seront mes auxiliaires à l'heure du péril, et je
sais dans quelle anse isolée nous attend Andrès de Saïri.

       *       *       *       *       *

Don Ramon ne s'était pas rendu aux ordres évangéliques du prêtre, l'un
des plus vénérables ecclésiastiques du canton. Après avoir parlé au nom
du ciel, le ministre de paix employa des arguments purement terrestres:

--Comment pourriez-vous désormais vous opposer au mariage de
mademoiselle votre sœur? Regardez ce qui se passe autour de votre
château. Les miquelets et les miliciens fraternisent avec les marins
français; tout le pays prend un air de fête. Les jeunes filles apportent
des bouquets; tous les gens du canton, convaincus de la générosité du
capitaine Sans-Peur, s'assemblent dans l'espoir qu'il leur donnera des
marques de sa munificence...

C'était à deux pas de la porte du vestibule, auprès de la fenêtre
ouverte sur la cour d'honneur, que le bon prêtre parlait ainsi. Don
Ramon l'interrompit avec rage:

--Je ne suis donc plus maître chez moi!... Il faudrait subir la loi de
cet étranger!... Non! non! je le tuerai plutôt de ma propre main!...

Le prêtre se plaça devant don Ramon qui essaya de le repousser, mais
Taillevent n'avait fait qu'un bond; de ses mains vigoureuses, il avait
saisi les deux bras de l'hidalgo:

--Voyons un peu, s'il vous plaît!... Tuez!... Allons! ne vous gênez
pas!... disait-il en ricanant.

--Laisse donc le marquis! s'écria Sans-Peur.

--Pardon, capitaine, un malheur est trop vite arrivé!

A ces mots, les pistolets de don Ramon lui furent enlevés avec une
dextérité charmante.

Par les ordres d'Isabelle, les portes de la grande salle s'ouvrirent à
tous venants.

Et le tabellion commença la lecture du contrat de mariage, tandis que la
chapelle du château était envahie par la foule.

Suivant les intentions de Léon de Roqueforte, et du consentement
d'Isabelle, l'acte avantageait au delà de toute prévision le jeune
marquis de Garba y Palos.

Don Ramon, confus, découragé, abattu et touché par les paroles du prêtre
autant que par la magnanimité de Léon, céda enfin; il apposa sa
signature sur l'acte notarié.

--Je savais bien, seigneur marquis, que nous finirions par être
d'accord, dit Sans-Peur le Corsaire en lui tendant la main.

Le jeune hidalgo y posa la sienne.

Isabelle était trop heureuse pour en exiger davantage.

La cloche de la chapelle sonnait enfin à toute volée, le brig _le Lion_
pavoisait en faisant des salves d'artillerie, et la moitié de
l'équipage, en élégants costumes de fantaisie, prenait place à la droite
de l'autel dont les miquelets et les miliciens, ravis d'un dénoûment si
pacifique, occupaient la gauche.

La toilette de la mariée ne dura qu'un instant. Vingt couronnes de
fleurs d'oranger lui étaient offertes; elle n'eut que l'embarras du
choix.

Au moment où la bénédiction nuptiale fut donnée aux époux, sous le poêle
tenu d'un côté par don Ramon et de l'autre par maître Taillevent, le
fidèle matelot du capitaine, l'un des officiers du brig fit un signal.

Une double bordée ébranla les échos de la petite baie de Garba.

Au sortir de la chapelle, le repas de noces fut servi. Don Ramon en fit
très convenablement les honneurs à son beau-frère, aux officiers et au
maître d'équipage du brig français, ainsi qu'au notaire et au prêtre.

Ensuite, l'attente des riverains fut largement comblée; Taillevent
défonça deux barils de piastres d'Espagne provenant de la prise faite le
matin. Le Galicien, pour sa part, reçut le double de la récompense
promise.

Mais après le dessert, tandis que, du haut du perron, Sans Peur le
Corsaire et sa jeune femme présidaient à ces libéralités, un homme
couvert de poussière s'approcha de don Ramon et lui remit avec mystère
une dépêche du gouverneur de la Corogne.

Don Ramon se retira pour la lire secrètement.

La brise du sud soufflait encore avec violence, mais les bois de chêne
vert et les murailles du château garantissaient de la froidure
l'esplanade où dardaient les rayons obliques du soleil.

Dans un ciel sans nuages, le disque enflammé descendait
perpendiculairement au-dessus de l'extrémité de la falaise.

Un bohémien, qui s'accompagnait sur la mandoline, improvisait ainsi:

    «En toutes saisons, sur la terre d'Espagne,
    Il est des heures dont le soleil fait son nid.
    Les grâces et la pauvreté se réchauffent à sa chaleur.
    En toutes saisons, sur la terre d'Espagne,
    On trouve des fleurs d'oranger pour couronner les mariées.
    Beaux époux qui donnez aux pauvres,
    Vous êtes le soleil et la fleur parfumée.
    On chantera longtemps, sur les montagnes de Galice,
    Sans Peur, le capitaine des lions de la mer,
    Et la royale Isabelle du Pérou, la terre de l'or.»

Corsaires, soldats, paysans, paysannes, se tenant par la main, dansaient
et chantaient.

On ne se faisait pas, non plus, faute de boire.

Le brig avait fourni le vin de France, les caves du château et
l'hôtellerie des _Rois mages_ fournissaient le vin d'Espagne.

Les Galiciens criaient: «Vive le généreux capitaine Sans-Peur!... Vive
le Lion!... Vive Isabelle... Que Dieu leur donne longues années!»

Les corsaires faisaient entendre des hourras joyeux.

De haute lutte, leur capitaine venait de conclure en peu d'instants un
mariage rêvé, ambitionné, ardemment voulu depuis longtemps; en un clin
d'œil, à la baguette, il avait réalisé ses vœux. Au dire des matelots,
Sans-Peur enlevait ce soir à l'abordage le contrat, la bénédiction
nuptiale et la belle des belles, comme le matin la corvette anglaise
_the Hope_ (l'Espérance), un nom d'heureux augure.

La dépêche remise au frère d'Isabelle était ainsi conçue:

«La guerre est déclarée à la République française. Une frégate de Sa
Majesté Catholique appareille pour couper la route au redoutable
corsaire mouillé sous votre château. Employez tous les moyens pour
retarder son départ. Usez de ruse; attirez le capitaine chez vous;
donnez-lui des fêtes. Il nous importe de délivrer les nombreux
prisonniers anglais qu'il retient à son bord. Dès demain il vous
arrivera des troupes et six pièces d'artillerie qui coopéreront avec les
canots de notre frégate _la Guerrera_ pour le surprendre au mouillage.

«Dieu vous garde longues années!»



VII

PAVOIS ET ADIEUX.


Reconnaissant à la cime des mâts et aux bouts des vergues des bannières
qu'un jour Taillevent, Camuset et quelques camarades avaient déroulées
pour l'avertir, Isabelle admirait les étranges pavois du brig corsaire.

--Au Callao et sur les mers que j'ai parcourues, disait-elle, j'ai vu
parfois des navires arborer en signe d'allégresse des pavillons aux
vives couleurs, mais je n'en ai jamais vu de pareils aux vôtres.

--Assurément, dit Léon. En général, on se borne à hisser en tête des
mâts et au bout des vergues les pavillons des diverses nations amies,
disposés suivant un ordre qui indique le degré d'honneur qu'on veut leur
faire, et on achève le pavois au moyen de pavillons de signaux placés
arbitrairement. Aujourd'hui, chère Isabelle, j'ai autrement procédé. Ces
pavois ont été imaginés en songeant à vous et à notre union. Ils disent
ma vie et la vôtre; ils sont le symbole de notre passé, de notre gloire,
de notre avenir. Je me suis complu dès longtemps à les composer pour la
fête de notre mariage.--Isabelle, me disais-je, sera surprise de voir
ces bannières; elle m'en demandera la signification, et je lui répondrai
avec bonheur.

--Parlez donc, parlez! Isabelle est heureuse et fière de vous entendre.

--A l'arrière, d'abord, le pavillon de la France surmonte celui
d'Angleterre, renversé en signe de défaite. Ceci est un détail improvisé
ce matin pour compléter mon bouquet naval. Au grand mât flotte la
bannière des Roqueforte, d'or au lion _rampant_[3] de _gueules_[4],
selon le blason de ma famille. Au mât de misaine, le pennon de la vôtre,
azur au chef d'argent. A tribord de la grande vergue, la première place
d'honneur, le pavillon d'Espagne, suivant l'usage marin qui veut qu'on
rende ainsi hommage à la nation amie dans les eaux de laquelle on est
mouillé. A babord, vous reconnaissez les couleurs du Pérou, votre
patrie. A ma vergue de misaine, les antiques traditions de nos deux
familles sont représentées, d'un côté, par le drapeau du royaume
d'Aragon, de l'autre par la chape bleue de Saint-Martin, qui fut celui
de la première race des rois Francs. En Océanie, quand j'arborais cette
bannière sacrée à la tête de mon grand mât, mes peuples disaient avec un
respect profond: «Le Lion célèbre sur son vaisseau la mémoire de ses
pères.»

[Note 3: _Rampant_, en blason, signifie droit, debout, par opposition à
_passant_, qui veut dire marchant.]

[Note 4: _Gueules_, rouge.]

--La République française, dit Isabelle, tolérerait-elle tant de
démonstrations aristocratiques?

--J'en doute fort, répondit Léon. Mais si j'envoie le rapport de mon
combat de ce matin à la Convention nationale, je m'abstiendrai de lui
faire part de mon mariage et de ma manière de pavoiser.

--Ne craignez-vous pas les indiscrétions de vos gens, les rapports des
espions, l'esprit ombrageux du nouveau gouvernement de la France?

--C'est en France surtout que je suis Sans-Peur le Corsaire... Mais,
dites-moi, au-dessus du pavillon de l'Espagne reconnaissez-vous
l'emblème qui se déroule au gré de la brise?

--Je reconnais sur un fond d'azur le Soleil des Incas, répondit
Isabelle, et du côté opposé, le serpent _Uscaguai_ à tête de cerf, et
portant à la queue des clochettes d'or. Plus loin, je vois le cercle de
feu que le père de ma mère fit peindre sur le drapeau de Tinta, et enfin
le glorieux étendard de José Gabriel. Je ne doutais pas de vos paroles,
cher Léon, mais ces enseignes symétriquement déployées, ces insignes,
qui, dès le lendemain de votre entrée au port, furent déroulées pour
moi, sont autant de preuves éloquentes de leur sincérité.

--A égale distance du grand mât et du mât de misaine, entre les deux
flèches, Isabelle, le grand oriflamme blanc qui se balance porte notre
chiffre brodé; il est consacré à notre mariage, et lorsque mon navire
grandira sous mes pieds, quand mon brig se transformera en corvette, en
frégate, en vaisseau de haut bord, quand le bâtiment que nous monterons
sera un trois-mâts, cet oriflamme, aux jours de fête, flottera au sommet
du plus grand.

--Vous espérez donc métamorphoser votre navire?

--Je referai sans doute ce que j'ai déjà fait bien souvent. Comme un
hardi cavalier tue ses chevaux sous lui, ainsi j'ai tué sous moi des
bâtiments de tous genres depuis le jour où de mon tronçon de mât brisé
je passai capitaine de la péniche enlevée aux Espagnols par les balses
péruviennes. Le navire change, son nom reste. _Le Lion_ coule, brûle ou
saute, vive _le Lion_! Tel que le phénix, il revint toujours. Et quand
les peuples de l'Océanie le voient glisser au large de leurs îles,
aujourd'hui goëlette légère, demain vaste trois-mâts, simple pirogue ou
brig armé de canons, corvette, aviso ou jonque chinoise, ils le
reconnaissent à ses couleurs,--d'or au lion rouge,--et disent en leurs
idiomes: «C'est _le Lion_ qui a changé de tatouage.»--Tous les autres
pavillons que vous voyez d'ici dans ma mâture ont leur signification
précise. Ils représentent mes relations avec les îles Marquises, Taïti,
Tonga, la Nouvelle-Zélande, et les contrées diverses dont je suis le
grand chef, le libérateur ou le simple allié. Chacune de ces enseignes
est une page de mon aventureuse histoire; l'oriflamme blanc à notre
chiffre, chère Isabelle, était réservé au plus beau jour de ma
vie.--Mais où donc est don Ramon, votre frère? s'écria tout à coup Léon
de Roqueforte.

--Mer d'huile! fond de vase! veillez au grain, capitaine, dit tout bas
maître Taillevent, il y a encore quelque trahison dans le coin...

--Explique-toi.

--On a l'œil américain. Votre marquis vient de recevoir à la muette un
pli cacheté qui sent le roussi.

--Mets ta cravate rouge en ceinture et rallie nos gens d'un coup de
sifflet.

Au coup de sifflet qui domina la clameur générale et retentit,
longuement répété par les échos de la falaise, les gens qui étaient à
bord et ceux qui étaient à terre tournèrent, tous, les yeux du côté de
maître Taillevent.--Ils remarquèrent tous sa ceinture rouge, et
comprirent qu'il s'agissait de se tenir sur ses gardes.

Les danseuses galiciennes furent abandonnées sans merci.--Chacun se
porta vivement à son poste. Les rameurs coururent à leurs canots, les
officiers se mirent à la tête de leurs escouades respectives, les pavois
arborés à bord furent amenés en un clin d'œil, et l'on put voir à chaque
sabord un petit mouvement qui consistait à refouler sur la charge de
salut un double projectile,--précaution toute naturelle du reste, car,
même en temps de paix, un navire bien commandé ne prend jamais la mer
sans avoir chargé ses pièces d'artillerie.

--Camarades, disait Sans-Peur, il est temps d'appareiller!... Adieu donc
aux bonnes gens de ce pays, et en route!...

Don Ramon accourait, tandis que les effets d'Isabelle étaient emportés à
bord de la chaloupe par les soins de sa camériste, jeune Péruvienne qui
l'avait accompagnée en Espagne et qui, s'attachant à sa destinée, devait
embarquer avec elle.

Le novice Camuset, en cette occasion, se signala par un zèle admirable.
On le vit se charger de boîtes, de cartons et de colifichets avec une
ardeur héroïque; dix fois, il courut de la chaloupe au perron du
château, dix fois il fit preuve du plus aimable empressement.

--Mon frère, disait don Ramon, c'est à votre bord que je voudrais vous
faire mes adieux!

--Très bien, répondit le corsaire; je ne vous l'aurais pas proposé, mais
je suis heureux de vous recevoir à mon tour.

On s'embarqua.

Les voiles trouées, les cordages coupés, les espars avariés par le
combat du matin avaient été, dès la première heure de mouillage, réparés
ou changés en vertu des ordres du second, qui reçut à bord son
capitaine, Isabelle et don Ramon avec tous les honneurs d'usage.

Les chaloupes et canots furent rehissés, l'ancre arrachée du fond, les
voiles établies avec ensemble. Une barque du pays se mit à la remorque
du brig, et le léger navire s'élança, bâbord amures, vers les passes
rocailleuses qu'il devait franchir pour la quatrième fois avec autant
d'audace que de bonheur.

Pendant l'appareillage que dirigea le capitaine, don Ramon, le front
radieux, n'avait cessé de causer fraternellement avec Isabelle, qui
souriait à l'écouter. Dès que la manœuvre fut finie et que _le Lion_,
couché sur le flanc de tribord, navigua sur la mer houleuse sans courir
aucun danger:

--Mon frère et ami, dit le jeune marquis à Sans-Peur le Corsaire, c'est
en présence de votre équipage, témoin de nos querelles de ce matin, que
je veux à présent vous adresser des paroles de paix et d'adieu.

--Sur l'arrière tous, et silence à bord!... commanda Léon de Roqueforte.

Les deux tiers des matelots comprenaient l'espagnol et devaient
naturellement servir d'interprètes à leurs camarades.

--Braves Français, dit don Ramon avec une emphase castillane qui
convenait à son allure hautaine, hier, ce matin, quelques minutes
encore avant l'union de votre valeureux capitaine avec la fille de mon
père vénéré, s'il n'eût dépendu que de ma volonté, votre navire se fût
abîmé dans les flots. Seul contre tous, jusqu'au dernier moment, j'ai
opposé la plus vive résistance à un dessein qui contrariait mes vues. Je
ne m'en repens pas, je ne désapprouve point ma propre conduite, je ne
renie point ce que j'ai fait.--Mais, à cette heure, ma main a serré la
main de Léon de Roqueforte, un acte régulier signé de mon nom, et la
bénédiction d'un prêtre chrétien font de lui l'époux de ma sœur, il a
mangé du pain et du sel sous le toit de ma maison; il est mon ami, mon
frère et mon hôte.--Or, par le nom sacré de Dieu qui m'entend, le
marquis de Garba y Palos n'est et ne sera jamais traître à l'amitié, à
la famille ni à l'hospitalité.--Voici une dépêche que m'envoie le
gouverneur de la Corogne; elle m'est arrivée une heure trop tard par la
volonté du Ciel; je veux vous la lire à tous.

Il lut.--Et l'équipage applaudit.--Et Isabelle, se jetant dans ses bras,
dit avec transport:

--C'est à partir d'à présent, Ramon, que vous êtes vraiment mon frère!

--Devant eux, ma noble sœur, je ne devais pas m'humilier, dit le jeune
marquis à voix basse, mais je m'incline devant toi; pardonne-moi ma trop
longue erreur!

--En exprimant sa vénération pour notre père, don Ramon a rétracté sa
seule parole coupable. Quant au reste, je sais faire la part des
préventions injustes dans lesquelles on t'éleva. J'étais pour toi une
étrangère qui usurpait ton nom et la meilleure part de tes richesses.

--Tu es ma sœur, et tu m'as abandonné plus de biens que je n'y avais
droit.

--Ma mère fut pour tous les tiens une femme d'une contrée barbare, une
beauté sauvage dont les attraits séduisirent le marquis notre père...

--Ta mère est une héroïne dont je vénérerai le grand souvenir.

--Mon époux, mon aïeul, ma race étaient maudits par les tiens.

--Mes yeux se sont ouverts, ils sont éblouis par la grandeur de ton
époux. Je suis fier, maintenant, d'être le frère d'un héros.

Les gens de l'équipage d'un côté, les officiers et leur capitaine de
l'autre, s'entretenaient encore de la solennelle déclaration du marquis
espagnol, quand Isabelle, au comble de la joie, se rapprocha de son
époux et lui dit:

--Répondez maintenant.

Le silence se rétablit, et Léon de Roqueforte dit d'une voix mâle et
fière:

--Soyez loué comme vous méritez de l'être, monsieur le marquis, mon
frère et mon ami désormais. Vos adieux rachètent noblement l'accueil
hostile que vous me faisiez ce matin. Au moment où la guerre s'allume
entre nos deux patries, la paix se conclut entre nos deux familles qui
n'en feront qu'une à l'avenir. Si nous nous rencontrons dans les
combats, nous nous épargnerons loyalement, nous nous porterons secours
en frères. Tous les miens recevront l'ordre de protéger les biens et la
personne du marquis de Garba y Palos. Et si, ce qu'à Dieu ne plaise, le
gouvernement espagnol vous persécutait pour ce que vous venez de faire,
sachez que votre cause serait ma cause, comme ma fortune serait la
vôtre. En tous pays, vous avez le droit de trouver aide et appui parmi
les sujets, les serviteurs, les compagnons d'armes ou les amis du _Lion
de la mer_. En foi de quoi, seigneur marquis, je vous donne cette
poignée de franges d'or tressées à la péruvienne comme les franges du
_borla_ royal, bandeau des Incas. Les anciens monarques du Pérou
n'avaient qu'à confier à un de leurs officiers un insigne semblable,
pour que d'une extrémité à l'autre de leur empire on obéît à sa vue.
J'ai adopté cet usage. Ces franges sont ma crinière de lion. Quiconque
en possède un seul brin est reçu en allié par tous les chefs des îles du
grand Océan, depuis le Pérou jusqu'aux Carolines.

Don Ramon, sur ces mots, échangea une accolade fraternelle avec Léon de
Roqueforte; il embrassa de nouveau sa sœur et descendit enfin dans sa
barque aux acclamations de l'équipage entier.

Seul, maître Taillevent fronçait les sourcils. Léon s'en aperçut:

--Qu'as-tu encore, éternel grognard?

--Pardonnerez, capitaine; je ne doute pas plus que vous de la bonne foi
de votre beau-frère... Il a du bon, ce _segnor_ à maigre échine!... Mais
les panneaux de la cale étaient grands ouverts... et on a connu des
Anglais qui entendent l'espagnol...

--Ces Anglais-ci sont prisonniers.

--Demain peut-être ils seront libres.

--La guerre commence à peine. Nous allons à Bayonne.

--On ne sait jamais où on va toutes fois et quantes on met le cap au
large. Voici deux ans passés, m'est avis, que nous sommes en route pour
le château de Garba, et au lieu de nous y marier comme nous le voulions,
nous avons fait les cinq cents coups aux quatre coins du monde...

--J'ai atteint le but, pourtant!

--Oui, capitaine; mais, une heure plus tard, nous étions de bonne
prise...

--Eh bien! ça aurait chauffé dur!

--On le sait... mais on sait aussi que, par la brise qui souffle de
Paris, tout votre attirail de prince, de grand chef, de roi et de comte,
n'est pas sain à Bayonne en Bayonnais.

--Je veux faire enregistrer mon mariage en France; je veux revoir mes
braves camarades, les corsaires de Bayonne; je veux me débarrasser de
mes prisonniers.

--Ce que vous voulez, capitaine, je le veux toujours; c'est connu. Ce
que vous aimez, je l'aime. Ce que vous haïssez, je le hais. Votre vie,
c'est ma vie...

--Brave Taillevent! dit le corsaire en lui tendant la main que le maître
serra dans les siennes avec une émotion reconnaissante.

--Mais...

--Voyons ton _mais_, dit Léon en souriant.

--Mais, dame! ça s'entend; si votre vie est ma vie, j'ai, fichtre, bien
le droit d'y veiller, et j'y veille. Vos Anglais d'en bas, je les
voudrais au fin fond de l'eau; vos camarades de Bayonne au tonnerre à la
voile, et les ports de notre république à deux bonnes mille lieues à
l'arrière de ce navire. Voilà!...

--C'est bien!

Taillevent salua et alla reprendre son poste au pied du grand mât, non
sans mâcher avec humeur son sifflet de manœuvre.

--Sans-Peur... Sans-Peur, grommelait-il, mais sans peau ou sans tête, ça
ne serait plus si gai... J'en ai vu guillotiner au Havre qui n'avaient
pas dit le quart de ce qu'il crie en plein gaillard-d'arrière... Il y a
des espions et des traîtres partout, en comptant ou sans compter nos
Anglais...

Le monologue du digne grognard d'eau salée se prolongea ainsi de manière
à défrayer tout le grand quart. Camuset s'avançait à l'étourdie,
comptant trouver le maître sur son bien dire; mais le grognement aigu
qui faisait ronfler son sifflet en sourdine détourna fort heureusement
la curiosité du novice. Il recula, glissa dans le panneau de
l'entrepont, faillit se casser le nez, et se releva en disant:

--Quel ours salé!... quel ours à la moutarde!... Son capitaine est aux
anges, et pour la noce il vous a une mine à faire chavirer le _Grand
Chasse-Foudre_!... J'espère bien que cette mine-là ne sera jamais du
goût à Mademoiselle Liména, et voilà ce qui me console!...

Isabelle suivait des yeux don Ramon, emporté à terre par sa barque
galicienne; ses regards émus s'arrêtaient sur les tourelles du vieux
château de Garba, sur la terre où reposaient les restes mortels de son
père, sur la haute falaise où Léon lui avait sauvé la vie. Mille pensées
confuses se heurtaient dans son esprit. Faisait-elle un rêve? Était-il
bien possible qu'elle fût mariée au _Lion de la mer_?

--Ce n'est point un rêve, dit Léon en se penchant sur elle.

--Eh quoi! vous lisez dans ma pensée?

Le canot de don Ramon disparut derrière les récifs. Peu d'instants
s'écoulèrent. Puis, au sommet du morne, on vit un homme à cheval qui
demeura là, tel qu'une statue, les yeux fixés sur le brig emporté vers
l'horizon.

Aux dernières lueurs du jour, Isabelle et Léon le reconnurent.

--Mon frère, dit la jeune femme, craint d'apercevoir au large la frégate
qui vous cherche, mais vous...

--Je l'attends!... Je n'ai que dix-sept canons, elle en a quarante ou
davantage... je n'ai que cent vingt hommes en comptant mes blessés, elle
en a trois ou quatre cents... cette mer houleuse est plus nuisible à ma
marche qu'à la sienne... Mais ne serais-je point Sans-Peur le Corsaire,
je m'avancerais plein de confiance, Isabelle. Notre amour est béni!...
Oh! soyez sans inquiétudes; mes mesures sont prises, et je ne livrerai
point un combat trop inégal.

--Serez-vous maître de l'éviter?

--Le lion, quand il le veut, sait se conduira en renard. Un de nos
grands marins, que l'Espagne dispute à la France, Jacobsen, né à
Dunkerque, l'un des ancêtres de Jean Bart, se glorifiait du surnom de
Renard de la mer. Je ne dédaignerais pas d'être appelé de même si je
n'avais conquis des surnoms qui valent au moins autant. Tous les
stratagèmes sont permis au plus faible, tous, excepté de faire feu sous
de fausses couleurs.--Le soleil s'éteint à l'occident, notre pavillon
descend en même temps que lui, on ouvre l'œil aux bossoirs. Venez dans
ma chambre de capitaine, et laissez à mes braves compagnons le soin de
veiller.

Le brig s'étant assez élevé au large, arrivait au nord pour doubler le
cap Finistère. Les ordres pour la nuit étaient donnés à l'officier de
service.

--Bon quart partout! dit le capitaine; qu'au premier signal chacun soit
à son poste de combat!

--Adieu, mon frère, adieu! murmurait Isabelle.

Léon lui offrait le bras, la soutenait au roulis, et la conduisait vers
la dunette, disposée, depuis le jour de l'armement, en chambre nuptiale
d'un étrange caractère.

Une pointe de terre venait de s'interposer entre la falaise et le brig
_le Lion_.

Don Ramon, marquis de Garba y Palos, pressant enfin les flancs de son
étalon noir, reprit la route du vieux château.

Et une fois dans la grande salle, s'adressant aux portraits de son père,
de sa mère et de Catalina la Péruvienne:

--Êtes-vous contents de moi? demanda-t-il au milieu du plus profond
silence.

Quel écho mystérieux lui répondit? Fût-ce les esprits familiers du
sombre castel? Fût-ce la voix de sa conscience? On ne sait.

Mais des paroles bénies le ravirent comme en extase, et la nuit entière
s'écoula pour lui dans la joie suprême d'un grand devoir accompli.



VIII

LA CHAMBRE NUPTIALE.


Le brig corsaire _le Lion_, construit et approvisionné au Havre, par les
soins du citoyen Plantier, armateur et correspondant de Léon de
Roqueforte, avait été emménagé avec une sollicitude toute spéciale par
son valeureux capitaine.

Ses officiers et matelots remarquérent, dès leur embarquement, que la
dunette, plus haute qu'aucune autre, occupait près du double de
l'emplacement réservé d'ordinaire à cette élévation,--qu'on supprime
parfois, et qui le plus souvent ne couvre que quelques pieds du pont en
arrière de la roue du gouvernail.

--Paraît que notre capitaine tient à être bien logé! dirent les
corsaires.

Mais le capitaine ne se logea point dans la dunette, ce qui donna lieu
aux plus étranges suppositions. Il s'était réservé, à l'extrême arrière
de l'entrepont, une très petite cellule communiquant, il est vrai, par
un panneau avec la chambre mystérieuse, où personne, si ce n'est
Taillevent, n'avait encore pénétré.

L'indiscret Camuset, s'étant avisé de demander ce qu'il y avait dans la
dunette, reçut, pour toute réponse, une taloche tellement magistrale,
que les anciens eux-mêmes se gardèrent de questionner le maître
d'équipage.

Garantie contre les regards curieux par des cloisons ou des vitraux
dépolis, les sabords fermés par des mantelets à jour derrière lesquels
se croisaient d'épais rideaux, la dunette dont les gens du bord
ignoraient le contenu, fournit aux bavards un thème inépuisable de
contes ultra-fantastiques.--Les moins superstitieux admettaient que
Sans-Peur en faisait son arsenal particulier, rempli d'armes inconnues
et d'artifices diaboliques au moyen desquels il se rirait d'une escadre
entière.

Le matin, au moment du branle-bas de combat, force fut pourtant d'ouvrir
la dunette pour faire usage des quatre canons qu'elle contenait.
Taillevent et le capitaine en avaient, pendant la nuit, retiré plusieurs
coffres qu'on logea provisoirement dans des recoins de la cale: mais ce
déménagement ne pouvait être que partiel. Aussi les canonniers, en
démarrant leurs canons, furent-ils bien surpris de voir, à l'arrière,
au-dessus de la tête du gouvernail, un magnifique lit suspendu à double
suspension, des meubles, des tentures, des tapis d'une élégance exquise
et d'une richesse inusitée.

Les quatre canons et leurs ustensiles participaient du luxe de
l'appartement. Les affûts étaient en bois d'ébène incrusté d'ivoire, les
roues en gayac poli, les pièces en bronze sculpté, les bragues et autres
cordages nécessaires à la manœuvre en fil d'une admirable blancheur, les
caisses des poulies en acajou femelle massif, les couvre-lumière en
argent relevé en bosses. Les refouloirs, écouvillons, boutefeux, pinces,
anspects, seaux, bailles et fanaux de combat, les énormes crocs, anneaux
et pilons qui servent à l'amarrage des bouches à feu, devaient à l'art
ou à la matière une physionomie qui les empêchait de déparer la chambre
nuptiale.--On peut même dire qu'ils l'embellissaient.

L'ameublement de ce boudoir marin fut singulièrement mis en désordre
pendant le combat; mais dès que l'action fut terminée, tout fut
rapidement rétabli en l'état primitif.

Les bavards n'eurent pas beau jeu cette fois; il y avait à bord trop
d'ouvrage; on mettait les prisonniers aux fers, on bouchait les voies
d'eau, on lavait les ponts tachés de sang et de poudre, on réparait les
manœuvres courantes, on rétablissait les cloisons, et l'on jouait serré
contre la fraîche brise, la mer houleuse et les brisants de la passe.

En apercevant Isabelle au sommet de la falaise, les moins malicieux
devinèrent:

--La dunette, parbleu, c'était la chambre de madame!...

       *       *       *       *       *

Léon ouvrit la porte donnant sur le pont; la main de l'intrépide amazone
tremblait dans sa main:

--Voici votre appartement, madame, dit le corsaire souriant à son
trouble, puissiez-vous le trouver digne de vous.

Liména venait d'allumer les candélabres qui se balançaient au roulis et
illuminaient l'intérieur de la dunette. La jeune fille attendait sa
maîtresse.

--C'est une merveille, mon ami! dit Isabelle rassurée par la présence de
sa camériste. Quel luxe attentif! quelle délicatesse ingénieuse! Vous
avez su rassembler dans ce petit palais de fée tout ce que peut désirer
une jeune femme.--Dieu! s'écria-t-elle en se retournant, les portraits
de mon père et de ma mère, ici!...

--Ces portraits ont été copiés au Pérou sur les originaux que possède le
cacique Andrès.

--Je regrettais les images chéries de mes parents; vous avez voulu,
noble ami, qu'aucun regret ne pût troubler mon bonheur!

--Cher ange, dit Léon, un capitaine vigilant a toujours quelque ronde à
faire, quelques ordres à donner. Liména va vous servir; ensuite elle
descendra dans sa chambrette située au-dessous de notre appartement.
Permettez-vous que je revienne bientôt!...

Isabelle baissa les yeux en balbutiant un consentement timide; Léon,
dont le cœur battait, sut être mari et capitaine sans trahir aucune de
ses émotions, sans négliger le moindre de ses devoirs. Le sang-froid
devant le péril est moins admirable peut-être que le calme devant le
bonheur. Léon, nature forte, voulut se vaincre. Il agit avec le même
ordre, la même attention, la même activité méthodique qu'à l'heure la
plus indifférente de sa vie d'officier de mer. Ses subalternes, harassés
de fatigue par une journée de dangers, de travaux et de plaisirs non
interrompus, attendaient peut-être, pour se relâcher, l'instant où il se
retirerait auprès de sa jeune compagne. Il jugea nécessaire de se
montrer plus vigilant que jamais.

Quand il reparut sur le pont, un murmure d'étonnement parcourut les
groupes des gens de quart.

Il examina la voilure et donna quelques ordres au lieutenant de service;
puis il passa sur l'avant, interrogea l'horizon qu'argentait la lune à
son lever, chercha dans le lointain la frégate ennemie, et ne découvrant
rien, il encouragea ses vigies du bossoir à faire bonne veille:

--Point de cris; si vous apercevez une voile, qu'on m'avertisse sans
bruit.

--Suffit, capitaine, on coulera doucettement la chose dans le pertuis de
l'oreille au lieutenant.

Après avoir pris ses mesures pour que la quiétude d'Isabelle ne pût être
troublée, il se rendit au poste des blessés afin de s'assurer qu'ils
étaient soignés convenablement. Il adressa quelques encouragements
paternels à ceux qui ne dormaient pas encore. Il descendit ensuite à
fond de cale, où les soldats et matelots anglais prisonniers étaient aux
fers sous la surveillance de quelques factionnaires. Un silence profond
y régnait.

Liména caquetait avec un entrain folâtre.

--Heureusement, chère maîtresse, disait-elle, nous sommes amarinées par
nos grands voyages. Nous avons le pied marin; voyez comme je vais et
viens malgré ce roulis. Et nous ne craignons plus le mal de mer, comme
voici deux ans passés, en partant du Callao. Ah! l'on est vaillante
quand on a doublé le cap Horn en plein hiver, au mois de juillet. Quand
je disais aux gens de Garba que j'ai toujours vu l'hiver en été avant
de venir en Espagne, ils me traitaient de menteuse ou de folle.

--Menteuse, ils avaient tort; mais folle...

--Laissez-moi dire, belle petite chère dame, car vous voici dame et
_lionne_ de la mer, encore; vous souvenez-vous de mon rêve du mois
passé? Je vous peignais, comme ce soir, et vos cheveux prenaient la
couleur fauve...

--Si je suis lionne, tu peux te vanter d'être une fameuse pie.



IX

MAITRE TAILLEVENT.


En remontant de la cale dans l'entrepont, Léon vit Taillevent endormi
tout habillé et tout armé dans un hamac pendu à côté du panneau des
prisonniers de guerre.

Le maître avait pourtant à l'extrême avant un petit réduit particulier,
appelé, selon l'usage, _la fosse au lions_; mais il avait trouvé sage
d'être plus près, en cas d'accident, du lieu le plus dangereux du
navire.

--Brave et loyal serviteur, pensa Léon, il fait toujours plus que son
devoir.

La tête du maître était à moitié hors de son hamac; il écoutait
d'instinct, ou pour mieux dire l'oreille était encore éveillée tandis
que le corps reposait. Évidemment, il serait debout au moindre bruit
suspect.

--Il dort maintenant, il dort à la hâte et d'un sommeil léger, parce
qu'il sait bien que je ne puis être endormi. Encore suis-je bien sûr que
dix hommes pour un ont l'ordre de l'éveiller avant le milieu de la nuit.
Et pourquoi tout ce zèle? Par ambition? il n'en a point; par amour du
gain? il ne tient pas à l'argent; par passion pour notre existence
aventureuse? non, il ne désirait autrefois qu'une barque de caboteur à
Port-Bail, sur la côte de Normandie, et ses goûts n'ont pas changé.
Pourquoi donc? parce qu'il partage obscurément, depuis quinze ans
bientôt, tous les dangers que je cours. A moi les honneurs, les
richesses, les dignités, les succès, la gloire, le bonheur; à lui les
privations, les fatigues, les soucis, et cela sans autre compensation
que l'amitié de son capitaine.

Le maître, tout en dormant, dit quelques mots mal articulés; Léon saisit
seulement ceux-ci:

--Sois curieux, c'est le cas, espèce de mousse!... Allons, Camuset,
ouvre l'oreille!...

Léon sourit, traversa le faux-pont où dormaient les hommes qui n'étaient
pas de quart, et pénétra dans le logement réservé à son état-major.

Là, dans une étroite cabine, ouverte et gardée à vue par un
factionnaire, se trouvaient deux officiers anglais prisonniers, un
lieutenant et un master, les seuls qui eussent survécu au combat.

Léon leur demanda s'ils avaient été convenablement traités, et s'excusa
de n'avoir encore pu leur permettre de monter sur le pont.

Le lieutenant parut touché de la courtoisie du capitaine français. Il
répondit en faisant allusion à son mariage, avec une simplicité d'autant
plus agréable au corsaire que celui-ci l'avait remarqué comme un brave
pendant l'action du matin.

Quant au master, il dit sèchement que des officiers devraient toujours
être laissés libres sur parole.

--Monsieur, je n'aime pas les leçons, interrompit Léon avec vivacité.

--Et moi, monsieur, répliqua le master d'un ton insolent, j'aime à en
donner à mes ennemis.

Depuis quelques instants, un bruit sourd de ferrailles se faisait
entendre à fond de cale. Le master le prit sans doute pour un signal,
car il bondit hors de sa cabine, arracha brusquement un pistolet au
factionnaire, et fit feu sur Léon de Roqueforte.

Les cris: «Trahison! révolte! aux armes!» retentissaient de toutes
parts.

Isabelle, échevelée, se précipitait hors de la dunette; Liména,
tremblante, essayait de la retenir.

Sautant hors de son hamac, maître Taillevent sabrait déjà les révoltés
tout en criant:

--Ah! brigand de Camuset! tu as mangé la consigne!... tu n'as pas été
assez curieux!

--Pardonnerez, maître, dit le novice qui se dressait à côté de lui, je
sais tout!...

Les fanaux étaient éteints dans le faux-pont; à la faveur de
l'obscurité, les Anglais essayaient de monter sur le gaillard d'avant,
mais rencontraient une résistance singulièrement énergique.

Camuset, pour sa part, s'en donnait d'estoc et de taille.

--Tu sais tout, sauvage de Landerneau, il est bien temps!

--Mais c'est moi qui ai fait la chose...

--Quelle chose, donc?

--Leur révolte, maître...

--La belle besogne!... Tais-toi, innocent, et tapons dessus!

Camuset, on le sait déjà, tapait en conscience, secondant ainsi de son
mieux le brave Taillevent.

--Courage! courage, enfants! criait en anglais le plus enragé des
prisonniers de guerre; voici la frégate espagnole!... Leur capitaine est
mort!... En avant!... Hourra!

Les Anglais, armés de leurs fers, de boulets de canon trouvés dans la
cale et de quelques armes blanches enlevées aux matelots endormis,
dirigeaient tous leurs efforts sur les deux panneaux de l'avant.



X

DROITS DES PRISONNIERS.


L'état-major du corsaire _le Lion_ était fort nombreux pour un
état-major de brig du commerce.

Un corsaire, étant armé par des particuliers, ne fait point partie de la
marine militaire;--tout belliqueux qu'il est, il se trouve donc rangé
dans la catégorie des bâtiments marchands;--aussi les corsaires
s'intitulent-ils en riant: _Marchands de boulets_.

A bord se trouvaient six capitaines de prise, embarqués en supplément,
outre le premier lieutenant ou second, le lieutenant, le
sous-lieutenant, et quatre pilotins susceptibles de faire fonctions
d'officiers.

Les pilotins, sur les navires de guerre, ne sont que des mousses
attachés au service de la timonerie;--les pilotins du commerce sont des
jeunes gens destinés à devenir lieutenants, et, plus tard, capitaines
dans la marine marchande. Les quatre pilotins du _Lion_ couchaient dans
des hamacs suspendus au milieu du carré ou chambre du brig;--les
domiciles des officiers et du chirurgien donnaient sur la même pièce,
très long boyau partagé en deux par l'escalier d'arrière, et qui se
prolongeait jusqu'à la chambrette échue en partage maintenant à la
soubrette Liména.

Au bruit du coup de pistolet tiré sur le capitaine, toutes les portes
s'ouvrirent;--les deux pilotins qui n'étaient pas de quart se jetaient
bas de leurs hamacs;--déjà justice était faite.

Le matelot de faction, à qui le master avait arraché son pistolet, avait
le sabre en main. D'un coup de manchette, il abaissa l'arme et le
poignet du prisonnier; la balle se perdit dans le bordage. D'un coup de
pointe, il l'étendit mort à ses pieds, en disant:

--Pardon, excuse, capitaine; si ce bruit a réveillé madame, il n'y a pas
de ma faute.

Sans-Peur tenait en joue le lieutenant anglais, que dans leur fureur les
officiers et pilotins menaçaient aussi de leurs armes.

Roboam Owen, le prisonnier, demeura impassible.

--Par ma foi, monsieur, lui dit Sans-Peur en langue anglaise, vous êtes
un homme comme je les aime.

Avec un sourire triste et fier, le lieutenant anglais répondit en
français:

--Si mon pauvre camarade avait voulu me croire, il n'aurait pas tenté de
se révolter sans chance de réussite.

--C'est bien cela, monsieur! reprit le capitaine. Des prisonniers de
guerre ont toujours le droit de s'insurger pour redevenir libres; mais
la question est de ne pas manquer son coup. Venez donc inviter vos
malheureux compagnons à ne pas se faire égorger jusqu'au dernier.

D'un geste impérieux, Léon avait montré le faux-pont à ses officiers qui
s'y précipitaient. Puis, il monta sur le gaillard d'arrière, emmenant
avec lui le lieutenant Roboam Owen.

Isabelle, à leur vue, poussa un cri de joie, voulut courir vers son
époux, mais tomba défaillante entre les bras de Liména, que Léon seconda
aussitôt.

Alors, pressant Isabelle contre son cœur:

--Monsieur! hâtez-vous!... dit-il à l'officier anglais.

Celui-ci se portait au bord du grand panneau, et d'une voix éclatante:

--Camarades, on vous a trompés! cria-t-il. La frégate espagnole n'est
pas en vue, et les Français sont à leurs postes!... Bas les armes!...

--Tout le monde sur le pont! ajouta Sans-Peur le Corsaire.

Puis il dit à voix basse à son premier lieutenant:

--L'appel général!... Les prisonniers aux fers sur le pont, au pied du
mât de misaine!... Les cadavres à la mer!... et ensuite, à coucher qui
n'est pas de quart!...

--Mais l'officier anglais?

--Libre sur parole tant qu'il n'y aura pas d'ennemi en vue, ou aux
arrêts forcés, à son choix.

--Je vous donne ma parole, capitaine, dit Roboam Owen en bon français,
et mille grâces!

--Très bien!... Bonne nuit, messieurs!...

A ces mots prononcés d'une voix ferme et douce, Léon emporta Isabelle
dans la dunette dont la porte se referma. Comme une mère met son enfant
dans un berceau, il déposa la jeune femme encore palpitante sur la
couchette à roulis, et congédia Liména, qui descendit dans sa cellule
par l'escalier intérieur.

--J'étais à genoux, murmura Isabelle; je faisais ma prière du soir pour
vous, mon ami, quand ce bruit affreux...

--Oubliez cela, interrompit Léon, mais laissez-moi me rappeler que mon
bon ange priait pour moi!...

Les candélabres étaient éteints; la chambre nuptiale n'était éclairée
que par la lampe de la boussole appendue au-dessus du chevet des
nouveaux mariés.--Léon accrocha sa ceinture de corsaire à l'affût d'un
canon voisin.

La mer bruissait en se brisant contre le gouvernail dont la barre
gémissait sous ses pieds. La brise sifflait dans la voilure et le
gréement. Mâts, vergues, échelles, cloisons craquaient aux balancements
du roulis. Sur le pont, on entendait achever l'appel général.



XI

LES OREILLES DE CAMUSET.


L'appel fini, l'oreille du novice Camuset se trouva comme par
enchantement entre un pouce et un index inflexibles:

--Aïe! aïe! maître, pardonnerez! balbutia le pauvre garçon.

--Chut! fit Taillevent en serrant plus fort.

Quand il eut descendu l'escalier du grand panneau où tout à l'heure on
se battait avec furie, traversé le faux-pont encore désert, ouvert et
refermé la porte de sa _fosse aux lions_, le maître d'équipage lâcha
enfin la malheureuse oreille plus rouge qu'un coquelicot de juin.

--Explique-toi, ver de cambuse, mais parle bas!... dit-il en s'asseyant
sur un rouleau de cordages. Si tes raisons sont bonnes, tu en seras
peut-être quitte pour passer le restant de la nuit au bout de la grande
vergue...

--Si elles sont bonnes? répéta le novice consterné; que ferez-vous donc,
mon Dieu, si vous les trouvez mauvaises?

--Toujours trop curieux! fit le terrible maître en grinçant des dents
comme un cannibale de la Nouvelle-Zélande.

A la vue de cet éblouissant râtelier, le novice se souvint qu'au dire du
gaillard d'avant le maître avait fraternisé avec bon nombre de peuplades
chez lesquelles les oreilles passent pour le mets le plus délicat.

--Commençons par le commencement, reprit Taillevent toujours en
sourdine; ce soir, après le branle-bas de couchage, qu'est-ce que je
t'ai dit?

--Vous m'avez dit tout doucettement: «Mon petit Camuset, c'est le cas
d'être curieux!...» Et là, sans mentir, cette parole-là m'a étonné pis
qu'un miracle.

--N'embardons pas, mousse de malheur!

--Pardonnerez, maître, vous m'avez dit de plus: «Mon garçon, tu entends
nativement l'anglais, naturellement et particulièrement,
personnellement?--Oui, maître, vu que maître Camuset mon père s'étant
fait contrebandier sur la côte de Normandie...»

--Connu, après?

--Après donc, maître, vous me montrez ce trou noir qui est pour le
présent derrière vous, et vous me dites: «Glisse-toi là dedans comme un
serpent, sans bruit, et arrive jusqu'à l'endroit où les prisonniers sont
aux fers; écoute, regarde, veille au grain, et s'ils font, par malheur,
quelque mauvaise invention, viens en double me réveiller dans mon hamac,
premier croc de tribord ras le grand panneau.»

--Eh bien! enfant damné de la colique, pourquoi ne m'as-tu pas
réveillé?... mais réponds-donc, ou je te mange!...

--Pardonnerez, maître!... Je m'affale à la muette par votre scélérat de
trou, je tombe dans la soute aux voiles quasi étouffé, je décroche la
fermeture sans faire plus de bruit qu'une mouche; me voilà dans la cale
à eau, je m'y reconnais. Je rampe sur les boulets, je me hale à plat
ventre entre les barriques, d'une vitesse à faire quatorze lieues en
quinze jours. J'arrive sur la fin proche le grand câble, et je reste là
sans bouger pieds ni pattes pis qu'un lézard empaillé.

--Ça n'est pas trop mal, navigue toujours!

--Nos factionnaires, maître, en avaient assez de la journée de
tremblement, de noces et de tra la la d'aujourd'hui, qui donc est déjà
hier, vu que...

Un grognement magistral coupa court à la digression.

--Il y avait en faction sous le fanal devant le grand câble, ce pauvre
Farlipon, une manière d'endormi qui se frottait les yeux et bâillait...

--Il peut dormir à son aise, maintenant! dit le maître d'un ton
farouche.

Camuset en frissonna, car l'infortuné factionnaire avait été la première
victime de la révolte, si bien qu'on venait de jeter son corps à la mer
pendant l'appel général.

--Un des Anglais, un maigre, pâle, rouge de crin, mauvaise figure, que
je connais particulièrement de nom et de surnom pour des motifs
particuliers...

--Son nom, langue de jacasse?

--Pottle Trichenpot, sans vous commander, maître...

--Après, failli chien, après?

--Ce Pottle donc se lève en douceur sur le coude, voit le Farlipon qui
roupille et commence à bavarder avec son voisin, si bas, si bas, que
j'avais grand mal à l'entendre. Ils se disaient en se disant, qu'il dit,
un tas d'histoires qu'un autre que moi, maître Taillevent, pas même
vous, sans vous offenser, n'y aurait compris goutte, par la raison
particulière qu'il fallait savoir ce que je savais, à seule fin d'avoir
la finesse de deviner ce qui s'appelle particulièrement leurs
inventions...

Crispé par cet amphigouri, le maître d'équipage lança comme un grappin
sa main gauche sur l'oreille la moins rouge de Camuset, et le poing
droit fermé:

--Navigue droit, sans embardées, marsouin! ou je...

--Dame, maître, mangez-moi, là!... et que ça finisse!... Je raconte
comme je peux, et faut m'écouter si vous voulez savoir.

--Si ton plan est de filer la chose en longueur, tu n'y gagneras rien.
Autant de palabres de trop, autant d'heures en plus au bout de la grande
vergue!

Le maître lâcha l'oreille devenue cramoisie, et montrant un mince
cordage:

--Tu as raison, gringalet de mauvais temps! pour savoir, faut écouter,
je t'écoute. Je n'ouvrirai plus le bec; mais toutes fois et quantes tu
dériveras, je fais un nœud sur cette ligne. Autant de nœuds, autant
d'heures que tu passeras à reverdir, tu sais où. C'est clair! Saille de
l'avant à ton idée.

Camuset remonta au déluge.

--Arrivé au mouillage, l'état-major au met à déjeuner, comme de juste...

Taillevent fit un premier nœud pour cette parenthèse inutilisable[NT1].

--Mais ce n'est pas juste, ce nœud-là!

Un deuxième nœud suivit le premier. Camuset soupira et reprit:

--Notre second me dit de porter un beau poulet rôti aux officiers
anglais prisonniers, et sur la fin, le master, celui qui est mort...

Troisième nœud, deuxième soupir.

--... demande permission d'envoyer les restes à son domestique à lui,
qu'il dit, dit-il, qui est malade. C'est donc moi, sans vous offenser,
qui ai reçu ordre de notre second de servir à ce brigand de Pottle la
carcasse où il a trouvé le ressort de la montre du master avec un billet
rapport à l'heure de la révolte. Ils avaient déjà scié tous les cadenas
des fers, quand j'écoutais par votre ordre.

Le maître fronçait les sourcils sans rompre le silence.

--Notre second, pensait-il, a fait une boulette gros calibre, et pour un
fils de contrebandier, ce novice-là ne vaut pas un gabelou de deux
liards.

--Ah! bâtard que je suis, que je me dis en moi-même, poursuivit le
novice, je n'ai pas fouillé la carcasse de la bigaille; je vas être
cause d'un malheur. Le papier, bien sur, parle d'un signal pour
s'entendre avec leurs officiers; et ils espèrent apparemment que la
frégate espagnole soit à nous appuyer la chasse; allons réveiller maître
Taillevent.

Maître Taillevent, avec une admirable équité, défit l'un des nœuds,
comme pour récompenser Camuset de ses louables intentions. Le novice
respira, et avec moins d'inquiétude:

--Le tonnerre de chien, dit-il, c'est que, pour mieux entendre, j'étais
quasiment au milieu des Anglais, et que le genou de Pottle portait sur
le pan de ma vareuse. Si je bouge, il le sent; il se retourne; on
m'étrangle net, et je ne pourrai plus prévenir maître Taillevent.

Un autre nœud fut défait.

Camuset, encouragé par cette approbation tacite, expliqua comment il
avait adroitement coupé sa propre vareuse avec son couteau déjà ouvert à
tout événement. Mais cette opération fut aussi longue que difficile. Les
prisonniers, faisant semblant de ronfler, s'agitaient sourdement; Pottle
tapait à intervalles égaux sur une barrique vide. Ce signal, que le
master attendait, avait pour objet de l'informer que tous les crampons
des fers étaient sciés, et qu'au moment favorable on s'insurgerait en
masse.

Bien que le master eût écrit son billet fort avant l'arrivée à bord de
don Ramon et sans qu'il fût encore question de la frégate espagnole, le
moment favorable était parfaitement désigné par ces mots:

«Quand les corsaires, accablés de fatigue par les excès qu'ils ne
manqueront pas de faire dès l'arrivée au mouillage, seront assoupis,
profiter de la première occasion qui pourrait coïncider avec leur état
d'abattement.

«Désigner d'avance six hommes qui se glisseront un à un dans
l'entre-pont pour y éteindre les fanaux, pour s'emparer d'armes qu'ils
jetteront à leurs camarades, et pour nous rejoindre vivement, le
lieutenant Owen et moi, dans le carré.

«Guetter continuellement les factionnaires, les surprendre, les tuer et
les désarmer sans bruit. Puis, faire irruption par les deux panneaux à
la fois. S'emparer à l'arrière de la roue du gouvernail et masquer les
voiles; à l'avant, se saisir de la mèche à feu et de la pièce à pivot.»

Tout cela était fort bien combiné. La nouvelle du mariage du capitaine,
le discours de don Ramon, et la certitude qu'une frégate espagnole était
à la recherche du corsaire, exaltèrent les espérances des prisonniers,
très nombreux et vaillamment déterminés à prendre leur revanche.

Camuset, muni des instructions de maître Taillevent, fit de son mieux en
apprenti corsaire plein de bonne volonté. Libre enfin de ses mouvements,
il se rapprocha du factionnaire Farlipon et lui donna un coup de poing
dans les mollets.

Par malheur, Farlipon qui rêvait se réveilla en criant:

--La frégate espagnole!

Ce cri, diversement interprété par les prisonniers impatients, fit
éclater la révolte. La rumeur fut soudaine. Le master l'entendit, et
jouant quitte ou double, périt comme on l'a vu.

Le novice Camuset n'eut que le temps de se rejeter dans la soute aux
voiles et de regrimper par le trou noir; mais il fit une diligence
telle, que maître Taillevent, satisfait, laissa tomber le bout de ligne
en disant:

--Mais Pottle... as-tu revu ton Pottle?

--Non, maître, puisque vous m'avez pris par l'oreille pendant qu'on
mettait les Anglais aux fers sur le pont.

--Bon! es-tu sûr que ce Pottle n'est pas mort?

--Bien sûr, puisque le lieutenant Owen et notre second effaçaient sur le
rôle un nom chaque fois qu'on jetait un corps à la mer.

--Mais alors, tu as dû entendre appeler Pottle? Il a dû répondre:
Présent.

--Je n'ai rien entendu; on l'a passé.

--Prends-moi ce fanal, et montons sur le pont, que je fasse la
connaissance de cette peste-là!...

Pottle Trichenpot ne se trouva point parmi les prisonniers aux fers sur
le pont.

--Tonnerre d'enfer! cria Taillevent d'une voix menaçante, il y a encore
quelque trahison sous roche. Il ne faut pas beaucoup de coquins pour
mettre le feu à bord d'un navire! Camuset, Camuset, retrouve-moi ton
Pottle, ou tu n'es pas blanc!

Le novice s'était cru à l'abri des fureurs du maître. Hélas! à ces mots:
«Tu n'es pas blanc!» il se rappela que les requins passent pour trouver
la chair des nègres plus savoureuse que celle des hommes de race
blanche; mentalement, il décerna l'épithète de requin au menaçant maître
d'équipage. Mais presque aussitôt, avec un accent de joie:

--Pottle!... Il ne peut être qu'à la fosse aux lions!

--Chez moi?

--Chez vous, maître!

--Il y a une lampe allumée, gare au feu! courons!

Taillevent et quelques matelots couraient à la chambre du maître
d'équipage, mais Camuset, se jetant dans la cale, reprit pour la
troisième fois le chemin du trou noir.

Il avait deviné qu'au moment de la bagarre Pottle devait être caché dans
la soute aux voiles, demeurée ouverte. De là, il avait dû entendre tout
ce qui s'était passé entre le maître et lui; ensuite, il devait être
monté dans la fosse aux lions.

Pour lui couper la retraite, Camuset se précipita dans la soute.

Quand Taillevent rouvrit sa porte, Pottle se replongea dans le trou. Un
vacarme horrible s'y fit entendre sur le champ, car Camuset lui livrait
bataille au milieu d'une obscurité profonde.

Un prompt secours fut porté au novice, qui s'écria tout d'abord:

--Il avait allumé une mèche... ça sent le roussi dans la soute!...

--Que personne ne crie au feu! dit le maître.

Et laissant Pottle entre les mains de ses matelots, il alla inspecter la
soute aux voiles. La mèche y brûlait et avait même attaqué quelques
chiffons. Un seau d'eau suffit pour éteindre l'incendie.

--Il n'aurait plus manqué que le feu pour la nuit de noces de mon
capitaine! Assez de misères comme ça.--Toi, Camuset, tu peux aller te
coucher, je t'exempte de quart.

--Pardonnerez, maître, pardonnerez, murmura le novice abasourdi d'une
telle faveur, c'est-il pour de bon?

Taillevent, qui ne riait guère, se prit à rire bruyamment. Il tenait,
d'ailleurs, par la cravate le blême Trichenpot, qu'il traîna sur le
pont, tandis que les matelots,--avec une brutalité dont on pouvait bien
les absoudre,--lui distribuaient par derrière les horions les moins
respectueux.

--Oh! _shoking!_ le fond du haut-de-chausse céda, et les incivils
corsaires continuaient avec leurs souliers ferrés.--Pottle hurlait, mais
il ne hurla pas longtemps, attendu que Taillevent le bâillonna pour
qu'il ne troublât point le sommeil des nouveaux époux.

L'heureux Camuset se coucha en bénissant sa bonne étoile, mais tout
habillé, selon la consigne; Pottle, au contraire, ne se coucha point,
mais fut déshabillé jusqu'à la ceinture, d'après les ordres de
Taillevent, qui le fit attacher par les quatre membres à l'échelle des
haubans de misaine.

La brise était fraîche, le froid très vif, le pauvre garçon courait
grand risque d'attraper un mauvais rhume. Un fouet à douze branches
était pendu à son cou en attendant le jour.

Deux heures du matin sonnaient à la cloche du bord.

A cette époque, sur les navires corsaires et même sur les bâtiments de
l'État, les corrections corporelles à coups de corde pouvaient être
infligées sur l'ordre d'un simple officier; mais, à bord du _Lion_, le
capitaine avait expressément défendu qu'il en fût ainsi. Les sévères
mesures provisoires prises par le maître furent donc approuvées par le
lieutenant de quart qui veillait sur la dunette, tandis qu'à l'avant les
gens de bossoir ouvraient l'œil avec une extrême vigilance.

Maître Taillevent, parfaitement tranquillisé, non sans peine, se retira
enfin dans sa fosse aux lions, en attendant le quart du jour qui
commence à quatre heures et se prolonge jusqu'à huit.

--La grosse affaire, maintenant, pensait-il en s'endormant, c'est la
frégate espagnole. Tout autre que mon capitaine aurait le cap au large;
lui, point. Il court au nord longeant la terre, mais il a son plan, ça
le regarde...



XII

STRATAGÈMES ET RUSES DE GUERRE.


A bord, les plus hardis trouvaient au moins fort dangereuse la route
suivie par _le Lion_.

Le lieutenant Roboam Owen, laissé libre sur parole, en fit la remarque,
et le dit même à l'officier de quart.

--Notre capitaine ne se conduit jamais comme les autres: au lieu de
prendre à l'avance des détours pour éviter le danger, il court droit
dessus et prétend que c'est le vrai moyen d'y échapper.

--Oh! oh! cette opinion a du bon: votre capitaine sait que la fortune
déjoue à plaisir les combinaisons timides.

--Il doit à son audace incroyable le surnom de Sans-Peur. Pendant qu'on
nous armait ce brig-ci au Havre, nous croisions dans la Manche avec une
goëlette de six canons. Il ne déviait pas de sa route pour la rencontre
d'un vaisseau de ligne. Tantôt il déguisait le navire sous des masques
en hissant pavillon étranger; tantôt il se bornait à ralentir sa vitesse
de manière à laisser passer l'ennemi en vue, et sa confiance détournait
les soupçons; quelquefois il courait droit dessus, le hélait en anglais,
lui donnait de fausses indications, et poursuivait son chemin, tandis
que le croiseur, trompé par ses renseignements, prenait une autre route.

--Votre capitaine, je m'en suis aperçu, parle l'anglais avec une rare
pureté. Cependant, il risquait bien gros en osant mentir à des navires
de guerre.

--Un jour, reprit l'officier de quart, nous chassions deux bâtiments
marchands séparés de leur convoi par quelque accident de mer. Tout à
coup, à l'arrière, on signale une frégate. Le capitaine, qui la
reconnaît pour anglaise, calcule qu'elle n'a pu encore voir les deux
bâtiments chassés. Nous changeons de route cap pour cap, nous nous
chargeons de toile à tout rompre, nous approchons à portée de voix. Pour
ma part, je traitais notre capitaine d'écervelé; je m'attendais à être
pris sans miséricorde; mais lui, avec une adresse surprenante, donne à
la frégate le signalement des deux navires, dit les avoir rencontrés en
détresse sous le vent, prétexte une mission pressée qui l'a contraint à
ne pas les secourir, supplie le commandant de ne point manquer à ce
devoir d'humanité, salue et reprend chasse. La frégate aussitôt gouverne
dans l'aire de vent indiquée. Elle nous laisse ainsi le champ libre,
nous rejoignons nos deux gros marchands, nous les amarinons, et ils ont
été pour nous de très bonne prise.

--Si votre capitaine joua d'audace, les pauvres diables jouèrent de
malheur.

--Un autre jour, reprit l'officier, un convoi escorté par une grande
corvette se montre à l'horizon; nous mettons nos masques, nous nous
rangeons dans les eaux de la corvette, et pendant une journée entière
nous naviguons à petite portée de son canon. Elle nous prend pour un
Anglais qui se joint au convoi. Tout à coup, vers le coucher du soleil,
nous virons de bord et coupons la route aux derniers navires. La
corvette, où l'on n'a rien compris à notre manœuvre, ne vire sur nous
qu'au bout d'un instant; elle nous canonne sans nous atteindre, et
bientôt s'arrête prise par le calme plat.

--Vous ne m'apprenez rien, interrompit Roboam Owen, j'étais troisième
lieutenant sur ce navire. Nous vous vîmes piller un trois-mâts, couler
un transport, et mettre le cap sur les côtes de France. Sans le calme,
pourtant, que seriez-vous devenus?

--Notre capitaine nous dit qu'il était sûr que le vent tomberait pour la
tête de la colonne, et durerait assez du bord contraire pour nous
permettre de rallier Boulogne.

--Peut-on être sûr des variations du vent?

--Voilà ce que nous disions tous. Et pourtant, chaque fois que le
capitaine affirme que la brise fraîchira, mollira ou tournera, il dit
juste. Nous ne l'avons jamais trouvé en défaut.

--Ceci est un don qui tient du prodige, ou plutôt de la sagacité des
sauvages qui voient des pronostics certains là où nous n'apercevons que
de vagues indices.

--Notre capitaine ne se vante pas de prédire toujours à coup sûr;
souvent il doute, il hésite tout comme un autre marin; seulement, chaque
fois qu'il annonce positivement un changement de temps, ce qu'il a dit
se réalise.

--Eh bien, il doit avoir beaucoup fréquenté des sauvages navigateurs.

--Ceci se pourrait.

--Ignorez-vous donc l'histoire de votre capitaine?

--Personne à bord ne la connaît à fond, à l'exception d'un seul homme
qui n'en parle jamais.

--Dans vos ports, cependant, la curiosité a dû être excitée par
l'audacieux surnom de Sans-Peur, qui serait le comble du ridicule s'il
n'était mille fois justifié.

--Les traits que je vous ai cités, plusieurs autres non moins certains,
notre combat de ce matin contre votre corvette, notre mouillage dans les
brisants, son mariage plus téméraire encore, tout, jusqu'à la route que
nous suivons, justifie assez, ce me semble, le beau surnom de Sans-Peur.

--J'ai vu par moi-même, dit Roboam Owen. Ne vous méprenez pas, de grâce,
sur la portée de ma question. Serait-elle indiscrète?

--Elle ne peut l'être, puisque je suis incapable d'y répondre. Aucun de
nous n'a de secrets à garder, et vous avez pu vous apercevoir que le
capitaine, tout en nous laissant ignorer sa biographie, tient hautement
les plus étranges discours. A bord d'un corsaire de la République, dont
la cale était pleine de prisonniers ennemis, et qui traînait à sa
remorque une barque de pilotes galiciens, vous avez entendu ce qu'il a
osé dire. Ces franges de _borla_ royal, ces titres nobiliaires, son
pavois aristocratique et bizarre, le pouvoir mystérieux dont il paraît
disposer dans le grand Océan, ses relations avec les indigènes du Pérou,
sont pour nous des choses nouvelles et complétement obscures.
Assurément, le passé de Sans-Peur le Corsaire a provoqué dans nos ports
des bavardages de tous genres, qui font de lui un personnage de légende.
Le faux et le vrai, le fantastique et le réel, le vraisemblable et
l'impossible se mêlent dans ce tissu de récits contradictoires.

--J'admire l'imagination des Français! dit le lieutenant Owen en
souriant.

--Sans-Peur est à la fois en Europe et dans l'Inde, au Mexique et aux
terres australes. Il possède au pôle sud une île admirable où règne la
température des tropiques.

L'officier anglais se prit à rire à ces mots.

--Les anges, le diable, saint Martin et bien d'autres encore sont à ses
ordres. Des requins apprivoisés portent ses dépêches à la flotte
sous-marine dont il serait l'amiral.

--De mieux en mieux.

--On raconte tout bas que, dépositaire de grands secrets d'État, il a
reçu les confidences du roi Louis XVI. On dit que longtemps encore après
la guerre d'Amérique, il faisait la course contre les Anglais.

--Ceci serait de la piraterie, fit observer le lieutenant Owen.

--On affirme qu'il a pris part à des festins de cannibales. L'on prétend
même que, comme Nathan le Flibuste, il a été tué plusieurs fois, et s'en
porte d'autant mieux, car chaque fois qu'il ressuscite, c'est avec dix
ans de moins.

--A ce compte-là, dit Roboam Owen d'un ton léger, il n'aurait pas grand
mérite à être Sans-Peur.

--Mille pardons! Il devrait trembler de redevenir nourrisson à la
mamelle, puisque en trois fois, il en serait là.

--En effet, il ne paraît guère avoir plus de trente ans.

--Il les a d'aujourd'hui même, car notre rôle d'équipage atteste qu'il
est né au château de Roqueforte en Lorraine, le 5 mars 1763. En dépit
des contes du gaillard d'avant qui tournent toujours dans le même cercle
de fables, sa réputation parmi les gens éclairés est intacte; parmi les
officiers de la marine marchande, elle est héroïque. Parmi nous, qui
avons l'honneur de servir sous ses ordres, il passe pour habile, sévère,
loyal et chevaleresque au point d'en être suspect.

--_Suspect_? répéta Roboam Owen.

--Oui, sous le rapport politique, par le temps d'agitations
révolutionnaires qui changent de fond en comble les institutions de la
France et jusqu'au caractère de ses habitants...

--Et vous allez en France?

--Par ma foi, je n'en sais rien!...

Il était fort tard, la conversation de Roboam Owen avec l'officier de
quart ne se prolongea guère. Toutefois, le lieutenant prisonnier eut
l'occasion d'esquisser en peu de mots sa propre biographie:

Irlandais, catholique, cadet d'une famille noble, entré tout jeune dans
la marine britannique, médiocrement traité par les officiers anglais,
ses collègues, il n'avait pu se faire nommer capitaine malgré
d'excellents services de guerre en Amérique, des travaux hydrographiques
très pénibles faits durant une campagne d'exploration autour du monde,
et plusieurs actions d'éclat récentes dont il parla sans jactance et
sans fausse modestie.

--Le capitaine, qui se connaît en hommes, vous a bien jugé du premier
coup d'œil, dit à ce propos l'officier dont le service devait, sans
autres incidents, se prolonger jusqu'à quatre heures du matin.

La route donnée était le nord; _le Lion_ avait sensiblement dépassé la
hauteur du cap Finistère, et se trouvait en latitude de la Corogne, sans
que _la Guerrera_ eût été aperçue.

Maître Taillevent, à califourchon sur la pièce à pivot, s'était remis à
interroger l'horizon.

--Le capitaine a calculé juste comme d'ordinaire, ça y est. J'avais
tort, et il a encore raison; voilà! Tandis que nous longions la côte de
tout près, la frégate aura pris du tour et couru au large dans l'ouest;
nous lui passons par derrière.

Le maître, en vertu de ce raisonnement, observait plus spécialement
l'arc compris entre l'ouest et le sud-ouest, ou _surouâ_, comme disent
les marins. Au petit jour, il entrevit un point gris dans cette
direction, et frappant sur l'épaule de l'homme du bossoir:

--La voilà! dit-il à voix basse. Pas de cris! c'est la consigne!...

Il courut vers la dunette, dit à l'officier de quart: «Voile dans le
_su-surouâ_,» et il allait discrètement frapper à la porte de la chambre
nuptiale, quand cette porte s'ouvrit.

Le capitaine, en costume de combat, la referma sans bruit, et dit le
premier:

--Tu l'as vue dans le _su-surouâ_?

Taillevent fit un signe affirmatif.

--Loffez sur tribord! commanda Léon, loffez!

L'objet de cette manœuvre était de placer une pointe de terre entre la
frégate et le brig; mais avant que _le Lion_ fût caché, _la Guerrera_
mit le cap sur lui.

Léon, qui l'observait à la longue-vue, prit le commandement de la
manœuvre, n'essaya plus de se dérober à la vue du chasseur, et gouverna
grand largue, de manière à doubler le cap Ortégal.

--Eh bien! quoi donc encore? demanda-t-il après la manœuvre à maître
Taillevent, qui revenait son bonnet à la main.

--Capitaine, c'est à l'effet d'avoir vos ordres rapport à un certain
Pottle Trichenpot, qui prend le frais pour le quart d'heure à l'échelle
des haubans de misaine, étant l'auteur, _primo_, du branle-bas d'hier
soir, et pareillement d'une petite invention pour nous mettre le feu
dans la soute aux voiles... Aïe! aïe! fit le maître, s'interrompant
lui-même, voiles droit à l'avant!...

La situation se compliquait.



XIII

TOUJOURS TROP BON!


Les voiles entrevues droit à l'avant étaient noyées dans les vapeurs du
matin, plus épaisses aux approches de la terre que dans la direction du
large. Une sorte de mirage les faisait paraître haut mâtées, mais cette
illusion d'optique est fréquente. On ne pouvait les compter, car elles
formaient un groupe confus.--Léon de Roqueforte laissa courir pour y
voir mieux.

A l'arrière, la frégate était si loin qu'on la distinguait à peine. Il
fallait le regard perçant du maître et le coup d'œil exercé du capitaine
pour qu'il n'y eût pas de doute sur son compte, car on n'avait aperçu
d'abord que les extrémités supérieures de ses trois mâts, fondus en un
seul depuis qu'elle appuyait la chasse. A la longue-vue, on ne voyait
conséquemment que son petit perroquet, sur lequel frappaient les
premiers rayons du soleil et qui brillait comme une étoile au ras de
l'horizon obscur du couchant.

Au levant, au contraire, le brouillard était rose, et de longues ombres
brunes hérissées de flèches s'y agitaient à l'ouvert du cap Ortégal, qui
formait une masse noire à liséré de feu. Plus haut et à gauche,
au-dessus des flots, le ciel était couleur d'or, verdâtre au zénith, et
enfin, du côté de _la Guerrera_, d'un bleu qui, par opposition, semblait
presque noir.

--Nous avons du temps devant nous, mon vieux Taillevent, ajouta
Sans-Peur le Corsaire. Explique-toi. Qu'a donc fait ton certain Pottle
Trichenpot dont le nom n'est pas plus gracieux en anglais qu'en
français?--«_Pottle_, demi-mesure,--et Trichenpot ou rogne-portion....»
Est-il donc cambusier, ton coquin?

--C'était le domestique du master...

Taillevent, là-dessus, fit son récit sans omettre la juste part d'éloges
due à Camuset le novice.

--Et depuis deux heures du matin, par ce chien de froid, le drôle est
les épaules au vent?

--En attendant la dégelée qui le réchauffera, capitaine, avec votre
permission.

--Non! Taillevent, le misérable est assez puni. S'il était Français, il
périrait sous le fouet; mais il est prisonnier de guerre, il n'a rien
fait que nous ne nous crussions le droit de faire si nous étions
nous-mêmes prisonniers à bord de l'ennemi...

--Oui, capitaine, d'accord, si vous voulez; mais, sauf votre respect,
c'est un lâche qui s'est sauvé par le trou noir pendant qu'on écharpait
ses camarades...

--Tu viens de dire qu'il voulait nous mettre le feu à bord. Sa ruse
était bonne. Il ne pouvait être à deux endroits à la fois. Je ne vois
point que ce soit un lâche.

--Et moi, capitaine, je répète qu'il en est un.--Il pousse les autres à
la révolte, et au moment du tremblement, il se jette dans la soute sans
savoir qu'au fond il trouverait un trou menant chez moi, où il aurait
tout juste sous la main de la mèche et de la lumière.--Ensuite, il
profite de l'occasion; ça prouve qu'il n'est pas bête, le roué.--Il
avoue qu'il attendait que nous fussions bord à bord de l'espagnole pour
mettre le feu à nos voiles de rechange; mais mon petit Camuset ayant de
l'œil et du nez, la mèche est tombée par accident.....

--Qu'on démarre, qu'on rhabille et qu'on m'amène ce Pottle Trichenpot.

Devant un ordre précis, maître Taillevent ne savait qu'obéir,--mais non
sans grommeler, car il était dans toute l'étendue du terme grognard
d'eau salée comme les deux tiers de ses pareils:

--Le capitaine, toujours trop bon!... Ce Pottle a une face de vent de
bout!... Il nous portera malheur!... Un boulet ramé aux talons, et
par-dessus le bord! Ça serait mon sentiment particulier, mon idée à moi,
qui ne suis pas anthropophage comme pas mal de nos bons amis!... Mais,
serais-je le brave Parawâ de la Nouvelle-Zélande, je ne voudrais pas
manger du Pottle, physiquement, ni politiquement:--physiquement, c'est
maigre, sec, dur, mauvaise viande, vilain morceau;--politiquement, vu
que c'est un poltron, j'en suis sûr, tonnerre de potence! et on ne doit
faire qu'à un brave l'honneur de le manger. Manger du poltron, vous avez
pour la vie des coliques devant le danger; ça, c'est connu à la
Nouvelle-Zélande, et j'y crois. «--Ah! me disait dans ses meilleurs
moments l'ami Parawâ-Touma, comme qui dirait
_Baleine-aux-yeux-terribles_, ah! si je pouvais vous manger, ton
capitaine et toi, du coup, je serais trois fois brave, lion, requin,
sans peur, tigre, tempête et le reste!...» Voilà un homme qui fait cas
de nous!... Et moi, je dis que mon capitaine aurait besoin de manger un
couple de nos meilleurs amis de sauvages pour devenir suffisamment
sévère... Trop bon cœur, trop doux pour ses ennemis!...

Pendant ce monologue, Pottle fut démarré, rhabillé, amené sur la dunette
et livré à l'interrogatoire du capitaine. Le misérable grelottait,
tremblait, gémissait, pleurait à faire pitié.

Sans-Peur, lui jetant un regard de mépris, ne daigna plus l'interroger:

--Aux fers, isolément, dans la poulaine! dit-il.

Ensuite, il ordonna de goudronner à l'extérieur et de cercler avec de
bons cordages une cinquantaine de barriques vides, qu'on retira de la
cale et qui furent préparées selon ses indications, après quoi on les
empila sous le grand panneau.



XIV

IDÉES DE CORSAIRE.


--Je voudrais bien savoir, disait Camuset, la raison particulière à ces
cinquante barriques!

--La patience, mon petit, dit maître Taillevent sans le traiter de
curieux, est la troisième vertu du bon matelot.

--Et les deux premières, pour lors?

--Dis-le, vite et bien!... ou gare dessous.

--Eh bien, là, c'est le courage et l'idée.

--Oui, mon garçon, tu as bien répondu, et tu gagnes main sur main en
_inducation_; ça te servira. Le courage, ça va de soi; qui manque de
courage, n'est qu'un Pottle Trichenpot. Mais l'idée, voilà le malin!...
l'idée, c'est ce qui fait que tu as coupé la route à ce caïman d'Anglais
dans la soute aux voiles.

Camuset, heureux et fier de l'approbation de maître Taillevent,
n'attrapa que deux taloches amicales jusqu'au moment où fut donné
l'ordre de se mettre en branle-bas de combat.

Isabelle parut alors. Elle ne pâlit pas à la nouvelle du péril, annoncé
du reste dans les termes les plus rassurants:

--La mer est moins dure, la frégate très éloignée, et selon toute
apparence, les autres navires ne sont que des bâtiments marchands.

Roboam Owen saluait le capitaine et sollicitait l'autorisation de
rester sur le pont; Sans-Peur y consentit en ces termes:

--Tant que j'aurai votre parole, soyez libre à bord! Vous êtes brave et
loyal; j'aime à vous prouver ma confiance.

--Vous me comblez de bontés et d'éloges, répondit l'Irlandais.

_Le Lion_ pénétrait dans la zone des brouillards.

On ne tarda point à reconnaître que le groupe des navires de l'avant se
composait de cinq bâtiments de commerce, convoyés par un brig de guerre.

--Isabelle, dit Léon, voici votre corbeille de mariage.

--Qu'entendez-vous par là?

--Prenez place sur ces coussins, chère amie, et assistez au spectacle.
Nous allons jouer une tragi-comédie dont le dénoûment sera, j'espère, à
notre gré à tous. Je ne vous excepte pas, lieutenant Owen...

--Mais ce brig est anglais, ainsi que deux des bâtiments marchands. Il
court sur nous pour protéger son convoi.

--Je ne vous ai parlé que du dénoûment, monsieur! répliqua le capitaine
en se rendant sur le gaillard d'avant.

Et là, ne se fiant à personne, pas même à son fidèle Taillevent, il
pointa la pièce à pivot.

Les deux brigs s'avançaient à contre-bord. L'anglais était le plus
grand, le plus fort d'échantillon, et le mieux monté en artillerie. Dans
un combat par le travers, il aurait assurément eu de grands avantages en
sa faveur; mais les deux navires marchant l'un sur l'autre se
présentaient l'avant, et l'ennemi était dépourvu de cette longue pièce
de chasse, chère aux corsaires, qui faisait maintenant la force du
_Lion_.

--Hissez le pavillon! commanda Sans-Peur.

En même temps, il déchargea sa bouche à feu.

Le boulet entama le mât de misaine du brig anglais, dont les projectiles
tombèrent inertes à plusieurs brasses en avant du _Lion_, qui mit en
panne.

--Chargeons vivement, et _bis_!

Un second boulet sapa le grand mât de l'ennemi, trois autres coups non
moins heureux mirent bas sa haute mâture. Sans-Peur, se tenant toujours
à grande distance, lui brisa successivement son gouvernail et tous ses
canots.

Puis, il courut sur le convoi.--Cinq escouades d'abordage étaient aux
ordres des cinq premiers capitaines de prise. Les marchands fuyaient,
prolongeant parallèlement la côte d'Espagne que le vent du sud,
absolument contraire, les empêchait de rallier. L'un d'eux essaya de
rétrograder dans l'espoir de se mettre sous la protection de la frégate;
il se mit par le fait sous la volée de la formidable pièce à pivot,
reçut un boulet en plein bois et amena les couleurs d'Espagne.

Presque au même instant, Sans-Peur passait à poupe du plus gros des
trois-mâts, et le rangeait de si près que le capitaine de prise, son
pilotin et son escouade, sautèrent à bord sans difficultés.--Les gens du
navire, ne pouvant opposer aucune résistance, furent mis aux fers; le
pavillon français arboré à l'arrière.

Trois fois, en vue du brig anglais désemparé, la même manœuvre fut
renouvelée avec une égale adresse; mais, sur ces entrefaites, le
cinquième bâtiment, voyant que _la Guerrera_ se rapprochait, osa
rehisser pavillon.

Irrité de cet acte contraire aux lois de la guerre maritime, Sans-Peur
poussa un rugissement terrible, et revirant avec une témérité qui étonna
ses plus fidèles, il le cribla de trois bordées à la flottaison.

Le trois-mâts espagnol mit pavillon en berne; il coulait bas.

--Pendant que la frégate lui portera secours, nous rattraperons
facilement le temps qu'il nous a fait perdre! disait le capitaine du
_Lion_.

Par malheur, le premier des bâtiments capturés, lourd transport anglais
chargé de munitions de guerre, retardait la marche de ses conserves.
Ordre fut donné d'en enlever à la hâte tous les objets de prix et de
l'abandonner en y mettant le feu.--L'équipage de prise, l'équipage
primitif et le butin furent transbordés.

Cette opération donna le temps à la frégate espagnole de recueillir les
gens du navire coulé.--Elle reprit chasse. Inclinée sous son immense
voilure, elle labourait la mer avec une vitesse effrayante.

Le brig de guerre anglais démâté, le cap Ortégal même étaient hors de
vue.

Isabelle faisait les honneurs du déjeuner, qui réunit autour de la même
table, dans le carré, tous les officiers corsaires et le lieutenant
prisonnier Roboam Owen.

Personne n'eut le mauvais goût de parler de la frégate chasseresse. Une
conversation polyglotte s'engagea. Par courtoisie pour Isabelle, on
s'exprimait autant que possible en langue espagnole. De temps en temps,
avec une grâce charmante, le capitaine s'adressait en anglais à Roboam
Owen, profondément attristé de ses succès.

Comme prisonnier de guerre et comme officier de la marine britannique,
il en était désolé; il n'essayait point, par une fausse contenance, de
dissimuler l'amertume de son découragement. Il savait gré pourtant au
capitaine d'avoir interdit qu'on s'entretînt des combats de la veille ni
des coups de main de la matinée.

--Camarades, dit Sans-Peur en se mettant à table, je vous demande, au
nom de Madame de Roqueforte, de ne point faire comme les avocats, qui ne
parlent que de procès, et les médecins, qui ne s'entretiennent que de
médecine. Ne tombons point,--pour ce matin, je vous en prie,--dans le
travers commun à toutes les professions, et dont les marins sont loin
d'être exempts. Pas un mot de marine si faire se peut.

--Bravo, capitaine! à l'amende qui manque à vos intentions! A la porte
le métier!...

Cette motion, approuvée à l'unanimité, n'était point faite en vue
d'Isabelle, encore fort avide d'entretiens de mer;--Roboam Owen le
sentit. Elle rendit d'ailleurs le repas extrêmement gai, car à chaque
instant, l'un ou l'autre des convives, bruyamment interrompu, se faisait
rappeler à l'ordre, si bien qu'avant la fin du déjeuner, ils avaient
tous été mis à l'amende, y compris le capitaine et même Isabelle, qui,
bien entendu, le firent exprès.

Comme hôte, Roboam Owen fut touché de l'attention délicate du capitaine;
comme marin, il était dans l'admiration. Il appréciait mieux que
personne l'habileté, le sang-froid et l'audace inouïe de Sans-Peur, qui,
la veille, avec un faible brig, avait su vaincre une corvette aviso, et
qui, ce matin, se surpassant lui-même, venait en quelques instants de
mettre hors de combat un brig supérieur en force, et d'amariner un
convoi, en vue d'une frégate dont l'approche ne diminuait même point sa
vaillante gaîté française.

_Le Lion_, au lieu de se charger de toute la toile qu'il aurait pu
mettre au vent, réglait sa marche sur celle de ses prises, l'une, brig
anglais d'un puissant tonnage, les deux autres, grands
trois-mâts-barques espagnols, bons bâtiments de commerce, bien
construits en leur genre, mais qui, n'ayant pu se soustraire au
corsaire, étaient à plus forte raison incapables de lutter de vitesse
avec la frégate.

Chacun sait qu'en règle générale, de deux navires également bien taillés
pour la course, le plus grand a la marche supérieure. Sans-Peur le
Corsaire avait, à la vérité, augmenté les qualités du brig _le Lion_ en
déployant dans son arrimage un savoir ou plutôt un instinct marin des
plus rares.--Il avait résolu le difficile problème d'installer sur son
avant une pièce à pivot du calibre de trente-six (en bronze, à la
vérité), sans que ce poids énorme détruisît l'équilibre, rendît le
bâtiment _canard_ ou ralentît sa marche. La solidité, la durée surtout
étaient sacrifiées,--il faut en convenir;--qu'importait cela au grand
tueur de navires!... Aussi avait-il assez aisément échappé depuis son
départ du Havre à plusieurs croiseurs ennemis d'un rang élevé.

Mais _la Guerrera_, marcheuse excellente, bien arrimée aussi et moins
gênée par la mer, grosse encore, gagnait environ un mille par heure.
Or, elle était à deux lieues, c'est-à-dire à six milles.

Dix heures du matin sonnaient.

A quatre heures de l'après-midi, par le travers du cap de las Pennas,
_la Guerrera_ n'était plus qu'à trois portées de canon; le capitaine
interrompit sa tendre causerie avec Isabelle et dit en souriant:

--Qu'on m'amène Pottle Trichenpot!

A cet ordre, une risée homérique retentit de l'extrême avant jusqu'au
pied du grand mât; la voix perçante de Camuset put être remarquée par
Taillevent, qui, grognant toujours, poussa Trichenpot au milieu du
gaillard d'arrière.

--Peut on rire bêtement comme ça! quand, avant une demi-heure...... Oh!
si le capitaine avait bien fait, il ne se serait pas amusé à vous
amariner des prises qui ne feront guère notre fortune!... Nous voici
bien calés, maintenant, avec ces trois traînards qui nous ont fait tort
de quatorze ou quinze milles pour le moins. Démâter l'anglais, bon!...
mais chasser l'un et l'autre quand on est chassé soi-même...

L'incorrigible grognard grognait ainsi, tandis que l'équipage ameuté
riait des cris de désespoir de l'infortuné Pottle, qui demandait
miséricorde sans savoir même quel sort on lui réservait.

--En barrique et à l'eau! commanda Sans-Peur.

Les hurlements de Pottle Trichenpot redoublèrent: on ne l'en mit pas
moins dans une barrique bien lestée, qu'on descendit à la mer. Pour
toute consolation, le triste garçon avait en main une longue gaule à
laquelle pendait un chiffon blanc.

Le commandant espagnol vit que le corsaire français, comptant sur son
humanité, voulait le forcer à mettre en panne, pour amener un canot et
recueillir le prisonnier.

--Dix fois, vingt fois, cinquante fois peut être le coquin
renouvellerait la farce!... et à la fin il nous échapperait!... Non,
non!... Tant pis pour l'homme à la barrique!

_La Guerrera_ ne s'arrêta point, comme l'avait espéré le capitaine du
_Lion_. Le calibre de son artillerie, inférieur à celui du canon à
pivot, était de beaucoup supérieur à celui des autres pièces du
corsaire. La frégate restait maîtresse de rapprocher la distance. Elle
traiterait _le Lion_ comme _le Lion_ avait traité le brig anglais. Elle
éviterait l'abordage, et pour le combat à coups de canon, elle ne
recevrait que le feu d'une seule pièce.--Ces réflexions n'avaient rien
de très gai.

--Riez donc, maintenant, tas d'imbéciles nés d'hier!... disait à
demi-voix maître Taillevent.

Mais il vit son capitaine qui souriait de pitié en haussant les épaules;
il entendit les gens de l'équipage qui disaient:

--Baste! est-ce que Sans-Peur est jamais à sec d'_idées_!...

--L'_idée_, au fait!... répéta le grognard en sourdine. Allons! vous
verrez que je vas encore avoir tort... et, dame! je n'en serai pas trop
fâché!...

Pottle, abandonné dans sa barrique, poussait en vain de lamentables
clameurs.

Sans-Peur, voyant que _la Guerrera_ le dépassait, fit mettre en barrique
et affaler à la mer deux autres prisonniers, choisis cette fois parmi
les plus braves. L'un était le maître d'équipage de la corvette
anglaise, l'autre un sergent d'infanterie de marine; tous deux, pendant
la révolte, s'étaient signalés par une rare énergie.

Isabelle essaya d'implorer leur grâce:

--Madame, interrompit Léon d'un ton sévère, je commande seul sur mon
bord; et à l'heure du danger, je ne souffre jamais qu'on partage avec
moi la responsabilité des mesures à prendre.

Isabelle se retira dans son appartement,--elle avait le cœur gros.
Liména vit des larmes dans ses beaux yeux noirs.

--Chère maîtresse, dit-elle, vous avez tort, j'espère...

--Il est dur! il est cruel!...

--Son maître d'équipage, un bel homme de trente-deux ans tout au plus,
me disait tout à l'heure qu'il est toujours trop bon... Et, tenez, voici
ce qu'il me contait...

Roboam Owen, indigné, gardait un morne silence.

Sans-Peur le Corsaire l'interpella:

--Je vous ai annoncé un dénoûment heureux pour nous tous, monsieur Owen.
Le moment est venu de jouer votre rôle. Vous me traitez de barbare, vous
avez tort.

--Je ne me suis pas permis d'ouvrir la bouche.

--Je sais lire sur des physionomies loyales comme la vôtre. Nous sommes
encore à deux portées de canon de cette frégate, dont le capitaine
répond par des actes inhumains à un stratagème de bonne guerre. Je vais
vous donner un canot; vous le monterez avec la moitié de vos marins, qui
y trouveront de quoi s'armer; vous accosterez la frégate; vous
réclamerez, au nom de l'Angleterre, alliée de l'Espagne maintenant, des
secours qui sont dus à vos compatriotes. Eh quoi! je serais un barbare,
moi, d'essayer d'échapper à ma perte par une simple ruse! et le
commandant de cette frégate ne le serait pas,--lui qui croit ne courir
aucun danger,--en abandonnant non-seulement ces trois hommes, mais
encore le brig démâté, qui, dérivant sans secours, est entraîné par le
courant vers la côte, où il périra corps et biens!

Déjà, sur un signe de Sans-Peur, la moitié des prisonniers étaient
retirés des fers, des armes étaient mises au fond du canot. On
n'attendait plus que l'ordre de l'amener.

--Je suis inhumain, moi! poursuivait le capitaine corsaire. Mais, cette
fois, je suis disposé à sauver les Espagnols et les Anglais aussi bien
que les Français; car veuillez prévenir le commandant de la frégate
qu'il ne peut éviter un grand désastre s'il s'obstine à me poursuivre.
Mes instructions données à mes capitaines de prise seraient exécutées à
la lettre, et les voici: «Tandis que je me ferai écraser à bout portant
en m'accrochant à _la Guerrera_, mes prises s'élèvent au vent, mettent
le feu à leurs voiles et abordent en masse.» On n'évite point trois
brûlots à la fois, et on ne peut m'empêcher de faire sauter mes
poudres.--Ainsi, que la frégate aille secourir votre brig de ce matin,
ou bien, hommes et navires, tout ce qui est sur l'horizon à cette
heure, va périr... sauf peut-être sa seigneurie Pottle Trichenpot,
ajouta le capitaine en riant.

--Vos moyens sont formidables! dit Roboam Owen d'un ton calme.

--Ils sont dignes de mes braves compagnons!

L'équipage criait avec enthousiasme:

--Vive Sans-Peur!

--Oh! j'ai tort!... décidément, j'ai tort, comme toujours, disait maître
Taillevent. L'_idée_!... l'_idée_!... voilà ce que c'est que l'_idée_!

Pendant qu'on achevait les préparatifs nécessaires, Roboam Owen, le
front serein, s'avança la main ouverte.

--Brave capitaine! disait-il; vous êtes le marin selon mon cœur! Je suis
désolé que vous soyez l'ennemi du pavillon que je sers. Un homme tel que
vous ferait la gloire de la marine britannique!... Je vous admire, je
vous estime, je vous demande pardon d'avoir pu interpréter à mal vos
mesures énergiques, et enfin je vous remercie de la leçon que vous me
donnez!... Roboam Owen en profitera, s'il plaît à Dieu!

--A la bonne heure, lieutenant! répondit Sans-Peur en plaçant sa main
dans celle de l'Irlandais. Je ne vous dirai pas, moi, que l'Irlande,
votre patrie, a mes sympathies comme tous les pays opprimés;--ma vie
sera trop courte pour que mes actes puissent témoigner de la sincérité
de mes vœux pour elle;--les mers d'Europe ne seront jamais mon théâtre.
Un jour peut-être, les fils de Sans-Peur... Mais je m'égare, les
instants pressent; les boulets de l'ennemi atteignent déjà mon sillage;
un seul mot encore: Sachez que j'avais espéré finir par où je commence,
et que je comptais vous délivrer le dernier, après avoir échappé à mon
chasseur.

--Je vous crois, capitaine. Je vous remerciais tout à l'heure de m'avoir
donné une grande leçon de sang-froid maritime, je vous remercie
maintenant de me rendre la liberté. Adieu!... adieu!... adieu!...

_Le Lion_ mit bravement en panne, le canot fut amené. La moitié des
Anglais et le peu d'Espagnols prisonniers qu'on avait à bord s'y
jetèrent précipitamment.

_La Guerrera_ tiraillait avec ses quatre pièces d'avant. Ses boulets
finirent par tomber presque au ras du bord; mais en revanche, elle reçut
par son avant un projectile de trente-six qui coupa ses drailles de
focs, troua sa misaine et brisa la roue de son gouvernail.--C'était
maître Taillevent qui le lui avait adressé par occasion.

A peine l'embarcation fut-elle à la mer, que _le Lion_, chargé de toile
à tout rompre, reprit sa course avec un élan nouveau pour rejoindre son
convoi. La chute des focs et la rupture de la roue du gouvernail
occasionnaient à bord de la frégate un certain désordre qui la retarda.
La distance perdue fut ainsi vivement rattrapée.

Cependant, un grand pavillon anglais était arboré sur le canot que
dirigeait Roboam Owen.

Un porte-voix en main, il se tenait prêt à héler la frégate; mais
craignant que le commandant espagnol ne fût assez opiniâtre pour refuser
de s'arrêter, il ne fit point ramer, se tint sur les avirons et
attendit, en donnant l'ordre à ses gens de s'accrocher le long du bord
et d'y monter comme à l'abordage. La frégate, en effet, malgré les
signes et les clameurs des prisonniers, ne se disposait pas à mettre en
panne. En moins d'une minute, elle passa si près du canot qu'elle
faillit l'écraser.

Alors eut lieu une scène indescriptible, qui ne dura pas l'espace de
cinq secondes.--Avec des gaffes et un grappin, l'embarcation s'accrocha,
chavira et fut brisée par le choc. Une partie des gens qu'elle contenait
se cramponnèrent au navire. Les uns sautèrent sur les canons de dessous
le vent, d'autres prirent à bras-le-corps l'ancre du bossoir ou se
saisirent de manœuvres pendantes;--les drailles coupées par le boulet de
la pièce à pivot furent d'un grand secours, plus de dix Anglais se
suspendirent à ces cordages qui traînaient encore à la mer. Les moins
heureux nageaient en appelant au secours.

Roboam Owen entra par les porte-haubans de misaine, courut sur le
gaillard d'arrière, et dit au commandant:

--Au nom du Ciel! secourez mes hommes à la mer!

--Qui êtes-vous?

--Un officier de la marine britannique, comme vous le dit mon costume.

Quiconque tient à savoir comment jure un gosier espagnol, aurait dû se
trouver là. Avec mille imprécations, le commandant de _la Guerrera_
donnait aux diables les Français, les Anglais et sa propre personne. Il
aurait voulu que l'embarcation eût coulé avec tous ceux qui la
montaient.

--Puisque le corsaire vous laissait libres, pourquoi ne pas gouverner
sur la côte?...

--Vous le saurez, dit Roboam Owen que ralliaient ses hommes ainsi que
les matelots espagnols provenant de la première prise du _Lion_.

Malgré toute sa fureur, le commandant espagnol mettait en panne, car il
sentait bien que l'officier anglais présent à son bord porterait tôt ou
tard témoignage contre lui s'il n'envoyait pas des canots à la recherche
des gens à la mer.

A peine eut-il masqué ses voiles, que du _Lion_ et des trois prises
descendirent sans interruption des barriques de prisonniers.

Les corsaires riaient; les prisonniers eux-mêmes riaient de bon cœur,
car ils échappaient à la captivité en France et ne pouvaient craindre
d'être abandonnés par la frégate où leur officier plaidait pour eux.

Sans-Peur fit prier Isabelle de venir assister à ce débarquement
burlesque:

--Eh bien, chère amie, suis-je un barbare, un monstre qui se fait un jeu
de la vie de ses ennemis?... Regardez ces gaillards-là! ils sont tentés
de me remercier.

Isabelle sourit en présentant son front blanc comme l'ivoire aux lèvres
de son époux, dont Liména, d'après maître Taillevent, venait de lui
raconter dix traits de générosité magnifique.

--Pardonnez-moi, Léon!... Je ne me mêlerai plus d'affaires de service.

On n'était pas hors de danger, à beaucoup près; mais l'ennemi perdait un
temps précieux. Sans-Peur ne se borna point à forcer de voiles; on le
vit faire à ses conserves des signaux qui ne devaient avoir rien
d'obscur pour Roboam Owen ni pour le commandant espagnol.

Les menaces de l'intrépide corsaire n'étaient pas de vaines
fanfaronnades. Il prenait ses mesures pour transformer en brûlots ses
bâtiments capturés, dont deux serrèrent le vent en se rapprochant de la
côte.

--Seigneur commandant, disait le lieutenant anglais au capitaine de _la
Guerrera_, votre équipage entier connaît maintenant les desseins de
Sans-Peur le Corsaire, qui ne reculera pas, j'en suis certain.

--Mon équipage obéit à mes ordres!... Je sauve vos gens à mon grand
préjudice, mais ensuite, je prétends faire mon devoir.

--Votre devoir ne peut être de laisser incendier votre frégate, ce qui
est infaillible. Du reste, je vous adjure, au nom de mon gouvernement,
de porter en toute hâte secours à notre brig désemparé qui, se trouvant
sans canots, doit être sur le point de périr corps et biens!...

--Voulez-vous donc que je me déshonore!

--Non, commandant. Je pense même que vous avez un moyen assuré de
prendre votre revanche.

--Ah! ah! voyons?...

--Rejoignez notre brig, fournissez-lui les moyens de se réparer; en
quelques heures il peut, avec le concours de votre frégate, avoir établi
une mâture de fortune, et se trouver en état de vous suivre. Allez
ensuite croiser devant Bayonne. _Le Lion_, je le sais, ne doit que s'y
approvisionner et ne tardera pas à en ressortir.

La discussion dura jusqu'à ce que les chaloupes et canots de _la
Guerrera_ eurent recueilli tous les Anglais à la nage ou en barriques,
sans même excepter le misérable Pottle Trichenpot, qui était alors à
plus d'un mille au vent.

_Le Lion_ et ses prises virent enfin la frégate reprendre au plus près
bâbord amures la route du cap Ortégal, où elle devait retrouver à
l'ancre, mais en perdition, le brig anglais qui, de minute en minute,
tirait le canon de détresse.

--La coque est parée!... s'écriaient les corsaires. Vive Sans-Peur! La
frégate n'a pas eu goût à la brûlée! et nous voici gouvernant sur
Bayonne avec trois belles prises.

Isabelle, jusqu'alors fort alarmée, respira enfin; elle ne se permit pas
de faire des questions; mais prévenant ses désirs, Léon lui dit
affectueusement:

--Au moment même où je menaçais les ennemis d'en venir aux plus
horribles extrémités, je ne désespérais pas de l'avenir, chère Isabelle;
mais il entre, dans ma manière de commander et d'agir, de ne jamais
instruire mes gens de mes ressources de sauvetage. Je leur présente la
mort sous des couleurs héroïques; je me réserve de songer à leur salut.
Cette fois il m'importait plus que jamais de paraître déterminé à périr
afin d'imposer à Roboam Owen.

--Vous aviez donc quelque espoir de retraite?

--Le meilleur marcheur de nos trois bâtiments capturés aurait attendu à
quelque distance le moment de l'incendie. Avant d'aborder, je faisais
jeter dehors toutes nos embarcations. Vous deviez être enlevée par
Taillevent lorsque j'aurais mis le feu aux mèches communiquant avec ma
soute aux poudres. La frégate, prise entre trois bâtiments incendiés,
accrochés à elle, n'aurait guère pu s'opposer à la manœuvre de nos
chaloupes et canots; mais j'aurais perdu beaucoup de braves, deux de mes
prises et mon cher _Lion_, encore tout imprégné des parfums de notre
union.

       *       *       *       *       *

Le lendemain, pendant la nuit, Sans-Peur le Corsaire entrait triomphant,
avec ses trois captures, dans le port de Bayonne, où il ne passa que
trois fois vingt-quatre heures.



XV

RELACHE DE TROIS JOURS.


Le premier jour, un courrier fut expédié au Havre, à l'armateur
Plantier, afin qu'il eût à se rendre à Bayonne pour s'y occuper de la
vente des prises; un contrebandier basque fut chargé des lettres
adressées par Isabelle et Léon à don Ramon, marquis de Garba y Palos. Le
mariage civil du corsaire Sans-Peur fut affiché à la porte de la maison
commune, avec demande de dispenses de publications appuyée comme
d'urgence par le citoyen commissaire de la marine. L'équipage entier eut
_campo_ et mit sens dessus dessous tous les cabarets de la ville. Le
club des capitaines et des marins libres vota, en séance solennelle,
qu'une ovation civique serait décernée au glorieux Sans-Peur, corsaire
du Havre, digne concitoyen des corsaires de Bayonne.

       *       *       *       *       *

Le second jour, des gens du port, payés à la journée, emmagasinèrent à
bord cinq mois de vivres et autant de munitions qu'il était possible
d'en embarquer.

A l'auberge où avait élu domicile le citoyen capitaine du _Lion_,
Sans-Peur le Corsaire, ci-devant comte de Roqueforte, se rendit une
députation de capitaines renommés pour la plupart. C'étaient: Soustra,
qui, l'année suivante, commandant la corvette corsaire _la Bayonnaise_,
enlevait à l'abordage la frégate anglaise _l'Embuscade_;--Bastiat et
Dufourc, ses généreux armateurs;--Pellot et Jorlis, jeunes encore, et
dont la renommée naissante n'atteignit son apogée qu'en 1811, à bord du
_Général Augereau_ et de _l'Invincible Napoléon_;--Dubédat, le
capitaine, et Régal, son lieutenant, qui, avec _la Citoyenne française_
de vingt-six canons, mirent hors de combat une frégate anglaise de
soixante;--Darribeau, qui, en 1808, monta le corsaire _Amiral
Martin_;--Brisson, Garrou, Halsouet, et dix autres dont les exploits
sont demeurés célèbres dans les fastes de Bayonne.

Tous les marins du pays les escortaient.

Les sans-culottes les plus exaltés trouvèrent qu'on rendait beaucoup
d'honneurs à un aristocrate fort mal défroqué, s'il fallait en croire
les gens de son propre bord: «Il s'était marié en Espagne, au pied des
autels catholiques, avec la sœur d'un marquis, et pavoisait son navire
d'armoiries nobiliaires.» Au club de l'Égalité, on parla de dénoncer
fraternellement à la commune le capitaine du _Lion_.

Les festins et les plaisirs des corsaires continuèrent à mettre en
rumeur les bas quartiers, tandis qu'un banquet civique était offert à
Léon, à Isabelle et aux officiers de leur bord, par toutes les
notabilités maritimes de Bayonne. Quelques sans-culottes imprudents se
firent rosser dans la rue des Cordeliers par les matelots du _Lion_,
lesquels furent traités d'aristocrates et de suspects.

       *       *       *       *       *

Le troisième jour, en dépit de la mauvaise grâce du citoyen adjoint,
Léon de Roqueforte, dit Sans-Peur, et Isabelle de Garba y Palos furent
unis, conformément aux lois de la République une et indivisible. Aux
applaudissements de tous les marins, et malgré les murmures des
clubistes ameutés qui n'osèrent plus faire des leurs, les jeunes et
glorieux époux furent ramenés à leur bord, où Sans-Peur rendit un
banquet splendide à ses amphitryons de la veille.--_Le Lion_ devait
appareiller après le dessert.

La vigie de la côte signala tout à coup, comme croisant au large, une
frégate, une corvette et deux brigs, dont l'un paraissait de coupe
anglaise.

--Eh bien! faisons escorte à notre frère et ami Sans-Peur! s'écrièrent
les capitaines de Bayonne. A lui le commandement général!

--Frères, vous me comblez d'honneur! répondit Léon. A vos santés! au
succès de nos armes, et vive la patrie!...

Après le banquet d'adieux, le feu d'artifice!...

--Chacun à son bord!... attrape à prendre le large!...

A la faveur d'un beau clair de lune et d'un bon vent de sud-est,
l'escadrille des corsaires franchit la barre. Chaque navire traînait à
sa remorque une grosse barque chargée de matières incendiaires.



XVI

JOURNAL DE ROUTE.


Le style marin est d'une admirable concision, non sur le gaillard
d'avant lorsqu'on en est au chapitre des contes de bord ou des relations
de campagne, mais sur le journal de route ou table de loch, à la colonne
des événements. Aussi, le plus court moyen de raconter la traversée de
Bayonne au Pérou faite par _le Lion_, serait-il de transcrire les pages
les plus saillantes du journal rédigé par les officiers et pilotins de
quart, sous le contrôle du capitaine; en sorte qu'on lirait tout
d'abord:

10 mars.--_Quart de huit heures à minuit._

«Beau temps, belle mer, fraîche brise de sud-est, à neuf heures et demie
appareillé de conserve avec les six corsaires: _l'Adour_, _le Basque
libre_, _la Belle Républicaine_, _les Basses-Pyrénées_, _l'Égalité_, _le
Sans-Souci_, chacun notre brûlot à la traîne.--Quatre voiles en vue: une
frégate, une corvette et deux brigs de guerre, courant largue tribord
amures.--Couru droit dessus.--Rien de nouveau.

          «_L'officier de quart_: PAUL DÉRAVIS.»

Ce laconisme est excellent et mérite d'être imité, mais les termes
techniques rendraient par trop obscure la transcription littérale de la
table de loch.

11 mars.--_Quart de minuit à quatre heures._

Le ciel était pur, un superbe clair de lune permettait aux deux[NT1]
flottilles ennemies de juger de leurs manœuvres respectives[NT1];
toutefois les corsaires, naviguant de front vent arrière, masquaient
ainsi les barques-brûlots qu'ils traînaient à leurs remorques.

A une heure et demie tout le monde sur le pont,--les chaloupes des
corsaires de Bayonne sont mises à la mer pour remorquer à leur tour les
brûlots, et les corsaires, maîtres du vent, se forment en ligne de
bataille hors de portée de canon, tandis que quatre des brûlots, chargés
de toile, se dirigent sur la frégate, et deux sur la corvette, le
septième étant mis en réserve par les ordres de Sans-Peur.

La frégate et la corvette canonnent les barques incendiaires: l'une
d'elles est coulée; trois autres abordent la frégate en y mettant le
feu. La corvette évite les deux brûlots lancés sur elle, mais non sans
faire un mouvement qui permet au trois-mâts-barque _les Basses-Pyrénées_
de lui envoyer une bordée d'enfilade.

Quatre actions s'engagent simultanément.

_Le Lion_ et _le Sans-Souci_, secondant les brûlots, canonnent, l'un par
l'avant, l'autre par l'arrière, la malheureuse _Guerrera_, qui sauta
vers trois heures du matin, après une agonie héroïque.

Le brig anglais est enlevé par l'abordage simultané de _l'Adour_ et du
_Basque libre_, pendant que le brig espagnol amène pavillon sous le feu
de _l'Égalité_.

Mais la corvette anglaise _la Dignity_ remporte un avantage signalé;
non-seulement elle s'est débarrassée des deux brûlots lancés contre
elle, mais encore elle coule le troisième, et serrant de près _les
Basses-Pyrénées_, démâte le grand trois-mâts-barque.--_La Belle
Républicaine_ n'est pas mieux traitée; un grave incendie se déclare à
son bord,--et à la faveur d'une saute de vent, la corvette prend
chasse.

Voici en quels termes se termine sa relation des événements du quart:

«A quatre heures, jolie brise variable de l'est au nord-est. _Le Basque
libre_ va secourir _la Belle Républicaine_. _L'Égalité_ donne la
remorque aux _Basses-Pyrénées_. _L'Adour_, _le Sans-Souci_ et _le Lion_
chassent la corvette anglaise.

          «_L'officier de quart_, ÉMILE FÉRAUX.»

Pendant le quart du jour qui finit à huit heures du matin, _la Belle
Républicaine_, secourue par les équipages du _Basque libre_, des
_Basses-Pyrénées_ et de _l'Égalité_, parvient à éteindre son incendie.

_Le Lion_, _l'Adour_ et _le Sans-Souci_ mettent _la Dignity_ dans
l'absolue nécessité de s'échouer sur le cap de la Higuera.

Un signal de ralliement général réunit toute la flottille française dans
les eaux des _Basses-Pyrénées_ et de _la Belle Républicaine_, qui se
regréent durant un déjeuner patriotique dont Isabelle fait encore les
honneurs à tous les capitaines et principaux officiers.

Le journal de route parle des honneurs funèbres rendus aux braves tués
en combattant, et ajoute:

«Adieux fraternels.--A onze heures, les corsaires de Bayonne et les deux
brigs amarinés font route de leur bord en nous saluant de vingt et un
coups de canon.--Rendu le salut coup pour coup. Lavé le pont. Service
ordinaire de propreté.--A midi, dîner de l'équipage.

          «_L'officier de quart_, BÉDARIEUX.»

_Le Lion_ gouvernait de manière à s'élever au vent, pour doubler dès le
surlendemain les pointes occidentales de l'Espagne.

Isabelle s'étant tenue sur la dunette, à côté de son valeureux époux,
tant que dura la bataille, son sang-froid fit l'admiration de tous les
gens du bord.

Les capitaines, ses convives, lui décernèrent à l'envi le titre de
_Lionne de la mer_. Elle leur répondit en souriant qu'elle
s'efforcerait de s'en rendre digne par l'étude de leur beau métier.

Si la table de loch n'enregistra ni ces paroles ni les toasts portés à
la vaillante compagne de Sans-Peur, à plus forte raison n'y est-il pas
question de Roboam Owen, que le capitaine du _Lion_ remarqua fort bien
faisant son service à bord de _la Dignity_.

Sur la même corvette se trouvait aussi, mais dans les profondeurs de la
cale, le misérable Pottle Trichenpot, qui rendait avec usure à tous les
Français les malédictions du prudent grognard maître Taillevent. A peine
l'équipage anglais eut-il pris terre au cap de la Higuera, que Pottle
Trichenpot conçut le projet de se rendre au château de Garba, où il
espérait bien trouver l'occasion de faire quelque mauvais coup.
Provisoirement, comme s'il eût deviné que le loyal Roboam Owen
préméditait le même voyage, il trouva le moyen d'entrer à son service.

Sous la date du 12 mars, le journal de bord disait que _le Lion_ avait
fait route vers le sud-sud-ouest.

Le 15, à la hauteur du détroit de Gibraltar, il mit ses masques, et prit
l'apparence d'un gros brig marchand espagnol pour passer sous le canon
d'une division de vaisseaux de ligne anglais. Le soir du même jour il
amarinait, pillait et brûlait un vaisseau de la Compagnie des Indes.

Le 18, en vue de Madère, il capturait une goëlette espagnole bonne
marcheuse, qui reçut un équipage de prise.

Le 25, relâche à Saint-Antoine, île du cap Vert, pour faire des
provisions fraîches;--débarqué les prisonniers anglais et espagnols,
bouches inutiles et embarrassantes;--appareillé le soir.

Le 1er avril, fête du passage de la ligne.

Le journal de route ne dit pas que Camuset et vingt autres furent
baptisés par la pompe à incendie, avec toutes les farces et
bouffonneries d'usage.

Tandis que Sans-Peur racontait à Isabelle l'histoire héroïque de ses
navigations passées, le maître d'équipage en donnait une version non
moins intéressante à la soubrette péruvienne.

Le calme plat qui dura jusqu'au 8 avril rendait les longs récits
nécessaires. L'impatiente curiosité de Camuset lui valut chaque jour
plusieurs taloches paternelles, qui accrurent son profond respect pour
maître Taillevent.

Le 8, un temps à grains rafraîchit le brig et la goëlette, qui mirent le
cap sur le Brésil. Isabelle, avec un petit porte-voix d'argent, commanda
la manœuvre pour la première fois.

Les jours suivants, elle fit augmenter et diminuer de voiles, fit
prendre et larguer des ris, et dirigea des virements de bord.

Le 20, le cap Frio fut signalé en même temps que plusieurs voiles.
Branle-bas de combat. Enlevé trois gros navires marchands et un
transport ennemi chargé de prisonniers français.

Le 26, à l'île Sainte-Catherine, vendu les prises, fait des provisions
fraîches.

Le 2 mai, croisière au bas du Rio de la Plata. Rançonné, en l'espace de
quatre jours, quinze bâtiments anglais ou espagnols.

Le 6, combat acharné contre une petite frégate hollandaise. La goëlette
et un trois-mâts armé de Français sont coulés, mais la frégate est
enlevée et reçoit un équipage de prise suffisant pour la manœuvre.

Les prisonniers de guerre sont abandonnés au bas du fleuve, sur un
radeau de débris qu'escorte une de leurs chaloupes.

Sans-Peur reste à bord du _Lion_, sa frégate le suit.

Le 20 mai, relâche aux îles Malouines.

Isabelle, remplissant les fonctions d'officier de manœuvre, commande le
mouillage dans la baie de la Soledad.

Taillevent, ravi, laisse tomber une larme d'enthousiasme sur son
sifflet; le respect dû à la Lionne de la mer contient les
applaudissements, mais non les murmures élogieux de l'équipage.

La mer est grosse, le froid piquant, le ciel chargé de nuages qui
présagent de prochaines tempêtes; les baleines bondissent et lancent des
jets d'eau écumante; les albatros, aux grandes ailes, leur livrent
d'étranges combats.

Les corsaires vont à la chasse aux bœufs et au chevaux. On embarque à
bord de la frégate un troupeau des uns et des autres. Les bœufs seront
abattus pour la nourriture des équipages; les chevaux sont destinés à
être débarqués sur les rives sauvages qu'habite le cacique Andrès.

Le 25, Isabelle commande l'appareillage par une brise fraîche et dans
une situation périlleuse. Sans-Peur l'observe en souriant. Les officiers
du bord sont émerveillés de la justesse de son coup d'œil.

--C'est un matelot! un matelot fini! murmura maître Taillevent.

--Pardonnerez! se permit de dire l'incorrigible Camuset, _matelote_,
serait plus vrai, m'est avis.

Une taloche mémorable fut le prix de cette observation grammaticale.

--Bon homme, mais trop brutal!... soupira Camuset, dont les progrès en
matelotage ne le cédaient point à ceux qu'avait faits en manœuvre madame
la commandante. Par les plus mauvais temps, il prenait une empointure
avec l'adresse d'un vieux gabier. Il commençait à avoir de l'_idée_,
tellement qu'en diverses rencontres il se signala par sa présence
d'esprit.

Au combat de la Plata, par exemple, un grappin d'abordage casse, il
rattrape le bout de la chaîne, saute avec sur la vergue de misaine de
l'ennemi, reçoit trois balles dans le corps, mais ne s'affale au poste
des blessés qu'après avoir achevé un double amarrage d'une solidité à
toute épreuve.

Cet exploit n'échappa point à l'œil clairvoyant du maître, qui en rendit
compte à son capitaine en présence de tout l'équipage. Sur sa
proposition expresse, Camuset, à l'âge de dix-neuf ans, fut élevé à la
dignité de matelot de deuxième classe.

Le 1er juin, au sud du cap Horn, une effroyable tempête assaillit le
brig corsaire et sa conserve la frégate.

Les brouillards et les nuits interminables de la saison finirent par les
séparer, ce qui explique pourquoi, à partir du formidable coup de vent,
il n'est plus question sur le journal de route du _Lion_ de la frégate
capturée par le travers de la Plata.



XVII

LE GRAND CHEF DES CONDORS ET BALEINE-AUX-YEUX-TERRIBLES.


Sur une côte rocailleuse, presque déserte, désolée, incessamment battue
par les flots du grand Océan,--à plus de cent trente lieues au sud de la
capitale du Pérou,--un groupe de serviteurs respectueux entoure le
cacique Andrès de Saïri.

Le vieillard, pensif, est assis sur un rocher d'où ses yeux, rougis par
les larmes, interrogent l'horizon, l'horizon toujours muet. L'âpre brise
du large fouette les longs cheveux blancs qui encadrent sa figure
austère. A ses pieds se tord la mer irritée, dont les vagues rendent un
bruit monotone, triste comme ses soupirs.

L'aïeul d'Isabelle attendait.

Il attendait, cherchant l'avenir aux confins de ces ondes qui le
séparent de l'enfant de sa vieillesse,--ne pouvant se résigner au
présent,--rêvant avec amertume à son glorieux passé.

L'âge et la douleur avaient bien changé le valeureux compagnon d'armes
de José Gabriel, grand chef des Condors. Le front appuyé sur sa main
amaigrie, il songeait au héros dont il fut le vengeur, en maudissant le
manque de foi des Espagnols qui laissaient renaître la tyrannie; il se
rappelait en frémissant la fin terrible du frère de sa mère, de José
Gabriel, son ami, son modèle et son prince.

Toute l'histoire de la grande insurrection de 1780 se déroulait dans
ses pensées sombres comme le deuil de sa patrie, car aux heures de lutte
et aux années de trêve succédaient les jours de servitude.

--Et désormais, hélas! murmurait-il, je ne suis plus qu'un vieillard
impuissant!...

Les heures de lutte furent courtes, mais sublimes.

José Gabriel, le grand chef des Condors, avait fait trembler les
Espagnols. A la tête d'une multitude indisciplinée, il sut l'emporter
sur les troupes régulières, conquit rapidement six provinces, gagna
plusieurs batailles, se fit proclamer inca sous le nom royal de Tupac
Amaru, et fut sur le point d'affranchir la race opprimée.

Le sort des armes le trahit; il fut fait prisonnier et puni de son
héroïsme par un supplice infâme.

Les Espagnols le mirent à mort avec des raffinements de cruauté
dignes,--a dit un historien[5],--des premiers conquérants du Pérou.--En
présence de sa femme et de ses enfants, on lui arracha la langue, puis
on le fit écarteler.

[Note 5: FRÉDÉRIC LACROIX, _Pérou et Bolivie_.]

Ces barbaries, loin d'intimider les insurgés, redoublèrent leur fureur
en légitimant leurs représailles. Andrès, cacique de Tinta, prit le
commandement;--à son tour, selon l'usage antique, il reçut le titre
éminent de grand chef des Condors (_Cuntur-Kanki_).

Le soleil, le feu, l'aigle et le lion sont des emblèmes religieux ou
nobiliaires, communs à la plupart des peuples. Chez les anciens
Péruviens, le soleil passait pour Dieu; le feu, son symbole, était
entretenu par des vierges soumises aux mêmes lois que les vestales
romaines.--Le plus redoutable des oiseaux de proie de leurs montagnes,
gigantesque vautour, le _cuntur_ ou condor, donnait son nom aux
guerriers, qu'on décorait également de celui de _Puma_, c'est-à-dire de
lion. Ainsi, Léon de Roqueforte ne fut connu que sous le surnom fameux
de _Puma del mar_, le lion de la mer.

«Un chef de guerre était appelé _Apiu Cuntur_, grand vautour; _Cuntur
Pusac_ était le titre réservé au chef de huit Condors; le titre
supérieur, _Cuntur-Kanki_, n'était décerné qu'au chef des chefs, au
général[6].»

[Note 6: VALDES Y PALACIOS, _Voyage de Cuzco au Para_.]

Après José Gabriel, son neveu Andrès sut s'illustrer par un grand
stratagème dont l'histoire lui attribue tout le mérite.

Il avait mis le siége devant la ville de Sorata, où les Espagnols
s'étaient retranchés derrière des fortifications de terre, défendues par
une puissante artillerie. Les Péruviens, mal armés, ne parvenaient point
à prendre la place. Andrès fait construire avec une merveilleuse
promptitude une longue jetée qui réunit les eaux des montagnes d'Ancoma,
dirige le torrent contre les remparts, ouvre la brèche par ce moyen et
envahit la ville, dont les défenseurs furent massacrés en punition du
supplice hideux infligé à l'Inca José Gabriel[7].

[Note 7: Historique.]

Les Espagnols durent, bientôt après, conclure un traité avec le cacique
victorieux, qui venait en même temps de venger mille fois sa fille
Catalina.

Enfin le marquis de Garba y Palos, retiré des prisons de Lima, ayant
repris le gouvernement de Cuzco, les années de trêve commencèrent.

Isabelle grandit sous les yeux de son aïeul. Elle se développait en
force et en grâce, telle que sa mère. Un noble rejeton de la race
antique des Incas fleurissait sur une tige,--espagnole il est vrai, mais
arrosée d'un sang vénéré par les nations indigènes.

Malheureusement, le marquis de Garba, rappelé en Espagne, fut remplacé
par un despote. Les jours de servitude revinrent. Andrès ne dut son
salut qu'au dévouement de ces mêmes sujets, qui sont à cette heure
pieusement groupés autour de lui.

Il vivait au désert, dans les ruines d'un château-fort abandonné à la
suite des fréquents tremblements de terre qui rendaient la contrée
presque inhabitable. Ses compagnons d'exil ayant recouvert de
branchages et de chaume l'enceinte dévastée, la meublèrent peu à peu
avec un luxe inattendu.

Formés en petites troupes de cavaliers, ils pénétraient, par des chemins
connus d'eux seuls, jusque dans l'intérieur du pays, dépassant parfois
Tinta et Cuzco, villes situées à près de cent lieues de leur mystérieux
asile.

On était parvenu à faire croire aux Espagnol que le vieil Andrès de
Saïri était mort;--pour mieux les tromper, on célébra ses funérailles
selon les rites péruviens. Les dépouilles mortelles qui passaient pour
les siennes furent accompagnées avec pompe, durant un trajet de trente
lieues, par les tribus quichuas du territoire, et enterrées dans l'île
de Plomb, que baignent les eaux du lac Sacré[8].

[Note 8: La géographie conserve à ce vaste et remarquable lac,--le plus grand
de ceux qu'on connaisse dans l'Amérique méridionale,--son nom quichua ou
péruvien de _Titicaca_, littéralement _île de Plomb_. Il s'appelle aussi
lac de _Chiquito_ ou _Chucuito_, du nom des peuples nomades qui campent
sur ses bords et de celui d'une ville bien déchue aujourd'hui, qui
comptait trente mille âmes lors de l'insurrection de José Gabriel
_Condor-Kanki_, s'intitulant l'Inca Tupac Amaru.]

Mais à l'état de légende pour les populations indigènes, à l'état de
document pour les caciques, le bruit était incessamment répandu que le
chef des Condors, retiré dans son aire, y attendait l'heure de s'abattre
avec ses aiglons sur les Castillans traîtres à la parole jurée.

Les serviteurs d'Andrès montraient aux caciques péruviens,--aymaras ou
chiquitos,--les franges du _borla_ de leur grand chef; ils levèrent
aisément ainsi l'impôt de la fidélité, de l'esclavage, de l'espérance.

Le vieux castel recouvert en chaume se meubla, s'arma, et surtout
s'approvisionna d'armes et de munitions.

Par malheur, Andrès ne se sentait plus capable de diriger un nouveau
soulèvement. Digne et ferme devant l'adversité, il ne pouvait parfois
contenir sa trop juste douleur.

--Plus de deux ans, et rien!... toujours rien!... murmurait-il. Pour
comble de maux, celui que j'attends aurait-il donc péri?... Je n'ai su
qu'une chose, c'est que le marquis de Garba y Palos est mort en son
château de Galice. Et là gémit à cette heure la fille de ma fille,
Isabelle, mon sang, l'espoir de mes vieux jours!... O Lion de la mer! ne
t'aurais-je revu un instant que pour te perdre encore!...

Un homme fort différent des cavaliers et des pêcheurs quichuas qui
entouraient le vieillard, un homme dont la face et le corps presque nus
étaient tatoués des insignes belliqueux en honneur à la
Nouvelle-Zélande,--Parawâ (la Baleine), tel était son nom,--répondit
avec emphase en langue espagnole:--Grand chef des Condors, toi qui n'es
ni un Anglais maudit, ni un Castillan sans foi, pourquoi parles-tu comme
une femme de race blanche!... Le Lion de la mer ne meurt pas!... Il ne
meurt pas, le Puma des grandes eaux salées, le Vautour des mornes et des
îles, le Feu qui éclaire et qui brûle, le Soleil de l'Océan!...--Il m'a
dit: «--Parawâ, Grand-Poisson, parcours la mer, passe d'île en île,
navigue sans cesse en montrant mon drapeau à mes peuples, mon drapeau
d'or où bondit un lion de feu.»--Et moi, le Grand-Poisson, j'ai rangé
mes esclaves sur les pagaies de ma pirogue de guerre, j'ai parcouru la
mer, j'ai passé d'île en île, naviguant sans cesse sous le drapeau d'or
où bondit le lion de feu!

--Nous savons tous, dit Andrès, que Parawâ, l'homme-baleine, est un
serviteur fidèle et un navigateur habile.

Le Néo-Zélandais reprit:

--LÉO, le _Puma del mar_, le _Rangatira-Rahi_, grand chef des chefs des
îles de la mer, m'a dit encore: «--Parawâ, guerrier-poisson, tu iras
vers le cacique Andrès, qui est pour moi tel qu'un père, et tu lui
crieras: «Courage!...» et tu crieras à tous les peuples: «Courage et
patience!...» Car moi, je vais dans mon pays de France y faire connaître
le lion Sans-Peur; je vais au pays d'Espagne y prendre pour femme la
fille du chef des Condors!»

Andrès soupira sans interrompre Parawâ-la-baleine.

«--... Le soleil s'éteint au couchant et se rallume au levant, le Lion
de la mer monte sur son vaisseau qui plonge dans la nuit, il reparaîtra
dans la lumière des grandes montagnes!...» Ainsi m'a parlé la chef des
chefs, LÉO, qui est maintenant, sois-en sûr, l'époux de ta fille
bien-aimée.

Andrès hochait la tête, le Néo-Zélandais s'écria vivement:

--Je ne suis qu'un homme et j'ai pu obéir... Il est _atoua_, esprit,
maître et souverain, plus fort que la tempête!... Pourquoi donc
restes-tu dans le doute et la douleur?--Je ne suis qu'un homme, un chef
de guerriers,--il est vrai,--_Parawâ-Touma_, la baleine au regard
terrible,--mais quand j'ai réussi à parcourir plus de trois mille
lieues, tantôt avec ma pirogue, tantôt sur de petits navires de
Taïti,--quand il m'a suffi à moi, pour rire de toutes les chances
contraires et pour venir jusqu'à toi, d'être le serviteur qui a bu
l'haleine de LÉO,--peux-tu craindre, chef des Condors, que LÉO l'_Atoua_
ait été mangé par ses ennemis?... Il reviendra comme il l'a promis aux
nations de l'Océan... Le Lion de la mer ne meurt pas!...

Porter la moindre atteinte à la confiance fanatique de
Baleine-aux-yeux-terribles, eût été une faute dont Andrès, n'eut garde
de se rendre coupable. Assez d'autres, dès lors, s'efforçaient
d'ébranler la foi des Polynésiens en la puissance surhumaine de LÉO
l'_Atoua_. Les Anglais et leurs missionnaires sillonnaient déjà
l'Océanie; et les premières colonies pénales étaient fondées sur les
rives de la Nouvelle-Hollande, où la révolution de 1789 empêcha les
Français de s'établir, selon les desseins du roi Louis XVI, dont Léon de
Roqueforte avait connu avec détail les instructions officielles.

--Baleine-aux-yeux-terribles, répondit enfin le cacique, les années ont
amassé la neige sur mon front. La vie des peuples est longue, et c'est
pourquoi, de mon côté, je crie: Patience, aux Quichuas du Pérou; mais la
vie d'un vieillard est courte; verrai-je jamais la jour de la
délivrance? J'ai abandonné la terre de mes pères, j'ai fait ma demeure
de ces ruines au bord de la grande mer; d'ici, à toute heure, je
redemande à l'horizon le compagnon de nos combats. Si j'avais perdu tout
espoir, vaillant Parawâ, je retournerais dans mes montagnes, et tu ne me
verrais point assis sur un rocher desséché par la brise de mer, les
regards toujours tournés vers les flots.

--Le chef des Condors parle avec sagesse! qu'il espère donc, et qu'il ne
désespère jamais!...

--Jamais il ne désespérera, dit Andrès.

--Courage! Fils du Soleil, ne laisse point noyer dans la tristesse le
cœur du vainqueur de Sorata.

--Baleine de l'Occident, le jour même où je déchaînais les torrents des
montagnes contre les murs de Sorata, mon cœur était plongé dans une
douleur qui dure encore! Mon prince et ma fille bien-aimée avaient péri
sous les coups féroces des Espagnols. La tristesse, brave Parawâ, peut
marcher à côté du courage. La tristesse convient au vieillard exilé que
le sort sépare de sa dernière enfant.

--Parawâ-Touma hait la tristesse, dit le sauvage néo-zélandais en
brandissant son _méré_ ou casse-tête; il est à des milliers de lieues de
sa terre, de sa nation, de ses femmes et de ses fils. La goëlette
taïtienne qui l'a conduit vers toi, grand chef des Condors, s'est
engloutie dans le tourbillon du Bourreau, la roche tranchante l'a
ouverte comme une noix de cocotier, et tous ceux qui étaient à bord ont
péri; seul, j'ai survécu. Et maintenant l'Océan s'étend entre ma hutte
chérie et moi. Me vois-tu dans la tristesse?... Non! non! Qu'elle
s'approche du cœur de Parawâ, il la chassera en chantant le _Pi-hé_ qui
remplit d'une joie terrible.

Le _Pi-hé_, hymne belliqueux de l'Union et de la Séparation, de la Vie
et de la Mort, est le chant national des indigènes de la
Nouvelle-Zélande. Il commence par une invocation à l'_atoua_ MAOUI
(l'Esprit-Suprême), qui détruit l'homme, mais absorbe en lui son âme. Il
se termine par la louange enthousiaste de ceux qui sont morts, et par
de fières consolations données aux survivants.

Sur l'invitation d'Andrès, Parawâ consentit à faire entendre le _Pi-hé_.

Hommes et femmes, tous les Péruviens, Quichuas pur sang ou métis,
formèrent cercle, tandis que le sauvage se recueillait profondément.

Il posa sa massue contre le rocher, se croisa les bras sur la poitrine,
et modula quelques vers d'un rhythme étrange. Bientôt il leva les mains
vers le ciel en jetant quelques éclats de voix; puis, saisissant son
casse-tête, il le brandit avec fureur. Ses gestes étaient menaçants, ses
regards vraiment terribles; par moments, quelques intonations douces se
mêlaient à ses cris bizarres, il s'exaltait en jouant sa pantomime
chantée; et malgré ce qu'avait de dur sa physionomie sillonnée de
tatouages affreux, elle prenait un caractère qui fit impression sur les
serviteurs chrétiens et civilisés du vieux cacique Andrès.

Qu'on juge donc de l'effet imposant et formidable du _Pi-hé_ lorsque,
dans une circonstance solennelle, il est chanté, ou pour mieux dire
exécuté, par plusieurs milliers d'indigènes, poussant tous à la fois les
mêmes cris, faisant tous à la fois les mêmes gestes de prière, de
menace, de joie ou de fureur, avec une précision dont nos corps de
ballets les mieux exercés ne sauraient donner une idée.

Après chacun des couplets, qui sont inégaux, mais tous très-longs,
Parawâ poussait le cri de vie et de mort: PI-HÉ!

Tout à coup, sans s'interrompre, il lui donna un accent triomphal. Sa
main se dirigeait vers l'horizon. Quelques mots d'espagnol se mêlèrent
aux paroles, «intraduisibles,» dit-on, du chant néo-zélandais.

LÉO!... _Puma del mar!_ PI-HÉ!... PI-HÉ!...

«Léon!... le Lion de la mer!... Vie et mort!... Vie et mort!»

Les Péruviens, cette fois, répétèrent le refrain PI-HÉ; puis on se hâta
de gonfler les balses pour aller au devant du navire.

Le cacique de Tinta se mit à genoux en adressant au Dieu des chrétiens
d'ardentes actions de grâces, car à tous les mâts du brig se déployaient
des bannières sacrées:

A l'arrière le pavillon français,

Au grand mât le lion rouge sur champ d'or,

Au mât de misaine, enfin, le soleil des Incas sur champ d'azur au chef
d'argent, c'est-à-dire l'emblème national du Pérou sur l'écusson de
Garba y Palos.

--Elle est à bord!... elle est à bord!... Isabelle, ma fille, est à
bord! disait le chef des Condors en tremblant de bonheur.

Parawâ-Touma, Baleine-aux-yeux-terribles, se tenait fièrement, en
brandissant son _méré_, sur la première des balses qui s'élancèrent à la
rencontre du brig victorieux de Léon de Roqueforte.

--Ah! tonnerre des Cordillères! s'écria maître Taillevent, le plus brave
des anthropophages de mes amis! cet excellent cannibale de Parawâ-Touma,
le Grand-Poisson qui regarde à faire peur! Quelle chance de le retrouver
ici!

Une exclamation pareille devait donner beaucoup à penser au jeune et
vaillant Camuset. Or, depuis la grande victoire des corsaires de
Bayonne, et surtout depuis que _le Lion_ avait doublé le cap Horn,
maître Taillevent, beaucoup moins discret que par le passé, tenait des
propos inimaginables, dont il ne permettait à personne de douter, sous
peine de coups de poing inimaginables aussi.

Le _lac de l'île de Plomb_, situé sur le territoire habituel des
républiques de Bolivie et du Pérou, est plus élevé au-dessus du niveau
de la mer que le sommet du pic de Ténériffe; son bassin est formé par
les plus hautes montagnes de toute l'Amérique. Il a plus de cent lieues
de tour; sa plus grande longueur est d'environ quarante lieues du
nord-ouest au sud-est; sa plus grande largeur de vingt à vingt-cinq.



XVIII

SALVES DES ÉLÉMENTS.


L'ancre mordait le fond, lorsque Baleine-aux-yeux-terribles, son
casse-tête au poing, bondit sur le pont du brig corsaire, courut vers la
dunette, en criant: PI-HÉ! puis, les bras croisés sur la poitrine,
s'inclina religieusement devant LÉO l'_Atoua_.

Isabelle ne voyait que son vénérable aïeul, debout maintenant sur le
rocher, d'où il lui faisait des signes de tendresse; elle n'entendait
que les clameurs enthousiastes des Quichuas qui, des balses ou de la
rive, criaient: «Vive la fille des Incas! Vive le Lion de la mer!» Des
larmes baignaient ses yeux, tandis que la folâtre Liména battait des
mains en riant.

Léon, cependant, ne craignit pas d'arracher Isabelle à ses émotions
filiales, pour lui présenter l'intrépide Parawâ.

--Tu connais mes marins d'Europe, disait-il, regarde l'un de mes plus
vaillants serviteurs sur la mer immense dont je suis le lion.

Isabelle put à peine réprimer un premier mouvement de dégoût à l'aspect
du farouche cannibale; elle sut être gracieuse pourtant, et d'un ton de
reine:

--Mon époux, dit-elle, m'a instruite des grands combats de
Baleine-aux-yeux-terribles, son ami fidèle.

--Gloire à LÉO l'_Atoua_! Gloire au Lion qui sort de la mer! Et à vous,
sa dame, bonheur sur les eaux et sur les terres, sous la lune et sous le
soleil!

S'adressant ensuite à Sans-Peur dans une langue inconnue de tous, si ce
n'est de Taillevent:

--Ton drapeau a été vu dans tes îles; partout il a été salué avec joie;
mais partout aussi, les hommes de l'Angleterre menacent les peuples de
la fureur des _hommes terribles de la tribu de Surville et de Marion_.

C'est sous ce nom redouté que les Français étaient et sont, encore de
nos jours, désignés aux indigènes par les navigateurs anglais.

--Ah! brigands d'Anglais de malheur! dit maître Taillevent qui s'était
rapproché de son ami Parawâ, ils n'ont pas manqué de gâter nos affaires
par ici, pendant que nous courions un bord de l'autre côté du cap Horn.

--Et qu'a dit Parawâ-Touma? demandait Léon.

--Il a dit: «La langue des _hommes de la tribu de Touté_[9] est double;
ils viennent pour nous acheter et nous vendre; LÉO l'_Atoua_ est leur
ennemi. LÉO l'_Atoua_ est un grand guerrier, un chef juste et puissant,
le père des hommes tatoués; son haleine est le courage; son œil gauche
est le soleil.»

[Note 9:--Les Anglais,--le nom du capitaine Cook, corrompu par la
prononciation des Polynésiens, étant devenu _Touté_.]

Pendant quelques minutes encore, Léon interrogea Parawâ en sa
langue;--puis, satisfait de ses réponses, il le regarda fixement et fit
un pas vers lui.

Alors, avec une joie grave, l'indigène se rapprochant de même, appuya le
nez contre le sien en aspirant son haleine.

Tel est le salut fraternel qui, à la Nouvelle-Zélande, équivaut à nos
embrassements.

Après avoir bu l'haleine de l'_Atoua_, _Rangatira-Rahi_, ou chef des
chefs, Baleine-aux-yeux-terribles, _Rangatira-para-parao_, c'est-à-dire
chef de rang supérieur, ne dédaigna pas d'accorder un honneur semblable
à son vieil ami Taillevent, bien que celui ci, d'après la hiérarchie
néo-zélandaise, ne fût qu'un _Rangatira-iti_, ou sous-chef.

Le canot du capitaine déborda bientôt.

Escorté par les balses, il se dirigeait vers le rivage aux acclamations
de tous les Quichuas fidèles à la fortune d'Andrès de Saïri.

Le brig _le Lion_ fit une salve de trois bordées.

Isabelle aborda enfin et se jeta dans les bras débiles de son illustre
aïeul, le vainqueur de Sorata.

Au même instant, une secousse de tremblement de terre se fit sentir; la
mer gronda, les rochers gémirent, les rares arbres qui entouraient le
vieux château se balancèrent comme ébranlés, et les condors qui
planaient au-dessus des mornes poussèrent des cris aigus.

--Amis! s'écria Léon de Roqueforte, la terre et la mer du Pérou saluent
le retour de votre reine!

--Pi-hé! pi-hé!... vie et mort! hurlait Baleine-aux-yeux-terribles.

--Attention! criait à bord maître Taillevent, tenons-nous parés à filer
le câble par le bout.

Déjà le premier lieutenant rangeait son monde aux postes d'appareillage.



XIX

TREMBLEMENT DE TERRE.


Les tremblements de terre, très fréquents au Pérou, y ont occasionné
d'effroyables désastres. En 1678 et 1682, Lima et le port de Callao,
situé à deux petites lieues, furent éprouvés cruellement; en 1746, les
deux villes s'écroulèrent, et la mer couvrit l'emplacement occupé par
l'ancien Callao, dont on aperçoit encore les ruines sous les eaux dans
la partie de la baie appelée _mar Braba_. Sur quatre mille habitants,
d'après la tradition, il n'en survécut qu'un seul.

Le 19 octobre 1682, la ville de Pisco fut engloutie. En 1755, à l'époque
du fameux tremblement de terre de Lisbonne, Quito s'écroula de fond en
comble.--De nos jours, les villes d'Aréquipa, d'Arica et vingt autres
ont souffert les plus grands dommages, malgré la nature des
constructions faites désormais en vue de résister aux secousses.

La baie de Quiron, où le brig corsaire _le Lion_ venait de jeter
l'ancre, était sans contredit le point du littoral le plus dévasté par
les convulsions souterraines. La forme abrupte des mornes, fendus comme
par des haches géantes,--les déchirements du rivage,--les incroyables
différences des fonds sous-marins, insondables en certains points très
voisins de la côte,--la coupe étrange des récifs qui la bordaient,--le
bouleversement des terres arables qui, en plusieurs endroits, s'étaient
évidemment déplacées, le démontraient moins encore que l'abandon du
territoire par tous ses colons primitifs.

En 1755, la bourgade de Quiron disparut dans un gouffre d'où
s'échappèrent des flammes; la garnison espagnole s'enfuit du château,
dont il ne resta que les murs d'enceinte. Durant plusieurs années
consécutives, des grondements semblables au bruit du tonnerre ne
cessèrent de se faire entendre. Il fut avéré dans la province que sous
ce sol mouvant existait une cavité volcanique, où plages et montagnes
s'effondreraient quelque jour. Personne n'osa se fixer à moins de cinq
ou six lieues. La terreur s'accrut avec le temps, si bien que les gens
du pays avaient l'habitude de faire un long circuit pour éviter de
traverser cette région maudite.

Plus elle était déserte, plus elle convenait au cacique Andrès et à Léon
de Roqueforte, qui s'y rembarqua, en 1790, sur la goëlette taïtienne
avec laquelle il avait mystérieusement abordé au Pérou. En 1791, après
avoir répandu le bruit de sa mort, le vieux chef des Quichuas s'y
établit. Depuis, les secousses de tremblement de terre avaient été rares
et sans grands effets. Celle qui se faisait sentir maintenant était
formidable.

La nature semblait s'être reposée longuement avant de faire un effort
suprême pour déchirer les flancs de la montagne de Quiron.

Les serviteurs du cacique se souvinrent de l'opinion accréditée;--ils
crurent à bon droit que l'heure dernière sonnait pour eux;--les uns se
jetèrent à genoux en faisant le signe de la croix, les autres poussèrent
des cris affreux.

La contenance calme d'Andrès, que l'écroulement du monde entier n'aurait
pu distraire de ses émotions de bonheur, le sang-froid radieux
d'Isabelle, et surtout les nobles paroles du Lion de la mer raffermirent
leur courage au moment même où le péril augmentait.

Un craquement strident, prolongé, métallique, indéfinissable, à vrai
dire, puisque aucun autre bruit ne saurait en donner l'idée, retentit
au loin. La terre et les flots gémissaient. Tout à coup, à égale
distance des récifs de l'ouest et de la plage, au centre de la chaîne de
mornes rocailleux qui forment la côte nord de la baie, un éclat se fit
dans le sens vertical; quelques blocs énormes se détachèrent de la
montagne, et roulant avec fracas, laissèrent apercevoir une caverne
profonde. L'ouverture de cet antre, jusqu'alors fermée, affectait la
forme d'un angle très aigu, d'environ cinquante pieds de large sur la
ligne du niveau de la mer, qui, du reste, n'y pénétra point. De la
distance où se trouvaient Andrès, Isabelle et Léon, l'on ne pouvait
juger de sa configuration intérieure.

D'autres craquements ouvrirent d'autres fissures, diverses chutes de
rochers eurent lieu çà et là, il sembla même que la disposition des
récifs venait de changer.

La mer, arrachée de son lit, s'éleva par sept fois à une hauteur
effrayante; par sept fois, laissant le fond à sec, elle recula vers le
large, à tel point que le brig _le Lion_ toucha par la quille, et
faillit se briser. Mais le câble était filé par le bout, quelques voiles
s'ouvraient à un vent encore frais; le navire, entraîné au dehors,
parvint à s'y maintenir.

Le canot qui venait d'amener à terre Isabelle et son époux fut fracassé
tout d'abord; heureusement les matelots purent s'accrocher aux balses
que les ras de marée les plus furieux ne sauraient submerger.

Le plateau sur lequel étaient réunis Andrès, Isabelle et leurs amis
oscilla sur ses bases et se fendit sous leurs pieds; mais on n'eut à
déplorer aucun malheur.

Le brig était hors de péril: étrangers ou Péruviens, tous les hommes
étaient sains et saufs, et le vieux château de Quiron ne souffrit point.

Soit que ses murs, contretenus par des étais, dussent à leur vétusté
même l'élasticité qui manque aux constructions neuves, soit par l'effet
de la disposition des terrains ou par toute autre cause, il résista.

Et quand les épais nuages de poussière soulevés par la commotion furent
lentement retombés, Andrès, qui venait d'embrasser et de remercier avec
effusion le Lion de la mer, désormais son fils, put s'écrier enfin:

--Venez vous reposer, mes enfants, dans la demeure que le Ciel nous a
conservée.

--Oui, mon père, allons, dit Léon de Roqueforte en lui offrant l'appui
de son bras. Je n'y entrerai pas, cependant, avant d'avoir jeté un coup
d'œil dans cette cavité qui s'est ouverte,--miraculeusement
peut-être,--à l'instant même où nous abordions.

--Quel est donc ton dessein? demandait le cacique.

--A quoi bon en parler, si je n'ai qu'une idée vaine?

On gravit la pente sablonneuse qui conduisait de l'observatoire d'Andrès
au château de Quiron. Une joie respectueuse rayonnait sur les fronts de
tous les serviteurs.

Parawâ, qui suivait de près le _Rangatira-Rahi_, son _atoua_, disait en
langue espagnole:

--Le Lion de la mer ne meurt pas!... non, non! il ne meurt pas, le Puma
des grandes eaux salées, le Vautour des mornes et des îles, le Feu qui
éclaire et qui brûle, le Soleil de l'Océan!... Ce qu'il annonce arrive.
Ce qu'il dit est vrai toujours. Ce qu'il a promis, il le donne. Ce qu'il
se propose, il le fait.--A tous les peuples qu'il aime, bonheur! A vous
donc, bonheur, hommes de la tribu du chef des Condors!

Ces paroles du sauvage cannibale faisaient impression sur les Quichuas,
bien que ceux-ci fussent relativement civilisés.

Ils étaient chrétiens, possédaient pour la plupart quelques
connaissances élémentaires, devaient à leur contact avec les Espagnols
des idées opposées aux féroces préjugés d'un anthropophage, et
appartenaient à une nation sortie de la barbarie fort antérieurement à
la conquête des Pizarre; mais aucun d'eux n'était de la classe
supérieure. Serviteurs d'Andrès, pêcheurs, chasseurs, mineurs ou simples
paysans, ils ne possédaient pas l'éducation nécessaire pour se
soustraire à l'influence de l'enthousiaste Parawâ. Eux-mêmes fondaient,
d'ailleurs, leurs plus chères espérances sur le retour du Lion de la
mer et de la fille des Incas; comment ne se seraient-ils pas complus à
écouter le Néo-Zélandais, dont l'intelligence naturelle était, du reste,
bien au-dessus de la leur?

Devant eux, le dernier représentant de la race toujours vénérée de leurs
anciens rois marchait appuyé sur l'épaule d'Isabelle, leur reine, et sur
le bras du Lion de la mer, leur vengeur, leur libérateur et leur prince.
Ils croyaient donc, avec Parawâ, que la terre, la mer, le ciel du Pérou
et les Condors, emblèmes vivants de leur patrie, avaient salué comme eux
le débarquement des jeunes époux.

Aux approches du château de Quiron, Sans-Peur, laissant Isabelle avec
son aïeul, fit un signe au Néo-Zélandais; puis, ils se dirigèrent
ensemble vers la grande caverne, d'où s'échappaient d'épaisses vapeurs.

Une chaussée de roches empêchait seule la mer de remplir le bassin qui
en occupait le fond. Cramponnés à quelques saillies, le capitaine et son
sauvage s'aventurèrent dans la galerie naturelle. Sous une voûte de cent
cinquante pieds environ, elle décrivait une sorte de courbe et se
prolongeait fort avant vers la gauche.

--Victoire! s'écria Léon de Roqueforte.

--Pi-hé! dit le fanatique insulaire, la terre a obéi à LÉO l'_Atoua_!

--Non, Parawâ, ce n'est point à moi qu'elle a obéi, reprit Léon de
Roqueforte, comme pour atténuer le blasphème naïf de son compagnon; non!
mais le Dieu tout-puissant qui protège les opprimés a permis qu'un
phénomène terrible servît mes projets.

Il voulait bien passer pour un _atoua_, pour un génie disposant d'une
force supérieure,--et d'un bout à l'autre de la Polynésie, des
circonstances étranges avaient contribué à propager cette
croyance,--mais il aurait craint d'attirer sur sa tête les châtiments
célestes en se laissant attribuer un pouvoir qui n'appartient qu'à Dieu.

--Toute âme est immortelle; en ce sens, je suis _atoua_, je suis
esprit, je le suis encore comme dépositaire de la grande pensée royale
qui survit en moi, et qui me survivra, je l'espère, avec la protection
du Ciel.»

Telle était, à ses propres yeux, la justification de Léon de Roqueforte;
il se laissa rattacher, par un mythe étrange, à la mémoire de Surville
et de Marion; il jugea nécessaire de laisser croire aux peuples qu'il
était immortel.

--LÉO l'_Atoua_, le Lion de la mer, ne meurt point! devint la formule
des larges desseins de civilisation et de liberté qui guidaient Léon
lui-même. Les Polynésiens dévoués à sa cause la prirent au propre; ils
en firent un cri de ralliement qui, mille fois en son absence, retentit
dans les combats.

Au sortir de l'immense caverne voûtée, casemate naturelle, dont un
cratère de volcan occupait les profondeurs, Baleine-aux-yeux-terribles,
croisant les bras sur la poitrine, dit d'un accent pénétré:

--Léo l'_Atoua_, dans le ventre de la montagne, a crié: «Victoire!» Léo
l'_Atoua_ voulait donc que le roc s'ouvrît comme un fruit mûr. Dans quel
dessein? Parawâ ne le sait point, mais le Grand Esprit du Ciel, Maouï,
l'Ombre immortelle, le sait. Et Maouï a ordonné ce que Léo voulait,
parce que Léo est un _atoua_ sage, juste et brave devant le Souffle
tout-puissant de Maouï.

_Maouï_, ailleurs _Nouï_, est le Dieu triple: «L'habitant du ciel, le
dieu de la colère et de la mort, et le dieu des éléments.»--Ou encore,
d'après une classification très différente: «Dieu le Père, Dieu le Fils
et Dieu l'Oiseau.»--Enfin, suivant quelques indigènes, Maouï-Moua et
Maouï-Potiki seraient leurs dieux principaux, devenus un seul et même
Dieu, attendu que l'aîné tua, mangea et s'assimila ainsi son frère. Et
de cette fable dériveraient la coutume de manger les ennemis et la
croyance qu'en les dévorant, on absorbe en soi leur courage, leur
intelligence, leur âme.--En tous cas, les Néo-Zélandais définissent Dieu
ou Maouï, l'_Atoua_ suprême, par les remarquables qualifications
d'_Ombre immortelle_ et de _Souffle-tout-puissant_.

--Plaise à Dieu que Parawâ dise vrai! répondit Léon avec une émotion
pieuse.

Il mesurait de l'œil la longue ouverture de la caverne et se réjouissait
en remarquant combien il serait facile de la dissimuler, car elle était
oblique et fort étroite au sommet. On pourrait aisément la murer avec un
léger échaffaudage de terre grasse mêlée à des roches brisées et au
besoin la rendre impénétrable.

Parawâ reçut ordre de rallier les canotiers de l'embarcation brisée, de
monter avec eux la plus grande des balses et de se rendre à bord du brig
pour dire au lieutenant de revenir au mouillage.



XX

VASTES DESSEINS.


Léon de Roqueforte se dirigea vers le château de Quiron, où Isabelle,
quand il reparut, achevait de faire à son aïeul le récit de ses deux ans
d'exil en Espagne, de la mort de son père, de la conduite de don Ramon,
de la romanesque histoire de son mariage et de la glorieuse traversée du
brig _le Lion_.

Le vieux cacique était vivement ému.

--Mon fils, vous avez dépassé mes espérances, dit-il; vous ne vous êtes
point borné à combler mes vœux en me ramenant ma fille bien-aimée; vous
avez encore servi avec votre valeur ordinaire la cause de notre
affranchissement; vous revenez avec un brig bien armé, avec des armes et
des munitions de guerre, et vous avez en outre à vos ordres une belle
frégate, à ce que m'apprend Isabelle.

--Trop faiblement armée d'un équipage de prise, et hors d'état de
résister à un navire de même rang.

--Nous compléterons son équipage! s'écria Andrès. Votre dernière
victoire navale, en grandissant votre renommée, prédisposera, je
l'espère, en notre faveur la République française, protectrice naturelle
des peuples esclaves qui veulent s'émanciper. Et vous saurez accomplir
avec son concours la mission que vous aviez reçue du roi Louis XVI.

Léon de Roqueforte hocha la tête, non qu'il trouvât la proposition par
trop contradictoire dans les termes, mais parce qu'il avait vu de près
et sainement apprécié la situation de la France.

--Noble Andrès, dit-il, ne nous faisons pas d'illusions. La vie de
l'homme est courte relativement à celle des peuples. Ouvrier de
l'avenir, verrai-je, moi qui parle, les jours de la délivrance?
L'Amérique du Sud, tout entière, s'émancipera comme s'est émancipée
celle du Nord. Le Portugal d'un côté, l'Espagne de l'autre, perdront
leurs vastes possessions comme l'Angleterre a perdu les siennes. Des
États nouveaux se formeront; le Mexique, la Nouvelle-Grenade, le Chili,
le Paraguay, le Brésil, le Pérou, deviendront autant d'empires
indépendants; une politique nouvelle régira ces contrées. Malheur,
alors, malheur aux nations indigènes qui se laisseront dépouiller de
leurs droits!... Dès aujourd'hui, mon père, nos efforts doivent tendre à
les préparer à jouer leur rôle dans la guerre que je prévois, sans
pouvoir en assigner la date.

--Bien! fit Andrès, le dernier Inca sortant de la tombe parlera dans ce
sens aux peuples qui le vénèrent!

--Votre fille, s'écria Isabelle, parcourra les plaines et les montagnes
en criant à ses frères: «Combattez en hommes libres!...»

--Qu'est-il arrivé aux États-Unis d'Amérique? ajouta Léon: les
malheureux Indiens, depuis la proclamation de l'indépendance, sont
restés dans la même situation que sous la domination anglaise.

--Oui! dit Andrès, faisant un cruel retour vers le passé, il en a été là
comme ici autrefois. Les peuples asservis n'ont retiré aucun avantage
des querelles de leurs oppresseurs. Dès l'origine de la conquête,
lorsque les Castillans se déchiraient entre eux, lorsque les Pizarre et
les Almagro s'égorgeaient dans notre infortuné pays, pourquoi les
Péruviens ne surent-ils point profiter de leurs guerres civiles, ainsi
que les Espagnols avaient profité des nôtres? O José Gabriel, grand chef
des Condors, mon glorieux prédécesseur, que n'étais-tu vivant à cette
époque!... Mais elle reviendra, dis-tu, mon cher fils?... Tu crois que
les Espagnols d'Europe et ceux d'Amérique se diviseront... C'est bien!
soyons prêts, et alors, point de transactions, point d'alliances avec
l'un ni avec l'autre parti!...

Léon de Roqueforte approuvait-il ces paroles?--non, assurément;--mais se
gardant bien d'engager une discussion non moins inutile que prématurée:

--La vieille Europe, dit-il, tremble sur ses bases séculaires; le monde
est plus profondément ébranlé que ces rivages ne l'étaient tout à
l'heure. Ici les montagnes se fondent, des cavités souterraines
s'entr'ouvrent à miracle...

--Léon, un seul mot, demanda Isabelle, cette caverne est-elle ce que
vous désiriez?

--Oui, mon amie; j'en ai remercié Dieu.

--Remercions-le donc, nous aussi, ma fille!... dit Andrès en se levant
et en découvrant son front vénérable. J'ignore à quoi peut servir cet
antre profond; mais les Espagnols de Sorata ignoraient aussi à quoi
servirait la digue immense que je fis construire pour renverser leurs
fortifications surchargées d'artillerie.

Isabelle et son aïeul se tournèrent vers une sainte image du Rédempteur,
placée au point le plus apparent de la salle où avait lieu leur
mémorable conférence de famille.--Léon les imita; et après un instant de
religieux silence:

--Ici, continua-t-il, le sol bondit comme une mer agitée, ses entrailles
se déchirent et la terre du Pérou offre dans son sein un asile
mystérieux à mes vaisseaux. Je puis cacher sous les voûtes de la grande
caverne, non-seulement ma frégate et plusieurs autres bâtiments, mais
encore des approvisionnements pour plusieurs années de guerre. Je
cherchais un arsenal; j'avais conçu déjà divers projets d'une exécution
très difficile, la difficulté s'est résolue. J'ai mieux que tout ce que
je rêvais. Telle est la cause de ma joie. Voilà mon secret, que je ne
dévoile qu'à vous, car il faudra procéder avec une prudente défiance;
voilà le bienfait miraculeux dont nous venons de remercier la
Providence divine.

--Les enfants du Pérou, dit le successeur des Incas, savent garder les
secrets mieux qu'aucun autre peuple. Chacun sait que, durant trente ans,
nos pères ont conspiré contre la domination espagnole sans qu'aucun
d'eux ait trahi leur vaste complot[10].

[Note 10: Historique.]

--Le chef des Condors, quand il en sera temps, me fera aider par les
plus discrets de ses serviteurs; moi, de mon côté, je n'emploierai que
mes marins les plus fidèles.--Eh bien, de même qu'un formidable
tremblement de terre me vient aujourd'hui en aide, de même la terrible
commotion européenne qui renverse les trônes et allume la grande guerre
entre toutes les grandes nations, aura pour conséquence
l'affranchissement des peuples de l'Amérique. En attendant le
contre-coup de la révolution du vieux monde, que le monde nouveau se
tienne sur ses gardes! Tôt ou tard,--mais qui saurait dire quand?--les
laves du volcan qui fait explosion en France se répandront, comme un
torrent de feu, jusqu'en ces contrées. Alors, l'heure sera venue de
courir aux armes!

Léon, après un moment de silence, reprit avec lenteur:

--Quant à moi, vous le savez, Andrès, et toi, Isabelle, qui connais
maintenant toute ma vie, tu le sais mieux encore, ce n'est pas à
l'affranchissement du Pérou que je dois consacrer mes principaux
efforts.--Avant tout, je suis Français, et mon devoir, qu'un roi de
France m'a légué, est de m'opposer par tous les moyens à ce qu'aucune
influence étrangère ne prédomine sur ces mers, leurs îles et leurs
rivages. L'Angleterre est prête à recueillir l'héritage de
l'Espagne.--Esclavage pour esclavage, à quoi bon changer? L'Angleterre a
l'ambition d'assujettir tous les peuples de la mer; la France ne veut
que les civiliser en protégeant leur indépendance. Or, tandis qu'en
Europe éclate la guerre qui, de longtemps sans doute, ne permettra
point à la France de tourner les yeux vers ces parages,--mon rôle obscur
à moi est de paralyser les efforts qu'y fait l'Angleterre, efforts
prévus par le roi Louis XVI depuis l'époque de la guerre d'Amérique.
Telle est ma mission, elle sied à mon patriotisme et à mon amour de
l'humanité; elle coïncide avec les intérêts de ma patrie, avec ceux de
la vôtre. Soyez indépendants, peuples de l'Amérique du Sud, mais vous,
braves indigènes des archipels du grand Océan, ne devenez pas esclaves!
Mexicains et Péruviens, secouez le joug de l'Espagne, mais qu'aucun
peuple nouveau ne subisse celui des Anglais! Nos descendants verront les
Indes imiter les Amériques; il ne faut point qu'alors l'Angleterre règne
sur un nouvel empire dans l'Océanie, où j'ai juré de la combattre, où je
dois l'empêcher de faire de rapides progrès à la faveur des guerres qui
ensanglantent la vieille Europe.

--Je ne puis que vous louer, mon cher fils, dit Andrès, et pourtant je
déplore que vous vous proposiez des tâches si diverses. Le Pérou est à
plus de six cents lieues des îles polynésiennes les moins éloignées;
nous abandonnerez-vous donc sans cesse?

--Si ma tâche est complexe, elle est une, répondit Sans-Peur. Je suis
marin et corsaire, la mer est mon champ de bataille naturel; mais celui
qui a fait sa compagne de la fille des Incas ne négligera jamais les
intérêts sacrés du Pérou. Ma mission, je le sais, est au-dessus des
forces d'un seul homme, je ne l'accomplirai point tout entière; mes
fils, s'il plaît à Dieu, continueront mon œuvre de libérateur.

Isabelle rougit à ces mots; Andrès se prit à sourire; l'entretien devint
intime, tendre et paternel.

On parla du fils que Léon se promettait déjà, de l'aîné de la famille,
de l'enfant du Lion et de l'Amazone. Comment nommerait-on dignement ce
descendant des Mérovingiens, des Incas et des rois d'Aragon, cet
héritier des nobles ambitions du comte Léon de Roqueforte, l'_Atoua_ de
la Polynésie, le _Puma del mar_, Sans-Peur le Corsaire?

Le vieux cacique opina pour un nom emprunté aux annales du Pérou; rien
ne valait à ses yeux Manco-Capac, Sinchi-Roca ou Tupac Amaru.--Léon
proposa Mérovée, Clodion et Clovis.--Isabelle souriait sans réclamer
pour que son fils s'appelât Sanche, Garcie ou Ramon.

--Et si j'avais une fille? dit-elle malicieusement.

--C'est impossible! s'écria le vieil Andrès avec feu.

Sur quoi le capitaine se prit à rire de bon cœur.

       *       *       *       *       *

Le brig _le Lion_ avait regagné son mouillage. Camuset entendait sans y
rien comprendre Baleine-aux-yeux-terribles qui causait avec maître
Taillevent. En matelot bas normand qu'il était, l'honnête garçon se
permettait de traiter d'affreux charabia l'idiome harmonieux et sonore
de la Nouvelle-Zélande.

Les deux anciens amis se racontaient alternativement leurs navigations,
leurs aventures, leurs combats.

Parawâ se vantait parfois d'avoir mangé quelqu'un de ses ennemis tués à
la guerre.

--LÉO l'_Atoua_ vous a pourtant interdit cette vilaine coutume,
objectait le maître, qui, racontant à sa manière la révolution
française, faisait rugir l'aristocratique cannibale.

Taillevent n'avait d'autre but que d'exalter l'audace de son capitaine,
qui, malgré sa qualité de gentilhomme, osa fréquenter les ports de
France sous le régime de la Terreur.

Parawâ trouvait que la persécution des _Rangatiras_ (des nobles et des
chefs) par les _Tangata-itis_ et les _Tangata-waris_ (les bourgeois et
les gens du peuple) était le comble de la barbarie; la mort du
_Rangatira-rahi_ Louis XVI lui parut monstrueuse.

--Moi, dit-il, quand je tue un chef, mon ennemi, c'est pour le manger,
afin que sa vertu s'ajoute à la mienne; mais eux, vos _Tangatas_, quel
avantage ont-ils eu à tuer ce grand chef qui était, je m'en souviens,
l'ami de LÉO l'_Atoua_?

Maître Taillevent, se trouvant incapable de faire comprendre la
fraternité de la guillotine à un anthropophage pareil, lui raconta les
courses de son capitaine dans la Manche, dans le golfe et sur les côtes
de Galice.

--Est il donc heureux ce maître Taillevent! pensait le jeune Camuset; il
vous parle espagnol, il vous parle sauvage, mieux que je ne parle
français et anglais!...

La nuit était descendue sur la baie de Quiron.

Dans leurs cases, qui n'étaient, pour la plupart, que des dépendances du
vieux château, les Péruviens se disaient:

--Le Lion de la mer a ramené la fille du Soleil, la terre des Incas a
tremblé d'espoir et d'orgueil. Et nous savons, nous, que le grand chef
des Condors n'est pas endormi dans l'île de plomb.



XXI

LES DÉBUTS DU LION.


Les vastes desseins auxquels Léon de Roqueforte devait consacrer son
existence aventureuse lui furent inspirés par des causes diverses, dont
la combinaison décida de sa destinée.

Dès l'enfance, d'abord, son imagination s'enflamma aux vieilles
traditions de sa famille, qui, de tout temps, s'était montrée hostile à
l'autorité royale. Tour à tour vassaux rebelles, chefs de partisans,
ligueurs, frondeurs, conspirateurs, ou au moins boudeurs obstinés, les
Roqueforte, dont l'arbre généalogique est hérissé des noms mérovingiens
de Clodomir, Chilpéric, Thierry, Childebert, et autres analogues, ne se
résignèrent jamais complètement à n'être que de simples comtes lorrains.

L'oncle de Léon servait néanmoins dans la marine du roi. Le désir
romanesque d'aller fonder par delà les mers une nouvelle monarchie
mérovingienne fut le mobile, aussi puéril que bizarre, qui poussa Léon à
s'embarquer, dès l'âge de treize ans, sous les ordres de son oncle.

Moins d'un an après, il s'enflammait pour la cause de l'indépendance
américaine, qui passionnait la plupart des jeunes officiers de la marine
française.

Au retour d'une brillante campagne de guerre dans les Antilles et à la
Nouvelle-Angleterre, le vicomte de Roqueforte, capitaine de vaisseau du
plus grand mérite, reçut la mission délicate d'explorer l'Océanie et d'y
faire prévaloir l'influence française. On sait comment se termina cette
campagne de circumnavigation, dont le roi Louis XVI avait, de sa propre
main, tracé l'itinéraire.

La frégate du vicomte de Roqueforte périt après un beau combat en vue
des côtes du Pérou.--Léon se trouva dépositaire de tous les documents
officiels renfermés, selon l'usage, dans une boîte de plomb.

Mêlé tout aussitôt à l'insurrection péruvienne et craignant que ces
pièces importantes ne fussent détruites, il les apprit par cœur; il les
confia ensuite à son matelot Taillevent, qui lui-même en connaissait la
substance.

Cette étude remplit Léon d'une admiration enthousiaste.

Dès lors, il rattacha très logiquement les projets libéraux du roi, non
à ses vaines idées d'enfance, mais à la cause de tous les peuples
d'outre-mer opprimés par les nations européennes. Il avait combattu sous
le drapeau de la France pour les Américains du Nord; il combattait sous
la bannière des Incas pour les Péruviens; et les instructions royales
disaient littéralement:

«La France ne veut pas conquérir, mais protéger. Les établissements
qu'elle fondera aux terres australes ne seront des points militaires que
pour résister à l'influence britannique. Il importe de respecter
l'indépendance des indigènes, de les civiliser, de les convertir au
catholicisme, de leur faire aimer notre pavillon, et non de les
asservir.»

Le vicomte de Roqueforte s'était fort habilement conformé à ces vues
généreuses; les rapports et mémoires qu'il adressait au roi en étaient
la preuve. Il y passait en revue tous les archipels; il déterminait les
principaux points sur lesquels la France devrait fonder des
établissements défensifs; il relatait ses conférences avec les chefs et
donnait un aperçu judicieux des querelles intestines des peuplades
importantes.

Partout où sa frégate avait relâché, il avait recherché la cause la plus
juste afin de l'embrasser au nom de la France, fort estimée en général
depuis le voyage de Bougainville, fort redoutée depuis ceux de Surville
et de Marion du Fresne.

Cependant les Anglais avaient fait des progrès immenses. Le renom du
capitaine Cook l'emportait sur celui de tous les autres navigateurs. A
l'île d'Haouaï (Sandwich), où il avait été massacré le 14 février 1779,
après y avoir été accueilli comme le dieu Rono, attendu par les
insulaires, la légende antique reprenait le dessus. Les indigènes
rendaient les honneurs divins à sa mémoire, et croyaient fermement qu'il
ressusciterait pour se venger[11].

[Note 11: Historique.]

Léon de Roqueforte s'écria en lisant ce passage:

--Armons-nous des mêmes armes que nos ennemis. Aux légendes, opposons
les légendes. Ce que les indigènes des Sandwich croient de l'Anglais
Cook, dont ils font leur dieu Rono, il faudrait que tous les Polynésiens
le crussent d'un Français tel que Marion du Fresne. En 1771, à la
Nouvelle-Zélande, les naturels, jaloux d'user de représailles envers les
compatriotes de Surville, massacrent Marion. Eh bien, que Marion,
Surville et Bougainville lui-même, deviennent pour eux un seul _Atoua_,
un esprit sévère, mais bienfaisant; terrible, mais juste; représentant
l'influence libérale de la France, comme le dieu Rono, qu'ils appellent
aussi _Touté_, représente le pouvoir tyrannique de l'Angleterre.

A dix-sept ans, dans les gorges du Pérou, entre deux combats, Léon de
Roqueforte conçut cette idée. Au bout de peu d'années, il l'avait mise à
exécution; la légende du _Lion de la mer_ luttait contre celle du dieu
Rono. Une foule de circonstances non moins invraisemblables que celle
qui fit un dieu du capitaine Cook le servirent à la vérité; mais aussi
eut-il toujours la présence d'esprit nécessaire pour les faire tourner à
son avantage.

       *       *       *       *       *

En 1781, les insurgés péruviens s'étaient divisés par bandes, dont
l'une, sous les ordres de Léon, se dirigeait vers la mer. Les Espagnols
l'attaquèrent avec des forces supérieures dans la vallée de Siguay.
Léon les repousse; il va remporter une victoire qui rouvrira les
communications entre l'intérieur et le littoral. Mais, hélas! le jeune
capitaine, frappé d'une balle, tombe sur le champ de bataille; on l'y
laisse pour mort; les Quichuas, épouvantés, se débandent et retombent
sous la domination espagnole.

Léon dut son salut au fidèle Taillevent, qui, chargé de son corps,
franchit à la nage un bras de rivière, trouve asile dans la hutte d'un
mineur, l'y soigne, le guérit, et enfin se rend au port d'Aréquipa, où
il finit par s'enrôler à bord d'un petit bâtiment du pays. A la faveur
d'un déguisement, Léon se risque dans la ville, s'introduit dans le
navire, s'y cache et ne se montre qu'en pleine mer.

Avec le coup d'œil d'un franc matelot, Taillevent avait bien jugé que le
caboteur devait faire quelque commerce interlope. En effet, son patron
exportait des matières d'or et d'argent en dépit des lois espagnoles, et
avait des rapports secrets avec des contrebandiers établis aux îles
Gallapagos. La fraude ayant été découverte, un garde-côte se tenait
embusqué au lieu du rendez-vous ordinaire. On n'a que le temps de
prendre chasse. L'équipage aurait été condamné aux travaux des mines, le
patron à la corde; Léon et Taillevent ne pouvaient espérer aucune grâce.
La consternation régnait à bord. Léon se nomme enfin, il promet de
sauver la barque pourvu qu'on lui jure obéissance; de l'aveu commun, il
s'empare du commandement.

De là date sa vie de grandes aventures maritimes.

Une navigation audacieuse au milieu des récifs et un naufrage simulé le
débarrassent de son chasseur; il ravitaille le navire tant bien que mal
aux Gallapagos, part pour les îles Marquises, s'y fait reconnaître par
un chef de tribu, ami du vicomte son oncle, embrasse les querelles de ce
chef et ne tarde pas à diriger un hardi coup de main contre un
trois-mâts anglais mouillé à Nouka-Hiva.

Le trois-mâts enlevé prend le nom de _Lion de la mer_, il arbore le
drapeau de la France; puis, armé de contrebandiers, d'insulaires et
même d'un certain nombre d'aventuriers français recueillis ça et là, il
parcourt tous les archipels, où Léon renoue des relations utiles avec
les principaux chefs.

La nature de l'équipage met le jeune capitaine dans l'impossibilité
absolue de regagner les mers d'Europe; il veut pourtant donner de ses
nouvelles en France, et songe à se rendre dans les possessions
hollandaises ou espagnoles.

Aux approches des Moluques, il est attaqué par des pirates chinois qui,
croyant faire une belle prise, sont pris eux-mêmes et pendus à bout de
vergues.

Léon se transporte sur la jonque armée de quelques bouches à feu, et
navigue de conserve avec son trois-mâts.

Aux abords de Manille, sans explications aucunes, il est salué par la
bordée à mitraille d'un brig de guerre espagnol. Cette agression brutale
le met dans le cas de légitime défense; le brig, pris à l'abordage,
devient le navire amiral de Léon, qui, après un tel exploit, n'a plus la
témérité de se rendre à Manille. En vain le capitaine espagnol se
confond en excuses et réclame la restitution de son bâtiment.

--La France indemnisera l'Espagne s'il y a lieu, lui répond Léon de
Roqueforte. Malgré la paix des deux couronnes, vous m'avez attaqué;
malgré la paix, je déclare votre brig de bonne prise.

--Mais, à votre allure, j'ai cru que vous étiez un pirate chinois.

--J'avais arboré mes couleurs. Du reste, voici un pli adressé au
ministre de la marine française; il ne relate que des faits dont vous
convenez vous-même. Fondez vos réclamations sur mon rapport, et que Dieu
vous garde!

Une chaloupe fut mise à la disposition du capitaine espagnol et de ses
gens, tandis que Léon se dirigeait vers la Nouvelle-Zélande, où une
belle corvette anglaise était au mouillage dans la baie des Iles, quand
les trois navires parurent à l'horizon.



XXII

DERRIÈRE LE RIDEAU.


Au point du jour, moins de douze heures après le tremblement de terre de
Quiron, Taillevent et Parawâ, tout en fumant la pipe sur le gaillard
d'avant, feuilletaient leurs vieux souvenirs et parlaient de la fameuse
journée de la baie des Iles.

--Quelle entrée!... Quel branle-bas!... Quels coups de feu!... Te
rappelles-tu la chose, mon vieux sauvage?

--Quand j'entendis le canon, quand je vis le pavillon de LÉO l'_Atoua_,
nous faisant à nous le signal du ralliement général à vos bords, je
poussai le cri de guerre: «Pi-Hé!...» je me jetai dans ma pirogue...

Parawâ s'interrompit brusquement.

--J'entends le canon! murmura-t-il.

--Vrai? fit le maître.

--J'entends le canon, là-bas! répéta le Néo-Zélandais en désignant du
geste le côté du sud-ouest.

Le maître d'équipage donna le coup de sifflet du silence; les matelots
interrompirent leurs travaux du matin, le silence se fit.

Et chacun entendit fort distinctement le canon qui grondait au large,
par delà les terres du sud-ouest.

--Ah! tonnerre du tonnerre! s'écria maître Taillevent, c'est notre
pauvre frégate, je parie, qui est chassée par quelque croiseur
espagnol. Un canot à la mer! Qu'on aille prévenir le capitaine!

Déjà une balse se détachait du rivage; Léon, qui la montait, faisait
signe de lever l'ancre en larguant les voiles.

A peine était-il sur le pont que le brig prit le large.

Andrès, Isabelle et leurs serviteurs priaient pour Sans-Peur le
Corsaire.

Du sommet du promontoire. Ils aperçurent bientôt _la Lionne_, qui fuyait
chassée de près par une frégate espagnole. Le brig gouvernait sur elles.

--O mon Dieu!... dit Isabelle, il a voulu partir seul! et je tremble...
Pourquoi ne suis-je point à bord avec lui?

--Ma fille, tu m'oublies, répondit le vieux cacique d'un ton de doux
reproche; tu ne m'as été rendue qu'hier, chère enfant, et je serais déjà
séparé de toi, et tu partagerais leurs grands dangers!... Prends pitié
de ma faiblesse; je frémis, moi aussi, mais au moins je puis te presser
sur mon cœur.

Isabelle, d'un regard enflammé, suivait les mouvements des trois
navires; digne compagne de l'habile corsaire, elle expliquait leurs
manœuvres aux Péruviens étonnés:

--Il ne veut que sauver sa frégate!... Il évitera un combat trop
inégal!... Mais non!... Il s'avance toujours!... il se met en travers...
L'espagnole court droit sur lui... elle va l'écraser!...

Une bordée éclata; un épais nuage de fumée enveloppait les trois
combattants.

Le rideau qui s'épaississait à chaque bordée nouvelle, ne tarda point à
cacher aux Péruviens les deux frégates et le brig _le Lion_. Aucun d'eux
n'ignorait que la frégate espagnole, complétement armée en guerre,
présentait une force bien supérieure à celle de Léon de Roqueforte. Les
alarmes d'Isabelle s'étaient trahies; elle cessa de parler; alors le
vieux cacique lui dit, avec un accent de tendresse:

--Ayons confiance, mon enfant, dans le Dieu qui, jusqu'à ce jour, n'a
cessé de protéger ton époux. Admire l'enchaînement des faits
providentiels qui l'ont successivement conduit à toutes les extrémités
du monde pour y accomplir de grands devoirs. Tantôt sa valeur honore et
fait respecter le pavillon de sa patrie; tantôt il embrasse la cause
d'un peuple malheureux dont il relèvera le courage. Ici, tu le vois
apparaître en libérateur; là, il venge des offenses ou punit des crimes.
En Espagne, il t'arrache à une sorte de servitude; il change, par ses
nobles exemples, la jalousie de don Ramon en une amitié généreuse, il te
rend un frère. En France, malgré les troubles civils, il se fait
glorifier par tous les partis; un roi lui lègue une de ses plus grandes
pensées; une République le compte parmi ses plus braves citoyens. Un
jour, guidé par un sentiment pieux, il aborde sur ces rives
inhospitalières dont l'Espagne bannit tous les pavillons étrangers; il
m'y retrouve, et jure de consoler ma vieillesse, en me ramenant la fille
de ma fille;--hier, enfin, je t'ai serrée dans mes bras; et aujourd'hui,
je tremblerais!... je douterais de la justice et de la bonté divines!

--Je suis pleine de foi, comme vous! interrompit Isabelle; mes
espérances égalent les vôtres! Ce canon qui retentit dans mon cœur me
dit: «Victoire! et salut!...» Mais aussi je ne puis oublier que le sort
des armes trahit les plus braves!

--Ma fille, reprit le vieillard, étouffe ces craintes; ne te rappelle
que le cri des peuples qui aiment ton époux: «_Le Lion de la mer_ ne
meurt pas!...»

--Les décrets de Dieu sont impénétrables, répondit Isabelle. José
Gabriel périt ignominieusement, et le vainqueur de Sorata en est réduit
à vivre caché dans des ruines!

Andrès courba le front en soupirant. Isabelle ajoutait à voix basse:

--Les revers, trop souvent, suivent les succès. Léon lui-même, après
avoir eu sous ses ordres une escadre entière, a dû battre les mers avec
une frêle pirogue.

--Sans cela, aurait-il jamais revu la France; aurait-il pu continuer son
œuvre en temps de paix, comme en temps de guerre?

Andrès faisait allusion à l'un des plus dramatiques épisodes de la
carrière du héros de l'Océanie. Pour inspirer à sa fille une confiance
qui, par moments, lui manquait à lui-même, il citait tour à tour les
principaux événements d'une vie de périls, thème des entretiens
héroïques de maître Taillevent et du Néo-Zélandais Parawâ.



XXIII

HISTOIRE DE DIX ANNÉES.


Origines de la légende.

Après leur évasion du Pérou, Léon et Taillevent avaient successivement
combattu aux îles Marquises et dans les principaux groupes de l'Océanie,
peuplés par la belle race polynésienne, au teint légèrement bronzé, au
front haut et intelligent, aux longs cheveux noirs, aux formes
correctes.

Guidé par les précieux mémoires du vicomte de Roqueforte, son oncle,
qui, fort souvent, l'avait associé au travail de sa relation du voyage,
Léon, mûri de bonne heure par l'expérience des grandes aventures, avait
un avantage immense sur tout autre Européen placé dans une position
semblable à la sienne. Endurci à toutes les fatigues par ses campagnes
dans les Andes et les Cordillères, il était habitué à exercer le
commandement. Il possédait les éléments des principaux idiomes
polynésiens, qui, d'ailleurs, se ressemblent beaucoup entre eux; il
n'ignorait pas l'hydrographie des mers qu'il sillonnait, et se trouvait
muni, depuis la prise du trois-mâts anglais, des meilleures cartes
marines du temps.

Ainsi, tout concourut à le rendre apte aux entreprises dont il se
chargea, un peu malgré lui,--devançant et dépassant de la sorte les
instructions données par le roi au vicomte son oncle. Toutes les fois
qu'il se mêla aux querelles des indigènes: à Taïti, où il se fit
confondre avec Bougainville; dans l'archipel de Samoa ou des
Navigateurs, aux îles Tonga, et enfin à la Nouvelle-Zélande, il ne se
trompa jamais de voie. Partout il se fit des partisans, partout il
recruta des matelots parmi les naturels.

Et la légende de LÉO l'_Atoua_ naquit comme un fruit de sa sagesse et de
sa valeur.

Ce _Lion de la mer_, qui sortait du milieu des tempêtes pour soulever ou
réconcilier les peuplades, semblait doué d'une science supérieure; son
énergie, sa bravoure complétaient le prestige.

A la Nouvelle-Zélande surtout, Léon prit à cœur de se créer un point
d'appui. Cette grande terre offrait des ressources précieuses. Nulle
part en Polynésie, si ce n'est pourtant aux îles Tonga, les naturels ne
sont plus avancés dans l'art de la navigation et aussi propres à devenir
d'excellents matelots. Nulle part il n'était plus facile de trouver des
alliés; il ne s'agissait que de les choisir parmi les ennemis invétérés
des Wangaroas qui avaient attaqué Surville et massacré Marion du Fresne.

Parawâ, dès lors, reconnut Léon pour _Rangatira-rahi_, chef des chefs
d'une ligue offensive et défensive, dont le centre fut la baie des Iles.

Déjà pourtant les Anglais avaient plusieurs fois mouillé dans cette
vaste baie, explorée notamment par le capitaine Cook; mais Léon, en
accordant son concours aux ennemis des Wangaroas, ne manqua pas de leur
inspirer la haine ardente des Anglais.

La corvette de _la tribu de Touté_ ne rencontra que des dispositions
hostiles parmi les indigènes du littoral. Si elle ne fut point attaquée
tout d'abord, c'est que Parawâ et les divers chefs de peuplades, après
avoir compté ses canons, jugèrent impossible de la vaincre. Mais à peine
eurent-ils aperçu le pavillon de LÉO l'_Atoua_, leur _Rangatira-rahi_,
que dans toutes les criques, sur tous les îlots, sur toutes les rives,
le cri de guerre «Pi-hé!» fut poussé comme par un seul homme.

Cent pirogues chargées de combattants rallient la jonque chinoise, le
trois-mâts et le brig enlevé devant Manille.

Une action sanglante s'engage aussitôt.

Léon ne pouvait avoir le dessus qu'en abordant la corvette, qui, par ses
manœuvres de voiles et d'artillerie, évita longtemps le choc.
L'artillerie du brig espagnol, et à plus forte raison celle de la
jonque, ne portaient pas assez loin. Le trois-mâts était à peine armé en
guerre. Il fallait se hâter de jouer quitte ou double, sinon la corvette
parvenait à gagner le large.

Au risque d'être coulé, le jeune capitaine court droit sur l'ennemi, en
ordonnant à ses deux conserves d'imiter sa manœuvre. Le brig et la
jonque sont criblés, mais atteignent le but; le trois-mâts s'accroche
enfin; malgré la fusillade, malgré la mitraille qui éclate à bout
portant, les Néo-Zélandais montent à l'assaut.

Le dénoûment fut un carnage affreux.

Parawâ déploya toute sa férocité de _Rangatira_ de haut rang; la hache
de maître Taillevent rivalisa cruellement avec son casse-tête.

Les Anglais, trop certains de n'obtenir aucun quartier, se défendirent
avec le courage du désespoir. Malgré tous les efforts du jeune capitaine
français, aucun d'eux n'échappa aux fureurs cannibales de ses alliés.
Les corps des officiers servirent à un banquet dont les horreurs
empêchaient Léon de jouir de son triomphe.

Mais comment lutter tout d'abord contre les préjugés atroces des
Néo-Zélandais? Comment les empêcher de se conformer à leurs coutumes
fondées sur des croyances barbares? Pour sauver la vie d'un prisonnier,
Léon n'aurait pas hésité à compromettre son autorité encore mal
affermie, et il aurait succombé sans doute. Pour arracher des cadavres
aux anthropophages, fallait-il compromettre l'avenir, périr obscurément
aux antipodes, laisser ignorer au roi de France les progrès faits dans
les autres îles, et laisser disparaître tous les résultats de la
mission donnée au vicomte de Roqueforte?

Avec le deuil dans le cœur, Léon se retira sur sa nouvelle corvette,
après avoir avisé aux plus urgentes réparations de ses navires. Le peu
d'Européens qu'il avait sous ses ordres le secondèrent activement. On
échoua en lieu sûr le brig et le trois-mâts; on lança la jonque au plein
pour la démolir, afin d'utiliser ses matériaux.

Cependant, le repas triomphal des Néo-Zélandais, dont les chants
d'ivresse retentissaient au sommet de leur _Pâ_, ou enceinte fortifiée,
provoqua quelques grossières railleries parmi les rares matelots
français ou les anciens contrebandiers péruviens qui travaillaient sous
les ordres de Taillevent.

--Silence!... mille fois silence!... s'écria sévèrement le jeune
capitaine. Quoi! ces usages atroces vous font rire!... L'aveuglement de
Parawâ et des siens devrait tout au plus vous inspirer de la pitié; par
moments, j'ai honte de m'être allié à ces êtres féroces...

--Pardonnerez! capitaine, dit le maître, nos sauvages nous ont tout de
même paré une fière coque. Et quant aux Anglais, dame!... être mangés
par les vers, les machouarans, les requins ou les amis de notre ami
Parawâ, foi de matelot, je n'en fais pas la différence!... Tenez,
franchement, là, si j'avais le choix,--un fichu choix, parlant par
respect,--eh bien, j'aimerais mieux être mangé rôti que tout cru, et à
la sauce aux piments, que tombant en pourriture comme un vieux fromage.

--Il ne s'agit point de toi, mon garçon, mais des Néo-Zélandais, dont le
cannibalisme fait disparaître les meilleures qualités. Je veux que, dès
demain, chacun de vous leur dise que LÉO l'_Atoua_ est irrité, qu'il
réprouve, qu'il interdit pour l'avenir de semblables festins...

--On fera[NT1] ce que vous ordonnerez, mon capitaine, mais si les
sauvages qui sont en goût se fâchent et nous mangent à notre tour,
dame!... minute, avant d'être embroché, je répéterai que mon choix était
un fichu choix!...

--Assez, Taillevent!... interrompit Léon.

Puis il rentra dans sa chambre, réfléchit longuement, reconnut le danger
qu'il y aurait à s'aliéner les indigènes et songea au moyen d'opposer
leurs coutumes à leurs coutumes, leurs superstitions à leur préjugé le
plus féroce.

--Je me ferai _tabou_! s'écria-t-il enfin.

L'on nomme _tabou_, dans toute la Polynésie, depuis la Nouvelle-Zélande
jusqu'à l'archipel d'Haouaï (Sandwich), une interdiction sacrée qui peut
frapper tout être vivant ou tout objet inanimé, lequel dès lors devient
le _tabou_ proprement dit. «Le but primitif du _tabou_ fut, sans aucun
doute, d'apaiser la colère de la divinité, et de se la rendre favorable,
en s'imposant une privation volontaire proportionnée à la grandeur de
l'offense ou du courroux présumé de Dieu[12].» Un animal, une plante,
une île, un cours d'eau _taboués_ par l'_ariki_ ou prêtre, sont
inviolables sous peine de sacrilége.--«Le prédécesseur du roi d'Haouaï
Taméha-Méha était tellement _tabou_, qu'on ne devait jamais le voir
pendant le jour, et que l'on mettait à mort quiconque l'aurait entrevu,
ne fût-ce que par hasard[13].» A la Nouvelle-Zélande, le _tabou_ porte
les naturels à s'opposer à l'importation dans leur île des bêtes à
cornes, parce qu'elles ne respecteraient pas les lieux consacrés.

[Note 12: DOMENY DE RIENZI.--_Océanie_.]

[Note 13: LESSON.]

Dès qu'il eut pris sa résolution, Léon rassembla ses trois premiers
subalternes et leur assigna leurs emplois. Le commandement du brig pris
devant Manille fut donné à l'ancien patron des contrebandiers
péruviens;--celui du trois-mâts enlevé à Nouka-Hiva échut au plus
intelligent des matelots français, espèce d'aventurier cosmopolite qui
répondait au sobriquet de Tourvif;--quant à la corvette, Taillevent en
resta chargé, ainsi que de la direction supérieure.--Les ordres les plus
précis concernant les réparations furent donnés à ces trois chefs.

--Maintenant, je vous quitte, ajouta Léon, et demain quand les
insulaires vous demanderont LÉO l'_Atoua_, vous leur direz qu'il s'est
_taboué_ par l'ordre de Maouï, le Dieu tout-puissant, qui règne sur le
ciel et sur la terre.

Léon se jeta dans une pirogue et disparut, non sans avoir secrètement
donné ses instructions au fidèle Taillevent.

Celui-ci, déjà grognard, quoique de dix ans plus jeune qu'à l'époque du
tremblement de terre de Quiron,--grogna, mais obéit.

Le lendemain, la consternation se répandit parmi les amis de Parawâ et
les autres Polynésiens des équipages. Les Européens eux-mêmes étaient
fort inquiets de l'absence de leur capitaine. On n'en travaillait
qu'avec plus d'ardeur aux réparations qui durèrent près d'un mois.

Pendant ce mois entier, Léon se tint caché dans un îlot déjà _taboué_
pour une cause différente; de là, au moyen de sa lunette d'approche, il
pouvait observer ses gens. La nuit il mettait sa pirogue à flot et
communiquait, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, avec Taillevent,
qui lui apportait mystérieusement des vivres et le tenait au courant de
toutes choses.

Or, les tribus de Parawâ et de ses alliés continuant à être en guerre
contre les Wangaroas et les leurs, une expédition victorieuse revint
ramenant des prisonniers qu'on s'apprêtait à immoler et à manger, selon
les rites antiques.

La nuit était sombre, les indigènes dansaient le Pi-hé avec cet ensemble
extraordinaire qui a toujours fait la surprise des navigateurs; les
_arikis_ allaient frapper les victimes; tout à coup, au-dessus des
palissades du talus le plus élevé, un dieu leur apparaît tenant d'une
main une torche rouge, de l'autre une épée flamboyante.

Des cercles de feu détonnent en tourbillonnant autour de sa tête et de
ses bras, devant sa poitrine, devant sa face semblable au soleil. Par
moments, des gerbes d'étoiles s'échappant de sa chevelure, retombent en
pluie de feu sur les insulaires; des serpents de feu glissent sous ses
pieds et rampent sur les palissades; des flammes bleues s'élèvent
soudainement de tous côtés.

Tandis que ce spectacle magique émerveille les naturels, tous les
Européens de la flottille pénètrent dans l'enceinte en criant:

--LÉO l'_Atoua_ redescendu du ciel!...

Il eût été plus vrai de dire que l'agile capitaine avait grimpé par le
côté le plus escarpé du Pâ, mais cette version n'eût certainement pas
obtenu le résultat désiré. Les Européens, à commencer par Taillevent, se
prosternaient; les indigènes, _Rangatiras_, _Arikis_ ou _Tangatas_, en
firent autant.

Léon, débarrassé de son attirail de cerceaux et de fils de fer, que
Taillevent fit disparaître avant le jour, s'avançait au milieu des
Wangaroas prisonniers.

--Maouï, le Dieu tout-puissant, s'écriait-il, _le Rangatira-rahi_ de la
terre et de la mer, a dit à LÉO l'_Atoua_:--«Va!... le meurtre des
hommes de Marion est assez vengé.--La nourriture humaine est abominable
devant Maouï.»

A ces mots, presque téméraires, Léon posant la main sur les têtes des
prisonniers les déclara _tabous_.

Personne n'osa murmurer, tant les fusées, les pétards, les soleils et
les moines, fabriqués sur l'îlot, avaient frappé de stupeur tous les
indigènes. LÉO l'_Atoua_ n'eut qu'à faire un signe pour emmener les
prisonniers jusqu'à son bord, où il ordonna de les mettre aux fers.

Dès le point du jour, il envoya de riches présents en étoffes chinoises
et en ustensiles à ses fidèles alliés; puis il eut une longue conférence
politique et religieuse avec Parawâ, qui se retira satisfait;--enfin, il
mit sous voiles, laissant les insulaires sous une profonde impression
d'admiration, de terreur, d'enthousiasme et de reconnaissance.


Le chemin de Versailles.

Les Néo-Zélandais sont ombrageux, vindicatifs et dissimulés; la haine se
transmet parmi eux de génération en génération. Aussi le navigateur
prudent ne doit-il se fier qu'avec une extrême réserve à ceux qui
pourraient avoir quelques griefs contre sa nation ou contre lui. Mais
d'un autre côté, l'état d'esclavage enlève aux vaincus presque toute
leur dangereuse énergie.

Les Wangaroas, successivement retirés des fers, furent tout d'abord
traités en esclaves. Maître Taillevent les instruisait au métier de
matelots, les observait avec soin, et signalait à son capitaine ceux
chez qui la reconnaissance prenait le dessus.

Grâce au prestige de LÉO l'_Atoua_, la plupart devinrent de bons
serviteurs. Les autres furent jetés sur les côtes de la
Nouvelle-Hollande où Léon avait établi sa croisière, et où il eut
l'occasion de faire quelques prises.

Malheureusement, faute de capitaines capables, il fut obligé de les
brûler.

Deux années de navigations hardies et d'aventures étranges eurent pour
résultat que dans tous les principaux archipels _le Lion de la mer_
n'exerçait pas moins d'influence qu'à la baie des Iles.

Aux Marquises, comme à la Nouvelle-Zélande, il fut proclamé chef des
chefs.

Aux Samoa, on lui éleva des autels.

Dans l'archipel Haouaï, malgré la légende qui faisait un dieu du
capitaine Cook, il parvint à gagner la confiance des chefs, et contribua
puissamment ainsi à l'excellent accueil qui attendait Lapérouse en 1786.

A Taïti, la reine régente Hidia, mère de Pomaré II, lui donna le nom de
frère; elle lui facilita les moyens d'établir des chantiers de
construction et de réparation pour ses navires.

Aux îles Tonga, un parti puissant avait embrassé sa cause.

Mais avec ses équipages polynésiens, il ne pouvait songer à regagner les
mers d'Europe; ses matelots européens ne demandaient qu'à s'établir dans
les îles; plusieurs fois il dut y consentir. Le défaut d'officiers le
plaçait enfin, à chaque instant, dans les plus difficiles positions.

Il résolut de former à la grande navigation quelques indigènes
intelligents, et jeta spécialement les yeux sur le Néo-Zélandais Parawâ,
qui, dans ses pirogues de guerre, avait accompli déjà des voyages de
plus de cent lieues hors de vue des côtes.

Comme tous les _Rangatiras_, Baleine-aux-yeux-terribles possédait des
notions astronomiques fort remarquables.

«D'après le témoignage des explorateurs, durant l'été les Néo-Zélandais
consacrent des heures entières à étudier les mouvements célestes et à
veiller le moment ou telle ou telle étoile paraîtra sur
l'horizon.»--«Ils savent très bien reconnaître leur direction pendant le
jour par celle du soleil, et la nuit, par celle des étoiles. En mer, ils
indiquent très exactement ainsi le gisement de leur île[14].»

[Note 14: DUMONT D'URVILLE,--MARSDEN,--NICHOLAS,--D. DE RIENZI.]

Plaçant son jeune fils Hihi (Rayons du soleil) à la tête de sa tribu,
sous la tutelle d'un _Rangatira_ fidèle à sa famille, Parawâ consentit à
s'embarquer, et devint rapidement capable de manœuvrer un navire.

Alors, les pavillons du _Lion de la mer_ acquirent une grande renommée
dans toute la Polynésie. Les matelots qui avaient servi sous ses ordres,
répartis dans les divers archipels, y représentaient fort ardemment son
influence antibritannique. Mais, d'un autre côté, les Anglais, instruits
de ce qui se passait dans ces parages lointains, commençaient à y
expédier des navires de guerre.

L'escadrille de Léon de Roqueforte fut activement pourchassée.

Son brig s'échoua sur les récifs de Tonga; le patron, traité en pirate,
fut pendu; les indigènes du parti de LÉO l'_Atoua_ sauvèrent les canons
en plongeant, mais n'en tirèrent aucun parti.

Tourvif, dans les environs des îles Fidji, perdit son trois-mâts sur des
écueils sous-marins.

Plusieurs bâtiments de rang inférieur, et entre autres une grande barque
de cabotage montée par le vaillant Parawâ, coulèrent sous le feu des
Anglais. Parawâ réussit à se sauver à la nage, et plus tard regagna son
île dans une pirogue de Tonga,--voyage de près de cinq cent lieues, qui
n'est pas sans précédents.

Cependant Léon avait appris à Taïti que la paix était conclue entre
l'Angleterre et la France. Le droit des gens lui interdisait de
continuer à faire la course; il s'abstint donc, à son grand regret,
d'attaquer plusieurs bâtiments de commerce dont la capture eût été
facile.

Mais les croiseurs envoyés à sa poursuite, considérant que la corvette
était anglaise d'origine, montée par un équipage de Polynésiens et
commandée par un aventurier sans commission régulière d'aucun
gouvernement, ne daignèrent même point parlementer.

Ses signaux pacifiques ne reçurent d'autre réponse qu'une double bordée.
Pris entre deux ennemis, n'ayant pour matelots que des indigènes fort
aguerris, à la vérité, mais incapables de l'emporter sur d'excellents
marins anglais, le jeune capitaine n'hésita pas à mettre le feu à son
bord et à s'accrocher au navire de dessous le vent.

Cette terrible scène navale eut lieu vers la fin de 1785, au mouillage
d'Ouléa, dans les Carolines.

--A la mer!... à la mer!... crie Léon.

Tous ses gens s'y précipitent et gagnent la terre à la nage.

Presque au même instant, Taillevent allume les mèches destinées à faire
sauter la corvette. Une pirogue des Carolines est amarrée sous la voûte
d'arcasse; Léon et Taillevent s'y affalent, et ont à peine le temps de
déborder. Une double explosion a lieu coup sur coup; la baie se couvre
de débris.

--Parés! dit Taillevent en saisissant une pagaie.

Léon en fait autant; leur frêle canot disparaît bientôt dans des bancs
de rochers inabordables pour les embarcations anglaises.

--Eh bien, capitaine, dit Taillevent, nous voici tout juste aussi
avancés qu'il y a six ans sur la côte du Pérou.

--Doucement, maître, nous étions à califourchon sur un espar, ne sachant
que devenir, et nous sommes aujourd'hui dans une excellente pirogue
parfaitement approvisionnée...

--M'est avis, malgré ça, que nous n'en valons guère mieux!... Les
Anglais nous cherchent à terre...

--Nous gagnerons le large cette nuit.

--Comme vous voudrez, capitaine. Moi je dis seulement qu'après tous nos
combats sur terre, sur mer, au Pérou, à la Nouvelle-Zélande, au diable
vert, nous en sommes revenus tout net au commencement du rouleau.

--Comment! s'écria Léon avec feu. L'influence française est établie d'un
bout à l'autre de l'océan Pacifique; nous avons des auxiliaires, des
amis, des alliés dans toutes les îles principales; les instructions du
roi ont été suivies et, j'ose le dire, dépassées...

--Le roi!... le roi!... murmura Taillevent, est-ce qu'il en saura jamais
rien?

--Assurément, puisque je vais le lui dire.

--Vous y allez... avec cette pirogue?

--Sans doute!

--Sans doute... répéta maître Taillevent.

--Tels que tu nous vois, mon brave camarade, nous sommes sur le chemin
de Versailles.

--Ah!... je n'aurais pas cru...

--Évidemment, car je n'ai plus d'autre parti à prendre.


Entortillé par le Roi.

Maître Taillevent se permit de penser que son capitaine se faisait de
singulières illusions,--ce qui ne l'empêcha pas, à nuit tombée,
d'établir la voile de la pirogue et de l'orienter selon ses ordres.

--Tant que j'ai eu des navires dont les équipages étaient polynésiens,
je n'ai pu les abandonner, disait Léon. Tant que la guerre a été
légitime, mes prises, bien que fort rares en ces mers peu fréquentées,
m'ont suffi pour entretenir mes forces et solder mes gens; mon poste
était ici. Mais la paix paralyse mes moyens d'action; la perte de mon
dernier bâtiment me rend toute liberté d'agir. Avec ma corvette j'allais
me risquer dans les îles de la Sonde et tâcher d'y recruter chez les
Hollandais un équipage européen; y serais-je parvenu? n'aurions-nous pas
encore été traités de pirates?--Ensuite, en bonne conscience, j'étais
tenu, au risque d'être pris par les Anglais, de traverser encore une
fois la Polynésie, pour rendre nos pauvres camarades à leurs îles. La
force des choses me dégage de cette obligation... A Versailles donc! à
Versailles! tout droit.

--Versailles!... tout droit! murmurait Taillevent médusé par la
merveilleuse confiance de son capitaine, qui cependant eut raison de
point en point, car,--au mois de mai 1780, exactement à l'époque où
Lapérouse relâchait aux îles Haouaï,--le jeune comte de Roqueforte avait
l'honneur d'être reçu en audience particulière dans le cabinet du roi
Louis XVI.

Une ceinture de doublons d'Espagne, dont Léon ne se démunissait jamais,
facilita singulièrement le retour en Europe. D'abord, atteindre avec la
pirogue d'Ouléa l'établissement espagnol de Guaham ou San-Juan, aux îles
Mariannes, ne fut que l'affaire de peu de jours et ne présenta aucune
difficulté sérieuse, puisque les Carolins font fréquemment le même
voyage.--Deux naufragés qu'il faut bien croire sur parole inspirent peu
de défiance. Léon et Taillevent prirent passage sur un grand
bateau-poste espagnol en partance pour les Philippines, où d'aventure se
trouvait en relâche forcée pour cause d'avaries un trois-mâts anglais,
qui, après ses réparations, devait retourner en Angleterre.

Taillevent fit une affreuse grimace quand il s'agit de s'embarquer sur
ce navire.

--Tu n'es jamais content, fit Léon; eh bien, aurais-je le choix entre un
bâtiment français et celui-ci, je n'hésiterais point...

--Ni moi non plus!...

--Tu prendrais le français?

--Parbleu, capitaine!

--Mais moi, je ne renoncerais pas à une excellente occasion de me
perfectionner en prononciation anglaise.

--Au fait, ceci est une idée! murmura Taillevent. Parler anglais comme
un Anglais pur sang, ça peut servir!... Compris la consigne: «Ouvrir
l'oreille, dénouer sa langue à la mode _english_, cacher la fameuse
boîte de plomb, et n'avoir jamais tant seulement connu le bout du nez
d'un sauvage.»

       *       *       *       *       *

Personne n'ignore que le roi Louis XVI avait une prédilection marquée
pour la marine, les grandes découvertes maritimes et les études
géographiques. Les rapports et mémoires du vicomte de Roqueforte
l'intéressèrent au plus haut degré;--la curiosité royale fut
singulièrement surexcitée par l'esquisse très succinte des voyages de
Léon, qui ne parlait point de ses combats et sollicitait une audience
très secrète pour causer de haute politique.

Des renseignements furent pris sur la personne du jeune comte de
Roqueforte.--On acquit des preuves incontestables de son identité.
Reconnu par les officiers de marine, ses anciens camarades, il l'avait
été de même par tous les membres de sa famille et venait d'être mis en
possession du double héritage du comte son père et du vicomte son oncle.

L'audience en tête à tête fut accordée et renouvelée plusieurs fois, à
la grande surprise des familiers du roi, qui ne daigna jamais leur
apprendre quel en avait été l'objet. Plusieurs fois, en l'espace de six
semaines, le roi s'était enfermé dans son cabinet, durant trois heures
consécutives, avec un jeune homme de vingt-quatre ans que l'on
s'attendait à voir combler de faveurs.

Le tout se borna au grade _honoraire_ de lieutenant de vaisseau et à la
décoration de la croix de Saint-Louis.

On sut seulement qu'un soir, le comte de Roqueforte avait présenté au
roi un grossier marin, qui était sorti de son cabinet les yeux remplis
de larmes. Quelque valet curieux lui ayant demandé pourquoi il pleurait:

--Eh! tonnerre de chien! repartit le rustre, on pleurerait à moins; le
roi m'a fiché au bec toute la tabatière de Monsieur!

Maître Taillevent, non moins discret que grognard, reprit le soir même
la route de Normandie; il avait le cœur gros:--Dame! comme si son
attachement à Léon de Roqueforte n'avait pas suffi, le roi en personne
venait de l'_entortiller_.

--Adieu donc, encore une fois, ma vieille cabane et ma bonne femme de
mère! et le petit cabotage tout tranquille entre Port-Bail et Jersey!...
Adieu, Tom Lebon, mon matelot, mon vrai,--anglais de nation, français de
cœur et de parole,--avec qui je fumerais une pipe trois fois la semaine
à sa case, et qui, trois autres fois, la fumerait à Port-Bail dans la
nôtre!... Adieu le brave maître Camuset de chez nous, qui m'envoyait des
calottes si soignées du temps que j'étais mousse à bord du _Soleil
royal_! Adieu le petit bonheur, la promenade grand largue, les amusettes
et les braves filles du pays, pas sauvagesses, normandes, dont
auxquelles je n'avais qu'à dire: «Ça y est!» pour avoir une femme à mon
gré avec des petits enfants à l'effet de divertir ma vieille mère.--Et
dire que le roi m'a nommé pilote d'emblée!... dire que j'ai de quoi
m'acheter une barque et deux aussi!... sans compter la maison que je
vous rebâtis à neuf dès l'arrivée à Port-Bail!... Dire que mon nid est
fait, quoi!... et je vas le quitter, nom d'un tonnerre à la voile!...
Allons! attrape à t'en retourner chez les sauvages, au tremblement du
diable, aux Marquises de l'enfer, chez les Quichuas du cacique Andrès,
chez les faces tatouées et les anthropophages. Attrape à se frotter le
bout du nez contre les nez de ces oiseaux-là, qui est la mode dans leur
nation de se donner une poignée de main. Il y a des braves et des amis
partout; je n'aurai plus tant regret au voyage, quand je mangerai à la
gamelle avec le prince Baleine-aux-yeux-terribles, _Rangatira
Parawâ-Touma_ en langage de l'endroit; mais qui est-ce donc qui me
remplacera proche ma vieille mère?... Ce que c'est pourtant qu'un roi de
France, bonhomme et pas fier, qui vous appelle: «--Mon brave, mon ami,
matelot, vrai marin, _héros_, l'enflammé, volcan,» des noms à vous faire
peter la tête.--On ne pense plus à rien.--Quand Sa Majesté me dit:
«--Votre mère, camarade, je m'en charge!»--J'ai répondu: «Merci!»--Moi,
camarade au roi Louis XVI!--Et je n'ai pas eu l'idée, tant seulement, de
répondre: «--Pardonnerez, sire le roi, elle n'a qu'un fils, et se
faisant vieille, elle aimerait mieux le garder.»--Non!... «Paré à
tout!... Majesté, paré à se faire hacher à la minute!» Voilà ma parole,
et ça y est!... J'ai été _entortillé_, voilà!... Et ma pauvre mère en
pleurera toutes les larmes de ses vieux yeux, hormis que je fasse une
invention... Ah! l'_idée_!... l'_idée_!... avoir de l'_idée_!...

Six lieues plus loin, Taillevent se traita d'imbécile:

--L'_idée_, parbleu! c'est Tom Lebon de Jersey!... Il me vaut bien,
celui-là! Je lui donne ma mère, ma case, ma barque et la femme que je
n'ai pas, et il sera le père aux enfants que j'aurais eus... Bon! je
pensais qu'on ne peut pas se dédoubler, et j'avais mon matelot!...
Attrape à faire la noce, vivement! Pour lors, je m'en vas à la volonté
du roi avec mon capitaine... Mon capitaine!... En voilà encore un qui en
avait bien fait assez pour demeurer à chasser le lièvre en Lorraine dans
le château à papa, et pour s'y marier à son goût!... Non, il vous vend
la moitié de ses biens pour les placer en navires de long cours chez M.
Plantier du Havre, la perle des armateurs, par exemple!... Mauvais
placement, tout de même. Sans être notaire, je m'y connais!... En
avons-nous usé des navires!... Et ça va recommencer, après la noce,
s'entend!

Le problème était résolu. Taillevent reprit les trois quarts de sa
meilleure humeur; le quatrième quart demeura au regret de ne pouvoir
rien changer à l'acte de naissance de son matelot Tom Lebon. Celui-ci,
né natif de Jersey, étant sujet anglais, ne pouvait commander comme
patron une barque française. En conséquence, le joli petit bâtiment
caboteur acheté des deniers de maître Taillevent dut battre pavillon
britannique. Mais sous tous les autres rapports, le programme du
vaillant maître et pilote fut littéralement exécuté.

Tom Lebon bénéficia de toutes les munificences royales au lieu et place
de son matelot Taillevent. Tom Lebon épousa la belle Normande que
Taillevent se serait proposé de prendre pour femme. Tom Lebon habita la
maisonnette neuve de la mère Taillevent. Tom Lebon jura d'être son fils
comme l'était Taillevent. Tom Lebon commanda le caboteur appelé, comme
de raison, _Taillevent_, et enfin, Tom Lebon, digne matelot de son
matelot,--fut celui qui pleura le plus lorsque Taillevent, le cœur
léger, partit en lui laissant tout son bonheur.


Dans le grand Océan.

Après un an de séjour en France, maître Taillevent appareillait du Havre
à bord du trois-mâts de la maison Plantier, _le Lion_, armé en guerre
par autorisation spéciale du roi, et commandé par le jeune comte de
Roqueforte, lequel, voulant demeurer absolument indépendant, n'avait pas
accepté de grade effectif dans la marine de l'État. Son titre honoraire,
faveur exceptionnelle, lui donnait, avec le droit de porter l'épaulette,
une assimilation dans l'armée navale, un rang utile en cas de conflit,
et, par suite, une considération de la plus haute importance dans les
ports étrangers. En outre tout navire monté par lui jouissait du
privilége de _battre flamme_, c'est-à-dire d'arborer le signe distinctif
des navires de l'État. Et cela, bien entendu, sans qu'il lui fût
interdit de faire le commerce.

Léon de Roqueforte se trouvait donc, de par le roi de France, dans des
conditions à peu près sans précédents, pourvu d'une commission qui
devait le faire respecter par les bâtiments anglais, et jouissant de la
liberté d'action la plus illimitée.

Il fit route par le cap de Bonne-Espérance, relâcha dans un certain
nombre de ports anglais, hollandais, espagnols ou portugais des Indes
orientales et des archipels de la Malaisie, et enfin, rentrant en
quelque sorte dans ses domaines d'outre-mer, il jeta l'ancre à la baie
des Iles, le 1er janvier 1788.

Du sommet de son _Pâ_ fortifié, Baleine-aux-yeux-terribles reconnut les
pavillons de son _Rangatira-rahi_, les couleurs de la France, la chape
de saint Martin, les armoiries de Roqueforte, et la tête tatouée sur
champ d'azur étoilé d'or, qui était l'emblème de LÉO l'_Atoua_ pour les
Néo-Zélandais.

Alors, un cri qui ne devait pas tarder à être répété avec enthousiasme
d'un bout à l'autre de la Polynésie, retentit pour la première fois:

«Le Lion de la mer ne meurt pas!»

--Non! non! hommes de _la tribu de Touté_, il n'est pas mort, le Lion de
la mer!... et vous nous aviez menti.

«Le Lion de la mer ne meurt pas.»

--Il tue sous lui des vaisseaux,--il marche sur les mers,--il vole dans
le ciel,--il vit dans le feu comme sous les flots de l'Océan.

«Le Lion de la mer ne meurt pas!»

Trois ans s'étaient écoulés depuis le combat naval d'Ouléa, dont les
Anglais avaient répandu la fatale nouvelle; le retour de LÉO l'_Atoua_
fut assimilé à une résurrection, et sa légende grandit, prenant de
proche en proche des proportions plus fabuleuses.

On lit textuellement dans le _Voyage de_ LAPÉROUSE:

     «Quoique les Français fussent les premiers qui, dans ces derniers
     temps, eussent abordé sur l'île de Mowée[15], je ne crus pas devoir
     en prendre possession au nom du roi. Les usages des Européens sont,
     à cet égard, trop complétement ridicules. Les philosophes doivent
     sans doute gémir de voir que des hommes, par cela seul qu'ils ont
     des canons et des baïonnettes, comptent pour rien soixante mille de
     leurs semblables; que sans respect pour les droits les plus sacrés,
     ils regardent comme un objet de conquête une terre que ses
     habitants ont arrosée de leur sueur, et qui, depuis tant de
     siècles, sert de tombeau à leurs ancêtres.»

[Note 15: Maouvi, Mowi ou Mawi, aux îles Haouaï ou Sandwich.]

Ce que l'infortuné Lapérouse rédigeait ainsi n'était autre chose que la
pensée de l'infortuné Louis XVI.

Le sage navigateur et le roi vertueux, destinés tous deux à périr par
des catastrophes à jamais déplorables, se prononçaient d'après les mêmes
principes d'équité absolue.--Or, ces principes ayant servi de base aux
instructions données, pendant la guerre d'Amérique, au vicomte de
Roqueforte dont son neveu Léon continuait l'œuvre libérale, et
l'Angleterre, s'étant toujours et partout conduite en vertu des
principes opposés, il était fatalement nécessaire de lutter contre
elle,--par la guerre, en temps de guerre,--par d'adroites négociations,
des traités d'alliance et de protectorat en temps de paix.

Léon avait ardemment adopté les vues du roi;--ses précédents étaient
irréprochables, car il s'était rigoureusement conformé au droit des
gens. On pourrait bien lui reprocher d'avoir parfois usé de
charlatanisme pour imposer aux naturels; mais les Anglais lui avaient
donné l'exemple de cette ruse,--fort innocente, on en
conviendra,--pourvu que le but final n'ait rien de contraire à
l'humanité.

Et le but de la France était de civiliser l'Océanie sans porter atteinte
à l'indépendance des indigènes,--d'utiliser, dans l'intérêt de toutes
les nations, les ressources maritimes d'une partie du monde qui égale à
elle seule tout le reste de notre globe, d'ouvrir des marchés nouveaux
au commerce à venir, de défricher des champs immenses pour les livrer à
l'industrie humaine.

L'œuvre commençait par des explorations et par l'établissement de
relations ordinairement pacifiques, toujours d'une stricte justice. Léon
de Roqueforte, en effet, ne prêta jamais son appui qu'à des causes
légitimes, et après ses victoires ne négligea rien pour pacifier les
querelles les plus invétérées.

L'œuvre devait se poursuivre en devenant commerciale, _d'une part_,--et
_d'autre part_, religieuse. Alors la prédication de l'Évangile ferait
disparaître l'échafaudage de fables héroïques sur lesquelles s'appuyait
le précurseur de la civilisation.

En disant: _d'une part_ commerciale, _d'autre part_ religieuse, on a
clairement exprimé que le projet éminemment français du roi Louis XVI
n'avait rien de commun avec les missions mercantiles des Anglais.--Ce
qui devrait toujours être distinct, n'y fut jamais confondu.

Personne n'ignore que les trafiquants en missions répandus par
l'Angleterre dans les principaux archipels y distribuent leurs Bibles en
prime pour faciliter l'achat de leurs pacotilles. Ils vendent des
articles Birmingham ou du rhum des Antilles, et prêchent ou baptisent
par-dessus le marché.

Cet amalgame indécent de la religion de Jésus-Christ avec l'exploitation
usuraire des indigènes, à qui l'on achète par exemple la concession
perpétuelle d'un vaste territoire pour une douzaine de couteaux,
rappelle inévitablement l'évangile des marchands du temple.

Le mythe du _Lion de la mer qui ne meurt point_, ne porta du moins
aucune atteinte à la dignité de la foi chrétienne.

       *       *       *       *       *

A Paris, Léon avait eu soin de faire fabriquer chez un passementier
habile un rouleau de petites franges d'or d'un travail presque
inimitable.--A l'instar des Incas, il voulait que le moindre fragment de
ce tissu métallique fût un témoignage de la véracité de ses messagers,
car précédemment, dans des circonstances graves, on avait plusieurs fois
menti en son nom. Tout ordre important fut accompagné de l'envoi d'une
frange d'or qui, selon le cas, devait être détruite par le feu ou
renvoyée à LÉO l'_Atoua_. A défaut de l'usage de l'écriture, ce procédé
offrait des garanties précieuses.

Les deux premières années de navigation du _Lion_, d'archipel en
archipel, amenèrent les meilleurs résultats.

Il intervint dans les troubles de Taïti et parvint à les apaiser.

Il ouvrit les voies aux règnes glorieux de Finau Ier sur les îles
Tonga, et du grand Taméha-Méha sur celles d'Haouaï.

A la Nouvelle-Zélande, il répandit des germes féconds de civilisation,
de tolérance et de progrès.

De toutes parts, il plantait des jalons utiles, posant ainsi les bases
d'une vaste confédération de princes insulaires unis sous le protectorat
de la France.

Il avait l'art de se servir des instruments les plus dangereux et
d'assouplir des natures en apparence indomptables.--Ainsi, la férocité
de Parawâ et l'ambition effrénée de Finau Ier cédèrent devant lui.

En plusieurs points, d'anciens compagnons de Léon, tels que l'aventureux
Tourvif, avaient été proclamés grands chefs. Sans efforts apparents, il
les maintint dans sa dépendance; il fit comprendre aux plus intelligents
la nécessité de laisser croire à la légende de LÉO l'_Atoua_, l'immortel
_Lion de la mer_; il imposa aux autres une crainte superstitieuse.

Partout, le cannibalisme était déjà considéré comme impie;--les prêtres
indigènes n'osèrent qu'en peu d'endroits protester contre cette
doctrine. Généralement, les naturels, honteux de leur abominable
coutume, se cachaient pour dévorer leurs ennemis. Les banquets de chair
humaine cessèrent d'être des fêtes triomphales. Parawâ lui-même en vint
à céder sur ce point, quoiqu'il dût retomber à plusieurs reprises sous
l'empire des préjugés de sa nation. Quelques peuplades renoncèrent
solennellement et sincèrement à l'anthropophagie.

Léon chercha Lapérouse, n'eut pas le bonheur de le rencontrer, et, le
croyant reparti pour l'Europe, ne put, selon les désirs du roi, entrer
en rapports avec ce grand navigateur.

Les travaux de sa mission civilisatrice furent activement
poursuivis.--Ainsi le _tabou_, dont les rigueurs sont parfois d'atroces
barbaries, fut atténué en divers points, et notamment aux îles Haouaï,
où Taméha-Méha Ier devait abolir la coutume de massacrer sur les autels
des dieux tous les prisonniers de guerre et tous les violateurs des
_tabous_ les plus absurdes.

La condition des esclaves fut adoucie dans celles des îles où les mœurs
n'étaient plus par trop féroces. Sans heurter de front les préjugés des
naturels, Léon de Roqueforte les sapait ainsi avec une ténacité vraiment
admirable.

Les constructions navales faisaient des progrès rapides.

Les communications avec la France s'établissaient peu à peu. Deux
bâtiments envoyés par l'armateur Plantier étaient venus prendre les
dépêches de Léon et lui apporter des marchandises européennes, pour
lesquelles ils reçurent en échange de l'huile de baleine, de la nacre de
perle, du corail et autres produits océaniens.

Le dernier de ces bâtiments transmit à Léon la nouvelle de la révolution
de 1789, qui devait porter un coup fatal à ses généreux desseins. Il la
reçut au mois de septembre 1790, à son mouillage de Nouka-Hiva, dans les
îles Marquises, et sans en être trop alarmé, il crut pourtant nécessaire
de retourner en France afin d'avoir un nouvel entretien avec le roi.

Toutefois, jugeant indispensable pour l'avenir d'avoir exploré avec soin
les côtes inhospitalières des possessions espagnoles, il monte sur sa
plus légère goëlette taïtienne; avec une prudente audace, il longe, la
sonde à la main, tout le littoral du Pérou.

Comme s'il eût pressenti dès lors que le continent américain subirait
les conséquences de la révolution française, ou plutôt dans la pensée
qu'il aurait par la suite besoin d'y trouver asile, le jeune capitaine
tenait à revoir Andrès avant de partir des mers du Sud. Cachant sa
nationalité sous les couleurs de l'Espagne, il saura tromper la
vigilance de tous les gardes-côtes, fera de précieux travaux
hydrographiques et se munira d'une foule de notions maritimes de la plus
haute importance.

Son atterrissage dans la baie de Quiron fut une véritable découverte.

Malgré toutes les protestations de Taillevent, laissé à la garde du
frêle navire, Léon s'aventure seul dans l'intérieur; il se rend à Lima,
déguisé en mineur métis, y voit Isabelle, ne peut parler à son noble
père, et se met aussitôt à la recherche d'Andrès, qu'il trouve en butte
aux premières persécutions du successeur du marquis de Garba y Palos.

L'anse de Quiron est, dès lors, le lieu de rendez-vous assigné au
cacique de Tinta.

Non sans avoir affronté des périls de tous genres, Léon rejoint sa
goëlette et vole à Nouka-Hiva, où son trois-mâts doit l'attendre. Une
nouvelle fâcheuse, apportée par un léger bâtiment que monte Parawâ,
l'empêche de prendre la route du cap Horn.

--Les Anglais, fondent une ville à la Nouvelle-Hollande.

Devant un tel événement, ce serait une faute que d'aller en Europe sans
avoir conféré avec tous les principaux chefs, ou au moins sans leur
avoir fait distribuer des franges d'or, avec l'ordre de résister à tous
les envahissements des Anglais jusqu'au retour de LÉO l'_Atoua_.

Et c'est pourquoi, au lieu de courir directement à la recherche
d'Isabelle, Léon parcourt encore toutes les îles polynésiennes.

En 1791, il mouille à Botany-Bay, il voit de ses propres yeux la ville
naissante de Sidney; puis, le deuil dans l'âme, il s'éloigne de
Port-Jackson en se promettant de proposer au roi la fondation d'une
colonie rivale.

Au milieu de 1792, il arrive en France, où son trois-mâts délabré doit
aussitôt être livré au fer des démolisseurs.

L'équipage licencié se disperse.


Retour et chute du rideau.

Maître Taillèrent, tout joyeux, se rend à Port-Bail, où il retrouvera sa
vieille mère, berçant les deux premiers enfants de son matelot Tom
Lebon. L'aîné commence à balbutier, Taillevent se fait appeler _papa_,
et en pleure presque de joie.

Léon, consterné, entre dans Paris pour être témoin des plus terribles
scènes révolutionnaires.

Peu de jours avant le 10 août, il eut pourtant une heure d'entretien
avec le roi captif aux Tuileries. Ses relations de voyage eurent le don
de distraire l'infortuné monarque des terribles préoccupations qui
l'empêchaient désormais de se livrer à l'étude de la géographie et de la
marine.

Une carte de l'Océanie sous les yeux, Louis XVI écoutait avec intérêt.
Charmé par les récits du jeune navigateur, il applaudissait à ses
efforts; il l'encouragea vivement à poursuivre l'œuvre entreprise.

Le _Ça ira_ se fit entendre sous les fenêtres.

--Hélas! je ne puis plus rien! dit le roi; j'ai encore des serviteurs
fidèles, je n'ai plus de sujets. Apprenez, cependant, que sur la demande
de l'Assemblée nationale, M. d'Entrecasteaux a reçu la mission d'aller à
la recherche de M. de Lapérouse, dont nous n'avons plus de nouvelles.
L'expédition, partie de Brest le 28 septembre de l'année dernière, a des
instructions conformes à mes vues antérieures, car, n'ignorant pas que
l'Angleterre s'établit à la Nouvelle-Hollande, j'ai devancé vos désirs
en chargeant le général d'Entrecasteaux de choisir dans les mêmes
parages un emplacement où nous fonderons une colonie.

Au moment où le roi parlait ainsi, d'Entrecasteaux avait exploré déjà
une partie du littoral australien. Peu de mois après, pénétrant dans la
rivière des Cygnes, qui lui doit ce nom, il en faisait l'étude
approfondie; la position lui paraissait favorable à l'occupation
projetée.

--Quant à vous, monsieur le comte, ajouta le roi, n'oubliez pas que
votre premier devoir est de continuer à servir la France dans des mers
que nul ne connaît aussi bien que vous. Évitez donc de vous mêler à nos
troubles. Assez d'autres compliquent ma situation douloureuse. La cause
de la civilisation est trop belle pour que vous l'abandonniez, serait-ce
pour la mienne.

--Sire! dit Léon, la cause de Votre Majesté est sacrée. La servir c'est
encore servir tous les peuples dont Votre Majesté est le père. Les
États-Unis d'Amérique, qui lui doivent leur indépendance, le savent!...
Et l'Angleterre s'en souvient cruellement quand elle soudoie les
révolutionnaires de France, pour asservir le monde à la faveur de nos
dissensions!... Les Anglais, Sire, sont vos implacables ennemis...

--Ah! plût à Dieu que je n'en eusse point d'autres! s'écria le roi avec
une noble fierté. Plus d'hésitations dans ma conduite, alors!... J'irais
moi-même commander mon armée navale...

Mais l'odieux _Ça ira_ se fit entendre encore, et Louis XVI, découragé,
congédia le jeune comte de Roqueforte, qui ne put s'empêcher de
combattre pour lui à la journée du 10 août.

Laissé parmi les morts, Léon dut la vie à l'humanité d'un fougueux
patriote, dont la femme le soigna comme un fils.

La République fut proclamée. La guerre avec l'Angleterre était
imminente.

Léon se rend à Port-Bail, chez son fidèle Taillevent, qu'exaspèrent
maintenant les événements politiques.

--Ah! mon capitaine, disait-il, les pires sauvages ne sont pas à la
Nouvelle-Zélande... Mais, tremblement du diable! ces sans-culottes-là ne
voient donc pas qu'ils font les affaires des Anglais!... Nous y perdrons
nos colonies, notre marine, notre commerce...

Le jour de la déclaration de guerre, _le Taillevent_, monté par Tom
Lebon, se trouvait par malheur du côté de Jersey. Par ce fait seul, le
petit bâtiment était perdu pour la famille. Tom Lebon en personne,
attendu ses relations trop intimes avec les Français, fut pressé comme
matelot et enrôlé dans la marine britannique.

--Enfants! s'écria Léon, souffrirons-nous que la barque des Taillevent
reste au pouvoir des Anglais? A moi, les gens de bonne volonté!...

Il ne fut fils d'honnête femme parmi les matelots et pêcheurs du canton
qui ne se déclarât prêt à le suivre. Toutes les barques, toutes les
armes à feu du pays sont mises à contribution. A nuit tombée, la
flottille met sous voiles.

De cette nuit-là date le nom de SANS-PEUR, le nom de SANS-PEUR le
Corsaire de la République.

La marée et l'obscurité sont ses auxiliaires.--Taillevent et la plupart
des marins de Port-Bail connaissent d'enfance l'entrée du port et le
lieu où est amarré le caboteur en litige.

Un garde-côte anglais hèle la première embarcation, elle répond:
_Pêcheur_, et passe. Une seconde, une troisième passent de même; mais
une quatrième plus grande se montre. Une défiance fort légitime s'empare
des Anglais, qui sont armés et ordonnent au caboteur de mettre en panne.

A cet ordre, Taillevent donne un coup de barre à la barque; Léon
s'écrie:

--SANS-PEUR!...

C'est le signal de l'abordage, de la mêlée, de l'incendie et d'un
carnage affreux.

Les gens des trois premières barques de pêche ont déjà surpris l'unique
gardien du _Taillevent_ et démarré le fameux chasse-marée acheté des
deniers dont le roi avait gratifié le maître d'équipage.--D'autres
mettent le feu à bord des navires anglais du port.

Les forts se garnissent de soldats, le tocsin d'alarme sonne, le canon
gronde bientôt.

Sans-Peur commande maintenant à bord du garde-côte enlevé; il dirige la
retraite, et finit par ramener à Port-Bail le double de barques qu'il
n'en avait au départ.

Ce coup de main improvisé fit un tort incalculable aux Anglais de
Jersey, et ne coûta pas la vie d'un seul homme.

_Le Taillevent_ n'étant pas susceptible d'armer en course, fut utilisé
dans la rivière. Mais le garde-côte capturé, joli brig de dix canons,
prit le nom de _Lion_, fut nationalisé français et transformé en
corsaire.

La renommée de Sans-Peur grandit en peu de jours, grâce à un combat
heureux suivi de la destruction d'un convoi et de quelques captures
importantes conduites au Havre pour y être vendues par les soins du
citoyen Plantier.

_Le Lion_, qui escortait ses prises, est attaqué non loin du Havre par
une corvette de guerre.

Un combat inégal s'engage; tous les gens du pays accourent, on voit avec
enthousiasme l'héroïque résistance du petit brig français, qui coule
enfin, entraînant avec lui la corvette accrochée par ses grappins
d'abordage.

Moins d'une heure après, une chaloupe triomphante, criblée de trous et
dont il faut étancher l'eau avec les seilles, les chapeaux, les
gamelles, ramène l'équipage vainqueur.

Sans-Peur le Corsaire est salué par les acclamations de toute la
population maritime. On l'escorte jusqu'à la demeure du citoyen
Plantier, son armateur.

Chemin faisant, on apprend le coup de main de Jersey, ainsi que le
combat suivant.

Le surnom de _Sans-Peur_ devient populaire. Qu'importe le vrai nom de
celui qui l'a conquis si vaillamment? Personne, parmi les plus ardents
clubistes, n'osa reprocher sa qualité d'aristocrate au brave Léon de
Roqueforte, qui vengeait à sa manière, sur les Anglais, la mort du roi
Louis XVI.

L'esquisse des courses de Sans-Peur dans la Manche, en vue des rivages
britanniques, a été tracée; et l'on sait mieux encore comment, ayant
assis sa réputation dans les mers d'Europe, il put, sans compromettre
l'avenir, songer enfin à son mariage et à ses grands projets
d'outre-mer.

Isabelle est enlevée du château de Garba.

Le cacique Andrès l'a revue.

La caverne du Lion s'est ouverte à miracle.

Un combat appelle au large Sans-Peur le Corsaire.

Un nuage de fumée l'enveloppe.

Mais tout à coup les canons se taisent, le nuage se dissipe, le rideau
est tombé.

Un cri de joie s'échappe de la poitrine d'Isabelle.

--Non! non! le _Lion de la mer_ ne meurt pas! Tel est celui des
Péruviens, dont les clameurs montent vers le ciel.

Et le vénérable Andrès rend à Dieu de ferventes actions de grâce.



XXIV

LE SOMMEIL DE LA LIONNE.


Le front ceint d'un bandeau qui cachait une balafre faite par un éclat
de bois et qui lui donnait l'apparence d'un Cupidon nautique, le jeune
Camuset demandait à son mentor Taillevent:

--Mais pourquoi donc laissons-nous là cette frégate espagnole au lieu de
l'achever?

--Ta ra ta ta ta! fit le maître. Je vas te le dire, mon gars, par la
raison qu'à bord du _Soleil royal_, ton vieux père m'expliqua de même
_le pourquoi-z-et le comment donc_ d'une manœuvre de M. le bailli de
Suffren, qui se contentait, cette fois-là, de mettre les Anglais en
déroute sans leur prendre tant seulement un bout de fil de caret.

--Ah!... Eh bien?...

--C'est tout bêtement, comme disait ton père, vu que les petits poissons
n'ont pas le gosier assez large pour avaler les gros.

Sur quoi l'intelligent Camuset, dont l'œil droit était sous le bandeau,
ouvrit l'œil gauche comme un fanal de combat, et Taillevent alla fumer
un calumet de consolation avec Baleine-aux-yeux-terribles.

--Quel guignon de n'être pas de force à vous amariner cette frégate!
s'écria-t-il en néo-zélandais.

--Mes amis, disait de son côté Sans-Peur le Corsaire, l'équipage ennemi
est par trop nombreux; au lieu de tenter l'abordage, j'ai dû me borner
à faire diversion pour sauver notre frégate à nous!... mais notre
dernier mot n'est pas dit. Dès demain nous aurons pris notre revanche.

La manœuvre du _Lion_ avait été magnifique.

Il commença par se mettre en travers à l'arrière de la frégate
chasseresse, qui fut bien obligée de manœuvrer pour lui présenter le
côté. Avec une adresse merveilleuse, _le Lion_ tournait en même temps,
évitant son feu tout en lui envoyant des bordées qui gênèrent bientôt
ses mouvements. Cependant, la prise, d'après les signaux du jeune
capitaine, continuait à gouverner sur la baie de Quiron.

Le commandant espagnol, furieux de voir que l'autre frégate lui
échappait, n'essaya plus que d'aborder le brig, dont la fameuse pièce de
bronze brisa son gouvernail et fit tomber son mât d'artimon.

Mais toute l'habileté de Sans-Peur ne l'empêcha point de recevoir à
fleur d'eau une bordée entière au moment où il prenait chasse pour
battre en retraite.

Or, c'était en faisant jouer les pompes que maître Taillevent répondait
à l'intéressant Camuset; c'était en achevant d'établir les dernières
voiles qu'il fumait la pipe avec son ami Parawâ-Touma.

_La Santa-Cruz_,--tel était le nom de la frégate espagnole,--une fois
réparée, pouvait venir attaquer les deux navires français, à l'ancre
dans la baie de Quiron. Mais on avait une nuit devant soi. Sans-Peur sut
l'utiliser.

A bord du _Lion_, on pompe; on épuise l'eau de la cale avec tous les
engins possibles; une voile est passée sous la carène, des plaques de
plomb sont clouées sur les trous de boulets, on bouche les fentes et les
éclats avec de l'étoupe et des coins de bois.

Cependant les balses péruviennes entourent la frégate _la Lionne_; elles
transportent à terre les chevaux embarqués aux îles
Malouines,--spectacle curieux qui transforme pour un instant les eaux de
la petite rade en une sorte de cirque équestre.

Avant le coucher du soleil, tous les chevaux étaient parqués autour du
vieux château. Mais ceux que possédait auparavant le cacique Andrès,
montés par quelques fidèles serviteurs, se dispersaient le long du
rivage, les uns courant vers le nord, les autres vers le sud. Sans-Peur
avait donné l'ordre d'acheter autant de balses que l'on pourrait en
trouver dans les ports, les anses et les criques de vingt lieues à la
ronde.

Tandis que les cavaliers péruviens partent pour remplir cette mission,
le brig est remorqué au fond de la baie, par delà le banc de récifs,
dans un bassin naturel où la mer est presque calme. On lui fait une
ceinture de balses qui le soutiendront à flot. Puis, son équipage
l'évacue et passe sur la frégate _la Lionne_.

--Eh quoi! s'écrie Isabelle, encore un combat!...

--Si _la Santa-Cruz_ ose venir nous attaquer, il faut être prêt à
repousser ses attaques, répond Sans-Peur; mais si elle s'éloigne, il
faut la poursuivre pour qu'elle ne répande point l'alarme sur les côtes
du Pérou et qu'on ne découvre pas notre asile.

--Eh bien, je veux y être cette fois!... reprend la jeune femme.

--Je vous accompagnerai donc, moi aussi! ajoute Andrès. Le Lion de la
mer ne refusera point une place sur son bord à celui qui fut autrefois
son général.

Les Quichuas demandent à embarquer avec leur cacique.

Léon y consent.

Les blessés, confiés aux soins des femmes, restent seuls dans le château
de Quiron. Au point du jour, tous les préparatifs sont achevés.

Mais de son côté, _la Santa-Cruz_ a établi un gouvernail et un mât de
fortune. Les voiles hautes, elle s'avance vers _la Lionne_, qui, les
sabords fermés, semble dormir sur ses ancres.

L'équipage espagnol est composé de quatre cents marins aguerris.
L'équipage de la frégate française est formé d'éléments divers; mais la
disproportion des forces a cessé. Cent vingt corsaires normands, bretons
ou aventuriers, embarqués les uns à Port-Bail, les autres au Havre, une
centaine d'autres Français de provenances diverses, recrutés par force
majeure depuis Bayonne jusqu'au bas de la Plata, et enfin soixante ou
quatre-vingts Quichuas, en partie pêcheurs, tous pleins de bonne
volonté, sont rangés sous les ordres de Léon.

Un rôle de combat est improvisé. On saura utiliser les plus inhabiles au
métier de marin.

Après avoir bien examiné la situation des deux navires, le commandant de
_la Santa-Cruz_ disait à ses officiers:

--Les Français ont espéré que leur demi-succès d'hier sauverait leur
frégate. Ils ont supposé que nous n'oserions pas les relancer jusqu'ici.
Leur insolente audace n'aura servi de rien; leur prise sera reprise sous
leurs yeux. Quant à leur brig, qui s'est retranché derrière des récifs
dont nous ne pouvons approcher, il a beau avoir pris la meilleure
position possible, il ne nous échappera point. Nous lui coupons la
retraite avec la frégate, et nous débarquons six pièces de gros calibre
que nous établissons en batterie sur la hauteur pour le foudroyer.

A bord de _la Lionne_, embossée tout près du rivage, régnait un silence
de mort.

Le pavillon n'était pas arboré, mais frappé sur sa drisse, dont le bout
pendait à l'arrière le long de la fenêtre; les rideaux cachaient
Sans-Peur aux gens de la frégate ennemie.

Andrès et Isabelle, assis sur le canapé de la galerie, le questionnaient
tout bas:

--Le piége est bien tendu, répondait-il; l'ennemi y donne tête baissée.
Ah! nous avons affaire au plus imprudent fanfaron de toutes les
Espagnes!

Un garde-marine posté dans la hune de misaine de _la Santa-Cruz_ annonça
qu'il n'y avait pas un seul homme sur le pont de la frégate française,
où chacun l'entendit fort distinctement.--Si bien que le jeune Camuset
faillit éclater de rire, mais un regard menaçant de Taillevent le
contraignit à se mordre les lèvres.

Les gens de _la Lionne_, rassemblés dans sa batterie basse, voyaient _la
Santa-Cruz_ qui s'avançait témérairement, jetait l'ancre, carguait ses
voiles et s'apprêtait à mettre ses canots à la mer.

--Attention! dit Sans-Peur à demi-voix.

--Attention! répétèrent les officiers et les maîtres, espacés de canon
en canon.

La frégate espagnole, pivotant sur elle-même, se présenta forcément dans
le sens de sa longueur.

Au même instant, le pavillon français se déploie comme par magie à
l'arrière de _la Lionne_.

Le commandement FEU! retentit.

Les quatorze canons de tribord de la batterie basse vomissent chacun un
double projectile. Le pont se peuple, et les pièces des gaillards
mariant leur feu à celui des canons de la batterie, la mâture de _la
Santa-Cruz_ s'écroule.

Le câble était filé par le bout, les focs hissés; _la Lionne_ abordait
la frégate espagnole, où corsaires et Péruviens se précipitaient avec
furie.

Surpris par cette brusque attaque, les gens de _la Santa-Cruz_ ont à
peine le temps de se mettre en défense; le jeune Camuset, pour sa part,
a l'honneur de faire capituler leur commandant, qu'il saisit au collet
en lui présentant la bouche d'un pistolet d'abordage.

Parawâ et maître Taillevent se signalèrent comme de raison; les
Espagnols mirent bas les armes.



XXV

PROBLÈME RÉSOLU.


L'action impétueuse, dont Isabelle et le cacique Andrès furent témoins
du haut de la dunette de _la Lionne_, ne dura pas plus d'un quart
d'heure. Jamais Sans-Peur n'avait enlevé un navire ennemi avec moins de
difficulté. Sincèrement, il en était au regret.

Isabelle s'aperçut de son impression;

--Eh, mon Dieu! rien de plus simple, répondit-il, nous voici sur les
bras près de quatre cents prisonniers à nourrir et à garder, quand nous
ne sommes que trois cents, et lorsque j'ai à conduire à bonne fin une
foule d'importants projets. Je tenais à m'emparer des canons et des
munitions de guerre; je me souciais médiocrement de la frégate; quant à
l'équipage, il m'embarrasse au delà de toute expression.

--Eh bien, dit Isabelle, renvoyez vos prisonniers par terre ou par mer,
sous parole de ne plus porter les armes contre la France.

Le cacique Andrès hocha la tête.

--Ce serait tout simple en Europe, répondait Sans-Peur, mais ici,
puis-je exiger qu'on garde le secret de notre asile?

--Déportez vos prisonniers sur quelque terre déserte, dit Andrès. Nous
leur fournirons tous les moyens d'y vivre jusqu'à la paix, et à la paix,
vous irez les délivrer vous-même.

--J'y songeais... j'avais déjà pensé aux bords du détroit de Magellan,
et à plusieurs de mes îles les moins connues; mais peut-être avons-nous
mieux à faire...

Provisoirement, les prisonniers furent mis aux fers dans la cale de leur
frégate, rase comme un ponton. Deux pierriers chargés à mitraille
étaient braqués à l'ouvert de chaque panneau, et une garde de quarante
hommes qui devait être relevée de vingt-quatre heures en vingt-quatre
heures, fut chargée de leur surveillance. En outre, _la Santa-Cruz_ se
trouvait amarrée entre _la Lionne_ et le brig _le Lion_, de manière à
pouvoir être coulée bas au premier signe de révolte.

Toutes les mesures de sûreté une fois prises, il était juste d'accorder
quelque repos aux corsaires, qui se répandirent gaîment sur le rivage,
où les Quichuas de la petite colonie d'Andrès,--hommes, femmes et jeunes
filles,--les fêtèrent de leur mieux.

L'anse désolée de Quiron retentit de chants de victoire. Il y eut un
grand bal, rondes, cachuchas et festins, feux de joie et cavalcades,--on
sait que les chevaux ne manquaient point.

Maître Taillevent ne se mêla point à la danse, car, de compagnie avec
Parawâ, il explorait le canton et notamment la grande caverne.

--Je veux bien que le vieux Nick me croque, dit le maître, si je sais ce
que mon capitaine veut faire de ce trou-là.

--Il veut y cacher sa frégate, dit Parawâ d'un ton confidentiel.

--Mais il n'y a pas d'eau, pas de chenal, pas de porte.

--Le Lion de la mer est un _atoua_. Comme la terre s'est ouverte, les
rochers s'ouvriront et la mer remplira le bassin...

--A savoir! murmura le maître.

Tandis que l'incrédule Taillevent émettait des doutes incapables
d'ébranler la foi robuste de Baleine-aux-yeux-terribles, Léon, de retour
au château avec Isabelle et Andrès, rompit le silence en s'écriant:

--J'ai trouvé!... oui, j'ai trouvé!...

Le cacique et la jeune femme écoutaient attentifs.

--Je suis à trois mille lieues de la France, dont les Anglais bloquent
les côtes. Je ne puis guère compter sur les envois de mon armateur; il
faut donc que je me crée toutes mes ressources par moi-même. Les deux
tiers de mes gens n'ont d'autre mobile que l'appât du gain; je leur ai
promis d'immenses richesses pour les décider à me suivre dans ces mers,
où nous ne ferons pourtant que d'assez tristes captures. Déjà mes hommes
ont droit à leurs parts de prise sur les deux frégates; en outre, il
faut les solder. Eh bien, pas de déportation! je traiterai mes
prisonniers comme nous aurions été traités nous-mêmes, si nous avions eu
le dessous.--La loi du talion est la loi de la guerre!... Je les
condamne aux mines!...

--Aux mines? répéta Isabelle étonnée.

--Je comprends! dit Andrès.

--Indiquez-moi donc, mon père, la mine d'or la moins éloignée de la mer.

--A vingt lieues, sur le versant des montagnes qui font face au grand
lac, les Espagnols exploitent plusieurs riches mines d'or et d'argent.

--Dès ce soir, Isabelle, j'irai à la recherche de celle qui sera la
nôtre.

--Dès ce soir nous partirons, répéta la jeune femme.

--Le vieux chef des Condors est encore capable de monter à cheval!
ajouta Andrès.

--Bien!... à ce soir, dit Léon.

Puis il se rendit à bord de _la Lionne_ pour y écrire les instructions
qu'il devait laisser à ses officiers.

Le soir même, sous sa conduite, une petite caravane de Quichuas sortait
du territoire de Quiron et s'engageait dans les plaines habitées par les
sujets espagnols. Maître Taillevent, Camuset et quelques autres matelots
de Port-Bail, déguisés en _gauchos_, c'est-à-dire en cavaliers du pays,
complétaient l'escorte du dernier successeur des Incas, Andrès, qui
passait pour mort, et de sa fille Isabelle, la Lionne de la mer.



XXVI

L'ILE DE PLOMB.


En voyant maître Taillevent drapé dans un _poncho_ péruvien, le chapeau
à larges bords sur l'oreille, et se tenant à cheval aussi solidement que
s'il eût été au bout d'une vergue, Camuset, accoutré de même, mais
toujours sur le point d'être désarçonné, dit avec un accent admiratif:

--Eh! nom du nom d'une bouffarde! maître, vous savez donc aussi monter à
cheval!... et vous n'en disiez rien à bord!...

--Le vrai moyen de ne pas trop parler, c'est de se taire; retiens ça,
Camuset, ça peut servir.

--Pour ne pas déraper, maître, je n'en sais rien! Un voyage par terre,
c'est amusant, je ne dis pas non, étant particulièrement charmé d'être
de la compagnie, mais le cheval!... le cheval!... quel tangage!... Je
croche les crins de l'avant et la queue, bah!... je ne suis pas solide
pour deux liards!...

--Patience! on chavire une fois, deux fois et quatre aussi; j'ai connu
la chose voici dix ans passés, du temps de nos anciens branle-bas dans
ces montagnes; on tombe, on se ramasse, si tant seulement on ne s'est
pas cassé le cou, et voilà!...

--Voilà!... merci! murmura Camuset, dont l'air emprunté faisait sourire
la caravane.

Avant la troisième lieue, Camuset était tombé quatre fois; mais ensuite
il lâcha la queue de sa monture, et ne s'en trouva que mieux assis.

--C'est tout de même amusant de naviguer par terre!... disait-il en
dépit d'une foule d'autres inconvénients très douloureux pour un
cavalier novice ou pour un novice cavalier, ce qui, cette fois, était
tout un.

La lune éclairait la marche de la petite caravane divisée par groupes,
dont le premier, composé de guides excellents, explorait le terrain et
devait, en cas d'alerte, se replier sur le noyau central où Andrès,
malgré son grand âge, exerçait le commandement.

Avant le jour, on se trouvait dans d'étroits défilés.

Les marins, pour la plupart, furent obligés de mettre pied à terre et de
remorquer leurs chevaux, tandis que les Péruviens continuaient aisément
leur route sur le versant des précipices.

--Malgré ça, disait Camuset, on serait plus commodément grand largue par
une jolie brise dans une bonne embarcation.

--Bon! tu trouvais de l'agrément à louvoyer sur le plancher des veaux!
dit Taillevent, qui, pour sa part, chevauchait en fumant sa vieille
pipe.

--De l'agrément, maître, il y en a tout de même, répondit Camuset.
Aïe!.... mon soulier est défoncé par ces cailloux sauvages.

--Connu!... sois calme, quand tu auras fait encore une couple de lieues,
tu seras nu-pieds...

--Mais ça coupe pis qu'un rasoir.

--On ne les a pourtant pas repassés, mon gars! Tranquillise-toi, attends
les ronces, les épines et les cierges du Pérou; tu m'en diras des
nouvelles du charme de louvoyer dans les mornes.

--Vous voulez rire, maître; eh bien, là, sans mentir, j'y en trouve du
charme. C'est que ça ne ressemble pas aux pommiers de Normandie, da!...

Sur ces propos, entremêlés de digressions de tous genres, on pénétra
dans une gorge de rochers où l'on campa jusqu'à la nuit suivante. Une
tente fut dressée pour Andrès et les femmes. Quichuas et matelots
dormirent sur la mousse.

Sans-Peur avait organisé un service de vedettes. Elles signalèrent les
rencontres fâcheuses et facilitèrent les moyens de les éviter, jusqu'à
ce qu'on fût aux bords du lac de l'île de Plomb. La troupe s'arrêta
enfin dans un canton habité par une tribu nomade d'Aymaras, dont le chef
n'ignorait point qu'Andrès vivait encore.

Un messager lui remit, selon l'antique usage, une frange de _la borla_
du vieux cacique.

Le chef aymara la reçut avec un profond respect.

--Qu'est-il ordonné au serviteur du grand chef des Condors?
demanda-t-il.

--Le grand chef des Condors et le _Lion de la mer_, époux d'Isabelle, la
fille des Incas, sont dans la vallée du Torrent.

--Dieu! l'heure est donc venue!

--Je l'ignore! Je suis chargé seulement de te dire de faire préparer des
barques et d'envoyer des hommes fidèles à la garde de leurs chevaux.

Une heure après, la caravane, singulièrement réduite par le départ de
messagers expédiés dans les divers cantons des alentours, voguait sur
les eaux profondes du lac des Cordillères.

--A la bonne heure! ceci me connaît! s'était écrié Camuset en saisissant
une rame.

Les barques montées par les compagnons du dernier successeur des Incas,
les déposèrent bientôt sur l'île sainte, au milieu des ruines de
l'antique temple du Soleil.

La nuit enveloppait les cimes des Cordillères et les eaux froides du
grand lac. De toutes les rives, des pirogues se dirigeaient vers l'île
de Plomb, berceau de la race des Incas, et maintenant son sépulcre.

Les pierres des tombeaux reflétaient les pâles rayons de l'astre des
nuits.

Au milieu d'un silence funèbre, les barques touchaient les divers points
de l'îlot sacré; un mot de passe était échangé entre les sentinelles et
les rameurs. Les indigènes mettaient pied à terre; ils recevaient
l'ordre de se coucher dans les ruines et d'attendre; puis les canots
repartaient pour aller se charger d'autres indigènes des diverses tribus
de la montagne.

Ainsi l'îlot solitaire se peuplait peu à peu.

Avant le jour, il fut couvert d'une multitude de chefs et de guerriers
aymaras, chiquitos ou quichuas, dont quelques-uns avaient fait plus de
cinquante lieues pour se trouver au rendez-vous national.

Le soleil, à son lever, éclaira une scène solennelle qui empruntait à
son théâtre un caractère mystérieux.

Au centre d'une enceinte formée par des fûts de colonnes brisées,
couvertes de végétation et ombragées par des arbres séculaires, se
trouvait une tombe sur laquelle on lisait:

«Ici reposent les restes mortels d'ANDRÈS DE SAÏRI, cacique de Tinta,
dernier grand chef des Condors.--_Dieu garde son âme!_»

Or la pierre du tombeau ne le recouvrait plus.

Elle avait été dressée de manière à faire face au peuple; son
inscription funéraire était devenue celle d'un vaste piédestal,
au-dessus duquel s'élevait le trône du vieillard.

Quand il fut permis aux Péruviens de s'approcher, ils virent avec un
étonnement religieux la tombe ouverte et vide aux pieds du successeur
des Incas.

Drapé dans le manteau royal, couronné de _la borla_ aux franges d'or,
Andrès tenait à la main un sceptre d'une forme antique. Sur un siège
moins haut, était assise à sa droite Isabelle, la fille de l'héroïque
Catalina, telle maintenant qu'on avait autrefois connu la compagne du
marquis de Garba y Palos. Un groupe de chefs respectés les entourait. Au
premier rang, on remarquait, portant le drapeau du Soleil, celui qu'on
avait si souvent vu à la tête des plus braves, pendant l'insurrection
de Tupac Amaru, celui qu'on avait pleuré comme un frère, et dont la
légende célébrait encore les grands exploits sous le nom de _Lion de la
mer_.

Il semblait qu'une triple résurrection eut lieu dans l'île sainte où le
premier des Incas[16], le fils du Soleil, était jadis descendu des cieux
avec sa compagne[17], pour répandre la lumière parmi les nations
sauvages du Pérou.

[Note 16: Manco-Capac.]

[Note 17: Mama-Oello.]

La vaste surface du lac étant absolument déserte, on pouvait sans
crainte se livrer aux plus brillantes démonstrations, puisque aucun
Espagnol ne surprendrait les mystères de l'assemblée. Des cris
d'enthousiasme éclatèrent de toutes parts.

Les indigènes réunis n'avaient pas été convoqués au hasard; la majeure
partie d'entre eux ayant, douze années auparavant, combattu sous
l'infortuné José-Gabriel Condor Kanki, la triple apparition dont ils
étaient témoins n'était pour aucun d'eux une vaine parade. Les uns
avaient fait le siége de Sorata, les autres avaient suivi la bannière de
Catalina, la mère d'Isabelle; tous ils avaient connu le _Lion de la
mer_.

Andrès fit un signe, le silence se rétablit.

Il étendit son sceptre, et montrant la fosse béante à ses pieds:

--Cette tombe est vide encore aujourd'hui, dit-il. Ceux que vous avez
pleurés vivent pour vous aimer, pour vous servir. Le sang des Incas
coule dans les veines de la fille de ma fille, et les mers nous ont
rendu leur _Lion_, leur _Lion_ qui n'a cessé de vaincre les Espagnols.
Il y a peu de jours, sur nos côtes, une frégate du Callao amenait
pavillon devant la sienne, qui porte les couleurs de la France. Le _Lion
de la mer_ vous dira lui-même quels sont ses desseins et ce qu'il attend
de vous. Moi, sur le bord de cette tombe, où je ne tarderai pas à
descendre réellement, je viens vous dire qu'il est l'époux d'Isabelle,
la nièce de Tupac Amaru, la fille des Incas!... Je viens, en votre
présence à tous, ceindre _la borla_ de nos ancêtre au front d'Isabelle,
votre reine et votre sœur. Si quelqu'un d'entre vous veut s'y opposer,
qu'il prenne librement la parole!

Les Péruviens répondirent par mille cris de dévoûment.

--Vive la fille de Catalina!--Vive la nièce de Tupac Amaru!--Vivent
Isabelle et le _Lion de la mer_!...--Vive à jamais la race des Incas!...

Andrès ajouta lentement:

--Pour plonger nos tyrans dans une sécurité profonde, j'ai dû leur faire
croire qu'Andrès de Saïri n'était plus, et les peuples du Pérou ont
suivi son cercueil, et cette pierre funéraire a reçu l'inscription que
vous lisez. Cependant, caché dans une retraite inconnue, votre dernier
seigneur attendait, sur les bords de l'Océan, le retour de sa fille
bien-aimée qu'avait juré de lui ramener le _Lion de la mer_. Le _Lion
de la mer_, triomphant de tous les dangers, a tenu son serment par la
permission de Dieu. Le grand Condor du Pérou étend sur vous ses ailes
immenses. La généreuse tige de l'arbre des Incas n'est point desséchée;
elle poussera des rameaux verdoyants, elle refleurira, et votre antique
indépendance vous sera rendue!...

--Gloire au vainqueur de Sorata! dirent les chefs dont le cri fut
longuement répété.

Léon de Roqueforte, agitant le drapeau qui, de nos jours, est celui de
la république péruvienne, s'avança le front haut. Ses regards assurés
augmentèrent encore l'enthousiasme des chefs et des guerriers.

La bannière qu'il leur montrait représente le soleil se levant sur les
Andes, dont le pied est baigné par la rivière de Rimac. Cet emblème,
entouré de lauriers, occupe le centre de quatre triangles en diagonale
dont deux rouges et deux blancs.

--Enfants des Incas! s'écria le _Lion de la mer_, voici le drapeau de
votre indépendance! Avant peu d'années, il remplacera les couleurs de
l'Espagne sur toute la surface de l'empire péruvien. Vous ignorez
peut-être que la vieille Europe est en feu; vos maîtres ne veulent
point que vous sachiez qu'une révolution géante commence au delà des
mers. Cette révolution métamorphosera le monde!... Elle vous rendra
votre liberté!... Vivez dans l'espoir du grand jour de
l'affranchissement! Et en attendant que le soleil qui l'éclairera se
lève sur ces montagnes, secondez mes efforts. Je suis le précurseur de
votre délivrance! aidez-moi à remplir ma tâche. Conservez, avec votre
prudence admirable, les secrets de l'avenir; secondez-moi dans le
présent.

Isabelle, couronnée du bandeau royal, se leva et dit:

--Jurez de lui obéir comme à moi-même.

--Nous le jurons!

Et Sans-Peur ajouta:

--Les Espagnols vous condamnent aux travaux des mines; moi, j'ai
condamné aux mines mes prisonniers espagnols. Vos maîtres vous obligent
à retirer des entrailles de la terre l'or qui leur sert à forger vos
fers; que mes captifs, gardés et surveillés par vous, arrachent de vos
montagnes l'or qui doit servir à les briser!...

--C'est bien!... dit le chef des Aymaras. Tu auras de l'or! Nous
garderons tes prisonniers. Nous connaissons des mines que les Espagnols
ne découvriront jamais. Fermées pour eux, elle se rouvriront pour toi!

Léon continua:

--L'Espagne envoie par mer les troupes qui vous oppriment, c'est sur mer
que je combattrai l'Espagne. J'arrêterai ses convois, je prendrai ses
navires, je transformerai ses soldats en mineurs que je vous livrerai.
Mais, d'un autre côté, si j'ai des vaisseaux, je manque d'hommes; que
chaque tribu me fournisse donc quelques jeunes gens alertes et courageux
pour compléter mes équipages.

Les acclamations de la multitude furent favorables à cette demande.

Électrisés par les discours d'Andrès, de Léon et d'Isabelle, plus de
deux cents indigènes se présentèrent d'eux-mêmes. Les caciques des
divers districts promirent d'en envoyer successivement au _Lion de la
mer_ autant qu'il lui en faudrait.

Le double but du voyage se trouvait rempli.

Un festin patriotique, des cérémonies religieuses et des conférences
auxquelles prirent part les principaux chefs de peuplades occupèrent
ensuite la journée.

Faut-il dire comment maître Taillevent renouvela connaissance avec une
foule d'anciens compagnons d'armes? Faut-il relater les faits et gestes
de Camuset, qui, mettant les instants à profit, raccommoda ses souliers,
non sans s'instruire des traditions du pays?

--Eh quoi! les ruines qu'il voyait étaient celles d'un temple jadis
recouvert en lames d'or!... Nom d'un faubert! ça vous avait tristement
changé de mine!... Et, lors de la conquête du pays par les Espagnols,
les Incas avaient jeté au fond du lac tous leurs trésors, dont
particulièrement une scélérate de chaîne d'or plus grosse que le grand
câble de la frégate!... Quel dommage!... Mais, voyons, au lieu de tant
creuser la terre, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de repêcher ces
richesses?

--Pas moyen, Camuset, le lac Titicaca n'a pas de fond.

--S'il n'a pas de fond, il a un drôle de nom tout de même, pour un lac
sacré.

--Tu es bien de ton pays, mon gars, reprit Taillevent. Un nom qui n'est
pas français t'étonne et te fait rire. Sais-tu ce que veut dire
_camuset_ chez les sauvages de Toyoa, où nous irons peut-être bien un de
ces quatre matins?

--Eh bien, maître, qu'est-ce que ça y veut dire?

--Cornichon, potiron, ratapiat, gringalet, bavard et ver de cambuse.

--Merci!... Ils sont polis dans ce pays-là.

--Ici, _titicaca_ veut dire _île de plomb_, voilà la différence, et
l'innocent qui rit pour si peu n'est qu'un _camuset_, en langage de
Toyoa.

--Bon! maître!... assez causé! Malgré ça, je vois bien que vous _blaguez
à la coche_.

--Ça se pourrait encore, dit gravement le maître d'équipage.



XXVII

A LA POUDRE.


L'histoire signale, sans entrer dans aucun détail précis, quelques
insurrections partielles qui eurent lieu au Pérou entre 1794 et 1802. La
cause de ces mouvements de peu de durée est totalement inconnue. On les
attribue plutôt à des bandits qu'aux habitants indigènes, qui
n'acquittèrent jamais les impôts avec plus de régularité.

Les alliés du _Lion de la mer_ se conformaient aux ordres de leur reine
Isabelle.

Ils ne négligèrent rien pour mettre en défaut la vigilance des
Espagnols. Ils avaient l'air soumis, payaient exactement les redevances,
ne murmuraient point, et ne prenaient les armes que pour empêcher de
découvrir les travaux exécutés dans les mines par les prisonniers de
Sans-Peur.

Malheur aux troupes de la couronne qui s'aventuraient vers les points
dont la connaissance devait demeurer secrète! Pas un soldat ne revenait
d'une expédition semblable; mort ou vif, il disparaissait dans les
entrailles de la terre.

Les Péruviens, poussant la ruse jusqu'aux dernières limites, avaient
soin de changer plusieurs fois par an les ouvertures des mines, afin que
les Espagnols pussent visiter sans obstacles, à peu de mois de distance,
les lieux mêmes dont les abords venaient d'être le plus cruellement
interdits. Des galeries souterraines, toujours creusées dans la
direction de l'Océan, s'étendirent sous les montagnes à des distances
incroyables. Souvent Andrès et Isabelle furent revus par leurs fidèles
sujets, qui, profitant des travaux tous les premiers, avaient un
puissant intérêt à suivre les instructions de leurs princes.

Des relations constantes furent entretenues entre la mine des Incas et
le territoire de Quiron, centre maritime de la puissance de Sans-Peur le
Corsaire; et l'exploitation de la mine d'or permit à Léon de soulager
les souffrances des indigènes, de payer largement leurs services et de
rémunérer en même temps avec toute la libéralité nécessaire les marins
français qui servaient sous ses ordres.

       *       *       *       *       *

Les prisonniers livrés aux chefs quichuas avaient successivement été
emmenés, sous bonne escorte, dans l'intérieur des terres.--Une flottille
innombrable de balses était à la disposition de Léon, dont les deux
frégates et le brig, entièrement réparés, se balançaient maintenant sur
leurs amarres.

_Le Lion_, placé sous le commandement de Paul Déravis, officier capable,
à qui Sans-Peur avait cru pouvoir confier ses desseins, ne tarda point à
mettre sous voiles avec Parawâ pour pilote. Il allait annoncer aux
peuples de la Polynésie le retour de l'_Atoua_, Lion de la mer,
transmettre d'importantes instructions aux principaux chefs, et
combattre en corsaire les Anglais ou les Espagnols partout où il se
sentirait de force à vaincre.

Le pavillon de Sans-Peur fut arboré à bord de _la Santa-Cruz_, dont
l'équipage, composé des compatriotes de Taillevent et de Camuset, fut
complété avec les jeunes Péruviens qu'il s'agissait de former au métier
de la mer.

Quant à _la Lionne_, elle demeura presque déserte, ce qui motiva bien
des discours homériques de maître Taillevent.

A peine le brig eut-il disparu au large avec tous les aventuriers dont
la discrétion paraissait douteuse au capitaine, que d'étranges travaux
commencèrent.

Des plongeurs ayant placé, sous les rochers qui barraient le fond de la
baie, une énorme quantité de poudre, on y mit le feu; la brèche
s'ouvrit; la mer se précipita dans les profondeurs de la caverne, où il
ne s'agit plus que de faire entrer la frégate.

--Ah! l'idée, l'idée! s'écria Taillevent. Vous en a-t-il de l'idée, mon
capitaine! Le reste se voit clair comme le jour. Les balses vont servir
de chapelet pour soulever notre chère _Lionne_, à l'effet de la loger
dans la caverne, où nous la retrouverons en cas de besoin... Camuset, et
vous tous, enfants, ouvrez les yeux et les oreilles, c'est permis! mais
fermez la bouche à tout jamais, voilà ma consigne!

Léon ne se borna point à cacher la frégate au fond du bassin voûté où
elle fut introduite, il voulut encore que l'ouverture de l'antre fût
dissimulée par un amas de rocs entassés de manière à pouvoir tomber en
peu d'instants.

Enfin, après avoir suffisamment exercé son équipage, il annonça au vieil
Andrès qu'il allait prendre la mer.

Le cacique jeta un regard sur Isabelle et lut sa résolution sur ses
traits.

--Allez, mes enfants! dit-il, que Dieu vous garde et qu'il vous ramène
pour me fermer les yeux. Lorsqu'à votre retour d'Europe vous alliez
livrer combat à un ennemi redoutable, j'ai voulu partager vos dangers;
aujourd'hui, d'autres devoirs me sont imposés, je n'y faillirai point.
Je suis la sentinelle qui veille sur ces rives, le ministre de vos
volontés, l'interprète de vos desseins; je me conformerai aux intentions
de mon glorieux fils le _Lion de la mer_, en priant le ciel de vous
protéger.

Léon et Isabelle, courbant le front, reçurent la bénédiction paternelle.

Moins d'une heure après, la baie de Quiron était redevenue silencieuse.
La frégate qui remontait vers le nord perdait de vue le vieux castel où
l'aïeul attristé méditait sur l'avenir de ses enfants et de sa patrie.

--M'est-il permis de demander où nous allons? dit la jeune femme.

--A la poudre! répondit Sans-Peur.

Dans l'école du canon, le commandement: _A la poudre!_ ordonne aux
pourvoyeurs de se rendre aux soutes avec leurs gargoussiers vides et
d'en revenir avec des gargoussiers pleins. Isabelle comprit que l'objet
principal de la campagne était de s'approvisionner de munitions de
guerre aux dépens de l'ennemi.

--C'est donc au Callao, reprit-elle, que nous tenterons un coup de main?

--Tu l'as deviné.

--Et l'enfant de Sans-Peur en a tressailli dans mon sein, répondit
Isabelle.

Liména, qui entrait dans la dunette meublée des mêmes meubles que la
chambre nuptiale du brig _le Lion_, sourit en voyant le valeureux
capitaine embrasser avec joie celle qui comblait enfin par ces paroles
le plus cher de ses vœux.

--De crainte d'être laissée à terre, reprit Isabelle, je n'ai voulu
parler qu'à bord, au large...

--Mais Andrès?...

--Une lettre d'adieu l'instruit de nos espérances.

--Bien! Et ne crains plus désormais que je te laisse à terre malgré toi.
Il m'importe à moi-même que la compagne du _Lion de la mer_ soit un
marin et un capitaine, comme elle est déjà une héroïne!...

--Des compliments au bout de six mois de mariage!

--La vérité, toujours!



XXVIII

COUPS DE MAIN.


Au Callao et à Lima, on commençait à s'inquiéter de l'absence prolongée
de la frégate de Sa Majesté Catholique, _la Santa-Cruz_, partie pour
Valparaiso, où l'on savait qu'elle n'était point arrivée.--Avait-elle
sombré au large? avait-elle fait naufrage sur quelque côte inconnue?
Entraînée hors de sa route par un coup de vent formidable, était-elle en
relâche dans des îles lointaines où elle se réparait? ou enfin, chose
peu vraisemblable, était-elle tombée au pouvoir des ennemis? On
n'ignorait plus, il est vrai, que l'Espagne avait déclaré la guerre à la
République française, mais on n'admettait point que la République, en
lutte avec toutes les puissances européennes, songeât à expédier un seul
navire au Pérou.

Les meilleurs raisonnements sont susceptibles d'être démentis par les
faits; la prise de _la Santa-Cruz_ en fournit une preuve de plus.

Au coucher du soleil, la frégate battant flamme et pavillon espagnol fut
signalée par les vigies de la côte. Les esprits se rassurèrent; on
attendit patiemment le lendemain pour avoir l'explication de son retard.

L'explication devait se faire singulièrement attendre.

Au beau milieu de la nuit, deux cents hommes débarquèrent au fond de la
baie du Callao, surprirent le poste qui gardait la poudrière de
San-José, forcèrent les portes, s'emparèrent d'autant de munitions de
guerre que les chaloupes et radeaux purent en charger, et en partant
mirent le feu à la poudrière elle-même, qui fit explosion avec un
épouvantable fracas.

Le lendemain la frégate avait disparu.

Or, d'après quelques-uns des soldats de garde, laissés à dessein dans la
baie, les auteurs du coup de main parlaient espagnol.--En conséquence,
on s'accorda bientôt à dire que l'équipage de _la Santa-Cruz_, s'étant
révolté contre ses officiers, faisait la piraterie. Les navires de
guerre dont disposait le vice-roi furent expédiés dans les divers ports
intermédiaires pour y dénoncer _la Santa-Cruz_ comme rebelle; et quant à
la poudrière San-José, on n'eut garde de la reconstruire; aussi les
magasins actuels sont-ils tous situés dans les forts et la citadelle du
Callao.

Une petite corvette espagnole eut le malheur d'être rencontrée par la
frégate de Sans-Peur, qui la prit, livra son équipage aux indigènes pour
augmenter le nombre des mineurs, et démolit le navire, dont les voiles,
l'artillerie et les munitions furent emmagasinées dans la vaste caverne
de _la Lionne_.

Si l'on ne savait point, à Lima, quel était le mystérieux ennemi à qui
l'on avait affaire, Andrès, Isabelle et Léon n'ignoraient aucun des
bruits répandus au Pérou, car ils avaient la ressource d'envoyer des
gens sûrs dans les principales villes. A courts intervalles se
succédèrent plusieurs coups de main non moins heureux que celui de la
poudrière du Callao.

Sous pavillon indépendant, _la Santa-Cruz_ prit ou rançonna plus de
cinquante bâtiments de commerce, à l'ouvert des ports d'Arica,
d'Arequipa, de Pisco et jusque dans le golfe de Guayaquil.

L'abondance régnait parmi les indigènes dévoués à la cause d'Isabelle;
le vice-roi s'alarmait sérieusement et se proposait de mettre en mer une
division destinée à pourchasser la frégate rebelle qui dévastait le
littoral; la vieillesse d'Andrès était remplie de nobles espoirs qui
furent accrus encore par la naissance d'un arrière-petit-fils.



XXIX

NAISSANCES, MARIAGE ET BAPTÊMES.


A l'instant où, revenant de course, la frégate victorieuse mouillait
devant le château de Quiron, l'enfant reçut le jour à bord.

Une salve d'artillerie et un pavois national célébrèrent cet événement
heureux.

La frégate fut aussitôt entourée de balses chargées d'indigènes, à qui
le vieil Andrès, du haut de la dunette, présenta le nouveau-né, qui,
selon les désirs d'Isabelle, reçut les noms de
Gabriel-José-Clodion-Tupac-Amaru.

Son bisaïeul y ajouta le titre de _Condor-Kanki_.

--Voici le nouveau grand chef des Condors! s'écria-t-il. L'enfant des
Incas naît avec l'aurore de notre indépendance. Elle grandira comme lui,
peuples du Pérou. Avant le midi de sa vie, elle illuminera l'empire de
nos aïeux, elle sera le soleil qui dissipera les ténèbres de notre
longue servitude en éblouissant nos oppresseurs! Gloire au prince
nouveau-né; gloire au fils d'Isabelle et du Lion de la mer! Puisse le
Dieu des opprimés lui accorder à jamais sa protection toute-puissante.

Ce fut peu après la naissance de Gabriel de Roqueforte que maître
Taillevent prit enfin la résolution d'imiter son capitaine en demandant
la main de l'aimable Liména.

--Tous mes plans à moi sont coulés, dit-il. J'avais du goût pour le
petit cabotage et la pêche sur la côte de Normandie, avec un brin de
contrebande en Angleterre, histoire de rire,--et me voilà courant la
grande bordée à perpétuité. J'avais l'idée de demeurer le fils de ma
bonne femme de mère à Port-Bail, et d'être le père de ses
petits-enfants; mais le roi, la république, mon capitaine, le
tremblement, le diable s'en sont mêlés; j'ai repassé la chance à mon
matelot Tom Lebon, anglais de nation, français de cœur, ça, c'est connu!
Donc bonsoir les Normandes de Normandie, faut que j'en prenne une
ailleurs, pas vrai?

--Il me semble assez difficile d'être Normande ailleurs qu'en Normandie,
dit Liména en riant.

--Eh bien, la mignonne, voilà ce qui vous trompe, à preuve qu'il ne
tient qu'à vous de passer Normande en devenant la femme d'un Normand qui
s'appelle maître Taillevent, soit dit sans vous offenser.

--Vous ne m'offensez pas du tout, bien au contraire, dit Liména en
souriant.

--Bien au contraire? répéta le maître avec un certain trouble.

La démarche qu'il hasardait ne laissait pas que de lui avoir coûté, en
réflexions et en monologues, plus de cinquante quarts de nuit.

--Je dis au contraire, reprit Liména, parce que je commençais à être
offensée de votre long silence. Dès le premier jour, vous avez pu voir
que j'étais dévouée à madame, comme vous vous l'êtes à votre
capitaine...

--Il n'y a pas de temps perdu, interrompit Taillevent, M. Gabriel ne
fait que de naître. Laissez courir, le mousse qui lui sera dévoué corps
et biens ne sera pas longtemps dans les brumes du Pérou.--A demain la
noce, avec votre permission!

--Mais madame ne sait encore rien...

--Ni mon capitaine non plus; soyez calme malgré ça; je réponds de la
chose.--Enlevé! A demain la noce!

       *       *       *       *       *

Le jour même du mariage de Taillevent eut lieu le baptème de
Gabriel-José-Clodion-Tupac-Amaru de Roqueforte, intrépide enfant dont
l'éducation se fit tour à tour à la mer, dans les gorges des Cordillères
et dans les îles du grand océan Pacifique, où LÉO l'_Atoua_ fut
successivement revu par tous les peuples.

_La Santa-Cruz_ et _le Lion_ se rejoignirent. De beaux combats furent
livrés aux Anglais dans plusieurs archipels et jusque sous les murs de
Sydney.

Parawâ s'y fit remarquer par sa vaillance à toute épreuve. Trop heureux
de combattre sous le Lion de la mer, il s'était hâté de passer à bord de
la frégate, dès qu'elle mouilla dans la baie des Iles.

Un jour vint où, confiant à Paul Déravis le commandement de _la
Santa-Cruz_ et la conduite d'un important convoi chargé de richesses,
Léon remonta son brig refondu à neuf à l'île Taïti.

Le convoi fit route pour le Havre. Sans-Peur expédiait des captures
opulentes au citoyen Plantier, son armateur; il se débarassait d'une
foule de marins fatigués d'être hors de France depuis fort longtemps. Il
ne voulait sous ses ordres que des gens de bonne volonté. D'ailleurs, il
avait eu l'occasion de parfaire en Océanie plusieurs nombreux équipages,
et se trouvait désormais dans une position excellente.

_Le Lion_ en se dirigeant sur la baie de Quiron, captura sans coup férir
_le Duff_, chargé de missionnaires méthodistes, parmi lesquels se
trouvait le misérable Pottle Trichenpot, qui fut accueilli par les
risées de tous les anciens de l'équipage.

--Si j'étais le capitaine, dit Taillevent à la vue du valet devenu
missionnaire, je vous ferais pendre ce mauvais coquin-là pour ne plus le
rencontrer.

--Ça nous ferait un mineur de moins, objecta Liména.

Mais quinze jours après, pendant une relâche dans l'archipel de Tonga,
Pottle étant parvenu à s'évader, Liména convint de bonne foi que son
époux avait eu bien raison.

Au large, peu avant le retour au château d'Andrès, Isabelle devint mère
de deux jumeaux qui reçurent les noms de Léonin-Theuderic et
Lionel-Clodomir.--Ces enfants de la mer atteignirent l'âge de trois ans
sous les yeux de leur bisaïeul, tandis qu'avec des succès toujours
nouveaux, Léon et Isabelle battaient l'océan Pacifique.

Le grand tueur de navires en avait usé trois sur les entre*-faites.

_Le Lion_,--jolie corvette de trente canons à cette heure,--ramenait un
gros trois-mâts chargé de marins indigènes de l'Océanie, quand tout à
coup une grande frégate anglaise se montre à l'ouvert de la baie. Un
corps de cavalerie espagnole apparaît presque au même instant sur les
hauteurs voisines du territoire de Quiron.

--Encore un branle-bas! Camuset, mon camarade, dit Taillevent, m'est
avis qu'il va faire chaud!



XXX

POTTLE TRICHENPOT.


La biographie de Pottle Trichenpot, natif de Darmouth, mérite bien de
distraire un peu la muse de l'Histoire, qui n'a pas souvent le loisir
d'esquisser la silhouette d'un plus impudent rogneur de portions.

Fils d'un ex-cambusier devenu maître de taverne, Pottle employa ses
premières années à sophistiquer les liquides offerts aux habitués du
logis. Un beau soir, il s'empara de la recette de la journée et disparut
sans que ses honorables parents s'inquiétassent de le rattraper.

--Excellent débarras! Qu'il aille se faire pendre ailleurs! dit en
anglais monsieur son père à madame sa mère, qui fut absolument du même
avis.

Cinq ou six autres fils ou filles suffisaient d'ailleurs à leur
tendresse, et l'on peut affirmer qu'ils en auraient aisément donné deux
ou trois pour être bien sûrs que Pottle ne reparaîtrait jamais. Ce
sacrifice peu ruineux fut inutile. Pressé comme vagabond, Pottle avait
l'honneur d'être logé aux frais de son gouvernement sur on ne sait quel
vaisseau de Sa Majesté Britannique. Par l'intermédiaire de ses
contre-maîtres de manœuvre, la même Majesté daigna former à coups de
fouet l'esprit et le cœur de Pottle Trichenpot, sans parvenir toutefois
à faire de lui un mousse passable.

Naturellement lâche, malpropre et filou, il était rempli d'intelligence
pour les travaux occultes qui avaient enrichi ses chers parents. Tant
d'aimables qualités réunies en sa seule personne devaient le faire
distinguer par le munitionnaire en chef du vaisseau _le Warspit_; il se
rendit, par un zèle à toute épreuve, digne d'une pareille distinction;
nul ne pesait et ne mesurait plus mal que lui, nul ne décomptait mieux.
Il savait ses quatre règles dès l'âge tendre, il apprit à lire et à
écrire dans l'espoir de devenir un jour munitionnaire royal.
Malheureusement, enhardi par trop de succés, il ne se borna plus à
filouter l'équipage au profit de son protecteur, et voulut bénéficier de
ses talents. Cette ambition le perdit.

Cent coups de fouet et deux ans de prison lui furent attribués en
récompense de ses mérites; mais à quelque chose malheur est bon. Pottle
fut attaché au service particulier du chapelain de la prison, estimable
ministre qui, chaque soir, se faisait faire par lui la lecture de la
Bible, et qui, plus tard, le donna pour valet à son neveu le master de
la corvette _the Hope_ (l'Espérance). On se rappelle comment cette
corvette fut brûlée sur les côtes de Galice par le corsaire _le Lion_,
et comment Pottle, mis en barrique, recueilli par _la Guerrera_, puis
embarqué sur _la Dignity_, parvint à se faire accepter comme domestique
par le loyal Roboam Owen.

Hypocrite formé par tant d'infortunes et devenu très habile à faire
naître les occasions favorables, Pottle eut le talent de s'insinuer dans
les meilleures grâces du spéculateur qui trafiquait à l'anglaise des
revenus de la Bible dans les archipels de l'Océanie.

A Londres, il fut trouvé digne de toute confiance et en partit avec une
pacotille dont il devait tirer les plus agréables profits.

Le catholicisme est abnégation, désintéressement, dévoûment allant
jusqu'au martyre. Celles des sectes dissidentes qui exploitent les rives
lointaines sont animées par l'esprit diamétralement inverse.

Pottle Trichenpot, marié à Sydney avec la fille d'un déporté, n'était
rien moins que missionnaire anglican lors de la prise du _Duff_.

Possesseur d'une magnifique collection de spiritueux et de bibles, de
ciseaux, de couteaux et de verroteries, il travaillait à l'édification,
à la conversion et à la civilisation des Polynésiens avec un succès des
plus rares. Sa pacotille fut perdue, hélas! mais en dépit du rancunier
Taillevent, le missionnaire Pottle Trichenpot n'eut qu'à se louer des
traitements de Sans-Peur le Corsaire.

En vérité, il fut acueilli en ancienne connaissance. Le capitaine lui
demanda des nouvelles du brave lieutenant Irlandais Roboam Owen. Pottle,
d'abord tout tremblant, se rassura et dit que M. Owen continuait à
servir dans la marine britannique.

--Mais, ajouta le prisonnier, très peu de jours après notre débarquement
au cap de la Higuera, nous nous séparâmes, et je n'ai jamais eu
l'honneur de le rencontrer depuis.

Pottle mentait avec impudence.

Sans-Peur ne fut point tout à fait sa dupe; seulement son indulgence
trop grande, combinée avec la terreur profonde qu'il inspirait à Pottle
Trichenpot, fut cause que ce dernier s'évada au risque d'être dévoré par
les requins ou par les anthropophages.

Pour qu'un tel poltron courût de gaîté de cœur autant de dangers, il
devait avoir la conscience fort lourde et redouter à bon droit que, se
ravisant tôt ou tard, Sans-Peur ne se conformât à la manière de voir de
l'expéditif Taillevent.

Plus heureux qu'il ne méritait de l'être, Pottle Trichenpot fut
recueilli par un autre navire de missionnaires anglicans et se retrouva
bientôt dans une position meilleure que jamais.

Il faut lui attribuer la majeure partie des rapports alarmants que reçut
le gouvernement britannique sur les progrès d'un aventurier français
déjà signalé à son attention depuis longues années: «--Sous les noms
principaux de LÉO l'_Atoua_, Lion de la mer, ou Sans-Peur le Corsaire,
cet odieux pirate, ligué avec les insurgés du Pérou, ne cessait de
persécuter les missions anglaises, s'opposait en tous lieux à leur
établissement, suscitait des révoltes et des massacres, capturait les
goëlettes évangéliques, et menaçait d'expulser les Anglais de toutes les
îles.»

Les missionnaires, en général, se plaignaient des partisans fanatiques
de LÉO l'_Atoua_; Pottle seul était en mesure de fournir de bons
renseignements qu'il compléta par une foule de détails circonstanciés.

Cependant les gouverneurs des diverses audiences du Pérou étaient
parvenus de leur côté à trouver quelques indices de la mystérieuse
puissance exercée contre eux par un ennemi acharné, qui devait avoir des
partisans jusque dans l'intérieur des terres.



XXXI

BATAILLE DE QUIRON.


La frégate anglaise _la Firefly_ avait mouillé au Callao avant de se
diriger sur la baie de Quiron. Son capitaine, qui apportait les
documents fournis par les missions anglaises, se concerta naturellement
avec le vice-roi. Les Espagnols agirent par terre, tandis que les
Anglais allaient attaquer par mer.

Au moment même où Sans-Peur apercevait dans la direction du nord la
frégate ennemie, il vit sur la pointe sud de la baie de Quiron un
pavillon qui lui signalait des dangers à terre.

--Andrès est menacé, dit-il à Isabelle. La route suivie par cet anglais
prouve qu'on a découvert notre asile.

--Ah! mon Dieu! s'écria la jeune mère de famille, je vois des troupes
espagnoles sur la montagne!... et j'ai deux de mes enfants à terre!...

Léonin et Lionel, les deux jumeaux, âgés d'environ trois ans, se
roulaient aux pieds de leur bisaïeul assis sur une sorte de palanquin,
d'où il donnait à voix basse ses ordres transmis aussitôt à ses fidèles
serviteurs.

Gabriel, sur le gaillard d'arrière de la corvette _le Lion_, avait pour
compagnon de jeux un petit garçon d'un an plus jeune que lui, né en mer
et baptisé à bord du nom euphonique de Liméno Taillevent.

Camuset, qui jouissait du privilége d'être spécialement chargé de la
garde du petit Gabriel, était en tiers dans leurs récréations. Il les
suivait dans la mâture, leur enseignait à faire toutes sortes de nœuds,
était leur maître d'escrime, de bâton et de natation, trouvait ses
fonctions charmantes, et avait cessé d'être tarabusté par maître
Taillevent, qui le traitait de camarade.

--Ah! s'il pouvait un jour m'appeler son _matelot_! disait naïvement le
vaillant garçon.

Mais le titre sacro-saint de _matelot_ ne pouvait être décerné par
maître Taillevent qu'à un seul homme dans le monde, c'est-à-dire Tom
Lebon de Jersey, anglais de nation, français de cœur...

--Le mari de ma femme, le fils de ma mère, et le père de ses
petits-enfants! disait encore quelquefois le brave maître par un reste
d'habitude à laquelle Liména mettait bon ordre.

--Ta femme, c'est moi! et le seul petit-fils de ta mère, Liméno notre
enfant.

--Doucement, madame Taillevent, répliquait le maître. Pour la première
chose, j'ai tort; tu es ma femme, et l'autre est celle de mon matelot
Tom Lebon. Mais pour la seconde chose, je dis et je répète que mon
matelot est le fils de ma bonne femme de mère... par _substantation_,
langage du notaire de chez nous.

--Pardonnerez, maître, objectait Camuset, le notaire de chez nous a dit
_substitution_.

--Je n'en fais pas la différence, mon camarade, reprit Taillevent avec
bonhomie, mettons _tanta_, _titu_, _touto_, _tuti_, tout ce que tu
voudras; en néo-zélandais on dirait _papaï_; demande plutôt au vieux
Parawâ.

Parawâ et bon nombre de ses compatriotes étaient alors, soit à bord de
la corvette _le Lion_, soit sur la prise anglaise _l'Unicorn_, qui
entrèrent de conserve dons la baie de Quiron.

_La Firefly_, chargée de toile, gouvernait sur elles, sabords ouverts,
mèches allumées.

_Le Lion_ et _l'Unicorn_ hissèrent pavillon français, l'appuyèrent d'un
coup de canon et s'embossèrent à l'extrémité la plus reculée de la baie.

Sans-Peur emmenant son fils Gabriel, Taillevent, Camuset et cinquante
autres se jetèrent dans la chaloupe ou le grand canot.

Isabelle, suivie de Parawâ, se précipita vers le château de Quiron, où
les serviteurs d'Andrès s'apprêtaient à opposer aux troupes espagnoles
une résistance vigoureuse.

A bord de _la Firefly_, on observait les mouvements des embarcations qui
se remplissaient de marins des deux navires. On crut nécessairement
qu'ils prenaient la fuite.

--_Perfectly well!_ parfaitement bien! dit le commodore anglais. Les
drôles ne se doutent pas de ce qui les attend à terre!.. Allons prendre
leur navires abandonnés. La cavalerie espagnole fera le reste.

Le commodore qui parlait ainsi ne pouvait voir qu'au même instant des
masses de rochers se détachaient des flancs de la montagne où
s'introduisait une nombreuse flottille des balses péruviennes.

_La Firefly_ courait vers les deux navires embossés et qui, abandonnés
ou non, lui présentaient le travers. Avec une prudence digne d'éloges,
le commodore prit du tour de manière à leur offrir le côté, c'est-à-dire
que sa manœuvre ne ressembla en rien à celle qui avait autrefois causé
la prise de _la Santa-Cruz_. Toutefois, trouvant fâcheux d'endommager
inutilement deux navires qui paraissaient en bon état, il mit en panne à
petite portée de canon et fit amener quelques canots qui se dirigèrent
vers la corvette et le trois-mâts _l'Unicorn_.

Les canots abordèrent; les officiers qui les commandaient montèrent sur
le pont. On ne les vit pas redescendre. On ne vit pas non plus amener
les couleurs françaises. Il était évident que les malheureux officiers
de corvée venaient de se faire prendre au piége.

Le commodore se rapprocha en dérivant, et d'une voix menaçante:

--Amenez pavillon, cria-t-il, ou je vous coule!

Rien ne bougea.--Personne ne répondit à la menace.--Les canots anglais,
rappelés à bord, revinrent sans leurs officiers, qui, à peine sur le
pont des navires de Sans-Peur, avaient été brusquement terrassés,
bâillonnés, garrottés et jetés à fond de cale. Autour de chaque canon se
tenaient accroupis un nombre d'hommes suffisant pour le servir, et à
l'arrière, caché par le bastingage, un officier corsaire donnait ses
ordres par signes.

A bord du _Lion_, c'était Émile Féraux,--à bord de _l'Unicorn_,
Bédarieux,--deux braves capitaines de prises demeurés fidèles à la
fortune de Léon de Roqueforte.

--Canonniers!... à couler bas!... Feu!... commanda enfin le commodore de
_la Firefly_.

Un nuage de fumée enveloppa la frégate anglaise.

_Le Lion_ et _l'Unicorn_, se réveillant alors, ripostèrent par leurs
volées; la fumée s'épaissit.

Avant qu'elle se fût dissipée, du flanc de la montagne sortit une
frégate qui, sans un chiffon de toile au vent, s'élançait avec une
rapidité magique sur l'arrière de _la Firefly_, prise inopinément en
enfilade et puis entre deux feux,--car _la Lionne_, toujours sans avoir
déployé une voile, tourna soudain sur elle-même, longea la frégate
anglaise et la cribla d'une seconde bordée à bout portant.

Cette attaque était trois fois fantastique.

Sortie de sa caverne comme elle y était entrée, au moyen d'un chapelet
de balses, _la Lionne_ se hala sur un système d'amarres disposées à
l'avance dans la prévision des deux manœuvres exécutées coup sur coup
avec une admirable précision.

La bordée en enfilade jeta le désordre à bord de _la Firefly_. Son
gouvernail brisé, ses vergues, ses mâts, ses cordages hachés par la
mitraille, ses voiles déchirées et pendantes, la réduisaient à
l'impossibilité de manœuvrer.

Et au même instant, _la Lionne_ abandonnait ses amarres de fond en
larguant ses voiles, tandis que la corvette _le Lion_ et _l'Unicorn_
continuaient à faire feu. Ces deux navires, si peu redoutables dans le
principe, la secondaient maintenant d'une manière désastreuse pour _la
Firefly_.

Cependant, à terre se passait une autre action qui préoccupait à trop
juste titre l'intrépide Sans-Peur.

Isabelle, les deux jumeaux Léonin et Lionel, le noble Andrès et ses
Péruviens étaient attaqués par des troupes nombreuses qui ne reculèrent
pas devant quelques pièces d'artillerie assez maladroitement pointées.

La cavalerie espagnole s'empara même de plusieurs canons. Le vieux
château de Quiron, battu en brèche, allait s'écrouler. Un incendie s'y
déclarait.

--Bas le feu! commanda Léon en hissant pavillon parlementaire.

Le silence se fit sur la baie.

--Capitulez! ajouta Sans-Peur, je vous accorde la vie, la liberté, un
navire et un sauf-conduit pour retourner en Angleterre!

Non!... répondit le commodore, je ne capitulerai jamais devant un
pirate.

--Je suis corsaire français!

--Vous en avez menti!... Feu!... feu partout!

--A l'abordage, donc, et pas de quartier! cria Léon avec fureur.

Un triple choc suivit ce commandement.

_La Lionne_ arrivait en grand sur _la Firefly_ qui dériva sur la
corvette _le Lion_, tandis que _l'Unicorn_ s'accrochait par l'avant. Les
quatre navires, qui se heurtaient et se brisaient l'un à l'autre espars
et pavois, gémissaient en craquant de bout en bout. Ils ne formaient
plus qu'une masse, théâtre de la désolation et du carnage.

Les lions, les tigres, les cannibales, les farouches Néo-Zélandais, les
Polynésiens ou les Péruviens enrôlés comme matelots par Sans-Peur,
déchaînés maintenant, égorgeaient sans pitié les anglais livrés à leur
rage.

--Camuset, veille sur mon fils Gabriel!... A moi, mes canotiers! avait
commandé Léon en lançant son monde à bord de _la Firefly_.

Puis il se jeta dans son canot. Taillevent y gouvernait.

Camuset demeura presque seul sur la dunette de _la Lionne_, où il fut
obligé de retenir de vive force le petit Gabriel qui pleurait parce
qu'on l'empêchait d'aller à l'abordage.

--Une autre fois, mon petit prince, une autre fois ce sera notre tour.
Cette fois-ci, voyez-vous, faut obéir à papa Sans-Peur, qui va vous
chercher maman et vos petits frères.

Gabriel trépignait.

Liméno, plus calme, regardait la bagarre avec un sang-froid juvénile qui
eût assurément charmé maître Taillevent, son père, si maître Taillevent,
à pareille heure, avait pu être charmé par quoi que ce fût.

Un mousqueton en bandoulière, une hache d'abordage et deux pistolets à
la ceinture, noir de poudre et ruisselant de sueur, les yeux fixés sur
le territoire de Quiron, où se livrait la bataille, la main sur la barre
de son gouvernail, Taillevent grommelait ainsi:

--Toujours se bûcher! toujours se crocher, se manger, se défoncer!...
User plus de navires que de paires de souliers!... se battre par mer,
par terre, au large, en rade, dans les îles, chez les Espagnols, chez
les sauvages, et, pour se reposer, faire faire l'exercice du fusil et du
canon à tout ce qu'il y a de peaux tannées, tatouées et basanées entre
les Carolines et les Marquises. Naviguer dans le feu, voyager dans les
tremblements, creuser les montagnes, avoir en garnison dans les mines du
Pérou des ennemis la pioche et la pelle en main, faire tous les métiers,
hormis le bon petit cabotage entre jersey et Port-Bail! Miracle que
d'avoir un pouce de peau sans avaries sur ses pauvres os!... vrai
miracle!... mais, tant va la cruche à la fontaine, qu'elle y demeure en
pantenne!... Va-t'en dire ça en douceur à mon capitaine, tu en seras
pour ta peine!... En avant donc!... en avant le chavirement!...

Le canot abordait au milieu des balses échouées sur le rivage, car tout
ce qu'il y avait de gens capables de porter les armes combattait autour
du palanquin d'Andrès de Saïri.

Les femmes et les enfants quichuas couraient çà et là, sans but; sans
savoir où aller, en poussant des cris de terreur.

--_Démonio_! tas de pécores! leur cria Taillevent en espagnol.
Mettez-vous donc sur les balses et n'allez pas trop loin!... Allons!
Concha, Pépita, Dolorès, Carmen! femelles endiablées, taisez-vous;
attrapez-moi les pagaies!... Si ma femme était là, seulement!

Mais Liména ne s'était pas séparée d'Isabelle.

D'un signe, Taillevent ordonne à deux des canotiers d'organiser une
flottille de balses, tandis qu'à la tête des autres il s'élance sur les
pas de Sans-Peur.

Andrès venait de recevoir une balle en pleine poitrine et ne commandait
plus.

Isabelle, à cheval, tenant ses deux enfants pressés contre son cœur,
était menacée par les cavaliers espagnols. L'amour maternel redoublait
son énergie. Plusieurs fois, tout en battant en retraite, elle déchargea
ses pistolets d'arçon. Autour d'elle, on se massacrait.

Parawâ, son _méré_ casse-tête au poing, abattait quiconque osait
s'approcher d'elle; et Liména, montée sur une jument des Malouines, se
comportait comme un homme.

Cependant, épuisés, décimés, hors d'état de résister davantage, les
Quichuas allaient être enveloppés, lorsque Sans-Peur, Taillevent et
leurs matelots arrivèrent en renversant tout sur leur passage.

A leur vue, Parawâ jette le cri PI-HÉ d'un accent si terrible que
l'épouvante gagne les chasseurs espagnols.--Ils reculent.--Le chemin de
la mer est libre.

--Au galop! Isabelle, au galop!... dit Sans-Peur.

Par malheur, la panique des cavaliers ne dura qu'un instant.

--Eh quoi! dix hommes à pied vous font reculer! A la charge!...
commanda un de leurs officiers, qui se lança sur eux au triple galop.

La baïonnette de Taillevent et une balle de Sans-Peur arrêtent à la fois
cheval et cavalier.

Parawâ tenait par la bride la monture d'Isabelle, une balse accosta.--La
jeune mère, sans descendre de cheval, passe sur le radeau dont Liména
saisit la pagaie.

Autour du palanquin d'Andrès se livrait un combat sanglant.

Mais les Espagnols, maîtres du rivage, n'eurent pas le temps d'en finir
par une décharge à mitraille de leur artillerie.

Émile Féraux lâchait sur eux une bordée qui démonta leurs pièces.
Bédarieux débarquait à la tête de tous les équipages vainqueurs de _la
Firefly_. Et du versant des mornes, se précipitaient comme un torrent
des cavaliers péruviens qui accouraient, trop tard, hélas! au secours de
leur cacique.

Cette mêlée terrible fut appelée la bataille de Quiron.



XXXII

MORT DU CACIQUE DE TINTA.


Déjà, Gabriel-José-Clodion-Tupac-Amaru de Roqueforte, né le 15 mars
1794, a sept ans accomplis,--et, en l'espace de sept ans passés, une
frégate ensevelie dans l'ombre sous une montagne, loin d'être en état de
sortir victorieuse d'une bataille navale, aurait le temps de pourrir
plusieurs fois.

Aussi bien _la Lionne_, qui venait d'écraser _la Firefly_, n'était-elle
plus la même que Sans-Peur y avait cachée dans l'origine. Le grand tueur
de navires avait, à diverses reprises, rouvert et refermé son arsenal
mystérieux, où toutefois il eut toujours soin de tenir un grand navire
en réserve.

Du reste, pendant que Léon et Isabelle sillonnaient les mers de
l'Océanie, pendant qu'ils s'aventuraient jusqu'aux Philippines et
capturaient aux Espagnols, aux Hollandais ou aux Anglais des navires de
tous rangs, Andrès ne négligeait rien pour entretenir _la Lionne_, dont
la cale se remplissait des richesses extraites de la mine des Incas.

Certes! si les circonstances ne permirent point qu'Isabelle entrât en
jouissance des vastes domaines que le marquis son père possédait aux
alentours de Cuzco, elle en fut amplement dédommagée.

Par une bizarrerie fort remarquable, les revenus de la fille des Incas,
régulièrement perçus par un tabellion royal, continuaient à être
adressés à don Ramon en son château de Garba.

De même l'armateur Plantier reçut à bon port divers bâtiments chargés
d'opulentes dépouilles, lesquels furent vendus au Havre pour le compte
du fameux corsaire Sans-Peur, le Surcouf de l'Océanie.

Si la France ignorait les exploits du _Lion de la mer_, les marins s'en
entretenaient assez souvent, sans trop comprendre, il est vrai, par
quels motifs un tel homme avait choisi pour théâtre des parages où l'on
ne semblait avoir aucun grand intérêt, dans le présent ni dans l'avenir.

Les guerres continentales absorbaient l'attention de l'Europe.

A peine s'y occupait-on des faits accomplis dans l'Atlantique ou dans
les mers de l'Inde; à plus forte raison, l'opinion publique ne s'émut
jamais des courses dans les mers du Sud et de l'Océanie, de l'exécuteur
des patriotiques desseins du pieux et libéral Louis XVI, qui voulait la
civilisation par le catholicisme et par la France, _Gesta Dei per
francos_, et conséquemment la lutte sans trêve contre l'influence de
l'hérétique Angleterre.

Personne, si ce n'est l'armateur Plantier, n'était au courant des actes
de Sans-Peur, aventurier en quelque sorte légendaire, car la distance
produit presque les mêmes effets que le temps. Les matelots, de rares
officiers du commerce, certains capitaines corsaires, Paul Déravis,
entre autres, faisaient, à la vérité, des récits merveilleux; mais a
beau mentir qui vient de loin: tout cela était trop fabuleux,
romanesque, incroyable, impossible, absurde même!...

Si le mobile de Sans-Peur avait été ce qu'on appelle _la gloire_, il se
serait singulièrement fourvoyé; mais son ambition était plus haute et
plus noble, comme le prouva bien son discours au pied du lit de mort
d'Andrès de Saïri.

Les Espagnols, enveloppés à leur tour, avaient mis bas les armes;
Sans-Peur, maître de la situation, put, cette fois, s'opposer à un
massacre inutile.

Les soldats prisonniers furent gardés dans les casemates de la montagne;
les équipages retournèrent à leurs bords respectifs pour les déblayer,
les nettoyer et réparer les avaries principales. Un bûcher se dressait
sous le vent; on devait y brûler les morts. Une ambulance était
improvisée sous les arbres du plateau; les femmes, dirigées par les
chirurgiens des navires, pansaient les blessés des deux partis.

Sur les ruines du château, une tente, faite avec les voiles des
chaloupes, abritait le vénérable cacique Andrès, qui venait de recevoir
les derniers sacrements. Car, depuis bien des années, un prêtre, fils
d'une Péruvienne, desservait l'humble chapelle de Quiron.

La population, assemblée sur le plateau, voyait Isabelle, ses trois
enfants et son époux autour du vieillard mourant, qui les bénit sans
avoir la force de prononcer une parole.

Ses derniers regards s'attachaient fixement sur Gabriel-José, son
filleul, l'aîné de la famille.

Ces regards étaient tendres et pleins d'éloquence.

Léon de Roqueforte, étendant la main sur la tête de son fils, dit à
haute voix:

--Mon père, en présence de votre peuple, je vous renouvelle
solennellement ma parole. Je jure que cet enfant, qui porte les noms du
dernier Inca, n'aura d'autre mission que de continuer, après moi,
l'œuvre d'affranchissement du Pérou.

Le vieillard sourit avec reconnaissance.

Les indigènes péruviens brandirent leurs armes, faisant ainsi le serment
sacré de reconnaître le premier-né d'Isabelle comme l'héritier de la
race antique de leurs seigneurs.

--Grâce à Dieu! continuait le corsaire, j'ai deux autres fils qui se
partageront le reste de ma tâche immense. A ceux-ci les mers! A celui-là
les terres! Aux frères jumeaux mes peuples des îles, mes vaisseaux et
l'honneur de servir la France et la foi, en préservant à jamais de la
domination anglaise les nations de l'Océanie. A Gabriel-José la gloire
de délivrer le Pérou de la domination espagnole.--Noble Andrès, illustre
ami de José-Gabriel Condor Kanki, vous qui avez abattu les murs de
Sorata, vous n'avez jamais désespéré du grand triomphe. Et c'est après
une double victoire que votre âme généreuse va se diriger vers les
cieux! De là, elle verra l'accomplissement de ses vœux pour la
patrie.--Et, je vous le dis hautement, hommes du Pérou, vos caciques et
vos Incas, les fiers ancêtres de mes fils, glorifieront le Dieu
tout-puissant, car l'Amérique du Sud tout entière redeviendra
indépendante!

A ces paroles prophétiques, Andrès de Saïri sembla se ranimer un
instant. Une flamme d'espérance brilla dans ses yeux.

--O mes enfants! disait Léon de Roqueforte, je vous aurai obscurément
ouvert les voies de l'avenir!... Moi qui parle, je terminerai ma
carrière ne laissant après moi que le vague renom d'un coureur de
grandes aventures. Dans les champs séculaires de l'histoire, ceux qui
défrichent et qui sèment ne sont jamais ceux qui moissonnent. Les germes
se développent avec une lenteur décourageante pour les ambitions
égoïstes; la mienne n'est point ainsi faite. Comme Andrès, votre
bisaïeul, je mourrai sans regrets, pourvu que je voie les fruits prêts à
mûrir pour les fils de ses petits-fils!

Andrès se souleva sur son lit de mort, et d'une voix éclatante:

--Je vois le Pérou libre! Dieu soit loué! s'écria-t-il.

A ces mots, s'affaissant sur lui-même, le vieux guerrier mourut.

Isabelle et ses enfants fondirent en pleurs.

L'âme du cacique de Tinta, dernier grand chef des Condors, déployait ses
ailes. Elle dut planer longtemps au-dessus du peuple agenouillé qui
répondait à la prière des morts récitée par le prêtre du territoire de
Quiron.

Une grande pompe catholique fut déployée, et chose qu'il convient de
signaler, les Polynésiens, à commencer par Baleine-aux-yeux-terribles,
s'agenouillèrent pieusement devant le Dieu triple et un de LÉO
l'_Atoua_.



XXXIII

ROBOAM OWEN.


A la lueur des torches, on achevait d'ensevelir les restes mortels du
bisaïeul de Gabriel-José de Roqueforte, lorsque deux officiers de _la
Firefly_, préservés à grand'peine de la fureur des sauvages, furent
amenés à terre par un peloton de marins français.

Le pilotin chef de corvée dit à Sans-Peur:

--Par les ordres du capitaine Féraux, je viens vous livrer les deux
officiers de corvée pris à bord du _Lion_ et de _l'Unicorn_. Nos
matelots indigènes ont failli les massacrer, mais nous nous y sommes
opposés en votre nom.

--Vous avez bien fait! s'écria vivement Sans-Peur. Sans les dangers
courus à terre par ma femme, mes enfants et nos malheureux alliés, je
n'aurais jamais commandé l'abordage qui a suivi l'insolente réponse du
commodore.

--Plût à Dieu que notre infortuné commodore eût consenti à me croire!
dit l'un des officiers anglais dont Sans-Peur reconnut la voix.

--M. Roboam Owen! s'écria-t-il.

--Moi-même, commandant; votre prisonnier pour la seconde fois!

--Et pour la seconde fois à la veille de sa délivrance, dit Sans-Peur en
lui tendant la main.

--Commandant, répondit l'Irlandais, malgré toute ma reconnaissance
envers vous, je ne saurais accepter un traitement différent de celui
qui sera fait à mon camarade.

--Qu'à cela ne tienne! répliqua Sans-Peur; qu'il soit donc comme vous
prisonnier sur parole, jusqu'à ce que je puisse vous rendre la liberté.

Le compagnon de Roboam Owen fit un geste de surprise.

--Je vous le disais bien, Wilson, Sans-Peur le Corsaire n'est pas un
pirate, mais un loyal gentilhomme français; tous les odieux récits
auxquels notre commodore croyait si fermement ne sont que des calomnies.

--Je joindrai donc mes remercîments à ceux de M. Owen, mon collègue, dit
en s'inclinant le capitaine Wilson, dont la raideur ultra-britannique
contrastait avec la franchise irlandaise de son compagnon de fortune.

--Ah! je suis bien heureux, monsieur Owen, ajouta Sans-Peur le Corsaire,
que votre tour de corvée vous ait préservé de notre abordage.

--Mieux vaudrait peut-être avoir péri, murmura l'Irlandais avec
mélancolie.

--Pourquoi ce découragement? Brave et loyal comme vous l'êtes, vous
méritez un bel avenir; vous l'aurez!

Roboam Owen ne répondit point. Sans-Peur ordonna que les deux officiers
anglais fussent bien traités, et ne s'occupa plus que de ses nombreux
devoirs.

Le lendemain, Roboam Owen lui fit demander un moment d'entretien.

--Hier soir, capitaine, lui dit-il, en présence de mon camarade et de
vos gens, je ne me suis point permis de parler de don Ramon, que j'ai
revu au château de Garba d'abord, et tout récemment à Lima.

--Don Ramon à Lima! s'écria Sans-Peur avec un vif intérêt mêlé
d'étonnement. Mais il risque d'y être gravement compromis!

--Peu de jours avant notre départ du Callao, il fut jeté dans la même
prison où le marquis son père a été si longtemps enfermé.

--Merci, monsieur Owen, s'écria Sans-Peur avec un accent de colère
véhémente.

--Je ne vous cacherai point enfin, ajouta le lieutenant irlandais, que
don Ramon, dont je m'étais séparé dans les meilleurs termes, me fit à
Lima l'accueil le plus blessant. Aussi lui avais-je envoyé une
provocation en duel, et nous devions nous battre ensemble, le matin même
où il fut arrêté.

--Ce que vous me dites est inconcevable!

--Je n'y ai rien compris moi-même. Aux injures, aux menaces, aux gestes
les plus violents, le marquis de Garba y Palos mêlait, je ne sais
pourquoi, le nom d'un certain Pottle Trichenpot, misérable valet que
j'ai eu quelques instants à mon service.

A ces mots, Sans-Peur pâlit; il avait tout deviné, la cause du voyage de
don Ramon au Pérou comme celle de l'évasion presque téméraire du lâche
Trichenpot.

--Le misérable, pensait-il, commande en mon nom!... Il détruit mon
édifice par la base!...

Le Lion de la mer se prit à rugir. Il appela à l'ordre tous les
capitaines de navires et tous les chefs péruviens.

--Bon! fit Taillevent, encore quelque grand tremblement du diable, c'est
sûr!... je connais ça rien qu'à la voix du capitaine.



XXXIV

LES FRANGES D'OR.


Ramené au sentiment de la justice par la noble conduite de Léon de
Roqueforte, don Ramon avait abjuré les haines de sa famille maternelle.
La lecture des correspondances et des mémoires posthumes du marquis son
père acheva de modifier ses idées; il aurait sincèrement voulu que
l'Espagne traitât en sujets et non en ilotes les descendants de la race
autochtone; mais il était Espagnol et n'admettait en aucun cas les
droits du Pérou à l'indépendance absolue.

Sans-Peur, le _Lion de la mer_, français de nation, compagnon d'armes de
José-Gabriel et d'Andrès, époux d'Isabelle, ancien officier de la guerre
d'Amérique, et, comme tel, ardemment épris du principe de l'indépendance
des peuples, n'était retenu par aucun scrupule; il avait arboré le
drapeau péruvien.

Don Ramon, malgré sa modération actuelle, ne reconnaissait que le
drapeau de l'Espagne.

Dès l'instant où ils se séparèrent, le frère et la sœur étaient donc
dans des camps opposés.

Heureusement, la lutte aurait lieu aux extrémités du monde, et don
Ramon, persuadé qu'il ne quitterait jamais l'Espagne, comptait bien n'y
prendre aucune part. La destinée en décida tout autrement. Le beau-frère
de Léon de Roqueforte, le fils de l'ancien gouverneur de Cuzco, devait
subir lui-même les atteintes de la politique ombrageuse qui avait
autrefois persécuté le marquis son père.

       *       *       *       *       *

Après la bataille des corsaires de Bayonne, le lieutenant Roboam Owen
crut s'acquitter d'un devoir en se rendant au château de Garba. Il
allait y annoncer qu'Isabelle et son valeureux époux avaient triomphé de
tous les obstacles. Non sans déplorer l'insuccès des armes
anglo-espagnoles, il ne manqua point de faire un pompeux éloge de la
loyauté de Sans-Peur le Corsaire.

Don Ramon lui en sut gré.

Don Ramon lui offrit une hospitalité cordiale qui s'étendit forcément à
son valet Pottle Trichenpot.

Mais, par malheur, ce dernier n'ignorait pas les vertus attachées aux
franges d'or de _la borla_ du _Lion de la mer_.--Léon de Roqueforte
avait commis une grave imprudence en donnant publiquement une poignée de
ces talismans au marquis son beau-frère, qui fut touché de sa confiance,
mais n'attacha qu'une importance médiocre au présent du corsaire. Dès
lors, pourtant, si l'on s'en souvient, maître Taillevent grommela en
disant qu'on a connu des Anglais qui entendaient l'espagnol.

Pottle Trichenpot ne perdit pas un mot du discours de Sans-Peur.

Et c'est pourquoi, peu de jours après le départ de Roboam Owen, don
Ramon s'aperçut que les franges d'or avaient disparu. Il supposa que
leur valeur intrinsèque avait seule tenté la cupidité du voleur, et ne
s'inquiéta guère de leur perte.

Puis, s'écoulèrent six années, pendant lesquelles don Ramon se maria en
Espagne, eut plusieurs fils, devint veuf durant un voyage qu'il fit en
Andalousie, et vécut, du reste, dans une complète ignorance du sort de
sa sœur Isabelle. Il supposa seulement qu'elle n'était pas au Pérou, car
il continuait de percevoir la totalité des revenus des domaines qu'y
avait possédés leur père.

Or, tout à coup, à Cadix, il apprit de la bouche d'un officier espagnol,
récemment arrivé des îles Philippines, l'histoire étrange du _Lion de la
mer_ et des missions anglaises de l'Océanie.

--Tandis qu'en Europe, disait l'officier, la révolution française et les
victoires du général Bonaparte tiennent tous les esprits en éveil, les
Anglais fondent à petit bruit un futur empire dans ces mers lointaines.
Ils bâtissent à la Nouvelle-Hollande des villes qu'ils peuplent du rebut
de leur population; ils créent de grandes colonies pénitentiaires, et
répandent en outre dans les divers archipels des missionnaires
protestants qui sont autant de pionniers destinés à préparer leur
domination. Je dois ajouter pourtant qu'ils ont trouvé un rude
adversaire dans la personne d'un certain aventurier français,
généralement connu sous le nom de _Lion de la mer_.

--Le _Lion de la mer_! répéta don Ramon.

A ce nom romanesque, les dames qui chuchotaient à l'extrémité du salon
firent silence et se rapprochèrent. Une foule de questions charmantes
furent adressées à l'officier, qui se trouva bientôt entouré d'un cercle
de jolies femmes jouant de l'éventail.

Don Ramon, relégué au second plan, écoutait avec une ardente curiosité.

Le galant officier reprit en ces termes:

--Le _Lion de la mer_ passe à Manille pour un cavalier accompli. Une
femme d'une admirable beauté l'accompagne dans toutes ses aventureuses
expéditions, et fait les honneurs de son bord avec une grâce exquise. On
assure, d'ailleurs, qu'elle a toutes les qualités d'un valeureux
corsaire. Souvent elle commande la manœuvre, même pendant le combat.

--L'auriez-vous vue, seigneur capitaine?

--Non, mesdames, pour mon bonheur, sans quoi je n'aurais pas en ce
moment l'inappréciable avantage d'être au milieu de vous. Jamais
prisonnier masculin n'a été rendu à la liberté par le _Lion de la mer_.

--Il épargne donc ses passagères?

--Précisément, mesdames. J'ai connu à Manille plusieurs de ses
prisonnières, qu'il relâcha sans rançon; elles se louaient toutes de ses
procédés excellents, de sa courtoisie et de l'affabilité de dona
Isabelle, car tel est le prénom de sa très gracieuse excellence la
Lionne de la mer.

Don Ramon ne douta plus de l'identité du personnage en question. C'était
bien l'époux de sa sœur, Sans-Peur le Corsaire, l'heureux vainqueur de
_la Guerrera_.

--La prétention constante de notre aventurier, continua l'officier
espagnol, est d'être corsaire français; il repousse avec colère la
qualification de pirate, et ne fait la guerre, dit-il, qu'aux ennemis de
sa patrie.

--Pourquoi mentirait-il? dit don Ramon.

--Ses équipages sont un composé de barbares effroyables, parmi lesquels
les matelots français se trouvent en minorité. Il y a des Carolins, des
Taïtiens, des Néo-Zélandais, des blancs, des noirs, des mulâtres, des
métis de toutes les espèces. Les anthropophages y sont en nombres, et,
entre nous, je crains bien que son bord même ne soit parfois le théâtre
d'horribles festins.

--Ah! monsieur, interrompit don Ramon, comment concilier une pareille
opinion avec le traitement courtois fait à ses prisonnières?

--La Lionne Isabelle protège sans doute son sexe.

--Oui!... oui!... s'écrièrent toutes les dames en battant des mains,
cela doit être!.. c'est cela!

--Toujours est-il qu'on ne sait ce qu'il fait de ses prisonniers. Les
anglais assurent que son équipage les mange.

--Oh! l'horreur!

--Il se fait adorer comme un dieu par un grand nombre de peuplades, qui
le vénèrent sous le nom de LÉO l'_Atoua_. Vous devez concevoir qu'il
déteste la concurrence des marchands de Bibles. L'un de ceux-ci,
pourtant, passe pour lui avoir joué un tour impayable.

--Voyons!... quoi donc?

--Je dois dire d'abord que le _Lion de la mer_ a longtemps séjourné au
Pérou;--on assure qu'il a de nombreux indigènes péruviens dans ses
équipages, et qu'il se laisse traiter par eux de gendre du soleil.

--Allons! il ne suffit pas à votre héros d'avoir une femme brillante, il
lui faut un beau-père éblouissant.

--A l'imitation des Incas, le Lion, qui, s'il est dieu, est grand chef
ou roi à bien plus forte raison, aurait adopté l'usage de _la borla_
péruvienne. Il se ceint le front de ce diadème à franges d'or tombant
sur ses épaules comme une crinière.

--Ce doit être superbe.

--Eh bien, chacune des franges de sa borla est un signe au moyen duquel
on peut donner des ordres aux plus farouches cannibales. Or, on
racontait à Manille, avant mon départ, qu'un missionnaire anglais
s'était procuré, l'on ne sait comment, une provision de ces franges
merveilleuses, et que, grâce à leur possession, il faisait égorger les
alliés du Lion par ses meilleurs amis, allumait la guerre entre les
peuplades, et ruinerait avant peu toute la puissance de notre écumeur de
mer.

Don Ramon pâlit.

--Oh! ceci est affreux! dit une Andalouse en souriant. Sur ma foi, je
commençais à m'intéresser à votre galant pirate. Il se fait adorer; tant
mieux pour lui. Quant au fripon d'Anglais, il m'inspire plus de
répugnance qu'une chenille.

--Monsieur l'officier, dit don Ramon, l'histoire des franges d'or
est-elle bien authentique?

--Je la tiens d'un missionnaire anglais qui est revenu en Europe sur le
même navire que moi.

--Et vous rappelleriez-vous le nom du voleur?

--Vaguement... _Pott Tripot_... quelque chose dans ce genre. Du reste,
le nom ne fait rien à l'histoire, qui commence à vieillir; car il y a
bien trois ans que les navires du Lion n'ont paru aux Philippines.
D'après certains bruits, il devait être du côté du Pérou quand je suis
parti de Manille.

Quels contes fit ensuite le disert officier espagnol? Continua-t-il à
captiver l'attention de l'essaim de Gaditanes qui l'écoutaient en
minaudant? Il suffit de dire que don Ramon, consterné, s'était retiré
avec le deuil dans le cœur.

--J'ai été dupe de M. Roboam Owen, s'écriait-il. Sous des semblants
d'amitié, il n'est venu à Garba que pour me faire dérober par son valet
Pottle Trichenpot les précieuses franges que me donna Léon. Eh bien,
réparons ma négligence, s'il en est temps encore! Affrétons un navire,
allons empêcher ma sœur et mon valeureux beau-frère de se faire prendre
aux piéges d'un misérable.

A son arrivée à Lima, le fils de l'ancien gouverneur de Cuzco ne parut
pas suspect. On trouva fort naturel qu'il vînt s'occuper de sa
succession paternelle, dont il s'occupait en effet. On ignorait qu'il
fût le beau-frère du _Lion de la mer_, et l'on croyait sa sœur Isabelle
en Espagne.

Don Ramon fut prudent; il fréquentait dans les lieux publics des gens de
toutes conditions, questionnait fort peu, écoutait beaucoup, et se
proposait, après avoir fait un voyage dans l'intérieur, s'il ne
découvrait rien au Pérou, de se rendre à Manille en traversant tous les
archipels de la Polynésie.

Mais _la Firefly_ mouilla au Callao. Dans l'intérêt de ses recherches
fraternelles, il se mit en rapport avec les officiers de la frégate, où
il se trouva tout à coup en présence de Roboam Owen.

L'Irlandais s'avança vers lui la main ouverte.

Don Ramon lui refusa la sienne et quitta le bord.

L'injure était sanglante. Les camarades du lieutenant irlandais lui
demandèrent quelle avait été la nature de ses rapports avec l'insolent
hidalgo. Owen raconta tout ce qui s'était passé au château de Garba, et
descendit à terre pour exiger une réparation.

Don Ramon, exaspéré, le traita d'hôte parjure, de traître et de voleur.

--Oui, voleur!... ajouta-t-il avec sa violence des plus mauvais jours;
car Pottle Trichenpot n'était que votre instrument.

Sans comprendre la portée de ces paroles, Roboam Owen, à bout de
patience, envoya des témoins à don Ramon.

Mais ce qui s'était dit à bord de la frégate fut officiellement
communiqué le jour même par son commodore au vice-roi du Pérou.

Don Ramon, marquis de Garba y Palos, fils de l'ancien gouverneur de
Cuzco, avait pour sœur une métisse, laquelle était la femme du corsaire
Sans-Peur, s'intitulant le _Lion de la mer_. Don Ramon devait être le
complice des rebelles.

Ceci s'appelle presser les conclusions.

L'embargo fut mis sur le navire de don Ramon, qu'on incarcéra
sur-le-champ. Des visites domiciliaires faites à terre et à bord
amenèrent la saisie de papiers prouvant l'alliance, non contestée
d'ailleurs par le prisonnier, de la petite-fille d'Andrès de Saïri avec
le comte de Roqueforte, dit Sans-Peur le Corsaire et Lion de la mer, qui
avait autrefois pris part à l'insurrection de Tupac Amaru. Aucune autre
charge ne pesait sur le jeune marquis de Garba, mais les anciens ennemis
de son père se réveillèrent de toutes parts. Les bruits monstrueux
répandus par les Anglais, et notamment par Pottle Trichenpot,
s'accréditèrent au Pérou comme à Manille. On y dit que les prisonniers
de guerre de Sans-Peur étaient livrés aux appétits de ses
anthropophages.

Roboam Owen eut beau protester; _le Lion de la mer_ fut traité de
pirate, d'ogre et de cannibale. On s'indigna contre don Ramon, qui
pactisait avec un être pareil, et don Ramon, malgré son innocence, ne
tarda pointa être sérieusement compromis.

Le commodore de _la Firefly_,--marin anglais de l'école impie de
Nelson,--haïssait les Français jusqu'à la démence. Il réprimanda
vertement Roboam Owen pour avoir dit du bien d'un forban ennemi de
l'humanité tel que Sans-Peur le Corsaire. Il admettait sans exception
les plus absurdes calomnies. Il crut que les équipages du prétendu
cannibale le dévoreraient sans miséricorde, et préférant périr les armes
à la main, il fût, par son entêtement, le véritable auteur du massacre.

Sans-Peur avait tout compris.--Il sentait la nécessité d'aller combattre
en Océanie la néfaste influence du missionnaire Pottle Trichenpot,
coupable du larcin des franges d'or. Il voulait délivrer don Ramon, le
réconcilier avec Roboam Owen, et ajourner toutes choses au Pérou,
puisque Andrès était mort et son fils Gabriel trop jeune encore pour se
mettre à la tête des Péruviens.

Enfin, il considérait comme un devoir sacré de rendre avec pompe les
honneurs funèbres au dernier des Incas.

A ses ordres, les officiers de mer et les chefs quichuas accoururent.

--Mes amis, leur dit-il, une crise nouvelle commence. Elle va nous
priver du repos auquel nous avions tant de droits. Mais d'impérieuses
nécessités m'obligent à ne point perdre un instant. Notre double
victoire d'aujourd'hui ne porterait aucun fruit, si nous tardions
d'agir. A l'œuvre donc, et que chacun rivalise de zèle! Qu'on répare en
toute hâte les navires capables de prendre le large.--Et qu'à terre,
hommes, femmes, enfants, chacun soit prêt à partir dès le point du jour
pour les bords du grand lac de Chicuito, car nous évacuons tout à la
fois le territoire et la baie de Quiron.--Allez!... employez bien la
nuit... et que Dieu vous garde!...

--Vois-tu ce que je te disais, Camuset, mon camarade! disait maître
Taillevent. Après cette journée de batailles, pas plus de hamacs que de
musique. Attrape à calfater, clouer, regréer et jumeler nos barques!...
Et demain, en route, pour changer!... Et voici tantôt vingt ans que ça
dure!... sans compter que, peut-être bien, nous ne sommes pas plus
avancés qu'au premier jour.

--Maître, m'est avis pourtant qu'au Havre, chez l'armateur, il y a des
piastres pour nous, dit Camuset. Votre bonne femme de mère, la mienne et
mon vieux père en profitent. C'est autant de pris sur l'ennemi, comme
vous dites des fois.

--Camuset, tu es matelot, dit Taillevent en prenant la route du bord.

Et Camuset, fier et pensif, le suivait d'un pas délibéré.

--Matelot!... il m'a dit que je suis matelot!... Voilà un éloge, et un
crâne!... Mais j'aurai beau me faire couper en morceaux pour lui, sa
femme Liména et son fils Liméno, il ne m'appellera jamais _son matelot_,
vu que je ne suis pas personnellement dans la peau de Tom Lebon de
Jersey, anglais de nation, français de cœur...

Sur quoi Camuset poussa un soupir profond.

       *       *       *       *       *

Sans-Peur le Corsaire, donnant l'exemple d'une infatigable activité,
passa la nuit à surveiller les travaux de ses gens à terre et à bord.

La frégate _la Lionne_, la corvette _le Lion_ et le transport
_l'Unicorn_, convenablement réparés, se répartirent comme lest
l'artillerie de _la Firefly_, dont la carcasse, criblée de boulets, fut
abandonnée sur les roches, où la tempête devait achever de la détruire.



XXXV

DOULEUR ROYALE.


Quand tout fut prêt, Léon permit à ses gens de se livrer au sommeil
pendant quelques heures; mais il n'essaya même point de prendre un
instant de repos.

Un calme profond, qui eût mis obstacle à l'appareillage, régnait sur la
baie. Dans les plaines et les mornes régnait un calme profond.

Quelques rares sentinelles immobiles aux avant-postes veillaient en cas
d'alerte.

Le silence avait succédé au tumulte des combats, des travaux maritimes
et des préparatifs de départ.

Isabelle, agenouillée, priait auprès du corps de son aïeul. Ses trois
enfants dormaient.

Les regards de Léon s'arrêtèrent sur la couchette des deux jumeaux
endormis dans les bras l'un de l'autre.

--Grandissez! grandissez! murmura-t-il, et lorsqu'un jour vous vous
trouverez dans quelque situation semblable à la mienne, point d'embarras
pour vous. N'ayant qu'une pensée, vous serez deux pour vous partager les
rôles; vous pourrez être à la fois unis et séparés, agissant aux deux
extrémités du monde, et votre aîné, je l'espère, coopérera puissamment à
l'œuvre qui sera votre partage!

Puis, avec une émotion paternelle, il fixa les yeux sur Gabriel endormi:

--Mais toi, malheureux enfant, tu seras seul aussi!... Vais-je donc en
être réduit à t'abandonner sans pitié!... Tu ne m'appartiens plus,
hélas!... Un peuple entier exigera que je te livre à son dangereux
amour!... Il leur faut un gage vivant de notre sincérité... Ils veulent
un otage, et moi, je ne puis le leur refuser, sous peine de trahison.
Oh! le fardeau m'accable!... mon esprit et mon cœur sont brisés!...

La complication des événements était telle que, malgré la promptitude
énergique de son coup d'œil, Léon ne savait à quel parti s'arrêter.

Un homme couvert de poussière s'arrêtait alors dans la gorge du nord,
donnait le mot de passe à la sentinelle, et pénétrait dans le territoire
de Quiron. Il était porteur d'une dépêche en chiffres adressée au _Lion
de la mer_ par un de ses agents secrets en résidence à Lima. Léon brisa
le cachet et lut:

«Un sourd mécontentement règne dans la ville, où l'arrestation du
marquis don Ramon de Garba y Palos, récemment arrivé de Cadix, a produit
un fâcheux effet.--Personne n'ignore désormais qu'en Europe la France et
l'Espagne font cause commune contre l'Angleterre. Un officier anglais de
la frégate _la Firefly_, entrée au Callao sous pavillon parlementaire,
ayant dit hautement que vous êtes un corsaire français, et non un
pirate, une partie du conseil a blâmé les mesures prises par Son
Excellence.--On trouve surtout le vice-roi coupable d'avoir accepté le
concours de la frégate anglaise, et d'avoir combiné ses opérations avec
celles d'un navire ennemi de Sa Majesté Catholique.

«Les nouvelles de l'audience de Cuzco sont, en général, très alarmantes
pour le gouvernement. Il paraît que de toutes parts les caciques se
refusent à subir l'autorité des corregidores. On s'attend à une
insurrection des indigènes. On ajoute que le fils du marquis de Garba y
Palos est seul capable de conjurer le péril. Les créoles, prêts à se
prononcer en sa faveur, demandent tout bas qu'il soit appelé au
gouvernement de Cuzco; mais le vice-roi compte sur le succès de la
frégate anglaise, et des troupes envoyées contre votre seigneurie pour
agir ensuite avec vigueur.

«Plaise à Dieu que nos armes aient triomphé!»

       *       *       *       *       *

Après avoir médité sur le contenu de cette dépêche, Léon de Roqueforte
en saisit toute la portée.

--Andrès n'est plus! La politique étroite des Péruviens indigènes peut
désormais s'élargir sans obstacles. Un parti créole se forme donc
enfin!... L'avenir est là!

Les créoles, c'est-à-dire les descendants des Espagnols établis dans le
pays depuis la conquête, constituaient la majeure partie de la
population européenne. S'ils imitaient jamais les citoyens des
États-Unis, la cause de l'indépendance du Pérou serait gagnée. La
question se réduirait donc à empêcher que les intérêts des populations
aborigènes ne fussent sacrifiés.

--A vrai dire, Isabelle et mon propre fils Gabriel sont créoles. Les
deux races fusionnées ont produit un nombre considérable de métis, et le
Pérou, déjà civilisé sous les Incas, n'est pas du tout dans les mêmes
conditions que la Nouvelle-Angleterre, où les Indiens se sont toujours
retirés devant la civilisation. Mais il faut encore beaucoup de temps
pour vaincre les répugnances réciproques, et l'heure presse, et la
moindre faute aujourd'hui retardera d'un siècle peut-être le succès des
Péruviens.

Léon n'ignorait plus les bruits infâmes répandus à Lima sur son compte.
La disparition totale de ses prisonniers confirmait ces bruits, qu'il
était sage de démentir. A la veille de quitter le Pérou pour plusieurs
années sans doute, et lorsque le vénérable chef des Condors n'imposerait
plus aux naturels, pouvait-on continuer à exploiter une mine d'or qui,
depuis sept ans, avait produit assez de richesses? Enfin, l'Espagne et
la France étant alliées, la guerre que le corsaire français faisait à
une colonie espagnole cesserait d'être conforme au droit des gens, du
jour où le vice-roi le reconnaîtrait pour un loyal serviteur de la
France.

Léon écrivit en conséquence au vice-roi du Pérou:

«J'ai l'honneur de faire part à Votre Excellence de la destruction
complète de la frégate de Sa Majesté Britannique _la Firefly_, par la
division navale rangée sous mes ordres.

«En même temps, un corps de troupes espagnoles, imprudemment expédié
contre mes généraux auxiliaires, a été contraint de mettre bas les
armes.

«Je déplore la nécessité où Votre Excellence ne cesse de me placer
contrairement aux intérêts et à l'alliance de nos deux gouvernements. Et
après une double victoire, mû par des sentiments de conciliation qu'elle
voudra bien apprécier, je lui adresse la présente dépêche dans l'espoir
que, cessant de croire à d'exécrables calomnies, elle voudra bien unir
ses efforts aux miens pour la pacification générale.

«Dans le cas où Votre Excellence consentirait à donner à mes fidèles
alliés toutes les garanties suffisantes, les prisonniers espagnols que
je viens de faire sur le territoire de Quiron lui seraient renvoyés avec
armes et bagages. Quant aux autres, beaucoup plus nombreux, que je
retiens en captivité depuis le temps où nos deux gouvernements étaient
en guerre, ils devraient être expédiés directement en Espagne.

«Mais dans le cas où Votre Excellence, continuant de me considérer comme
un pirate, dédaignerait d'entrer en négociations, elle me réduirait à
user du droit de légitime défense, à déployer contre elle, avec la
dernière rigueur, toutes mes forces de terre et de mer; à soulever les
populations péruviennes au nom même de Sa Majesté Catholique, alliée de
la France, et à ne pas reculer devant les moyens désespérés qui sont la
ressource de tout adversaire injustement mis hors la loi.

«Cela, nonobstant les plaintes que les agents diplomatiques de la France
feraient valoir auprès de Sa Majesté Catholique pour faire retomber sur
Votre Excellence toute la responsabilité des événements.»

Cette réponse fut scellée d'_or au lion rampant de gueules_ qui est
Roqueforte, et signée:

              LE COMTE DE ROQUEFORTE,

      Capitaine de frégate honoraire, commandant la division des
        corsaires français stationnée dans la baie de Quiron.

Les prisonniers espagnols furent répartis à bord des trois navires; les
blessés hors d'état d'être transportés par terre, recueillis à bord de
_l'Unicorn_, dont on fit une sorte d'hôpital, et à midi sonnant, la
division, pourvue des ordres de Sans-Peur, appareilla sous le
commandement d'Émile Féraux.

Roboam Owen et son camarade le capitaine Wilson, remis en possession de
tout ce qui leur appartenait, quoique _la Firefly_ eût été livrée au
pillage, devaient être traités en passagers du gaillard d'arrière.

--Ces messieurs, avait dit Léon, ne débarqueront que lorsqu'il leur
plaira, car je ne leur ai pas rendu la liberté pour les faire tomber au
pouvoir des Espagnols.

Une copie de la dépêche officielle était destinée à don Ramon, ainsi
qu'une lettre explicative et fraternelle dont fut chargé l'émissaire de
l'agent secret du _Lion de la mer_ dans la ville de Lima.

Enfin Parawâ reçut confidentiellement la promesse que LÉO l'_Atoua_ ne
tarderait point à reparaître dans ses îles de l'Océanie. Le
Néo-Zélandais l'accueillit avec joie; mais Taillevent, en tiers dans
cette conférence secrète, ne put réprimer un grognement.

--Et nous voici à terre... laissant filer au large nos trois navires!...
murmurait-il.

--Puis-je me dédoubler? dit vivement Léon, ou croirais-tu M. Émile
Féraux indigne de ma confiance?

--Non, non!... M. Féraux est un brave... Non! mais... dame!... on a vu
partir tant de navires qui ne sont pas revenus... Et m'est avis que nous
aurions grand mal à nous déhaler d'ici à la nage...

--Eh bien, regrettes-tu de n'être pas à bord... avec ta femme et ton
fils?... Je n'ai qu'un signe à faire... Sois libre... s'écria Sans-Peur
avec colère.

Il ne sentait que trop le danger de se séparer de ses trois bâtiments à
la fois; mais sa baie et sa caverne étant désormais connues, il
préférait, après mûres réflexions, les faire naviguer de conserve à les
isoler. _La Lionne_ et _le Lion_ réunis constituaient une force
imposante, car _l'Unicorn_, gros transport, ne pouvait guère compter
comme bâtiment de combat. Les trois navires ensemble résisteraient plus
aisément aux attaques, et mieux au large qu'au mouillage.

Cependant les observations du maître étaient justes; elles répondaient
aux appréhensions du capitaine, qui s'emporta et ne tarda point à s'en
repentir.

Taillevent s'était découvert le front; silencieux comme une statue, les
yeux fixés sur son capitaine, il essayait en vain de retenir ses larmes.
Ses joues bronzées et sillonnées de cicatrices en étaient baignées.

--Il pleure!... dit Parawâ.

L'emportement de Léon se calma soudain; il prit avec vivacité la main de
son fidèle matelot:

--Pardon! mon vieil ami; pardon mille fois... J'ai tort!... j'ai tous
les torts!...

Taillevent dit alors d'une voix douce:

--Je croyais, mon capitaine, avoir le droit de grogner, c'est ma mode...
mais soyez calme, une autre fois on se taira!...

--Non! non!... grogne! je le veux, je l'ordonne, je le désire... Grogne,
mon fidèle grognard!... mon ami, mon compagnon des jours de misère,
grogne tant qu'il te plaira, car c'est ton droit, comme tu l'as bien
dit.

--Merci, capitaine, mais le vôtre est de vous mettre en colère quand ça
vous soulage; seulement, tenez, ne me parlez plus de ramasser ma peau à
l'abri quand vous risquez la vôtre... ou bien Taillevent en fera tant
d'eau par les yeux qu'il en coulera au fond.

Baleine-aux-yeux-terribles, Parawâ-Touma l'anthropophage, fut touché par
cette scène et dit sentencieusement:

--Taillevent a remué le cœur d'un grand chef.

       *       *       *       *       *

La caravane funèbre se mit en marche.

Un nombreux escadron de _gauchos_, métis ou Péruviens pur sang, armés
comme pour le combat, formait l'avant-garde.

Le cercueil d'Andrès, escorté par ses principaux serviteurs, s'avançait
ensuite.

Léon de Roqueforte, Isabelle et ses enfants vêtus de deuil, le suivaient
de près, ainsi que Liména, son fils Liméno et quelques domestiques des
deux sexes, accompagnés par un peloton de marins entre lesquels on ne
signalera que maître Taillevent, l'alerte Camuset et
Baleine-aux-yeux-terribles.

Vieillards, femmes, enfants, tous les habitants de Quiron formaient un
groupe considérable que protégeait une vaillante arrière-garde composée
de mineurs et de cavaliers indigènes.

On ne rechercha point cette fois les chemins écartés.

On s'avançait à découvert, sans craindre de traverser les cantons
occupés par les Espagnols ou les créoles.

A diverses reprises, les corregidores assemblèrent leurs milices en
armes ou envoyèrent des troupes en reconnaissance; toujours la fière
attitude du convoi le préserva de toute attaque.

--Qui vive? criaient les éclaireurs espagnols.

--Laissez passer un mort illustre, répondait l'un des chefs aymaras,
chicuitos ou quichuas de la tête de colonne.

--Où allez-vous?

--A l'île de Plomb, pour rendre à la terre les dépouilles du dernier des
Incas.

--Vous vous avancez comme une armée sous un drapeau inconnu.

--Ce drapeau est celui de notre nation et de notre chef. Il se déploie
librement, mais ne menace personne. Voulez-vous la paix? laissez passer
les restes du cacique de Tinta. Voulez-vous la guerre? nous sommes prêts
à repousser la force par la force.

Le belliqueux cortége grossissait en chemin. Des tribus entières,
descendant des montagnes, s'adjoignaient aux cavaliers quichuas. Les
corregidores, instruits des résultats de la bataille de Quiron,
jugeaient prudent de ne point entraver leur marche.--Mais des estafettes
expédiées au vice-roi de Lima devaient singulièrement accroître ses
inquiétudes.

«Une femme de la race antique des seigneurs du Pérou, dirigeait vers le
grand lac une multitude d'Indiens armés et d'aventuriers encore plus
terribles. Les tribus de la province accouraient de toute parts autour
d'elle. La fille de Catalina venait imiter sa mère et soulever les
indigènes contre l'Espagne. On demandait de prompts secours.»

Voulant laisser supposer qu'il était à la tête de son escadrille, Léon
s'effaçait.

Isabelle seule exerça le commandement de la petite armée qui
accompagnait les restes d'Andrès de Saïri. Seule, elle répondit aux
rares corregidores qui eurent le courage de se présenter en personne.

L'un d'eux, au nom du roi d'Espagne, ordonnait aux Indiens de se
disperser.

--Au nom de Gabriel-José Tupac Amaru, en avant! s'écria Isabelle l'épée
en main.

Et le corregidor écrivit au vice-roi que la fille de Catalina évoquait
la mémoire du fameux chef de l'insurrection de 1780.

Isabelle pourtant ne parlait qu'au nom de son fils aîné. La pauvre mère
le compromettait, hélas! sans prévoir qu'il faudrait le livrer aux
nations réunies autour d'elle.

Mais Léon de Roqueforte sentait cette nécessité fatale, et son front
s'assombrissait à mesure qu'on approchait des bords du grand lac. Son
cœur paternel saignait.

Ce corsaire républicain était vraiment roi, puisqu'il ressentait une
douleur royale.

Les peuples qui le reconnaissaient pour leur grand chef et leur _atoua_,
menacés par les perfidies des Anglais, couraient les plus grands périls;
son devoir était de les secourir. Un devoir non moins sacré l'obligeait
à ne point déserter la cause des indigènes du Pérou. Pouvait-il payer
d'ingratitude leur inaltérable dévoûment? et à la veille de conclure la
paix avec le vice-roi, dans des pensées de haute politique, il est vrai,
quelle preuve leur donner de la sincérité de ses intentions, quel gage
leur laisser?... N'avait-il pas permis de ceindre du diadème des Incas
le front de son fils Gabriel?...

Tandis qu'Isabelle commandait comme un chef de guerre, Sans-Peur se
faisait attentif comme une mère pour Gabriel, son jeune fils. Jamais il
ne s'était montré aussi tendre, jamais il n'avait paru aussi triste.

--Mon capitaine a du gros chagrin, disait Taillevent à Camuset. J'ai
relevé la chose dans le coin de ses yeux. Il a du gros chagrin, et je
gagerais ma vieille pipe finement culottée contre le quart d'une chique
de tabac, que notre cher petit M. Gabriel court un mauvais bord.

--Tonnerre!... pas possible, maître!

--Possible... trop possible... Risquer sa peau, bon!... mais se couper à
soi-même un morceau du cœur! dame!... Ah! je ne grogne plus aujourd'hui,
tout ça me fait trop de peine.

--Vous avez donc idée de la chose, maître?

--Oui et non!... non et oui... Assez causé!... Mais, vois-tu, j'aime
bien Tom Lebon, mon matelot...

--Oh! Oui, que vous l'aimez, cet Anglais de nation, Français de cœur!
murmura Camuset en soupirant.

--On n'a qu'un matelot, un vrai, un autre soi-même, et celui-là, pour
Taillevent, c'est Tom Lebon, du depuis notre temps de mousse à bord de
_la Grenouillette_, entre Port-Bail et Jersey!... On n'a qu'un
matelot... Eh bien, malgré ça, celui qui soulagera mon capitaine
rapport à son fils Gabriel, quand même celui-là serait le dernier des
_ratapiats_, je l'appellerais de même mon matelot!... Oui, Camuset, je
le jure, foi de Taillevent!... et il serait pour moi le frère jumeau de
Tom Lebon, anglais de nation, français de cœur!...

--Pour lors, maître! interrompit Camuset avec enthousiasme, ne cherchez
pas; j'en connais un paré à tout, et qui n'est pas le dernier des
_ratapiats_, on s'en flatte, ayant été particulièrement, personnellement
et paternellement éduqué par maître Taillevent du _Lion_.

--Je m'y attendais, mon fils, dit le maître d'équipage en serrant la
main de son digne élève. Et puisque ça y est, attrape à doubler et
cheviller ton tempérament en cuivre, en fer, en corail, en diamant et en
plus dur encore!... Tu sais l'espagnol, l'anglais et la cavalerie comme
le matelotage; tu as du courage, de la patience et de l'idée aussi!...
Tu es paré!...

--Oui, parole de Camuset!

--Ah! mon brave enfant, quand tu vas passer frère jumeau à Tom Lebon, tu
pourras pour longtemps dire adieu à la mer jolie.

--C'est vrai! je comprends ça!... Mais je servirai M. Gabriel, comme
vous, vous servez son père, et je serai pour la vie le matelot à maître
Taillevent!

       *       *       *       *       *

Plusieurs vastes radeaux, construits à la hâte par les tribus
riveraines, transportaient alors le cortége funèbre dans l'îlot sacré
des Incas.

Léon avait la main droite posée sur l'épaule de son fils Gabriel,
couronné de _la borla_ péruvienne. La victime était ceinte du bandeau.
Un grand sacrifice ne devait pas tarder à s'accomplir.

Liména gardait Léonin et Lionel, émerveillés de tout ce qu'ils voyaient.

Isabelle conduisait le deuil.

A la même heure, au Callao, le tocsin sonnait, la garnison courait aux
armes, et la population alarmée répétait de toutes parts le nom
formidable du _Lion de la mer_.

Les vigies signalaient une division française composée d'une frégate,
une corvette et un transport.

Émile Féraux fit arborer au grand mât des trois navires le pavillon
parlementaire, qui fut appuyé de trois coups de canon.



XXXVI

LE JEUNE PRINCE.


L'île de Plomb n'était pas assez vaste pour les multitudes réunies
autour du cortége funèbre.--Sur les rives du lac demeurèrent à cheval,
et prêts à repousser toute attaque, les pelotons d'avant-garde et
d'arrière-garde. Sur le lac même, les barques et radeaux chargés
d'Indiens formaient autant d'îlots flottants dont le nombre ne cessait
de s'accroître.

Les cérémonies chrétiennes furent accomplies avec pompe; les prières des
morts répétées par dix mille voix entrecoupées de sanglots. Puis la
pierre tombale fut replacée sur les restes mortels d'Andrès de Saïri,
cacique de Tinta, grand chef des Condors, homme vaillant qui, n'ayant
jamais pris le titre d'Inca, ne laissait pourtant pas que d'en avoir
exercé l'autorité depuis vingt ans sur toutes les nations fidèles.

Son grand manteau de guerre aux vives couleurs avait été enlevé de
dessus le cercueil, au moment de l'inhumation. Les caciques demandèrent
qu'on le partageât entre eux.

Par les ordres d'Isabelle, Liména le découpa en bandes étroites, et
Gabriel procéda aussitôt à leur distribution solennelle. Il commença par
sa propre mère, qui s'en fit une ceinture dont la nuance tranchait sur
sa robe de deuil. Toutes les femmes l'imitèrent.

Depuis,--et de nos jours encore,--il est d'usage que les Péruviennes
portent le deuil du dernier Inca, en cousant une bande d'étoffe de
couleur sombre sur le côté de leurs jupes.

Les caciques se décorèrent des lanières du _poncho_ de leur vénérable
doyen et seigneur.

Mais lorsque Gabriel, qu'on voyait entre la reine Isabelle et son époux
le _Lion des mers_, se passa autour du corps comme une écharpe la
dernière bande d'étoffe, des clameurs enthousiastes retentirent,
longuement répétées par les échos des montagnes.

--Vive le jeune Inca!... Vive Gabriel-José!... Vive à jamais notre
prince!...

--Vive Tupac Amaru, grand chef des Condors!...

--Vive le Pérou!... Vive l'indépendance!...

Isabelle s'aperçut que Léon avait pâli.

Car à l'instant où, sur les bords du lac sacré, un véritable cri de
guerre était poussé par les nations indigènes,--à l'instant où son fils
en était proclamé le chef, il savait que des négociations pacifiques
devaient être entamées entre sa division navale et le vice-roi du Pérou.

De longues années d'efforts avaient été nécessaires pour opérer la
fusion des tribus rivales, et pour faire renaître leurs antiques
espérances. Mais à cette heure, lorsque d'une seule voix elles ne
demandaient qu'à secouer le joug, une haute raison d'État exigeait qu'on
calmât leur effervescence.

--O mon ami! dit Isabelle, quelle est ta crainte ou ta douleur? Jamais,
dans les plus grands dangers, je ne t'ai vu pâlir ainsi... Parle! A quoi
penses-tu donc?

--Ils demandent la guerre, et je veux la paix maintenant. Ils veulent
reconquérir l'indépendance que nous leur avons toujours promise; et si
nous cédons à leurs vœux, la cause de l'avenir est perdue pour eux comme
pour nous!

--Mais alors, pourquoi être venus, pourquoi les avoir rassemblés ici?

--Parce que je ne sais trahir, ni me parjurer; et dût ce peuple nous
massacrer à l'instant même, nous et nos trois enfants, je préférerais
périr ainsi, à m'être enfui avec mes navires, en le livrant à ses
oppresseurs.

--Après avoir déchaîné la tempête, espères-tu donc la calmer? Le peuple
est partout le même; celui qui nous entoure est moins civilisé
assurément que le peuple français. Et tu m'as dit cent fois que si ton
roi Louis XVI a succombé, c'est pour avoir fait imprudemment de trop
généreuses promesses qu'il n'a plus ensuite pu tenir.--O Léon, ne
reculons pas!... Il est trop tard!... Aux armes!...

--Émile Féraux propose la paix en mon nom au vice-roi du Pérou.

Isabelle pâlit à son tour.

--O mon Dieu! murmura-t-elle, par quel motif m'as-tu caché tes desseins?

--Pardonne-moi, Isabelle!... Car ce ne fut point à une mère que
l'Éternel demanda le sacrifice d'Abraham!...

Isabelle, éperdue, se précipita sur son fils Gabriel, et l'embrassant
avec force:

--Non! non!... jamais!... non! je ne l'abandonnerai pas!...

Léon se plaça entre elle et les deux frères jumeaux.

--J'y consens!... nous nous séparerons!... mais ceux-ci
m'appartiendront, et je les emmènerai...

--Eux!... ils sont à moi aussi! s'écria la jeune mère courant vers eux
avec amour. Non! non! je ne veux pas qu'ils me soient arrachés!

--Il faut choisir pourtant! dit Léon avec un calme terrible. Il faut
choisir, madame!... Et voilà pourquoi mon cœur brisé a gardé le silence;
voilà pourquoi, me défiant de mes forces, je me suis mis en présence de
ces peuples à qui appartient notre fils Gabriel.

--Restons tous ensemble!

--Femme!... croyez-vous donc votre époux capable d'une lâcheté?

C'eût été une lâcheté, en effet, que de déserter à la fois la division
navale engagée dans des négociations délicates, et les îles de l'Océanie
où, par suite du vol des franges d'or, des ennemis commandaient
maintenant au nom de LÉO l'_Atoua_.

Isabelle en savait assez pour comprendre dans toute son étendue la
foudroyante réponse de son mari. Pressant ses trois fils contre son sein
maternel, elle s'agenouilla en demandant à Dieu d'avoir pitié de ses
angoisses.

Cependant, les caciques chefs de tribus, rassemblés en conseil dans les
ruines du temple, non loin de la tombe d'Andrès,--étonnés, immobiles,
muets et saisis d'un respect profond,--ne savaient comment interpréter
cette scène douloureuse.

Les peuples faisaient silence.

Alors, Léon s'avança et dit d'une voix ferme:

--Par la mémoire de Tupac Amaru, l'illustre Inca, mis à mort avec
ignominie,--par la mémoire de l'aïeul de mes enfants, le glorieux
Andrès, dont la tombe vient de se refermer sous vos yeux,--par le sang
de mon fils aîné Gabriel, votre grand chef, écoutez-moi, peuples du
Pérou! Écoutez, et veuille le Dieu tout-puissant que vous ne doutiez pas
de la sincérité de mes paroles!... Andrès et moi, nous vous avons promis
l'indépendance!... nous avons combattu pour votre liberté!... nous
n'avons cessé de vouloir que votre gloire antique, s'élevant vers le
ciel comme un immense palmier, étende ses rameaux sur tout l'empire des
Incas. Ces desseins, ces vœux n'ont pas changé, ils ne changeront
jamais!... Et pourtant, ici, tandis que vous criez: «--Aux armes!»--le
_Lion de la mer_, votre ancien allié, osera vous dire: «Patience!»

Les caciques tressaillirent. Le silence ne fut point troublé. Mais,
comme une étincelle électrique frappant à la fois tous les cœurs, le mot
_patience_, les fit tous bondir.

Isabelle, tremblante, tenait Gabriel plus étroitement embrassé. Camuset
armé jusqu'aux dents s'était glissé près d'elle. Maître Taillevent fit
des signes mystérieux à ses camarades; mais Parawâ-Touma, la
Baleine-aux-yeux-terribles ne sembla pas les comprendre.

Pour servir le _Lion de la mer_, n'avait-il pas dix fois laissé à la
Nouvelle-Zélande son fils Hihi, Rayon-du-Soleil, tous ses autres enfants
et ses femmes, au risque de ne plus trouver à son retour d'autres
vestiges de sa famille que des têtes desséchées sur les palissades de
quelque peuplade ennemie, secondée par les hommes de la tribu de Touté?
La fille des Incas n'était à ses yeux qu'une femme dont les douleurs
maternelles n'émurent point son naturel farouche. Il approuvait, il
n'admirait pas, la conduite de LÉO l'_Atoua_, chef suprême ou pour mieux
dire Rangatira-Rahi de la Polynésie.

--J'ai dit: Patience, répéta Léon d'une voix ferme, mais je ne demande
que huit jours pour trancher la question de paix ou de guerre.

De sourds murmures se firent entendre.

Dans tous les groupes, sur l'île, sur les radeaux, sur le rivage, les
paroles de Léon, transmises de proche en proche, ne trouvaient d'autre
réponse que le désir de la guerre immédiate.

--La paix! au lendemain d'une victoire!... quand nous sommes en forces,
pourvus d'armes et d'argent, transportés d'enthousiasme à la seule vue
de notre jeune chef, et prêts à nous précipiter comme un torrent sur nos
oppresseurs!

Des cris: Vive Gabriel! s'élevèrent de toutes parts.

L'enfant couronné se redressa fièrement en souriant à ses peuples.

Isabelle, frémissante, contempla non sans orgueil l'expression des
traits de son fils; ses angoisses redoublèrent.

--Lorsque, pour la première fois, j'ai combattu dans vos rangs, reprit
Léon, j'étais un adolescent sans expérience. Vingt ans de combats sur
terre et sur mer, vingt ans d'études et de travaux m'ont mûri sans
refroidir mon cœur. J'embrassai avec amour votre cause, qui m'était
étrangère; elle est mienne aujourd'hui. Ma femme est la fille de vos
anciens seigneurs, et vos acclamations saluent mon propre fils. Puis-je
ne pas rechercher la meilleure voie pour vous faire triompher? ou bien
douteriez-vous du _Lion de la mer?_

--Non! non!... Vive l'époux d'Isabelle!

--Lorsque je me jetai au milieu de vous en simple aventurier, je ne
jouais que ma vie; je n'avais aucune ambition élevée; je m'avançais au
hasard à travers les chances de la guerre, bravant le danger sans but,
sans aucun des intérêts sacrés qui me guident à présent. Nous
combattions pour délivrer le marquis de Garba y Palos, pour venger Tupac
Amaru et Catalina; mais aujourd'hui nous avons de plus vastes desseins.
Il s'agit de fonder un empire sur les ruines des domaines de
l'Espagne... Malheur aux imprudents qui bâtissent sur le sable!... Déjà
maîtres de plusieurs provinces vos pères ont succombé faute d'alliances
et d'auxiliaires puissants. Ces alliances, je vous les ménage; ces
auxiliaires, je les donnerai à mon fils Gabriel; et sans vous épuiser en
combats prématurés, vous marcherez à pas de géants vers l'avenir avec un
présent meilleur. Les jours paisibles du gouvernement du marquis de
Garba vont renaître, et pendant cette trêve, vous verrez avec une joie
profonde la plupart de vos ennemis déserter le drapeau de l'Espagne pour
épouser votre cause. Voilà ce que ma longue expérience me révèle, et
c'est pourquoi, peuples du Pérou, je vous supplie, au nom de mon fils,
votre seigneur, de ne point contrarier mes efforts.

Cent opinions contradictoires, bruyamment émises dans les groupes,
interrompirent Léon; mais de sa voix la plus sonore, de sa voix des
branle-bas de combat et de l'abordage.

--Hommes du Pérou, s'écria-t-il enfin, permettez que le conseil de vos
caciques décide entre nous... Tuteur naturel de votre prince, j'aurais
le droit de commander peut-être; je ne demande qu'à obéir.

Léon l'emporta. Le peuple, naturellement prédisposé en faveur d'un héros
tel que lui, jura de s'en référer à l'opinion du conseil des caciques,
dont la séance commença sur-le-champ.

La question posée, le Rubicon était franchi. Dans le conseil l'influence
du _Lion de la mer_ devait évidemment avoir plus de poids que dans
l'innombrable assemblée des peuplades indigènes. Plusieurs caciques
vieillards remplis de modération et de sagesse, avaient accueilli avec
faveur l'espoir d'un dénoûment pacifique.

L'un d'eux voulut savoir ce que Léon entendait par ces futurs alliés qui
viendraient, disait-il, des rangs ennemis.

Sans heurter de front les préjugés des indigènes en nommant tout d'abord
les créoles, Léon parla des métis, et ajouta que leur nombre était
immense dans les familles coloniales.

--La fusion s'opère dans la personne de mon fils Gabriel. Vous tolérez
qu'il soit issu d'un gouverneur espagnol et fils d'un officier français.
Eh bien, de même le jour approche où tous ceux des créoles qui ont dans
les veines du sang _indien_, comme ils disent encore, se glorifieront,
d'y avoir du sang _péruvien_, comme ils le diront; et alors vos rangs se
grossiront de plus de la moitié de vos ennemis. Quelle est donc la
famille créole qui ne soit un peu péruvienne?

Après de longues précautions oratoires, Léon fut bien obligé d'avouer
qu'en sa qualité de corsaire français, il serait forcé de retirer aux
Péruviens le concours de ses navires, puisque la paix était conclue
entre la France et l'Espagne.

A ces mots, le plus impétueux des jeunes chefs se leva en s'écriant:

--Ah! ah! enfin, nous comprenons... Écoute, _Lion de la mer_, tu t'es
servi de nous et tu nous abandonnes! tu as déployé le drapeau du Pérou
et tu le fuis! tu avais épousé nos intérêts, tu divorces!... Ma colère
n'ira pas jusqu'à demander ta mort... mais je te maudirai comme un allié
perfide!... Va donc, sois libre... signe la paix; nous, nous ferons la
guerre!...

Sans-Peur rugit de courroux.

--Qui m'appelle perfide?... qui prétend ici me faire grâce?... Eh quoi!
vous ai-je jamais caché ma nation et mon origine?... Est-ce moi qui
décide de la paix ou de la guerre entre la France et l'Espagne?...
Voudriez-vous que les peuples civilisés eussent le droit de me traiter
de pirate?...

--Notre frère a eu tort de t'insulter, dit le doyen de l'assemblée; mais
ton fils nous appartient, et tu ne l'emmèneras pas.

Sans-Peur demeura calme et ferme, ce coup était prévu.

Isabelle poussa un cri de douleur.

--Serez-vous donc sans pitié pour moi? s'écria-t-elle.

--Madame, votre place est au milieu de nous.

--Isabelle, dit Sans-Peur, sois leur reine; garde nos trois enfants...
je partirai seul!...

Ce ne fut pourtant pas seul que partit Léon de Roqueforte. Cent hommes
déterminés l'escortaient. Les uns étaient des Quichuas de Quiron, les
autres, ses marins, dont à coup sûr maître Taillevent et Parawâ, mais
non l'honnête Camuset, qui avait dit:

--Capitaine, avec votre permission, je reste à la garde de M. Gabriel.

--Merci, mon brave garçon! dit Sans-Peur touché de son dévoûment.

Taillevent lui ouvrit les bras en s'écriant, selon sa promesse:

--Tu es mon matelot, Camuset, mon matelot comme Tom Lebon!

Parawâ-Touma dit enfin d'un ton majestueux:

--LÉO l'_Atoua_ est un grand chef!

       *       *       *       *       *

Isabelle, affligée, vit son époux qui s'en allait traverser, à la tête
d'une poignée de braves, un pays ennemi, où l'alarme était répandue;
mais, pour consolation suprême, elle n'avait été séparée d'aucun de ses
enfants.

Liména et son fils Liméno, l'excellent Camuset et la plupart des
serviteurs de son aïeul, restaient avec elle. Les peuples du Pérou lui
obéissaient comme à la mère de leur Inca. Or, elle était énergique à
l'heure du péril et n'ignorait point l'art de commander.

Connaissant à fond les desseins de son mari, elle priait Dieu de
permettre qu'il pût les accomplir.

Maître Taillevent, n'ayant plus Camuset sous ses ordres, aurait bien pu
échanger ses pensées avec Parawâ, mais le cannibale n'était pas assez
sensible pour comprendre ses mélancoliques regrets. Taillevent en fut
donc réduit à la ressource d'un monologue qui se prolongea deux cents
lieues durant, au galop, sur les versants des Cordillères et des Andes,
dans les plaines, les lits des torrents, les vallées, les terres
cultivées ou les déserts, sous le soleil ardent ou la pluie glacée, en
dépit de quelques embuscades et d'un certain nombre d'alertes assez
chaudes.

--Port-Bail! Port-Bail! ah! mon pauvre cher Port-Bail! où as-tu
passé?... murmurait le vieux grognard avec la permission expresse de son
capitaine. Le petit cabotage, sa bonne vieille mère, sa case, sa femme
et son gars en tranquillité!... Mais ici, ma Liména et mon Liméno sont
restés parmi les sauvages avec madame et nos petits messieurs. Oh! la
terrible histoire! toujours du nouveau, jamais du repos, des branle-bas
en pleine terre, comme si ça manquait au large. Le chamberdement du
chavirement à faire trembler les volailles à pattes jaunes!

L'escadron de Sans-Peur, presque d'une seule traite, fit quelques
centaines de kilomètres au grand dam des chevaux, dont un bon tiers
demeura en chemin. La charge des autres en fut augmentée d'autant. Ils
étaient tous poussifs et bons à écorcher quand on aperçut au loin, dans
la plaine, les clochers de la ville de Lima, et au large les mâts
chargés de toile de la division française.

Le soleil se levait.

--En croisière, dehors! dit Léon; le vice-roi aurait-il donc repoussé
mes propositions?

--Ce n'est pas tout que de voir nos navires, fit Taillevent, nous ne
sommes point ce qui s'appelle à bord.

--Pied à terre!... dispersons-nous!... commanda Sans-Peur. Et à nuit
tombante, rendez-vous général sur la place Majeure.

Les harnais furent empilés dans le premier trou venu; on les recouvrit
de terre, de branchages et de feuilles. Quelques _gauchos_ conduisirent
les bêtes à l'abattoir, où ils les oublièrent pour aller boire au
cabaret voisin.

Enveloppé dans un _poncho_ qui cachait sa face tatouée, Parawâ suivit
Léon et Taillevent jusqu'à la demeure de l'agent secret que le cacique
Andrès n'avait cessé d'entretenir au centre du gouvernement espagnol.



XXXVII

L'OPINION PUBLIQUE A LIMA.


La défiance de la police liménienne,--fort affairée d'ailleurs,--ne
pouvait guère être éveillée par l'arrivée d'une centaine d'hommes vêtus
comme les campagnards des environs et entrés dans la ville pêle-mêle
avec ceux qui approvisionnaient le marché.--Ce n'était point aux portes
de terre qu'on veillait, mais bien à celle qui conduit au Callao.

L'opiniâtre croisière des trois navires français, louvoyant bord sur
bord devant les passes, défrayait toutes les conversations.

A midi, le vice-roi fut officiellement informé qu'une barque de
pêcheurs, trompant la surveillance des chaloupes gardes-côtes, avait
gagné le large et abordé la frégate française.

Son Excellence poussa un juron de la gorge. Une estafette alla porter
sur-le-champ quinze jours d'arrêts forcés à tous les gardes-marines de
service.

A deux heures, le vice-roi reçut un rapport du commandant de la
citadelle du Callao, l'avisant que les corsaires se rapprochaient
audacieusement, que les canonniers des forts étaient à leurs postes et
qu'on s'attendait à une attaque.

Son Excellence jura plus fort en frappant du pied et donna
charitablement à tous les diables les insupportables navires qui, depuis
quelques jours, l'empêchaient de prendre aucun repos.

A trois heures, le vice-roi fut averti que les Français, en panne devant
les passes, déployaient à leurs mâts des pavillons de toutes les
couleurs et paraissaient faire des signaux.

--A qui?... _demonio de la damnacion!_ hurla Son Excellence, qui manda
son secrétaire de police, l'accabla de reproches et n'en fut pas plus
avancée.

A quatre heures, la sieste du vice-roi fut troublée par la nouvelle que
les Français mettaient leurs chaloupes à la mer. On craignait un
débarquement, et l'on supposait que l'ennemi avait des intelligences
dans la place.

Son Excellence tonna, jura pis qu'un possédé, mit sous les armes toutes
ses troupes, infanterie et cavalerie, les harassa par des ordres et des
contre-ordres sans fin, mais en fut pour ses dispositions militaires,
car les Français se bornèrent à garder à la remorque toutes leurs
grosses embarcations.

Des dépêches de l'intérieur achevèrent d'exaspérer le vice-roi:

«Tous les villages indiens étaient abandonnés par leurs habitants, qui
s'en allaient, caciques en tête, se grouper sous les ordres du _Lion de
la mer_!...

«Sur les flancs del Fondo, une troupe de cavaliers, commandée par le
_Lion de la mer_, avait passé sur le corps à un escadron de chasseurs
royaux.

«Dans la vallée de la Pinta, l'on avait vu courant au triple galop une
bande de _gauchos_ servant d'escorte au terrible _Lion de la mer_.»

Le gouverneur de la prison où était enfermé don Ramon se présenta chez
le vice-roi. On venait de saisir entre les mains du prisonnier un
document signé par le _Lion de la mer_.--C'était la copie de la note
adressée au vice-roi lui-même.

Le secrétaire de la police entra et dit que cent copies de la même note
circulaient dans Lima, que tous les conseillers royaux venaient d'en
recevoir une, et que dans les cafés et autres lieux publics on se
permettait de discuter hautement les mesures prises par Son Excellence.

Son Éminence le cardinal-archevêque descendit de carrosse à la porte du
palais du vice-roi et, accompagnée des principaux membres de son clergé,
annonça qu'elle venait de recevoir la nouvelle d'un _pronunciamiento_ en
faveur des Français. Tous les fidèles se proposaient de venir
processionnellement demander qu'on fît la paix avec eux.

--Mais, monseigneur, d'où vient l'intérêt subit que l'on porte à ces
bandits? s'écria le vice-roi[NT1].

L'archevêque dit que la victoire des corsaires sur les Anglais
hérétiques avait rempli de joie tous les couvents. Mais il n'ajouta
point que les frères, secrètement menacés de pillage et d'incendie, se
souciaient fort peu de courir les dangers de l'expérience.

Un mois auparavant, lorsque _la Firefly_ entra au Callao, tout le monde
voulait qu'on agréât son concours pour exterminer l'exécrable pirate et
cannibale se disant le _Lion de la mer_;--tout le monde, à présent,
semblait vouloir qu'on l'accueillît en ami.--A la vérité, la double
victoire de Quiron était connue.--Un officier irlandais, M. Roboam Owen,
débarquant de _la Lionne_, en avait fait connaître les détails, et la
réputation de Sans-Peur le Corsaire terrifiait la population. En outre,
une liste des prisonniers retenus à bord circulait par la ville, et
toutes les familles intéressées à leur délivrance demandaient qu'on
traitât avec l'honorable comte de Roqueforte.

Au nom des dames de Lima, la vice-reine fit prier son illustre époux
d'envoyer au comte Léon et aux principaux officiers de la division
française un sauf-conduit avec une invitation pour le bal qui devait
avoir lieu, le soir même, au palais du gouvernement.

--Poignard et potence! peste et famine! trombe et volcan d'enfer!
s'écria le vice-roi crispé de fureur. Ma femme elle-même s'en mêle!...
Eh bien! non! cent fois non!... mille fois non!... Je ne faiblirai
point! je ne pactiserai jamais avec ce monstre!...

Sur quoi le petit bossu bronzé qui servait de bouffon à Son Excellence
partit d'un éclat de rire moqueur en disant:

--Monseigneur sait-il l'histoire de cet ivrogne qui jurait de ne jamais
boire d'eau, et qui, le lendemain, en paya un seul verre au prix d'une
once d'or?

--Le fouet à ce drôle! s'écria le vice-roi.

Le nain, fort peu intimidé, sortit en haussant les épaules, et Son
Excellence, laissée à ses réflexions, reprit avec colère:

--Mais enfin, ce démon maudit ne peut être partout à la fois: aux bords
du grand lac, en croisière devant Callao, dans la plaine, sur la
montagne et jusque dans ma bonne ville de Lima!

Ceci était la version fantaisiste du barbier de monseigneur, qui fit, en
la recueillant, un mouvement tellement brusque, qu'un morceau de
taffetas d'Angleterre, taillé en croissant, figurait maintenant en guise
de mouche au beau milieu de son menton.

Le bal faillit être décommandé.

Mais en de pareilles conjonctures, les hâbleurs n'auraient pas manqué de
dire que Son Excellence, intimidée par les menaces des Français, n'osait
plus même recevoir.

Le bal eut lieu.--Et tout d'abord, les belles Liméniennes s'empressèrent
de demander à leur vice-reine si l'on y verrait le célèbre commandant de
la division française, sa femme, l'illustre fille des Incas, et
messieurs ses officiers.

--Hélas, non! mesdames, répondit-elle; mon mari n'a jamais voulu me
permettre de leur adresser notre invitation.



XXXVIII

ENTRÉE AU BAL.


Une rumeur générale interrompit la vice-reine et fit tressaillir le
vice-roi, car l'huissier annonçait:

--Son Excellence le comte de Roqueforte, Lion de la mer.

--Son Excellence le marquis de Garba y Palos.

--Sa Seigneurie la Baleine-aux-yeux-terribles.

--Sa Grâce maître Taillevent.

Le vice-roi bondit, pâlit, étrangla vingt jurons gutturaux d'origine
arabe et finit par devenir cramoisi comme un homard. En même temps il se
précipita vers Léon de Roqueforte, qui s'inclinait respectueusement
devant la vice-reine.

--Madame, lui disait-il, j'ai su de source certaine que Votre Très
Gracieuse Excellence avait daigné penser à inviter son très humble
serviteur à la fête de ce soir, et ses aimables intentions m'ont enhardi
au point que j'ose me présenter devant elle avec mon noble beau-frère
don Ramon, marquis de Garba y Palos, fils de l'ancien gouverneur de
Cuzco, et deux de mes plus vaillants compagnons d'armes: Sa Seigneurie
_Parawâ-Touma_, _rangatira para parao_, ou, pour parler en bon espagnol,
Baleine-aux-yeux-terribles, prince souverain, grand chef ou cacique de
la baie des Iles, à la Nouvelle-Zélande, et Sa Seigneurie Taillevent de
Port-Bail, mon meilleur ami. Ai-je été trop audacieux, madame la
vice-reine, et puis-je espérer que Votre Excellence agréera notre
présence dans ses salons?

Enchantée de faire pièce à son mari, dont les yeux roulaient dans leurs
orbites de manière à méduser Parawâ-Touma en personne, la vice-reine
répondit par une approbation charmante.

La fureur rendait le vice-roi muet. Des sons rauques se pressaient dans
sa gorge, il passait du cramoisi au pourpre, du pourpre au violet et du
violet au bleu. Ses veines se gonflaient, et, sans contredit, il aurait
étouffé sur place, sans un bienheureux verre d'eau que son bouffon lui
offrit à point.

--Monseigneur, lui disait Léon avec courtoisie, madame la vice-reine
daignant nous admettre à son bal, nous nous félicitons de pouvoir y
présenter nos hommages à Votre Excellence!... Fête charmante!... On ne
m'avait pas assez vanté la grâce et la beauté des dames de Lima! Leurs
éloges, qui retentissent sur toutes les mers, ne peuvent approcher de la
réalité. On nous parlait de fleurs, de perles, de diamants; que ces
comparaisons sont faibles, monseigneur, dès qu'il s'agit des adorables
Liméniennes!... Mes compliments sur votre palais!... L'avenue du côté de
Callao est superbe, elle donne bien l'idée d'une capitale et rappelle
nos Champs Élysées de Paris... Votre Excellence serait-elle allée à
Paris, monseigneur?

Monseigneur avait bu, monseigneur respirait; ses yeux reprenaient forme
humaine; ses traits exprimèrent un étonnement encore plus grand que son
courroux; la voix lui revint.

Léon de Roqueforte portait l'uniforme de capitaine de frégate, les
épaulettes et les broderies éclatantes auxquelles lui donnait droit une
ordonnance royale. La croix de Saint-Louis brillait sur sa poitrine
auprès de quelques décorations en diamants de formes inconnues, l'une
imitant un lion, la seconde un condor, une troisième dessinant un
palmier, une autre un poisson volant,--toutes représentant son emblème
dans tel ou tel des archipels polynésiens où l'on reconnaissait son
autorité. Il avait alors environ trente-huit ans et paraissait plus
jeune. Sa belle tête, qui avait quelque chose de léonin, était encadrée
par une chevelure blonde et soyeuse qui se déroulait sur ses épaules.
Son cou était découvert à la matelote. Son frac déboutonné laissait voir
un gilet blanc à lisérés d'or, sur lequel s'agrafait le ceinturon d'une
légère épée de bal à fourreau de satin.

Don Ramon, en costume de cour, brun, pâle, aux traits aquilins, aux yeux
noirs, caves et rougis par les insomnies du cachot, n'avait de même
qu'une épée de bal.

Mais Taillevent et Parawâ étaient mieux armés.

Le maître, en grande tenue de haute fantaisie corsairienne, habit, veste
et culotte galonnés d'or à profusion, portait ostensiblement une paire
de pistolets d'abordage et un sabre de cavalerie. Il cachait en outre,
dans les plis de sa ceinture rouge, un biscaïen estropé au bout d'une
corde, arme terrible aux mains d'un vaillant matelot.

Parawâ-Touma, équipé en Rangatira de rang supérieur, s'appuyait sur son
_méré_ de pierre dure, couleur d'émeraude, sorte de hachoir à deux
tranchants qu'il savait manier avec une effroyable adresse. Il devait, à
la fréquentation des Européens et aux mœurs maritimes, des habitudes de
propreté fort rares parmi ses compatriotes. Celui de ses deux pagnes de
formium qui, fixé au milieu de son corps par une ceinture, descendait
sur ses genoux, était d'une blancheur éblouissante. L'autre, bariolé de
noir et de rouge, était noué autour de son cou et tombait de ses épaules
sur ses talons. Un collier de dents de requin, de longs pendants
d'oreilles, une figurine de jade vert suspendue sur sa poitrine, et
plusieurs bracelets de métal complétaient sa parure. Sa chevelure noire,
dure, mais peignée avec le plus grand soin, formait comme un cadre
d'ébène au blason de sa face tatouée. Blason est ici le mot propre et
correspond exactement au terme _moko_, qui est à la Nouvelle-Zélande le
nom des hiéroglyphes honorifiques gravés sur le visage des hommes de
haut rang.--Parawâ-Touma, par sa valeur, avait conquis tous ses _mokos_.
Pas un point de sa figure n'était à l'état naturel: son nez, ses joues,
son front, et jusqu'à ses tempes étaient couverts d'ornements dessinés
avec une symétrie, une finesse et une élégance qui constituent un art
fort estimé en son pays.

Si le _Lion de la mer_ séduisit de prime abord toutes les dames et plut
à la majorité des cavaliers réunis chez le vice-roi, Parawâ-Touma
inspira le sentiment opposé; mais la curiosité l'emporta bientôt, et
l'on sut presque gré au commandant français d'avoir introduit dans
l'assemblée son sauvage compagnon.

--Sur mon âme, seigneur comte, vous êtes bien audacieux, et vous,
seigneur marquis, vous êtes bien imprudent! dit enfin le vice-roi.

--Audacieux, moi! répliqua Léon d'un ton gai, rien de plus certain, et
que Votre Excellence me permette d'ajouter, rien de plus rebattu, car ce
ne peut guère être pour ma timidité que les Péruviens m'ont surnommé le
_Lion de la mer_, et les Français, Sans-Peur le Corsaire. Mais
l'imprudence de mon très cher beau-frère le marquis de Garba y Palos me
paraît moins prouvée. Il s'ennuyait au cachot, il vient se distraire au
bal; sans être docteur en médecine, je suis sûr, et toutes ces dames
partageront mon avis, que sa précieuse santé s'en ressentira
favorablement.

Derrière tous les éventails on riait.

Taillevent et Parawâ s'étaient postés près d'une fenêtre ouverte; ils
disposaient, pour échanger leurs pensées, de l'harmonieux dialecte
néo-zélandais.

Sur la place Majeure, au delà des équipages, allaient et venaient parmi
la foule des hommes drapés dans _le poncho_ péruvien.

--Ils nous voient! dit Taillevent.

--Et nous les voyons! répondit Parawâ.

--Où as-tu mis la longue corde? demanda le maître.

--Sous mon pagne de derrière, répliqua le Néo-Zélandais.

--Ouvrons l'œil!... ouvrons les oreilles!...

--Chien de quart, tout de même! continua Taillevent en monologue.
Encore une invention satanée de mon capitaine, que ce bal!... Ah!
Camuset, mon matelot, si tu étais ici, tu t'amuserais tout de même. Vous
en a-t-il de l'aplomb, de l'idée, et sans gêne... sans gêne, au lieu que
moi... Baste! Qu'est-ce que je me dis donc? Quand on a palabré avec le
roi Louis XVI dans son cabinet, les coudes sur la table, on peut bien
être à son aise chez un vice-roi de colonie...

Taillevent se fourra dans la bouche une énorme chique de tabac.

--Eh! eh! mais... ça se gâte, m'est avis, dit-il bientôt en
néo-zélandais. Veillons au grain, Parawâ.

Le vice-roi voulait des explications, Léon lui avait dit en souriant:

--De grâce, monseigneur, laissons là les choses sérieuses. Le silence de
l'orchestre finira par attrister ces dames... Je serais ravi de danser
une valse...

--Mort de mon âme!... me prenez-vous pour un pantin de carton?
interrompit le vice-roi. Au nom de Sa Majesté Catholique, à moi, mes
officiers!...

Don Ramon porta la main à la garde de son épée, mais Sans-Peur, avec une
parfaite courtoisie, se tournait vers la vice-reine:

--Mille pardons, madame, disait-il, vous me voyez au désespoir; je suis
bien malgré moi un affreux trouble-fête, et j'en adresse mes humbles
excuses à toutes vos aimables invitées.

--Assez de pasquinades!... qu'on arrête ces hommes! s'écriait le
vice-roi.

Les officiers espagnols tirèrent leurs épées.



XXXIX

VIVE LA PAIX!


Depuis le départ de Bayonne, hommes et navires s'étaient renouvelés
plusieurs fois sous les ordres de Sans-Peur le Corsaire, dont la plus
saillante qualité fut toujours le talent avec lequel il se créait des
ressources. Un assez faible noyau de son équipage primitif et quelques
officiers seulement restaient attachés à sa fortune.

Parmi ces derniers, se trouvaient Émile Féraux, qui montait la frégate
_la Lionne_: Bédarieux, capitaine de la corvette _le Lion_, et le
pilotin à qui _l'Unicorn_ était confié.

A l'ouvert du Callao, Émile Féraux, commandant en chef par intérim,
hissa pavillon parlementaire, mais ne reçut point de réponse. Le cas
était prévu par les instructions de Sans-Peur. On s'y conforma.

Le premier caboteur du pays qui parut gouvernant sur le port, fut
chassé, pris et chargé des dépêches à l'adresse du vice-roi,--dépêches
adressées par terre, d'autre part, à l'agent secret résidant à Lima.

Or, au moment de relâcher le caboteur trop heureux d'en être quitte à si
bon compte, Émile Féraux fit appeler le lieutenant Roboam Owen et son
camarade Wilson. Il leur laissait le choix de rester à bord ou de
débarquer, mais au second cas, sous la condition d'honneur qu'ils ne
révéleraient point aux Espagnols l'absence de Léon de Roqueforte.

Les deux officiers anglais, ayant opté pour leur débarquement, furent
invités au bal du vice-roi, où, à la vue du _Lion de la mer_, ils
tinrent une conduite fort différente.

Esprit droit, cœur loyal et reconnaissant, Roboam Owen s'avança la main
ouverte. Sans-Peur la lui serra cordialement et la plaça dans celle de
don Ramon, qui s'excusa de ses torts avec la plus chaleureuse
courtoisie.

Le capitaine Wilson salua comme à regret, ce qui n'échappa point aux
regards de Sans-Peur.

--Ingrat!... c'est bien!... tant pis pour lui! pensa le corsaire, trop
occupé d'ailleurs pour lui donner sur-le-champ une leçon méritée.

Lorsque, par l'ordre du vice-roi, les Espagnols tirèrent leurs épées,
Roboam Owen se précipita entre eux et Léon de Roqueforte. Wilson demeura
neutre.

Le lieutenant Owen disait à haute voix:

--Pas de violences, monseigneur!... De grâce, messieurs les Espagnols,
point de combat!... Le comte de Roqueforte est l'ennemi de ma nation;
deux fois il m'a fait prisonnier de guerre, deux fois il s'est noblement
comporté à mon égard. Je ne crains point de jurer devant Dieu que sa vie
entière est irréprochable!...

--Oh! oh!... sa vie entière... ceci est beaucoup, osa dire le capitaine
Wilson, imbu de tous les préjugés britanniques et qui péchait surtout
par un jugement faux.

Cependant, Sans-Peur avait empêché don Ramon de tirer l'épée; mais il ne
put empêcher Taillevent ni Parawâ, postés à quelques pas derrière lui,
de se mettre sur une menaçante défensive.

Le maître d'équipage arma ses deux pistolets; le Néo-Zélandais brandit
sa massue tranchante.

Les dames, terrifiées, poussaient des cris et voulaient fuir.

Sans-Peur se :nouʇəɐɹɹ[NT2]

--Du calme, mes amis! dit-il à ses compagnons. Oubliez vous donc que
nous sommes au bal avec l'agrément de madame la vice-reine?

Puis, s'adressant aux Liméniennes, chez qui la curiosité l'emportait
déjà sur la peur:

--Rassurez-vous, mesdames, je vous en supplie. Il n'y a qu'un petit
malentendu entre Son Excellence et moi. Prenez donc la peine de vous
rasseoir. Monseigneur s'irrite de n'avoir pas d'explications, il
voudrait me faire arrêter pour en obtenir, et il vous met en fuite!...
Je ne me pardonnerais jamais de vous avoir privées d'un plaisir! La
galanterie m'oblige à donner toutes les explications qu'on voudra. Ce
sera peut-être un peu long, Vos Grâces daigneront me le pardonner; je
tâcherai au moins de n'être pas trop ennuyeux, et notre cher bal, je
vous le promets, finira le mieux du monde.

Tout cela fut dit avec une aisance admirable, d'un ton simple et
conciliant qui plut aux officiers espagnols eux-mêmes.

--Voyons! monsieur le corsaire, voyons! expliquez-vous, dit le vice-roi.

Wilson haussa les épaules; Sans-Peur lui lança un regard de mépris;
puis, avec un sourire:

--Je veux la paix, j'apporte la paix. La France et l'Espagne sont
non-seulement en paix, mais étroitement alliées, et lorsqu'en Europe
elles combattent ensemble contre les ennemis communs, nous continuerions
ici à nous faire la guerre!... Non, non! je tiens trop à la paix; aussi
me suis-je bien gardé de croiser l'épée avec celle de ces messieurs. Ils
ont déjà pu voir à ma seule attitude combien mes intentions sont
pacifiques.

Léon de Roqueforte, à ces mots, s'assit en face de la vice-reine.

--Son Excellence vient de me donner le nom de _corsaire_, je l'en
remercie. Elle reconnaît donc que l'honorable lieutenant Owen a dit la
vérité en me défendant contre la méchante qualification de pirate. Comme
corsaire français, je n'attaque jamais que les ennemis de la France.
Seulement, quand on m'attaque, moi, quand on me menace, je ne fais pas
toujours comme ce soir, et mon épée sort volontiers du fourreau. C'est
ainsi que naguère, à Quiron, j'ai eu la douleur de me battre contre les
troupes de Son Excellence, à qui je rendrai mes prisonniers dès demain,
si elle veut bien y consentir.

--Elle y consentira, nous l'espérons toutes, dit la vice-reine.

--Madame! interrompit son époux avec aigreur; je consens... je
consens...--et c'est déjà beaucoup trop!...--à écouter monsieur le
comte!...

Le titre de comte, publiquement accordé à l'homme que monseigneur
n'avait cessé de traiter de forban, était une concession évidente. Léon
salua et poursuivit:

--Quand je fais la guerre, je la fais de mon mieux. Quand je veux la
paix, je la veux bien; monsieur le marquis de Garba y Palos, mon noble
beau-frère ici présent, pourrait l'attester. Il pourrait vous raconter,
mesdames, comment il m'accueillit lorsque j'allai lui demander la main
de sa sœur. Il était au milieu d'un peloton de miquelets qui me mirent
en joue; il me traitait, lui aussi, de pirate; il m'insultait gravement,
mais je voulais la paix, et mieux que la paix,--mon cœur était plein de
sympathies chaleureuses,--je fus calme, et don Ramon finit par
m'écouter. Le soir même, j'étais l'époux de votre digne compatriote,
Isabelle la Péruvienne, dont je m'épris, mesdames, dans votre ville, à
Lima, en la voyant traverser cette place...

Léon montrait la place Majeure; les Liméniennes, intéressées par son
récit, souriaient sous leurs éventails.

--... Cette place, où à l'instant où je parle, monseigneur le vice-roi,
d'innombrables amis attendent mes ordres.

A ces mots, Léon se leva et fit un signe de la main. Une fusée rougeâtre
sillonna les airs.

--Regardez bien, regardez! dit-il. Une autre fusée semblable va répondre
à mon signal... La voyez-vous dans le lointain, à gauche?... Mes
officiers savent maintenant que je suis au bal chez Son Excellence, et
que j'espère fermement l'amener à conclure la paix.

Wilson causait depuis quelques instants avec un colonel espagnol, qui,
ayant été fort bien reçu à bord de _la Firefly_, partageait la haine des
Anglais pour Sans-Peur le forban.

--Qu'est-ce qui nous prouve que cet homme dit la vérité? s'écria le
colonel. Faites cerner la place, monseigneur!...

--Prenez garde, messieurs, à ce que vous allez tenter, interrompit Léon
en se croisant les bras sur la poitrine.--Mais vous, mesdames, n'essayez
pas de sortir. Vous n'êtes en sûreté que dans ce palais.--Ah! l'on doute
de moi!... Je veux la paix, je la veux avec la population de cette ville
et le Pérou tout entier! mais je suis prêt à la guerre, sur terre et sur
mer!

Léon prononça quelques mots d'une langue inconnue. Parawâ leva
perpendiculairement son _méré_ casse-tête. Deux flammes bleues parurent
dans les airs.

--Écoutez! écoutez maintenant.--Trois coups de canon vont retentir au
large.

Les trois coups de canon furent distinctement entendus.

--Ma division s'avance en branle-bas de combat; dans une demi-heure,
elle sera devant le fort de Callao.

--Cet impudent étranger sera-t-il supporté ici plus longtemps?
interrompit avec violence le colonel espagnol.

Un excentrique Anglais serait fier du sang-froid que déploya Léon de
Roqueforte. Il regarda son interrupteur d'un air dédaigneux, et demanda
curieusement le nom de ce colonel mal élevé.

--Il s'appelle Garron y Quizâ, lui répondit-on.

--Eh bien, monseigneur le vice-roi, je prierais volontiers Votre
Excellence d'accorder au colonel Garron y Quizâ le droit de conclure la
paix, tant je suis sûr que tout finirait au mieux.

--Par la sainte croix! vos partisans seraient bientôt en poussière!
s'écria le colonel.

--Parlez vous sérieusement, monsieur le comte? demanda le vice-roi
devenu fort soucieux.

Ses idées se modifiaient singulièrement depuis que le corsaire parlait
et agissait en sa présence. Après avoir tenu tête avec une opiniâtreté
systématique à toutes les autorités de la ville, le vice-roi ne voulait
point reculer, mais il se sentait dans son tort à tous les points de
vue. Un faux-fuyant s'offrait a lui;--il s'en saisit d'autant plus
volontiers que le colonel venait, par deux fois, de s'exprimer avec
insolence.

--Monseigneur, répondit Léon, je parle sérieusement, très sérieusement,
foi de gentilhomme français. Je ne vous demande plus la paix,
maintenant; je vous prie d'accorder vos pleins pouvoirs au colonel
Garron y Quizâ. Ce sera fort gai, mesdames...

Le colonel rougit, pâlit, et s'avança menaçant.

--Monsieur! dit le vice-roi, vous avez ici même blâmé ma modération; eh
bien, pour vous en punir, je vous ordonne de traiter avec M. le comte de
Roqueforte.

--J'ai l'honneur de vous entendre, monseigneur, mais ai-je bien vos
pleins pouvoirs? Ai-je le commandement de vos forces de terre et de mer,
le droit de vie et de mort?...

--C'est ainsi que je fais ma demande, monseigneur, ajouta Sans-Peur le
Corsaire; je supplie Votre Excellence de se décharger pour quelques
heures de toute sa responsabilité, mais de vouloir bien ensuite ratifier
les décisions du pétulant colonel Garron y Quizâ.

--Accordez! accordez! dit la vice-reine.

--Accordez, monseigneur! ajoutèrent toutes les dames.

--J'abdique donc pour trois heures, c'est-à-dire jusqu'à minuit, dit le
vice-roi, et je veux que l'on obéisse au colonel Garron y Quizâ comme à
ma propre personne.

Sans-Peur, qui s'était avancé vers la vice-reine, disait en même temps:

--Si Votre gracieuse Excellence daigne le permettre, madame, mes jeunes
officiers finiront leur soirée au bal.

--De grand cœur, monsieur le comte.

Un signe imperceptible du corsaire fut suivi d'un coup de sifflet aigu
de Taillevent. Dix fusées de diverses couleurs serpentèrent dans le ciel
bleu.--Une bordée entière leur répondit du large.

--A moi, messieurs!... En haut la garde!... criait le colonel l'épée à
la main.

Les officiers espagnols, cette fois, ne se laissèrent pas arrêter par
Roboam Owen; ils fondaient sur Sans-Peur le Corsaire. La garde pénétrait
dans le salon du vice-roi. De nouveaux cris d'effroi retentirent.

Mais tout à coup, comme à miracle, les cinq principaux acteurs de cette
scène violente disparurent par la fenêtre au milieu d'un immense éclat
de rire dont le vice-roi prit sa part.

Taillevent et Parawâ s'étaient baissés. Le colonel fut escamoté comme
une muscade, tandis que Sans-Peur et don Ramon passaient du balcon sur
l'impériale d'un carrosse. Le carrosse partit au grand galop; toutes les
voitures des belles invitées le suivaient.

--Dansez, mesdames, dansez jusqu'à notre retour!... Vive la paix! criait
Sans-Peur.

--Vive la paix! répéta la populace.

--Où vont tous ces carrosses? demandait-on.

--Ils vont au Callao chercher les danseurs de la division française.

La vice-reine fit un signe à son orchestre; le bal commença. Son
Excellence le vice-roi était d'une gaîté folâtre. Trop heureux d'avoir
échappé au ridicule d'être enlevé de chez lui par la fenêtre,
monseigneur trouvait ravissant le joli tour du corsaire.

--Ce pauvre colonel! disait-il, quelle drôle de mine il doit faire dans
son carrosse entre M. le comte et Sa Seigneurie la
Baleine-aux-yeux-terribles!...

Au coup de sifflet de Taillevent, les cent compagnons du _Lion de la
mer_ s'étaient emparés de toutes les voitures à la fois et les cris
répétés de Vive la paix! étouffant ceux des cochers, le cortège se mit
en route sans obstacles.

Le colonel Garron y Quizâ, garrotté et bâillonné, fut obligé, deux
lieues durant, d'écouter Sans-Peur le Corsaire, dont les arguments
péremptoires le décidèrent bon gré mal gré.

Le commandant du Callao reçut avis que la paix était faite.

La division française mouilla en rade.

Les jeunes officiers des trois navires,--déjà en costume de bal, selon
l'ordre qu'ils en avaient reçu à midi par une barque de
pêcheurs,--trouvèrent sur le quai plus de vingt voitures dans lesquelles
il y eut également place pour les officiers de chasseurs faits
prisonniers à la bataille de Quiron.

Le colonel plénipotentiaire occupait seul le dernier carrosse.--A bord
de _la Lionne_, il avait signé non-seulement la paix, mais encore toutes
les conditions exigées par Sans-Peur, et entre autres la nomination de
don Ramon au gouvernement de Cuzco.--Il se garda de reparaître au bal;
mais désespéré d'être voué à la dérision publique, il voulut se
réhabiliter par un duel, s'en prit au capitaine Wilson, son
malencontreux conseiller, et mourut d'une balle reçue en pleine
poitrine.

Quant au capitaine anglais, immédiatement après le duel, le vice-roi le
fit incarcérer dans la même prison d'où quelques onces d'or bien
employées avaient fait sortir le futur gouverneur de Cuzco. Personne
n'employa pour sa délivrance la clef de fer ni la clef d'or. Seulement,
Roboam Owen, en partant pour l'Europe avec un sauf-conduit, lui promit
de faire demander son échange à la cour d'Espagne,--car sa qualité de
duelliste trop heureux n'empêchait point le capitaine Wilson d'être
prisonnier de guerre.

En lettres roses comme l'aurore, l'histoire constate que le bal qui se
prolongea jusqu'au jour chez Son Excellence le vice-roi du Pérou, est le
plus charmant dont mesdames les Liméniennes aient gardé souvenance. Il
s'appelle _le bal de la paix_.--De nos jours, les grand'mères en parlent
encore.



XL

ESQUISSE A GRANDS TRAITS.


Huit jours durant, le _Lion de la mer_ fut le lion de Lima et du
Callao.--On illumina en son honneur. Le vice-roi ne jurait plus que par
lui et par don Ramon, marquis de Garba y Palos, à qui était réservée la
mission de pacifier l'intérieur.

Sous l'escorte des _gauchos_ de Quiron, le frère d'Isabelle alla prendre
possession de son gouvernement, qu'il occupa jusqu'en 1808,--époque à
laquelle une politique maladroite fit remplacer par la métropole tous
les hauts fonctionnaires du Pérou.

Une seconde trêve de sept ans succéda ainsi aux troubles qui n'avaient
guère cessé depuis la retraite de l'époux de Catalina. Durant ces sept
années, Gabriel grandit sous les yeux des caciques, non sans prendre
quelquefois la mer à bord des navires de son père. Mais, par une
convention tacite, le fils des Incas ne s'embarqua jamais en même temps
que sa mère et ses deux frères jumeaux.--Ainsi, des gages vivants de
l'alliance secrète du _Lion de la mer_ avec les indigènes péruviens,
demeurèrent toujours au milieu d'eux.

Soumis à un régime doux et juste, patients, discrets et certains d'être
noblement secourus dès que l'Espagne changerait de conduite à leur
égard, les chefs les plus éclairés approuvaient hautement la sagesse
d'Isabelle et de son époux.

Gabriel, salué du titre de Condor-Kanki, était élevé dans le palais du
gouverneur espagnol, mais il n'y vivait point en prisonnier. Au retour
de ses campagnes de mer, entreprises du consentement des caciques, son
oncle ne mettait aucun obstacle à ses excursions chez les diverses
tribus de la plaine et des montagnes.

Don Ramon tolérait qu'on l'y reçût comme le dernier héritier de la race
seigneuriale. Et nul doute que l'Espagne n'eût fini par conquérir
l'amour des peuples indigènes, si, après le deuxième marquis de Garba y
Palos, Gabriel de Roqueforte eût été successivement appelé au
gouvernement de Cuzco et à la vice-royauté du Pérou.

Mais il n'en fut pas ainsi.--Don Ramon, brusquement destitué, fut
rappelé en Europe et obéit en fidèle sujet espagnol.

La guerre éclatait de nouveau entre l'Espagne et la France.--Tout
d'abord, dans les possessions d'outre-mer, au Mexique, à la
Nouvelle-Grenade, à Buenos-Ayres, au Chili, au Pérou, les créoles se
prononcèrent pour Ferdinand VII contre l'empereur Napoléon; mais
bientôt, selon les prévisions du Lion de la mer, la grande insurrection
de l'indépendance domina tous les mouvements politiques. Lasse du joug
séculaire de l'Espagne, l'Amérique méridionale se soulevait tout
entière.

L'heure de la délivrance avait sonné.

Napoléon, en franchissant les Pyrénées, donna au nouveau monde le signal
de la liberté.

Cependant l'Océanie avait revu son infatigable champion.

Les années de trêve qui ouvraient enfin au Lion de la mer tous les ports
du Pérou furent glorieusement remplies.

Les ruses cruelles de Pottle Trichenpot retombèrent sur ses complices;
mais, hélas! l'adroit coquin parvint toujours à s'échapper.

Aux îles Marquises, où il avait fait merveilles avec les franges d'or du
Lion de la mer, ce ne fut qu'après de sanglants combats que son
influence put être détruite.

Il venait de s'évader en pirogue, lorsque les Nouka-Hiviens, consternés,
reconnurent qu'ils avaient été ses dupes.--Une alliance solennelle fut
jurée alors. Léon, proclamé de nouveau chef des chefs, laissa un agent
fidèle à Nouka-Hiva, et poursuivit sa course.

A Taïti, commençait la guerre fameuse connue dans les annales de
l'archipel sous le nom de _Tamaï rahi ia Arahou-Raïa_, c'est-à-dire la
grande guerre de Arahou-Raïa.--Sans-Peur prit nécessairement fait et
cause pour ceux des indigènes que les relations anglaises traitent de
rebelles et d'insurgés.

Depuis longtemps déjà il secondait et protégeait très efficacement
plusieurs prêtres catholiques français émigrés ou patriotes péruviens,
qu'il avait déposés dans le petit archipel de Manga-Reva.

Ce fut le premier point occupé par des missionnaires catholiques.

Parawâ n'ouvrit pas de trop grands yeux.--Au Pérou, il avait souvent
assisté à la messe, et l'aumônier de Quiron, conformément aux
instructions de Léon de Roqueforte, n'avait cessé de lui prêcher des
croyances que l'on concilia tant bien que mal avec les traditions de son
peuple, sur les mystères de la sainte Trinité, sur l'immortalité de
l'âme, les interdictions sacrées telles que _le tabou_ et le rachat des
péchés par la pénitence.

Taillevent, Camuset et les jeunes lionceaux de la mer tenaient semblable
langage.

L'influence du catholicisme devait dans l'Océanie entière être opposée à
celle du mercantilisme biblique des missionnaires anglicans et à leurs
actes despotiques.

       *       *       *       *       *

Le roi Pomaré II avait embrassé le parti anglais.

Son ministre Tanta, le guerrier le plus redouté de tout l'archipel,
valeureux compagnon du Lion de la mer, découvrant le premier que les
franges d'or ont été dérobées par Pottle Trichenpot, proteste et se
retire dans les montagnes. Une faction puissante, fidèle aux grandes
traditions d'indépendance, se rallie sous la bannière libératrice de LÉO
l'_Atoua_.

A l'instigation de Pottle Trichenpot, Pomaré II attaque Tanta et ses
partisans.--Or, chose bien remarquable, constatée par les écrivains
anglais eux-mêmes, et qui prouve bien que la lutte fut politique et non
religieuse,--le grand prêtre du dieu Oro était du même parti que les
missionnaires protestants, et fut un des plus ardents instigateurs de la
guerre civile. On ne peut dire conséquemment qu'elle fut allumée entre
les chrétiens et les idolâtres. Loin de là, Pomaré II, ayant tout
d'abord obtenu par surprise un succès sanglant, des sacrifices humains
eurent lieu sur les autels du dieu Oro.

Tanta eut soin de faire annoncer dans tout l'archipel que de telles
exécutions étaient en abomination devant LÉO l'_Atoua_, esprit
supérieur, seul vraiment chrétien, car il avait toujours interdit le
cannibalisme et les holocaustes de prisonniers.

A peine cette proclamation était-elle répandue dans les îles de la
Société, que la division française parut.--Pomaré II, chassé de Taïti,
se retira dans l'île de Huahiné. Les indigènes de plusieurs autres îles
embrassèrent avec transport la cause de Tanta et du _Lion de la mer_.

Les missionnaires anglicans se réfugient à bord du navire _la
Persévérance_. Mais tandis qu'à la tête des équipages de _la Lionne_ et
de _l'Unicorn_ Léon de Roqueforte combat en terre ferme, _le Lion_,
chargé d'appuyer la chasse aux fugitifs, s'échoue sur un banc de coraux.

_La Persévérance_, emportant Pottle Trichenpot, fait voile pour
l'Europe. Parawâ et Taillevent déplorèrent à l'unisson l'évasion de ce
maudit fauteur de troubles.

L'équipage du _Lion_ fut sauvé; mais le navire, démantelé par la mer,
fut perdu pour Sans-Peur le Corsaire.

Peu de temps après, par compensation, le schoner anglais _la Vénus_ fut
pris à l'abordage par les insulaires taïtiens[18].

[Note 18: Historique.]

Léon s'opposa aux massacres qu'allait ordonner le ministre Tanta.

--Non, jamais de représailles semblables! s'écria-t-il; n'imitez point
vos ennemis, ne déshonorons par notre cause!

Maître Taillevent, comme on pense, grogna selon son droit.

--Si le Trichenpot avait été pendu la première ou seulement la seconde
fois, il n'aurait pas eu la chance de nous échapper la troisième!

Le Néo-Zélandais Parawâ ne se permit point de grogner, mais ne tarda pas
à trouver fort justes les réflexions de son ami Taillevent, car la
frégate anglaise _l'Urania_, profitant d'une diversion opérée par les
partisans de Pomaré II, reprit _la Vénus_ et délivra son équipage.

Laissant au brave Tanta le soin de finir la guerre, Sans-Peur, avec sa
_Lionne_, se met à la recherche de _l'Urania_; mais la frégate anglaise,
ayant fait fausse route pendant la nuit, atterrit, fort heureusement
pour elle, à Port-Jackson.

       *       *       *       *       *

Des courses continuelles, des missions et des prédications qui ne furent
pas toutes sans fruits, des tentatives civilisatrices très diverses, des
combats de terre et de mer, des aventures souvent invraisemblables, des
succès, des revers, des négociations et des entreprises de tous genres
occupèrent Sans-Peur le Corsaire et ses alliés pendant les sept années
pacifiques du gouvernement de don Ramon.

Léon de Roqueforte, par son activité dévorante, rétablissait, non sans
d'immenses difficultés, l'influence bienfaisante de la France, qu'il
représentait sous le nom de LÉO l'_Atoua_.

Malheureusement, la France elle-même était neutre.

En lutte avec l'Europe entière, triomphante sur le continent, grâce au
génie du plus grand capitaine des temps modernes, elle avait
l'infériorité sur les mers. Et elle ignorait qu'un héros obscur, se
dévouant à une œuvre inconnue, combattait sans relâche pour elle dans
cette cinquième partie du monde que le roi Louis XVI s'était proposé de
soustraire à la domination britannique.

Maîtresse de la mer, l'Angleterre veillait.

--Résister, maintenir, attendre!--telle fut la devise de Sans-Peur le
Corsaire.

Il résista, il attendit, et non-seulement il se maintint, mais encore il
étendit sa protection sur une foule de points nouveaux.

Les Anglais, établis à la Nouvelle-Hollande, le rencontrèrent comme un
obstacle invincible à la Nouvelle-Zélande, où Parawâ Touma et son fils
Hihi firent des prodiges, aux îles Fidji, dans tous les archipels du
nord et de l'est, depuis les Carolines et les Mulgraves jusqu'aux îles
Haouaï, d'où disparut enfin le culte du dieu Rono, vulgairement le
capitaine Cook.

LÉO l'_Atoua_, toujours équitable et vraiment libérateur, faisait et
défaisait les rois des îles de l'Océanie. Il abattait les petits tyrans
_taboués_ et leur donnait parfois pour successeurs de simples matelots
français. Les princes du plus haut rang s'honoraient de servir dans ses
équipages.--Et c'est ainsi qu'après Parawâ-Touma, il prit à bord son
illustre fils Hihi, Rayon-du-soleil, jeune chef qui devait, longues
années plus tard, recevoir les surnoms éclatants de Napoulon et de
Ponapati (Napoléon et Bonaparte)[19].

[Note 19: Historique.]

Les deux plus grands hommes de la Polynésie, Finau Ier, qui régnait à
Tonga, et Taméha-Méha Ier, qui régnait aux îles Haouaï, entrèrent
l'un et l'autre dans les vues de Sans-Peur le Corsaire. Et si, par la
suite, ils n'y restèrent point également fidèles, ce fut en raison des
nouvelles perfidies des missionnaires anglicans, dont le pouvoir devait
devenir effroyable.

Dès l'âge de douze ans, Gabriel de Roqueforte partagea la plupart des
dangers de son père. Intrépide pilotin, cavalier audacieux, piéton
infatigable, il avait au plus haut degré deux des trois grandes qualités
préconisées par maître Taillevent, c'est-à-dire _le courage_ et
_l'idée_.--Mais la troisième, ou selon l'ordre rigoureux la seconde, en
d'autres termes _la patience_, était loin d'être son fait, lorsque vers
la fin de 1808, les deux bâtiments que ramenait le grand tueur de
navires atterrirent sur les côtes du Pérou.



XLI

LE COMMODORE WILSON.


Camuset, maintenant porteur d'une magnifique barbe rousse, recevait la
récompense de ses bons et loyaux services, en savourant le titre de
_matelot_ de maître Taillevent,--titre qu'il partageait, on le sait
assez, avec Tom Lebon de Jersey, anglais de nation, français de cœur.
Camuset, toutefois, n'avait pas la faiblesse de se plaindre de son
partage.

Loyal matelot de son matelot, il aimait sur parole ce Tom Lebon qui,
pressé en 1793, avait eu la douleur de ne jamais revoir Jersey ni
Port-Bail, et continuait à servir Sa Majesté Britannique en qualité de
gabier sur le vaisseau _l'Illustrious_, présentement commandé par le
capitaine Wilson, de lamentable mémoire.

Encore un qui devait donner raison aux propos de grognard de maître
Taillevent.

--Faire grâce au lieutenant Roboam Owen, bien, très bien!... mais à un
Trichenpot ou à un Wilson, autre chose!... On vous écrase sans
miséricorde de malheureuses petites bêtes méchantes par nature, par
tempérament, mais sans malice, comme supposition, un scorpion, une
vipère, une punaise; et on vous laisse vivre un Wilson, un ingrat, une
mauvaise bête venimeuse par goût, par volonté, tout exprès!... Moi, je
voulais prendre cet oiseau-là en plein bal, l'emporter à bord et l'y
pendre au bout de la grande vergue; c'était la justice. Ça aurait sauvé
la peau de cet imbécile de colonel Garron y Quizâ, pas mal d'autres
peaux meilleures, et les nôtres aussi peut-être bien!--J'ai toujours
gardé souvenance de l'histoire du brigand qui faisait pendre son juge,
en lui disant pour raison: «C'est, dit-il qu'il dit, parce que tu ne
m'as pas fait pendre, toi!» Et voilà justement ce que nous diraient le
Trichenpot ou le Wilson, s'ils nous tenaient un de ces quatre
matins.--Mais non! mon capitaine se contente de laisser l'autre en
prison. Est-ce qu'on reste jamais en prison? On y meurt ou on s'en tire.

Pour sa part, le capitaine Wilson y avait passé deux mortelles années à
maudire la France, l'Espagne, le vice-roi du Pérou, Sans-Peur le
Corsaire, et, par-dessus le marché, le lieutenant Roboam Owen, qui
l'avait indignement oublié, à ce qu'il croyait.

Wilson était encore injuste et ingrat, car son camarade ne l'oublia pas
un seul instant.

Retourné en Europe avec un sauf-conduit, à bord du même vaisseau de
transport qui déposa en Espagne les prisonniers de guerre délivrés enfin
des mines par les ordres d'Isabelle,--Roboam Owen se hâta d'instruire
son gouvernement de la situation du capitaine Wilson. Il fit plus
encore, il intéressa plusieurs amiraux à la délivrance de cet officier,
qui, par suite de ses démarches, fut compris dans un cartel d'échange.

A peine de retour à Londres, Wilson se trouve en faveur. Un pouvoir
occulte, qui s'opposa toujours à l'avancement de Roboam Owen, pousse au
contraire d'une manière insolite le haineux Wilson, qui était bien et
dûment commodore quand il fut appelé au commandement du vaisseau de 74,
_l'Illustrious_.

La société biblique et commerciale des missions évangéliques, sur les
instances du révérend Pottle Trichenpot, l'un de ses membres les plus
intelligents et les plus actifs, avait évidemment fait son affaire de
l'avenir du capitaine Wilson.

«Il avait été prisonnier du pirate s'intitulant Sans-Peur le Corsaire.

«Il s'était déclaré son ennemi avec la plus louable ingratitude; il le
détestait profondément, et le calomniait de bonne foi.

«Il était opiniâtre, bon marin, et bilieux.

«Deux années de captivité au Pérou devaient le rendre intraitable.»

Tels étaient les titres du commodore à la haute protection de la société
biblico-commerciale, qui le fit nommer au commandement des forces
navales envoyées dans les mers du Sud, pour protéger les missions
anglaises et purger l'Océanie des nombreux aventuriers, forbans ou
bandits français qui l'infestaient et l'opprimaient au nom du susdit
pirate dit Sans-Peur, odieux papiste qui protégeait des prédicateurs
catholiques ne vendant rien et ne visant à usurper aucun pouvoir.

_L'Illustrious_, de 74, la frégate _la Pearl_, de 40, et plusieurs
bâtiments de rang inférieur partirent de Plymouth vers l'époque où la
guerre fut déclarée à l'Espagne par l'empereur des Français.

La division fit voile pour Cadix, où un officier, chargé des pleins
pouvoirs du roi Ferdinand VII, s'embarqua sur _l'Illustrious_.

A bord du même vaisseau se trouvaient, d'une part, le lieutenant Roboam
Owen, attaché, par ordre ministériel, à l'expédition comme possédant des
connaissances hydrographiques spéciales,--et, d'autre part, le révérend
Pottle Trichenpot, l'un des directeurs des missions anglaises en
Océanie.

Pottle, qui avait autrefois ciré les bottes du lieutenant Owen, le
lieutenant Owen, dont Pottle avait autrefois ciré les bottes, se
rencontrèrent à la même table avec un égal déplaisir.--Ils firent
semblant de ne pas se reconnaître.

Pottle voulut tout d'abord se mêler des affaires de service de la
division navale. Mais le commodore Wilson, non moins têtu pour ses amis
que pour ses ennemis, prit le contre-pied de tous les avis du révérend
directeur.--Aussi dispersa-t-il fort imprudemment ses navires.

Et voilà tout justement pourquoi sa petite frégate _la Pearl_ portait
maintenant les couleurs françaises et le nom sacré de _Lion_, par une
conséquence forcée d'un fort beau combat naval.

L'ex-_Pearl_, désormais _le Lion_, était le navire sur lequel Sans-Peur
le Corsaire jugea bon de passer en abandonnant sa pauvre _Lionne_, usée
de la quille à la pomme comme ne le fut jamais le couteau de
Jeannot.--_L'Unicorn_ n'était plus depuis trois ou quatre ans.--En
revanche, sous l'escorte du _Lion_ naviguait un délicieux paquebot, très
faible d'échantillon, mais d'une marche supérieure qui lui avait valu le
nom d'_Hirondelle_.

       *       *       *       *       *

--Voile! cria l'homme de vigie à bord du _Lion_... Très haut mâtée...
ajouta-t-il au bout d'une minute.

Déjà Gabriel était sur les barres de perroquet avec sa longue-vue en
bandoulière. Camuset l'y suivit comme de raison.

--Je n'ai jamais vu un aussi gros navire! dit le jeune héritier des
Incas.

--Vaisseau de ligne anglais! cria Camuset au même instant.

--Ah! chien de chien! fit Taillevent, j'ai rêvé cette nuit de Pottle
Trichenpot et de potence habillée en soldat de marine anglais!...

Sans-Peur prit le commandement de la manœuvre.

_Le Lion_ et _l'Hirondelle_ se chargèrent de toile.

_L'Illustrious_ en fit autant.

--Mais c'est _la Pearl_, je reconnais parfaitement _la Pearl_, disait le
commodore Wilson. Pourquoi diable prend-elle chasse devant nous?

--Pourquoi? _Goddam!_ riposta l'évangélique Pottle Trichenpot, parce
que ce démon de Sans-Peur vous l'a prise; c'est assez clair!

--Vous êtes inconvenant, master Trichenpot! et je trouve votre _goddam_
très _shoking_, entendez-vous?...

Roboam Owen était triste.

Tom Lebon, qui ne se doutait de rien, ratissait un bout de corde, en
chantonnant un air normand qu'il avait appris à Port-Bail de la bonne
femme Taillevent, la mère à son vieux matelot.



XLII

LES LIONCEAUX DE LA MER


La dynastie Taillevent s'était accrue de quatre mousses, tandis que
Liméno grandissait aux côtés de Gabriel-José-Clodion Tupac Amaru,
l'idole des indigènes péruviens et des équipages de Sans-Peur le
Corsaire.

Issus d'un père normand et d'une mère métisse, à demi-marins, à
demi-montagnards, Pierre, Blas, Jacques et Ricardo Taillevent
s'honoraient d'être le bataillon sacré de Léonin et de Lionel, les
jumeaux blonds que leur mère avait peine à distinguer l'un de l'autre.

Tous ces enfants, qui partagèrent les navigations d'Isabelle et de
Liména, reçurent, dès l'âge le plus tendre, le baptême du feu,--à bord,
quand Gabriel et Liméno restaient à terre,--à terre, quand Gabriel et
Liméno faisaient campagne à bord.

Ils étaient également familiarisés avec la vie aventureuse de l'Océan et
l'existence nomade des grands bois, des montagnes ou des pampas.

Doués diversement suivant l'immuable loi de la nature, ils devaient à
leur éducation un seul et même amour exalté pour la race des Roqueforte.
LÉO l'_Atoua_, Sans-Peur le Corsaire, était leur roi; madame, leur
reine; Gabriel, leur prince; Lionel et Léonin, leurs jeunes chefs.

Et, vers la fin, ils eurent en outre leur princesse; car la dynastie du
Lion de la mer s'augmenta aussi d'une charmante petite fille, contraste
vivant de ses frères, non moins brune qu'ils étaient blonds, et d'autant
plus chère à la famille qu'elle ressemblait trait pour trait à sa noble
mère. D'un commun accord, elle reçut les noms de Clotilde-Raymonde, le
premier comme Mérovingienne, le second comme filleule de son oncle don
Ramon.

Le faisceau se formait pour l'avenir. Et lorsque parfois, pendant un
mouillage au Callao, enfants et parents étaient tous réunis:

--Mes vœux sont exaucés, disait Sans-Peur, notre œuvre ne périra point!

--Allons, grognait Taillevent, branle-bas général à perpétuité!... Ça y
est!... Mon capitaine,--c'est coulé,--n'aura jamais goût au petit
cabotage. Toujours des tremblements, toujours des chavirements; le vent
de _surouât_ est du calme plat en comparaison de ses idées. Il vente
toujours dans sa tête à faire mettre à la cape l'Europe, le Pérou,
l'Océanie et le _grand chasse-foudre_!... De façon, Liména, qu'ayant
toujours eu, moi, l'amour de la tranquillité à bord d'un gentil caboteur
ou dans ma case à Port-Bail, me voilà forcé de faire tour mort sur ma
vieille langue, à l'effet de ne pas décourager nos mousses. Il nous faut
donc les éduquer en leur disant: «Aimez le chamberdement et la misère,
voilà le plaisir! Poudre fulminante, volcan et raz de marée, voilà votre
tempérament!... Vive le petit métier! En avant le rigaudon sur terre,
sur mer, et peut-être bien ailleurs!» Je dis ailleurs, Liména, et je
m'entends... M. Gabriel est encore assez sage: l'abordage, les brûlots,
la cavalerie et l'infanterie lui sont suffisants.--Mais M. Léonin, un
gringalet, soit dit sans offense, vous a des inventions à donner la
colique à un requin.--Est-ce que ce gamin de deux jours ne vous parle
point de bateaux sous-marins, de ballons, de souterrains et d'un tas de
machines d'enfer comme de ses amusettes!... Oui, ma femme, quelque jour
ils navigueront sous l'eau, dans l'air, dans le ventre de la terre, au
fin fond de n'importe quoi! Les anciens, pour lors, ne seront que des
conscrits; nos gars, vois-tu, ne riront pas tous les matins...

Liména souriait avec orgueil.

Et Camuset à la barbe rousse, en tiers dans cet entretien, se bornait à
dire:

--Sois calme, matelot Taillevent, ça court bien! on s'en charge de tes
mousses.

Le contre-maître Camuset, plus souvent appelé Barberousse, inspirait
alors aux fils du maître d'équipage un peu de la crainte salutaire que
le rude grognard lui inspirait à lui-même au début de ses grandes
aventures.

Les bonnes traditions ne se perdaient pas, comme on voit.

Seulement, le temps poursuivant son cours inexorable, transformait les
mousses en novices ou même en matelots, et les matelots en
contre-maîtres, comme l'atteste le juste avancement de Camuset.

       *       *       *       *       *

L'amazone Isabelle a un fils aîné de quinze ans révolus et qui semble en
avoir dix-sept, soit que son origine maternelle et le climat des
tropiques l'aient rendu précoce, soit que la navigation et les exercices
du corps aient développé avant l'âge sa nature vigoureuse.

Léonin et Lionel, au contraire, sont frêles, pâles, presque chétifs,
quoique bien portants et parfaitement constitués.

--Ne craignez rien, commandant, disait à leur propos le chirurgien-major
de l'escadrille corsairienne, je vous réponds d'eux. Vos lionceaux
deviendront des lions!

Les lionceaux avaient dix ans passés.

Mêmes voix, mêmes gestes, mêmes regards, même intelligence. Seulement,
leur mère trouvait Lionel plus tendre et plus soumis, et leur père finit
par reconnaître en Léonin plus d'initiative, plus de force de caractère.

--Il sera temps bientôt que ces enfants voient la France, leur patrie,
avait-il dit avant de partir pour sa dernière expédition.

Cette parole, qu'Isabelle ne connut point, fut prononcée en présence de
Taillevent, qui se permit de demander:

--Et M. Gabriel?

--Ami, répondit Léon avec tristesse, ai-je coutume de manquer à mes
serments et de reprendre ce que j'ai donné?

--Pour lors, murmura le maître, m'est avis que la bonne femme de mère à
Taillevent, si Dieu fait qu'elle vive encore, pourra bien embrasser mes
quatre petits sauvages,--Pierre et Jacques, ou, comme qui dirait en
espagnol, Pedro et Iago, Blas et Ricardo, ou, comme qui dirait en
français, Blaise et Richard,--mais qu'elle n'embrassera jamais mon aîné
Liméno, péruvien comme son nom et sa chance.--Ah! le pauvre gars, il en
avalera des Cordillères, il en courra des bords sur le lac de Plomb et à
travers les montagnes du Pérou, sans jamais voir notre cher Port-Bail,
sur les côtes de Normandie, en face de Jersey!

--Pourquoi cela, Taillevent? Ton fils, à toi, n'est point de la race des
Incas...

--Pardon, excuse! mon capitaine, interrompit vivement le maître, si mon
fils, à moi, n'est l'enfant du soleil ni de la lune, il est le mien, nom
d'un tonnerre! et ça suffit pour naviguer droit dans le sillage de
l'honnêteté.

--Toujours le même, dit Sans-Peur avec une émotion fraternelle.

--Toujours, mon capitaine!...

La campagne entreprise à la suite de cet entretien eut cela de
remarquable que LÉO l'_Atoua_ se préoccupa beaucoup moins de ses îles
polynésiennes que de la prise d'un bâtiment taillé pour la marche.



XLIII

L'HIRONDELLE.


D'après les conseils de Pottle Trichenpot, la société biblique et
commerciale de Londres préférait désormais pour ses navires la légèreté
à la capacité. «Car, en attendant qu'on obtînt de Sa Majesté Britannique
le concours d'une puissante division navale, l'essentiel était de
pouvoir échapper au détestable pirate Sans-Peur.»

A la baie des îles, où _la Lionne_ relâcha, Parawâ-Touma et son fils
Hihi saluèrent du haut de leur _pâ_ fortifié la frégate de leur illustre
_Rangatira-Rahi_.--Baleine-aux-yeux-terribles lui dit tout d'abord que
les Néo-Zélandais venaient de chasser du mouillage un bâtiment anglais
chargé de missionnaires hérétiques.

--Mais il fallait le prendre! s'écria Sans-Peur.

--Nous l'avons essayé!... Par malheur, il marche comme le vent!

--C'est ce que je cherche!... Où est-il!...

--Il a pris la route de la Nouvelle-Hollande.

--Je pars pour Port-Jackson!...

--Sans moi, ô LÉO l'_Atoua_! vous aurez peine à reconnaître cet alcyon
de la mer.

--Baleine-aux-yeux-terribles sera toujours reçu comme un grand chef sur
les navires de LÉO l'_Atoua_.

Le chef néo-zélandais but l'haleine de son fils Hihi, Rayon-du-soleil:

--Tu es aujourd'hui un guerrier fameux sur la terre et sur la mer. Règne
sur nos peuples, achève de gagner tes _mokos_ et demeure fidèle à LÉO
l'_Atoua_, ennemi de la tribu de _Touté_.--Moi, j'ai vu en rêve cette
nuit les grandes villes d'Europe. Si je meurs au loin, tu découvriras au
ciel une étoile de plus, ce sera mon œil gauche, et tu sentiras en toi
une force double, ce sera mon âme qui viendra t'habiter.

Hihi serra sur son cœur les genoux, puis la ceinture, puis le corps de
son père, dont il but ensuite l'haleine en frottant le nez contre le
sien.

Et après avoir fraternisé avec Gabriel, le fils du Lion, Hihi, fils de
la Baleine, descendit dans sa pirogue.

_La Lionne_ appareillait pour Port-Jackson.

       *       *       *       *       *

Déguisée en gros transport anglais, au moyen de masques en toile à
voiles, la frégate pénétra hardiment dans la rade ennemie, car Parawâ
venait de reconnaître le fameux navire des missionnaires.

Au coucher du soleil, on mouilla bord à bord.

Presque aussitôt, il fut enlevé par surprise.

L'alarme fut jetée pourtant.--Quatre navires de guerre et deux fortins
canonnèrent _la Lionne_; mais la fortune, dit-on, favorise les
audacieux. La ruse et la force, l'adresse et le courage n'auraient
peut-être point suffi pour assurer l'invraisemblable succès de
Sans-Peur. Heureusement, une épouvantable tempête, qu'il avait prévue à
la vérité, lui permit d'éviter un combat inégal.

Ainsi fut conquise son _Hirondelle_, qu'il destinait à conduire en
France Isabelle et ses trois derniers enfants.

Lui-même, alors, il pensait à s'y rendre.

Le _Lion de la mer_ voulait se présenter au lion de la terre, l'empereur
Napoléon, et obtenir son appui pour résister moins difficilement aux
forces anglaises. La capture de _la Pearl_ acheva de le décider à
prendre ce parti, car il apprit, par les papiers trouvés à bord, que la
guerre était déclarée à l'Espagne.

A quoi bon laisser Isabelle et ses jeunes enfants en péril dans les
possessions espagnoles du Pérou, lorsque Gabriel était enfin d'âge à
répondre aux espérances des indigènes?

Le cas qui se présentait était prévu depuis longtemps:--«Si don Ramon
cessait d'être gouverneur de Cuzco, et surtout si la guerre éclatait
entre l'Espagne et la France, Isabelle devait immédiatement se réfugier
au milieu des Quichuas, entretenir des vigies sur le littoral et se
tenir prête à regagner la baie de Quiron.»

Isabelle avait suivi ces instructions à la lettre. Les vigies postées
sur les mornes guettaient les mouvements du large. Dès qu'elles
signalèrent un vaisseau de ligne anglais chassant deux navires sans
pavillon, des exprès en instruisirent Isabelle, qui fit ses préparatifs
de départ. Bientôt on lui annonça que les bâtiments poursuivis avaient
hissé les couleurs françaises et la bannière du _Lion de la mer_.
Accompagnée d'un immense cortége, elle se dirigea sur la baie de Quiron,
que les Espagnols avaient laissée inoccupée.

Lorsqu'elle y campa militairement, aucun des trois navires n'était en
vue.

Vingt-quatre heures s'écoulèrent dans l'anxiété.

Enfin, un seul bâtiment, _l'Hirondelle_, entra dans la baie; à son grand
mât était arboré le pavillon péruvien.

--Mon fils Gabriel est à bord!... mais mon époux, ô mon Dieu! mon noble
époux aurait-il succombé?

--Si mon père est mort, nous le vengerons, dit Léonin qui tenait son
frère Lionel embrassé.

Lionel et les enfants de Liména répétèrent les paroles du jeune
lionceau.

Isabelle pressait contre son cœur sa petite Clotilde.

--O mon Dieu, murmurait-elle, son père ne la reverra-t-il plus?

Liména, soucieuse, aurait voulu conjurer ces paroles de funeste augure.

--Enfants, taisez-vous! s'écria-t-elle; et vous, madame, pourquoi parler
ainsi?

Aux acclamations enthousiastes des Quichuas, Gabriel, Camuset et Liméno
débarquèrent.

--Espérance!... courage!... criaient-ils.

--Ma mère, dit l'héritier des Incas, soyez sans crainte. Par un
stratagème adroit, _le Lion_ a évité le combat. _L'Illustrious_ fait
fausse route. Demain, dans quelques heures, dans un instant peut-être,
la frégate viendra nous rejoindre.

Isabelle embrassait son fils avec transports. Liména bénissait comme
elle le Ciel qui avait sauvé _le Lion_, et, comme elle, serrait dans ses
bras son fils Liméno, vaillant mousse de quatorze ans.

Mais Camuset Barberousse mâchait sa moustache en soupirant, signe
infaillible de quelque mission pénible à remplir.



XLIV

STRATAGÈMES DE RETRAITE.


Le commodore Wilson, quand il fut bien convaincu que _la Pearl_ était
tombée au pouvoir de Sans-Peur, pinça les lèvres, baissa le nez et fut
bien obligé de s'avouer que c'était par sa très grande faute:--«Pottle
Trichenpot lui avait bien assez conseillé de ne point se séparer de sa
frégate.» Mais au bout de cinq minutes, il redressa le nez, et rouvrant
la bouche, il dit avec conviction:

--_L'Illustrious_ marche beaucoup mieux que _la Pearl_. Nous avons
soixante-quatorze canons de gros calibre, et le pirate français n'en a
que quarante de moindre portée. Consolons-nous! Il sera coulé ou pris,
c'est inévitable, et s'il est pris, mon cher monsieur Trichenpot, il
sera pendu sur-le-champ.

--Amen! fit le révérend Pottle.

Roboam Owen, qui ne perdit pas un mot de cet odieux entretien, sentit
son cœur se soulever d'indignation. La bassesse de Pottle ne pouvait
l'étonner; mais l'ingratitude du commodore Wilson révoltait sa nature
loyale. Toutefois il sut demeurer impassible.

--Lieutenant Owen, que pensez-vous? lui demanda brusquement le
commodore.

--Je pense que le vent peut changer et que Sans-Peur le Corsaire n'est
jamais à court de stratagèmes.

--Oh! oh!... Mais... un moment, s'il vous plaît! Vous dites _corsaire_,
lieutenant Owen; c'est _pirate_ qu'il faut dire, _pirate_, vous
entendez!

L'officier irlandais connaissait l'esprit étroit et faux de son ancien
camarade,--il n'essaya point de protester, salua sans affectation et se
promit d'employer au besoin quelque terme qui, sans être injurieux pour
Sans-Peur, ne risquât point d'être désapprouvé.

--Le vent ne change guère en cette saison dans ces parages, et quant aux
ruses de ce forban, je saurai les déjouer!... dit hautement le
commodore.

Roboam Owen faisait des vœux ardents pour que la frégate de Sans-Peur
parvînt à s'échapper.

L'honnête Tom Lebon continuait à chantonner en faisant une queue de rat
sur le bout d'on ne sait quel cordage. Infiniment moins grognard que son
matelot Taillevent, il se résignait à son triste sort. Depuis seize ans
passés, sa femme et ses enfants vivaient en France, à Port-Bail; depuis
seize ans passés, il faisait la guerre aux Français et se battait en
conscience, non sans regrets, mais en brave marin qui remplit son
devoir. A bord de _l'Illustrious_, personne n'était plus indifférent que
lui aux résultats de la chasse.

       *       *       *       *       *

A bord de la frégate _la Pearl_, ou pour mieux dire _le Lion_,
Sans-Peur, son fils Gabriel, Émile Féraux, capitaine de pavillon, maître
Taillevent, Parawâ-Touma, et foule d'autres, ne tardèrent point à
s'apercevoir que _l'Illustrious_ avait l'avantage de la marche. Mais en
revanche, _l'Hirondelle_ l'emportait, et de beaucoup, sur le vaisseau,
puisqu'elle était obligée de carguer sa grand'voile pour naviguer de
front avec la frégate.

Les deux conserves ayant une avance considérable, Sans-Peur calcula
qu'elles seraient encore à plus d'un mille du vaisseau lorsque viendrait
la nuit. Il donna ses ordres au capitaine Féraux et se retira dans sa
chambre pour écrire à Isabelle.

On torchait toute la toile possible.

Avec la pompe à incendie, on arrosait les voiles pour en resserrer le
tissu et ne rien perdre de la brise ronde, mais très maniable, qui
poussait les trois navires.

Les meilleurs timoniers se relevaient à la roue du gouvernail: «Pas de
distractions! naviguons droit! Attention à ne pas embarder de
l'épaisseur d'un cheveu.»

Les gens de l'équipage reçurent l'ordre de se coucher à plat pont;
l'immobilité leur fut recommandée.

La situation était telle, que Taillevent ne grognait pas. Il fumait avec
la gravité d'un pacha turc. Camuset et Liméno, étendus à ses pieds, le
regardaient sans se permettre de l'interroger.

--Gros vaisseau! dit Baleine-aux-yeux-terribles.

--Il y en a de plus gros! répondit Taillevent.

--Oui, ajouta Camuset, ce 74 a deux batteries couvertes et une barbette;
un trois-ponts a une batterie couverte de plus.

--_Pi-hé_! fit admirativement le Néo-Zélandais.

--Ne bougez pas, tas de marsouins! ou gare à moi! cria Taillevent à
quelques hommes qui s'avisaient de se lever.

--La tribu de _Touté_ a de bien grandes pirogues de guerre! dit
Parawâ-Touma, qui ne cessait de regarder _l'Illustrious_.

--La tribu de LÉO l'_Atoua_ en a d'aussi grandes et de plus grandes que
ce vaisseau-là, mon vieux brave!... reprit Taillevent. Mais le
_Rangatira-Rahi_ des Français, l'empereur Napoléon, en a besoin dans les
mers d'Europe, voilà notre guignon pour le quart d'heure.

Parawâ-Touma garda le silence. Grand chef de guerre et bon navigateur,
il appréciait parfaitement les difficultés de la situation. Toutefois,
il ne désespérait de rien, tant était robuste sa foi en LÉO l'_Atoua_,
le _Lion de la mer_, qui ne meurt point.

--J'irai dans cette Europe qu'habitent les tribus ennemies de Marion et
de Touté... J'y verrai ces villes immenses, cent fois plus grandes que
Cuzco et Lima, d'après maître Taillevent.--Je connais le _Lion de la
mer_; je veux connaître aussi le _Lion de la terre_, dont tous les
peuples du monde répètent le nom terrible.

Ainsi méditait Parawâ-Touma, les yeux fixés sur _l'Illustrious_, qui se
rapprochait non sans peines; mais le commodore Wilson, fort bon marin au
demeurant, ne négligeait rien, de son côté, pour diminuer la distance.

Maître Taillevent méditait.

--Liméno, dit-il enfin, va doucettement prendre à la fosse aux lions
deux dames-jeannes d'huile de baleine.

--Pourquoi faire, maître? demanda Camuset.

--Pour graisser la coque au ras de la flottaison; j'ai entendu dire à
ton vieux père que, par petit temps, ça peut faire gagner un demi-nœud.

Deux matelots adroits ne tardèrent pas à frotter d'huile de baleine les
parois extérieures de la frégate, dont la vitesse n'augmenta pas d'une
manière sensible.

--Eh bien!... les grands moyens, pour lors! fit Taillevent.

--Quoi donc, maître?

--Camuset, tu vas demander de ma part au capitaine la permission de
faire tomber les épontilles et de scier quelques barreaux.

--Scier des barreaux! répéta Camuset avec stupeur.

--Va donc, matelot!... ça presse!... le vaisseau nous gagne!... Au jeu
que nous jouons, le temps, c'est tout!...

Camuset rapporta au maître l'autorisation d'abattre et de scier tout ce
qu'il voudrait, sous l'inspection du capitaine en second, Émile Féraux.

L'œuvre de démolition intérieure commença. En détruisant les liaisons du
navire, en sacrifiant sa solidité, on allait lui donner une élasticité
qui accroîtrait sa vitesse. Toutes les colonnettes, tous les piliers qui
soutenaient les ponts furent déplacés à coups de masse ou de hache, les
ponts plièrent comme des tremplins. Taillevent fit scier de distance en
distance les barreaux destinés à relier l'effort des baux ou solives
transversales. On avait abattu déjà toutes les cloisons inutiles. La
frégate frémit et vibra de bout en bout; elle devint plus sonore; elle
bondissait plus aisément, craquait un peu moins et gémissait davantage.

Déliée ainsi, elle s'usait de deux ou trois mois en moins d'une heure.

_L'Hirondelle_, qui jusqu'alors brassait de temps en temps ses voiles
hautes _en ralingue_, c'est-à-dire de telle sorte qu'elles ne fussent
plus gonflées par le vent, cessa d'être obligée d'avoir recours à cet
expédient pour ne point la dépasser.

Et la brise ayant un peu molli, les deux conserves tinrent bon sans que
_l'Illustrious_ gagnât une brasse.

--La nuit, le brouillard, des grains de pluie, une chance, nous voici en
passe d'être parés, dit Camuset à Liméno.



XLV

SÉPARATIONS.


Quand il eut achevé ses correspondances, Sans-Peur enferma dans un
coffret d'ébène ce qu'il avait de plus précieux en valeurs et en
diamants; il garnit d'or plusieurs ceintures et fit appeler Gabriel.

--Mon fils, lui dit-il, je ne t'ai jamais caché ta destinée. Tu
appartiens aux peuples du Pérou, comme moi j'appartiens à ceux de
l'Océanie, et avant tout à la France. Tu connais mes plus secrets
desseins; tu sais que les idées étroites de José-Gabriel Condor Kanki et
d'Andrès de Saïri, ton bisaïeul, ne doivent pas être les tiennes. La
race espagnole ne saurait plus être expulsée du Pérou; tu descends
toi-même des Espagnols; tu es né pour opérer la fusion entre les
descendants des peuples conquis et du peuple dominateur. Il faut que les
créoles prennent parti pour l'indépendance, qu'ils arborent à leur tour
le pavillon péruvien, et qu'ils regardent les indigènes comme leurs
concitoyens, leurs égaux, leurs frères.

--Mon père, j'ai été élevé dans cette pensée, répondit Gabriel. Le sang
mélangé qui court dans mes veines en est l'expression. Vos sages
desseins sont mes espérances. On me donne le titre de prince; je
n'aspire point à la couronne d'Inca, de grand chef ou de roi. Je ne veux
que marcher sur vos traces, être libérateur d'abord et ensuite
pacificateur, s'il plaît à Dieu.

--C'est bien! dit le corsaire. Et puis, avec un accent
paternel:--Jusqu'à ce jour, mon enfant, j'ai pu veiller à ton éducation.
Le marquis ton oncle et ta mère m'ont suppléé pendant mes absences, mais
l'instant est venu où tu vas être seul,--seul à ton âge!

--A mon âge, mon père, vous combattiez pour l'indépendance du Nord.

--Oui, Gabriel, mais comme simple élève de marine et sous les ordres du
vicomte de Roqueforte. Toi, mon fils, tu vas être chef d'une nation à
demi-barbare...

--Mon père, je suis attristé de notre séparation. Je m'y attendais,
cependant, et j'y étais préparé. Ne craignez rien, je suis votre fils,
je serai digne de l'être et ne manquerai, je vous le jure, à aucun de
mes grands devoirs. Je n'étais qu'un jeune enfant quand on ceignit mon
front de _la borla_ péruvienne; les acclamations des peuples du grand
lac retentissent pourtant encore dans mon cœur, et souvent, depuis, j'ai
visité seul la tombe sacrée du cacique Andrès.

--Tu es bien mon fils, mon digne fils! Dieu soit loué! s'écria Léon de
Roqueforte.

Et après un instant de silence solennel:

--Maintenant, reçois mes ordres. Voici un coffret qui contient
d'immenses valeurs destinées à ta mère, je t'en charge. Voici de plus
des ceintures d'or pour toi, Liméno et maître Camuset, qui sont attachés
à ta fortune. Mes instructions, mes mémoires sur toutes les affaires du
Pérou, un trésor et un grand approvisionnement d'armes sont enfouis, tu
le sais, dans la caverne du Lion.

--Je sais où, mon père.

--A nuit tombante, tu passeras sur _l'Hirondelle_ avec tes deux
compagnons.--Vous irez dans la baie de Quiron, où ta mère, ses enfants
et ceux de Taillevent s'embarqueront pour aller en France; mais toi, mon
fils, tu te retireras dans l'intérieur du Pérou.

A nuit tombante, les deux navires français se rapprochèrent l'un de
l'autre; une longue amarre fut lancée par les gens de _l'Hirondelle_;
Gabriel, Liméno, Camuset s'y accrochèrent, et changèrent de bâtiment
sans qu'il eût été nécessaire de mettre en panne.

Après le coucher du soleil, _le Lion_ hissa trois fanaux, _l'Hirondelle_
n'en hissa qu'un seul. Mais une heure plus tard, le paquebot prit les
devants, de telle sorte que les quatre fanaux se confondirent pour les
Anglais. Alors _le Lion_ amena deux de ses feux, _l'Hirondelle_ en hissa
deux autres, et les navires prirent deux routes différentes.

_L'Illustrious_ s'attacha, comme l'espérait Sans-Peur, à la poursuite de
_l'Hirondelle_, qui se laissa gagner à dessein; mais aussitôt que _le
Lion_ fut hors de danger, le paquebot reprit son élan.

Au point du jour, le commodore Wilson s'aperçut avec rage que Sans-Peur
lui avait échappé.--A midi, _l'Hirondelle_ à son tour disparut.

Après un immense circuit, le capitaine Bédarieux, qui se conforma de
tous points aux combinaisons de son commandant en chef, atterrit
conséquemment dans la baie de Quiron, où Isabelle, de son côté, avait eu
le temps d'arriver avec sa jeune famille.

Si Camuset mâchait sa moustache rousse, c'est qu'il savait, le digne
contre-maître, qu'une seconde séparation était inévitable.

Les yeux baignés de larmes, Isabelle et Liména laissent chacune à terre
leur fils aîné; _l'Hirondelle_ met sous voiles; mais enfin, ô bonheur!
_le Lion_ de Sans-Peur paraît aussi.

Du rivage, une immense acclamation le salue.

Gabriel, Liméno, maître Barberousse et les Quichuas, rassemblés sur les
roches qui servaient autrefois de belvédère au vénérable Andrès, battent
des mains, agitent des drapeaux et crient avec enthousiasme: «--Gloire
au _Lion de la mer_!»



XLVI

A L'ABORDAGE.


Sans-Peur le Corsaire, passant à bord du paquebot, vint y serrer sur son
cœur sa femme et ses enfants. Isabelle pleurait encore en répondant de
loin aux signaux de Gabriel; tout à coup, elle frémit d'horreur.
_L'Illustrious_ se dresse à peu de distance.

Masqué jusque-là par une pointe de terre, il s'avance menaçant, sabords
ouverts; sa triple batterie est formidable, et pour comble de malheur,
l'état de la mer, très houleuse aujourd'hui, doit favoriser sa marche.

Sans-Peur est incapable de fuir, il ne restera point à bord de
_l'Hirondelle_; il va se faire écraser; car la victoire est impossible.

Isabelle, éperdue, se jette dans les bras de son époux, dont elle
n'essayera pas de combattre la fatale décision. Sans-Peur ne saurait
reculer devant son devoir; et en effet, cessant de prodiguer aux siens
les consolations et les caresses, il s'est redressé calme, sévère,
inflexible:

--Madame! dit-il, à vous ce navire et les richesses dont il est chargé;
à vous mes enfants, Léonin et Lionel, mes successeurs, et Clotilde, que
le Ciel vous a donnée pour consolation suprême!... A moi le soin de vous
protéger!... En France, Isabelle. Faites servir, capitaine Bédarieux, et
couvrez le navire de toile!...

--Dieu!... tu veux donc mourir!...

--Je vais me battre en _Lion de la mer_!... Pour l'amour de nos enfants,
Isabelle, sois forte!... Adieu!...

Isabelle, défaillante, poussa un cri de désespoir. Léon s'arrachait de
ses bras, et sautait dans son canot on répétant:

--De la toile, Bédarieux!... de la toile à tout rompre! votre vitesse
vous sauvera!...

_L'Illustrious_ se rapprochait de la frégate _le Lion_, qui attendait en
panne le retour de son capitaine.

       *       *       *       *       *

Alors, sur la pointe de Quiron, se passait une autre scène dramatique.

       *       *       *       *       *

Gabriel voulait aller combattre à côté de son père; les Quichuas s'y
opposaient.

--Hommes du Pérou, ne m'arrachez pas le cœur! disait-il avec une sorte
de colère.

--Prince, votre poste est au milieu de nous!... Le combat qui va se
livrer est trop inégal!... Votre vie nous est trop chère!

--Ma vie, à qui la dois-je, si ce n'est au héros qui a si longtemps
combattu pour vous? Je veux bien être votre chef, mais vous ne
m'obligerez pas à inaugurer mon pouvoir par une lâcheté filiale...
Tuez-moi donc, ou suivez-moi!

Ces paroles électrisent les Quichuas, ils se précipitent en armes sur
leurs balses, qui accostent _le Lion_ en même temps que Sans-Peur.

Les voiles se rouvraient.

--Toi, ici! ô mon Dieu! s'écrie le corsaire.

--Mon père, vous ne pouvez l'emporter qu'à l'abordage; je vous amène un
renfort de braves combattants.

Déjà le canon grondait.

Isabelle, pâle d'horreur, vit _le Lion_ laisser arriver en grand sur
_l'Illustrious_. Le combat désespéré allait s'engager ainsi, sans que la
frégate eût inutilement essayé de jouter de vitesse.

--Cette fois nous sommes cuits, murmura Taillevent, si bas que nul ne
l'entendit, et frappant sur l'épaule de Liméno:

--Petit, sais-tu ton devoir?

--Ne pas quitter M. Gabriel, parbleu! c'est connu.

--Bon!... embrasse donc ton vieux père, mon gars, et attrape à se
régaler!... Le maître détourna la tête pour essuyer vivement ses yeux,
que l'émotion embrumait.--A ton poste, donc, ajouta-t-il d'un ton dur.

Camuset s'approchait à son tour:

--Matelot, m'est avis qu'il faut se dire adieu pour de bon.

--Plus bas!... plus bas!... chut!... J'ai souventes fois de drôles
d'idées. C'est tout justement par ici, en 1783,--j'avais ton âge,
matelot,--que nous fûmes coulés par le fond avec la frégate du vicomte
de Roqueforte. La fameuse roche _del Verdujo_, comme qui dirait du
bourreau, est à une petite lieue sous le vent. Eh bien, c'est donc ici
que nous avons commencé le petit métier, mon capitaine et moi; c'est ici
que nous devons finir!... Du calme, pas un mot, soyons gais!... Pour
sauver M. Gabriel, vous êtes deux; et moi, j'étais seul pour aider son
père. Vous avez des balses hissées tout alentour de la frégate, nous
n'avions qu'un espar ramassé parmi les débris... Tu recommenceras mon
histoire, matelot; tu épouseras la pareille à Liména, et ton fils à toi,
Camuset, sauvera quelque jour le fils à M. Gabriel, dans cet endroit-ci
ou ailleurs!...

--Ah! maître Taillevent, mon matelot, comme tu prêches bien!... mille
noms d'un requin en bouille-à-baisse!...

       *       *       *       *       *

--Oh! oh! oh! disait à son bord le commodore Wilson, M. le pirate
français voudrait l'abordage!... pas de ça, non, pas du tout!... A
couler bas, canonniers, à couler bas.

       *       *       *       *       *

La frégate _le Lion_ reçut trente-sept boulets dans ses flancs, où une
effroyable voie d'eau se déclarait; mais sa mâture n'était pas entamée,
et Sans-Peur était maître du vent.

--Très bien! dit-il, l'abordage est sûr, maintenant;--attention, les
tirailleurs!... visez bien!...

Dans les hunes, sur le gaillard d'avant, sur la dunette, il avait tout
d'abord posté trente-sept groupes de quatre bons tireurs, chargé chacun
d'un sabord de _l'Illustrious_. A mesure qu'un canonnier anglais se
montrait pour recharger l'une des pièces déchargées, il était tué sur
place. On ne parvenait point à recharger un seul canon.

L'artillerie faisait silence.--A bord de _l'Hirondelle_, déjà fort
éloignée, nul n'y comprit rien.--_L'Illustrious_ et _le Lion_ couraient,
cependant, sous les huniers, dans la direction du Verdujo.

--Bravo! murmura Sans-Peur.

La meurtrière fusillade mettait au désespoir le commodore Wilson. Il
s'aperçut à ses dépens qu'il venait de commettre une faute capitale, en
négligeant de démâter la frégate, où déjà on s'apprêtait à lancer les
grappins d'abordage. Camuset et Liméno étaient dans la hune de misaine
avec Gabriel, chargé de cette importante opération.

Mais le commodore avait la ressource de virer de bord, et de présenter à
l'ennemi ses trente-sept autres canons chargés d'avance.--Pare à virer!
commande-t-il.

Sans-Peur aurait pu imiter sa manœuvre, et se maintenir ainsi par le
travers des batteries déchargées; mais sentant que _le Lion_ coulait, il
brusqua le dénoûment et lança en grand, contre l'avant de
_l'Illustrious_ dont la vitesse s'amortissait, sa petite frégate qui
craqua et fut à demi défoncée. Mais cinquante grappins à la fois
mordirent le gréement ou les pavois du vaisseau.

--A l'abordage! commande Sans-Peur.

Émile Féraux, à la tête de la première division, se précipite sur
l'avant de _l'Illustrious_, où une troupe compacte de soldats de marine
l'attend baïonnette croisée.

La frégate devant forcément s'accrocher par l'arrière, à la hauteur du
grand mât du vaisseau, Sans-Peur ralliait autour de lui la deuxième
division.--Le second choc eut lieu.

--A bord! crie le _Lion de la mer_.

Il avait vu jusque-là Taillevent auprès de lui. Tout à coup, le maître
disparut en poussant un hurlement de désespoir qui domine le tumulte, et
dont aucune vocifération humaine ne saurait donner une idée.

--Où est-il?... que fait-il? demanda Sans-Peur avec émotion.

--Voyez! là!... répond Parawâ en montrant le maître qui, par des bond
furieux, venait d'atteindre l'extrémité de la vergue de misaine de
_l'Illustrious_.

Ce point aérien était le théâtre d'un combat fratricide.

Tom Lebon et Camuset se trouvaient aux prises.

--Matelots!... mes deux matelots!... mes matelots, ne vous tuez pas!
criait maître Taillevent.

Gabriel et Liméno, suspendus aux chaînes d'un grappin d'abordage,
menaçaient de leurs pistolets le brave marin de Jersey, Tom Lebon,
anglais de nation, français de cœur.



XLVII

FERMEZ LES SABORDS!


--Il faut, avait dit Sans-Peur à son fils Gabriel, que notre frégate qui
coule s'attache au vaisseau anglais par cent liens de fer. Ils vont nous
fusiller à bout portant, entraînons-les par le fond. Seulement, mon
fils, à mon premier signal, jette-toi à la mer, gagne l'une des balses
qui seront amenées au moment de l'abordage; pas d'hésitation, pas de
retard. Je ne te permets de combattre ici qu'à cette condition.

--Mon père! auriez-vous donc résolu de périr avec tous vos braves?

--Non!... Si je ne tenais à leur laisser une chance de salut, je
n'emploierais pas un moyen douteux: je ferais sauter les deux navires.
Au lieu de laisser nos poudres se noyer, nous les retirerions de la
soute. Mais assez... assez... à ton poste!...

       *       *       *       *       *

Gabriel, spécialement chargé de l'opération de faire lancer les grappins
et d'amarrer _le Lion_ à _l'Illustrious_, ne se borna point à
s'accrocher comme pour un abordage ordinaire. Secondé par Camuset,
Liméno et les meilleurs gabiers, il multipliait les systèmes de mariage.
Tous les crocs, toutes les chaînes, tous les gros cordages dont il
disposait, mordaient ou étreignaient les mâts, les vergues et les
apparaux de l'ennemi.

L'action militaire était chaudement engagée sur l'avant du vaisseau.
Dans les mâtures, une lutte étrange continuait avec acharnement. Le
commodore ayant donné l'ordre à ses gens de couper tous les liens et de
décrocher toutes les pattes de fer, les Français ne pouvaient faire un
nœud sans avoir quelque adversaire à combattre. L'escouade aérienne de
Gabriel agissait de vive force, une pluie de sang, une grêle de cadavres
tombaient sur les combattants du pont.

On vit une grappe humaine se détacher des sommets du bas-mât, et, le
poignard dans la gorge, écraser dix hommes des deux partis. Un
épouvantable amalgame de corps déchirés, d'armes, de lambeaux de chair,
de cordages, de grappins, de poulies et de membres palpitants,
s'interposa entre les abordés et les abordeurs.

--En avant!... hardi!... Sans-Peur!... criait Émile Féraux.

Les officiers de _senteries_ répondaient en encourageant leurs hommes à
tenir bon, baïonnette croisée.

Les Anglais parvinrent à défaire quelques-uns des amarrages.

--Du fer, des chaînes de fer! disait Gabriel, qui bondissait de corde en
corde stimulant l'activité de ses gabiers, ou déchargeant ses pistolets,
que Liméno rechargeait à l'instant.

Des hunes du _Lion_, quelques groupes de tirailleurs ajustaient
exclusivement les gabiers anglais. Des hunes de _l'Illustrious_, un feu
nourri était dirigé sur ces tirailleurs. Les espingoles chargées de
biscaïens étaient braquées sur la vaillante troupe de Gabriel; et, en
outre, des grenades lancées de haut éclataient de toutes parts, si ce
n'est pourtant sur l'étroit théâtre de la sanglante mêlée.

Tom Lebon, en sa qualité de gabier de misaine de _l'Illustrious_,
s'élança sur la vergue où Camuset venait de se hisser en halant une
corde à laquelle pendait une chaîne de fer. Il brandissait une hache;
Camuset tira son sabre sans lâcher sa corde.--Maître Taillevent, qui, à
l'arrière du _Lion_, s'occupait aussi du fatal mariage des deux navires,
poussa un cri si terrible que les deux matelots l'entendirent.

A l'instant même où la hache et le sabre se rencontraient:

--Tu es Tom Lebon!... demanda Camuset avec horreur.

--Taillevent!... mon matelot!... s'écriait Tom Lebon.

--Voici son fils! ajouta Camuset en montrant Liméno.

--Minute! fait Tom Lebon qui raccroche sa hache à sa ceinture.

Camuset, rengaînant son sabre, passe son bout de corde à un camarade.

--La paix entre nous! dit enfin Taillevent lui-même.

Gabriel et Liméno ne déchargèrent point leurs armes, mais sautèrent dans
les haubans du vaisseau, où ils furent bientôt aux prises avec d'autres
gabiers anglais.

Au bout de la vergue de misaine, au milieu d'un nuage de fumée brûlante,
Taillevent embrassait Tom Lebon, dont il mettait la main dans celle de
Camuset.

--Le fils à maître Camuset!... dit Tom Lebon, et de plus ton _matelot_;
il sera donc le mien?... un équipage d'enfants de Port-Bail!... M. de
Roqueforte, mon bienfaiteur à moi aussi, votre capitaine!... Pas plus
pirate que _toi z'ou moi_, Taillevent!... Assez causé; je ne me bats
plus. On trouvera bien dans la mâture assez d'ouvrage pour attendra la
fin de la bagarre. Bonne chance, mes matelots... Malgré ça, il n'y a pas
gras pour vous autres.

--Ni pour vous non plus, mon vieux! riposta Taillevent. Veille donc, et
si tu nous vois piquer une tête à l'eau, fais-en autant. Mes amis sont
les tiens, rallie à moi...

--Compris!... On a l'œil américain, quoique anglais. En tous cas, Tom
Lebon n'a qu'un cœur, matelot, tu sais ça?...

--Pas de tendresse!... Je suis à la guerre, moi!... En route, Camuset!

Taillevent et Camuset s'affalèrent impérieusement vers l'arrière de
_l'Illustrious_, devenu le champ d'un nouveau combat.

Tom Lebon regagnait mélancoliquement sa hune, d'où il monta sur les
barres de petit perroquet. Puis, tout en rajustant quelques cordages
coupés, il observa d'un regard inquiet les faits et gestes de son
matelot Taillevent.

Anglais de nation, Français de cœur, brave par tempérament, réduit à
l'inaction par circonstance,--il passait,--à ce qu'il a dit depuis bien
souvent,--le plus fichu quart d'heure de sa vie. Et n'étant pas aussi
grognard, à beaucoup près, que l'était son matelot bien-aimé, il n'avait
pas la douce compensation de grogner homériquement.--Non! il soupirait,
sans même maudire son sort; et il faisait une épissure à la draille du
grand foc, coupée par un biscaïen. Un simple nœud aurait suffi, mais une
épissure est plus longue à faire. Personne fort heureusement ne s'occupa
de lui, qui s'inquiétait en vérité de tout le monde, excepté toutefois
du commodore Wilson,--cet Anglais pur sang n'ayant jamais eu le don de
plaire à l'estimable Tom Lebon, né natif de Jersey.--Mais s'il n'aimait
guère le commodore, il estimait fort le lieutenant Owen et avait, dans
l'équipage, une foule de camarades.--D'un autre côté, Taillevent,
Camuset, trente marins de Port-Bail et le capitaine Léon de Roqueforte,
qu'il vénérait sans l'avoir jamais connu, étaient les principaux ennemis
qui envahissaient le bord.

--C'est triste de se dire tant pis de toutes les manières et de faire
une épissure en guise de consolation, au lieu de se battre honnêtement
d'un bord ou de l'autre!...

Tom Lebon, perché à cent trente ou cent quarante pieds au-dessus du
niveau de la mer, embrassait d'un regard douloureux tous les mouvements
intérieurs ou extérieurs.

Il fut témoin des derniers efforts de Gabriel et de ses gens, qui
complétèrent leurs travaux d'accrochage en coupant les haubans de la
frégate au-dessous des hunes et en les laissant tomber avec ses vergues
sur la muraille du vaisseau. A ces réseaux de gros cordages, à ces
espars énormes pendaient des bombes, des gueuses et des masses de
boulets ramés. La chute de tant de corps lourds qui s'enchevêtraient
dans le gréement et l'artillerie du pont du vaisseau, produisit un effet
terrible.

Non-seulement le fracs fut épouvantable, mais le but du corsaire devint
évident; les Anglais s'écrièrent:

--La frégate qui coule bas va nous entraîner au fond!...

--Fermez les sabords! commanda Wilson avec l'accent de l'épouvante, et
en haut... en haut tout le monde!



XLVIII

SAUVE QUI PEUT!


Roboam Owen, dont le poste de combat était dans la batterie basse, fit
hermétiquement fermer tous les sabords, afin que la mer ne se précipitât
point à flots par ces ouvertures quand le poids de la frégate
commencerait à se faire sentir.

Puis, accompagné de ses matelots canonniers, il monta sur le pont, le
sabre à la main.

A l'avant, après d'héroïques actions, Émile Féraux avait eu le dessous.
Ce fut en vain que l'impétuosité des corsaires rompit par trois fois la
ligne des baïonnettes. Ils ne purent opérer leur jonction avec les
braves commandés par Sans-Peur. Une foule trop compacte leur barra le
passage.

Émile Féraux, criblé de blessures, périt vaillamment les armes à la
main. La plupart de ses hommes furent tués; quelques-uns glissèrent à la
mer ou, se voyant serrés de trop près, s'y élancèrent en désespoir de
cause; quelques autres, en général blessés, se rendirent aux Anglais. On
les emporta dans la batterie basse où ils furent mis aux fers.

La mêlée se prolongea davantage entre le grand mât et le mât d'artimon.

Après le second choc, Sans-Peur avait conduit à l'abordage sa deuxième
division renforcée par les gabiers de Gabriel et tous ceux des Quichuas
qui ne montaient point les balses remises à flot.

Toutes les embarcations péruviennes se tenaient, à cette heure, au vent
des deux navires et recueillaient les corsaires tombés à la mer.

Le nombre des braves que commandait Sans-Peur diminuait à chaque
instant; celui des Anglais augmentait sans cesse.--D'une part, les
soldats de marine et les matelots qui avaient vaincu la première
division se ruaient contre la deuxième; d'autre part, les deux batteries
intérieures, abandonnées par leurs canonniers, vomissaient par tous les
panneaux de nouveaux assaillants.

Malgré cela, les Anglais ne parvinrent point à passer sur le corps des
corsaires, maîtres du côté de bâbord, et qui les empêchaient de se
dégager de l'étreinte de la frégate.

Le commodore Wilson criait:

--En avant, donc!... tuez! tuez!... Et puis, hache en bois!...

Mais Sans-Peur, Taillevent, Parawâ et leurs intrépides compagnons
fauchaient les ennemis.

--Tenez bon, mes braves! commandait Gabriel, qui défendait ses grappins
avec la même ardeur qu'il avait mise à les accrocher.

La boucherie se prolongeait; _l'Illustrious_ et _le Lion_, poussés par
une fraîche brise, étaient emportés dans la direction de la fameuse
roche _del Verdujo_, dont le capitaine Wilson ne se préoccupait guère,
tant il craignait d'être coulé par la maudite frégate.

Un bruit comparable à celui de plusieurs chutes d'eau se fit entendre à
travers le formidable tumulte du combat.--C'était la mer qui, des
sabords du _Lion_, se précipitait dans sa cale.

Sans-Peur s'écria:

--A la nage, Gabriel!... A la nage, les Quichuas! Encore deux minutes de
résistance, mes amis!...

--Adieu, mon père! j'obéis!... dit Gabriel.

Camuset, Liméno et plus de vingt autres le suivirent.

--_Pi-hé_!... _pi-hé_!... hurlait Parawâ, dont la massue accomplissait
d'effroyables exploits.

Il était blessé à la joue, aux flancs et à l'épaule; le sang ruisselait
sur ses tatouages; il avait l'air du démon des combats. Son formidable
casse-tête menaça Roboam Owen. Sans-Peur s'interposa:

--Ne frappe point cet officier! dit-il.

Le sabre du lieutenant anglais vole seul en éclats.

--Pourquoi m'épargner? demande Owen.

Sans-Peur, entouré d'ennemis, ne peut répondre. Taillevent à sa gauche,
Parawâ à sa droite, faisaient des moulinets, l'un avec sa hache, l'autre
avec son _méré_. Sans-Peur était protégé par ses fanatiques insulaires
polynésiens, trop heureux de mourir pour lui en criant:

--Le _Lion de la mer_ ne meurt pas!

Chose merveilleuse, quoiqu'il essuyât à chaque instant le feu des
Anglais, il n'avait reçu que des blessures sans gravité.

Semblable au dieu de la guerre navale, il donnait ses ordres avec un
calme superbe. Laissant au peloton sacré de Taillevent et de Parawâ le
soin de défendre sa propre vie, il veillait surtout à ce que les Anglais
ne pussent défaire les systèmes d'amarrage. Aussi, plusieurs fois, au
lieu de se garantir lui-même, déchargea-t-il ses pistolets sur des
gabiers ennemis trop intelligents ou trop alertes.

Roboam Owen s'était retiré sur le bastingage de tribord, et de là
dirigeait les mouvements des matelots anglais, qui ne gagnaient plus un
pouce de terrain sur la deuxième division des corsaires.--A la vérité,
ceux-ci ne combattaient plus à découvert, car ils avaient improvisé une
sorte de retranchement à l'aide des espars brisés, des voiles de la
frégate tombées avec leurs vergues, des hamacs anglais jetés hors du
bastingage de bâbord, et d'un amas d'ustensiles sur lesquels
s'entassaient les cadavres.

_L'Hirondelle_ était à perte de vue.

Gabriel, Camuset, Liméno et les Quichuas auxiliaires avaient été
recueillis par les balses.

--Tout va bien! dit Sans-Peur, qui haussa les épaules en entendant le
commodore Wilson donner l'ordre de démarrer et de diriger sur les
abordeurs deux canons chargés à mitraille.

--Trop tard!... monsieur le commodore... trop tard! s'écria Léon.

Tous les Anglais à la fois poussèrent un cri d'horreur;--la frégate
enfonçait sans bruit maintenant, sa cale et son entrepont étaient noyés
au ras des sabords de la batterie;--le vaisseau _engageait_.

Le vaisseau _engageait_, c'est-à-dire qu'il penchait au point de courir
risque de chavirer comme un frêle canot.

--Sauve qui veut!... sauve qui peut!... reste qui voudra!... crie
Sans-Peur en se précipitant tête baissée au milieu des ennemis.

Le rempart des corsaires s'écroula; les deux canons démarrés roulèrent
sur bâbord; il devint impossible de se tenir sur le pont, où apparut
enfin le blême Pottle Trichenpot, jusque-là prudemment caché dans les
batteries intérieures.

Taillevent le vit, mais ne put l'ajuster. Il fut renversé comme Parawâ
et Sans-Peur lui-même. Abordeurs, abordés, Anglais, corsaires, vivants
ou morts, tous tombèrent pêle-mêle avec les amas de débris, d'armes ou
d'instruments qui n'étaient pas solidement amarrés.

La confusion de cet instant est inexprimable.

Les hommes accrochés aux pavois ou aux cordages furent les seuls que
n'entraîna pas le mouvement d'inclinaison.

Roboam Owen, se tenant au bastingage de tribord, fut de ce petit nombre.
Avec son admirable sang-froid, il attendait la catastrophe.

Alors Tom Lebon laissa son épissure interminée.

--Le combat est fini! murmura-t-il, je veux au moins me noyer en
embrassant mon matelot.

Il se laissa glisser par un cordage et atteignit l'endroit où il avait
vu tomber Taillevent.

       *       *       *       *       *

Gabriel, qui avait pris le commandement général des balses, frémit,
s'agenouilla et pria Dieu pour le salut de son noble père.

Liméno pleurait.

Camuset Barberousse, qui commençait à devenir grognard, jura
consécutivement en anglais, en français, en espagnol, en langue quichua
et en langue polynésienne. Son cœur battait avec violence. Il voyait la
frégate plonger en attirant le vaisseau dont on découvrait le pont
sanglant et dans un état de désordre indescriptible.

La bataille entre les hommes était terminée.

La lutte entre les deux navires commençait en quelque sorte,--car ce
n'était plus deux navires animés par leurs équipages, mais deux masses
inertes et matérielles qui se combattaient maintenant.



XLIX

LA CORDE AU COU.


Le vaisseau plein d'air opposait la résistance de sa vaste capacité. La
frégate cramponnée à lui l'attaquait par la pesanteur de son artillerie
et de tous les corps lourds arrimés dans sa coque pleine d'eau.

Ces deux forces se firent équilibre durant une minute entière, minute
longue comme un siècle, pendant laquelle faillit recommencer le combat.

Les hommes avaient eu le temps de se relever et de se reconnaître.

Sans-Peur donnait ses ordres à voix basse; il rampait, ainsi que
Taillevent et Parawâ, vers la roue du gouvernail, dont les corsaires
n'avaient jamais pu s'emparer.

Or, l'abordage ayant eu lieu par le côté d'où soufflait le vent, il
s'ensuit que la brise très fraîche qui venait de terre gonflait les
voiles et contribuait à soutenir le vaisseau. L'inverse se serait
produit si l'abordage avait eu lieu du bord opposé, c'est-à-dire, si le
vent avait tendu à faire pencher _l'Illustrious_ dans le sens où _le
Lion_ l'attirait.

Le Commodore Wilson avait toujours eu soin de conserver cet
avantage;--un coup de barre au gouvernail pouvait le lui faire perdre,
surtout si les corsaires, selon les derniers ordres de Sans-Peur,
réussissaient à couper certains cordages, techniquement _les écoutes des
focs_.

Les écoutes des focs étaient fort loin, les matelots expédiés dans leur
direction devaient être massacrés ou faits prisonniers avant de les
atteindre. La roue du gouvernail était tout près, mais encore fallait-il
s'en saisir.

La pression de la mer sur les sabords de la batterie basse fut si
violente, que trois d'entre eux cédèrent. Les flots entrèrent dans le
vaisseau.

--Ah! Ah! nous y sommes! cria Sans-Peur.

Plusieurs de ses derniers compagnons n'hésitèrent plus à se jeter à la
nage.

Pottle Trichenpot, blotti au pied du mât d'artimon, tremblait de tous
les membres. Roboam Owen sourit de pitié.

Le commodore Wilson ne donna aucune marque de faiblesse, mais il était
exaspéré;--il en avait bien le droit.

Au moment où, le poignard en main, Sans-Peur allait se jeter sur l'homme
de barre et saisir la roue du gouvernail, il se trouva en face de Roboam
Owen, qui lui dit:

--A quoi bon?... Assez de sang!... capitaine, et mourons amis si vous le
voulez bien.

Tom Lebon ouvrait les bras à Taillevent.

Quant à Parawâ, il venait d'être renversé de nouveau par un soldat de
marine qui s'accrochait à ses jambes.

Un nombre infini de petites scènes analogues, terribles, touchantes,
grotesques ou exécrables eurent lieu pendant cette minute de
_l'engagement_ du vaisseau, instant dramatique s'il en fût.

Mais soudain des craquements, comparables au bruit que rendrait une
forêt foudroyée, furent suivis d'un second bouleversement général.

Toutes les amarres cassaient.

_Le Lion_ coulait, laissant suspendus au vaisseau des fragments de sa
mâture ou de son plat-bord, mais, d'autre part, entraînant dans les
profondeurs de la mer d'énormes pièces de charpente arrachées au
vaisseau lui-même.

L'abîme se creusa,--les flots soulevés passèrent par-dessus
_l'Illustrious_ brusquement rejeté sur tribord, où roulèrent tous les
hommes et tous les apparaux entassés.--Les deux canons démarrés
bondirent d'une telle force, qu'ils brisèrent la muraille et
disparurent.

L'action des voiles, combinée avec l'épouvantable oscillation du
vaisseau, le pencha sous le vent si fort qu'il faillit _engager_ coup
sur coup dans le sens opposé. Le moindre poids ajouté à tribord l'eût
fait chavirer. Si ses sabords de ce côté n'avaient été fermés aussi bien
que ceux de l'autre, il coulait.--Enfin, le gouffre ouvert par la
frégate l'attira, il glissa sur la pente du tourbillon et fut si près de
sombrer, que Sans-Peur prit la main du lieutenant Owen en répétant:

--Mourons amis!...

Mais _l'Illustrious_ ne sombra pas plus qu'il n'avait coulé ou chaviré.

Sans-Peur se vit seul au milieu des Anglais:

--Non, capitaine, nous ne mourrons pas, lui dit Roboam Owen. Soyons donc
amis dans la vie comme vous daigniez consentir à ce que nous le fussions
dans la mort.

Il était absolument impossible de rallier les corsaires survivants.
Dispersés et confondus avec les Anglais, ils furent tous faits
prisonniers.

Taillevent se rendit à Tom Lebon, Sans-Peur au lieutenant Owen; Parawâ
fut garrotté par les marins et soldats qui l'entouraient; la plupart des
matelots corsaires furent pris de même.

Blessés tous tant qu'ils étaient, ils demeuraient au nombre de trente.
Les Anglais avaient perdu près de quatre cents hommes.

Depuis longtemps alors, _l'Hirondelle_ avait disparu, masquée par les
terres.

Isabelle, durant de longues et cruelles années, devait ignorer l'issue
du combat, le sort de son époux et celui de son fils Gabriel.

Sans-Peur jeta un regard sur l'horizon, vit les balses en sûreté,
calcula que _l'Hirondelle_ était hors de péril, et sourit avec orgueil
en répliquant à Owen:

--Dans la vie, lieutenant, dans la vie, je le veux bien; mais ce ne sera
pas pour longtemps.

--Que voulez-vous dire, capitaine?

Sans-Peur s'abstint de répondre. Il voyait que _l'Illustrious_, entraîné
par le courant, allait se perdre corps et biens sur _le Verdujo_.

       *       *       *       *       *

Pottle Trichenpot, respirant enfin, s'approchait du commodore Wilson:

--Vengeance!... vengeance!... Vous allez, j'espère, faire pendre ces
pirates sur-le-champ.

--Voyez ces cordes à bout de vergue!

Cinq minutes après, les trente blessés avaient la corde au cou.

Tom Lebon voulait embrasser Taillevent.

--Chut! pas de bêtises, matelot!... dit le maître. Va dans ton coin!...
n'ayons pas tant l'air d'être frères!

Tom Lebon comprit, et se retira en faisant ce dilemme:

--S'ils sont pendus sans miséricorde, ce n'est pas mes embrassades qui
changeront rien à la chose; mais si par chance ils restent prisonniers,
elles m'empêcheraient de les servir.--Feignons donc une feinte.
Cachons-nous pour mieux pleurer!...

--Mille millions de badrouilles de barbarasses du grand caïman
d'enfer!... nous y voilà donc!... grommelait Taillevent. Pendus comme
des chiens! pendus comme des renégats, par ce Wilson que j'étais tant
d'avis de pendre!... Et voir ce Pottle Trichenpot, là, sur la
dunette!... Ah! mon capitaine, j'ai souventes fois eu tort en grognant
rapport à vous; mais cette fois-ci, sans être ce qui s'appelle un capon,
j'ai bien peur d'avoir raison une fois de trop.

Tous les corsaires ne prenaient pas aussi philosophiquement la
situation:

--Camarades! leur demande Sans-Peur, tenez-vous beaucoup à être
sauvés?... préférez-vous la vie à la perte totale du vaisseau?

--Capitaine, riposte l'un d'eux, m'est avis que nous n'avons pas le
choix.

--Vous l'avez, au contraire!... partez!...

--_Pi-hé_!... le _Lion de la mer_ ne meurt pas! s'écrie
Baleine-aux-yeux-terribles.

Suivant son usage, il comptait sur un miracle.

--Tiens!... murmura Taillevent, est-ce que je vais encore avoir tort,
moi?...

--Cela se pourrait, dit Sans-Peur en riant.

Les corsaires en rang, chacun avec un nœud coulant autour du cou,
regardaient curieusement leur capitaine.

--A parler franc, dit l'un d'eux, on veut bien se faire écharper sans
regret, on aurait coulé tout à l'heure avec plaisir; mais n'avoir plus
aucune chance de sauvetage, dame!... c'est dur!

--Bien!... Vous m'êtes chers! vous vous êtes bravement conduits!... Ma
vie, à moi-même, peut encore être plus utile que la perte de
_l'Illustrious_. Je vous sauverai...

Cependant, les apprêts de la pendaison générale étaient finis. A chaque
nœud correspondait une corde sur laquelle les Anglais s'apprêtaient à
tirer au commandement de _Hissez_!...

Après quelques observations respectueuses, Roboam Owen protestait
hautement.

--Au nom du Ciel! commodore Wilson, ne traitez pas en pirates ces braves
prisonniers de guerre!... Ne violez pas le droit des gens!...
Oubliez-vous que le noble comte de Roqueforte nous a fait grâce de la
vie?

--Hissez, mais hissez donc! disait Pottle Trichenpot.

--Silence, impudent valet! dit le lieutenant Owen.

--Monsieur Owen, rendez-vous aux arrêts! dit sévèrement le commodore.

--Ne vous y rendez pas! interrompit Sans-Peur d'une voix éclatante et en
langue anglaise. Avant cinq minutes, _l'Illustrious_ touchera sur _el
Verdujo_!... Un seul homme peut le sauver... c'est moi!... Je suis
maître de vos vies à tous, mille fois plus que vous ne l'êtes de la
mienne...

--Hissez!... commanda froidement le commodore.

--Ne hissez pas! hurla Pottle Trichenpot en proie à une terreur
nouvelle.

--Ne hissez pas, je vous le conseille!... dit Sans-Peur aux marins
anglais.

L'état-major entier priait le Commodore de suspendre l'exécution.

--Tiens bon!... dit-il enfin avec humeur.

Ce commandement, qui est le contre-ordre maritime, fit dire à
Taillevent:

--Allons!... ça y est!... j'aurai tort!... C'est clair, j'aurai tort...
Jésus Seigneur, grand merci!



L

LE PLUS GRAND DES CRIMES.


Le vaisseau, drossé par le courant, n'obéissait plus à ses voiles. Le
danger annoncé par Sans-Peur devenait évident.

--Quatre minutes encore!... J'en consacre une à dicter mes conditions,
et trois à vous sauver; mais l'état-major entier va jurer devant Dieu et
sur l'honneur que tous mes compagnons et moi serons mis en liberté
ensemble sur l'archipel des îles Marquises... J'ai dit!... Ne perdez pas
de temps, monsieur Wilson!

Sans-Peur se tourna vers ses compagnons.

--Remerciez-moi, camarades, leur dit-il, car il m'en coûtera beaucoup de
sauver un vaisseau anglais.

Prenant d'avance le commandement, Sans-Peur ordonnait aux maîtres et
contre-maîtres de faire larguer les perroquets.

--Il faudra charger de toile!... Gagnez du temps, vous autres!... et
déblayons le pont!... vivement!...

L'équipage anglais tout entier désirait ardemment que Sans-Peur montât
sur la dunette pour diriger la manœuvre.

Déjà les cordes fatales cessaient d'être roidies; on déblayait à la hâte
le champ de manœuvre, et chacun des matelots anglais parait ou réparait
quelque cordage courant.

--Jurez-vous?... demanda le corsaire.

--Oui, je jure que vos conditions sont acceptées! dit Wilson.

Roboam Owen ajouta:

--Je jure sur le Christ que la vie et la liberté du capitaine Léon de
Roqueforte seront respectées à notre bord après le sauvetage du
vaisseau.

Les autres officiers anglais levèrent la main.

Déjà les matelots dégarrottaient les prisonniers.

--A l'hôpital mes blessés! leur dit Sans-Peur en se dirigeant vers la
dunette.

Taillevent et trois autres corsaires se placèrent par ses ordres à la
roue du gouvernail.

--Pilotez! monsieur... dit le commodore armant ses pistolets. Mais
malheur à vous si nous touchons!

--Je ne pilote pas!... Je commande!... répondit fièrement Sans-Peur.

Et sans attendre la réplique du Commodore, il fit gouverner droit sur la
roche _el Verdujo_, cet écueil tranchant comme la hache du bourreau, sur
lequel, au début de sa carrière d'aventures, il avait failli périr avec
son fidèle Taillevent.

En même temps, il établit toute la toile possible. Les mâts du vaisseau,
ébranlés par les secousses précédentes, gémissaient, ployaient et
craquaient sourdement.

On courait avec une effroyable rapidité sur le récif, où la grosse mer
brisait furieuse.

Les Anglais s'effrayèrent; des murmures se firent entendre sur l'avant.

Le commodore Wilson pâlissait.

--Que faites-vous donc, monsieur? dit-il d'un ton menaçant.

--Je pilote!... répondit Sans-Peur avec dédain.

Puis d'une voix impérieuse:

--Silence à bord!... silence partout!... Lieutenant Owen, faites
observer le silence! maîtres et contre-maîtres, je commande le
silence!... «--ATTENTION! PARE À VIRER!...»

Avec un silence qui tenait du prodige, les matelots anglais se
préparèrent au virement de bord.

Le lieutenant Owen, après un moment d'hésitation, monta sur la dunette,
quoiqu'il eût reçu l'ordre de se rendre aux arrêts.--Il allait demander
de rester sur le pont jusqu'à la fin des manœuvres.

--Monsieur le commodore, dit alors Sans-Peur, j'ai retenu d'autorité M.
le lieutenant Owen, dont j'ai besoin ici. Mais il serait de bon goût de
lever ses arrêts....

--Que me parlez-vous d'arrêts pendant cette manœuvre téméraire? riposta
Wilson, dont les pistolets armés étaient toujours dirigés sur Sans-Peur.

--J'utilise les instants. J'ai rangé vos gens à leurs postes, mais nous
avons encore plus d'une minute devant nous, monsieur le
commodore!...--Restez ici, lieutenant Owen. «--Du vent dans la voile,
timoniers, _près et plein_!...»--Vous n'avez pas répondu, monsieur
Wilson?

--Les arrêts du lieutenant Owen seront levés si vous sauvez le vaisseau.

Sans-Peur, qui ne commandait et ne parlait qu'en langue anglaise, dit à
très haute voix:

--Sachez, monsieur le commodore, que je ne trahis jamais!... J'ai
annoncé que je sauverais votre navire, je me suis engagé à le sauver!...
Ma parole suffit... «--Fermez tous les sabords!...»

Les mantelets des sabords défoncés furent remplacés aussitôt.

Peu après, _l'Illustrious_ entra dans la zone d'écume qui tourbillonnait
autour du récif.

--Trahison! nous sommes perdus! hurla Pottle Trichenpot.

--Silence donc, misérable! dit le lieutenant Owen en lui mettant un
mouchoir sur la bouche.

Wilson fut tenté de brûler la cervelle à Sans-Peur, qui laissait courir
à toute vitesse, quoiqu'on ne fût plus qu'à une longueur de navire de la
roche _le Bourreau_.

Le vaisseau plongeait dans les lames, qui le couvrirent. Il penchait sur
tribord presque autant qu'au moment où le poids du _Lion_ avait failli
l'entraîner. Le ressac des flots brisés rejaillissait sur les points les
plus hauts de la mâture. Un remous aussi blanc que la neige enveloppait
sa vaste coque comme un linceul. La pluie saline qui l'inondait
miroitait au soleil; elle avait les brillantes couleurs du prisme.
Jamais dangers de mort ne revêtirent plus splendide parure.
L'arc-en-ciel parsemait d'or et de rubis le chemin du naufrage.

Attiré par le gouffre, l'Illustrious descendait sur la pente d'une vague
colossale.

La colère ou l'effroi furent cause que le commodore fit feu au moment
précis où Sans-Peur criait enfin:

--A DIEU VAT!...

Tom Lebon fila les écoutes des focs.

Taillevent et ses camarades poussèrent la barre dessous.

Sans-Peur, atteint par deux balles, tombait inanimé entre les bras du
lieutenant Roboam Owen.

Le vaisseau anglais, en continuant de virer de bord, entra dans le
contre-courant dont Léon avait si bien calculé la puissance. Plus vite
qu'une flèche, il fut jeté au large.

Il était sauvé.

La main sur le cœur de la victime, l'officier irlandais s'écria:

--Commodore Wilson, vous venez de commettre le plus grand des
crimes!...



ÉPILOGUE


Le paquebot _l'Hirondelle_, grâce à sa marche supérieure, échappa,--mais
non sans périls,--à tous les croiseurs ennemis et atterrit au Havre, où
l'armateur Plantier devait compte de sommes immenses à la comtesse de
Roqueforte.

L'honnête associé de Sans-Peur le Corsaire s'en acquitta
scrupuleusement, sans discontinuer de s'occuper des intérêts de sa
famille et des grandes opérations de l'Océanie.

La propagation de la foi devait être la préoccupation constante des
enfants de Léon de Roqueforte.

Établie à Paris, dans un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Honoré,
Isabelle dirigeait l'éducation de Léonin, de Lionel et de
Clotilde.--Jamais elle ne perdit l'espoir de revoir son mari, ni son
fils Gabriel, qui prit une part superbe, comme l'attestent les annales
du Pérou, à la grande insurrection dont l'issue fut l'indépendance des
colonies espagnoles.

Digne épouse de Léon de Roqueforte, le _Lion de la mer_, la comtesse
élevait ses deux fils jumeaux dans le dessein de les envoyer à la
recherche de leur père et de leur frère, de continuer l'œuvre
gigantesque de Sans-Peur et de le venger s'il avait péri.

Ce dessein fut accompli, les faits et gestes des jumeaux de la mer
montant des navires jumeaux peuvent défrayer une épopée.

L'on doit à Léonin l'invention des engins les plus formidables.

Lionel fut surtout sauveteur.

Digne fille d'Isabelle, Clotilde joua aussi outre-mer un grand rôle,
mission pieuse qui a contribué aux progrès du culte catholique.

       *       *       *       *       *

Chaque soir, en l'hôtel de Roqueforte, maîtres et serviteurs priaient
ainsi en commun:

--Seigneur, si Léon et Gabriel sont vivants, protégez-les!... s'ils sont
morts, prenez pitié de leurs âmes!...

Et ensuite, avec Liména, on priait de même pour son époux Taillevent et
son fils aîné Liméno.

FIN



TABLE DES MATIÈRES

Chapitres                                          Pages

I.       L'Amazone et le _Lion_...............         5

II.      Désappointements.....................         9

III.     Reconnaissance.......................        12

IV.      Le _Lion de la mer_..................        15

V.       Branle-bas de combat.................        23

VI.      Mariage de haute lutte...............        29

VII.     Pavois et adieux.....................        47

VIII.    La chambre nuptiale..................        58

IX.      Maître Taillevent....................        63

X.       Droits des prisonniers...............        66

XI.      Les oreilles de Camuset..............        69

XII.     Stratagèmes et ruses de guerre.......        77

XIII.    Toujours trop bon!...................        83

XIV.     Idées de Corsaire....................        86

XV.      Relâche de trois jours...............        99

XVI.     Journal de route.....................       102

XVII.    Le grand chef des Condors
           et Baleine-aux-yeux-terribles......       109

XVIII.   Salves des éléments..................       118

XIX.     Tremblement de terre.................       121

XX.      Vastes desseins......................       128

XXI.     Les débuts du _Lion_.................       135

XXII.    Derrière le rideau...................       140

XXIII.   Histoire de dix années.
           Origines de la légende.............       144
           Le chemin de Versailles............       150
           Entortillé par le roi..............       155
           Dans le grand Océan................       159
           Retours et chute du rideau.........       166

XXIV.    Le sommeil de la lionne..............       171

XXV.     Problème résolu......................       176

XXVI.    L'île de Plomb.......................       179

XXVII.   A la poudre..........................       187

XXVIII.  Coups de main........................       191

XXIX.    Naissances, mariage, baptêmes........       193

XXX.     Pottle Trichenpot....................       197

XXXI.    Bataille de Quiron...................       201

XXXII.   Mort du cacique de Tinta.............       209

XXXIII.  Roboam Owen..........................       213

XXXIV.   Les franges d'or.....................       216

XXXV.    Douleur royale.......................       225

XXXVI.   Le jeune prince......................       236

XXXVII.  L'opinion publique à Lima............       246

XXXVIII. Entrée au bal........................       250

XXXIX.   Vive la paix!........................       255

XL.      Esquisse à grands traits.............       263

XLI.     Le commodore Wilson..................       270

XLII.    Les Lionceaux de la Mer..............       276

XLIII.   L'Hirondelle.........................       279

XLIV.    Stratagèmes de retraite..............       283

XLV.     Séparations..........................       288

XLVI.    A l'abordage.........................       291

XLVII.   Fermez les sabords!..................       296

XLVIII.  Sauve qui peut!......................       301

XLIX.    La corde au cou......................       306

L.       Le plus grand des crimes.............       312

         ÉPILOGUE.............................       316


8470.--ABBEVILLE, TYP. ET STÉR. A. RETAUX.--1886.





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