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Title: Récit d'une excursion de l'impératrice Marie-Louise aux glaciers de Savoie en juillet 1814
Author: Méneval, Claude-François, 1778-1850
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Récit d'une excursion de l'impératrice Marie-Louise aux glaciers de Savoie en juillet 1814" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



RÉCIT D'UNE EXCURSION DE L'IMPÉRATRICE MARIE-LOUISE AUX GLACIERS DE
SAVOIE En Juillet 1814

PAR

M. LE BARON MENEVAL

AUTEUR DES SOUVENIRS SUR NAPOLÉON ET MARIE-LOUISE.

       *       *       *       *       *

PARIS: AMYOT, RUE DE LA PAIX

1847



AVERTISSEMENT.


Cet opuscule, qui n'était pas destiné originairement à l'impression,
devait faire partie des _Souvenirs sur Napoléon et Marie-Louise_,
lorsqu'ils ont paru pour la première fois en 1843. Mais l'auteur a
craint de mêler la futilité d'un genre un peu passé de mode à la gravité
de récits plus sérieux. La persistance dans des préventions exagérées,
dont l'ex-impératrice est encore l'objet, fait regretter que cette
lacune ait été laissée dans les _Souvenirs_. Le récit de l'excursion
ignorée de Marie-Louise aux glaciers de Savoie, récit écrit
immédiatement après le retour du Montanvers, et qui, à défaut d'autre
intérêt, reproduit dans toute leur sincérité les impressions du moment,
est l'expression fidèle des sentiments de cette princesse, à l'époque de
la chute de l'Empire. La publication quoique tardive, de cette relation,
qu'aucune suggestion n'a provoquée, est un témoignage rendu à la vérité.
L'auteur a pensé qu'il n'était pas permis à un témoin oculaire de
laisser peser sur la femme de Napoléon le reproche de s'être empressée
d'abandonner la cause de ce grand infortuné, et même d'avoir prémédité
cette odieuse défection. La dignité nationale est intéressée, jusqu'à un
certain degré, à ce que l'injustice de cette accusation soit démontrée.
L'opinion publique, en l'admettant sans examen, dans un premier moment
de légitime irritation, a été exclusivement préoccupée de la conduite
postérieure de cette princesse et de l'oubli de sentiments dont le
souvenir d'une glorieuse union n'a pas été la sauvegarde. Elle a subi, à
son insu, l'influence d'un préjugé populaire répandu en France, préjugé
qui, par une étrange singularité, d'une femme bonne jusqu'à la faiblesse
et douée de beaucoup d'agréments extérieurs, s'est plu à faire une femme
méchante et laide.

L'attitude de Marie-Louise, dans ce grand désastre, reste à l'abri du
reproche. Un seul regret doit être exprimé, c'est qu'elle n'ait pas
pris, à Blois, une initiative dont le succès eût pu produire d'heureux
résultats. Sa timidité, fruit d'une éducation imposée par une autorité
paternelle, mais essentiellement despotique, et de l'habitude d'être
dirigée, ne l'eût peut-être pas arrêtée. Mais la juste crainte de
traverser les projets de l'Empereur Napoléon, qui lui prescrivait, dans
ses lettres, d'être toujours à portée de communiquer avec son père, lui
ôtait toute liberté d'action. Ce moment perdu ne s'est pas retrouvé.

Le but de cette publication est de faire connaître quelle était la
situation d'esprit de l'ex-impératrice, dans les terribles circonstances
où elle est tombée sous la dépendance des nouveaux maîtres de l'Europe.
Un fatal concert s'établit alors entre eux sur la portée du rôle qu'ils
lui destinaient à son insu. Le Congrès de Vienne, ce foyer où
bouillonnaient les ambitions, les rivalités et les haines qui poussaient
tous les cabinets de l'Europe à la curée des dépouilles de l'Empire, a
vu s'accomplir de sinistres résolutions, conçues dans les conseils d'une
ténébreuse politique. La ruse et la violence ont été mises en oeuvre pour
détourner du droit chemin et pour avilir une épouse, une mère, après
l'avoir précipitée d'un rang dans lequel elle n'avait recueilli
jusque-là que les respects des peuples. La Sainte-Alliance n'a pas
reculé devant l'oubli de la morale, devant la violation des lois divines
et humaines, pour consommer, par la perte d'une faible femme, la ruine
de l'homme auquel son sort était lié, appelant ces honteux auxiliaires à
l'aide de la conjuration générale de l'Europe contre ce redoutable
adversaire.

       *       *       *       *       *

Marie-Louise n'avait pas encore été entourée des pièges qui furent
tendus plus tard à son inexpérience. Elle n'avait pas encore vu le
général Neipperg, qu'elle ne trouva à Aix qu'après son retour du
Montanvers. Des menaces combinées avec des promesses fallacieuses, des
appels à sa piété filiale, enfin, des séductions de tous genres ne
l'avaient pas encore détachée d'un époux, au sort duquel l'attachaient
les liens du devoir et de l'affection. Les regrets qu'elle exprimait
excitaient d'autant plus les sympathies de l'auteur, qu'ils étaient en
harmonie avec les sentiments dont il est pénétré pour une mémoire
auguste et chère, sentiments fondés sur une connaissance intime du coeur
et du génie de Napoléon, acquise par une longue habitude de sa
confiance.

Captive et violemment séparée de son époux, la catastrophe de l'Empire
avait jeté dans l'âme de Marie-Louise une profonde tristesse. À la
douleur qu'elle éprouvait se mêlait un vif ressentiment de la froide
insensibilité de la politique qui, en disposant d'elle sans la
consulter, la frappait dans ses affections et menaçait de rompre des
liens que, dans sa conscience, elle regardait comme indissolubles. Tout
son désir était de s'affranchir de cette tyrannie. Persuadée qu'une fois
sortie de Vienne, elle n'y reviendrait pas, elle était impatiente d'en
partir, et ne cessait de présenter son voyage à Aix comme exigé
impérieusement par l'état précaire de sa santé, et l'excursion aux
glaciers de Savoie comme une diversion à de légitimes chagrins.

Ceux qui prendront la peine de lire cette relation, pardonneront à son
auteur de revenir sur une époque qui rappelle une fidélité au malheur,
contre laquelle ont conspiré, avec un succès qu'on ne peut trop
déplorer, une politique implacable d'un côté, de l'autre, un naturel
timide et irrésolu, l'absence, et le retour à de premières impressions
dont un trop court séjour parmi nous n'avait pu effacer la trace.

Le récit de cet épisode de l'Épopée impériale, quoique très-futile au
fond, a un côté utile; il rétablit les faits, en renvoyant le blâme à
qui il appartient. C'est à ce titre qu'il s'adresse surtout aux
écrivains qui entreprendront d'écrire l'histoire de notre temps, et
comme un appel fait à leur impartialité.

Il est nécessaire d'ajouter qu'une vaine prétention à la renommée
littéraire, prétention qui serait d'ailleurs peu justifiée par l'exilité
de cette production, que le désir d'assurer un lendemain à une de ces
oeuvres fugitives destinées à ne vivre qu'un jour, ne portent point
l'auteur à tirer de l'obscurité ce récit entremêlé de rimes. La forme
originelle de ce petit écrit et les frivoles ornements dont il est
revêtu n'ont été conservés qu'afin que, reproduit dans toute son
intégrité, sa date fût en quelque sorte fixée.



PROLOGUE.


Avant de raconter le voyage de l'ex-impératrice aux glaciers de Savoie,
je dois rappeler en peu de mots les circonstances qui ont donné lieu à
cette excursion.

Notre brave armée décimée, mais non vaincue, après une lutte héroïque
soutenue contre toute l'Europe coalisée, fut forcée de céder au nombre,
aidé par la trahison. Le monde connaît sa résistance obstinée, sa gloire
et ses malheurs. Paris fut envahi après la fatale retraite de la
Régente, qui, accompagnée par son fils et suivie par les principales
autorités, était allée porter le siège du gouvernement à Blois. Elle y
arriva dans la soirée du 2 avril. C'était le triste anniversaire d'un
jour mémorable. Quatre ans auparavant, à pareil jour, la fille des
Césars avait fait à Paris, comme impératrice des Français, une pompeuse
entrée accueillie par les transports de tout un peuple enivré, confiant
dans l'avenir. Le temps était à jamais passé du retour de ces
anniversaires fameux qui rappelaient tant d'époques heureuses et
glorieuses de l'Empire!

Six jours se passèrent dans l'attente du parti que prendrait l'Empereur,
dont la correspondance avec l'Impératrice était journalière. Le 8, le
général russe Schouwaloff arriva à Blois, et notifia à cette princesse
une décision du conseil souverain des alliés, qui le chargeait de la
conduire à Orléans avec son fils. La mission de cet envoyé des alliés,
quand l'empereur d'Autriche et son ministre n'étaient pas encore arrivés
à Paris, était d'un sinistre augure; elle causa à Marie-Louise une
douloureuse émotion. Mais il fallait obéir ou tenter une résistance
impossible. Elle partit le lendemain pour Orléans, sous la conduite du
général Schouwaloff, et trouva à Angerville un camp russe qui lui
fournit une escorte.

Pendant son séjour à Orléans, le duc de Cadore, que Napoléon l'avait
engagée à envoyer près de son père, et qui fut obligé de courir jusqu'à
Chanceaux, près de Dijon, où ce prince était retenu par les mouvements
de l'armée française, rapporta à l'Impératrice des lettres dont le
contenu ne la rassura point. Elles renfermaient des protestations de
tendresse et d'intérêt, mais aucune promesse positive. Ses inquiétudes
s'en accrurent. La retraite des Français qui l'avaient suivie lui porta
un nouveau coup. Elle se livra à une douleur immodérée. Ses yeux étaient
constamment gonflés par les larmes. Son teint était empourpré par une
ardeur fiévreuse, et tous ses traits bouleversés par une vive
souffrance.

Quand le prince Paul Esterhazy et le prince Wenzel-Lichtenstein se
présentèrent, le 12, à Orléans, pour l'inviter à se rendre immédiatement
à Rambouillet, où son père devait l'attendre, elle se disposait à partir
pour Fontainebleau. L'assurance qui lui fut donnée par ces envoyés du
prince Metternich, que l'Empereur Napoléon était prévenu de ce
rendez-vous, ranima ses espérances. Elle fut rassurée par la pensée que
son époux, qui lui avait itérativement recommandé de se tenir en
communication avec l'empereur d'Autriche, approuvait l'entrevue, et
qu'elle ne recourrait pas en vain à la protection d'un père sur
l'affection duquel elle devait compter.

Arrivée en grande hâte à Rambouillet, ses yeux cherchèrent en vain ses
serviteurs et ses gardes; ils ne rencontrèrent que de hideux Cosaques
maîtres des grilles et des avenues du château. Sa surprise fut grande de
n'y point trouver son père[1]. Son anxiété, un moment endormie, se
réveilla. Elle craignit d'être retenue captive; mais, au sortir de
Blois, elle était déjà trop réellement prisonnière de la coalition! Le
général russe qui l'avait conduite de Blois à Orléans, sous une escorte
russe, avait été remplacé dans le trajet d'Orléans à Rambouillet par des
généraux autrichiens.--Quand elle vint de Rambouillet à Grosbois, où son
père lui avait donné rendez-vous, des Français qui l'avaient suivie à
Blois et à Orléans, il en restait à peine trois qui s'attachèrent à sa
fortune.--Lorsque, de Grosbois, elle partit pour Vienne, elle était
escortée par un général et par un état-major autrichiens. Là, elle avait
fait à la France d'éternels adieux!

Pendant son mélancolique voyage à travers nos provinces désolées et dans
les États Autrichiens, sa tristesse avait redoublé. Ses nuits étaient
troublées par de pénibles insomnies, et son visage était souvent baigné
de pleurs. Après une de ces nuits sans sommeil, elle me dit un jour,
dans le Tyrol, avec les larmes aux yeux, qu'elle avait manqué de
résolution à Blois, et qu'aucune raison n'aurait dû retarder son départ
pour Fontainebleau. Louable, mais inutile regret que le temps n'a
peut-être pas emporté tout entier!

Le docteur Corvisart, dans lequel elle avait toute confiance, avait jugé
que l'usage des bains d'Aix, en Savoie, à l'exclusion de tous autres,
lui était absolument nécessaire. En attendant que la saison favorable
fut arrivée, l'empereur François désira que sa fille allât passer
quelque temps à Vienne, au sein de sa famille, promettant de ne pas
s'opposer aux prescriptions du célèbre médecin, et de la laisser ensuite
libre de s'établir, soit à l'île d'Elbe avec l'Empereur Napoléon, soit
dans les États de Parme qui lui avaient été concédés par un traité.

Après cinq semaines données aux douceurs de la vie de famille,
l'Impératrice, impatiente de se rapprocher de la France, vers laquelle
ses souvenirs et ses sympathies la reportaient souvent, s'occupa avec
activité de son départ. Elle était conduite à Aix, moins par la
nécessité de soigner sa santé, que par le désir d'y revoir quelques amis
de France, et par l'espérance d'être mise, après la saison des eaux, en
possession du duché de Parme, où elle serait maîtresse de ses actions.
La voix alors toute puissante du devoir, et une affection sincère
l'appelaient aussi à l'île d'Elbe. On répétait à Marie-Louise que la
nouvelle vie qu'elle allait commencer avec un maître déchu, dont la
disgrâce aigrirait l'humeur, ne serait pas exempte de nuages. Mais la
pensée que Napoléon avait toujours été pour elle un bon mari, et qu'il
avait un noble coeur, combattait ces insinuations. Un autre motif la
portait à s'éloigner de Vienne; c'était le désir d'échapper à la jalouse
tutelle de sa belle-mère, et de se soustraire à l'ennui que lui causait
l'expression, répétée sans cesse autour d'elle, de sentiments qu'elle ne
partageait pas. Ce voyage aux glaciers de Savoie, et même une excursion
en Suisse, si une prolongation d'absence était nécessaire, lui
donneraient le temps d'attendre l'effet des promesses de l'Empereur son
père.

Les deux époux n'avaient pas cessé de correspondre. Ils échangèrent même
des lettres pendant ce voyage. L'Empereur, sans désapprouver le choix
des eaux d'Aix, aurait préféré qu'elle pût aller prendre les bains à
Pise, ou dans quelqu'autre partie de la Toscane, ne pensant pas que le
séjour d'Aix, trop voisin de la nouvelle France, convînt à celle qui
avait été impératrice des Français. Du reste, il paraissait se flatter
de l'espoir de posséder sa femme et son fils durant une partie de
l'année à l'île d'Elbe. C'était l'objet de tous ses voeux. Quand
l'Impératrice s'ennuierait des rochers de l'île d'Elbe, elle
retournerait à Parme. Je recevais des lettres du général Bertrand
écrites dans le même sens. Napoléon devait envoyer, de Porto-Ferrajo,
dans cette ville, ce qu'il fit en effet, un détachement de sa garde,
pour protéger l'Impératrice, et pour lui servir d'escorte, quand elle
viendrait à l'île d'Elbe.

Ce voyage était donc désiré par les deux époux. L'Empereur d'Autriche
objecta d'abord qu'il devait y avoir en Allemagne des eaux qui
pourraient convenir à sa fille. Il céda enfin à ses instances. Le voyage
fut résolu, à la condition qu'un agent Autrichien irait résider auprès
d'elle à Aix, après son retour des glaciers de Savoie. Son fils devait
aller la rejoindre.

Le 28 juin, l'Impératrice alla faire ses adieux à son père aux bains de
Baden, dans la vallée de Sainte-Hélène, à deux milles de Vienne. Le
lendemain, jour fixé pour son départ, une indisposition subite de Madame
la comtesse Brignole faillit ajourner indéfiniment son voyage. Cette
indisposition, dont la gravité apparente nous avait fort inquiétés,
cessa heureusement dans la soirée. L'Impératrice, après avoir embrassé
son fils, qui fut laissé aux soins de Madame la comtesse de Montesquiou,
prit congé de sa grand'mère la Reine de Sicile, de ses frères, de ses
soeurs et de ses oncles. Elle partit de Schoenbrunn à onze heures du soir.
L'Impératrice d'Autriche, sa belle-mère, était venue de Vienne pour la
mettre en voiture.

Marie-Louise voyageait sous le nom de duchesse de Colorno, nom emprunté
à l'un de ses châteaux de Parme. Elle n'était accompagnée que par des
Français. C'était une dernière concession faite à ses souvenirs de la
France, et une condescendance, jugée utile pour d'impuissantes velléités
d'indépendance. On parait la victime, et l'on semait sa route de fleurs,
pour la conduire plus sûrement au lieu du sacrifice. Une division
Autrichienne cantonnée dans les environs, devait exercer autour d'elle
une surveillance inaperçue.

Elle alla coucher le lendemain à l'abbaye de Lambach, et le troisième
jour, elle arriva dans la soirée à Munich. Le prince Eugène et la
princesse sa femme l'attendaient à la poste. Ils l'emmenèrent souper au
palais, où elle trouva la soeur cadette de la princesse Eugène, qui avait
été mariée en 1810 au prince royal de Wurtemberg, et négligée par lui
dès le premier jour de ses noces.

Ce prince, secrètement engagé avec sa cousine la grande duchesse
Catherine de Russie, qu'il épousa après la chute de Napoléon, n'avait
contracté qu'avec répugnance une union imposée par l'Empereur, pour lier
plus étroitement les deux principaux États de la Confédération du Rhin,
dans l'intérêt d'une politique bien entendue. Mais les sentiments
personnels des princes ne sont point consultés dans ces hautes
combinaisons; ils doivent fléchir devant des considérations inflexibles.
Ces êtres privilégiés, dont la condition est si élevée au-dessus des
autres hommes, sont condamnés à subir l'expiation de leur grandeur.
Marie-Louise était un autre exemple du veuvage anticipé dont elle avait
le spectacle sous les yeux.--Le prince royal de Wurtemberg se sépara
sans remords de son épouse politique, le soir même de ses noces, la
laissant malheureuse, car elle l'aimait.--La princesse de Bavière, veuve
sans avoir eu d'époux, s'était retirée, après le renversement de
l'Empire, auprès de sa soeur la princesse Eugène. Elle ne prévoyait pas
que, deux ans après, son mariage avec l'Empereur d'Autriche la vengerait
de l'abandon de son premier mari; et Marie-Louise était loin de se
douter qu'elle embrassait en elle sa future belle-mère.

La duchesse de Colorno partit de Munich pour continuer son voyage. Elle
ne s'arrêta qu'à Morsburg, pour y prendre quelques heures de repos.
Après avoir passé la journée à Constance et visité l'île de Mainau;
après avoir traversé Baden (_Thermæ Helveticæ_) où elle rencontra le roi
Louis de Hollande qui y prenait les bains, et Arau, où elle visita le
beau cabinet de costumes suisses de M. Meyer, elle alla descendre à
Berne, à l'auberge du Faucon.

Je n'emprunterai pas aux nombreux itinéraires de la Suisse, la
description de cette ville patricienne aux rues bordées d'arcades, et de
la délicieuse campagne qui l'entoure. Je dirai seulement que la duchesse
employa la journée qu'elle y passa, à visiter le magnifique hôpital, sur
la façade duquel se lit cette touchante inscription: _Christo in
pauperibus_, et à parcourir la promenade de la Terrasse, ainsi que celle
de la _Plateforme_, du haut de laquelle on jouit d'une vue si riche et
si variée. Les ours, exhibition vivante des armoiries de Berne, que la
ville nourrit dans ses fossés, reçurent aussi sa visite. Elle continua
sa route le lendemain, en passant par Morat, veuve de son ossuaire des
Bourguignons[2], et par la petite ville de Payerne[3], toute remplie des
souvenirs de la reine Berthe.

La duchesse était attendue à Payerne par le Roi Joseph, qui la conduisit
à son château de Prangins, où elle reçut l'hospitalité élégante qui
distinguait le maître de cette agréable résidence. Elle y passa la
journée du 10. Dans la soirée du même jour, elle vint aux Secherons,
auberge renommée aux portes de Genève, d'où elle devait partir pour son
voyage du Montanvers.

C'est ici que commence l'Odyssée dont j'entreprends de raconter les
vicissitudes, en prose mêlée de vers, à l'imitation de Chapelle et de
Bachaumont, génies faciles auxquels je voudrais pouvoir emprunter, avec
la forme de leur charmant voyage, quelques-unes de leurs heureuses
inspirations.



RÉCIT D'UNE EXCURSION DE L'IMPÉRATRICE MARIE-LOUISE AUX GLACIERS DE
SAVOIE, En Juillet 1814.


    Salut pompeux Jura, terrible Montanvers,
    De neiges, de glaçons entassements énormes,
    Du temple des frimats colonnades informes.
    Prismes éblouissants, dont les pans azurés,
    Défiant le soleil dont ils sont colorés,
    Teignent de pourpre et d'or leurs éclatantes masses;
    Tandis que triomphant sur son trône de glaces,
    L'hiver s'enorgueillit de voir l'astre du jour
    Embellir son palais et décorer sa cour.

    Non jamais, au milieu de ces grands phénomènes,
    De ces tableaux mouvants, de ces terribles scènes,
    L'imagination ne laisse dans ces lieux,
    Ou languir la pensée ou reposer les yeux.

DELILLE (Georgiques françaises, chant troisième).



EXCURSION AU MONTANVERS.

     Paris, septembre 1814.


Il y a environ trois quarts de siècle, les barrières posées par la
nature autour des Alpes de la Savoie n'avaient pas encore été franchies;
et ces régions glacées paraissaient inaccessibles, lorsque le génie des
découvertes, éveillé dans le coeur de deux Anglais (Pockoke et Windham),
en tenta la reconnaissance. L'expédition de ces hardis, mais prudents
voyageurs, fut dirigée avec autant de précautions qu'en prit Christophe
Colomb, quand il mit le pied sur les premières terres du Nouveau-Monde.
On dit qu'à leur arrivée à Chamouni, ils établirent un camp sur la
principale place du village, et qu'ils s'y gardèrent militairement,
comme s'ils eussent craint l'irruption de monstres inconnus, chassés de
leurs antres de glace, ou l'attaque de quelques animaux gigantesques de
ces races perdues qui, réfugiés dans ces solitudes, y auraient survécu
aux révolutions du globe.

Un nouveau champ a été ouvert à la science par l'esprit d'investigation
britannique. Le savant explorateur des Alpes (de Saussure) en a frayé
les routes aux Géologues. Ce qu'ils ont fait connaître des beautés
naturelles cachées dans ces montagnes y attire en foule les curieux. Le
voyage du Montanvers est devenu pour eux un autre pèlerinage de la
Mecque. Cette curiosité est justifiée par la grandeur et par la pompe de
scènes que présentent ces régions si longtemps inexplorées. En effet, la
nature se plaît à y montrer son inépuisable fécondité par les plus
étranges oppositions. C'est un contraste perpétuel de glaces et de
fleurs, de stérilité absolue et de végétation vigoureuse. Le printemps y
mêle sa verte jeunesse à la décrépitude de l'hiver. Ici, des cavernes de
glace laissent échapper de leur sein d'impétueux torrents; des cascades
arrêtées dans leur chute, pendent immobiles, découpées en longues
stalactites. Là, des terres cultivées apparaissent dans des précipices:
des épis dorés s'y balancent à l'ombre de pyramides azurées, mêlées aux
cimes des noirs sapins. À côté de pâles champs de neige, auprès de
monstrueux amas de glaçons entassés, resplendit une riante pelouse
diaprée de fleurs. Un filet d'eau limpide y coulait tout-à-l'heure avec
un doux murmure: Tout-à-coup un torrent furieux fond avec fracas sur le
paisible ruisseau, souille de limon, de pierres et de débris la pureté
de son onde, et l'enveloppant dans ses fangeux replis, l'emporte et
court s'engloutir avec lui dans un abîme. Ailleurs, ce sont de
verdoyantes prairies qui forment des îles au sein de lacs glacés. Enfin,
on marche de surprises en surprises, causées par des spectacles
inattendus.

Ce qui saisit surtout l'imagination, c'est l'aspect de monts
gigantesques, incommensurables, d'innombrables pyramides de rocs et de
glaces, connues sous le nom _d'aiguilles_, dont la pointe va se perdre
dans les nues; de vallées profondes dont le sol de cristal n'a jamais
été foulé par un pied humain, qui, sous l'apparence d'une nature morte,
subissent l'influence d'une force inaperçue, toujours agissante. C'est
enfin le silence solennel qui règne dans ces vastes solitudes, silence
qui n'est troublé que par le bruit de la chute inattendue d'une
avalanche, ou par le craquement intermittent des glaciers, dont le
travail mystérieux s'accomplit sans signes extérieurs.

       *       *       *       *       *

Le besoin de chercher une diversion à de pénibles souvenirs, et
l'espérance de puiser dans la contemplation des grandes scènes de la
nature le calme si désirable après tant d'orages et une énergie
nouvelle, attirait sur le théâtre de ces scènes imposantes une jeune
princesse qui, née sous la pourpre impériale, et portée du berceau des
Césars sur l'un des plus glorieux trônes du monde, venait d'en
descendre, victime d'une terrible catastrophe. Ayant eu l'honneur
d'accompagner dans sa modeste visite aux Glaciers de Savoie la
souveraine naguère entourée de tant de pompe, j'ai été engagé à retracer
quelques circonstances de ce court voyage, moins par l'intérêt qu'il a
présenté, que par le souvenir du charme qu'y a répandu la constante
bienveillance de cette princesse qui, douée d'un caractère facile et
bon, et déposant avec la majesté du rang les préjugés de la naissance,
n'a voulu être qu'une femme aimable.

    Car l'éclat de son rang est son moindre avantage.
    Si sur son front empreint, l'auguste sceau des rois
    Inspire le respect et commande l'hommage,
        Les dons heureux qu'elle obtint en partage,
        La font régner par de plus douces lois.
            On voit s'empresser autour d'elle
            Des arts le cortège fidèle.
    Unissant l'élégance et la simplicité,
            La douceur et la dignité,
            La bonhomie et la finesse,
            Et de la vertu sans rudesse,
            L'indulgence et l'aménité,
    Elle a pour attributs la grâce et la bonté.
        Le ciel l'a faite, au printemps de son âge,
            Fille, épouse et mère de rois,
            Voulant que par un triple hommage,
        Le respect et l'amour l'entourent à la fois;
        Mais il ne l'a que montrée à la France,[4]
    D'un brillant avenir trop flatteuse espérance!

        Associée au sort de l'Empereur,
    La fille des Césars fut le gage trompeur
            D'une alliance mensongère;
            Bientôt une ligue étrangère
            Réunit contre son époux,
    Et son père et ces rois de l'Empire jaloux,
    Courtisans du vainqueur, aux jours de sa puissance,
        Pendant la paix, infidèles amis,
        Dans le malheur, perfides ennemis.
    De ces Amphictyons une indigne sentence
    Sépare de l'époux son épouse et son fils;
    L'une malgré l'hymen, condamnée au veuvage,
    L'autre, que sa naissance a sur un trône assis,
        Et du berceau tombé dans l'esclavage.

    Ah! de tant de grandeur et d'un si haut destin,
    Le ciel dans ses décrets n'a pu marquer la fin!
    Du moins n'ont pas péri, dans ce désastre immense,
    Ces deux biens précieux, l'honneur et l'espérance!
             Puissent la foi dans l'avenir,
    Tout ce qui dans l'exil charme le souvenir,
    De l'amour maternel la douceur infinie,
    La fidèle amitié, les arts consolateurs,
            Qui calment les maux de la vie,
    D'une double infortune apaiser les douleurs.

J'ai laissé la duchesse de Colorno à l'auberge des Secherons, après son
retour de Prangins, se disposant à partir pour son voyage au Montanvers.
En effet, le lendemain 11 juillet, de très-grand matin, en même temps
que le roi Joseph prenait congé de sa belle-soeur, pour retourner chez
lui, cette princesse montait en voiture pour se rendre dans la vallée du
Prieuré. Elle quittait les Secherons, résolue à faire dans la même
journée les dix-huit lieues qui séparent Genève de Chamouni. Sa suite se
composait de madame la comtesse Brignole, de mademoiselle Rabusson,
lectrice de la princesse, du fiancé de cette dernière (le docteur
Hereau), et de moi. Elle voulut bien nous admettre.

    Dans un char décent et modeste,
    À Landau naguère inventé,
    Et couvert seulement par la voûte céleste,
    Que loin des murs de l'austère cité,
    Quatre chevaux, d'un pas agile et leste,
    Eurent bientôt dans leur course emporté.

Le soleil s'élevait sur l'horizon: les nuages avaient fui devant ses
rayons naissants, et le ciel brillait d'un éclat radieux. La chaleur qui
commençait à se faire sentir, séchait la rosée dont les perles humides
s'effaçaient lentement sur les prairies et sur les buissons. L'air était
pur et suave; et les oiseaux en choeur saluaient de leurs ramages
l'aurore d'une belle journée.

Genève sommeillait encore, quand nous traversâmes ses rues solitaires
pour gagner la route qui conduit à Bonneville. Cette ancienne capitale
du Faucigny est comme la première porte des Alpes, dont les piliers sont
deux grands pics, le _Molé_ et le _Brezon_, aux pieds desquels la ville
est bâtie. Il était dix heures quand nous arrivâmes à Bonneville, brûlés
par un soleil ardent, qui ne nous avait pas ôté l'appétit. Nous
descendîmes à l'auberge de la Couronne, où nous attendait un déjeuner
préparé par un cuisinier envoyé à l'avance. Ce fut avec un vrai plaisir
que nous prîmes place à une table fort proprement servie, que garnissait
une chair abondante et délicate. Quelle que fut notre impatience de
continuer notre voyage, nous dûmes laisser reposer nos chevaux, pendant
deux heures, que les lamentables litanies d'un aveugle et les sauts
grotesques d'une crétine ne nous firent pas trouver courtes.

Le trajet de Bonneville à Cluse se fait à travers une vallée fertile,
couverte d'arbres fruitiers, et flanquée de montagnes boisées jusqu'à
leur sommet. On arrive à Cluse par un chemin étroit taillé dans le roc,
sans soupçonner l'existence de cette petite ville dont la vue est
masquée par des masses de rochers. Elle est assez pauvre et habitée en
grande partie par des forgerons et par des fabricants de ressorts
d'horlogerie.

    À voir ces maisons enfumées,
    D'une enceinte de rocs de toutes parts fermées,
    Je me crus transporté soudain
    Dans l'un des ténébreux asiles,
    Où Vulcain entouré des cyclopes dociles,
    Bat le fer qui frémit sous sa robuste main[5].

La rivière de l'Arve traverse cette petite cité, dont les laborieux
habitants semblent cacher là leur active industrie. Elle coule
emprisonnée sous un pont d'une seule arche. Cluse justifie son nom. On y
est enfermé dans une enceinte de rochers. À l'extérieur, on ne
l'aperçoit point: quand on y est entré, on ne sait pas comment on en
sortira. L'issue, comme l'entrée, est une espèce de faux-fuyant. À la
sortie de Cluse, on suit le cours de l'Arve, en longeant des côtes
abruptes qui s'avancent tellement sur la route, qu'elles paraissent en
quelques endroits l'intercepter. Puis la vallée commence à s'élargir.
Elle présente bientôt une vaste arène, autour de laquelle sont groupées
les montagnes. Nous aperçûmes à deux cents toises au-dessus de nos
têtes, à gauche de la route, les bouches béantes des grottes de Balme.
Elles semblaient nous inviter à en tenter l'escalade; mais nous passâmes
sans nous y arrêter. Nous avions hâte d'arriver aux Bosquets de Maglans.
Les séduisantes descriptions qu'on nous en avait faites absorbaient
toute notre curiosité.

Nous les cherchions des yeux, quand un forgeron sortant d'une chaumière
dont une vigne luxuriante dissimulait le délabrement, s'avança à notre
rencontre. Ce brave homme cumulait avec son métier de forgeron, l'office
de _cicérone_. Il s'était hâté, dès qu'il nous avait aperçus, de déposer
son tablier de cuir, et de venir à nous, tête nue, ayant les manches de
sa chemise roulées au-dessus du coude. Son nez légèrement aviné
ressortait sur les lignes noires de sa figure. Ses yeux ternes, et sa
démarche pesante annonçaient la bonhomie, et l'indifférence pour les
beautés de la nature dont il se faisait l'interprète. Il nous invita à
le suivre dans un clos dont une petite barrière fermait l'entrée. Ce
lieu n'était rien moins que pittoresque. Un chemin sablé par une
poussière noire, bordé par de petits tas de scories et de limaille de
fer, résidus du fourneau de la forge, un aspect inculte et sordide
annonçaient plutôt l'approche des ateliers de Vulcain, que l'entrée du
riant Élysée qu'on nous avait promis. Notre guide fut presqu'aussitôt
rejoint par un grand dadais, au ton familier et goguenard, qu'il nous
présenta comme son fils. Nous cheminâmes péniblement à leur suite, dans
un labyrinthe de passages tortueux et inégaux, tracés au hasard entre
des fragments de roches et d'épaisses touffes de bruyères. Quelques
arbres noueux et tortus, couverts de lichens et de plantes parasites,
étalaient leur mesquine vieillesse sur un terrain marécageux, semé de
cailloux inaperçus que cachait une mousse trompeuse, mais dont nos pieds
sentaient vivement la présence. Nous trébuchions sur ce sol rocailleux,
prenant nos tribulations en patience, soutenus par l'espoir que ces
sentiers âpres et durs, comme on nous représente le chemin de la vertu,
nous conduisaient dans un nouvel Éden. Nous demandâmes enfin à nos
guides qui paraissaient s'oublier dans ce lieu de plaisance, de nous
introduire dans les bienheureux bosquets de Maglans. Que devînmes-nous,
en entendant leur réponse!

    De ces retraites merveilleuses,
    Que notre esprit trop enivré
    Nous peignait si délicieuses,
    Nos pieds foulaient le sol tant désiré!

Comment exprimer notre désappointement? Nous rebroussâmes chemin au plus
vite, oubliant de remercier nos guides du pompeux présent qu'ils nous
avaient fait d'une petite plante, produit de cette terre désolée, dont
ils vantaient les merveilleux effets contre la fièvre et les douleurs de
l'enfantement. Nous trouvâmes que les admirateurs de ces prétendus lieux
de délices, tant célébrés par leur plume sentimentale, et comparés, par
l'un d'eux aux jardins enchantés d'Armide, avaient usé un peu trop
largement du privilège des voyageurs. Mais ces lieux devaient être pour
nous ce que fut la _terre promise_ pour le législateur des hébreux. Et
s'il était permis de poursuivre la comparaison, nous n'eûmes pas, comme
Moïse, des conducteurs célestes qui nous en donnèrent au moins la
perspective. Nous n'avions en effet visité que le vestibule des bosquets
de Maglans. Plus patients ou conduits par de meilleurs guides, nous
serions arrivés, en faisant quelques pas de plus, comme nous l'apprîmes
trop tard, dans un joli vallon, tapissé d'une pelouse émaillée de
fleurs, entrecoupé de clairs ruisseaux, orné de bouquets d'arbres et de
bosquets fleuris, et animé par le ramage de nombreux oiseaux, enfin dans
une autre vallée de Tempé.

À deux pas de là se présente, adossé à la montagne, le village de
Maglans. Les blocs épars dans la prairie qui étale ses riches tapis au
pied de ce village, attestent que ses habitants ont cherché sous les
rochers suspendus sur leurs toits, une protection quelquefois infidèle.
Mais quoique menacés par la chute de ces énormes masses, leur sécurité
n'en est pas troublée.

    De ce danger la menace incessante,
    Loin de troubler leur vie insouciante,
    Peut-être les attache encor plus au clocher.
    Nos pères, disent-ils, sont nés sous ce rocher
    Qui de nos fils a protégé l'enfance;
    Leurs enfants y naîtront. Dieu qui dans sa clémence
    Préserva leurs parents, saura veiller sur eux.
    Là se bornent leur prévoyance,
    Leur avenir, leurs soucis et leurs voeux.

Nous arrivâmes bientôt en vue du Nant-d'Arpenaz, cascade tombant du haut
d'une montagne qui est à gauche de la route. Des grands aspects que nous
venions admirer, c'était le premier que rencontrait notre vue. Nous
espérions jouir d'un magnifique spectacle: notre curiosité fut
médiocrement satisfaite. Pour voir cette cataracte avec tous ses
avantages, il eût fallu, nous dit-on, venir au moment de la fonte des
neiges. Notre imagination dut donc faire seule les frais des
magnificences absentes qu'elle emprunte à la crue des eaux. Le
Nant-d'Arpenaz, glissant modestement le long des parois de la montagne,
était alors terne et décoloré. Ses eaux rencontraient en tombant
quelques saillies de rochers qu'elles couvraient d'une rare écume: puis
se divisant en filets limpides, elles coulaient sans obstacle au bas de
la montagne.

La vue du triste lieu qu'on nous avait donné pour les bosquets de
Maglans, avait trompé notre attente. Nous ne fûmes pas dédommagés par
l'aspect du Nant-d'Arpenaz. Ce début n'était pas encourageant; il ne
répondait pas à l'idée que nous nous étions faite des phénomènes qui
nous attiraient dans des lieux si féconds en incidents pittoresques. Il
n'était pas de nature à éveiller notre enthousiasme, qui n'attendait
qu'une occasion pour éclater. Mais nous avions la foi qui transporte les
montagnes. Nous pensions que, comme dans un drame bien ordonné,
l'intérêt devait aller en croissant.

Nous arrivâmes à trois heures et demie à Saint-Martin, petit village où
il faut se munir de mulets et de chars-à-banc, le chemin cessant d'être
praticable pour les voitures. Saint-Martin se trouve sur la route
directe de Genève à Chamouni. Nous dûmes renoncer à visiter les beaux
sites des environs de Salenches et les bains de Saint-Gervais. Nous
voulions profiter du reste du jour pour arriver à Chamouni. Nous ne nous
arrêtâmes donc qu'un instant à l'auberge du Mont-Blanc, tenu par Chenet.
Ce ne fut pas sans de vives démonstrations de regret que le bonhomme
Chenet nous vit décidés à continuer notre route. Il fit tous ses efforts
pour nous retenir. Il prédit que la nuit et même un orage nous
surprendraient dans la montagne. Notre mauvais génie nous rendit sourds
à ses sages avis, et sa voix se perdit dans le désert. Nous lui fîmes
l'injure de croire qu'il était de l'espèce de ces hôteliers rapaces,
ingénieux à retenir les passants dans leur repaire, pour les rançonner à
leur aise. Résigné, il amena la mule qui devait porter l'auguste
voyageuse. Elle se nommait _Marquise_. Ce beau nom sans doute

    À cet insigne honneur lui valut d'être admise.
    Pour une souveraine il faut une marquise.
    Celle-ci fière d'un tel choix,
    À peine regardant ses ignobles pareilles,
    Dresse, belle d'orgueil, ses superbes oreilles.
    Il lui tarde d'aller sous un si noble poids,
    Et de prêter sa croupe à la fille des rois[6].

Après s'être pourvue de guides pour nous conduire à Chamouni, notre
caravane quitta Saint-Martin au petit pas, partie montée sur des mulets,
partie hissée sur un char-à-banc. Nous eûmes au fond du couloir d'une
vallée, la perspective du _Bonhomme_, l'un des satellites du Mont-Blanc.
Nous laissâmes sur notre droite Salenches, puis Saint-Gervais dont le
clocher s'élève sur les bords de l'Arve. La route passe au pied du
coteau de Passy, où Rome a laissé des traces de son antique grandeur;
mais quel est le lieu de la terre que la cité reine n'ait pas marqué de
sa superbe empreinte?

Après une demi-heure de marche commence la montagne. Là, nous laissâmes
nos mulets et notre char-à-banc pour monter à la cascade de Chede, en
gravissant pendant l'espace de quelques minutes un sentier étroit et
escarpé, qui dominait un ravin profond. Ce sentier nous amena devant une
vaste nappe d'eau tombant d'une hauteur de deux cents pieds au travers
de rochers ombragés par des arbres plusieurs fois centenaires: c'était
la cascade de Chede.

    Du pied de noirs sapins dans les airs élancés,
    L'impétueux torrent descend à flots pressés,
    Roulant en vagues blanchissantes,
    De roc en roc à grand bruit jaillissantes.
    Au loin les airs en sont troublés;
    Et sous sa masse foudroyante,
    De la montagne gémissante,
    Les vastes flancs sont ébranlés.
    C'est en vain qu'au sein de la plage,
    Le torrent furieux veut s'ouvrir un passage;
    Le sol résiste à ses coups redoublés.
    Enfin, las d'exercer une impuissante rage,
    Sur les débris dans sa chute entraînés,
    Il s'enfuit en grondant; puis ses flots déchaînés,
    Dans un cours plus tranquille oubliant leur furie,
    Se répandent dans la prairie,
    Divisés en mille ruisseaux,
    Qui vont du lac de Chede alimenter les eaux.

Ce beau spectacle attira pendant quelque temps notre attention. Avant de
continuer notre route, nos guides nous conduisirent au lac pour boire de
son eau, selon l'usage. Nous admirâmes le brillant cristal de cette eau,
qui est en effet si limpide, qu'elle invite à la goûter. Ce lac est,
dit-on, peuplé de couleuvres qui ont détruit la race innocente des
poissons, et règnent insolemment à leur place.

    Ainsi sur tout ce qui respire,
    Tel est l'injuste arrêt du sort,
    La violence exerce son empire;
    Et le méchant est le plus fort.

C'est à notre station du lac de Chede que nous eûmes la première
révélation de l'immensité du Mont-Blanc. Là, on commence à le voir
distinctement. En promenant les yeux sur cette masse colossale, et en
les élevant jusqu'au sommet, on ne peut se lasser d'admirer ce géant de
la terre, contre lequel l'action du temps et la main de l'homme sont
impuissantes. Au lieu de subir la loi commune des choses d'ici-bas, le
Mont-Blanc, semblable au soleil, paraît rajeunir et se renouveler sans
cesse. Assis sur sa base immuable, il voit passer à ses pieds comme une
ombre, l'homme, ce roi de la création, qui est, par rapport à lui, ce
qu'est pour nous l'insecte _éphémère_[7], qui naît, vieillit et meurt
entre deux couchers du soleil.

La partie du chemin que nous traversâmes, en quittant le lac de Chede,
conservait encore les traces de la désolation qu'y avait apportée,
soixante ans auparavant, l'éboulement de la montagne de _Fis_. Le
Nant-Noir, dont le passage est dangereux, quand il est enflé par la
fonte des neiges, n'était alors qu'un faible ruisseau qui coulait
humblement à travers ces débris.

Il était six heures, quand nous atteignîmes le village de Servoz. Le
ciel dont l'azur transparent nous avait charmés à notre départ de
Genève, commençait à se charger de blanches vapeurs flottantes, qui
voilaient de temps en temps le soleil. Servoz est situé à l'extrémité
d'une petite plaine qu'enferme une enceinte de montagnes, tapissées par
la sombre verdure des sapins. Le Mont-Anterne élève au milieu d'elles sa
tête couverte de neiges. Nous nous reposâmes là pendant un quart
d'heure.

À peu de distance de Servoz, sont des bâtiments servant à l'exploitation
de mines de cuivre et de plomb, récemment découvertes. Un petit monument
s'élève sur le bord de la Diouza, consacré à la mémoire d'un jeune
Danois dont nous avions entendu déplorer la perte. M. Eschen donnait de
grandes espérances. Une belle traduction des odes d'Horace lui avait
déjà acquis de la célébrité en littérature. Parti de Servoz avec un
compagnon de voyage, ils gravirent le Mont-Buet. L'ardeur de M. Eschen
qui l'entraînait toujours en avant, l'avait séparé de son guide d'une
centaine de pas, lorsqu'il disparut tout-à-coup dans une crevasse du
glacier. On ne put le tirer qu'à la nuit de cet abîme. On le trouva
debout, les bras élevés au-dessus de la tête, et déjà dans un état de
congélation.

On nous montra au haut d'une colline les ruines du château de
Saint-Michel, ancien fort destiné à défendre l'entrée de la vallée de
Chamouni.

    Jadis dans ce château, si j'en crois la chronique,
    D'esprits malins un essaim fantastique
    Apparaissait vers le déclin du jour.
    Tantôt d'un cri faible et mélancolique
    Ils attristaient les échos d'alentour.
    Tantôt les longs éclats de leur gaité bruyante
    Semaient au loin le trouble et l'épouvante.
    Quand du jour qui s'enfuit les douteuses clartés
    Prêtent à chaque objet une forme incertaine,
    Le passant attardé dans ces lieux redoutés,
    Qu'il croit du diable à jamais le domaine,
    S'éloigne à pas pressés de l'infernal taudis,
    Recommandant son âme aux saints du paradis.

Nous traversâmes l'Arve sur le pont Pelissier. Il était huit heures
quand nous atteignîmes _les Montées_, chemin rapide taillé dans le roc,
à gauche duquel la rivière roule ses eaux tumultueuses au fond d'un
précipice. Cette traversée présentait l'aspect le plus sauvage. Tantôt
c'était une espèce de cirque dont l'enceinte, formée par de hautes
montagnes, ne laissait voir que le ciel. Tantôt c'était un défilé
serpentant entre de grands rochers, ombragés par de vieux sapins qui
couronnaient leur sommet, ou qui sortaient de leurs crevasses. Tantôt
c'était un sentier tracé sur l'arête d'un rocher, dont aucune végétation
ne déguisait l'âpre nudité; c'était souvent l'image du chaos.

Nous hâtions le pas, espérant arriver à temps à Chamouni; mais les
légères vapeurs dont l'aspect nous avait inquiétés à Servoz, s'étaient
condensées. Elles formaient des nuées menaçantes qui venaient
s'amonceler sur les cimes, comme à un sinistre rendez-vous. La faible
lueur du crépuscule laissait entrevoir sur le bord de la route des croix
plantées en mémoire de tragiques accidents. Ces avertissements donnés
par la mort nous paraissaient de funeste présage. Nous passions
silencieusement auprès de ces muets témoins, en leur jetant un
coup-d'oeil furtif.

Un autre genre d'inquiétude avait gagné notre princesse, et nous-mêmes
par contre-coup.

    En traversant un carrefour,
    Dans notre pénible odyssée,
    Nous avions rencontré vers le déclin du jour,
    Par de vagues terreurs ayant l'âme oppressée,
    Des gens dont les grossiers et sales vêtements
    Les faisaient ressembler à de vrais garnements,
    Et qui signalaient leur passage,
    Par des coups de sifflets à l'envi répétés.
    Sans doute un innocent écho du voisinage
    Nous renvoyait ces sons bien à tort suspectés;
    Mais la peur suggérait à notre âme inquiète,
    Que l'écho n'était pas leur passif interprète,
    Et qu'en ces lieux infréquentés,
    Ces sifflets s'adressaient à de vivants complices,
    Et d'un complot sinistre étaient de sûrs indices.

Quoique les individus qui nous semblaient si suspects, fussent des
ouvriers du pays, comme l'assuraient nos guides, leur rencontre dans ces
lieux solitaires, avec accompagnement de sifflets, n'arrivait pas
précisément à propos pour nous rassurer. Cependant nous faisions la
meilleure contenance; mais nous éprouvions ce trouble instinctif que
cause l'approche de l'orage au voyageur attardé.

Un malin esprit errait sans doute en ce moment autour des ruines de
Saint-Michel.

    Ainsi que le lion en quête d'une proie[8],
    Notre aspect le remplit d'une infernale joie.
    D'un vol rapide il s'élance, et soudain
    Les nuages pressés renferment dans leur sein
    La foudre et les éclairs, les vents et les tempêtes;
    Et sa puissante main les suspend sur nos têtes.

Le signal de l'orage fut donné par un coup de tonnerre qui retentit dans
le lointain, et parcourut, en grondant, les échos des montagnes. Les
nuages s'épaississaient; le vent commençait à s'engouffrer, en sifflant,
dans les sapins qu'il faisait ployer sous son effort. Quelques éclairs
sillonnaient l'horizon. Bientôt les mouvements encore sourds du tonnerre
se firent entendre avec plus de force, et éclatèrent en détonations
répétées. La pluie tomba par torrents. Le Naut-de-Nayin était déjà enflé
par l'affluence des eaux, quand nous le traversâmes. À neuf heures nous
entrions dans la vallée du Prieuré, poursuivis par l'orage, dont la voix
menaçante se rapprochait de nous, et hurlait, comme si un coeur de démons
s'y fût mêlé. Le désir de lui échapper nous aurait donné des ailes; mais
l'obscurité nous forçait à marcher avec précaution. Nous n'apercevions
ni le ciel ni la terre. La nuit nous avait surpris dans les pas les plus
dangereux, où nous aurions eu besoin de toute la clarté du jour. À nos
sujets d'inquiétude réels ou imaginaires se joignait l'alarme que nous
causait chaque passage des torrents que la pluie grossissait de moments
en moments, quand subitement illuminés par les éclairs, ils nous
montraient des abîmes effrayants, dans lesquels la moindre hésitation de
nos mulets aurait pu nous précipiter nous et nos montures.

Pour surcroît de malheurs et pour mettre le comble à nos anxiétés, le
ciel embrasé jeta inopinément un si vif éclat de lumière, que nous fûmes
éblouis. Au même instant, une explosion formidable, prolongée et
multipliée par les échos, agita l'air avec violence. Une traînée de feu
s'abattit sur une roche voisine qu'elle sillonna jusqu'à sa base; puis
elle disparut à nos yeux stupéfaits. La foudre venait de tomber à
quelques pas de nous. La proximité du danger nous avait rendus
insensibles à la majesté du spectacle, et nous restâmes consternés, les
pieds attachés à la place où nous nous étions arrêtés, il nous restait
encore deux lieues à faire. Le désordre se mit dans notre petite troupe.
Je me trouvai seul avec la duchesse et ses guides. L'abondance de la
pluie, le fracas des torrents, les éclats du tonnerre répétés par les
rochers, nous causaient une terreur muette:

    Quand un éclair échappé de la nue,
    Des cieux au loin sillonnant l'étendue,
    Répandait une pâle et livide clarté,
    Autour de nous la nature éperdue
    Se peignait plus affreuse à notre oeil attristé.

Un sentiment confus de confiance et d'inquiétude m'attachait aux pas de
mon auguste compagne de voyage. Si la crainte vague d'un danger venait
me troubler quelquefois, son courage me rassurait. Deux guides
dirigeaient sa marche au milieu des ténèbres. Nous parvînmes dans cet
état sur les bords du torrent de la Griaz, dont les mugissements
entendus de loin, augmentaient notre anxiété. Nous hésitions, incertains
si nous n'allions pas nous précipiter dans quelqu'abîme, lorsque la
lueur d'un éclair nous découvrit moins un torrent qu'un fleuve,
bondissant sur de gros quartiers de rochers qu'il ébranlait par la
rapidité de son cours.

    Mais de ces eaux la Nayade orageuse,
    À l'aspect de la jeune et noble déité,
    Suspend soudain sa course impétueuse,
    Et sur l'abîme redouté
    Étendant sa main généreuse,
    Enchaîne le flot irrité.
    Ainsi quand d'Israël les tribus fugitives,
    Se dérobant aux fers d'un tyran inhumain,
    Du Nil abandonnaient les rives,
    De Moïse autrefois la secourable main
    Dans l'abîme des mers leur ouvrit un chemin;
    Tandis que Pharaon et sa horde cruelle
    Trouvèrent sous les eaux une nuit éternelle.

Pour éviter le destin de Pharaon, je m'empressai de profiter de la
protection d'une nymphe aussi généreuse, et j'eus le bonheur de franchir
l'abîme sans accident.

Les torrents de Nayin et de la Griaz, s'ils pouvaient parler, auraient à
raconter plus d'un naufrage.

Nous gagnâmes le long village des Ouches. L'orage continuait avec
violence, et la pluie redoublait. Nous nous arrêtâmes sous l'auvent
d'une maison qui nous offrît un refuge momentané, pendant le temps qu'un
des guides allait frapper à toutes les portes, pour implorer le secours
d'une lumière; mais partout on répondit par un silence obstiné. Nous
étions trop préoccupés de nos misères, pour réfléchir à notre bizarre
position. En effet quel épisode tragi-comique d'une merveilleuse
histoire! Une grande princesse, accoutumée avoir tous ses désirs
prévenus, dont les pas étaient naguère suivis par les populations
accourant en foule sur son passage, avides de la voir et de la saluer de
leurs acclamations, aujourd'hui délaissée, errait dans le désordre d'une
fugitive, mais sans les honneurs de la proscription, poursuivie par la
tempête, oubliée par ses amis comme par ses ennemis, et n'ayant pour
cortège que deux humbles guides, auxquels elle s'était confiée. Elle ne
pouvait se faire ouvrir, dans sa détresse, la porte d'une chaumière. Un
asile lui était refusé dans une des plus pauvres contrées du grand
Empire, sur lequel elle régnait trois mois auparavant!

    Les simples habitants de ces après contrées,
    Des révolutions et du monde ignorées,
    Oubliant dans les bras d'un tranquille sommeil,
    Qu'arrachée à César, la victoire éperdue,
    Jette à des fronts sans gloire une palme vendue,
    N'auront pu croire à leur réveil,
    Qu'errant sans suite et sans escorte,
    Celle qui fut leur reine, arrêtée à leur porte,
    Avait imploré vainement,
    Sous leurs modestes toits un abri d'un moment!

Qu'était devenu ce temps, encore si près de nous, où le grand Empereur,
suivi d'un cortège imposant, parcourait les provinces de son vaste
empire, quand les soins de la guerre lui en laissaient le loisir, guerre
implacable, proclamée _viagère_ en plein parlement, par Pitt, âme de la
coalition? Soit que Napoléon allât s'enquérir des besoins, écouter les
plaintes, rendre une justice égale à tous, voyant tout par ses yeux,
semant sur son passage les bienfaits et des éléments de prospérité; soit
qu'il traversât la France, pour aller rejoindre ses aigles si longtemps
victorieuses, et ajouter un nouveau fleuron à la couronne de la _grande
Nation_, les bénédictions et les voeux du peuple l'accompagnaient. Une
foule empressée faisait retentir l'air du cri national: _Vive
l'Empereur!_ Son auguste compagne assise à ses côtés, couverte par sa
puissante égide, et reflétant son auréole de gloire, partageait avec lui
les hommages des peuples reconnaissants. Les témoignages d'affection et
de fidélité qui leur étaient prodigués étaient sincères. Les revers
n'ont pu altérer ces sentiments; et d'amers regrets, dont l'expression
est aujourd'hui comprimée, dorment au fond des coeurs. L'armée pénétrée
d'un sentiment profond de nationalité, identifiée avec le souverain
populaire qui partageait ses dangers et ses privations, volait de
victoires en victoires. Les mauvais jours sont venus! Une poignée de
braves, combattant avec leur chef bien-aimé, pour l'affranchissement du
sol sacré, a défendu pied à pied le territoire. Nul soldat n'a failli à
cette noble cause. Pourquoi faut-il que des défections venues de plus
haut, sujet éternel de douleur pour la France, et de remords pour leurs
auteurs, aient enchaîné les bras fidèles, et paralysé les ressources qui
restaient encore! Si elles ont hâté notre ruine, elles n'ont pu ternir
l'éclat de notre gloire.

Ces fâcheux souvenirs ont souvent attristé notre voyage. Le moindre
incident les réveillait en nous. Ils défrayaient nos entretiens
habituels avec notre princesse qui avait toujours quelque trait à y
ajouter. Elle se plaisait à honorer d'éloges mérités la conduite loyale
de quelques fonctionnaires, naguères attachés à sa maison, et
flétrissait d'un blâme sévère la désertion de tant d'autres qui
s'étaient hâtés d'outrager l'idole qu'ils venaient d'encenser. Je
tomberais dans de continuelles redites, si je rapportais toutes les
réflexions que ces souvenirs faisaient naître.

Je reviens à mon récit, dont cette digression m'a écarté. Nous n'avions
pas un lieu de refuge. La duchesse de Colorno n'avait pour se garantir
de l'orage, que la voûte mobile d'un parapluie, frêle abri, que les
rafales menaçaient à chaque instant de renverser. D'épaisses ténèbres
nous environnaient. Notre situation devenait intolérable. Nous
maudissions le sommeil léthargique de ces montagnards, aussi engourdis
que leurs marmottes. Dans l'excès de notre ressentiment, nous cherchions
des yeux quelqu'instrument de dommage, pour battre en brèche leurs
maisons inhospitalières, quand nous aperçûmes un point brillant qui
scintillait dans l'extrême lointain, comme une étoile imperceptible
perdue dans l'Empirée. Était-ce un secours que le ciel nous envoyait? Ou
étions-nous le jouet d'un de ces esprits follets qui font briller des
feux perfides aux yeux du voyageur égaré,

    Pour l'attirer dans quelque fondrière,
    Et d'un rire moqueur insulter sa misère?

Nous suivions avec anxiété les progrès de cette lumière. Peu à peu elle
se dessina plus nettement, et nous arriva enfin. Ce n'était qu'une
lanterne; mais elle eut pour nous l'éclat du soleil. À cette vue, toute
idée hostile s'évanouit. Nos inquiétudes furent oubliées. Quoique
l'horizon éclairé par notre modeste fanal fut borné à la pointe de nos
pieds, cependant la lueur qui s'échappait de sa corne à
demi-transparente, suffit pour nous rendre la confiance. Nous nous
lançâmes intrépidement sur les pas de nos guides, dans la direction
qu'ils nous indiquèrent. Après une demi-heure de marche, nous fumes
rencontrés par de nouveaux guides, qu'un heureux pressentiment amenait
au-devant de nous. Tout-à-fait rassurés, nous posâmes un pied hardi sur
les roches glissantes autour desquelles tourbillonnaient les flots
tumultueux de Taconnaz et des Bossons. À peu de distance du hameau des
Bossons, nous passâmes l'Arve, ce fidèle compagnon de notre route, sur
le pont de _Pierre-Haute_; et quand nous croyions être encore loin du
but de notre voyage, nous touchâmes le seuil d'un humble édifice qui
nous apparut comme un port ouvert à notre détresse, par la grâce de la
divine protectrice des naufragés. Dans le premier élan de notre
reconnaissance, nous pensâmes à suspendre à sa voûte, comme _ex voto_,
nos vêtements dégouttants de pluie. Mais cette pieuse intention ne put
être remplie: nous étions dans la pauvre auberge de la ville de Londres,
au village de Chamouni. Nous fîmes allumer un grand feu pour nous
sécher, car nous étions mouillés jusqu'à la peau. La duchesse était sans
mouchoir. Elle avait perdu le sien dans le désordre de la route. Elle
fut réduite, pour sa toilette, à de rudes serviettes que _la Frise
n'avait pas tissues_, et aux soins d'une bonne grosse servante dont le
zèle empressé et la maladresse ingénue excitaient son hilarité, malgré
ses désappointements.

Plusieurs heures se passèrent, avant que quelqu'un de sa suite put la
rejoindre. Elle soupa à peine. La fatigue lui avait ôté l'appétit.
Enfin, à une heure du matin, elle alla se coucher, et j'en fis autant,
espérant que la journée du lendemain nous dédommagerait des mésaventures
de la veille. Une de nos compagnes de voyage n'avait pu se résoudre à
quitter la retraite qu'elle avait trouvée dans une humble cabane. La
pauvre comtesse Brignole y passa la nuit sur un banc qui lui servit de
lit, peu édifiée de notre agreste promenade. Elle ne nous revint que le
lendemain, n'ayant pris aucune nourriture depuis vingt-quatre heures, et
demi morte de fatigue.

    Ah! quelles voix assez fidèles,
    De la plus aventureuse des nuits
    Rediront tous les longs ennuis,
    Les fâcheux accidents, les alarmes mortelles!

La duchesse de Colorno était infatigable et hardie jusqu'à la témérité.
On eut dit qu'elle cherchait à s'étourdir. Elle montrait une égalité
d'humeur et une constance qui étonnaient ses guides. La comtesse
Brignole lui ressemblait peu. Habituée aux délicatesses de sa molle
Italie, et aux douces promenades des belles campagnes de Gênes, que
baignent les tièdes vapeurs d'une atmosphère embaumée, l'escalade des
rochers et la traversée des torrents, lui souriaient peu. Mais elle
cachait sous une gracieuse nonchalance une âme forte et un caractère
énergique.

Nous espérions une meilleure journée pour le lendemain: notre attente
fut trompée. Notre chagrin fut extrême en voyant au lever du jour, des
nuages épais descendant des hautes montagnes qui nous entouraient, et
s'étendant comme un voile sur l'étroite vallée du Prieuré. Ces sombres
nuées y répandaient une demi obscurité qui revêtait de ses teintes
grisâtres tous les objets environnants. Le glacier des Bois, avec sa
bruyante et monotone cascade, et le glacier des Bossons formaient tout
notre horizon. Le mont Blanc, enveloppé d'un manteau de brouillard, y
cachait sa tête et ses vastes contours. La matinée se passa à observer
le ciel, et à acquérir la triste certitude que la pluie durerait pendant
toute la journée. Le mauvais temps continua en effet sans interruption.
Notre impatience nous ramenait sans cesse aux étroites fenêtres de nos
cellules; et nous nous en éloignions chaque fois plus découragés. Nous
restâmes ainsi dans un désoeuvrement plein d'ennui, jusqu'à deux heures
de l'après-midi, épiant toujours une éclaircie,

    Lorsque, glissant à travers un nuage,
    Vint enfin du soleil luire un pâle rayon.
    La duchesse se fie à ce trompeur présage;
    Et sans consulter l'horizon,
    Se hâte de sortir de sa triste prison.
    Elle porte ses pas vers un bazar rustique,
    Où gisaient étalés dans une humble boutique,
    Des minéraux qu'annonçaient des dessins,
    Sur l'enseigne tracés par d'inhabiles mains.
    Des cristaux transparents, produit des rocs humides,
    Dressaient sur des rayons leurs blanches pyramides.
    D'autres s'y remarquaient, en bijoux façonnés,
    Mais qu'un goût élégant n'avait pas dessinés.

La duchesse de Colorno, après avoir fait chez le Buffon en boutique
quelques emplettes de minéraux et de bijoux, fit avancer ses mulets, et
se rendit entre deux ondées, au glacier des Bossons, devant lequel nous
passâmes une heure, autant pour tuer le temps que pour considérer, à
travers le prisme un peu terne du brouillard, les formidables
escarpements de cette montagne de glace. Le glacier peut être traversé
dans sa largeur par un beau temps; mais sa surface était tellement
couverte d'eau et de sable délayé, qu'elle était impraticable. Nous
continuâmes d'approcher le plus près qu'il nous fut possible des glaces
supérieures. La duchesse gravissait hardiment la côte, au milieu des
éclats dispersés des rochers et des arbres brisés, malgré les
remontrances de ses guides, redoutant la chute inopinée de quelque bloc
qui aurait pu se détacher des bords du glacier. Ce scrupule leur était
inspiré, moins par l'imminence d'un danger réel, que par une sollicitude
louable mais exagérée, et par le désir naturel de mettre leur
responsabilité à couvert. Une explication est cependant ici nécessaire.
La fonte des neiges entraîne dans les crevasses des glaciers des débris
de rochers, qu'on devrait croire ensevelis pour toujours dans ces
abîmes. Mais, quoique paraissant immobiles, les glaciers subissant un
mouvement intérieur qui ne s'arrête jamais. Les crevasses, en se
rapprochant, pressent ces blocs qui remontent lentement à la surface, et
sont poussés insensiblement sur les bords. Les savants attribuent ce
phénomène à l'abaissement du niveau des glaciers, produit par la
retraite des eaux qui s'écoulent de leur fond. Nos guides, qui n'étaient
pas obligés d'être savants, raisonnaient comme ceux qui expliquaient
autrefois l'ascension de l'eau dans les pompes, en disant que la nature
a _horreur du vide_. Ils prétendaient que le glacier ne souffre point de
corps étrangers dans son sein. Quoiqu'il en soit, l'avant-veille, un
bloc d'environ douze pieds cubes était tombé du glacier de Bossons, et
avait roulé dans la vallée, renversant les pins et les mélèzes, dont les
branches et les troncs épars attestaient la destruction semée sur son
passage. Les débris des blocs tombés à différents intervalles,
couvraient le terrain sur une étendue de plus d'un quart de lieue. Nous
étions rassurés contre ce danger. La chute d'un nouveau fragment de roc,
aussi rapprochée de la dernière _éruption_, n'était pas alors
sérieusement à craindre, et aucun indice ne la faisait présager.

Il fallut se contenter de cette excursion insignifiante, et revenir,
accompagnés par une nouvelle dose de pluie, à notre gîte, où nous étions
de retour à cinq heures. La soirée se passa à déplorer l'inconstance du
temps et à faire des projets pour le lendemain. Mais ces petites
contrariétés qui affectent si éminemment le touriste, étaient dominées
par une pensée plus grave, qui était l'objet de nos fréquentes
préoccupations. C'était le souvenir de l'Empereur, dont l'Impératrice
devait trouver des nouvelles à son arrivée à Aix. Que faisait-il dans ce
moment? Retiré dans une île qui n'était pour lui qu'une prison, sa
pensée se reportait sans doute vers sa femme et son fils, dont une
politique sans générosité l'avait séparé. À l'étroit dans ses modestes
états, où son génie ne pouvait déployer ses ailes, pouvait-il trouver
dans l'humilité et dans le cercle resserré de ses occupations présentes
l'aliment dont sa prodigieuse activité avait besoin? Privé des premières
consolations de la vie, isolé des siens dans ces circonstances
douloureuses, où l'âme la plus fortement trempée a besoin de l'ineffable
douceur des affections de famille, quel soulagement pouvait être apporté
aux peines cruelles dont ce noble coeur était affligé? Puis faisant un
retour sur elle-même, la duchesse de Colorno trouvait que, jusqu'à
présent, maîtresse en apparence de ses actions, il lui était au moins
permis de chercher dans la liberté d'un voyage une distraction à ses
chagrins. Mainte fois un doute venait traverser son esprit. Lui
serait-il accordé de se réunir à l'Empereur, et de remettre son fils
dans ses bras? Pourrait-elle se partager entre ses États de Parme et
l'île d'Elbe? Que l'avenir se déroulait obscur devant elle! Quelle
impatience elle avait de voir son sort enfin fixé! Ces mélancoliques
pensées occupaient son esprit, et décelaient une peine intérieure qui se
trahissait souvent par des larmes. Il s'y mêlait d'amères réflexions sur
la condition des princesses, qui ne sont comptées dans les calculs des
cabinets, que comme des instruments de l'ambition de leurs maisons.

Une journée aussi médiocrement remplie ne laissait que des regrets. Le
baromètre avait été souvent consulté, et l'expérience des gens du pays
mise plus d'une fois à l'épreuve. Leurs observations contradictoires
entretenaient notre anxiété; mais l'espérance nous soutint. J'avais le
pressentiment qu'un bon vent du Nord viendrait chasser les nuages qui
obscurcissaient notre horizon, et ne nous laissaient voir que le pied
des montagnes qui enfermaient notre petite vallée. Je fus bercé dans mon
sommeil par un rêve agréable qui se réalisa le lendemain.

    Avant que de Phébus la pâle messagère
    Eut dissipé les ombres de la nuit,
    Des songes la troupe légère
    Par la porte d'ivoire entra dans mon réduit.
    Il me sembla qu'un jour pur et limpide
    Se levait sur le flanc de ces monts sourcilleux;
    Et que leur haute pyramide
    Se couronnait de mille feux.
    Je vis notre reine entourée,
    Comme autrefois Diane ou Cythérée,
    D'un cortège nombreux de nymphes, de Sylvains,
    Accourant à l'envi du fond des Apennins.
    Des monts les cimes abaissées
    S'aplanissaient devant ses pas;
    Et des lacs azurés les surfaces glacées
    Sous des fleurs cachaient leurs frimats.
    Le superbe Mont-Blanc lui-même,
    De tous ces monts monarque redouté,
    Déposant de son front la sombre majesté,
    De pourpre et d'or parait son diadème.

Dès l'aube du jour, le ciel avait de nombreux observateurs. À six
heures, le soleil fit un effort pour se dégager des nuages qui le
couvraient. Nous suivions des yeux les progrès de ses rayons qui,
perçant les brouillards de leurs traits de feu, inondèrent bientôt tout
l'espace d'une lumière éclatante. Il annonçait la plus belle journée; il
tint parole. À son aspect, tout fut prêt en un instant. La duchesse de
Colorno descendit de son appartement, radieuse comme l'astre qui
s'élevait sur l'horizon. Montée sur sa fidèle Marquise, elle se dirigea
sur le Montanvers, accompagnée des personnes de sa suite, précédée et
suivie par Jacques Crotet, chef de ses guides et par dix-huit autres
guides, portant presque tous des noms fameux, tels que les frères
Terraz, Cachat dit le Géant, Jacques des Dames, Coutet, Balmat, Paccard,
qui avaient fait plusieurs fois le voyage du mont Blanc, du Montanvers
et des principaux glaciers avec de Saussure, Duluc, Bourrit et autres
savants et curieux. Nous n'avions pas oublié de nous munir de la fidèle
compagne du voyageur dans les montagnes, la longue canne ferrée,
surmontée d'une corne de chamois.--Chamouni est ordinairement dans cette
saison un rendez-vous pour les touristes. Nous nous y trouvâmes
cependant seuls, de sorte que la duchesse eut l'avantage de n'être pas
troublée par des importuns, et d'avoir une entière liberté dans ses
promenades.

Nous traversâmes la plaine de Chamouni. À mesure que nous approchions
des montagnes, des champs cultivés faisaient place aux prairies. La
vallée se rétrécissait. Arrivés au pied du mont de Charmoz, qui conduit
au plateau du Montanvers, le terrain détenait plus inégal, et se
couvrait de sapins et de bouleaux. Nous arrivâmes, en gravissant une
pente assez douce, jusqu'à un sentier raide et glissant, appelé le
chemin des Chasseurs de Cristal. Là, nous quittâmes nos mulets, et nous
fîmes à pied le reste de la route, parce que la montagne est presqu'à
pic et inaccessible même aux mulets. On s'arrêta à la fontaine de
_Caillet_[9]:

    Qui de Claudine à la mémoire
    Rappelle le malheur et la touchante histoire.
    Là, de jeunes enfants un essaim curieux,
    Dont la candeur est peinte en la mine ingénue,
    La joie et l'espoir dans les yeux,
    De notre reine attendaient la venue.
    Tous sur ses pas se pressent à la fois.
    Ils n'ont point de repos que ne soient accueillies
    Les simples fleurs que, pour elle, en ces bois,
    Leur diligente main, dès l'aurore, a cueillies.
    Autour de ce groupe enfantin,
    Errait mainte jeune innocente,
    Dont la rougeur, l'air timide, incertain,
    Les yeux furtifs et la démarche lente
    Décelaient le désir qui tourmentait son sein.
    Ces mots semblaient sortir de sa bouche ébahie:
    «Recommencer Claudine est toute mon envie!»

Après nous être reposés un moment auprès de cette fontaine, halte à
mi-chemin du Montanvers, nous entrâmes dans un bois touffu, en
gravissant des sentiers abruptes, qui serpentaient sur les flancs de la
montagne, souvent sillonnés par des couloirs d'avalanches, tandis que
des torrents invisibles grondaient à nos côtés au fond des abîmes. Des
pointes de pyramides de glace perçaient à travers les sapins. Nous
profitions de tous les éclaircis pour arrêter nos regards sur la vallée
qui nous était opposée, et pour jouir de l'aspect imposant du mont
_Brevent_ et de la chaîne des _Aiguilles-Rouges_ qui y dominaient.

Nous marchions depuis quatre heures, lorsque la vue de la cabane du
Berger, espèce de hutte bâtie en pierres sèches et couverte d'épais
morceaux d'ardoises, nous annonça le terme de notre voyage. Nous
atteignîmes enfin le plateau du Montanvers, et nous eûmes la première
vue de la _mer de glace_. Nous fûmes éblouis par le spectacle qui
s'offrit à nos yeux. Nous avions sous les pieds une longue vallée
blanche, le lit d'un fleuve immense arrêté dans son cours, ou plutôt une
mer immobile, tourmentée par des vagues furieuses qu'une congélation
subite aurait surprises. Des groupes de montagnes pyramidales, du haut
desquelles descendaient des nappes énormes de glace, enfermaient cette
froide vallée où la nature semblait ensevelie sous un vaste linceul.
Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, elle s'égarait dans un désert
sans limites, hérissé de cônes monstrueux et déchiré par de profondes
crevasses. Nous contemplions dans une admiration muette les chaînes de
ces glaciers qui se liaient les uns aux autres, et cet amas prodigieux
d'aiguilles, les unes cachant leur tête dans les nues, les moindres
s'élevant à des hauteurs démesurées, en affectant des formes à la fois
bizarres et magnifiques. C'était une scène de désordre et de confusion,
de bouleversement et de ruine, une image du chaos, dont la plume et le
pinceau sont impuissants à reproduire la sauvage mais sublime grandeur.

Par un contraste étrange ces rocs de glace, ces champs de neige
servaient de cadre à une verte prairie bordée de buissons fleuris de
rhododendrons, comme une émeraude entourée de rubis et d'opales. Les
feuilles toujours vertes et les fleurs épanouies de ce beau laurier-rose
des Alpes resplendissaient au milieu des glaces, restées insensibles aux
ardeurs d'un soleil qui faisait éclore des fleurs du coloris le plus
vermeil et des fruits parfumés[10].

Presqu'à nos côtés se dressait comme un grand obélisque, l'aiguille du
Dru, au pied de laquelle s'étendait un abondant pâturage, irrésistible
appât offert aux bergers qui, le lendemain même, devaient oser lancer
leurs troupeaux sur les _hazards_ de la mer de glace, pour aller
chercher cette herbe plantureuse. Plus loin dominait l'aiguille de
l'_Argentière_, la première en hauteur après le mont Blanc; puis les
aiguilles du _Bochard_ et des _Charmoz_, celles du _Moine_ et du
_Couvercle_; le _Talèfre_, dont le glacier est taillé en gradins de
cristal; le long glacier du _Tacul_; la grande et la petite _Jorasse_,
et un amas confus de pyramides de toutes grandeurs, semblables à des
bataillons de géants, qui se projetaient sur un immense horizon. Enfin,
paraissaient dans le lointain, comme des gardes avancées, d'un côté,
l'aiguille du _Midi_, de l'autre, le _Géant_, et, dans le fond, le
colossal mont Blanc, aussi vieux que le monde, entouré de pics,
au-dessus desquels il élevait sa tête couronnée de neiges éternelles, et
qui composaient sa cour.

L'émotion que cause cet imposant spectacle ne peut s'exprimer. Telle a
dû être la terre avant la création. Le premier aspect de ces grands
phénomènes jette dans une surprise qui suspend la pensée. On reste
absorbé dans une contemplation muette et comme fasciné. Ces groupes
monstrueux, l'énormité de leurs masses, leur immobilité, le morne
silence qui les environne inspirent une rêverie pleine de tristesse. On
attend avec anxiété l'apparition d'une créature vivante qui jette une
étincelle de vie sur cette nature inanimée. Mais aucun oiseau n'ose
essayer ses ailes dans l'atmosphère de cette zone glaciale.
L'imagination craint d'aborder ces solitudes dont la pompe sauvage
l'épouvante; et si, prenant un essor timide, elle s'enhardit à en
mesurer les hauteurs, à en interroger les abîmes, elle n'y trouve que
des régions inconnues, stériles, inhospitalières. Semblable à la colombe
sortie de l'arche, ne trouvant où se poser, elle replie ses ailes,
épuisée par son vol solitaire, et retombe découragée.

À mesure que ces impressions s'effacent, l'esprit est assiégé par des
pensées confuses. Il est tour-à-tour exalté par le grandiose des objets
qui le frappent, humilié par le sentiment de son impuissance, pénétré de
la vanité des illusions. Les passions qui s'agitent sur la scène du
monde et qui maîtrisent ses destinées paraissent mesquines devant ces
étonnants effets d'une puissance infinie. Que la prospérité des cités
les plus anciennes et les plus florissantes semble courte; que nos plus
solides monuments sont fragiles, comparés à ces indestructibles
colosses, à ces premiers éléments de la formation du monde qui, sans
doute, dureront autant que lui!

Puis, quand la vue s'arrête sur cette puissante végétation qui semble
défier les éternels frimats qui l'enserrent, à l'imposante gravité des
réflexions que fait naître un si merveilleux spectacle, succèdent des
émotions plus douces. Dans ces régions éthérées où l'air est dégagé de
grossières vapeurs, l'esprit et les sens s'épurent à ses émanations
vivifiantes et s'y fortifient. On éprouve une sérénité intérieure. Les
chagrins, les soucis, les peines morales disparaissent devant des
pensées qui n'ont rien de matériel. L'âme s'élève, comme si elle se
rapprochait de la Divinité; et les méditations auxquelles elle se sent
portée ont quelque chose de sublime.

J'étais absorbé dans la contemplation d'une scène qui est sans point de
comparaison. Que de siècles, que d'événements, que de gloires jadis
retentissantes, aujourd'hui oubliées, avaient passé devant ces muets
témoins! Des migrations de peuples conduits par des chefs renommés, des
armées commandées par de grands capitaines, les avaient salués à leur
passage, pour aller s'ensevelir dans la nuit des temps! Pouvais-je
oublier la contre-révolution qui venait de s'opérer, les événements qui
s'étaient passés la veille? Je me représentais cette période de vingt
ans, sujet d'une magnifique épopée. Ma pensée se reportait vers cette
époque de grandeur, vers ces sublimes créations du génie, ouvrage d'un
mortel privilégié, que la rapidité de son passage sur la terre laissait
inachevées. Et ces masses gigantesques restaient debout, comme pour
attester qu'elles seules étaient durables. Ah! m'écriai-je:

    Qu'ont de commun avec ces vieux débris
    Les monuments d'une gloire immortelle,
    Dont les derniers descendants de nos fils
    Conserveront la mémoire fidèle
    Par une éclipse d'un instant
    Leur splendeur n'est point effacée!
    Et mon esprit repoussait la pensée
    Que des Gaules l'astre éclatant,
    Subitement tombé de son char de lumière,
    Eût vu clore à jamais sa brillante carrière!

Nous nous arrachâmes à ces informes mais attachantes beautés, et
montâmes à l'hospice, où nous attendait un frugal repas qu'assaisonna
notre appétit, aiguillonné par la vivacité de l'air plus que par le
mouvement de la route. Nous n'étions nullement fatigués; car l'air est
si pur dans ces hautes régions qu'il donne au voyageur des forces
nouvelles. Comme la renommée de Virgile: «_Vires acquirit eundo_.»
L'hospice est une cabane de pierres élevée par les soins de M. Félix
Desportes, ancien résident de France à Genève, qui a rempli des
fonctions importantes sous l'Empire.

Après le déjeuner, nous allâmes visiter la mer de glace. Ses bords sont
couverts de blocs de granit vomis par le glacier. Des buissons de
rhododendron croissent dans les intervalles. Un sentier presqu'à pic
nous conduisit sur cette mer qui, bien qu'exempte d'orages, n'en a pas
moins ses dangers. La duchesse de Colorno voulut y descendre pour voir
de plus près ses grandes vagues immobiles. Nous l'y suivîmes, armés de
nos cannes ferrées, en franchissant les crevasses dont nous pouvions
atteindre l'enjambée, et en côtoyant celles qui étaient
infranchissables. Ces puits, dont le bleu transparent laissait voir le
fond, étaient les uns à sec, les autres remplis d'une eau limpide. Quand
nous passions au pied de quelque gigantesque colonne de glace, notre
princesse, toute grande impératrice qu'elle était, et nous, qui
cheminions à sa suite, nous nous trouvions réciproquement bien petits.

La duchesse désirait étendre sa promenade jusqu'au _Jardin_, oasis jeté
dans ce désert, île radieuse où la verdure et les fleurs brillent au
sein d'un océan glacé; mais il eût fallu y bivouaquer, car nous aurions
été surpris par la nuit. Il y a des pentes escarpées difficiles à
franchir et des crevasses si vastes qu'il faut les côtoyer longtemps,
avant d'atteindre leurs limites. Cela eût sans doute ajouté un nouveau
lustre à notre voyage; mais la duchesse, malgré son ardeur, ne voulut
pas acheter cette gloire au prix de quelque bon rhumatisme.

Nous prîmes terre auprès de la _Pierre des Anglais_, grand rocher plat
de granit, pouvant servir d'abri, ainsi nommé des Anglais qui, les
premiers, se sont hasardés sur la mer de glace; et nous rejoignîmes
l'hospice par un sentier bordé de fleurs, comme une allée de jardin.
Nous nous reposâmes environ deux heures dans la chambre des voyageurs.
Le berger qui en a la garde, après avoir demandé la permission de faire
entendre les _petits chanteurs du Montanvers_, sortit et reparut
presqu'aussitôt, suivi de deux jeunes garçons qui prenaient cette
qualité et exploitaient leur industrie chantante en veste et les pieds
nus. Ils s'arrêtèrent sur le seuil de la porte, hésitant à le franchir,
baissant et levant alternativement des yeux timides, et roulant dans
leurs mains leur bonnet de laine.

    Enfin, prenant leurs airs les plus modestes,
    Nos deux virtuoses agrestes
    Se glissèrent timidement
    Sous l'humble toit du rustique édifice,
    Lieu de repos, qu'une main protectrice
    A placé là tout près du firmament.
    Leur trouble se lisait sur leur mine inquiète.
    Ainsi de Polymnie un novice interprète,
    Que des bancs de l'école un vol ambitieux
    Conduit sur une scène en naufrages fertile,
    Vient d'un public capricieux
    Affronter la faveur mobile.
    Pour obtenir son avare intérêt,
    Il salue humblement, compose son visage,
    Et d'un oeil suppliant parcourt l'aréopage,
    Dont il attend l'irrévocable arrêt.

Nos jeunes artistes trouvèrent un auditoire plus bénévole. L'indulgence
avec laquelle ils furent accueillis les mit tout-à-fait à leur aise. Ils
s'interrogèrent un moment des yeux pour se mettre d'accord ou pour
s'encourager, puis ils entonnèrent d'une voix retentissante leur chanson
d'apparat. L'harmonie y fut un peu en défaut; mais ils y suppléèrent par
la vigueur de leurs poumons. Après avoir loué leurs efforts, on les
congédia, aussi contents de l'effet qu'ils avaient produit que de la
récompense qu'ils avaient reçue. Avant de partir, la duchesse de Colorno
voulut honorer de son nom le registre de l'hospice. Nous obtînmes la
permission d'inscrire les nôtres à la suite du sien, dans ces glorieuses
archives, pour les signaler à l'admiration ou à l'envie de ceux qui
viendraient après nous.

À trois heures, nous nous remîmes en route pour descendre du Montanvers
par les sentiers du bois de la _Filia_, dont la pente est presque
verticale. Une alternative de glissades et de culbutes nous amena
rapidement et sans accidents au pied du glacier des Bois, continuation
de la mer de glace, qui tire son nom des bois de sapin dont il est
entouré. Au bas du glacier des Bois, une voûte de glace dont
l'élévation, la structure et la forme variaient chaque année, s'ouvrait
pour donner passage au torrent de l'_Arveron_. Cette voûte ne s'est pas
rouverte cette année. La cataracte s'était fait jour à plus de cent
cinquante pieds au-dessus du sol, par une ouverture d'où elle se
précipitait avec fracas dans la vallée. Quels obstacles ont fait dévier
le torrent de sa route accoutumée? que se passe-t-il dans ces
mystérieuses abîmes? Nos guides disaient avoir remarqué que, depuis
quelque temps, la montagne de glace s'avançait vers la plaine d'une
manière sensible. Quelques-uns s'en inquiétaient, d'autres se
rassuraient en disant que ce mouvement de progression avait des limites
qui ne seraient pas dépassées. Sans chercher à pénétrer dans le mystère
de ce phénomène, il faut croire, avec les optimistes, que d'invariables
limites ont été effectivement posées par la nature à cet envahissement
des glaciers, et que l'innocente vallée du Prieuré n'est pas menacée des
horreurs d'un prochain cataclysme!

Nous retrouvâmes nos mulets au bas de la montagne, et nous reprîmes le
chemin de Chamouni. Le débordement des torrents qui avaient inondé la
voie ordinaire nous obligea à faire un détour par le bois du Bouclier.
La caravane, en cheminant paisiblement, arriva sur le bord d'un ruisseau
assez large et assez profond pour qu'il fût nécessaire de chercher un
gué. Je ne sais quelle mouche piqua la grave Marquise, que montait la
duchesse de Colorno; mais,

    Tandis que du rivage
    Chacun cherche de l'oeil un facile passage,
    Notre animal capricieux
    Du guide inattentif surprend la vigilance,
    Et d'un essor audacieux,
    Dans l'onde étourdiment s'élance.
    On s'écrie, on accourt, quand une agile main
    Saisit la bride et l'arrête soudain.

Nous vîmes en passant au village des Prés un pauvre albinos, qui s'y
était transporté du hameau des Bois, où il faisait sa demeure, attiré
par le passage de la princesse. Les cheveux argentés, le teint blafard
et les yeux roses et bleus de ce vieillard précoce excitaient un
sentiment pénible. Il avait environ quarante-cinq ans; mais sa figure et
son extérieur accusaient la caducité.

Nous étions de retour à l'auberge de la Ville-de-Londres à sept heures
du soir, peu fatigués d'une assez pénible excursion que la duchesse de
Colorno soutint avec une constance qui ne s'était pas démentie. Elle
avait voulu faire toutes les courses à pied ou à l'aide de sa mule, sans
permettre qu'on la portât. Cependant nous avions fait près de neuf
lieues, en gravissant des pentes qui nous avaient conduits à une hauteur
d'environ six mille pieds.

Notre itinéraire devait nous ramener à Genève, en passant par Martigny,
pour voir la fameuse cascade de _Pissevache_. Deux routes conduisent à
Martigny: l'une monte au col de Balme, l'autre passe par le val d'Orsine
et la Tête-Noire, en tournant le col de Balme. Ce dernier chemin est
moins montueux et plus court, mais étroit et pierreux. La duchesse
préféra au défilé plat et raboteux de la Tête-Noire le dôme tapissé de
verdure du col de Balme, du sommet duquel on découvre une admirable
perspective.

Le lendemain 14, le départ eut lieu à six heures, la traversée du col
exigeant dix heures de marche. L'air vif du matin obligea la duchesse à
descendre de sa mule aux Prés, pour gagner à pied le hameau des Tines. À
gauche régnait une chaîne de collines boisées, et à droite une prairie.
Nous vîmes à la montée de l'Avencher une belle chute de l'Arve. Nous
remontâmes le cours de cette rivière, en la côtoyant d'abord à gauche et
ensuite à droite, après l'avoir traversée sur un pont négligemment
construit avec des troncs d'arbres qu'assemblaient de simples liens
d'osier,

    Où la nature entasse Ossa sur Pélion,
    La main de l'homme élevé avec discrétion
    Quelques édifices mobiles,
    Dont il n'ose affermir les fondements fragiles.
    L'aspect de ces grands corps, éprouvés par le temps,
    D'un pouvoir sans limite éternels monuments,
    L'avertit de son impuissance.
    Ce langage muet a bien plus d'éloquence
    Que cet avis rempli d'humilité,
    Par un héraut chaque jour répété
    Au père d'Alexandre, avant son audience:
    «_Ô roi, vous êtes homme_!» admirable refrain,
    Des passions d'un roi très-inutile frein[11]!

Au village d'Argentières, on découvre le glacier qui descend de
l'aiguille du même nom. C'est auprès d'Argentières que la route se
divise: à droite, elle mène au mont de Balme que nous devions traverser,
à gauche, au val d'Orsine.

Avant d'atteindre le pied du mont de Balme, nous passâmes par le hameau
du Tour, où l'on arrive par une petite plaine entremêlée de bouquets de
sapins et de terres cultivées, et en franchissant le lit d'un torrent
auquel sa rapidité a fait donner le nom de l'_Abîme_. Le hameau du Tour,
qui a aussi son aiguille et son glacier, ferme de ce côté la vallée du
Prieuré, dont cette extrémité nue, inculte, semée de débris, est
entourée de montagnes qui s'élèvent en amphithéâtre.

Là commencent les rampes de Balme. Nous laissâmes derrière nous la
vallée de Chamouni qu'éclairaient d'une lumière dorée les premiers
rayons du soleil. Ses paisibles chaumières se détachaient sur la fraîche
verdure de prairies. Les sommités et les arêtes des glaciers
scintillaient comme des pointés de diamants, tandis que les masses des
bois reposaient encore dans l'obscurité.

Nous commençâmes à gravir la montagne, en remontant les sources de
l'Arve, dont nous prîmes congé à son humble berceau. L'aspect du pays
prit une teinte plus sauvage. Nous suivîmes un sentier qui serpentait
sur le dos arrondi de la montagne, partout recouvert d'une herbe
épaisse, semée de gentianes aux fleurs bleu-céleste, et dont aucun
arbuste n'interrompait l'uniformité. Un calme profond régnait dans cette
vaste solitude.

    Tout s'y taisait; et, sans le cri fidèle
    D'une marmotte en sentinelle[12]
    Qui, d'un oeil vigilant, observait l'ennemi,
    Aucun bruit, dans ces lieux, domaine du silence,
    Veut éveillé l'écho dans son antre endormi,
    Ni d'un être animé révélé la présence.

Arrivés au chalet de Charamillan, alors inhabitée on mit pied à terre.
Nous jetions souvent les yeux en arrière, pour considérer le mont Blanc
qui paraissait grandir et s'élever vers nous, à mesure que nous
montions. On distinguait dans l'éloignement sur la gauche les chalets de
Balme, et de nombreux troupeaux disséminés sur le revers de la montagne.

Enfin nous aperçûmes le sommet du col de Balme, où une croix de bois
placée sur une borne de pierre, formant ce qu'on appelle le _monument_,
marquait la limite entre la Savoie et le Valais.

    Par un calme doux et tranquille
    Nous étions bercés mollement;
    Et nous gravissions lentement
    Une côte unie et facile
    Qui conduisait au monument.
    Soudain une bise piquante
    Réveille nos sens engourdis:
    Et sa violence croissante
    Arrête nos pas interdits.
    Bientôt livrée à l'audace insolente
    D'un des plus fougueux aquilons,
    Dans les replis de sa robe flottante
    Notre reine le voit rouler en tourbillons;
    Puis l'étourdir de ses ailes bruyantes;
    Puis soulevant voiles et falbalas,
    Par des attaques plus pressantes,
    Accroître sans pitié son timide embarras.
    Elle craint le sort d'Orythie!
    En vain elle lutte et s'écrie;
    Sa résistance est d'un faible secours.
    Il faut songer à fuir, et contre une _avanie_,
    À quelqu'abri demander un recours.
    Cédant demi-vaincue à la peur qui la presse,
    Dans un chalet voisin, ouvert à sa détresse,
    Elle court se blottir, et cacher la rougeur
    Qu'a sur son front ému fait monter la pudeur.

Cet asile protecteur était le chalet des Herbagères, alors inhabité.
Remis de cette alerte, nous pûmes considérer plus à l'aise le vaste
tableau exposé sous nos yeux. La vallée du Valais se déroulait devant
nous, sillonnée par les eaux du Rhône et de la Drance, et bordée d'une
chaîne continue de monts inaccessibles, tantôt arides ou verdoyants,
tantôt couverts d'une neige éblouissante. On pouvait compter les bourgs
et les hameaux groupés sur les bords des deux rivières. On découvrait le
commencement de la belle route du Simplon, ouvrage empreint du caractère
de grandeur qui distingue les conceptions d'un génie incomparable, et le
mont du grand Saint-Bernard, autre théâtre de sa gloire. Si l'on
reportait les yeux en arrière, on planait sur la vallée de Chamouni, et
l'on pouvait saluer d'un dernier regard les monts glacés qui s'élancent
de son sein, au-dessus desquels dominait le mont Blanc, père de tous les
glaciers de Savoie et roi de toutes les montagnes de l'Europe. Rien
n'égale la magnificence de ce double tableau.

Les beaux pâturages qui entourent le chalet des Herbagères étaient
coupés par de grands amas de neige qui remplissaient encore les cavités
et les inégalités du terrain, au moment de notre passage. Nous glissâmes
sur une de ces nappes de neige, pour gagner les sentiers escarpés du
bois _Magnin_, d'où nous descendîmes sur le hameau de Trient. On longe à
gauche le mont de Balme. Ces monts où la nature est si prodigue de
scènes imposantes et terribles, recèlent des dangers dont sont trop
souvent victimes les curieux qu'emporte une noble mais imprudente
ardeur. Le mont _Buet_ prépara un tombeau à M. Eschen. Le mont de Balme
fut le théâtre de la chute de l'infortuné Escher, jeune homme qui, comme
M. Eschen, donnait de grandes espérances. Il était secrétaire du grand
conseil de Zurich, et tenait aux premières familles de ce canton.

Les cinq ou six maisons de Trient, couvertes de larges ardoises dont les
avances les cachent à la vue, sont éparses dans une étroite et profonde
vallée, resserrée entre de hautes montagnes qui y projettent leur ombre,
tellement que le soleil au milieu de sa course, ne peut en éclairer
qu'une partie.

    Lorsqu'arrivé sur le sommet du mont,
    On abaisse les yeux sur ce petit vallon,
    Les maisons de Trient sont à peine visibles;
    Ses rares habitants semblent imperceptibles.
    Et l'on croirait en vérité,
    Que ce village en miniature
    Est, sans vouloir lui faire injure,
    Par les myrmidons habité.

Les eaux qui s'échappent en tourbillons du glacier de Trient forment un
ruisseau dont le cours tranquille contraste avec la turbulence de sa
source. Ce ruisseau, cette ombre perpétuelle entretiennent dans ce
vallon une verdure d'une fraîcheur éclatante.

Les passages de la Tête-Noire et du col de Balme viennent aboutir à ce
vallon. Les deux chemins se rejoignent au pied de la montagne de la
Forclaz, qu'il faut traverser pour aller à Martigny. C'est là que nous
trouvâmes les mulets que nous avions quittés pour suivre la route du col
de Balme. Le Valais, vu du sommet de la Forclaz, offre encore un
splendide aspect. Nous suivîmes un sentier qui se trouva être le lit
desséché d'un torrent. Les cailloux mouvants dont il était semé
rendaient notre marche insupportable. Nous fûmes obligés de faire une
mortelle lieue dans ce sentier rocailleux, jusqu'au village du
_Fond-des-Râpes_, d'où part le chemin qui monte au Saint-Bernard. Là,
nous fûmes reçus à notre grande satisfaction dans un char-à-banc; mais
cette satisfaction fut de courte durée. La bonne mine extérieure de
cette voiture servait à déguiser un cabas propre à disloquer les os.
Après avoir passé la rivière de la Drance et traversé le bourg de
Martigny, nous arrivâmes à cinq heures du soir dans la ville de ce nom,
éloignée du bourg d'un quart de lieue. Nous étions plus fatigués des
cahots de notre malencontreuse patache, que des dix lieues que nous
venions de faire.

Nous passâmes la nuit dans une auberge dont le nom m'échappe, nous
proposant de partir le lendemain de bonne heure pour Bex, afin de
profiter de la journée pour visiter la saline de Bévieux. Notre intérêt
était vivement excité par cette ardeur de notre princesse exercée sur
les plus nobles objets, qui triomphait des délicatesses de son sexe, et
des habitudes de mollesse qu'on devait s'attendre à trouver dans le haut
rang où elle est née. Quand je la voyais chevaucher allègrement, je lui
parlais de ses promenades ultra-matinales de Saint-Cloud. Dans les
belles journées d'été, éveillée au point du jour par l'Empereur, elle
partait à cheval avec lui, pour faire des courses dans les bois
environnants. Quand elle revenait à Saint-Cloud, le Palais à peine
réveillé, la voyait rentrer avec surprise, ignorant qu'elle fut sortie
et la croyant encore endormie sous les courtines impériales. Ce souvenir
lui rappelait celui des leçons d'équitation que lui avait données
l'Empereur, après le déjeuner, dans l'allée de la terrasse, faisant
suite au salon de famille. Là, prenant le rôle d'écuyer, sans quitter
ses bas de soie blancs ni ses souliers à boucles d'or ovales, Napoléon
montait à cheval, et se plaçait à côté de l'Impératrice. En voulant
régler l'allure de cette princesse sur la sienne, il excitait son
cheval, et accueillait par de bruyants éclats de rire les frayeurs sans
danger qu'il provoquait. Ces souvenirs se retraçaient à l'esprit de
Marie-Louise dans toute leur fraîcheur. Il lui échappait de dire en
soupirant: c'était le bon temps!

Le 15, à sept heures du matin, reposée par une bonne nuit des fatigues
de la veille, elle partit de Martigny dans une calèche du pays, décorée
du nom élégant de _corbeille_. Elle arriva à huit heures et demie au
_Pissevache_. Je ne sais quelle grossière tradition a imposé à cette
belle cascade cette dénomination ignoble.

    Cette comparaison cynique
    Eut révolté la Grèce antique.
    Dans ce pays de nobles fictions
    Et d'aimables illusions,
    La Nayade, au nom poétique,
    Le front couronné de roseaux,
    Prodiguant les trésors de son urne classique,
    En souveraine eût régné sur ces eaux.

Cette cascade est une rivière tombant du sommet d'une montagne à travers
d'épaisses touffes de feuillage. Sa largeur est moyenne, et sa hauteur
d'environ trois cents pieds; mais tout son ensemble est d'un effet
harmonieux et pittoresque. Resserrée à sa naissance entre deux grands
rochers chargés de pins séculaires et d'arbustes qui se penchent sur ses
eaux bouillonnantes, elle s'affranchit bientôt de ces entraves, et se
déroule en une immense nappe de neige. L'oeil la croirait immobile, si
l'on n'était averti de l'impétuosité de sa chute par l'épaisse vapeur
qui s'élève jusqu'à son sommet, et par le fracas étourdissant dont sa
grande voix frappe l'air, en rejaillissant dans le bassin qu'elle s'est
creusé au pied de la montagne. Les ruisseaux qui en découlent vont se
perdre dans le Rhône dont les flots rapides fuyent devant la cascade, et
n'en sont séparés que par la route. Le bassin est rempli de poissons qui
doivent y mener une vie fort agitée. On assure que des truites, lassées
sans doute d'un séjour aussi turbulent, luttent contre cette chute d'eau
foudroyante, et s'aidant de toutes les inégalités du rocher, parviennent
à remonter la cataracte et à gravir jusqu'au sommet. Un faible
arc-en-ciel, qui s'évanouit au moment où nous approchions de la cascade,
semblait la couronner, et reflétait dans sa voûte irisée les couleurs du
prisme. Nous montâmes jusqu'au bord du bassin, en bravant une pluie
imperceptible que chassait un vent impétueux causé par la rapidité de la
chute du torrent. Mais nous fûmes bientôt forcés d'en descendre. Nous
eûmes beaucoup de peine à trouver une place abritée contre cette bruine
incommode qui nous atteignait de toutes parts, pour jouir à notre aise
de la vue de cette belle cascade. Enfin nous aperçûmes, presque
vis-à-vis, un banc de sable laissé à découvert par les eaux du fleuve.
Mais il fallait franchir le petit cours d'eau qui nous en séparait. Nous
y parvînmes, en mettant en commun notre industrie, non sans un léger
accident plus risible que fâcheux, dont fut payé le dévoûment d'un de
nos compagnons de voyage.

Nous poursuivîmes notre route en traversant un détroit resserré entre la
montagne et le Rhône, qui débouche dans une petite vallée agréable et
bien cultivée. On voit de la route l'ermitage de Saint-Maurice pratiqué
dans le roc, et planant sur la vallée.

    Là, loin du monde et de ses pompes vaines,
    Vivait jadis un bon religieux.
    Contre les dons du villageois pieux
    Il échangeait prières et neuvaines;
    Et suspendu sur ces étroites plaines,
    Semblait médiateur entre l'homme et les cieux.
    Les temps sont bien changés: à ces jours d'innocence
    A succédé notre siècle de fer.
    La foi crédule et la simple ignorance
    Avec le cénobite ont fui de ce désert.

À l'extrémité de cette vallée, on franchit un défilé formé par deux pics
d'une prodigieuse élévation, _la Dent du midi_ et la _Dent de morcle_.
Le Rhône comprimé en cet endroit, coule avec la rapidité d'un trait sous
un beau pont d'un seul arche, qu'on prétend être de construction
romaine. La douane placée au milieu du pont ferme par une grille la
communication entre le Valais et le canton de Vaud, et marque la limite
entre les deux pays. Le Mont-Saint-Branchier dominait derrière nous à
l'autre extrémité de la vallée, et semblait en clore l'entrée.

Je ne dois pas passer sous silence la petite ville de Saint-Maurice qui
vit, dit-on, le massacre de la légion thébaine, dont le chef chrétien
lui aurait donné son nom de martyr. Quelques vestiges d'antiquité y ont
été découverts, et l'on nous a montré des restes de murailles dont ce
bourg a été autrefois entouré. Il a eu le sort des villes traversées par
les hordes de barbares qui ont jadis pénétré en Italie par les Alpes.
Les armées sardes et françaises, qui heureusement n'étaient point
composées de barbares, l'ont tour-à-tour occupé pendant les dernières
guerres.

Nous arrivâmes à Bex, une demi-heure après avoir traversé Saint-Maurice,
par une jolie route qu'ombrageaient de beaux châtaigniers.

Bex est un gros bourg dont la situation est charmante. La plupart des
maisons sont bien bâties. Le pays est riche, varié et baigné par la
rivière de l'Arençon. Nous descendîmes à l'auberge de l'Union, dont je
dois louer la propreté et l'élégance.

À deux heures après midi, nous montâmes en char-à-banc pour aller
visiter les salines de Bévieux, situées à une heure de chemin de Bex. La
route est belle, et bordée, comme elles le sont toutes, par des arbres
fruitiers qui y entretiennent l'ombre et la fraîcheur. Nos routes vastes
et dégradées sont ornées de fastueuses et stériles avenues. Ici le luxe
cède à l'utile; les routes sont belles, suffisamment larges et bien
entretenues; elles présentent partout l'aspect d'un long verger. La
route que nous suivions nous conduisit au sentier qui mène aux salines,
en remontant le torrent de la Grionne.

Arrivée au lieu d'exploitation des eaux salées, la duchesse de Colorno
fut reçue par le directeur de la saline qui lui expliqua les procédés
employés pour fabriquer le sel. Comme cet épisode industriel fait partie
de notre voyage, je dois donner le détail de ces procédés, d'autant
mieux que leur simplicité les met tout-à-fait à la portée de mon
intelligence en matière de machines. Ma description sera aussi succincte
que possible. La brièveté en sauvera l'ennui.

Les bâtiments d'exploitation sont de longs hangars ouverts sur les
quatre faces, dans lesquels sont rangées des piles de fagots sur toute
la hauteur. L'eau salée, élevée par le jeu des pompes, filtre à travers
les fagots, en y déposant ses parties terreuses, et tombe dans des
réservoirs placés plus bas. De là elle est conduite par des tuyaux dans
des chaudières au fond desquelles le sel se cristallise. Une roue de
trente pieds de diamètre, disposée dans un bâtiment particulier, sert à
faite mouvoir les pompes destinées à élever les eaux salées. Tels sont
les simples procédés, sagement appropriés à la nature et aux produits de
cette saline, qui est d'autant plus précieuse pour le pays, qu'elle est
à peu près la seule que possède la Suisse.

    De la nature ici l'art n'est point le rival,
    Et le luxe est banni de ces simples usines.
    On n'y voit point, comme dans les salines
    De Salzebourg ou bien de Hall[13],
    Briller l'insigne hiérarchique,
    Et le faste aristocratique
    De l'uniforme impérial.

En sortant des bâtimens, on gravit une côte aride, par laquelle on
parvient en un quart d'heure au souterrain qui recèle les sources
salées. Aucune inscription ni ornement n'annonce sa destination.

    À peine parvenue à la voûte rustique,
    Qui de la mine est le premier portique,
    Notre reine, _qu'excite un désir curieux_,
    Emprisonne ses blonds cheveux
    Sous un noir capuchon; puis de sa fine taille
    Couvre, sans les cacher, les contours gracieux,
    D'un sarrau couleur de muraille.
    La précédant, une torche à la main,
    Le mineur l'introduit dans l'antre souterrain,
    Et du sol abaissé suit la pente insensible.

    Chacun de nous y pénètre à son tour.
    Notre pâle flambeau n'y répand pas le jour;
    Mais il y rend l'obscurité visible.

On n'a besoin ni de paniers ni d'échelles, pour pénétrer dans la mine.
La galerie principale qui y donne entrée est presqu'horizontale, longue
de plus trois mille toises, haute d'environ huit pieds et large de six.
Elle est percée dans une roche calcaire dont les parois, qu'on croirait
aplanies au ciseau, sont soutenues en plusieurs endroits par des madriers
placés verticalement. Le sol, partout baigné d'eau, est couvert dans
toute sa longueur par des ais parallèles, destinés à diriger les
brouettes des mineurs. Le service y est fait avec une économique
simplicité. Les galeries ne sont point coupées par des salles
resplendissantes de stalactites. Les murs et les voûtes ne sont que
noirs et bruts.

On arrive en peu de minutes à un grand puits, profond de huit cents
pieds, dit-on, dans lequel se déchargent les canaux qui charrient l'eau
salée. À droite de ce puits est un vaste réservoir de sept mille pieds
de superficie, creux dans quelques parties de deux pieds et dans
d'autres de quatorze. On y arrive par un escalier d'une douzaine de
marches. Le plafond est supporté à de longues distances par des piliers
pratiqués dans le roc.

Après avoir admiré ce beau bassin et la hardiesse du plafond, nous
continuâmes à marcher dans la galerie principale, laissant à droite et à
gauche d'autres galeries latérales jusqu'à son extrémité, où un mineur
était occupé à en prolonger l'excavation. Il était seul; on le relevait
toutes les deux heures, car il n'aurait pu demeurer là plus longtemps,
sans courir le risque d'être étouffé. C'est ce qui aurait pu lui
arriver, aussi bien qu'à nous mêmes, si nous avions voulu prêter une
attention trop prolongée à son travail. Depuis le peu d'instants que
nous étions entrés dans la galerie, la respiration commençait à nous
manquer et nos lumières à pâlir. On nous engagea à ne pas faire durer
plus longtemps notre visite dans un lieu, où la petite somme d'air qui
s'y trouvait ne suffisait pas à cette consommation inaccoutumée. Nous
n'avions pas fait cent pas, que nous entendîmes une détonation semblable
à un coup de canon, qui roula au-dessus de nos têtes. Nous la prîmes
pour un avertissement d'accélérer notre retraite; c'était l'explosion
d'un pétard auquel le mineur venait de mettre le feu.

Avant de gagner la sortie du souterrain, nous eûmes la curiosité
d'entrer dans une galerie voisine, pour y voir jouer une machine à
soufflets, destinée à introduire dans le souterrain l'air extérieur.
Malgré le louable redoublement d'activité de l'ouvrier qui la faisait
mouvoir, il fallut songer à la retraite. Nous nous empressâmes de sortir
du souterrain pour aller respirer avec délices un air pur dont nos
poumons avaient besoin.

En retournant à Bex par un chemin pittoresque, comme tous les sites de
ces contrées, nous nous arrêtâmes au village de..., pour y voir un
jardin dans lequel un amateur a rassemblé presque toutes les plantes qui
croissent dans les Alpes. La clôture de ce jardin était formée par les
eaux de l'Avençon qui jaillissent en cascade à l'entrée du village. La
simplicité agreste de ce site, et le calme qui y règne, inspirent une
douce mélancolie; on voudrait pouvoir passer là ses mauvais jours.

Avant de rentrer à Bex, nous devions une visite au _vieux château_. Nous
errâmes assez longtemps autour du mamelon sur lequel il s'élevait, et
que couvrait un fourré impénétrable d'ajoncs et d'arbustes sauvages,
avant de découvrir le sentier qui conduit au milieu de ses ruines. Les
ronces et les plantes épineuses qui s'y croisaient ne nous livrèrent
passage qu'aux dépens de nos vêtements, qui ne s'en tirèrent pas sans
quelques accrocs.

    Enfin nous vîmes les ruines
    D'un de ces gothiques châteaux
    Qui, sur le sommet des collines
    Dressant l'orgueil de leurs créneaux,
    Gardiens de la contrée, en étaient les fléaux.
    De ce vieux monument la solide structure,
    Ses murs épais, ses voûtes, ses arceaux,
    Semblaient du temps devoir braver l'injure.
    Aujourd'hui les tristes débris
    De son antique architecture,
    Dispersés sur la terre et par le temps flétris,
    De la mousse ont subi la stérile verdure,
    Et de la fleur des bois la rustique parure.
    Des arbustes rampants, dans leurs replis nombreux,
    Les enlaçaient de leurs jets vigoureux.

Ces ruines paraissaient être les restes d'un vaste édifice. Quel était
ce vieux château qui n'a pas de nom dans le pays? C'est ce que personne
n'a pu nous dire, et nous n'eûmes pas le temps d'en rechercher la
chronique. Nous étions bien tentés d'aller jouir de l'admirable
perspective qu'on découvre du haut d'une tour à demi ruinée, qui avait
survécu aux outrages du temps; mais nous aurions pu payer cher notre
curiosité, en entraînant la tour et nous dans une chute commune. Nous
sortîmes de ces ruines par le sentier qui nous y avait amenés; et
descendant un talus rapide, nous regagnâmes notre char-à-banc. Nous
étions de retour à Bex avant la nuit.

La sérénité du temps nous invitait à nous embarquer sur le lac pour
retourner à Genève.

Le lendemain, à six heures du matin, après avoir visité le simple
monument élevé à la mémoire de M. Escher, dans le cimetière de Bex, nous
partîmes pour aller nous embarquer à Villeneuve, bourg situé à la pointe
du lac de Genève. La duchesse de Colorno fut reçue à Villeneuve au
milieu d'une affluence considérable, par de jeunes filles vêtues de
blanc, qui lui présentèrent des fleurs. Elle monta dans un bateau
pavoisé de guirlandes formées par des branches de cerisiers chargées de
leur fruit, vivement touchée de ces hommages naïfs, contrastant avec le
scrupule qui avait partout respecté son transparent incognito. Les
autorités grandes et petites du pays qu'elle avait traversé,
spectatrices discrètes de son passage, avaient ignoré son rang avec la
plus prudente circonspection. Cette froide réserve, dont elle ne se
plaignit cependant pas, rappelait à notre souvenir l'étonnement muet, si
semblable à l'indifférence, des soixante ou quatre-vingts curieux
rassemblés dans la cour du Carrousel, qui avaient assisté trois mois
auparavant à son fatal départ de Paris. L'apathie des rares témoins de
cette triste scène, dont la stupeur paralysait l'émotion, contrastait
avec le candide empressement des Vaudois. Le bienveillant empressement
de ces bons Helvétiens décelait en même temps leur partialité pour la
France.

Nous voguâmes heureusement jusqu'à la hauteur du village de Meillerie,
au milieu d'un vaste bassin formé par les Alpes et par le Jura, entre
d'immenses coteaux couverts de bois, de prairies, de vignobles et de
maisons de plaisance, dont chaque site est un point de vue. L'ensemble
de ce tableau s'embellissait encore des souvenirs de la _nouvelle
Héloïse_. Il embrassait à gauche les rochers de Meillerie, à droite
Motreux et Clarens; derrière nous s'élevait le château de Chillon,
célèbre par la captivité de Bonnivard et par les vers de lord Byron.
Nous vîmes à gauche le Boveret, où le Rhône jette impétueusement par
plusieurs embouchures ses flots chargés de limon dans les eaux azurées
du lac.

Nous longions de près la côte entre Saint-Gengoulph et Évian, jouissant
de l'agréable perspective de ces lieux favorisés de la nature. Le désir
de visiter les rochers de Meillerie[14], théâtre des amours de
Saint-Preux et de Julie, nous engagea à descendre à terre. Mais la pluie
nous surprit, accompagnée d'un vent très-vif qui nous soufflait au
visage. Elle nous força à regagner précipitamment notre bateau dans
lequel nous eûmes assez de peine à remonter. Bientôt la place ne fut
plus tenable. La pluie que nous avions prise pour un grain passager, si
fréquent dans les pays de montagnes, tomba avec redoublement, et
l'aspect du ciel annonçait qu'elle durerait longtemps. La duchesse de
Colorno se décida à relâcher à Évian, où nous fûmes assez heureux pour
trouver une voiture qui nous recueillit, et nous ramena à Genève. Nous
jetâmes un oeil de regret sur des sites, qui excitaient d'autant plus
notre curiosité, que la description qu'on nous en avait faite, et
l'ennui d'être obligés de les quitter, sans les avoir parcourus, nous
les peignaient plus délicieux.

Ainsi se passa ce voyage de six jours, à l'agrément duquel les accidents
même concoururent, et que Marie-Louise embellit par l'aisance et la
grâce qu'elle y répandit. Elle y avait momentanément échangé les
brillants soucis du trône contre les douceurs de l'obscurité, et s'était
souvent surprise à désirer le modeste repos d'une condition privée. Ce
petit voyage avait fait une utile diversion à d'amers chagrins, et versé
un peu de baume sur des plaies toutes récentes. Sa santé s'était
raffermie. Elle avait trouvé dans les émotions variées que fait naître
l'aspect des lieux qu'elle venait de visiter, dans le calme pur et dans
l'agitation silencieuse qui y règnent, une douce activité qui avait
occupé à la fois son corps et son esprit. Ainsi, la main de la
providence mêle toujours quelqu'adoucissement, même aux plus grandes
infortunes.



ÉPILOGUE.


Le 16 juillet 1814, l'impératrice Marie-Louise était de retour aux
Secherons. Elle en partit le lendemain pour Aix, où elle devait prendre
les eaux.

Ici, la scène change. L'oiseau qui, sorti de sa prison, essayait dans
les airs son vol timide, et s'ébattant aux doux rayons du soleil,
jouissait, insoucieux, d'une feinte liberté, retombe au bout de sa
course, dans les filets de l'oiseleur qui guettait sa proie.--À deux
postes de la ville d'Aix, un officier-général portant l'uniforme
autrichien, suivi d'un autre officier qui paraissait être son aide-camp,
se présenta à la portière de la voiture de l'impératrice. C'était le
général Neipperg qui avait reçu la mission de résider auprès d'elle. Il
avait fait préparer son logement à Aix, et il venait à sa rencontre pour
l'y conduire.

Je passai deux jours à Aix auprès de l'impératrice, et le troisième je
pris congé d'elle pour retourner à Paris. Après une absence qui dura
environ six semaines, je me rendis dans les premiers jours du mois de
septembre à Berne, où elle m'avait donné rendez-vous. Je ne l'y trouvai
plus; mais un billet qu'on me remit de sa part, en me traçant son
itinéraire m'invitait à la rejoindre dans l'Oberland, où elle était
allée, accompagnée de madame la comtesse Brignole, et du général
Neipperg qui avait ordre de ne pas la quitter. L'impératrice devant
revenir sous très-peu de jours à Berne, j'y restai pour l'attendre.

Elle avait, pendant mon absence, reçu l'invitation de revenir à Vienne,
invitation transmise par le prince Metternich, qui s'efforçait en même
temps de lui démontrer l'impossibilité de la mettre en possession des
États de Parme, dans l'état présent de l'Italie. Le général Neipperg
était là pour assurer l'effet de cette injonction. Elle ne crut pas
pouvoir l'éluder, quoiqu'elle parut en être vivement contrariée. Elle
fit donc ses dispositions pour retourner à Vienne par les petits
cantons. Je m'étais séparé d'elle à Schwitz. J'étais depuis deux jours
seulement à Vienne, lorsqu'à ma grande surprise, elle y arriva
inopinément.



NOTES

[1: Arrivée le 13 avril à dix heures du matin à Rambouillet, après avoir
voyagé pendant toute la nuit, Marie-Louise n'y trouva point son père. Ce
prince n'était pas même encore entré dans Paris, où il n'arriva que le
lendemain 14. Ce ne fut que le 16 qu'il vint enfin à Rambouillet, suivi
par M. de Metternich.--Quant à l'agrément qui avait été en effet demandé
à l'Empereur Napoléon pour le lieu de l'entrevue, ce prince n'eut pas à
le donner. On ne l'avait pas attendu pour enlever l'impératrice
d'Orléans. Pour expliquer la précipitation avec laquelle elle fut
entraînée à Rambouillet, il suffira d'ajouter que le lendemain du jour
où elle partit d'Orléans, le général Cambronne y arriva avec deux
bataillons de la garde impériale, pour protéger son voyage à
Fontainebleau. Cette mission du général Cambronne, dont elle n'avait pas
été prévenue, n'était sans doute pas ignorée des alliés.]

[2: Les Suisses, pour conserver le souvenir de la victoire qu'ils
remportèrent en 1446 sur l'armée du duc de Bourgogne,
Charles-le-Téméraire, élevèrent, avec les ossements des vaincus, une
pyramide connue sous le nom d'Ossuaire des Bourguignons: Un bataillon
d'un régiment français recruté dans le département de la Côte-d'Or,
détruisit ce monument en 1798.]

[3: Payerne, petite ville du canton de Vaud, conserve le dépôt des
naïves légendes du temps de la reine Berthe, époque fortunée, où
régnaient avec cette princesse les vertus et les félicités de l'âge
d'or. Sa tombe recouverte d'une table de marbre noir, sur laquelle est
gravée une inscription qui rappelle les bienfaits de cette reine, a été
replacée dans l'église paroissiale de Payerne.

On montre dans cette église une relique un peu profane, et de plus
très-apochryphe, mais consacrée par la croyance et j'ajouterai par la
reconnaissance populaire. C'est une vieille selle, dont le bois vermoulu
est retenu par des bandes de fer rouillé, et qui est suspendue dans la
nef par une corde, en guise de lustre. On croit fermement à Payerne que
cette selle servait à la reine Berthe, lorsque cette princesse faisait
le tour de ses domaines, en filant, montée sur sa mule, les vêtements de
sa famille. De chaque côté de cette selle est une gaine ouverte destinée
à recevoir les jambes. On voit sur l'un des côtés un trou rond dans
lequel se plaçait, dit-on, le bâton de sa quenouille.]

[4:
    Ostendent terris hunc tantum fata, neque ultra
    Esse sinent...

(Virgile, Énéide.)]

[5: Ces vers et ceux qui ont trait à la Mule Marquise (voir ci-après),
sont de M. Lalanne, auteur du _Potager_, des _Oiseaux de la Ferme_ et
d'autres poèmes didactiques, qui révélèrent un rare talent pour la
poésie champêtre, à l'époque où ils parurent. Quoique ces vers, dont le
souvenir est sans doute loin de la pensée de M. Lalanne, ne doivent rien
ajouter à ses titres littéraires, l'équité et la reconnaissance due à
l'intérêt qu'il a bien voulu prendre à cette bagatelle, lorsqu'elle lui
a été communiquée, il y a trente-deux ans, me prescrivent de faire cette
mention.--Le silence que ce poète distingué garde depuis tant d'années,
au fond de la retraite qu'il s'est choisie dans le midi de la France,
doit exciter les regrets des amis de la bonne littérature.]

[6: Voir la note précédente.]

[7: La durée de la vie de cet insecte ailé est bornée à la longueur d'un
jour. Il y a même des espèces qui ne vivent que pendant quelques heures,
et qui s'élançant dans la vie, quand le jour va finir, meurent de
vieillesse, au moment où il reparaît.]

[8: Quærens leo quem devoret.]

[9: Voyez la nouvelle de Florian, intitulée Claudine.]

[10: On pouvait d'une main toucher la glace, et de l'autre cueillir des
fraises et des framboises qui ont plus de parfum et de saveur que ces
fruits de nos jardins.]

[11: Elien rapporte qu'après la défaite des Athéniens à Chéronée,
Philippe de Macédoine, pour se prémunir contre l'orgueil de la victoire,
voulut que chaque matin on lui rappelât qu'il était homme. Il ne
paraissait en effet jamais en public, et ne donnait audience à personne,
avant qu'un esclave lui eut crié trois fois: _Philippe, vous êtes
homme!_ ce qui n'empêcha pas ce prince de se livrer à ma débauche,
d'user de la corruption, et de violer ses traités avec les peuples de la
Grèce.]

[12: Les marmottes vivent en famille. Elles se réunissent pour
travailler en commun, comme les castors, et pour creuser leur terrier.
Cette habitation souterraine consiste en une galerie qui se divise en
deux branches, dont l'une conduit à la chambre commune de famille, et
l'autre au magasin où sont amassés les matériaux qui servent à boucher
le terrier aux approches de l'hiver. Les marmottes passent les trois
quarts de l'année dans ces retraites qui sont jonchées et tapissées de
mousse et de foin. Elles n'en sortent que pendant les plus beaux jours,
pour prendre leurs ébats, ou pour couper de l'herbe et en faire du foin.
L'une d'elles fait le guet, montée sur une roche ou sur une place
élevée. Quand elle découvre au loin un homme, ou un chien, un renard, un
loup, un oiseau de proie, que son instinct lui a signalés comme
hostiles, elle fait entendre un sifflement aigu qui avertit ses
compagnes de la présence d'un danger. Celles-ci se précipitent dans le
terrier; et la sentinelle n'y rentre elle-même que la dernière. La vue
d'une chèvre ou celle d'un mouton n'alarme pas les marmottes au même
degré.]

[13: Les préposés à l'exploitation de ces mines, qui appartiennent à
l'Empereur d'Autriche, portent un habit d'uniforme plus on moins orné,
selon les divers grades.]

[14: Ce lieu solitaire formait un réduit sauvage et désert, mais plein
de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu'aux âmes sensibles, et
paraissent horribles aux autres. Un torrent formé par la fonte des
neiges, roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse, et charriait avec
bruit du limon, du sable et des pierres. Derrière nous, une chaîne de
roches inaccessibles séparait l'esplanade où nous étions, de cette
partie des Alpes qu'on nomme _Glacière_, parce que d'énormes sommets de
glace qui s'accroissent incessamment, les couvrent depuis le
commencement du monde. Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient
tristement à droite. Un grand bois de chênes était à gauche au-delà du
torrent; et au-dessous de nous, cette immense plaine d'eau que le lac
forme au sein des Alpes, nous séparait des riches coteaux du pays de
Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnait le tableau.

Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous
étions, étalait les charmes d'un séjour riant et champêtre; quelques
ruisseaux filtraient à travers les rochers, et roulaient sur la verdure
en filets de cristal. Quelques arbres fruitiers sauvages penchaient
leurs têtes sur les nôtres. La terre humide et fraîche était couverte
d'herbe et de fleurs. En comparant un si doux séjour aux objets qui
l'environnaient, il semblait que ce lieu désert dût être l'asile de deux
amants échappés seuls au bouleversement de la nature.

J.-J. Rousseau. (Nouvelle Héloïse.)]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Récit d'une excursion de l'impératrice Marie-Louise aux glaciers de Savoie en juillet 1814" ***

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