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Title: Abélard, Tome I
Author: Rémusat, Charles de, 1797-1875
Language: French
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(Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr.



ABÉLARD

PAR

CHARLES DE RÉMUSAT.

1845

  Spero equidem quod gloriam eorum
  qui nunc sunt posteritas celebrabit.

  Jean de SALISBURY, disciple d'Abélard.
  _Metalogicus in prologo_.



TOME PREMIER



PRÉFACE.

On se propose dans cet ouvrage de faire connaître la vie, le caractère,
les écrits et les opinions d'Abélard, et de recueillir tout ce qu'il
est utile de savoir pour marquer sa place dans l'histoire de l'esprit
humain.

Abélard est moins connu qu'il n'est célèbre, et sa renommée semble
romanesque plutôt qu'historique. On sait vaguement qu'il fut un
professeur, un philosophe, un théologien, qu'il se fit une grande
réputation dans les écoles du moyen âge, et qu'il exerça une puissante
influence sur les études et les idées de son temps. Mais dans quel sens
dirigea-t-il les esprits, quel était le fond de ses doctrines, quelle
la nature de son talent, quels les titres de ses ouvrages, quel rôle
joua-t-il dans les lettres et dans l'Église, voilà ce qu'on ignore; et
le vulgaire même raconte la fatale histoire de ses amours. C'est par ce
souvenir que le nom d'Abélard est resté populaire.

Peut-être à la faveur de ce souvenir, le tableau que j'entreprends de
tracer inspirera-t-il quelque curiosité. Peut-être souhaitera-t-on
de mieux connaître l'homme dont on a si souvent entendu rappeler
les aventures, et l'amant servira-t-il à recommander le philosophe.
Moi-même, je l'avouerai, ce n'est point par l'histoire que j'ai commencé
avec lui. C'est dans le monde de l'imagination que je l'avais cherché
d'abord, et l'étude de la philosophie n'a pas donné naissance à cet
ouvrage.

Le lecteur me permettra-t-il de lui en retracer brièvement l'histoire?

Il y a quelques années qu'en réfléchissant sur un sujet que la réflexion
n'épuisera pas, sur ce que devient la nature morale de l'homme dans les
temps où l'intelligence prévaut sur tout le reste, je fus conduit à
me demander s'il n'y aurait pas moyen de concevoir un ouvrage où la
puissance de l'esprit, devenue supérieure à celle du caractère, serait
mise en présence des plus fortes réalités du monde social, des épreuves
de la destinée, des passions même de l'âme. La lutte de l'esprit tout
seul avec la vie tout entière me paraissait intéressante à décrire
encore une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle scène,
par quels personnages, il serait bon de la représenter. Pour que cette
peinture fût frappante et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle
dût avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un héros idéal qui à une
époque indéterminée se mesure avec des êtres d'invention, ne saurait
offrir un exemple qui saisisse et qui émeuve; si vraisemblable qu'on
s'attache à le faire, il paraît toujours hors du vrai, et la situation
où on le place est prise pour une combinaison de fantaisie. La pensée
morale que j'aspirais à mettre en action, ne pouvait prendre tout son
relief et produire tout son effet que sur un fond de réalité.

Je rêvais à tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces hasards qui ne
manquent guère aux auteurs préoccupés d'une idée. Un jour, mes yeux
s'arrêtèrent sur l'affiche d'un théâtre où se lisait le nom que j'écris
aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce nom était suivi
d'un autre que la philosophie seule a le triste courage d'en séparer.
Soudain, la pensée qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi
dire; elle s'unit au nom d'Abélard, et prit dès lors une forme
distincte: le sujet nécessaire me parut trouvé. Et prenant dans
l'histoire les faits et les situations, dans les moeurs et dans les
hommes du XIIe siècle, les traits et les couleurs, je composai avec une
sorte d'entraînement un ouvrage en forme de roman dramatique, qui, lui
aussi, s'appelle Abélard.

Quelques personnes pourront se souvenir d'en avoir entendu parler.
J'avais écrit sous l'empire d'une sorte de passion pour mon sujet, pour
mon idée, mais avec le sentiment d'une indépendance absolue. La science,
la foi et l'amour, l'école, le gouvernement et l'Église, j'avais essayé
de tout peindre, sans rien écarter, sans rien adoucir, sans rien
ménager, ne supposant pas même un moment qu'un si étrange tableau
pût jamais passer sous les yeux du public. Mais qui ne connaît les
faiblesses paternelles? Quel auteur ne prend confiance dans l'ouvrage
dont la composition l'a charmé? J'ai donc un jour songé à livrer aux
périls de la publicité ce premier Abélard. Cependant il s'agissait d'une
oeuvre qui contient sans doute une pensée sérieuse et morale, mais sous
les formes les plus libres de la réalité et de l'imagination, où dans
le cadre des moeurs grossières du XIIe siècle, la lutte violente des
croyances, des idées et des passions est représentée avec une franchise
qui peut paraître excessive, avec un abandon qui peut blesser les
esprits sévères. C'est une de ces oeuvres enfin qui n'ont qu'une excuse
possible, celle du talent.

Je me figurai quelque temps que je pourrais lui en créer une autre;
c'est alors que je conçus le projet d'opposer l'histoire au roman, et
de racheter le mensonge par la vérité. A des fictions dramatiques,
je résolus de joindre un tableau de philosophie et de critique où le
raisonnement et l'étude prissent la place de l'imagination. Changeant de
but et de travail, je m'occupai alors de mieux connaître l'Abélard de la
réalité, d'apprendre sa vie, de pénétrer ses écrits, d'approfondir ses
doctrines; et voilà comme s'est fait le livre que je soumets en ce
moment au jugement du public. Destiné à servir d'accompagnement et
presque de compensation à une tentative hasardeuse, il paraît seul
aujourd'hui. Des illusions téméraires sont à demi dissipées; une sage
voix que je voudrais écouter toujours, me conseille de renoncer aux
fictions passionnées, et de dire tristement adieu à la muse qui les
inspire:

  Abi
  Quo blandae juvenum te revocant preces.

Ce récit servira du moins à témoigner de mes consciencieux efforts pour
rendre cet ouvrage moins indigne du sujet. Plus je tenais à expier en
quelque sorte une composition d'un genre moins sévère, plus je devais
tâcher de donner à celle-ci les mérites qui dépendent de l'étude, de
la patience et du travail. Je n'ai rien négligé pour savoir tout le
nécessaire, pour ne parler qu'en connaissance de cause, et dans la
partie historique j'espère m'être approché de la parfaite exactitude.
L'étendue de mes recherches, et plus encore la révision de quelques
savants amis m'ont donné confiance dans ma fidélité d'historien.

On trouvera donc ici une biographie d'Abélard plus complète qu'aucune
autre, aussi complète peut-être que permet de la faire l'état des
monuments connus jusqu'à ce jour. Quant à l'intérêt du récit, il me
paraît, à moi, très-vif dans les faits mêmes. Qui sait s'il ne se sera
pas évanoui sous ma main?

Mais tout n'est pas histoire dans cet ouvrage. Après la première partie,
qui renferme la vie d'Abélard et qui peut aussi donner une vue générale
de son talent et de ses idées, il me restait à faire connaître ses
écrits. A l'exception de quelques lettres sur ses malheurs, ils sont
tous philosophiques ou théologiques: j'ai donc joint au livre premier,
un livre sur la philosophie, un livre sur la théologie d'Abélard. Cette
partie de mon travail, pour être la plus neuve, n'était pas la plus
attrayante, et j'ignore si ce n'est point une témérité que d'avoir
voulu rendre de l'intérêt à la science si longtemps décriée sous le nom
désastreux de scolastique.

A la fin du dernier siècle, une telle entreprise aurait paru insensée.
Le temps même n'est pas loin où le courage m'aurait manqué pour
l'accomplir. Mais de nos jours, le tombeau du moyen âge a été rouvert
avec encore plus de curiosité que de respect. On s'est plu à y
contempler les grands ossements que les années n'avaient pas détruits,
à y recueillir les joyaux grossiers ou précieux qui brillaient encore
mêlés à de froides poussières. Les monuments où ces reliques languirent
oubliées si longtemps, sont devenus l'objet d'une admiration passionnée,
comme s'ils étaient retrouvés d'hier, et que la terre les eût jadis
enfouis dans son sein. Ne pouvant inventer le neuf, on s'est épris du
plaisir de comprendre le vieux. L'enthousiasme du passé est venu colorer
la critique, échauffer l'érudition. A juger sévèrement notre époque, on
pourrait dire que les faits réels réveillent seuls en elle l'imagination
et qu'elle ne retourne à la poésie que par l'histoire.

A-t-il été présomptueux d'espérer que le goût d'antiquaire qui s'attache
aux moeurs, aux formes, aux édifices des âges gothiques, s'étendrait
jusqu'à leurs idées, et qu'on aimerait à connaître la science
contemporaine de l'art qu'on admire?

Il ne faut rien dissimuler, ce livre est très-sérieux. Nous ne nous
sommes point arrêté à la surface. Rassembler en passant quelques traits
de la physionomie d'un homme et d'une époque, offrir de rares extraits,
piquants par leur singularité, choisis à plaisir dans les débris d'une
littérature a demi barbare, aurait suffi peut-être pour donner à
quelques pages un intérêt de curiosité. Ce n'était pas assez pour nous.
Notre ambition a été de faire connaître, avec les ouvrages d'Abélard, le
fond et les détails de ses doctrines, les procédés de son esprit, les
formes de son style, d'éclairer ainsi, à sa lumière, toute une période
encore obscure de la vie intellectuelle de la société française. Qu'on
ne s'attende donc point à trouver seulement ici des fragments épars
de philosophie ou de théologie; mais bien une philosophie, mais une
théologie, chacune avec ses principes, sa méthode et son langage,
chacune telle qu'un vieux passé l'a connue, admirée, célébrée, alors que
l'école était pour nos aïeux ce que la presse est devenue pour leurs
enfants. Au lieu de présenter des considérations générales sur l'esprit
de notre philosophe, nous suivrons cet esprit dans sa marche, nous le
décrirons dans ses monuments. Ce ne sera pas une simple critique, mais,
s'il est possible, une reproduction du génie d'un homme. Ce sera en même
temps, si nos forces ne trahissent pas nos desseins, une introduction
utile à l'étude de la scolastique, et par conséquent à l'histoire de
l'esprit humain dans le moyen âge.

Cet ouvrage devra toute son originalité à son exactitude, et rien
n'y paraîtra nouveau que ce qui sera scrupuleusement historique.
L'intelligence et le savoir affectaient jadis des formes si différentes
de celles qui nous semblent aujourd'hui les plus naturelles, peut-être
parce qu'elles nous sont les plus familières; le caractère des
questions, le choix des arguments, la portée des solutions, tout est si
étrange chez les scolastiques, que la raison même, dans leurs livres,
n'est pas toujours reconnaissable, et que le bon sens y prend
quelquefois une tournure de paradoxe. La scolastique produit aujourd'hui
l'effet d'une science en désuétude qui étonne et ne persuade plus.
Cependant, pour qui ne s'en tient pas à l'apparence, pour qui brise
l'enveloppe que prêtaient à la pensée le goût et l'érudition du temps,
la scolastique contient dans son sein, elle offre dans son cours et les
problèmes de tous les siècles et quelquefois les idées du nôtre. C'est
que les formes de la science peuvent varier, mais le fond est invariable
comme l'esprit humain. Les Grecs n'ont presque rien dit à la manière
des modernes, et cependant ils ont connu tous les systèmes, toutes les
hypothèses dont les modernes se sont vantés. Je ne sais pas même une
erreur dans laquelle ils ne nous aient devancés. Quand on lit les
Dialogues de Platon, on y voit figurer, sous des noms antiques, Hobbes,
Locke, Hume et Kant lui-même. Ainsi chez les maîtres de la scolastique,
nous reconnaissons des Euthydème et des Protagoras, quelquefois
Démocrite, Empédocle ou Parménide, ça et là des idées de Platon, partout
le souvenir et l'imitation d'Aristote. Sans doute le moyen âge morcelait
la philosophie; mais toutes les parties s'en tiennent si étroitement
qu'on ne peut longtemps en isoler une, et des voies différentes y
ramènent au même point. L'esprit humain n'innove guère que dans les
méthodes, et les méthodes diversifient, mais ne détruisent pas son
identité. Les idées sur lesquelles porte la philosophie se présentent
comme d'elles-mêmes à la réflexion. Dès que l'esprit se regarde, il les
retrouve. C'est un héritage substitué de génération en génération, comme
ces pierres précieuses qui se perpétuent dans les familles, et dont
la disposition seule change suivant la mode et le goût des diverses
époques. Indestructibles, et inaltérables, ces idées demeurent dans
l'esprit humain comme des symboles de l'éternelle vérité.

Elles ne manquent donc à aucune grande philosophie; et elles peuvent
être découvertes sous tous les voiles que les caprices du raisonnement
leur ont prêtés. Il est curieux et piquant parfois de les reconnaître,
malgré les déguisements dont les revêtent la philosophie et la théologie
de nos pères. Cet intérêt nous soutenait dans la tâche ingrate de
pénétrer au fond de ces deux sciences, d'en reproduire les idées et les
expressions, de leur rendre, s'il nous était possible, la vie et la
lumière. Cette restauration était une oeuvre assez nouvelle. Depuis
quelques années, on a bien su ressaisir avec sagacité le sens intime de
toutes les doctrines, on les a traduites avec succès dans une langue
commune, celle de la critique contemporaine. Mais à peine a-t-on osé,
dans de courts passages, faire revivre l'enseignement original des
maîtres du passé. A peine celui qui a le premier parmi nous entrepris de
retirer la scolastique d'un oubli de deux siècles, a-t-il osé lui rendre
à certains moments et ses formes et son style. Par le choix de notre
sujet, par l'étendue de notre travail, nous avons dû nous jeter
audacieusement dans cette oeuvre de restitution scientifique. Nous
sommes rentré dans la nuit du moyen âge, pour y marcher le flambeau à
la main. Un historien dont la science profonde est vivifiée par une
puissante imagination, a su ranimer les sentiments et les moeurs de
la société de ces temps-là. Il a remis sur ses pieds le Germain, le
Gaulois, le Saxon, le Normand. Ce qu'il a si habilement fait pour
l'homme moral, pour l'homme politique, serait-il chimérique de le tenter
pour l'homme intellectuel? A côté du guerrier franc, du magistrat
communal, du serf des cités ou des champs, en face du roi, du leude et
du prêtre, reprenant à sa voix la parole et l'action, ne pourrait-on
faire revivre l'écrivain et le philosophe, aux luttes des races opposer
les combats des écoles, aux jeux de la force, les guerres de l'esprit?
Est-il impossible de convoquer encore pour un instant les hommes du XIXe
siècle autour d'une de ces chaires éloquentes où la raison humaine,
essayant sa puissance, bégayant des vérités timides, préparait, il y a
sept cents ans, la lointaine émancipation du monde?


PREUVES ET AUTORITÉS

DE

L'HISTOIRE D'ABÉLARD.


On a beaucoup écrit sur Abélard, mais on s'est beaucoup répété, et il
faut bien choisir les autorités, quand on parle de lui. Parmi celles que
nous allons citer, les unes, qui sont originales, et ce que les anciens
éditeurs appelaient _testimonia_, datent de son temps ou viennent
de ceux qui avaient pu connaître ses contemporains; les autres sont
postérieures et n'ont qu'une valeur relative à l'instruction, à la
véracité, à la sagacité de l'écrivain.


I.

AUTORITÉS DU XIIe SIÈCLE ET DU SUIVANT.

I.--_Historia calamitatum_, ou l'_Epistola prima_. Ce sont les Mémoires
de sa vie écrits par lui jusque vers l'année 1135. Cette lettre a été
donnée pour la première fois dans ses Oeuvres, par Duchesne, qui y a
joint d'excellentes notes. Le meilleur texte, bien qu'incomplet, a été
revu sur le manuscrit 2923 de la Bibliothèque Royale, et inséré dans
le Recueil des historiens des Gaules et de la France (t. XIV, p. 278).
Turlot, qui l'a reproduit en presque totalité, dit que le manuscrit
a appartenu à Pétrarque et contient des notes de lui. (_Abail. et
Héloïse_, p. 4.) La bibliothèque de Troyes possède un manuscrit sous le
n'o 802, qui a été collationné avec l'imprimé à la demande de M. Cousin;
il contient de nombreuses différences assez peu importantes, sauf une
seule qui sera indiquée.

II.--Les lettres d'Héloïse et d'Abélard, souvent réimprimées et
traduites. La première traduction est celle de Jean de Meung, le
manuscrit en existe à la Bibliothèque du Roi. La première édition
du texte est celle qui fait partie des Oeuvres déjà citées: _Petri
Abaelardi filosofi et theologi abbatis ruyensis et Heloisae conjugis
ejus primae paracletensis abbatissae Opera, nunc primum edita ex Mss.
codd. V. Illus. Francisci Amboesii_, etc., in-4°. Paris, 1616. Cette
édition des Oeuvres d'Abélard, la première et la seule qui porte ce
titre, est appelée indifféremment l'édition d'Amboise ou de Duchesne;
elle contient les lettres d'Abélard et d'Héloïse, des lettres de saint
Bernard, du pape Innocent II, de Pierre le Vénérable, de Bérenger de
Poitiers, de Foulque de Deuil, etc., toutes pièces importantes pour
l'histoire d'Abélard, ainsi que plusieurs de ses ouvrages théologiques
qui ne sont encore imprimés que là. Les principaux sont: 1° le
Commentaire sur l'épître aux Romains; 2° l'Introduction à la théologie;
3° les Sermons. Voyez sur cette édition Bayle, _Dict. crit_., art. _Fr.
d'Amboise_, et l'_Histoire littéraire de la France_, par les bénédictins
de Saint-Maur et l'Institut, t. XII, p. 149.

La seconde édition complète des lettres, contenant toutes celles que
d'Amboise a données; _P. Abaelardi abbatis ruyensis et Heloissae
abbatissae paracletensis Epistolae, edit. cur. Ricardi Rawlinson_,
in-8°. Londres, 1718. Le texte a été revu avec soin, mais corrigé avec
trop de hardiesse, d'après un manuscrit d'une existence douteuse.

III.--Les autres ouvrages d'Abélard, savoir:

_Petri Abaelardi Theologia christiana.--Ejusdem Expositio in Hexameron_.
(Durand et Martene, Thesaur. nov. anedoct., t. V, p. 1139 et 1361.)

_Petri Abaelardi Ethica, seu liber dictus: SCITO TE IPSUM_. (Bernard
Pez, Thesaur. anecdot. noviss., t. III, pars II, p. 626.)

_Petri Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum_.
(Frid. Henr. Rheinwald, Anecdot. ad histor. ecclesiast. pertin., partie.
I, Berolini, 1831.)

_Petri Abaelardi Epitome theologiae christianae_, (F. H. Rheinwald, même
recueil, partie II, 1835.)

Ouvrages inédits d'Abélard, pour servir à l'histoire de la philosophie
scolastique en France, publiés par M. Victor Cousin. Les principaux
ouvrages sont: 1° _Petri Abaelardi Sic et Non_; 2° _Ejusdem Dialectica_;
3° _Ejusdem fragmentum de Generibus et Speciebus_. (Documents inédits
relat. à l'Hist. de France, publiés par ordre du gouvernement, in-4°,
1836, p. 3, 173 et 507.) _Petri Abaelardi tractatus de Intellectibus_.
(Cousin, Fragm. philos. 1840, t. III, Append. XI, p. 448.)

Deux préfaces inédites d'Abailard, publiées par M. Lenoble dans les
Annales de philosophie chrétienne, janvier 1844.

Les poésies qui se trouvent disséminées dans divers recueils, savoir:

1° l'édition des Oeuvres donnée par d'Amboise, p. 1136;

2° _Veterum scriptorum et monumentorum amplissima Collectio_, t. IX, p.
1091;

3° _Gallia Christiana_, t. VII, p. 595;

4° _Les Fragments philosophiques_ de M. Cousin, 1840, t. III, p. 440;

5° _Spicilegium vaticanum. Beitraege zur naehern Kenntniss der
Vatikanischen Bibliothek für deutsche Poesie des Mittelalters, von Carl
Greith._, Frauenfield, 1838;

6° _Bibliothèque de l'école des Chartes_, t. III, 2e livr. 1842.

Le dernier recueil a fait connaître les hymnes découverts dans un
manuscrit de Bruxelles, dont nous avons eu sous les yeux une copie et un
spécimen par M. Th. Oehler, et qui est intitulé: _P. Ab. sequentiae et
hymni per totum anni circulum in virginum monast. paraclet_.

IV.--Les ouvrages de controverse des contemporains d'Abélard, savoir:

Les lettres de saint Bernard, _S. Bernardi Opera omnia_, édition de
Mabillon, 1690, vol. I, _passim_. Les lettres directement relatives à
Abélard se retrouvent dans le recueil de ses Oeuvres par d'Amboise.

Les lettres de Pierre le Vénérable, _Vita S. Petri Vener. et Epistolae_.
(Bibliotheca cluniacensis, p. 553 et 621; édition de Duchesne avec des
notes, 1614.)

La lettre de Guillaume de Saint-Thierry contre Abélard et la
dissertation annexée, _Disputatio adversus P. Abaelardum_. (Bibliotheca
patrum cistercensium, par Tissier, 1660-1669, t. IV, p. 112.)

La dissertation d'un abbé anonyme (Geoffroy d'Auxerre?) contre le même,
_Disputatio anonymi abbatis adversus dogmata P. Abaelardi_. (Même
recueil, t. IV, p. 228.)

La lettre de Gautier de Mortagne à Abélard, _Epistola Gualteri de
Mauritania, episcopi laudunensis_. (Spicilegium, sive Collectio veterum
aliquot scriptorum, D. Luc. d'Achery, édition de de la Barre, 1723, t.
III, p. 520.)

Les lettres de Hugues Metel adressées à Innocent II, à Abélard, à
Héloïse, _Hugon. Metelli Epist._ IV, V, XVI et XVII. (Car. Lud. Hugo,
Sacr. antiquit. Monum., t. II, p. 330 et 348.)

L'ouvrage de Gautier de Saint-Victor contre les théologiens
dialecticiens de son temps, écrit vers 1180, _Liber M. Walteri prior.
S. Vict. Parisius contra manifestas et damnatas etiam in conciliis
haereses_, manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et dont on trouve
de longs extraits dans Duboulai. (Hist. univ. parisiens., t. II, p.
629-660.)

V.--Les récits écrits par les contemporains ou dans le XIIIe siècle.

Les vies de saint Bernard écrites de son temps, _Ex vita et rebus
gestis S. Bernardi, lib. III, a Gaufrido autissiod. seu claraeval.
monach.--Epistola ejusdem ad episcopum albanensem, ex vit. S. Bernardi_,
ab Alano, episc. autissiod. (Recueil des historiens des Gaules et de la
France, t. XIV, p. 327, 370 et suiv.)

_Johannis Saresberensis Metalogicus_, lib. I, cap. I et V; lib. II, cap.
X et _passim_. Jean de Salisbury avait entendu les leçons d'Abélard et
fréquenté les principales écoles des Gaules.--_Ejusdem Policraticus,
sive de Nugis curialium, cui accedit Metalog._, 1 vol. in-12, 1639, lib.
II, cap. XXII, et lib. VII, cap. XII. (Voyez les extraits de cet auteur
dans le Recueil des histor., t. XIV, p. 300 et suiv.)

_Otto Frisingensis, de gestis Friderici I Caesaris Augusti_, lib. I, cap.
XLVI, XLVII et seq. Othon, abbé de Morimond, de l'ordre de Cîteaux, puis
évêque de Frisingen (Freising, en Bavière), neveu de l'empereur Henri
V, a composé une chronique de l'empereur Frédéric Barberousse, dont
il était oncle paternel, et il y raconte la vie et la condamnation
d'Abélard, son contemporain. (1 vol. in-folio, Basil., 1569, et Recueil
des histor., t. XIII, p. 654.)

_Ex vita S. Gosvini aquicinctensis abbatis_ lib. I, cap. IV et XVIII.
Gosvin, abbé d'Anchin, fut un des adversaires actifs d'Abélard; sa vie a
été écrite par des moines de son couvent, ses contemporains.(Recueil des
histor., t. XIV, p. 442.)

Extraits de diverses chroniques composées au XIIe siècle ou dans les
suivants; les plus importants sont tirés de:

1° Guillaume de Nangis, _Ex Chronic. Guillielm. de Nangiaco_. (Recueil
des histor., t. XX, p. 731, ou _Spicilegium_ de d'Achery, t. III, p.
1-6.)

2° Robert d'Auxerre, _Ex Chronologia Roberti monach. S. Marian.
altissiod._ (Recueil des histor., t. XII, p. 293.)

3° La Chronique d'un anonyme, _Ex Chronico ab initio mundi usque ad A.C.
1160_. (_Id., ibid._, p. 120.) 4° Richard de Poitiers, moine de Cluni,
_Ex Chronic. Richardi pict._ (_id., ibid._, p. 415.)

5° L'appendice à la chronique de Sigebert, par Robert, _Ex Roberti
proemonstr. appendice ad Sigeberti chronographiam._ (_id._, t. XIII,
p. 330, ou dans le recueil intitulé: Illustrium veterum scriptorum qui
rerum a Germ. gest., etc., t. I, p. 626; 2 vol. in-folio, Francfort,
1573.)

6° Alberic, moine de Trois-Fontaines, _Ex Chronic. Alberici Trium
Fontium monachi._ (Recueil des histor., t. XIII, p. 700.)

7° Guillaume Godelle, moine de Saint-Martial de Limoges, _Ex Chronic.
Willelm. Godelli, mon. S. Mart. lemov._ (_id., ibid._, p. 675.)

_Vincentius Burgundus proesul bellovacensis_. (Bibliotheca Mundi, 4 vol.
in-folio, 1624.--T. IV, _Specul. historial._, lib. XXVII, cap. XVII.)
Vincent de Beauvais vivait au milieu du XIIIe siècle.

Il y a encore dans d'autres chroniques, comme dans quelques cartulaires,
des lignes isolées où Abélard est nommé, et dont l'historien peut faire
son profit, mais qui ne méritent point d'être rappelées. Je ne fais
que mentionner un chant funèbre sur la mort d'Abélard, rapporté par M.
Carrière dans son édition allemande des lettres (voyez ci-après, page
262), et une curieuse chanson bretonne en dialecte de Cornouaille, où
Héloïse, _Loiza_, raconte qu'instruite par son clerc, _ma o'hloarek, ma
dousik Abalard_, elle est devenue, grâce à la connaissance des langues,
une sorcière semblable aux druidesses celtiques. (_Barzas-Breiz_, Chants
populaires de la Bretagne, publiés par M. Th. de la Villemarqué, t. I,
p. 93. Paris, 1839.)


II.

AUTORITÉS POSTÉRIEURES AU XIIIe SIÈCLE.

1.--Un grand nombre d'historiens qui ne s'occupaient point spécialement
d'Abélard, ont été conduits par leur sujet à écrire sa vie ou à en
donner le sommaire, particulièrement d'après l'_Historia calamitatum_ et
Othon de Frisingen.

Le premier me paraît être Bertrand d'Argentré, un des plus anciens
historiens français de la Bretagne. (_L'Histoire de Bretaigne_, 1 vol.
in-fol., 1538, liv. I, chap. XIV, p. 74; liv. III, chap. CIII, p. 236 et
suiv.) C'est un court résumé de l'histoire d'Abélard, d'après Othon de
Frisingen.

Pasquier a donné un abrégé de l'_Historia calamitatum_, de son
temps encore manuscrite, en y joignant quelques détails et quelques
réflexions. (_Les Recherches de la France_, liv. VI, chap. XVII, p. 587
et suiv.; liv. IX, chap. V, VI et XXI.)

Tritheme, dans son Catalogue des écrivains ecclésiastiques, insère
un article pris dans les chroniques déjà citées. (_De Scriptoribus
ecclesiasticis, in J. Trithemii Span. Oper. histor._, in-folio, 1604,
part. I, p. 276.)

Duboulai, dans son Histoire de l'Université de Paris, compose en divers
passages une biographie à peu près complète, d'après d'Amboise, Othon de
Frisingen, Jean de Salisbury, saint Bernard et ses biographes. (_Coes.
Egassii Buloei Historia Universitatis parisiensis_, 6 vol. in-folio,
1665, t. I, p. 257, 272, 349, 445; t. II, p. 8 et suiv., 53, 68, 85,
107, 157, 162, 168, 200, 242, 715, 733, 739, 753, 759 et suiv.)

Le père Gérard Dubois raconte aussi, à leurs époques, dans l'Histoire de
l'Église de Paris, les événements de la vie d'Abélard. (_Gerardi Dubois
aurelianensis Historia Ecclesia parisiensis_, 2 vol. in-folio, 1690, t.
I, lib. XI, cap. II, p. 709, etc.; cap. VII, p. 774, etc; t. II, lib.
XII, cap. VII, p. 64 et 178, etc.)

Jacques Thomasius a écrit une vie d'Abélard où il y a de l'érudition et
des erreurs. (_Petri Abelardi vita in Hist. sapient. et stult. a Christ.
Thomasio_, t. 1, p. 75-142, 1693, Hal. Magdeb.)

Citons encore Dupin, dans sa Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques.
(_Hist. des controv. et des mat. ecclésiast. traitées dans le XIIe
siècle_, 1696, chap. VII, p. 360, etc., 392 à 412.)

Le père Noël Alexandre. (_Natalis Alexandri Historia ecclesiastica_, 7
vol. in-folio, 1699, t. VI, dissertat, VII, p. 787 et seq.)

L'abbé Fleury. (_Histoire ecclésiastique_, liv. LXVII et LXVIII, p. 307,
etc., p. 406, etc., p. 547, etc., du t. XIV de l'édition in-4°.)

Casimir Oudin. (_Commentarius de scriptoribus Ecclesioe antiquis_, 3
vol. in-folio, 1723, t. II, sect. XII, p. 1160 et seq.)

Dom Remy Ceillier. (_Histoire générale des auteurs sacrés et
ecclésiastiques_, Paris, 1729, 23 vol. in-4°, t. XXII, chap. X, p.
484-494.)

Le père Longueval, jésuite. (_Histoire de l'Église gallicane_, Paris,
1730-49, 18 vol. in-4°, t. VIII, liv. XXIII, p. 350 et suiv., 414 et
suiv; t. IX, liv. XXV, p. 22 et suiv.)

Dom Guy Alexis Lobineau, dans son _Histoire générale de Bretagne_, 2
vol. in-folio, 1707, t. I, liv. V, p. 139 et suiv. C'est un récit assez
complet, écrit avec modération et bienveillance, et que je regarde comme
la base des récits postérieurs.

Dom Hyacinthe Morice, dans l'ouvrage qui porte le même titre; autre
récit plus sommaire et dans le même esprit. (_Hist. gén. de Bret_., 5
vol. in-folio, 1744, t. I, liv. II, p. 96 et suiv.)

Baronius, et surtout son commentateur Pagi, dans ses notes. (_Annales
ecclesiastici_, 43 vol. in-folio; Lucques, 1738-57, t. XVIII. Voyez le
texte à l'an 1140 et les notes aux années 1113, 1121, 1129, 1131, 1140
et 1142.)

On peut citer également l'_Histoire de la ville de Paris_, par les pères
Félibien et Lobineau (5 vol. in-folio, 1725, t. I, liv. III et
IV); l'article _Abélard_ du _Dictionnaire universel des sciences
ecclésiastiques_, par le révérend père Richard (6 vol. in-folio, 1760),
et le § II du liv. I de l'_Histoire de l'Université de Paris_, par
Crevier. (T. I, p. 111-193, 7 vol. in-12; Paris, 1761.)

Le père Niceron a publié une vie d'Abélard qui n'est guère que l'analyse
de celle de D. Gervaise. (_Mémoires pour servir à l'histoire des hommes
illustres dans la république des lettres_, 42 vol. in-12, 1729, t. IV,
p. 1 et suiv.)

Mabillon, ou son continuateur Martene, donne, dans les Annales
bénédictines, une biographie par morceaux détachés qui vaut à beaucoup
d'égards les précédentes, _Annales ordinis S. Benedicti_. (6 vol.
in-folio, 1739, t. IV, lib. LXXIII, p. 63 et seq., 84 et seq., 324 et
seq., 356 et seq., 991, 1085, etc.)

L'article d'Abélard, dans l'Histoire de la philosophie, de Brucker,
mérite aussi d'être lu, tant pour la critique que pour la biographie.
(_Jacobi Bruckeri Historia critica philosophiae_, 6 vol. in-4°, Lipsiae,
1766, t. III, pars II, lib. II, cap. III, sect. II, p. 716, 734, etc.)

Nous ne faisons que mentionner l'histoire d'Abélard par Diderot, dans
l'article _Scolastique_ de l'_Encyclopédie_.

II.--Parmi les biographies proprement dites, nous citerons
particulièrement:

_La Vie de Pierre Abeillard, abbé de Saint-Gildas, et celle d'Héloise,
son épouse_, 2 vol. in-12, 1720, par D. Gervaise (François-Armand). Cet
ouvrage est intéressant: l'auteur, quoique ancien abbé de la Trappe, est
un apologiste enthousiaste; le récit est fait avec soin, même avec
assez d'exactitude quant aux faits essentiels, mais enjolivé de détails
romanesques. Il est vrai que Gervaise a été accusé par Saint-Simon
d'avoir eu lui-même une intrigue galante avec une religieuse.

L'article Abélard, dans le Dictionnaire de Moreri, dans le Dictionnaire
critique de Bayle, ainsi que les articles _Héloïse, Paraclet, Foulque,
Bérenger, Fr. d'Amboise_.

_The History of the lives of Abeillard and Heloisa_, by the rev. Joseph
Berington, 2 vol. in-8°, Basil, 1793. Cet ouvrage fort estimé contient,
avec une biographie étendue, une traduction et le texte des lettres
d'Héloïse et d'Abélard. Il est intéressant, mais il n'a pas été
composé d'après les autorités contemporaines, et l'auteur a pris pour
historiques tous les détails romanesques inventés par D. Gervaise.

_Abailard et Héloïse, avec un aperçu du XIIe siècle_, par F.C. Turlot, 1
vol. in-8°, 1822.

L'article d'Abélard dans _l'Histoire littéraire de la France_, ainsi
que celui d'Héloïse. Ces articles ont été rédigés par dom Clément avec
beaucoup de soin et de critique, mais avec une sévérité qui tombe dans
l'injustice. Ils ont été réimprimés, l'Académie des inscriptions ayant
donné une nouvelle édition du volume où ils sont insérés, et M. Daunou
y a joint quelques notes. (_Histoire littéraire de la France_, t. XII,
1830, p. 86 et suiv., p. 629 et suiv.)

L'_Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse_, par madame
Guizot. (oeuvres diverses et inédites de madame Guizot, 1828, t. II, p.
319.) L'ouvrage qui n'est pas fini est le plus remarquable pour le fond
des idées et pour les vues qu'il contient; il a été terminé par
M. Guizot et placé à la tête de l'édition _illustrée_ des Lettres
d'Abailard et d'Héloïse, traduites par M. Oddoul. (2 vol. in-8°, Paris,
1839.) Cette dernière édition renferme un assez grand nombre de pièces
et de témoignages, le spécimen d'un des manuscrits des lettres, quelques
fragments de MM. de Chateaubriand, Michelet, Quinet, etc.

Les dictionnaires et recueils biographiques, qui tous en général
contiennent un article _Abélard_. Nous citerons celui de M. d'Eckstein,
dans l'_Encyclopédie des gens du monde_, t. I; celui de M.P. Leroux,
dans l'_Encyclopédie nouvelle_, t. I; celui de M. Géruzez, dans le
_Plutarque français_, t. I; M. Barrière y a donné l'article _Héloïse_.

La traduction des lettres d'Héloïse et d'Abélard, par le bibliophile
Jacob, insérée dans la Bibliothèque d'élite, in-12, Paris, 1840. Cette
traduction, fort bien faite, est précédée d'une notice intéressante et
détaillée qu'on doit à M. Villenave, sous ce titre: Abélard et Héloïse,
leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages.

Parmi les anciennes traductions, assez peu remarquables, on ne doit
conserver que celle de Bussy-Rabutin, réimprimée avec de nombreuses
compositions poétiques sous ce titre: _Lettres d'Héloïse et d'Abélard_,
traduites librement d'après les lettres originales latines, par le
comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps,
Colardeau, etc., etc., précédées d'une nouvelle préface par M.E.
Martineault, in-12, Paris, 1841.

Une biographie universelle publiée en Angleterre contient un bon article
sur Abélard, _The biographical Dictionary of the Society for the
diffusion of useful knowledge_, in-8°, t. I, London, 1842.

Les Allemands se sont peu occupés d'Abélard. On cite les deux ouvrages
suivants, dont nous ne connaissons que des extraits:

F. C. Schlosser, _Abaelard und Dulcin, oder Leben und Meinungen eines
Schwaermers und eines Philosophen_, in-8°, Gotha, 1807.

Fessler, _Abaelard und Heloisa_, 2 vol. in-8°, Berlin, 1808.

_Abaelard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch_, par M.
Feuerbach (Leipzig, 1844), est un mince recueil de pensées détachées qui
ne m'ont paru avoir aucun rapport avec le titre[1].

[Note 1: Voici au vrai le sens tout allemand de ce titre. Il s'agit
d'une Comparaison entre la vie littéraire et la vie active. Je crois
qu'Abélard désigne l'une et Héloïse l'autre. C'est un recueil dont le
titre revient à peu près à ceci, _l'art et humanité_. Les deux noms
propres ne se rencontrent pas dans le cours du livre.]

_Abaelard und Heloise. Ihre Briefe und die Leidensgeschichte übersetzt
und eingeleitet durch eine Darstellung von Abaelards Philosophie und
seinem Kampf mit der Kirche_, von Moriz Carriere, in-12, Giessen, 1844.
C'est une traduction des lettres, mais l'auteur l'a fait précéder d'une
introduction qui se lit avec intérêt, et où il se montre au courant des
plus récentes publications qui concernent Abélard.

III.--On trouve des renseignements sur les manuscrits d'Abélard, sur ses
ouvrages inédits, sur la publication de ceux qui sont imprimés, dans le
_Thésaurus_ de Durand et Martene et dans celui de Pez, aux lieux cités;
dans Casimir Oudin (t. II, p. 1169); l'_Histoire littéraire_ (t. XII, p.
103, 129, 134 et 706); Fabricius (_Biblioth. lat. med. et infim. aetat.,
ed. a P.J. Mansi_, t. V, lib. XV, p. 232 et seq.); Olearius, (_Joann.
Gotfr. Olearii Biblioth. scriptor. ecclesiast._, t. I, p. 2-4); le
recueil intitulé: _Historia rei litterariae ordin. S. Benedicti_, par
Ziegelbauer et Legipontanus (t. I et IV); celui de Guillaume Cave,
(_Scriptor. ecclesiast. Historia litteraria_, t. II, p. 203); le Voyage
littéraire de deux bénédictins (part. I, p. 245), et l'Introduction aux
_Ouvrages inédits d'Abélard_, par M. Cousin.

Les opinions religieuses d'Abélard ont été exposées et discutées par
d'Amboise, D. Gervaise, Dupin, le père Noèl Alexandre, Oudin, Lobineau,
Bayle, les éditeurs des deux _Thesaurus_, Mabillon, dans l'édition de
saint Bernard, son continuateur, dans les Annales bénédictines, l'auteur
du tome XII de l'_Histoire littéraire_, Duplessis d'Argentré (_Collectio
judiciorum de novis erroribus_, t. I, p. 49 et seq.), M. Neander et M.
l'abbé Ratisbonne, chacun dans son _Histoire de saint Bernard_; (l'une
traduite par M. Th. Vial, 1 vol. in-12, 1842; l'autre, 2 vol. in-12,
1840, t. II, chap. XXVII, XXVIII et XXIX.)

Les opinions philosophiques d'Abélard ont été incomplètement exposées
par les divers historiens de la philosophie, qui jusqu'à ces derniers
temps, ne connaissaient pas ceux de ses ouvrages où elles sont exposées.
Voyez pourtant, outre Brucker déjà cité, Tennemann (_Geschichte der
Philosophie_, t. VIII, part. I, chap. V, p. 170, Leipzig, 1810);
Degerando (Histoire comparée des systèmes de philosophie, t. IV, ch.
XXVI, p. 397), et la note du commencement du chap. III de notre livre
II. Mais les doctrines d'Abélard ne commencent à être bien connues que
depuis l'introduction de M. Cousin (_Ouvr. inéd., ou Fragments philos._,
t. III). On peut consulter aussi l'ouvrage intitulé: _Études sur
la philosophie dans le moyen âge_, par M. Rousselot (3 vol. in-8°,
1840-1842). Il a paru quelques dissertations en Allemagne que nous
citons en leur lieu.



ABÉLARD.



LIVRE PREMIER.



VIE D'ABÉLARD.



Lorsqu'on suit, en quittant Nantes, la route de Poitiers, on traverse,
avant d'arriver à Clisson, un bourg formé d'une longue rue et qui se
nomme le Pallet. Après les dernières maisons, on aperçoit à gauche
au-dessus du chemin une église, remarquable seulement par sa simplicité
et par la vétusté de quelques-unes de ses parties. Derrière cette église
et sur une hauteur, des restes de murs épais, avec des vestiges de
fossés, indiquent sous le lierre qui les couvre une ancienne et forte
construction, et renferment maintenant un carré d'arbustes et de grandes
herbes, cimetière abandonné où s'élève une vieille croix de pierre parmi
quelques modestes tombeaux. Ces ruines sont celles de la demeure des
seigneurs du Pallet, détruite en 1420, lors des guerres qui suivirent
l'attentat commis sur Jean V, duc de Bretagne, par Marguerite de
Clisson. C'était là, qu'au XIe siècle, un petit château fortifié
dominait le bourg, du haut d'une éminence à pic sur l'étroite rivière de
la Sanguèze, ainsi nommée, dit-on, pour avoir été souvent rougie du
sang des combattants, au temps des luttes acharnées des Bretons et des
Anglais.

En 1079, Philippe Ier était roi des Français, et Hoël IV, duc de
Bretagne, lorsque dans ce bourg et dans ce château, son domaine, un
personnage noble, Bérenger, eut de sa femme Lucie un fils qu'il nomma
Pierre[2]. C'était l'aîné de sa famille, qui s'augmenta bientôt de
plusieurs enfants; ses autres fils s'appelèrent Raoul, peut-être
Porcaire et Dagobert, et sa fille, Denyse. Le père, avant de prendre le
métier des armes, avait reçu de l'instruction, et il en conservait un
tel goût pour les lettres qu'il voulut le transmettre à ses enfants et
faire précéder par quelques études leur éducation guerrière. L'amour
qu'il portait à son fils aîné lui inspira des soins particuliers,
auxquels celui-ci répondit par delà toute espérance. Il annonçait des
dispositions brillantes. Dans cette vieille Armorique qui passait
pour devoir son nom de Bretagne à la brutalité de ses habitants, on
remarquait dès lors une singulière aptitude aux choses qui demandent
la subtilité de l'esprit, et le jeune Pierre tenait du lieu natal, ou
plutôt de sa race, une remarquable facilité[3]. Ses progrès furent
bientôt tels qu'il s'éprit d'une passion vive pour l'étude, et, dans son
ardeur, il résolut de se consacrer aux lettres tout entier. Renonçant
à la gloire militaire, et abandonnant à ses frères son héritage et
son droit d'aînesse, il s'adonna surtout à la philosophie, et dans
la philosophie, à la science de la dialectique, cet art de la guerre
intellectuelle dont il préférait à tout les armes, les combats et les
trophées.

[Note 2: Le Pallet, _Palatium_ (on trouve aussi Palet, Palais,
Paletz, Palez), est situé à 19 ou 20 kilomètres au sud-est de Nantes,
sur la route de Chollet et de Poitiers, «oppidum ... ab urbe Nannetica
versus orientem octo miliariis remotum.» L'église est sur le penchant
d'une butte, appelée encore la butte d'Abélard. C'est l'ancienne
chapelle du château, donnée á la commune, comme je l'ai appris du curé
en 1843, par le dernier seigneur Barin de Froidmanteau, de la même
famille que les La Galissonnière, dont la résidence se voit à moins
d'une demi-lieue en avant. Les ruines du château, détruit d'abord en
1420, puis sous Louis XIII, ou quatre pans de murs, hauts de 1 mètre
environ, renfermant un carré d'à peu près 30 mètres de côté, passent
pour la maison d'Abélard, qu'on a dit aussi né dans une autre maison
plus modeste, démolie il y a sept ou huit ans par M. Dufrêne, procureur
du roi. Bérenger peut avoir été châtelain du lieu, quoiqu'il fût
Poitevin, suivant l'unique témoignage d'une des épitaphes d'Abélard (_ex
Chron. Rich. Pictav._), Namque oritur patre Pictavis et Britone matre,
 si toutefois on n'a pas fait confusion avec Bérenger de Poitiers, dont
il sera question plus bas. Mais rien n'empêche de voir en lui l'ancêtre
de ces seigneurs du Pallet qui, jusqu'au XVe siècle, figurent dans les
annales de la Bretagne. Son fils est souvent désigné sous le nom de
_Palatinus_ et quelquefois de _Nannetensis_. (_Ab. Op._, ep. I, p.
4.--Johan. Saresb. _Policrat_., l. II, c. XXII, et _Metal._, l. I, c. V,
et l. II, c. X.--_Rec. des Hist. des Gaules_, t. XII, p. 115, et t.
XIV, p. 303-304.--_Hist. de Bret._, par D. Lobineau, t. I, l. III, p.
106-107; l. IX, p. 298; l. XIX, p. 651, 1143, 1162 et 1235.--_Abail. et
Hél._, par Turlot, p. 143.--_Voy. pitt. de Clisson_, par Thienon, pl.
II et III.--_Notice sur Clisson_, in-18, Nantes, 1841, p.
7.--Renseignements manuscrits transmis par M. Chaper, préfet de la
Loire-Inférieure, et par MM. de la Jarriette et Demangeat, de Nantes.)]

[Note 3: C'est Abélard qui dit que _Breton_ vient de _brute_. «
Brito dictas est quasi brutus. Licet enim non omnes vel soli sint
stolidi, hoc (_sic_) tamen qui nomen Britonis composuit secundum
affinitatem nominis bruti, in intentione habuit quod maxima pars
Britonum fatua esset.» Et on lit, en effet, dans le roman de Brut, que
  Brutus Apela de Bruto Bretons
  Les Troyens ses compaignons.
  (V. 1211 et 1212.)
Il s'agit, il est vrai, de la Grande-Bretagne, mais elle donna son nom
à l'Armorique. Les savants pensent que le nom de Bretons vient de
_Vrezonze_ ou _Brazonce_, les _peints_, les tatoués, comme les _Pictes_
de l'Angleterre. Cependant l'esprit pénétrant des clercs bretons est
attesté par Othon de Frisingen, mais i1 veut qu'en toute autre chose que
les arts (la rhétorique et la dialectique), les Bretons soient presque
stupides. C'est en faisant allusion à cette subtilité particulière
qu'Abélard dit de lui même: «Natura terrae meae vel generis animo
levis.» Car je crois qu'ici _animo levis_ signifie plutôt l'esprit
prompt que la légèreté du caractère: ce n'est pas l'usage d'Abélard
de parler modestement de lui-même, et la légèreté n'est pas le défaut
breton. (Ouvr. inéd. d'Ab. _Dialectic._, p. 222 et 591.--_De Gest. Frid.
I imper._, l. I, c. XLVII.--_Ab. Op._, ep. I, p. 4.)]

Très-jeune encore, il affronta les chances et les épreuves de cette
stratégie du raisonnement et de la parole. Il s'y exerça de bonne heure,
et ses rapides succès lui donnèrent une telle confiance que, quittant la
maison paternelle, il alla voyager, parcourant les provinces,
cherchant les maîtres et les adversaires, marchant de controverses en
controverses, et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans un plus
vaste espace, la coutume attribuée aux péripatéticiens de discuter en se
promenant[4]. La philosophie avait alors ses chevaliers errants.

[Note 4: _Ab. Op._, ep. I, p. 4.]

La France ne manquait pas de maîtres et d'écrivains qui cultivaient la
dialectique. Des sciences qui occupaient les esprits, c'était celle qui
commençait à faire le plus de bruit et à donner le plus de renommée.
Elle rivalisait d'importance et presque de pouvoir avec la théologie
qu'elle servait et inquiétait tour à tour. La grammaire et la rhétorique
qui, unies à ces deux sciences et à quelques études mathématiques,
composaient presque tout l'enseignement de l'époque, ne venaient que
loin après la dialectique dans l'estime des hommes instruits. La
dialectique, c'était alors la philosophie proprement dite. On l'appelait
un art, parce qu'on ne l'enseignait pas sans la pratiquer, et que
l'étude du raisonnement ne va pas sans le besoin d'en montrer les
ressources, d'en essayer les procédés, d'en éprouver les forces[5]. On
apprenait, sous le nom de cet art, une grande partie de ce que contient
la Logique d'Aristote, que l'on connaissait par des traductions
incomplètes et surtout par l'intermédiaire de Porphyre et de Boèce.
L'introduction que le premier a jointe aux catégories, c'est-à-dire aux
prolégomènes de la Logique, faisait corps avec elle; on n'en séparait
pas les versions et les commentaires du second. Ainsi l'on ne savait la
dialectique qu'à la condition d'avoir appris tout ce qui regarde les
cinq voix ou les rapports généraux des idées et des choses entre elles,
exprimés par les noms de genre, d'espèce, de différence, de propriété et
d'accident; les catégories ou prédicaments, c'est-à-dire les idées les
plus générales auxquelles puisse être ramené tout ce que nous savons
ou pensons des choses; la théorie de la proposition ou les principes
universels du langage; le raisonnement et la démonstration, ou la
théorie et les formes du syllogisme; les règles de la division et de la
définition; la science enfin de la discussion et de la réfutation, ou la
connaissance du sophisme. En étudiant toutes ces choses, on trouvait,
chemin faisant, de nombreuses questions qui permettaient de joindre
l'exemple au précepte; c'étaient des questions d'abord de logique pure,
puis de physique, de métaphysique, de morale, et souvent de théologie.
Sur ces questions s'échauffaient les esprits, s'animaient les passions,
et brillaient ceux qui se livraient à l'enseignement et à la dispute;
sur ces questions se partageaient les professeurs, les lettrés, les
écoles, et quelquefois l'Église et le public.

[Note 5: On sait que notre faculté des lettres s'appelait autrefois
la faculté des arts; d'où le titre de maître ès arts. Le nom d'_artista_
fut donné dans le XIe siècle aux philosophes, qui à Rome étaient aussi
appelés [Grec: technikoi], quand ils s'adonnaient à l'enseignement et à
la controverse. Budaeus, _Observ. select._ XIV et XVI, t. VI, p. 121 et
130. Hall., 1702.]

A l'époque où le jeune Pierre se mit à courir le pays pour chercher les
aventures philosophiques, un homme s'était fait dans les écoles une
grande renommée. C'était Jean Roscelin, né comme lui en Bretagne, et
chanoine de Compiègne. Ce maître avait trouvé assez répandue cette
doctrine, qui n'était pas cependant toujours explicite, que les noms
appelés plus tard abstraits par les grammairiens désignent, pour le
plus grand nombre, des réalités, tout comme les noms des choses
individuelles, et que ces réalités, pour être inaccessibles à nos
perceptions immédiates, n'en sont pas moins les objets sérieux et
substantiels d'une véritable science. Il combattit cette idée qu'il
contraignit à se développer et à s'éclaircir; et il soutint que tous les
noms abstraits, c'est-à-dire tous les noms des choses qui ne sont pas
des substances individuelles, que par conséquent les noms des espèces et
des genres qui n'existent point hors des individus qui les composent,
et les noms des qualités et des parties qui ne peuvent être isolées des
sujets ou des touts auxquels on les rattache, les unes sans disparaître,
les autres sans cesser d'être des parties, n'étaient en effet que des
noms. Puisqu'ils n'étaient pas les désignations de réalités distinctes
et représentables, ils ne pouvaient être, selon lui, que des produits ou
des éléments du langage, des mots, des sons, des souffles de la voix,
_flatus vocis_. Cette doctrine fut appelée la doctrine des noms, le
système des mots, _sententia vocum_; les historiens de la philosophie
l'appellent le _nominalisme_[6].

[Note 6: Voyez le l. II de cet ouvrage, c. II, VIII, IX et X.]

Cette doctrine illustra son auteur qui ne l'avait pas inventée tout
entière, mais qui, la rencontrant en principe dans Aristote, l'avait,
après Raban-Maur et Jean le Sourd, hardiment poussée à ses extrêmes
conséquences et rédigée en termes absolus; mais elle compromit le repos
et la sûreté de Roscelin. L'Église s'était alarmée; saint Anselme, alors
abbé du Bec en Normandie, en attendant qu'il succédât à Lanfranc dans
l'archevêché de Cantorbery, et qui jouissait d'un grand crédit comme
religieux et d'une grande réputation comme philosophe, avait combattu le
nominalisme, en soutenant à outrance la réalité de ce qu'exprimaient
les termes abstraits et généraux, ou ce qu'on appelle _la réalité des
universaux_. Devançant même cette polémique, un concile tenu à Soissons,
en 1092, avait condamné la doctrine de Roscelin, comme fausse en
elle-même, et comme incompatible avec le dogme de la Trinité, puisqu'en
n'attribuant l'existence qu'aux individus, elle annulait celle des trois
personnes, ou les réalisait en trois essences individuelles, ce qui
était admettre trois dieux.

Roscelin avait été forcé de s'exiler en Angleterre. On croit que dans
le cours de ses voyages notre Pierre fut un de ses auditeurs; mais on
ignore quand il le rencontra. Il est certain qu'il suivit ses leçons, et
probablement avant de venir à Paris. Il l'entendit du moins étant fort
jeune; il a dit plus tard qu'il l'avait eu pour maître, et il a dit
aussi qu'il trouvait sa doctrine insensée[7].

[Note 7: «Magistri nostri Roscellini tam insana sententia.» (Ouvr.
inéd. _Dialect._, p. 471.) C'est Othon de Frisingen qui veut que le
premier maître d'Abélard ait été Roscelin, lequel a sans aucun doute
été son maître, mais qui ne peut avoir été le premier, encore moins son
précepteur dans sa famille, comme quelques-uns l'ont cru. Rien ne prouve
que Roscelin ait enseigné en Bretagne. Proscrit lorsqu'Abélard avait
treize ans, il ne peut guère l'avoir connu que plus tard dans ses
courses plus ou moins secrètes en France. (_Id._, Introd., p. xl et
suiv.) Abélard le traite avec sévérité, il l'a réfuté et même attaqué
violemment. (_Ab. Op._, ep. XXI, p. 334; Not., p. 1743.--Ou. Fris. _De
Gest. Frid. I_, l. I, c. XLVII.--_Philosophie dans le moyen âge,_ par M.
Rousselot, t. I, c. V.)]

On croit qu'il n'avait guère que vingt ans lorsqu'il vit Paris pour la
première fois[8].

[Note 8: Peut-être même était-il plus jeune; les auteurs du _Recueil
des historiens des Gaules et de la France_ veulent qu'il ait entendu
Guillaume de Champeaux, à Paris, avant la fin du XIe siècle, (t. XIII,
p. 654). Le P. Dubois, dans son _Histoire ecclésiastique de Paris_, dit
qu'Abélard arriva dans cette ville en 1100 (t. 1, l. XI, c. VII, p.
777). Duboulai voudrait même faire remonter son arrivée jusqu'en 1095.
(_Hist. Universit. parisiens_. t. II p. 8.)]

Cette ville était alors, surtout pour le nord et l'occident de l'Europe,
la capitale des lettres et des arts. Elle a été de bonne heure, elle
est restée toujours le centre de cette philosophie du moyen âge qu'on
a nommée la _scolastique_. Ce nom ne désigne pas autre chose que la
philosophie des écoles ou cette dialectique que nous avons décrite.
Les écoles étaient assez nombreuses en France, et pour la plupart
épiscopales, c'est-à-dire qu'elles étaient ouvertes ordinairement sous
le patronage et la surveillance de l'évêque et même dans sa maison.

Ces institutions avaient succédé aux écoles palatines, fondées par
Charlemagne, grande et passagère création, comme presque toutes celles
de cet homme qui devança trop son temps, et manqua l'avenir pour l'avoir
deviné trop tôt. Ce qu'il avait voulu placer dans le palais s'était donc
produit dans l'évêché ou même à la porte du cloître[9]. Dans ces écoles,
qui différaient de réputation et quelquefois de doctrine, comme les
évêques eux-mêmes, on enseignait toujours la théologie et souvent les
sciences profanes, y compris la philosophie. Cet ordre d'institutions
dura longtemps; il en est resté au chef-lieu de tous les diocèses,
auprès de tous les évêques, deux titres portés par des prêtres et qui
représentent le double enseignement du passé: l'un est le titre de
théologal, et l'autre celui d'écolâtre.

[Note 9: «Carolus.... seculares quodam modo litteras fecit et a
coenobiis ad palatium evocavit.» (Duboulai, t. 1, p. 95.) Je parle ici
d'après l'idée reçue qui attribue à Charlemagne la création permanente
d'écoles royales tenues dans son propre palais. _Domus regia schola
dicitur_, disait le concile de Kierzy en 858 (Ibid. p. 106). Ce prince
aurait ainsi conçu et réalisé la véritable instruction publique, celle
de l'État. J'avoue que M. Ampère a singulièrement ébranlé cette idée.
Au reste, les écoles épiscopales elles-mêmes doivent encore être
originairement rapportées à Charlemagne; c'est lui qui en prescrivit la
formation par un capitulaire de 789. (_Histoire littéraire de la France
avant le XIIe siècle_, par M. Ampère, t. III, c. II.)]

À l'époque dont nous parlons, ou vers l'an 1100, il n'y avait donc pas
d'Université de Paris. Il y avait des écoles à Paris, et parmi elles,
au-dessus de toutes, l'école épiscopale, la plus fréquentée et la plus
célèbre[10]. Les étudiants y accouraient de très-loin, non-seulement de
toute la France, ce qui était peu dire, mais de toute la Gaule et des
pays étrangers. L'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne commençaient à
envoyer leurs enfants dans cette ville, destinée à devenir l'Athènes de
la philosophie du moyen âge. Les cours de l'école, ou comme on disait
les _lectures_[11] (il n'existait point de collège), avaient pour
auditeurs des jeunes gens ou hommes faits de toutes nations; car les
écoliers étaient alors de tout âge. Ils se rassemblaient autour de la
chaire du professeur, dans un cloître assez voisin de l'habitation de
l'évêque, située au lieu où nous avons vu encore l'Archevêché, et au
pied de l'église métropolitaine, qui se nommait bien déjà Notre-Dame,
mais qui n'était pas le monument magnifique et vénéré que commença
Maurice de Sully sous Philippe Auguste. Il n'y a pas très-longtemps
qu'une enceinte, jadis habitée tout entière par les membres du chapitre,
s'étendait depuis le Parvis, et longeant au nord la nef de l'église,
allait rejoindre le jardin de l'Archevêché; elle s'appelait le Cloître
Notre-Dame[12]. Là était, aux premiers jours du xiie siècle, l'école
épiscopale, l'école maîtresse, perpétuelle, celle dont le titulaire
régissait de droit les écoles de Paris, et c'est pour cela qu'elle
portait dans le monde et qu'elle a conservé dans l'histoire le nom
d'École du Cloître ou de Notre-Dame. Elle s'enorgueillissait de
reconnaître pour chef Guillaume, dit de Champeaux, du nom d'un bourg
de la Brie où il était né. Archidiacre de Paris, il enseignait
avec beaucoup de succès et d'éclat. Il paraît avoir brillé dans la
dialectique, donné de quelques-unes des questions qu'elle pose des
solutions nouvelles, et appliqué le premier, dans l'école de Notre-Dame,
les formes de la logique à l'enseignement des choses saintes: ce qui a
fait dire qu'il avait, le premier, professé publiquement la théologie à
Paris, et d'une manière contentieuse, en ce sens qu'il aurait introduit
la théologie scolastique. On l'a surnommé la _Colonne des docteurs_[13].

[Note 10: Cf. Lobineau, _Hist. de Paris_, t. I, l. IV, p.
151.--Gérard Dubois, _Hist. Eccles. paris._, t. I, l. XI, c. VII, p.
775.--D. B., _Rec. des Hist._ t. XIV, _praef._ xxxj.--Troplong, _Du
pouvoir de l'État sur l'enseignement_, c. vi, vii, viii et ix.--Launoy,
_De Schol. celeb._, t. IV, c. lix. _Hist. litt. de la Fr_., par les
bénédictins de Saint-Maur, t. IX, Disc. prêt.]

[Note 11: _Lectiones_, d'où le mot de leçons. Bayle appelle Anselme
de Laon _lecteur en théologie_. Les professeurs au Collège de France
avaient conservé ce titre de _lecteur_. Les leçons, au moyen âge, se
composaient d'une lecture ou dictée, puis d'un commentaire ou glose
improvisée. C'est la forme encore suivie dans nos écoles de droit.]

[Note 12: _Paris ancien et moderne_, par du Marlès, t. 1, c. i, p.
51, et c. ii, p. 189.]

[Note 13: On le dit né vers 1068. Après avoir étudié sous Manegold
et Anselme de Laon, qui professèrent à Paris, il y devint le chef de
l'enseignement, et il eut le _regimen scholarum_ d'où est venu sans
doute plus tard le titre de _recteur_. Il eut des disciples nombreux
dont quelques-uns occupèrent un rang distingué dans l'Église et la
science. Élève d'Anselme de Laon, qui s'était formé sous saint Anselme,
Guillaume continua donc le réalisme, et même il paraît l'avoir exagéré.
(_Ab. Op._, ep. I, p. 4; Not., p. 1145.--Ouvr. inéd. _Dialectic._
passim.--Johan. Saresb. _Metalog._, l. I, c. V; l. III, c. IX.--_Rec.
des Hist._, t. XIV, p. 303.--_Lisiardi Vita M.S.S. Arnulfi_, c. XV.
D'Achery, _Spicileg._, t. I, p. 633.--_Hist. litt._, t. X, p. 307, 308
et suiv.)]

Pierre alla l'entendre et ne tarda pas à lui plaire. Un disciple
intelligent, qui saisit avec promptitude et reproduit avec talent les
leçons qu'il écoute, est toujours bienvenu de celui qui les donne; mais
il est rare que sa faveur soit durable. Pierre se distingua parmi les
écoliers de Paris; il les étonnait par sa mémoire surprenante, par son
instruction précoce, par sa rare subtilité, par le don de la parole
que rehaussait en lui la singulière beauté de sa figure. Il se faisait
admirer, aimer, et partant envier. Bientôt il s'enhardit à se séparer de
son maître; il attaqua quelques-unes de ses doctrines; et comme il fut
plus d'une fois vainqueur dans l'argumentation, il ne manqua pas de lui
devenir insupportable. Il excita chez Guillaume une indignation et
un effroi, chez quelques-uns de ses condisciples une défiance et une
jalousie, qu'il regarda toujours depuis comme la triste origine de tous
ses malheurs. Mais alors jeune, heureux, plein d'espoir, il parcourait
les sciences et les questions en se jouant. Tout le champ de la
connaissance humaine était ouvert devant lui comme le monde devant un
conquérant.

On raconte cependant que, ne sachant encore rien au delà de ce qu'on
apprenait dans le _trivium_, c'est-à-dire la rhétorique, la grammaire
et la dialectique, il voulut s'instruire dans les arts plus secrets
du _quadrivium_, où l'en enseignait l'arithmétique, la géométrie,
l'astronomie et la musique; car telle était restée la division
encyclopédique de l'enseignement au XIIe siècle[14]. Il prit même des
leçons d'un certain maître qui se nommait Tirric, et qui se chargea de
lui apprendre les mathématiques. On appelait ainsi une science fort
suspecte où l'étude des propriétés des nombres et des figures s'unissait
à celle de leurs vertus symboliques et mystérieuses[15].

[Note 14: Cette division septuple des sciences est indiquée partout
et subsista longtemps. On en trouve l'origine dans Cassiodore et saint
Augustin. (_Divinar. Lect._, c. XXVII.--_De Ordin._, t. II, c. XII,
etc.--_Retract._, l. I, c. VI.--Cf. Budd. _Observ. select._ IV, t. I, p.
47, 51, 55.)]

[Note 15: C'est Abélard qui nous donne lui-même cette idée des
mathématiques. «Ea quoque scientia cujus nefarium est exercitium, quae
mathematica appellatur, mala putanda non est.» (Ouv. inéd. _Dialect._,
p. 435.--Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c. XVIII et XIX, et Duconge,
ou mot _Mathematica_.)]

Pierre prenait ces leçons sans bruit; déjà il ne lui convenait plus de
paraître apprendre; cependant il ne réussissait pas. Lui-même a reconnu
qu'il n'a jamais pu savoir l'arithmétique[16]. Ce genre de travail
opposait à son esprit une difficulté inattendue, soit qu'il manquât
d'une aptitude naturelle, chose douteuse, car la dialectique ressemble
aux sciences du calcul; soit que, déjà confiant et ambitieux, il ne
donnât à ses nouvelles études que les restes d'une attention trop
partagée; soit enfin que son esprit, déjà rempli de savoir et préoccupé
de mille choses, ne fît qu'effleurer la surface de ces nouvelles
connaissances. Son maître, à ce qu'il semble, en porta ce dernier
jugement; car le voyant un jour triste et comme indigné de ne pas
pénétrer plus avant, il lui dit en riant: «Quand un chien est bien
rempli, que peut-il faire de plus que de lécher le lard?» Le mot d'une
latinité dégénérée qui signifie _lécher_, composait, avec le dernier
mot de la plaisanterie vulgaire du maître, un son qui ressemblait à
_Baiolard (Bajolardus)_[17]. On en fit dans l'école de Tirric le surnom
de Pierre, et ce surnom, qui rappelait un côté faible dans un homme à
qui l'on n'en savait pas, fit fortune. L'étudiant en prit son parti, et
acceptant ce sobriquet d'école, dont il changea quelque peu le son et
le sens, il se fit appeler Abélard (_Habelardus_), se vantant ainsi de
posséder ce qu'on l'accusait de ne pouvoir prendre, et, s'il fallait en
croire cette anecdote, c'est ce surnom d'origine puérile et familière
qu'auraient immortalisé le génie, la passion et le malheur.

[Note 16: «Ejus artis ignarum omnino me cognosco.» (Ouv. Inéd.
_Dialect._, p. 182.)]

[Note 17: «Bajare quod est lingere.» On ne connaît, je crois, ce
mot que par le passage du manuscrit où cette anecdote est rapportée. Du
moins, au mot _Bajare_, Ducange ne donne-t-il aucun autre exemple.]

Lorsqu'il eut acquis toute sa gloire, lorsqu'il eut atteint le faîte de
la science, l'origine vraie ou fausse de son nom fut oubliée, et l'on
ne voulut y voir qu'un surnom emprunté au nom de l'abeille, comme
si Abélard eût été l'abeille française, ainsi qu'autrefois un grand
écrivain fut appelé l'abeille attique[18].

[Note 18: L'anecdote sur l'origine du nom d'Abélard est peu connue,
et n'a été rapportée que par Bernard Pez, sur la foi d'un manuscrit
de l'abbaye de Saint-Emmeram. (_Thesaur. anecdot. noviss._, t. III,
_Dissert, isagog._, p. xxij.) Il est plus que douteux que le surnom
d'Abélard vienne de l'abeille, quoique ses contemporains et saint
Bernard lui-même aient fait ce rapprochement. (Saint Bern. _Op._, ep.
CLXXXIX.) D'Argentré voit un nom de famille dans le nom de Pierre
Esveillard, _qu'ils appellent en France Abéilard. (L'Hist. de
Bretaigne_, l. I, c. XVI, et l. III, c. CIII, p. 74 et p. 236.) Les
textes latins écrits en Bretagne portent _Abaelardus. (Chroniq. de Ruys.
Recueil des Histor._, t. XII, p. 564.--_Mém. pour servir à l'Hist. de
Bretagne_, par D. Morice, t. I, p. 559.) C'était plutôt un surnom. Tous
les noms de famille ont bien commencé par des surnoms; mais très-rares
alors, ils se montraient sous la forme de titre féodal ou nom de fief
héréditaire. L'orthographe latine la plus correcte est, je crois,
_Abaelardus_. Dans ses propres ouvrages, il se nomme lui-même: «Hoc
vocabulum Abaelardus mihi.... collocatum est.» (Ouvr. inéd. _Dialect._,
p. 212 et 480.) Othon de Frisingen écrit _Abailardus_, et l'on trouve
aussi _Abaielardus_, et même _Abaulardus, Abbajalarius, Baalaurdus,
Belardus_. En français, _Abeillard, Abayelard, Abalard, Abaulard,
Abaalarz, Allebart, Abulard, Beillard, Baillard, Balard,_ etc., et dans
une ballade de Villon:

  Où est la très-sage Héloïs
  Pour qui fut chastré et puis moyne
  Pierre Esbaillart à Saint-Denys,
  Pour son amour eut cest essoyne?

Les formes les plus usitées sont _Abailard_ ou _Abélard_. Le dernière
est celle que préfèrent Bayle, _l'Histoire littéraire_, et M. Cousin.
(_Ab. Op._, praefat., p. 3; Not., p. 1141.--Bayle, _Dict. crit._, art.
_Abélard_.) Il n'existe aujourd'hui personne du nom d'Abélard dans le
canton de Vallet où le Pallet est situé, au témoignage de M. le juge de
paix du canton; mais le nom d'Abélard n'est point inconnu à Nantes comme
nom de famille, suivant MM. de la Jarriette et Demangeat.]

Cependant il avait conçu l'idée de devenir maître à son tour et de
régir les écoles, idée hardie chez un étudiant qui sortait à peine de
l'adolescence[19]. Mais sûr de sa force et confiant dans sa fortune, il
ne reculait devant aucune des ambitions de son orgueil. Il chercha un
lieu où il pût ouvrir un cours; il jeta les yeux sur Melun, ville alors
fort importante et qui était un siège royal. Guillaume, le maître qu'il
abandonnait, sentit le danger; quoiqu'il fût sur le point de renoncer à
sa chaire et de quitter le monde, il fit tous ses efforts pour empêcher
l'établissement d'une école nouvelle, ou du moins pour éloigner
davantage Abélard des murs de Paris. Il usa de secrètes manoeuvres afin
de lui faire interdire le lieu où on lui permettait de professer. Mais
le talent et la jeunesse trouvent aisément faveur et protection; le
vieux maître avait des jaloux; il s'était fait des ennemis parmi les
puissants de la terre; ils soutinrent son rival; la malveillance envers
Guillaume profita de l'odieux de celle de Guillaume envers Abélard; la
faveur du grand nombre prit ce dernier sous sa garde, et son voeu fut
réalisé, il eut une école. Tout cela se passait vers l'an 1102.

[Note 19: «Factum est ut ... ad scholarum regimen adolescentulus
aspirarem.» (_Ab. Op._, ep. I, p. 4.) C'est une opinion assez générale
qu'il avait vingt-deux ans. (_Histor. Eccl. paris._ a G. Dubois, t. I.
l. XI, c. VII, p. 777.) L'impression que sa jeunesse avait produite
paraît avoir duré au delà de sa jeunesse même. On l'appela longtemps _le
jeune Palatin_; du moins trouve-t-on ce titre en tête de quelques uns
de ses manuscrits. Car c'est ainsi, je crois qu'il faut entendre _Petri
Abaelardi junioris Palatini summi peripatetici editio_, et non pas
_Abélard le jeune_, puisqu'Abélard n'est pas un nom de famille.
D'ailleurs il n'avait cédé que ses droits d'aînesse et non son âge. On a
proposé de traduire: _le grand péripatéticien moderne_. (Cousin, Ouvr.
inéd. Introd. p. xiij.)]

Ce fut alors que son talent pour l'enseignement prit l'essor, et sa
renommée couvrit bientôt et la réputation naissante de ses condisciples,
et la célébrité établie des maîtres eux-mêmes. Nul ne semblait à ses
auditeurs digne ou capable de rivaliser avec lui dans l'art de la
dialectique; et chaque jour plus présomptueux, ne redoutant aucun
voisinage, il voulut rapprocher son école et la transporter à Corbeil,
place forte qui ne tarda pas à devenir un château royal comme Melun[20].
Là, plus près de Paris, il donnait pour ainsi dire l'assaut à la
citadelle de l'école de Notre-Dame.

[Note 20: Le comté de Melun et celui de Corbeil avaient été réunis,
puis séparés. Le premier revint d'abord à la couronne par la mort de
Rainauld, évêque de Paris et chancelier, comte de Melun; il y eut alors
un vice-comte (vicomte). Puis, Philippe Ier prit possession de la ville
qui était fortifiée comme tout chef-lieu de fief (_Meldunum castrum,
castellum_); il en fit un siège royal, c'est-à-dire qu'étant la ville
d'un domaine dont le roi était seigneur, elle devint une de ses
résidences et il y établit sa justice. Philippe Ier y mourut en
1108. C'est son successeur, Louis le Gros, qui réunit dans les mêmes
conditions le comté de Corbeil par l'abandon du neveu du dernier comte.
C'est à une époque bien voisine de cet événement, si ce n'est lors de
cet événement même, qu'Abélard vint à Corbeil. (_Ab. Op._. Not., p.
1195.)]

Cependant un travail excessif avait épuisé ses forces et altéré sa
santé. Il fut obligé de quitter la France, de voyager, et probablement
de visiter sa patrie, laissant après lui de vifs et longs regrets, et
sans cesse ardemment rappelé par tous ceux qu'intéressait l'enseignement
de la dialectique. Très-peu d'années se passèrent ainsi, celles
peut-être pendant lesquelles il entendit Roscelin; et il se sentait
rétabli, lorsqu'il apprit que son ancien maître avait abandonné la
chaire de Notre-Dame.

En 1108, au temps de Pâques, prenant l'habit religieux, l'archidiacre
Guillaume de Champeaux s'était retiré, avec quelques-uns de ses
disciples, près d'une chapelle au sud-est de Paris, où était ensevelie
une recluse morte en grand renom de piété.

Il y avait formé une congrégation volontaire de clercs réguliers, qui
devint plus tard l'abbaye de Saint-Victor. C'est là que, commençant une
vie de paix et de piété, il espérait trouver un abri contre les attaques
et les luttes qu'il prévoyait, ou même se préparer à l'épiscopat, qu'il
pouvait souhaiter comme une délivrance ou comme un asile.

Cette retraite qu'accompagnait un changement de vie assez éclatant, fit
sensation dans le clergé; on loua beaucoup la dévotion et l'humilité
d'un homme qui renonçait pour la solitude à un poste élevé dans l'Église
de Paris, aux chances apparentes d'une fortune plus grande encore; enfin
à une position qui, suivant ses disciples, équivalait presque au premier
rang dans le palais du roi[21].

[Note 21: «Cum esset archidiaconus, fereque opud regem primus,
omnibus quae possidebat demissis, in praeterito pascha, ad quamdam
pauperrimam ecclesiolam soli Deo serviturus se contulit,» dit un anonyme
qui écrit un an après l'avoir entendu et admiré, _tanquam angelum_.
(_Rec. des Histor._, t. XIV, p. 279.) D'autres fixent la date de cette
retraite en 1109. (Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. I, §2.)]

Hildebert, célèbre évêque du Mans, et dans la suite plus célèbre
archevêque de Tours, lui écrivit que c'était là vraiment
philosopher[22]; mais il l'exhorta vivement à ne point renoncer à
ses leçons. Guillaume suivit ce conseil; sa nouvelle résidence ne
l'éloignait point trop de Paris; sa nouvelle vie ne le séquestra pas du
monde savant. Dans sa retraite ouverte au public, il installa avec lui
la science, et il continua à faire des cours, inaugurant ainsi cette
grande école de Saint-Victor qui a joué un rôle important dans la
théologie et presque dans la religion[23].

[Note 22: «Hoc vere philosophari est.» (Hildeb., episc. cenoman.,
ep. 1.--G. Dubois, _Hist. Eccl. paris._, t. I, l. IX, c. ix.)]

[Note 23: Guillaume de Champeaux ne fut donc pas précisément le
fondateur officiel de la congrégation des chanoines réguliers de
Saint-Victor. On a même contesté qu'il ait été chanoine régulier,
quoique ce titre lui soit souvent donné, et qu'il ait au moins formé
dans cette maison une congrégation temporaire, ce qu'Abélard appelle un
_conventicule de frères, un ordre de clercs réguliers_, qui put être le
type et fut certainement l'origine de l'institution définitive. Avant
Guillaume, on prétend que la chapelle ou le prieuré de Saint-Victor
était desservi par des moines noirs, et dépendait de la célèbre
abbaye de Saint-Victor de Marseille, l'un et l'autre de la règle de
Saint-Benoît. En 1108, Guillaume s'établit dans le prieuré avec ses
disciples et en agrandit les bâtiments. En 1112, il devint évêque. En
1113, Louis le Gros changea le prieuré en abbaye et remplaça, dit-on,
les moines noirs par des chanoines de Saint-Rufe de Valence. Le premier
abbé fut Gilduin. (Cf. _Ab. Op._, ep. i, p. 5 et 6; Not., p. 1145.--_Vie
d'Abeillard_, par D. Gervaise, t. I, p. 22.--_Hist. litt. de la
France_ t. XII, art. _Hugues de Saint-Victor_, p. 3, et Gilduin, p.
476.--Dubois, _Hist. Eccl. paris._, loc. cit.--_Gallia Christ._, t. VII,
p. 656.)]

Tandis qu'il y parlait, entouré de ses nombreux élèves, il vit tout à
coup dans leurs rangs reparaître Abélard qui venait, disait-il, entendre
ses leçons sur la rhétorique. Mais le disciple apparent ne tarda pas à
provoquer son maître sur la question de philosophie qui préoccupait les
esprits. C'était cette question fameuse et redoutée qui avait perdu
Roscelin. Sur les universaux, la doctrine de Guillaume de Champeaux
était le contre-pied de celle du chanoine de Compiègne. Il professait le
réalisme le plus pur et le plus absolu, c'est-à-dire qu'il attribuait
aux universaux une réalité positive; en d'autres termes, il admettait
des essences universelles. Dans son système, tout universel était par
lui-même et essentiellement une chose, et cette chose résidait tout
entière dans les différents individus dont elle était le fond commun,
sans aucune diversité dans l'essence, mais seulement avec la variété
qui naît de la multitude des accidents individuels. Ainsi, par exemple,
l'humanité n'était plus le nom commun de tous les individus de l'espèce
humaine, mais une essence réelle, commune à tous, entière dans chacun,
et variée uniquement par les nombreuses diversités des hommes. Ainsi
du moins Abélard décrit la doctrine de son adversaire. Il l'attaqua
directement et la pressa d'arguments clairs et frappants. Si le genre,
disait-il, est l'essence de l'individu, si notamment l'humanité est une
essence tout entière en chaque homme, et que l'individualité soit un
pur accident, il s'ensuit que cette essence entière est en même temps
intégralement dans un homme et dans un autre, et que lorsque Platon est
à Rome et Socrate à Athènes, elle est tout entière avec Platon à Rome,
et dans Athènes avec Socrate. Semblablement, l'homme universel, étant
l'essence de l'individu, est l'individu même, et par conséquent il
emporte partout l'individu avec lui; de sorte que lorsque Platon est à
Rome, Socrate y est aussi, et que quand Socrate est à Athènes, Platon
s'y trouve avec lui et en lui. Là conduisait cette formule de Guillaume
de Champeaux que, dans les individus, la chose universelle subsistait
essentiellement ou dans la totalité de son essence[24].

[Note 24: _Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--Ouvr. inéd., _De Gener. et
Spec._, p. 613.]

Par ces objections et par d'autres qui semblaient autant d'appels au
sens commun, Abélard troubla tellement le maître longtemps incontesté
des écoles de Paris qu'il le contraignit de s'amender et de rétracter
ou effacer de la formule un mot décisif. Guillaume cessa de dire que
la chose universelle subsistait comme une seule et même chose
_essentiellement_ dans les individus, ce qui était dire qu'elle en
était l'essence. Il se réduisit à prétendre qu'elle subsistait ou
_individuellement_, on plutôt _indifféremment_ dans les individus[25].

[Note 25: D'après l'édition des oeuvres d'Abélard, et le texte de sa
première épître, reproduit dans le recueil de Dom Bouquet, l'_Historia
calamitatium_ donne _individualiter_, pour le mot substitué
à _essentialiter_; mais d'Amboise met en marge la variante
_indifferenter_: c'est le mot du manuscrit de la Bibliothèque du Roi,
d'un autre de la bibliothèque de Troyes, et de ceux que Rawlinson dit
avoir consultés; il paraît de tout point préférable, car la première
substitution, si elle a une valeur, annule le réalisme, et la seconde,
au contraire, exprime une doctrine qu'Abélard, dans ses ouvrages
didactiques, expose et réfute comme la seconde opinion de Guillaume de
Champeaux et la seconde forme du réalisme. (Cf. _Ab. Op. ibid._ Ouv.
inéd., Introd., p. cxx, cxxxiij et cxliij.--_De Gen. et Spec._, p.
513 et 516.--_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 279.--_Abail. et Hél._, par
Turlot, p. 16.--Voyez aussi plus bas l. II, c. VIII et suiv.)]

Or, si elle subsistait _individuellement_, elle n'était plus identique
et intégrale dans tous, elle avait une existence individuelle, ce qui
ne signifiait rien, ou signifiait que l'essence se divisait en
parties numériques semblables, mais non identiques, et par conséquent
indépendantes. Si elle subsistait _indifféremment_ dans les individus,
elle existait comme l'élément non différent (_indifferens_) des
différents individus; manière technique d'exprimer qu'elle était ce
qu'il y avait de commun et de semblable dans les membres d'un même genre
ou d'une même espèce. Des deux façons, c'était abjurer, ou se
réfugier dans un réalisme mitigé, qu'Abélard appelle la doctrine de
l'indifférence, et au sein de laquelle il ne laissa pas son professeur
en repos.

Cette question des universaux était depuis un temps la question
dominante de la dialectique et comme la pierre de touche des maîtres
et des écoles. Celui qui faiblissait sur ce point perdait aussitôt son
crédit et toute confiance en lui-même. Quiconque se rétractait en cela
renonçait à convaincre et à guider. Du jour où Guillaume de Champeaux
eut corrigé ou délaissé son opinion, le découragement le prit, ses
leçons furent négligées; à peine l'écouta-t-on encore, à peine lui
permit-on de s'expliquer sur les autres parties de la dialectique. Il
semblait que ce point abandonné eût emporté toute la science avec lui.
En même temps, la doctrine et la position d'Abélard acquirent plus de
force et d'influence; beaucoup de ceux qui l'attaquaient auparavant
passèrent de son côté. De toutes parts, et du sein même de l'école
opposée, on accourut dans la sienne.

En quittant le cloître de Notre-Dame pour l'institut naissant de
Saint-Victor, Guillaume n'avait point laissé sa chaire déserte. Un
successeur s'y était assis et devait y continuer son oeuvre; mais le
gouvernement de la science avait passé en d'autres mains; découragé ou
converti, le nouveau maître offrit sa place à Abélard, et se rangea
parmi ses auditeurs. L'empire de l'école lui fut ainsi régulièrement
dévolu, car c'était alors une règle qu'on ne pouvait enseigner qu'avec
l'autorisation d'un maître reconnu, et comme son suppléant et son
délégué. Enseigner de son propre chef, ce qu'on appelait enseigner sans
maître[26] était une témérité et presque un délit. Aussi, ne pouvant
plus l'attaquer lui-même, Guillaume au désespoir attaqua-t-il son propre
successeur; de honteuses accusations furent dirigées contre lui, dont
la plus grave sans doute et la moins avouée était sa déférence pour
Abélard. Il fut interdit, et comme Guillaume de Champeaux était
apparemment resté titulaire de sa chaire, il la fit donner à quelque
adversaire anonyme du nouveau docteur, qui fut forcé de retourner à
Melun, et d'y recommencer ses leçons.

[Note 26: _Sine magistro_, sans avoir ou la maîtrise ou
l'autorisation magistrale. (_Ab. Op._, ep. 1; p. 10.) Il fallait,
suivant M. Troplong, obtenir la licence du maître des études ou
scolastique, appelé aussi chancelier, ou bien être disciple d'un maître
titulaire et enseigner sous sa direction. De là sont venus peu à peu
tous les grades académiques, _maître, licencié, docteur_ (Cf. _Hist.
litt. de la Fr._, t. IX, p. 8l, et t. XII, p. 93.--Pasquier, _Rech. de
la France_, l. IX, c. xxi.--D. Brial, préf. du t. XIV des _Hist. fr._,
p. xxxi.--Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. 1, p. 132, 135, 161,
256, etc.--Troplong, _Du Pouv. de l'État sur l'enseignement_, c. x.).]

Mais la victoire fut passagère; en écartant pour un moment un formidable
rival, on ne retrouvait ni la foi ni la puissance. De loin, il
intimidait, il abaissait encore ceux qui s'étaient délivrés de sa
présence. La vie s'était comme retirée d'eux; la malignité publique les
poursuivait et minait ce qui pouvait leur rester d'autorité. Elle se
prit à Guillaume de Champeaux, et les doutes railleurs des écoliers
sur le désintéressement de sa piété, sur les motifs de sa retraite, le
forcèrent bientôt à se retirer, lui, la congrégation qu'il avait formée,
et ce qu'il avait encore de disciples, dans une maison de campagne
éloignée de la ville[27].

[Note 27: Une maison de campagne ou un hameau, car _villa_ a ces
deux sens; _ad villam quamdum ab urbe remotam_. Brucker dit que ce lieu
était le vieux prieuré (_veteres cellae,_), peut-être le même où fut
fondé Saint-Victor. (_Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--_Hist. crit. phil._, t.
III, p. 733.)]

Abélard se hâta de se rapprocher. Comme l'école de la Cité restait
toujours occupée, il s'établit hors des murs, sur la montagne
Sainte-Geneviève, et dans le cloître même, dit-on, de l'église dédiée à
la patronne de Paris. Cette colline, destinée à devenir comme le Sinaï
de l'enseignement universitaire, était alors l'asile où se réfugiait
l'esprit d'indépendance, le poste où se retranchait l'esprit d'agression
contre l'autorité enseignante. Des écoles privées, plutôt tolérées
qu'autorisées par le chancelier de l'Église de Paris, s'y ouvraient
aux auditeurs innombrables que ne pouvaient contenir ou satisfaire
les écoles de la Cité. Ainsi Joslen de Vierzy, qui devait un jour,
en qualité d'évêque, juger Abélard, donnait à ses côtés des leçons
tendantes au nominalisme, malgré la défaveur qui s'attachait à cette
doctrine[28]. Les étudiants étaient divisés par conférences, sous
des professeurs ou répétiteurs qui aspiraient à la maîtrise ou à la
renommée. Mais par _sa science éprouvée_ et _par son éloquence sublime_
(ce sont les expressions de ses ennemis), Abélard effaçait tout le
monde. L'originalité de son esprit lui inspirait des nouveautés hardies
qui séduisaient la foule et confondaient ses rivaux. Osant ce que nul
n'avait osé, insultant à tout ce qu'il n'approuvait pas, il provoquait
la lutte par ses témérités et la décourageait par la terreur de sa
dialectique[29].

[Note 28: D'après Duboulai, l'Université de Paris se serait formée
de la réunion de l'école palatine, de l'école épiscopale et de celle de
Sainte-Geneviève. Il ne prouve pas que la première subsistât encore au
commencement du XIIe siècle; la seconde dominait la Cité, et continua
d'y subsister à l'ombre de la Métropole, toujours plus théologique,
plus ecclésiastique, plus soumise à l'autorité du premier chantre ou
chancelier de l'Église de Paris qui paraît avoir été, jusqu'au temps
de Louis le Gros, le magistrat de l'instruction publique. Le chef
de l'enseignement ou _maître recteur_, ce qu'on appelait d'abord
le primicier, dut, là comme ailleurs, être le _scholasticus_ ou
_scholaster_, (écolâtre), _magister scholae_ ou _capischol_. Le nombre
des étudiants s'étant fort accru ne put être retenu entre les deux
ponts ou dans l'Ile, et s'étendit sur la montagne Sainte-Geneviève. Il
s'établit une école à l'abbaye du même nom (emplacement du collège Henri
IV); et des écoles particulières s'ouvrirent sur la pente septentrionale
de la colline: de là le pays latin. (_Hist. Univ. paris._, t. I, p. 257,
267, 272, 280). Joslen, Goselen ou Joscelin, surnommé Le Roux, d'une
famille noble dite de Vierzi, enseigna d'abord sur la montagne
Sainte-Geneviève, puis devint archidiacre, et plus tard évêque de
Soissons (1125 ou 1126); et comme tel, il siégea au concile de Sens où
Abélard fut condamné. (Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. XVII.--
_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 297.--_Hist. litt._, t. IX, p. 32 et t.
XII, p. 412.)]

[Note 29: «Probatae quidem scientiae, sublimis eloquentiae, ...
inauditarum erat inventor et assertor novitatum, et suas quaerens
statuere sententias, erat aliarum probatarum improbator. Undo in odium
venerat eorum qui sanius sapiebant, et sicut manus ejus contra
omnes, sic oinnium contra eum armabantur. Dicebat quod nullus antea
praesumpserat.» (_Ex. vit. S. Gostini acquicinct. abb., I. I. Rec. des
Hist.,_ t. XIV, p, 442.)]

Il est probable que, combattant à la fois le réalisme de Guillaume de
Champeaux et le nominalisme déguisé de Joslen, il ne manquait ni de
jaloux ni d'ennemis. On raconte que ceux-ci, poussés à bout, voulurent
enfin lui susciter un contradicteur, et cherchèrent dans leurs rangs un
adversaire courageux qui essayât de lui tenir tête. «C'est un chien qui
aboie,» disaient-ils, «il le faut chasser avec le bâton de la vérité.»
Il y avait dans l'école de Joslen un jeune homme de Douai, qui se
montrait plein d'ardeur et d'intelligence. Il se nommait Gosvin, et il
n'aspirait qu'à l'honneur de se mesurer avec le terrible novateur. Il
fut choisi. Son maître qui l'aimait s'efforça de le dissuader de
cette dangereuse entreprise; il lui représenta qu'Abélard était plus
redoutable encore par la critique que par la discussion, plus railleur
que docteur, qu'il ne se rendait jamais, n'acquiesçant pas à la vérité
si elle n'était de sa façon[30], qu'il tenait la massue d'Hercule et
ne la lâcherait point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer à la risée
en l'attaquant, il fallait se contenter de démêler ses sophismes et
d'éviter ses erreurs. Le jeune élève persista, et tandis que ses
camarades réunis par groupes dans leurs logements, comme des soldats
sous leurs tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec lui
quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Geneviève. Il se comparait à
David marchant à la rencontre de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans
qu'Abélard, qui devait alors approcher de trente ans, il était petit,
grêle, d'une figure agréable, avec le teint d'un enfant. Il entra
bravement dans l'école et trouva le maître faisant sa leçon à ses
auditeurs attentifs. Il prit aussitôt la parole, et l'interpella
hardiment; mais Abélard, lançant sur lui un regard dédaigneux et
menaçant: «Songez à vous taire,» lui dit-il avec hauteur, «et
n'interrompez point ma leçon.» L'enfant qui n'était pas venu pour se
taire insista avec énergie; mais il ne put obtenir une réponse. Sur sa
mine, Abélard ne pensait pas qu'il en valût la peine, et levait les
épaules sans l'écouter; mais ses disciples qui connaissaient Gosvin lui
dirent que c'était un subtil disputeur, et l'engagèrent à l'entendre.
«Qu'il parle donc,» dit Abélard, «s'il a quelque chose à dire.» Le jeune
athlète, libre enfin d'entrer en lice, commença l'attaque. Il posa sa
thèse, et ouvrit une controverse en règle. Nous ignorons quel en était
le sujet, quels en furent les détails et les incidents, et toute cette
histoire ne nous est connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut
un jour abbé[31]. Mais selon lui, le petit David terrassa le géant; il
conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire par la gravité de sa
parole; puis, il enlaça si savamment son adversaire par des assertions
qu'on ne pouvait ni éluder ni combattre qu'il lui ferma peu à peu tout
moyen d'évasion et parvint graduellement à le réduire à l'absurde. Ayant
ainsi _garrotté ce Protée par les indissolubles liens de la vérité_, il
redescendit triomphalement la montagne, et en rentrant dans les salles
où l'attendaient ses condisciples impatients, il fut accueilli par des
cris de victoire et d'allégresse.

[Note 30: «Non disputator, sed cavillator, plus joculator quam
doctor.... Quod pertinax esset in errore, et quod, si secundum se non
esset, nunquam acquiesceret veritati.» (_Id. ibid._, p. 443.)]

[Note 31: On attribue à Alexandre, successeur de Gosvin au titre
d'abbé d'Anchin, ou plus exactement à deux moines qui l'avaient connu et
n'écrivaient que huit ou dix ans après sa mort, la biographie d'où nous
extrayons ce récit. Elle a été imprimée a Douai en 1620, et insérée
par fragment dans le _Recueil des Historiens des Gaules_. (T. XIV, p.
441-445.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 605.)]

Quoi qu'on doive penser de cette anecdote, on ne voit pas que Gosvin
ait suscité contre Abélard une résistance ou une concurrence bien
formidable. Si ses amis vinrent le prier d'ouvrir école à son tour, il
n'osa le tenter à Paris, ou du moins sa tentative n'y a laissé nulle
trace. C'est à Douai, sa ville natale, qu'il paraît avoir fondé un
véritable enseignement; et il devint, en 1131, abbé d'Anchin, en
attendant la canonisation, car on l'appelle saint Gosvin. Mais nous le
retrouverons plus tard.

Rien cependant n'arrêtait la marche ascendante d'Abélard. Du haut de sa
montagne, il devenait de fait le maître des écoles, et celui qui dans
la Cité en occupait la place n'était plus qu'un vain simulacre sur une
chaire impuissante.

À ces nouvelles, Guillaume de Champeaux veut faire un dernier effort.
Il quitte les champs, il reparaît; il ramène la congrégation à
Saint-Victor; il rassemble tous ses partisans, comme s'il venait
délivrer dans l'école son soldat, sentinelle abandonnée. Ce retour
commença par perdre ce triste remplaçant; il avait encore quelques
auditeurs; on trouvait qu'il était habile à expliquer Priscien, écrivain
plus recommandable en grammaire qu'en philosophie. On l'abandonna; il
fut obligé de quitter sa chaire, et ses élèves retournèrent à Guillaume
de Champeaux, qui lui-même, désespérant de la gloire mondaine, sembla
de plus en plus se tourner vers la vie monastique. Cependant les hommes
secondaires ayant ainsi disparu, rien ne s'interposait plus entre
Abélard et Guillaume. Devant eux l'arène était ouverte et libre, et le
combat s'engagea entre les deux écoles, entre les deux maîtres. Peut-on
demander quelle fut l'issue de la lutte? D'un côté était l'espérance,
la nouveauté, la jeunesse. De l'autre, les souvenirs d'une autorité
incontestée, d'une influence vieillie, d'une domination facile, tout ce
qui perd les pouvoirs menacés de révolution. Chaque jour des victoires
de détail venaient préparer le triomphe d'Abélard, et couronnaient
le maître dans ses élèves. Enfin l'événement prononça. «Si vous me
demandez,» dit Abélard, en citant Ovide, «quelle fut la fortune du
combat, je vous répondrai comme Ajax: Il ne m'a pas vaincu [32].»

[Note 32: Si quaeritis hujus Fortunam pugnae, non sum superatus ab
illo.

Ovid. _Metam._, 1. XIII.--_Ab. Op_., ep. 1, p. 7.]

En effet, bientôt la lutte cessa d'être possible. Plus de résistance,
plus même de rivalité. Abélard allait régner sans partage dans l'école,
lorsqu'il fut encore obligé de quitter la France. Son père s'était,
comme on disait alors, converti. Il venait d'embrasser la vie
religieuse, et Lucie, sa femme, se disposait, suivant la règle, à imiter
cet exemple. Tendrement aimée de son fils, elle l'appela près d'elle.
Tous deux avaient leurs adieux à se faire dans le siècle. Il partit,
il revit la Bretagne et sa mère, et quand après une courte absence il
revint à Paris; il trouva l'école silencieuse et libre. Guillaume de
Champeaux, abandonnant à la fois la retraite et l'enseignement,
s'était réfugié dans les dignités ecclésiastiques. Il était évêque de
Châlons-sur-Marne.

Ç'avait été un professeur très-habile, un logicien très-ingénieux, et
sa réputation était grande; mais elle avait vieilli. Il n'avait su ni
souffrir la contradiction ni repousser l'attaque. Son caractère manquait
à la fois de générosité et d'énergie, et, dans le combat, son esprit lui
fit faute. Mais il fut un prélat pieux et respecté, placé à la tête de
l'épiscopat des Gaules pour la science de l'Écriture sainte. On comprend
que celui qui avait régi si longtemps les _Écoles sublimes_ (tel était
le nom donné aux cours de haute science) devait faire un grand évêque:
aussi en a-t-il reçu le titre[33]. Il administra son diocèse pendant
sept années et mourut regretté de saint Bernard dont il était l'ami et à
qui, le premier peut-être, il fit connaître Abélard[34].

[Note 33: «Magnum Wuillelmum episcopum, qui sublimes scholas
rexerat.» (_Ex Chron. mauriniae. Recueil des Histor._, t. XII,
p.76.--Saint Bern. _Op_., t. I, p. 13.)]

[Note 34: La date de l'élection de Guillaume de Champeaux, comme
celle de sa mort, est controversée. Les uns veulent qu'il ait été évêque
en 1112 et soit mort en 1119 (Duchesne, _Ab. Op_.; Not., p. 1147 et
1163.--Gervaise, _Vie d'Ab._, t. I, p. 23); les autres, que la promotion
soit de 1113 et le décès de 1121, le 22 mars. (Mabillon, saint Bern.,
_Op_., t. I, p. 13, 61 et 302.--Durand et Martene, _Thes. nov. anecd._,
t. V, p.877.--_Gallia Christ._, t. IX, p. 878.--D. Brial, _Rec. des
Hist._, t. XIV, p. 279.--_Hist. litt. de la Fr._, t. XII, p. 476, et
t. X, p. 310 et 311.) Des deux côtés on invoque des textes. Les tables
manuscrites de l'évêché de Châlons portaient qu'il avait administré
pendant sept ans.]

On était en 1113; Abélard, dans la force de l'âge et du talent, avait
constitué son enseignement, son autorité, presque sa gloire. Il dominait
l'école de Paris; c'était être dictateur dans la république des lettres.

Ses doctrines avaient pris leur caractère définitif. A l'exception de la
théologie, dans laquelle il lui restait encore des progrès à faire, il
avait à peu près fermé le cercle de ses études. Ses contemporains ont
vanté son savoir et l'ont dit égal à la science humaine, éloge quelque
peu hyperbolique[35]. Nous avons vu qu'il n'était point versé dans
l'arithmétique, ni probablement dans aucune des sciences du calcul.
Ceux qui veulent qu'il n'ait rien ignoré, même le droit, chose plus que
douteuse, citent en preuve une anecdote qui indiquerait seulement
qu'il ne comprenait pas une loi des empereurs Valentinien, Théodose et
Arcadius sur les limites[36]. Il ne possédait bien d'autre langue que le
latin; le grec, dont l'étude était d'ailleurs alors difficile et rare,
ne lui était, je crois, connu que par quelques mots de la langue
philosophique. Il avoue qu'il ne lisait les auteurs grecs que dans la
traduction, et l'on n'a nulle preuve qu'il entendît l'hébreu[37]. Mais
son instruction littéraire était fort étendue; elle embrassait à peu
près tous les auteurs de l'antiquité latine connus de son temps, et le
nombre en était plus grand qu'on ne pense. Le XIIe siècle était plus
lettré que le XVe ne l'a laissé croire, et il n'est pas sûr que l'esprit
humain ait tout gagné à cesser de se développer suivant la direction que
le moyen âge lui avait donnée, et à subir cette révolution qu'on appelle
la renaissance.

[Note 35: Il est dit de lui dans une épitaphe: «Ille sciens quicquid
fuit ulli scibile;» et à la fin: «cui soli patui; scibile quicquid
erat.» C'est aussi de lui qu'on a dit: «Non homini, sed scientiae dees;
quod nescivit.» (_Ab. Op_., préf. _in fin_.--Gervaise, t. II, p. 150.)]

[Note 36: C'est la loi _quinque pedum Praescriptione, C. fin.
regund._, l. III, tit. XXXIX. Sur cette loi, qui n'est pas fort claire
en effet, Accurse dit que Pierre Baylard (_Petrus Baylardus_), qui se
vantait de donner un sens raisonnable à tout texte, quoique difficile
qu'il fût, a dit: Je ne sais pas. Or, cela ne signifie point que
Baylardus sût le droit; de plus, on conteste que ce Baylardus soit
Abélard, et l'on dit que ce pourrait être un Johannes Bajolardes,
professeur de droit dont parle Crinitus. Enfin il n'est rien moins
qu'établi que le _Codex repetitae proelectionis_, d'où cette loi est
extraite, et même les textes du droit romain en général fussent connus
en France avant la mort d'Abélard. On dit que l'enseignement du droit
commença à Bologne vers 1180, et à Paris vingt ans après. La question me
paraît bien discutée dans Bayle. (Cf. _Ab. Op._, préf. apolog.--Accurs.
_v° Praescript._--Alciat. _Lib. de quinq. ped. Praescr._--Crinitus, _De
Honest. Discip._. l. XXV, c. IV.--Pasquier, _Recherches de la Fr._, l.
VI, c. xvii, et l. IX, c. xxviii.--Bayle, art. _Abélard._--Duboulai,
_Hist. Univ._, t. II, p. 577-680.)]

[Note 37: Ouvr. inéd., Introd. xliii, xliv, et _Dialec._, p. 200 et
206. Je parle de l'hébreu, parce qu'on avait alors la prétention de le
savoir. Tous les historiens et même Abélard disent qu'Héloïse le savait,
et d'Amboise a montré que les juifs, qui en général ont conservé la
connaissance de leur langue, participaient au mouvement des études à
Paris. (_Ab. Op._, préf. _in fin._) Abélard ne me semble savoir de cette
langue que les mots cités par les interprètes des bibles latines (Voyez
son _Hexameron_, passim, et du présent ouvrage, le liv. III, c. viii.)]

Toutefois la véritable science d'Abélard était la philosophie. C'est lui
qui a fixé la forme, sinon le fond de la scolastique. Rien, s'il faut en
croire ses auditeurs, ne peut donner idée de l'effet qu'il produisait en
l'enseignant, et jamais aucune science ne paraît avoir eu de propagateur
plus puissant. Comme chef d'école, il rappelle, s'il n'efface, pour
l'éclat et l'ascendant, les succès des grands philosophes de la Grèce.
Cependant cet enseignement était plus original par le talent que par
les idées, et supposait plus de sagacité critique que d'invention.
Non content d'expliquer avec une facilité et une subtilité que ses
contemporains déclaraient sans égales, les secrets de la logique
péripatéticienne et de promener les esprits attachés au fil du sien
dans les détours de ce labyrinthe dont il trouvait toujours l'issue, il
mêlait, autant qu'il était en lui, à l'interprétation de la brièveté
profonde de ce qu'il connaissait du texte l'analyse intelligente et
libre des commentaires et des additions de Boèce et de Porphyre;
il complétait ses exposés par des citations, bien comprises et
lumineusement développées, de Cicéron qui, lui aussi, a traité, dans ses
Topiques et dans quelques passages de la Rhétorique à Herennius, des
parties de la logique; de Thémiste, qui a laissé des paraphrases
d'Aristote; de Priscien, qui a touché à la logique par la grammaire;
enfin de saint Augustin, qui passait pour l'auteur d'un traité alors
étudié sur les catégories, et qui a dû peut-être à son rôle dans la
scolastique quelque chose de son influence dominante sur la théologie
française. Le caractère éminent de l'enseignement d'Abélard était,
suivant un de ses auditeurs, une clarté élémentaire. On trouvait qu'il
fuyait l'appareil pédantesque, et qu'il mettait la science à la portée
des enfants[38].

[Note 38: Johan. Saresb. _Metal._, l. III, c. i.--Il serait
intéressant de fixer la liste des ouvrages anciens que les philosophes
avaient dans les mains aux différents âges de la scolastique. Jourdain a
bien avancé ce travail pour les écrits d'Aristote. Thémiste, qui est du
IVe siècle, avait laissé des commentaires sur Aristote, dont il reste
quelques-uns, comme ceux sur les Derniers Analytiques, la Physique, le
Traité de l'Ame; Priscien, du VIe siècle, a écrit sur toutes les parties
de la Grammaire. La Rhétorique à Herennius a fourni plusieurs passages
aux livres d'Abélard, et avant comme après lui on a longtemps attribué à
saint Augustin deux traité sur les principes de la dialectique, et sur
les dix catégories. Abélard avait certainement sous les yeux la
version des deux premiers traités qui composent l'Organon, celle
de l'Introduction de Porphyre et quatre ouvrages de Boèce. Quant à
Priscien, Thémiste, etc., on ne sait s'il les connaît autrement que par
des citations. (Cf. ci-après, l. II, c. i et iii.--_Recherches sur les
traductions d'Aristote_, par A. Jourdain.--Ouvr. inéd. d'Ab., Introd.
p. xlix et 1; _Dialect._, p. 229.--Saint Augustin, _Op._, t. I,
append.--Tennemann, _Man. de l'Hist. de la Phil._, t. I, sec. 233.)]

A cet enseignement purement philosophique et qui n'était ni sans
austérité ni sans sécheresse, se mêlaient quelques digressions
littéraires, et même, au dire de ses contemporains, il ne s'interdisait
pas les plaisanteries et le badinage[39]. Autant que le lui permettait
la rigueur de son esprit passionnément raisonneur, il tempérait les
âpretés de la logique par quelques souvenirs des poëtes qu'il aimait.
Virgile et Horace, Ovide et Lucian, toujours présents à sa mémoire, lui
fournissaient des citations ou des allusions souvent heureuses; eux
aussi, il les invoquait comme une autorité; de ce qu'ils avaient chanté,
il dit quelquefois: _Il est écrit. (_Scribitur, scriptum est._)

[Note 39: «Plurimum in inventionum subtilitate, non solum ad
philosophiam necessariarum, sed et pro commovendis adjocos animis
hominum utilium valens.» (Ott. Fris. _de Gest. Frid._, l. I, c.
XLVII.--_Rec. des Hist._, t. XIII, p. 654)]

Mais son vrai maître, c'était toujours celui qui avait instruit
Alexandre, et qui semblait devoir, comme par continuation, être le
précepteur du conquérant de l'école. L'esprit perçant d'Abélard
donnait, dans les cas douteux, raison au créateur de la science sur ses
continuateurs, et par lui l'autorité d'Aristote s'élevait peu à peu à
l'infaillibilité. Et cependant il n'en faisait encore que le premier des
péripatéticiens ou le prince de la dialectique. C'était Platon qu'il
appelait le plus grand des philosophes[40]. Il s'incline devant lui
presque sans le connaître, et toutes les fois qu'il peut trouver dans la
tradition ou dans quelques citations éparses de ses ouvrages une idée
qu'il comprenne assez pour l'appliquer à ce qu'il étudie, il lui
fait place avec respect, il essaie d'y subordonner les idées
péripatéticiennes et voudrait, s'il le pouvait, platoniser la
dialectique d'Aristote.

[Note 40: _Ab. Op., Introd. ad theol._, p. 1012, 1026, 1032, 1070 et
1134.--Ouvr. inéd. _Dialect._, p. 204 et 205. Cette autorité si grande
de Platon, que l'on connaissait si peu, venait des Pères de l'Église et
surtout de saint Augustin.]

Mais bien qu'il ait grand soin, en toute question, de rechercher ce que
disait l'autorité avant de se demander ce que dicte la raison, il ne
craint pas de suivre parfois l'inspiration de sa propre intelligence, et
après avoir emprunté la science, il lui prête du sien pour l'enrichir.
Il ne s'interdit pas d'être lui-même, et il a réussi à passer pour
inventeur; on lui attribue un système et une secte. En effet, il s'est
flatté d'avoir produit une solution nouvelle de cette grande et capitale
question, dont il fait lui-même le noeud gordien de la philosophie.

Quand il eut réfuté le réalisme dans Guillaume de Champeaux, il
prétendit se garantir du nominalisme, et il réfuta Roscelin. Il insista
principalement sur cet argument que, s'il n'existe à la lettre que des
individus, les noms généraux seront eux-mêmes des noms d'individus; et,
de la sorte, les individualités seront identiques aux généralités,
les parties se confondront avec le tout, et c'en sera fait de toute
différence essentielle, de toute différence qui sépare les espèces
des genres, les individus des espèces, et les parties des touts. On
retomberait ainsi par une autre voie dans l'unité confuse à laquelle
mène le réalisme, ou bien il faudrait mutiler la science et égaler
au néant tout ce qui est désigné par les noms généraux. Or, ces noms
généraux ont certainement une valeur. Ils répondent à ce qu'entend
l'esprit de l'homme, lorsqu'il embrasse une collection d'individus ou de
choses particulières, en les rapprochant par leurs communs caractères,
et lorsqu'il _conçoit_ cette multitude comme une unité, ou l'un des
êtres qui la composent comme faisant partie de cette totalité. Ainsi
les universaux sont les expressions de _conceptions_ fondées sur les
réalités[41].

[Note 41: Ouvr. inéd., _De Gener. et Spec._, p. 522, 524 et
suiv.--Voyez aussi le livre II de cet ouvrage, c. viii, ix et
x.--Abélard a bien donné, d'après Boèce, cette théorie de la formation
des idées générales; mais il n'a pas soutenu que les genres et les
espèces ne fussent rien que ces idées. Sa doctrine est plus subtile et
plus scientifique. Ce sont les modernes qui n'en ont extrait que cela.]

Telle était la doctrine qu'Abélard passe pour avoir soutenue, et que les
classificateurs de systèmes ont appelée le _conceptualisme_. Ce nom se
lit dans les histoires de la philosophie, qui cependant ont toutes
été écrites avant que les ouvrages philosophiques d'Abélard fussent
connus[42].

[Note 42: Ces ouvrages n'ont en effet paru qu'en 1836. Aucun des
auteurs antérieurs à cette époque ne dit les avoir étudiés ou connus en
manuscrit. Ce qu'on avait de plus certain sur la philosophie d'Abélard,
c'était quelques lignes sommaires et obscures dans l'_Historia
calamitatum_, et le dire plus clair, mais non moins succinct, d'Othon de
Frisingen et de Jean de Salisbury. (_Ab. Op._, ep. i, p. 5.--Ott. Fris.
_De Gest. Frid._, l. I, c. CLVII, et Johan. Saresb., _Rec. des Hist._,
t. XIV, p. 300.)]

L'ardeur de l'esprit, la curiosité de savoir, l'ambition de vaincre ne
permettaient pas qu'Abélard se contentât d'une autorité sans combat;
c'était un génie militant. Le nouvel élève d'Aristote avait aussi la
passion des conquêtes. Roi dans la dialectique, il voulut dominer encore
dans la théologie. Il résolut d'en faire désormais sa principale étude.

Le maître qui tenait le sceptre de cette science était Anselme de Laon.
Né dans la première moitié du XIe siècle, après avoir étudié sous
Anselme de Cantorbery, il avait commencé à enseigner lui-même à Paris,
et Guillaume de Champeaux était un de ses disciples. Depuis plus de
vingt ans, retiré à Laon, sa patrie, scolastique ou chancelier de cette
église, doyen du chapitre métropolitain, il enseignait la théologie avec
beaucoup d'éclat, et le clergé, même l'épiscopat se peuplaient de ses
élèves. Sa manière d'enseigner était simple. C'était un commentaire
suivi et presque interlinéaire du texte de l'Écriture. Mais il s'était
acquis tant de réputation que ses leçons attiraient à Laon des auditeurs
de toutes les parties de l'Europe, et qu'il est compté parmi les
auteurs de la célébrité de l'école des Gaules[43]. Cette autorité, déjà
ancienne, il la devait au temps plus encore qu'au mérite; du moins
Abélard le dépeint-il comme un vieillard orthodoxe, instruit, disert,
mais dont l'esprit manquait de fermeté et de décision. Qui l'abordait
incertain sur un point douteux le quittait plus incertain encore. Il
charmait ses auditeurs par une étonnante facilité d'élocution, mais
le fond des idées était peu de chose, et il ne savait ni résister ni
satisfaire à une question. «De loin,» dit Abélard, «c'était un bel arbre
chargé de feuilles; de près, il était sans fruits, ou ne portait que la
figue aride de l'arbre que le Christ a maudit. Quand il allumait son
feu, il faisait de la fumée, mais point de lumière[44].»

[Note 43: _Hist. litt. de la Fr._, t. X, p. 170.]

[Note 44: _Ab. Op._, ep. I, p. 7.]

Cependant le jeune docteur de Paris vint l'entendre, il se mêla à ses
disciples: on devine qu'il ne fut pas captivé longtemps. Il ne pouvait
_rester longtemps oisif à son ombre_[45], ni suivre après s'être
habitué à conduire. D'abord il se contenta de négliger les leçons. Il
y paraissait de loin en loin. Les plus éminents des autres élèves,
satisfaits et fiers de leur maître, virent avec déplaisir cette
dédaigneuse indifférence; il s'en plaignirent assez haut, et
naturellement ils aigrirent l'esprit d'Anselme. Il arriva qu'un jour,
après avoir entre eux conféré sur quelques points de doctrine, les
écoliers se mirent à se provoquer par jeu sur les matières théologiques.
Un d'eux, comme pour éprouver Abélard, lui demanda ce qu'il pensait de
l'enseignement sacré, lui qui n'avait encore étudié que les sciences
naturelles[46]. Il répondit que rien n'était plus salutaire qu'une
science où l'on apprenait à sauver son âme; mais qu'il ne pouvait assez
admirer qu'à des hommes lettrés il ne suffît pas, pour comprendre les
saints, du texte de leurs écrits et d'une glose, et qu'on ne devrait pas
avoir besoin d'un maître. Cette réponse en amena de contraires, et la
plupart des assistants, raillant Abélard, lui demandèrent s'il pourrait
faire ce qu'il conseillait, le défièrent de l'entreprendre. Il répliqua
que si l'on désirait le mettre à l'épreuve, il était tout prêt. «Soit,
nous le voulons bien,» s'écrièrent-ils tous, et d'un ton plus moqueur
encore. «Que l'on me cherche donc,» reprit-il, «et qu'on me donne
quelqu'un pour exposer un point peu connu de l'Écriture.» Tous
s'accordèrent pour choisir la très-obscure prophétie d'Ézéchiel, qui
passait pour un des écrivains sacrés les plus difficiles. On eut bientôt
pris un _expositeur_ qui devait, selon l'usage, lire le texte et faire
connaître l'état de la question, et Abélard les invita pour le lendemain
à sa leçon. Aussitôt quelques-uns s'empressant, avec un intérêt
véritable ou affecté, de lui donner des conseils qu'il ne demandait
pas, l'engagèrent à ne se point tant hâter; et lui remontrèrent que
l'entreprise était grande, qu'elle exigeait des recherches et quelque
précaution, et qu'il devait songer à son inexpérience. «Ce n'est point
ma coutume,» répondit-il avec vivacité, «de suivre l'usage, mais d'obéir
à mon esprit[47].» Et il ajouta qu'il romprait tout, si l'on ne se
conformait à sa volonté, en ne différant point de se rendre à ses
leçons. A la première, il eut peu d'auditeurs; on trouvait ridicule que,
dénué presque entièrement de lecture sacrée, il se hâtât d'aborder la
science. Cependant tous ceux qui l'entendirent furent si enchantés
qu'ils lui donnèrent de grands éloges, et le pressèrent de composer
une glose conforme à sa leçon. Au récit de cette première épreuve, on
accourut à l'envi pour assister aux suivantes, et tous se montraient
empressés à transcrire les gloses qu'à la prière générale il s'était mis
à rédiger.

[Note 45: «Non multis diebus in umbra ejus otiosus jacul.» (_Id._,
p. 8.)]

[Note 46: «Qui nondum nisi in physicis studuerat.» (Ep. i, p. 8.)]

[Note 47: «Respondi non esse meae consuetudinis per usum proficere,
sed per ingenium.» (Ep. I, p. 8.)]

Le vieux Anselme s'émut au bruit d'une telle témérité. La douleur et la
colère furent extrêmes. Comme Pompée, à qui Abélard le compare pour la
grandeur de son attitude et le néant de sa puissance, il voulut défendre
l'ombre de son autorité contre le jeune César de la science[48]. Il
devint son ennemi et le combattit dans la théologie, comme avait fait
Guillaume de Champeaux dans la philosophie. Il se trouvait alors, dans
l'école de Laon, deux étudiants qui se distinguaient entre tous, Albéric
de Reims et Lotulfe de Novare. L'un d'eux, le premier, a laissé un nom
dans l'histoire littéraire[49]. Plus ils avaient de mérite, plus ils
nourrissaient de grandes espérances, et plus ils devaient concevoir
d'aversion contre le nouveau venu. Ils circonvinrent le vieillard et
l'entraînèrent à interdire à ce successeur inattendu la continuation de
ses leçons et de ses gloses, donnant pour motif que, s'il échappait à
son inexpérience quelque erreur touchant la foi, on pourrait l'imputer
à celui dont il usurpait ainsi la place. La défense et le prétexte
excitèrent parmi les écoliers une indignation générale; ils crièrent
à la jalousie, à la calomnie; ils dirent que jamais pareille chose ne
s'était vue; et ce commencement de persécution ne fit qu'ajouter à la
gloire de celui qu'elle semblait signaler entre tous.

[Note 48: Abélard lui applique la _stat magni nominis umbra_ et
la comparaison de l'arbre que Lucain applique à Pompée. (Ep. I, p.
7.--Lucain, _Phars._, l. I.)]

[Note 49: Albéric de Reims, élève de Godefroi, scolastique de cette
ville, se perfectionna sous Anselme de Laon, devint archidiacre et
écolâtre de l'église de Reims, et enfin archevêque de Bourges en 1130.
Il eut de la réputation comme professeur. Il était aimé de saint
Bernard. Lotulfe ou Loculfo le Lombard, ou, selon Othon de Frisingen,
Leutald de Novare, ami et condisciple d'Albéric, régit avec lui les
écoles de Reims. On n'en sait rien de plus. (Johan. Saresb., Rec.
des Hist., i. XIV, p. 301.--Ou Fris. _Gest. Frid._, l. I, c.
XLVII.--Duboulai, _Hist. Universit._, Catal. ill. vir., t. II, p.
753.--_Hist. litt._ t. XII, p. 72.)]

Abélard revint aussitôt à Paris. Toutes les écoles, d'où il avait été
jadis expulsé, lui étaient maintenant ouvertes; il y rentra en maître et
occupa facilement cette position dominante dans l'enseignement, qu'on
n'osait plus lui refuser. A la principale chaire, à celle de recteur des
écoles, était attaché vraisemblablement un canonicat. On croit du moins
que c'est alors qu'il fut nommé chanoine de Paris [50], ce qui n'était
sans doute qu'un bénéfice et un titre, et ne prouve nullement que dès
lors il fût prêtre.

[Note 50: C'est à cette époque (vers 1115) que les auteurs de
l'_Histoire littéraire_ placent cette nomination; j'ignore sur quelle
autorité, mais cette opinion est fort probable. Cependant on la
conteste, et D. Gervaise veut qu'Abélard soit devenu chanoine dès
le temps où il professait à Paris, du consentement et à la place du
successeur de Guillaume de Champeaux. Duchesne, sur la foi d'une
chronique manuscrite des archevêques de Sens, prétend qu'il fut chanoine
de Sens et non de Paris; et voici le texte inédit qui motive son
assertion et dont je dois la connaissance à la savante amitié de M. Le
Clerc: _Ex Chronico senonensi Gaufridi de Collone, monarchi Sancti Petri
Viti senonensis, seculo XIIIe_. Manuscrit de la bibliothèque de Sens, n.
271, décrit et apprécié dans le t. XXI de l'_Hist. litt. de la France._
Fol. 129 v°, col. 1 et 2. «Anno Domini n° c° XL° (leg. XLII), magister
Petrus Abaulart, canonicus primo maioris ecclesie senononsis, oblit; qui
monasteria sanctimonialium fundauit, spetialiter abbatiam de Paraclito,
in quo sepelitur cum uxore. Suum epitaphium tale est: «Est satis in
titulo, Petrus hic iacet Abaillardus. Hic (_leg._ huic) soli paluit
scibile quidquid erat. Canonicus fuit, et post uxoratus.» Cité en
partie, mais sans nom d'auteur, par André Duchesne, _Notae ad Hist.
calamitatum_, p. 1150, et Duboulai, _Hist. Univ. paris_, t. II, p. 760.
Les derniers mots on été ainsi altérés par celui-ci: «Uxoratus primo
fuerat, postea canonicus.» Le même Duboulai dit, à la vérité dans une
table seulement, qu'Abélard fut chanoine de Tours; enfin, on voit sur
une vitre de la cathédrale de Chartres une figure vêtue en chanoine,
avec ce nom Pierre Baillard, et on veut que ce soit Abélard, chanoine de
Chartres. On ne pouvait en général posséder qu'un seul canonicat comme
on ne pouvait avoir qu'un bénéfice. Faut-il admettre que le titre de
chanoine honoraire fût alors connu, ou qu'Abélard ait changé plusieurs
fois de chapitre? La chose certaine, c'est qu'il était chanoine, il le
dit lui-même. Il n'était pas nécessairement prêtre pour cela. On ne sait
quand il le devint; peut-être en se faisant moine à Saint-Denis.
(Cf. _Ab. Op._, ep. l, p. 16.--_Hist litt._, t. XII, p. 81.--_Vie
d'Abeillard_, t. I, p. 28.--_Hist. Universit. paris._, t. II, _in
indic._--Niceron, _Mém. pour servir à l'Hist. des Homm. ill._, t.
VI.--_Rech. hist. sur la ville de Sens_, par M. Th. Tarbé, c. XXI,
p.443.)]

Dans sa nouvelle situation, il continua et termina son interprétation
d'Ézéchiel, commencée et suspendue à Laon. Par ce genre d'enseignement
il obtint un grand succès, et bientôt il eût dans la théologie autant
de faveur que dans la prédication philosophique. Tout le domaine de la
science fut rangé sous sa loi, une multitude studieuse se pressa en
s'inclinant autour de lui, et il vécut tranquille quelques années.

On aime à se représenter l'existence d'Abélard, ou, comme on l'appelait,
du maître Pierre, à cette époque de sa vie, au milieu de cette ville de
Paris qu'il remplissait de son nom. Paris, ce n'était guère alors que
la Cité. Sur cette île fameuse, qui partage la Seine au milieu de notre
capitale, se concentraient toutes les grandes choses, la royauté,
l'Église, la justice, l'enseignement. Là, ces divers pouvoirs avaient
leur principal siége. Deux ponts unissaient l'île aux deux bords du
fleuve. Le Grand-Pont conduisait sur la rive droite, à ce quartier
qu'entre les deux antiques églises de Saint-Germain-l'Auxerrois et de
Saint-Gervais, commençait à former le commerce, et qu'habitaient les
marchands étrangers, attirés par l'importance et la renommée déjà
considérable de la Lutèce gauloise. C'étaient eux qui devaient,
confondus sous le nom d'une seule nation, le transmettre à une partie de
cette ville nouvelle qui allait s'appeler le quartier des Lombards.
Vers la rive gauche, le Petit-Pont menait au pied de cette colline dont
l'abbaye de Sainte-Geneviève couronnait le faîte, et sur les flancs de
laquelle l'enseignement libre avait déjà plus d'une fois dressé ses
tentes. Les plaines voisines se couvraient peu à peu d'établissements
pieux ou savants, destinés à une grande renommée; à l'est, la communauté
de Saint-Victor venait d'être fondée; à l'ouest, la vieille abbaye de
Saint-Germain-des-Prés attestait, dans sa grandeur, le souvenir de ce
saint évêque de Paris dont la mémoire le disputait à celle de saint
Germain d'Auxerre; car les deux plus anciens monuments de Paris sont
dédiés au même nom[51]. Là aussi, la jeunesse de la ville, et ces
écoliers, ces clercs qui n'étaient pas tous jeunes alors, venaient sur
des prés, devenus des lieux historiques, chercher les exercices et les
rudes jeux qui convenaient à la robuste nature des hommes de ce temps.
Leur résidence était surtout dans le voisinage du Petit-Pont, et leur
foule toujours croissante ne pouvant tenir dans l'île, s'était répandue
sur le bord de la rivière, au pied de la colline, qui devait par eux
s'appeler le _pays latin_, et opposer, d'une rive à l'autre la ville de
la science à la ville du commerce.

[Note 51: Saint Germain d'Auxerre fui évêque au Ve siècle et saint
Germain de Paris, au VIe. L'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, fondée,
dit-on, par Chilpéric I, détruite par les Normands, fut rebâtie par le
roi Robert; et il peut subsister quelque chose de cette reconstruction
dans l'édifice actuel. On dit que le portail est du temps de Philippe
le Bel; les parties modernes sont du XVIe siècle. La fondation de
Saint-Germain-des-Prés, sous une autre invocation, date du temps de
saint Germain lui-même (23 décembre 558). Cette église fut détruite
aussi par les Normands. La reconstruction en fut commencée au plus tard
en 990, et terminée, dit-on, en 1014; l'église, à peu prés dans son
état actuel, a été dédiée en 1163. Voyez dans les Documents inédits sur
l'histoire de France, _Paris sous Philippe le Bel_, p. 362 et 454, et
_l'Histoire du diocèse de Paris_, par l'abbé Lebeuf.]

Dans la Cité, vers la pointe occidentale de l'île, s'élevait le palais
souvent habité par nos rois, théâtre de leur puissance et surtout de ce
pouvoir judiciaire qui y règne encore en leur nom, et qui alors même,
exercé par leurs délégués, paraissait la plus populaire de leurs
prérogatives et le signe reconnaissable de leur souveraineté. Un jardin
royal, comme on pouvait l'avoir en ce siècle, un lieu planté d'arbres
entre le palais et le terre-plein où Henri IV a sa statue, s'ouvrait en
certains jours comme promenade publique au peuple, à l'école, au clergé,
et à ce peu de nobles hommes qui se trouvaient à Paris. En face du
palais, l'église de Notre-Dame, monument assez imposant, quoique bien
inférieur à la basilique immense qui lui a succédé, rappelait à tous,
dans sa beauté massive, la puissance de la religion qui l'avait élevé,
et qui de là protégeait en les gouvernant les quinze églises dont on ne
voit plus les vestiges, environnant la métropole comme des gardes rangés
autour de leur reine. Là, à l'ombre de ces églises et de la cathédrale,
dans de sombres cloîtres, en de vastes salles, sur le gazon des préaux,
circulait cette tribu consacrée, qui semblait vivre pour la foi et la
science, et qui souvent ne s'animait que de la double passion du pouvoir
ou de la dispute. A côté des prêtres, et sous leur surveillance, parfois
inquiète, souvent impuissante, s'agitait, dans le monde des études
sacrées et profanes, cette population de clercs à tous les degrés, de
toutes les vocations, de toutes les origines, de toutes les contrées,
qu'attirait la célébrité européenne de l'école de Paris; et dans cette
école, au milieu de cette nation attentive et obéissante, on voyait
souvent passer un homme au front large, au regard vif et fier, à la
démarche noble, dont la beauté conservait encore l'éclat de la jeunesse,
en prenant les traits plus marqués et les couleurs plus brunes de la
pleine virilité. Son costume grave et pourtant soigné, le luxe sévère de
sa personne, l'élégance simple de ses manières, tour à tour affables et
hautaines, une attitude imposante, gracieuse, et qui n'était pas sans
cette négligence indolente qui suit la confiance dans le succès et
l'habitude de la puissance, les respects de ceux qui lui servaient de
cortège, orgueilleux pour tous, excepté devant lui, l'empressement
curieux de la multitude qui se rangeait pour lui faire place, tout,
quand il se rendait à ses leçons ou revenait à sa demeure, suivi de ses
disciples encore émus de sa parole, tout annonçait un maître, le plus
puissant dans l'école, le plus illustre dans le monde, le plus aimé dans
la Cité. Partout on parlait de lui; des lieux les plus éloignés, de
la Bretagne, de l'Angleterre, _du pays des Suèves et des Teutons_, on
accourait pour l'entendre; Rome même lui envoyait des auditeurs[52]. La
foule des rues, jalouse de le contempler, s'arrêtait sur son passage;
pour le voir, les habitants des maisons descendaient sur le seuil de
leurs portes, et les femmes écartaient leur rideau, derrière les petits
vitraux de leur étroite fenêtre. Paris l'avait adopté comme son enfant,
comme son ornement et son flambeau. Paris était fier d'Abélard, et
célébrait tout entier ce nom dont, après sept siècles, la ville de
toutes les gloires et de tous les oublis a conservé le populaire
souvenir.

[Note 52: L'affluence fabuleuse des auditeurs de tout pays aux
leçons d'Abélard est attestée par tous les contemporains, amis ou
ennemis; d'abord par lui-même, puis par Foulque de Deuil, Bérenger de
Poitiers, saint Bernard, Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, les
auteurs de la _Chronique du couvent de Morigni_, etc. etc. (_Ab.
Op._, ep. I, p. 6; ep. II, p. 46; pars II, ep. I, p. 218. Not., p.
1155.--Saint Bern.; ep. CLXXXVIII, CLXXXIX, etc.--Ott. Fris. _De Gest.
Frid._, l. I, c. XLVII.--Johan. Saresb. _Metal_. l. II, c. x.--_Rec.
des Hist. Ex Chron. maurin._, t. XII, p. 80.)]

Telle était sa situation à ce moment le plus calme et le plus brillant
de sa vie. Il ne devait cette situation qu'à lui-même, à son travail, à
son opiniâtreté, à sa belliqueuse éloquence, et rien ne lui interdisait
de penser qu'il la dût aussi à l'empire de la vérité.

Il semblait donc, il pouvait se croire revêtu d'un apostolat
philosophique; et cette fois, la mission spirituelle n'était pas une
mission de pauvreté, d'humiliations ni de souffrances. Sa richesse
égalait sa renommée; car l'enseignement n'était pas gratuitement donné
à ces cinq mille étudiants qui, dit-on, venaient de tous les pays
pour l'entendre. Parvenu à ce faîte de grandeur intellectuelle et de
prospérité mondaine, il n'avait plus qu'à vivre en repos.

Mais le repos était impossible: il ne convient qu'aux destinées obscures
et aux âmes humbles. Abélard s'estimait désormais, c'est lui qui
l'avoue, le seul philosophe qu'il y eût sur la terre[53]. Aucune raison
humaine n'a encore résisté à l'épreuve d'un rang suprême et unique.
Abélard, oisif, ne pouvait donc rester calme; il fallait que par quelque
issue l'inquiétude ardente de sa nature se fît jour et se donnât
carrière. Des passions tardives éclatèrent dans son âme et dans sa vie,
et il entra, poussé par elles, dans une destinée nouvelle et tragique
qui est devenue presque toute son histoire.

[Note 53: «Cum jam me solum in mundo superesse philosophum
estimarem.» (Ep. I, p. 9.)]

Il avait jusqu'alors vécu dans la préoccupation exclusive de ses études
et de ses progrès. La science et l'ambition, qui animaient sa vie, la
maintenaient pure et régulière. On ne voit même pas que les premiers
feux de la jeunesse y eussent porté quelque désordre. Il montrait pour
les habitudes déréglées d'une grande partie des habitants des écoles
un dédaigneux éloignement. Quoique sa réputation lui eût attiré la
bienveillance de quelques grands de la terre, il les voyait peu, et sa
vie toute d'activité littéraire l'écartait de la société des nobles
dames; il connaissait à peine la conversation des femmes laïques[54].
D'ailleurs, si jamais Abélard devait aimer, c'était en maître, et les
soins complaisants et laborieux d'un amour qui se cache et qui supplie
allaient mal à sa nature. Cependant, au milieu de cette félicité sans
obstacle, une sorte de mollesse intérieure s'emparait de lui, la
sévérité l'abandonna. On a même prétendu qu'il se livra à des plaisirs
qui compromirent sa dignité et jusqu'à sa fortune[55], mais il le nie
hautement; d'ailleurs de vaines voluptés ne pouvaient suffire à son âme,
et il se demandait encore d'où lui viendrait l'émotion.

[Note 54: «Ab excessu (_lisez_ accessu) et frequentatione nobilium
foeminarum studii scholaris assiduitate revocabar, nec laicarum
conversationem multum noveram.» (Ep. I, p. 10.)]

[Note 55: Foulque lui rappelle dans une lettre, d'ailleurs amicale,
qu'il s'était ruiné avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon
l'usage du temps, une oeuvre de rhétorique, on y peut soupçonner un peu
d'hyperbole; mais il est difficile que le fond soit sans aucune vérité.
Reste à savoir à quelle époque de la vie d'Abélard il faut placer ses
désordres; est-ce avant qu'il connût Héloïse? est-ce à la suite de son
amour? Que ceux qui se piquent de connaître le coeur humain en décident.
On lit dans une pièce de vers qu'il fit pour son fils:

  Gratior est humilis meretrix quam casta superba,
  Perturbatque domum saepius ista suum.
  ........................................

  Deterior longe linguosa est foemina scorta (_lisez_ scorto);
  Hoc aliquis, nullis illa placere potest.

(_Ab. Op._, part. II, ep. I, p. 219.--Cousin, _Frag. phil._, t. III,
app., p. 444.)]

Il y avait dans la Cité une très-jeune fille (elle était née, dit-on, à
Paris, en 1101), nommée Héloïse, et nièce d'un chanoine de Notre-Dame,
appelé Fulbert[56].

[Note 56: Héloïse, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise; Abélard
veut que ce nom vienne de l'hébreu _Heloïm_, un des noms du Seigneur.
Il règne beaucoup d'obscurité sur l'origine, la patrie, la famille
d'Héloïse. Il n'y a nulle raison de supposer qu'elle fût la fille
naturelle de Fulbert, encore moins, comme le dit Papire Masson, d'un
autre chanoine de Paris nommé Jean, ou, selon Mme Guizot, Ycon.
D'Amboise, Duchesne, Gervaise, et en général les biographes veulent
qu'elle ait vécu autant de temps qu'Abélard, ce qui, je le remarque
après les auteurs de l'_Histoire littéraire_, ne porte sur aucune
preuve, mais ce qui la ferait naître vers 1101. (Cf. _Ab. Op._, part.
I, ep. i et v, p. 10 et 72; préf. apol.; Not., p. 1140.--Pap. Mass.
_Annal._, lib. III, p. 239.--Hug., Métel, ep. xvi et xvii.--Bayle, art.
_Héloïse_.--_Hist. lit._, t. XII, p. 629 et suiv.--_Essai sur la vie et
les écrits d'Abélard_, par Mme Guizot, p. 349.)]

Orpheline et pauvre, elle habitait près des écoles, dans la maison de
son oncle; mais on croit qu'elle était de noble naissance, ou du moins
liée par le sang, peut-être par Hersende, sa mère, à une famille
illustre, à la famille des Montmorency, qui avait déjà donné à l'État
deux connétables[57]. Élevée dans sa première enfance au couvent
d'Argenteuil, près de Paris, son oncle l'avait instruite dans la science
littéraire, ce qui était rare chez les femmes[58]. Elle y avait fait des
progrès surprenants, jusque-là qu'en prétendait qu'elle savait, avec
le latin, le grec et l'hébreu[59]. Sa figure, sans avoir une parfaite
beauté, l'aurait distinguée; mais sa véritable distinction était
ailleurs. Son esprit et son instruction avaient fait connaître son nom
dans tout le royaume[60]. On ne sait pas quand Abélard la vit ni comment
il la rencontra. On dirait presque, à lire son récit, qu'il ne l'aima
qu'avec préméditation, qu'il devint son amant systématiquement, et qu'il
arrêta sur elle ses regards comme sur la passion la plus digne de
lui, et, le dirai-je? la plus facile. Mais c'est souvent le propre et
l'illusion des esprits réfléchis et raisonneurs que de prendre leur
penchant pour un choix, et de croire que leurs entraînements ont été des
calculs. Toujours est-il qu'Abélard nous raconte qu'avec son nom, sa
jeunesse, sa figure, il ne devait craindre aucun refus, quelle que fût
celle qu'il daignât aimer; mais qu'Héloïse menait une vie retirée, que
le goût de la science créait entre elle et lui une relation naturelle,
que cette communauté de travaux et d'idées devait autoriser un libre
commerce de lettres et d'entretiens, et que c'est tout cela qui le
décida. Il se trompe, un noble et secret instinct lui disait qu'il
devait aimer celle qui n'avait point d'égale.

[Note 57: Albéric et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin
du XIe siècle. Nul ne dit comment Héloïse eût appartenu à cette famille.
Si c'était une parenté légitime, ce devait être par les femmes. Bayle
ne croit point à cette parenté, Héloïse disant à Abélard, en quelque
endroit: _Genus meum sublimaveras_. Cette raison n'est pas décisive.
(_Ab. Op._, ep. iv, p. 57.) C'est une pure conjecture de Turlot que de
donner pour mère à Héloise la première abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois,
près Sezanne, Hersendis, qui aurait été la maîtresse d'un Montmorency,
et qui aurait passé pour être celle de Fulbert. (_Abail. et Hél._, p.
154.)]

[Note 58: «Bonum hoc literatoriae scilicet scientiae in mulieribus
est rarius.--Literatoriae scientiae, quod perrarum est, operam dare.»
(_Ab. Op._, ep. i, p. 10; part. II, ep. xxiii, p. 337.)]

[Note 59: Abélard le dit lui-même (part. II, ep. vii, _ad virg.
par._, p. 260.--Voyez aussi la Chronologie de Robert, _Rec. des Hist._,
t. XII, p. 294). Le vrai, c'est qu'elle savait le latin et l'écrivait
avec facilité et talent. Quant au grec et à l'hébreu, j'ai peine à
croire qu'elle en connût rien de plus que les caractères et quelques
mots cités habituellement en théologie ou en philosophie.]

[Note 60: «In toto regno nominatissimam.» (Ep. I, p. 10.) Observez
qu'il s'en fallait alors que _totum regnum_ fût toute la France; mais
il n'en est pas moins vrai que la réputation littéraire et scientifique
d'Héloïse n'a pas eu d'égale dans les temps modernes. Malgré la
déclaration modeste d'Abélard, _per faciem non infima_, on s'est obstiné
à croire à la grande beauté d'Héloïse. On a supposé, contre toute
vraisemblance, que le _Roman de la Rose_, commencé et surtout achevé
après la mort d'Abélard, était son ouvrage, parce qu'il y est question
de lui, et l'on a dit qu'il y avait fait le portrait d'Héloïse, sous
le nom de _Beauté_. C'est le portrait de la beauté parfaite suivant
Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du poème. (Le _Roman
de la Rose_, v. 999, édit. de M. Méon, t. 1, p. 41.)

  El ne fu oscure ne brune,
  Ains fu clere comme la lune,
  Envers qui les autres estoiles
  Resemblent petites chandoiles.
  Tendre et la char comme rousée
  Simple fu cum une espousée
  Et blanche comme flor de lis;
  Si ot le vis (_visage_) cler et alis (_uni_),
  Et fu greslete et alignie,
  Ne fu fardée ne guignie (_déguisée_):
  Car el n'avoit mie mestier
  De sol tifer ne d'afetier.
  Les cheveus ot blons et si lons
  Qu'il li batoient as talons;
  Nez ot bien fait, et yelx et bouche.
  Moult grand douçor au cuer me touche,
  Si m'aïst Diex, quant il me membre (_souvient_)
  De la façon de chascun membre,
  Qu'il n'ot si bele fame ou monde,
  Briément el fu jonete et blonde,
  Sede (_gracieuse_), plaisante, aperte, et cointe (_jolie_),
  Grassete et gresle, gente et jointe.

Il chercha donc les moyens d'arriver jusqu'à elle et de se rendre
familier dans la maison. Des amis s'entremirent, et il fit proposer
à l'oncle Fulbert, qui demeurait dans le voisinage des écoles, de le
prendre en pension chez lui pour un prix convenu. Il fit valoir ses
travaux assidus, l'ennui que lui causaient les soins dispendieux d'une
maison, sa négligence plus dispendieuse encore. Fulbert était avide, et
de plus très-jaloux d'augmenter par tous les moyens l'instruction de
sa nièce. Non-seulement il consentit à tout, mais il crut avoir désiré
lui-même ce qu'on espérait de lui, et vint en suppliant commettre
entièrement sa pupille à l'illustre et redoutable précepteur, qui devait
la voir à toute heure, qui, chaque fois qu'il reviendrait des écoles,
pouvait, ou le jour ou la nuit, lui donner des leçons, et même, voyez la
naïveté de cet âge, la frapper à la façon d'un maître, si l'élève était
indocile[61]. Abélard admira tant de simplicité; il lui semblait
que l'on confiait la brebis au loup ravissant. Non-seulement on lui
accordait la liberté, l'occasion, mais jusqu'à l'autorité, et au droit
de menacer et de punir celle que la séduction n'aurait pu vaincre.
Deux choses aveuglaient le vieillard; l'amour-propre passionné qui
l'attachait aux succès de sa nièce, et l'ancienne réputation de pureté
de la vie passée d'Abélard. «Que dirai-je de plus?» écrit ce dernier
en racontant tout ceci, «nous n'eûmes qu'une maison, et bientôt nous
n'eûmes qu'un coeur[62].»

[Note 61: «Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis
temporibus fons literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio
firmatur, ingeniumque acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios
admonitionibus, alios flagellis et poenis urgebat.» Ainsi parle un des
élèves de Bernard de Chartres, Jean de Salisbury. (_Metalog._, l. I, c.
XXIV.) Quant au droit qu'Abélard reçut de Fulbert de frapper son élève,
il faut voir dans le texte tout ce qu'Abélard en raconte. (Ep. I, p. 11,
et ep. V, p, 71.)]

[Note 62: _Ab. Op._, ep. I, p. 11.]

«A mesure que l'on a plus d'esprit,» a dit Pascal, «les passions sont
plus grandes, parce que les passions n'étant que des sentiments et des
pensées qui appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles soient
occasionnées par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que
l'esprit même, et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacité. Je ne
parle que des passions de feu.... La netteté d'esprit cause aussi la
netteté de la passion; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec
ardeur, et il voit distinctement ce qu'il aime[63].»

[Note 63: Fragment publié par M. Cousin. (_Des Pensées de Pascal_,
seconde édition, p.897.)]

On montre encore dans la Cité, au bord du chevet de Notre-Dame, près
l'ancien quartier du cloître, a l'extrémité d'une rue étroite et
tortueuse, toujours habitée par des membres du chapitre métropolitain,
et dont les abords sont en tout temps parcourus, comme au moyen âge, par
des clercs de tous grades, revêtus des costumes pittoresques du clergé
nombreux et complet d'une riche cathédrale, la maison qu'une tradition
locale désigne comme celle du chanoine Fulbert[64]. Elle est près de la
Seine, dont la sépare seulement un quai, plus élevé maintenant que le
sol de la rue où elle est bâtie. Au moyen âge, vers 1116 ou 1117, le
terrain devait, du pied de cette maison, aller en pente jusqu'à la
rivière et former l'emplacement de l'ancien port Saint-Landry; des
fenêtres de la maison, on devait voir en plein la vaste grève où s'élève
aujourd'hui cet hôtel de ville, magnifique palais des révolutions.

[Note 64: C'est la première maison à gauche en entrant dans la rue
des Chantres, où l'on descend du quai Napoléon par un escalier. Une
inscription au dessus de la porte désigne cette maison à la curiosité
des passants, elle est ainsi conçue:

HÉLOÏSE, ABÉLARD HABITÈRENT CES LIEUX, DES SINCÈRES AMANS MODELES
PRÉCIEUX.

L'AN 1118.

Dans l'intérieur de la cour, un double médaillon, incrusté dans le mur,
offre le profil d'une tête d'homme et d'une tête de femme: on dit que
c'est Héloïse et Abélard. Cette sculpture est très-postérieure au
XIIe siècle; M. Alexandre Lenoir pense qu'elle en remplace une plus
authentique, et qu'elle est l'ouvrage de restaurateurs ignorants,
peut-être non antérieurs au XVIe. La maison n'est pas ancienne, ou du
moins, ses murs extérieurs ont été récemment bâtis; la disposition
générale des murs et surtout de l'escalier pourraient bien être du
temps. On ne donne nulle preuve de la tradition attachée à cette maison;
mais cette tradition a sa valeur par son existence même. On dit, dans
le quartier, qu'Abélard habitait la maison située à gauche et qui est
remplacée par une grande construction moderne. Turlot donne sur tout
cela quelques détails hasardés, et la lithographie du médaillon.
(_Abail. et Hél._, p. 153 et 154.--_Mus. des Mon. Franç._, t. I, p.
223.)]

C'est là, dans cette demeure modeste, au jour sombre que des fenêtres
étroites laissaient pénétrer dans la chambre simple et rangée d'une
jeune bourgeoise de Paris, ou bien à la lueur rougeâtre d'une lampe
vacillante, qu'Abélard, impatient et ravi, venait employer à séduire
une pauvre fille sans expérience et sans crainte le génie qui soulevait
toutes les écoles du monde. C'est là que les plaisirs de la science,
les joies de la pensée, les émotions de l'éloquence, tout était mis
en oeuvre pour charmer, pour troubler, pour plonger dans une ivresse
profonde et nouvelle, ce noble et tendre coeur qui n'a jamais connu
qu'un amour et qu'une douleur, ce coeur que Dieu même n'a pu disputer à
son amant.

Mais quelles leçons Abélard donnait-il à Héloïse? Lui enseignait-il les
secrets du langage et les arts savants de l'antiquité? Promenait-il cet
esprit pénétrant et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique?
Lui révélait-il les obscurs mystères de la foi, dans le langage lumineux
de la raison philosophique? Enfin lui lisait-il ces poëtes qu'il cite
dans ses ouvrages les plus austères, et le professeur de théologie
récitait-il à son élève, avec ce talent de diction qu'on admirait, les
vers impurs de l'_Art d'aimer_[65]? Quel fut enfin, quel fut le livre
qui servit, comme dans le récit du Dante, à la séduction de cette femme,
historique modèle de la poétique Françoise de Rimini[66]? On ne le sait,
et cependant on sait que tout le talent d'Abélard fut complice de son
amour. «Vous aviez,» lui écrivait, longtemps après, Héloïse encore
charmée de ce qui l'avait perdue, «vous aviez surtout deux choses qui
pouvaient soudain vous gagner le coeur de toutes les femmes, c'était
la grâce avec laquelle vous récitiez et celle avec laquelle vous
chantiez[67].» Et ses chants, il les composait pour elle. Ainsi le
philosophe était devenu un orateur, un artiste, un poëte. L'amour avait
complété son génie et achevé son universalité.

[Note 65: Abélard cite souvent Ovide, el quelquefois l'_Art
d'aimer_.]

[Note 66: la bocca mi baciò tutto tremante; Galeotto fu il libro e
chi lo scrisse. (DANTE, c. V.)]

[Note 67: «Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus
foeminorum quarumlibet animos statim allicere poteras, dictandi scilicet
et cantandi gratia.» (_Ab. Op._, ep. II, p. 46.)]

On sent que tout dut seconder une séduction inévitable. L'étude leur
donnait toutes les occasions de se voir librement, et le prétexte de la
leçon leur permettait d'être seuls. Alors les livres restaient ouverts
devant eux; mais ou de longs silences interrompaient la lecture, ou des
paroles intimes remplaçaient les communications de la science. Les yeux
des deux amants se détournaient du livre pour se rencontrer et pour se
fuir. Bientôt la main qui devait tourner les pages, écarta les voiles
dont Héloïse s'enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des
soupirs qu'on put entendre. Enfin la passion triomphante emporta les
deux amants jusqu'aux limites de son empire. Tout fut sacrifié à ce
bonheur sans mélange et sans frein. Tous les degrés de l'amour furent
franchis. Que sais-je? jusqu'aux droits de l'enseignement, jusqu'aux
punitions du maître, devinrent, c'est Abélard qui l'avoue, des jeux
passionnés _dont la douceur surpassait la suavité de tous les parfums_.
Tout ce que l'amour peut rêver, tout ce que l'imagination de deux
esprits puissants peut ajouter à ses transports, fut réalisé dans
l'ivresse et dans la nouveauté d'un bonheur inconnu[68].

[Note 68: Les passages dont je rends ici la pensée, ont été cités
partout. Je n'en rapporte que deux comme pièces il l'appui: «Quoque
minus suspicionis habermus, verbera quandoque dabat amor.... quae
omnium unguentorum suavitatem transcenderent.... si quid insolilum amer
excogitare potuit, est additum.»--(_Ab. Op._, ep. I, p. 11.)]

Mais cependant, qu'était devenu l'enseignement des écoles? le maître
Pierre ennuyé, dégoûté, n'y paraissait plus qu'à regret. A peine lui
restait-il quelques heures de jour pour les donner à l'étude. Quant à
ses leçons, il les faisait avec négligence et froideur; il répétait
d'anciennes idées, et ne parlait plus d'inspiration. Devenu un simple
récitateur, il n'inventait plus rien, ou s'il inventait quelque chose,
c'étaient des vers et des vers d'amour. Il paraît qu'il en composa
beaucoup en langue vulgaire, ou, comme on disait alors, barbare[69]; ces
chansons étaient vraisemblablement dans le goût des trouvères, dont il
fut un des premiers en date, ou, si l'on veut, le prédécesseur. À tous
ses talents, à toutes les initiatives de son esprit, il faudrait donc
ajouter celle de la poésie nationale. Chose plus singulière! il laissait
ses chansons d'amour se répandre au dehors et courir la ville et le
pays; longtemps après cette époque, elles se retrouvaient encore dans
la bouche de ceux dont la situation ressemblait à la sienne[70]. Car il
devint de bonne heure le patron des amoureux, et il avait «du talent
pour les vaudevilles,» dit un bénédictin qui a écrit sa biographie[71].
Ainsi l'aventure qui aurait dû rester le touchant mystère de toute sa
vie devint un bruit public et passa de son aveu et par degrés à cet état
de roman populaire qu'elle a conservé jusqu'à nos jours. Il y avait dans
cet homme quelque chose de l'insolence de ces natures faites pour le
commandement et la royauté. Il posait sans voile devant la foule;
il semblait penser que tout ce qui l'intéressait devenait digne de
l'attention générale, que ses actions surpassaient le jugement commun et
que tout en lui devait être donné comme en spectacle au monde.

[Note 69: _Barbarice. (Ab. Op._, part. II, Exp. symb., p. 369.)]

[Note 70: «Abélard serait donc le premier des trouvères,» dit M.
Ampère. (_Hist. de la format. de la lang. franç._, préf., p. XX.)
Cependant M. Leroux de Lincy, qui a publié un _Recueil des chants
historiques français_, depuis le XIIe jusqu'au XVIIIe siècle (2 vol.
in-12, Paris, 1841, 1842), conjecture que les chansons d'Abélard étaient
en latin; et c'est aussi l'opinion de M. Edélestand Dumeril (_Journ.
des sav. de Normand._, 2e liv., p. 129). Cependant Héloïse dit qu'on la
chantait sur les places publiques; peut-être aussi que, suivant le
goût du temps, les vers latins et les vers romans étaient mêlés. On
a annoncé, il y a quelques années, que ces chansons venaient d'être
retrouvées au Vatican; et la _Biographie anglaise_ le répétait en 1842.
On aura voulu parler des complaintes latines bibliques que M. Greith a
publiées (_Spicilegium Vaticanum_, Frauenfeld, 1838), et ce ne sont ni
des chansons d'amour ni des chansons populaires. On pouvait espérer,
en ce genre, quelque découverte curieuse des manuscrits mentionnés aux
articles 87, 88, 89 et 90 du catalogue de M. Greith sous ces titres:
_Cantilenae lingua gallica antiqua scriptae_, _Carmina amatoria_, etc.,
p. 131. Mais la plupart de ces chansons françaises du Vatican ont été
publiées dans le recueil d'Adelbert Keller, intitulé: _Romvart_, p. 245,
etc., Manheim, 1844, in-8. Il n'y en a point d'Abélard. Voyez ci-après
la note sur les élégies bibliques. Le _Recueil des chants hist. franç._,
Introd. p. v, et _Ab. Op._, ep. I, p. 12; ep. II, p. 40 et 48.]

[Note 71: Dom Clément, regardé comme l'auteur de l'article
_Abélard_, dans l'_Histoire littéraire de la France_, t. XII, p. 92, et
t. VII, p. 50.]

La désolation fut grande parmi les écoliers, lorsqu'ils s'aperçurent de
la préoccupation qui leur enlevait leur maître. Ils assistaient avec
tristesse à ces leçons inanimées que leur donnait encore celui dont
l'âme était ailleurs. Il leur semblait l'avoir perdu, et quelques-uns ne
pouvaient voir sans alarmes ce que tous voyaient avec douleur. Il est
impossible que les ennemis secrets d'Abélard n'en ressentissent pas
une joie égale; mais ils ne la montraient pas, et telle était alors sa
puissance ou la liberté des moeurs, qu'il ne paraît pas que le bruit de
son aventure lui ait beaucoup nui dans les premiers temps, ni qu'on ait
songé à la tourner contre lui. Il était clerc, nous savons qu'il portait
le titre de chanoine; on a même cru, bien que sans preuve, qu'il était
déjà prêtre[72]. Mais dans le relâchement et la rudesse du moyen âge,
le dérèglement ne faisait un tort sérieux qu'au jour où il devenait
l'occasion de quelque violence. Or ici rien de semblable; l'aventure
était publique; on en parlait, on la chantait dans Paris. Nul ne
l'ignorait, hormis, bien entendu, le plus intéressé à la savoir. Dans
ses illusions d'affection, de respect et de vanité, Fulbert ne se
doutait de rien, et plusieurs mois se passèrent avant qu'il fût averti;
il repoussa même les premiers avis; mais enfin il conçut des soupçons,
et il sépara les deux amants.

[Note 72: Il est certain qu'il le fut plus tard. Une fois abbé, il
disait la messe. (_Ab. Op._, part. I, ep. i et iv, part. II, ep. xxiii,
p. 39, 54 et 341.) Mais à l'époque que nous racontons on ne voit que ces
mots _clericus, canonicus_, et nous ne croyons pas qu'il fût encore
dans les ordres. Aucun historien ne s'explique sur ce point. Un auteur
ecclésiastique ne représente Abélard que comme bénéficier, ce qui
l'engageait à de certains voeux, non pas, il est vrai, irrévocables.
Dans ses objections contre le mariage, Héloïse l'attaque comme contraire
à la dignité d'un clerc, à sa fortune à venir, dans l'Église, mais non
à des engagements formels. Bayle en conclut que le célibat n'était
pas alors une obligation stricte pour les prêtres, mais un devoir
de perfection. D. Gervaise en induit an contraire, quoiqu'avec peu
d'assurance, qu'Abélard était encore libre, le concile de Reims venant
de renouveler les canons d'un concile tenu à Londres en 1102 contre les
prêtres, diacres et sous-diacres qui se marieraient. Mais le concile de
Reims (1119) n'avait pas encore eu lieu, et ses défenses prouvent que la
règle du célibat des prêtres n'était pas aussi solennellement consacrée
et suivie qu'elle l'a été depuis. Nous voyons d'ailleurs, dans un des
ouvrages d'Abélard, qu'il pensait qu'un prêtre pouvait être marié une
fois, pourvu qu'il n'eût pas fait de voeu contraire. Il n'y a pas
impossibilité de soutenir l'opinion de Bayle; mais celle de D. Gervaise
a pour elle les meilleures apparences. (_Ab. Op._, ep. i, p. 16.--_P.
Ab. Epitom. theol._, c. xxxi, p. 90. Rheinwald édit. Berlin,
1835.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Heloïse_.--D. Gervaise, _Vie
d'Abeil._, t. I, p. 74.--_Hist. de saint Bernard_, par M. l'abbé
Ratisbonne, t. II, p. 36.)]

La honte et la douleur, mais la douleur plus que la honte, les
accablaient à ce fatal moment. Tous deux rougissaient, gémissaient,
pleuraient; mais aucun ne se plaignait pour lui-même. Abélard n'avait
d'autre repentir que de voir Héloïse affligée, et dans le chagrin de
son amant elle mettait tout son désespoir. On les séparait, mais leurs
coeurs restaient unis. La contrainte ne faisait qu'allumer en eux de
nouveaux désirs; puisque la honte avait éclaté, il n'y en avait plus;
ils se faisaient comme un devoir de leur amour. Ils continuèrent donc
à se voir secrètement. Un jour, ils furent surpris, et le classique
Abélard dit qu'il leur arriva ce qu'une fable poétique raconte de Vénus
et de Mars[73].

[Note 73: Ep. i, p. 13.]

Peu après, Héloïse s'aperçut qu'elle était grosse, et avec l'exaltation
de la joie, elle l'écrivit à son maître, le consultant sur ce qu'il y
avait à faire. Une nuit, en l'absence de l'oncle, il entra furtivement
dans la maison, et comme ils en étaient convenus, il emmena Héloïse et
la conduisit incontinent dans sa patrie. Là, il l'établit chez sa soeur,
où elle demeura jusqu'à ce qu'elle mît au monde un fils qui reçut d'elle
le nom de Pierre Astrolabe[74].

[Note 74: _Astrolabius_ ou _Astralabius_ dans les lettres d'Abélard
et d'Héloïse, _Petrus Astralabius_ dans le nécrologe du Paraclet. Je ne
sais pourquoi plusieurs historiens veulent que ce nom signifie _Astre
brillant_. On appelait alors astrolabe la sphère plane à l'aide de
laquelle on démontrait le système de Ptolemée. (_Ab. Op._, ep. i, p. 13;
part. II, ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345; Not., p. 1149.--Pezji _Thes.
anecdot. noviss._, t. III, part. II, p. 95 et 110.)]

Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et de la Sèvre nantaise,
s'élèvent les majestueuses ruines du château de Clisson[75]. Elles
dominent encore le cours limpide et charmant de ces deux rivières, et
les grandes masses de rochers et de verdure qui en couvrent les
bords escarpés. On peut croire que ces sites admirables qui, dit-on,
inspirèrent au Poussin ses plus fameux paysages, furent alors visités
par l'inquiète Héloïse. Lorsque son amant l'eut rejointe, tous deux
errèrent sans doute plus d'une fois dans ces lieux encore sauvages, mais
où la nature étalait toute sa fraîcheur et toute sa beauté. Du moins
montre-t-on dans la garenne de Clisson une grotte de rochers granitiques
qui porte le nom d'Héloïse. On dit que là se retiraient souvent les
deux amants, durant leur séjour en Bretagne. Mais rien n'appuie cette
tradition, si ce n'est peut-être la secrète harmonie qui unit les
beautés de la nature, les solitudes mystérieuses et les émotions de
l'amour.

  Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt.

[Note 75: Clisson est à 7 ou 8 kilomètres des ruines du château du
Pallet, dans le pays appelé le Bocage. Aucune construction n'y paraît
remonter au temps d'Abélard; hormis peut-être une partie de l'ancienne
chapelle de la Trinité, près du couvent de bénédictines devenu la Villa
Valentin. La château fut rebâti en 1223; mais auparavant il y avait déjà
un château, et Clisson était déjà un lieu important. Rien n'indique
que le nom de _grotte d'Héloïse_ soit autre chose qu'une fantaisie du
propriétaire du parc; mais c'est une grotte naturelle sur la rive droite
de la Sèvre. (_Abail. et Hél._, par Turlot, p. 144.--_Voyage pittoresque
à Clisson_, par Thienon, planch, xiii, 2 vol. in-4.--_Notice sur la
ville et le château_, 1 vol. in-18, Nantes, 1841.)]

A la nouvelle de la fuite d'Héloïse, Fulbert était tombé comme en
démence. Dans sa douleur et sa colère, il ne savait comment se venger
d'Abélard, quelles embûches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S'il
le tuait, s'il le mutilait par quelque blessure cruelle, il craignait
que sa nièce bien-aimée n'en fût punie par la famille du ravisseur qui
l'avait recueillie. Quant à se rendre maître par force de sa personne,
il ne l'espérait pas. Abélard se tenait sur ses gardes, prêt à
l'attaquer s'il fallait se défendre. Peu à peu il prit pitié de cette
extrême douleur, ou plutôt il sentit qu'il fallait absolument sortir
d'une situation critique en réparant sa faute; il résolut de s'accuser
du crime de son amour comme d'une trahison, il vint trouver le chanoine,
avec des prières et des promesses, s'engageant à lui accorder la
réparation qu'on exigerait. La passion, en effet, ou peut-être la
crainte lui rendait tout acceptable et tout facile; il se disait que les
plus grands hommes avaient succombé comme lui, et pour apaiser Fulbert,
pour le satisfaire au delà de toute espérance, il offrit le mariage,
pourvu que le mariage restât secret; car il appréhendait que cela ne
nuisît à sa réputation aussi bien qu'aux chances de son ambition dans
l'église. Fulbert consentit. La réconciliation fut scellée par un
échange de parole et par les embrassements de l'oncle et des siens. Tout
cela peut-être cachait de leur part un projet de trahison. Il semble
que Fulbert n'ait jamais renoncé à la pensée de quelque noire vengeance
conçue dès le premier jour.

Abélard retourna en Bretagne pour y chercher celle qui allait devenir sa
femme. Mais elle n'approuva pas son projet, et elle entreprit de l'en
dissuader. Cette fille héroïque ne songeait, disait-elle, qu'au péril
et à l'honneur de son amant. Elle ne croyait pas qu'aucune satisfaction
désarmât son oncle; elle le connaissait et pressentait les sombres
desseins de cette âme ulcérée. Puis, elle demandait quelle gloire il
y aurait pour elle à ternir la gloire d'Abélard par un hymen qui les
humilierait tous deux[76]. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle
allait enlever sa lumière? De quelles malédictions de l'Église, de quels
regrets des philosophes ce mariage serait suivi! quelle honte et quelle
calamité qu'un homme créé pour tous se consacrât à une seule femme! Elle
le détestait, s'écriait-elle avec véhémence, ce mariage qui serait un
opprobre et une ruine.

[Note 76: Le discours étrange et pressant par lequel Héloïse tenta
de détourner Abélard du mariage a été remarqué et même admiré de
tout temps. Plusieurs auteurs le citent; nous ne rappellerons qu'un
témoignage peu sérieux, mais qui n'en est pas moins frappant. Dans le
_Roman de la Rose_, l'un des auteurs, Jehan de Meung, qui avait, il est
vrai, _translaté en françhois la Vie et les Epistres de maîstre Pierre
Abayalard et Héloys sa femme_, voulant faire le procès du mariage,
s'exprime ainsi:

  Pierres Abaillart reconfesse
  Que suer Heloïs, l'abeesse
  Du Paraclet, qui fu s'amie,
  Accorder ne se voloit mie,
  Por riens qu'il la préist à fame:
  Ains il faisoit la genne dame
  Bien entendant et bien lettrée.
  Et bien amant, et bien amée,
  Argumens à il chastier
  Qu'il se gardast de marier.

Et il continue en rimant toutes les raisons d'Héloïse et même quelque
chose de l'aventure qui suivit. (Édit. de M. Méon, t. II, p. 213.--_Les
Manuscrits de la Bibliothèque du Roi_, par M. Paulin Paris, t. V, no.
7071, p. 39.)]

L'Apôtre n'en a-t-il pas signalé tous les ennuis, toutes les gênes,
toutes les sollicitudes, lorsqu'il dit: «Vous êtes sans femme, ne
cherchez point de femme.» Et qu'il ajoute: «Je veux que vous viviez sans
tourment d'esprit.» (I Cor. VII, 27 et 32.) Si l'on récuse les saints en
de telles matières, qu'on écoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint
Jérôme dit de Théophraste, que l'expérience avait amené à conclure
contre le mariage des philosophes, et ce que répondit Cicéron à Hirtius
qui lui conseillait de se remarier: «Je ne puis m'occuper également à
la fois d'une femme et de la philosophie[77].» Abélard, d'ailleurs,
ne devait-il pas se rappeler sa manière de vivre? Comment mêler des
écoliers à des servantes, dea écritures à des berceaux, des livres et
des plumes à des fuseaux et à des quenouilles? Quel esprit plongé dans
les méditations sacrées ou philosophiques pourrait supporter les cris
des enfants, les chants monotones des nourrices qui les apaisent, tout
le bruit d'un ménage nombreux? Cela est bon pour les riches dont les
maisons sont des palais, et à qui l'opulence épargne tous les ennuis;
mais ce ne sont pas des riches que les philosophes. Leurs pensées vont
mal avec les soucis mondains. Tous, ils ont cherché la retraite, et
Sénèque dit à Lucilius: «Voulez-vous philosopher, négligez les affaires.
Soyez tout à l'étude, il n'y a jamais assez de temps pour elle[78].»
Interrompre la philosophie, c'est l'abandonner. Chez tous les peuples,
gentils, juifs, chrétiens, il y a eu des hommes éminents qui se
séparaient, qui s'isolaient du public par la paix et la régularité de
leur vie. Chez les Juifs, c'étaient les Nazaréens, et plus tard les
Sadducéens, les Esséniens; chez les chrétiens, les moines qui mènent la
vie commune des apôtres, et imitent la solitude de saint Jean; chez les
païens enfin, ceux à qui Pythagore a donné le noble titre d'amis de la
sagesse[79]. Rappeler tous les exemples au souvenir d'Abélard, ce serait
vouloir enseigner Minerve elle-même. Mais si des laïques ont ainsi vécu,
que doit faire un chrétien, un clerc, un chanoine, et comment l'excuser
de préférer à ces saints devoirs de misérables plaisirs, et de
se plonger sans retour dans l'abîme? Où, si peu lui soucie de la
prérogative ecclésiastique, qu'il sauve du moins la dignité du
philosophe; qu'il se rappelle que Socrate fut marié et comme il expia sa
faute.

[Note 77: B. Hieronym. _In Jovinian_, l.1. Cette citation et toutes
les autres sont attribuées à Héloïse par Abélard.]

[Note 78: Senec. ep. LXXIII.]

[Note 79: L'introduction du nom de philosophe est attribuée à
Pythagore par Cicéron (_Tusc_., l. V, 3 et 4); mais Abélard ne devait le
savoir que par saint Augustin qu'il cite: _De Civ. Dei_, l. VIII.--_Ab
Op._, ép. I. p. 13 et 14.]

Puis, laissant cette singulière argumentation, elle descendait, d'une
voix plus émue, à des raisons plus pénétrantes. Ne devait-il pas songer
qu'il serait plus périlleux pour lui de la ramener à son oncle?

Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui plus honorable,
qu'elle fût appelée sa maîtresse que son épouse, et qu'elle le retînt
par la grâce, au lieu de l'enchaîner par la contrainte! Leurs joies
seraient plus vives tant qu'elles seraient plus rares. Pour elle, elle
n'a jamais en lui rien aimé que lui-même. Elle pense ce que dans Eschine
_la philosophe_ Aspasie dit à Xénophon[80]. Il n'est rang, titre ni
gloire qu'elle préférât au sort qu'elle tient de lui. Le titre d'épouse
est plus saint, le nom de sa maîtresse, de l'esclave de ses plaisirs,
est plus doux; il a plus de prix pour elle que le rang d'une
impératrice, quand Auguste en personne le lui aurait offert. Où est la
femme dont la fortune égale la sienne? L'amour d'Abélard vaut mieux que
l'empire du monde[81].

[Note 80: «Inductio illa philosophae Aspasiae.» (_Ab. Op._, ep. II,
p. 45.) Dans un dialogue d'Eschine le socratique, Aspasie dit à Xénophon
et à sa femme: «Persuadez-vous, vous, que vous possédez la première
des femmes, et elle, le premier des hommes.» (Cic. _De Invent._, I,
31.--Quintil. _Inst. orat._, V, 11.)]

[Note 81: _Ab. Op._, ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos
expressions sont plus faibles que celles dont Héloïse se servait encore,
bien des années après ces événements.]

Pour lui, il écouta tous ces conseils, toutes ces prières, sans en être
ébranlé. Il lui fallut subir une discussion en règle, et le maître eut à
réfuter son élève en dialectique.

Sans doute ce mariage coûtait quelque chose à son ambition; c'était un
parti qui pouvait compromettre sa position dans l'école, l'obliger au
moins à renoncer à l'enseignement de la théologie, lui faire perdre son
canonicat, lui fermer la voie des hautes dignités de l'Église, et il ne
les dédaignait pas; on dit même que la mitre de l'évêque de Paris avait
brillé à ses yeux. D'autres ont parlé de la pourpre romaine, que dis-je?
de la tiare pontificale elle-même. Ces ambitieux rêves séduisaient sans
doute l'esprit d'Héloïse; mais la situation présente pesait sur lui;
il se flattait de tenir ses liens éternellement secrets; et dans
son aveuglement, il repoussait les inquiétudes d'une femme trop
clairvoyante, et se confiait à l'avenir. Sa volonté obtint ce
qu'Héloïse, dans l'excès de son dévouement, appelait un sacrifice.
Elle se résigna à devenir la femme de celui qu'elle aimait plus que la
lumière du jour. Cependant, en consentant avec des soupirs et des larmes
à son hymen, elle dit ces tristes mots: «Il ne nous reste plus qu'à
donner par notre perte commune l'exemple d'une douleur égale à notre
amour.»

«Le monde entier a connu,» dit Abélard, «que dans ces paroles l'esprit
de prophétie l'inspira[82].»

[Note 82: Id, Ep. I, p. 16.--On remarquera que dans tous ces
raisonnements le sacerdoce n'est pas allégué comme un empêchement; il
n'en faudrait pas conclure rigoureusement qu'Abélard ne fût pas prêtre.
Il ne regardait pas le mariage comme absolument interdit aux gens
d'Église. (_Ab. Epit. theol._, p. 91, Berlin, 1836, et ci-après l. III,
c. II.)]

Ils quittèrent la Bretagne, recommandant leur enfant à leur soeur,
retournèrent clandestinement à Paris; et quelques jours après, ils
passèrent la nuit en oraison dans une église dont le nom est ignoré;
ayant accompli secrètement ainsi les vigiles des noces, le matin, au
jour naissant, en présence de Fulbert et de quelques amis, ils reçurent
la bénédiction nuptiale; puis aussitôt ils se retirèrent sans éclat et
chacun dans sa demeure. A partir de ce moment, leurs entrevues furent
rares et dérobées, et tous leurs soins tendirent à cacher leurs nouveaux
liens. Mais ces précautions devinrent inutiles. L'oncle même d'Héloïse
et les gens de la maison, dans le désir imprudent d'effacer un pénible
scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la foi promise.
Héloïse, au contraire, se récriait et jurait avec imprécations que rien
n'était plus faux[83]. Irrité de ces démentis, Fulbert l'accablait
d'outrages, et le séjour commun devenait insupportable. Il fallut fuir
encore.

[Note 83: «Illa autem contra anathematizare et jurare.» (Ep. 1, p.
17.)]

Il y avait près de Paris au village d'Argenteuil, sur les bords de la
Seine, un couvent de femmes dédié à la Vierge, établi sous la règle de
Saint-Benoît, et richement doté par Adélaïde, femme de Hugues Capet[84].
Une partie de l'enfance d'Héloïse s'y était écoulée: c'est là que la
conduisit son mari. Il y avait fait disposer l'habit de religieuse qui
convenait à la vie cloîtrée, et elle le revêtit, mais sans prendre le
voile. Aucun esprit de retraite, aucun dégoût des joies du monde,
aucune lassitude des passions ne l'amenait au pied des autels. Elle n'y
cherchait qu'un sûr asile. L'homme que le ciel lui avait maintenant
donné pour époux l'y venait voir de temps en temps, et leur amour ne
respectait pas toujours la sainteté du lieu. Les détours du cloître, la
solitude des salles silencieuses cachèrent plus d'une fois un bonheur
qui ne pouvait donc cesser d'être criminel[85].

[Note 84: C'était un prieuré dépendant de l'abbaye de Saint-Denis
et temporairement converti en couvent de femmes; il portait le nom
de _Prioratus humilitatis B. Marie de Argentolio_, ou Notre-Dame
d'Argenteuil. (_Ab. Op_., ep. 1, p. 17; Not., p. 1150.--_Gall. Christ_.,
t. VII, p. 607.)]

[Note 85: «Nosti ... quid ibi tecum mea libidinis egerit
intemperantia in quadam etiam parte ipsus refectorit.... Nosti id
impudentissimo furio actum esse in tam reverendo loco et summae Virgini
consecrato. (_Ab. Op._, ep. V, p. 69.)]

Rien de tout cela n'était soupçonné de Fulbert, ou rien ne le touchait.
Il savait seulement que sa nièce, jadis son plaisir et son orgueil,
lui avait échappé, qu'elle était dans les murs d'un monastère, qu'elle
portait la robe de religieuse. Il crut ou voulut croire qu'Abélard
comptait ainsi se débarrasser d'elle et l'enchaîner loin de lui. Toutes
ces précautions lui paraissaient suspectes, et ce qu'on prenait tant
de soin de cacher, on voulait sans doute l'annuler un jour. La vie
d'Abélard pouvait bien d'ailleurs n'être pas celle du mari le plus
fidèle[85a].

[Note 85a: Voyez la note 2 de la page 46, et les allégations de
Foulque de Deuil. (_Ab. Op._, p. 219.)]

Les proches, les amis de Fulbert lui répétaient qu'on l'avait trompé,
et en aigrissant ses soupçons exaltaient tous ses ressentiments. L'idée
d'une vengeance bizarre et terrible lui était venue dès le premier jour
de sa colère; elle le ressaisit de nouveau; peut-être ne l'avait-elle
jamais quitté; et une nuit, après avoir mis du complot quelques-uns
de ses parents, il se fit introduire avec ses complices, par un valet
secrètement acheté, jusque dans la chambre retirée où reposait Abélard,
et le surprenant sans défense et endormi, ils lui infligèrent, par un
lâche attentat, la mutilation dégradante que le désir d'anéantir les
tribulations de la chair dont parle saint Paul, arracha jadis au
spiritualisme insensé d'Origène[86].

[Note 86: 1 Cor. VII, 28.--On ne saurait donner avec certitude la
date de cet événement, mais ce ne peut être avant 1117, ni plus tard que
1118.]

Dès que le jour fut venu, tout à cette nouvelle s'émut de surprise et
d'horreur. La ville entière, curieuse et consternée, accourait dans le
voisinage de la demeure d'Abélard et le fatiguait des cris de sa pitié.

Tandis que les femmes qui toutes l'aimaient pleuraient en se racontant
une si cruelle aventure, tout ce que l'Église avait de plus distingué,
les chanoines de Paris, l'évêque lui-même, témoignaient hautement leur
intérêt et leur indignation[87]. Les clercs surtout, les écoliers
faisaient retentir la maison de gémissements insupportables, et ces
témoignages d'une compassion bruyante allaient redoubler sa honte et
ses souffrances. Pour lui, sur son lit de misère, il réfléchissait
péniblement au degré de fortune et de gloire qu'il avait atteint, à
cette déchéance si soudaine, si étrange et si terrible. Il se sentait
humilié jusque dans le plus profond de son orgueil, en songeant que Dieu
semblerait l'avoir frappé dans sa justice, que la trahison paraîtrait
châtiée par la trahison même, et le crime puni et déshonoré par
l'impuissance. Il pensait à la joie mal cachée de ses ennemis, à la
douleur, à la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans le monde
cette dégradation dont il se voyait atteint. Quelle carrière désormais
lui serait ouverte? De quel front se produire en public, lui maintenant
montré partout au doigt, partout poursuivi par la risée, partout en
spectacle comme un de ces monstres à qui, sous l'ancienne loi, Dieu
fermait les portes du temple! (_Deut._, XXIII, 4.)

[Note 87: _Ab. Op_., pars II, ep. 1, p. 221.]

Ses meurtriers avaient pris la fuite après leur crime. Dès le premier
moment, l'évêque Girbert avait manifesté la volonté d'en faire justice;
car l'évêque avait juridiction sur les clercs, _forum ecclesiasticum_.
Deux des fugitifs, dont l'un était le serviteur perfide et vendu, furent
repris et condamnés à la peine du talion, après qu'on leur eut crevé
les yeux. Quant à Fulbert, on ne put lui arracher l'aveu de son crime;
l'aveu sans doute était alors nécessaire à la preuve. D'ailleurs le
chapitre de Paris ne pouvait entièrement abandonner un de ses membres.
Seulement, tous ses biens furent confisqués au profit de l'Église. On
croit qu'il se cacha et vécut oublié; il ne mourut qu'assez longtemps
après, compté toujours dans le collège des chanoines de Paris[88].

[Note 88: _Ab. Op._, ep. I, p. 17, pars 11, ep. I, p. 222, Not., p,
1149.]

Abélard n'avait pu mourir. Il lui fallait recommencer sa triste vie.
Un seul parti lui restait que lui dictait la honte plus que la piété;
c'était d'entrer dans un cloître. Il s'y décida; mais il ne voulait pas
être seul à mourir au monde; il fallait qu'Héloïse n'eût appartenu qu'à
lui. Il exigea qu'elle prononçât ses voeux avant qu'il eût prononcé les
siens[89]. Sur son ordre, Héloïse qui n'avait pas quitté sa retraite y
prit d'abord le voile de novice, et le monastère se ferma sur elle. Tous
deux enfin, ils revêtirent irrévocablement l'habit religieux, elle dans
le couvent d'Argenteuil, lui dans l'abbaye de Saint-Denis (1119)[90].

[Note 89: _Id._, Ep. II, p. 47.]

[Note 90: Cette date est celle qu'adoptent la plupart des
historiens. (_Hist. litt._, t. XII, p. 92.) Le père Dubois veut que la
retraite à Saint-Denis soit de 1117 ou 1118.(_Hist. Eccl. paris._, t. I,
l. XI, c. VII, p. 777.)]

Pour elle, au dernier moment, comme ses amis l'entouraient en pleurant
et cherchaient encore à la détourner de se soumettre, à moins de vingt
ans, au joug insupportable de la vie monastique, elle répondit par une
citation toute classique qui prouve à la fois combien l'érudition et la
passion, mêlées l'une à l'autre dans son âme, y effaçaient le sentiment
religieux. Elle prononça tout à coup, d'une voix entrecoupée de sanglots
et de larmes, cette plainte que Lucain prête à Cornélie, lorsqu'après
Pharsale elle revoit Pompée dont elle croit avoir causé la perte:

  O maxime conjux,
  O thalamis indigne meis, hoc juris habebat
  In tantum fortuna caput? Car impia nupsi,
  Si miserum factura fui? Nunc accipe poenas
  Sed quas sponte luam[91].

[Note 91: Lucan. _Phars._, l. VIII, v. 94. «0 grand homme, ô mon
époux, toi dont mon lit n'était pas digne, voilà donc le droit qu'avait
la fortune sur une si noble tête! Pourquoi, par quelle impiété t'ai-je
épousé, si je devais te rendre misérable? Accepte aujourd'hui la peine
que je subis, mais que je subis volontairement.»]

Et montant à l'autel d'un pas pressé, elle y prit le voile noir, bénit
par l'évêque de Paris, et s'enchaîna solennellement à la profession
religieuse. Triste victime, obéissante et non résignée, elle se
sacrifiait encore à la volonté et au repos de celui qu'à regret elle
avait accepté pour époux, et qu'elle abandonnait en frémissant, pour se
donner à l'époux divin sans foi, sans amour et sans espérance[92].

[Note 92: _Ab. Op._, ep. ii. p. 45 et 47.]

Voilà donc Abélard religieux à Saint-Denis. Le présent et l'avenir, tout
est changé pour lui. Il a renoncé à la fortune, à l'éclat, à la gloire
du monde, et il se tourne, mais avec peu de goût et de ferveur, vers la
solitude chrétienne. Dans les premiers moments, son coeur n'était rempli
que de regrets et de ressentiments. Il ne méditait que la vengeance.
Il reprochait l'impunité de Fulbert à la faiblesse de l'évêque, aux
machinations des chanoines; il les accusait tous de complicité, et
voulait aller à Rome les dénoncer comme coupables envers la justice. Il
fallut les efforts de ses amis pour l'en dissuader. Un d'eux (on
lui donne du moins ce titre), Foulque, prieur de Deuil, fut obligé
d'insister auprès de lui sur sa pauvreté qui ne lui permettait pas
d'accomplir un si long voyage, ni de satisfaire aux dépenses que coûtait
la justice ou la cupidité romaine, sur l'imprudence qu'il y aurait de
s'aliéner pour jamais les chefs du clergé parisien, sur les sentiments
d'équité et de charité que lui commandait sa nouvelle profession. Enfin
il lui répéta cette triste parole: «Vous êtes moine[93].»

[Note 93: _Monachus es._ (_Ab. Op._, pars II, ep. i, p. 222, 223.)
Le prieuré de Deuil, dépendant de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur,
était situé dans la vallée de Montmorency. Foulque n'est connu que par
sa lettre à Abélard. (Bayle, art. _Foulque.--Hist. litt._, t. XII, p.
240.)]

Il était moine en effet, et la nécessité, sinon le devoir, lui
prescrivait de vivre suivant son état. Une première ressource s'offrait
à lui, c'était l'étude; mais d'abord l'étude lui sembla sans attrait;
elle n'apportait plus la gloire avec elle. Toutefois des clercs venaient
le voir, et l'abbé de Saint-Denis, Adam, se joignait à eux pour lui dire
que le moment peut-être était arrivé de se consacrer plus que jamais au
travail, et surtout aux recherches théologiques. Ils lui répétaient que
maintenant l'amour du ciel lui pouvait inspirer ce que jadis peut-être
lui avait suggéré le désir de la réputation et de la fortune; que
son devoir était de faire valoir le talent que, selon la parabole
évangélique, le Seigneur lui avait remis, comme à son serviteur, et
qu'il réclamerait un jour avec usure. Ils ajoutaient que si, jusqu'ici,
il avait instruit les riches, il lui restait à éclairer les pauvres; que
le ciel, en le frappant, lui avait ouvert du moins l'asile de la paix de
l'âme, de la liberté d'esprit, de la tranquillité studieuse; et que le
philosophe du monde pouvait devenir aujourd'hui le philosophe de Dieu.

Abélard hésitait à suivre ces conseils; il lui en coûtait de reparaître
aux yeux des hommes. Mais il ne trouvait pas, dans l'abbaye de
Saint-Denis, le repos qu'il espérait. Il l'avait choisie comme la
première du royaume. On y avait reçu avec empressement un homme qui
devait illustrer la communauté. On y attendait de lui de l'éclat et
du bruit; il y cherchait le silence, la règle, l'oubli. Le premier
mouvement de son désespoir avait dû être le renoncement absolu au
monde. Or, l'antique fondation de Dagobert, agrandie et enrichie par la
munificence de la longue suite de rois, ses successeurs, cette maison
toute royale, une des institutions de la monarchie, monastère, dit saint
Bernard, plus dévoué à César qu'à Dieu, n'était nullement étrangère aux
choses mondaines, et tenait au siècle par de nombreux liens.

Irritable et attristé, Abélard y trouvait la vie peu régulière, les
moeurs relâchées. Il accusait l'abbé Adam lui-même de désordres
qu'aggravait sa dignité[94]. Habitué au ton du commandement, prompt à
tout régenter autour de lui, il s'éleva contre les dérèglements dont il
était témoin, et ses reproches qui n'étaient pas toujours discrets,
le rendirent bientôt à charge à tout le monde. Ses frères importunés
saisirent avec empressement les instances de ses disciples comme une
occasion de l'éloigner, et le pressèrent d'y céder en reprenant ses
leçons. Il résista longtemps; il répugnait à revoir le grand jour.
Cependant amis, ennemis, écoliers, religieux, l'abbé lui-même
insistaient, et entrant alors dans cette vie, de mobilité et de
tentatives changeantes que son âme inquiète allait prolonger, il
s'établit dans le prieuré de Maisoncelle, situé sur les terres du comte
de Champagne[95] pour y rouvrir son école à la manière accoutumée.

[Note 94: La manière dont Abélard parle des désordres de l'abbé et
des moines de Saint-Denis, ne permet pas le moindre doute. Ces désordres
sont affirmés par saint Bernard, par Guillaume de Nangis, par les
annales même du monastère. La chose était commune alors dans beaucoup de
couvents, et il n'y avait pas cent ans que les mêmes désordres, dans la
même maison, avaient nécessité une réforme entreprise par saint Odilon.
Deux actes d'administration charitable de l'abbé Adam, rapportés par
Duchesne qui veut le justifier, ne prouvent nullement qu'il menât une
vie régulière. (_Ab. Op_., ep. I, p. 19; Not., p. 1153.--Saint Bernard,
_Op._, ep. LXXVIII et not.--Guill. Nang. _Chron_., an. 1123, _Rec. des
Hist_., t. XX, p. 727.)]

[Note 95: «Ad cellam quamdam.» (_Ab. Op._, ep. I, p. 19 et 20.) D.
Brial seul dit que ce lieu est Maisoncelle. (_Rec. des Hist._, t. XIV,
p. 290.) Il y a dans le département de Seine-et-Marne plusieurs villages
de ce nom. Le lieu qu'habitait Abélard, désigné par quelques écrivains
sous le nom de _Trecensis cella_, peut être ou Maisoncelle de
l'arrondissement et du canton de Coulommiers, ou plutôt Maisoncelles du
canton de Villiers-Saint-Georges, arrondissement de Provins. Je ne crois
pas que le lieu de refuge d'Abélard, malgré cette désignation _Trecensis
cella_, doive être confondu avec le couvent de Troyes, appelé
_Cella, monasterium cellense_, ou Moustier-la-Celle, le monastère
de Saint-Pierre de Troyes. (_Gall. Christ._, t. XII, p. 539.) Le
P. Longueval veut qu'il ait enseigné à Provins dans un prieuré de
Saint-Florent de Saumur. Peut-être confond-il cette première sortie
du couvent avec la seconde qui le conduisit à Provins, au prieuré de
Saint-Ayoul. (_Hist. de l'Egl. gall_, t. VIII, l. XXIII, p. 355.--_Hist.
litt_. t. IX, p. 85.)]

Il retrouva sur-le-champ un auditoire attentif et nombreux; on parle de
trois mille étudiants. La foule reparut, et bientôt ce lieu retiré ne
suffit plus à l'abriter ni à la nourrir. Ramené par le malheur aux plus
sérieuses méditations, préoccupé des devoirs de sa profession nouvelle,
devenu par l'étude et plus savant et plus subtil[96], il rendit son
enseignement éminemment religieux, sans abandonner ces sciences profanes
dont on lui demandait surtout les leçons. Il en fit comme un appât dont
la saveur attirait les disciples à cette philosophie véritable qui était
enfin pour lui celle de Jésus-Christ, imitant ainsi celui qu'il appelait
le plus grand des philosophes chrétiens, Origène. La manière en effet
dont saint Grégoire le Thaumaturge nous dit qu'enseignait ce profond
et singulier docteur offre assez d'analogie avec la méthode d'Abélard.
C'est bien, au reste, celle de quiconque veut fonder la foi sur
la raison. «Point d'arcane pour Origène,» dit le Thaumaturge, «il
expliquait tout[97].»

[Note 96: «De acute acutior.» (Oth. Fris., _De Gest. Frid._, t. I,
c. XCVII.)]

[Note 97: «Summum christianorum philosophorum Origenem.» (Ep. I, p.
19.) Voyez le passage de Grégoire dans l'ouvrage de D. Gervaise (t. 1,
p. 131) ou dans ce père lui-même. (_Orat. panegyric. et charist. ad
Origen_, p. 73. S.P. Greg. cogn. Thaum. _Op._, Paris, 1621.)]

Le tour théologique qu'avait pris l'enseignement d'Abélard ne fit
qu'exciter davantage la curiosité, et le professeur obtint un succès qui
rappelait le passé. Pour s'instruire à la fois dans la science séculière
et sacrée, on se pressa dans son école, et la décadence des autres
établissements recommença. Les maîtres se déchaînèrent de nouveau contre
lui. On attaqua tout, et sa manière et son droit d'enseigner. On lui
reprocha, mais non pas en face, d'être, contrairement aux devoirs
monastiques, encore trop captivé par l'étude des livres profanes, et
d'avoir usurpé, cette fois sans qu'un supérieur l'autorisât, la maîtrise
en théologie. Son école était en effet une oeuvre volontaire et privée;
il n'était plus maître et comme recteur de celle de Paris, il n'était
théologal d'aucune église. La publicité des écoles monastiques
n'existait pas de droit, et d'ailleurs il enseignait hors de son
couvent. On demandait donc son interdiction, et l'on ne cessait de
presser dans ce sens, archevêques, évêques, abbés et tout personnage
revêtu de quelque titre ecclésiastique. On travaillait à soulever tout
le clergé contre lui.

Abélard commença par braver l'orage; il s'était accoutumé à dédaigner
ses ennemis. Sa supériorité avait jusqu'ici accablé tous ceux qu'elle
avait irrités.

N'ayant rien perdu de sa science éloquente, voyant son auditoire
renouvelé, il pensait avoir gardé tout son ascendant, et il
méconnaissait ce que le temps apporte de changement dans la situation
des plus heureux, ce que le malheur enlève d'autorité au talent des plus
habiles. Le respect et l'empressement de ses disciples lui faisaient
illusion. Il ne savait pas qu'une puissance interrompue ne se retrouve
guère, et que depuis sa chute une ombre funèbre avait été portée sur
tout son avenir.

Il arriva que, pressé par ses élèves, il entreprit de rédiger ses leçons
théologiques. Son intention déclarée était d'affermir les fondements
mêmes de la foi; et puisque le philosophe était maintenant un religieux,
de rendre témoignage de sa profession en enseignant la philosophie
religieuse. Or, la première vérité de la philosophie religieuse, c'est
Dieu; la première question, c'est la nature de Dieu. Son ouvrage fut
donc un traité sur la nature de Dieu, c'est-à-dire sur l'Unité et la
Trinité divine. C'est l'_Introduction à la Théologie_ que nous avons
encore[98]. Il essaie d'y exposer ce qui, ainsi qu'il l'observe
lui-même, est plus fait peut-être pour la pensée que pour l'expression.
Démontrant, comme on dit, la foi par la raison, il veut répondre aux
hérétiques et surtout aux incrédules qui se piquent de philosophie,
par un christianisme philosophique. De là cette thèse persévéramment
soutenue que le dogme peut être présenté sous une forme rationnelle,
qu'il faut comprendre ce qu'on croit, qu'il n'y a point de mystère
qui ne puisse être éclairci par des explications ou du moins par des
similitudes choisies avec discernement, et que la dialectique, cette
maîtresse de la raison, doit être conciliée avec les croyances
chrétiennes, si l'on ne veut pas qu'elle les ébranle, en les mettant en
contradiction avec ses propres lois. Une conséquence assez naturelle
était de placer l'autorité des philosophes presqu'au rang de celle des
saints; de prétendre que la raison, révélation intérieure, avait conduit
les premiers aux mêmes notions que les seconds sur la nature de Dieu
et notamment sur la Trinité; que la vérité étant commune à tous, les
sentiments qu'elle inspire avaient pu l'être, et qu'il ne fallait pas
entièrement désespérer du salut des sages de l'antiquité.

[Note 98: _Ab. Op._, pars II, p. 973. Tout le monde n'a pas regardé
cet ouvrage comme celui qui fut brûlé à Soissons et qu'on a cru perdu.
Mais il contient ce qu'à Soissons on lui reprochait d'avoir écrit, et
les pensées et les expressions du prologue se rapportent parfaitement
à ce qu'il dit dans l'_Historia calamitatum_ de la composition de
l'ouvrage condamné à Soissons. (_Id._, ep. I, p. 20. Voyez le c. II du
l. III de cet ouvrage.) L'assertion pour laquelle Othon de Frisingen dit
qu'Abélard fut condamné se trouve textuellement dans l'Introduction.
(_Id., Introd. ad Theol._, l. II, p. 1078.--_De Gest. Frid._, l. I, c.
XLVII.)]

Or, cette foi de la raison, implicite et confuse dans Platon, plus
développée, plus authentique, plus puissante chez les chrétiens,
c'est le dogme de l'unité de Dieu, seul incréé, seul créateur, seul
tout-puissant, bien suprême et perfection infinie. Mais, en Dieu ne
distinguent la puissance, la sagesse et la bonté; la première engendre
la seconde, et la troisième procède de toutes deux. Car il y a encore de
la puissance dans la sagesse, et la bonté qui n'est ni l'une ni l'autre
serait nulle et vaine si toutes deux n'existaient pas, Tels sont les
attributs distinctifs qui se personnifient dans le Père tout-puissant,
dans le Fils, verbe de Dieu, éternelle raison, suprême intelligence,
dans le Saint-Esprit, source divine de grâce, de charité et d'amour.
Voilà les trois personnes de la Trinité, personnes distinguées entre
elles éminemment par lesdites propriétés, mais qui n'ont qu'une essence,
qu'une substance, puisqu'il n'y a qu'un Dieu dont toutes les oeuvres
sont indivisibles et supposent à la fois la puissance, la sagesse et
la bonté. Cette notion de la nature essentielle de Dieu devait être
conciliée avec ses attributs généraux, avec son immutabilité, sa
providence, sa prescience. Cette conciliation était l'objet de la
dernière partie, qui est restée ou ne nous est parvenue qu'incomplète;
et l'ouvrage touchait ainsi à toute les questions de la théodicée.

Cette doctrine, qui sans être entièrement nouvelle ni dénuée
d'antécédents réputés orthodoxes, se signalait cependant par un ton de
hardiesse, par des subtilités hasardées, par un caractère général de
liberté dans la discussion, devait à la fois séduire beaucoup de jeunes
esprits, et alarmer beaucoup de consciences inquiètes. Le nom de son
auteur, je ne sais quelles apparences aventureuses qui s'étaient
toujours attachées à lui, la position qu'il avait toujours prise en
dehors de l'ordre commun, la rendait plus suspecte, plus attrayante et
plus périlleuse qu'elle ne l'eût été sous la protection d'un autre nom.
L'intelligence était alors curieuse, excitée, et cependant soumise aux
règles de la foi; elle aimait à raisonner et elle voulait croire. Ce qui
semblait démontrer la croyance, convaincre la raison, satisfaire à
ce besoin inquisitif d'examiner et de discuter, sans le déchaîner ni
l'égarer, donner enfin au mystère la forme d'un problème et au dogme
celle d'une solution, devait être saisi avec ardeur et accepté comme
la découverte de la vérité parfaite et définitive. Les idées d'Abélard
avaient dès longtemps transpiré par ses leçons, et s'étaient ouvert les
esprits; le traité qui résumait ces idées et les livrait au publie eut
un succès de propagande.

C'était précisément l'instant où se formait contre lui la coalition des
maîtres qu'il avait discrédités. Ils s'armèrent du prétexte que leur
fournissait son imprudence; la malveillance et l'envie le dénoncèrent à
la foi sévère ou timide. Les autorités ecclésiastiques furent appelées
à la vigilance et suppliées d'intervenir. Abélard, sans mépriser
absolument ces attaques, les repoussa avec hauteur, et répondit par
l'insulte et le défi. Toujours confiant et impérieux, il provoquait une
lutte qu'il ne croyait pas, je pense, qu'on osât engager. Comme on lui
reprochait d'avoir appliqué témérairement la dialectique à la théologie
et donné aux doctrines sacrées les allures d'une science profane, il
publia ou laissa courir une amère apologie (du moins on peut présumer
qu'elle date de cette époque), ou plutôt une invective contre ces
ignorants en dialectique qui prenaient, disait-il, _ses dogmes pour des
sophismes_[99].

[Note 99: «Invectiva in quemdam Ignorum dialecticea.» (_Ab. Op._,
pars II, ep. IV, p. 238.)]

«Mais quoi? n'était-ce pas toujours la fable si connue du renard
dédaignant les cerises qu'il ne pouvait atteindre? Ainsi quelques
docteurs de ce temps, parce qu'ils ne sauraient atteindre à la
dialectique, l'appellent une déception; ce qu'ils ne peuvent comprendre
est sottise; ce qui les passe est un délire. Ils s'appuient, s'il faut
les en croire, sur les livres sacrés; mais que de saints docteurs la
recommandent,--cette science qu'ils insultent! On peut leur montrer
des citations des Pères qui jugent la dialectique nécessaire pour
comprendre, pour expliquer, pour défendre l'Écriture. Saint Augustin,
saint Jérôme même lui donnent à résoudre les difficultés de la
foi. Qu'est-ce que les hérétiques, sinon des sophistes, et comment
confondrons-nous les sophistes, si ce n'est en nous montrant
dialecticiens? Et nous nous montrerons en proportion disciples fidèles
du Christ. Quel est le nom que lui donne l'Évangile? n'est-ce pas celui
de la raison, du verbe incarné, de _cette lumière qui luit dans les
ténèbres_, de ce principe enfin dont le nom grec est l'origine du nom de
la logique? Si le Christ est si souvent appelé _sophia_ ou la sagesse,
s'il est le _logos_ ou le verbe, dont parlent et Platon et saint Jean,
les amis de la sagesse ou les _philosophes_, les disciples du verbe
ou les _logiciens_ ne sont que les chrétiens les plus fervents. Ne
semblent-ils pas précisément chercher et invoquer ces dons que le
Saint-Esprit transmettait en langues de feu, la parole, l'intelligence
et l'amour? Enfin notre Seigneur lui-même, pour convaincre les Juifs,
n'a pas dédaigné l'arme de la discussion. Il n'a pas toujours prouvé
la foi par des miracles; lui aussi, il a recouru à la puissance de la
raison; et son divin exemple nous enseigne que nous, à qui manquent
les miracles, à qui ne reste que la lutte de la parole, nous devons
convaincre par elle ceux qui cherchent la sagesse comme les Grecs au
temps de saint Paul[100]. Aussi bien, _pour les hommes qui savent
juger_[101], la raison a plus de force que les miracles, qu'on peut
attribuer à quelque pouvoir infernal. Si l'erreur peut se glisser dans
le raisonnement, c'est surtout quand on ignore l'art de l'argumentation.
Il faut donc s'adonner à la logique, qui pénètre tout, même les
questions sacrées, et qui confondra surtout les docteurs présomptueux
qui se croient les mêmes droits qu'elle.»

[Note 100: «Nam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam
quaerunt.» (1 Cor. 1, 22.)]

[Note 101: «Apud discretos» (_loc. cit._, p. 242), ceux qui ont la
_discrétion_ ou le discernement, comme dans cette expression: _l'âge de
discrétion_.]

En même temps qu'Abélard se défendait de la sorte contre ceux qui
suspectaient sa foi pour cause de philosophie, il avait soin de se
montrer à l'Église gardien jaloux des intérêts de la vérité, et prompt à
repousser toute attaque que la dialectique même pouvait diriger contre
son orthodoxie. On croit qu'il rencontra parmi ses dénonciateurs
ce Roscelin qu'il avait autrefois suivi et qui lui-même avait tant
scandalisé l'Église. Mais, réconcilié avec elle depuis son retour
d'exil, par les soins d'Ives, dernier évêque de Chartres, Roscelin
pouvait être devenu d'autant plus intolérant qu'il avait été persécuté,
d'autant plus jaloux qu'il était oublié. On lui attribue d'ailleurs
quelques-unes des propositions sur la Trinité qu'Abélard, sans le
nommer, attaquait dans son livre[102]. C'était assez pour le pousser à
la vengeance.

[Note 102: _Ab. Op., Introd. ad. Th._, l. II, p. 1067; Not., p.
1157.--_Hist. litt._, l. XII, p. 122. J'aurais de la peine à reconnaître
Roscelin parmi les hérétiques qu'Abélard caractérise au commencement du
livre II de l'Introduction; mais des erreurs signalées dans le cours
de l'ouvrage, plus d'une peut venir de Roscelin, chef de ces
_pseudo-dialecticiens_, qu'il attaque si vivement. Voyez dans le livre
III de cet ouvrage le c. 11.]

Un jour donc, en 1121[103], Abélard apprend que ce maître en fausse
dialectique, tâchant d'envenimer sa doctrine sur la Trinité, l'a dénoncé
aux autorités ecclésiastiques. Il prend l'offensive à son tour, et, dans
une lettre véhémente, il dénonce à Girbert, évêque de Paris, _et
au vénérable clergé de son église_, cet _antique ennemi de la foi
catholique_, convaincu par le concile de Soissons de prêcher le
trithéisme, et qui vient vomir contre lui l'outrage et la menace[104].

[Note 103: Rousselot, _Philos, du moy. âge_, t. I, p. 187.]

[Note 104: Cette lutte entre Abélard et Roscelin est un fait
contesté. On en donne pour preuve une lettre dans laquelle un
théologien, désigné par l'initiale P et qui a écrit sur la Trinité,
se plaint à G, évêque de Paris, des attaques d'un vieux dialecticien
hérétique qui ne paraît autre que Roscelin, et demande à être jugé
contradictoirement avec lui (_Ab. Op_. pars II, cp. XXI, p. 334). Mais
on ne peut démontrer que cette lettre soit d'Abélard, qui l'aurait
écrite vers 1120 ou 1121; on ne sait pas si Roscelin vivait encore quand
parut l'ouvrage sur la Trinité; enfin on ajoute que converti alors,
Roscelin qui vivait pieusement en Aquitaine vers 1103, n'aurait pu
provoquer ou mériter à Paris les attaques que l'auteur de la lettre
dirige contre lui. On veut donc qu'elle soit d'un théologien inconnu P
qui aurait poursuivi Roscelin, lors de ses démêlés avec saint Anselme au
sujet de la Trinité; revenant d'Angleterre vers 1O87, Roscelin trouvant
cet ouvrage, l'aurait dénoncé à l'évêque G (Guillaume) auprès duquel P
se serait défendu à son tour. On peut répondre que la date de la mort
de Roscelin est ignorée; que la lettre de P peut être de _Petrus_, nom
donné sans cesse à Abélard, et adressée à Girbert, évêque de Paris de
1117 à 1124. L'auteur da la lettre se dit auteur d'un _Opuscule_ sur la
Trinité, _Opusculo nostro de fide Trinitatis_, et Abélard, en parlant
de son Introduction, se sert ailleurs du même mot (_Comm. in Rom_., p.
513). La lettre, à lui attribuée par d'Amboise et Duchesne, cotée sous
son nom dans le manuscrit, respire une irritabilité intolérante, un des
traits de son caractère. Il a bien pu se montrer méprisant et offensé à
l'égard de Roscelin même converti, et Roscelin, quand ce serait lui
dont la piété en 1103 édifiait l'Aquitaine, avait bien pu se montrer
malveillant ou injuste envers le novateur Abélard. (Cf. G. Dubois,
_Histor. Eccles. paris_., t. I, 1. XI, c. II, p. 709.--_Hist. litt_., t.
VIII, p. 464; t. IX, p. 362; t. XII, p. 111.--_Malteac, Chron. in Bibl.
nov. mss_. P. Labbaei, t. II, p. 217.)]

«S'il est vrai qu'il ait inséré quelque ombre d'hérésie dans ses écrits
sur la Trinité, il invoque les athlètes du Seigneur et les défenseurs de
la foi; qu'un jour soit pris, un lieu désigné, et que des juges choisis
prononcent et punissent ou le calomniateur ou l'hérétique. Pour lui, il
remercie le ciel d'avoir à combattre pour la foi, et d'être en butte aux
traits d'un homme qui n'a jamais eu d'inimitié que contre les gens de
bien, de celui qui a osé attaquer dans une épître _le héraut du Christ_,
Robert d'Arbrissel, et se répandre en outrages contre _ce magnifique
docteur de l'Église_, Anselme, archevêque de Cantorbery[105], d'un
homme dont l'indocilité mérita que le roi d'Angleterre le bannît de son
royaume, et qui n'a pas sans peine sauvé sa vie par la fuite. Et c'est
cet homme déshonoré qui veut étendre à d'autres son infamie! Cet homme,
proscrit de deux royaumes, fustigé, dit-on, par les chanoines dans
l'église de Saint-Martin, dont il est chanoine aussi pour la honte du
sanctuaire, cet homme que sa vie et sa foi dénoncent assez, Abélard ne
le nommera pas. «C'est ce faux dialecticien et ce faux chrétien
qui ayant prétendu qu'aucune chose n'a de parties, a été contraint
d'admettre que lorsque le Seigneur mangea, comme le dit saint Luc,
un morceau de poisson rôti, ce qu'il mangea fut une partie du mot de
_poisson rôti_. Or, est-il étrange que celui qui a levé la tête contre
le ciel, extravague sur la terre, et veuille perdre les autres après
s'être perdu[106]?»

[Note 105: «Egregium illum praeconem Christi... magnificum Ecclesiae
doctorem.» Les deux personnages sont bien caractérisés. Robert
d'Arbrissel fut un prédicateur, une sorte de missionnaire plus célèbre
par la piété que par le talent. On lui dut plusieurs fondations, entre
autres celle de Fontevrault. On ne sait pas dans quelle occasion il
fut attaqué par Roscelin. C'est à tort qu'on a essayé d'attribuer à ce
dernier, soit la lettre de Godefroi, abbé de Vendôme, soit celle de
Marbode, dans lesquelles des conseils à la fois charitables et sévères
sont adressés à Robert d'Arbrissel. Les auteurs de l'_Histoire
littéraire_ ne me paraissent laisser subsister aucun doute à cet égard.
Quant aux attaques de Roscelin contre saint Anselme, elles sont fort
connues, et elles contribuèrent à le faire chasser de l'Angleterre où
il s'était réfugié après avoir été chassé de France. (_Journal des
Savants_, ann. 1682, p. 191.--_Hist. litt_., t. IX, p. 364; t. X, p.
359.)]

[Note 106: Tel est l'extrait de la lettre intitulée _G. Dei gratia
parisiacae sedis épiscopo unaque venerabili ejusdem ecclesiae clero P_.
(Pars II, cp. XXI, p. 334.) Plusieurs détails font reconnaître Roscelin.
Le sarcasme sur le _morceau de poisson rôti_ (_partem piscis assi_, Luc.
XXIV, 42) est une allusion à la doctrine qui refusait l'existence
réelle aux parties du tout comme aux qualités de la substance, d'où il
résultait que les qualités et les parties n'étaient que des mots. Au
reste, dans ce système pris au sens le plus absolu, ce n'est pas le
poisson qui eût été un mot, mais la partie seulement. (Ouvr. inéd.,
Intr., p. xc. _Dial_., p. 471.) Quant à la flagellation de Roscelin,
elle n'est, que je sache, rapportée nulle part. Avant de quitter la
France, sous le coup de la sentence du concile de Soissons, Roscelin est
désigné constamment comme maître et chanoine de Compiègne, où il n'y
avait pas de chapitre de Saint-Martin. Les auteurs de l'_Histoire
littéraire_ ne voient pas de difficulté à croire que, rentré en France,
il fut chanoine de Saint-Martin à Tours; mais ils ne citent ni ce
passage ni aucune autorité, car Duboulai qu'ils nomment n'en parle pas.
(_Hist. litt_., t. IX, p. 301).--_Hist. Univ. paris_., t. I, p. 443,
485, 493, 639.]

C'est dans ces termes, où se trahit peut-être plus de colère que de
mépris, qu'Abélard livrait son ennemi à l'exécration de l'Église,
oubliant trop sans doute qu'au temps où il vivait les mêmes anathèmes
attendaient quiconque avait innové dans la dialectique et par elle dans
la théologie, et que le glaive sacré était déjà levé sur la tête du
contempteur de Roscelin, téméraire vainqueur de Guillaume de Champeaux
et d'Anselme de Laon.

Rien n'était fort à craindre, en effet, dans cet effort désespéré d'un
auteur de système qui, se sentant menacé de l'oubli, voulait envelopper
dans une communauté d'hérésie et de disgrâce celui qu'il n'avait pu
annuler ou traîner à sa suite. Malgré cette dénonciation odieuse,
repoussée avec une violence qui ne le semble guère moins, ce n'était
pas le proscrit Roscelin que devait redouter Abélard; mais les anciens
sectateurs du réalisme, mais les amis de Guillaume et d'Anselme morts
sans vengeance[107]; mais quelques disciples fidèles à leur mémoire et
bienvenus auprès des princes de l'Église; mais cet Albéric et ce Lotulfe
dont il avait rencontré de bonne heure l'opposition vigilante, et qui
voulaient dominer à leur tour et recueillir tout l'héritage de
leurs maîtres; voilà ceux dont l'inimitié devait lui faire éprouver
cruellement sa puissance.

[Note 107: C'est Abélard qui dit positivement qu'ils étaient morts
à celle époque (cp. I, p. 20), et comme le concile de Soissons eut bien
certainement lieu en 1121, cela fortifie l'opinion qui place avant cette
année la mort de Guillaume de Champeaux. (Voyez la note 2 de la page
29.) Quant à Anselme, il était mort en 1116.]

Albéric et Lotulfe gouvernaient les écoles de Reims; le premier,
archidiacre de la cathédrale, prieur de Saint-Sixte, et qui avait été un
moment désigné, avec l'appui de saint Bernard, pour succéder à Guillaume
de Champeaux dans l'évêché de Châlons[108], jouissait d'un grand crédit
auprès de Raoul dit le Vert, son archevêque[109]. Poussé par les
instances répétées des deux professeurs, ce prélat s'entendit avec
Conan, évêque de Palestrine, qui remplissait alors dans les Gaules les
fonctions de légat du saint-siège[110], pour convoquer, sous le nom de
concile ou synode provincial, un conventicule à Soissons, ville déjà
signalée par la condamnation de Roscelin en 1092. Abélard y fut appelé,
on lui dit d'apporter son célèbre ouvrage, _opus clarum_. On l'accusait
d'avoir, comme Roscelin, appliqué les principes du nominalisme au dogme
de la Trinité. Il se rendit à l'appel et parut accepter le jugement.

[Note 108: Saint Bernard fit de vains efforts auprès du pape Honoré
II pour obtenir qu'il approuvât l'élection d'Albéric au siège de Reims.
(S. Bern. _Op_., ep. XIII.) Je dois cependant ajouter que la plupart des
auteurs pensent que ce n'est pas après Guillaume de Champeaux (1119
ou 1121), mais après Ebal, son successeur (1126), qu'Albéric faillit
devenir évêque de Châlons.]

[Note 109: «Radulfus nomine, Viridis cognomine.» Abélard et
plusieurs écrivains l'appellent _Rodulfus_, et d'autres _Radulfus_, que
l'on traduit ordinairement par Raoul. (_Ab. Op_., ep. I, p. 20; Not. p.
1164.--G. Marlot, _Metrop. remens. Hist_., t. II, I. II, c. XXXI, p. 244
et 275.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 80.)]

[Note 110: Conan, Conon ou Conus, évêque de Palestrine ou Préneste,
légat du pape Paschal II en France, y prit part à plusieurs conciles. En
1120, il était légat du pape Calixte II, et tint un nouveau concile à
Beauvais. (_Ab. Op_; Not., p. 1166.)]

Soissons était une ville de la province ecclésiastique de Reims[111].
L'archevêque Raoul y avait convoqué ses suffragants, et quelques membres
considérables du clergé, parmi lesquels on distinguait Geoffroi II,
évêque de Chartres. Le droit de juridiction sur Abélard n'était rien
moins qu'établi. Comme moine de Saint-Denis, il relevait de l'évêque de
Paris, dont le métropolitain était à Sens. Tout au plus pouvait-on
dire que le lieu où il avait enseigné se trouvait dans une partie du
territoire de Champagne, dépendante de la province de Reims. Mais il
n'éleva aucune difficulté; il était loin de se refuser aux épreuves
et aux discussions publiques, et il les avait en quelque sorte
demandées[112].

[Note 111: Province de Reims ou Belgique seconde. Les suffragants
de l'archevêque de Reims, en 1121, étaient probablement les évêques de
Soissons, d'Arras, de Laon, de Beauvais, de Châlons, de Noyon, d'Amiens,
de Senlis et de Térouenne. On ignore quels sont ceux de ces prélats qui
assistèrent au concile. Il y en eut sans doute très-peu; on verra plus
bas que l'assemblée n'était pas nombreuse. La présence de Lisiard de
Crespy, évêque de Soissons, est seule attestée. (_Gall. Christ_., t. IX,
passim.)]

[Note 112: Mais cette demande était adressée à l'évêque de Paris.
Voyez ci-dessus p. 81, et dans les Oeuvres, p. 334. Quant à la
compétence, résultant du lieu où l'enseignement avait été donné, je ne
l'indique que comme une hypothèse.]

Lorsqu'il arriva à Soissons (1121), il trouva le clergé et le peuple
mal disposés pour lui. On avait répandu les bruits les plus fâcheux; il
passait pour avoir écrit et prêché qu'il y avait trois Dieux, en sorte
que, dans les premiers jours, quelques-uns de ses disciples faillirent
être lapidés par le peuple[113]. C'était assurément une situation toute
neuve pour Abélard.

[Note 113: Le peuple de Soissons était fanatique. Peu d'années
auparavant, il avait brûlé de son propre mouvement un homme soupçonné de
manichéisme. (Le P. Longueval, _Hist. de l'Église gall_., t. VIII, l.
XXIV, p. 414.)]

Il alla d'abord droit au légat, et lui remit son livre, déférant
d'avance au jugement de cet évêque, et déclarant que, s'il avait rien
émis qui s'éloignât de la foi catholique, il était prêt à le corriger
et à donner toute satisfaction, déclaration qui se lisait déjà dans
l'ouvrage même[114]. Le légat embarrassé le lui rendit, en lui disant
de le porter à l'archevêque et à ses conseillers, accusateurs devenus
juges. L'ordre fut exécuté; mais les nouveaux censeurs regardèrent,
feuilletèrent le manuscrit sans y rien trouver à reprendre, du moins
en présence de l'auteur, et ils renvoyèrent le jugement à la fin du
concile. Avant même qu'il ne s'ouvrît, Abélard s'était efforcé de se
ressaisir du public. Partout et devant tous, il développait chaque
jour la pensée de son ouvrage, il exposait sa foi, il rendait le dogme
intelligible, démonstratif, et commençait à retrouver des admirateurs.
On remarqua bientôt dans la ville cette singularité d'un accusé qui
parle haut et d'un accusateur qui se tait. «Quoi,» disait-on, «il
harangue le public, et on ne lui répond pas! Le concile touche à son
terme, un concile réuni principalement à cause de lui; et de lui il
n'est pas question! Est-ce que les jugea auraient reconnu que l'erreur
était de leur côté?» Ces propos et d'autres semblables ne faisaient
qu'animer de plus en plus l'ardeur de la poursuite; une condamnation
devenait à chaque instant plus nécessaire.

[Note 114: _Intruct. ad Theol_., prolog., p. 974.]

Un jour, Albéric, accompagné de quelques-uns des siens, s'approche
d'Abélard, et voulant apparemment l'embarrasser, après quelques mots
flatteurs, il lui dit qu'il s'étonnait d'une chose qu'il avait notée
dans son ouvrage; savoir que Dieu ayant engendré Dieu, et Dieu étant
unique, Dieu cependant ne s'était pas engendré lui-même.

«Si vous voulez,» répondit Abélard, «je vous en donnerai la
raison.--Nous faisons peu de compte,» reprit Albéric, «des raisons
humaines, ainsi que de notre propre sens en pareilles matières; nous
demandons les paroles de l'autorité.--Tournez le feuillet,» dit Abélard,
«et vous trouverez l'autorité.» Et lui, prenant des mains le livre
qu'Albéric avait apporté, il chercha le passage qn'Albéric n'avait pas
vu ou compris, n'ayant qu'une pensée, celle de trouver un adversaire
en faute. Le bonheur voulut ou Dieu permit que le passage se présentât
aussitôt. La citation portait: «Saint Augustin, _de la Trinité_, livre
I.--Celui qui croit qu'il est de la puissance de Dieu de s'être engendré
lui-même, erre d'autant plus que non-seulement Dieu n'est point dans ce
cas, mais pas plus que lui aucune créature spirituelle ou corporelle. Il
n'est absolument aucune chose qui s'engendre elle-même[115].»

[Note 115: Voilà une preuve que l'ouvrage jugé à Soissons est
l'Introduction à la Théologie; on y trouve le passage repris par
Albéric, et la citation de saint Augustin qu'invoque Abélard pour lui
répondre. (_Ab. Op_., ep. I, p. 21; _Introd_., l. II, p. 1066.--Saint
Augustin, _Op. omn., De Trin_., l. I, c. I, t. VIII, p. 749; édit. de
1779.)]

Les disciples d'Albéric qui étaient présents furent surpris et confus.
Leur maître, pour essayer de se défendre, dit à tout hasard: «Mais il
faut bien l'entendre.--La belle nouvelle,» reprit sur-le-champ Abélard;
«mais vous demandiez un texte, et non pas le sens. Si vous voulez le
sens et la raison, je suis prêt à vous montrer qu'avec l'autre opinion,
vous tombez dans l'hérésie qui veut que le Père soit son propre fils.»
A ces mots, Albéric en colère répondit par des menaces, et lui dit que,
dans cette affaire, ni les autorités ni les raisons ne seraient pour
lui, et il s'éloigna.

Abélard qui raconte cette anecdote n'ajoute pas que, dans le passage
en question, c'était précisément une opinion d'Albéric lui-même qu'il
attaquait en passant, l'attribuant, sans prononcer aucun nom, à
un maître en théologie _qui occupait en France une chaire de
pestilence_[116]. Albéric qui s'était reconnu, sans en convenir, avait
dû naturellement trouver dans cet endroit la plus grosse hérésie du
livre.

[Note 116: «Magistros divinorum librorum qui nunc maxime circa nos
pestilentae cathedras tenent.... quorum unus in Francia.» (_Ab. Op.,
loc. cit_.) Je suis ici l'opinion de Mabillon. (Saint Bern., ep. XIII,
in not.)]

Le dernier jour du concile arriva, et avant la séance, le légat mit en
délibération avec l'archevêque et quelques-uns des meneurs ce qu'on
devait faire de l'accusé et de son livre. Ils avaient l'un et l'autre
sous la main, ils étaient là pour les juger, et ils paraissaient n'avoir
rien à dire. Évidemment, on reculait devant une discussion publique,
et soit faiblesse ou calcul, soit défiance de la cause ou crainte de
l'ascendant si connu d'Abélard, on avait ainsi tout retardé, débat et
jugement, les uns voulant échapper à la nécessité d'une telle épreuve,
les autres prévoyant qu'au dernier moment tout deviendrait plus facile
et que le coup pourrait être brusquement et silencieusement porté. Mais
Abélard avait un parti dans le clergé; les dignités ecclésiastiques
étaient déjà le partage de quelques-uns de ses élèves. Dans cette
conférence décisive, Geoffroi de Lèves, évêque de Chartres, le premier
par sa piété et par la dignité de son siège[117], profita de l'embarras
visible des assistants pour les exhorter à la modération. Il rappela
d'abord la situation d'Abélard, la supériorité de ses talents, ses
succès dans tous les enseignements, le nombre de ses sectateurs,
l'étendue de son influence, _de cette vigne qui projetait ses pampres
jusqu'à la mer_. Il ajouta que si l'on voulait le condamner par une
décision en quelque sorte préjudicielle et le frapper sans débat, il
était à craindre qu'en indisposant beaucoup de monde on ne suscitât
aussitôt un grand parti pour sa défense, d'autant que rien dans ses
écrits ne donnait ouvertement accès à la censure; qu'une telle violence
ajouterait à la faveur publique, et serait attribuée à l'envie plus qu'à
la justice; que si, au contraire, on voulait procéder canoniquement, il
fallait produire dans l'assemblée un écrit ou un dogme incontestablement
de lui, l'interroger, et le laisser librement répondre, afin qu'après
aveu ou conviction, il fût réduit au silence; suivant cette parole de
Nicodème, lorsqu'il voulut sauver Notre-Seigneur: «Est-ce que notre loi
condamne un homme, s'il n'a pas été ouï auparavant, et sans qu'on sache
ce qu'il a fait?» (Jean, VII, 51.)

[Note 117: Geoffroi II, successeur d'Ives dans l'évêché de Chartres,
était de race noble, et son siège a été longtemps le premier de la
province de Sens. Le siège de Paris n'était alors que le troisième. On
n'explique pas comment, étant de la province de Sons, il assistait à un
concile tenu par les évêques de celle de Reims. Il joua pendant toute
sa vie un grand rôle dans les affaires du clergé, et nous le verrons
reparaître plus d'une fois. (_Ab. Op_., ep. I, p. 22.--_Gall. Christ_.,
t. VIII, p. 1134 et suiv.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 82.)]

Cet avis fut accueilli par des murmures, et quelques-uns s'écrièrent
ironiquement que le conseil était bien sage d'aller lutter de faconde
avec un homme aux arguments et aux sophismes duquel l'univers n'aurait
su comment résister. Geoffroi se contenta de remarquer qu'il était
encore plus difficile de disputer avec le Christ, lequel pourtant
Nicodème voulait qu'on écoutât par respect pour la loi. Puis essayant de
les ramener par une autre voie et d'obtenir l'ajournement d'une décision
qui réclamait un examen plus mûr et une assemblée plus nombreuse, il
demanda qu'Abélard fût reconduit à Saint-Denis par son abbé qui était
présent, et que l'on y convoquât une réunion considérable et des plus
savants hommes, pour examiner plus attentivement ce qu'il y avait à
faire. Ce dernier avis obtint l'assentiment du légat, et tous les autres
parurent s'y rendre. Dans les cas épineux, l'ajournement gagne aisément
la faveur d'une assemblée. Conan se leva pour aller dire sa messe, avant
d'entrer au concile, et il fit prévenir Abélard par l'évêque de
Chartres de la permission qui lui serait accordée de retourner dans son
monastère, pour y attendre ce qui avait été convenu. Mais alors les plus
acharnés ou les plus rigoureux, voyant bien qu'il n'y avait rien de
fait, si l'affaire devait se traiter hors du diocèse et là où leur
crédit ne s'étendait pas, persuadèrent à l'archevêque qu'il serait
ignominieux pour lui que la cause fût renvoyée à un autre tribunal, et
qu'il fallait craindre que l'accusé n'échappât. On revint donc au légat,
on le pressa de changer d'avis, et on l'amena, malgré lui, à consentir
que la doctrine fût condamnée sans débat contradictoire, le livre brûlé
en présence de tous, et l'auteur renfermé à perpétuité dans un nouveau
couvent. On lui persuada que, pour fonder la condamnation, il suffisait
que sans l'autorisation ni du souverain pontife, ni de l'Église,
l'ouvrage eût été lu dans un cours public et livré par l'auteur lui-même
à plusieurs pour le transcrire; on ajouta enfin qu'un tel exemple
servirait la religion en prévenant à l'avenir le retour de semblables
témérités. Le légat, à ce qu'il paraît, était peu instruit; il
s'appuyait beaucoup sur les conseils de l'archevêque de Reims, qui
lui-même était conduit par Albéric, Lotulfe et leurs amis. L'évêque de
Chartres jugea que l'on ne pourrait empêcher l'exécution de ce plan,
et avertissant Abélard, il l'engagea à tout supporter, et à n'opposer
qu'une douceur exemplaire à une violence qui nuirait plus à ses ennemis
qu'à lui. Quant à sa réclusion dans un monastère, il lui dit de ne
point s'en inquiéter et que le légat qui dans tout cela agissait
à contre-coeur, lui ferait certainement, quelques jours après la
dissolution du concile, rendre la liberté. Abélard pleurait en
l'écoutant, et Geoffroi pleurait avec lui. La pensée a beau mépriser la
force; quand la force l'opprime en la faisant taire, c'est un martyre
sans consolation. La consolation ou la vengeance de la pensée, c'est la
parole.

Abélard fut appelé; il parut devant le concile. On l'accusait vaguement
de l'hérésie de Sabellius, c'est-à-dire d'avoir nié ou affaibli la
réalité des trois personnes de la Trinité[118]. Jugé sans discussion,
convaincu sans examen, on le força de jeter de sa propre main son livre
dans les flammes. Il le regardait tristement brûler, lorsqu'au milieu du
silence apparent des juges, un des plus hostiles dit à demi-voix qu'il y
avait lu en quelque endroit que Dieu le père était seul tout-puissant;
ce que le légat ayant entendu, il lui dit, avec grand étonnement, qu'il
ne le pouvait croire. «Même chez un petit enfant,» ajouta-t-il, «une si
grosse erreur serait inconcevable, quand la foi universelle tient et
professe qu'il y a trois tout-puissants.» A ce mot, un maître des
écoles, qui se nommait Terric[119], se prit à sourire, et lui souffla
aussitôt ces paroles d'Athanase dans son symbole: «_Et pourtant il n'y
a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant_[120].» Et comme
son évêque, qui l'avait entendu, lui reprochait cette inconvenance
à l'égal d'un propos contre la majesté divine, Terric tint bon
intrépidement en citant les paroles de Daniel: «_Ainsi, fils insensés
d'Israël, sans juger et sans connaître la vérité, vous avez condamné un
de vos frères: retournez au jugement_ (XIII, 48 et 49), et jugez le
juge lui-même, car celui qui devait juger s'est condamné par sa propre
bouche.» Alors l'archevêque, se levant, justifia comme il put, en
changeant les termes, la pensée du légat; et, se laissant aller à la
controverse, il établit qu'effectivement le Père était tout-puissant, le
Fils, tout-puissant, le Saint-Esprit, tout-puissant, et que celui qui
sortait de là ne devait pas même être écouté; que si d'ailleurs on y
tenait, on pouvait permettre au frère[121] d'exposer sa foi en présence
de tous, afin qu'on pût l'approuver ou l'improuver, et finalement
prononcer. Cette concession, arrachée par l'embarras du moment, pouvait
changer la face de l'affaire, et déjà Abélard, debout, se disposait à
se défendre; heureux de professer et de développer sa foi, il reprenait
l'espoir et le courage; le souvenir de saint Paul devant l'aréopage ou
devant le conseil des Juifs, lui traversait l'esprit; il allait parler,
tout était sauvé, lorsque ses adversaires, prompts à parer le coup,
s'écrièrent qu'il n'était besoin que de lui faire réciter le symbole
d'Athanase[122], et, comme il aurait pu dire, pour gagner du temps,
qu'il ne le savait point par coeur, ils lui mirent à l'instant sous les
yeux le livre tout ouvert. Abélard laissa retomber sa tête, il soupira,
et, d'une voix sanglotante, il lut ce qu'il put lire. On le remit
aussitôt, comme un accusé convaincu, à l'abbé de Saint-Médard qui était
présent, et qui le conduisit en prisonnier dans son couvent. Le concile
se sépara sur-le-champ.

[Note 118: Lui-même raconte en deuil l'histoire du synode de
Soissons (ep. I, p. 20-25); mais il ne fait pas connaître l'objet précis
de l'accusation. C'est Othon de Frisingen qui dit qu'il fut reconnu
sabellien, pour avoir réduit les personnes de la Trinité à des mots par
l'application du nominalisme, qui, remarquez-le, avait servi à motiver
contre Roscelin, trente ans auparavant, l'accusation de trithéisme.
(Oth. Frising. _De Gest. Frid_., l. I, c. XLVII.) Voyez sur cette
accusation dans le l. III, le c. V. Au reste, les mêmes textes servirent
plus tard à fonder, à Sens, contre Abélard, une accusation inverse de
celle de Soissons.]

[Note 119: D. Brial est porté à croire que ce Terric ou Terrique
est le même qu'un certain Thierry, dialecticien breton assez habile,
et penseur assez hardi, dont parlent Othon de Frisingen et Jean de
Salisbury. (_De Gest. Frid_., l.1, c. XLVII.--Saresb. _Metalog_., l. I,
c. V, et l. II, c. X.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 377.)]

[Note 120: La réponse était topique, mais au fond elle donnait
encore prise à la controverse, et les scolastiques ont beaucoup
disputé sur ce passage du symbole d'Athanase. Pierre d'Ailly le trouva
contradictoire, car puisqu'il est dit plus bas que les trois sont
égaux entre eux et coéternels, il faut bien qu'il soit tous les trois,
immenses, tout-puissants, etc. Saint Thomas convient qu'ils le sont tous
les trois, mais non qu'ils soient trois immenses, trois tout-puissants.
(Le P. Petan, _Dogmat. theolog_., t. II, l. VIII, CIX, p. 562; édit. de
Paris, 1844.)]

[Note 121: «Frater ille.» (_Ab. Op._, p. 24.)]

[Note 122: Tout le monde sait ce que c'est que le symbole dit de
saint Athanase, quoiqu'il ne soit pas de lui. C'est le symbole qu'on
récite le dimanche à primes et qui est appelé pour cette raison le
symbole de primes; on le nomme aussi la symbole _Quicumque,_ parce qu'il
commence par ce mot. Abélard a fait un commentaire sur ce symbole.
(_Op._, pars II, p. 381.)]

Ce couvent avait été fondé auprès de Soissons, sur la rive droite de
l'Aisne, par le roi Clotaire I. La mission des moines était de desservir
l'église où les restes de ce prince furent longtemps déposés près de
ceux de saint Médard, premier évêque de Noyon, apôtre de ces contrées.
C'était un monastère considérable et respecté, investi de grands
privilèges. L'abbé qui se nommait Geoffroi[123] et qui était un homme
instruit et distingué, traita son captif ou plutôt son hôte avec
de grands égards; et les moines, espérant le garder longtemps,
l'accueillirent avec beaucoup d'empressement, et s'efforcèrent de le
consoler par mille soins; mais nulle consolation n'était possible.
Rien au monde ne pouvait rendre au triste Abélard ce qui venait de lui
échapper. La dernière, la plus puissante et la plus vieille de ses
illusions était évanouie: un pouvoir s'était rencontré qui ne pliait
pas devant lui. La vérité et l'éloquence avaient été vaincues dans sa
personne, et l'ascendant de son génie était méconnu. Pour la première
fois, il sentait sa faiblesse et presque son déclin. On ne peut peindre
son désespoir. Passant de l'abattement à la fureur, il accusait Dieu
même qui l'avait abandonné, ou, cachant dans ses mains son front baigné
de larmes, il se disait que ses souffrances et ses affronts passés
étaient peu de chose auprès de ce qu'il éprouvait. Jadis, au moins, il
était coupable, et il avait en quelque sorte mérité son malheur; mais
aujourd'hui, c'était à ses yeux une foi sincère, un amour désintéressé
du vrai qui faisait de lui le plus malheureux des mortels. Qu'allait-il
devenir? on avait cette fois attenté sur sa gloire.

[Note 123: Geoffroi, surnommé Cou de Cerf, ancien abbé de
Saint-Thierry, abbé de Saint-Médard en 1120, évêque de Châlons en 1131,
et qui mourut en 1149. On a de lui des lettres et quelques écrits.
(Voyez son article dans l'_Histoire littéraire_, t. XIII, p.
185.--_Annal. Bened_., t. VI, l. LXXV, p. 190; Append. p. 639.--_Gall.
Christ_., t. IX, p. 186 et 415.)]

La manière dont le procès fut conduit prouve, en effet, qu'une justice
éclairée ne guidait point ses juges, et les opérations du concile ont
quelques-uns des caractères de la persécution[124]. La haine et l'envie
avaient depuis longtemps une revanche à prendre, et elles se plurent à
employer comme instruments la sincérité ignorante, la piété craintive,
et surtout cette intolérance de si bonne foi que le pouvoir
ecclésiastique regarde naturellement comme un devoir, en présence de ce
qui agite les consciences et peut troubler l'unité silencieuse de la
croyance commune. La lutte directe paraît s'être engagée entre l'esprit
dans son audace et la médiocrité dans sa prudence, et ce fut l'esprit
qui succomba. Cependant il n'est pas aussi vrai que se l'imaginait
Abélard que la malveillance seule pût trouver à redire à ses ouvrages,
et que la foi, même éclairée, surtout éclairée, n'en dût concevoir aucun
ombrage. Si la parole lui avait été accordée, quoi qu'il eût pu dire, et
à moins qu'il n'eût dénaturé sa doctrine, il ne l'aurait point sauvée
d'une conséquence périlleuse, savoir que trois des attributs généraux de
la divinité étant assignés, chacun spécialement et comme une propriété
distinctive, à une personne différente de la Trinité, cette distribution
était entièrement insignifiante, ou dépouillait chacune des trois
personnes de deux de ces trois attributs également nécessaires,
également divins. Dans le premier cas, l'unité absorbait les trois
personnes et faisait évanouir la Trinité; dans le second, la Trinité,
s'exagérant elle-même, brisait l'unité et se produisait sous la forme
du trithéisme: voilà pour l'erreur actuelle. Quant à l'erreur qu'on
pourrait nommer virtuelle et qui menaçait surtout l'avenir, la voici:
dans la méthode, dans le langage, dans cette intention de raisonner
la foi, de démontrer le mystère et d'assimiler la religion à la
philosophie, se dévoilait évidemment le rationalisme chrétien, origine
possible du rationalisme philosophique[125]. Mais comme assurément ces
conséquences n'étaient pas distinctement dans l'esprit d'Abélard, comme
elles étaient compensées par des assertions contradictoires et d'une
éclatante orthodoxie, rachetées par la volonté sincère de ne point
s'écarter de l'unité, le crime de l'hérésie ne pouvait un moment lui
être imputé. Le livre était dangereux peut-être, mais l'auteur innocent;
et le jugement du concile, que ne condamne pas absolument la logique,
demeure une iniquité.

[Note 124: Le concile a été blâmé par des autorités non suspectes,
comme l'historien d'Argentré, Dubouloi, Crevier, le P. Richard et
d'autres; nous n'ajouterons pas D. Gervaise, devenu suspect à force
d'engouement pour Abélard. Les écrivains qui s'attachent à justifier le
concile de Sens semblent passer condamnation sur celui de Soissons. Au
reste, les actes de l'un comme de l'autre n'ont pas été conservés, et
l'assemblée de 1121 ne nous est guère connue que par le récit d'Abélard,
un passage d'Othon de Frisingen et quelques mots de saint Bernard
et d'un de ses secrétaires. (_Act. concil_., t. VI, para II, p.
1103.--Phil. Labbaei Concil. hist. synops.--_Anal. des conc_., par
le P. Richard, t. V, suppl.--10th. Fris. _De Gest. Frid_. l. I, c.
XLVII.--Saint Bern. _Op_., ep. CCCXXXI.--Gaufred. mon. Clar., _Rec. des
Hist_., t. XIV, p. 381.--Cf. Brucker, _Hist. crit. phil_., t. III, p.
149.)]

[Note 125: «Abailard est orthodoxe,» dit Mme Guizot, «il ne veut pas
cesser de l'être; une conviction préalable détermine le but auquel il
veut arriver, et l'examen n'est pour lui qu'une manière de s'exercer
dans un cercle dont il est déterminé à ne pas sortir, travail nécessaire
d'un esprit qui marche sans avancer et enfante des nouveautés qui ne
sont pas des progrès. Abailard, en religion comme en philosophie,
a donné le mouvement et non les résultats. Plusieurs fois accusé
d'hérésie, il n'a point laissé de secte, et même en philosophie, la
hardiesse des principes qu'il énonce quelquefois est demeurée sans
conséquence, parce que lui-même n'a pas osé les avouer ou les
reconnaître. Cependant il en avait assez fait et pour ses partisans
et pour ses ennemis.» (_Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et
d'Héloïse_, p. 372.)]

Il ne faut donc pas s'étonner si Abélard, plus désolé que convaincu,
retrouva bientôt dans le couvent qui lui servait comme de prison cette
impatience du joug et ce besoin de résistance polémique qui entraînait
son esprit plus loin que son caractère n'osait aller. Bien qu'il se loue
de l'accueil qu'il reçut à Saint-Médard, il dut y rencontrer, non sans
quelque importunité, ce même Gosvin, que nous, avons vu sur la montagne
Sainte-Geneviève lui chercher une querelle scolastique. Celui-ci était
venu là, d'accord, dit-on, avec l'abbé Geoffroi, pour travailler, en
qualité de prieur, à la réforme des abus et au rétablissement des
études.[126] Déjà sous les murs de Soissons même, il avait été employé à
une oeuvre semblable dans le monastère de Saint-Crépin; c'est pour cela
qu'il était sorti d'Anchin où il avait fait profession. Quoiqu'il pensât
peut-être, ainsi que son biographe dévoué, qu'Abélard n'avait été
conduit à Saint-Médard que pour y être _lié comme un rhinocéros
indompté_, il jugea convenable de le traiter, à l'exemple de l'abbé,
_dans un esprit de douceur_[127]. Cependant, de l'humeur que nous lui
connaissons, il ne s'abstint pas, dans ses entretiens, de mêler ses
consolations de conseils et ses conseils de leçons. Il lui prêcha la
patience et la modestie, lui dit de ne point trop s'attrister, qu'au
lieu d'être emprisonné, il devait se regarder comme délivré, n'ayant
plus à redouter les soucis, les tentations, les grandeurs du monde;
qu'il n'avait enfin qu'à se conduire honnêtement et à donner à tous
l'enseignement et l'exemple de l'honnêteté. «L'honnêteté, l'honnêteté!»
dit Abélard, qui sentait, à travers la charité du prieur, percer
l'aiguillon de la vanité du docteur, «qu'avez-vous donc à me tant
prêcher, conseiller, vanter l'honnêteté? Il y a bien des gens qui
dissertent sur toutes les espèces d'honnêteté, et qui ne sauraient pas
répondre à cette question: Qu'est-ce que l'honnêteté?--Vous dites vrai,»
reprit aussitôt Gosvin avec aigreur; «beaucoup de ceux qui veulent
disserter sur les espèces de l'honnêteté ignorent entièrement ce que
c'est; et si dorénavant vous dites ou tentez quoi que ce soit qui déroge
à l'honnêteté, vous nous trouverez sur votre chemin, et vous éprouverez
que nous n'ignorons pas ce que c'est que l'honnêteté, à la façon
dont nous poursuivons son contraire[128].» A cette réponse _ferme et
mordante_, dit le moine historien de Gosvin, _le rhinocéros prit peur,
pavefactus rhinocerosiste_; il se montra les jours suivants plus soumis
à la discipline et plus craintif du fouet, _timidior flagellorum_.
Voilà, si ces paroles caractéristiques sont exactes, comment, dans les
retraites de la vie spirituelle, le XIIe siècle traitait et instruisait
les héros de la pensée.

[Note 126: _Ex vit. S. Gosv_., l. I, c. XVIII., _Rec. des Hist_., t.
XIV, p.445.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 415.--_Hist. litt. de la Fr._, t.
XII, p. 185.]

[Note 127: «Instar rhinocerontis indomiti disciplinae coercendum
ligamento.--In spiritu lenitatis.» (S. Gosv., _ibid_.)]

[Note 128: «Per insectationem contrarii sui.» (_Id. ibid_.)]

A peine rendu, cependant, le jugement du concile fut loin de rencontrer
une approbation générale. On trouva dans ses procédés, rudesse, dureté,
précipitation. L'oppression était évidente, le droit très-douteux.
Beaucoup d'ailleurs penchaient à croire la vérité du côté d'Abélard;
bientôt ceux qui avaient siégé à Soissons durent se justifier; plusieurs
repoussaient la solidarité du jugement et désavouaient leur propre
vote. Le légat attribuait publiquement l'affaire à ce qu'il appelait la
jalousie des Français, _invidia Francorum_, et tout repentant de ce qui
s'était passé, il n'attendit pas longtemps pour faire ramener Abélard
dans son couvent[129].

[Note 129: _Ab. Op_., ep. I, p. 25.]

A Saint-Denis, il est vrai, Abélard retrouvait des ennemis. On se
rappelle qu'il s'était aliéné les moines par d'imprudentes remontrances.
Ceux-ci n'étaient disposés ni à les pardonner ni à cesser de les
mériter; et une occasion ne tarda pas à survenir où il faillit encore se
perdre. Un jour, en lisant le commentaire de Bède le Vénérable sur les
Actes des Apôtres, il tomba par hasard sur un passage où il est dit
que Denis l'Aréopagite avait été évêque de Corinthe, et non pas évêque
d'Athènes. Cette opinion ne pouvait être du goût des moines. Ils
tenaient à ce que leur Denis, fondateur de l'abbaye, et qui d'après le
livre de ses Gestes, était en effet évêque d'Athènes, fût bien aussi
l'Aréopagite, celui que saint Paul convertit[130]. Sans songer à l'orage
qu'il allait soulever, Abélard communiqua sa découverte à quelques-uns
des frères qui l'entouraient et leur montra en plaisantant le passage de
Bède. Les bons pères se fâchèrent fort, traitèrent Bède de menteur, et
lui opposèrent victorieusement le témoignage d'Hilduin, leur abbé sous
Louis le Débonnaire, et qui, pour vérifier les faits, avait parcouru
longtemps la Grèce avant d'écrire les Gestes du bienheureux Denis. La
conversation se prolongeant, Abélard, sommé de s'expliquer, dit qu'on
ne pouvait mettre l'autorité d'Hilduin en balance avec celle de Bède,
révéré de toute l'Église latine, et que, sur le fond de la question,
peu importait qui des deux Denis eût fondé l'abbaye, puisque tous deux
avaient obtenu la couronne céleste. L'indignation fut alors générale; on
s'écria qu'il montrait bien qu'il avait de tout temps été l'ennemi du
couvent, et qu'il voulait aujourd'hui flétrir l'honneur, non-seulement
de ce grand établissement religieux, mais de tout le royaume dont
l'Aréopagite avait toujours été le glorieux patron; et l'on courut
rendre compte à l'abbé du scandale dont on venait d'être témoin.
Celui-ci se hâta d'assembler le chapitre; puis, en présence de la
congrégation entière, il menaça Abélard d'envoyer aussitôt au roi qui
tirerait une réparation éclatante d'une si monstrueuse offense. Il
semblait que l'imprudent lecteur de Bède eût porté la main sur la
couronne. Il s'excusa de son mieux, et offrit, s'il avait manqué à la
discipline, de réparer sa faute; mais ce fut en vain, et l'abbé ordonna
de le bien surveiller jusqu'à ce qu'il le remît au roi.

[Note 130: Act. XVII, 34.--Bède le Vénérable, prêtre anglo-saxon, a
composé, au VIIe siècle, sur la philosophie, les sciences, l'histoire
ecclésiastique et l'Écriture sainte, des ouvrages très-remarquables pour
son temps. Le passage auquel Abélard fait allusion se trouve dans les
_Expositions du Nouveau Testament._ (Bed. Ven. _Op._. t. V, _Exp. Act.
Apost.,_ c. XVII.) Quant à la question, les moines de Saint-Denis
avaient tort sur un point; on ne peut plus soutenir raisonnablement
aujourd'hui que Denis l'Aréopagite, martyr du Ier siècle, soit le Denis
patron de la France, apôtre de Paris, et qui mourut vers le milieu du
IIIe. Mais il y a erreur dans Bède; l'Aréopagite a bien été évêque
d'Athènes; et l'évêque de Corinthe, qui n'est pas l'Aréopagite, est
celui qu'on vénérait en France et qui a donné son nom à l'abbaye de
Saint-Denis. Pour tout accommoder, en 1215, Innocent III, sans se
prononcer pour aucune opinion, donna à la royale abbaye les reliques de
Denis d'Athènes, afin qu'elle eût les restes des deux saints de ce nom.
Mais c'était au fond décider la question, ou dire que les reliques
jusque-là conservées à Saint-Denis n'étaient pas celles de l'Aréopagite.
(_Ab. Op._, p. 25, et Not., p. 1189.--Tillemont, _Mém. pour servir à
l'hist. ecclés._, t. II, p. 133 et 718, et t. IV, p. 710.)]

L'hostilité de ses supérieurs et de ses frères paraissait implacable; on
dit même que la punition monacale, le fouet, lui fut infligée pour
avoir été de l'avis du vénérable Bède[131]. Poussé à bout par tant
d'acharnement et de violence, las de voir toujours ainsi la fortune le
contrarier dans les moindres choses, et le monde entier conjuré contre
lui, il résolut de sortir d'esclavage, et, d'accord avec quelques
frères qui compatissaient à ses peines, aidé de ses amis, il s'enfuit
secrètement une nuit, et gagna la terre de Champagne, qui n'était pas
éloignée et où se trouvait la retraite déjà habitée par lui quelque
temps. Thibauld, comte de Champagne, de qui il n'était pas inconnu,
s'était intéressé aux persécutions qu'il avait éprouvées; et, sous sa
protection, il demeura à Provins, dans le prieuré de Saint-Ayoul[132],
occupé par des moines de Saint-Pierre de Troyes et dont le prieur était
un de ses anciens amis. En même temps, il essaya de se réconcilier, et
il écrivit à l'abbé de Saint-Denis et à sa congrégation une lettre que
nous avons encore, et où, discutant la question tranchée par Bède, il la
décide en sens inverse et conclut que le vénérable auteur s'est trompé
ou que les deux Denis ont été évêques de Corinthe[133]. Mais cette
concession fut inutile.

[Note 131: _Ut fama est_, ajoute Duboulai qui raconte ce fait.
(_Hist. Univ. par._, t. II, p. 85.)]

[Note 132: Saint-Ayoul est la traduction altérée de Saint-Aigulfe,
nom d'un prieuré soumis à l'évêché de Troyes et fondé en 1018. (_Gall.
Christ._, t. XII, p. 530.)]

[Note 133: _Ab. Op._ pars II, ep. II, _Adae dilectissimo patri suo
abbati_, p. 224.]

Pendant qu'il jouissait à Provins des douceurs d'une bienveillante
hospitalité, une affaire attira dans cette ville l'abbé de Saint-Denis
auprès du comte de Champagne; Abélard, de son côté, vint sur-le-champ,
avec son ami le prieur, trouver Thibauld, et lui demanda d'intercéder
pour lui, afin d'obtenir de son abbé l'absolution et la permission de
vivre suivant la règle monastique, partout où bon lui semblerait. Adam
voulut en conférer avec les moines qui l'avaient accompagné et promit
une réponse avant son départ. La réponse fut qu'il y allait de l'honneur
de leur abbaye, s'ils laissaient le frère indocile passer dans un autre
couvent, comme il en avait sans doute le dessein, et qu'après avoir
autrefois choisi leur maison pour asile, il ne pouvait l'abandonner sans
outrage. Puis, n'écoutant personne, pas même le comte, ils menacèrent
le fugitif de l'excommunier, s'il ne rentrait aussitôt au bercail, et
interdirent sous toutes les formes, au prieur qui l'avait accueilli,
de le retenir plus longtemps, s'il ne voulait avoir sa part de
l'excommunication.

Cette réponse jeta Abélard et son ami dans une grande anxiété; mais,
quelques jours après les avoir quittés, l'abbé Adam mourut le 19 février
1122[134]. Un autre lui succéda le 10 mars suivant; c'était Suger, celui
qui devait être un jour régent du royaume.

[Note 134: M. Alexandre Lenoir donne la pierre tumulaire d'Adam.
_Musée des mon. franç._, t. 1, p. 234, pl. n° 518.--Cf. _Gall. Christ._,
t. VII, p. 308.]

Suger était alors un homme tout politique, un simple diacre employé par
le roi aux plus grandes affaires, et à l'époque où il devint abbé, en
ambassade à Rome auprès du pape. Abélard, accompagné de l'évêque de
Meaux Burchard, qui s'intéressait à lui, se rendit auprès du nouvel
abbé, ou de celui qui le suppléait jusqu'à son retour, et renouvela les
demandes adressées au prédécesseur. La décision se faisant attendre,
peut-être parce qu'on attendait Suger, il se pourvut, grâce à
l'entremise de quelques amis, par-devant le roi et son conseil. Il ne
trouva pas que Louis VI eût grand souci de la qualité d'Aréopagite
pour le patron de la royale abbaye qui devait garder son tombeau, et
l'affaire reprit une tournure favorable.

Étienne de Garlande, alors grand-sénéchal de l'hôtel, se chargea de tout
arranger. Il était diacre aussi comme Suger; mais homme d'État et homme
de guerre, il entrait peu dans les désirs ou les convenances du clergé,
et saint Bernard regardait l'un et l'autre ministre comme deux calamités
pour l'Église[135].

[Note 135: Voyez la lettre qu'il écrivit quatre ans après à l'abbé
Suger pour le féliciter sur sa conversion. (Saint Bern. _Op.,_ ep.
LXXVIII.)]

Abélard avait compté sur la politique du conseil du roi. Il croyait
savoir qu'on y pensait que, moins l'abbaye de Saint-Denis serait
régulière, plus elle serait soumise et temporellement utile à la
couronne, peut-être parce qu'on en tirerait plus d'argent. Il pouvait
donc espérer qu'on se soucierait fort peu d'y retenir un censeur qui
prêchait la réforme, et qu'on ne prendrait pas fort à coeur les intérêts
de l'autorité abbatiale ni de la discipline commune. Cette situation
exceptionnelle de religieux sans monastère qu'il ambitionnait pouvait
être assez du goût de la cour, et lui il s'accommodait fort bien de
l'idée de lui devoir sa liberté, et pour ainsi dire de relever d'elle.
La royauté commençait à devenir pour les individus la protectrice
universelle; et elle se plaisait dès lors à entreprendre sur toutes les
juridictions, et à suspendre, suivant son bon plaisir, toutes les
règles particulières. Étienne de Garlande et Suger s'entendirent donc
aisément[136]. Pour que tout fût en règle, le ministre fit venir l'abbé
et son chapitre; et il s'enquit des motifs de l'insistance qu'on avait
mise à retenir dans un cloître un homme malgré lui, et fit valoir le
scandale qui pourrait en résulter, sans qu'on en dût espérer rien
d'utile, puisqu'il y avait entre la congrégation et son censeur une
évidente incompatibilité d'humeurs. L'abbé demanda seulement que, pour
l'honneur du monastère, Abélard ne cessât pas de lui appartenir, et
qu'il allât vivre dans une retraite de son choix, sans jamais entrer
dans aucune autre communauté. Cette condition fut acceptée, et le tout
fut promis et ratifié en présence du roi et de son conseil.

[Note 136: Il existe deux lettres adressées à Suger, au nom du pape,
pour lui recommander un maître Pierre qui, ayant une mauvaise affaire,
s'était adressé à la cour de Rome. Duchesne qui les a, je crois,
publiées le premier, veut qu'elles s'appliquent à notre maître Pierre;
du moins le dit-il dans la table de son recueil _Historiae Francorum
scriptores_ (t. IV, p. 537 et 538); mais la simple lecture de ces
lettres prouve que cette opinion est insoutenable, et nous croyons
volontiers, avec D. Brial, qu'il s'agit d'un certain Pierre de Meaux,
accusé de quelque violence sous la pontificat d'Eugène III. (_Rec. des
Hist._, t. XV, p. 455 et 456.)]

Le roi était alors ce Louis le Gros dont le règne fut si mémorable par
l'émancipation des communes, berceau de la liberté moderne. Il eut la
gloire d'attacher son nom à ce grand événement, et sa puissance en
profita, comme si sa volonté en eût été la cause. Tous les progrès de
l'autorité royale ont été, au moyen âge, des progrès dans le sens
absolu du mot. Elle ne fut jamais grande, au reste, que lorsqu'elle fut
libérale. Suger et Garlande s'en montrèrent les habiles ministres, et
il y a certainement quelque secrète liaison entre la politique qui
secondait l'affranchissement des communes et celle qui protégeait
Abélard.

Il était libre, mais il était pauvre. Maître de choisir sa solitude, il
se retira sur le territoire de Troyes, aux bords de l'Ardusson, dans un
lieu désert qu'il connaissait pour y être allé souvent lire et méditer,
ou même enseigner quelquefois[137]. C'était dans la paroisse de Quincey,
auprès de Nogent-sur-Seine. Là, dans quelques prairies qui lui furent
données, il construisit avec la permission d'Atton, évêque de Troyes,
un oratoire de chaume et de roseaux qu'il dédia d'abord à la sainte
Trinité. Ce fut dans cette retraite qu'il se cacha seul avec un clerc,
et répétant ces mots du psaume: «Voilà que j'ai fui au loin, et j'ai
demeuré dans la solitude.» (Ps. LIV, 8.)

[Note 137: «Ubi legere (_alias_ degere) solitus fuerat.» Ce lieu
est le hameau du Paraclet, à l'est de Nogent-sur-Seine, à dix on douze
lieues de Troyes, sur la route de Paris. (_Gall. Christ._, t. XII, p.
609.--_Ab. Op._, ep. 1, p. 28 Not., p. 1117.--Willelm. Godel. et Guill.
Nang. _Chron., Rec. des Hist_., t. XII, p. 675, et t. XX, p. 781.)]

C'est une chose étrange que les vicissitudes de la vie que nous
racontons. Elles se multiplient comme les mouvements inquiets de l'âme
d'Abélard. Téméraire et triste, entreprenant et plaintif, il n'a pas
réussi a maîtriser la fortune, et il ne sait pas s'astreindre à vivre
dans un humble repos. Aucune situation régulière et commune ne peut lui
convenir longtemps. Partout où il paraît, il semble chercher querelle,
provoquer l'oppression, et, quand il rencontre la résistance, il
s'étonne en gémissant. Après les grands malheurs, il n'échappe pas
aux petits; victime des sérieuses passions, il est tourmenté par les
passions puériles; il se prend d'une querelle domestique avec des
moines, et aussitôt tout condamné, tout déchu qu'il paraît, il emploie
des princes et des rois à faire ses affaires, à le délivrer de son abbé,
à garantir sa liberté; puis, dès qu'elle lui est rendue, n'ayant pu se
soumettre à la vie du cloître, il se fait ermite[138].

[Note 138: Cette retraite d'Abélard, le repos et l'activité
philosophique qu'il trouva au Paraclet, ont fixé l'attention d'un auteur
que nous citerons à cause de son nom et parce qu'il est un des premiers
en date qui aient parlé de lui. Pétrarque a fait un traité sur la vie
solitaire, où il vante les philosophes qui ont cherché la retraite, et
cite, après avoir nommé quelques anciens, «recentiorem unum nec valde
remetum ab relate nostra.... apud quosdam.... suspectae fidei, at
profecto non humilis ingenii, Petrum illum cui Abaelardi cognomen.» (_De
vit. solitar_., l. II, sect. VI, c. I.)]

Mais jamais il ne pouvait demeurer ignoré du reste du monde, et son
désert était à moins de trente lieues de Paris. On connut bientôt sa
retraite, et sans doute il ne mit nul soin à la cacher. Le maître
Pierre vit accourir aux champs pour l'entendre une nouvelle génération
d'écoliers. Les cités et les châteaux furent désertés pour cette
Thébaïde de la science[139]. Des tentes se dressèrent autour de lui; des
murs de terre couverts de mousse s'élevèrent pour abriter de nombreux
disciples qui couchaient sur l'herbe et se nourrissaient de mets
agrestes et de pain grossier. Comme saint Jérôme au milieu des déserts
de Bethléem, il se plaisait à ce contraste d'une vie rude et champêtre
unie aux délicatesses de l'esprit et aux raffinements de la science; et
peu à peu, entouré d'une affluence croissante, regardant ces nombreux
disciples qui bâtissaient eux-mêmes leurs cabanes sur le bord de la
rivière, il se sentait consolé; il se disait que ses ennemis lui avaient
tout enlevé et que l'on quittait tout pour le suivre. De moment en
moment, il pensait que la gloire revenait à lui. Que devaient dire les
envieux? La persécution, loin de leur profiter, servait à renouveler et
à singulariser sa fortune. On l'avait réduit à la dernière pauvreté;
comme le serviteur de l'Évangile, ne pouvant creuser la terre et
rougissant de mendier[140], voilà que la vieille science, à laquelle
il devait tant, venait le sauver encore, et lui donnait une école à
conduire et un institut à fonder. C'étaient des disciples qui lui
préparaient ses aliments, qui cultivaient, qui bâtissaient pour lui,
qui lui fabriquaient ses habits; des prêtres même lui apportaient leurs
offrandes, et bientôt, comme l'oratoire de roseaux était insuffisant,
ses élèves le reconstruisirent en bois et en pierre. Ce petit édifice
avait été dédié d'abord à la Trinité, divin objet des leçons et des
méditations d'Abélard à cette époque; et même il y avait fait placer une
statue ou plutôt un groupe qui se composait de trois figures adossées,
et parfaitement semblables de visage, pour exprimer l'unité de nature de
la trinité des personnes. Cette statue se voyait encore en ce lieu il
n'y a guère plus d'un demi-siècle. Les trois personnes divines étaient
sculptées dans une seule pierre, avec la figure humaine. Le Père était
placé au milieu, vêtu d'une robe longue; une étole suspendue à son cou
et croisée sur sa poitrine était attachée à la ceinture. Un manteau
couvrait ses épaules et s'étendait de chaque côté aux deux autres
personnes. A l'agrafe du manteau pendait une bande dorée portant ces
mots écrits: _Filius meus es tu_. À la droite du Père, le Fils, avec une
robe semblable, mais sans la ceinture, avait dans ses mains la croix
posée sur sa poitrine, et à gauche une bande avec ces paroles: _Pater
meus es tu_. Du même côté, le Saint-Esprit, vêtu encore d'une robe
pareille, tenait les mains croisées sur son sein. Sa légende était:
_Ego utriusque spiraculum_. Le Fils portait la couronne d'épines, le
Saint-Esprit une couronne d'olivier, le Père la couronne fermée, et sa
main gauche tenait un globe: c'étaient les attributs de l'empire. Le
Fils et le Saint-Esprit regardaient le Père qui seul était chaussé.
Cette image singulière de la Trinité, cet emblème, unique, je crois,
dans sa forme, attestait assez combien l'esprit d'Abélard était
profondément coupé de ce dogme fondamental. Cependant quand, en
s'agrandissant, l'établissement des bords de l'Ardusson devint en
quelque sorte le monument de cette grâce divine qui l'avait recueilli et
soulagé dans ses misères, comme c'était le lien de la consolation, il
lui donna le nom du _Consolateur_ ou du _Paraclet_[141].

[Note 139: «Relictis et civitatibus et castellis.» (_Ab. Op_., ep.
I, p. 23.)]

[Note 140: Luc, XVI, 3.--(_Ab. Op_., loc. cit., et ep. II, p. 43.)]

[Note 141: D. Gervaise qui écrivait vers 1720, dit qu'en 1701, le
3 juin, Mme Catherine de la Rochefoucauld, abbesse du Paraclet, fit
retirer de la poussière cette curieuse antiquité, pour la placer
solennellement dans le choeur des religieuses sur un piédestal de marbre
portant une inscription qui en faisait connaître l'origine. Les auteurs
de l'_Histoire littéraire_, peu favorables à Gervaise, admettent le
fait. (_Vie d'Abél._, t. I, l. II, p. 229.--_Hist. litt._, t. XII, p.
95.) D'ailleurs l'auteur des _Annales bénédictines_, qui paraît avoir vu
la statue, en donne la description exacte. M. Alexandre Lenoir a publié
une gravure qui la représente, et il semble aussi l'avoir vue avant
que la révolution ne l'eût détruite. On trouve dans l'_Iconographie
chrétienne_ de M. Didron un emblème analogue de la Trinité, tiré d'un
manuscrit de Herrade, abbesse de Sainte-Odile, vers 1160. (_Annal.
ord. S. Bened._, t. VI, l. LXXIII, p. 85.--_Gall. Christ._, t. XII, p.
571.--_Mus. des monum. franç._, t. I, pl. n° 516.--_Icon. chrét._, p.
604.)]

On a peu de détails sur cette école du Paraclet, sur cette académie de
scolastique qu'il forma au milieu des champs. On sait seulement qu'il
y maintenait l'ordre avec sévérité; nous en avons un assez curieux
témoignage. Un valet, un bouvier l'ayant averti de quelques désordres
secrets parmi les écoliers, le maître les menaça de cesser aussitôt
ses leçons, ou du moins exigea que la communauté fût dissoute, et leur
ordonna, s'ils voulaient encore l'entendre, d'aller habiter Quincey. Le
bourg était assez éloigné, et le jour suffisait à peine pour qu'on eût
le temps de venir au Paraclet, d'assister aux leçons, de participer aux
études, et de s'en retourner[142]. D'ailleurs la vie en commun, les
doctes entretiens, l'existence d'une sorte de congrégation formée, comme
le dit un de ses membres, _au souffle de la logique (aura logicae)_,
tout cela était cher aux écoliers, donnait de l'intérêt et de
l'originalité à leur entreprise; et la sévérité d'Abélard les contrista
et les humilia. Un d'eux, un jeune Anglais, qui se nommait Hilaire,
exhala leur douleur commune dans une complainte en dix stances, de cinq
vers chacune, dont les quatre premiers sont des lignes de latin rimées,
et le cinquième un vers français qui sert de refrain[143]. Cette chanson
élégiaque, fortement empreinte de l'esprit et du goût de l'époque, est
peu poétique et sans élégance; mais elle ne manque pas de sentiment
ni d'harmonie, et elle prouve avec quelle ardeur on venait de loin se
réunir autour d'Abélard, avec quel respect on lui obéissait, avec quelle
avidité on se désaltérait à cette source de savoir et d'éloquence, _quo
logices fons erat plurimus_. Je me figure que les écoliers chantaient
en choeur cette complainte, que de telles poésies étaient un de
leurs habituels passe-temps, et que celle-ci nous donne la forme de
quelques-unes de celles qu'Abélard lui-même avait su rendre populaires.
On peut croire du reste qu'il se laissa fléchir et accueillit le voeu
qu'exprimaient ces mots:

  _Desolatos, magister, respice,
  Spemque nostram quae languet refice._
  Tort a vers nos li mestre.

[Note 142:
  Heu! quam crudelis iste nuntius
  Dicens: «Fratres, exito citius;
  Habitetur vobis Quinciacus;
  Alioquin, non leget monachus.»
  _Tort a vers nos li mestre_.
  Quid, Hilari, quid ergo dubitas?
  Cur non abis et villam habitas?
  Sed te tenet diei brevitas,
  Iter longum, et tua gravitas.
  _Tort a vers nos li mestre_
  (_Ab. Op_., pars II, _Elegia_, p. 243.)]

[Note 143: Cette prose que d'Amboise a conservée, est curieuse. Les
quatre vers latins de chaque couplet riment ensemble; ils ont la mesure
de nos vers de dix pieds, avec une césure après le quatrième, sauf dans
un seul vers. Il est difficile d'y retrouver aucune mesure de prosodie
latine; seulement tous se terminent par un iambe. Le refrain français
est un vers de six pieds, et un des plus anciens vers connus en langue
vulgaire. _Tort a vers nos li mestre_ ou _mestres_, cela signifie
_le maître a tort envers nous_ ou _nous fait tort_. Ce qui, selon M.
Champollion, exprime un regret plutôt qu'un reproche. M. Leroux de
Liney a placé cette chanson la première dans son _Recueil de chants
historiques français_. Il la fait précéder de quelques détails que
abus croyons peu exacts (p. 3); mais il ajoute qu'elle se trouve avec
d'autres poésies du même auteur dans un manuscrit du XIIe siècle de la
Bibliothèque Royale. Ce manuscrit a été publié par M. Champollion en
1838. (_Hilarii versus et ludi_, Paris, petit in-8° de 76 pages, p. 14.)
Il contient des poésies lyriques et dramatiques vraiment curieuses.

Cet Hilaire, qui n'était encore connu que par cette pièce et par ce
qu'en disent les _Annales bénédictines_, se rendit à l'école d'Angers,
après qu'Abélard eut quitté le Paraclet, et y fit une seconde prose
rimée en l'honneur d'une bienheureuse recluse, Eva d'Angleterre.
(_Ab. Op._, loc. cit.--_Hist. litt._, t. XII, p. 251, t. XX, p.
627-630.--_Annal. ord. S. Bened._, t. VI, l. LXVIII, p. 315.)]

La renommée était venue le chercher dans sa solitude. Il fallut bien
qu'après quelque temps elle signalât son retour, en ramenant les alarmes
avec elle.

L'enseignement du philosophe n'avait sans doute point changé de
caractère; le soupçon et la défiance ne cessèrent pas d'accueillir tous
ses efforts, de poursuivre tous ses succès. Il provoquait naturellement
l'un et l'autre, et rien de lui n'étant commun, rien ne paraissait
simple et régulier. Ainsi, on lui fit un crime de ce nom du Saint-Esprit
gravé au fronton du temple qu'il avait élevé. C'était en effet une
consécration à peu près sans exemple, la coutume étant de vouer les
églises à la Trinité entière ou au Fils seul entre les personnes
divines. On voulut voir dans ce choix inusité une arrière-pensée, et
l'aveu détourné d'une doctrine particulière sur la Trinité. Il est
cependant difficile de comprendre comment, lorsque de certaines prières
sont adressées au Saint-Esprit, lorsqu'une fête solennelle, celle de
la Pentecôte, lui est spécialement consacrée, il serait coupable ou
inconvenant de lui dédier un temple, qui sous tous les noms, même sous
celui de la Vierge ou des saints, doit rester toujours et uniquement la
maison du Seigneur[144]. Mais c'était une nouveauté, et elle venait d'un
homme de qui toute nouveauté était suspecte. Avec les progrès de son
établissement, les préjugés hostiles se ranimaient contre lui. On a même
cru qu'alors un homme qui devait jouer un grand rôle dans l'Église et
dans la vie d'Abélard, le nouvel abbé de Cluni, Pierre le Vénérable,
s'était inquiété de son salut, et par des lettres où brillent à la
fois un esprit rare et une piété vive et tendre, s'était efforcé de le
rappeler du travail aride des sciences humaines à l'exclusive recherche
de l'éternelle béatitude[145]. Ce qui est mieux prouvé, c'est que la
piété n'inspirait pas à tous alors une sollicitude aussi charitable.

[Note 144: _Ab. Op._, ep. I, p. 30, 31.]

[Note 145: Deux lettres de Pierre le Vénérable sont adressées
_dilecto filio suo_ ou _praecordiali filio, magistro Petro_. Elles ont
pour but d'exhorter un homme absorbé par les sciences du siècle, les
travaux des écoles, l'étude des opinions discordantes des philosophes, à
se faire pauvre d'esprit, à devenir le philosophe du Christ. La première
témoigne d'une grande piété et d'un esprit distingué. Martène veut que
ces deux lettres aient été adressées à Abélard, et dans le temps même
qu'il enseignait pour la première fois _in Trecensi cella_. Ce ne serait
pas du moins à cette époque; car il n'avait pas comparu au concile de
Soissons en 1121, et Pierre le Vénérable ne devint abbé de Cluni qu'en
1122 ou 1123. Rien d'ailleurs, hors ce nom de _magister Petrus_, ne
rappelle Abélard. Au Paraclet, on ne lui voit aucune liaison avec l'abbé
de Cluni. Duchesne, l'éditeur des lettres de celui-ci, croit celles dont
il s'agit adressées à un moine de Poitiers, appelé dans d'autres Pierre
de Saint-Jean. A titre de pure conjecture, on pourrait dater ces lettres
de l'époque très-postérieure où Abélard et Pierre le Vénérable se
trouvèrent rapprochés, et tout rattacher à la conversion du premier dans
l'abbaye de Cluni. Mais rien de précis, rien d'individuel n'autorise
cette hypothèse; autant vaudrait regarder une lettre XXVI où l'abbé de
Cluni félicite un certain Pierre de sa vie de sainte retraite, comme
écrite pour notre philosophe, retiré dans ses derniers jours à
Saint-Marcel. (_Bibl. Clun., Petr. Ven_. ep. IX, X, XXVI, l. I, p. 630,
657; Not., p. 107.--_Annal. ord. S. Ben_., t. VI, l. LXXXIV, p.84.)]

Les anciens adversaires d'Abélard étaient rentrés dans l'ombre, mais
d'autres avaient paru, plus dignes et plus formidables.

Deux hommes commençaient à s'élever dans l'Église, tous deux destinés à
devenir célèbres et puissants, bien qu'à des degrés fort inégaux; tous
deux renommés par la piété, le savoir, l'activité, l'autorité, par
toutes les vertus et toutes les passions qui font la grandeur d'un
prêtre; tous deux d'une charité ardente et d'un caractère inflexible,
cruels à eux-mêmes, humbles et impérieux, tendres et implacables, faits
pour édifier et opprimer la terre, et ambitieux d'arriver, par les
bonnes oeuvres et les actes tyranniques, au rang des saints dans le
ciel.

L'un, saint Norbert[146], d'une famille distinguée de Xanten, dans le
pays de Clèves, avait commencé sa vie dans les plaisirs, et atteint,
comme simple prébendaire, l'âge de trente ans et plus, lorsque le
repentir le saisit et le jeta dans la réforme. Devenu prêtre en 1116, il
essaya vainement de convertir son chapitre, et se fit le missionnaire
ardent de la foi et de la pénitence. Savant, exalté, bizarre jusque
dans ses manières et son costume, il fut cité comme fanatique devant le
concile de Frizlar, mais il se justifia, et même il obtint des papes
Gélase et Calixte II la permission de prêcher la parole sainte.
Parcourant en apôtre la France et le Hainaut, partout il produisit un
grand effet sur le peuple, mais réussit peu à réformer les chanoines
dont il avait particulièrement à coeur la conversion. Ayant échoué
auprès de ceux de Laon, il se retira non loin de cette ville, dans
la solitude de Prémontré, y jeta, en 1120, les fondements d'un ordre
célèbre de chanoines réguliers, et se vit au bout de quatre ans à la
tête de neuf abbayes florissantes. Il fut d'abord connu sous le titre
de réformateur des chanoines et devint bientôt archevêque de Magdebourg
(1126). Puissant et révéré dans l'Église, protégé par de grands princes,
il unissait à une activité infatigable une foi singulière dans sa propre
inspiration, dans une sorte de révélation personnelle, qui le conduisit
à essayer des prophéties et des miracles. Persuadé de la venue prochaine
de l'Antéchrist, il poursuivait avec un zèle redoutable tout ce qui lui
semblait menacer la foi et l'unité. On ne sait s'il se rencontra avec
Abélard; mais ce dernier le désigne comme un de ses persécuteurs, et
tout dans la vie de Norbert, tout jusqu'au caractère de sa piété, devait
le rendre incapable d'excuser et de comprendre le christianisme tout
intellectuel du grand dialecticien de la théologie.

[Note 146: Voyez, dans l'_Histoire littéraire_, l'article _saint
Norbert_, t. XI, p. 243, et sa vie par Hugo, chanoine de Prémontré, 1
vol. in-4, 1704.]

L'autre adversaire d'Abélard n'était pas, de son temps, placé fort
au-dessus de saint Norbert; mais son nom est environné d'un bien autre
éclat historique. Dès son jeune âge, il s'était signalé par ces prodiges
d'austérité et d'humilité chrétienne qui domptent tout dans l'homme,
hormis la colère et l'orgueil, mais qui rachètent l'une et l'autre en
les consacrant à Dieu. Il vivait dans les misères d'une santé faible,
encore affaiblie et torturée comme à plaisir par de volontaires
souffrances. Il se croyait appelé à ressusciter l'esprit monastique, en
ranimant dans les couvents la morale et la foi. Il avait de plus en plus
enfoncé dans l'ombre et courbé vers la terre le front pâle de ses moines
amaigris; mais il ouvrait un oeil vigilant sur le monde, observait les
prêtres, les docteurs, les évêques, les princes, les rois, l'héritier
de saint Pierre lui-même; et tantôt suppliant avec douleur, tantôt
gourmandant avec force, il avait pour tous des prières, des menaces, des
larmes et des châtiments, et faisait sous la bure la police des trônes
et des sanctuaires. C'était saint Bernard.

Abélard accuse formellement ces deux hommes d'avoir été, vers l'époque
où nous sommes arrivés, les principaux artisans de ses malheurs[147].
Suivant lui, ces _nouveaux apôtres, en qui le monde croyait beaucoup_,
allaient prêchant contre lui, répandant tantôt des doutes sur sa
foi, tantôt des soupçons sur sa vie, détournant de lui l'intérêt, la
bienveillance et jusqu'à l'amitié, le signalant à la surveillance de
l'Église et des évêques, enfin le minant peu à peu dans l'esprit des
fidèles, afin que, le jour venu, il n'y eût plus qu'à le pousser pour
l'abattre. On peut croire que son ressentiment a chargé le tableau; nous
verrons quelle fut la conduite de saint Bernard, lorsque Abélard
sera une seconde fois jugé, et cette conduite, nous sommes loin de
l'absoudre. Mais quelques mots des lettres du saint lui-même semblent
prouver que jusqu'alors il avait fait peu d'attention aux opinions du
moine philosophe[148]. Au temps de l'enseignement dans la solitude
du Paraclet, de 1122 à 1125, on ne sait même s'il le connaissait
personnellement. Mais il pouvait, au moins, savoir de lui ses plus
éclatantes aventures, et elles devaient peu le recommander au grand
réformateur des moines, à l'ami d'Anselme de Laon, de Guillaume de
Champeaux, au protecteur d'Albéric de Reims. Lorsque Abélard écrivit la
lettre où il lui donne la première place parmi ses ennemis, il ignorait
encore qu'un jour il l'aurait pour juge, et ne pouvait, en l'accusant,
céder au ressentiment contre une persécution future. Quelque chose
les avait donc déjà opposés l'un à l'autre; il avait donc aperçu sous
l'indifférence apparente de l'abbé de Clairvaux des germes d'inimitié,
et deviné la persécution dans les actes qui la préparaient.

[Note 147: _Ab. Op._, ep. I, p. 31. Abélard ne les nomme pas, mais
la désignation est claire, et elle a été constamment appliquée à saint
Bernard et à saint Norbert, d'abord par Héloïse, et puis par toutes les
autorités, comme les censeurs de l'édition de d'Amboise, Bayle, Moreri,
les auteurs de l'_Histoire littéraire_, etc.; on est unanime sur ce
point. (_Id._, ep. II, p. 42 et Censur. Doctor. paris.; Not., p.
1177.--_Dict. crit._, art. _Abélard.--Hist. litt._, t. XII, p. 95.)]

[Note 148: Saint Bern., _Op._, ep. CCXXVII.]

Rappelons-nous que Clairvaux n'était pas à une grande distance du
Paraclet[149]. Il n'y avait pas dix ans que saint Bernard, quittant
Cîteaux par l'ordre de son abbé, était descendu avec quelques religieux
dans ce vallon sauvage pour y fonder un monastère. En peu de temps il
avait réuni dans ce lieu, nommé d'abord la vallée d'Absinthe, et sous la
loi d'une vie sévère et d'une piété ardente, de sombres cénobites qui
tremblaient devant lui de vénération, de crainte et d'amour. Il
avait créé là une institution qui, sans être illettrée ni grossière,
contrastait singulièrement avec l'esprit indépendant et raisonneur du
Paraclet. Clairvaux renfermait une milice active et docile dont les
membres sacrifiaient toute passion individuelle à l'intérêt de l'Église
et à l'oeuvre du salut. C'étaient des jésuites austères et altiers.
Le Paraclet était comme une tribu libre qui campait dans les champs,
retenue par le seul lien du plaisir d'apprendre et d'admirer, de
chercher la vérité au spectacle de la nature, voyant dans la religion
une science et un sentiment, non une institution et une cause. C'était
quelque chose comme les solitaires de Port-Royal, moins l'esprit de
secte et les doctrines du stoïcisme[150].

[Note 149: Clairvaux, bourg du département de l'Aube, à quinze
lieues au delà de Troyes, était une abbaye du diocèse de Langres, fondée
en 1114 ou 1115, par une colonie venue de Cîteaux sous la conduite de
saint Bernard. On l'appelait la troisième fille de Cîteaux. (_Gall.
Christ._, t. IV, p. 706.)]

[Note 150: Cette comparaison ne s'applique évidemment qu'à l'esprit
d'indépendance du Paraclet et à sa situation locale qui rappelle
vaguement celle de Port-Royal-des Champs; car rien ne ressemble moins
aux doctrines du jansénisme que celles d'Abélard; et il a rencontré ses
juges les plus sévères parmi les calvinistes, comme ses critiques les
plus indulgents parmi les jésuites.]

Deux institutions aussi opposées et aussi voisines, qui toutes deux
agissaient sur les imaginations des populations environnantes, ne
pouvaient manquer d'être rivales ou même ennemies. Elles devaient
réciproquement se soupçonner et se méconnaître. Il y avait autour du
Paraclet plus de mouvement, à Clairvaux plus de puissance réelle, et
je conçois que saint Bernard, inquiet de celte oeuvre de la pure
intelligence qu'il devait mal comprendre, en inscrivit dès lors l'auteur
sur ces listes de suspects que la défiance du pouvoir ou des partis est
si prompte à dresser, heureuse quand elle n'en fait pas aussitôt des
tables de proscription.

Ce qui est certain, c'est qu'Abélard se sentit menacé. De tout temps
enclin à l'inquiétude, ses malheurs l'avaient rendu craintif; il était
prompt à voir la persécution là où il apercevait la malveillance.
Pendant les derniers jours qu'il passa au Paraclet, il vécut dans
l'angoisse, s'attendant incessamment à être traîné devant un concile
comme hérétique ou profane. S'il apprenait que quelques prêtres dussent
se réunir, il pensait que c'était le synode qui allait le condamner.
Tout était pour lui l'éclair annonçant la foudre. Quelquefois il tombait
dans un désespoir si violent qu'il formait le projet de fuir les pays
catholiques, de se retirer chez les idolâtres et d'aller vivre en
chrétien parmi les ennemis du Christ. Il espérait là plus de charité ou
plus d'oubli[151].

[Note 151: _Ab. Op., ep. I, p. 32._]

Une inspiration du même genre lui fit prendre alors un parti funeste,
et chercher le repos dans le séjour où l'attendaient les plus cruelles
misères.

On voit encore en basse Bretagne, sur un promontoire qui s'étend au sud
de Vannes, le long de la baie et des lagunes du Morbihan, les ruines
d'un antique monastère, au sommet de rochers battus à leur pied par
les îlots de l'Océan. Là s'élevait au XIIe siècle l'abbaye de
Saint-Gildas-de-Rhuys, fondée sous le roi Chilpéric I par le saint dont
elle portait le nom. L'église encore debout, monument romain dans ses
parties primitives, offre des traces d'une extrême antiquité, et domine
au loin la pleine mer du haut d'un quai naturel de granit foncé que le
flot ronge en s'y brisant avec fracas[152]. Vers 1125, la communauté
avait perdu son pasteur, et avec l'agrément et peut-être sur le désir de
Conan IV, duc de Bretagne, elle élut Abélard pour remplacer l'abbé Harvé
qui venait de mourir. Des religieux lui furent députés en France;
ils obtinrent pour lui le consentement de l'abbé et des moines de
Saint-Denis, et vinrent offrir au fondateur du Paraclet une des dignités
de l'Église les plus ambitionnées en ce temps-là. Abélard, alors
inquiet et menacé, crut entrevoir l'asile et le port. Il accepta, et se
comparant à saint Jérôme fuyant dans l'Orient l'injustice de Rome, il se
résolut à fuir dans l'Occident l'inimitié de la France.

[Note 152: _Id. ibid._ et pag. suiv.--Il n'y a plus trace de
l'ancien couvent, mais l'église offre des parties, comme le choeur et
les transepts, qui semblent n'avoir jamais été altérées, et qui peuvent
bien, ainsi qu'on le dit, avoir été bâties de 1008 à 1038. Il y a même
des murailles et des sculptures qui paraissent antérieures. Les rochers
de granit qui bordent la côte s'élèvent à pic au-dessus de la mer. Ils
offrent des anfractuosités qui peuvent recéler des grottes et même des
passages souterrains conduisant du sol du vieux couvent à la mer. C'est
un lieu sévère et imposant. (Mérimée, _Notes d'un voyage dans l'ouest
de la France_, 1836, p. 281 et suiv.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p.
311.)]

On l'appelait dans un pays barbare dont la langue même lui était
inconnue; mais la vie d'incertitude et de péril lui devenait
insupportable, sa force ne suffisait plus à ses épreuves; toujours aussi
imprudent et rendu plus timide, il était prêt à chercher dans les partis
extrêmes le repos et la sécurité qu'il voulait à tout prix. Il partit
donc pour la Bretagne; et ce pasteur, plein de souvenirs mélancoliques,
de méditations rêveuses, tout occupé des plus délicates recherches de la
pensée, alla gouverner un indomptable troupeau de moines sauvages, qui
n'auraient pas su l'entendre et ne voulaient point lui obéir. Une vie
grossière et déréglée, le désordre, la violence, la férocité, tels
étaient les nouveaux ennemis qu'il avait à vaincre; dès les premiers
instants, il reconnut avec effroi quelle tâche ingrate et chimérique il
avait acceptée. Pour comble d'ennuis, un seigneur, tyran de la contrée,
à la faveur de l'inconduite des religieux, avait fait comme la conquête
du monastère dont il tenait presque tous les domaines; il écrasait les
moines de ses exactions, il les forçait à payer tribut comme des juifs.
La communauté étant ainsi dépouillée, ses membres recouraient pour leurs
besoins journaliers à leur abbé qui n'y pouvait suffire, et qui se
plaisait peu d'ailleurs à soudoyer leurs profusions, leurs débauches,
et la scandaleuse famille que chacun d'eux s'était donnée. De là des
plaintes continuelles, des reproches, des vols secrets, et une sorte
de complot pour compromettre ou lasser un chef trop sévère, et le
contraindre de renoncer à son opiniâtre désir de rétablir la discipline.
Abélard, privé d'appui, de conseil, n'ayant personne qui pût le seconder
ou le comprendre, vivait dans le sentiment pénible d'un isolement sans
repos et d'une activité sans puissance. Au dehors, les satellites du
tyran voisin l'épiaient en le menaçant; au dedans, les frères lui
dressaient mille embûches. Là, sur ces rochers désolés, au bruit sourd
des flots, en présence de l'immensité sombre du ciel et de la mer, il
songeait avec une inexprimable tristesse à la vanité de toutes ses
entreprises. Il se rappelait tous les maux qu'il avait voulu fuir, il
voyait ceux qu'il était venu chercher, et il hésitait dans le choix.

Une mélancolie profonde respire dans tout ce qu'il a écrit, et par
là aussi il a devancé son temps et se trouve en intelligence avec la
tristesse un peu plaintive du génie littéraire du nôtre. Des monuments
singuliers de cette disposition d'âme ont été retrouvés naguère. La
bibliothèque du Vatican a livré à l'érudition allemande des chants
élégiaques longtemps inconnus, _Odae flebiles_, où sous le voile
transparent de fictions bibliques il exhale ses propres douleurs. Ces
poésies dont on a restitué jusqu'à la musique ne sont pas dénuées
d'inspiration, et sous le nom de quelque personnage hébraïque qu'il met
en scène, il y laisse échapper des plaintes dictées et comme animées par
ses souvenirs[153]. Par exemple, dans ce chant d'Israël sur la perte
de Samson, ne croit-on pas entendre les gémissements du prisonnier
de Saint-Médard, après sa disgrâce et sa chute? «Le plus fort des
hommes.... le bouclier d'Israël.... Dalila d'abord l'a privé de sa
chevelure, puis ses ennemis, de la lumière. Ses forces exténuées, la vue
perdue, il est condamné à la meule; il s'épuise dans les ténèbres; il
brise dans un travail d'esclave ses membres faits aux jeux de la guerre.
Qu'as-tu, Dalila, obtenu pour ton crime? quels présents? nulle grâce
n'attend la trahison....»

[Note 153: _P. Aboelardi Planctus cum notis
musicalibus.--Spicilegium Vaticanum._ Ed. Carl Greith, Frauenfeld, 1838,
p. 121-131.--Le manuscrit conservé à Rome contient six chants: Dina,
fille de Jacob; Jacob pleurant ses fils; les compagnes de la fille de
Jephté; Israël pleurant Samson; le chant de David sur la mort d'Abner,
et celui sur Saül et Jonathan. Le titre dit que la musique est jointe,
et elle a, dit-on, été récrite avec la notation moderne. Cependant j'ai
eu dans les mains deux exemplaires de ce livre, et aucun ne contenait
cette musique.]

Lorsqu'il exprime les douleurs de Dina, fille de Jacob, repoussée par
ses frères pour le crime de Sichem, ne dirait-on pas qu'il fait parler
Héloïse? «Je suis devenue la proie d'un homme impur, j'ai été séduite
par les jeux de l'ennemi. Malheur à moi, misérable, qui me suis moi-même
perdue!.... Siméon et Lévi, vous avez dans la peine égalé l'innocent
au coupable.... L'entraînement de l'amour sanctifie la faute.... La
jeunesse, la légèreté de l'âge, une raison faible encore aurait dû
recevoir de ceux que l'âge a mûris un moindre châtiment.... Malheur à
moi, malheur à toi, misérable jeune homme[154]!....»

[Note 154:

  Amoris impulsio
  Culpae sanctificatio,....
  Levis aetas juvenilis
  Minusque discreta
  Ferre minus a discretis
  Debuit in poena.]

Et l'élégie vraiment poétique qu'il met dans la bouche des vierges,
amies de la fille de Jephté, n'est-elle pas le choeur des tristes
compagnes d'Héloïse, entourant de larmes et de sanglots l'autel
monastique où la victime se sacrifie[155]?

[Note 155:

  Ad testas choreas coelibes
  Ex more venite Virgines!
  Ex more sint odae flebiles
  Et planctus ut cantus celebres,
  Incultae sint moestae facies
  Plangentum et flentum similes!....
  O stupendam plus quam flendam virginem!
  O quam rarum illi virum similem....
  Quid plura, quid ultra dicemus?
  Quid fletus, quid planctus gerimus?
  Ad finem quod tamen cepimus
  Plangentes et flentes ducimus.
  Collatis circa se vestibus,
  In arae succensae gradibus,
  Traditur ab ipsa gladius....
  Hebraeae dicite Virgines,
  Insignis virginis memores,
  Inclytae puellae Israel,
  Hac valde virgine nobiles!]

Comme à Saint-Denis, comme à Saint-Médard, Abélard dut à Saint-Gildas
s'abandonner à ces inspirations touchantes; et ses vers, sous la forme
pédantesque de l'hymne rimée des latinistes du moyen âge, sont empreints
de cette douleur pensive, rare au moyen âge, et que laisse à l'âme la
perte de l'enthousiasme, de la gloire et de l'amour.

À ces sombres rêveries, un remords venait s'ajouter. Il avait abandonné
son cher Paraclet, dispersé ou laissé son troupeau à l'aventure, déserté
ses derniers amis. Sa pauvreté ne lui avait pas permis de pourvoir à la
continuation du divin sacrifice sur l'autel qu'il avait élevé. Mais un
incident qui semblait un nouveau malheur vint lui donner un moyen de
réparer sa faute et de fonder le seul monument qui devait durer après
lui.

Depuis le jour où nous avons vu le crime l'arracher aux pompes du
siècle, un nom a cessé en quelque sorte d'être prononcé dans la vie
d'Abélard. Le souvenir qui semble la remplir et qui la protège encore
dans l'esprit de la postérité paraît absent de sa pensée, ou du moins il
est enseveli et scellé comme dans la tombe au plus profond de son coeur.
Les portes du couvent d'Argenteuil s'étaient fermées sur celle qui avait
consenti à ce suprême sacrifice, l'oubli. Cependant son caractère et son
esprit l'avaient bientôt mise au premier rang; elle était prieure, et
l'Église parlait d'elle avec respect. Or, il advint que Suger, qui,
novice à Saint-Denis dans sa jeunesse, y avait étudié les chartes du
monastère, entreprit de revendiquer celui d'Argenteuil, à titre d'ancien
domaine enlevé par les événements à son abbaye. Il paraît en effet
certain que les fondateurs en avaient, au temps du roi Clotaire III,
légué la propriété aux moines de Saint-Denis, qui en jouirent assez
négligemment jusqu'au règne de Charlemagne. Mais ce prince jugea à
propos d'en faire don à sa fille Théodrade, et Adélaïde, femme de Hugues
Capet, y avait encore réuni des religieuses. Plus de cent ans s'étaient
donc écoulés depuis que l'établissement, devenu riche, demeurait au
pouvoir des femmes. Mais Suger, qui avait du crédit auprès du pape
Honorius II et du roi Louis VI, fit valoir les anciens titres, entre
autres une donation fort en règle des empereurs Louis le Débonnaire
et Lothaire son fils[156], et il accusa les religieuses de quelques
désordres que par malheur il réussit à prouver[157]. Il était devenu
sévère, et après quatre ans d'une administration fort différente, il
avait entrepris la réforme de son ordre en commençant par la sienne. Sur
ses instances, une bulle de 1127 déposséda les religieuses d'Argenteuil;
elles furent, l'année suivante, expulsées violemment; quelques-unes
entrèrent à l'abbaye de Notre-Dame-des-Bois[158]; les autres, parmi
lesquelles on comptait Héloïse, et probablement Agnès et Agathe, deux
nièces d'Abélard, cherchaient çà et là un asile, lorsque l'abbé de
Saint-Gildas fut averti et crut apercevoir une occasion favorable de
réparer l'abandon du Paraclet. Il revint précipitamment en Champagne
(1129) et il engagea la prieure d'Argenteuil à s'établir, avec celles de
ses religieuses qui lui restaient attachées, dans l'oratoire abandonné.
En même temps, il lui fit, ainsi qu'à ses compagnes, cession perpétuelle
et irrévocable du bâtiment et de tous les biens qui en dépendaient.
Atton, l'évêque de Troyes, approuva cette donation, qui devait être,
moins de deux ans après, confirmée par le pape, et déclarée inviolable
sous peine d'excommunication[159].

[Note 156: Ce titre existe, et il ne permet pas de douter que
Hermenric et sa femme Mummana ou Numana, les fondateurs de la maison
d'Argenteuil en 665, ne l'eussent donnée au couvent de Saint-Denis;
Louis le Débonnaire y règle qu'elle reviendra à ce couvent après la
mort de sa soeur. Mais les Normands parurent bientôt qui pillèrent et
détruisirent Argenteuil comme tout le reste, et sous Hugues Capet, les
moines omirent de réclamer leurs droits. (_Ab. Op._; Not. p. 1180.)]

[Note 157: C'est Suger lui-même qui affirme en très-gros mots le
dérèglement des religieuses d'Argenteuil, prouvé par une enquête que
dirigèrent le légat, évêque d'Albano, l'archevêque de Reims et les
évêques de Paris, de Chartres et de Soissons. (Duchesne, _Script.
Franc._, t. IV; Suger, _De reb. a se gest._, p. 333.--_Rec. des Hist._,
t. XII; _vit. Ludovic Gross._, p. 49; _Grandes chron. de France_, XVI,
p. 180.)]

[Note 158: Autrement dit l'abbaye de Sainte-Marie-de-Footel, ou de
Malnoue, ou _Beata Maria de Nemore_, sur les bords de la Marne, auprès
de Champigny. On ne sait pas la date de sa fondation. (_Gall. Christ._,
t. VII, p. 586.)]

[Note 159: Jamais les accusations dirigées contre l'abbaye
d'Argenteuil n'en ont atteint la prieure; et l'on peut conclure qu'elles
étaient fort exagérées, ou ne concernaient aucunement celles des
compagnes d'Héloïse qui la suivirent au Paraclet. La considération dont
elle jouissait dans l'Église, est un fait universellement reconnu, et
la première bulle d'institution du Paraclet est empreinte d'une faveur
marquée pour elle. D'Amboise a publié dix bulles, lettres ou diplômes
de différents papes, tirés du cartulaire de ce couvent, et portant
concession de propriétés, droits, privilèges. Elles datent toutes de
l'administration d'Héloïse. Dans la première, elle n'est désignée que
par le titre de prieure de l'oratoire de la Sainte-Trinité. Celui
d'abbesse lui est donné dans la suivante qui est de 1130. Ce n'est que
dans la troisième que le monastère est appelé le Paraclet. (_Ab. Op_.,
p. 346-354.)]

Il arriva en effet vers ce temps un événement qui émut vivement tout le
clergé de France. Le pape Honorius était mort au mois de février 1130,
et aussitôt Rome avait été divisée entre Grégoire, cardinal-diacre de
Saint-Ange, élu dès le lendemain et qui prit le nom d'Innocent II,
et Pierre de Léon, qui peu de jours après avait, dans l'église de
Saint-Marc, été promu par d'autres cardinaux au souverain pontificat
sous le nom d'Anaclet.

Des désordres graves éclatèrent, et malgré les efforts de la puissante
famille des Frangipani, qui lui donnèrent asile dans leur château fort,
Innocent II se vit contraint de chercher un refuge en France, et il
débarqua au port de Saint-Gilles avec tous les cardinaux de son parti.
Des nonces marchèrent devant lui pour le faire reconnaître; réuni par
ordre du roi, le concile d'Étampes, à la voix de saint Bernard, le
proclama le vrai pape; Pierre le Vénérable, abbé de Cluni, annonça qu'il
le recevrait en grande pompe dans le monastère même où Anaclet avait
été religieux; et le roi vint au-devant de lui. Ainsi appuyé par la
puissance temporelle et par les deux hommes les plus considérables de
l'Église gallicane, il traversa solennellement la Gaule, visitant les
monastères, dédiant les églises, consacrant les autels, confirmant les
donations pieuses, présidant les conciles ou assemblées synodales
qu'il rencontrait sur son chemin, et distribuant des bénédictions, des
reliques et des indulgences. «Ce qui fut,» dit Orderic Vital, «une
immense charge pour toutes les églises des Gaules; car il ne touchait
rien des revenus du siége apostolique[160].»

[Note 160: «Immensam gravedinem ecclesiis Galliarum ingessit.»
(_Ord. Vit. Hist. eccles._, l. XIII. _Rec. des Hist._, t. XII, p. 750.)]

Il s'arrêta quelque temps à Chartres où l'avait reçu l'évêque Geoffroi
dont la réputation était si grande, et qui y gagna bientôt le titre
de légat. Là s'étaient réunis pour l'honorer plusieurs personnages
importants dans le clergé; là, Henri I, roi d'Angleterre, qui se
trouvait en Normandie, était venu, amené par saint Bernard, le
reconnaître et lui rendre hommage. De Chartres, Innocent II se proposait
de partir pour Liège, où il comptait voir l'empereur Lothaire et
s'assurer de son adhésion. Il se dirigea donc sur Étampes et voulut
séjourner à Morigni, monastère de l'ordre de Saint-Benoît, fondé près de
cette ville sur les bords de la Juine, vers la fin du XIe siècle, par
Anseau, fils d'Arembert, et protégé par le roi et par son père Philippe
I. Il demeura deux jours dans cette maison, et à la prière de l'abbé,
il daigna consacrer le maître-autel de son église, sous l'invocation de
saint Laurent et de tous les martyrs, le 20 janvier 1131[161].
Cette cérémonie fut remarquable par le rang et le nom de ceux qui y
assistaient; c'était d'abord le pape, entouré de son sacré collège,
c'est-à-dire de onze cardinaux au moins, parmi lesquels on distinguait
les évêques de Palestrine et d'Albano, et Haimeric, chancelier de la
cour de Rome, cardinal-diacre de Sainte-Marie-Nouvelle. Le métropolitain
du lieu, Henri dit le Sanglier, archevêque de Sens, remplissait auprès
du pape l'office de chapelain, et ce fut l'évêque de Chartres qui
prononça le sermon. Les moines qui ont soigneusement écrit la chronique
du monastère de Morigni n'ont pas manqué de célébrer ce jour mémorable,
et de nommer les abbés dont la présence en relevait encore la splendeur;
c'étaient Thomas Tressent, abbé de Morigni, Adinulfe, abbé de Feversham,
Serlon, abbé de Saint-Lucien de Beauvais, l'abbé Girard, _homme lettré
et religieux_; c'étaient surtout «Bernard, abbé de Clairvaux, qui était
alors le prédicateur de la parole divine le plus fameux de la Gaule, et
Pierre Abélard, abbé de Saint-Gildas, lui aussi homme religieux, et le
plus éminent recteur des écoles où affluaient les hommes lettrés de
presque toute la latinité[162].»

[Note 161: La date est donnée par la chronique du monastère de
Morigni: «Anno incarnati Verbi MCXXX, XIII kal. februarii.» (_Ex Chron.
mauriniac, Rec. des Hist._, t. XII, p. 80.)]

[Note 162: _Ex Chron. maur., ibid._--Voyez aussi dans le même
volume, p. 59 et 60; Suger, _De vit. Ludov. Gross._; le t. XII de la
_Gall. Christ._, p. 45; l'_Histoire de saint Bernard_, par Neander, l.
II; et l'_Histoire littéraire de la France_, t. XII, p. 218-220.]

Abélard vit donc à cette époque le chef de la chrétienté; il forma des
relations directes avec des membres du sacré collége; il figura, avec
saint Bernard, parmi les plus illustres représentants de l'Église
gallicane. Sans doute l'intérêt de son établissement du Paraclet n'était
pas étranger à son voyage. Il venait solliciter pour cette institution
naissante l'autorisation et la bénédiction du successeur de saint
Pierre; et, en effet, la même année, le 28 novembre, nous voyons que,
pendant le séjour qu'à son retour de Liége Innocent II fit à Auxerre, il
délivra à ses bien-aimées filles en Jésus-Christ, Héloïse, prieure, et
autres soeurs de l'oratoire de la Sainte-Trinité, un diplôme qui leur
assurait la propriété entière et sacrée de tous les biens qu'elles
possédaient et de tous ceux que leur pourrait concéder la libéralité des
rois ou des princes, avec peine de déchéance et de privation du corps et
du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ contre quiconque oserait attenter
dans l'avenir à leurs droits ou possessions.

Ainsi fut fondé le célèbre institut du Paraclet, dont Héloïse, à
vingt-neuf ans, fut la première abbesse. Du moins le devint-elle de
fait; car bien qu'elle ne reçoive que le titre de prieure, dans la bulle
du pape, elle n'avait point de supérieure; une seconde bulle, datée de
1136, la désigne sous le nom d'abbesse; une troisième appelle du nom
de monastère du Paraclet l'oratoire de la Sainte-Trinité[163]; le
saint-siége, dans sa prudence, ne craignit donc pas de consacrer cette
invocation au divin Consolateur dont le préjugé avait fait un crime à la
reconnaissante piété d'Abélard.

[Note 163: _Ab. Op., literae seu diplom._, p. 346-348.]

Dans les premiers temps, l'abbesse et ses soeurs menèrent une vie de
privations; mais elles priaient avec ferveur, le Saint-Esprit sembla les
secourir. Le respect et l'affection des populations voisines vinrent à
leur aide; les dons des fidèles accrurent leurs ressources, et au bout
de quelque temps l'établissement prospéra.

Cette création fut pour Abélard, au milieu de tant d'afflictions, une
consolation inespérée, et plus que jamais il rendit grâces au Paraclet.
Une fois enfin, il n'avait point fait de mal à ce qu'il aimait.

Quand revit-il Héloïse? la revit-il à cette époque de sa vie? rien ne
l'atteste. Peut-être même à son silence est-il permis de croire que tous
ces arrangements se conclurent sans que les deux époux fussent un moment
réunis. Quoiqu'il en soit, bornons-nous à citer les paroles calmes et
douces par lesquelles il termine, au milieu de ses tristes récits, le
tableau de cette heureuse fondation.

«Et, Dieu le sait, elles se sont, dans une année, plus enrichies, je
pense, en biens terrestres que je ne l'aurais fait en cent ans, si
j'avais continué d'habiter au Paraclet; car, si leur sexe est plus
faible, la pauvreté des femmes est plus touchante, et plus facilement
elle émeut les coeurs, et leur vertu est plus agréable à Dieu et aux
hommes. Puis, le Seigneur accorda aux yeux de tous une si visible grâce
à cette femme, ma soeur[164], qui était à leur tête, que les évêques
l'aimaient comme leur fille, les abbés comme leur soeur, les laïques
comme une mère; et tous également ils admiraient sa piété, sa prudence,
et en toute chose une incomparable douceur de patience. Plus il était
rare qu'elle se laissât voir, toujours enfermée dans sa chambre pour s'y
livrer avec plus de pureté à la méditation sainte et à la prière, plus
on venait du dehors avec ardeur implorer sa présence et les conseils
d'un entretien tout spirituel.»

[Note 164: «Illi sorori nostrae.» (_Ab. Op._, ep. I, p. 34.)]

Abélard, de retour dans son abbaye, reprit le triste gouvernement de ses
indociles sujets. Il vivait là, toujours livré à des soins pénibles,
mais ayant du moins une pensée douce. Cependant, comme les commencements
du Paraclet furent difficiles, et que les religieuses eurent à souffrir
de leur dénûment, les voisins de ce couvent blâmaient son absence; on
lui reprochait de délaisser un établissement qu'il n'avait pourtant,
ce semble, aucun moyen de secourir. I1 y fit donc plusieurs voyages et
porta à ses soeurs ses conseils et son appui. Il prêcha devant elles
et pour elles, et leur donna ainsi quelques secours spirituels et
temporels. Il paraît qu'il avait hésité quelque temps; une sorte
d'effroi le tenait éloigné de ces pieuses femmes et de ce lieu où
retournait si souvent sa pensée. Mais leur intérêt et la réflexion le
décidèrent; il cessa de leur refuser sa présence, et comme il était
alors plus que jamais tourmenté par ses moines, il se créa ainsi,
au sein de l'orage, _un port tranquille où il pouvait quelque peu
respirer_. Cependant on a des preuves qu'il voyait à peine Héloïse et
qu'il lui parlait peu[165]. Elle-même s'en plaindra bientôt.

[Note 165: _Id. ibid._, p. 38, et op. II, p. 40.]

Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent le sujet de nouveaux
soupçons. La malignité y vit je ne sais quel reste d'une passion mal
éteinte. On lui reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle
qu'il avait trop aimée. Et je doute que l'on dît vrai; il semble au
contraire que son âme endurcie et glacée n'avait plus de sensibilité que
pour la douleur.

Toutefois si l'on regarde plus attentivement au fond de ses pensées, on
peut dans la réserve de son langage, dans la bienveillance froide et
gênée de sa conduite et de ses expressions, reconnaître une sorte de
parti pris, et deviner les combats que se livraient dans son âme les
cuisants regrets, la honte amère, le respect de soi-même, de la religion
et du passé, peut-être la crainte vague de la faiblesse de son coeur.
Mais tous ces sentiments comprimés, il les reporte dans la sollicitude
attentive et délicate du directeur de conscience. Il semble ne tracer
pour ses religieuses et pour leur abbesse que des exhortations
évangéliques, des règles monacales, des lettres de spiritualité, tout
ce que dicte la piété et l'érudition; mais il règne dans tout cela une
sympathie si tendre, quoique si contenue, une préoccupation si évidente
et si vive de tous les intérêts confiés à sa foi, et en même temps, dès
qu'il s'agit de vérités générales et de philosophie religieuse, une
confiance si absolue et un besoin si intime d'être entendu et compris,
qu'on ne peut sans un mélange d'étonnement, de respect et de pitié,
assister à cette étrange et dernière transformation de l'amour.

Mais le XIIe siècle n'entrait point dans ces finesses; et en tout temps
peut-être, dans les circonstances bizarres de ces deux destinées, la
malignité humaine aurait trouvé quelque pâture. Abélard se montre
vivement sensible à ces calomnies imprévues. Il en souffre, car
désormais il souffre de tout. Il descend à s'en justifier, il descend
à une apologie ensemble ridicule et douloureuse. Puis s'élevant à des
considérations générales, il demande si l'on veut renouveler contre lui
les infâmes accusations qui poursuivaient saint Jérôme dans le cercle de
pieuses femmes qu'il animait de sa ferveur et de son génie. Sera-t-il
réduit à dire comme lui: «Avant que je connusse la maison de cette Paule
si sainte, toute la ville retentissait du bruit de mes études; j'étais,
au jugement de presque tous, déclaré digne du souverain pontificat....
Mais je sais que la mauvaise comme la bonne réputation conduit au chemin
du ciel[166].»

[Note 166: _Ab. Op._, ep. I, p. 85.--Sanc. Hieron. _Op._, I. IV,
pars II, ep. XXVIII, _ad Asellam._]

Tandis qu'il voyait ainsi calomnier les sentiments les plus purs et les
actions les plus simples, il rencontrait de nouveaux tourments dans sa
laborieuse administration. Ce n'est plus sa tranquillité, c'est sa vie
qui était en péril. S'il s'éloignait du couvent, il avait à craindre la
violence de ses ennemis; s'il y rentrait, il trouvait dans ceux que son
titre l'obligeait d'appeler ses enfants la haine et la perfidie. Il ne
croyait pas pouvoir voyager en sûreté; il était exposé aux plus noirs
complots. Du moins soupçonna-t-il plus d'une tentative homicide dirigée
contre lui, jusque-là qu'il eut à prendre des précautions pour célébrer
la messe, et crut un jour qu'un poison avait été versé dans le calice.
Une fois qu'il était venu à Nantes auprès du comte, alors malade, il
logeait chez un de ses frères qui habitait cette ville, peut-être Raoul,
peut-être le chanoine Porcaire[167]. On essaya par les mains d'un valet
de faire empoisonner ses aliments; du moins, comme il s'était abstenu
d'y toucher, un moine qui l'accompagnait, en ayant mangé, mourut, et
le criminel serviteur se trahit en prenant la fuite. Après de telles
tentatives, il dut songer à sa sûreté; il quitta la maison conventuelle,
et se retira dans quelques cellules isolées avec le peu de frères qui
lui étaient attachés. Mais il ne pouvait sortir sans redouter un nouveau
guet-apens, et lorsqu'il devait passer par un chemin ou par un sentier,
il craignait qu'on n'apostât à prix d'argent des voleurs pour se défaire
de lui. Ce fut dans une de ses courses qu'il fit une grave chute de
cheval; il dit même qu'il se brisa la nuque, et cette fracture quelle
qu'elle fût porta une atteinte profonde à sa santé déjà trop éprouvée et
à ses forces déclinantes: il avait alors plus de cinquante ans.

[Note 167: Le comté de Nantes était depuis longtemps réuni au duché
de Bretagne, et le titre de comte de Nantes était, surtout dans cette
partie de ses États, donné de préférence au duc. Le Nécrologe du
Paraclet donne à Abélard un frère nommé Raoul, et l'on voit dans un
cartulaire de Buzé, qu'en 1150 il y avait un chanoine de la cathédrale
de Nantes qui se nommait Porcaire (_Porcarius_) et qui ayant un neveu
nommé Astralabe, pouvait aussi être un frère d'Abélard. Enfin sa
Dialectique est dédiée à son frère Dagobert ou à frère Dagobert. (_Ab.
Op._, Not., p. 1142.--_Mém. pour servir à l'Histoire de Bretagne_, par
D. Morice, t. 1, p. 587.--Ouvr. inéd. _Dial._, p. 229.)]

Il lui restait une dernière arme contre ces révoltes opiniâtres, contre
ces crimes audacieux, l'excommunication. Il la prononça enfin. Ceux des
moines qu'il redoutait le plus s'engagèrent par la foi dans l'Évangile
et par le sacrement à quitter tout à fait l'abbaye et à ne plus
l'inquiéter désormais; mais cet engagement si solennel fut impudemment
enfreint, et il fallut que, par ordre du pape et par les soins d'un
légat spécialement envoyé, en présence du comte et des évêques, on les
forçât de renouveler le serment violé et de prendre quelques autres
engagements.

L'ordre ne fut pas rétabli après l'expulsion des plus mutins; Abélard
rentra dans la maison; il voulut reprendre l'administration, il se livra
aux moines qui étaient restés et qu'il suspectait le moins; il les
trouva pires encore que ceux dont il était délivré. Au lieu du poison,
on parlait de l'égorger. Il fallut fuir, et gagnant la mer, dit-on, par
un passage souterrain, il s'échappa sous la conduite d'un seigneur de la
contrée[168].

[Note 168: Je crois que c'est ainsi qu'il faut traduire: «Cujusdam
proceris terrae conductu vix evasi.» (P. 39.) Gervaise et Niceron
entendent qu'Abélard se sauva par un égout, _conductu terrae_. Soit que
cette version ait prévalu de tout temps, soit qu'elle eût été elle-même
inspirée par le souvenir d'un fait traditionnel, on montre encore dans
les anciens jardins de Saint-Gildas-de-Rhuys, le soupirail par où l'on
dit qu'il s'évada pour gagner une embarcation qui l'attendait au bas de
la terrasse dont la mer baigne le pied. Mais le trou et le passage sont
de construction moderne. (_Vie d'Ab._, t. II, p. 14 et _Mém. pour servir
à l'Hist._, etc., t. IV, p. 11.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p. 312.)]

C'est retiré dans un asile où cependant il ne se jugeait pas encore en
sûreté, où, se soumettant à mille précautions, il croyait voir le glaive
toujours prêt à le frapper, qu'il fit un retour sur le passé de son
orageuse vie et qu'il écrivit pour un ami malheureux[169] cette lettre
fameuse qui porte le nom d'histoire de ses calamités, _Historia
calamitatum_. Ce sont les mémoires de sa vie, ouvrage singulier pour
le temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint Augustin et
celles de J.-J. Rousseau.

[Note 169: Je suis porté à croire que cet ami est un personnage
imaginaire. J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appelé
Philinte. C'est une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction
des Lettres, et _Abail. et Hél._, par Turlot, p. 3.) Un anonyme a
aussi publié comme une traduction fidèle une imitation très-libre de
l'_Historia calamitatum_ où il interpelle, sous le nom de Philinte, le
correspondant d'Abélard, et donne à Héloïse une servante intrigante,
_une brune_, qu'il appelle _Agathon_. (_Hist. des infortunes d'Abailard.
Lettres d'Abailard à Philinte_, in-12 de 48 pages, Amsterd. 1698.)]

Cet ouvrage appartient à ce qu'on a de nos jours nommé la littérature
intime, à celle qui est l'expression des sentiments individuels. Par là
il est singulièrement original. Je ne crois pas qu'on trouvât sans peine
dans le même temps un écrit dont l'auteur se proposât uniquement de
raconter les aventures de son esprit et les émotions de son coeur. Une
autobiographie aussi romanesque semble une oeuvre de ces époques où
l'intelligence, sans cesse repliée sur elle-même, analytique et rêveuse
à la fois, développe cette personnalité expansive et savante qui fait
de l'âme tout un monde. Je regarde, en effet, cette première lettre
d'Abélard comme une composition littéraire. La forme d'une narration
destinée à raffermir un ami contre le malheur par le spectacle de
douleurs plus grandes me paraît un cadre artificiel que l'auteur donne
au tableau de sa vie et de ses peines. C'est comme un pendant de la
célèbre lettre où Sulpicius console Cicéron de la perte de sa fille
par la peinture des calamités de tant de cités en ruines et d'empires
détruits. Mais Abélard offrant pour consolation à l'infortune l'image de
ses propres malheurs est plus saisissant et plus dramatique. L'état de
son âme est désespéré; rien n'est plus triste que son récit, et c'est
une lecture poignante. L'effet naît du fond du sujet, car la forme n'est
pas toujours heureuse; il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit, mais
l'ouvrage manque à la fois d'éloquence et de naturel. Le style, étudié
sans élégance, orné sans grâce, a quelque froideur dans sa subtilité
spirituelle, dans son érudite redondance. Abélard discute toujours; il
démontre par arguments et citations les sentiments les plus simples, les
émotions les plus vives. Les actions se hasardaient alors plus que les
pensées, et dès qu'on écrivait, il fallait tout justifier. Mais il
raconte des aventures réelles et tragiques, il ouvre son âme tout en
dissertant sur ce qu'elle éprouve; en raisonnant, il souffre, et il vous
met ainsi dans la confidence d'illusions si cruelles, de si violents
mécomptes, d'humiliations si déchirantes, il vous fait assister de si
près aux douleurs et aux faiblesses d'un homme supérieur, qu'il n'est
pas de roman plus pénible à lire, et qu'aucun enseignement meilleur ne
vous saurait être donné de la misère des plus belles choses de ce monde,
le génie, la science, la gloire, l'amour.

L'_Historia calamitatum_ marque une grande époque dans la vie d'Abélard.
D'abord c'est à dater de cette épître que les détails biographiques
commencent à nous manquer; puis, comme pour combler cette lacune et
diminuer nos regrets, c'est cette lettre qui nous a valu les lettres
d'Héloïse. Jusque-là, il ne reste rien d'elle; on ne la connaît que par
son amant; maintenant elle va parler elle-même. Nous entrerons dans un
récit d'une forme nouvelle; pour raconter, nous aurons davantage besoin
de nos conjectures. Par exemple, on ignore si Abélard resta longtemps
chez ce seigneur qui l'avait recueilli, et si cette maison fut son
dernier asile en Bretagne. Il y écrivit sa grande épître; ses lettres
postérieures indiquent qu'il demeura quelque temps soit dans ce lieu,
soit dans un autre de la même contrée, avant de rompre tout lien avec
les moines de Saint-Gildas. On suppose avec quelque apparence de raison
qu'il rédigea vers ce temps ou revit et mit en ordre une partie de ses
ouvrages. Plusieurs des écrits composés pour le Paraclet doivent
être venus de la Bretagne. Enfin l'on ne sait quand ni comment il la
quitta[170]. Il est évident que, malgré tant de cruels dégoûts, il
répugnait à renoncer, au moins par le fait, à son abbaye. Le devoir et
un juste orgueil le retenaient; son ambition n'avait nullement dédaigné
la dignité dont l'élection l'avait revêtu; c'était alors un rang
très-élevé que celui de chef et de gouverneur d'une importante
communauté. C'était une position forte dans l'Église, et tant qu'il la
conservait, il devait peu craindre ses ennemis; c'était de plus une
fortune, et hors de là je crois qu'il n'avait nulle ressource. Il dit
lui-même avec naïveté, à la fin de sa grande lettre: «J'éprouve bien
aujourd'hui quelle est la félicité qui suit les puissances de la terre,
moi de pauvre moine élevé au rang d'abbé, et devenu d'autant plus
malheureux que je suis devenu plus riche. Que mon exemple, s'il en est
qui désirent de tels biens, serve de frein à l'ambition[171].»

[Note 170: Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en
1134. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 755.)]

[Note 171: _Ab. Op._, ep. I, p. 40.]

Cependant il se décida enfin à s'éloigner pour jamais de Saint-Gildas.
Peut-être les moines ne voulaient-ils que son départ, et les attentats
dont il se crut au moment d'être victime ne furent-ils, pour la plupart,
que des menaces destinées à l'intimider. On ne cherchait qu'à lui rendre
sa position insupportable et à se délivrer d'un censeur incommode. Des
moines rudes et débauchés, habitués à exploiter au profit de leurs vices
l'impunité de leur profession, ne pouvaient regarder que comme une gêne
la présence du plus bel esprit de son époque, et peut-être en traçant le
cynique tableau de l'intérieur de Saint-Gildas, Abélard s'est-il laissé
aller aux exagérations d'une imagination délicate et craintive. Sa
délivrance dut être facile; on a vu qu'il avait des amis dans la
noblesse de la province; il était bien accueilli par le comte de Nantes;
enfin, il n'était pas sans crédit à la cour de Rome. Ainsi qu'il avait
été autorisé à garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye
de ce nom, il obtint la permission de rester, hors de son monastère,
abbé de Saint-Gildas[172].

[Note 172: Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait
est attesté par la chronique du monastère. L'extrait qu'en ont publié
les auteurs du Recueil des historiens de la France, porte à l'année
1141: «Pierre Abélard, abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination
de l'abbé Guillaume.» (T. XII, _ex Chronic. Ruyens. Coenob._, p. 504.)]

Quoi qu'il en soit, il était encore en Bretagne, chez ses amis, lorsque
par hasard quelqu'un apporta sa lettre sur ses malheurs à l'abbesse du
Paraclet. A peine eut-elle connu quelle main l'avait écrite, qu'elle la
lut avec ferveur, cette _lettre pleine de fiel et d'absinthe, qui lui
retraçait la misérable histoire de leur commune conversion_. A cette
lecture, saisie d'une émotion qu'on ne saurait peindre, elle rompit
un silence de bien des années et écrivit à son ancien époux. C'est la
première de ses lettres[173]. Qui l'a lue ne l'oubliera jamais.

[Note 173: _Ab. Op._, ep. 11, p. 41-48.]

D'abord elle ne veut que lui dire avec tendresse, mais avec réserve,
combien ce récit l'a touchée, combien elle déplore ses peines, combien
tous ces souvenirs sont vrais et tristes; puis elle en prend occasion de
lui adresser quelques plaintes. Dès qu'il écrit avec tant d'épanchement,
pourquoi la priver de ses lettres, et en priver, avec elle, toute la
congrégation qui l'aime si filialement, qui prie si ardemment pour
lui? Ne sait-il pas, qu'elles aussi elles ont besoin de consolations,
d'exhortations, de conseils? Ne s'intéresse-t-il plus à l'institut
qu'il a fondé? ne leur donnera-il plus ces directions qui leur sont
si nécessaires? a-t-il oublié les commencements si fragiles de leur
conversion, et ne lui souvient-il pas des doctes traités que les saints
Pères ont composés pour les femmes consacrées à Dieu? Tant d'oubli
serait d'autant plus étrange qu'il avait à s'acquitter d'une dette; «car
enfin tu m'appartiens par un lien sacré, et le monde sait que je t'ai
toujours aimé d'un amour immodéré[174].»

Et alors cette malheureuse ouvre son coeur gonflé de tendresse et
d'amertume. Elle lui retrace la grandeur et la constance de son
dévouement; elle insiste, avec un peu de ressentiment, sur les deux
sacrifices de sa vie, son mariage et son entrée au couvent. Elle l'a
épousé pour lui obéir; pour lui obéir, elle s'est donnée à Dieu. Il
fallait qu'en toute chose on vît qu'il était le maître unique de son
coeur comme de sa personne[175], car c'est lui seul en lui qu'elle a
aimé. Être aimée de lui, c'était son orgueil; le nom de sa maîtresse,
c'était sa gloire. Qui ne le lui aurait pas envié? Quelle femme, quelle
vierge ne brûlait pas à sa vue? Quelle reine ou grande dame n'a point
porté envie à ses plaisirs[176]? Mais aussi comme il avait ce qui eût
séduit toute femme! quel était le charme de sa parole et la douceur de
ses chansons! Ces chansons qui volaient dans toutes les bouches, qui par
tous les pays allaient célébrer leur amour, dont la douce mélodie devait
laisser un souvenir de leur nom dans la mémoire de la foule ignorante,
c'était là ce qui excitait le plus la jalousie des autres femmes. Aussi
comme toutes elles soupiraient pour lui! car de tous les dons du corps
et de l'âme, aucun ne lui manquait. Et quelle est celle des rivales
d'Héloïse, qui, la voyant privée de tant de délices, ne compatirait
maintenant à son malheur? quel ennemi si cruel, homme ou femme, n'aurait
pas pitié d'elle aujourd'hui? «J'ai été bien coupable.... Non, tu le
sais, toi, je suis innocente. Le crime n'est pas dans l'effet de l'acte,
mais dans le sentiment de l'agent, et la justice ne pèse pas ce qui a
été fait, mais le coeur de celui qui l'a fait. Or, ce qu'a toujours été
mon coeur pour toi, tu peux en juger seul, toi qui l'as éprouvé; je
soumets tout à ton jugement; je souscris en tout à ton témoignage[177].»

[Note 174: «Tanto te majore debito noveris obligatum quanto te
amplius nuptialis foedere sacramenti constat esse adstrictum, et eo te
magis mihi obnoxium quo te semper, ut omnibus patet, immoderato amore
complexa sum. (Ibid., p. 44.)]

[Note 175: «Ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem
ostenderem.» (Ibid., p. 46.)]

[Note 176: «Dulcius semper mihi extitit amicae vocabulum, aut, si
non indigneris, concubinae vel scorti.... Dignius videretur tua dici
meretrix quam.... imperatrix.... Quae conjugata, quae virgo non
concupiscebat absentem et non exardebat in praesentem? Quae regina vel
praepotens femina gaudiis meis non invidebat?» (_Ibid._, p. 45, 46.)]

[Note 177: «Ut etiam illiteratos melodiae dulcedo tui non sineret
immemores esse. Atque hinc maxime in amorem tui feminae suspirabant....
Quod enim bonum animi vel corporis tuam non exornabat adolescentiam?
Quam tunc mihi invidentem nunc tantis privatae delitiis compati
calamitas mea non compellat....? Et plurimum nocens, plurimum, ut nosti,
sum innocens. Non enim rei effectus, etc.» (_Ibid._)

Ce que dit ici Héloïse sur l'intention qui seule fait la faute est un
point de doctrine qu'elle devait à son amant, et qu'il a développé
dans ses ouvrages de théologie, peut-être avec une exagération que les
modernes n'ont pas surpassée. Voyez le Commentaire sur l'épître aux
Romains (p. 625); les Problèmes (p. 426); l'Éthique, _passim_, et le
troisième livre de cet ouvrage.]

Et pourtant, continue-t-elle, il la néglige et l'oublie au point que
depuis le jour de sa conversion, présent, elle ne peut jouir de son
entretien; absent, elle n'est point consolée par ses lettres. C'est
donc vrai, ce que tout le monde soupçonne; il n'a aimé en elle que le
plaisir, et tout s'est évanoui avec les désirs qui ne sont plus. Elle
n'est pas seule à le penser, c'est une conjecture publique. Plût à Dieu
qu'elle pût lui trouver quelque excuse! Mais son silence le condamne. A
défaut de sa présence, qu'il lui rende au moins par ses lettres sa chère
et fugitive image. Pourquoi lui refuser une petite chose et si facile?
Qu'il se souvienne que, toute jeune encore, il l'a enchaînée à la vie du
cloître. Elle l'y a précédé, et non suivi, parce qu'il l'a voulu, parce
qu'il se souvenait que la femme de Loth avait, en fuyant, retourné la
tête. Si ce dévouement n'a rien mérité de lui, à quoi est-il bon? Le
sacrifice est vain, car de Dieu, elle n'a point de récompense à espérer,
puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait, pour l'amour de lui;
mais Abélard, il eût couru aux enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y
aurait suivi ou devancé. «Car mon âme n'était pas avec moi, mais avec
toi. Et maintenant encore, si elle n'est avec toi, elle n'est nulle part
au monde[178].»

[Note 178: «Nulla mihi super hoc merces expectanda est a Deo, cujus
adhoc amore nihil me constat egisse.... Ad vulcania loca te properantem
praecedere aut sequi pro jussu lau nemine dubitarem. Non enim mecum
animus meus, sed tecum erat; sed et nunc maxime, si tecum non est,
nusquam est. (Ep. u, p. 47.)]

Elle conclut en le priant par grâce de lui écrire, elle a besoin d'une
lettre qui lui rende quelque force, afin de vaquer plus librement aux
devoirs du service divin. Autrefois, pour l'entraîner à des voluptés
temporelles, il la poursuivait de ses lettres; il mettait, par ses
vers, le nom de son Héloïse dans la bouche de tous. «Toutes les places
publiques, toutes les maisons le répétaient. Combien tu ferais mieux de
m'appeler maintenant à Dieu, comme alors à la passion[179]!» Et elle
finit ainsi cette étrange et incomparable lettre.

[Note 179: _Ab. Op._, ep. II, p. 48.]

Abélard répond comme un _frère spirituel à sa bien-aimée soeur en
Jésus-Christ_[180]. Il s'excuse d'un long silence par la confiance
absolue qu'il a dans sa sagesse, sa piété, sa science. Il n'a pas cru
qu'elle eût besoin d'être exhortée ou consolée, elle à qui Dieu a
départi tous les dons de sa grâce. Ce qui eût été superflu, quand elle
n'était que prieure d'Argenteuil, l'est plus encore maintenant qu'elle
est abbesse du Paraclet. Cependant en promettant de lui adresser des
instructions, quand il connaîtra mieux ce qu'elle désire, il s'empresse
du moins de lui envoyer un psautier. Puis passant à la situation funeste
où lui-même il se trouve, il la supplie, elle et les saintes filles,
de prier pour lui. Ses maux et ses périls ne lui ont jamais rendu plus
nécessaire cette pieuse intercession. Et il ne manque pas d'établir avec
exemples et citations l'efficacité des prières. Mais ce sont surtout les
siennes, celles d'une femme dont la sainteté est, il n'en doute pas, si
puissante auprès de Dieu, qu'il réclame avec instance. Cela est juste;
car il lui appartient, et il lui rappelle ce que disent les Proverbes et
l'Ecclésiaste de ce que la femme est pour son mari. L'apôtre dit que _le
mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle_; et, en France, qui a
sauvé Clovis? ce ne sont pas les prédications des saints, ce sont les
prières de Clotilde[181].

[Note 180: «Dilectissime sorori suae in Christo frater ejus in
ipso.» (Id., ep. III, p. 49.)]

[Note 181: 1 Cor. VII, 14; _Ab. Op._, ep. III, p. 52.]

Au Paraclet, l'usage était, elle le sait, que lorsqu'il était présent,
la communauté, en terminant les heures canoniales, dît une oraison à
l'intention de son fondateur, et qu'après avoir chanté le verset et le
répons du jour, on ajoutât les prières et la collecte suivante:

«RÉPONS. Ne m'abandonnez pas et ne vous éloignez pas de moi, Seigneur.

«VERSET. Soyez toujours attentif à me secourir, Seigneur.

«PRIÈRE. Sauvez, mon Dieu, votre serviteur qui espère en vous. Seigneur,
entendez ma prière et que mes cris aillent jusqu'à vous[182].

[Note 182: Toutes ces prières sont tirées des psaumes XXXVII, LXXXV
et CI.]

«ORAISON. Dieu qui avez daigné réunir en votre nom, par la main de votre
serviteur, vos petites servantes, nous vous supplions de lui accorder
ainsi qu'à nous le don de persévérer dans votre volonté. Par notre
Seigneur, etc.»

A ces prières, Abélard demande qu'on en substitue de nouvelles, dont
il envoie le texte, et qui, composées dans la même forme, sont plus
instantes, plus précises, et se rapportent mieux à sa violente
situation[183]. Il termine par un voeu qui devait être accompli. Si
ses ennemis réussissent et lui ôtent la vie, il désire que son corps,
ailleurs inhumé ou délaissé, soit transporté dans le cimetière du
Paraclet, afin que ses filles ou plutôt ses soeurs, en voyant son
tombeau, adressent pour lui plus de prières à Dieu; car il ne sait pas,
pour une âme gémissante de l'erreur de ses péchés, un lieu plus sûr et
plus salutaire que le temple voué au divin Consolateur.

[Note 183: Voici l'oraison: «Deus qui por servum tuum ancillulas
tuas in nomino tuo dignatus es aggregare, te quoesumus ut cum ab omni
adversitate protegas et ancillis tuis incolumem roddas. Per Dominum,
etc.» (_Ab. Op._, ep. III, p. 53)]

Telle est la lettre qu'Abélard, alors rempli de piété et de tristesse,
envoie pour consolation à celle qui lui _fut chère dans le siècle_ et
qui lui est maintenant _très-chère en Jésus-Christ_[184]. On voit
qu'il se concentre dans les sentiments et les devoirs pour ainsi dire
officiels de sa position, et que, par un effort réfléchi, il s'élève ou
se réduit à la mission austère et tendre d'un guide mystique et d'un
frère en esprit et en vérité. Tout ce qui dut alors se passer dans son
âme, Dieu seul le sait, et nous n'essaierons pas de peindre ce que nous
ne devinons qu'à demi.

[Note 184: _Id. ib_., p. 40.]

La controverse était, à cette époque, la forme naturelle de l'esprit
humain. Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont tour à tour des
thèses et des réfutations, et elle argumente en lui répondant. Nous
n'analyserons pas cette réponse où la discussion prend place à côté des
aveux emportés de la passion. Nous ne montrerons pas Héloïse repoussant
presque comme une parole trop dure le voeu suprême d'Abélard qui osait
parler de sa mort, et lui reprochant de leur demander des prières le
jour où _les malheureuses ne sauront plus que pleurer_[185]; puis,
entreprenant d'établir en forme qu'il a tort de dire tant de bien des
femmes, qu'elles ont toujours fait un grand mal à ceux qui les ont
aimées, et que l'Ecriture en maint passage leur est défavorable; nous ne
la montrerons pas se citant alors en exemple, et se complaisant dans la
peinture des faiblesses de son âme. Tout le monde doit lire ces pages
uniques où elle qualifie ses fautes dans le langage sévère de la
religion, et confesse sans remords que le remords lui est inconnu; où,
déchirant le voile qui couvrait ses souvenirs, ses regrets, ses désirs
les moins exprimables, elle semble prendre à coeur de répudier tous les
mérites que se plaisait à louer en elle Abélard, afin qu'il n'y trouve
plus que l'immortel amour que lui-même alluma. Comment rendre, en effet,
l'aveu des pensées ardentes que l'abbesse du Paraclet nourrit dans la
solitude de sa cellule, dans l'isolement de ses nuits, et qui la suivent
à l'autel, et la charment plus encore qu'elles ne l'obsèdent au bruit
des chants d'église? Tout cela est si sérieux et si vrai que, lorsque
Héloïse parle elle-même, on oublie l'impureté des paroles. Traduites
et répétées, elles perdraient tout ensemble le feu qui les anime et la
vérité qui les excuse. Ne citons que quelques mots qui révèlent avec une
rude ingénuité ce que cette âme si ferme pensait d'elle-même.

[Note 185: «Flere tunc miseris tantum vocabit, non orare licebit.»
(_Ab. Op._, ep. IV, p. 55.)]

«Mes passions m'oppriment d'autant plus que ma nature est plus faible.
Ils me disent chaste, ceux qui n'ont pas découvert que je suis
hypocrite. Ils confondent la pureté de la chair avec la vertu, quoique
la vertu soit de l'âme et non du corps. J'ai quelque mérite parmi les
hommes, je n'en ai pas devant Dieu; il sonde les reins et les coeurs, et
il voit ce qui est caché. On me tient pour religieuse, dans ce temps où
ce n'est pas une petite partie de la religion que l'hypocrisie, où
les plus grandes louanges sont assurées à celui qui ne blesse pas le
jugement des hommes. Et peut-être est-il louable et dans une certaine
mesure agréable à Dieu de ne point scandaliser l'Église par l'exemple
des oeuvres extérieures, quelle que soit d'ailleurs l'intention; on
évite ainsi d'exciter les infidèles à blasphémer le nom du Seigneur,
et d'avilir, aux yeux des hommes charnels, l'ordre où l'on a fait
profession. C'est aussi un certain don de la grâce divine, sinon de
faire le bien, au moins de s'abstenir du mal. Mais qu'importe ce premier
pas, si le second ne le suit, selon qu'il est écrit: _Éloigne-toi du mal
et fais le bien?_ (Ps. XXXVI, 27.) Et encore l'un et l'autre précepte
est-il vainement accompli, s'il ne l'est par l'amour de Dieu. Or, dans
toutes les situations de ma vie, Dieu le sait, je crains plus encore de
t'offenser que d'offenser Dieu; c'est à toi que je désire plaire plutôt
qu'à lui. C'est ton ordre et non l'amour divin qui m'a fait prendre
cet habit. Vois donc quelle malheureuse et lamentable vie je mène,
si j'endure ici tant de maux sans fruit, ne devant avoir aucune
rémunération dans la vie future. Longtemps ma dissimulation t'a trompé
comme beaucoup d'autres; tu prenais l'hypocrisie pour de la religion,
et voilà comme en te recommandant à mes prières, tu me demandes ce que
j'attends de toi. Cesse, je t'en conjure, de présumer ainsi de moi, et
ne renonce pas à m'aider en priant pour moi. Ne me juge pas guérie et ne
me retire point le bienfait du remède; ne me crois pas riche et n'hésite
pas à secourir mon indigence; ne me parle pas de ma force, car je puis
tomber avant que tu n'aies soutenu ma faiblesse chancelante.

«Cesse donc tes louanges.... Le coeur de l'homme est mauvais et
impénétrable. Qui le connaîtra? L'homme a des voies qui paraissent
droites, et finalement elles conduisent à la mort. Aussi est-il
téméraire de le juger; l'examen n'en est réservé qu'à Dieu; c'est ainsi
qu'il est écrit: _Tu ne loueras pas l'homme durant la vie_[186]. Et
surtout il ne faut pas le louer, quand la louange peut le rendre moins
louable. Ainsi tes louanges sont pour moi d'autant plus dangereuses
qu'elles me sont plus douces; et j'en suis d'autant plus captivée et
charmée que je mets mon étude à te plaire en toutes choses. Crains pour
moi, je t'en conjure, au lieu d'être sûr de moi, et que ta sollicitude
me vienne toujours en aide. C'est aujourd'hui qu'il faut craindre,
aujourd'hui que tu ne calmes plus les désirs de mon âme[187]. Ne me dis
donc plus, pour m'exhorter au courage et m'exciter au combat, ces mots
de l'apôtre: _La vertu s'achève dans la faiblesse.... Celui-là seul sera
couronné qui aura régulièrement combattu_[188]. Je ne cherche pas la
couronne de la victoire; il me suffit d'échapper au péril. Il est plus
sûr de l'éviter que d'engager le combat. Dans quelque coin du ciel que
Dieu me relègue, il fera bien assez pour moi.»

[Note 186: _Eccl_., XI, 30. Il y a dans le texte sacré: _Ne loue pas
un homme avant sa mort._]

[Note 187: «Nunc vere praecipue timendum est ubi nullum
incontinentiae meae superest in te remedium. (_Ab. Op_., ep. IV, p.
61.)]

[Note 188: II Cor. XII, D.--II Timoth. II, 5.]

Abélard accueillit cette lettre comme une confession pour y répondre par
une homélie[189]. Il en traita tous les points avec méthode, et trouva
dans toutes les plaintes d'une infortunée le motif ou le prétexte d'un
sermon. D'abord, il ne veut voir dans les aveux d'Héloïse qu'une preuve
d'humilité, et il l'approuve de ne point aimer la louange, pourvu
cependant qu'elle prenne garde d'imiter la Galatée de Virgile qui fuit
et cherche en fuyant ce qu'elle semble éviter. A la peinture de leurs
malheurs passés et de ses cruels regrets, il répond comme un confesseur
que ces maux sont un châtiment mérité, une leçon utile, une expiation
nécessaire. Il lui rappelle fort nettement leurs péchés, afin de la
bien convaincre que Dieu ne leur a fait que justice. Il la prie donc
très-instamment de déposer toute cette amertume dont il la croyait
délivrée, et surtout de ne plus déplorer les circonstances de leur
commune conversion, dont elle devrait plutôt remercier le ciel. Il
la conjure, puisqu'elle tient tant à lui plaire, de lui épargner le
tourment qu'elle lui cause, et si elle croit qu'il aille vers Dieu, de
ne pas se séparer de lui. «Viens à moi, et sois ma compagne inséparable
dans l'action de grâces, toi qui as participé à la faute et au bienfait.
Car Dieu n'a pas non plus oublié ton salut, que dis-je? il s'est surtout
souvenu de toi, lui qui t'avait en quelque sorte marquée comme à lui
par un nom prophétique, en t'appelant Héloïse de son propre nom qui est
Héloïm[190]. C'est lui, dis-je, qui a voulu dans sa bonté nous sauver
tous deux, lorsque le démon s'efforçait de nous perdre, en ne frappant
qu'un de nous. Car peu de temps avant que le malheur arrivât, il nous
avait liés l'un à l'autre par l'indissoluble loi du sacrement du
mariage, et tandis que t'aimant sans mesure, je ne souhaitais que de
te garder à jamais, déjà il préparait tout pour que cet événement nous
ramenât à lui. Car si tu ne m'avais été unie par le mariage, lorsque
j'ai quitté le siècle, les prières de tes parents ou les désirs de
la chair t'auraient enchaînée au siècle. Vois donc combien Dieu
s'inquiétait de nous, comme s'il nous réservait à quelque grand
emploi, et qu'il vît avec indignation ou avec regret que cette science
littéraire, ces talents qu'il nous avait remis à tous deux, ne fussent
point dépensés pour l'honneur de son nom[191]; ou comme s'il eût craint
pour son serviteur plein d'incontinence, parce qu'il est écrit que les
femmes font apostasier les sages mêmes: témoin Salomon le plus sage des
hommes.

[Note 189: Id., ep. V, p. 62 et suiv.]

[Note 190: Abélard explique et décompose lui-même ce nom du
Seigneur dans son Commentaire sur la Genèse. En lisant ce passage dans
l'Hexameron où le nom d'Héloïm revient plusieurs fois sous sa plume, il
est impossible de ne pas penser qu'à quelque époque qu'il l'ait écrit,
fût-ce dans les jourfs d'austère retraite à Cluni, par une puissante
liaison d'idées, le nom chéri devait lui revenir avec des souvenirs bien
différents des préoccupations de l'exégèse et de la théologie. (_Expos.
in Hexam. Thés. nov. anecd_., 1. V, p. 1371.)]

[Note 191: Le mot _talent_ est toujours pris par Abélard
métaphoriquement dans le sens de la parabole du père de famille. (Matt.,
XXV, 15, etc.)]

«Combien au contraire le talent de ta sagesse rapporte tous les jours
d'usures au Seigneur! Déjà tu lui as donné un troupeau de filles
spirituelles, tandis que je demeure stérile et que je travaille
inutilement parmi les enfants de perdition. Oh! quelle perte détestable,
quel déplorable malheur, si aujourd'hui, t'abandonnant aux souillures
des voluptés de la chair, tu donnais douloureusement le jour à quelques
enfants du monde, au lieu de cette famille nombreuse que tu enfantes
avec joie pour le ciel! Tu ne serais plus qu'une femme, toi qui
surpasses les hommes, et qui as changé la malédiction d'Ève en
bénédiction de Marie! Oh! qu'il serait indécent que ces mains sacrées
qui tournent aujourd'hui les pages des livres divins, fussent réduites à
servir à des soins grossiers! Dieu a daigné nous arracher aux souillures
contagieuses, aux plaisirs de la fange, et nous attirer à lui par cette
force dont il frappa saint Paul pour le convertir, et peut-être a-t-il
voulu, par notre exemple, préserver d'une orgueilleuse présomption les
autres personnes habiles dans les lettres[192].»

[Note 192: «Hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque
literarium peritos ab hac deterrere praesumptione. (_ Ab. Op_., ep, v,
p. 72-73.)]

Puis, par un mouvement dont la véhémence éloquente tranche avec sa
manière un peu didactique, Abélard l'engage à surmonter ses douleurs en
lui présentant le tableau des souffrances de Jésus-Christ, exhortation
presque inévitable dans la bouche du prédicateur chrétien, mais qui sera
éternellement émouvante et pathétique.

«Ma soeur,» ajoute-t-il, «c'est ton époux véritable que cet époux de
toute l'Église: garde-le devant tes yeux, porte-le dans ton coeur....
C'est lui qui de toi ne veut que toi-même. Il est ton véritable ami,
celui qui ne désirait que toi et non ce qui était à toi. Il est ton
véritable ami celui qui disait en mourant pour toi: _Personne n'a pour
ses amis une plus grande affection que celui qui donne sa vie pour eux_,
(Jean, XV, 13.) Il t'aimait, lui, véritablement, et non pas moi. Mon
amour, qui nous enveloppait tous deux dans le péché, était de la
concupiscence, et non de l'amour. Je satisfaisais en toi mes désirs
misérables, et c'était là tout ce que j'aimais. J'ai, dis-tu, souffert
pour toi, et c'est peut-être vrai; mais j'ai plutôt souffert par toi,
et encore malgré moi; j'ai souffert, non pour l'amour de toi, mais par
contrainte et par force, non pour ton salut, mais pour ta douleur. Lui
seul a souffert salutairement, volontairement pour toi, qui par sa
passion guérit toute langueur, écarte toute passion. Que pour lui donc,
je t'en prie, et non pour moi, soit tout ton dévouement, toute ta
compassion, toute ta componction. Pleure cette iniquité si cruelle
commise sur une si grande innocence, et non la juste vengeance de
l'équité sur moi, ou plutôt, je te l'ai dit, une grâce suprême pour tous
deux.... Pleure ton réparateur et non ton corrupteur, celui qui t'a
rachetée, et non celui qui t'a perdue, le Seigneur mort pour toi, et non
un esclave vivant, ou plutôt qui vient enfin d'être vraiment délivré de
la mort. Prends garde, je t'en prie, que ce que dit Pompée à Cornélie
gémissante ne te soit honteusement appliqué: _Pompée survit aux
combats, mais sa fortune a péri, et tu pleures; c'est donc là ce que tu
aimais_[193]. Pense à cela, je t'en supplie, et rougis, à moins que
tu ne veuilles défendre de honteuses fautes. Accepte donc, ma soeur,
accepte patiemment ce qui nous est arrivé miséricordieusement....[194]»

[Note 193:

  Vivit posi proella Magnus,
  Sed fortuna perit; quod défies illud amasti.
  (Lucan. _Phar_., \. XIII, v. 84.)]

[Note 194: _Ab. Op._, ep. V, p. 73-76.]

«Je rends grâces au Seigneur qui t'a dispensée de la peine et réservée à
la couronne. Tandis que par une seule souffrance corporelle, il a glacé
en moi toute ardeur coupable, il a réservé à ta jeunesse de plus grandes
souffrances de coeur par les continuelles suggestions de la chair, pour
te donner la couronne du martyre. Je sais qu'il te déplaît d'entendre
cela, et que tu me défends de parler ainsi, mais c'est le langage de
l'éclatante vérité; à celui qui combat toujours appartient la couronne,
parce que _nul ne sera couronné qui n'aura pas régulièrement combattu_.
Pour moi, aucune couronne ne me reste, parce que je n'ai plus à
combattre.» Il finit en lui demandant ses prières, et en lui adressant
une nouvelle formule d'oraison qu'elle récitera avec ses religieuses,
mais qui n'est visiblement que pour elle.

Chose étrange! cette prière, dans sa forme liturgique et sacrée, est
peut-être ce qu'il lui écrit de plus tendre. L'amour respire dans cet
élan de l'âme vers une céleste pureté.

«Dieu qui, dès la première création de l'humanité, formas la femme de
la côte de l'homme, et consacras comme un très-grand sacrement l'union
nuptiale; toi qui as relevé le mariage par un immense honneur, soit
en naissant d'une femme mariée, soit en consommant les miracles de
ta naissance, et qui as jadis accordé le mariage comme un remède aux
égarements de ma fragilité; ne méprise pas les prières de ta faible
servante, prières que j'épanche en présence de ta majesté et pour mes
fautes et pour celles de mon bien-aimé[195]. Pardonne, ô très-clément! ô
la clémence même! pardonne à nos crimes si grands, et que l'immensité de
nos péchés éprouve la grandeur de ta miséricorde ineffable. Punis, je
t'en supplie, des coupables dans la vie présente, afin de les épargner
dans la vie future; punis une heure, afin de ne point punir une
éternité. Prends envers tes serviteurs la verge de correction, non le
glaive de la colère. Afflige la chair pour sauver les âmes. Épure et ne
venge pas, sois bon plutôt que juste; le Père miséricordieux n'est pas
un Seigneur austère. Éprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme te
le demande le Prophète. Ne semble-t-il pas dire: Regarde d'abord nos
forces, et modère en conséquence le poids des tentations. Ainsi parle le
bien-heureux saint Paul dans ses promesses à tes fidèles: _Car Dieu est
puissant, et ne souffrira pas que vous soyez tenté au delà de votre
pouvoir, mais il vous donnera, avec la tentation même, la puissance d'en
triompher._ (1 Cor. X, 13.) Tu nous as unis, Seigneur, et tu nous as
séparés quand il t'a plu et comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce
que tu as miséricordieusement commencé, accomplis-le en miséricorde; et
ceux que tu as une fois séparés dans le monde, réunis-les à toi à jamais
dans le ciel, ô notre espérance, notre appui, notre attente, notre
consolation, Seigneur, qui es béni dans les siècles! Amen.»

[Note 195: «Pro mei ipsis charique mei excessibus. (_Ab. Op._, ep.
V, p. 77.)]

Héloïse reçut la prière, la répéta sans doute plus d'une fois les yeux
en pleurs, mais elle obéit: elle n'objecta rien, ne concéda rien; elle
promit seulement de ne plus rien écrire de tout cela; elle savait se
sacrifier, mais non pas changer. Sa réponse commence ainsi: «Pour que tu
ne puisses en rien m'accuser de désobéissance, le frein de ta défense a
été imposé à l'expression même d'une douleur immodérée, afin qu'au moins
en écrivant, je retienne des paroles dont il serait difficile ou plutôt
impossible de se défendre dans un entretien. Car rien n'est moins en
notre puissance que notre coeur; loin de lui pouvoir commander, force
nous est de lui obéir. Lorsque les affections du coeur nous pressent,
nul ne repousse leurs subites atteintes, et elles éclatent facilement au
dehors par les actions, plus facilement encore par les paroles, signes
bien plus prompts des passions du coeur; selon qu'il est écrit: _La
bouche parle d'abondance de coeur_. J'interdirai donc à ma main d'écrire
ce que je ne pourrais empêcher ma langue d'exprimer. Dieu veuille que le
coeur qui gémit soit aussi prompt à obéir que la main qui écrit!

«Tu peux cependant apporter quelque remède à ma douleur, si tu ne peux
l'enlever tout entière....[196]»

[Note 196: _Ab. Op_. ep, VI, p. 78.]

Et le remède qu'elle demande, c'est qu'il veuille bien d'abord lui
enseigner l'origine historique des ordres religieux de femmes, ainsi que
leurs droits et leur autorité; puis, lui envoyer une règle écrite, qui
convienne à la communauté, et détermine complètement son état, ses
devoirs et son habit. La lettre n'est plus qu'une longue suite de
questions et de réflexions sur ces matières d'un intérêt purement
monastique.

Cette lettre est la dernière. Héloïse paraît n'avoir plus écrit. Mais
Abélard lui envoya la dissertation qu'elle demandait avec un plan de vie
religieuse et une règle détaillée, qui est curieuse à lire et rédigée
avec beaucoup de soin et de sévérité. Aussi, assure-t-il qu'en la
composant, il a imité Zeuxis, qui pour peindre la beauté d'une déesse,
fit poser cinq jeunes filles devant lui. Il a eu, lui, plus de modèles
sous les yeux pour retracer la vierge du Christ. Ces modèles, ce sont
les Pères de l'Église. J'ai cueilli chez eux,» dit-il, «de nombreuses
fleurs pour orner les lis de ta chasteté[197].» Désormais la
correspondance devint sans doute une pure correspondance spirituelle.
L'abbé de Saint-Gildas ne fut plus que le directeur de l'abbesse du
Paraclet; le couvent tout entier l'appelait _notre maître_.

[Note 197: Si nous n'avions déjà beaucoup cité, il y aurait un
intérêt d'un autre genre dans les extraits de la correspondance relative
à la règle du couvent. Héloïse avait remarqué que la règle commune aux
couvents d'hommes et de femmes était celle de Saint-Benoît, établie,
dans l'origine, uniquement pour les hommes, et elle demandait quelques
adoucissements qui ne nous paraissent nullement exagérés, comme, par
exemple, la permission d'avoir du linge. Abélard ne lui accorda pas
toutes les modifications qu'elle demandait, et lui composa avec force
citations et réflexions une règle assez peu différente de celle de
Saint-Benoît. (_Ab. Op._, ep. VII, p. 91; ep. VIII, p. 130.) A la
suite de la lettre d'Abélard, les archives du Paraclet contenaient
un règlement intérieur que l'on croit l'ouvrage d'Héloïse ou plutôt
l'expression de l'ordre qu'elle avait elle-même établi. Duchesne l'a
imprimé. (Ibid., p. 108.) Il paraît que c'est à peu près la règle de
Saint-Benoît suivant les statuts généraux de l'ordre de Prémontré.
(_Hist. litt._, t. XII, p. 640.)]

On peut se demander quel était l'état de l'âme d'Abélard. Avait-elle
été entièrement brisée par le temps, le malheur, la réflexion, la
préoccupation accablante de ses chagrins et de ses périls? Le besoin
du repos, un sentiment de dignité personnelle, un orgueil souffrant
réglait-il sa conduite et son langage? ou bien enfin la dévotion
dominait-elle en lui tout le reste? Il est probable que ces diverses
causes agissaient à la fois, et l'avaient amené peu à peu à l'état où
nous le voyons. Les croyances et les habitudes de la religion et plus
encore celles du sacerdoce ont cet avantage de pousser et d'autoriser
les hommes à prendre une attitude convenue d'avance pour autrui comme
pour eux-mêmes, de leur permettre des sentiments et un langage factices
et pourtant sincères et dignes, de leur donner enfin un personnage à
jouer en parfaite tranquillité de conscience. Elles nous prêtent en un
mot un caractère; elles font en nous ce que les théologiens appellent un
homme nouveau. C'est un manteau que la grâce donne à la nature, et la
faiblesse humaine croit s'améliorer, quand elle ne réussit qu'à se
déguiser. Peut-être a-t-elle raison; souvent le coeur ne gagne pas à
être vu. Et cependant la sympathie profonde sera toujours pour l'âme
ingénue et libre qui, ne s'environnant que de voiles transparents,
laissera percer sa lumière intérieure, au risque de montrer le feu qui
la consume. Héloïse se conforma aux volontés d'Abélard et pour lui à
tous les devoirs de son état. Sous la déférence de la religieuse, elle
cacha le dévouement de la femme. Elle le lui dit avec les formes de la
dialectique, jusques dans la suscription de sa dernière lettre: _A Dieu
spécialement, à lui singulièrement_[198]. Ce qui signifie en bonne
logique, _à Dieu par l'espèce, à lui comme individu_; et ce qui se
dirait en sens inverse aujourd'hui: «La religieuse est à Dieu, la femme
est à toi.» Mais elle n'ajouta pas un mot de plus, et son coeur rentra
dans le silence. Elle vécut, puisqu'on le voulait, paisiblement,
saintement; elle asservit et sacrifia sans résistance toutes ses actions
à ce que réclamaient d'elle le ciel et son amant. Mais inconsolable
et indomptée, elle obéit et ne se soumit pas; elle accepta tous ses
devoirs, sans en faire beaucoup de cas, et son âme n'aima jamais ses
vertus.

[Note 198; «Domino specialiter, sua singulariter.» (_Ab. Op_., ep.
VI, p. 78.)]

Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont un monument unique dans la
littérature. Elles ont suffi pour immortaliser leurs noms. Moins de cent
ans après que le tombeau se fût fermé sur eux, Jean de Meun traduisit
ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version subsiste encore,
témoignage irrécusable du vif intérêt qu'elles inspirèrent de bonne
heure aux poëtes. Comme la langue des passions qui sont éternelles est
pourtant changeante, et suit les vicissitudes du goût et les modes de
l'esprit, on a plus d'une fois retraduit pour la modifier, altéré pour
l'embellir, l'expression première de ces ardents et profonds amours. Si
l'auteur du poème de la Rose leur donnait, avec son gaulois du XIIIe
siècle, une humble naïveté, dédaignée par Abélard, inconnue d'Héloïse,
Bussy-Rabutin, avec le français du XVIIe, leur prêtait, dans un
excellent style, un ton d'élégante galanterie, autre sorte de mensonge.
Ainsi, un épisode historique fixé par des documents certains est devenu
comme un de ces thèmes littéraires qui se conservent et s'altèrent par
la tradition, et qui se renouvellent selon le génie des époques et des
écrivains. Peut-être même y a-t-il eu des temps où tout le monde ne
savait plus s'il existait des lettres originales, et dans bien des
esprits, les noms d'Abélard et d'Héloïse ont été près de se confondre
avec ceux des héros de romans. A diverses fois, on a repris leurs
aventures pour en faire le sujet de récits passionnés ou de
correspondances imaginaires. On ne s'est pas borné à retoucher, à
paraphraser leurs lettres, on leur en a fabriqué de nouvelles, et la
réalité a fait place à la fiction. La poésie est venue à son tour; elle
a prêté à ces amants d'un autre âge les finesses de sentiment, les
combats, les remords qui conviennent à la morale dramatique des temps
modernes. Elle a dénaturé leur amour réel, croyant le rendre plus
intéressant; et telle est la puissance de certaines conventions
littéraires qu'elles paraissent quelquefois plus vraies que les faits.
L'Héloïse de Pope est devenue, pour de certaines époques, l'Héloïse de
l'histoire, à ce point que l'auteur du _Génie du Christianisme_, voulant
peindre l'amante chrétienne, n'a imaginé rien de mieux que de la
chercher dans les vers de Colardeau[199].

[Note 199: _Gén. du Christ_., part. II, l. III, c. V.--On y lit ces
mots: «Femme d'Abeillard, elle (Héloïse) vit et elle vit pour Dieu.»
J'aime mieux ce jugement de d'Alembert répondant à Rousseau: «Quand vous
dites que les femmes _ne savent ni décrire ni sentir_ l'amour même, il
faut que vous n'ayez jamais lu les lettres d'Héloïse ou que vous ne les
ayez lues que dans quelque poëte qui les aura gâtées.» (Lettre à
M. Rousseau, _Mél. de phil._., t. II.) On trouve la traduction de
Bussy-Rabutin et presque toutes les pièces de vers composées au nom
d'Héloïse et d'Abélard dans un volume in-12 publié à Paris en 1841; le
texte de Pope est réimprimé dans l'Abélard illustré de M. Oddoul.]

Le sentiment du réel a commencé à renaître parmi nous, et c'est
aujourd'hui dans leur correspondance authentique que nous voulons
retrouver Héloïse et Abélard. Ce qu'on en vient de lire suffit, ce
me semble, pour la faire connaître. On ne peut songer à comparer ces
lettres qu'aux Lettres portugaises, si toutefois l'imagination n'a point
celles-ci à se reprocher. Dans les premières, le fond de deux âmes
souffrantes apparaît avec les formes de l'esprit du temps: l'amour et la
douleur y empruntent le langage d'une érudition sans discernement, d'un
art sans beauté, d'une philosophie sans profondeur; mais ce langage
pédantesque, c'est bien le coeur qui le parle, et le coeur est en
quelque sorte éloquent par lui-même. Si le goût n'a point orné le
temple, le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus heureuse
que la pensée, la passion peut se passer plus aisément de la perfection
de la forme, et quel que soit le vêtement dont la recouvre un art
inhabile, elle se fait reconnaître à ses mouvements, comme la déesse de
Virgile à sa démarche: _Incessu patuit dea_.

Reprenons notre récit.--Lorsqu'une fois les rapports d'Abélard avec la
supérieure de l'abbaye du Paraclet eurent été réglés, et qu'il se fut
affranchi de ses derniers liens avec le couvent de Saint-Gildas[200],
il se livra sans réserve à la sollicitude qu'elle lui inspirait, et il
porta dans ses communications chrétiennes et intellectuelles un intérêt
et une affection qui lui paraissaient acquitter les dettes de son coeur,
sans compromettre les froids devoirs de sa profession. Nous avons encore
une partie des écrits qu'il adressait aux religieuses dans sa paternelle
vigilance pour leur perfection, pour leur instruction, et peut-être
aussi dans son désir de ne pas cesser d'occuper leur âme et de maîtriser
leur pensée. Tantôt c'est une exhortation développée à l'étude des
langues et des lettres, où l'on voit en même temps l'estime qu'il
faisait de l'esprit des femmes et sa manière supérieure d'entendre la
religion, dont il ne voulait pas faire un formulaire attentivement
récité, mais une science bien étudiée et profondément comprise.
Tantôt c'est un panégyrique de saint Étienne, composé spécialement à
l'intention des filles du Paraclet. Puis ce sont des homélies ou des
sermons écrits pour elles et qu'il prononça sans doute dans leur
chapelle, quand il se fut définitivement rapproché de Paris[201]. Pour
Héloïse, il lui adresse de véritables ouvrages, monuments de l'intime et
mutuelle confiance qui, entre ces deux intelligences, survivait à tout
le reste. Un jour, elle lui envoie un recueil de quarante-deux problèmes
de théologie que la lecture de l'Écriture sainte lui a suggérés et dont
un assez grand nombre roule sur des questions de second ordre. Il lui
répond par quarante-deux solutions motivées, dont quelques-unes sont de
petites dissertations[202]. Pour elle, il compose un livre d'hymnes et
de séquences qui ne sont pas dénuées de quelque talent poétique. Pour
elle, il réunit ses sermons en une collection qu'il lui dédie par
quelques mots simples et tendres[203]. Enfin, c'est à sa demande
qu'il écrit son _Hexameron_, ouvrage théologique d'une assez grande
importance, et qui contient, ainsi que le nom l'indique, des recherches
sur l'oeuvre des six jours ou un commentaire sur la Genèse[204]. C'est
surtout dans le prologue de ses ouvrages qu'on le voit épancher d'un ton
triste et doux les sentiments qu'il se croit permis avec Héloïse; et
maintenant qu'il a établi entre elle et lui ce commerce pieux et savant
de saint Jérôme avec Paule ou Marcelle, il s'y abandonne complaisamment,
et même dans les limites de la science et de la religion, il laisse voir
encore un désir passionné de lui plaire.

[Note 200: Nous avons vu qu'on ne sait pas l'époque précise de cette
rupture; mais elle fut antérieure à 1138 et probablement de plusieurs
années.]

[Note 201: _Ab. Op_., part II, ep. VI, _Ad virgin. paracl._, p. 251.
Comparez avec la fin de la lettre VIII, p. 197, ep. VII _ad easdem.--De
laude S. Stephani_, p. 203.--_Sermones per annum legendi_, p. 730.
Quelques-uns cependant de ces sermons sont composés pour des moines,
notamment le sermon XXXI, en l'honneur de saint Jean-Baptiste. p. 940.]

[Note 202: _Heloissae problemata_ cum _M.P. Aboelardi solutionibus_,
p. 384.]

[Note 203: Voyez la dédicace des sermons (p. 129) et la lettre
d'envoi des chants d'Église. (_Bibl. de l'École des chartes_, t. III, 2e
liv., 1842, et _Ann. de philos. chrét_., janvier 1844.) Le manuscrit
de Bruxelles, qui contient ces poésies sacrées, renferme
quatre-vingt-quatorze hymnes ou séquences (proses ou cantiques) pour
tout le cours de l'année. Ce ne sont pas les seuls vers d'Abélard. La
_Gallia Christiana_ lui attribue un distique fort insignifiant sur une
alliance entre le roi de France et le roi d'Angleterre. M. Cousin a
publié une longue épître à son fils Astrolabe. Duchesne et Duboulai, sur
l'autorité du docteur Clichton, lui attribuent également une prose
rimée sur le mystère de l'incarnation, chantée autrefois dans plusieurs
églises. Je préfère cette autre pièce intitulée _Rhythme sur la
Sainte-Trinité_ et que Durand et Martène ont tirée d'un manuscrit de
l'abbaye du Bec:

  [Grec: Alpha] et [Grec: Omega], Magne Deus, Heli, Heli, Deus meus,
  Cujus virtus totum posse, cujus sensus totum nosse,
  Cujus esse summum bonum, cujus opus quidquid bonum, etc.

_Gall. Christ_, t. VII, p. 595.--_Fragm. philos_., t. III, p. 440.--_Ab.
Op_., p. 1138.--_Hist. Universit. parisiens._, t. II, p. 761.--_ Hist.
litt_., t. XII, p. 133-136.--_Amplisc. Coll_., t. IX, p. 1001.--Cf.
_Religions antiques_, par M. Th. Wright et Hollivol, Londres, 1841,
in-8, t. I, p. 15-21, et surtout l'article de M. E. Duméril, _Journ, des
sav. de Normand._, 2e liv. 1844.]

[Note 204: Voyez ci-après, l. III, et _Thesaur. nov. anecd._, t. V,
p. 1363.]

Nous sommes peut-être au temps le plus tranquille de sa vie. Délivré
des soucis de son abbaye, tout entier à l'étude, à la prédication, à la
direction du Paraclet, il pouvait ne pas ambitionner d'autre pouvoir,
et son repos était assuré. Si l'inimitié assoupie, mais non éteinte,
le menaçait encore, il ne manquait ni de protecteurs ni d'amis. Par
quelques faits épars, on entrevoit qu'il avait trouvé faveur auprès des
puissances du temps; le comte de Champagne, le duc de Bretagne, le roi
de France lui-même, le prirent plus d'une fois sous leur garde, et les
Garlandes, qui sous Louis le Gros et son fils, formèrent comme une
dynastie de ministres, paraissent s'être intéressés à lui comme
s'intéressent les ministres. Beaucoup de ses sectateurs étaient
maintenant assez avancés dans la carrière pour l'aider de l'autorité,
de l'influence ou de la réputation qu'ils avaient acquises: l'Église en
comptait plusieurs parmi ses grands dignitaires. Quelques-uns, étrangers
à la France et même à la Gaule, avaient rapporté dans leur patrie son
souvenir et ses opinions. On disait qu'elles avaient pénétré dans le
sacré collége. Ses anciens disciples peuplaient les rangs élevés de
l'enseignement, de la littérature et du clergé.

D'ailleurs l'institution du Paraclet était florissante, elle obtenait
chaque jour davantage la faveur et le respect, et il était difficile que
le succès de l'oeuvre ne rejaillit pas un peu sur l'ouvrier. Héloïse à
la vérité pouvait en cela réclamer la plus grande part. Il ne paraît pas
qu'à aucune époque rien ait sérieusement altéré l'admiration que cette
femme inspirait à tout son siècle. Une fois religieuse, puis prieure,
puis abbesse, elle édifia et elle enorgueillit l'Église; elle fut la
lumière et l'ornement de son ordre. La supériorité de son esprit et de
sa science était si bien établie que tous ses contemporains étaient
fiers d'elle, pour ainsi dire, et lui portaient un intérêt qui
ressemblait à l'engouement. Hugues Métel, rhéteur épistolaire qui
écrivait en style affecté à tout ce qui était illustre, lui adressait,
sans la connaître, des lettres et des vers où il la comparait à l'astre
de Diane. Il pensait gagner de la gloire à la louer[205]. Les plus
sévères avaient pour elle une indulgence qu'ils n'auraient pas même
osé nommer ainsi, tant elle imposait naturellement le respect. Plus
dédaigneuse et plus irritée qu'Abélard lui-même contre ses ennemis, elle
désarma ou intimida constamment leur haine. Elle ne transigeait, elle
ne faiblissait sur aucun des intérêts comme sur aucune des idées de son
époux et de son maître, et jamais on n'osa faire remonter jusqu'à elle
une dangereuse solidarité. Elle appelait saint Bernard _un faux apôtre_,
et lui-même parait n'avoir entretenu avec elle que des relations
bienveillantes[206]; elles amenèrent même entre Abélard et lui, sur un
point de liturgie d'un intérêt médiocre, une controverse qui ne semblait
pas présager leur violente rupture et qui cependant la commença
peut-être. On voit dans les lettres de Pierre, abbé de Cluni, combien il
se trouvait honoré de correspondre avec Héloïse[207]. Ainsi, les chefs
des institutions les plus puissantes, Clairvaux et Cluni, les rois du
cloître, traitaient sur un pied d'égalité avec la reine des religieuses,
avec cette docte abbesse, d'une vie si chaste et si pure, et qui aurait
donné mille fois son voile, sa croix et sa couronne, pour entendre
encore chanter sous sa fenêtre par un enfant de la Cité qu'elle était la
maîtresse du maître Pierre.

[Note 205: Hug. Métom., epist. XVI et XVII, dans le recueil
intitulé: Hugon. Sacr. antiq. mon., t. II, p. 348.]

[Note 206: Quant au nom de faux apôtre, voyez sa première lettre; et
quant aux relations bienveillantes, voyez ce qu'en dit Abélard. (Ep. II,
p. 42, et pars II, ep. V, p. 244.) Saint Bernard la recommanda une fois
au pape, assez sèchement il est vrai, et sept ou huit ans après la mort
d'Abélard. (S. Bern.; _Op_., ep. CCLXXVIII.)]

[Note 207: _Ab. Op_., p. 337 et 344.]

Un poète anglais qui écrivait vers la fin de ce siècle, Walter Mapes, a
cependant prouvé qu'il y avait des esprits clairvoyants qui devinaient
le coeur de la femme sous l'habit de la religieuse. «La mariée, dit-il
(_nupta_, apparemment ce mot suffisait pour la désigner), cherche où
est son Palatin bien-aimé, dont l'esprit était tout divin; elle cherche
pourquoi il s'éloigne comme un étranger, celui qu'elle avait réchauffé
dans ses bras et sur son sein[208].»

[Note 208:

  Nupta querit ubi sit suus Palatinus
  Cujus totus extitit spiritus divinus,
  Querit cur se substrahat quasi peregrinus
  Quem ad sua ubera foverat et sinus.

W. Mapes ou Gautier Map, archidiacre d'Oxford vers 1200, insère ces vers
dans une pièce dirigée contre l'ignorance des moines. Il y décrit une
sorte d'Elysée fantastique des savants et des lettrés, où il énumère et
caractérise les beaux esprits du temps. C'est par ce quatrain et sans
autre explication qu'il indique Héloïse, que l'on reconnaissait alors
à ce nom _nupta, l'abesse mariée. (The latin poems_, etc., by Thomas
Wright, Lond., 1841, pet. in-4.--Cf. _Hist. litt._, t, XV, p. XIV,
496.)]

C'est, je le crois, dans l'intervalle qui s'écoula entre le moment où il
devint abbé de Saint-Gildas et celui où nous le verrons rouvrir pour la
dernière fois son école qu'Abélard composa ou retoucha ses principaux
ouvrages. Le plus considérable est sa _Dialectique_ si longtemps perdue
pour la postérité, et qui, à l'originalité près, ressemble à la logique
d'Aristote, qu'elle reproduit en partie sous les formes verbeuses de la
scolastique. C'est le résumé de son enseignement philosophique adressé
à Dagobert, son frère peut-être, ou du moins son frère spirituel.
Peut-être y travailla-t-il à Saint-Gildas, s'il ne l'avait commencé à
Saint-Denis; mais il l'acheva ou la revit plus tard. Ce qui est certain,
c'est que l'ouvrage est d'une époque où il n'enseignait plus depuis
longtemps déjà, et où la dialectique n'était pas en grande faveur auprès
de ceux qui veillaient au gouvernement des esprits. Un écrit plus court,
mais plus précieux, parce qu'il paraît beaucoup plus original, est un
traité peu étendu _Sur les genres et les espèces_, monument le plus
certain et le plus intéressant qui nous reste de la partie systématique
des opinions d'Abélard. Si le conceptualisme est quelque part, il est
là. On en retrouve l'esprit dans un petit traité sur les idées, resté
longtemps inconnu (_De intellectibus_). Parmi ses écrits théologiques,
le plus important paraît être celui qui fut brûlé à Soissons, ou, selon
nous, l'_Introduction à la théologie_. On cite aussi un recueil de
textes des Écritures et des Pères réunis méthodiquement et qui expriment
le pour et le contre sur presque tous les points de la science sacrée,
ouvrage singulier qui s'appelait _le Oui et le Non (Sic et Non)_, et qui
ne fut peut-être pas publié par son auteur. On se tromperait cependant,
si l'on y cherchait un recueil d'antinomies destiné à établir le doute
en matière de religion; c'est un ouvrage consacré à la controverse
plutôt qu'au scepticisme. Les opinions exposées dans l'_Introduction_
ont été de nouveau présentées et complétées dans un grand _Commentaire
de l'épître aux Romains_, et dans la _Théologie chrétienne_, qui
reproduit et développe la matière du premier ouvrage avec quelques
remaniements et quelques amendements. Enfin, la morale théologique
d'Abélard est exposée sous ce titre: _Connais-toi toi-même (Scito
te Ipsum)_. On lui attribue également une démonstration en forme
de dialogue de la vérité du christianisme contre le judaïsme et la
philosophie incrédule. Nous ne pensons pas nous tromper en disant que la
plupart de ces traités[209] ne reçurent la dernière main qu'à une époque
assez avancée de sa vie, quoiqu'ils contiennent des opinions de sa
jeunesse, et qu'ils doivent abonder en raisonnements, en exemples, en
expressions cent fois employés dans ses écrits de tous les temps et dans
les improvisations de son enseignement oral. L'analogie des idées et des
citations, l'identité des formes et du style, sont remarquables dans
presque tous ces ouvrages. On retrouve sans cesse dans ses lettres des
pensées qui rappellent sa philosophie ou sa théologie, et chose plus
intéressante encore, les lettres d'Héloïse sont semées de maximes
empruntées aux théories du maître de son esprit et de son coeur.

Tout annonce que le temps qui sépara le jour où Abélard quitta la
Bretagne de l'année 1140 fut pour lui animé et rempli par une grande
activité intellectuelle et littéraire. Cependant cette période est dans
sa vie une lacune assez obscure. On sait seulement qu'il reprit une
dernière fois son enseignement public, et telle était sa vocation
éminente pour cet emploi difficile de l'intelligence que vers 1136,
c'est-à-dire à l'âge de cinquante-sept ans, il retrouvait la vogue de
sa jeunesse. C'était à Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève, un
des premiers théâtres de ses succès, qu'il avait rouvert école de
dialectique, et nous apprenons d'un de ses auditeurs.

[Note 209: Nous ne faisons ici que les nommer. Les deux derniers
livres de cet ouvrage sont destinés à les faire connaître.]

«J'étais tout jeune,» dit Jean de Salisbury, «lorsque je vins dans les
Gaules pour y faire mes études. C'était l'année qui suivit celle où le
roi des Anglais, Henri, Lion de Justice, quitta les choses humaines
(1135). Je me rendis auprès du péripatéticien Palatin qui alors
présidait sur la montagne Sainte-Geneviève, docteur illustre, admirable
a tous. Là, à ses pieds, je reçus les premiers éléments de l'art
dialectique, et suivant la mesure de mon faible entendement, je
recueillis avec toute l'avidité de mon âme tout ce qui sortait de sa
bouche. Puis, après son départ qui me parut trop prompt, je m'attachai
au maître Albéric, qui excellait parmi les autres comme le dialecticien
le plus réputé, et qui était effectivement l'adversaire le plus
énergique de la secte des nominaux[210].»

[Note 210: Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. X, et _Rec. des
Hist_., t. XIV, p. 304--Jean le Petit, de Salisbury, né, dit-on, on
1110, mais probablement plus tard, quitta l'Angleterre pour venir
étudier en France. Il y suivit les maîtres les plus célèbres, Abélard,
Albéric, Robert de Melun, Guillaume de Conches, Adam du Petit-Pont,
Gilbert dela Porrée, etc., et il nous a laissé de précieux détails sur
les écoles de son temps. Il retourna en Angleterre en 1161, remplit
de nombreuses missions en Italie, fut appelé en 1170 à l'évêché de
Chartres, et mourut le 25 octobre 1180. (_Hist. litt_., t. XIV, p. 89.)]

Ainsi peu de temps après ce dernier enseignement, et pour une cause
inconnue, Abélard suspendit ses leçons; mais en reformant son école, il
avait ravivé son influence et sa renommée. Aussitôt devait se redresser
contre lui la vigilance hostile qu'il avait constamment rencontrée.
L'éclat de ses leçons devait accroître encore la curiosité qui
s'attachait à ses écrits théologiques; et suivant d'assez bonnes
autorités, ce fut le moment où après les avoir achevés, il leur donna
le plus de publicité, quoique plusieurs aient été toujours tenus
secrets[211].

[Note 211: Cette propagation rapide et étendue de ses ouvrages est
attestée par Guillaume de Saint-Thierry et par saint Bernard dans les
lettres qui seront plus bas analysées. Le premier dit aussi que le «_Sic
et Non_ et le _Scito te ipsum_ fuyaient la lumière et ne se trouvaient
pas aisément.» Il est à croire que plusieurs de ces ouvrages, surtout
ceux qui avaient été condamnés, furent longtemps lus en secret, quoique
assez répandus: «Libri ejusdem magistri diu in abscondito servati sunt
ab ejus discipulis.» (Alberic. Triumf. _Chronic., Rec. des Hist_., t.
XII, p. 700.--_Histoire littéraire_, t. XII, p. 97.)]

Bientôt vingt ans allaient s'être écoulés depuis que le concile de
Soissons avait prononcé, et peut-être était-il oublié. Du moins faut-il
qu'Abélard le crût ainsi, ou que, ranimé par un retour d'empire et de
popularité, il fut redevenu confiant dans sa fortune, et moins inquiet
de l'habileté et de la force de ses ennemis, puisqu'il recommençait à
livrer au public les mêmes doctrines qui l'avaient fait condamner une
fois. Peut-être comptait-il sur l'autorité de son âge, sur celle de ses
amis, sur la disparition de ses anciens rivaux, sur sa réconciliation
ou plutôt sur ses relations convenables avec saint Bernard. Il se
manifestait d'ailleurs en ce moment un vif mouvement intellectuel et
comme un effort général de la liberté de penser.

Abélard devait s'associer à ce mouvement qui venait en partie de lui,
et il semblait le guider. Quoique plus retenu que ses élèves ou ses
imitateurs, dès qu'il paraissait, il était aussitôt le premier dans les
craintes et dans les aversions du parti de la vieille autorité. Il ne
pouvait retrouver la renommée sans réveiller la haine et encourir le
malheur.

On aime aujourd'hui à tout rapporter à des causes générales, et
l'histoire n'a plus d'événement qui ne soit présenté comme le symptôme
ou le résultat de l'état des esprits au moment où il s'est produit.
Cette manière de juger les choses humaines n'est jamais plus de mise que
lorsqu'il s'agit de raconter un événement où figurent des philosophes et
des théologiens, des penseurs et des prêtres, et qui n'est qu'une lutte
critique entre deux doctrines. Nous sommes donc bien éloigné de séparer
Abélard et sa querelle avec saint Bernard de l'état général du monde
spirituel à leur époque. Ce conflit célèbre est un drame qui devait se
reproduire plus d'une fois sous d'autres formes, avec d'autres noms, en
d'autres temps, parce que chacun des deux athlètes représentait l'un
des deux esprits qui ne sauraient périr dans les sociétés modernes. Le
combat de l'autorité et de l'examen n'a pas commencé d'hier, et quoique
la victoire ait décidément changé de côté, il n'est pas prêt à finir.

«Ce qu'Abélard a enseigné de plus nouveau pour son temps,» dit un
ingénieux écrivain, «c'est la liberté, le droit de consulter et de
n'écouter que la raison; et ce droit, il l'a établi par ses exemples
encore plus que par ses leçons. Novateur presque involontaire, il a des
méthodes plus hardies que ses doctrines, et des principes dont la portée
dépasse de beaucoup les conséquences où il arrive. Aussi ne faut-il pas
chercher son influence dans les vérités qu'il a établies, mais dans
l'élan qu'il a donné. Il n'a attaché son nom à aucune de ces idées
puissantes qui agissent à travers les siècles; mais il a mis dans les
esprits cette impulsion qui se perpétue de génération en génération.
C'est tout ce que demandait, tout ce que comportait son siècle[212].»

[Note 212: Mme Guizot, _Essai sur la vie et les écrits d'Abél. et
d'Hél_., p. 343.]

On a donc eu raison d'éclaircir et de compléter le récit qui nous reste
à faire par des considérations générales sur ce réveil de l'esprit
humain au XIIe siècle, sur cette seconde des trois renaissances qu'on
peut apercevoir dans le cours de l'histoire du moyen âge[213]. Un des
historiens de saint Bernard, Neander, a caractérisé d'une manière bien
intéressante le mouvement des esprits et des opinions aux approches du
concile de Sens[214]. Mais la biographie, sans s'interdire l'observation
des faits généraux, se nourrit surtout de faits précis et individuels.
Ces faits ont aussi leur influence, car c'est aussi une loi générale de
l'histoire de l'humanité que les causes particulières produisent leurs
effets, et que le petit concourt au grand, comme le grand aboutit
très-souvent au petit. Recueillons donc encore quelques détails qui
achèveront de caractériser Abélard et sa situation.

[Note 213: _Histoire littéraire de la France_, par M. Ampère, t.
III, l. III, c. II, p. 32.]

[Note 214: _Histoire de saint Bernard et de son siècle_, par A.
Neander, traduit de l'Allemand par M. Vial, l. II, p. 110 et suiv.
Voyez aussi le c. XVII de _l'Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbé
Ratisbonne, t. II, p. 1 et suiv.]

L'esprit de ses doctrines, ou, comme on dirait aujourd'hui, leur
tendance, n'était pas la seule cause, de l'animadversion de l'Église
contre lui. Son caractère personnel avait certainement beaucoup aggravé
l'effet de ses opinions, et notre récit l'a dû prouver. Ce qu'il
lui fallut souffrir à différentes époques l'avait irrité contre ses
supérieurs ecclésiastiques, et, sans concevoir la pensée de faire
schisme dans l'Église, il s'était livré plus d'une fois à de
vives attaques contre plusieurs des autorités ou des corps qui la
constituaient. Nous l'avons vu se plaindre de l'évêque de Paris et de
ses chanoines, de l'abbé de Saint-Denis et de ses religieux; savant,
difficile et chagrin, il ne contenait pas l'expression blessante de son
mépris pour l'ignorance, de son ressentiment contre l'injustice, de sa
sévérité envers le désordre, et ce chanoine si peu sage, ce moine si
peu cloîtré, ce prêtre si indépendant de toute règle, s'était érigé en
censeur amer et véhément du clergé. Dans plusieurs de ses ouvrages,
il éclate contre les moines, et non pas seulement contre ceux de
Saint-Denis ou de Saint-Gildas. L'ignorance ou les vices des couvents
en général sont l'objet de ses invectives[215]. Si une fois il paraît
défendre les moines, c'est pour leur immoler les chanoines réguliers, et
sans doute pour attaquer indirectement, soit l'abbaye de Saint-Victor où
respirait un esprit opposé au sien, soit plutôt saint Norbert qui avait,
à la réforme et à la propagation de la constitution canonicale de la
vie religieuse, attaché ses soins et sa gloire[216]. Les évêques ne
s'étaient point soustraits à sa téméraire critique. En leur reprochant
positivement de ne point savoir les lois et les règles de l'Église, il
essayait, dans un de ses plus graves écrits, de limiter dans leurs mains
ce qu'on appelle le pouvoir des clefs, et, en dénonçant la cupidité d'un
grand nombre, il avait devancé la réformation par ses attaques contre le
trafic des indulgences[217]. Nous ne connaissons pas de satire plus vive
contre le clergé que le plus important de ses sermons, celui pour
la fête de saint Jean-Baptiste. C'est là qu'il a l'audace d'accuser
formellement saint Norbert d'avoir essayé de frauduleux miracles, et
travaillé, de connivence avec Farsit, _son coapôtre_, à ressusciter un
mort. Il dénonce avec un ton de dérision qui semble en avance de six
siècles les recettes cachées, les remèdes et les ruses dont se servent
les nouveaux saints pour conjurer les maux de prétendus infirmes, et
raconte jusqu'à un complot que Norbert aurait formé avec une mendiante
pour tromper la crédulité des fidèles[218]. Qu'on s'étonne ensuite
qu'il y eût contre lui dans le clergé des haines bien plus vives que ne
semblait le mériter la hardiesse modérée et chrétiennement respectueuse
de ses nouveautés dogmatiques.

[Note 215: _Ab. Op_., ep. VIII, p. 193 et 195. Pars. II de S.
Susanna sermo XVIII, p. 935. De S. Joanne Bapt. sermo XXXI, p. 953, 958,
etc.--_Theolog. Christ_., l. II. p. 1215, 1235, 1240.]

[Note 216: _Ab. Op_., pars. II, ep. III, p. 228.]

[Note 217: _Ethic. seu Scito te ipsum_, c. XVIII, XXV et XXVI.]

[Note 218: _Ab. Op._, de S. Joan B. serm. XXXI, p. 867.--Les
miracles de saint Norbert remplissent sa biographie. Cependant le plus
ancien récit ne parle point de morts ressuscités; l'auteur, comme le
remarquent les panégyristes plus modernes, n'ayant voulu, à cause de
l'endurcissement de certains infidèles, raconter que des faits connus et
avoués de tous. Le jésuite Daniel Papebroke paraît le regretter dans
ses notes de la Vie des Saints; d'autres plus hardis ont conclu d'une
peinture qu'on voyait dans une église de Nancy que Norbert avait
ressuscité trois hommes, et le prémontré Hugo qui a écrit sa vie en 1704
n'hésite pas à raconter ce miracle qui aurait précédé de très-peu la
mort même du saint. Est-ce de ce miracle qu'Abélard s'est moqué et qu'il
dit: «Mirati fuimus et risimus?» Quant à ce Farsit, qu'il associe à
Norbert et que Papebroke prend pour: «Fursitus, convitium potius
quam nomen,» ce doit être Hugues Farsit (Hue li Farsis), chanoine de
Saint-Jean-des-Vignes à Soissons, lequel suivait les miracles qui de
1128 à 1132 s'opéraient dans l'église de Notre-Dame de cette ville. Il a
écrit de grandes louanges de saint Norbert, et prétend avoir assisté
à soixante-quinze miracles dont se moque Racine le fils. (_Biblioth.
praemonstr. ordin. S. Norb. vit._, p. 365.--_Acta sanctor. Junii_, t. I,
p. 816 et 861.--_Vie de saint Norbert_, par Hugo, l. IV, p. 834.--_Hist.
litt._, t. XI, p. 620, et t. XII, p. 115, 294 et 711.--_Mém. de l'Acad.
des inscript._, t. XVIII, p. 847.)]

Quant à saint Bernard, Abélard semble l'avoir plus ménagé; et, si ce
n'est dans une ligne de l'histoire de ses malheurs où il l'attaque sans
le nommer[219], il parait être resté, à son égard, dans les termes d'une
prudence politique, imitée par son rival que distrayaient d'ailleurs
tant d'autres soins, et qui était dans la religion un homme d'État
encore plus qu'un docteur. Cependant il faut raconter une anecdote déjà
indiquée qui peut servir à bien faire juger de leurs relations.

[Note 219: _Ab. Op._, ep. I, p. 31, et ep, II, p. 42.]

Un jour, l'abbé de Clairvaux visita le Paraclet, et y fut reçu avec de
grands honneurs. Ayant assisté à vêpres, comme à la fin de l'office,
suivant une règle de l'ordre de Saint-Benoît, on récitait l'Oraison
dominicale, il remarqua avec surprise qu'on y faisait une variante,
non adoptée généralement par l'Église. Au lieu de dire: _Donnez-nous
aujourd'hui notre pain quotidien_, conformément au texte de saint Luc,
on disait: _Notre pain supersubstantiel_, selon le texte de saint
Mathieu. Bernard en fit l'observation à l'abbesse, et comme elle lui dit
que le maître Pierre l'avait prescrit ainsi, il parut ne pas approuver
cette singularité[220]. Étant venu au couvent quelques jours après,
Abélard fut instruit de ce qui s'était passé, et il écrivit à l'abbé
de Clairvaux une lettre où il lui dit d'abord, un peu ironiquement
peut-être, qu'on l'a écouté au Paraclet, non comme un homme, mais comme
un ange, et que pour lui, il serait plus fâché de lui déplaire qu'à
personne; puis, il explique que la version de saint Mathieu lui a paru
préférable à celle de saint Luc, parce que le premier avait appris le
_Pater_ de la bouche de Jésus-Christ, tandis que le second ne pouvait le
tenir que de saint Paul, qui lui-même n'avait pas entendu le Sauveur.
Enfin, après quelque discussion, il déclare ne pas beaucoup tenir à ces
diversités de bréviaire qui sont naturelles et sans danger, et cette
lettre commencée si respectueusement pour saint Bernard, il la termine
par quelques critiques d'un ton vif et moqueur contre la manière
particulière dont certains offices étaient dits à Clairvaux[221]. On ne
voit point que saint Bernard ait rien répondu. Il paraît seulement que
par la suite, mais longtemps après Abélard, Héloïse et saint Bernard,
les religieuses du Paraclet comme les religieux de Cîteaux, ont changé
les singularités de leur liturgie.

[Note 220: Cette différence existe dans la Vulgate qui traduit
par _supersubstantialem panem_ dans saint Mathieu, et par _panem
quotidianum_ dans saint Luc, les mots [Grec: arton epiouson] commune à
l'un et à l'autre dans le texte grec. Quoique le mot de _pain quotidien_
ait prévalu, on ne voit pas comment il peut traduire exactement
l'adjectif grec qui signifie beaucoup plutôt _substantiel_
que _quotidien_. (Voy. _Thes. ling. graec_.) L'épithète de
_supersubstantiel_ est rendue dans la Bible de Vence par ces mots:
_Notre pain qui est au-dessus de toute substance_. Au reste, les
variations sont nombreuses tant sur la lettre que sur le sens de ce
passage de la prière la plus familière aux chrétiens. (Math., VI,
0.--Luc., XI, 3.--_Biblia maxim_., t. XVII, p. 62.--Nicole, _Pater_, c.
VI.)]

[Note 221: _Ab. Op_., pars II, ep. V, P. Abael. ad Bern. claraev.
abb., p. 244, et Serm. XIII, p. 858.]

Telles étaient, à les considérer dans leur détail, les relations
d'Abélard avec diverses parties du clergé. Jugez donc si le jour où il
exciterait de nouveau les ombrages de l'orthodoxie, il pouvait espérer
indulgence ou justice. Or cette hypothèse devait tôt ou tard se
réaliser. La foi absolue qu'il avait dans son propre sens, la certitude
naïve qu'il professait d'être le plus savant des hommes, lui avaient
dicté assez de maximes indépendantes et d'imprudentes publications pour
que la matière ne manquât point aux accusations de ses ennemis: il ne
leur manqua longtemps que l'occasion et le courage.

Nous ne retrouverons plus ici Norbert qui était mort en 1134, ni Albéric
de Reims qui, devenu archevêque de Bourges depuis six ans, paraît avoir
enfin mis un terme à l'activité de sa haine contre un ancien rival. Mais
noua trouverons saint Bernard, et nous le verrons entouré d'auxiliaires
nouveaux.

Ainsi qu'il arrive toujours, on s'en prit d'abord aux disciples
d'Abélard. Ils étaient présomptueux et insolents; on les accusa
d'exagérer la doctrine de leur maître; puis, on les soupçonna de la
révéler, et on lui en demanda compte. Nous avons encore une lettre de
Gautier de Mortagne, professeur assez renommé de théologie, qui avait
enseigné sur la montagne Sainte-Geneviève et à Reims, et qui devint plus
tard évêque de Laon[222]. Dans cette lettre, dont la date est inconnue,
il se plaint au maître de l'outrecuidance de ses élèves; il ne peut
croire qu'ils disent vrai en prétendant que leur professeur donne
la pleine intelligence de la nature de Dieu, et ramène à une clarté
parfaite le dogme de la Trinité. Il remarque cependant que
quelques passages des leçons d'Abélard paraissent se prêter à ces
interprétations; mais en rendant hommage à sa science et à sa modestie,
il le prie de lui écrire positivement son avis sur quelques points
délicats de théologie; car il n'est pas bien assuré de sa pensée,
quoiqu'il ait récemment conféré avec lui; il lui demande de lui dire
nettement s'il croit avoir de Dieu une connaissance parfaite, et quand
il saura sur cet article et quelques autres à quoi s'en tenir, il lui
promet de répondre et de discuter, s'il y a lieu. Cette lettre mesurée
et encore bienveillante est un modèle du ton que la controverse aurait
dû toujours conserver; mais cet exemple ne fut guère imité.

[Note 222: C'est ce Gautier de Mortagne ou de Laon, désigné quelquefois
sous le nom de Gautier de Mauritanie. On a de lui quelques lettres qui
sont de petits traités de théologie. Celle qui est adressée à Abélard
pourrait être d'une date antérieure à l'époque que nous racontons, si
la suscription _Magistro Petro monacho_ doit être prise à la lettre.
(D'Achery, _Spicilegium_ (1723), t. III, p. 524.--_Hist. litt_., t.
XIII, p. 511.)]

Un chanoine de Saint-Léon de Toul, Hugues Métel, élève d'Anselme de
Laon, fabricateur habile de phrases et de vers, ou plutôt d'antithèses
et d'acrostiches, bel esprit orthodoxe qui semble avoir fait métier,
presque comme Balzac ou Voiture, d'adresser des lettres en style
recherché aux grands personnages de son temps, écrivit au pape Innocent
II, et au philosophe Abélard[223].

[Note 223: C'est le même qui avait écrit à Héloïse, on ne sait à
quelle époque, deux lettres déjà citées qui ne sont que des compliments
littéraires. (Hugo, _Sacrae antiquit. mon_., t. II, p. 312.--_Hist.
litt_., t. XII, p. 493.)]

En parlant à ce dernier, _maître accompli dans le trivium et le
quadrivium_, Hugues Métel, qui s'intitule quelque part le _secrétaire
d'Aristote_[224], lui déclare que, sur la foi de la renommée, il exècre
les hérésies qu'on lui attribue, et qu'il abhorre leur auteur avec
elles. Si toutefois ce qu'on dit de lui est la vérité, _c'est erreur et
horreur_, l'Écriture sainte a été profanée. Quelle présomption en effet!
Un chétif mortel vouloir s'élever à l'explication de l'incompréhensible
Trinité! Est-il donc plus insensé qu'Empédocle? est-il donc enivré
de vaines nouveautés? Oublie-t-il qu'on ne connaît Dieu qu'en
l'ignorant[225]? «Tout ce que je sais de lui, c'est que je ne le sais
pas. Non que je veuille,» ajoute notre écrivain, «attaquer ta sagesse
et ta gloire; ce serait vouloir obscurcir le soleil.... Tu as tant de
prudence, tant d'éloquence, tant d'élégance de moeurs.... Mais peut-être
ce sont des paroles qui auront été jetées au vent, on n'en aura pas bien
saisi le sens.... Reviens à toi, docte maître, reviens.... Sur la porte
de ton âme, garde écrit le _Connais-toi toi-même_; car c'est une parole
descendue du ciel. Souviens-toi que tu es un homme et non pas un ange;
en cherchant à te connaître, tu ne sors pas de toi-même, tu ne te
dépasses pas.[226]»

[Note 224: «_Aristotelis secretarius_.» (_Id. ibid._, ep. XII, p.
313.)]

[Note 225: «Cum fama loquor.... haereses tuo nomini dedicatas....
execror.... et te ipsum cum ipsis abominor.... Scripturam sacram
devirginasti.... errore et horrore erras et horres, si haeresibus
haeres, si tamen verum est quod de te dictum est.... insanior es
Empedocle.... Inebriatus es novitatibus vanis.... Deus nesciendo scitur;
unum hoc de Deo scio quod eum nescio.» (_Id. ibid_., ep. V, p. 332.)]

[Note 226: «Prudentia tua tanta, facundia tua tanta, elegantia morum
tanta tua!... In superliminari animae tuae _Gnotum canton_ (sic, pro
_Gnôti seauton_) scriptum habeto. Descendit quippe de coelo _scito te
ipsum_; «memineris, etc.» (_Id. ibid._)]

Dans ces conseils, mêlés d'ironie et d'adulation, s'aperçoivent encore
l'admiration, la déférence, l'embarras que témoignaient presque tous les
contemporains d'Abélard en s'adressant à lui: mais, délivré de cette
contrainte, _Hugues_ s'épanche avec plus d'amertume, quand il parle au
souverain pontife. Il lui dénonce ouvertement un nouvel ennemi; il voit
naître et il lui prédit la querelle qui va s'élever entre saint Bernard,
cet homme vraiment et entièrement catholique, israélite de père et
de mère, spirituellement et littéralement, et Abélard, ce fils d'un
Égyptien et d'une Juive, fidèle au sens littéral par sa mère, infidèle
au sens spirituel par son père. Ce Pierre, non pas Barjone, mais
_Aboilard_, aboie en effet contre le ciel[227]. C'est une hydre
nouvelle, un nouveau Phaéton, un autre Prométhée, un Antée à la force
d'un géant. C'est le vase d'Ézéchiel qui bout allumé par l'aquilon.
Ainsi la France est frappée des plus cruelles plaies de l'Égypte; car
elle est ravagée par des grenouilles parlantes. C'est au saint-père
d'y porter remède, c'est à lui d'_allumer le cautère gui guérira ces
consciences cautérisées_. Qu'il se presse, s'il ne veut pas que tous les
pécheurs de la terre tombent dans les rets de cet homme[228].

[Note 227: «Petrus iste non Barjona, sed Aboilar, quod equidem esset
tolerabile si tamen latraret in arte.... latratus dat in excelsum.» Jeu
de mots sur le nom d'_Aboilar_ et le rapport du son avec le mot qui dès
lors représentait le mot _aboyer_. (_Id_, cp. IV, p. 330.)]

[Note 228: «Altera olla Ezechielis bulliens succcensa ab
aquilone.... Inflammandum est cauterium ad cauteriatas conscientias
medendas.... Velociter, inquam, ne cadant in retiaculo praefati hominis
peccatores terrae.» (_Id. ibid._)]

Il n'y a rien de bien sérieux dans ces compositions étudiées d'un
rhéteur clérical qui, sans mission, se mêle d'une haute controverse, et
la saisit comme une occasion de faire briller son orthodoxie, son esprit
et son style. Nous allons entendre un langage plus grave et plus vrai.

Il y avait alors dans l'Église un moine de Cîteaux, de l'abbaye de Signy
au diocèse de Reims, nommé Guillaume, et qui, avant de s'ensevelir
dans l'obscurité d'une cellule, avait été dans la même contrée abbé
bénédictin du couvent de Saint-Thierry, dont il conservait le surnom. Il
jouissait d'une grande réputation de piété[229], écrivait avec talent
sur les matières spirituelles, unissait assez habilement la dialectique
et la mysticité; et surtout il était vivement aimé de saint Bernard, qui
le consultait souvent sur ses ouvrages.

[Note 229: Bertrand Tissier, qui a recueilli ses ouvrages, le
qualifie de _Beatus_. Nous ne voyons nulle part ailleurs son nom précédé
de ce titre. Ce doit être un saint de Cîteaux. (_Bibliothec. Patr.
cisterc._, t. IV.--_Hist. litt_., t. XII, p. 312.)]

Dans le temps que ce Guillaume de Saint-Thierry s'occupait d'un
commentaire sur le _Cantique des Cantiques_, livre qui était alors en
possession d'exciter la sagacité féconde des interprètes, le hasard fit
tomber sous ses yeux un recueil intitulé: _Théologie de Pierre Abélard_.
Le titre excita sa curiosité; le recueil contenait deux petits ouvrages,
à peu près les mêmes pour le fond, mais l'un plus étendu et plus
développé que l'autre. C'était l'_Introduction à la Théologie_, et,
je crois, la _Théologie chrétienne_. Cette lecture émut le religieux;
abandonnant aussitôt son travail, car c'était une oeuvre des temps de
loisir et qui lui paraissait peu convenable quand il croyait voir le
domaine de la foi envahi à main armée[230], il nota tous les passages
qui le troublaient, et ses motifs pour en être troublé. Il y reconnut
des pensées et des expressions nouvelles, inouïes, touchant les matières
de la foi. Le dogme de la Trinité, la personne du Médiateur, le
Saint-Esprit, la Grâce, le sacrement de la Rédemption, lui parurent
compromis par les témérités d'un homme qui portait dans l'Église
l'esprit qu'il avait montré dans l'école. Saisi d'inquiétude et
d'indignation, Guillaume de Saint-Thierry hésita sur ce qu'il devait
faire. Il trouvait le scandale manifeste, le péril grave et imminent.
L'Église n'avait plus, à son avis, dans le monde et dans l'école, de
docteurs célèbres et vigilants, capables de soutenir avec éclat la
saine croyance, de représenter le véritable esprit de la religion. Il
appartenait à un parti où l'on estimait que, depuis la mort de Guillaume
de Champeaux et d'Anselme de Laon, _le feu de la parole de Dieu s'était
éteint sur la terre_[231]. Ceux qui pouvaient le rallumer restaient
comme ensevelis dans les soins de l'épiscopat, les méditations du
cloître, ou le gouvernement des affaires temporelles de l'Église.
Il s'alarmait de leur silence, et, d'un autre côté, il avait aimé
Abélard[232]; il éprouvait apparemment ce mélange de goût et de crainte
que ressentaient pour lui tant d'hommes éminents de ce siècle; il
balançait à l'attaquer, craignant de passer pour trop vif ou pour trop
défiant. Cependant l'intérêt de la foi l'emporta dans son âme, et
dominant toute autre considération, au risque de s'engager dans une
affaire difficile, il résolut de provoquer directement, dût-il leur
déplaire, ceux dont le silence lui semblait une calamité pour l'Église.
Il écrivit une lettre commune à l'abbé de Clairvaux, et à Geoffroi,
l'évêque de Chartres.

[Note 230: C'est lui qui s'exprime ainsi dans une Épître aux
chartreux du Mont-Dieu, qui précède son traité de la Vie solitaire, et
où il énumère tous ses ouvrages. Il dit même qu'il a interrompu son
exposition du Cantique des Cantiques aux versets 3 et 4 du chap. III.
Là, en effet, se termine cette exposition qui est insérée dans la
Bibliothèque des Pères de Citeaux. (_Lib. de vit. solit._, praefat., t.
IV, p. 1.)]

[Note 231: «Mortuo Anselmo laudunensi et Guillelmo catalaunensi,
ignis verbi Dei in terra defecit.» (Hug. Melel., ep. IV ad Innocent., p.
330.)]

[Note 232: «Dilexi et ego eum.» (S. Bern., _Op._, ep. CCCXVI,
Guillelm. abbat. ad. Gaufrid. et Bernard.--_Biblioth. Patr. cisterc._,
t. IV, p. 112.)]

Dans cette lettre que le temps a respectée, Guillaume, tout en leur
demandant presque pardon de les troubler, gourmande respectueusement
leur quiétude, et décrit, dans un langage animé, et le danger pressant
qui le force à parler, et les poignantes inquiétudes qu'il éprouve. La
foi des apôtres et des martyrs est menacée, et nul ne résiste, nul ne
parle. Il souffre, il se consume, il frissonne, et cependant Pierre
Abélard recommence à dire, à écrire ses nouveautés; ses doctrines
courent le royaume et les provinces; ses livres passent les mers; chose
plus grave, ils ont franchi les Alpes, et l'on dit qu'ils ont obtenu de
l'autorité en cour de Rome. Ainsi le mal se propage, et bientôt envahira
tout, si Bernard et Geoffroi n'y mettent un terme. «Je ne savais en qui
me réfugier. Je vous ai choisis entre tous, je me suis tourné vers vous,
et je vous appelle à la défense de Dieu et de toute l'Église latine.
Car il vous craint, cet homme, et vous redoute. Fermer les yeux, qui
craindra-t-il? Et après ce qu'il a déjà dit, que dira-t-il, lorsqu'il
ne craindra personne? Ils sont morts, presque tous les maîtres de la
doctrine ecclésiastique, et voilà qu'un ennemi domestique fait irruption
dans la république déserte de l'Église, et s'y conquiert une exclusive
domination. Il traite l'Écriture sainte comme il traitait la
dialectique; ce ne sont qu'inventions à lui personnelles, que nouveautés
annuelles. C'est le censeur et non le disciple de la foi, le correcteur
et non l'imitateur de nos maîtres.»

A l'appui de cette dénonciation, il relève dans les deux ouvrages
d'Abélard treize articles condamnables, et il indique les noms d'autres
livres qu'il ne connaît pas et qu'on tient cachés: c'est le _Oui et le
Non_, c'est le _Connais-toi toi-même_, dont les titres, qu'il
trouve monstrueux, lui paraissent annoncer dans le texte d'autres
monstruosités. Cette lettre servait de préface à une dissertation en
forme qui l'accompagnait, ou qui du moins la suivit de fort près. Là,
Guillaume discute en détail et combat avec beaucoup de soin les treize
erreurs capitales dont il accuse Abélard, et sa réfutation, composée
d'autant de chapitres qu'il trouve d'erreurs à réfuter, n'est
certainement pas d'un esprit vulgaire. Inférieure pour le mouvement et
la puissance à celle que saint Bernard adressa plus tard au pape, écrite
d'un style moins coloré et moins brillant, elle atteste un esprit plus
subtil, plus propre à pénétrer dans le fond des questions de dialectique
et même de métaphysique. Sa pensée générale est celle d'une foi
implicite et absolue, qui affirme et n'explique pas; l'esprit humain,
quand il s'agit de Dieu et des conditions de la nature divine, ne
pouvant aller légitimement et sûrement au delà de la conception et de
l'affirmation de l'existence.

Guillaume de Saint-Thierry ne se trompait pas, s'il soupçonnait d'un peu
de froideur les deux dignitaires de l'Église qu'il interpellait. Ils
s'étaient accoutumés à témoigner leur zèle en de plus graves affaires
que des controverses d'école, et tous deux venaient de jouer le rôle le
plus actif dans les luttes provoquées par le schisme des deux papes.
Dans sa querelle contre Pierre de Léon ou Anaclet II, Innocent II avait
trouvé en Geoffroi et en Bernard les plus utiles et les plus zélés
défenseurs. L'un portait encore le titre de légat du saint-siège dans
les Gaules, et il n'y avait guère plus d'un an que l'autre était revenu
de Rome, où après la mort d'Anaclet il avait conduit son successeur
repentant aux pieds du souverain pontife, et rétabli l'unité de
l'Église.

On ignore comment l'évêque de Chartres répondit à Guillaume de
Saint-Thierry; quant à saint Bernard, il accueillit la dénonciation avec
une politesse fort laconique. C'était au mois de mars, pendant le carême
de 1139, ou, suivant quelques-uns, de 1140[233].

[Note 233: On peut admettre en effet que ceci ne se passa qu'en
1140, année de la réunion du concile. Dans ce cas, la conférence de
saint Bernard et de Guillaume, puis celle de saint Bernard et d'Abélard,
leur demi-rapprochement, leurs plaintes mutuelles, leur rupture, l'appel
au concile, la retraite de saint Bernard, puis sa rentrée dans la
querelle, la session du synode et son jugement, tout se serait passé
dans le court espace de cinquante à soixante jours, de la fin du carême
à l'octave de la Pentecôte, et l'accusation dirigée contre Abélard
d'avoir à un certain moment prétendu emporter l'affaire en la brusquant,
n'en serait que mieux justifiée. (Voyez plus bas p. 201.)]

Dans une lettre des plus courtes, il approuve l'émotion du religieux,
loue son traité, bien qu'il n'ait pu le lire encore avec assez
d'attention, le croit propre à détruire des dogmes odieux, et, pour le
reste, il se rejette sur les devoirs du saint temps où il écrit pour
ajourner toute explication. L'oraison réclame à cette heure tous ses
instants, et ce n'est qu'après Pâques qu'il pourra se rencontrer avec
Guillaume et conférer avec lui. En attendant, il le prie de _prendre
sa patience en patience_, il a jusqu'ici à peu près ignoré toutes ces
choses, et il termine en lui rappelant que Dieu est puissant et en se
recommandant à ses prières[234].

[Note 234: S. Bern., _Op._, ep. CCCXVII.]

Les défenseurs de saint Bernard ont insisté sur cette preuve de sa
froideur au début de toute cette affaire. Ils en concluent qu'on ne
le saurait accuser d'inimitié ni de passion, et mettent un soin peu
explicable à le disculper de toute initiative dans une poursuite que
cependant ils approuvent, et qu'ils le louent d'avoir soutenue plus tard
avec chaleur et persévérance. En tout genre, les apologies sont souvent
contradictoires; elles tendent à établir à la fois que celui qu'elles
défendent n'a pas fait ce qu'on lui reproche et qu'il a eu raison de
le faire. Ainsi, selon ses partisans, saint Bernard serait louable de
n'avoir pas suscité l'affaire qu'il est louable pourtant d'avoir suivie.

Évidemment, tout cela importe peu; et si, comme les documents
l'attestent, le zèle de Guillaume de Saint-Thierry alluma celui de
l'abbé de Clairvaux, la conduite de ce dernier n'en est ni mieux
justifiée ni plus condamnable.

Nous avons vu, en 1121, au concile de Soissons, la sage modération de
l'évêque de Chartres intervenir avec une grande autorité. Son influence
n'eût pas été moindre dans les nouvelles conférences de 1139 ou de 1140.
Le titre de légat qu'il portait encore et que son humilité changeait
en celui de _serviteur du saint-siége apostolique_, n'aurait fait
qu'ajouter à son ascendant. Mais bien qu'il ait participé aux opérations
du concile de Sens[235], il s'efface dans toute cette affaire, et
d'ailleurs sa position politique dans l'Église, sa liaison avec saint
Bernard, la récente communauté de leur conduite et de leurs efforts en
tout ce qui touchait les intérêts de la papauté, devaient le porter
impérieusement a marcher avec lui. Il est probable qu'il suivit le
mouvement sans ardeur et sans résistance.

[Note 235: Je ne sais ou Gervaise a pris que Geoffroi était mort
cette année même, le jour de Pâques, et par conséquent n'avait pu
assister au concile (t. II, l. V, p. 86). Il y assisté, il signa les
lettres synodiques, il était encore légat en 1144, _sancto sedis
apostolicae famulus_, et ne mourut que le 29 janvier 1145. (S. Bern.,
_Op_., ep. CCCXVII.--_Gallia Christ_., t. VIII, p. 1134.--_Hist. litt_.,
t. XIII, p. 84.)]

Saint Bernard fut donc abandonné à lui-même. C'était un esprit plus
élevé qu'étendu, et dont la sagacité naturelle était limitée par une
piété ardente et crédule. Il la poussait jusqu'à la dévotion minutieuse.
Comme sa sévérité envers lui-même, son zèle pour la maison du Seigneur
ne connaissait pas de bornes; et tandis qu'il domptait son corps et
humiliait sa vie par les rigueurs les plus misérables, il se livrait
avec une confiance absolue au sentiment d'une mission personnelle de
sainte autorité. Sa charité vive et tendre dans le cercle de l'Église ou
de son parti dans l'Église, s'unissait à une sévérité soupçonneuse hors
du monde soumis à son influence, confondue à ses yeux avec le divin
pouvoir de l'Église même. C'était un orateur éloquent, un brillant
écrivain, un missionnaire courageux, un actif et puissant médiateur
dans les affaires où il s'interposait au nom du ciel; mais il manquait
souvent de mesure et de prudence. Sa raison était moins forte que son
caractère, sa foi en lui-même exaltée par l'excès de ses sacrifices. La
justesse, la modération, l'impartialité lui étaient difficiles; il y
avait de l'aveuglement dans son génie; et à côté des rares qualités qui
l'ont placé si haut dans l'Église et dans l'histoire, on reconnaît à
mille traits de sa vie que ce grand homme était un moine[236].

[Note 236: Voyez Othon de Frisingen, _De Gest. Frid._, l. I, c.
XVII.--Cf. Brucker, _Hist. crit. philos._, t. III, pars II, l. II, c.
III, p. 751 et 759.]

Lorsque le jour de Pâques fût passé, il donna plus d'attention aux
avertissements de Guillaume de Saint-Thierry, qui sans doute ne manqua
pas de lui rappeler la conférence promise. La gravité réelle ou
apparente de quelques-unes des nouveautés d'Abélard, l'indépendance
générale de sa doctrine, sa préférence pour la méthode rationnelle dans
l'exposition des vérités religieuses, et, plus que tout cela, l'immense
et rapide propagation de ses idées, qui trouvaient tous les esprits
prêts et ardents à les accepter, déterminèrent saint Bernard à
intervenir.

Quoique douze ans auparavant Abélard l'eût rangé au nombre de ses
ennemis[237], leur dissidence, qui était dans la nature des choses,
n'avait pas eu beaucoup d'éclat; rien d'irréparable ne les armait encore
l'un contre l'autre. L'abbé avait visité le Paraclet; quelques relations
les avaient rapprochés; leur passager dissentiment sur le texte de
l'Oraison dominicale pouvait bien avoir manifesté ou laissé entre eux un
fond d'aigreur cachée, mais enfin ils vivaient en paix. Bernard hésitait
évidemment à rompre, peu curieux d'engager un si rude combat. Il
voulut d'abord avoir une entrevue avec Abélard, et il lui fit quelques
observations sur ses doctrines. Cette première conférence n'ayant rien
produit, une seconde eut lieu, et cette fois _en présence de deux ou
trois témoins_, suivant le précepte de l'Évangile[238]. Il l'engagea à
revoir ses écrits, à modifier ses assertions, surtout à ralentir les pas
trop rapides de ses disciples dans la voie qu'il leur avait ouverte.
La conversation fut assez amicale. Un secrétaire de saint Bernard, son
panégyriste et son biographe, assure même qu'on s'entendit et que ce
dernier obtint quelques promesses rassurantes. C'est ce que ne confirme
point la relation officielle, envoyée au saint-siége par les évêques,
après la décision du concile[239]. Il y eut une simple conférence
préliminaire, d'où chacun se retira avec des espérances, parce que, de
part et d'autre, on resta en des termes bienveillants. Comme Abélard
était éloigné de toute idée de schisme, et que ses propositions les plus
hasardées comportaient pour la plupart une explication plausible, un
entretien commencé sans le désir de rompre devait conduire à quelque
espoir de rapprochement entre Bernard et lui. L'un n'était point pressé
de pousser les choses à l'extrême; il ne cherchait pas un éclat;
l'autre, toujours placé entre la soumission et la révolte, désirait se
maintenir à l'égard du pouvoir ecclésiastique dans une indépendance sans
hostilité; il ne céda donc pas à son adversaire, mais il ne l'irrita
pas.

[Note 237: Voyez ci-dessus, p. 116.]

[Note 238: «Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre
toi et lui; s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. S'il ne t'écoute
pas, prends avec toi encore une ou deux personnes, afin que tout soit
confirmé sur la parole de deux ou de trois témoins.» (Math., XVIII, 15
et 16.)]

[Note 239: Geoffroi, né à Auxerre, moine de Clairvaux, secrétaire
(_notarius_) de saint Bernard, et qui a écrit sa vie, avait été quelque
temps disciple d'Abélard; mais il appartenait tout entier au parti
opposé lors du concile de Sens. Il affirme qu'Abélard promit de
s'amender à la volonté de saint Bernard, «ad ipsius arbitrium
correcturum se promitteret universa.» Mais les évêques de France, dans
leur lettre au pape, parlent de la conférence _familière et amicale_ où
Abélard fut averti; et ils ne disent point ce qu'il répondit. S'il eût
fait une promesse violée plut tard, leur intérêt était de le rappeler.
(Cf. Gaufr., l. III, _De vit. S. Bernardi. Rec. des Hist._, t. XIV, p.
370, etc.--_Thes. nov. anecd._, t. V, p. 1147.--S. Bern., _Op._, ep.
CCCXXXVII.--_Ab. Op._; Not., p. 1101.)]

Quand les hommes supérieurs se rencontrent, ils essaient ou feignent de
s'entendre, du moins tant que la guerre n'est pas déclarée. Mais une
fois séparés, chacun, rentré dans son camp, y retrouve ses amis, ses
confidents, ses flatteurs, et se réchauffe au foyer de l'esprit de
parti. Ce qui inquiétait Bernard, c'était moins encore la nature que le
succès des doctrines d'Abélard. Il voyait au loin s'étendre l'esprit de
controverse sur les matières les plus hautes et les plus sacrées. Dans
les derniers temps, des hérésies graves, notamment sur la Trinité,
s'étaient produites en divers lieux[240]. Abélard, après en avoir
beaucoup réfuté par ses arguments, en avait suscité d'autres par sa
méthode. Il autorisait les erreurs même qu'il n'enseignait pas. Partout
à sa voix se dressait, moins prudent et moins réservé que lui, l'éternel
ennemi de l'autorité, l'examen. Son exemple avait comme déchaîné dans la
lice la raison individuelle.

[Note 240: C'était surtout celles de Henry, de Tanquelm ou Tankolin,
de Pierre de Bruis, peut être aussi des deux frères bretons, Bernard et
Thierry dont parle Othon de Frisingen, et dont Gautier de Mortagne
a réfuté le second. On suppose que ce sont les deux frères que veut
désigner Abélard dans le tableau qu'il a par deux fois tracé des
hérésies contemporaines. (Cf. _Introd. ad Theol._, l. II, p.
1066.--_Theolog. Christ_., l. IV, p. 1314-1316, et ci-après, l. III. c.
II.--_Rec. des Histor._, t. XIV, praef., p. IXX.--_De Gest. Frid._, l.
I, c. XLVII.--_Spicileg._, t. III.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 378).]

Hors de sa présence, l'abbé de Clairvaux ne se contraignit point pour
maudire cette réformation anticipée; il ne s'abstint pas d'en rapporter
l'existence au plus renommé des novateurs; sans peut-être attaquer
directement sa personne, il accusait ses principes et son exemple. Il
arrachait ses livres des mains de ses disciples, et prêchait contre
la contagion de son école. Autour du nouvel apôtre s'élevait contre
l'autorité doctrinale d'Abélard une clameur de réprobation et
d'anathème. Nous en pouvons juger par le langage des écrivains partisans
de saint Bernard. Abélard _dogmatisait perfidement_, disent-ils tous. Il
fut _négromant et familier du démon_, a écrit Gérard d'Auvergne[241].

[Note 241: «De fide dogmatizans ferfide.... Nigromanticus et daemoni
familiaris.» (_Thes. anc_. t. V, praef. in fin.) On lisait cela dans une
chronique manuscrite de Cluni. Les mots _perfide dogmatizans_ ont été
répétés ailleurs. (Guill. Nang. _Chron., Rec. des Hist._, t. XX, p.
731.)]

Non moins puissant et non moins passionné, retentit bientôt de l'autre
côté le cri de l'indépendance. Abélard lui-même, irritable et convaincu,
opposait aux accusations des dénégations sincères, et, ne croyant que se
défendre, prenait contre ce qu'il appelait la mauvaise foi, l'ignorance
ou l'envie, une offensive hautaine. Ses disciples toujours nombreux
renvoyaient l'insulte à la réprobation, et le mépris à l'anathème. Ils
avaient pour eux les droits de l'intelligence. Ils pensaient défendre
contre des préjugés tyranniques la vérité éternelle et nouvelle à la
fois. Abélard pouvait se regarder comme le représentant de ce que le
christianisme renfermait de plus éclairé, comme le docteur, sinon de la
majorité dans l'Église, au moins d'une minorité pleine d'espérance et
d'avenir. Tous les esprits hardis se groupaient autour de lui. Ceux
même qui exagéraient ou dénaturaient ses opinions, ceux même qui
en soutenaient d'autres, ou, comme on dirait aujourd'hui, de plus
_avancées_, le prenaient pour chef, et voulaient, à leur profit, faire
triompher en lui la liberté de penser. Un docteur qui avait étudié
avec lui et sous lui, Gilbert de la Porrée, chancelier de l'église
de Chartres et déjà célèbre par la solidité et le succès de son
enseignement, avait commencé à développer sur l'essence divine, sur
ses attributs, sur la différence des personnes aux propriétés dans la
Trinité, ces subtilités ingénieuses, hasardées, dont il devait, huit
ans après, étant évêque de Poitiers, venir répondre devant deux
conciles[242]. Pierre Bérenger, zélé disciple d'Abélard, déjà revêtu des
fonctions de scolastique, et qui devait défendre plus tard son maître
dans une courageuse apologie, nourrissait et ne cachait pas contre le
despotisme ecclésiastique ces sentiments d'opposition dont il a rendu
l'expression si vive et si piquante[243].

[Note 242: Gilbert de la Porrée (_Porretanus_) soutint des opinions
théologiques qu'on trouve, sous quelques rapports, analogues à celles
d'Abélard. Il rencontra aussi saint Bernard pour adversaire. Il fut
traduit devant le consistoire de Paris et au concile de Reims, en 1148.
(Ott. Frising. _De Gest. Frid_., l.1, c. XLVI, L et seq.--_Hist. litt_.,
t. XII, p. 486.)]

[Note 243: Pierre Bérenger, de Poitiers, scolastique on ne sait de
quelle église, n'est guère connu que par son apologie d'Abélard et
une invective contre les chartreux. Pétrarque, le premier, l'a appelé
_Pictaviensis_ (Poitevin). Dom Brial soupçonne qu'il l'a confondu avec
Pierre de Poitiers, autre disciple d'Abélard, et veut, sans trop de
fondement, que Bérenger soit _Gabalitanus_ ou du Gévaudan. (_Ab. Op_.,
pars II, ep. XVII, XVIII et XIX; Not., p. 1192.--_Hist. litt_., t. XII,
p. 264.--_Rec. des Hist_., t. XIV, p. 294.)]

Enfin un homme intrépide, jeune encore, Arnauld de Bresce, qui passe
également pour avoir suivi les leçons d'Abélard, venait de se retirer
en France, banni de Rome par l'autorité pontificale, pour y avoir
fougueusement soutenu la réforme spirituelle et temporelle de l'Église
chrétienne. Moins préoccupé du dogme que des abus introduits dans la
constitution du clergé, il préludait, sans le savoir, à l'insurrection
des Vaudois, des Albigeois, à celle du protestantisme, par des attaques
où se mêlait à la passion de l'indépendance religieuse un sentiment
confus de la liberté politique[244]. On dit qu'il se rapprocha
d'Abélard, et le poussa vivement à la résistance. Rien, à notre
connaissance, n'atteste cette coalition que le dire de saint Bernard. Il
appelle Arnauld le lieutenant, ou plutôt l'_écuyer_ d'Abélard[245], et
met grand soin, dans ses lettres pour Rome, à confondre la cause de l'un
avec celle de l'autre, et à représenter Abélard, tantôt comme le guide,
tantôt comme l'instrument de l'ennemi que le pape venait de frapper.
Espérons pour saint Bernard qu'il a dit vrai.

[Note 244: Arnauld, qu'on croit né à Bresce, dans les premières
années du XIIe siècle, attaqua avec tant de violence la richesse du
clergé et le despotisme du gouvernement papal qu'il fut condamné en 1139
par le concile de Latran. Forcé de quitter l'Italie, il vint en Suisse,
et de là apparemment en France. Il repassa les Alpes en 1141, souleva
Bresce, provoqua dans Rome un mouvement révolutionnaire qui triompha
dix-ans, et fut brûlé vif en 1155.]

[Note 245: «Procedit Golias procero corpore, nobili illo suo bellico
apparatu circumcinctus, antecedente quoque ipsum ejus armigero Arnaldo
de Brixia. (S. Bern. _Op._, ep. CLXXXIX. Voyez aussi les lettres CXCV et
CCCXX.)]

Excité ou non par Arnauld de Bresce, Abélard affronta la tempête, et
traita ses pieux et puissants adversaires comme des coeurs méchants
et des esprits faibles. Revenant à la confiance présomptueuse de sa
jeunesse, entraîné surtout par ce mouvement général qui ne venait pas
tout entier de son impulsion, il maintint avec fermeté la vérité de ses
principes, provoqua la réfutation, accusa ses adversaires de calomnie,
et parut braver l'Église.

Alors éclata la sainte colère de Bernard, et il commença une guerre
déclarée. Il poursuivit son adversaire, disent ses apologistes,
_avec son invincible vigueur_[246]. Songeant d'abord à s'assurer
une nécessaire protection, il écrivit en cour de Rome. La confiance
d'Abélard de ce côté l'inquiétait visiblement, et ce n'est pas sans
anxiété qu'il invoque d'un ton tour à tour plaintif et indigné la
sollicitude du pape et des cardinaux. Nous avons ses lettres, toutes
déclamatoires et cependant éloquentes, toutes remplies de recherche et
de passion, d'art et de violence; la foi est sincère, la haine aveugle,
l'habileté profonde.

[Note 246: _Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbé Ratisbonne, t.
II, c. XXIX, p. 31.--La plupart des historiens croient que saint
Bernard ne devint vraiment actif et n'écrivit en cour de Rome qu'après
qu'Abélard eut demandé à être jugé au concile de Sens. Cela est
possible, mais l'ordre que nous avons adopté peut aussi se justifier par
les textes.]

Dans son premier appel aux cardinaux, ce n'est pas un homme seulement,
c'est l'esprit humain qu'il dénonce. «L'esprit humain, il usurpe tout,
ne laissant plus rien à la foi. Il touche à ce qui est plus haut,
fouille ce qui est plus fort que lui; il se jette sur les choses
divines, il force plutôt qu'il n'ouvre les lieux saints.... Lisez, s'il
vous plaît, le livre de Pierre Abélard, qu'il appelle _Théologie_[247].»
Quant à la lettre que je regarde comme la première que saint Bernard
ait écrite sur cette affaire au pape, elle est comme trempée des larmes
qu'il versa dans le sein pontifical; il jette l'épouse désolée aux bras
de l'ami de l'époux, et lui rappelle que la Sunamite lui est confiée,
pendant que l'époux absent tarde encore. La peste la plus dangereuse,
une inimitié domestique, a éclaté dans le sein de l'Église; une nouvelle
foi se forge en France. Le maître Pierre et Arnauld, ce fléau dont Rome
vient de délivrer l'Italie, se sont ligués et conspirent contre le
Seigneur et son Christ. Ces deux serpents _rapprochent leurs écailles_.
Ils corrompent la foi des simples, ils troublent l'ordre des moeurs;
semblables à celui qui se transfigura en ange de lumière, ils ont la
forme de la piété. L'Église vient à peine d'échapper à Pierre qui
usurpait le siège de Simon Pierre, et elle rencontre un autre Pierre qui
attaque la foi de Simon Pierre. L'un était le lion rugissant, l'autre
est le dragon qui guette sa proie dans les ténèbres: mais le pape
écrasera le lion et le dragon[248]. Le nouveau théologien invente de
nouveaux dogmes, il les écrit, afin d'en mieux empoisonner la postérité;
et, au milieu de ses hérésies, il se vante d'avoir ouvert les sources de
la science aux cardinaux et aux clercs de la cour de Rome. Il dit qu'il
a mis ses livres dans leurs mains, et il appelle à défendre son erreur
ceux-là même qui le doivent juger. «Persécuteur de la foi, comment as-tu
la pensée, la conscience d'invoquer le défenseur de la foi? De quels
yeux, de quel front peux-tu contempler l'ami de l'époux, toi, le
violateur de l'épouse? Oh! si le soin de mes frères ne me retenait! Oh!
si mon infirmité corporelle ne m'empêchait, de quelle ardeur j'irais
voir l'ami de l'époux qui prend la défense de l'épouse en l'absence
de l'époux! Moi qui n'ai pu taire les injures de mon Seigneur, je
supporterais patiemment les injures de l'Église! Mais toi, Père
bien-aimé, n'éloigne pas d'elle ton bras secourable; songe à sa défense,
ceins ton glaive. Déjà l'abondance de l'iniquité refroidit la charité
d'un grand nombre; déjà l'épouse du Christ, si tu n'y portes la main,
sort et suit les traces des troupeaux et les fait paître auprès des
tentes des pasteurs[249].»

[Note 247: S. Bern. _Op._, ep. CLXXXVIII.]

[Note 248: «Squamma aquammae conjungitur.... ad imaginem et
similitudinem illius qui transfigurat se in angelum lucis, habentes
formam pietatis.... Evasimus rugitum Petri Leonis, sedem Simonis
Petri occupantem; sed Petrum Draconis incurremus, fidem Simonis Petri
impugnantem, etc.» Il y a là un jeu de mots sur le nom de Pierre de
Léon. (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX.)]

[Note 249: _Id. ibid., in fin._--Les derniers mots sont empruntés
aux versets 6 et 7 du c. 1 du _Cantique des Cantiques_. Toute la lettre
est remplie d'allusions à des passages du même poème sur lequel saint
Bernard avait fait un traité.]

C'est ainsi que saint Bernard parle dans ses lettres à divers membres du
sacré collège, aux cardinaux Ives et Grégoire Tarquin, à Étienne, évêque
de Palestrine. Dans sa circulaire à tous les évêques et cardinaux de la
cour de Rome[250], il tient le même langage. Il leur rappelle que leur
oreille doit être ouverte aux gémissements de l'épouse, qu'ils sont
les fils de l'Église, qu'ils doivent reconnaître leur mère, et ne pas
l'abandonner dans ses tribulations; il leur dénonce les témérités de cet
Abélard, persécuteur de la foi, ennemi de la croix, moine au dehors,
hérétique au dedans, religieux sans règle, prélat sans sollicitude,
abbé sans discipline, couleuvre tortueuse qui sort de sa caverne, hydre
nouvelle qui, pour une tête coupée à Soissons, en repousse sept autres.
Il a dérobé les pains sacrés; il veut déchirer la tunique du Seigneur;
il est entré dans le Saint des saints, dans la chambre du roi; il marche
entouré de la foule, il raisonne sur la foi par les bourgs et sur les
places; il discute avec les enfants et converse avec les femmes;
il reproduit sur les dogmes les plus saints les hérésies des plus
détestées. Il les a signées de sa plume, et en les écrivant il transmet
la contagion à l'avenir[251], et cependant il se glorifie d'avoir
infecté Rome de ses poisons. Les enfants de l'Église ne défendront-ils
pas le sein qui les a portés, les mamelles qui les ont nourris?

[Note 250: Grégoire Tarquin, cardinal-diacre de Saint-Serge et
Bacche. (_Id._ ep. CCCXXXII.) Cette lettre porte _ad cardinalem G._,
comme la suivante. Ives, cardinal-prêtre (ep. CXCIII); Étienne, évêque
de Palestrine, cardinal en 1140 de l'ordre de Cîteaux (ep. CCCXXXII.)
La lettre commune aux évêques et cardinaux de la cour de Rome est l'ep.
CLXXXVIII.]

[Note 251: «Catholicae fidei persecutorem, inimicum crucis
Christi.... Monachum se exterius, haereticum interius ostendit....
Egressus est de caverna sua coluber tortuosus, et in similitudinem
hydrae uno prius capite succiso, etc. (ep. cccxxxi.) Habemus in Francia
monachum sine regula, sine sollicitudine praelatum, sine disciplina
abbatem.... disputantem cum pueris, conversantem cum mulieribus, etc.»
(ep. cccxxxii.)]

Ainsi saint Bernard prenait soin d'ôter par avance tout refuge à celui
qui n'était pas encore proscrit et qu'il ne se hâtait pas d'attaquer
ouvertement. C'est Abélard qui le contraignit enfin à se montrer. Las de
de se voir sans cesse diffamé, jamais combattu, il demanda une épreuve
publique.

Le roi de France, qui n'était plus Louis le Gros, mais ce roi violent,
inégal et dévot, dont une activité malheureuse n'a pu illustrer le nom,
et qui amena les Anglais dans le royaume, Louis VII avait au plus haut
degré la dévotion des reliques; il aimait les cérémonies consacrées à la
translation, l'exposition, l'adoration des restes alors si révérés des
martyrs et des saints. La cathédrale de Sens, métropole de la province
de Paris, était riche en trésors de ce genre, et elle conserve encore
des traces précieuses pour l'antiquaire de son ancienne opulence. Le
jour de l'octave de la Pentecôte de l'année 1140, le roi avait promis
d'aller visiter à Sens les saintes reliques qu'on y devait exposer à la
vénération des grands et du peuple[252]. A cette occasion, il devait y
avoir dans cette ville un concours nombreux de prélats et de dignitaires
de l'Église. Non-seulement les suffragants de l'archevêque de Sens,
mais encore celui de Reims et les évêques de sa province, devaient s'y
rencontrer. On y annonçait aussi la présence de plusieurs seigneurs
du voisinage. Cette solennité était attendue avec curiosité par les
populations.

[Note 252: _Alan. episc. autissiod. in S. Bern. Vit. adornat_.,
c. xxvi. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. cv. in praef., et p. 371 et
484.--_Gallia Christ_., t. XII., p. 16.]

Irrité et enhardi par les attaques détournées dont il était l'objet,
animé par les conseils de ses amis et peut-être d'Arnauld de Bresce,
Abélard, s'adressant à l'archevêque de Sens, demanda que cette réunion
sainte devînt un synode ou concile devant lequel il pût être admis à
répondre à ses adversaires et à venger sa foi par la parole [253].

[Note 253: S. Bern., _Op_., ep. CLXXXIX, ad dom. pap. Innocentium.]

On dit qu'il calculait que l'archevêque de Sens, qui avait eu récemment
quelque différend avec saint Bernard, lui serait favorable, et qu'une
convocation brusque et à bref délai déconcerterait ses ennemis [254]. Ce
qui est certain, c'est que son appel ne déplut pas à l'archevêque, dont
la vanité fut flattée, et qui songea aussitôt à rendre l'assemblée plus
complète et l'épreuve plus solennelle. Il écrivit à l'abbé de Clairvaux
afin de l'inviter au concile pour le jour fixé. Celui-ci refusa,
alléguant son inexpérience de ces joutes de la parole. Il disait
qu'auprès d'Abélard, formé au combat dès sa jeunesse, il n'était lui
qu'un enfant. Il regardait comme inutile et peu digne de commettre la
foi dans ces disputes, _de laisser agiter ainsi la raison divine par de
petites raisons humaines_ [255].

[Note 254: Le P. Longueval, _Hist. de l'Égl. gall_., t. IX, l. XXV,
p. 22.]

[Note 255: «Abnui, tum quia puer sum, et ille vir bellator ab
adolescentia, tum quia judicarem indignum rationem fidei humanis
committi ratiunculis agitandam ... Dicebam sufficere scripia ejus ad
accusandum cum. (Ep. CLXXXIX.)]

Il ajoutait que les écrits d'Abélard suffisaient sans discussion pour le
condamner, et qu'après tout c'était l'affaire des évêques et non celle
d'un moine et d'un abbé que de juger en matière de dogme.

Mais voulant mieux assurer le succès et témoigner de son intérêt dans
l'affaire, il adressa aux évêques qu'elle regardait une circulaire pour
les engager tous à se trouver exactement au jour de la réunion, et à s'y
montrer fidèles amis du Christ. Il les avertit en même temps de se
tenir sur leurs gardes contre les ruses d'un ennemi qui espérait les
surprendre, les trouver mal préparés à la résistance, et dont la
perfidie se trahissait déjà dans la brusque promptitude avec laquelle il
les avait défiés[256].

[Note 256: _Id_., ep. CLXXXVII, ad episc. senonas convocandos.]

Cependant Abélard ne s'oubliait pas. Il donnait à ses amis et à ses
disciples rendez-vous à Sens pour le jour fixé. Il publiait qu'il
comptait bien y trouver Bernard et lui répondre. Il annonçait ce grand
débat comme un duel théologique en champ clos que déciderait avec
solennité le jugement de Dieu.

Ce fut bientôt la nouvelle populaire, et l'attente devint générale. Les
amis de saint Bernard alarmés lui représentèrent tout le danger de
son absence, quelle confiance elle inspirerait à son adversaire, quel
découragement à ses partisans, combien cet abandon apparent d'une si
juste cause lui pourrait nuire et donner de chances au triomphe de
l'erreur. L'abbé céda; il consentit avec regret à paraître au concile;
mais il assure qu'il ne put retenir ses larmes. Il partit pour Sens,
le coeur triste, sans préparer ni argumentation ni discours, mais se
répétant sans cesse cette parole de l'Évangile: _Ne préméditez pas votre
réponse, elle vous sera donnée à l'heure de parler_, et cette autre du
psalmiste: _Dieu est mon soutien; je ne craindrai pas ce qu'un homme
peut me faire[257]._ Mais s'il ne se préparait point pour le débat, il
avait tout disposé pour le jugement. De toutes parts, des évêques, des
abbés, des religieux, des maîtres en théologie, enfin des clercs versés
dans les lettres avaient été convoqués. Thibauld, comte palatin de
Champagne, cher à l'Église pour ses pieuses fondations; Guillaume, comte
de Nevers, célèbre par sa piété, qui lui fit un jour abandonner le monde
pour devenir chartreux[258]; d'autres nobles personnages se rendaient à
Sens.

[Note 257: _Id._ ep. CLXXXIX--Math., X, 10.--Ps. CXVII, 6.--_Ex vit.
et veb. gest. S. Bern._, auct. Gaufrid. abb. _Rec. des Hist._, t. XIV,
p. 371 et 372.]

[Note 258: Ex _chron. turonens. Rec. des Hist._, t. XII, p. 471.]

Le roi devait, avec ses grands officiers, assister au concile. Henry
dit le Sanglier, d'une noble famille de Boisrogues, archevêque de Sens,
devait le présider; il était là, environné de tous les évêques de sa
province, excepté ceux de Paris et de Nevers[259]; et Samson des Prés,
archevêque de Reims, avec trois de ses suffragants, devait siéger à côté
de lui. Les prélats qui suivaient le premier étaient d'abord Geoffroi de
Chartres, sans nul doute l'homme le plus considérable de tout le corps
épiscopal, quoiqu'il ne paraisse avoir joué cette fois aucun rôle;
Hugues III, évêque d'Auxerre, Hélias, évêque d'Orléans, Atton, évêque
de Troyes, Manassès II, évêque de Meaux. Les prélats de la province de
Reims étaient Alvise, évêque d'Arras, Geoffroi de Châlons et Joslen
de Soissons, celui que nous avons vu, vingt ou trente ans auparavant,
enseigner à tout risque d'hérésie une variété du nominalisme sur
la montagne Sainte-Geneviève[260]. A leur suite, une multitude
d'ecclésiastiques, abbés, prieurs, doyens, archidiacres, écolâtres,
avaient envahi la ville[261], et pour la plupart animés de l'esprit de
saint Bernard, ils le propageaient dans la foule. Sens était une cité
tout ecclésiastique, la métropole de Paris, et presque la métropole
des Gaules septentrionales; l'influence épiscopale y régnait
toute-puissante, et le peuple était dès longtemps préparé à entendre
appeler Abélard des noms d'Antechrist et de Satan, lorsqu'il vit entrer
dans ses murs d'un côté saint Bernard seul, triste, souffrant, les yeux
baissés, couvert de la robe grossière de Clairvaux, et précédé d'une
renommée de sainteté merveilleuse; de l'autre, Abélard, qui, malgré son
âge et ses maux, portait encore avec fierté une tête belle et détruite,
et marchait entouré de ses disciples à l'aspect quelque peu profane.
Partout où passait le saint abbé, on voyait les genoux fléchir, les
fronts s'incliner sous la bénédiction de la main dont on racontait les
miracles. Sur les pas d'Abélard, ceux qu'attirait la curiosité étaient
presqu'aussitôt repoussés par l'effroi.

[Note 259: «Henricus cognomine Aper.... (Guill. Nang. _Chron., Rec.
des Hist._, t. XX, p. 727.) On ignore les motifs de l'absence d'Etienne
de Senlis, évêque de Paris, et de Fromond, évêque de Nevers.]

[Note 260: _Gall. Christ._, t. VIII, p. 1134, 1448, 1613; t. XII, p.
44 et passim.--Voyez aussi ci-dessus, p. 23 et ci-après l. II, c. VII et
X.]

[Note 261: Loc. cit., et S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII.]

Les actes du concile de Sens n'existent plus. Les scènes intérieures
n'en ont été nulle part fidèlement décrites. Nous ne savons que quelques
faits succinctement indiqués par saint Bernard et les évêques. Il faut
les raconter après eux.

Le premier jour, 2 juin 1140[262], c'était un dimanche (on l'appelait
alors le jour de l'octave de la Pentecôte, car la fête de la Trinité n'a
été fondée qu'au XVe siècle), on s'occupa de l'adoration des reliques
qui furent exposées à la vénération des fidèles. Le roi les visita
pieusement, disent les écrivains ecclésiastiques, et se les fit montrer
et expliquer par saint Bernard[263]. Ce fut une grande solennité rendue
plus imposante par une pompe royale, épiscopale, guerrière, et dont
l'effet était tout favorable à l'Église, qui faisait ainsi parler
la religion à l'imagination populaire, tandis que la théologie
philosophique ne s'adressait qu'à l'intelligence. D'un côté, une vaste
cathédrale, des débris sacrés dans une châsse étincelante, la mitre et
la couronne, la crosse et le sceptre, la croix et l'épée, les vêtements
de soie et d'or des pontifes, les robes fleurdelisées, les dalmatiques
blasonnées, les chants religieux qui semblent s'élever vers le ciel
avec la fumée de l'encens, le bruit de l'armure des guerriers qui
s'agenouillent; enfin au milieu de ces pieuses magnificences, un moine
austère et charitable que la voix populaire sanctifie avant l'Église; et
de l'autre, un homme d'une renommée étrange et suspecte, célèbre par de
tristes aventures, par des tentatives stériles, par des humiliations
bizarres, à la fois altier et faible, n'ayant jamais pris que des
positions téméraires sans en avoir su garder aucune, appuyé seulement
par une bande de bruyants disciples, simples sans humilité, fiers sans
puissance, n'ayant ni les grandeurs du monde ni celles de l'Église,
libres d'esprit, ce qui ne plaît à personne, si ce n'est l'avant-veille
des révolutions.

[Note 262: J'ignore sur quel fondement un auteur dit que le concile
s'ouvrit le 11 janvier. Les témoignages authentiques donnent une date
certaine, l'octave de la Pentecôte. Or, l'année 1140, Pâques était le
7 avril. (Du Cange, art. _Annus_.) Selon notre manière de compter, la
Pentecôte devait être le 20 mai. Du reste, comme il n'existe pas de
procès-verbaux de cette assemblée, on en refait l'histoire avec les
lettres de saint Bernard et des fragments d'historiens. Nous ne voyons
aucune raison pour renvoyer le concile de Sens, comme le veulent les
Bollandistes, à l'année 1141. (Cf. _Act. concilior_., t. VI, pars II,
p. 1219.--Philip. Labbaei _Sacr. concil._, t. X, p. 1018.--_Anal. des
concil_., par le père Richard, t. V, suppl.--_Act. sanct_., t. III, p.
196.)]

[Note 263: _Alan, episc. autiss. in Vit. S. Bern_., c. XXVI. _Rec.
des Hist_., t. XIV, p. 371.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 40.]

Le lendemain, le concile s'ouvrit dans l'église métropolitaine de
Saint-Étienne. Les pères étaient assis en présence du roi sur son trône.
Seigneurs, moines, docteurs, prêtres, tous attendaient en silence.
L'émotion intérieure d'une grande curiosité agitait tous les esprits.
L'anxiété attentive redoubla lorsqu'Abélard parut. Il traversait
la foule des assistants qui s'ouvrait pour lui faire place,
lorsqu'apercevant parmi eux Gilbert de la Porrée qui le regardait d'un
air d'intelligence, il lui fit un signe et lui dit ce vers d'Horace en
passant:

  Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet,

prédisant ainsi le synode de Paris où, sept ans après, saint Bernard
devait, pour des nouveautés analogues, poursuivre le subtil prélat[264].

[Note 264: Hor. _Epist._ I, XVIII, 84.--Vincent. Bellov., _Biblioth.
Mund._, t. IV; _Spec. historial._, l. XXVII, c. lxxxvi, p. 1127.--Gaufr.
aulissiod. _Vit. S. Bern., Rec. des Hist._, t. XIV, p. 372.--_Hist.
litt._, t. XII. p. 467.]

Abélard s'arrêta au milieu de l'assemblée. En face de lui, dans une
chaire qu'on montrait encore avant la révolution, saint Bernard était
debout, acceptant le rôle de promoteur, c'est-à-dire d'accusateur devant
le concile qu'il semblait présider[265]. Il tenait à la main les
livres incriminés; dix-sept propositions en avaient été extraites, qui
renfermaient des hérésies ou des erreurs contre la foi. Saint Bernard
ordonna qu'on les lût à voix haute. Mais à peine cette lecture
était-elle commencée qu'Abélard l'interrompit, s'écriant qu'il ne
voulait rien entendre, qu'il ne reconnaissait pour juge que le pontife
de Rome, et il sortit[266].

[Note 265: _Recherches hist. sur la ville de Sens_, par M. Th.
Tarbé, 1838, c. xxi.--D'Amboise signale comme une irrégularité de la
procédure que l'accusateur ait été saint Bernard, qui n'était pas de la
même province ecclésiastique qu'Abélard. Un _accusateur idoine_, dit-il,
devait être choisi dans la province de Tours où était située l'abbaye de
Saint-Gildas. Mais ce n'est point comme abbé de Saint-Gildas, c'est pour
des opinions publiées dans la province de Sens et de Reims qu'Abélard
était poursuivi. Seulement il peut paraître singulier que dans un
concile composé de prélats de ces deux provinces, un si grand rôle ait
été donné à un homme qui n'était ni de l'une ni de l'autre; car l'abbé
de Clairvaux était du diocèse de Langres, province Lyonnaise première.
(_Ab. Op._, praef. apol.)]

[Note 266: On n'est point parfaitement d'accord sur les détails de
cet événement; je suis le récit adressé par saint Bernard au pape. Celui
des évêques y est à peu près conforme; seulement ils ajoutent que cette
lecture avait pour but de mettre Abélard en mesure de s'expliquer et
de se défendre. Mais il se pouvait qu'on n'eût que l'intention de lui
demander s'il avouait ou désavouait les articles; car c'était l'opinion
et le conseil de saint Bernard: «Dicebam sufficere scripta ejus ad
accusandum eum.» (S. Bern., _Op._, ep. CLXXXIX, _ad pap. Innoc._--Ep.
CXCI, _Remens. arch. ad eumd._--Ep. CCCXXXVII, _Senon. arch. ad
eumd._.--Gaufrid. _Ex lit. S. Bern._, l. III, _Rec. des Hist._, t. XIV,
p. 371.)]

Qu'avait-il éprouvé, qu'avait-il voulu? Était-ce une fuite? Était-ce une
inspiration soudaine, un projet réfléchi, une tactique, une faiblesse?
On ne le sait pas. Il fut miraculeusement frappé, disent les légendaires
de saint Bernard, et Dieu rendit muet sur la place celui dont la parole
avait été soixante ans puissante et funeste. Suivant d'autres narrateurs
moins crédules, il fut troublé devant cette assemblée si auguste, devant
cet adversaire si saint et si grand, et l'erreur perdit mémoire et
courage en présence de la vérité personnifiée[267]. Certes, on ne croira
pas qu'Abélard fût venu jusqu'au milieu du concile qu'il avait en
quelque sorte convoqué lui-même, avec le dessein de se taire au
jour marqué pour la parole, et d'éviter solennellement un combat
solennellement demandé. Le désir de suspendre toute querelle en
ajournant et en déplaçant le jugement ne saurait avoir dès l'origine
déterminé sa conduite[268]. Mais nous savons qu'il était imprudent et
affaibli, téméraire pour entreprendre et facile à émouvoir. «Il n'avait
nulle audace pour l'action,» dit un historien, «quoiqu'il en eût
beaucoup dans l'esprit[269].» Du moment qu'il mit le pied dans la ville
de Sens, il ne vit que des yeux ennemis; on le menaçait d'une sédition
populaire[270]. Il lisait son arrêt écrit sur le front de ses juges.
Qu'il se tournât vers le pouvoir ou spirituel on temporel, point
d'espérance. On ne lui offrait pas une controverse en règle, engagée
entre docteurs égaux; on lui signifiait une accusation, on le sommait
d'un désaveu, d'une rétractation, ou peut-être d'une défense; mais tout
débat eût été oiseux, toute éloquence impuissante. En essayant de se
justifier, il n'aurait fait qu'accepter et aggraver sa défaite. D'un
autre côté, il espérait en l'appui de la cour de Rome, et savait
que c'était là le plus grand souci de ses adversaires. Le trouble,
l'orgueil, la crainte et la vengeance se réunirent pour lui suggérer
ensemble la pensée d'échapper ainsi à un péril certain, d'embarrasser
ses ennemis, d'annuler d'avance l'effet de leur jugement. Comme saint
Paul sans espoir devant les magistrats de Jérusalem, il se crut le droit
d'en appeler à César et de citer à leur tour ses juges inquiets devant
le tribunal de Rome.

[Note 267: _Id. ibid._, p. 372.--_Hist. de saint Bernard_, par M.
l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 38.--Le P. Longueval, _Hist. de
l'Égl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 28.]

[Note 268: C'est pourtant l'opinion de D. Martène dans les _Annales
de l'ordre de Saint-Benoît_, t. VI, p. 324.]

[Note 269: Crevier, _Hist. de l'Univ_., t. I, l. I, § 2, p. 186.]

[Note 270: Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.]

On peut admettre qu'Abélard, appréciant sa position, s'était dit,
avant d'entrer au concile, que suivant l'aspect de la séance et son
inspiration du moment, il parlerait ou refuserait de répondre. Mais nul
ne s'attendait à ce dernier parti, et cet incident si imprévu causa
d'abord beaucoup d'émotion. Le concile embarrassé hésita sur ce qu'il
devait faire. Sa compétence paraissait douteuse: car le titulaire
d'une abbaye de Bretagne pouvait, comme tel, n'être justiciable que de
l'archevêque de Tours. A la vérité, il avait lui-même choisi ses juges
et reconnu par là leur juridiction, et en qualité de fondateur ou de
chapelain du Paraclet, il pouvait être regardé comme prêtre du diocèse
de Troyes[271]. Mais il avait pris le concile moins pour juge que pour
témoin de sa controverse avec saint Bernard; jamais il n'avait
accepté le rôle d'accusé. Et s'il était accusé, comment le juger sans
l'entendre, sans savoir même s'il reconnaissait pour siennes les
opinions dénoncées? D'ailleurs, l'appel au pape n'était-il pas
suspensif, et ne risquait-on point, en passant outre, de blesser le
saint-siège, dont les dispositions étaient déjà si douteuses?

[Note 271: Mabillon, _S. Bern. Op._; Not., fus. in ep. CLXXXVII, p.
LXV.--Le P. Longueval, _Hist. de l'Égl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 22.]

Cependant, si le concile se séparait sans statuer, et qu'il se récusât
ainsi lui-même, la victoire d'Abélard était complète, et l'Église, celle
de France du moins, prononçait sa propre condamnation. C'était une faute
grave que saint Bernard ne pouvait commettre, et pour l'autorité une
mortelle atteinte qu'il ne pouvait souffrir. Il décida aisément le
concile à s'en défendre.

On se rappelle comment l'assemblée était composée. Geoffroi de Chartres,
qui peut-être n'eût pas engagé l'affaire, et qui était seul en mesure
de rivaliser d'influence avec l'abbé de Clairvaux, n'avait garde de
lui résister, et occupait désormais un rang trop important dans le
gouvernement de l'Église pour mettre au-dessus des intérêts de son
ordre les inspirations naturelles de sa modération et de son équité.
L'archevêque de Sens pouvait hésiter; car trois ans à peine s'étaient
écoulés depuis qu'il avait été suspendu par Innocent II, pour ne s'être
pas arrêté devant un appel au pape dans une question de droit canonique
sur la validité d'un mariage; mais ses débuts dans la carrière
épiscopale n'avaient pas été édifiants; sa réforme était en partie
l'oeuvre de saint Bernard qui, après lui avoir adressé, pour l'y
confirmer un traité sur _le devoir des évêques_, s'était maintenu dans
l'usage de le gourmander sévèrement toutes les fois qu'un caractère
violent et capricieux l'entraînait à quelque faute. «La justice a péri
dans votre coeur,» lui écrivait-il un jour. C'était là le premier des
juges d'Abélard[272]. Quant à l'archevêque de Reims, élu depuis peu et
malgré le roi, qui résista longtemps à son installation, il n'avait
à grand'peine obtenu sa confirmation définitive que par l'énergique
intervention du saint abbé, dont il se regardait comme la créature[273].
Atton, l'évêque de Troyes, avait été l'ami d'Abélard; il l'avait protégé
dans ses premiers malheurs; il lui devait, ce semble, un peu d'appui,
étant dans l'Église plutôt du parti de Pierre le Vénérable que de celui
de saint Bernard. Mais qui sait s'il ne se croyait point suspect par ses
antécédents mêmes, et s'il ne fut pas d'autant plus prompt à déserter
son ancien ami qu'il était plus naturellement appelé à le défendre?
D'ailleurs, il se peut qu'il n'eût qu'une position faible et compromise
dans le clergé, ainsi que l'évêque d'Orléans Hélias, s'il faut en croire
un récit contesté, d'après lequel tous deux auraient été huit ans plus
tard déposés par le concile de Reims[274]. Hugues de Mâcon, évêque
d'Auxerre, parent de saint Bernard, un des trente qui étaient entrés à
Cîteaux avec lui, vingt-sept années auparavant, ne devait voir que par
ses yeux et penser que par son esprit[275]. On sait peu de chose de
l'évêque de Meaux. Celui d'Arras, Alvise, est désigné par un défenseur
d'Abélard comme un des moins habiles et des plus prévenus. On croit
qu'il était frère de Suger, et il avait été abbé d'Anchin, monastère
dirigé longtemps par Gosvin, un des constants ennemis de notre
philosophe[276]. Le maître de Gosvin, Joslen, évêque de Soissons, en sa
qualité d'ancien professeur de dialectique, aurait bien pu se montrer
facile en matière d'hérésie, mais il avait été rival d'Abélard sur la
montagne Sainte-Geneviève, et collègue de saint Bernard, dans la
mission que celui-ci reçut d'Innocent II, en 1131, pour aller convertir
l'Aquitaine à son autorité[277]. L'évêque de Châlons, Geoffroi Cou de
Cerf, était cet ancien abbé de Saint-Médard que le concile de Soissons
avait chargé de détenir et de discipliner Abélard; et lui aussi,
il devait, à la recommandation de saint Bernard, sa promotion à
l'épiscopat[278]. On ne voit pas d'où aurait pu venir au trop faible
et trop redoutable accusé la protection, la bienveillance ou même
l'impartialité.

[Note 272: Henry le Sanglier avait mené une vie mondaine depuis son
élection en 1122 jusqu'en 1126. Ramené à plus de régularité par Geoffroi
de Chartres et par Burchard de Meaux, il passa sous la tutelle de saint
Bernard, qui le défendit auprès du pape et contre le roi. Voyez surtout
celle de ses lettres qui est devenue le traité _de officio episcoporum_
(1127), et celle où le saint traite l'archevêque si durement pour avoir
déposé un archidiacre, l'accusant de provoquer ses adversaires et
d'offenser ses protecteurs (1136). «Vous amenez des pieds et des mains
votre déposition,» ajoute-t-il. «Ita ne putatis perlisse justitiam de
toto orbe, sicut de vestro corde?» (S. Bern. _Op._, ep. XLII, XLIX et
CLXXXII. Opusc. II, t. II, p. 460.--_Hist. litt._, t. XII suppl., p. 134
et 228.--_Gall. Christ._, t. XII, p. 46 et pars II, Instrum. p. 33.)]

[Note 273: S. Bernard. _Op._, ep. CLXX, p. 108 in not.--_Gall.
Christ._, t. IX, p. 86.]

[Note 274: Alberic., _Ex Chronic., Rec. des Hist_., t. XIII, p.
701.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 499; t. VIII, p. 1449.--_Hist. litt_.,
t. XII, p. 227.]

[Note 275: _Gall., Christ_., t. XII, p. 292.--_Hist. litt_., t. XII,
p. 408 et XII, suppl., p. 7.]

[Note 276: C'est à lui, en effet, ou à Joslen que D. Brial applique
le passage où Bérenger se moque d'un prélat d'un renom célèbre, d'une
grande autorité dans le concile, qui aurait, après avoir bu plus que
de raison, fait une harangue assez vive contre Abélard. (_Ab. Op_., p.
306.--Cf. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 297.--_Gall. Christ_., édit.
I, 1056, t. II, p. 216.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 71, et t. XII, p.
361.--Voyez ci-dessus, p. 24 et 98.)]

[Note 277: _Gall. Christ_., t. IX, p. 357.--_Hist. litt_., t. XII,
p. 412. Voyez ci-dessus, p. 23.]

[Note 278: _Gall. Christ._, t. IX, p. 879.--_Hist. litt._, t. XII,
p. 186; voyez ci-dessus, p. 95.]

Saint Bernard n'eut donc aucune peine à faire prévaloir sa volonté, qui
paraissait conforme aux intérêts de l'Église et de l'autorité. Dans la
délibération du jour qui suivit la comparution et la retraite d'Abélard,
il fut décidé que l'on continuerait à juger la doctrine, à défaut du
docteur, et que sans examiner si l'appel était régulier, en laissant
aller la personne par respect pour le saint-siège, à qui elle
appartenait désormais, on statuerait sur les dogmes. Il fut dit que ces
dogmes, extraits d'ouvrages non désavoués, avaient été notoirement et à
diverses reprises enseignés au public, et que l'intérêt le plus pressant
était de les ruiner dans les esprits, qu'ils avaient commencé de
corrompre[279]. Plusieurs pères, mais surtout saint Bernard, apportèrent
des autorités nombreuses, et nommément celle de saint Augustin, en
preuve des hérésies contenues dans les propositions accusées. Elles
furent déclarées pernicieuses, manifestement condamnables, opposées à
la foi, contraires à la vérité, ouvertement hérétiques[280]. On dit
qu'Abélard quitta la ville le jour où la condamnation fut prononcée.

[Note 279: «Episcopi, Vestrae Reverentiae deferentes, nihil in
personam egerunt (S. Bern. _Op._, ep. CXC). Licet appellatio ista minus
canonica videretur, sedi tamen apostolicae deferentes, in personam
hominis nullam voluimus proferre sententiam.» (Ep. CCCXXXVII.)]

[Note 280: «Errorem perniciosissimum et plane
damnabilem.--Sententias.... «haereticas evidentissime comprobatas (ep.
CCCXXXVI). Fidei adversantia, contraria veritati.» (Ep. CLXXXIX.)]

«Ses adversaires,» dit Brucker[281], «ne purent ni supporter ni pénétrer
les nuages dont il enveloppait des vérités simples; la superstition,
l'ignorance, l'hypocrisie, l'envie, trouvèrent matière à persécuter
cruellement un homme si digne de temps et de destins meilleurs. Il a le
droit d'être compté parmi les martyrs de la philosophie.»

[Note 281: _Hist. crit. phil._, t. III, p. 764.]

Cette condamnation embrassait quatorze des dix-sept propositions qui lui
étaient attribuées. Elles étaient données comme extraites de ses écrits;
le premier, sa _Théologie_ (et ce titre comprenait probablement deux
ouvrages, l'_Introduction_ et la _Théologie chrétienne_); le second, le
_Connais-toi toi-même_ ou son traité de morale. Le troisième était _le
Livre des Sentences_, ouvrage qu'il a toujours désavoué; l'on ne connaît
en effet aucun livre de lui qui porte ce titre[282].

[Note 282: On trouve ces propositions diversement classées et
rédigées dans divers recueils (_Ab. Op._, praefat., pars II, ep. XX;
_Apolog._, p. 830.--_Thes. nov. anecd._, t. V. _Theol. Christ., Observ.
praev._, p. 1149.--S. Bernard. _Op._, ep. CLXXXVIII). Elles différent
peu pour le fond de l'extrait dressé par Guillaume de Saint-Thierry.
Le texte, qui fut envoyé à Rome et sur lequel le pape prononça, a été
retrouva au Vatican par Jean Durand, bénédictin, et publié par Mabillon.
On croit que c'est le texte qui était joint à la grande lettre de saint
Bernard. (Ep. CXC, seu _Tractatus_, etc. Opusc. XI.) Je crois plutôt que
c'est l'extrait annoncé à la fin de la lettre des évêques de France
(ep. CCCXXXVII); il contient quatorze articles représentés par quatorze
fragments textuels d'Abélard. (S. Bern. _Op._, t. II, Opusc. XI, p.
640.) Les opinions qui y sont exprimées ont été discutées souvent.
(Voyez Dupin, _Hist. des controverses_, XIIe siècle, c. VII, p.
360.--Le père Noël Alexandre, _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p.
787.--Duplessis d'Argentré, _Collec. Judicior. de nov. error._, t. I, p.
21.--Gervaise, _Hist. d'Abell._, t. II, t. V, p, 162.--Les auteurs du
_Thesaur. anecd._, t. V, p. 1148, et ceux de l'_Histoire littéraire_,
t. XII, p. 118 et suiv. et 138; enfin la troisième partie du présent
ouvrage.) Quant aux écrits dénoncés, il faut en rayer _le Livre des
Sentences_ ou _Sententiae Divinitatis_, recueil qui courait sous son
nom, qu'il a formellement désavoué et qu'on lui attribuait encore à
l'époque où Gautier de Saint-Victor écrivait contre lui en même temps
que contre P. Lombard, Gilbert de la Porrée, et Pierre de Poitiers.
(Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, p. 631.) Ce nom de Livre des Sentences
était assez commun alors. (_Ab. Op., Apolog.,_ p. 333; Not., p.
1159.--_Hist. litt._ t. X, p. 313, et t. XII, p. 137.)]

Quoique les quatorze propositions ne se retrouvent pas toutes
littéralement dans le texte des écrits qui nous sont restés, elles sont
en général authentiques, et les apologistes d'Abélard ont eu tort de les
contester.

Parmi les maximes condamnées, les principales sont les suivantes:

I. Dans la Trinité, le Père a la toute-puissance, le Fils la sagesse, et
le Saint-Esprit la charité; chacune de ces propriétés désigne chacune
des personnes, de sorte qu'en logique rigoureuse la propriété qui
distingue une des personnes semble manquer aux deux autres. Abélard
ne dit pas cela, mais il avance au moins que le Père a la puissance
parfaite, le Fils quelque puissance, le Saint-Esprit nulle puissance.
Le Fils est de la substance du Père, puisqu'il en est engendré; le
Saint-Esprit n'est pas de la substance du Père, puisqu'il ne fait que
procéder du Père et du Fils. Une personne est à l'autre comme l'espèce
est au genre, comme la forme est à la matière. C'est là ce que saint
Bernard appelle introduire des degrés dans la Trinité, et sur ce chef,
il accuse Abélard de l'hérésie d'Arius[283]. C'est ce que d'autres ont
appelé réduire à l'unité les personnes divines, et sur ce chef, Abélard
a été accusé de l'hérésie de Sabellius[284].

[Note 283: «Theologus noster cum Ario gradus et scalas in Trinitate
disponit.» (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX. Voyez aussi les lettres CXCII,
CCCXXXI, CCCXXXII, CCCXXXVI, CCCXXXVIII.)]

[Note 284: Guillelm. S. Theod. _Disput. adv. Ab._, c. II et III.
_Biblioth. cist._, t. IV.--Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c.
XLVII.--Mabillon, _S. Bernard. Op._, vol. I, t. II, p. 640.--Bayle,
_Dict. crit._, art. _Abélard.--Hist. litt._, t. XII, p. 139.]

II. L'Homme-Dieu ou le Christ ne peut être appelé à ce titre une
personne de la Trinité. C'est pour cette parole que saint Bernard accuse
Abélard de s'exprimer sur la personne du Christ comme Nestorius[285].

[Note 285: Voyez les lettres déjà citées.--Il faut bien remarquer
qu'il ne s'agit ici que du Dieu fait homme, ou du Fils de Dieu en tant
que Jésus-Christ. Car pour le Verbe ou Fils de Dieu, considéré comme
tel, il n'y a pas dans tout Abélard un mot qui affaiblisse en lui un
seul des caractères de la divinité.]

III. Dieu ne fait pas plus pour celui qui est sauvé que pour celui qui
ne l'est pas, tant que l'un et l'autre n'a pas de lui-même consenti à la
grâce divine; d'où il suit, que par les forces du libre arbitre et de la
raison, l'homme peut rechercher la grâce, s'y attacher, y consentir,
ou en d'autres termes, qu'une grâce spéciale n'est pas nécessaire pour
obtenir la grâce. C'est sur ce point que saint Bernard accuse Abélard,
quand il parle de la grâce, de tomber dans l'hérésie de Pelage[286].

[Note 286: Voyez les mêmes lettres.]

IV. Jésus-Christ ne nous a sauvés que par son exemple, par les
perfections dont il nous a donné le divin modèle, et par la
reconnaissance et l'amour que doit nous inspirer son sacrifice.

V. Dieu ne pouvait empêcher le mal, puisqu'il l'a permis, c'est-à-dire
qu'étant la perfection même, il ne pouvait par sa propre nature faire ce
qu'il a fait autrement qu'il ne l'a fait.

VI. Ce n'est pas dans l'oeuvre que réside le péché, mais dans la
volonté, ou plutôt dans l'intention ou le consentement donné sciemment
au mal, de sorte que l'oeuvre en elle-même ne nous rend ni meilleurs ni
pires, que l'ignorance exclut le péché, et que le péché n'est ni dans
l'acte, ni dans la tentation, ni dans la concupiscence, ni dans le
plaisir.

On doit entrevoir la portée de ces idées. A l'exception de la seconde
qui nous paraît sans importance (car on ne voit pas ce qu'il y a de mal
à dire subtilement que, Jésus-Christ n'étant que le nom humain du Fils
ou le nom du Verbe fait homme, ce n'est pas en tant que Jésus-Christ
que le Fils est une personne de la Trinité), toutes ces maximes ont une
certaine gravité, et peuvent recevoir un sens qui compromette des dogmes
fondamentaux. Il serait oiseux de les discuter ici; nous l'avons fait
ailleurs[287]. Nous ne contesterons point que les principales opinions
incriminées ne se trouvent au moins en principe dans les écrits
d'Abélard, et qu'interprétées avec une rigueur absolue, poussées à leur
extrême limite, elles ne soient hérétiques, du moins par certaines de
leurs conséquences. Mais nous affirmons, en pleine connaissance de
cause, qu'elles n'ont en général dans ses livres ni la gravité ni le
caractère qu'elles présentent comme citations isolées et dans la
forme arrêtée d'une rédaction sommaire. Elles sont, chez leur
auteur, tempérées par des déclarations positives, modifiées par des
développements ou des restrictions, qui permettent ou de les absoudre,
ou de les excuser, ou de les réduire à des inexactitudes de langage. Les
modernes censeurs d'Abélard ne nient même pas qu'elles puissent être
ramenées à un sens catholique; et aucun n'affirme qu'il ait voulu
innover an fond ni sciemment sortir de l'unité[288]. Cela suffit pour
que le jugement qui le frappa soit condamné. Vainement le concile
prétend-il avoir épargné la personne, pour ne juger que les doctrines;
c'est la personne, bien plus que les doctrines, qu'il a poursuivie. Dans
un autre temps, chez un autre homme, il les aurait tolérées. Ce n'est
pas la pensée abstraite d'Abélard, c'est sa pensée vivante et remuante;
ce n'est pas son système, c'est son influence que ses juges ont voulu
anéantir[289]. Ce n'est pas la vérité éternelle, mais la situation
accidentelle de l'Église qu'ils ont défendue. La puissance d'un génie
inquiétant et réfractaire, dans le passé d'humiliantes victoires, dans
l'avenir une tendance dangereuse, dans le présent une émotion générale
des esprits impatients du joug, tels sont les graves motifs qui
s'unirent aux inévitables passions humaines, pour déterminer la
politique religieuse de saint Bernard et du concile qui lui servit
d'instrument.

[Note 287: Voyez la troisième partie de cet ouvrage.]

[Note 288: Voyez Martène et Durand. (_Thes. nov. anecd._, t. V,
praefat.) Les propositions d'Abélard, disent-ils, ne peuvent qu'à
grand'peine être ramenées à un sens catholique, et devaient être
condamnées du moment qu'il refusait de les expliquer. Mabillon,
l'éditeur et l'apologiste de saint Bernard, ne veut pas qu'on classe
Abélard parmi les hérétiques, mais seulement parmi les errants, «inter
errantes» et plus loin: «Nolumus Abaelardum haereticum; sufficit pro
Bernardi causa cum fuisse in quibusdam errantem; quod Abaelardus non
diffitetur.» (S. Bern. _Op._, praefat. § 5, 51, 55, et vol. I, t. II,
Admon. in opusc. XI.) Mais ce que Mabillon accorde suffit aussi pour
que l'on condamne la violence de saint Bernard. Tout ces bénédictins
paraissent au fond réduire les torts d'Abélard à de mauvaises
expressions. L'auteur de son article dans l'_Histoire littéraire_, si
malveillant pour lui, ne lui impute pas comme hérésies intentionnelles
les erreurs qu'on peut tirer de ses expressions (t. XII, p. 139); et
M. l'abbé Ratisbonne, plus équitable encore, lui reconnaît «un respect
sincère pour l'Église et une foi vive et docile.» (_Hist. de saint
Bern,_, t. II, c. XXVIII, p. 24.) Les questions d'hérésie me paraissent
discutées avec soin et modération par le père Alexandre Noël qui conclut
ainsi: «Non est censendus haereticus; nusquam errores suos pertinaciter
propugnavit.» (Natal. Alex. _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p.
787-803.) Toutes ces opinions, et je n'ai cité que des autorités qui
ne prennent point parti pour Abélard, contiennent ainsi une censure
indirecte de la décision du concile.]

[Note 289: «Quia homo ille multitudinem trahit post se et populum
qui sibi credat habet, necesse est ut huic contagio celeri remedio
occurratis.» (_Lett. des évêq. au pape._ S. Bern., ep. CLXXXI.)]

La politique religieuse, en effet, n'agit pas seule. Il faut, dans ce
jugement, faire une grande part à la vieille haine qui avait poursuivi
Abélard dès le début de sa carrière et que ses premiers ennemis, en
disparaissant de la scène, avaient transmise à leurs successeurs.
La jalousie qui s'acharna contre lui est historiquement établie. La
modération même des peines prononcées prouve bien qu'on ne pensait pas
de lui tout le mal qu'on en disait; car dès cette époque, le sacrilège
et le blasphème encouraient de plus rudes châtiments. On ne voulait
évidemment que deux choses, son impuissance et son humiliation. Il faut
remarquer, au reste, que le temps n'était pas venu encore où l'on vit
l'Église déployer systématiquement la dernière rigueur contre l'erreur
purement spéculative, et commander ou permettre les crimes qui ont plus
tard souillé sa cause. Le XIIe siècle était un temps de liberté de
penser relative, quand on le compare aux temps qui l'ont suivi.

Cependant, ni saint Bernard ni les pères du concile n'étaient
tranquilles sur les suites de leur décision. Que devait en penser Rome?
cette question les inquiétait. D'abord il ne paraît pas que plusieurs
des pères jouissent de ce côté-là d'une grande faveur, car, des deux
archevêques de Sens et de Reims, l'un avait encouru déjà une fois la
disgrâce du saint-siège; l'autre était destiné à se voir plus tard privé
du pallium, par jugement du pape Eugène III[290]. Puis, bien qu'on eût
admis que l'appel à la cour de Rome couvrait la personne d'Abélard, on
n'était pas sûr d'être approuvé par le souverain pontife pour avoir
passé outre au jugement des doctrines. L'abus de ces sortes d'appels,
fortement dénoncé par le clergé gallican, était constamment accueilli ou
encouragé par le saint-siège. Grégoire VII avait attiré à lui presque
toute la juridiction ecclésiastique, et le célèbre archevêque de Tours,
Hildebert, comme plus tard saint Bernard lui-même dans son traité de _la
Considération_, avait en vain réclamé contre cette compétence directe
et illimitée qui transformait la cour de Rome en tribunal unique de la
chrétienté[291]. Il est vrai qu'on alléguait contre l'appel interjeté
par Abélard que lui-même avait choisi ses juges, et qu'un concile
provincial demeure en tout état de cause juge de la doctrine d'un
théologien de son ressort. Mais ces raisons pouvaient n'être pas goûtées
à Rome, et les évêques ne doutaient pas qu'Abélard et ses amis n'y
missent tout en oeuvre pour faire condamner le clergé de France au
tribunal de saint Pierre. La modération a toujours été le caractère
et de la politique et de la religion de Rome, sauf dans quelques
circonstances extrêmes où l'autorité apostolique s'est vue directement
en péril. Sa conduite est connue; ardente, quand les églises nationales
sont tièdes, elle se montre sage et clémente quand celles-ci paraissent
passionnées; elle s'étudie à garder les formes d'une paternelle
protection. On a déjà vu qu'au sein du sacré collége Abélard comptait
des appuis et même des disciples. A leur tête était le cardinal Gui de
Castello[292], distingué par l'élévation de son esprit, sa douceur, sa
justice, et dont le crédit était grand; car c'est lui qui, quatre ans
après, fut pape sous le nom de Célestin II, trop tard pour le repos
d'Abélard, trop peu de temps peut-être pour l'Église et pour l'humanité.

[Note 290: _Gall. Christ._, t. IX, p. 86, et t. XII, p. 46.]

[Note 291: Cf. Gervaise, _Vie d'Ab._, t. II, l. V, p. 229.--_Rec.
des Hist. des Gaules_, t. XIV; i praefat., p. XVI.--S. Bern. _De
Considerat._ l. I, c. III.--Neander, _S. Bern. et son siècle_, l.
II.--Bergier, _Dict. de Théol._, art. _Papauté_; Not. XVI.]

[Note 292: Guido de Castello dans les lettres de saint Bernard; Guy
de Castellis, du Chatel, de Castel ou de Château, dans les historiens
français; son nom vient de la ville de Città di Castello dans la
légation de Pérouse. Nommé par Honorius II, cardinal-diacre au titre
de Sainte-Marie, _in via lata_, et par Innocent II, cardinal-prêtre
au titre de Saint-Marc, il s'éleva au souverain pontificat en 1143 et
mourut au bout de six mois. Les manuscrits des lettres de saint Bernard
portent qu'il était disciple d'Abélard, et Duboulai le désigne ainsi:
«Magister Guido de Castellis P. Abaelardi quondam discipulus,
ejusque defensor acerrimus.» (S. Bern. _Op._, ep. CXCII, p. 185 _in
not._--_Hist. Univ._, t. II, p. 212.)]

Mais saint Bernard avait encore plus d'amis auprès du saint-siége. Sa
réputation de sainteté, sa haute position et son influence active dans
le clergé, ses grands et récents services dans l'affaire du schisme, lui
assuraient en Italie une autorité qu'il s'occupa d'augmenter. D'abord
deux lettres synodiques furent adressées au saint-père, l'une par
l'archevêque de Sens et ses suffragants; l'autre au nom de l'archevêque
de Reims et des siens. Ces deux lettres sont évidemment écrites par
saint Bernard. La première surtout est importante; elle était connue au
Vatican sous le nom de la lettre des évêques de France[293]; c'est un
compte rendu de toute l'affaire. Après avoir déclaré qu'il n'y a de
ferme et de stable que ce qui est établi par l'autorité du siége
apostolique, on y rappelle les leçons et les compositions d'Abélard, et
l'impression qu'il avait produite, soit sur le public des écoles, soit
sur celui des villes, des bourgs et des châteaux, et le bruit qui en
était parvenu jusqu'à l'abbé de Clairvaux, et ses premières démarches
pleines de charité, de discrétion, et les bravades du novateur et de
ses disciples, forçant par un défi le synode à se réunir et Bernard à y
paraître. Puis, en termes fort succincts, les pères du concile exposent
ce qui s'y est passé; comment le _seigneur abbé_ a produit dans
l'assemblée le livre de théologie du maître Pierre, et les articles
dudit livre, notés comme absurdes et pleinement hérétiques, pour que
l'inculpé niât les avoir écrits, ou, s'il les avouait, les justifiât ou
les amendât; comment le maître Pierre Abélard parut alors se défier,
chercher un moyen d'évasion, et refusa de répondre; si bien qu'enfin et
quoique libre audience lui fût accordée, et qu'il fût en lieu sûr et
devant d'équitables juges, il en appela au saint-père en sa présence, et
sortit de l'assemblée avec les siens. Encore que cet appel, ajoute-t-on,
parût peu canonique, par déférence pour le siége apostolique, on n'a
point voulu prononcer de sentence contre l'homme lui-même. Mais, pour
mettre un terme à la propagation de l'erreur, on a statué sur les
doctrines, lues et relues souvent en des cours publics; elles étaient
notoires; elles étaient manifestement fausses et hérétiques; on les a
donc condamnées en elles-mêmes, et cela un jour avant l'appel fait au
saint-siége. Cette dernière circonstance n'est affirmée que dans cet
endroit et elle n'est guère conciliable avec les autres relations,
même avec celle de saint Bernard, même avec celle que contient cette
lettre[294]. Pour qu'elle soit exacte, en effet, il faut ou qu'Abélard
ait quitté la séance sans mot dire, ce que nul ne prétend, ou qu'on eût
par provision statué à huis-clos sur ses doctrines, avant de l'entendre
en personne, ou qu'enfin l'appel au pape n'ait paru consommé qu'après
avoir été régularisé par une déclaration écrite, admise comme valable
par le concile[295]. Quoi qu'il en soit, l'archevêque de Sens et son
clergé transmettent au pape, en finissant, les articles condamnés, et
«le supplient unanimement de confirmer leur sentence, de frapper d'un
juste châtiment ceux qui s'obstineraient par esprit de contention à les
défendre[296]; et quant au susdit Pierre, de lui imposer silence en lui
interdisant d'enseigner et d'écrire, et en supprimant ses livres.»

[Note 293: S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII, ad Innocent. pontif. in
persona Franciae episcop., Not. d.]

[Note 294: «Pridie ante factam ad vos appellationem damnavimus.»
Cette circonstance est en effet peu conciliable avec ces mots de la
portion antérieure du récit: «Respondere noluit ... ad vestram tamen,
sanctissisme pater, appellans praesentiam, cum suis a conventu
discessit.» (_id. ibid._ Voyez aussi les lettres CLXXXIX et CXCI.)]

[Note 295: Le père Longueval, _Hist. de l'Égl. gall._, t. IX, l.
XXV, p. 29.]

[Note 296: «Sententias eas perpetua damnatione notari et omnes qui
pervicaciter et contentiese illas defenderent justa poena muletari.»
(Ep. CCCXXXVII.)]

En même temps, Bernard écrit pour son compte au pape. Il se jette dans
ses bras avec tous les épanchements d'une âme navrée de douleur et d'un
chrétien au désespoir. Il est dégoûté de vivre, il ne sait s'il lui
serait utile de mourir[297]. Insensé! il croyait, après la mort de
Pierre de Léon, l'antipape, que l'Église était enfin tranquille et qu'il
allait vivre en repos; il ignorait qu'il habitait une vallée de larmes,
une terre d'oubli. La douleur est revenue, ses pleurs ont coulé à flots
comme les maux qu'il a soufferts. Un Goliath s'est levé, d'autant plus
hardi qu'il sentait bien qu'il n'y avait point de David: Goliath, c'est
Abélard, toujours avec son compagnon d'armes, Arnauld de Bresce. Puis
vient le récit des circonstances que l'on sait, et enfin une adjuration
véhémente adressée au successeur de Pierre: qu'il voie s'il est possible
que l'ennemi de la foi de Pierre trouve un refuge auprès du siége de
Pierre; qu'il se souvienne de ce qu'il doit à l'Église; qu'il écrase
la fureur des schismatiques; qu'il ne fasse pas moins que les grands
évêques, ses prédécesseurs, et saisisse, pendant qu'ils sont encore
petits, les renards qui dévorent la vigne du Seigneur.

[Note 297: «Taedet vivere et an mori expediat nescio.» (Ep.
CLXXXIX.)]

Un moine de Montier-Ramey, admis plus tard à Clairvaux, Nicolas,
secrétaire de l'abbé, son messager de prédilection pour les négociations
délicates, et qui avait alors toute sa confiance, quoiqu'il l'ait trahie
plus tard[298], fut chargé de porter ces lettres au pape, et d'y ajouter
de vive voix les commentaires convenables.

[Note 298: Montier-Ramey était une abbaye à quatre lieues de Troyes.
Nicolas était un homme instruit, lettré, habile, fort employé dans les
affaires de Rome, mais hypocrite, et que saint Bernard accusa plus tard
de vol et de faux. On a de lui des lettres assez intéressantes.» (S.
Bern. _Op._, ep. CLXXXIX et praefat., in t. III, vol. I, p. 711.--_Hist.
litt._, t. XIII, p. 553.)]

Ces lettres n'étaient pas les seules; il en est d'autres où le saint
s'exprime d'un ton différent, suivant la différence des correspondants.
Ainsi il s'adresse avec autorité au cardinal Grégoire Tarquin, comme
s'il n'avait pour le faire agir qu'à lui donner le signal, et qu'il le
pût traiter comme un religieux de son ordre, toujours prêt à lui obéir.
«Suivant votre coutume,» lui dit-il, «quand j'entre dans la cour (la
cour de Rome), vous devez vous lever pour moi. Levez-vous donc pour
ma cause ou plutôt pour la cause du Christ[299].» Quand il écrit au
cardinal Haimeric, qui était des Gaules, son ami, et de plus chancelier
de l'Église romaine[300], il lui parle gravement, presque politiquement,
et lui fait sentir en peu de mots ce qu'on doit en pareille occurrence
attendre du saint-siége. Il est moins à l'aise avec le cardinal Gui de
Castello: il l'appelle son vénérable seigneur et son père chéri, et d'un
ton mêlé de flatterie et de fermeté il lui témoigne l'espérance de ne
pas le voir aimer un homme au point d'aimer ses erreurs. Ce serait
injure que de le soupçonner d'une telle amitié, elle serait terrestre,
charnelle et diabolique; et il ajoute: «Ce n'est pas moi qui accuse
Abélard auprès du saint-père; c'est son livre qui l'accuse.... Un homme
qui ne voit rien en énigme, rien dans le miroir, mais qui regarde tout
face à face[301]!.... J'estimerais moins votre équité, si je vous priais
longtemps, dans la cause du Christ, de ne mettre personne avant le
Christ. Sachez-le seulement, parce qu'il vous est utile de le savoir,
vous à qui Dieu a donné la puissance: il importe à l'Église, il importe
à cet homme lui-même, qu'il lui soit imposé silence.»

[Note 299: Ep. CCCXXXIII, ad G. cardinalem.]

[Note 300: Haimeric, Bourguignon, de la ville de Châtillon, et
qu'on dit de la famille de Castries, cardinal-diacre du titre de
Sainte-Marie-Nouvelle. (S. Bern., ep. XV et CCCXXXVIII.)]

[Note 301: «Nihil videt per speculum et in aenigmate, sed facie ad
faciem omnia intuetur.» (Ep. CXCII, ad magistrum Guidonem de Castello.)]

Mais quand il parle au cardinal-prêtre Ives, son ami, qui ayant été
chanoine régulier de Saint-Victor de Paris pouvait comprendre et
partager ses sentiments, il épanche toutes ses colères contre Abélard;
là encore, c'est un moine sans règle, un supérieur sans soin, qui
ne sait ni imposer l'ordre ni s'y soumettre, un homme différent de
lui-même, Hérode au dedans, Jean-Baptiste au dehors, qui veut souiller
la chasteté de l'Église, fabricateur de mensonges, fauteur de dogmes
pervers, plus hérétique enfin par son opiniâtreté que par ses
erreurs[302].

[Note 302: Ep. CXCIII, ad magistrum Ivonem cardinalem.]

Mais en multipliant ces lettres habilement calculées pour intéresser à
sa cause tout ce que Rome avait de plus considérable, saint Bernard
ne voulait point se montrer étranger à la question de doctrine.
Indépendamment de la relation qu'il écrit pour le pape, il lui adresse
une épître, ou plutôt un traité où il examine et discute quelques-unes
des opinions d'Abélard[303]. Cette composition a été justement placée
parmi les meilleures de son auteur. Quoiqu'il n'y considère pas dans
leur ensemble, ni d'un point de vue fort élevé, les doctrines de son
adversaire, il prend sur lui à divers moments une supériorité véritable;
et dégagée des violences d'un langage injurieux qui altère et déshonore
la vérité même, sa pensée est souvent juste et quelquefois profonde.
Dans la discussion sur la Trinité, on peut l'accuser de n'avoir pas
équitablement pris l'opinion qu'il réfute. S'il ne la défigure pas,
du moins il l'exagère; et en isolant les expressions, il les rend
exclusives et plus suspectes qu'elles ne doivent l'être pour un esprit
de bonne foi. Mais dans l'examen de la nouvelle théorie de la Rédemption
il paraît avoir raison contre son rival; et l'esprit moderne qui
peut préférer l'idée d'Abélard ne saurait faire qu'elle fût l'idée
traditionnelle et partant orthodoxe de l'Église catholique. La Trinité
et la Rédemption sont les seuls dogmes spéciaux dont le saint s'occupe
avec étendue. Il glisse sur le reste, et se borne à caractériser d'une
manière générale l'esprit du rationalisme qui respire dans toute la
théologie d'Abélard. Là encore, il montre une vraie sagacité, et il
attaque l'intervention de la raison dans les choses de la foi avec une
force et une clairvoyance qui feraient envie à plusieurs des apologistes
de notre siècle, avec une rhétorique passionnée qui rappelle l'auteur
de l'_Essai sur l'indifférence en matière de religion_; c'est la même
éloquence, plus animée peut-être, quoique moins naturelle encore; c'est
la même vigueur sophistique; c'est, avec les idées que M. de la Mennais
n'a plus, le talent qu'il a toujours.

[Note 303: S. Bern. _Op._, ep. CXC, seu tractatus contra quaedam
capitula errorum Abaelardi, vol. I, t II, op. XI, p. 636.--_Ab. Op._,
p. 276. Voyez dans la suite de cet ouvrage le c. IV de la troisième
partie.]

Jamais plus active et plus soigneuse habileté n'a été déployée pour
perdre un homme, coupable seulement de dissidence et convaincu d'être
un contradicteur. A voir tant d'efforts empreints de tant de haine,
de ressentiment et d'orgueil, on se dit qu'il est heureux pour saint
Bernard d'avoir été un saint. Quiconque penserait et agirait ainsi pour
un intérêt quelconque de ce monde, même pour celui d'une politique
équitable et légitime, serait accusé de méchanceté dans la tyrannie; la
sainteté seule atténue, si elle ne les justifie, ces excès de l'âme. On
a grand tort d'attaquer les austérités que le christianisme prescrit.
Ces austérités héroïques sont seules capables de racheter devant Dieu
les vives passions que, ne pouvant les supprimer, le christianisme
détourne à son profit, et qu'il dévoue à sa cause. Saint Bernard
consacrait à Dieu ses passions, comme autrefois les templiers leur épée.

L'intérieur du parti qui poursuivait Abélard nous est mieux connu que le
parti d'Abélard lui-même, et que sa propre conduite, dans ces difficiles
circonstances. Peut-être le Vatican, qui nous a rendu le texte des
propositions déférées par le concile de Sens, contient-il encore, dans
ses mystérieuses archives, les lettres d'Abélard suppliant, et les
plaintes de ceux qui, croyant la vérité persécutée dans sa personne,
invoquaient la protection du chef de la chrétienté; mais tout cela nous
est inconnu. Nous ne possédons que les actes publics, deux confessions
de foi et une apologie qu'un de ses amis écrivit avec plus de chaleur
que de prudence. Encore ne sait-on pas bien la date de ces écrits, et
les auteurs ne sont pas d'accord. Racontons les faits dans l'ordre le
plus simple.

La décision de Rome demeura un temps incertaine. Mais les lettres de
saint Bernard au pape furent répandues dans le public, et l'on ne tarda
pas à les faire suivre du bruit de la condamnation; on l'annonçait avant
de l'avoir obtenue. Abélard, imparfaitement instruit de son sort, dut
redoubler de soins pour l'éviter et l'adoucir. Il comptait sur deux
appuis, l'opinion de la France et la faveur de Rome.

La première était moins unie qu'il ne pensait. L'énergie avec laquelle
on l'avait attaqué au nom de l'Église intimidait ceux qui n'étaient
qu'impartiaux, neutralisait dans le clergé une partie de ses amis, et
donnait à la querelle une gravité qui ne permettait plus de le suivre
ouvertement qu'aux convictions fortes ou passionnées. Toutefois, pendant
qu'il faisait sans doute jouer à Rome tous les ressorts qui le pouvaient
sauver, il ne négligea pas de s'adresser au public, et de se concilier
les deux sortes d'esprits qui l'avaient si souvent servi; d'une part,
les esprits curieux et hardis, qui se plaisent à l'examen et goûtent la
controverse, en un mot les esprits faits pour l'opposition; de l'autre,
les esprits élevés et bienveillants, qui s'intéressent aisément au
talent et à la sincérité persécutés, et qui placent volontiers le bon
droit du côté de l'intelligence et de la faiblesse. Aux uns il adressa
les réponses de la dialectique, aux autres les gémissements de la foi.
Il s'étudia comme toujours à faire en lui redouter le controversiste et
plaindre le chrétien.

Mais il y avait un juge qu'il devait avant tout rassurer et satisfaire,
c'était Héloïse: non qu'il pût craindre un moment d'être désavoué par
l'esprit le plus libre, abandonné par le coeur le plus fidèle. Eh! dans
quelles extrémités Héloïse ne l'aurait-elle pas suivi? mais il avait
besoin de l'armer pour sa cause, et de ranger publiquement de son parti
l'abbesse et ses religieuses; car elle exerçait dans l'Église et le
monde une grande autorité morale. D'ailleurs, au milieu de ces restes de
passions philosophiques et de calculs ambitieux qui l'agitaient encore,
le coeur d'Abélard renfermait un fond de véritable tristesse; un
sentiment amer d'injustice et de malheur qui demandait à se répandre, et
qui s'épanchait toujours vers celle qui comprenait toute sa pensée et
sentait toute son âme. C'est pour elle qu'il écrivit cette confession de
foi si noble et si touchante:

«Héloïse, ma soeur, toi jadis si chère dans le siècle, aujourd'hui plus
chère encore en Jésus-Christ, la logique m'a rendu odieux au monde. Ils
disent en effet; ces pervers qui pervertissent tout et dont la sagesse
est perdition, que je suis éminent dans la logique, mais que j'ai failli
grandement dans la science de Paul. En louant en moi la trempe de
l'esprit, ils m'enlèvent la pureté de la foi. C'est, il me semble, la
prévention plutôt que la sagesse qui me juge ainsi; je ne veux pas à ce
prix être philosophe, s'il me faut révolter contre Paul; je ne veux pas
être Aristote, si je suis séparé du Christ; car il n'est pas sous le
ciel d'autre nom que le sien en qui je doive trouver mon salut. J'adore
le Christ qui règne à la droite du Père; des bras de la foi, je
l'embrasse, agissant divinement pour sa gloire dans sa chair virginale,
prise du Paraclet[304]. Et pour que toute inquiète sollicitude, tout
ombrage soit banni du coeur qui bat dans votre sein, tenez de moi ceci.
J'ai fondé ma conscience sur la pierre où le Christ a édifié son Église.
Ce qui est gravé sur cette pierre, je vous le dirai en peu de mots: Je
crois dans le Père et le Fils et le Saint-Esprit, Dieu un par nature
et vrai Dieu, qui contient la Trinité dans les personnes, de façon à
conserver toujours l'unité dans la substance. Je crois que le Fils est
en tout _coégal_ au Père; savoir, en éternité, en puissance, en volonté,
en opération. Je n'écoute point Arius qui, poussé par un génie pervers,
ou même séduit par un esprit démoniaque, introduit des degrés dans la
Trinité, enseignant que le Père est plus grand, le Fils moins grand,
oubliant ainsi le précepte de la loi: _Tu ne monteras point par des
degrés à mon autel_ (Exod. xx, 26); car il monte par des degrés à
l'autel de Dieu, celui qui introduit dans la Trinité une priorité et
une postériorité (une supériorité et une infériorité). J'atteste que le
Saint-Esprit, est consubstantiel et coégal en tout au Père et au Fils,
quand dans mes livres je le désigne si souvent du nom de la Divine
bonté. Je condamne Sabellius qui, attribuant au Père et au Fils la même
personne, avança que le Père avait souffert la passion, d'où est venu le
nom des patripassiens. Je crois que le Fils de Dieu est devenu le Fils
de l'homme, et qu'une seule personne subsiste par et dans les deux
natures. C'est lui qui après avoir souffert toutes les conditions
attachées à son humanité et la mort même, est ressuscité, est monté au
ciel, et viendra juger les vivants et les morts. J'affirme que tous les
péchés sont remis par le baptême; que nous avons besoin de la grâce
pour commencer et accomplir le bien, et que ceux qui ont failli sont
régénérés par la pénitence. Quant à la résurrection de la chair,
pourquoi en parlerais-je, puisque vainement je me glorifierais d'être
chrétien, si je ne croyais que je dois ressusciter un jour?

[Note 304: «Amplector eum ulnis fidei in carne virginali de
Paracleto sumpta gloriosa divinitus operantem.» Manière un peu
recherchée, mais exacte, d'exprimer que le Fils de l'homme a été conçu
dans le sein d'une vierge par l'opération du Saint-Esprit.]

Telle est donc la foi dans laquelle je me repose. C'est d'elle que je
tire la fermeté de mon espérance. Fort de cet appui salutaire, je ne
crains pas les aboiements de Scylla, Je ris du gouffre de Charybde, je
n'ai pas peur des chants mortels des sirènes. Si la tempête vient, elle
ne me renverse pas; si les vents soufflent, ils ne m'agitent pas; car je
suis fondé sur la pierre inébranlable[305].»

[Note 305: _Ab. Op._, pars II, p. 308.]

Cette déclaration est chrétienne. Elle contient l'expression d'une foi
correcte sur les principaux articles touchant lesquels on accusait
Abélard d'hérésie. Cependant elle ne rétracte pour le fond aucune des
opinions qu'il a soutenues dans ses livres, au sens du moins où il les
a soutenues. I1 n'est ni le premier ni le seul qui, pour rester dans
l'unité, ait profité d'une communauté de langage entre ses adversaires
et lui, sans tenir compte des idées diverses que des esprits différents
attachent aux mêmes mots. Peut-être si l'on obligeait tous les chrétiens
à donner individuellement le sens précis et sincère qu'ils attribuent
chacun aux expressions consacrées du dogme, verrait-on dans l'unité
perpétuelle du catholicisme surgir les dissidences et les variations, et
l'hérésie des coeurs trahir l'orthodoxie des paroles.

Ainsi Abélard parlait à Héloïse. Ainsi il essayait d'offrir aux
catholiques, sans engagement ni passion, les moyens de s'intéresser à
lui et de le prendre sous leur garde. En même temps, il composait une
apologie plus développée, où il se défendait en discutant et réfutait
ses adversaires. Cet ouvrage est inconnu. Mais Othon de Frisingen
nous en a conservé le commencement, où l'on voit que les questions
de dialectique avaient été mêlées par les adversaires d'Abélard aux
questions de théologie, et ceux-ci ont accusé cet ouvrage d'une vivacité
et d'une violence qui auraient à la fois aggravé les torts de l'auteur
et empiré sa situation[306]. Nous doutons qu'il ait écrit avec
l'emportement qu'on lui reproche. En général, sa discussion était alors
plus dédaigneuse que violente; mais c'était bien assez pour offenser des
adversaires très-sérieusement persuadés d'être les défenseurs de Dieu.

[Note 306: Othon paraît croire que l'apologie d'Abélard fut faite à
Cluni après la décision du pape. Si c'est la confession de foi qui se
trouve dans les Oeuvres, elle n'était pas de nature à provoquer de
vives répliques, et elle ne commence point par les mots qu'Othon nous a
conservés, et qui indiquent que les imputations d'hérésie auraient été
rattachées à quelque point de philosophie traité d'après Boèce. Elle
n'est pas l'apologie dont un adversaire d'Abélard dit: «Per apologiam
suam theologiam impejorat.» Celle-ci est donc perdue. L'existence en est
attestée par Othon et par les citations curieuses que donne le censeur
inconnu dans une réfutation attribuée faussement à Guillaume de
Saint-Thierry. Il faut que les éditeurs de celle-ci l'aient lue avec peu
d'attention pour n'avoir par aperçu qu'elle était dirigée contre une
apologie tout autrement polémique que la déclaration publiée par
d'Amboise et annexée par Tissier à la dissertation de Guillaume de
Saint-Thierry, et à celle de l'abbé anonyme qu'on croit être Geoffroi
d'Auxerre. (Ott. Fris. _De Gest. Frid._, l. 1, c. XLIX.--_Disput anon.
abb. adv. P. Abael., Biblioth. cisterc._, t. IV, p. 239, 240, 242,
246.)]

Leurs reproches s'adressaient avec plus de justice à une autre apologie
qu'Abélard laissa publier par un de ses amis. Pierre Bérenger
est l'auteur de cette défense, véritable invective contre saint
Bernard[307]. L'ouvrage est rempli de verve et d'audace. Au milieu des
longueurs, des puérilités, des plaisanteries grossières que tolérait
le goût du temps, de ces citations innombrables, ornement obligé
d'un ouvrage destiné aux gens instruits, on y trouve un vrai talent
satirique, un esprit libre et pénétrant, quelquefois une argumentation
vive et des traits d'éloquence. C'est une Provinciale du XIIe siècle. On
ne saurait dire si Abélard y avait mis la main.

[Note 307: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, _Berengarii scholastici
Apologeticus_, p. 302.]

Nous n'avons rien emprunté à cet ouvrage en racontant le concile de
Sens. Nous ne voudrions pas juger les jésuites sur la foi de Pascal;
mais il y a dans Pascal du vrai sur les jésuites, et tout ne peut-être
faux dans ce que raconte Bérenger: car s'il parle comme un ennemi de
saint Bernard, il ne s'exprime pas comme un ennemi de la foi.

Citons, si ce n'est comme historique, au moins comme échantillon de
style, quelque chose de la peinture intérieure du concile. Après s'être
assez agréablement moqué de la prétention constante de Bernard à n'être
qu'un ignorant qui ne sait pas écrire faute d'études, quoiqu'il écrivît
avec beaucoup d'art et de recherche, et qu'il se fût adonné aux lettres
profanes au point d'avoir composé dans sa jeunesse des chansons badines
dont on lui peut offrir quelques citations, l'apologiste lui rappelle
avec un respect ironique sa sainteté et ses miracles, puis lui déclare
brusquement qu'il a perdu son auréole et trahi son secret par sa
conduite dans la dernière affaire.

«Or, voilà les évêques convoqués de toutes parts au concile de Sens.
C'est là que tu as déclaré Abélard hérétique, que tu l'as arraché comme
en lambeaux du sein maternel de l'Église. Il marchait dans la voie du
Christ; sortant de l'ombre comme un sicaire aposté, tu l'as dépouillé
de la tunique sans couture. D'abord tu haranguais le peuple, afin qu'il
priât Dieu pour lui; et intérieurement tu te disposais à le proscrire du
monde chrétien. Que pouvait faire la foule? Comment prier, quand elle
méconnaissait celui pour qui il fallait prier? Toi, l'homme de Dieu, qui
avais fait des miracles, qui étais assis avec Marie aux pieds de Jésus,
qui conservais toutes ses paroles dans ton coeur, tu aurais dû brûler
au ciel le plus pur encens de la prière pour obtenir la résipiscence
de Pierre, ton accusé, pour obtenir qu'il se lavât de tout soupçon....
Est-ce que par hasard tu aurais mieux aimé qu'il demeurât tel que la
censure trouvât où le prendre?

«Enfin, après le dîner, le livre de Pierre est apporté, et l'on ordonne
à quelqu'un de faire à haute voix lecture de ses écrits. Mais le
lecteur, animé par la haine, arrosé par le fruit de la vigne, non pas de
cette vigne dont il est dit, _je suis la vigne véritable_ (Jean, XV, 1),
mais de celle dont le jus coucha le patriarche tout nu sur le sol, se
met à crier plus fort qu'on ne lui demandait. Après quelques mots, vous
eussiez vu les graves pontifes se moquer de lui, battre des pieds, rire,
jouer, comme gens qui accomplissent leurs voeux, non au Christ, mais à
Bacchus; en même temps on salue les coupes, on célèbre les pots, on loue
les vins; les saints gosiers s'arrosent ... et c'est alors que, comme
dit le satirique:

  Inter pocula quaerunt
  Pontifices saturi quid dia poemata narrent[308].

[Note 308: Pers. sat. I, v. 27-28. L'auteur latin dit _Romulidae_ et
non _pontifices_.]

Puis, quand arrive jusqu'à eux le son de quelque passage subtil
et divin, auquel les oreilles pontificales ne sont pas habituées,
l'auditoire se dégrise dans son coeur; ce ne sont plus que grincements
de dents contre Pierre, et ces juges aux yeux de taupe pour voir clair
en philosophie, s'écrient:--Quoi! nous laisserions vivre un pareil
monstre!--et, remuant la tête comme des juifs:--Ah! disent-ils, _voilà
celui qui renverse le temple de Dieu_.--(Math, XXVI, 40.) Ainsi
des aveugles jugent les paroles de lumière; ainsi des hommes ivres
condamnent un homme sobre. Ainsi de vrais pots pleins de vin prononcent
contre l'organe de la Trinité.... Ils avaient rempli, ces premiers
philosophes du monde, le tonneau de leur gosier, et la chaleur du
breuvage leur était montée au cerveau, de sorte que tous les yeux se
fermaient noyés dans un sommeil léthargique. Cependant le lecteur crie,
l'auditeur dort. L'un s'appuie sur son coude pour mieux sommeiller;
l'autre, sur un coussin bien mou, cherche à fermer ses paupières;
un troisième penche sa tête sur ses genoux. Aussi, quand le lecteur
trouvait quelque épine dans le champ, il criait aux sourdes oreilles
des pères: _Vous condamnez?_ Alors, quelques-uns à peine éveillés à la
dernière syllabe, d'une voix somnolente, la tête pendante, disaient:
_Nous condamnons.--Amnons_, disaient d'autres qui, éveillés à leur tour
par le bruit que les premiers faisaient en jugeant, décapitaient le
mot[309].... Ainsi les soldats endormis rendent témoignage que, pendant
leur sommeil, les apôtres sont venus et ont emporté le corps. (Math.
XXVIII, 43.) Ainsi, celui qui avait veillé le jour et la nuit dans la
loi du Seigneur est condamné par des prêtres de Bacchus. C'est le malade
qui traite le médecin; c'est le naufragé qui accuse celui qui est sur le
rivage; le criminel qu'on va pendre accuse l'innocent. Que faire, ô
mon âme? A qui recourir? As-tu oublié les préceptes des rhéteurs, et
maîtrisée par la douleur, gagnée par les larmes, perds-tu le fil de ton
discours? Crois-tu que le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera la
foi sur la terre? Les renards ont leurs terriers, les oiseaux du ciel
ont leurs nids; mais Pierre n'a pas où reposer sa tête....

[Note 309: Il y a ici un jeu de mots impossible à traduire.
_Damnatis_, dit le promoteur. _Damnamus_, disent les pères. _Namus_,
répondent les plus endormis. _Namus_, nous nageons, ce mot fait allusion
à l'ivresse, et Bérenger ajoute: «Votre natation est une tempête, une
submersion.» (P. 305.)]

«En voyant agir de la sorte, en écoutant les arrêts de pareils juges, on
se console avec ces mots de l'Évangile: _Les pontifes et les pharisiens
se sont réunis, et ils ont dit: Que faisons-nous? Cet homme dit des
choses merveilleuses. Si nous le laissons aller, tout le monde croira en
lui_. (Jean, XI, 47.)

«Mais un des pères, nommé l'abbé Bernard, étant comme le pontife de ce
concile, prophétisa en disant: _Il nous convient qu'un seul homme soit
exterminé par le peuple et que toute la nation ne périsse pas_[310].
C'est de ce moment qu'ils ont résolu de le condamner, répétant ces
paroles de Salomon: _Tendons des embûches au juste_ (Prov. I, 11),
enlevons-lui la grâce des lèvres et trouvons le mot qui perdra le
juste.--Vous l'avez fait en faisant ce que vous avez fait, vous avez
dardé contre Abélard les langues de la vipère. Renversés par l'ivresse,
vous l'avez renversé, et vous avez absorbé le vin, _comme celui qui
dévore le pauvre en secret_ (Habac. III, 14). Et pendant ce temps,
Pierre priait: _Seigneur_, disait-il, _délivrez mon âme des lèvres
iniques et de la langue perfide_. (Ps. CXIX, 2.)

[Note 310: Jean, XI, 50. Bérenger dit: _Exterminetur a populo_, ce
qui veut dire soit _exterminé par le peuple_ ou _proscrit du sein du
peuple_. Il y a dans la Vulgate: _Moriatur pro populo_, ce qui est
conforme au texte grec.]

«Au milieu de tant de pièges, Abélard se réfugie dans l'asile du
jugement de Rome.--Je suis, dit-il, un enfant de l'Église romaine. Je
veux que ma cause soit jugée comme celle de l'impie; _j'en appelle
à César_.--Mais Bernard, l'abbé, sur le bras duquel se reposait la
multitude des pères, ne dit pas comme le gouverneur qui tenait saint
Paul dans les fers: _Tu en as appelé à César, tu iras à César_[311];
mais _tu en as appelé à César, tu n'iras pas à César_. Il informe en
effet le siège apostolique de tout ce qu'ils ont fait, et aussitôt un
jugement de condamnation de la cour de Rome court dans toute l'Église
gallicane. Ainsi est condamnée cette bouche, temple de la raison,
trompette de la foi, asile de la Trinité. Il est condamné, ô douleur,
absent, non entendu, non convaincu. Que dirai-je, que ne dirai-je pas,
Bernard?....

[Note 311: «Caesarem appello.--Caesarem appellasti; ad Caesarem
ibis.» (Act. XXV, 11 et 12.)]

«Malgré tout ce que la fureur intestine des haines conjurées, tout ce
qu'un orage de passions implacables et insensées pouvait lancer contre
Pierre, tout ce que pouvait comploter l'envie et l'iniquité, la froide
clairvoyance de la censure apostolique ne devrait jamais se laisser
endormir. Mais il dévie facilement de la justice, celui qui dans une
cause craint l'homme plus que Dieu. Elle est vraie, cette parole d'une
bouche prophétique: _Toute tête est languissante.... De la plante des
pieds jusques au col, rien n'est sain en lui_[312].

[Note 312: Isaï., l. 5 et 6.--Le texte dit de la plante des pieds
jusqu'au sommet de la tête, _usque ad verticem_. C'est peut-être par
erreur que la citation de Bérenger porte _cervicem_.]

«Il voulait, disent les fauteurs de l'abbé, corriger Pierre. Homme de
bien, si tu projetais de rappeler Pierre à la pureté d'une foi intacte,
pourquoi, en présence du peuple, lui imprimais-tu le caractère du
blasphème éternel? Et si tu cherchais à enlever à Pierre l'amour du
peuple, comment t'apprêtais-tu à le corriger? De l'ensemble de tes
actions, il ressort que ce qui t'a enflammé contre Pierre n'est pas
l'envie de le corriger, mais le désir d'une vengeance personnelle.
C'est une belle parole que celle du prophète: _Le juste me corrigera en
miséricorde._ (Ps. CXL, 5.) Où manque en effet la miséricorde, n'est pas
la correction du juste, mais la barbarie brutale du tyran.

«Et sa lettre au pape Innocent atteste encore les ressentiments de son
âme: _Il ne doit pas trouver un refuge auprès du siége de Pierre, celui
qui attaque la foi de Pierre_[313]! Tout beau, tout beau, vaillant
guerrier; il ne sied pas à un moine de combattre de la sorte.
Crois-en Salomon: _Ne soyez pas trop juste de peur de tomber dans la
stupidité_[314]. Non, il n'attaque pas la foi de Pierre celui qui
affirme la foi de Pierre: il doit donc trouver un refuge auprès du siége
de Pierre. Souffre, je te prie, qu'Abélard soit chrétien avec toi. Et si
tu veux, il sera catholique avec toi; et si tu ne le veux pas, il sera
catholique encore; car Dieu est à tous et n'appartient à personne[315].»

[Note 313: S. Bern., ep. CLXXXIX.]

[Note 314: _Eccl._, VII. 17.--Il y a dans le texte: «Noli esse
justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas.»
Bérenger dit: «Noli nimium esse justus, ne forte obstupescas.»]

[Note 315: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, p. 303-308.]

Après ces belles paroles, Bérenger recherche si en effet Abélard n'est
pas chrétien. Il donne alors le texte de la confession de foi adressée
à Héloïse, et sur cette déclaration, il demande s'il est juste et
charitable de fermer à celui qui professe la croyance de l'Église tout
accès vers le chef de l'Église. Abélard peut s'être trompé, mais il n'a
point dit tout ce qu'on lui fait dire, ou il l'a dit dans un autre sens;
un second ouvrage eût corrigé ou bien éclairci le premier; il fallait
attendre ses explications. Enfin s'il reste des erreurs, et Berenger ne
le conteste pas, où n'y a-t-il point d'erreurs? il y en a dans saint
Bernard lui-même. Son traité sur le Cantique des Cantiques contient
une hérésie sur l'origine de l'âme[316]. Il y a des fautes dans saint
Hilaire, dans saint Jérôme, et saint Augustin a publié le livre de ses
rétractations. Comment donc a-t-on pu avec tant d'acharnement travailler
à fermer au maître Pierre les portes de la clémence apostolique?

[Note 316: Les erreurs que Berenger signale dans saint Bernard, sont
peu graves ou peu prouvées. Ainsi on lit dans son vingt-septième sermon
sur le _Cantique des Cantiques_, que l'âme vient du ciel, et Berenger
en conclut que saint Bernard est tombé dans l'erreur d'Origène qui
attribuait aux âmes une existence antérieure à cette vie. L'induction
nous paraît forcée. (S. Bern. _Op._, vol. I, t. IV, serm. XXVII, 6;
Not., p. CXIII.--_Hist. litt._, t. XII, p. 257.)]

Telle est l'argumentation ici parfaitement juste par laquelle Berenger
termine son pamphlet théologique, en prenant l'engagement de discuter
dans un autre écrit le fond même des questions. Mais cet engagement, il
ne le tint pas. On vient de voir qu'en écrivant, il savait déjà que la
cour de Rome avait prononcé, et que toute espérance était perdue. Du
côté de saint Bernard, une dissertation, empreinte d'une verve qui
va jusqu'à la violence, avait été lancée contre l'apologie, non de
Berenger, mais d'Abélard[317]. L'auteur inconnu, mais qui était un abbé
de moines noirs, dédie son ouvrage à l'archevêque de Rouen qui parait
être son supérieur ecclésiastique, raconte qu'il a été lié avec Abélard
par la plus étroite familiarité, et prend avec la dernière vivacité
la défense de saint Bernard contre une apologie qu'il traite de
calomnieuse. C'est celle que nous n'avons plus. Il accuse Abélard d'être
_conduit par les furies_ et d'avoir comparé saint Bernard à Satan,
transformé en ange de lumière. Si la citation est exacte, l'accusé n'eût
fait que rendre à l'accusateur ce qu'il lui avait prêté[318].

[Note 317: Nous avons déjà parlé de cette dissertation d'un abbé
anonyme. Plusieurs auteurs, Duchesne entre autres, l'ont confondue
avec celle de Guillaume de Saint-Thierry, ou la lui ont attribuée par
surérogation; erreur manifeste que Tissier et Mabillon ont relevée.
Point d'évidente raison non plus pour donner cet ouvrage à Geoffroi,
l'auteur de la _Vie de saint Bernard_. Un moine de Cîteaux, nommé aussi
Geoffroi, l'attribue bien à un abbé de moines noirs, et Geoffroi le
biographe devint en effet abbé de Clairvaux (ou des moines noirs de
Cîteaux); il fut le troisième successeur de saint Bernard; mais il
n'était point abbé à l'époque où l'ouvrage paraît avoir été écrit, et
surtout il ne dépendait pas de l'archevêque de Rouen. L'ouvrage, au
reste, a été inséré dans la Bibliothèque de Cîteaux. (Disputat. anonym.
abbat. adv. dogm. P. Abael., _Bibl. cist._, t. IV, p. 238.--S. Bern.
_Op._, admon. in opusc. XI, vol. 1, t. II, p. 636.--_Thes. nov. anecd.
observ. proev. in Ab. Theol._, t. V, p. 1148.--Ex epist. Gaufr. mon.
clarev., _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 331.--_Ab. Op._; Not., p. 1193.)]

[Note 318: Voyez ci-dessus et S. Bern. ep. CCCXXX.]

Mais ces violences de langage, toujours blâmables, étaient de plus
imprudentes. Le clergé orthodoxe prenait de jour en jour le dessus.
Berenger, esprit vif et caustique, s'était fait encore d'autres
affaires, en attaquant les chartreux qui, dit-on, avaient pris parti
contre lui[319]. Il se vit bientôt obligé de quitter le pays et de
songer à sa sûreté; puis du fond de la retraite où il s'était caché,
il écrivit à Guillaume, évêque de Mende, une lettre où il s'excuse, en
laissant échapper encore quelques épigrammes contre saint Bernard. Il
déclare qu'il se rend sur les questions générales du dogme, qu'il n'a
pas fait suivre son premier ouvrage d'un second, et qu'il a renoncé à
s'ériger en patron des articles reprochés à Pierre Abélard, puisque,
encore qu'ils soient bons pour le sens, ils ne le sont pas pour le
son[320]. «Quant à l'apologie que j'ai publiée, je la condamnerai,
dit-il, en ce sens, que si j'ai dit quelque chose contre la personne de
l'homme de Dieu, j'entends que le lecteur le prenne en plaisanterie, et
non au Sérieux.»

[Note 319: _Ab. Op._, pars II, ep. XIX, p. 325.]

[Note 320: «Quia, etsi sanum saperent, non sane sonabant.» (_Ab.
Op._, pars II, ep. XVIII, p. 822.)]


C'est que le jugement du pape, qui d'abord n'avait que transpiré, fut
bientôt officiellement connu, et mit fin à cette grande controverse,
qui devait renaître un jour sous les auspices d'hommes nouveaux. Saint
Bernard avait triomphé; l'oeuvre était consommée. On ignore si la cour
de Rome hésita, si elle fut quelque temps combattue entre les deux
partis; mais l'acquittement d'Abélard était la condamnation du clergé
de France et l'immolation dans l'Église de ce qu'on pourrait appeler
le parti gouvernemental au parti libéral. Un tel acte ne pouvait être
qu'une dangereuse inconséquence, à moins qu'il ne fût le début et le
signal d'un système nouveau, et ne figurât dans un vaste ensemble de
mesures de réforme ou tout au moins de conciliation. Or cette politique
n'était pas dans les idées du siècle, peut-être même eût-elle devancé
de trop d'années la nécessité qui plus tard a pu la réclamer sans
l'obtenir. En tout cas, elle n'était pas à la portée de celui qui, sous
le nom d'Innocent II, gouvernait l'Église, esprit médiocre et d'une
commune prudence, imitateur timide de la politique illustrée, entre ses
prédécesseurs, par Hildebrand, et entre ses successeurs, par Lothaire
Conti. Peu de mois après le concile de Sens, un rescrit donné à Latran
le 16 juillet, et adressé aux archevêques de Sens et de Reims,
ainsi qu'à l'abbé de Clairvaux, condamna sur l'appel Abélard et ses
doctrines[321]. Les termes en sont assez modérés. Après un préambule
sur les droits et les devoirs du saint siége, et quelques citations
d'erreurs déjà condamnées, le pape, sans se prononcer en droit touchant
les opérations du concile, dit que, quant aux articles déférés par
les deux archevêques, il a reconnu avec douleur, dans la pernicieuse
doctrine de Pierre Abélard, d'anciennes hérésies, et qu'il se félicite
qu'au moment où se raniment des dogmes pervers, Dieu ait suscité à
l'Église des enfants fidèles, au saint troupeau d'illustres pasteurs,
jaloux de mettre un terme aux attaques du nouvel hérétique[322]. En
conséquence, après avoir pris le conseil de ses évêques et cardinaux, le
successeur de saint Pierre condamne les articles ainsi que la doctrine
générale de Pierre et son auteur avec elle, et impose à Pierre, comme
hérétique (_tanquam haeretico_), un perpétuel silence. Il estime en
outre que tous les sectateurs et défenseurs de son erreur devront être
séquestrés du commerce des fidèles et enchaînés dans les liens de
l'excommunication. On ajoute que le pape ordonna de livrer aux flammes
les livres d'Abélard, et que lui-même les fit brûler à Rome[323].

[Note 321: S. Bern. _Op._, ep. CXCIV; Innocentius episc.
venerabilibus fratribus.--_Ab. Op._, pars II, ep. XVI, p. 301.]

[Note 322: «Qui novi haeretici calomniis studeant obviare.» (_Id.,
ibid._)]

[Note 323: Gaufrid., _In Vit. S. Bern._--S. Bern. _Op._, vol. 1, p.
636.]

Telle était la lettre immédiatement ostensible. Une lettre plus courte,
portant la même suscription, et donnée le lendemain de la précédente,
contenait le commandement que voici:

«Par les présents écrits, nous mandons à votre fraternité de faire
enfermer séparément dans les maisons religieuses qui vous paraîtront le
plus convenables, Pierre Abélard et Arnauld de Bresce, fabricateurs de
dogmes pervers et agresseurs de la foi catholique, et de faire brûler
les livres de leur erreur partout où ils seront trouvés. Donné à Latran,
18ième jour des calendes d'août.»

Et à cette lettre était annexé cet ordre:

«Ne montrez ces écrits à qui que ce soit, jusqu'à ce que la lettre même
(sans doute le rescrit principal) ait été, dans le colloque de Paris qui
est très-prochain, communiquée aux archevêques[324].»

[Note 324: Cet ordre est du 14 juillet. On ignore quel était le but
de ce colloque (conférence ou délibération) qui devait se tenir à Paris
et où devaient assister des archevêques, je n'en ai vu trace ni dans la
_Gallia Christiana_, ni dans l'_Histoire de l'Église de Paris_ du P.
Gérard Dubois. (S. Bern. _Op._, ep. CXCIV et not. in ep. CLXXXVII
et seqq., p. lxvi.--_Ab. Op._, pars II, ep. XV et XVI, p. 299 et
301.--Fleury, _Hist. Eccl._, t. XIV, l. LXVII, p. 556.)]

Le secret prescrit fut gardé quelque temps. Abélard paraît n'avoir ni su
ni soupçonné de bonne heure ce fatal dénoûment. En faisant son appel, il
avait entendu se retirer par devers la Cour de Rome, pour y plaider sa
cause. Il ne pouvait s'imaginer qu'on l'y jugerait sans l'entendre, et
que cette iniquité, presque sans exemple de la part de l'Église suprême,
serait consommée contre lui. Il faut remarquer en effet, qu'à aucune
époque de la procédure, soit en France, soit en Italie, il n'a été admis
à dire s'il reconnaissait les ouvrages à lui attribués, s'il avouait,
désavouait, rétractait, modifiait ou interprétait les articles qu'on
prétendait en avoir extraits, ni enfin à s'expliquer sur ses dogmes et
ses intentions; la preuve n'a donc jamais été faite qu'il fût coupable
de malice, orgueil, opiniâtreté, conditions indispensables de l'hérésie;
car l'hérésie est un crime et non pas une erreur. On conçoit donc
jusqu'à un certain point sa sécurité. Cependant, comme il n'attendait
plus rien de la France, il résolut d'aller à Rome, afin de s'y défendre
s'il était encore simple accusé, de se justifier s'il était condamné
déjà. Triste et souffrant, il partit pour Lyon, en faisant route par
la Bourgogne. L'âge et les infirmités ralentissaient sa marche; il
séjournait dans les monastères qu'il rencontrait sur son chemin. Une
fois, surpris, dit-on, par la nuit, il fut forcé de s'arrêter à Cluni.

La maison de Cluni, située non loin de Mâcon, était une ancienne abbaye
de l'ordre de Saint-Benoît, fondée au commencement du Xe siècle par
Bernon, abbé de Gigny, et richement dotée par Guillaume Ier, duc
d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Elle avait précédé Cîteaux et par
conséquent Clairvaux, qui n'était qu'une colonie de cette dernière
maison, et, comme on disait dans le cloître, la troisième fille de
Cîteaux[325].

[Note 325: Cluni et Cîteaux, tous deux de l'ordre de Saint-Benoît,
étaient cependant des chefs d'ordre. Les quatre démembrements de
Cîteaux, appelés ses quatre filles, étaient les abbayes de La Ferté, de
Pontigni, de Clairvaux et de Morimond. La robe de Cluni était noire,
celle de Cîteaux blanche, excepté quand les moines sortaient de la
maison. Cette différence dans la couleur du froc joue un grand rôle
dans las démêlés des clunistes et des cisterciens. (_Hist. des ordres
monastiques_, par le P. Heliot, t. V, c. xviii et xxxii.)]

Cluni était ce qu'on appelle un chef d'ordre et un des monastères les
plus renommés de la Gaule pour sa richesse et sa dignité. On vantait la
magnificence de son église, de ses bâtiments, de sa bibliothèque; et
l'hospitalité y était exercée avec grandeur. Un esprit de paix et
d'indulgence, le goût des lettres et des arts même régnaient dans cette
maison où les biens du monde n'étaient point dédaignés et que des
religieux austères accusaient de relâchement. Les vives animosités qui
éclataient souvent entre les divers ordres, comme entre les couvents
du même ordre, avaient, pendant un temps, animé Cîteaux contre Cluni.
Cîteaux, chef d'ordre comme Cluni, et à sa suite Clairvaux, plus ardent,
plus rigoureux, plus pauvre, avait attaqué tout à la fois la richesse,
l'influence, et l'esprit large et tolérant d'une abbaye où le temps
avait amené quelques modifications à la règle primitive de Saint-Benoît.
Naturellement, Cluni répondait en accusant Cîteaux de pharisaïsme.
Bernard, avec sa ferveur inflexible, n'avait pas manqué, près de quinze
ans auparavant, de prendre parti pour Cîteaux, d'où il était sorti, et
tout en lui reprochant les exagérations malveillantes d'un zèle outré,
il avait censuré les nouveautés et les concessions de Cluni, et dénoncé
la mollesse sous le nom de modération, la complaisance sous celui de
charité[326].

[Note 326: Voyez l'ouvrage que saint Bernard, à la demande de
Guillaume de Saint-Thierry, composa sous le nom d'_Apologia_ et où il
attaque encore plus Cluni qu'il ne le défend, tout en blâmant Cîteaux.
(S. Bern. _Op._, vol. 1, t. II, opusc. V.)]

Quoique ces accusations, motivées surtout par quelques habitudes de luxe
inséparables d'une grande opulence, et par les désordres ambitieux d'un
abbé, Pons de Melgueil, mort à Rome excommunié, n'eussent jamais atteint
son successeur, Pierre, fils de Maurice, de la grande famille des
seigneurs de Montboissier en Auvergne, celui à qui ses vertus et sa
longue vie ont attiré le nom de Pierre le Vénérable; il lui fallut
prendre la plume pour défendre son ordre et répondre, au moins
indirectement, à saint Bernard[327]. Il donna une réfutation remarquable
de toutes les critiques des cisterciens, ce qui était réfuter celles que
s'appropriait saint Bernard, quoiqu'il ne le nommât pas[328]. Mais c'est
l'esprit même de saint Bernard que semble combattre dans son style
calme, mesuré, enjoué même, l'esprit juste et serein de Pierre le
Vénérable. En 1132, une exemption en matière de dîme accordée par le
pape aux moines de Cîteaux, obligea l'abbé de Cluni à réclamer, et
suscita une controverse nouvelle entre l'abbé de Clairvaux et lui[329].
Enfin, six ans après, l'élection d'un cluniste à l'évêché de Langres,
faite contre le gré du premier, l'entraîna à des plaintes amères où son
noble émule ne fut pas épargné auprès du roi ni du pape. Pierre lui
répondit avec une mesure et une supériorité reconnues des admirateurs
mêmes de saint Bernard; et quand enfin, résumant tous leurs différends
du ton de la modération et de l'amitié, il voulut les mettre au néant,
il lui écrivit une grande lettre toute pleine d'autorité et de douceur
où nous lisons cette belle parole trop peu comprise des moines de tous
les temps: «La règle de saint Benoît est subordonnée à la règle de la
charité[330].»

[Note 327: Pierre le Vénérable, «Venerabilis cognomine, quod ipsi
haesit, sua aetate donatus» (_Rec. des Hist._, t. XV, ep. Pet. Clun.
abb., _Monit._, p. 625); «Cognomento venerabilis ob eximiam divinarum
et humanarum scientiarum cognitionem cum insigni vitae prebliate
conjunctam» (_Gall., Christ._, t. VI, p. 1117), ne fut point _canonisé
selon les formes_. Mais les bénédictins n'ont pas manqué de l'inscrire
dans leur martyrologe; et dans la bibliothèque de Cluni, son nom est
précédé de l'S. (_Bibl. Cluniac. vit. S. Pet. vener._, p. 553.) Les
auteurs de l'_Histoire littéraire_ le regardent également comme un saint
en France. (_Hist. litt._, t. XIII suppl., p. 431.)]

[Note 328: Fleury n'hésite pas à considérer l'apologie de Cluni
adressée par Pierre à Bernard comme une réponse à l'ouvrage du dernier,
et c'est aussi l'opinion de Neander. Les auteurs de l'_Histoire
littéraire_ mettent un grand soin à prouver qu'il n'en est rien et que
Pierre ne répond qu'aux cisterciens en général. Il est certain que la
réfutation n'est ni directe, ni expresse, mais l'opposition entre
les deux hommes est flagrante. (Cf. _Bibl. cluniac._, l. I, ep.
XXVIII--_Hist. litt._, t. XIII, p. 199, t. Xlll supp., p. 266 et 438.--
_Hist. Eccl._, l. LXVII, n° 43.--_Saint Bernard et son siècle_, l. II.)]

[Note 329: S. Bern. _Op._, vol. 1, not. in ep. CCXXVIII.--_Bibl,
Clun., Petr. Ven. epist._, l. I, ep. XXXIII-XXXVI.]

[Note 330: «Regula illa illius sancti patris ex illa sublimi et
generali caritalis regula pendet.» (_Bib. Clun., Petr. epist._, l.
IV, ep. XVII, l. I, ep. XXIX.--S. Bern. _Op._, ep. CLXIV à CLXX, ep.
CCXXIX.)]

La bienveillance, l'estime, l'amitié même parurent assez constamment
unir ces deux hommes si différemment chrétiens. Ils se louèrent beaucoup
l'un l'autre, et je ne sais s'ils s'en tendirent jamais. L'abbé Pierre,
par ses vertus calmes, sa piété simple, la culture et la distinction de
son esprit, était universellement respecté dans l'Église. Il ne manquait
pas pour lui-même de la sévérité nécessaire à la profession monastique,
et sa réforme de son ordre, décrétée en 1132, dans un chapitre général
où assistèrent douze cent douze frères et deux cents prieurs, l'a bien
prouvé. Mais une charité tendre et éclairée l'inspirait, et son esprit
aimable autant qu'étendu, lui faisait admettre et comprendre ce qui
échappait au génie étroit de l'abbé de Clairvaux. Les lettres de Pierre
sont admirables par l'onction dans la raison. Tout, jusqu'à cette
intelligence des choses mondaines dans une juste mesure, jusqu'à cette
habile alliance d'une vie simple et pure avec l'emploi des richesses du
siècle, des trésors des arts, des moyens d'influence temporels, rappelle
involontairement, dans sa magnificence, sa grâce et sa sainteté,
l'immortel archevêque de Cambrai. Ce n'est faire tort ni à Pierre ni à
Bernard que de dire qu'il y eut en eux et même entre eux quelque chose
qui fait penser à Fénelon et à Bossuet. «Vous remplissez les devoirs
«pénibles et difficiles, qui sont de jeûner, de «veiller, de souffrir,»
écrivait un jour Pierre à Bernard, «et vous ne pouvez supporter le
devoir facile «qui est d'aimer[331].»

[Note 331: «Quae gravia sunt faciunt; quae levia facere nolunt....
Servas, quicumque talis es, gravia Christi mandata, cum jejunas,
cum vigilas, cum fatigaris, cum laboras; et non vis levia ferre, ut
diligas.» (_Bibl. Clun._, 1. VI, ep. IV, p. 897. Cette lettre a été mise
à la date de 1149.) Saint Bernard était fort supérieur à Bossuet en
énergie et en puissance de caractère; mais la nature de Bossuet était
meilleure, plus équitable et plus douce.]

Tel était l'homme que la Providence mît sur la route d'Abélard fugitif.
Ce n'était ni comme lui un docteur audacieux, ni comme son rival un
moine dominateur; mais un prélat lettré et doux, pieux et libéral, qui
aimait la paix et qui savait l'établir et la conserver. Il accueillit
Abélard avec un mélange de compassion et de respect, et la triste
victime de tant de haineuses passions, y compris les siennes, rencontra
enfin ce qu'il n'avait guère trouvé sur l'âpre chemin de sa vie, la
bonté.

S'étant reposé quelques jours à Cluni, il confia ses projets à l'abbé
Pierre. Il se regardait comme l'objet d'une injuste persécution, et
protestait avec horreur contre le nom d'hérétique. Il raconta qu'il
avait fait appel au saint-siége, et qu'il allait se réfugier au pied du
trône pontifical. On en a conclu qu'il ne savait pas encore, du moins
avec certitude, que son arrêt était rendu. Pierre le Vénérable approuva
son dessein, lui dit que Rome était le refuge du peuple des chrétiens,
qu'il devait compter sur une suprême justice qui n'avait jamais failli
à personne, et par delà la justice, sur la miséricorde. Dans ces
circonstances, Raynard, abbé de Cîteaux, vint à Cluni. On a supposé
qu'il y était envoyé par l'abbé de Clairvaux, qui, dépositaire des
ordres du pape, hésitait à les exécuter avec éclat, ou redoutait le
voyage d'Abélard à Rome. Quoi qu'il en soit, l'abbé de Cîteaux parla de
réconciliation, et Pierre entra vivement dans cette nouvelle idée. Tous
deux pressèrent Abélard. Mieux instruit peut-être de sa vraie situation,
ou peut-être usé par l'âge, brisé par la maladie, découragé par
l'expérience, il parut se laisser fléchir. Jamais il n'avait pensé à se
placer en dehors de l'Église, et le schisme de sa situation lui était
réellement insupportable. Dans une telle disposition d'esprit, il dut
être touché de cet aspect de charité paisible et de sainte indifférence
que présentaient le vénérable abbé et l'intérieur de sa maison. Jamais
la piété n'avait abandonné son âme; il y laissa pénétrer le calme et le
détachement. A la demande de Pierre et de quelques autres religieux, il
déclara, comme au reste il l'avait souvent fait, rejeter tout ce
qui, dans ses paroles ou ses livres, aurait pu blesser des oreilles
catholiques, et il écrivit une nouvelle apologie ou confession de
foi[332]. Il voulut bien même suivre à Clairvaux l'abbé Raynard, dont la
médiation assoupit les anciens différends, et il dit à son retour que
saint Bernard et lui s'étaient revus pacifiquement[333]. On ne sait rien
de cette entrevue. Je ne doute pas de la clémence de saint Bernard; il
croyait réellement que c'était à lui de pardonner.

[Note 332: _Ab. Op._, pars II, ep., xx, _apologia seu confessio_, p.
330.]

[Note 333: «Se pacifice convenisse revenus retulit.» (_Id_.,
_Ibid_., pars II, ep. xxii, p. 336.)]

Si la confession de foi qui nous est restée est celle qui satisfit saint
Bernard, il était bien revenu des exigences que lui inspirait naguère
sa clairvoyante sévérité. Comme l'apologie pour Héloïse, la seconde
déclaration d'Abélard, adressée à tous les enfants de l'Église
universelle, est chrétienne; mais il n'y dément sur aucun point capital
les opinions émises dans ses ouvrages. Seulement il les désavoue dans la
forme absolue et outrée que leur avaient donnée ses adversaires, ou bien
il répète sans commentaire ni développement, la formule orthodoxe dont
on l'accuse de s'être écarté; mais il ne reconnaît pas qu'il s'en
soit écarté, ni que par conséquent il l'entende désormais en un sens
contraire à ses écrits. Après cette déclaration, il restait maître
comme par le passé, de soutenir, s'il l'eût jugé à propos, que ses
expressions, comprises suivant sa pensée, n'offraient pas le sens qu'on
leur prêtait, ou demeuraient compatibles avec les termes consacrés.
Après cette déclaration, il pouvait encore, au moyen de quelque
interprétation, soutenir qu'il n'avait pas changé d'opinion. En un mot,
il s'exprime chrétiennement, il ne se rétracte pas. Pour écrire cette
apologie, il a pu céder à l'âge, à la force, à la nécessité; il a pu,
chose plus louable, obéir à l'amour de la paix, au respect de l'unité,
à l'intérêt commun de la foi. Mais j'oserais affirmer qu'il n'a pas
sacrifié une seule de ses idées à qui que ce soit au monde. Le coeur
d'Abélard pouvait ou faiblir, ou se soumettre; son esprit ne le pouvait
pas.

Au reste, il continue dans son apologie à se plaindre de la malice de
ses ennemis et des impostures dont il est victime[334]. Sur tous les
points dont on l'accuse, il atteste Dieu qu'il ne se connaît aucune
faute, et s'il lui en est échappé dans ses écrits ou dans ses leçons, il
ne les défend point, il se déclare prêt à tout réparer, à tout corriger,
n'ayant jamais eu ni arrière-pensée, ni mauvais dessein, ni opiniâtreté.

[Note 334: Comme cette confession de foi accuse clairement, bien
qu'indirectement, ses adversaires de mensonge, elle a été censurée assez
vivement par des auteurs modernes, et confondue avec cette apologie
antérieure dont j'ai déjà parlé et qui aurait été plus violente que les
ouvrages même qu'elle était destinée à justifier. C'est ainsi qu'en
paraît juger entre autres Tissier. (_Biblioth. pat, cister._, t. IV, p.
259.) Mais ce que nous savons de la première apologie ne permet pas
de la confondre avec la confession de foi, et ainsi en ont jugé
d'excellents critiques. Si celle-ci a été écrite à Cluni, elle n'atteste
pas une réconciliation profondément sincère avec saint Bernard. (Cf.
_Hist. litt._, t. XII, p. 129 et 134.) Thomasius a établi d'une manière
assez spécieuse qu'Abélard n'avait jamais au fond abandonné ses opinions
et qu'aidé par Pierre de Cluni, qui tenait à honneur de le garder
dans son couvent, il avait donné à saint Bernard des satisfactions
apparentes. (_P. Ab. Vit._, chap. 70 et seqq.)]

Puis, s'expliquant directement ou indirectement sur dix-sept articles
relevés dès l'origine dans ses écrits, il n'en laisse pas un seul, sans
se laver, au moins dans les termes, de toute trace d'hérésie: «Et quant
à ce qu'ajoute _notre ami_,» dit-il (et c'est ce mot qui semble indiquer
qu'il écrivit sa déclaration au moment de sa réconciliation), «que ces
articles ont été trouvés, partie dans la _Théologie_ du maître Pierre,
partie dans le _Livre des Sentences_ du même, partie dans celui qui
est intitulé: _Connais-toi toi-même_, je n'ai pas lu cela sans grand
étonnement, aucun ouvrage de moine se pouvant trouver qui eût pour
titre: _Livre des Sentences_; et cela aussi a été avancé par ignorance
ou par malice[335].»

[Note 335: Apol., p. 333.]

Abélard, réconcilié, n'aspirait plus qu'à la retraite. Abandonnant le
monde et la vie des écoles, il consentit à rester pour toujours à
Cluni, à la grande joie de l'abbé et de toute la communauté. Pierre le
Vénérable se hâta d'écrire au pape pour lui demander de permettre à son
hôte de ne plus quitter l'asile où il avait été reçu, et d'y passer,
dans le repos, l'étude et la piété, les restes d'une vie dont le terme
paraissait approcher[336].

[Note 336: _Ab. Op._, pars II, ep. xxii, _Petr. Vener. ad Dom.
Innocent. II_, p. 335.]

Cet arrangement, comme on le pense bien, fut approuvé à Rome; Abélard
devint moine à Cluni, du moins se soumit-il à la règle de la communauté,
et bien que son rang dans l'Église, égal à celui de l'abbé de Cluni,
l'eût fait, non moins que sa renommée, placer en tête de toute la
congrégation et marcher le premier après son chef, il accepta avec la
dernière rigueur l'humilité et l'austérité de sa nouvelle vie. Il se
revêtit des habits les plus grossiers; et cessant de prendre aucun soin
de sa personne, il traita son corps avec le mépris des solitaires.
«Saint Germain, dit l'abbé de Cluni[337], ne montrait pas plus
d'abjection, ni saint Martin plus de pauvreté.» Silencieux, le front
baissé, il fuyait les regards, il se cachait dans les rangs obscurs de
ses frères, et par son maintien il semblait vouloir s'effacer encore
parmi les plus inconnus. Souvent dans les processions, l'oeil cherchait
avec hésitation ou contemplait avec étonnement cet homme d'un si
grand nom, qui semblait se dédaigner lui-même et se complaire dans
l'abaissement. Rendu par le saint siége à tous les devoirs du ministère,
il fréquentait les sacrements, il célébrait souvent le divin sacrifice,
ou prêchait la parole sainte aux religieux; encore fallait-il qu'il y
fût contraint par leurs instances. Le reste du temps il lisait, priait
et se taisait toujours. Ses études, comme celles de toute sa vie,
continuaient d'avoir un triple objet, la théologie, la philosophie et
l'érudition. Ce n'était plus qu'une pure intelligence. Les passions
étaient anéanties ou condamnées au silence; et il ne restait plus
d'action dans sa vie que l'accomplissement des devoirs monastiques. Mais
s'il est vrai, comme il est permis de le croire, qu'il ait mis à Cluni
la dernière main à son grand traité de philosophie scolastique, nous
y lisons que même alors il se regardait encore comme la victime de
l'envie, et que, sûr de la puissance de son esprit, des ressources de
son savoir, de la durée de son nom, il confiait à l'avenir vengeur le
triomphe de la science opprimée dans sa personne. «Convaincu que c'est
la grâce qui fait le philosophe, puisqu'il faut du génie pour la
dialectique,» il se sentait comme prédestiné à la science, et
il écrivait pour l'instruction des temps où sa mort rendrait à
l'enseignement la liberté, heureux ainsi d'assurer après lui la
renaissance de son école[338]. Tel était l'homme dont l'humilité et la
soumission édifiaient Pierre le Vénérable.

[Note 337: _Ab. Op._, pars II, ep. xxiii. p. 340.]

[Note 338: Voyez ci-après I. II, c. iii, et Ouv. inéd. d'Ab.,
Dialectique, p. 228 et 436. C'est une remarque de Thomasius, qu'Abélard
n'a effacé d'aucun de ses ouvrages les opinions ni les passages qu'il
semblait avoir rétractés. (_Ab. Vit._, § 81.)]

Cependant ses forces déclinaient rapidement, et une maladie de peau
très-douloureuse, lui laissait peu de tranquillité. L'abbé Pierre exigea
qu'il changeât d'air, et l'envoya auprès de Châlons, dans le prieuré de
Saint-Marcel, fondé par le roi Gontran, et possédé par l'ordre de Cluni.
Cette maison s'élevait non loin des bords de la Saône, dans une des
situations les plus agréables et les plus salubres de la Bourgogne. Là
il continua sa vie studieuse; malgré ses souffrances et sa faiblesse, il
ne passait pas un moment sans prier ou lire, sans écrire ou dicter. Mais
tout à coup ses maux prirent un caractère plus alarmant; il sentit que
le dernier moment venait, fit en chrétien la confession d'abord de sa
foi, puis de ses péchés, et reçut avec beaucoup de piété les sacrements
en présence de tous les religieux du monastère. «Ainsi, écrit Pierre
le Vénérable, l'homme qui par son autorité singulière dans la science,
était connu de presque toute la terre, et illustre partout où il était
connu, sut, à l'école de celui qui a dit: _Apprenez que je suis doux et
humble de coeur, demeurer doux et humble_, et, comme il est juste de le
croire, il est ainsi retourné à lui[339].»

[Note 339: Math., XI, 29.--_Ab. Op._, pars II, ep. XXIII, Petr.
Vener. ad Heloïss., p. 342.]

Abélard mourut à Saint-Marcel, le 21 avril 1142. Il était âgé de
soixante-trois ans[340].

[Note 340: On lisait dans le vieux nécrologe du Paraclet: «Maistre
Pierre Abaelard, fondateur de ce lieu et instituteur de sainte religion,
trespassa ce XXI avril, agé de LXIII ans.» (_Ab. Op._; Not p. 1196.)
«Undenas malo revocante calendas,» porte son épitaphe (_Id._, p. 343).]

Il fut enseveli dans une tombe d'une seule pierre, creusée assez
grossièrement et d'un travail fort simple. Déposé d'abord dans la
chapelle de l'infirmerie où il était mort, son corps fut ensuite
transporté dans l'église du monastère de Saint-Marcel, et y demeura
quelque temps. Dans le dernier siècle, on y voyait encore son sépulcre,
ou plutôt son cénotaphe, sur lequel il était représenté en habit
monacal[341].

[Note 341: C'est, d'après de bonnes autorités (M. Alexandre Lenoir
et M. Boisset, de Châlons), la même tombe où Abélard est déposé
aujourd'hui au cimetière du Père Lachaise. M. Lenoir a donné le dessin
du monument tel qu'il existait à Saint-Marcel avant la révolution.
Suivant lui, le corps d'Abélard n'aurait quitté la chapelle de
l'infirmerie que pour le Paraclet, et ce n'est que vers la fin du
dernier siècle que son tombeau primitif aurait été transporté dans
l'église du prieuré de Saint-Marcel. L'épitaphe, peinte en noir sur la
muraille au-dessus du monument, portait:

  Hic primo jacuit Petrus Abelardus
  Francus et monachus cluniacensis, qui obiit
  anno 1142. Nunc apud moniales paraclitenses
  in territorio trecacensi requiescit. Vir pietate
  Insignis, scriptis clarissimus, ingenii acumine,
  rationum pondere, decendi arte, omni
  scientiarum genere nulli secundus.

(_Voyage littéraire par deux bénédictins_, t. I, 1re partie, p.
225,--_Musée des monum. franç._, par A. Lenoir, t. 1, p. 220, pl. n°
617.)]

Mais quand il mourut, il avait depuis bien longtemps demandé que
ses restes reposassent au Paraclet[342]. Cette volonté devait être
accomplie; celle qui régnait au Paraclet ne pouvait permettre qu'on ne
l'accomplît pas.

[Note 342: _Ab, Op._, pars I, ep. III, p. 63 et ci dessus p. 147.]

Elle vivait dans un profond silence; depuis longues années, ce coeur
s'était fermé et ne se montrait qu'à Dieu, sans se donner à lui. On ne
sait rien d'elle.

Pierre le Vénérable avait fait de tout temps profession de lui porter
autant d'admiration que de respect. Une correspondance liait le Paraclet
et Cluni; l'abbé avait reçu d'elle, par un moine nommé Théobald, une
lettre et quelques petits présents, lorsqu'il lui écrivit, pour lui
raconter les derniers jours de son époux, une épître pleine de louange
où il l'appelle femme vraiment philosophique, où il la compare à Déborah
la prophétesse, et à Penthésilée, reine des Amazones, et lui exprime de
vifs regrets de ce qu'elle n'habite pas avec les servantes du Christ, la
douce prison de Marcigny, couvent de femmes bénédictines placé dans le
voisinage, près de Semur et sous la direction de l'abbé de Cluni. Il
joignit même à sa lettre une épitaphe en onze vers latins qu'il avait
composée en l'honneur d'Abélard et qu'on lisait plus tard gravée sur
la muraille de l'aile droite de l'église de Saint-Marcel, près de la
sacristie[343]. C'était, y disait-il, «le Socrate, l'Aristote, le Platon
de la Gaule et de l'Occident; parmi les logiciens, s'il eut des rivaux,
il n'eut point de maître. Savant, éloquent, subtil, pénétrant, c'était
le prince des études; il surmontait tout par la force de la raison, et
ne fut jamais si grand que lorsqu'il passa à la philosophie véritable,
celle du Christ.» On peut regarder ces mots comme l'expression du
jugement de tous les esprits éclairés du siècle d'Abélard.

[Note 343 :

  Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum,
  Noster Aristoteles, logicis quicumquo fuerunt
  Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi
  Princeps....

Dans l'édition d'Amboise, cette épitaphe est jointe à la lettre où
Pierre rend compte à Héloïse de la mort d'Abélard. En 1703, on la lisait
encore dans l'église de Saint-Marcel, d'après les auteurs de l'_Histoire
littéraire_. Une seconde épitaphe, rapporté également par d'Amboise, est
aussi attribuée à l'abbé de Cluni; la première seule l'est avec quelque
certitude; nous l'analysons dans le texte; les deux derniers vers de la
seconde en ont été détachés et cités seuls comme étant l'inscription du
tombeau d'Abélard; les voici:

  Est satis in tumulo: Petrus hic jacet Abaelardus
  Cui soli patuit scibite quidquid erat.

ou, comme la donne le P. Dubois:

  Est satis in titulo: Praesul hic jacet Abaelardus, etc.

P** en a donné une troisième trouvée dans un manuscrit qu'il croit
presque contemporain d'Abélard; elle commence ainsi:

  Petrus amor cleri, Petrus inquisito veri, etc.

On peut y remarquer ce vers:

  Praeteriit, sed non periit, transivit ad esse.

La chronique de Richard de Poitiers, moine de Cluni, en contient une
quatrième dont voici le premier vers mutilé:

  Bummorum major Petrus Abaelardus....

Rawlinson a extrait d'un manuscrit de la bibliothèque d'Oxford une
cinquième épitaphe, assez remarquable par quelques vers sur le
nominalisme; elle commence par ces mots:

  Occubuit Petrus; succumbit eo moriento
  Omnis philosophia....

  Philippe Harveng, théologien du XIIe siècle, en a composé ou conservé une
  dont nous ne connaissons que le premier vers:

  Lucifer occubuit, stellae radiate minores.

(C. _Ab. Op._, praefat. in fin. pars II, ep. XXIII, p. 342.--_Thes.
anecd. noviss._, t. III, _Dissert. isag_ XXII.--_Ex chronic._, Wilelm.
Godel. et Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415 et 675.--_P. Ab.
et Hel. Epist._, edit. a R. Rawlinson, 1718.--P. Harveng., _Op._, p.
801.--_Hist. eccles. paris._, auct. Dubois, t. II, l. XIII, c. VII, p.
178.--_Hist. litt._, t. XII, p. 101 et 102.)]

«Ainsi, chère et vénérable soeur en Dieu,» écrivait l'abbé de Cluni à
l'abbesse du Paraclet, «celui à qui vous vous êtes, après votre liaison
charnelle, unie par le lien meilleur et plus fort du divin amour, celui
avec lequel et sous lequel vous avez servi le Seigneur, celui-là,
dis-je, le Seigneur, au lieu de vous, ou comme un autre vous-même, le
réchauffe dans son sein, et au jour de sa venue, quand retentira la voix
de l'archange et la trompette de Dieu descendant du ciel, il le garde
pour vous le rendre par sa grâce.» Nous n'avons point la réponse
d'Héloïse; mais nous savons que quelque temps après, dans le mois de
novembre, Pierre le Vénérable se rendait au Paraclet. Pour complaire à
l'abbesse, il avait fait enlever de l'église de Saint-Marcel, en secret
et à l'insu de ses religieux, les restes mortels d'Abélard, et il les
apportait à leur dernière demeure. Dans une lettre où elle le remercie,
Héloïse lui dit simplement: «Vous nous avez donné le corps de notre
maître[344].»

[Note 344: «Corpus magistri nostri dedistis.» On pourrait croire
par la place où se lit cette phrase, qu'il s'agit du corps de
Notre-Seigneur, et que Pierre disant la messe au Paraclet y donna la
communion aux religieuses. Mais il y aurait _Corpus DOMINI nostri_ (_Ab.
Op._, pars II, ep. XXIII, p. 342 ep. XXIV. Heloiss. ad Petr. Abb. clun.,
p. 343). M. Boisset, à qui nous devons la conservation du premier
tombeau d'Abélard, dit dans une lettre adressée à M.A. Lenoir, que
l'abbé de Cluni se rendit à Saint-Marcel dans les premiers jours de
novembre, sous prétexte d'y faire la visite abbatiale; qu'une nuit,
pendant le sommeil des religieux, il fit enlever le corps d'Abélard, et
partit aussitôt lui-même avec ce dépôt pour aller au Paraclet, où il
arriva le 10 novembre 1142. (_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 231)]

Pendant son séjour au Paraclet, Pierre dit la messe dans la chapelle, le
16 novembre, prêcha dans la salle du chapitre, accorda au monastère
le bénéfice de Cluni, et à l'abbesse ce qu'on appelait le Tricenaire,
c'est-à-dire une concession de trente messes à dire par ses moines, ou
tout au moins des prières pendant trente jours de suite après la mort
d'Héloïse, et pour le repos de son âme. De retour dans son abbaye, il
régularisa cette promesse en lui envoyant un engagement écrit et scellé
de son sceau, ainsi que l'absolution d'Abélard qu'elle avait demandée,
pour la suspendre, suivant l'usage du temps, au tombeau qu'elle faisait
élever à son maître et à son époux.

Cette absolution est conçue en ces termes: «Moi, Pierre, abbé de Cluni,
qui ai reçu Pierre Abélard dans le monastère de Cluni, et cédé son
corps, furtivement emporté, à l'abbesse Héloïse et aux religieuses du
Paraclet; par l'autorité du Dieu tout-puissant et de tous les saints, je
l'absous d'office de tous ses péchés[345].»

[Note 345: _Ab. Op._, pars. II, ep. XXV; Pet. clun. ad. Hel., p. 344
et 345.]

On a conservé un hymne funèbre, ce que les anciens appelaient _noenia_,
chanté peut-être ou supposé chanté près du tombeau d'Abélard par
l'abbesse du Paraclet et ses religieuses[346]. On voudrait croire que
ce chant, qui ne manque pas, dans sa simplicité, d'une certaine grâce
mélancolique, est l'ouvrage d'Héloïse. Pourquoi cette stance ne
serait-elle pas d'elle?

  Tecum fata sum perpessa;
  Tecum dormiam defessa,
  Et in Sion veniam.
  Solve crucem,
  Due ad lucem
  Degravatam animam.

Elle demande à reposer près de lui; c'est à lui qu'elle demande de la
conduire au séjour d'éternelle lumière, et aussitôt elle entend le
choeur et la harpe des anges; et les religieuses s'écrient: «Que tous
deux se reposent du travail et d'un douloureux amour.

  Requiescant a labore,
  Doloroso et amore.

«Ils demandaient l'union des habitants des cieux: déjà ils sont entrés
dans le sanctuaire du Sauveur.»

[Note 346: Ce chant nous est transmis par un auteur allemand, qui ne
dit point d'où il l'a tiré (Morlz Carriere, _Abuelard und Heloise_, p.
XCVI). Je ne l'ai vu mentionné nulle part ailleurs. M. Carriere en donne
une traduction en vers allemands, par M. Follen. Ce petit poème
est très-simple. Les religieuses chantent d'abord deux stances de
_requiescat_ devant le tombeau; puis Héloïse en dit quatre analysées
dans le texte; elle demande la mort et le ciel. Aussitôt les nonnes
reprennent et annoncent la béatitude des deux époux. Héloïse elle-même
aurait bien osé composer cela.]

Héloïse vécut encore vingt et un ans; elle continua d'être l'objet
de l'admiration et de la vénération générale. Son siècle la mettait
au-dessus de toutes les femmes, et je ne sais si la postérité a démenti
son siècle[347].

[Note 347: «Tu... et mulieres omnes evicisti, et pene viros
universos superasti.» (_Petr. clun. ep., Ab. Op.,_ pars II. p.
337.)--«Fama... femineum sexum vox excessisse nubis nutilleavit.
Quomodo? Diciando, versilicando, etc... Stultus ego qui lunam illuminare
velo.... Calamus vester calamis ductorum supereminet aut aequatur.»
(Hug. Metel. ep. XVI et XVII ad Helois. Hug., _Sac. antiq. mon._, t. II.
p. 348 et 349.)]

La prospérité, la richesse, la dignité du couvent du Paraclet ne firent
que s'accroître. Sa première abbesse mourut le 16 mai 1164, un jour de
dimanche, au même âge que son fondateur. Le calendrier nécrologique
français du Paraclet portait à son nom: «_Héloïse, mère et première
abbesse de céans, de doctrine et religion très-resplendissante_[348].»

[Note 348: «Mater nostrae religionis Heloysa, prima abbatissa,
documentis et religione clarissima, spem bonam ejus nobis vita
donante, feliciter migravit ad Dominum.» C'est ce qu'on lisait dans le
_Necrologium_ à la date Anno MCLXIV, XVII Kal. jun. (_Gall. Christ.,_ t.
XII, p. 574.) Duchesne a lu dans le calendrier du Paraclet: «Heloysa,
neptis Fulberti canonici parisiensis, primo petri Abaelardi conjux,
deinde monialis et prioritsa Argentolii, post oratorii paralitei
abbatissa, quod ab anno MCXXX ad annum MCLXIV prudenter atque religiose
rexit.» (_Ab Op.;_ Not., p. 1181.) C'est une tradition plutôt qu'un
fait historique qu'Héloïse mourut au même âge qu'Abélard. On a vu qu'il
n'existe pas de donnée certaine sur l'époque de sa naissance. Une
inscription gravée près du premier sépulcre d'Abélard dans l'église de
Saint-Marcel de Châlons, portait: «Obiit magnos ille doctor XI Kalend.
Maii an. MCXLII, anno suo _climacterico_. et Heloissa vero XVII Kalend.
Junii anno MCLXIII. Creditur enim XX annis amplius marito supervixisse.»
Ces paroles ne sont pas affirmatives. (_Hist. litt._ t. XII, p.
645.--Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 46.)]

On dit qu'en mémoire de sa science incomparable, ses religieuses
voulurent que le Paraclet célébrât tous les ans l'office en langue
grecque le jour de la Pentecôte; et cette institution s'est longtemps
maintenue[349].

[Note 349: In not. Auberti Miraei ad _Henric. Gandat. de scriptor.
ecclesiast._ c. XVI. _Biblioth. eccles.,_ p. 164.--Bayle, _Dict. crit._,
art. _Paraclet._--Gervaise, _Vie d'Abeil_., t. II, liv. VI, p. 328.]

Peu de temps avant sa mort et dans sa maladie, elle ordonna, dit-on,
qu'on l'ensevelît dans le tombeau de son époux. Ce tombeau était placé
dans une chapelle qu'Abélard avait fait construire, peut-être le premier
bâtiment en pierre de l'ancien Paraclet, et qui joignait le cloître avec
le choeur. On l'appelait le petit moustier. «Lorsque la morte,» dit une
chronique, «fut apportée à cette tombe qu'on venait d'ouvrir, son mari
qui, bien des jours avant elle, avait cessé de vivre, éleva les bras
pour la recevoir, et les ferma en la tenant embrassée[350].»

[Note 350: D'Amboise et Duchesne donnent ce fait un peu légendaire
comme extrait d'une chronique de Tours, alors manuscrite. _Verba
chronici MS. Turonici._ (_Ab. Op_., praefat, et not. p. 1195.) Ce doit
être le _Chronicon Turonense_ inséré par fragments dans le _Recueil des
Historiens_, comme oeuvre d'un chanoine de Saint-Martin de Tours. Le
passage cité y est indiqué par les premiers mots seulement (t. XII. p.
472), puis suivi d'un renvoi à la chronologie de Robert d'Auxerre. Dans
celle-ci (_Id_., p. 293), le passage est inséré à peu près dans les
termes rapportés par d'Amboise; mais il s'arrête à la translation du
corps d'Abélard au Paraclet, et ne mentionne ni le désir exprimé par
Héloïse d'être ensevelie avec son amant, ni le fait miraculeux ici
raconté. Peut-être cette différence entre le texte de la chronique de
Tours, si elle est telle que d'Amboise la donne, et les termes de la
chronologie de Robert, a-t-elle échappé à l'éditeur du _Recueil des
Historiens_. Aucune partie du paragraphe concernant Abélard, ni le
début, ni la fin, ne se trouve dans le texte de la chronique de Tours,
imprimé pour la première fois et par extraits dans l'_Amplissima
collectio_, de Marténe et Durand (t. V, p. 917 et 1015). On sait au
reste qu'un récit tout semblable se trouve dans Grégoire de Tours. (_De
Glor. confess._, c. XLII.)]

La vérité cependant, c'est qu'Héloïse ne fut pas d'abord ensevelie dans
le même tombeau, mais dans la même crypte qu'Abélard. Trois siècles
après leur mort, en 1497, par les soins de Catherine de Courcelles,
dix-septième abbesse du Paraclet, leurs restes furent transportés du
petit moustier dans le choeur de la grande église du monastère, et
déposés, ceux d'Abélard à droite, ceux d'Héloïse à gauche du sanctuaire,
et plus tard rapprochés au pied ou même au-dessous du maître autel[351].

[Note 351: _Gall. Christ._, I. XII, p. 614.--_Ann. ord. S.
Benedict._., t. VI, p. 356.]

On rapporte qu'en 1630, la vingt-troisième supérieure du Paraclet, Marie
de la Rochefoucauld, fit transporter les deux tombes dans la chapelle
dite de la Trinité, devant l'autel; elles y restèrent longtemps, sans
aucune épitaphe, dans un caveau situé au-dessous des cloches[352]. On
ajoute que c'est alors que les ossements encore entiers furent réunis
dans un double cercueil qui a été ouvert de nos jours. Il paraît
qu'en 1701, une épitaphe en prose française fut, par l'ordre de la
vingt-cinquième abbesse, Catherine de la Rochefoucauld, gravée sur un
marbre noir placé à la base de cette chapelle sépulcrale ou plutôt sur
une plinthe au pied de la triple statue de la Trinité, que cette dame
avait relevée. En 1766, une autre abbesse du même nom conçut le plan
d'un monument où devait figurer encore cette curieuse statue, et qui
ne fut exécuté qu'en 1779 par la dernière abbesse du Paraclet[353].
La révolution française, qui abolit l'institution fondée par Àbélard,
respecta cependant et sa mémoire et le double cercueil où l'on croyait
avoir conservé les derniers restes d'Abélard et d'Héloïse.

[Note 352: _Voyag. litt. par deux bénédict._, 1re partie, p. 85.]

[Note 353: C'était Charlotte de Roucy; celle qui avait conçu le plan
était la vingt-sixième abbesse et se nommait Marie de Roye; toutes de
la maison de la Rochefoucauld. L'épitaphe que l'une fit graver sur
le tombeau, avait été composée à la demande de l'autre, en 1766, par
l'Académie des inscriptions; elle est conçue en ces termes:

  Hic
  Sub eodem marmore jacent
  Hujus monasterii
  Conditor, Petrus Abaelardus
  Et abbatissa prima Heloissa,
  Olim studiis, ingenio, amore, infaustis nuptiis
  Et poenitentia,
  Nunc aeterna, quod speramus, felicitate
  Conjuncti.
  Petrus oblit XX prima aprilis 1142,
  Heloissa XVII maii 1163.
  Curis Carolae de Roucy, Paracleti
  Abbatissae.
  1779.

Il y a erreur dans cette dernière date. On a attribué cette épitaphe à
Marmontel. M.A. Lenoir, qui parait avoir vu ce monument ou l'avoir copié
sur des dessins authentiques, l'a fait graver dans son Musée. Il se
compose du triple groupe et d'un socle appliqués à la muraille. (_Lives
of Abeil. and Helois._, by J. Berington, t. II, p. 231.--_Mus. des mon.
fr._, t. I, p. 225 à 228, pl. no 516.--_Abail et Hél_., par Turlot, p.
267-269.)]

Ces ossements confondus sont aujourd'hui replacés dans la tombe de
pierre où lui-même avait été d'abord enseveli sous les voûtes de
l'église de Saint-Marcel. Comment cette tombe est-elle aujourd'hui
déposée dans un des cimetières de Paris? D'où vient le monument qui
la renferme, ce monument connu de tous, tant de fois reproduit par le
dessin, sans cesse visité par une curiosité populaire, et qu'on peut
souvent dans les beaux jours voir encore paré de couronnes funéraires et
de fleurs fraîchement cueillies?

Un homme dont les soins pieux ont sauvé à la France bien des richesses
de l'art gothique dans un temps où cet art était aussi dédaigné par
le goût qu'insulté par les passions, l'auteur du _Musée des monuments
français_[354], est celui à qui nous devons la conservation des restes
d'Abélard et d'Héloïse et le tombeau même qui les contient. En 1792, le
Paraclet fut vendu à la requête et au profit de la nation. Les notables
de Nogent-sur-Seine vinrent en cortége lever les corps des deux amants
que protégeait du moins la philosophie sentimentale de l'époque, et les
transportèrent avec le groupe de la Trinité encore tout entier, dans
leur ville et dans l'église de Saint-Léger. En 1794, des fanatiques
du temps, à qui certainement l'ombre de saint Bernard n'était point
apparue, dévastèrent l'église, et le groupe, jadis suspect d'un
symbolisme hérétique, fut brisé comme un monument de superstition.
Cependant ils épargnèrent le caveau qui renfermait les précieux restes.
Six ans après, 8 floréal an VIII, M. Lenoir, muni d'un ordre du
gouvernement, reçut des mains du sous-préfet au nom de l'arrondissement,
un cercueil qui renfermait ces restes séparés par une lame de plomb. On
l'ouvrit avec soin, et un procès-verbal fut dressé constatant l'état des
ossements. Il a été publié. Les têtes furent moulées, et c'est sur ce
modèle qu'un sculpteur a composé les masques si connus. Vers le même
temps, un médecin de Châlons-sur-Saône, ayant sauvé le tombeau de
l'église de Saint-Marcel, cette cuve de pierre gypseuse alabastrite,
grossièrement ciselée, au moment où, achetée par un paysan, elle allait
être livrée à quelque usage domestique, la remit au créateur du musée
des Petits-Augustins, et c'est dans ce sépulcre grossier dont les
sculptures paraissent effectivement à de bons juges être du temps et du
pays, que les restes des deux époux ont été enfin déposés. Auprès d'une
statue réputée celle d'Abélard en habit de moine, une statue de femme,
du XIIe siècle, et à laquelle on avait adapté le masque de convention
d'Héloïse, fut couchée sur le même tombeau. C'est celui qu'on a placé
dans une sorte de chambre ou de lanterne, d'un gothique orné, et formée
de débris enlevés au cloître du Paraclet, et surtout à une ancienne
chapelle de Saint-Denis. Ce monument, d'un style recherché, postérieur
au XIIe siècle, ouvrage composite d'Alexandre Lenoir, fut à la
restauration transporté du jardin du musée des Petits-Augustins dans le
cimetière du Père-Lachaise le 6 novembre 1817. Les noms d'Héloïse et
d'Abélard étaient gravés alternativement sur la plinthe, et interrompus
seulement par ces mots: [Grec: LEI SYMPEPLEGMENOI], _toujours unis_.

[Note 354: M. Alexandre Lenoir. Il a raconté lui même tous ce
details. Le médecin de Châlons est M. Boisset, le sculpteur M. Descine.
(_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 221 et suiv.--_Notice hist. sur la
sépult. d'Hél. et Abail._, par le même, 1816.--Villenave, Notice placée
en tête de la traduction des lettres, par le bibl. Jacob, p. 116 et
suiv.--Autre traduction des lettres, par M. Oddoul; édition illustrée,
t. I, p. CXI.)]

On a vu qu'Héloïse avait un fils dont l'histoire ne parle pas. Il paraît
qu'il entra dans les ordres, et obtint la bienveillance de Pierre
le Vénérable. Dans la lettre qu'elle écrit à ce dernier, elle lui
recommande son fils, pour qui elle le prie d'obtenir une prébende de
l'évêque de Paris ou de tout autre. L'abbé répond qu'il s'efforcera de
lui en faire accorder une dans quelque noble église, mais il ajoute que
la chose n'est pas aisée, et qu'il a éprouvé souvent que les évêques
se montrent fort difficiles pour accorder des prébendes dans leur
diocèse[355].

[Note 355: _Ab. Op._ ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345.]

En 1150, il y avait à Nantes un chanoine de la cathédrale du nom
singulier d'Astralabe; il semble, que ce devait être le fils
d'Abélard[356]. Un religieux du même nom est mort en 1162, abbé de
Hauterive, dans le canton de Fribourg. Si c'est le fils d'Héloïse, sa
mère lui aurait survécu de deux ans. Nous avons encore une pièce de vers
latins qu'Abélard composa pour son fils; c'est un recueil de sentences
morales, et l'on y lit ces mots: _Nil melius muliere bona[357]_. C'est
la véritable épitaphe d'Héloïse[358].

[Note 356: Extrait du Cartulaire de Buré; _Mém. pour servir à
l'Hist. de Bretagne_, t. I, p. 587. Aussi Niceron veut-il qu'Astralabe
soit mort en Bretagne (t. IV). Turlot dit avoir lu dans l'obituaire
du Paraclet qu'il mourut dans ce couvent peu de temps après sa mère.
(_Abail. et Hél._, p. 124 et 144.)]

[Note 357: C'est M. Cousin qui a découvert par hasard, en 1837, cet
Astralabe, mort en Suisse abbé de bénédictins. Il a aussi publié des
vers qu'Abélard aurait faits pour son fils, et qui, sans manquer
d'élégance, manquent de poésie comme presque tous les vers latins du
moyen âge. (_Frag. philos._, t. III, append. X.) Mais malgré l'_Histoire
littéraire_, Thomas Wright (_Reliq. antiq._, t. I, p. 15), M. Edelestand
Dumeril ne veut pas que cette pièce soit d'Abélard. (_Journ. des sav. de
Norm._, 2e liv., p. 112.)]

[Note 358: D'Amboise en a publié une autre en quatre méchants vers
latins. Il ne dit point où il l'a trouvée (_Ab. Op._, praefat. in fin.),
elle commence ainsi:

  Hoc tumulo abbatissa jacet prudens Heloyssa, etc.

Terminons notre récit. Il doit, s'il est fidèle, suffire pour faire
connaître Abélard et celle dont le nom charmant est inséparable du
sien. On nous dispensera de chercher à juger son génie, son amour, son
caractère. Sa vie est comme le reflet de tout cela, et on le juge en la
racontant.

Quoique les ouvrages d'Abélard aient beaucoup de valeur, ils donneraient
de lui une insuffisante idée, si nous n'avions le témoignage de son
siècle, et ce témoignage est très-considérable. Ces temps du moyen âge
qu'on se représente comme ensevelis dans l'ignorance, comme abrutis
de grossièreté, tenaient en haute estime, peut-être à cause de leur
grossièreté et de leur ignorance même, les travaux de l'esprit et
du talent. La renommée s'attachait aisément alors à la supériorité
littéraire, et je ne sais s'il est beaucoup d'époques où il ait mieux
valu briller par la pensée ou la science. C'étaient autant de dons
rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels tous rendaient
hommage. Le clergé même considérait les esprits qu'il redoutait. Le
pouvoir temporel les persécutait quelquefois, mais ne les dédaignait
pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et violentes,
séparées par tant d'obstacles, exposées à tant de tyrannies, une
véritable république des lettres, une société tout intellectuelle que
l'Église universelle ou du moins l'Église latine, enserrait dans son
vaste sein, offrant une place, un titre, un asile, une puissance même,
à ceux qui s'en montraient les citoyens éminents. La force, qui dans
le champ de la politique exerçait un empire si absolu, s'arrêtait avec
respect, même avec déférence, devant le génie ou le simple savoir,
revêtu d'un caractère sacré et populaire à la fois; on admirait ce que
l'on ne comprenait pas.

Abélard, à travers tous ses malheurs, a joui autant ou plus qu'homme
au monde des douceurs de la renommée. Les philosophes de la Grèce
n'obtinrent pas de leur vivant une aussi lointaine célébrité. Chez les
modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz n'ont vu leur nom descendre
à ce point dans les rangs du peuple contemporain. Voltaire seul,
peut-être, et sa situation dans le XVIIIe siècle, nous donneraient
quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abélard. Ceux mêmes qui
le blâmaient ou ne l'osaient défendre, l'appelaient _un philosophe
admirable, un maître des plus célèbres dans la science_. «Nos siècles,»
dit un chroniqueur, «n'ont point vu son pareil; les premiers siècles
n'en ont point vu un second[359].» Un écrivain du temps emploie pour
lui ce mot, qu'il invente peut-être, ce titre d'esprit _universel_ qui
semble avoir été précisément retrouvé pour Voltaire; d'autres ont dit
que la Gaule n'eut _rien de plus grand_, qu'il était _plus grand que les
plus grands_, que _sa capacité_ était _au-dessus de l'humaine mesure_;
et ce siècle, qui avait le culte de l'antiquité, l'a mis au rang des
Platon, des Aristote, et, chose plus étrange, des Cicéron et des
Homère[360]. Pour expliquer un enthousiasme si vif et si général, il
faut ajouter au mérite réel de ses ouvrages, la puissance et le charme
de son élocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant et
d'éclat que dans la bouche d'Abélard. Aussi couvrit-il la chrétienté de
ses disciples. On dit que de son école sont sortis un pape, dix-neuf
cardinaux, plus de cinquante évêques ou archevêques de France,
d'Angleterre ou d'Allemagne[361], et parmi eux le célèbre Pierre
Lombard, évêque de Paris, celui qui constitua la philosophie théologique
de l'université par son livre fameux, le _Livre des sentences_, dont on
croit que le fondement est dans le _Sic et non_ d'Abélard. Ses disciples
les plus avérés sont Bérenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont,
Pierre Hélie, Bernard de Chartres, Robert Folioth, Menervius, Raoul de
Châlons, Geoffroi d'Auxerre, Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert
de la Porrée[362]. Mais les historiens de la philosophie lui donnent
pour disciples, non sans raison peut-être, tous ceux qui cinquante ans
durant après lui, enseignèrent par leurs leçons ou leurs écrits la
dialectique et la théologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est que
la scolastique, cette philosophie de cinq siècles, ne cite point de plus
grand nom, et consent à dater de lui. Ceux qui, dans l'école, l'ont
précédé, égalé, surpassé, sont restés au-dessous de lui dans la mémoire
des hommes.

[Note 359: «Mirabilis philosophus.» Roh. autiss., _Chron., Rec. des
Hist._, t. XII, p. 203. «Magister in scientia celeberrimus.» Alberic.
_Chron., id._ t. XIII, p. 700. «Philosophus cui nostra parem, nec prima
secundum saecula viderunt.» _Ex chron. britann. id._ t. XII, p, 558.]

[Note 360:

  Gallia nil majus habuit vel clarius isto.

(Epitaph. _Ex Chron._ Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415.)

  Petrus.... quem mundus Homerum
  Clamabat.

(Seconde épitaphe attribuée à Pierre le Vénérable.)

  Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum,
  Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum,
  Physica Platonem, facundia sic Ciceronem.

(Épitaphe attribuée au prieur Godefroi, par Rawlinson.)]

[Note 361: Crevier, _Hist. de l'Université_, t. I, p. 171.--_Essai
sur la vie et les écrits d'Abélard_, par madame Guizot, p. 330.]

[Note 362:

  Inter hos et allos in parte remota
  Parvi pontis incola (non loquor ignota).
  Disputabat digitis directis in tota,
  Et quecumque dixerat erant per se nota.

  Celebrem theologum vidimus Lombardum,
  Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum,
  Quorum opobalsamum spirat os et nardum;
  Et professi plurimi sunt Abaielardum.

Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil déjà cité. Voy.
ci-dessus, not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire
sont connus, à l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poète
anglais. On ne cite au XIIe siècle sous ce nom que saint Ives, évêque
de Chartres, et un prieur de Cluni, qui fut appelé _Scolasticus_; mais
celui-ci est mort cent ans avant la mort de Mapes. Voyez les articles
de tous ces savants dans l'_Histoire littéraire_, et sur les disciples
d'Abélard, Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, catalog. Illust. vir., et
Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 768.]

L'influence d'Abélard est dès longtemps évanouie. De ses titres à
l'admiration du monde, plusieurs ne pouvaient résister au temps. Dans
ses écrits, dans ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse
tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes exposés à n'y plus
apprécier des nouveautés que les siècles ont vieillies. Mais pourtant
il est impossible d'y méconnaître les caractères éminents de cette
indépendance intellectuelle, signe et gage de la raison philosophique.
Chargé des préjugés de son temps, comprimé par l'autorité, inquiet,
soumis, persécuté, Abélard est un des nobles ancêtres des libérateurs de
l'esprit humain.

Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne fut pas même un grand
philosophe; mais un esprit supérieur, d'une subtilité ingénieuse, un
raisonneur inventif, un critique pénétrant qui comprenait et exposait
merveilleusement. Parmi les élus de l'histoire et de l'humanité, il
n'égale pas, tant s'en faut, celle que désola et immortalisa son amour.
Héloïse est, je crois, la première des femmes[363].

[Note 363:

  Mès ge ne croi mie, par m'ame,
  C'onques puis fust une tel fame.

_Roman de la Rose_, t. II, v. 213.]

Faible et superbe, téméraire et craintif, opiniâtre sans persévérance,
Abélard fut, par son caractère, au-dessous de son esprit; sa mission
surpassa ses forces, et l'homme fit plus d'une fois défaut au
philosophe. Ses contemporains, qui n'étaient pas certes de grands
observateurs, n'ont pas laissé d'apercevoir cet orgueil imprudent,
disons mieux, cette vanité d'homme de lettres, par laquelle aussi il
semble qu'il ait devancé son siècle. Les infirmités de son âme se firent
sentir dans toute sa conduite, même dans ses doctrines, même dans sa
passion. Cherchez en lui le chrétien, le penseur, le novateur, l'amant
enfin; vous trouverez toujours qu'il lui manque une grande chose, la
fermeté du dévouement. Aussi pourrait-on, s'il n'eût autant souffert, si
des malheurs aussi tragiques ne protégeaient sa mémoire, conclure enfin
à un jugement sévère contre lui. Que sa vie cependant, que sa triste vie
ne nous le fasse pas trop plaindre: il vécut dans l'angoisse et mourut
dans l'humiliation, mais il eut de la gloire et il fut aimé.



LIVRE II.

DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD.



CHAPITRE PREMIER.


DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE EN GÉNÉRAL.

La renommée philosophique d'Abélard était déjà ancienne, que ses
ouvrages philosophiques demeuraient encore inconnus. Il y a dix ans, à
peine savait-on s'ils existaient quelque part en manuscrit. Cependant
on citait ses doctrines, on parlait de son système, qui tient une place
dans l'histoire de la philosophie. Aucun de ceux qui ont écrit cette
histoire n'a manqué de nommer Abélard parmi les hommes qui ont illustré
et accrédité la scolastique, et de lui assigner au XIIe siècle le rang
de fondateur d'une école.

L'existence historique de cette école est notoire. Sa naissance, son
éclat, son influence, du moins tant que son fondateur a vécu, sont des
faits constatés et célèbres. Son caractère scientifique, sa valeur
intellectuelle, nous paraissent des choses moins claires et moins
connues. On ne voit pas bien dans les écrits des auteurs si Abélard fut
un créateur ou seulement un continuateur, un propagateur de doctrine.
Celle qu'il enseigna et qui dans sa bouche fut si puissante était-elle
une innovation, un progrès, une réaction, une simple traduction de
théories antérieures, une révolution dans la science? On est tenté de la
croire nouvelle et de lui attribuer une singulière importance, quand on
considère l'ascendant et la renommée de celui qui la professe. Mais si
l'on néglige l'homme pour les choses, on est plus embarrassé de saisir
le sens et de mesurer la grandeur de son oeuvre, et sa gloire paraît
supérieure à ce qu'il a fait. On voit dans l'histoire qu'il fut l'élève
de Roscelin, fameux comme fondateur ou restaurateur du nominalisme; on y
voit aussi qu'il se sépara de Roscelin, et le combattit vivement[364].
Cependant il eut pour antagonistes les sectateurs du réalisme ou
les adversaires de Roscelin, et il est compté dans les rangs des
nominalistes, quoiqu'il ait prétendu changer leur doctrine, et que celle
qu'il soutint ait quelquefois reçu un nom particulier et nouveau. Telles
sont les notions un peu superficielles et vagues qui restent dans
l'esprit de tout homme instruit, après la lecture des historiens de
la philosophie. Telle est la commune renommée d'Abélard, et si ses
aventures dignes du roman n'avaient jeté sur lui l'intérêt et l'éclat,
on peut se demander si sa philosophie aurait suffi pour recommander sa
mémoire.

[Note 364: Voy. ci-dessus, liv. I, p. 7 et 34, et ci-après ch.
VIII.]

Avant la publication d'aucune partie importante de ses écrits de
métaphysique, il fallait bien le juger sur des passages isolés ou sur
des témoignages qui n'étaient pas le sien. De là cette vue générale et
confuse de sa pensée et de son influence. Il était plus célèbre que
connu. Aujourd'hui le voile qui le couvrait est à demi levé; on peut
prouver que l'opinion établie sur son compte n'est pas d'une parfaite
justesse; mais son influence toujours singulière est plus explicable.
Il est évident désormais qu'il a fait plus qu'intervenir dans la
controverse des réalistes et des nominaux, et qu'il n'y est pas tout à
fait intervenu de la manière dont on le suppose. Sa trace dans cette
partie spéciale de la science n'a d'ailleurs été ni très-profonde ni
très-durable; mais son action sur l'enseignement et le mouvement de la
science entière a pénétré fort avant, et s'est continuée par ses effets
longtemps après lui. Nul philosophe n'a plus fait parler de lui; nulle
philosophie n'est restée plus inédite.

Deux idées ressortent de tout ce qu'on lit sur Abélard philosophe: une
idée générale de l'époque où il a vécu, et de son importance parmi ses
contemporains; une idée particulière de sa doctrine propre et de son
oeuvre personnelle. Il a professé la philosophie au XIIe siècle,
c'est-à-dire qu'il a enseigné cette philosophie qu'on est convenu de
nommer la scolastique; puis, avec les diverses doctrines scolastiques,
il a enseigné sur un point important un système qui a passé pour
son ouvrage; et ce système, les classificateurs l'ont rattaché au
nominalisme, ou appelé le conceptualisme. Pour connaître Abélard comme
philosophe, il y aurait donc à connaître deux choses: la scolastique de
son temps et la sienne.

En étudiant ces deux points, nous ne nous flattons pas de les épuiser.
La scolastique, ou, pour mieux parler, la philosophie, depuis Scot
Erigene jusqu'à Descartes, est tout un monde à explorer; vingt ans plus
tôt j'aurais dit, à découvrir. Quoique ce monde commence à être moins
inconnu, il n'a pas cessé d'être immense, et quelque goût bienveillant
que le moyen âge inspire aux beaux esprits de notre époque, nous n'en
abuserons pas au point de traîner le lecteur dans tous ces sentiers du
passé, où règnent peut-être aujourd'hui des brouillards moins épais,
mais dont aucune main ne saurait arracher les ronces et les épines.
Peut-être en dirons-nous trop encore pour ceux qui ne sont que
médiocrement curieux, et qui aiment moins les détails que les résultats.

Pendant longtemps, il n'a pas tenu aux écrivains modernes qu'on ne
refusât à la scolastique le rang d'une philosophie. On a dit, en effet,
et répété que la scolastique était une vaine science, une science
verbale; que tous ses efforts avaient abouti à des controverses sans fin
et sans valeur sur des questions de mots et non sur des questions
de choses. La langue qu'elle parlait, avec ses difficultés et ses
bizarreries repoussantes aujourd'hui pour notre intelligence et notre
goût, a paru témoigner elle-même contre les idées qu'elle exprimait. On
n'a pas manqué, de les juger dignes d'un temps de ténèbres, puisqu'elles
étaient énoncées dans un idiome barbare, et cette fois trop _barbare_
pour mériter d'être _compris_. Et comme le jour où cette langue a péri,
pour faire place à une diction plus pure et plus élégante, la science
qu'elle exprimait a péri comme elle, on en a conclu naturellement que la
science était la langue elle-même, et qu'il ne restait rien à apprendre
de ce qui ne se disait plus.

Mais, sans disculper tout à fait la scolastique de l'accusation d'avoir
trop souvent consumé ses forces sur de simples questions de mots, sur
des problèmes qui se seraient évanouis si l'on en eût seulement changé
l'expression, nous nous permettrons de remarquer que cette accusation,
vaguement conçue, pourrait être généralisée au point de n'être plus
aussi accablante pour la doctrine à laquelle on l'adresserait. Il est
dans la condition de la philosophie et peut-être de toute science
humaine d'être, sous un certain point de vue, une science de mots; et il
faut prendre garde que cette qualification lancée au hasard contre un
système, oeuvre de l'esprit humain, ne retombe sur l'esprit humain
lui-même; ce qui serait l'accuser puérilement d'être ce qu'il est et de
faire comme il fait; ce qui serait lui reprocher sa nature.

Il est trop évident que lorsque l'homme parle il pense, et que, par
ses expressions, on juge de ses pensées. Puis, ses pensées exprimées
correspondent ou sont données pour correspondantes à des choses. Ces
choses existent ou n'existent pas, et elles sont ou ne sont pas comme il
les exprime. Ainsi les mots sont les pensées, et les pensées sont ou
ne sont pas les choses. On peut donc juger des choses par les pensées,
comme des pensées par les mots; et si les mots ne faisaient que rendre
des pensées qui ne correspondissent à aucune chose existante, ce
qui semble le cas d'une véritable science de mots, cette science
enseignerait cependant plus que des mots; car elle ferait connaître du
moins l'esprit humain dans sa nature ou dans son histoire. Fausse
comme expression des faits, elle ne serait pas entièrement vaine comme
témoignage des idées, et il est utile de savoir jusqu'aux mensonges de
l'esprit humain; il y a quelque chose à apprendre même dans une science
fausse. C'est connaître encore que connaître ce qui n'est pas, pourvu
qu'on sache que ce n'est pas, et celui-là ne serait point un ignorant,
qui saurait bien quelles choses ne sont pas, et tout ce que les choses
ne sont pas. Au moins saurait-il que les choses sont, et même, à
quelques égards, il saurait ce qu'elles sont.

Cela est vrai de toute science, même d'une physique fausse, même d'une
astronomie fausse. Le jour où le système de Ptolémée a été renversé, on
aurait pu le condamner aussi à titre de science de mots; car il n'était
plus que cela. Les choses s'en étaient comme retirées, pour aller
ailleurs et prendre d'autres formes. Qui pourrait dire cependant que
jusque-là il eût été indifférent de le connaître, ou même que depuis
lors il n'y eût rien à gagner à le connaître, et qu'il ne fût pas utile
de comprendre ses fictions, afin de bien entendre pourquoi et comment
elles sont des fictions, comment et pourquoi le système de Copernic est
vrai?

Mais ce que nous osons dire de toute science, nous l'affirmons avec bien
plus de certitude de la philosophie. Celle-ci traite en effet d'objets
qui, réels ou imaginaires, sont par eux-mêmes invisibles pour la plupart
et n'ont de sensible que les mots qui les rendent. Je ne parle pas
seulement des généralités contestées et douteuses, créations de l'art
philosophique; je parle d'abord de ce qui n'est pas une invention
systématique, une arbitraire abstraction, comme le mot même de
_généralité_, comme celui d'abstraction, ceux de notion, d'idée et de
jugement; je parle de tout ce que l'esprit croit réel ou conclut comme
réel des perceptions actuelles et particulières de nos facultés; je
parle de Dieu que nous concluons de tout ce que nous sommes et de
tout ce que nous voyons; je parle de l'âme dont le nom est celui d'un
invisible, que l'on affirme, que l'on suppose ou que l'on nie; je parle
des facultés, qui ne sont pas assurément des substances individuelles,
ni des choses que nous connaîtrions aussi distinctement si elles
n'avaient un nom; je parle des forces que nous apercevons par la pensée
à travers les mouvements de la nature et de la vie; je parle enfin de
tout ce que je viens de nommer, en écrivant _nature, substance, vie_,
toutes idées qui, lors même qu'elles correspondraient, comme je le
crois, à quelque chose de réel, n'ont cependant d'immédiatement sensible
que les mots qui les désignent, et d'existence scientifique qu'à la
condition d'être exprimées. Or, la philosophie pourrait être appelée la
science de ces mots, sans qu'on lui manquât de respect; et ne fût-elle
bonne qu'à bien faire connaître ce qu'ils désignent, qu'à déterminer les
idées qui leur répondent dans l'esprit humain, elle ne serait pas une
science vaine; elle aurait atteint, en partie du moins, son objet; car
elle serait en ce sens la science de l'esprit humain, et on l'a souvent
définie ainsi, sans la dégrader. Déterminer ce que les mots veulent
dire, c'est déterminer ce que l'esprit humain veut dire par les mots.
Or, ce que l'esprit humain veut dire, c'est ce qu'il pense, et connaître
ce que pense l'esprit humain, c'est déjà, à beaucoup d'égards, le
connaître lui-même. La science des mots conçue de la sorte est donc
déjà une science, et une science tellement sérieuse que des écrivains
distingués ont estimé que c'était la première de toutes.

En effet, des philosophes fort célèbres ont dit que les sciences
n'étaient que des langues, et que toute bonne philosophie se réduisait à
une langue bien faite. N'est-il pas étrange que ceux qui parlaient ainsi
aient souvent condamné _a priori_ ce qu'ils appelaient les questions de
mots, et cru décrier telle ou telle philosophie en la taxant de ne vivre
que sur ces questions-là? En vérité la scolastique, aux yeux de la
philosophie du XVIIIe siècle, n'aurait dû avoir aucun tort d'être une
langue; son seul tort possible, c'était d'être une langue mal faite.

Prenons donc garde que l'accusation élevée contre la scolastique ne
remonte jusqu'à la philosophie. Car elle pourrait à la rigueur être
articulée contre la science métaphysique, de quelque méthode que
celle-ci se servit et quelque forme qu'elle essayât de revêtir.

On peut distinguer en général trois manières de philosopher.

Si, au lieu d'analyser péniblement, soit le sens des mots comparés
entre eux, soit les opérations délicates de la pensée, on emploie
implicitement les mots et la pensée, et qu'on cherche à décrire
directement la nature des choses, à la représenter dans les êtres qui la
composent et les rapports qui les unissent; quoique ce travail ne puisse
s'opérer que suivant les lois de l'intelligence et à l'aide des noms
qu'elle prête à ses idées, c'est une tentative immédiate sur les choses,
comme la physique, la chimie ou la zoologie; c'est l'essai d'une science
qui prétend être éminemment une science de choses; et on peut l'appeler
une ontologie.

Si l'on s'attache uniquement ou principalement à porter l'ordre,
l'accord et la clarté dans nos manières de concevoir les choses que nous
exprimons, et à réduire en système ces conceptions pour en composer une
science régulière, c'est encore une philosophie. Quoique d'une part
cette science soit aussi obligée de se servir des mots, d'en faire un
choix et un usage méthodiques, quoique de l'autre, en étudiant les
idées, elle étudie indirectement les choses, puisque nous en croyons
notre pensée, et que notre esprit reproduit les choses, soit comme elles
existent, soit comme elles sont réputées exister; une telle philosophie
roule principalement sur les idées, et ceux qui l'ont particulièrement
mise en honneur l'ont si bien senti qu'ils ont proposé de la nommer
idéologie.

Si maintenant, laissant dans l'ombre et le modèle extérieur auquel
correspond le tableau de nos pensées, c'est-à-dire les choses, et le
sujet, ainsi que la composition et l'ordonnance de ce tableau, la
science se borne à en considérer séparément tout ce qui est notre oeuvre
apparente et sensible, savoir, les images que nous produisons pour
tracer et peindre le tableau après l'avoir conçu, je veux dire les mots;
si, dis-je, elle s'attache à décrire et à déterminer la valeur, l'usage,
les rapports de ces mots; quoiqu'elle ne puisse le faire sans un certain
souvenir de la réalité, ni sans soumettre le langage à la pensée
intérieure, ce droit naturel dont le langage est le droit écrit; la
science est ouvertement alors une science de mots; elle a surtout
les formes et les allures d'une grammaire, et s'il fallait ici, pour
l'exactitude et la symétrie de nos distinctions, lui assigner un nom
technique, nous lui pourrions donner, avec un sens spécial, le nom de
terminologie.

Ainsi, la philosophie peut être ontologique, idéologique,
terminologique, selon le caractère qu'elle affecte et la méthode qu'elle
préfère. Mais, avec telle ou telle de ces qualifications, cesse-t-elle
d'être une philosophie? nous ne le pensons pas. Ainsi ne l'ont point
pensé les hommes illustres qui, selon les temps, lui ont fait subir
telle ou telle de ces trois transformations. Comment, en effet, les
destituer du titre de philosophes? Et pour ne défendre ici que les
terminologistes, qui pourrait dire qu'ils doivent être mis hors la
philosophie? Seraient-ce les idéologistes, eux qui par le choix de
ce nom ont témoigné de leur soin à s'abstenir, à s'écarter de toute
ontologie, et qui, grammairiens avant tout, en inventant ce mot
_idéologie_, sont restés en arrière de leur véritable doctrine, et ont
retenu le nom de la science en deçà des conséquences qu'ils lui avaient
fait réellement atteindre? Qui mieux qu'eux-mêmes avait, en effet,
compris que l'expression tenait à la pensée? En se fondant sur la
nécessité où nous sommes de jouer aux mots pour jouer aux idées, c'est
eux qui ont ramené la science au langage. Conséquents et sincères, eux
aussi, ils auraient pu appeler la philosophie du nom de terminologie.

Quant aux ontologistes, seraient-ils donc les seuls philosophes?
Depuis que le _Discours de la méthode_ a paru, cela serait difficile à
soutenir; car le procédé ontologique, au sens où nous l'avons défini,
a été presque généralement abandonné, et peut-être même décrié outre
mesure. D'ailleurs, il est impossible à celui qui s'attache le plus
aux choses de ne pas s'occuper au moins implicitement de l'étude et du
classement des pensées. Ce sont deux opérations inséparables l'une de
l'autre, et toutes deux sont inséparables d'un travail sur les mots.
D'ordinaire, celui qui fait une découverte réforme la langue, et
l'observation neuve d'un phénomène sensible de la nature aboutit à une
innovation dans les termes. La découverte du principe de toute la chimie
moderne pouvait presque se réduire à une meilleure définition du mot
_combustion_.

Dans la philosophie proprement dite, l'ontologie influe d'une manière
encore plus notable et plus directe sur le langage. Tout auteur de
système crée nécessairement sa langue, et prétend de nouveau marquer à
son coin la monnaie usée des termes vulgaires. Il arrive même un fait
assez frappant, quoique très-explicable, c'est que les philosophes qui
ont le moins pensé aux mots en ont le plus abusé; dans le fait, ils
n'ont pas été les moins sujets à se laisser conduire et tromper par
le langage. Les philosophes grecs, par exemple, ceux surtout qui ont
précédé l'école de Socrate, ont manié la langue avec une liberté qui les
a souvent égarés, et à force de négliger l'analyse soit des mots,
soit des idées, ils ont parfois, avec des idées confuses et des mots
équivoques, construit le mensonge ontologique des cosmologies de
l'antiquité. Faute de se tenir assez en garde contre les illusions du
langage, contre les déceptions de la raison, on manque l'ontologie; on
la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale encore, que ne
le serait la pure science de la pensée et de l'expression. Que
d'observateurs du monde n'ont enfanté que le roman du monde! que de
descriptions de la nature ont abouti à une science de mots!

Mais si celui qui veut faire un système sur la nature des choses ne
réussit trop souvent qu'à aligner sous le cordeau de la logique des
dénominations arbitraires, il arrive aussi que, par un effet inverse,
les esprits occupés uniquement de la terminologie de la science
s'épuisent à la régulariser, à la distribuer dans les compartiments
d'un plan analytique, à en séparer les termes par la distinction, à les
rapprocher par l'analogie; et grâce à ce besoin et à ce pouvoir qui est
en nous d'imposer des noms aux êtres ils prennent bientôt pour des êtres
les noms eux-mêmes, et attribuent une réalité factice à ces mots si bien
classés et si bien définis. L'intelligence qui, absorbée par l'étude du
langage, semble avoir perdu le sens de la réalité, et se contenter des
apparences verbales, rend ensuite par une illusion contraire la réalité
à ces apparences, matérialise, anime, personnifie les êtres de raison
que les mots supposent sans les prouver toujours. La science qui a voulu
n'être que terminologique devient peu à peu ontologique; mais elle le
devient dans l'ordre inverse de la vérité, et soumet le monde à la loi
du langage, au lieu de faire le langage à l'image du monde. C'est alors
que la science peut être accusée d'être une science de mots; elle risque
de ne jamais autant mériter ce reproche qu'au moment où elle prétend
l'éviter.

Je laisserais ma pensée trop incomplète si je ne disais que la nécessité
de faire une part à ces trois procédés de l'esprit, que l'impossibilité
prouvée par vingt expériences d'en proscrire absolument aucun ou
d'essayer impunément de le faire, pèse sur la philosophie, et nous
oblige à les concilier. La science a trois points de vue; il faut savoir
s'y placer tour à tour. Entre eux, il n'y a qu'une question d'ordre.
Livré à lui-même et sous l'empire des nécessités de la vie, l'esprit
mêle tout ensemble, et cette synthèse fait dans la pratique sa force et
sa confiance. Toute intelligence est en communication avec la réalité,
la conçoit suivant ses propres lois, et par le langage reproduit ce
qu'elle a perçu et ce qu'elle a conçu, sous une forme communicable
aux intelligences qui lui ressemblent. Lorsqu'on veut traduire ces
connaissances pratiques et confuses en science, c'est-à-dire connaître
avec méthode, quel point de vue faut-il choisir? où se placer pour mieux
voir? par où commencer? Évidemment par cette unité même à laquelle se
communique la réalité, et qui la communique à son tour, telle qu'elle
l'a conçue, après l'avoir reçue. L'homme est constitué pour absorber
d'abord et renvoyer ensuite la lumière qui l'environne. S'il s'étudie
avec exactitude et profondeur, s'il recherche ce qu'il pense, non pour
établir la généalogie arbitraire de ses idées, mais pour se bien rendre
compte de tout ce qui est contenu dans ses notions acquises, dans ses
notions primitives, des convictions qui dominent dans son esprit, comme
des opérations à l'aide desquelles elles se forment et se manifestent,
il parviendra sûrement à mieux connaître ce qui est, en connaissant
mieux ce qu'il en pense et ce qu'il en dit. La puissance qui lui donne
la réalité, qui la perçoit et la conçoit, puis qui porte dans tout ce
qu'il sait et tout ce qu'il pense l'ordre, la clarté, la fixité par la
parole, cette puissance, c'est lui-même; et, en s'étudiant bien, en
scrutant tout ce mystère de sa nature intérieure sans perdre de vue le
dehors de qui il reçoit et auquel il rend, il remonte à la source de
la science, et prend le seul moyen de la faire complète, universelle,
adéquate à la vérité, dans la mesure cependant où ces épithètes sont
applicables à la connaissance humaine. Ce point de vue est le point de
vue psychologique, qui ne diffère du point de vue idéologique qu'en ce
qu'il est moins partiel et moins étroit. Pour celui qui ne s'arrête pas
à l'idéologie superficielle, qui la pousse à sa profondeur dernière, la
science de la réalité et celle du langage reparaissent à la lueur même
du flambeau intérieur, et la philosophie retrouve au fond de l'esprit
humain le vrai jour qui éclaire le monde.

Quoi qu'il en soit, on a vu qu'on ne pouvait _a priori_ accuser une
science d'être, au mauvais sens de l'expression, une science de mots.
L'esprit considère toujours plus ou moins les choses, les idées, les
mots. S'il tend à ne considérer que les choses, il ne se connaît pas
bien lui-même. S'il n'est attentif qu'aux idées, il perd le sentiment
des choses; et ce qu'il accepte pour des idées n'est bientôt plus que
des mots. S'il s'occupe des mots plus que de tout le reste, il prend
à la longue les mots pour les choses, et revient par un détour à
l'ontologie. Si cette ontologie était vraie, peu importerait le chemin
qui l'y aurait conduit; mais si elle est fausse, c'est alors qu'il ne
sait que des mots. Qu'est-ce donc en définitive qu'une science qui n'est
qu'une science de mots? c'est une fausse ontologie.

Or, maintenant, est-ce là ce qu'a été la scolastique? Telle est la vraie
question, et elle ne peut être résolue que par une étude suffisante de
la scolastique même. Et comme il s'agit de savoir si finalement elle a
dit mensonge ou vérité, on ne peut chercher à la passablement connaître,
sans étudier avec elle le fond des choses; car on ne saurait juger d'une
science qu'en la comparant à son objet, comme on ne juge de la fidélité
d'un portrait que par son modèle. Et cela déjà prouve que l'étude de la
scolastique n'est ni aussi superficielle, ni aussi gratuite, ni aussi
stérile qu'il l'a paru longtemps.

Ainsi, bonne ou mauvaise, la scolastique est une philosophie. Ce que
nous avons dit suffit, ce semble, pour dissiper sur ce point les
principaux doutes. Maintenant il y aurait à examiner d'abord si elle n'a
réellement été que ce que nous avons appelé une terminologie; puis si
cette terminologie a produit une fausse ontologie. Sur ces deux points,
nous le disons d'avance, elle ne nous paraît pas irréprochable; mais
elle n'est pas pour cela une science de néant.

Nous avons déjà montré en général qu'une science qui mériterait, au sens
où nous l'entendons, ce nom de science terminologique, ne serait pas
nécessairement une science vaine. Faisons application de ces idées à la
scolastique.

Si cette philosophie est une science purement terminologique, elle est
bien au moins une grammaire. La grammaire fait profession d'être la
science des mots. Est-elle pour cela une science vaine et qui n'importe
en rien à la connaissance des réalités? Prenons un exemple pour plus de
clarté, et choisissons-le parmi les plus simples.

Au début de toute grammaire, on vous dit que les premiers mots dont vous
deviez vous occuper, sont les noms. Les noms sont les mots qui désignent
et les choses qui sont et ce que sont les choses. Les choses sont des
substances, et pour cette raison les noms sont appelés substantifs.
Ce que les choses nommées par les substantifs, sont en sus de leur
substance et de leur existence, est en quelque sorte ajouté à leur
substance, et les noms de ce qui s'ajoute ainsi sont dits adjectifs. En
d'autres termes, les noms désignent d'abord les choses, celles qui sont
considérées comme subsistant par elles-mêmes; mais il y a autour de ces
choses, ou dans ces choses, des circonstances, modes, accidents, ou
qualités qui sont comme _adjacentes_ aux substances (_adjacentia_, c'est
le mot de la scolastique et l'origine de celui d'_adjectif_), et qui
peuvent, jusqu'à un certain point, êtres prises comme des choses,
si bien que les adjectifs peuvent revêtir à leur tour la forme des
substantifs et continuent alors de désigner les attributs pris
substantivement, c'est-à-dire considérés comme s'ils existaient hors
des choses auxquelles en réalité ils ne se rencontrent que réunis, et
conséquemment comme s'ils existaient par eux-mêmes à la manière de ces
choses. Tout le monde reconnaît là les substantifs abstraits.

Cette première classification des mots ne fait-elle connaître que des
mots?

1° D'abord elle vous apprend que l'esprit croit naturellement une
existence réelle aux choses individuelles.

2° Puis, parmi ces substantifs qui les nomment, les uns désignent
exclusivement un individu déterminé, les autres tous les individus
semblables ou comparables, comme _arbre, homme, animal_. Or ceci nous
enseigne que l'esprit a le besoin et la puissance de donner aux choses,
en les considérant dans ce qu'elles ont de commun, des noms communs
aussi, noms abstraits des réalités individuelles, et de former ainsi
des genres et des espèces qui sont tout au moins les noms abstraits des
concrets individuels.

3° En outre, ces substances quelconques désignées par les substantifs
peuvent avoir des attributs exprimés aussi par des noms, et cela veut
dire encore que l'esprit a la faculté de considérer ces mêmes attributs
comme les sujets hypothétiques de certains autres attributs qu'il
distingue ultérieurement, et de donner ou supposer à ces sujets de sa
composition une certaine réalité, peut-être factice, sous la forme
d'abstraction. Ainsi, à ne la considérer que comme une notion, la
couleur n'est que le nom substantif de l'attribut du corps coloré, et
elle devient à son tour le sujet d'autres attributs, elle est dite
blanche, rouge, etc.; puis la blancheur, prise à son tour pour sujet,
est dite terne, éclatante, etc. Or, la connaissance de cet emploi des
idées et des mots est déjà un résultat idéologique, ou une vue de
l'esprit humain.

4° Il est naturel de se demander ce qu'il en est de tout cela dans la
réalité et indépendamment de l'esprit humain; et la grammaire a prévenu
et même hypothétiquement résolu la question. Quand elle dit que les noms
désignent des choses ou des qualités, elle suppose apparemment qu'il y a
des choses et des qualités. Les choses réelles, individuelles, elle les
appelle substances, ou choses qui existent par elles-mêmes. Elle appelle
ainsi non-seulement des substances accessibles aux sens, mais des
substances invisibles; Dieu, une âme, sont des substantifs comme cet
homme ou cette pierre. La perception par les sens n'est pas l'unique
garant de la substance, et l'on croit à des choses qu'on ne voit pas.
Les langues faites sous l'empire de cette croyance la constatent; mais
la justifient-elles? Elles font une distinction entre les substances et
les qualités. Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-mêmes, et
elles ne sont que des choses en d'autres choses. Cependant elles sont
nommées isolément, absolument, et supposées ainsi des choses par le
langage. Cette supposition est-elle un démenti donné à la distinction
précédente? Les qualités existent-elles, et comment existent-elles?
Faut-il prendre le langage pour la réponse réelle et décisive à cette
question? Il en préjuge la solution; il est, au moins par hypothèse,
ontologique. Il décrit les réalités comme elles paraissent être à
l'esprit, et tout au moins comme elles pourraient être effectivement. La
grammaire n'est donc pas radicalement étrangère à l'ontologie. Elle la
suppose en traduisant les idées de l'esprit humain.

5° Dès qu'elle a fait connaître les noms, elle expose les circonstances
dans lesquelles ils se trouvent placés les uns par rapport aux autres,
ou les relations verbales que leur donne le langage raisonné. Car
la grammaire n'est pas une simple nomenclature; toute grammaire est
syntaxe, même dès ses premières pages. Les choses nommées sont exprimées
les unes relativement aux autres. Par exemple, on énonce qu'une chose
est en la possession d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une
autre; on énonce qu'une chose reçoit l'action d'une autre, et cela par
le moyen d'une autre. Ce sont les différents _cas_ des noms, c'est le
génitif, le datif, l'accusatif, l'ablatif. Voilà certainement encore de
la pure grammaire.

Et tout cela cependant signifie que l'esprit établit des rapports entre
les objets; tout cela énumère et définit quelques-uns de ces rapports.
La possession ou _habitude_ qui est exprimée par le génitif ou attribuée
par le datif, le rapport d'action à passion, de moyen à résultat, sont
assurément des conceptions de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de
les analyser comme telles, on ferait de la mauvaise grammaire. Ainsi
le rapport de possession serait une définition bien vague et bien
insuffisante de celui qui est exprimé par le génitif, lequel exprime
entre autres une forme de possession particulière, celle de l'attribut
par le sujet; le rapport de l'agent au patient que représente en général
celui du sujet au régime ou du nominatif à l'accusatif, se rattache
souvent à celui de l'effet à la cause; enfin l'ablatif qui correspond à
l'idée de moyen, désigne souvent ce qu'on appelle dans l'école _la cause
instrumentale_. Il y a là un assez grand nombre d'idées de relation,
nécessaires à l'esprit humain qui les emploie, transporte ou convertit
avec une liberté et une autorité singulières. La grammaire est confuse
et inexacte si elle ne les distingue, les ordonne et les définit; et
quand elle fait cette opération sur les mots, elle décrit en même temps
des idées nécessaires à l'intelligence, et touche à ce qu'un philosophe
allemand appelle l'architectonique de l'esprit humain.

Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique, elle cesse de
regarder ces notions comme de simples nécessités de la pensée. L'esprit,
en effet, ne les emploie pas uniquement comme les seuls moyens d'avoir
des choses une conception qui lui serve. Il y croit en même temps qu'il
en use, c'est-à-dire qu'il a l'invincible conviction que ces rapports
sur lesquels il raisonne sont effectivement les rapports externes des
choses, et qu'en dehors de lui il y a des causes, des effets, des
agents, des moyens, des résultats, etc.; en un mot, que cette liaison
idéale de ses perceptions est la copie fidèle des relations entre les
objets de la nature. Comme les noms qui les désignent, les choses ont
pour lui leurs cas, et le monde réel serait incompréhensible s'il
n'était pas tel qu'il est compris. Encore sous ce rapport, on voit que
la grammaire suggère et suppose une ontologie.

Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures questions de mots,
exclusivement relatives à l'expression indépendamment de la réalité
qu'elle exprime, et qui n'appartiennent qu'à la nature propre du langage
en général ou d'une langue en particulier? Si vraiment, et toute langue
offre de ces questions-là. Par exemple, que les cas soient désignés
par les désinences des mots comme en latin, par des articles comme en
français, par des désinences et par des articles comme en grec; c'est un
point de grammaire qui n'a rien de commun avec la science de la pensée
ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient de tel ou tel
genre, qu'ils soient tous féminins plutôt que masculins ou l'inverse,
ce n'est pas là non plus une vraie question métaphysique; ce n'est en
grammaire qu'un point de fait à éclaircir ou à connaître. Enfin des
questions même plus profondes, comme celles de la composition des mots,
de leur transfusion d'une langue dans une autre, de la manière dont les
idiomes se sont successivement engendrés, quoiqu'elles ne puissent être
résolues sans une analyse assez fine des idées, sont cependant des
questions qui, pour la plupart, dépendent de l'état des esprits dans
les pays et les temps où les langues se sont formées. Bien qu'elles ne
soient pas uniquement verbales, et qu'elles touchent à la philosophie
de l'histoire, on peut encore les regarder comme des questions
grammaticales; elles appartiennent à la linguistique, à la science des
mots.

Mais enfin, dans les rapports généraux eux-mêmes du langage avec la
pensée, n'y a-t-il pas des points dont l'étude est indifférente, ou peu
s'en faut, à toute philosophie réelle? Je le crois, encore qu'on ne
puisse les parfaitement étudier sans philosophie; prenons pour exemple
tout ce qui concerne le langage figuré. La connaissance approfondie
du langage figuré conduirait sans doute à cette remarque, vraiment
philosophique, que la faculté de nommer les objets ne va pas sans un
penchant à représenter les uns par les noms des autres, en vertu de
certaines similitudes qui frappent l'imagination plus que la raison; en
d'autres termes, à parler par images. Ou pourrait rechercher encore
si, comme quelques-uns l'ont prétendu, toute langue est exclusivement
métaphorique, ou si seulement le langage figuré est de fait mêlé au
langage direct, et dans ce cas, si ce mélange est utile, s'il est
inévitable, s'il y aurait quelque motif et quelque possibilité de
l'abolir et de composer une langue absolument dénuée de figures. C'est
là de la philosophie sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du
langage, et quoiqu'on en pût tirer encore quelques inductions sur la
nature de l'esprit humain, la connaissance de la réalité n'est pas fort
engagée dans l'étude de ces questions, et pour celui qui les résout
sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel avec la vérité de nos
idées objectives. Encore est-ce une simple opinion que j'exprime, et la
thèse contraire a-t-elle été soutenue par des philosophes qui ont donné
au langage une importance philosophique supérieure à celle que je suis
disposé à lui reconnaître.

J'ai parlé tout à l'heure des substantifs abstraits; il y en a de
différentes sortes. Prenons ceux qui expriment substantivement ces
qualités qu'on nomme dans l'école les accidents de la substance,
comme la qualité d'être _blanc, amer, mou,_ etc., ou _la blancheur,
l'amertume, la mollesse_, etc. Les abstractions de cette sorte ne
représentent aucune substance réelle. Il y a des substances qui ont
diverses qualités, entre autres celle d'être _molles, amères_ et
_blanches_; il n'y a pas une chose qui soit substantiellement _la
blancheur, la mollesse, l'amertume_ en elle-même. Lorsqu'on isole ces
accidents par la pensée et le langage, et que l'on en fait les sujets
de certaines propositions, quand on dit _la blancheur est agréable,
l'amertume est répugnante_, le sens commun avertit que ce sont des
sujets hypothétiques et artificiels dus au pouvoir généralisateur
de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au substantif, de
l'attribut au sujet, qui a peut-être quelque analogie avec la propriété
translative ou métaphorique du langage, et qui n'a pas beaucoup plus
de réalité que ces autres locutions, _le choc des opinions, le feu des
passions, l'explosion de la colère_. C'est une translation ou métaphore
d'un autre genre; la première rendait l'insensible par une comparaison
avec le sensible, ou l'invisible par une image; la seconde convertit
l'attribut en sujet et la qualité en substance. C'est un don, un
pouvoir, peut-être une faiblesse de l'esprit humain, que d'opérer ces
métamorphoses, mais la réalité n'est guère intéressée dans tout cela.
Dans ces termes, l'étude de cette classe de substantifs abstraits (celle
des substantifs qui répondent aux qualités accidentelles des êtres)
n'est et ne doit être qu'une étude de mots; et c'est savoir les choses
comme elles sont, que de savoir dans ce cas qu'elles ne sont pas
essentiellement comme les mots, ou que les mots ne sont que des mots.

Que si, par impossible, on croyait le contraire, et qu'abusé par les
apparences du langage, on fît jouer sans discernement à ces abstraits le
rôle des concrets individuels, que l'on prît les noms qui les désignent
pour des noms directs, même pour des noms propres, et qu'on supposât
des êtres partout où l'on a imposé des noms, alors on retomberait dans
l'inconvénient tant signalé de réaliser les abstractions, on ferait
de l'ontologie dans le mauvais sens, on traiterait les mots comme des
choses, et c'est alors qu'on mériterait l'accusation de n'édifier qu'une
science de mots: accusation grave, parce qu'on aurait prétendu savoir
autre chose. Le tort serait précisément d'oublier ou d'ignorer qu'on ne
savait que des mots.

Une science de mots n'est donc pas mauvaise en soi; ce qui est mauvais,
c'est de prendre une science de mots pour une science de choses.

La scolastique, je le dis par avance, est plus d'une fois tombée
dans cette erreur. Lorsqu'on y tombe, il est évident qu'une foule
de questions oiseuses, de difficultés artificielles, doivent naître
successivement, et amener des solutions, des distinctions, des
inductions, en un mot des connaissances purement hypothétiques ou
relatives uniquement à la signification arbitraire de la langue qu'on a
gratuitement imposée à la science. Mais cette faute que la scholastique
a très-souvent commise, aucune philosophie, que je sache, ne l'a
constamment évitée.

En prenant des exemples dans la grammaire, je ne me suis pas beaucoup
éloigné de la scolastique. L'une a beaucoup d'affinité avec l'autre, et
l'on serait, dans certaines occasions, embarrassé de les distinguer;
ce qui deviendra plus évident, quand nous approcherons de plus près la
philosophie du moyen âge.

Ce fut une philosophie. Parmi les questions qui ont joué un rôle
philosophique, au moins dans l'antiquité, il en est peu que la science
du moyen âge n'ait traitées et résolues à sa manière. S'il est des
problèmes que nous n'y retrouvons pas, ce sont en général ceux dont
le progrès moderne de la science a révélé l'existence ou rétabli la
gravité; mais est-ce pour rien que nous voulons que l'esprit humain
ait, il y a deux ou trois siècles, subi une révolution? Entre autres
nouveautés, l'absolue liberté qui s'est introduite triomphalement dans
les sciences, ne doit-elle pas avoir amené et des idées et des questions
laissées jusqu'alors dans l'ombre ou dans le néant? Quoi qu'il en soit,
avant nous, chez les anciens, il y eut apparemment une philosophie. Je
n'égale pas la philosophie du moyen âge à celle de l'antiquité; le nom
d'Abélard pâlit auprès de celui d'Aristote, et le soleil de Platon
offusque de sa splendeur l'étoile de saint Thomas; mais enfin je dis que
l'une de ces philosophies s'est occupée de presque tout ce qui occupait
l'autre. La plus récente n'a pas été aussi étroite, aussi exclusive
qu'on l'imagine. Elle l'a été dans sa forme; et c'est par là qu'elle
s'est compromise. Elle a fait passer la science sous une forme
exceptionnelle, et, par là, elle en a restreint et surtout dissimulé
l'universalité.

La philosophie, au XIIe siècle, s'appelait ordinairement la dialectique.
On donnait à ce mot un sens analogue a celui qui a prévalu dans
le commun usage. La dialectique était l'art logique ou la logique
appliquée. Les anciens l'avaient souvent entendu autrement. La
dialectique de Platon est la recherche de ce qu'il y a de général dans
le particulier, d'absolu dans le relatif, la recherche de l'idéal
scientifique[365]. C'est une méthode ascendante qui, de nos perceptions
diverses écartant le multiple, le changeant, l'individuel, remonte a
l'essence, au permanent, à l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle
décompose, afin d'élaguer l'accessoire et d'atteindre le principal ou
ce qui subsiste de chaque chose dans la raison éternelle; c'est une
synthèse, en ce sens que, des phénomènes complexes et variables, elle
semble former, par la vertu de l'intelligence, quelque chose qui n'est
aucun phénomène. Prise comme instrument logique, elle serait l'art de
la définition, puisqu'elle est la recherche de l'essence. C'est cette
dialectique que les alexandrins empruntèrent à Platon et amenèrent à la
rigueur d'un procédé scientifique[366]. Ce procédé se retrouve dans la
philosophie moderne, et quelques-uns de ses caractères subsistent, par
exemple, dans la dialectique d'Hegel[367]. Mais bien qu'il soit surtout
cher à Platon, il n'était pas ignoré d'Aristote, car c'est le procédé de
la science de l'être, de la science de l'universel, de la métaphysique
en un mot[368]. Le Stagirite n'admit pas toutes les conséquences
auxquelles cette méthode conduisait Platon; mais il la connut, il sut
même la pratiquer parfois, quoiqu'il réservât le nom de dialectique pour
cette partie de la logique qui ouvre la route de toutes les sciences en
discutant les principes, et trouve un procédé syllogistique pour traiter
un sujet donné en partant des propositions les plus probables[369]. Mais
pour lui la dialectique était loin d'être toute la philosophie. Il dit
même qu'elle lui est opposée, s'appuyant sur l'apparent, tandis que la
philosophie s'appuie sur la vérité[370]. Dans les mains des stoïciens,
la logique, niant ou du moins atténuant la vérité du général, devint peu
à peu une polémique subtile et négative. Déjà les mégariens l'avaient
transformée en argumentation sceptique; et ce n'est qu'après avoir porté
le nom d'éristiques, qu'ils avaient reçu celui de dialecticiens[371].
C'est dans un sens qui tient peut-être des idées des écoles mégarique
et stoïcienne, presque autant que des idées péripatéticiennes, que la
dialectique fut entendue au moyen âge[372]. Aristote avait distingué une
sorte de dialectique pratique qu'il appelle l'_art exercitif_[373],
et qui offrait bien quelques rapports avec l'_art_ par excellence des
scolastiques. La logique fut pour eux un terme général qui embrassait
toute la science de la raison, ce qu'on appellerait aujourd'hui la
philosophie de l'esprit humain; et comme la logique proprement dite
aboutit à la dialectique qui est la pratique de la science, elle fut
officiellement nommée la dialectique[374]. Abélard ne la définit nulle
part formellement; mais en intitulant _Dialectica_ son grand ouvrage de
philosophie logique, son _Organon_ à lui, il a suffisamment indiqué sa
pensée, expliqué son langage.

[Note 365: Voyez dans la traduction de M. Cousin l'argument du
_Philèbe_, et le _Philèbe_ lui-même, ainsi que _le Parménide_, t. II,
p. 280 et 440; t. XII, p. 8.--Cf. Hegel, _Hist. de la phil._, Oeuvres
complètes, (All.) t, XIV, p.240, Berlin, 1833.]

[Note 366: Cf. l'_Hist. de l'école d'Alex._, par M.J. Simon, t. I,
l. II, c. II.]

[Note 367: _Encycl. des sciences philos._ Logique, § 81, t. VI, p.
151.]

[Note 368: _Logique d'Arist._, trad. par M.B. Saint-Hilaire. _Dern.
Analyt._, l. 1, c. XI, §§ 6, 7 et 8.;--_Métaphys._, passim.]

[Note 369: _Logique; Topiq._, l. 1, c. II, § 6. _Réfut. des soph._,
c. XXXIV, § 3.]

[Note 370: _Id., Topiq._, l. 1, c. XIV, § 7.--_Réfut. des soph._, c.
XI, §. 8.]

[Note 371: Diog. Laert., l. II, c. X, n. 1.]

[Note 372: Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 672]

[Note 373: _Topiq_., c. XI, § 1 et suiv.]

[Note 374: De bonne heure on les avait ainsi réunies. Cicéron
considère la dialectique comme une branche ou une moitié de la science
qu'il définit _ratio disserendi_, et qui est la logique. (_Topiq_.,
II.--_De Leg_., I, 23.--_De Fato_, I.) Boèce, dans son _Commentaire des
Topiques de Cicéron_, décompose la logique, et donne de la dialectique
les définitions consacrées que durent adopter les scolastiques. (Boet.
_Op_., p. 700.--Cf. S. Aug., _De Ord_., l. II, c. XI.--_Retract_, l. I,
c. VI.--Cassiod., _De Instit. divin. litt._, c. XXVII.--_De Artib. ac
Discipl_., c. III.)]

Quoi qu'il en soit, la dialectique, même en ce sens, n'étant qu'une
partie de la philosophie, il a paru que la Scolastique n'était aussi
qu'une partie de la philosophie; mais la dialectique, comme le
raisonnement humain, peut s'appliquer à toutes choses. Dans une bonne
classification, la dialectique comme science ne devrait s'appliquer
qu'à la dialectique même; partout ailleurs, elle n'est que procédé et
instrument; elle ne devrait pas même comprendre la logique proprement
dite, dont elle n'est que la suite ou la dernière partie. Mais s'il
plaît de l'appliquer à tout, de tout encadrer dans ses formes, de
chercher dans les notions qu'elle emploie et dans les règles qu'elle
pose les éléments de toute science, de se servir d'elle enfin comme d'un
_critère_ universel, on le peut faire, et elle devient alors, au lieu et
place de la philosophie, la reine des sciences, la science universelle;
elle obtient les titres de _disciplina disciplinarum, duae universae
scientiae, sola dicenda scientia_[375]. Sera-ce que la philosophie aura
été réduite en essence à la seule dialectique? non, c'est qu'elle aura
été exclusivement ramenée aux procédés et au langage de la dialectique.
Elle en aura sans doute souffert; la réalité ne peut sans violence et
sans dommage, passer comme par le laminoir d'une méthode exclusive; ce
qui est artificiel est toujours étroit, et le fond n'échappe jamais aux
vices de la forme. Mais pourtant, ainsi contrainte, la science n'aura
pas été supprimée. La scolastique n'a donc pas été la philosophie
réduite à la dialectique, mais aux formes de la dialectique.

[Note 375: _Ab. Op._, ep. IV, p. 239. _Introd. ad Theol._, l. II, p.
1047.--Ouvr. inéd., _Dialect._, pars IV, p. 435.]

D'où lui est venue cette contrainte? De ce qu'à une certaine époque
du moyen âge, l'esprit humain est rentré dans la philosophie par la
dialectique. Le point de départ n'est jamais indifférent; au terme de la
course, on se ressent du chemin qu'on a pris, et le choix de la méthode
est avec raison regardé comme capital en philosophie. Nous tenons
aujourd'hui qu'il faut aborder la philosophie par la psychologie.
Prétendra-t-on que ce choix soit sans conséquence et n'influe pas sur
les caractères ultérieurs de la science? La science ne manque pas
d'adversaires qui disent qu'après avoir commencé par la psychologie,
elle y demeure, et que nous n'avons fait qu'inventer une autre manière
de la rendre partielle et stérile. Je le conteste, mais j'avoue qu'il
est très-commun de ne point dépasser la psychologie; de très-habiles
gens n'ont pu en sortir ou même ont fini par n'en pas vouloir sortir.
L'école idéologique a tremblé de faire un pas hors du cercle de la
sensation. Il y a beaucoup à redire aux limites scientifiques que les
Écossais ont élevées et qu'ils ont interdit à l'observation de franchir.
Jouffroy n'a pas complètement réussi, malgré d'ingénieux et opiniâtres
efforts, à se délivrer du joug étroit de l'observation subjective de la
conscience; et quoiqu'il proteste, Kant lui-même n'a fait que rendre
plus profonde, mais non plus pénétrable, l'impasse de la psychologie. On
ne saurait donc s'étonner que, renfermés dans un point de vue bien plus
rétréci pour embrasser l'horizon (car la logique est dominée par la
psychologie), les scolastiques aient eu beaucoup de peine à parcourir
l'ensemble de la carte scientifique. S'ils ont encore beaucoup vu, ils
n'ont pas vu sous un angle vrai; ils n'ont pas donné aux objets les
dimensions, les contours et les teintes de la vérité. Mais du moins
ont-ils connu tout ce qu'on peut connaître, lorsqu'on n'est initié à la
science que par la dialectique.

Nous n'écrivons pas leur histoire. Il faut donc poser simplement
comme un fait qu'après l'invasion définitive du christianisme et
le refoulement successif des écoles de philosophie païenne, qui se
réfugièrent et s'éteignirent dans le cercle encore brillant mais stérile
des écoles alexandrines, les hommes supérieurs qui, dans l'Occident à
partir du VIIe siècle, s'efforcèrent de dissiper les ténèbres de la
barbarie, n'eurent pour flambeau que la lueur pâle des commentaires de
la philosophie antique; et parmi les interprètes qui la transmirent au
moyen âge, dominèrent les commentateurs de la Logique d'Aristote.

Les anciens avaient trouvé les sciences et les lettres. On recevait
d'eux les unes et les autres avec une curiosité, une admiration et une
confiance égales. On les imitait en tout, excepté dans la liberté
de leur génie. Toute doctrine se convertissait donc en érudition.
Comprendre, traduire, interpréter, paraphraser, telle était, en général,
l'oeuvre de ces esprits nobles et malheureux qui se soulevèrent
au-dessus de l'ignorance et de la grossièreté universelles, dans ces
contrées dépouillées de toute nationalité par la double conquête des
légions romaines et des hordes du Nord. Les peuples de notre Occident
n'avaient point de culture qui leur fût propre. Leur littérature
indigène, s'il est permis de donner ce nom aux essais informes de la
poésie druidique, avait péri comme les arts, les moeurs, le culte de la
vieille Gaule. Les idées et les lettres, les arts de l'imagination et
ceux de l'industrie, tout, jusqu'à la religion, avait été comme importé
à nouveau dans ces régions, théâtre de l'éclatante civilisation de la
moderne Europe. Les hommes livrés aux travaux de l'esprit, n'étaient
donc encouragés par aucun exemple, autorisés par aucun succès, à penser,
à écrire d'après eux-mêmes, à inventer pour leur compte, à essayer
enfin d'une véritable et complète originalité. Pour les sciences et
les lettres, la Grèce et Rome; pour la religion, le Midi et l'Orient,
c'est-à-dire encore Rome et la Grèce; voilà leur exemple et leur
loi. Ils ne demandaient ni à leur sol ni à leur ciel ces productions
spontanées que le temps seul sème à pleines mains dans les terres
fécondes. Ils attendaient tout de ceux de qui tout leur était venu. Or,
que leur venait-il désormais de ces peuples jadis leurs vainqueurs,
et qui, contraints de céder l'espace et le pouvoir à de nouveaux et
barbares conquérants, étaient restés les maîtres spirituels des premiers
vaincus? Que leur venait-il de ces régions où se levait encore pour
eux le soleil de l'intelligence? rien d'abord que la grande voix de
la religion, qui était elle-même ou qui voulait être quelque chose
de définitif et d'immuable, rien que les derniers échos de la parole
grecque qui s'était tue, mais qui retentissait encore. Les écrits des
hommes qui ont tracé leurs noms aux dernières pages des fastes de
la littérature ancienne, ne sont que des compilations plus ou moins
méthodiques, des expositions quelquefois raisonnées de systèmes
antérieurs, des traductions d'idées enfin, quand ce ne sont pas de
simples versions de textes. Ceux donc qui devenaient leurs disciples,
ceux qui dans le nord de l'Europe s'adonnaient, entre le VIIe et le XIe
Siècle, aux choses de l'esprit, se faisaient pour la plupart de purs
érudits, c'est-à-dire des penseurs sans liberté, instruits par des
écrivains sans originalité. C'est par le milieu des commentateurs, c'est
à travers un nuage que parvenaient jusque dans les Gaules les rayons
affaiblis des brillantes constellations qui avaient surgi derrière la
colline de l'Acropolis, et doré de leur éclat le faîte blanchissant
du temple de Thésée. Porphyre, saint Augustin, Martianus Capella,
Cassiodore, et surtout Boèce, étaient les médiateurs nécessaires et
respectés qui transmettaient les idées de Platon et d'Aristote aux Bède,
aux Alcuin, même aux Jean Scot et aux Raban Maur, qui s'efforcèrent les
premiers de repasser de l'érudition à la philosophie. On sait avec assez
d'exactitude quelle était la bibliothèque philosophique de ces hommes
qui puisaient cependant presque toutes leurs idées à la source du passé.
Les originaux leur étaient en général inconnus. Le Timée de Platon et
la Logique d'Aristote, traduits en latin, sont les plus avérés des
monuments des grands siècles qu'ils eussent entre les mains[376]. Le
platonisme qui n'est pas dans le Timée, l'aristotélisme qui n'est pas
dans l'Organon, ne leur étaient connus que confusément, par fragment,
par allusion, par citation dans les paraphrases et les expositions
incomplètes des commentateurs sans génie des derniers temps. Il n'est
pas étrange que parmi ces débris, l'Organon ou plutôt la doctrine qui
y est contenue et qui forme à elle seule un système achevé, un travail
défini et démonstratif, ait fait dominer partout la science et
l'esprit de la logique. La logique effaça peu à peu le reste de la
littérature[377]. Elle avait d'ailleurs exercé déjà une influence
marquée sur les deux vrais maîtres des écoles du moyen âge, Porphyre et
Boèce. Ils s'étaient appliqués, l'un à ouvrir au disciple les portes de
la logique, l'autre à conduire à travers ses détours le disciple initié.
L'un avait composé une introduction; l'autre des versions et des
commentaires. Là-dessus, il est tout simple que les savants du moyen âge
aient pensé qu'il ne restait à la science que des gloses à faire. Le
mot même fut consacré. Presque tous les philosophes scolastiques furent
éminemment des glossateurs[378], et l'on annota les commentateurs
d'Aristote, avant de l'interpréter lui-même et de le connaître tout
entier. C'est sans aucun doute un heureux hasard advenu à un court écrit
de Porphyre et à quatre ou cinq de Boèce qui fut la première cause de la
grande fortune d'Aristote. La puissance saisissante de la logique fut la
seconde. D'ailleurs toute logique est essentiellement élémentaire, et
semble, comme la grammaire, révéler la raison; elle convient donc à des
études commençantes.

[Note 376: Encore Abélard n'avait-il dans les mains que les deux
premiers des six traités qui composent la Logique d'Aristote ou
_l'Organon_. (Voyez sa Dialectique, p. 228.) Que dans les quarante
premières années du XIIe siècle, il circulât communément en Gaule et
en Angleterre d'autres livres philosophiques que ces deux fragments de
l'oeuvre d'Aristote et de Platon, l'Isagogue de Porphyre, plusieurs des
traités aristotéliques de Boèce et deux traités indûment attribués
à saint Augustin, c'est ce que personne n'a réussi à prouver. Voyez
l'excellent ouvrage de M. Jourdain sur les traductions latines
d'Aristote au moyen âge. Cf. Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p.
564; et le ch. III du présent livre.]

[Note 377:

  ...Quaevis
  Litera sordescit, logica sola placet.

  Johan Saresber., _Estheticus_, poem., p. 3, Hambourg, 1843.

[Note 378: Nous avons cinq opuscules d'Abélard sous le litre de
gloses, _Glossae in Porphyrium, de categoriis_, etc., quatre imprimés,
un manuscrit. M. Cousin a fait connaître plusieurs gloses du Xe siècle
sur le _de Interpretatione_, sur les catégories, etc. (Ouvr. inéd.
d'Abél., p. 551-611; Append., p. 618 et suiv.)]

Cependant la forme péripatéticienne n'avait pas été primitivement la
forme unique de la philosophie du moyen âge. Scot Érigène, qui en
est regardé comme le fondateur, tendait à lui donner un tout autre
caractère. Son génie hardiment spéculatif dépasse la dialectique[379].
Ce dogmatisme encore vague, où respire un peu de platonisme et de
philosophie alexandrine, put se soutenir quelque temps. Mais bientôt
il arriva un moment où l'aristotélisme, parlons plus exactement, où la
dialectique gagna du terrain et devint dans la science une mode qui a
duré quatre ou cinq cents ans. Il serait curieux, mais il est difficile
de déterminer ce moment avec précision. Du moins, la simple chronologie
des noms jettera-t-elle un grand jour sur cette partie de l'histoire de
la dialectique.

[Note 379: Cf. M. Guizot, _Cours d'histoire de la civilisation en
France_, t. III, leçon 29; M. Rousselot, _Phil. dans le moyen âge_, 1re
part., c. II, et l'ouvrage de M. Saint-René Taillandier, _Scot Érigène
et la philosophie scolastique_.]

On peut fixer à la mort de Proclus, c'est-à-dire à la fin du Ve siècle,
le terme de toute philosophie originale dans l'antiquité païenne (485).
Et déjà, depuis plus de cinquante ans, saint Augustin, un des derniers
Pères qui aient une place dans l'histoire de la philosophie, était
descendu au tombeau (430); le règne des interprètes et des scoliastes
avait commencé. Simplicius et Philopon commentaient Aristote, en se
souvenant de Platon. Martianus Capella avait un peu auparavant publié
ce poème encyclopédique où les sciences sont personnifiées comme des
déesses, où la Dialectique, au front pâle, aux cheveux entrelacés, cache
dans les plis de sa robe athénienne des fleurs et des serpents, mais
se donne pour la législatrice des autres sciences[380]. Boèce mourait
tragiquement, en laissant ces traductions et ces paraphrases qui
devaient surnager les premières après le naufrage des lettres antiques
(526). Cassiodore, dressant, au VIe siècle, l'encyclopédie destinée à
lui survivre, et dont Alcuin devait faire un jour la règle légale
de l'enseignement scolaire, mettait au rang des sept disciplines la
philosophie sous le simple nom de dialectique. La philosophie était
bien, pour lui comme pour Platon, la ressemblance de l'homme à Dieu,
mais il développait cette définition par une analyse très-sommaire de
l'Isagogue de Porphyre, des Catégories d'Aristote, enfin des grandes
divisions de l'Organon[381]. C'est de ce temps peut-être qu'il faut
dater les deux ouvrages sur le même sujet que le moyen âge mettait sur
le compte de saint Augustin. Au siècle suivant, Bède résumait pour le
nord de l'Europe toutes les connaissances humaines venues de l'Orient
et du Midi, et la philosophie trouvait place dans ses volumineuses
compilations. C'était aussi d'Aristote qu'il aimait à donner des
extraits; déjà il appelait chaque citation une _autorité_, et assignait
à la dialectique le premier rang dans la logique, _cette maîtresse du
jugement_[382]. Après Bède, les écoles s'ouvrent en France à la voix de
Charlemagne. C'est Alcuin qui les inspire et les dirige. Il a étudié
toutes les sciences profanes, et certainement les sept arts, mais
surtout l'art dialectique, dont l'empereur, dit-il en s'adressant à
Charles lui-même, a la _très-noble intention_ d'apprendre les principes.
Lui aussi, il a quelque teinture de l'Isagogue, des Catégories, de
l'Hermeneia, et il s'attache à faire recopier, à répandre, à imposer
même comme bases de l'enseignement les traités logiques qu'Augustin,
dit-il, a, pour les traduire, tirés des trésors de l'ancienne Grèce,

  De veterum gazis Graecorum clave latina[383].

[Note 380: Martian. Capel., _de Nupt. Philolog. et Mercur._, l. IV,
p. 325 et seqq. 1 vol. in 4°. Francf. 1836.]

[Note 381: _[Grec: Omsiosis to theo xata ounaton anthropon.]_
(Cassiod., _de Art. ac Discipl._, t. II, c. III, p. 528. Ed. de Venise,
1729.)]

[Note 382: Voyez dans les Oeuvres de Bède (8 tom. in-folio, Colon.
Agrip., 1612), les _Sententiae sive axiomata philosophica ex Aristotele
... collecta_ (t. II, p. 124). On voit là qu'il connaissait au moins
par des citations d'assez nombreux ouvrages d'Aristote, Physique,
Métaphysique, _De Anima_, etc. Dans ses _Elementa philosophiae_ (id.,
p. 200), il définit la philosophie: «Eorum quae sunt et non videntur
et eorum quae sunt et videntur vera comprehensio.» Dans son traité _De
mundi caelestis terrestrisque constitutione_, la logique est définie:
«Diligens ratio disserendi et magistra judicii;» la dialectique qui en
est la partie la plus essentielle: «Sagacitas ingenii stultitiaeque
sequester.» (T. 1, p. 343.)]

[Note 383: Voyez dans les Oeuvres d'Alcuin (2 vol. in-fol., Ratisb.,
1777), la dédicace des Catégories de saint Augustin, et _Opusculum
quartum de Dialectica_ (t. II, p. 334). C'est un dialogue entre lui et
Charles. La philosophie y est à peu près ramenée à l'éthique et à la
dialectique; et celle-ci, «disciplina rationalia quaerendi, diffiniendi,
et disserendi, etiam et vera a falsis discernendi potens,» est un
sommaire de Porphyre et de l'Organon, cet ouvrage dont on a dit qu'en
l'écrivant Aristote avait trempé sa plume dans l'esprit, «in mente
tinxisse calamum» (p. 350). Alcuin, suivant son éditeur, n'a point
composé le livre _De septem artibus_; mais il avait écrit sur toutes les
sciences, et dans une épître à Charlemagne il dit positivement: «Vestram
nobilissimam intentionem dialecticae disciplinae disere velle rationes.»
(T. I, p. 703.)]

Par lui les écoles gauloises passent sous l'empire de cette _sagesse
hibernienne_, qu'il avait apportée sur le continent[384], et qui devait
après lui recevoir de Scot Érigène moins d'autorité, mais plus d'éclat
(875). Érigène platonise, et Mannon, son successeur dans la direction de
l'école du palais, passe pour avoir écrit sur les Lois et la République
de Platon des commentaires qu'on n'a jamais vus[385].

[Note 384: «Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine,
pene totam cum grege philosophorum ad littora nostra migrantem?» (Herici
_Epist. ad imp. Carol., Hist. francor. script._, ed. Duchesne, t. II, p.
470.)]

[Note 385: _Hist. litt._, t. IV, p. 225 et t. V, p. 657.]

La principale fondation d'Alcuin est l'école de Saint-Martin de Tours.
Le premier et le plus illustre de ses disciples dans ce cloître, c'est
Raban Maur. Celui-là se montre plus versé encore dans les sciences
profanes, il les recherche, il les aime. Il conseille de lire les
philosophes; il y a, dit-il, dans Platon bien des choses qu'il ne faut
pas craindre[386]. Il reprend la division connue de la philosophie, en
physique, en morale, en logique, et celle-ci, les théologiens doivent
se la rendre propre. La dialectique, qu'il définit littéralement comme
Alcuin, il veut qu'elle entre dans l'instruction des clercs: n'est-elle
pas la science des sciences, _disciplina disciplinarum_? elle enseigne
à apprendre, elle enseigne à enseigner; _haec docet docere, haec docet
discere_. Seule elle sait savoir, _scit scire sola_ (ne dirait-on pas
la science de la science de Fichte?) enfin le syllogisme est une arme
nécessaire[387]. C'est Raban, qui selon Tennemann, transporta en
Allemagne la dialectique d'Alcuin, que d'autres appellent la dialectique
écossaise[388]. Il devint abbé de Fulde, puis évêque de Mayence (847).

[Note 386: «Non formidanda, sed in usum nostrum vindicanda.» (_De
Instit. cleric._, l. III, c. XXVI, t. VI, p. 44.--_Op._, 3 vol. in-fol.
Col. Agrip., 1627.)]

[Note 387: _Id., ibid._, c. XX, p. 42.--_De Universo_, l. XV, t.
1, p. 201 et 202.--Cf. les gloses de Raban sur Porphyre, Boèce,
l'_Hermeneia_, publiées par M. Cousin. Ouvr. inéd., Append., p. 613.]

[Note 388: _Mon. de l'Hist. de la phil._, t. I, § 244.--M. Hauréau,
_la Scolastique au IXe siècle; Rev. du Nord_, t. II, 2e sér., p. 425.]

En même temps que lui et après lui, on distingue dans cette féconde
école de Tours, un homme d'une instruction singulière pour le temps,
Haimon, plus tard évêque d'Halberstadt (841), qui des bords de la Loire
rapporta l'enseignement théologique, et fonda avec Raban dont il fut le
successeur, une florissante école à Fulde. Là vint de Sens s'instruire
et même enseigner, Loup Servat qui s'adonnait particulièrement aux
lettres humaines, et par conséquent à la logique. Nommé par Charles le
Chauve abbé militaire de Ferrières en 842, esprit cultivé, écrivain
presque poli, il continua ses leçons malgré sa nouvelle dignité, et les
témoignages s'accordent pour distinguer en lui l'homme de lettres et le
théologien. Élève d'Haimon et de Loup Servat, Heiric revint d'Allemagne
diriger dans sa patrie l'école d'Auxerre que Saint-Germain avait fondée;
il a laissé de remarquables monuments d'une latinité savante,
d'une sorte de talent poétique et, chose fort rare, d'une certaine
connaissance du grec[389]. Il est cité comme ayant professé la
dialectique avec éclat au monastère de Saint-Germain. Après Heiric, Remi
et Huebold, moines d'Auxerre ainsi que lui, furent signalés comme ses
héritiers dans la philosophie[390]. Remi surtout, le plus célèbre
écrivain du commencement du Xe siècle, est renommé pour l'enseignement
de la dialectique qu'il cherchait plutôt dans les prétendus traités de
saint Augustin que dans l'Organon d'Aristote. On possède encore de lui
des manuscrits qui prouvent qu'il connaissait Priscien, Donat, Martianus
Capella, et que ses études embrassaient le Trivium et le Quadrivium;
or, tel était encore au temps même d'Abélard le cycle des études
littéraires. Condisciple d'un fils de l'empereur Charles le Chauve à
l'école d'Heiric, Remi professa successivement à Auxerre, à Reims, à
Paris, et c'est dans cette dernière ville qu'il réunit près de sa chaire
ses plus illustres disciples (872)[391]. Ainsi se forme la chaîne d'un
enseignement philosophique qui vient enfin se fixer dans la cité où
devait dominer Abélard.

[Note 389: Heiric a dit en parlant de ses maîtres:

  Hic Lupus, hic Haimo ludebant ordine grato.

(Cf. Duchesne, _Hist. francor. script._, t. II, p. 470.--Bolland., t,
VII, 31 Jul., p. 221.--Mabillon, _Analect._, p. 423.--_Hist. litt._, t.
V, p. 112 et 653.) C'est évidemment à cet Heiric, maître du moine Remi,
comme on va le voir, que doit être rapporté le traité manuscrit sur
les Catégories dites de saint Augustin, où M. Cousin a lu: «Henricus,
magister Remigii, fecit bas glosas» (_Ab._, Ouv. inéd., Append., p.
621), et ce manuscrit pourrait être de la main de Remi, ou copié sur le
sien.]

[Note 390: Dans la chronique du moine Ademar: «Heiricus, Remigium et
Ucboldum Calvum, monachos, haeredes philosophiae reliquisse traditur.»
(Mabillon, _Act. sanct. ord. S. Ben._, t. V, p. 325.)]

[Note 391: Témoignages des XIe et XIIe siècles; le moine Jean, _S.
Odon. vit._; le moine Nalgod, _Ejusd. vit.; De vener. Frodoardo presb.
remig._--Mabillon, _id., ibid._, p. 151, 155, 180, 325.--_Ejusd. Anal._,
p. 423.--_Hist. litt._, t. VI, p. 99, 102; et Launoy, _De Schol.
celeb._, c. LIX.]

A ce moment, on voit de toutes parts les études logiques captiver les
esprits les plus éminents et les plus divers. C'est saint Odon qui se
forme à Paris, sous Remi, dans la dialectique et la musique, et qui,
plus tard, y devait professer à sa place. C'est Abbon qui suit les
mêmes leçons, qui les reproduit dans la même ville (avant 970), et les
transporte à Reims, où il écrit sur le syllogisme, et meurt avec la
réputation d'un _abbé d'une haute philosophie_[392]. C'est Gerbert,
qui, avant d'être pape, fait un traité sur le Rationnel et le
Raisonnable[393], et se pique de recueillir et de s'approprier les
pensées d'Aristote. Saint Maieul, abbé de Cluni, se plaît dans la
lecture des philosophes païens. Le grand évêque Hildebert recueille
dans leurs ouvrages les éléments d'une morale philosophique[394]. Saint
Anselme, le seul métaphysicien de l'époque, ne dédaigne pas de donner,
dans son Dialogue du grammairien, un ouvrage de pure dialectique[395].
Et cependant Jean le Sourd ou le Sophiste[396], qui devait être le
maître de Roscelin, a commencé à former cette école subtile et peu
connue, destinée à contraindre la science logique à faire sur elle-même
un de ces efforts féconds qui avancent d'un pas l'esprit humain.

[Note 392: «Summae philosophiae abbas.» (_Hist. litt._, t. VII, p.
159 et suiv.--Cf. Launoy, p. 63.).]

[Note 393: C'est le sens de: _De rationali et ratione uti_, titre de
l'ouvrage de Gerbert. (B. Pes, _Thes. noviae. anecd._, t. I, pars II, p.
148 et seqq.)]

[Note 394: _Moralis philosophia de honesto et utili. (Ven. Hildeb.,
Op._, p. 959. 1 vol. in-fol., Paris, 1708.)]

[Note 395: _Dialogue de Grammatico_, (S. Ansel., _Op._, p. 143.)]

[Note 396: _Hist. litt._, t. VII, p. 132.]

On touchait à la fin du XIe siècle. Paris était dès longtemps la ville
de l'intelligence. On dit que le nombre des étudiants y dépassait celui
de la population sédentaire[397]. Plus de cent ans avant Abélard, des
chaires de philosophie s'étaient élevées; le caractère de la philosophie
séculière était indiqué; la scolastique avait commencé. On voit donc
qu'Abélard, sous ce rapport, ne créa pas; il recueillit seulement une
tradition[398]; mais il lui donna le mouvement et la vie, en lui prêtant
sa puissance et sa renommée.

[Note 397: _Hist. litt_., t. IX, p. 61, 78, etc.]

[Note 398: Les recherches de M. Cousin ont déjà fait connaître des
manuscrits qui jettent du jour sur les écoles de dialectique antérieures
au XIIe siècle (Append., p. 613-623). De nouvelles recherches dans le
même sens conduiraient sans doute à renouer sans interruption le fil de
l'enseignement scolastique à Paris. Car on doit convenir qu'entre Remi
ou le commencement du Xe siècle, et Guillaume de Champeaux vers la fin
du XIe, il y a une lacune assez obscure; on voit seulement qu'Odon,
Abbon, et un certain Wilram, professèrent, à Paris, la philosophie, mais
longtemps avant l'an 1000. (Launoy, loc. cit. et _Hist. litt._ t. IX, p.
61.)]

Maintenant, à quelle époque faut-il fixer l'avénement d'Aristote au
gouvernement de l'école? On sait parfaitement celle où il obtint
une influence prédominante et bientôt exclusive, grâce au renfort
qu'apportèrent les Arabes, grâce à la protection de l'empereur Frédéric
II; c'est après Abélard, au commencement du XIIIe siècle. Mais Aristote,
avant de devenir dictateur, comme Bacon l'appelle, avait été consul. A
la fin du XIe siècle, l'enseignement de la dialectique, dès longtemps
établi dans l'école, s'anime et s'agrandit; la popularité d'Aristote
commence et présage son autorité future[399]. Abélard paraît, et soudain
il devient le plus puissant promoteur de cette autorité. Il illustre
et fortifie de son éloquence et de sa gloire ce naissant empire de la
logique, qui ne devait s'organiser et se proclamer qu'après lui[400].

[Note 399: C'est au Xe ou XIe siècle que M. Cousin (Append., p. 658)
rapporte un poème sur les catégories où on lit:

  Doctor Aristoteles cui nomen ipsa dedit res,
  Ingenio polleus miro, praecelluit omnes.

[Note 400: Cf. Launoy, _De var. Arist. in Acad. paris, fort._, c.
I et III.--Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 670-684.--Buddaei
_Observ. select._, t. VI, ch. XVIII et XX.--Jourdain, _Rech. sur les
trad. d'Arist._, passim.--M. Rousselot, _Phil. dans le moy. âge_, 1re
part--Voyez aussi le chap. suiv. et le chap. I du l. III.]

Nous avons essayé de faire connaître le caractère général, les sources,
l'origine, les débuts de la scolastique; il conviendrait à présent de
donner une idée plus complète et plus approfondie de la science même qui
s'est appelée de ce nom.



CHAPITRE II.

DE LA SCOLASTIQUE AU XIIe SIÈCLE ET DE LA QUESTION DES UNIVERSAUX.

Nous recherchons maintenant quelle sorte de science le moyen âge avait
faite avec les données dont il disposait, et mise à la tête de
toutes les connaissances humaines. Au XIIe siècle, on l'appelait
la dialectique. Elle avait en effet la forme et le langage de la
dialectique, quelles que fussent les idées qu'elle exprimait. Mais ces
idées étaient, suivant les temps et les hommes, des idées platoniciennes
ou des idées aristotéliques, beaucoup plus souvent les secondes que les
premières; et chez ceux même qui répétaient ce qu'on savait de Platon,
Aristote encore tenait une grande place: «Ils enseignent Platon, dit un
auteur du temps[401], et tous professent Aristote.» C'est que la forme
générale de la science venait de lui. Sa dialectique qui aiguise et
satisfait si puissamment l'esprit, était la seule étudiée. Quant à celle
de Platon, on la regrettait, mais on ne la connaissait pas; et, par
respect pour un nom qui ne perdit jamais sa grandeur, on recueillait
autant que possible quelques idées éparses de cet homme divin; on les
conservait précieusement, mais en les traduisant dans la langue de son
rival. Grâce à cet éclectisme d'un genre particulier, quelques-uns
penchaient pour le maître, la plupart pour le disciple, quoiqu'aucun
n'eût osé contredire le jugement de l'antiquité, en mettant le disciple
au-dessus du maître. Toutefois il arrivait alors ce qui arrive
ordinairement: sur toute question, à toute époque, il y avait sinon
deux écoles, au moins deux opinions ou deux tendances philosophiques;
l'éclectisme, qui était à peu près dans l'intention de tous, prenait
toujours une des deux nuances, et l'on a pu, sans trop d'inexactitude,
reconnaître, d'un côté l'influence un peu lointaine de l'école
platonique, et de l'autre la domination plus directe et plus absolue
du péripatétisme. Ce ne fut jamais, il s'en faut bien, le pur, le vrai
platonisme, ce ne fut pas même le péripatétisme véritable. Mais si
chez les uns, Platon était défiguré, chez les autres, Aristote n'était
qu'incomplet.

[Note 401: Johan. Saresb. _Metal._, l. II, c. XIX.]

Toutes les controverses où se produisit cette distinction, peuvent
se ramener ou du moins se comparer à la mémorable controverse sur
la question des universaux. Aucune ne fut plus célèbre, plus
caractéristique et plus prolongée. Aussi d'excellents juges n'ont-ils
pas hésité à y concentrer toute la scolastique, et à renfermer toute son
histoire dans l'histoire de cette question. Elle fut capitale en effet;
elle agita les écoles et presque la société, elle partagea l'esprit
humain depuis Scot Érigène, jusqu'à la réformation, et ce n'est pas au
moment de parler d'Abélard que nous pourrions atténuer l'importance de
ce débat plus que séculaire. Nous accorderons à M. Cousin qu'en exposant
la controverse des universaux, on donne une idée du reste de la
scolastique; mais ce reste est quelque chose, beaucoup même, et pour
juger ou seulement comprendre cette seule question, il est indispensable
de connaître la science au sein de laquelle elle s'est élevée. Les
divers partis, réalistes, nominalistes, conceptualistes, averroïstes,
scotistes, thomistes, occamistes, formalistes, terministes[402], avaient
un fonds commun d'idées, de principes, de maximes, de locutions, qui
formaient comme le terrain sur lequel croissait et s'étendait la plante
vivace et vigoureuse de la controverse la plus abstraite qui ait agité
le monde. Les débats, en effet, sur les points les plus ardus de la
théologie, semblent toucher de plus près à la pratique que la question
de savoir si les noms des genres sont des abstractions.

[Note 402: Tels sont en partie les noms donnés aux sectes
qu'engendra la discussion des universaux. Au temps d'Abélard, on ne
distingue d'ordinaire que les réalistes (ou réaux), les nominalistes (ou
nominaux), et les conceptualistes.]

Dans l'impuissance de parcourir ce terrain tout entier, nous devrions au
moins résumer les idées qui, au commencement du XIIe siècle, étaient en
quelque sorte les lieux communs de la philosophie et les points d'appui
de toute discussion, de toute recherche, de toute science.

Pour présenter un résumé bien systématique, il faudrait donner une
analyse exacte de la philosophie d'Aristote; c'est-à-dire qu'en prenant
pour centre la Logique, il faudrait par les autres ouvrages, par la
_Physique_, par le _Traité de l'âme_, par l'_Éthique à Nicomaque_, mais
surtout par la _Métaphysique_, donner à la logique même, des fondements
et des principes, et montrer comment elle a pu devenir toute la
philosophie, en présentant sommairement avec elle les autres parties
de la science auxquelles elle se lie. Mais c'est là un travail bien
considérable, qui ne serait pas conforme à la vérité historique, et qui
risquerait de prêter à la scolastique plus d'ensemble et plus de
méthode qu'elle n'en avait réellement. On la rendrait aussi universelle
qu'Aristote; et lui-même, elle était loin de le connaître tout entier.
Les créateurs et les continuateurs de cette science ne se sont pas sans
doute renfermés strictement dans la logique, mais c'est suivant le
besoin des questions, c'est dans l'ordre où elles étaient amenées par
l'étude de la dialectique, que se livrant à des excursions nécessaires,
ils ont atteint, hors d'elle, des principes qui n'étaient point de son
ressort, et qu'ils ont rapportés dans son domaine, mêlant ainsi la
métaphysique, c'est-à-dire les notions d'une science objective et
transcendante, à la science subjective du raisonnement et de ses formes.
Nous ne les convertirons donc pas en péripatéticiens complets. Seulement
il leur est arrivé ce qui arriverait encore aujourd'hui à celui qui
apprendrait sans plus la Logique d'Aristote, il éprouverait incessamment
le besoin d'en franchir les limites; il y trouverait incessamment des
allusions et comme des renvois implicites à une doctrine du fond des
choses; il y rencontrerait des idées ontologiques, sur lesquelles la
logique proprement dite ne nous fait connaître que la manière d'opérer
régulièrement. Elle est, en effet, la mécanique rationnelle de l'esprit;
mais il y a quelque chose dessous, quelque chose au delà; et ce quelque
chose, elle ne le donne pas. La logique est un vaste édifice qui a des
jours sur toute la philosophie. L'introduction elle-même de l'Organon
ou le _Traité des Catégories_ n'est pas seulement de la logique, il
est d'un ordre supérieur, ou fait partie d'une science antérieure. En
lui-même, il ne donne pas entière satisfaction. Le lecteur qui l'étudie
se demande avec hésitation si, en énumérant les catégories, Aristote a
donné la nomenclature des parties métaphysiques du discours, ou celle
des notions les plus nécessaires, les plus générales de l'esprit, ou
celle enfin des conditions essentielles et absolues des choses. Les
principaux commentateurs ont ressenti cette incertitude; l'Introduction
de Porphyre aux catégories, c'est-à-dire à l'introduction même de la
Logique, est, malgré la réserve qu'il s'impose sur un point fondamental,
destinée à compléter la Logique. Quant à Boèce, qui avait traduit la
Métaphysique, aussi bien que la Logique entière, c'est cependant à
celle-ci qu'il se consacre exclusivement, au moins dans ceux de ses
livres que l'Occident connaissait à l'époque qui nous occupe. Or,
c'est à l'aide de ces renseignements, recueillis par hasard, que les
prédécesseurs et les contemporains d'Abélard ont mêlé à la dialectique
pure les trois points suivants, les seuls qui soient tout à fait
indispensables à connaître pour comprendre cet ensemble de logique et
d'ontologie qui forme l'essence de la scolastique. Nous les présenterons
en puisant aux sources, ce que faisait rarement le moyen âge qui
commentait des commentateurs.

1° D'après Aristote, la philosophie est essentiellement la science de
l'être en tant qu'être. L'être s'entend de plusieurs manières. Car on
dit qu'une chose _est_ ceci ou cela, et en le disant, suivant les cas,
on entend ou simplement qu'elle existe, ou qu'elle a telle forme, telle
qualité, telle quantité, tel mode essentiel; ou enfin, qu'elle a tel
accident qui la modifie secondairement. Il suit qu'il y a plus d'une
manière d'_être_, et que l'être signifie tour à tour l'existence,
la forme, la quantité, la qualité, et même toute sorte d'attribut
accessoire. On dit également Socrate _est_, il est quelque chose
d'existant; puis, Socrate est homme; puis, Socrate est philosophe,
athénien, jeune, malade, debout, etc.; tout cela est apparemment de
l'_être_, puisque c'est ce que Socrate _est_. On peut donc distinguer
dans l'être ce qui est en soi et ce qui est accidentellement. Laissant
de côté l'être accidentel, disons que l'être essentiel ou en soi est
l'être véritable, objet éminent de la philosophie.

Or tout ce qui est est à la fois quelque chose, et telle chose et non
pas telle autre. On dirait ou l'on pourrait dire aujourd'hui: tout ce
qui a existence est substance et essence. Mais ces mots n'avaient pas
autrefois précisément ce sens, et pour exprimer d'après Aristote, que
tout ce qui est, ou mieux, que le sujet de tout être en soi est une
chose, telle chose, pas une autre chose, on employait la formule que
tout ce qui est se compose de matière, de forme et de privation[403].
La matière, c'est ce dont est l'être, ce qui fait qu'il est; la forme,
c'est sa nature, ou ce qui fait qu'il est tel. Or, comme ce sont là les
conditions primordiales de l'être, elles doivent se retrouver dans
tout ce qui est en soi[404]. Nous appellerons ce principe le principe
ontologique.

[Note 403: Arist., _Phys._, I, VII.--_Met._, XII, II.]

[Note 404: _Met._, IV, II; V, VII et VIII; VII, I, II et III; VIII,
I, II et III.]

2° Il semble au premier abord que l'être en soi ou essentiel ne dût
être que la substance. Et sans aucun doute, c'est à la substance que
s'applique le plus rigoureusement la définition de l'être en soi qui
vient d'être donnée. La substance est à la fois, quand elle est
réelle, et le dernier sujet, c'est-à-dire l'être indéterminé qui n'est
l'attribut d'aucun autre et qui n'a pas d'attribut, ou la matière; et
l'être déterminé, pris par abstraction indépendamment du sujet, ou la
forme, qui n'est à proprement parler l'attribut d'aucun sujet, puisque
ce n'est qu'avec elle et par elle que la substance se réalise; à
ce double titre, la substance est proprement l'essence (au sens
aristotélique).

Mais une essence n'est pas la seule chose dont on puisse jusqu'à un
certain point prononcer qu'elle est en soi, c'est-à-dire indépendamment
de tout accident. Le nom d'être se donne également aux choses autres que
l'essence, c'est-à-dire aux autres choses que l'être en soi pourrait
être en combinaison avec ce qu'il est déjà. Par exemple, l'être en soi
(matière et forme) est nécessairement de telle qualité: cela est encore
de son essence. Ces choses que sont les choses, sont celles qu'on
exprime par ce qu'Aristote appelle les termes simples. L'entendement,
par la jonction de ces termes, constitue la proposition qui affirme d'un
être quoi que ce soit. On a déjà vu que, quel que soit un être, il est
essence, qualité, quantité, etc.; ces attributs fondamentaux ou suprêmes
qui ne sont pas des attributs proprement dits ou des accidents, parce
qu'ils désignent ce qu'il est nécessaire que tout être puisse être, ce
que tout être ne peut ne pas être, car l'être ne saurait manquer de
qualité, de quantité, etc.; ces genres suprêmes, ou les plus généraux,
ou généralissimes, qui ne sont pas non plus proprement des genres,
puisque tous les genres y rentrent, et puisqu'ils seraient les genres,
non pas de tout ce qui existe, mais de tout ce qui peut exister, sont au
nombre de dix, et s'appellent les _prédicaments_ ou catégories. L'être
en soi a autant d'acceptions qu'il y a de catégories, c'est-à-dire
qu'on ne peut rien affirmer de lui qui ne soit une de ces dix choses:
l'essence, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la
situation, la possession, l'action, la passion[405].

[Note 405: Voici les noms grecs traduits par la scolastique: [Grec:
Ae Ousia], usia, essentia, substantia; [Grec: Poson], quantum; [Grec:
Poion], quale; [Grec: Pros ti], ad aliquid, relatio; *[Grec: Pou], ubi,
locus; [Grec: Pote], quando, tempus; [Grec: Cheisthai], situm esse,
situs; [Grec: Echtin], habere, habitus; [Grec: Poiein], agere, facere,
actio; [Grec: Paschein], pati, passio. (Arist., _Met._, V, VII et
VIII.--_Categ._, IV et seqq. _Essai sur la Met. d'Aristote_, par M.
Ravaisson, t. I, l. III, c. i, p. 356.--_De la Log. d'Arist._, par M.
Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, part. II, c. 1, p. 142.)]

Ce sont donc là les termes simples, ou ce qui est dit sans aucune
combinaison, _quae sine omni conjunctione dicuntur_[406]. Ainsi la
logique définit les catégories; ainsi elle en fait les éléments du
langage. Dans ces expressions isolées, elle est donc ce que nous avons
appelé terminologique. Mais des termes simples sont des idées simples
ou élémentaires, car les mots n'expriment que les modifications de
l'esprit[407]. Les catégories sont donc tous les attributs en général
que l'entendement peut affirmer d'un sujet. Ceci nous mène jusqu'en
idéologie, on même en psychologie. Maintenant, lisez la Métaphysique,
que ne connaissait point Abélard, et les catégories deviendront les
divers caractères de l'être, l'être lui-même ou l'être en tant qu'être
étant en dehors des combinaisons intellectuelles; et la science sera
finalement ontologique[408].

[Note 406: [Grec: Ta kata maedemian sumplokaen legomina]. _Categ._,
IV.]

[Note 407: _De Interpr._, I, I.]

[Note 408: _Met._, IV, I, II, etc.--_Logiq. d'Arist.; Introd._ par
M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. LXXI.]

3° Maintenant, si c'est un principe que tout être se compose de matière
et de forme, et si l'être se dit des catégories, le principe est
applicable à celles-ci mêmes, et toute catégorie, tout prédicament se
compose de matière et de forme. C'est en effet ce que les dialecticiens
ont soutenu. A ne consulter que la logique, on pourrait l'ignorer. Dans
la Logique d'Aristote, les catégories ne sont ou du moins ne paraissent
que des termes, les termes simples ou élémentaires de toute proposition,
c'est-à-dire ceux sans lesquels ou sans l'un desquels aucune proposition
n'est possible. Or, comme la connaissance de l'être s'exprime et
s'acquiert en général par la définition, et que la définition est une
proposition, les éléments nécessaires à la proposition sont les éléments
de la connaissance de l'être. Mais sont-ils en même temps les éléments
de l'être, ses conditions réelles? Sont-ils ainsi des choses? c'est ce
que la Logique laisse incertain. Je ne crois pas que le texte littéral
soit décisif; et si l'on consulte l'esprit, comme le traité des
catégories n'est que l'introduction au traité de l'interprétation ou du
langage, je crois que parmi les commentateurs d'Aristote, ceux qui ont
décidé qu'il ne s'agit pas des choses dans le livre des catégories, ont
eu raison. Ce qui ne veut pas dire qu'on eût raison de prétendre que les
catégories ne sont ni des choses, ni dans les choses. Ceci est une autre
question, et qui, selon une observation déjà faite, est plus du ressort
de la métaphysique que de la logique.

Or, c'est dans la Métaphysique qu'on lit: «L'être en soi a autant
d'acceptions qu'il y a de catégories; car autant on en distingue, autant
ce sont des significations données à l'être. Or, parmi les choses
qu'embrassent les catégories, les unes sont des essences, d'autres des
qualités, d'autres désignent la quantité, la relation, etc. L'être
se prend donc dans le même sens que chacun de ces modes[409].» De ce
passage et d'autres semblables, des interprètes de la Logique d'Aristote
ont conclu, non-seulement que les catégories avaient quelque chose de
réel, exprimaient des modes effectifs de l'existence, mais que puisque
l'être en soi est ce qui n'est pas l'être accidentel, et que les
catégories ne sont pas des accidents, il fallait les traiter comme des
choses et leur appliquer les conditions de l'être en soi. Ainsi de ces
choses que désignent et nomment les prédicaments, on a dit qu'elles
étaient aussi un composé de matière et de forme. Sans doute, parce qu'on
était plus à l'aise pour le dire du premier de ces prédicaments ou de la
substance, c'est en général cette première catégorie que, pour appliquer
le principe ontologique, les logiciens prennent en exemple. Ainsi,
ils disent: «L'essence est corps, le corps est animal, l'animal est
raisonnable, le raisonnable est homme, l'homme est Socrate.» C'est sur
ces propositions que nous verrons éternellement rouler les plus subtiles
recherches de la scolastique et d'Abélard; mais on verra aussi que,
comme de la substance, il est dit que le sujet de la qualité ou de la
relation ou de telle autre catégorie, a une matière et une forme. Ainsi,
dire qu'un homme est blanc, c'est assurément lui attribuer une qualité.
Le blanc est dans la catégorie de la qualité. Or, qu'est-ce que le
blanc? c'est l'union de la matière de la qualité et de la forme de la
blancheur. Esclave est le nom d'une relation, celle d'esclave à maître.
Ce qui la constitue, c'est la matière de la relation et la forme de la
servitude[410].

[Note 409: _Met._, V, VII; et traduction de MM. Pierron et Zévert.
t. I, p. 167.--Barth. Saint-Hil., loc. cit.]

[Note 410: Voy. dans Abélard, _Dialect._, p. 400 et 458, et les c. V
et VI du présent livre.]

De quelle existence, de quelle réalité entendait-on douer, soit cette
matière de la qualité, soit cette forme de la relation? on ne s'en
explique guère. Est-ce d'une existence directe, substantielle, comme
celle même de la substance? Est-ce seulement par une analogie de la
catégorie de la substance, que l'on traite des autres catégories comme
si elles existaient au même titre? Ce qu'on entendait peut se soupçonner
quelquefois, et le plus souvent reste dans le vague. Mais ce qui ne
saurait demeurer douteux, c'est que de l'application réelle ou fictive
du principe ontologique à ces êtres dialectiques, il est provenu de
graves conséquences logiques, puis des difficultés, des ambiguïtés
innombrables, et surtout ce caractère équivoque d'une science qui semble
tour à tour tomber dans l'extrême ontologie ou dans l'extrême idéologie,
puisqu'elle parle souvent des êtres de raison comme s'ils existaient, et
des réalités comme si elles n'existaient pas.

Si l'on s'adressait à Aristote, la question semblerait mieux résolue.
Nous l'avons vu donner l'être en soi aux catégories; mais il entendait
par là qu'elles étaient des manières d'être essentielles, en ce sens
qu'elles étaient nécessaires, nécessaires en ce qu'elles n'étaient pas
de simples accidents. Car il dit formellement: «Rien de ce qui se
trouve universellement dans les êtres n'est une substance, et aucun des
attributs généraux ne marque l'existence, mais ils désignent le mode de
l'existence[411].» Pour Aristote, la qualité est bien un être, mais non
pas absolument. Il s'ensuit que si l'on peut dire qu'elle est, qu'elle
est quelque chose, et faire d'une catégorie quelconque un sujet de
définition, c'est par extension, par analogie; c'est, non pas que les
attributs généraux sont vraiment des êtres, c'est qu'_il y a de l'être_
en eux; et que, bien qu'il n'y ait proprement essence que pour la
substance, il y a quasi-essence pour ce qui n'est pas substance. Pour
les choses non substances, il y a essence ou forme essentielle, mais non
pas dans le sens absolu, ni au même titre que pour la substance. S'il y
a forme de la qualité, forme de la quantité, ce n'est pas forme au
sens rigoureux du mot. Si l'on peut en donner définition, ce n'est pas
définition première ou proprement dite, la définition véritable étant
l'expression de l'essence et l'essence ne se trouvant que dans les
substances[412]. Ces distinctions sont exactement spécifiées dans
Aristote. La scolastique, sans les ignorer tout à fait, les néglige
presque toujours, surtout avant le temps où elle eut connaissance de la
Métaphysique[413].

[Note 411: _Métaph. d'Aristote_, trad., VII, XIII, t. II, p. 50.
Lisez le chapitre entier.]

[Note 412: _Métaph. d'Arist._, l. VII, c. IV et V, p. 11, 12, 13, et
16 du t. II de la traduction.]

[Note 413: Ce fut au commencement du XIIIe siècle que l'on
commença, selon Rigord, à lire dans les écoles de Paris la Métaphysique
d'Aristote, nouvellement apportée de Constantinople. (Launoy, _De var.
Arist. fortun._, c. I, p. 174.) Je crois ce fait acquis à l'histoire.]

Il s'agit donc d'une existence modale, et non vraiment substantielle, à
moins que par substantielle l'on n'entende essentielle à la substance.
Or maintenant, chose assez remarquable, ce n'est pas sur ce point-là
que sont nés les doutes et les controverses du moyen âge. On y a sans
explication et sans contestation appliqué le principe ontologique aux
prédicaments, et l'on a traité des attributs généraux comme s'ils
étaient des êtres; êtres de raison ou êtres substantiels, à ce degré
de généralité, on s'est peu occupé de la distinction. Je sais bien
qu'Abélard dit quelque part que c'est une maxime philosophique que parmi
les choses, les unes sont constituées de matière et de forme, les autres
à la ressemblance de la matière et de la forme[414]. Cette parole, jetée
en passant, est juste et profonde; elle doit être toujours présente à
celui qui lit soit un ouvrage d'Abélard, soit un livre quelconque de
scolastique. Mais on s'est peu soucié de l'éclaircir ou de la discuter,
et voici la difficulté qui s'est produite, et qui a embarrassé la
science quatre cents ans durant.

[Note 414: _Theol. Chrits._, l. IV, p. 1317.]

Au degré de généralité, que l'esprit atteint en s'élevant aux
catégories, tout semble se confondre et les distinctions s'évanouir.
Ainsi les catégories sont des attributs, leur nom même l'indique; et
celui de prédicaments annonce aussi qu'elles ont quelque chose de la
nature du prédicat ou attribut. Cependant la première de toutes est la
substance, si ce n'est entendue au sens précis que la science
moderne assigne à ce mot, au moins conçue comme ce qui ne peut être
attribut[414a]; elle est bien catégorie ou prédicament, c'est-à-dire au
fond attribut, mais attribut le plus général ou fondamental, et en outre
le premier des attributs les plus généraux ou fondamentaux. Comme
étant le premier, elle est l'acception première de l'être. L'acception
première de l'être ou l'être premier, c'est ce que l'être est avant
tout. Or ce qu'il est avant tout, c'est l'être qu'il est, c'est sa forme
déterminée, distinctive, ou son essence; car l'indéterminé pur, s'il
est, n'est que l'être en puissance; l'être en acte, c'est l'être
déterminé. Ainsi le premier attribut de l'être, c'est d'être déterminé,
c'est d'être avec une forme, c'est d'être une certaine essence, c'est
d'être une substance qui n'est pas _un autre (aliud)_, et comme sans
tout cela l'on n'est pas, c'est d'être.

[Note 414a: _Met.,_ VII, III; et t. II, p. 6 de la traduction.]

Ainsi nous voyons comment en scolastique, essence, substance, être,
sont des mots qui peuvent successivement se réduire les uns aux
autres, malgré la nuance qui les distingue, et comment on peut dire
indifféremment qu'ils désignent ou le premier attribut ou ce qui est
antérieur à tout attribut. La meilleure manière d'exprimer ce qu'on
entend par la première catégorie, c'est de dire ce que dit souvent
Aristote, la première catégorie, c'est [Grec: Ti esti kai tode ti], et
plus simplement [Grec: Ti] (_quoddam_).

Mais nous venons de voir que l'on pouvait considérer comme attribut ce
qui consiste précisément à être sujet de tous les attributs. C'est ce
qu'exprime positivement cette phrase de forme plus moderne: «Tout être
_a_ une substance.» Cette expression vient d'une propriété de l'esprit
humain, qui, ne percevant rien directement que par les qualités,
qualifie toujours quand il conçoit, et ne peut concevoir la substance
sans l'ériger, en quelque sorte, en prédicat d'elle-même. Or de même
qu'on vient de prendre comme attribut, ce qui n'est réellement pas
attribut, (car l'attribut suppose un sujet, et l'attribut dont nous
venons de parler, consiste précisément à être sujet), ne peut-il pas se
faire que par une extension inverse, l'esprit prenne substantiellement
les autres, catégories qui ont beaucoup plus sensiblement le caractère
d'attribut?

Elles ont ce caractère; car Aristote, après avoir dit: «Être signifie ou
bien l'essence, la forme déterminée, ou bien la qualité, la quantité
et le reste,» remarque très à propos, qu'entre le premier sens qui
est l'être premier ou la première catégorie et les autres choses qui
s'expriment aussi par être, il y a cette différence qui, si l'on appelle
celles-ci êtres, c'est parce qu'elles sont ou qualité de l'être premier
ou quantité de cet être, parce qu'elles sont des modes enfin. «Aucun de
ces modes,» ajoute-t-il, «n'a par lui-même une existence propre, aucun
ne peut être séparé de la substance.... Ces choses ne semblent si fort
marquées du caractère de l'être que par ce qu'il y a sous chacune
d'elles un être, un sujet déterminé, et ce sujet, c'est la substance,
c'est l'être particulier qui apparaît sous les divers attributs.... Il
est évident que l'existence de chacun de ces modes dépend de l'existence
même de la substance. D'après cela, la substance sera l'être premier,
non point tel ou tel mode de l'être, mais l'être pris dans son sens
absolu[415].»

[Note 415: _Met._, l. VII, I, et t. II, p. 2 de la trad.]

Mais ces modes ou attributs existent; ils sont donc des existences
modales; Aristote les a nommés des substances secondes. De même que
la substance était tout à l'heure l'attribut primitif, nous voyons
l'attribut devenir la substance secondaire. C'est de l'être encore, mais
de l'être subordonné, accessoire, et qui, dès qu'il est conçu hors de la
substance, perd la condition de sa réalité.

Avec cette explication, l'équivoque qui peut subsister dans les
expressions, ne doit plus subsister dans les idées; mais rien n'a pu
empêcher qu'elle n'ait jeté beaucoup d'obscurité dans la dialectique, et
produit d'épineuses disputes.

En effet rien n'est plus général que l'essence; et l'on donne aux
catégories le nom spécial de _choses les plus générales_, [Grec:
genichotata], _generalissima_, genres supérieurs ou suprêmes. Ces
généralissimes sont les plus universels des universaux, et parmi eux,
le plus universel est la substance. La substance est un universel, un
genre, Aristote lui-même le dit[416]. Or nous avons vu qu'il refuse la
substance, et par là le premier degré de l'existence à tout universel.
On verra plus bas qu'il en refuse autant au genre[417]. Ainsi la
substance serait une de ces choses auxquelles manque la substance?... Il
faut bien ici quelque erreur de langage. Il est évident que la substance
est universelle, en ce sens qu'elle est le nom général de la condition
première et absolue de l'être. Mais en tant que réelle, elle est
essentiellement déterminée, puisqu'elle est l'être en tant que
déterminé, ou la détermination de l'être. Tout s'explique donc; des
diverses notions universelles, une seule, et la plus universelle de
toutes, donne la substance, et c'est la notion de la substance même.

[Note 416: _Met._, VII, III; et t. II, p. 6 de la trad.]

[Note 417: La substance qu'il refuse au genre, c'est la substance
première ou proprement dite; car il appelle les genres et les espèces
substances secondes, parce qu'ils expriment des attributs substantiels
(et non accidentels) de l'individu. (_Categ._, V; voy. la traduct. de M.
Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, p. 61, et son ouvrage sur la Logique, t.
I, p. 148.)]

La substance existe-t-elle donc d'une existence universelle? oui, en ce
sens que tout être est substance; non, en ce sens qu'aucun être n'est
la substance universelle: car ce serait dire que tout déterminé
est l'indéterminé. Tel est, nous le croyons du moins, le vrai sens
d'Aristote.

Et quant aux autres prédicaments, ni comme universels, ni comme
attributs, ils n'ont en eux-mêmes la substance, puisqu'ils ne passent
de la puissance à l'acte qu'en se déterminant, et ne se déterminent quo
dans la substance. Ils sont universels en ce qu'ils conviennent à toute
substance; ils n'existent pas d'une existence universelle, en ce qu'ils
dépendent de la substance pour exister, au moins d'une existence
déterminée. Aristote appelle les modes les substances secondes; il eût
mieux fait peut-être de les nommer les seconds de la substance.

Si maintenant on veut sortir de cette généralité et descendre
des _generalissima_ aux simples _generalia_, des catégories aux
_catégories_, permettez-nous ce nom, des prédicaments aux entités
prédicamentales, cela s'appelle descendre _les degrés métaphysiques._
Les modernes ont appelé cela l'échelle de l'abstraction, la génération
ou la généalogie des idées abstraites.

Soit la catégorie de la substance: si vous la prenez pour matière et que
vous y ajoutiez la forme de _corporéité_ (Condillac aurait dit: si à
l'idée de substance vous ajoutez l'idée d'étendue limitée), vous avez
une nouvelle essence, celle de _corps_. Si au corps vous ajoutez
la forme de l'_animation_, vous avez l'_animal_. A cette essence,
l'addition d'une forme que les scolastiques appelaient la _rationalité_,
et qui est tout simplement la raison, vous donnera l'_homme_. Enfin si
l'homme est affecté d'une forme individuelle qui ne peut se désigner
que par un nom propre, pour Socrate, la _socratité_, pour Platon, la
_platonité_, vous aurez _Socrate_ ou _Platon_[418].

[Note 418: Porphyr., _Isag._, I, c. II, §23, p. 8 de la trad. de
M. Barth. Saint-Hilaire.--Boeth., _in Porph. translat._, l. II et III.
Cette échelle de l'abstraction est ce qu'on a appelé dans l'école
l'arbre de Porphyre, dont on peut voir la représentation graphique dans
Boèce (p. 25 et 70 de l'édit. de Basle; 1 vol. in-fol., 1546).]

Les trois derniers degrés de cette échelle portent les noms de genre,
d'espèce, d'individu. L'animal est un genre, l'homme une espèce, Socrate
ou Platon un individu.

On a déjà vu quelle importante distinction devait être introduite entre
les divers modes ou attributs, les uns étant nécessaires, les autres
accidentels. Le langage commun tient peu de compte de ces distinctions;
il confond assez fréquemment tous ces mots d'attributs, de modes, de
qualités, etc.; la dialectique était fort précise sur ce point.

D'abord, nous avons vu mettre au sommet de l'échelle les attributs ou
genres _les plus généraux_, sous le nom de prédicaments.

Parmi eux, il en est un spécial qui se nomme la _qualité_: une chose est
bonne ou mauvaise, voilà la qualité; une chose est assise ou debout, ce
n'est pas la qualité, c'est la situation.

Comment une essence se réalise-t-elle? par l'adjonction d'une
détermination actuelle à la matière en puissance, et cette détermination
actuelle qui ressemble à la qualité, en ce qu'elle qualifie l'être, a
cependant un caractère exclusif de cause créatrice ou formatrice qui
la distingue de tout autre attribut, et c'est pourquoi on l'appelle
_forme_. Comme cette forme, en s'adjoignant ce qui lui sert de matière,
convertit la substance et cause la formation d'une essence nouvelle, on
l'appelle _forme substantielle, forme essentielle_ et quelquefois aussi
_essence formelle_[419].

[Note 419: Ces expressions sont telles que les Latins ont préférées
pour rendre ce qui est autrement dit dans Aristote, et elles sont
devenues sacramentelles en scolastique. Aristote appelle presque
toujours [Grec: to ti aen sinai] ce que le moyen âge nommait _forme
essentielle_ ou _substantielle_, et les traducteurs de sa Métaphysique
n'ont pas fait difficulté d'employer cette dernière expression. (L. I,
c. II et l. VII, c. IV et suiv., t. I, p. 12 et t. II, p. 8.) Cependant
ne dénature-t-elle pas la doctrine d'Aristote? ne lui donne-t-elle pas
une apparence exagérée de réalisme: presque de platonisme? Buhle a osé
dire contrairement à l'opinion établie: «Aristote n'admettait pas les
formes substantielles, qui n'eussent été autre chose que les idées de
Platon.» (_Hist. de la phil._, Introd., sect. 3, trad. de Jourdan, t. 1,
p. 687.) C'ets aller trop loin. Aristote emploie souvent dans le sens
d'essence les mots [Grec: morphae, eidos, logos] même (ce dernier mot
pour définition comme souvent _ratio_ chez les scolasliques). [Grec: Ho
logos taes ousias](_Met_., v, 8). [Grec: Eidos de lego to ti aen einai
ekatton kai taen protaen ousian] (_Met._, VII, 7). Hae ousia gar esti to
eidos, to enon] (_ib._ 12) [Grec: Hae morphae kai to eidos touto d'estin
o logos o taes ekastou ousias] (_De gen. et corr._, II, 8) [Grec: Ti de
os to eidos; to ti aen einai]. (_Met._, VII, 4.) On pourrait multiplier
les citations.]

Nous comprenons tous ces mots. Mais à mesure que nous descendons les
degrés métaphysiques, nous voyons l'être se transformer par l'addition
de nouveaux modes. A chaque degré supérieur est une essence plus ou
moins commune qui se particularise au degré inférieur. Au premier degré
est quelque chose d'universel qu'une addition divise et rend différent
de soi-même. Aussi cette essence susceptible d'être ainsi différenciée,
est-elle dite quelquefois _non différente, indifférente_. Ce qui vient
la modifier, ce qui, par exemple, vient, dans un genre en général
introduire un genre plus particulier, différent du premier et qu'on
appelle _espèce_, se nomme _la différence spécifique_ (qui engendre
l'espèce), ou simplement _la différence_.

La différence est une propriété qui engendre l'espèce; elle n'est pas
la simple propriété, qui n'est que l'accident particulier à une espèce.
Ainsi la raison et le rire sont particuliers à l'espèce humaine. Mais
la raison est la différence de l'homme à l'animal: elle constitue
et définit l'espèce. _L'homme est un animal qui rit_ ne serait que
l'énonciation d'un attribut _propre_ à l'espèce humaine et qui ne la
constitue pas. Un attribut de cette nature est un _propre_ ou une
propriété.

  Pour ce que rire est le propre de l'homme,

dit Rabelais, qui savait la logique.

Enfin, les simples modes qui n'ont rien de caractéristique, rien
d'essentiel, qui peuvent être ou ne pas être, sans que l'essence à
laquelle ils appartiennent ou manquent, change de substance, d'espèce ou
de degré sont les _accidents_. Socrate est _camus_, Achille est _blond_;
voilà l'accident.

Ainsi, dans ce que le langage commun appellerait assez indifféremment
modes, accidents, qualités, attributs, la scolastique introduit des
distinctions fondamentales, et attache un sens technique à cinq mots,
_le genre, l'espèce, la différence, le propre_ et _l'accident_. On ne
peut, sans les prononcer à chaque instant, traiter des catégories ni de
la logique, et cependant Aristote avait écrit la sienne sans les définir
préalablement[420]. C'est pour y suppléer que Porphyre a composé son
_Introduction aux Catégories ou le Traité des cinq voix_[421], et cet
ouvrage a joué un rôle capital dans la scolastique. Ceci nous amène
enfin à la grande difficulté ontologique tant annoncée.

[Note 420: Car il les définit selon l'occasion, et notamment au
chapitre V du livre des Topiques on trouve presque le fond de l'ouvrage
de Porphyre.]

[Note 421: «Porphyrii Isagoga ([Grec: Eisagogae]) seu de quinque
vocibus. Tractatus II.» Les cinq voix sont en grec _genos, diaphora,
eidos, idiov, sumbibaechos_. (In Arist. _Op._, édit, de Duval, 1654, t.
I, p. 1.)]

Nous avons vu comment les degrés métaphysiques étaient placés au-dessous
des catégories. L'existence, Aristote aidant, a été distribuée et
mesurée à celles-ci d'une manière que nous voudrions avoir rendue
suffisamment claire. Cependant on aura remarqué deux points:--la
substance est le nom de l'être premier; les neuf autres prédicaments
sont de l'être en second.--Les dix pris ensemble sont, à des titres
inégaux, des choses, et en un sens, des universaux.

Maintenant nous avons vu que la substance est éminemment l'être en
soi et qu'elle communique l'être aux catégories collatérales. Si vous
descendez de ce premier degré au dernier, de ces _maxima_ de généralité
aux _minima_, ou de la substance en général à l'individu en particulier,
vous trouvez apparemment que l'individu existe et qu'il est être,
essence, substance. L'être n'a donc pas dépéri en descendant du sommet
au bas de l'échelle, il a persisté en passant par tous les degrés.
Ainsi, existence à tous les degrés; essence, corps, animal, homme,
Socrate, tout cela existe. Mais quoi! à chaque degré une forme nouvelle
est venue constituer une nouvelle essence; ainsi donc autant d'essences
que de degrés, sans compter qu'au-dessous de chaque genre il y a plus
d'une espèce, au-dessous de chaque espèce, plusieurs individus. Puisqu'à
chaque degré une forme distinctive est venue constituer une essence, les
essences, hiérarchiquement subordonnées, sont distinctes, différentes
les unes des autres. Ce sont des êtres essentiellement et numériquement
différents. Ainsi il y a des corps, et ce n'est pas là un genre; il y
a des genres (_­animal_, etc.), ce ne sont pas des espèces; il y a
des espèces (_homme_, etc.), ce ne sont pas des individus. Que leur
manque-t-il à chacun, corps, animal, homme, pour l'existence, pour être
chacun à leur degré une essence déterminée? n'ont-ils pas la matière
et la forme, la matière donnée par le degré supérieur, la forme dans
l'attribut générateur qui les constitue? Et comme originairement la
substance a été le point de départ, et qu'elle n'a disparu à aucun des
degrés, jusques et y compris celui de l'individu, ils ont tous et
chacun la réalité entière, la condition de l'être, l'être premier, une
existence substantielle et déterminée. La conséquence apparente de tout
cela, c'est que les degrés métaphysiques sont des degrés ontologiques,
et que notamment les genres et les espèces sont des réalités.

Cette conséquence semble inévitable, et cependant qu'on y réfléchisse.

D'abord que devient le principe d'Aristote qu'aucun universel n'est
substance[422]? Les genres et les espèces sont des universaux, et voilà
qu'on leur décerne l'existence substantielle! Il ne s'agit plus cette
fois d'un universel à part et suprême comme l'est la substance; il
s'agit de toutes les sortes d'universels. A-t-on quelque artifice pour
concilier le principe d'Aristote avec l'autre principe qui veut que
l'existence soit partout où il y a matière et forme?

[Note 422: [Grec: Ouden ton katholon uparchonton ousia esti.]
(_Met._, VII, XIII. T. II et p. 9 dans la trad.)]

Puis, y a-t-on bien pensé? qu'est-ce, par exemple, qu'un genre ayant une
existence réelle et distincte comme genre, qu'un animal qui n'est aucune
espèce, ni homme, ni quadrupède, ni oiseau? Qu'est-ce qu'une espèce
existant substantiellement, avant qu'il y ait des individus? Qu'est-ce
que l'homme qui n'est encore ni Socrate, ni Platon, ni aucun autre, et
qui existe cependant substantiellement comme eux? La raison n'admet
point cela; le sens commun se révolte. Si les genres et les espèces ou,
pour mieux dire, les universaux existent autant que les individus, il
faut que ce ne soit pas comme les individus; il faut que ce soit d'un
mode d'existence particulier que nous n'avons encore ni défini, ni
deviné; mais alors quel mode d'existence? La solution de la question
n'est pas à notre charge. A l'exprimer seulement, on en aperçoit dans le
système admis toute la difficulté, et l'on voit en même temps que cette
difficulté et peut-être la question même proviennent des prémisses
posées dans les généralités de la dialectique, et résultent des notions
ou des locutions qu'elle adopte pour déterminer les conditions
absolues de l'être et la classification méthodique de ses degrés de
transformation. C'est ici qu'il y a vraiment un départ à faire entre la
science des choses et celle des mots.

Voilà dans sa première généralité la question qui a valu à l'esprit
humain des siècles d'efforts et d'angoisses.

La question en elle-même était soluble. Mais comment n'aurait-elle pas
été obscure et douteuse, du moment qu'elle était posée dans la langue de
la dialectique, et compliquée tout à la fois par les principes et les
expressions qui devaient dans l'esprit du temps servir à la résoudre?

En effet, Aristote a établi plusieurs principes, sinon contradictoires,
au moins difficilement conciliables. C'est assurément un principe
fondamental chez lui qu'il n'y a de réel que la substance déterminée;
que toute la réalité est dans le particulier, l'individuel; que c'est là
la substance première. Et cependant il admet l'être dans les attributs;
il distribue l'être aux catégories qui sont les attributs les plus
généraux; il assigne à la forme qui est sans matière et qui n'est qu'une
puissance à la fois déterminante et générale, la vertu de produire
l'être réel en s'appliquant à la matière elle-même indéterminée et
universelle; enfin il dit que les genres sont des notions ou des
attributs essentiels, et classant les genres ainsi que les espèces parmi
les substances, il ajoute que les espèces sont plus substances que les
genres, quoiqu'il ait donné pour une des propriétés fondamentales de la
substance celle de n'être susceptible ni de plus ni de moins[423].

[Note 423: _Met:_ * V, VII, VIII et XXVIII; VII, IV, V et VI.
_Categ._, V. _Topic._, I, V.]

Ces divers principes, dont nous croyons avoir fait comprendre la
génération, et qui, bien qu'assez difficiles à raccorder dans Aristote,
s'expliquent par l'inévitable diversité des points de vue que traverse
nécessairement toute haute métaphysique, parvenaient aux penseurs de
nos premiers siècles, non pas tout à fait conçus dans leur rédaction
primitive à la fois précise et large, ni rapportés les uns aux autres,
comme dans le maître, par l'unité d'un esprit puissant et systématique,
mais épars, morcelés, décousus, et hormis peut-être dans une seule
version littérale des deux premiers livres de la Logique, cités,
rappelés, appliqués incidemment et quelquefois au hasard, suivant les
besoins de leur thèse, par les interprétateurs du péripatétisme. Sur
la foi de ces autorités secondaires, ces principes, acceptés par de
fervents adeptes, presque sans choix, avec une confiance, une déférence
égale, portaient nécessairement de l'embarras et de la confusion dans
les esprits et dans la science; et l'effort comme le désespoir de la
scolastique fut constamment d'éclaircir, de coordonner, de concilier
tous ces principes, et d'amener la dialectique à l'état de concordance
méthodique et démonstrative, qu'il semblait qu'elle ne pouvait manquer
d'avoir, soit dans la nature des choses, soit dans l'esprit infaillible
de son créateur.

Avant la découverte de l'idéologie, le langage était toujours
ontologique, même lorsqu'il s'appliquait à la seule logique. De là une
ambiguïté continuelle qui permet de se servir des mêmes mots à ceux qui
parlent des choses, et à ceux qui ne traitent que des idées, à ceux qui
décrivent les conditions de l'être, et à ceux qui n'exposent que les
lois de l'esprit. La question de la réalité des universaux, ou du moins
une question analogue, celle de la réalité des objets de nos idées,
aurait donc pu s'élever en quelque sorte sur tous les points que
traitait la philosophie du moyen âge. La question a principalement porté
sur les genres et les espèces; mais elle aurait pu s'appliquer à tout le
reste, et ainsi devenir facilement la controverse générale, soit entre
la doctrine du subjectif et celle de l'objectif, soit entre l'empirisme
et l'idéalisme, soit entre le scepticisme et le dogmatisme. Elle n'a
jamais atteint alors ce degré d'étendue et de profondeur, ne l'oublions
point, sous peine de la dénaturer, et d'attribuer aux temps passés ce
qui appartient à l'esprit moderne, la clairvoyance et la hardiesse dans
les conséquences; mais comme ces grandes questions étaient là, toujours
voisines de celle des universaux qui les côtoyait pour ainsi dire, on
s'est plus tard laissé quelquefois aller en exposant celle-ci, à la
confondre avec celles-là; et l'on a métamorphosé les dialecticiens du
moyen âge en contemporains de Hume, de Kant, ou d'Hegel. S'ils y ont
gagné en étendue d'intelligence, ils y ont perdu en originalité.

Nous nous attacherons scrupuleusement à conserver à ces esprits
singuliers leurs vrais caractères, comme aux questions qui les ont
occupés leurs véritables limites.

Nous avons essayé de montrer comment l'aristotélisme devait
naturellement donner naissance, par la confusion apparente des principes
ontologiques et des principes logiques, à la question des universaux. En
fait, il est bon de rappeler de quelle manière elle s'est élevée; de le
rappeler seulement, car cette histoire a déjà été supérieurement écrite,
et ici nous ne pourrions que répéter M. Cousin.

Nous croyons avec lui que cette question, les scolastiques auraient bien
pu ne pas l'apercevoir, si Porphyre, au début de son Introduction aux
catégories, ne les eût avertis qu'elle existait.

On ne peut, en effet, trop le redire: Aristote a conquis le monde savant
par ses lieutenants, plus encore que par lui-même. Ses catégories
étaient le préliminaire de la science. Saint Augustin, ou plutôt
l'auteur d'un livre qui porte son nom, a expliqué les catégories à
l'école des Gaules. L'Isagogue de Porphyre était le préliminaire des
catégories; Boèce a fait connaître Aristote et Porphyre, et commenté
l'Isagogue, les Catégories, la Logique. Les esprits, touchés surtout
de ce qui les initiait à la science, se sont arrêtés longtemps, sont
incessamment revenus au point de départ. Par moment, l'introduction de
Porphyre a semblé le livre unique. «Il est bon de commencer par là,»
dit un spirituel contemporain d'Abélard, «mais à condition de n'y point
consumer son âge, et que le livre ne soit pas l'entrée des ténèbres.
Cinq mots à apprendre ne valent pas qu'on y use toute une vie, et il
faut qu'une introduction conduise à quelque chose[424].»

[Note 424: Johan. Saresber. _Metalog._, l. II, c. XVI.]

Or, au début même de cette introduction, que rencontrait-on? un problème
posé sans solution. En annonçant l'objet de son ouvrage, Porphyre dit
qu'il s'abstiendra des questions plus profondes ([Grec: ton *athuteron
zaetaematon], _ab altioribus quaestionibus_). «Ainsi je refuserai de
dire,--si les genres et les espèces subsistent ou consistent seulement
en de pures pensées;--ni s'ils sont, au cas où ils subsisteraient,
corporels ou incorporels;--ni enfin s'ils existent séparés des choses ou
des objets, ou forment avec eux quelque chose de coexistant[425].»

[Note 425: Porphyr. _Isag. praefat._, c. I.--Boeth., _in Porphyr. a
se transl._, p. 53.--Cousin, _Fragm. philos._, t. III, p. 84.--Ouvrag.
inéd. d'Ab., _Gloss. in Porphyr._, p. 668.--L'Introduction de Porphyre a
été traduite pour la première fois par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t.
I, p. 1 de sa traduction de la Logique.]

Quelle est la recherche que Porphyre écarte? quelle est la question sur
laquelle il s'abstient de s'expliquer? C'est une question qui avait
troublé la philosophie antique, une question que Porphyre, platonicien
et péripatéticien tout ensemble, devait connaître à plus d'un titre et
considérer sous plus d'une face; car elle avait occupé l'Académie, le
Lycée, le Portique.

Les genres et les espèces sont des collections d'individus. Mais ces
collections en tant qu'espèces (_les hommes_), en tant que genres, (_les
animaux_), sont-elles autre chose que des idées spéciales et générales?
Qu'elles soient des idées, des manières de concevoir les choses, cela
n'est pas douteux; mais parce qu'elles sont cela, ne sont-elles que
cela? sont-elles en tout de pures pensées?

Les idées des genres et des espèces sont des idées universelles (des
universaux); or, les idées universelles sont diversement considérées.

Selon Platon, les idées universelles, en tant qu'elles se rapportent à
plusieurs êtres, sont l'unité dans la pluralité, l'un dans l'infini,
comme dit le Philèbe. Elles sont les essences de tous les êtres, l'être
par excellence. Les idées, essences, types, formes, principes, sont
éternelles et immuables[426].

[Note 426: Cette doctrine est partout dans Platon. Il faudrait trop
citer pour la justifier; voyez surtout la République, III, V, VII et X,
et le Phédon, le Phèdre, le Cratyle, le Théetète, le Parménide. (Cf.
l'_Essai sur la Métaphysique d'Aristote_, par M. Ravaisson, IIIe part.,
l. II, c. II, t. I, p. 291-305 et l'_Hist. de la philosophie_, de
Ritter, l. VIII, c. III, t. II de la trad., p. 216-246.)]

Selon Aristote, les idées ou notions dont il s'agit, étant universelles
(et rien d'universel n'étant substance), ne sont pas substance;
c'est-à-dire qu'elles n'ont pas l'être proprement dit. Il n'y a de
parfaitement réel que l'individuel[427].

[Note 427: _Cat._, V.--_Analyt. post._, XI et XXIV.--_Met._, III,
VI.]

Selon Zénon et les stoïciens, le général n'est pas une chose, et les
idées qui l'expriment, ne désignant aucune chose quelconque, pas même
le caractère individuel des choses particulières, qui seules ont de
la vérité, ne sont que de vaines images produites par nos facultés
représentatives: elles ne sont rien[428].

[Note 428: [Grec: On gar ta eidae oute toia, ae toia, touton ta
genae toia, oute toia.] (Sext. Emp. _adv. logic._, VII, 246.) [Grec: Ou
tina ta koiva.] (Simpl. in _Cat._, fol. 26 b.--Cf. Diog. Laert. VII,
61.--_Hist. de la phil. anc._, par Ritter, l. XI, c. V, t. III de la
trad. p. 459 et 460.) On s'accorde au reste à rattacher cette partie de
la logique stoïcienne à l'école de Mégare, qui paraît avoir la première
posé formellement les principes du nominalisme. (Cf. Bayle, art.
_Stilpon._--Ritter, l. VII, c. V; t. II. p. 121.--Rixner, _Handbuch der
Gesch. der Phil._, t. II, p. 182.--Tennemann, _Gesch. der Phil._, t.
VIII, part. I, p. 162. Voy. ci-après c. VIII.)]

Or, soit qu'elles ne subsistent qu'imparfaitement, comme le veut
Aristote, soit qu'elles ne subsistent pas du tout, comme le disent les
stoïciens, soit même qu'elles subsistent comme l'entend Platon, elles
sont nécessairement incorporelles. Des notions générales en elles-mêmes
n'ont aucun corps; des idées éternelles sont des formes immatérielles.

Et, dans tous les cas, selon Aristote, puisqu'elles existent comme
notions dans l'esprit qui les conçoit, à ce titre elles existent
séparées des choses; mais comme attributs dont les notions ne sont que
la représentation, elles existent dans les choses, elles coexistent
avec elles; elles sont dans la _matière formée_, puisque les idées
universelles ne sont que les notions des modes et attributs des choses.
Les stoïciens ne leur concèdent même pas cette coexistence avec les
choses, les représentations étant plutôt relatives à la faculté
représentative qu'à l'objet représenté. Selon Platon, comme idées, elles
existent hors des choses; elles existent ou du moins elles ont leur
principe en Dieu[429]. Comme formes des choses, elles existent dans les
choses. Elles sont à ce titre les images des idées, mais les essences
des êtres; et les essences réelles participent à leur principe et
représentent, chacune, dans le sensible, leur idée qui est comme leur
exemplaire éternel; ainsi les essences tiennent aux idées par la
_participation_ ([Grec: methexis]), et cependant les idées sont séparées
([Grec: choristai]).

[Note 429: Platon dit bien dans la République que Dieu est le
principe des idées (Rép., X), et il y a quelque chose de cela dans
le Timée. Cependant ce sont des interprètes de Platon, Alcinoüs et
Plutarque, qui ont énoncé plus formellement que les idées étaient les
pensées de Dieu. Il est au moins douteux que telle soit la doctrine
platonique. Voyez l'argument du Timée par M. Henri Martin (_Étud. sur
le Tim._, t. 1, p. 6), la préface de la traduction de la Métaphysique
d'Aristote, t. 1, p. 42 et cette Métaphysique même, l. VII, c. XIII et
XIV; l. XIII, c. IV, V, X.]

Cette controverse était présente à l'esprit de Porphyre. Il déclare
qu'il n'y veut pas entrer, c'est une affaire trop difficile ([Grec:
Bathutataes pragmateias]), une trop grande recherche ([Grec: meizonos
exetaseos]). Il la connaît bien, mais il veut, dit-il, exposer surtout
ce que les péripatéticiens ont enseigné touchant le genre et l'espèce.

Deux siècles après Porphyre, Boèce a commenté deux fois son ouvrage, une
première dans la traduction peu littérale de Victorinus, une seconde
dans la traduction plus exacte qu'il a lui-même donnée[430].

[Note 430: Boeth., _in Porph. a Victorin. transl._, Dial. 1, p.
7.--_In Porph. a se transl._, l. I, p. 60.]

M. Cousin s'est montré sévère pour Boèce[431]; nous le serons moins que
lui. Boèce, dans son premier commentaire, a eu le tort sans doute de
mettre les cinq voix dont a traité Porphyre sur la même ligne, et
d'assimiler par conséquent aux genres et aux espèces, la différence,
le propre et l'accident. Se demander ensuite si toutes ces choses
existaient, c'était s'enquérir uniquement de la vérité de notre manière
de considérer les choses, de la vérité de nos pensées; et, en
effet, Boèce, après avoir assez bien montré comment des sensations
particulières nous nous élevons aux idées des divers modes des
choses sensibles, arrive facilement à reconnaître que ces idées sont
incorporelles, mais qu'elles sont subsistantes, en ce sens qu'elles sont
vraies, en ce sens que nous ne pouvons rien sentir ni comprendre sans
elles, et qu'elles correspondent à des choses que nous trouvons unies et
comme incorporées à tous les objets de nos sensations.

[Note 431: Ouvr. inéd. d'Ab., _Introd._, p. lxvi.]

Or, ce n'est point là précisément la question qui se débattait entre
Aristote et Platon, celle de la réalité des essences universelles. C'est
encore moins la question que la scolastique a vue dans le problème
écarté par Porphyre. C'est seulement la question voisine, et pour ainsi
contiguë, de savoir d'abord comment de nos sensations nous nous élevons
aux conceptions des choses, puis si ces conceptions sont fondées sur
rien de réel. Or, relativement à ces deux points, ce que dit Boèce n'est
ni complet, ni profond, mais nous paraît juste et sensé.

La seconde fois que Boèce s'est occupé de la question, c'est en
commentant sa propre traduction de Porphyre. L'ouvrage est important,
parce que c'est par lui que le moyen âge a d'abord connu Porphyre. C'est
par l'intermédiaire de Boèce que Porphyre est devenu une autorité.

Cette fois, Boèce, en bon péripatéticien, décide que les genres et les
espèces ne peuvent être en soi. Rien de ce qui est commun à plusieurs
ne peut être en soi, puisque la condition de l'être en soi est au moins
d'être dans un même temps le même numériquement (_eodem tempore idem
numero_), c'est-à-dire un et identique. En effet, si le genre était en
soi, ce serait d'une existence multiple, c'est-à-dire qu'il comprendrait
en soi plusieurs existants semblables; ceux-ci seraient nécessairement
compris à leur tour dans un genre supérieur, et ainsi à l'infini.

Il suit que les genres et les espèces ne sont pas des êtres en soi, mais
des vues de l'intelligence, des manières de concevoir les véritables
êtres en soi ou les substances sensibles; ce sont les conceptions des
ressemblances entre les individus. Conséquemment, comme conceptions, ces
universaux sont incorporels, non pas à la manière de Dieu ou de l'âme,
mais à la manière de la ligne ou du point mathématique; c'est-à-dire
qu'ils sont des _abstractions_. Boèce se sert du mot[432]. Cependant
ce ne sont pas pour cela des conceptions vaines ni fausses; car elles
correspondent aux ressemblances et différences réelles des êtres réels.
Les genres et les espèces sont donc les représentations de ressemblances
entre les objets. Ces ressemblances, en tant qu'elles sont dans les
objets, sont particulières et sensibles; en tant qu'abstraites, elles
sont universelles et intelligibles. Ainsi une même chose existe
singulièrement, quand elle est sentie, généralement, quand elle est
pensée.

[Note 432: _In Porph. a se transl._, l. 1, p. 55.]

Cette solution de Boèce, très-clairement exposée, ne mérite certainement
aucun dédain; car elle est purement aristotélique. J'ajoute que Boèce
ne paraît pas s'en être contenté; car il a soin de remarquer que Platon
croyait que les genres et les espèces existaient encore ailleurs que
dans notre esprit, indépendamment des corps individuels. S'il s'abstient
de prononcer entre Aristote et Platon, c'est, dit-il, qu'une telle
décision serait du ressort d'une plus haute philosophie, _altioris
philosophiae_; et s'il a exposé la doctrine d'Aristote, ce n'est pas
qu'il l'approuve de préférence, _non quod eam maxime probaremus_; c'est
qu'il commente une introduction à la Logique du Stagirite.

Nous ne ferons que deux observations sur cet état de la question telle
que l'a laissée Boèce.

La première, c'est que de son temps même, les genres et les espèces
ont été regardés comme des conceptions. _Intelliguntur praeter
sensibilia.--Genera et species cogitantur.--Quadam speculatione
concepta.--Hominem specialem ... sola mente intelligentiaque
concipimus_[433].

[Note 433: Boeth., _ibid._, p. 56.]

Au reste, cette doctrine vient naturellement à la faveur du langage.
Aristote semble l'autoriser, lorsqu'il ne voit dans les paroles que
les symboles des affections de l'âme[434]; lorsqu'il nomme la forme ou
l'espèce du même nom qui désigne la conception rationnelle ou même le
discours, [Grec: logos]. En d'autres termes, l'habitude de confondre
dans le style l'essence avec la définition qui n'en est que
l'expression, peut conduire aisément à n'admettre que des êtres de
définition ou de raison, et les pensées se mettent au lieu et place des
existences[435]. Ce n'est pas une nouveauté que le conceptualisme.

[Note 434: _De lnterp._, I, 1.]

[Note 435: [Grec: Ae morphae kai to eidos to kata ton logon].
_Phys._, II, 1. Cette tendance est si naturelle que les traducteurs de
la Métaphysique disent que le genre est la _notion_ fondamentale et
essentielle dont les qualités sont les différences, pour rendre ces
mots: [Grec: Os en tois logois to proton enupargon, ho legetai en to ti
esti, touto genos].(V, XXVIII; et dans la trad., t. I, p. 202.) Suivant
de bons juges, c'est surtout la logique stoïcienne qui aurait embrouillé
les idées et entraîné la scolastique dans les obscures subtilités de la
question des universaux. Quoique imparfaitement connue, cette logique,
en effet, paraît captieuse et elle peut bien avoir troublé l'esprit de
Boèce; mais elle n'a exercé qu'une influence très-indirecte au moyen
âge. Brucker attribue cette influence à l'ouvrage sur les catégories
qu'on prête à Saint-Augustin et qu'il trouve écrit dans l'esprit des
stoïciens. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 568, 672, 712 et 906.)]

Une seconde observation, à laquelle nous attachons quelque prix, c'est
qu'un certain conceptualisme n'est pas incompatible avec le platonisme.
Boèce, en effet, ne dit pas qu'il repousse le platonisme. Ce qui est
incompatible avec le platonisme, c'est ce principe: rien n'existe à
titre universel. Mais on pourrait accepter la génération que Boèce donne
des idées de genres et d'espèces; on pourrait admettre que les genres et
les espèces sont pour nous de pures conceptions générales fondées sur
des perceptions particulières, sans qu'on fût pour cela strictement
obligé de rejeter la croyance aux idées éternelles de Platon. Que ces
idées existent, que les objets sensibles n'en soient que les images ou
les reflets, il n'en est pas moins vrai qu'elles se produisent et
se représentent en nous d'une autre manière, par les notions que
la puissance de notre esprit construit à la suite des sensations.
L'intelligence humaine placée entre le monde du sensible et du
particulier et le monde de l'intelligible et de l'universel, pourrait
communiquer avec l'un comme avec l'autre, et le conceptualisme, loin
d'être faux dans cette hypothèse, serait l'intermédiaire nécessaire
entre l'accidentel et l'universel, entre le passager et l'éternel.
Allons plus loin, la grande difficulté de la doctrine des idées de
Platon, c'est le mode d'existence de ces idées, essences éternelles.
Lorsqu'on presse un platonicien sur cet article, il ne dit rien de
plausible, si ce n'est parfois que les idées sont les pensées de Dieu;
et alors leur réalité n'est plus que celle même de l'Être des êtres. En
ce sens, on pourrait dire que l'idéalisme de Platon est une psychologie
dont le sujet est Dieu. Telle est la nature et la puissance de Dieu que
son idéologie est par le fait une ontologie: le platonisme serait alors
un conceptualisme divin.

Cette double observation explique par avance comment la scolastique a
dû souvent réduire les genres et les espèces à de simples pensées; et
comment toutefois elle a pu aussi, par quelques-uns de ses organes,
revenir aux idées de Platon, sans abandonner la dialectique de Porphyre
et de Boèce.

Mais la controverse de la scolastique sur les genres et les espèces
n'a jamais été explicitement la controverse d'Aristote et de Platon,
quoiqu'elle en fût une sorte de ressouvenir à travers les siècles. Il
ne serait pas plus juste d'y voir précisément la discussion si célèbre
parmi les modernes de la réalité de nos connaissances.

Il y a deux idéalismes; l'idéalisme de Platon, sorte d'ontologie
spirituelle, qui refuse, ou peu s'en faut, la réalité aux objets des
sens, pour la réserver tout entière aux essences intelligibles; l'autre
idéalisme est l'idéalisme sceptique, ou la doctrine qui ne croit à rien
de réel que le fait de la présence en nous de certaines idées, purs
phénomènes qui manifestent à un sujet problématique de problématiques
objets[436].

[Note 436: L'idéalisme qu'on pourrait appeler absolu, celui de
Schelling et d'Hegel, en formerait un troisième. Mais il n'est pas
nécessaire d'en tenir compte en ce moment.]

Ce n'est pas la controverse sur l'un ou l'autre idéalisme que la
scolastique a élevée, lorsqu'elle a ouvert le débat entre les réalistes
et les nominaux. Les uns disaient: les genres et les espèces sont des
réalités; les autres: les genres et les espèces sont des mots; d'autres
enfin disaient: ce sont des pensées. Or, si c'était là un problème
ontologique, ce n'était pas le problème permanent, éternel, fondamental
de l'ontologie, celui de la réalité des choses. Ce dernier problème ne
s'élève pas entre le réalisme et le nominalisme proprement dits, mais
entre l'idéalisme et la doctrine opposée. Sans doute, le nominalisme
fait grand usage de la considération du subjectif, et l'abus de cette
considération est la source de l'idéalisme; l'idéalisme est donc, à
certains égards, une extension excessive du nominalisme, un nominalisme
universel. Par analogie, le nominalisme peut être appelé un idéalisme
spécial ou borné aux universaux. Mais, enfin, l'un n'est pas l'autre,
car tout le monde sait que le nominaliste qui nie la réalité des
universaux, croit à la réalité des individus, et même ne croit qu'à
celle-là. «Ce sont les substances universellement admises,» dit
Aristote[437]. Or, l'idéalisme nie tout. De même, le réalisme, qui
accorde aux universaux quelque existence, incorporelle ou autre, peut,
dans certains cas, s'allier à la négation de la substance corporelle, à
la foi exclusive dans l'intelligible au préjudice du sensible; et, sur
cette pente, le platonisme seul échappe à l'idéalisme sceptique.

[Note 437: _Métaph._, VIII, 13. t. II, p. 65 de la traduction.]

Ce qui est vrai, c'est que l'esprit qui conduit au nominalisme peut
mener, mais ne mène pas nécessairement au scepticisme sur l'existence du
monde extérieur, et que l'esprit qui préfère un certain réalisme, peut
très-bien s'allier avec une forte disposition à l'étendre hors des
universaux, et à prodiguer assez facilement aux insensibles l'existence
substantielle.

Mais les conséquences d'une doctrine ne sont pas cette doctrine
même, tant qu'elle les ignore. Les réalistes ne se savaient point
platoniciens; les nominalistes ne se croyaient pas tous sceptiques; les
conceptualistes enfin n'entendaient nullement se confondre avec les
nominalistes. Les uns comme les autres n'aspiraient le plus souvent qu'à
résoudre la question logique de la nature des genres et des espèces, ou
des universaux. L'analyse des ouvrages d'Abélard nous donnera plus d'une
occasion d'exposer sur ce point tous les systèmes. C'est de son temps,
c'est au XIIe siècle, que la question fit, pour ainsi parler, sa
véritable explosion. Jusqu'alors, elle s'était paisiblement établie dans
la philosophie, sans la troubler, sans l'agrandir. La vie d'Abélard nous
a montré comment avec lui elle tendit à devenir presque une des affaires
du siècle. Quelques mots sur l'histoire de cette question, depuis
l'origine de la scolastique, nous apprendront dans quelle situation il
trouva sur ce point les idées et les écoles. A dater d'Abélard, on a pu,
avec raison, «comparer la philosophie scolastique à une sorte d'alchimie
qui emploie les universaux comme substance et la dialectique comme
appareil[438].»

[Note 438: Degerando, _Hist. comp. des syst. de phil._, t. IV, c.
XXVI, p. 386.]

On ouvre ordinairement la philosophie du moyen âge par Jean Scot
Érigène. Il ne traita point expressément la question; mais il avait foi
dans l'existence de ce qui échappe aux sens. Au-dessous de la nature
incréée, il admet des causes primordiales créées et créatrices qui
donnent aux choses contingentes leur individualité. Une de ces causes
primordiales, l'essence, donne l'être par participation: «C'est par
participation qu'existe tout ce qui est après l'essence.»

Et ailleurs: «L'essence du corps n'est point corporelle comme lui
[439].» Ces pensées, empreintes de platonisme, auraient, un peu plus
tard, mené probablement au réalisme. Raban Maur, qui avait écrit avant
qu'Érigène vînt sur le continent, est plus explicite; il annonce déjà
que de son temps les uns pensaient que les cinq objets du livre de
Porphyre étaient des choses, et les autres des mots[440]. Raban paraît
se prononcer pour la dernière opinion qui, chez lui, semble, il est
vrai, se réduire à l'interprétation de la pensée de Porphyre. Or,
on pouvait à la rigueur soutenir que Porphyre, qui écrivait une
introduction à la logique, n'avait entendu traiter des _cinq voix_ que
comme voix, sans prétendre pour cela que ces cinq voix ou, parmi elles,
les mots de genre et d'espèce ne désignassent point des réalités.
L'opinion de Raban pouvait être historique et critique, mais non
philosophique. Toutefois, et pour son compte, il incline à regarder les
universaux comme des abstractions.

[Note 439: Scot Érigène, par M. Saint-René Taillandier; IIIe part.,
c. ii, p. 211 et _passim_.]

[Note 440: Ouvr. inéd. d'Ab., _Introd._, p. lxxviii.]

La question était donc alors connue; mais on la laissait dans l'ombre;
on était loin d'en faire, comme plus tard, le problème fondamental de
la philosophie. Les qualifications de réalistes et de nominaux étaient
inconnues. On lit dans un lettré du Xe siècle, Gunzon de Novare:
«Aristote dit que le genre, l'espèce, la définition, le propre,
l'accident ne subsistent pas; Platon est persuadé du contraire. Qui,
d'Aristote ou de Platon, pensez-vous qu'il vaut mieux en croire?
L'autorité de tous deux est grande, et l'on aurait peine à mettre pour
le rang l'un au-dessus de l'autre[441].»

[Note 441: Gunzon était un pur philologue. Cette citation est
extraite d'une lettre écrite aux moines de Richenon contre un certain
Ekkcher qui lui avait reproché une faute de grammaire. La lettre,
violemment satirique, annonce une certaine érudition. (Dur. et Mart.,
_Ampliss. Coll._, t, I, p. 305.--_Hist. litt._, t. VI, p. 386.)]

Les controverses de la période suivante furent plus théologiques que
dialectiques. La transsubstantiation devint le point litigieux entre
Bérenger et Lanfranc de Pavie. Bérenger contrôlait par la dialectique le
dogme de l'eucharistie, et, niant la présence réelle, il écartait les
substances, pour ne voir que des mots au sens relatif et non direct,
dans les paroles sacramentelles: _hoc est corpus meum_. C'était
un nominalisme spécial ou restreint à une seule question, et la
condamnation de Bérenger par le concile de Soissons concourut à donner
couleur d'hérésie à toute doctrine dans laquelle perçait l'esprit qui
devait changer le conceptualisme en nominalisme.

Cependant cet esprit anima Jean le Sourd, que suivaient Arnulfe de
Laon et Roscelin, chanoine de Compiègne. C'est celui-ci qui donna au
nominalisme et sa forme dernière, et peut-être son nom. Il eut pour
adversaire Anselme, abbé du Bec, puis archevêque de Cantorbery.

Nous verrons, dans Abélard, combien fut absolu le nominalisme de
Roscelin. Il disait que les individus seuls avaient l'existence, et que
par conséquent les genres étaient des mots; et non-seulement les genres
et les espèces, mais les qualités, puisqu'il n'y a point de qualité
hors de l'individu; et non-seulement les qualités, mais les parties,
puisqu'il n'y a point de parties hors des _touts_ individuels, et que
l'individu, c'est-à-dire le tout individuel, est seul en possession de
l'existence. Cette idée, toute dialectique, appliquée au dogme de la
Trinité, mène à considérer les personnes divines comme des espèces, des
qualités ou des parties, et conséquemment comme des voix, si elles
ne sont trois choses individuelles. Aussi le nominalisme exposa-t-il
Roscelin à l'accusation de trithéisme.

Saint Anselme, son puissant adversaire, se jeta par opposition dans
l'excès du réalisme. Non-seulement il défendit le dogme de la Trinité
contre l'atteinte des distinctions dialectiques, mais il crut trouver
l'origine _des blasphèmes de Roscelin_ dans sa doctrine logique, et il
l'accusa tour à tour de trithéisme et de sabellianisme, montrant
qu'il fallait ou qu'il admît trois dieux différents, ou qu'il niât la
distinction des trois personnes. Il soutint que celui qui prend les
universaux pour des mots, ne peut distinguer la sagesse et l'homme sage,
la couleur du cheval et le cheval, et devient ainsi incapable d'établir
une différence entre un Dieu unique et ses propriétés diverses. Enfin,
il poussa son principe jusqu'à prétendre que plusieurs hommes ne sont
qu'un homme, et parvenu ainsi au dogme de l'unité d'essence, il n'évita
pas plus que Scot Érigène le danger de tout confondre et de tout perdre
dans une essence universelle et suprême[442].

[Note 442: S. Ans. _Op., De fid. Trinit._, c. ii et iii, p. 42 et
43.]

Cependant il résulta de cette lutte que le réalisme, admis
principalement en théologie, obtint encore meilleure réputation
d'orthodoxie, et que le nominalisme, déjà suspect d'incompatibilité avec
l'eucharistie, fut encore accusé d'être inconciliable avec la Trinité.
Les choses en étaient là; Roscelin condamné, proscrit, terrassé; et le
réalisme, favorisé par l'Église et vainqueur, dominait du haut de la
chaire de Guillaume de Champeaux l'école de Paris, c'est-à-dire la
première école du monde, lorsqu'Abélard parut.

Il nous reste maintenant à le laisser parler lui-même. Il nous parlera
par ses ouvrages.



CHAPITRE III.

DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD[443].--_Dialectica_, PREMIÈRE PARTIE, OU DES
CATÉGORIES ET DE L'INTERPRÉTATION.

La philosophie peut, en général, être ramenée à cinq sciences unies
par des liens étroits, la psychologie, la logique, la métaphysique,
la théodicée et la morale. Les deux premières font connaître l'esprit
humain. La troisième est la science des êtres; elle se rattache
immédiatement à la théodicée, et celle-ci, ou la philosophie de la
religion, est difficilement séparable de la morale, qu'elle n'enseigne
pas, mais qu'elle motive et qu'elle consacre. Suivant l'esprit des
temps, suivant les progrès des connaissances humaines, l'étude d'une ou
plusieurs de ces parties de la science prévaut sur les autres dans la
philosophie, et il est rare qu'elles soient toutes ensemble également
cultivées. Cependant il n'est guère de doctrine où l'on ne retrouve,
mêlés en proportions différentes, ces éléments constituants de la
philosophie. La scolastique elle-même les offre tous à notre curiosité.

[Note 443: La doctrine philosophique d'Abélard n'ayant été connue,
jusqu'en 1836, que par de courtes phrases éparses dans quelques auteurs,
il n'en faut point chercher une exposition satisfaisante dans les
historiens de la philosophie. Brucker, dont le savant ouvrage contient
presque tout ce que ses successeurs n'ont fait que remanier, donne tout
ce qu'on pouvait donner de son temps. (_Hist. crit. phil._, t. III, p.
731-764.) Buhle a compris toute la scolastique dans son introduction,
mais le peu qu'il dit d'Abélard est remarquable. (_Trad. franc._, 1810,
t. I, _Introd._, sect. III, p 686-801.) Tennemann lui consacre un
article intéressant et assez étendu, mais où il ne parle guère que de
théologie. (_Gesch. der Phil._, t. I, c. v, sect. II, p. 167-202 et dans
la trad. franc. de son Manuel, t. I, § 260.) Tiedemann procède à peu
près de même. (_Gesch. der Phil._, t. IV, c. VIII, p. 277-290.) M.
Degérando a peu ajouté à ce qu'il avait lu dans Brucker. (_Hist.
comparée_, t. IV, c. XVI, p. 396-408.) Rixner donne des indications
utiles; mais lui aussi ne connaissait pas le philosophe (t. II, A., p.
28-31). Hegel et Schleiermacher disent très-peu de chose. (Heg., t. III,
p. 170; t. XV des OEuvr. compl.--Schleierm., _Gesch. der neu. Phil._,
per. I, p. 190.) C'est encore un mémoire de Meiners sur les réalistes
et les nominalistes (_Comment. Soc. Gott._, vol. XII, p. 29), qu'on
pourrait le plus utilement consulter de tout ce qui a paru avant la
publication de M. Cousin. (Ouvr. inéd. d'Ab., 1830.) On doit lire aussi
l'ouvrage déjà cité de M. Rousselot. Ritter, qui cependant a écrit tout
récemment, ne parle aussi que de théologie. Il est vrai que son ouvrage
est intitulé: _Histoire de la philosophie chrétienne_. (Allem., t. III,
t. X, c. v, Hambourg, 1844.)]

Sans doute, la psychologie, qui depuis Descartes a joué un si grand
rôle, y est reléguée à une place étroite et obscure. Elle ne s'y trouve
en quelque sorte qu'à l'état rudimentaire, si l'on continue à séparer la
psychologie de la logique, qui, sous beaucoup de rapports, est, comme
elle, une science descriptive de nos facultés; mais la logique, comme on
l'a vu, occupait alors le premier rang, et la logique n'allait pas sans
une certaine métaphysique. L'homme ne raisonne que sur des êtres réels
ou fictifs, perçus par ses sens ou conçus par son esprit. Être est
le noeud de tous ses jugements, et le verbe virtuel de toutes ses
propositions. Donc, point de logique qui ne suppose une ontologie. La
logique est démonstrative, sans pour cela démontrer l'ontologie, comme
la géométrie est la science exacte de figures possibles, sans qu'elle
prouve que les figures soient réelles. Mais comme l'esprit humain croit
naturellement à l'ontologie, au moyen âge il la réunissait sans hésiter
à la logique, qui en devenait pour lui la forme nécessaire et la base
scientifique. C'est ce mélange qu'embrassait en fait l'étude de ce qu'on
appelait alors la dialectique.

La psychologie et la logique conduisent par la métaphysique à la
théodicée et à la morale; mais comme la théodicée et la morale ne sont
pas seulement des sciences, et peuvent se confondre avec la religion, la
scolastique ne les sécularisait pas, et les renvoyait à la théologie;
seulement elle pénétrait avec elles dans la théologie, à laquelle elle
prêtait ou imposait ses principes, ses formes, son langage, en recevant
d'elle des dogmes et des commandements.

Tout ce que nous venons de dire de la doctrine scolastique, nous le
disons du scolastique Abélard. Distinguons eu lui le philosophe et le
théologien. Au premier appartiendront les ouvrages de dialectique,
comprenant tout ce qu'il a su ou pensé en psychologie, en logique,
en métaphysique; au second se rapporteront tous les ouvrages sur la
théodicée et la morale: dans ceux-ci, nous le trouverons philosophe
encore, mais s'étudiant à concilier rationnellement la science et la
foi.

La théologie d'Abélard sera l'objet du dernier livre de cet ouvrage;
nous ne nous occupons ici que de sa philosophie. Il y aurait plusieurs
manières de la faire connaître. La plus agréable serait de l'exposer
dans ses principes et sous une forme systématique. On en disposerait
méthodiquement les principales idées; on les dégagerait des détails
oiseux, des expressions techniques qui les obscurcissent; on les
traduirait dans le langage de l'abstraction moderne, et l'on rendrait
ainsi clair et saisissable l'esprit de cette philosophie. Elle irait
alors se placer comme d'elle-même à son rang dans l'histoire de la
pensée humaine. C'est le procédé qu'il faudrait suivre si nous écrivions
cette histoire, ou s'il ne s'agissait que de donner une vue générale du
système et de l'époque. Mais notre intention est d'offrir davantage,
ou du moins autre chose. Nous voudrions faire un moment renaître une
philosophie qui n'est plus, la ranimer pour ainsi dire en chair et en
âme, et montrer exactement quelle était alors l'allure de l'esprit
humain, comment il parlait, comment il pensait. Nous voudrions enfin
tracer le portrait individuel de notre philosophe avec sa physionomie et
son costume. Cet essai de reproduction, plus encore que d'analyse, nous
semble une oeuvre plus instructive et plus neuve, quoique assurément
moins attrayante. Nous ne changerons donc ni l'ordre ni l'expression des
idées d'Abélard. Ce serait le défigurer que de lui prêter les méthodes
modernes et la moderne diction. Prenant ses plus importants ouvrages
l'un après l'autre, nous les ferons connaître tantôt par des extraits,
tantôt par des résumés; ici par des traductions littérales, plus loin
par une déduction critique; enfin, par tous les moyens propres à
remettre en lumière tout ce qui dans ses écrits nous paraît essentiel,
original ou caractéristique; en telle sorte que l'on puisse bien juger,
après avoir lu cet ouvrage, le penseur, le professeur et l'écrivain.
Nous ne prenons personne en traître; ceci est de la scolastique. Nous
espérons l'avoir rendue intelligible; on pourra la trouver curieuse; on
ne la trouvera ni d'une étude facile, ni d'une lecture agréable.
Que notre siècle ait de l'indulgence pour ce que le XIIe admirait.
Sommes-nous sûrs que nos admirations nous seront un jour toutes
pardonnées?

Quoique Abélard ait surtout dominé les esprits par l'enseignement, il
n'avait pas une médiocre idée de ses ouvrages. «Je me souviens,» écrit
un de ses disciples[444], «de lui avoir entendu dire, ce que je crois
vrai, qu'il serait facile à quelqu'un de notre temps de composer sur
l'art philosophique un livre qui ne serait inférieur à aucun écrit des
anciens, soit pour l'intelligence de la vérité, soit pour l'élégance
de la diction; mais qu'il serait impossible, ou bien difficile, qu'il
obtînt le rang et le crédit d'une autorité. Cela n'est,» ajoutait-il,
«réservé qu'aux anciens.» Ainsi, il connaissait tout le poids de
l'autorité, et il sentait le joug en s'y soumettant. En effet, une
déférence sincère ou apparente, mais presque toujours absolue dans
les termes, pour les maîtres du passé, intimide et obscurcit toute
la philosophie de l'époque, embarrasse et subtilise le raisonnement,
encombre le style, diminue la chaleur et la spontanéité de la
conviction. La vérité de la chose ou la sincérité de la pensée
personnelle ne viennent jamais qu'après la citation des textes. Cet
Abélard si fameux pour son indépendance, n'ose être lui-même qu'en de
rares instants, et ne se permet de penser qu'avec autorisation. Son
esprit est plus indépendant que ses écrits.

[Note 444: Johan. Saresb., _Metalog._, l. III, c. IV.]

De ses ouvrages philosophiques les seuls publiés sont:

_Dialectica_;

_De Generibus et Speciebus_[445];

_De Intellectibbus[446]_;

_Glossae in Porphyrium_,--_in Categorias_,--_in librum de
Interpretatione_,--_in Topica Boethii_[447].

[Note 445: Ouvrages inédits, p. 173, p. 605.]

[Note 446: Cousin, _Fragm. philos._, t, III, p. 401.]

[Note 447: Ouvr. inéd., p. 651-677-695-803.--Comme nous n'écrivons
point un ouvrage d'érudition, nous nous contenterons, à une seule
exception près, de l'examen des écrits imprimés. Il y aurait encore plus
d'un manuscrit à découvrir; aux ouvrages cités dans ce chapitre nous
n'avons joint qu'un manuscrit. Voyez ci-après chap. X.]

Nous prendrons la Dialectique pour point de départ, en y rattachant les
Gloses sur Porphyre, Aristote et Boèce. Ainsi nous nous formerons de
la logique d'Abélard et des scolastiques une idée générale qui nous
conduira à l'esquisse psychologique contenue dans le _de Intelletibus_,
et à la question des universaux traitée dans le fragment _sur les Genres
et les Espèces_, véritable spécimen de la métaphysique du temps.

Deux des livres de la Dialectique contiennent des préambules où
l'auteur, se mettant en scène, donne ce spectacle que, de longtemps, ne
cesseront pas d'offrir les philosophes, celui d'une conviction savante
et fière aux prises avec la malveillance qui l'attaque, ou l'ignorance
qui la méconnaît. Traduisons ces deux morceaux qui seront comme le
prologue de l'ouvrage.

«Mes rivaux ont imaginé la calomnie d'une accusation nouvelle contre
moi, parce que j'écris beaucoup sur l'art dialectique; ils prétendent
qu'il n'est pas permis à un chrétien de traiter des choses qui
n'appartiennent point à la foi. Or, disent-ils, non-seulement la
dialectique est une science qui ne nous instruit point pour la foi,
mais elle détruit la foi même, par les complications de ses arguments.
Vraiment il est admirable qu'il ne me soit pas loisible de traiter ce
qu'il leur est permis de lire, ou que ce soit mal d'écrire ce dont la
lecture est permise. Cette intuition même de la foi dont ils parlent ne
serait pas obtenue, si l'usage de la lecture était interdit. Retranchez
la lecture, la connaissance de la science s'anéantise. Si l'on accorde
que l'art[448] combat la foi, on avoue évidemment que la foi n'est
pas une science. Or une science est la compréhension de la vérité des
choses, et c'est une science que la sagesse dans laquelle consiste la
foi. Elle est le discernement de l'honnête ou de l'utile. La vérité
n'est pas contraire à la vérité; car si l'on peut bien trouver un faux
opposé au faux, un mal opposé au mal, le vrai ne peut combattre le vrai
ou le bien le bien; toutes les bonnes choses se conviennent et sont
ensemble en harmonie. Or toute science est bonne, même celle du mal, car
le juste ne peut s'en passer. Pour que le juste se garde du mal, il faut
en effet qu'il connaisse préalablement le mal; sans cette connaissance,
il ne l'éviterait pas. De ce qui est mauvais comme action, la
connaissance peut donc être bonne, et s'il est mal de pécher, il est bon
cependant de connaître le péché, qu'autrement nous ne pouvons éviter.
Cette science elle-même, dont l'exercice est odieux (_nefarium_), et qui
se nomme la mathématique, ne doit pas être réputée mauvaise[449]; car
il n'y a pas de crime à savoir au prix de quels hommages et de quelles
immolations les démons accomplissent nos voeux; le crime est d'y
recourir. Si en effet savoir cela est mal, comment Dieu lui-même peut-il
être absous de toute malice? Lui qui contient toutes les sciences qu'il
a créées, et qui seul pénètre les voeux de tous et toutes les pensées,
il sait nécessairement et ce que désire le diable, et par quels actes
on peut se le rendre favorable. Ainsi donc savoir n'est pas mal, mais
faire; et la malice ne doit pas être rapportée à la science, mais à
l'acte. Nous concluons que toute science, puisqu'elle, provient de Dieu
seul et qu'elle est un de ses dons, est bonne. De là suit qu'on doit
accorder que l'étude de toute science est bonne, étant un moyen
d'acquérir ce qui est bon. Or, l'étude à laquelle il faut principalement
s'attacher, est celle de la doctrine qui enseigne le mieux à connaître
la vérité. Cette science est la dialectique. D'elle vient le
discernement de toute vérité et de toute fausseté; elle tient le premier
rang dans la philosophie; elle guide et gouverne toute science. De plus,
on peut montrer qu'elle est tellement nécessaire à la foi catholique,
que nul, s'il n'est prémuni par elle, ne saurait résister aux
sophistiques raisonnements des schismatiques.

[Note 448: L'art par excellence, la dialectique. Voy. ci-dessus, l.
I, p. 4.]

[Note 449: La mathématique comprenait alors la magie. C'était sous
quelques rapports une cabalistique. Cependant le même nom désignait
aussi les sciences du calcul. (Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c.
XVIII et XIX. Voy. aussi ci-dessus l. I, p. 12.)]

«Si Ambroise, évêque de Milan, homme catholique, avait été prémuni par
la dialectique, Augustin, encore philosophe païen, encore ennemi du nom
chrétien, ne l'aurait pas embarrassé au sujet de l'unité de Dieu, que
ce pieux évêque confessait avec raison dans les trois personnes. Le
vénérable prélat lui avait par ignorance concédé d'une manière absolue
cette règle que dans toute énumération, si le singulier était énoncé
séparément comme attribut de plusieurs noms, le pluriel l'était
nécessairement et collectivement des mêmes noms, laquelle règle est
fausse pour les noms qui désignent une substance unique et une même
essence; la saine croyance étant que le Père est Dieu, que le Fils est
Dieu, que le Saint-Esprit est Dieu, et que cependant, il ne faut pas
reconnaître trois Dieux, puisque ce sont trois noms qui désignent une
même substance divine[450]. Semblablement, quand on dit de Tullius qu'il
est appelé un homme, et qu'on dit la même chose de Cicéron et de Marcus,
Marcus, et Tullius, et Cicéron ne sont pas des hommes divers; puisque
ces mots désignent une même substance, et qu'il n'y a plusieurs êtres
que pour la voix, non pour le sens. Si d'ailleurs cette comparaison
n'est pas rationnellement satisfaisante, parce qu'en Dieu il n'y a pas
qu'une seule personne comme en Marcus, cependant elle peut suffire pour
renverser la règle précitée.

[Note 450: C'est sous une forme grammaticale, la règle mathématique
si _a=x_, si _b=x_, si _c=x_, _a+b+c=3x_, dont les ennemis du
christianisme se sont tant servis contre le dogme de la Trinité. Je n'ai
pas su trouver dans saint Augustin l'anecdote qu'Abélard raconte ici.]

«Mais ils sont en petit nombre ceux à qui la grâce divine daigne révéler
le secret de cette science, ou plutôt le trésor d'une sagesse difficile
par sa subtilité même. Plus elle est difficile, plus elle est rare;
sa rareté mesure son prix, et plus elle est précieuse, plus c'est un
exercice digne d'étude. Mais comme le long travail de cette science veut
une lecture assidue qui fatigue bien des lecteurs, comme son excessive
subtilité consume vainement leurs efforts et leurs années, beaucoup,
se défiant de la science, et non sans raison, n'osent approcher de
ses portes les plus étroites. La plupart, troublés par sa subtilité,
reculent dès le seuil. A peine ont-ils goûté d'une saveur inconnue, ils
la rejettent; et comme en goûtant ils ne peuvent distinguer la qualité
de cette saveur, ils tournent en accusation ce mérite de subtilité,
et justifient la faiblesse réelle de leur esprit par une condamnation
mensongère de la science. Et comme le regret finit par allumer en eux
l'envie, ils ne rougissent pas de se faire les détracteurs de ceux
qu'ils voient s'élever à l'habileté dans cet art. Seul, cet art dans
son excellence possède ce privilège que ce n'est pas l'exercice mais le
génie qui le donne. Quelque temps que vous ayez péniblement usé dans
cette étude, vous consumez vainement votre peine, si le don de la grâce
céleste n'a pas fait naître dans votre esprit l'aptitude à ce grand
mystère du savoir. Le travail prolongé peut livrer les autres sciences à
toutes sortes d'esprits; mais celle-là, on ne la tient que de la grâce
divine; si la grâce n'y a pas intérieurement prédisposé votre esprit, en
vain celui qui l'enseigne battra l'air qui vous entoure. Mais plus celui
qui vous administre cet art est illustre, plus l'art qu'il administre a
de prix.

Il suffit de cette réponse aux attaques de mes rivaux: maintenant venons
à notre dessein[451].

[Note 451: _Dialect._, pars IV, p. 431-437.]

La foi du philosophe et l'orgueil de l'homme respirent dans ce morceau.
C'est un des passages où l'on voit Abélard, déposant l'humilité timide
et forcée du moine et du théologien, secouer le joug de son temps et de
son habit, pour parler au nom de son génie et prendre en lui-même son
autorité.

La Dialectique est un ouvrage très-considérable. Les diverses parties
n'en paraissent pas écrites à la même date. A mesure qu'elles furent
connues, elles donnèrent naissance à diverses attaques contre lesquelles
l'auteur se défendit en avançant; ou, composées à différentes époques de
sa vie, elles contiennent incidemment des allusions et des réponses aux
accusations dont souffraient sa gloire et son repos. Le préambule qu'on
vient de lire se trouve au commencement de la quatrième partie, et
témoigne des circonstances qui préoccupaient Abélard au moment où elle
a été écrite ou publiée. Déjà, au début de la seconde partie[452], il
avait retracé les succès de ses ennemis, la persécution qui l'opprimait,
les espérances qui le soutenaient:

«Et les détractions de nos rivaux, les attaques détournées des jaloux ne
nous ont pas déterminé à nous écarter de notre plan[453], non plus qu'à
renoncer à l'étude accoutumée de la science. Car bien que l'envie ferme
à nos écrits la voie de l'enseignement pour le temps de notre vie et
ne permette pas chez nous les studieux exercices, je n'en perds pas
l'espérance, les rênes seront un jour rendues à la science, alors que le
moment suprême aura mis un terme à l'envie comme à notre existence, et
chacun trouvera dans cet écrit ce qui est nécessaire à l'enseignement.
En effet quelque le prince des péripatéticiens, Aristote, ait touché les
formes et les modes des syllogismes catégoriques, mais brièvement et
obscurément, comme un homme habitué à écrire pour des lecteurs déjà
avancés; quoique Boèce ait donné en langue latine le développement des
hypothétiques, prenant un milieu entre les ouvrages grecs de Théophraste
et ceux d'Eudème, qui l'un et l'autre en écrivant sur ces syllogismes,
avaient, dit-il, méconnu la juste mesure de l'enseignement, l'un
troublant son lecteur par la brièveté, l'autre par la diffusion[454]; je
sais cependant qu'après eux il reste dans ces deux parties de la science
une place à nos études pour constituer une doctrine complète. Les choses
donc sommairement traitées ou tout-à-fait omises par eux, nous espérons
dans ce travail les mettre en lumière, corriger ça et là les erreurs
de quelques-uns, concilier les dissidences schismatiques de nos
contemporains et résoudre les difficultés qui divisent les modernes, si
j'ose me promettre une si grande oeuvre. J'ai la confiance, grâce à
ces ressources d'esprit qui abondent en moi et avec le secours du
dispensateur des sciences, d'achever des monuments de la parole
péripatéticienne qui ne seront ni moins nombreux ni moindres que ceux
des Latins célèbres par l'étude et la doctrine, au jugement de qui saura
comparer nos écrits avec les leurs et reconnaître équitablement en quoi
nous les aurons atteints ou dépassés, comment nous aurons développé
leurs pensées, là où eux-mêmes ne l'avaient pas fait. Car je ne crois
pas qu'il y ait moins d'utilité et de travail à bien exposer par la
parole qu'à bien inventer les pensées.

[Note 452: _Dialect._, pars II, p. 227.]

[Note 453: Peut-être faudrait-il traduire: _à suivre notre dessein_;
il y a dans le texte: _nostro proposito cedendum_.]

[Note 454: C'est Boèce qui met ainsi Abélard en mesure de juger si
pertinemment Théophraste et Eudème, disciples d'Aristote, les premiers
en date de ses commentateurs, et dont nous n'avons pas conservé les
ouvrages. (Boeth. _Op._, De Syll. Hyp. 1. I, p. 600.--_De la Logique
d'Arist._, par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. II, p. 130.)]

Or il sont trois dont les sept manuscrits sont tout l'arsenal de la
science latine en matière de dialectique. D'Aristote, en effet, deux
ouvrages seulement ont été jusqu'ici mis à l'usage des Latins, savoir,
les livres des Prédicaments et _Periermenias_ (_sic_); de Porphyre un
seul, c'est le Traité des cinq voix, celui où, en étudiant le genre,
l'espèce, la différence, le propre et l'accident, il donne une
introduction aux Prédicaments mêmes. Quant à Boèce, nous avons introduit
dans l'usage quatre livres de lui seulement, savoir: les Divisions et
les Topiques, avec les Syllogismes tant catégoriques qu'hypothétiques;
c'est la somme de tous ces ouvrages que le texte de notre Dialectique
renfermera complètement et mettra en lumière, ainsi qu'à la portée des
lecteurs, si le créateur de notre vie nous accorde un peu de temps, et
si la jalousie lâche un peu le frein à l'essor de nos écrits[455].

[Note 455: «Si nostrae creator vitae tempora pauca concesserit et
nostris livor operibus frena quandoque laxaverit.» (P. 229.)]

«En vérité quand je parcoure dans l'imagination de l'âme la grandeur du
volume, quand je regarde derrière moi ce qui est fait, et pêse ce qui
reste à faire, je me répons, frère Dagobert, d'avoir cédé à tes prières,
et d'avoir entrepris une si grande tâche. Mais lorsque déjà fatigué
d'écrire, la mémoire de ton affection et le désir d'instruire nos neveux
renaissent en moi, soudain à la contemplation de votre image, toute
langueur s'éloigne de mon âme, mon courage accablé par le travail se
ranime par l'amour; la charité replace en quelque sorte sur mes épaules
le fardeau déjà presque rejeté, et la passion ramène la force là où le
dégoût avait produit la langueur.»

Ce fragment donne quelques lumières sur deux questions importantes: 1° à
quelles sources Abélard puisait-il la science? 2° à quelles époques et
dans quel esprit composa-t-il sa Dialectique?

On voit d'abord qu'il connaissait les deux premières parties de
l'Organon, les Catégories et l'Herméneia, parce qu'elles sont
effectivement traduites en entier dans le commentaire de Boèce; mais il
semble ignorer la traduction qu'on y trouve des Analytiques premières et
secondes et des autres parties de la Logique[456]. Toutefois il se sert
des traités originaux du même écrivain sur la division, la définition,
le syllogisme catégorique et l'hypothétique. Quand il nomme les Topiques
de Boèce, il peut désigner trois écrits: la version des Topiques
d'Aristote, les Commentaires sur ceux de Cicéron, le Traité des
Différences topiques. Il s'agit, je crois, du dernier ouvrage; c'est
celui qu'il paraît avoir suivi en composant ce qu'il appelle aussi ses
Topiques. Mais quelques passages prouvent que ceux de Cicéron ne lui
étaient pas inconnus.

[Note 456: A plus forte raison, ne connaît-il pas la traduction
d'une plus grande partie de l'Organon qu'aurait faite, dit-on, Jacques
de Venise en 1128. (Jourdain, _Recherches_, etc., p. 58.)]

Ce catalogue, qu'il nous donne lui-même, confirme bien ce que des
investigateurs exacts, et notamment Jourdain, pensaient de l'exiguïté de
la bibliothèque scientifique de cette époque. Il faut y ajouter le Timée
de Platon dans la version de Chalcidius et les Catégories dites de saint
Augustin[457].

[Note 457: _Ab. Op., Introd. ad. theol._, p. 1007.--Ouvr. Inéd.,
_Dial._, p. 193.--M. Cousin a bien trouvé, dans un manuscrit du XIIe
ou XIIIe siècle, une traduction inédite du Phédon; mais rien n'annonce
qu'elle fût connue du temps d'Abélard, et d'autres faits indiquent que
c'est précisément dans les dernières années de sa vie et après lui qu'un
plus grand nombre d'écrits d'Aristote et de Platon commencèrent à être
répandus. (_Fragm. phil._, t. III, Append. VI.--Cf. Johan. Saresb.,
passim.)]

Voilà les monuments de la philosophie ancienne dans la première moitié
du XIIe siècle; car on doit croire qu'Abélard connaissait tous les
ouvrages qui étaient en circulation dans les Gaules, la Grande-Bretagne,
la partie lettrée de la Germanie, et peut-être même l'Italie. Sans doute
les choses changèrent bientôt, et Jean de Salisbury, par exemple,
avait déjà dans les mains un plus grand nombre d'écrits de Platon et
d'Aristote. De même aussi, longtemps avant Abélard on avait pu connaître
d'autres livres retombés plus tard dans l'oubli; car enfin les
manuscrits en existaient quelque part. Ainsi Bède, au VIIIe siècle,
citait de nombreux passages des principaux écrits d'Aristote. Au XIe,
Scot Erigène peut, comme on le dit, avoir commenté sa Morale; mais deux
cents ans après lui, l'original et le commentaire étaient comme ignorés.
On a parlé des commentaires de Mannon ou Nannon de Frise, sur l'Éthique,
le _de Coelo_, le _de Mundo_, sur les Lois et la République de Platon;
mais on prétend seulement qu'ils existaient dans les bibliothèques de la
Hollande, et non pas qu'ils aient jamais été fort répandus. On voit dans
Gunzon, qui n'était pas un érudit médiocre pour le Xe siècle, qu'il
connaissait l'Herméneia, le Timée, les Topiques de Cicéron et Porphyre;
mais tout cela était également connu d'Abélard. Le témoignage du
dernier est donc très-précieux à recueillir, et l'on peut hardiment
en généraliser les conséquences et l'étendre aux écoles
contemporaines[458].

[Note 458: Cf. Jourdain, _Rech. sur les trad. d'Arist._--Cousin,
_Introd. aux ouvr. d'Ab._, p. 49.--L'_Hist. litt._, t. IV, p. 225 et
246, t. V, p. 428 et 657.--Ven. Béd. _Op._, t. II, _Sentent. seu axiom.
phil._, passim.--Johan. Saresb., _Entheticus, in comm._, p. 82 et
109.--_Scot Erigène_, par M. Saint-René Taillandier, p. 79.--Brucker,
_Hist. crit. phil._, t. III, p. 632, 644, et 657.--Martene, _Ampliss.
Coll._, t. I, p. 299, 304 et 310.]

Quant à l'ouvrage où ce témoignage est consigné, il est difficile de
déterminer l'époque où Abélard l'écrivait. Les morceaux qu'on vient de
lire ont été composés dans un moment où son enseignement était interdit.
Je n'en conclurai pas que toute la Dialectique soit de la même date.
L'existence même de ces préambules, jetés dans le cours du l'ouvrage,
indique le contraire, en attestant des préoccupations accidentelles. Un
prologue général devait se trouver au commencement du premier livre sur
les catégories, ou plutôt d'un livre préliminaire qui nous manque, et
qui pouvait être à la Dialectique ce que l'Introduction de Porphyre est
à la Logique d'Aristote[459]. Mais cette Dialectique, grand ouvrage en
cinq parties, qui embrassait dans la pensée de l'auteur toute la matière
de l'Organon, me paraît une compilation ou une refonte des divers
traités, opuscules, gloses, qu'à différentes époques il devait avoir
écrits à l'usage de ses élèves, à l'appui de son enseignement. L'exemple
de Boèce[460] devait encourager ses imitateurs à refaire plusieurs fois
les mêmes ouvrages, et à ne se pas contenter d'une seule édition de leur
pensée.

[Note 459: _Dial._, p. 226.]

[Note 460: On sait que Boèce a donné deux commentaires de
l'Introduction de Porphyre, deux éditions de son commentaire sur
l'_Herméneia_ (lesquelles éditions sont deux écrits différents); enfin
trois ouvrages sur les topiques. C'était au reste une tradition parmi
les disciples d'Aristote que de soutenir ses idées, soit en commentant
ses ouvrages, soit en retraitant les mêmes matières dans le même ordre,
avec les mêmes divisions, sous les mêmes titres. L'usage remontait à
Théophraste. (_De la Log. d'Arist._, t. I, p. 36.)]

Cependant le livre, dans son ordonnance imparfaite, témoigne d'une
pensée générale et même d'une constante disposition d'esprit. L'auteur
s'y présente comme étranger désormais aux luttes de l'école; il veut
suppléer par la composition à l'enseignement oral, qu'on lui défend. On
a donc pu croire qu'il écrivait au couvent de Saint-Denis, soit après la
décision du concile de Soissons, soit dans le fort de ses démêlés avec
son abbé. Le frère Dagobert, à qui il s'adresse, serait alors un de ces
moines dont il avait commencé, à Maisoncelle, l'éducation philosophique
et qui tenaient secrètement pour lui.

Peut-être aussi écrivait-il dans une de ces périodes de demi-persécution
où, suspect et contraint, irrité et intimidé, il se croyait réduit au
silence; par exemple, vers la fin de ses leçons au Paraclet, ou lorsqu'à
Saint-Gildas il s'était fait abbé, ne pouvant plus être professeur.

Enfin, nous admettrions, avec M. Cousin, qu'il a pu faire ou plutôt
refaire sa Dialectique dons sa retraite de Cluni. On sait qu'il y
écrivait sans cesse, et, dans l'ouvrage, il parle des controverses
spéculatives comme de choses bien éloignées, et des leçons de Roscelin
et de Guillaume de Champeaux comme de souvenirs déjà bien vieux. De
plus, il paraît éviter les hardiesses qui touchent le dogme, il combat
même une opinion sur le Saint-Esprit qu'il avait soutenue dans sa
Théologie[461]; enfin il veille à se montrer orthodoxe, bien qu'on ait
pu juger tout à l'heure du progrès réel que l'esprit d'humilité et de
pénitence avait fait en lui. Ce moine faible et souffrant, qu'on croyait
soumis, se plaint de l'envie qui l'a condamné pour toujours au silence,
et en appelle à l'avenir, qui rendra l'honneur à sa mémoire et à la
science la liberté.

[Note 461: _Dialec._, p. 475.]

Dans cette hypothèse, le frère Dagobert serait un moine de Cluni, son
confident, à moins que ce ne fût son propre frère, comme l'indiquerait
la tendresse avec laquelle il parle de lui et de ses neveux[462]. La
seule difficulté, c'est que les ouvrages théologiques contiennent des
allusions et des renvois à la Dialectique, et dans celle-ci les passages
correspondants se retrouvent[463]. Mais répétons que ce peut être un
composé de traités d'époques différentes, et, dans les dernières années
de sa vie, Abélard peut avoir revu et rassemblé en corps d'ouvrage toute
sa philosophie. Cette rédaction achevée et arrêtée à Cluni serait notre
Dialectique.

[Note 462: C'est l'opinion de M. Cousin, qui pense qu'Abélard
rédigea sa Dialectique pour l'instruction de ses neveux, «nepotum
disciplinae desiderium.» On peut croire aussi que _ces neveux_ sont
la postérité. Mais cependant ces mots: «Vestri contemplatione mihi
blandiente, languor discedit, etc.,» semblent indiquer qu'il s'adresse à
son frère et aux enfants de son frère, en leur disant: _Votre image me
rend la force._ (Ouvr. inéd., _Introd._, p. XXXI et suiv.--_Dial._, p.
229.)]

[Note 463: _Intr. ad. theol._, p. 1125.--_Theol. christ._, p. 1341.]

Mais une chose plus positive que nos conjectures, c'est que nous avons
ici un monument à peu près complet de l'enseignement du vrai fondateur
de l'école philosophique de Paris.

Il serait infini d'analyser dans son entier un si grand ouvrage. Il
suffit d'exposer avec exactitude quelques parties fondamentales, dont
la connaissance sera la clé de tout le reste; des citations textuelles
donneront une idée de la manière de l'auteur. Nous craignons bien qu'on
ne trouve encore ces extraits trop nombreux et trop étendus. Qu'on se
rappelle pourtant que toute cette scolastique n'effrayait pas Héloïse.

La première section de la Dialectique, sous ce titre: _Des parties
d'oraison_[464], était divisée en trois livres, répondant à
l'Introduction de Porphyre, aux Catégories et à l'Interprétation
d'Aristote. Le premier livre manque: c'était, je crois, proprement le
_Livre des parties_; le second, dont les premières pages sont perdues,
traite des catégories ou prédicaments.

[Note 464: _Liber Partium_ (on supplée _orationis_). En donnant ce
nom à un traité sur les préliminaires de la logique, Abélard étendait
un peu le sens du mot _partes_; il faisait comme ceux qui intituleraient
grammaire les éléments de la philosophie. Car on appelait ordinairement
_partes_ ce qu'il fallait apprendre avant d'étudier _artes_; c'était la
grammaire d'après Priscien, Donat, etc., et mêlée d'un peu de logique
(aujourd'hui, _analyse logique_). Voyez ces vers d'Alan de l'Ile:

  Si quis sublimes tendit ad artes,
  Principio partes corde necesse sciat;
  Artes post partes veteres didicere magistri.

(Budd., _Observ. Select._, XIX, t. VI, p. 149.)]

La substance est la première des catégories, et le fond de toutes les
autres. Elle tient donc le premier rang dans la logique, que l'on accuse
d'être une science purement verbale. La substance est aussi l'idée
nécessaire et fondamentale de toute science ontologique; écartez cette
idée, le monde objectif devient une fantasmagorie vaine. M. Royer
Collard a dit quelque part qu'on peut juger une philosophie sur l'idée
qu'elle donne de la substance; c'est à rectifier cette idée que Leibnitz
a mis son étude, pensant régénérer avec elle toute la philosophie, et
l'idéologie a regardé comme sa première réforme la proscription même
du mot substance. Commençons l'examen de la doctrine d'Abélard par la
théorie de la substance, non qu'elle soit originale (il y a bien peu
de parties originales dans la logique de ce temps-là); mais elle est
importante, et peut nous apprendre à saisir et à parler la langue de la
Dialectique.

On connaît la définition logique de la substance: «Elle n'est dite
d'aucun sujet, elle n'est dans aucun sujet.» A cette propriété
fondamentale il faut joindre celle-ci: «En restant elle-même, elle peut
recevoir les contraires.» Les substances premières sont les individus,
les substances secondes sont les genres et les espèces. Ainsi parle
Aristote[465].

[Note 465: Voyez le chapitre précédent et Arist., _Categ._, II.]

Toutes les substances, dit Abélard après lui[466], ont cela de commun
de n'être pas dans un sujet, c'est-à-dire un simple attribut d'un sujet
(_in subjecto non esse_). Car aucune substance, ou première ou seconde,
n'a d'autre fondement qu'elle-même. Au reste, la différence est dans
le même cas: comme elle constitue l'espèce, elle n'est pas un simple
accident, elle n'est point fondée dans le sujet à titre d'accident, _non
inest in fundamento per accidens_; elle entre dans la substance même de
l'espèce. Si l'on dit l'_homme est un animal mortel rationnel_[467] (ou
_raisonnable_), la différence _raisonnable_, qui fait de l'_animal_
l'espèce _homme_, n'en est pas séparable comme un simple accident, car
l'espèce disparaîtrait aussitôt. Les substances secondes sont affirmées
des premières, quand on nomme celles-ci et qu'on les définit. Il en est
de même de la différence; elle entre dans la définition. L'accident,
au contraire, ne constituant rien dans la substance, lui appartient
extérieurement, et ne saurait être énoncé dans la définition des
substances.

[Note 466: _Dial._, pars I, p. 174 et seq.]

[Note 467: Il faut s'habituer à cette définition [Grec: zoon logikon
thnaeton], qui est fondamentale, et qui reviendra sans cesse. Cependant
Aristote avait blâmé Platon d'avoir introduit _le mortel_ dans la
définition de l'_animal_ (_Topic._, VI, X); aussi l'attribut _mortel_
est-il souvent négligé ou écarté, notamment dans Porphyr. Isag., I, II;
et Boeth., _in Porph._, p. 3 et 61. Mais il se retrouve ailleurs. (Voyez
le même, _in Top. Cic._, p. 804 et _de Consol._, l. I, p. 898.) _Mortel_
paraît avoir été admis dans la définition pour distinguer l'homme de
Dieu. Cette définition est expliquée et établie dans Porphyre, Isag.,
III, p. 16 et 17 de la traduction.]

Autre propriété des substances: en elles rien de contraire; ce qui veut
dire qu'elles ne sont point contraires les unes aux autres. Premières
ou secondes, elles admettent les contraires, mais à titre d'accident;
l'_homme_ peut être _noir_ ou _blanc_; c'est en ce sens qu'elles ont ce
qu'on appelle la susceptibilité des contraires. Si parfois on dit qu'une
substance est contraire à une autre, c'est qu'elle a des accidents
contraires. Mais aucune substance n'est en soi dite contraire à une
autre substance, si ce n'est par une autre substance. En effet, d'un
côté on ne peut dire que l'homme soit le contraire d'animal, de pierre,
d'arbre; mais il a des accidents contraires à ceux de l'animal, de la
pierre, de l'arbre; de l'autre, il peut être contraire par une autre
substance, c'est-à-dire que par la substance _animal_ qu'il a, l'_homme_
est contraire à la _pierre_, qui ne l'a pas. Au reste, ce caractère est
commun aux catégories de quantité et de relation.

Les substances ne peuvent être comparées; car la comparaison se
fait adjectivement (_per adjacentiam_), non substantivement (_per
substantiam_), on n'est pas plus ou moins _homme_, comme on est plus on
moins _blanc_. Cette propriété se retrouve dans la quantité et ailleurs.

Quel est donc exclusivement le propre de la substance? C'est qu'étant
seule et même en nombre (_un même_ numériquement, _idem numero_),
elle peut recevoir les contraires. Cela provient de ce qu'elle est
susceptible d'accidents; elle en est le fondement ou le soutien. Elle
ne reçoit pas les contraires en formation (_in formatione_), comme une
forme qui la constitue, qui la différencie, qui détermine son essence.
Car la susceptibilité des contraires n'appartiendrait plus à la
substance seule. La blancheur, par exemple, simple qualité, admet les
formes contraires de la clarté ou de l'obscurité, et ne cesse pas d'être
la blancheur. La substance _homme_ qui recevrait la _rationnalité_
et son contraire cesserait d'être la même substance; mais elle peut
persister en recevant des accidents contraires. Tous les accidents sont
_en sujet (in subjecto)_, c'est-à-dire peuvent être attribués à un
sujet.

Aristote dit que la substance est susceptible des contraires, _en vertu
d'un changement en elle-même_, c'est-à-dire moyennant un changement
dans le temps; ainsi le froid devient chaud[468]. L'addition de cette
détermination paraît superflue. Elle avait apparemment pour but
d'exclure la pensée et l'oraison, qui semblent admettre les contraires,
pouvant être vraies ou fausses en des temps divers, sans cependant
changer en elles-mêmes. _Socrate est assis_; vous le pensez et vous le
dites: pensée et proposition vraies qui peuvent, en restant les mêmes,
devenir fausses si Socrate se lève. Mais ce n'est pas là l'effet d'un
_changement de soi_, c'est-à-dire d'un changement intrinsèque de la
pensée ou de la proposition. Aristote n'aura inventé sa restriction que
pour se délivrer des objections d'un adversaire importun. En effet, la
proposition _Socrate est assis_, vraie pendant que Socrate est assis,
n'est plus la même quand il est levé. Ce qui est _dit ensemble_,
c'est-à-dire avec autre chose, ne peut, étant seul, être appelé
intégralement la même chose; car ce qui est avec ce qui n'est pas ne
forme pas une essence. La proposition _Socrate est assis_ dite de
Socrate assis n'est pas le même tout que la même proposition dite de
Socrate debout: elle a donc changé. Si cependant l'on veut ne voir
l'essence de la proposition que dans ses termes, ce qui est plus usité,
la proposition est la même, elle n'a point changé, mais aussi elle n'a
point admis de contraires. Le fait que Socrate est réellement assis
ou levé ne touche point à l'essence de la proposition; c'est ce qu'on
appelle une apposition ou circonstance externe. Dans ce sens-là, bien
d'autres choses que les substances admettraient les contraires, mais des
contraires qui ne leur appartiendraient pas proprement. Les substances
aussi en ont de ce genre qu'elles ne reçoivent pas d'elles-mêmes, mais
de ce qui est autre qu'elles, et qui proviennent du changement des faits
extérieurs et des objets étrangers. Par exemple, il y en a qui disent
que l'oraison n'est que l'air faisant du bruit (Roscelin); alors dans
l'espèce, suivant que Socrate serait assis ou levé, l'air serait vrai ou
faux. La substance de l'air aurait-elle donc été modifiée, aurait-elle
vraiment reçu des contraires? non, sans doute. La proposition n'est pas
modifiée davantage dans les accidents de son essence, quelle qu'elle
soit, et l'objection est sans valeur.

[Note 468: _Categ._, V, XXI-XXV.]

On a soutenu cependant que les substances étaient changées en soi par
les contraires, et par les contraires seulement, parce que, pouvant être
sujets de tout, recevoir toutes sortes d'accidents, elles sont mobiles
et instables dans leurs formes. Mais les formes qui ont besoin pour
subsister d'adhérer aux substances, ne sont jamais mues ou changées
en elles-mêmes dans ces substances; elles le sont par la mobilité
des substances mêmes, dont la nature est d'être également sujettes à
différentes formes, et de ne point périr quand les formes changent.
Prenez la blancheur, elle peut recevoir la clarté et l'obscurité,
parce que telle est la nature de la substance, sujet de la qualité de
blancheur, mais comme blancheur elle ne change pas.

Ainsi les substances peuvent être changées en soi, et non dans leurs
formes; car lorsque les formes reçoivent des contraires, c'est que la
substance qui les soutient change et passe par les contraires.

Après la substance vient la quantité[469]. On ne peut penser à une
substance sans concevoir une quantité, car toute substance est
nécessairement une ou plusieurs. Comme l'on considère souvent la matière
sans ses qualités, la quantité a été mise avant la qualité. Cependant il
y a des qualités tellement substantielles qu'elles sont inséparables des
substances, ce sont les différences. Mais enfin tel est l'ordre établi
par l'autorité[470]. La quantité d'ailleurs offre cette analogie avec
la substance que, comme elle, elle n'admet en soi ni contrariété ni
comparaison.

[Note 469: _Dial._ pars I, p. 178.]

[Note 470: Cet ordre n'est pas invariable dans Aristote. Voy.
_Categ._, IV, et _Analyt. post._, I, XXII.]

La quantité est la chose suivant laquelle le sujet est mesuré: on
pourrait donc lui donner le nom plus connu de mesure. Elle est simple
comme le point, l'unité, l'instant ou moment indivisible, l'élément, la
voix indivisible et le lieu simple; ou bien elle est composée, comme la
ligne, la superficie, le corps, le temps, le lieu composé, l'oraison et
le nombre.

Les quantités simples ou indivisibles n'étant pas accessibles aux sens,
ne servent pas à la mesure; c'est l'office des quantités composées qui
sont ou discrètes, ou continues. Guillaume de Champeaux appelait les
quantités simples, des natures spéciales, parce qu'elles sont les seules
qui naturellement manquent de parties, et les composées, des
composés individuels ou individus composés, lesquels ne sont pas uns
naturellement; exemple, un troupeau ou un peuple. Il ajoutait que les
noms de ligne, superficie, etc., sont plutôt pris (_sumpta_, abstraits)
de certaines collections ou combinaisons qu'ils ne sont vraiment
substantifs ou noms de substances.

Ici Abélard traite du point, et il donne sur le point et les quantités
qu'il engendre les notions préliminaires de la géométrie. Il n'est
arrêté que par une objection de Boèce, qui ne veut pas que le point
ajouté à lui-même constitue la ligne, parce que rien ajouté à rien
ne produit rien. Il avoue qu'il ne connaît pas la solution de cette
difficulté, quoiqu'il en ait entendu bon nombre de la bouche des
arithméticiens, «étant lui-même tout à fait ignorant de cette science.»
Il donne cependant la solution de son maître, c'est-à-dire de Guillaume
de Champeaux. En quelque lieu qu'une ligne soit coupée, à l'extrémité de
chacune de ses sections apparaissent des points, qui étaient auparavant
en contact; donc, sur toute la ligne, il y a des points. Ces points sont
de l'essence de la ligne, sinon les parties de la ligne ne seraient pas
continues, puisque ce sont les points qui se touchent. Ceux-ci seraient
alors interposés et briseraient la continuité de la ligne[471].

[Note 471: L.c., p. 182.--Arist., _Cat._, VI.--Boeth. _in Praed._,
p. 148.]

Parmi les quantités composées se distingue le temps; c'est une quantité
continue, car ses parties se succèdent sans intervalle. On objecte que
ces parties, toujours en transition, toujours instables, ne sont pas
plus continues que celles d'une oraison, lesquelles se succèdent sans
continuité. Mais la succession de celles-ci est notre oeuvre, et la
succession des parties du temps est naturelle; nous ne pouvons, nous,
produire une continuité telle qu'il n'y ait quelque distance entre
ses éléments. Les parties du temps sont les unes simples, ce sont les
instants, et les autres composées, ce sont les composés de ces moments
indivisibles. Le temps est donc une quantité continue dans le sujet par
la succession des parties. C'est par le temps que tout se mesure: toutes
les choses ont donc en soi leurs temps, qui sont comme leurs mesures.
Ainsi l'on ne doit pas concevoir la continuité d'un temps composé dans
des choses différentes, quoiqu'on puisse percevoir en elles des parties
coexistantes; mais il faut admettre dans un même sujet des moments qui
se succèdent comme une eau qui coule. Les choses se mesurent, quant à
leurs temps, à l'aide d'une action horaire, diurne, ayant enfin une
certaine durée, et dont les parties ne sont pas permanentes, mais
passent avec celles du temps. Toutes les choses ayant leurs temps,
c'est-à-dire, leurs heures, jours, mois, etc., de durée, tous ces temps
réunis forment un seul jour, un seul mois, etc., enfin un seul temps.

Le temps est un tout qui diffère de tous les autres. Dans ceux-ci, posez
le tout, vous posez la partie, et la destruction de la partie détruit
en partie le tout; mais vous pouvez détruire le tout sans détruire
la partie, et en posant la partie, vous ne posez pas le tout. C'est
l'inverse pour le temps. Ainsi, s'il y a maison il y a muraille, sans
conversion, c'est-à-dire, sans réciprocité; car on ne peut dire s'il y
a muraille, il y a maison. Au contraire, s'il y a la première heure du
jour, il y a jour, et la proposition inverse n'est pas vraie. Abélard
accepte ces distinctions, qui sont de tradition; toutefois il observe
que sous le nom de jour on entend douze heures prises ensemble, et dont
aucune ne peut exister, si une seule n'existe pas. On en conclut que
cette proposition: _Le jour existe_, ne peut jamais être vraie, les
douze heures ne pouvant jamais exister ensemble; cela est exact; mais
parlant figurativement, nous disons, comme le jour existe par partie,
qu'une partie est une partie du jour. Proprement, on ne peut appeler
un tout, ce dont il n'existe jamais qu'une partie; mais souvent nous
prenons comme un entier ce qui n'en est pas un véritablement, et nous
adaptons des noms à des choses comme si elles existaient, quand nous
voulons en faire comprendre quoi que ce soit. Tels sont les noms de
passé et de futur, que nous employons, lorsque nous voulons en donner
quelque idée ou mesurer quelque chose par leur moyen, quoiqu'ils ne
soient pas même des temps. Car ils ne sont point des quantités, n'étant
dans aucun sujet, et ils ne sont dans aucun sujet, puisqu'ils ne sont
pas. «Le temps qui fut ou qui n'est pas encore ne devrait pas plus être
appelé temps que le cadavre humain ne doit être appelé homme.» Seulement
une chose passée a précédé la présente, comme la présente précède la
chose à venir. Des temps de chaque chose nous composons le temps, et le
temps présent est le terme commun du passé et de l'avenir.

Le nombre a pour origine l'unité, il est une collection d'unités. Deux
unités font le binaire, trois le ternaire, etc. Tous ces nombres,
suivant Guillaume de Champeaux, n'étaient pas des espèces du nombre,
n'avaient pas le nombre pour genre, puisqu'un nombre ne pouvait être une
chose une, une essence. Un habitant de Rome et un habitant d'Antioche
font le binaire ou le nombre deux. Est-ce donc une chose que ce qui se
compose de deux choses si distinctes et si distantes? Ainsi, disait-il,
tout nom de nombre, le binaire, le ternaire, sont des noms pris des
collections d'unité, _noms pris, sumpta_, ou, si l'on veut, abstraits.
Abélard voit à cela quelque difficulté et trouve plus à propos de dire
que le nombre est un nom substantif et particulier de l'unité, qui
signifie également unité au singulier et au pluriel. Binaire, ternaire
et les autres nombres, seront des noms du pluriel. «Ceux qui croient que
dans les noms d'espèces ou de genres, sont contenues non-seulement les
choses unes de nature (les individus), mais encore celles qui sont
substantiellement (mieux, _substantivement_) désignées par ces noms,
pourront appeler peut-être les noms de nombre des espèces, attendu
qu'ils suivent plus la logique dans le choix, des noms que la physique
dans la recherche de la nature des choses.» Ceci s'adresse, comme on le
voit, aux réalistes.

Comme le nombre, l'oraison est une quantité. Aristote appelle oraison
les sons, ou, si l'on veut, les voix significatives, lorsqu'elles sont
proférées en combinaison avec l'air lui-même. «Cependant,» dit Abélard,
«le système de notre maître voulait, je m'en souviens, que l'air seul,
à proprement parler, fût entendu, résonnât et signifiât, étant
seul frappé, et qu'on ne dît de ces sons qu'ils sont entendus ou
significatifs qu'en tant qu'ils sont adjacents à l'air ou plutôt aux
parties d'air entendues ou significatives. Mais, à ce sens, on pourrait
soutenir que toute forme de l'air, fût-ce sa couleur, est entendue et
signifiée.» Proprement, le son n'est entendu et ne signifie qu'autant
que par le battement de l'air il est produit dans l'air et rendu par ce
même air sensible aux oreilles. Par les sens nous percevons les formes
des substances, par l'ouïe nous recevons et sentons le son proféré.

On demande quand cette oraison ou proposition: _L'homme est un animal_,
laquelle n'a point de parties permanentes, devient significative; est-ce
au commencement, au milieu, à la fin? La signification n'est accomplie
qu'au dernier point du prononcé. En vain dit-on qu'il faut alors que les
parties qui ne sont plus signifient, parce qu'autrement il n'y aurait
que la dernière lettre de significative. Ce n'est qu'après que la
proposition est toute prononcée que nous en tirons une pensée; nous la
comprenons en rappelant à la mémoire les parties proférées immédiatement
auparavant. C'est par l'intelligence et la mémoire que nous constatons
une signification. Dire que l'oraison proférée signifie, ce n'est pas
lui attribuer une forme essentielle, qui serait la signification; mais
c'est reconnaître à l'âme de l'auditeur une compréhension opérée à la
suite de l'oraison prononcée. Quand nous disons: _Socrate court_, le
sens ou la signification paraît n'être que la conception produite, après
la prononciation, dans l'âme d'un auditeur. Ainsi la proposition: _La
chimère est concevable_[472], se comprend figurativement, non qu'elle
attribue à aucune chose la forme de la chimère ou ce qui n'est pas, mais
parce qu'elle produit une certaine pensée dans l'âme de celui qui pense
à la chimère. Si donc, par la signification d'un nom, nous n'entendons
point une forme essentielle, mais seulement ce qui engendre un concept,
l'oraison significative sera celle qui fait naître une idée dans
l'intelligence. Le nom de _signifiant_ ou _significatif_ est pris de la
cause plutôt que d'une propriété; il convient à ce qui est cause qu'un
concept se produise dans l'esprit de quelqu'un.

[Note 472: _Chimaera est opinabilis_ (p. 192). _Opinabilis_ vaut
mieux que _concevable_, l'_opinatio_ ([Grec: doxa]) étant précisément
la pensée à son moindre degré, la pensée de ce qui n'est pas. (Arist.,
_Hermen._, XI; _Boet., De Interp._, p. 423.) Au reste cet exemple de la
chimère, la question de savoir comment on pouvait concevoir ou nommer le
chimérique, le centaure, l'hirco-cervus ([Grec: Tragelaphos]. _Hermen._,
I, 1), occupait beaucoup les scolastiques. Voyez sur _chimaera
intelligitur_ le c. VII.]

Après la quantité, on prévoit qu'Abélard passe aux autres catégories;
seulement il change l'ordre d'Aristote, et arrive immédiatement à celles
qu'on appelle _quand_ et _où_. Sur l'une et l'autre il se fait cette
question: Les catégories ou prédicaments sont ce qu'on a nommé les
genres ou généralités par excellence, les genres les plus généraux,
ce qu'il y a de plus général, _generalissima_. Or, _où_ et _quand_
ne semblent pas tels, puisqu'ils ne paraissent pas être des premiers
principes; _où_ naît du lieu, _quand_ vient du temps. Mais les principes
premiers ne sont premiers que par la matière et non par la cause. Car si
par principe on entend cause, la substance sera le principe des autres
prédicaments, puisque c'est en elle que tous se réalisent, et qu'étant
soutenus par elle, c'est d'elle, sans nul doute, qu'ils tiennent
l'être[473].

[Note 473: _Dial._, pars I, p. 199.]

Cette observation est importante, mais Abélard ne la pousse pas plus
loin. Elle le met cependant sur la voie de la distinction à faire entre
la dialectique et l'ontologie, qu'il appelle la logique et la physique,
c'est-à-dire entre la science des conceptions de l'être et celle de
la nature des êtres. L'une est au vrai sens du mot une idéologie, et,
jusqu'à un certain point, une hypothèse; l'autre est la connaissance de
la réalité, ou cet empirisme transcendant qui donne les choses et
non des abstractions. Cette distinction est souvent entrevue par les
scolastiques; ils y font, en passant, allusion; et s'ils n'insistent
pas, peut-être pensaient-ils qu'elle allait sans dire. Mais plus souvent
encore ils ont l'air de l'oublier ou de la méconnaître; et prenant au
sérieux toute leur géométrie intellectuelle, toute cette science de
convention, ils semblent mettre une ontologie factice à la place de la
véritable, réaliser les abstractions, matérialiser les êtres de raison
et faire vivre l'esprit dans un monde composé d'apparences et peuplé de
fantômes. C'est cette ontologie qui a décrié la scolastique et compromis
le nom même d'ontologie, au point que dans un grand nombre d'esprits
cette science est devenue le synonyme de l'hypothèse et de la chimère.

Abélard, quoiqu'il passe en revue les dix catégories, n'épuise pas la
matière. Il donne pour raison que l'autorité n'a laissé de la plupart
des prédicaments qu'une énumération. Aristote, en effet, ne parle avec
détail que des quatre premiers. «Aristote,» ajoute-t-il, «au témoignage
de Boèce, a traité avec plus de profondeur et de subtilité des
prédicaments _ubi_ et _quando_ dans ses _Physiques_, et de tous dans
ceux de ses livres qu'il appelle _les Métaphysiques_. Mais ces ouvrages,
aucun traducteur ne les a encore appropriés à la langue latine, et voilà
pourquoi la nature de ces choses nous est moins connue[474].»

[Note 474: _Dial._, p. 200. La Physique et la Métaphysique n'étaient
donc pas traduites ni étudiées. Les manuscrits grecs, dont on pouvait
connaître l'existence, étaient comme non avenus. Boèce nomme ces
ouvrages dans son commentaire sur les catégories (p. 190), mais il cite
aussi au même endroit le traité d'Aristote sur la génération et la
corruption, et comme il en cite le titre en grec, Abélard l'omet.]

On voit ce qu'était dès lors Aristote. La science se mesurait à la
portion connue de ses ouvrages. Cependant il est remarquable qu'Abélard
montrait pour Platon, qu'il connaissait si peu, plus de déférence encore
et de penchant. A propos de la relation, il rappelle, sur la foi de
Boèce, que Platon avait donné une définition reçue, puis critiquée et
réformée par Aristote. Cette définition portait que les relatifs sont
les choses qui peuvent être assignées les unes aux autres d'une façon
quelconque par leurs propres, comme un nom assigné à un autre par le
génitif. Mais Aristote, en examinant mieux cette définition, la trouva
trop large. «Il osa corriger l'erreur de son maître, et se fit le maître
de celui dont il se reconnaissait le disciple.» Il donna donc cette
définition: «Il y a relation quand une chose n'est que par rapport à une
autre;» c'est-à-dire quand une chose n'existe que par une autre[475].
Beaucoup de choses peuvent être rapportées à d'autres sans que l'être
des unes dépende de l'être des autres. _Le boeuf de cet homme_ n'exprime
pas un rapport pareil à celui qui est exprimé par _l'aile de l'ailé_,
car sans _aile_ il n'y a plus d'_ailé_, et _l'homme_ existe sans _le
boeuf_. Si la définition de Platon, convenant à tous les rapports, est
trop large, on a trouvé celle d'Aristote trop étroite, et l'on a dit
qu'elle n'embrassait point la relation dans sa plus grande généralité.
«Mais,» observe Abélard, «si nous nous hasardons à blâmer Aristote le
prince des péripatéticiens, quel autre adopterons-nous donc?» et il
s'applique à justifier le maître qui lui reste.

[Note 475: Je traduis ici les deux définitions sur le texte
d'Abélard (_Dial_., p. 201), l'une: «Omnia illa _ad aliquid_ quaecumque
ad se invicem assignari per propria quoque modo possent. (Platon?)
Sunt ea _ad aliquid_ quibus est hoc ipsum esse ad aliud se habere.»
(Aristote.) Boèce, qui nous apprend qu'on croyait la première
définition de Platon, les donne toutes deux plus clairement et plus
correctement:--«1° _Ad aliquid_ dicuntur quaecumque hoc ipsum quod sunt
aliurum esse dicuntur, vel quomodo libet aliter ad aliud.--2° Sunt _ad
aliquid_ quibus hoc ipsum esse est _ad aliquid_ quodam modo se habere.»
(_In Praed_., p. 155 et 169.) M.B. Saint-Hilaire traduit d'une manière
plus conforme au texte d'Aristote en disant: 1° «On appelle relatives
les choses qui sont dites, quelles qu'elles soient, les choses d'autres
choses, ou qui se rapportent à une autre chose, de quelque façon
différente que ce soit.--2° Les relatifs sont les choses dont
l'existence se confond avec leur rapport quelconque à une autre chose.»
(T. I, _Catég._, c. vii, p. 81 et 91.) Voici l'original: 1° [Grec:
Pros ti de ta toiauta legetai, osa auta aper estin, heteron einai
legetai, ae hoposoun allos pros heteron.]--2° [Grec: Esti ta pros ti,
ois to einai tauton esti to pros ti pos echein.] (_Cat_., VII, vii, 1 et
24.)]

«Nous avons,» dit-il en terminant, «dans tout ce que nous venons
d'enseigner sur la relation, suivi principalement Aristote, parce que la
langue latine s'est particulièrement armée de ses ouvrages et que nos
devanciers ont traduit ses écrits du grec en cette langue. Et nous
peut-être, si nous avions connu les écrits de son maître Platon sur
notre art, nous les adopterions aussi, et peut-être la critique du
disciple touchant la définition du maître paraîtrait-elle moins juste.
Nous savons en effet qu'Aristote lui-même dans beaucoup d'autres
endroits, excité peut-être par l'envie, par le désir de la renommée,
ou pour faire montre de science, s'est insurgé contre son maître, ce
premier chef de toute la philosophie, et que, s'acharnant contre ses
opinions, il les a combattues par certaines argumentations et même par
des argumentations sophistiques; comme dans ce que nous rapporte Macrobe
au sujet du mouvement de l'âme[476]. De même, ici peut-être s'est-il
glissé quelque malveillance, soit qu'Aristote n'ait pas été juste dans
sa manière de prendre la doctrine de Platon sur la relation, soit
qu'il expose mal le sens de la définition et y ajoute de son fonds des
exemples mal choisis, afin de trouver quelque chose à corriger. Mais
puisque notre latinité n'a pas encore connu les ouvrages de Platon sur
cet art, nous ne nous ingérons pas de le défendre en choses que nous
ignorons. Nous pouvons cependant faire un aveu, c'est qu'à considérer
plus attentivement les termes de la définition platonique, elle ne
s'écarte pas de la pensée d'Aristote.» Lorsqu'il a dit: «Les relatifs
sont des relatifs en ce qu'ils sont choses des autres choses,» il a
regardé moins à la construction des mots, qu'à la relation naturelle
des choses. Il ne s'agit pas, en effet, d'une attribution quelconque,
verbale, accidentelle, mais substantielle. Ce qui est assigné par
possession n'est pas relatif dans le sens technique, car ce n'est pas
ce qui accompagne naturellement le sujet, ce qui en dépend
substantiellement. Le boeuf d'un homme, n'est que le boeuf possédé par
un homme. Une chose est relative à une autre, elle est _ad aliquid_,
lorsqu'elle est _d'une autre_, en ce sens qu'elle en dépend, comme la
paternité et la filiation dépendent mutuellement l'une de l'autre. Sans
doute cette relation est exprimée par le génitif, ce qui est _d'un_
autre, _quod est aliorum_; mais le génitif n'exprime pas uniquement la
simple assignation de ce qui est possédé à ce qui possède, il énonce
aussi la relation de dépendance essentielle, comme lorsqu'on dit: Le
père est le père du fils. Dans cette proposition, on peut entendre
également et que la substance du père est dans un certain rapport avec
le fils ou que les deux substances se concernent, et qu'il y a du père
au fils une relation nécessaire qui fait que l'un ne peut être sans
l'autre.

[Note 476: _Dial._, p. 206. A la manière dont parle Abélard, il
paraît avoir connu le texte même de Macrobe. (_In somn. Scip._, l. II,
C. XIV.)]

L'étude des autres catégories, même celle de qualité, nous apprendrait
peu de chose, et nous passons au livre III.

La seconde partie de l'Organon est le traité _super periermenias_, comme
l'appelle Abélard, qui n'était pas le seul à prendre ce titre pour un
seul mot: [Grec: Ermaeneia], Hermeneia; _de Interpretatione_, comme
disent les premiers traducteurs; _du langage_ ou _de la proposition_,
comme dit le dernier traducteur de la Logique. Dans la Dialectique
d'Abélard, qui est son Organon, la première partie est terminée par un
livre _de Interpretatione_, qui succède aux _Prédicaments_, et ce
livre III est, à beaucoup d'égards, comme dans Aristote, une grammaire
générale[477]. Là sont véritablement traitées les parties du discours,
et notamment le nom et le verbe. Cependant on y remarque quelque
dissidence sur les questions communes entre les dialecticiens et les
grammairiens, et Abélard se prononce en général pour les premiers. Il
serait impossible de le suivre dans le détail de ses recherches sur les
mots, et nous marcherons ici rapidement.

[Note 477: _Dial._, pars I, l. III, p. 209, 226.--_De la Log.
d'Arist._, t. I, p. 183.--_Log. d'Arist._, trad. par le même, t. I, p.
147.]

Guillaume de Champeaux est souvent cité. Il paraît évident qu'il avait
touché à toutes les parties de la dialectique, et produit, sur maintes
questions, des vues nouvelles qui ne manquent pas de subtilité. De ces
questions, celle qui semble le plus occuper Abélard, est la question de
savoir ce que c'est que la signification des mots. On a déjà vu tout
à l'heure qu'il entend par _signifier_ produire une idée. C'est une
conséquence que pour juger de la signification des mots, il faut moins
regarder aux mots qu'à l'intelligence de l'auditeur. Soit donc posée la
question: Un nom signifie-t-il tout ce qui est dans la chose à laquelle
le nom a été imposé, ou bien seulement ce que le mot même dénote et ce
qui est contenu dans l'idée qu'il exprime? Abélard se décide pour cette
dernière opinion, qui était celle d'un certain Garmond[478] contre
Guillaume de Champeaux; le premier s'appuyant sur la raison, tandis que
le second semblait appuyé par l'autorité. Ainsi l'on ne peut accorder au
dernier que le nom d'un genre signifie l'espèce, quoique l'espèce soit
dans le genre, ni que le nom abstrait désigne le sujet de l'accident
qu'il exprime, quoique l'accident soit dans le sujet et n'en puisse être
séparé. Chacun de ces noms ne signifie que l'idée qu'il excite dans
l'esprit; ainsi quoique les hommes soient des animaux, le nom d'animal
ne signifie point homme, parce qu'il ne produit pas l'idée d'homme.
Encore moins de ce que l'homme est blanc, suit-il que _blanc_ désigne
l'_homme_. Il y a dans cette opinion de Garmond, adoptée par Abélard,
contre le sens apparent de quelques mots d'Aristote et de Boèce, une
tendance louable à subordonner la dialectique à la psychologie.

[Note 478: _Dial._, p. 210. Ce Garmond est inconnu.]

Nous ne dirons rien de plus sur cette première partie. Elle ne contient
pas de grandes nouveautés; mais ce que nous en avons extrait donne une
certaine idée de la manière d'Abélard, ainsi que de l'ouvrage qu'il nous
a laissé et de la science qu'il professait. Il refait la logique après
Aristote et d'après ce qu'il sait d'Aristote. Il explique, commente,
développe les idées de l'autorité, et quelquefois expose et discute les
objections et les nouveautés qui se sont postérieurement produites:
c'est alors qu'il donne du sien. Encore est-il difficile de distinguer
ce qui peut se rencontrer d'original dans ce qu'il n'emprunte pas à
Porphyre et à Boèce. On ne saurait avec certitude attribuer de la
nouveauté qu'aux opinions qu'il présente comme celles de son maître,
c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux, et de l'originalité qu'à celles
qu'il exprime, quand il réfute et remplace ces opinions. Somme toute, ce
qui est à lui, c'est moins le fond des doctrines que la discussion.



CHAPITRE IV.

SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.--_Dialectica_, DEUXIÈME PARTIE, OU LES
PREMIERS ANALYTIQUES.--DES FUTURS CONTINGENTS.

La théorie de la proposition et du syllogisme catégorique est la base
de la logique proprement dite; et l'on ne s'étonnera pas que dans la
seconde partie de son ouvrage[479], Abélard l'ait exposée avec étendue.
Ici les idées originales, les opinions caractéristiques continuent
d'être fort rares. Il est difficile d'innover dans cette mathématique
immuable qu'Aristote a probablement créée et certainement fixée pour
jamais. Encore aujourd'hui, quiconque traite de la proposition ou du
syllogisme, répète Aristote. Sous ce rapport, il est encore et il
demeurera _l'autorité_. En exposant avec beaucoup de détails des idées
pour la plupart communes à tous les dialecticiens du moyen âge, en
n'y apportant de particulier qu'une subtilité minutieuse et toujours
beaucoup d'esprit, Abélard s'efface et se laisse oublier. Je me trompe
cependant; voulant quelque part montrer, par un exemple, qu'il y a
des termes qui ont un sens arbitraire et des noms qui ne rendent que
l'intention de celui qui les a donnés, il a dit ces mots: «Le nom
d'Abélard ne m'a été donné qu'afin d'indiquer qu'il s'agit de ma
substance[480].» Ailleurs, peut-être, il ne se désigne pas moins, ou
plutôt il se trahit, lorsque, voulant énumérer les diverses classes
d'oraisons, il donne pour exemple de l'impérative cet ordre d'un maître:
_Prends ce livre_; pour exemple de la déprécative: _Que mon amie
s'empresse_; pour exemple enfin de la désidérative, ces mots que nous ne
traduisons pas: _Osculetur me amica_[481]. Est-ce à Cluni qu'il écrivit
ces mots?

[Note 479: _Dial._, pars II, in III l., p. 227-323.--Abélard appelle
cette partie _Analytica priora_, titre de la troisième partie de
l'Organon. Seulement dans Aristote, cette troisième partie ne traite
point de l'oraison ni de la proposition, ni par conséquent de
l'affirmation et de la négation, etc., tout cela ayant trouvé en place
dans l'_Hermeneia_. Les Analytiques premiers ou premières roulent
exclusivement sur l'analyse du syllogisme; et Abélard, en conservant le
titre, aurait dû conserver la division. Au reste, il n'avait pas sous
les yeux les Analytiques d'Aristote, et il était principalement guidé
par le traité de Boèce sur le syllogisme catégorique; c'est cet ouvrage
qui, soit par son introduction (Boeth. _Op._, p. 558), soit par son
premier livre (_id._, p. 580), lui a donné l'exemple de joindre à la
théorie du syllogisme tout ce qui concerne l'oraison et la proposition.]

[Note 480: _Dial._, pars I, l. III, p. 212.]

[Note 481: _Dial_., pars II, p. 234 et 236.--Accipe
codicem.--Festinet amica.]

C'est dans cette partie de la philosophie que la science paraît le
plus abstraite, le plus étrangère aux réalités, et ce sont surtout les
opinions d'Abélard sur le fond des choses qui excitent notre curiosité.
Nous avons dit et nous verrons mieux encore par la suite que ce fond des
choses n'est pas toujours aussi étranger qu'il le semble à la pensée du
philosophe et même du dialecticien. Mais il est un point de la théorie
de la proposition où Abélard fait cesser jusqu'à cette apparence, et
dans une digression heureuse, donne un des plus remarquables exemples de
l'application de la dialectique à la métaphysique. C'est là un procédé
de la science comparable, sous plusieurs rapports, à l'application de
l'algèbre à la géométrie; et comme il s'agit d'une question importante,
sur laquelle Abélard s'est fait une renommée, de la question du libre
arbitre, nous reproduirons ses idées avec un peu de développement.

Pour bien comprendre la question, il faut remonter à la théorie de la
proposition. Elle se définit: une oraison qui signifie le vrai ou le
faux. La signification de la proposition est susceptible de fausseté ou
de vérité, tant par rapport aux conceptions que par rapport aux choses.
Dans la proposition: _Socrate court_, ce ne sont pas les conceptions de
_Socrate_ et de _course_ que nous entendons combiner; c'est la chose
_course_ que nous voulons combiner à la chose _Socrate_, et la
conception que nous provoquons dans l'esprit de celui qui nous écoute
est une conception de réalité.

La proposition, en tant qu'elle porte sur les conceptions, n'a presque
aucune conséquence nécessaire, elle en a de nombreuses, en tant qu'elle
porte sur les choses mêmes. En prononçant une proposition, on a ou
l'on n'a pas de certaines conceptions, et toutes celles que la logique
tirerait des termes de la proposition, ne nous sont pas nécessairement
présentes à l'esprit. De la chose même énoncée par la proposition, naît
au contraire plus d'une conséquence obligée. Si je pense que tout homme
est un animal, je ne pense pas nécessairement que l'homme est un corps;
mais du fait que tout homme est un animal, résulte nécessairement le
fait que l'homme est un corps; d'où cette règle, vraie pour les choses,
fausse pour les idées: «Si l'antécédent existe dans la réalité, il est
nécessaire que le conséquent existe dans la réalité[482].»

[Note 482: _Dial._, pars II, p. 237 et seqq.--La liaison de
l'antécédent et du conséquent joue un grand rôle dans la théorie du
syllogisme hypothétique, et les idées d'Abélard sur ce point avaient
de la célébrité. (Voy. Johan. Saresb. _Pollcrat._, l. II, c. XXII, et
_Metalog._, l. III, c. VI.)]

Vraie ou fausse, la proposition est affirmative ou négative.
L'affirmation et la négation d'un même sont contradictoires; ce qui
s'exprime en disant: «L'affirmation et la négation divisent;» ce qui
revient à dire que tout ce qui n'est pas dans l'une est nécessairement
dans l'autre. Cela est évident pour les propositions relatives au
présent; mais il est des propositions qui ne se renferment pas dans le
temps présent. Des affirmations ou négations vraies ou fausses peuvent
se dire au passé ou au futur. De celles-ci, et particulièrement
des dernières, on a douté que l'affirmation ou la négation fussent
divisoires (_dividentes_), c'est-à-dire que la vérité de la négation
y dût exclure celle de l'affirmation, et réciproquement; car aucune
proposition au futur, c'est-à-dire prononçant sur un événement
contingent, ne saurait être vraie d'une vérité nécessaire. On prévoit
comment le libre arbitre a pu se trouver intéressé dans cette question.

Dans l'avenir, en effet, l'événement n'est jamais déterminé. La
proposition n'est vraie, comme elle n'est fausse, qu'à la condition de
la détermination. Or, la détermination n'est possible que pour le passé,
le présent, ou bien encore le futur nécessaire ou naturel, parce que
dans ces cas les propositions énoncent des événements déterminés. Nous
appelons déterminés les événements qui peuvent être connus dans leur
existence, comme les événements présents ou passés, ou qui sont certaine
par la nature de la chose, comme les événements futurs nécessaires ou
naturels. _Dieu sera immortel_, est un futur nécessaire; _un homme
mourra_, c'est un futur naturel. Ce dernier événement n'est pas un futur
nécessaire, car il n'est pas nécessaire qu'_un homme meure_; mais un
futur nécessaire est naturel, il résulte de la nature de l'être.

On peut donc distinguer deux futurs, le naturel et le contingent. Ce
dernier seul est celui qui se prête à l'alternative, c'est-à-dire qui
se conçoit aussi bien avec le non-être qu'avec l'être. _Je lirai
aujourd'hui_, est de cette espèce; car il peut également arriver que
je lise ou que je ne lise pas. L'événement d'un futur contingent étant
indéterminé, les propositions qui énoncent un tel événement sont vraies
ou fausses indéterminément ou, pour mieux dire, d'une vérité ou d'une
fausseté indéterminée. Mais cette indétermination n'est relative qu'à
l'événement qu'elles énoncent. Dans l'avenir, c'est-à-dire dans un
présent qui n'est pas encore, de l'affirmation ou de la négation de
l'événement, l'une sera vraie et l'autre fausse; voilà qui est déterminé
et certain. Rien ne l'est que cela avant l'événement. Au présent même
l'événement peut être déterminé, et la vérité de la proposition rester
indéterminée. Par exemple, pour la science humaine, le nombre des astres
est inconnu; on ne sait s'il est pair ou impair; cependant c'est chose
déjà déterminée dans la nature. Il faut donc distinguer la certitude de
la vérité. Il n'y a de déterminé, quant à la certitude, que ce qui peut
se connaître de soi. Si l'on objecte que, bien que de la vérité d'une
proposition l'événement réel ne paraisse pas pouvoir être inféré,
cependant la certitude de l'une engendre celle de l'autre, parce que si
l'antécédent est certain, certain est le conséquent; cela peut être vrai
quant à la certitude, mais non quant à la détermination. Des futurs
contingents peuvent être certains, mais non déterminés. Or ce sont les
seuls futurs dont parle Aristote, car lorsqu'un futur est déterminé par
la nature de la chose, il assimile la proposition à une proposition
au présent. On peut appeler futur ce qui est nécessaire; car le
nécessairement futur sera toujours futur ou ne sera jamais présent, et
ce qui ne sera jamais présent n'est point futur. Tout futur sera présent
un jour. Il n'est pas même vrai que tout ce qui sera toujours futur ne
sera jamais présent; car le même peut être également futur et présent,
quant à la même chose: comme l'est, quant au fait d'être assis, celui
qui s'est déjà assis et qui s'asseoira; comme le ciel, qui doit toujours
tourner et qui tourne toujours; comme Dieu, qui toujours fut, est et
sera.

Or, quoique aucune proposition au futur contingent ne soit vraie ou
fausse _déterminément_, cependant ce qui est déterminé et nécessaire,
c'est que de toutes les divisions de la proposition une soit vraie et
une autre fausse: «_Socrate lira, Socrate ne lira pas_.» Aucune, dit-on,
n'est vraie, aucune n'est fausse. Dites qu'on ne peut le savoir, mais
rien de plus. Nous ne savons pas si le nombre des astres est pair; mais
s'il est pair, la proposition: _Les astres sont en nombre pair_, est
vraie. De même pour le futur.

Si l'avenir est tel que l'annonce la proposition, elle est vraie; sinon,
elle est fausse. Ce que sera le futur est incertain, mais il sera
comme la proposition l'affirme ou comme elle le nie; cela est certain,
c'est-à-dire qu'il est certain que si l'une des propositions est vraie,
l'autre est fausse. Qu'on ne dise point qu'une proposition qui dit ce
qui n'est pas, ne saurait être vraie. Elle ne serait pas vraie, si elle
disait que ce qui n'est pas est, mais non quand elle dit que ce qui
n'est pas sera. Ce qu'elle dit alors n'est pas, mais peut être; ainsi la
proposition peut être vraie.

Mais on a contesté cette application du principe de contradiction en
vertu de la division, comme parle la logique. On a dit: Si de toute
affirmation ou négation divisoire il est nécessaire que l'une soit vraie
et l'autre fausse, il en est de même de ce qu'elles énoncent; alors
nécessairement ce qu'énonce la vraie est nécessairement, et ce que dit
la fausse nécessairement n'est pas. Ainsi des futurs contingents, l'un
est et l'autre n'est pas; il est donc nécessaire que l'un soit un jour
et l'autre non. La conséquence est que tout arrive nécessairement, et
que le conseil et l'effort sont choses vaines. Or, l'expérience prouve
qu'il est bon d'être prudent et de prendre de la peine, et qu'on
influe ainsi sur les événements; on en conclut la destruction de la
conséquence. Le conséquent détruit, on remonte à la destruction de
l'antécédent. De ce qu'il n'est pas nécessaire que de toutes les choses
que disent les propositions par division, l'une soit et l'autre ne soit
pas, on infère qu'il n'est pas nécessaire non plus que de toutes ces
propositions l'une soit vraie et l'autre soit fausse.

On s'appuie pour cela sur ce fait, que beaucoup de choses futures se
prêtent à l'alternative, c'est-à-dire peuvent également se faire ou ne
se pas faire; par exemple, cet habit, il est également possible qu'il
soit coupé ou ne soit pas coupé. Soit, mais pour bien résoudre la
difficulté, il faut savoir trois choses: ce que c'est que le hasard, le
libre arbitre, la _facilité de la nature_; ce sont les expressions de
Boèce[483].

[Note 483: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 364.]

Le hasard est l'événement inopiné qui résulte de causes qui y
concourent, malgré une tendance intentionnelle tout autre. Un homme qui
trouve un trésor dans un champ, le trouve par hasard; pourquoi? parce
qu'il ne le cherchait pas, et que celui qui l'y a enfoui, ne l'avait pas
enfoui pour qu'il le trouvât. Deux intentions qui visaient à autre
chose ont amené par leur concours ce résultat, et l'on dit que c'est un
hasard[484].

[Note 484: _Dial._ pars II, p. 280-290.]

Le libre arbitre est un jugement libre quant à la volonté, _liberum de
voluntate judicium_. Par lui nous arrivons à faire une chose après en
avoir délibéré, sans aucune violence externe qui force ou empêche de la
faire. Quand les imaginations[485] viennent à l'esprit et provoquent la
volonté, la raison les pèse et juge ce qui lui paraît le meilleur, puis
elle agit. C'est ainsi que souvent nous dédaignons ce qui nous est doux
ou nous semble utile, tandis que nous supportons avec courage et contre
notre volonté, en quelque sorte, de rudes épreuves. Si le libre arbitre
n'était que la volonté, on pourrait dire aussi que les animaux ont le
libre arbitre.

[Note 485: Les imaginations sont les idées sensibles, [Grec:
phantasmata], _imaginationes_. Tout ceci est emprunté à Boèce. _De
Interp._, l. III, p. 360.]

Enfin, _la facilité naturelle_ est celle qui ne dépend ni du hasard, ni
du libre arbitre, mais de la nature des choses. Suivant celle-ci, en
effet, il est ou n'est pas _facile_ (faisable) qu'un événement ait lieu.
C'est ainsi qu'il est possible que cette plume soit brisée; cela est
facile naturellement.

En cette matière, il y a grande dissidence entre les stoïciens et les
péripatéticiens. Les uns ont tout soumis au destin, c'est-à-dire à la
nécessité. Tout étant éternellement prévu, rien ne peut ne pas arriver,
et il n'y a de hasard que pour notre ignorance; l'incertitude n'est
qu'en nous. Les péripatéticiens répondent que notre ignorance s'applique
surtout aux choses qui n'ont naturellement en elles-mêmes aucune
nécessité constante. Le libre arbitre est, pour les premiers, cette
volonté nécessaire à laquelle l'âme est déterminée par sa nature, en
sorte que la nécessité providentielle contraint la volonté même. Cette
volonté est en nous, voilà tout le libre arbitre qu'ils nous laissent;
mais on a vu qu'auprès de la volonté il faut encore le jugement de la
raison. Quant à la possibilité et à l'impossibilité, les stoïciens la
rapportent à nous, non aux choses, à notre puissance, non à la nature.
Mais qui ne sait qu'il y a des choses possibles et d'autres impossibles
par nature? Qui doute que la libre volonté ne soit une chose, et la
possibilité une autre; que le nom de hasard ou cas fortuit, enfin, ne se
donne à un événement inopiné, et que l'inopiné ne soit, en effet, ce
qui ne résulte ni de notre volonté, ni de notre connaissance, ni de la
nature même d'aucune chose? Il est vrai qu'alors «il faut s'étonner
qu'on nous dise que l'astronomie donne la prescience des événements
futurs; car si les hasards sont indépendants de la nature, inconnus
même à la nature, comment peut-on les connaître par un art naturel?» On
objecte aussi les inductions nécessaires à la physique; mais il n'y a là
que des futurs entièrement dépourvus de nécessité. _Les sectateurs de
cet art_ prétendent qu'il leur donne les moyens de prévoir ces sortes de
futurs et de prédire avec vérité qu'un tel homme mourra le lendemain, ce
qui est un futur contingent, et non qu'il est mort à l'heure qu'il est,
ce qui est toujours déterminé. «Mais abandonnons ce sujet, qui nous est
inconnu, plutôt que de nous exposer à en disserter témérairement.»

Le premier point à étudier est cette nécessité prétendue de tous les
événements, ou plutôt ce destin qui en est la cause, disons la divine
providence. Comme Dieu a éternellement prévu tous les événements
futurs tels qu'ils seront, et comme il ne peut s'être trompé dans les
dispositions de sa providence, on veut que tout arrive nécessairement
ainsi qu'il l'a prévu; autrement, il serait possible qu'il se fût
trompé. Cette conséquence répugne, elle est même abominable. Or, quand
le conséquent est impossible, l'antécédent l'est aussi. La providence
de Dieu nous obligerait donc à croire à la nécessité universelle, et il
n'arriverait plus rien par notre conseil et nos efforts.

Mais, parce que Dieu a prévu éternellement l'avenir, d'où vient qu'il
aurait imposé aux choses aucune nécessité? S'il prévoit que les choses
futures arriveront, il les prévoit aussi comme pouvant ne pas arriver,
et non comme des conséquences forcées de la nécessité; autrement, il
ne les verrait pas dans sa prescience comme elles arriveront dans la
réalité; car elles arrivent en pouvant ne pas arriver. Sa providence
embrasse tout; il prévoit et que les choses arriveront et qu'elles
pourront ne pas arriver. Ainsi, pour sa providence, les événements sont
plutôt soumis à l'alternative qu'à la nécessité. C'est un principe
inébranlable dans l'esprit de tous les fidèles, que Dieu ne peut se
tromper, lui pour qui seul vouloir est faire. Cependant il est possible
que les choses arrivent autrement qu'elles n'arrivent, et qu'elles
arrivent autrement que sa providence ne les a prévues, et que cependant
il n'en résulte pas qu'elle puisse être trompée. Car si les choses
avaient dû arriver autrement, autre eût été la providence de Dieu. Ce
même événement s'y conformerait; Dieu n'aurait pas _cette providence_,
mais une autre qui concorderait avec un autre événement. Suivant que
la règle de la solidarité du conséquent avec l'antécédent est entendue
d'une façon ou d'une autre, elle est vraie quand l'antécédent lui-même
est vrai, elle est fausse quand il est faux. Ainsi, il y a vérité si
l'on entend que ces mots: _autrement que Dieu ne l'a prévu_, sont la
détermination du prédicat _est possible_, en ce sens qu'_une chose qui
arrive est possible autrement que Dieu ne l'a prévu_. Car Dieu aurait
toujours la puissance de prévoir autrement l'événement. Mais il y a
fausseté si, au contraire, ces mots sont la détermination du sujet _une
chose qui arrive_, et si l'on dit qu'_une chose qui arrive autrement que
Dieu ne l'a prévu est possible_; car c'est une proposition qui affirme
l'impossible. _La chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a prévu_,
voilà le sujet dans son entier; _est possible_, voilà le prédicat. C'est
dire: Il est possible qu'une chose arrive autrement qu'elle n'arrive.
La théorie de la proposition modale enseigne de quelle importance c'est
pour le sens d'une proposition que les déterminations appartiennent aux
prédicats ou appartiennent aux sujets.

Mais revenons à l'argument fondamental, c'est-à-dire à l'application du
principe de contradiction aux propositions futures.

Si de toutes les affirmations et négations il est nécessaire que l'une
soit vraie, l'autre fausse, il est nécessaire que des deux choses
qu'elles disent l'une soit et l'autre ne soit pas.--Entendez-vous qu'à
une seule et même proposition le vrai appartienne toujours? cela ne peut
se dire, car aucune ne conserve la vérité par préférence: tantôt l'une,
tantôt l'autre est vraie, ce qui est dire que la même est tantôt vraie,
tantôt fausse. Mais si vous ne vous attachez pas exclusivement à une
seule, si vous les prenez toutes deux indifféremment, et que ce soit
réellement l'une ou l'autre qui soit la vraie ou qui soit la fausse,
l'argument est juste. Ainsi l'entend Aristote. «Il est nécessaire que
l'une soit vraie, que l'autre soit fausse,» ne veut pas dire: l'une
est nécessairement vraie, l'autre nécessairement fausse; mais il est
nécessaire que l'une ou l'autre soit vraie, ou bien que l'une ou l'autre
soit fausse. Si une quelconque est vraie, il est nécessaire que l'autre
soit fausse, et réciproquement. Il est nécessaire, dit Aristote[486],
que ce qui est soit quand il est, et que ce qui n'est pas ne soit pas
quand il n'est pas. Mais il n'est pas nécessaire que tout ce qui est
soit, ni que tout ce qui n'est pas ne soit pas. Ce n'est pas la même
chose que de dire: tout ce qui est, dès qu'il est, est nécessairement;
ou de dire absolument: tout ce qui est est nécessairement; et de même
pour ce qui n'est pas.

[Note 486: _Hermen._, IX, et Boeth., _De Interp._, edit. sec., p.
376.]

Je dis: _Nécessairement, un combat naval aura lieu ou non demain._ Mais
je ne dis pas: _Demain un combat naval aura lieu on n'aura pas lieu
nécessairement_; ce qui serait dire que ce qui sera et ce qui ne sera
pas est nécessaire. Or, comme les oraisons ont la même vérité que les
choses, c'est-à-dire ne sont vraies qu'autant que les choses sont
vraies, il est évident que, les choses se prêtant à l'alternative
et leurs contraires pouvant arriver, les propositions doivent
nécessairement se comporter de même par rapport au principe de
contradiction.

Aristote nous enseigne ainsi que les affirmations et les négations
suivent, quant à leur vérité ou à leur fausseté, les événements des
choses qu'elles énoncent; par là seulement elles sont vraies ou fausses.
En effet, de même qu'une chose quelconque nécessairement est quand elle
est, et n'est pas quand elle n'est pas, ainsi une proposition quelconque
vraie est nécessairement vraie quand elle est vraie, et une non vraie
est nécessairement non vraie quand elle est non vraie. Mais il ne
s'ensuit pas qu'on puisse dire purement et simplement que toute
proposition vraie est vraie nécessairement et que toute non vraie est
nécessairement non vraie. Car ce qui est nécessairement ne peut être
autrement qu'il est.

«Maintenant si l'on soutient que de toutes les choses que dit
l'affirmation ou la négation, l'une est nécessairement, l'autre
nécessairement n'est pas, que ceci ou cela est nécessairement ou n'est
pas de même, on n'en pourra inférer l'anéantissement de l'alternative
dans les choses, non plus que du conseil et de l'effort, comme le
voulait la dernière conséquence de l'argument. Si au contraire on
raisonne autrement qu'Aristote n'a raisonné et qu'on entende la règle
autrement que lui et que la vérité, la conséquence en question pourra
être vraie; mais qu'en résultera-t-il contre le principe d'Aristote? En
effet si des choses futures l'une arrivait nécessairement et l'autre
nécessairement n'arrivait pas, c'en serait fait de toute alternative,
comme de toute prudence humaine et de tout dessein. A moins qu'on ne
dise que cela même ne serait pas un résultat nécessaire. Il se pourrait
que les choses nécessaires arrivassent par conseil ou savoir-faire, que
le conseil et le travail fussent eux-mêmes nécessaires, et tout irait
de même. Aristote ne le nie pas; mais il dit que ce sont des causes
efficaces de choses futures. «Nous voyons, dit-il, que les choses
futures ont un principe, et la preuve en est dans notre délibération et
notre action[487]. C'est ce qui n'arriverait pas si l'événement était
nécessaire.»

[Note 487: _Hermen._, IX, 10.]

En définitive, voici comment le second conséquent peut être montré faux.
Si parce que ceci arrivera de nécessité, ceci ne doit pas arriver par
conseil et entreprise, et si parce que la chose arrivera nécessairement
par ces moyens, elle ne doit réellement pas arriver par ces mêmes
moyens, il suit que si elle arrive nécessairement par ces moyens, elle
n'arrivera pas nécessairement par ces moyens, proposition évidemment
absurde. En d'autres termes, dire qu'une chose à laquelle la
délibération et le dessein ont présidé arrivera nécessairement, c'est
dire que la délibération et le dessein n'y seront pour rien; mais c'est
dire en même temps qu'elle arrivera nécessairement par délibération et
par dessein; ce qui est dire qu'elle n'arrivera point par délibération
et par dessein; ce qui est nier et affirmer en même temps[488].

[Note 488: _Dial._ para II, p. 280-294.]

Remarquons dans cette longue digression deux choses, la pensée et la
méthode. L'une est juste, l'autre singulière.

En effet, ce que l'auteur défend, c'est la cause du libre arbitre, et il
la défend par les arguments de fait, les meilleurs de tous. Le conseil,
la prudence sont utiles, sont estimés; la délibération est naturelle; la
volonté libre ne va pas sans un jugement; elle est vraiment libre, parce
que c'est une force subordonnée à la raison. Cependant Dieu sait tout,
il prévoit tout. Sa prescience accompagne et devance tous les actes de
notre liberté. Nous ne sommes donc pas libres; car nous ne pouvons agir
autrement qu'il ne l'a prévu sans lui faire perdre son infaillibilité.
Objection embarrassante à réfuter logiquement, quoiqu'elle n'ait jamais
causé à qui que ce soit une perplexité véritable. Abélard fait la
réponse ordinaire tant répétée après lui: Dieu a prévu tout, donc il a
prévu que nous nous déciderions librement, il sait comment nous userons
de notre liberté. En quoi cette connaissance anticipée peut-elle nuire à
cette liberté même?

Tout cela est sensé; mais ce qui est curieux, c'est la méthode
philosophique qui conduit à ces questions. La théorie de la proposition
enseigne que la négation est le contraire de l'affirmation, et que par
conséquent si l'une est vraie, l'autre est fausse nécessairement. Or,
il y a des propositions où le verbe est au futur. Le contraire de ces
propositions est-il nécessairement faux, si elles sont vraies? Alors
l'avenir est nécessaire; il n'y a plus de futur contingent, la liberté
disparaît. Donc si la définition générale de la proposition est vraie
de toute proposition, c'en est fait du libre arbitre. Cette difficulté
inattendue se résout à l'aide d'une distinction juste. Il n'y a de
propositions nécessaires que par l'une de ces règles:--L'antécédent
posé, le conséquent suit,--ou--l'affirmation et la négation sont
réciproquement opposées. Et ces règles n'existent elles-mêmes qu'en
vertu du principe de contradiction. Or ce principe, c'est, dans les
choses, que toute chose qui est, dès qu'elle est, est nécessairement;
ce qui ne veut pas dire que toute chose soit nécessairement. Ce qui est
nécessaire, c'est qu'une chose soit ou ne soit pas. Entre deux choses
qui s'excluent, l'alternative est nécessaire; mais ni l'une ni l'autre
n'est nécessaire. Ainsi le principe de contradiction, nécessaire en
lui-même, n'est que d'une nécessité conditionnelle dans les choses.
La nécessité naît dans les choses, la condition une fois remplie.
Nécessairement, il y aura demain ou il n'y aura pas de combat naval;
cela ne veut pas dire qu'il y aura nécessairement demain un combat
naval, et que nécessairement il n'y en aura pas. Cela ne veut pas dire
que soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait pas, ce qui arrivera sera
nécessaire; ce qui est nécessaire, c'est qu'il y ait ou ceci ou cela,
c'est l'alternative. Et pourquoi? parce que, s'il y a un combat
naval, nécessairement il n'est pas vrai qu'il n'y en ait pas, et
réciproquement. Cette nécessité ainsi entendue respecte l'existence des
futurs contingents. Or, ce qui vient d'être dit des faits s'applique
aux propositions. Une proposition au futur comme au présent est
nécessairement vraie ou fausse; mais elle n'est pas pour cela d'une
vérité nécessaire ou d'une fausseté nécessaire; et quant à la vérité
de fait d'une proposition, elle ne commence à être nécessaire qu'alors
qu'elle a acquis la vérité réelle. Un homme mourra, et s'il meurt,
nécessairement il ne sera pas non mort; c'est une nécessité
conditionnelle. Dans les choses, si l'événement arrive, le non-événement
sera nécessairement faux. Dans la proposition, si elle est vraie, la
négation de la proposition sera nécessairement fausse. Mais ni la
réalité de l'événement, ni la vérité de la proposition n'est nécessaire.
La théorie logique ne porte donc aucune atteinte à l'existence des
futurs contingents, non plus qu'à celle du libre arbitre. Dieu sait bien
si l'événement arrivera, si la proposition est vraie; mais il n'a pas
mis l'avenir sous la loi de la nécessité; et la condition du libre
arbitre est à côté de la prescience. _Non omnis res_, dit saint Anselme,
_est neceasitate futura, sed omnis res futura est necessitate futura....
has necessitates facit volontatis libertas_[489].

[Note 489: S. Ans. _Op., De Concord. praescient. cum lib. arb._ Qu.
I, c. III, p. 124.]

La discussion à laquelle se livre Abélard est donc bonne et concluante,
encore que technique et subtile. Nous verrons qu'elle avait pour lui une
grande importance, et qu'il y revient avec une nouvelle sollicitude dans
sa théologie. Là, en effet, est une grave question de théodicée.

On remarquera seulement qu'ainsi que nous l'avons annoncé, la logique
offre dans son cours des questions qui la dépassent et qui intéressent
les parties les plus élevées de la philosophie. Tout n'est donc pas
science de mots dans la dialectique. Au reste, nous recueillons ici une
des premières expressions de cette théorie des futurs contingents, un
des points les plus célèbres et les plus importants de la scolastique.
Le germe de la doctrine d'Abélard est dans Aristote. Les détails sont
pour la plupart empruntés à Boèce, qui a longuement traité la question
sans toujours l'éclaircir; mais la discussion, bien que peu originale,
est forte et subtile, et l'on doit maintenant comprendre comment une
question qui intéresse le libre arbitre, et par conséquent la morale; la
providence divine, et par conséquent la théodicée; l'action de Dieu sur
l'homme, et par conséquent la religion; la grâce et la volonté, et par
conséquent le christianisme, a pu se trouver tout entière dans cette
simple question logique: Dans les jugements particuliers et futurs,
l'affirmation et la négation sont-elles nécessairement vraies ou
fausses? Qui dirait que cette question est au fond celle-ci: Est-il un
Dieu[490]?

[Note 490: Cf. _Arist. Hermen._, IX, XIII.--Boeth., in lib. _de
Interpret._, edit. sec., I. III, p. 367-370.--S. Anselm, _Op., De
concord._, etc., p. 123.--S. Thom. _Summ. theol._, l pars, quiest, XIV.
art. 1, 2, etc.--Voyez aussi dans la troisième partie de cet ouvrage les
c. II, III, V, et surtout le c. VII.]

Abélard termine par l'exposition du syllogisme ses Analytiques premiers.
C'est, en effet, l'objet fondamental du traité qui porte ce titre dans
l'Organon, et qu'il n'avait pas sous les yeux. La traduction qu'en a
donnée Boèce lui était inconnue, et ce sont les traités du consulaire
romain sur le syllogisme catégorique et le syllogisme hypothétique qui
l'ont évidemment initié à cette théorie vitale de la logique. Chose
étrange! Enseigner le syllogisme et ne l'avoir pas étudié dans Aristote!
Nous croyons que cet exemple n'est pas le seul. Les traités élémentaires
sur le syllogisme, les commentaires sur les Analytiques ont abondé
pendant plusieurs siècles, et ils ont dû souvent tenir lieu de l'exposé
concis, serré, algébrique, dans lequel Aristote a si sévèrement condensé
l'invincible théorie du syllogisme. La manière de Boèce devait convenir
bien mieux à l'esprit d'érudition, toujours explicateur et diffus, qui
était le propre des philosophes du moyen âge. Mais nous ne les imiterons
pas en rattachant un commentaire au commentaire d'Abélard, et une
analyse sommaire serait illisible. D'ailleurs notre philosophe ne nous
paraît avoir rien ajouté au syllogisme, et, à dire vrai, il n'est pas
aisé d'ajouter quelque chose à la découverte d'Aristote[491].

[Note 491: _Dial._ part. II, p. 305-323.--Abélard a trailé assez
succinctement du syllogisme, et cette fois il est plus bref qu'Aristote.
On a déjà vu qu'il ne connaissait que de nom les Analytiques premiers;
cependant quand il donne la définition du syllogisme, il transerit celle
que contient cet currage dans des termes différents de ceux qu'emploie
Boèce dans sa traduction. (_Arist., Analyt. prior.,_ I, 1.--Boeth.,
_Prior Analyl. Interp._ I, 1, p. 468.) Celle-ci d'ailleurs lui était
inconnus. Où donc a-t-il pris te teste? car pour le sens, cette
définition est partout. Il faut que celle du § 8 du chapitre; des
Analytiques I, eût été citée littéralement dans quelque commentateur, et
c'est de là qu'il l'aura tirée. Elle se retrouve identique pour le fond,
mais diverse pour les termes, dans Boèce. (_De Syll. cat._, l. II, p.
599, et _In Topic. Arist._, p. 662.)]



CHAPITRE V.

SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.--_Dialectica,_ TROISIÈME PARTIE, OU LES
TOPIQUES.--DE LA SUBSTANCE ET DE LA CAUSE.

Dans sa Logique, Aristote passe des Premiers Analytiques aux seconds, ou
du syllogisme à la démonstration. Nous ne trouvons point dans Abélard
le sujet des Seconds Analytiques traité d'une manière complète. Tout
annonce qu'ici l'autorité lui manquait. Aussi la partie de son ouvrage à
laquelle il donne ce nom, est-elle la quatrième; il la fait précéder par
les Topiques, titre de la cinquième partie de l'Organon; et ses topiques
ne répondent pas tout à fait à ceux d'Aristote, qu'il n'avait pas.

Les Topiques d'Aristote traitent des lieux de la dialectique. Le
syllogisme dialectique est celui qui s'appuie sur des propositions
probables ou convenues entre les interlocuteurs. L'art de discuter ou
d'employer le syllogisme dialectique est l'objet des Topiques. L'ouvrage
que Cicéron a intitulé de même, concerne le même sujet considéré
du point de vue de l'orateur. La dialectique est nécessaire à la
rhétorique; mais la discussion oratoire diffère de la discussion
purement logique. La topique, depuis Cicéron, est toutefois devenue une
science du ressort des rhéteurs plutôt que des philosophes. Boèce a
traduit les Topiques d'Aristote et commenté ceux de Cicéron; puis il a
composé, d'après ce dernier et d'après Thémiste, un ouvrage intitulé
_des Différences topiques_ qui a servi de thème à celui d'Abélard.[492]

[Note 492: Boeth., _In Topic. Arist.,_ 1. VIII, p. 662.--_In Top.
Cic.,_ 1. VI, p. 767.--_De Diff. top.,_ 1. IV, p. 867.]

Le sujet d'un ouvrage sur les topiques est de sa nature presque
illimité. Il s'agit en effet de toutes les formes que peut prendre la
discussion, de toutes les sources où elle peut puiser ses arguments.
Une classification est difficile à introduire entre les lieux de la
dialectique. Cicéron a proposé une division, Thémiste une autre, et
c'est à celle-ci que Boèce a ramené la première. Abélard suit Boèce;
mais tout ce travail a pour nous peu de prix, et la topique a presque
disparu de la science. Ce n'est que dans le détail qu'il est possible
de rencontrer çà et là des vues intéressantes ou des idées qui méritent
d'être recueillies.

Nous nous bornerons à deux exemples. Il n'y a rien de plus important
en métaphysique que ces deux idées, la substance et la cause. Les
scolastiques ont amplement disserté sur la substance, et au milieu de
beaucoup de subtilités, d'équivoques, d'erreurs, ils ont vu ou du moins
entrevu tout; sons le voile de leur diction, les questions se retrouvent
à la même profondeur où le génie moderne a pu pénétrer. Mais il n'en
est pas de même de la cause. Cette notion a été à peu près méconnue, et
constamment négligée jusqu'à la renaissance de la philosophie, et je ne
crois même pas qu'avant Leibnitz on lui ait assigné son véritable rang.
Lorsque dans l'énumération des lieux dialectiques, Abélard rencontrera
la substance et la cause, notre attention devra donc s'éveiller, et nous
nous arrêterons à cette page.

La substance, considérée au point de vue des topiques, ou le lieu de la
substance, c'est la recherche de la manière dont la substance doit être
établie (elle l'est par la description on la définition), et dont peut
être attaquée la définition ou la description qui l'établit. Aussi
Aristote n'a-t-il pas distingué un lieu de la substance, lui qui a
distingué un lieu de l'accident, du genre, du propre, etc.; mais il
a amplement traité des lieux des définitions, et c'est là qu'il faut
chercher l'équivalent de ce qu'Abélard a, d'après Thémiste et Boèce,
nommé le lieu de la substance, _locus a substantia_[493]. Il n'y a
dans tout cela que des règles pratiques de dialectique; mais c'est en
développant complaisamment ces règles, qu'Abélard, selon son usage,
vient à rencontrer des difficultés de logique qui le forcent à regarder
au fond d'une question, et à rentrer par une digression dans la sphère
de la philosophie réelle. C'est ainsi qu'en donnant les règles de
l'opposition, il rencontre les contraires, et qu'il est conduit à se
demander quelle sorte d'opposition est la contrariété, et voici comment
cet examen le mène sur le terrain de la question des universaux.

[Note 493: _Dial._, p. 368--Boeth., _de Different. topic._, t. III,
p. 876.]

Il rappelle que tous les contraires, suivant Aristote, sont dans les
mêmes genres ou dans des genres contraires, à moins qu'ils ne soient
genres eux-mêmes. Ainsi le noir et le blanc sont dans le même genre, la
couleur; la justice et l'injustice sont de deux genres contraires, la
vertu et le vice; enfin le bien et le mal sont eux-mêmes des genres.
Sur ce dernier exemple, il faut remarquer que le bien et le mal
appartiennent au même prédicament, la qualité, et l'on peut généraliser
cette remarque en disant que les contraires ne sont pas contenus dans
des prédicaments différents. «Si des contraires l'un est de la qualité,
les autres en seront aussi[494].»

[Note 494: _Aristot. Categ._, VIII et XI, et Boeth., _In Praed._, I.
IV, p. 185 et 200.]

On pourrait trouver des espèces contraires qui ne sont ni dans le même
genre, ni dans des genres contraires. Ainsi certaines actions sont
contraires à certaines passions, sans appartenir à des genres
contraires, comme se réjouir et s'attrister, qu'Aristote lui-même
regarde comme deux contraires du genre _agir_. Ce qu'il en faut
conclure, c'est que bien que la tristesse soit en général passive,
s'attrister peut être pris activement, s'apaiser et s'irriter sont bien
actifs. Alors s'attrister devient une action comme se réjouir, et la
contrariété n'est plus admise qu'entre actions ou entre passions.

«Ne négligeons pas de remarquer sous quels prédicaments tombent les
contraires, et quels sont les prédicaments qui excluent la contrariété.
D'abord, il est certain, de l'autorité d'Aristote, que rien de contraire
ne peut se trouver dans la substance, ni dans la quantité, ni dans la
relation.... Il nous enseigne que trois autres admettent les contraires,
savoir: la qualité, l'action et la passion. Dans le texte des Catégories
que nous avons, il n'a rien décidé touchant la contrariété par rapport
aux quatre prédicaments, le temps, le lieu, la situation, l'avoir. Et
nous, ce que l'autorité a laissé indécis, nous n'osons le décider, de
peur de nous trouver par aventure opposés à d'autres de ses ouvrages que
n'a pas connus la langue latine, _quae latina non novit eloquentia_.
Cependant le lieu et le temps, ces prédicaments qui naissent de la
quantité, paraissent comme elle inaccessibles aux contraires.

«Quoi qu'il en soit, remarquez que les contraires sont éminemment
adverses l'un à l'autre; et ceci porte atteinte à la doctrine qui met
dans toutes les espèces une matière générique d'essence identique, en
sorte que la même matière générique, l'animal, soit en essence dans
l'âne et dans l'homme, mais diversifiée dans l'un et l'autre par la
forme. Il faut, dans cette hypothèse, que le blanc et le noir, et les
autres contraires qui sont des espèces du même genre, aient la même
matière essentielle. Or, alors ... comment le blanc et le noir
pourront-ils être adverses l'un à l'autre, de même que les choses qui
diffèrent en matière aussi bien qu'en forme, et qui appartiennent à des
prédicaments différents, comme, par exemple, la blancheur et l'homme?
S'il est, en effet, des formes réelles qui constituent la substance de
la blancheur, elles ne peuvent faire la substance de l'homme, puisque
les espèces, quand les genres sont divers et non subordonnés les uns
aux autres, sont diverses aussi bien que les différences (Aristote).
Ma doctrine est donc que les espèces seules de la substance sont
constituées par les différences, et que les autres espèces ne subsistent
que par la matière[495]. Mais si la matière est la même, quelle
diversité leur reste-t-il? celle qui peut se concilier avec la
ressemblance substantielle, celle de l'essence, dès qu'elle cesse
d'être indéterminée. Car la qualité qui est essence du blanc n'est pas
l'essence du noir, ou bien le blanc serait le noir; mais elles sont
semblables en ce qui concerne la nature du genre supérieur qui leur
est commun. La ressemblance de substance ou de forme n'exclut pas la
contrariété[496].»

[Note 495: Il ajoute ici: «Comme nous l'avons montré dans le _Liber
Partium_.» On suppose que c'est sa paraphrase de l'Introduction de
Porphyre. Voyez ci-dessus, c. 1.]

[Note 496: _Dial._, p. 397-400.]

Cette doctrine est ici sommairement énoncée. Il paraît qu'elle était
établie dans une portion de la première partie qui nous manque; mais
elle est dirigée contre la doctrine réaliste, qui plaçait dans toutes
les espèces le genre à titre de matière essentielle et identique,
uniquement diversifiée par les formes accidentelles. Abélard n'admet
quelque chose de tel que pour les espèces de la substance. Celles-ci
seules, identiques dans leur matière, sont constituées espèces par les
différences; mais les autres espèces, celles de la quantité, de la
relation, etc., ne subsistent que par leur matière, et conséquemment,
elles n'ont point une matière essentielle et identique, quoiqu'elles
puissent être contenues dans un genre semblable. En un mot, dans les
espèces de la substance, la substance ne peut jamais être autre que la
substance, et il lui faut la forme pour la différencier. Dans les autres
espèces, il peut y avoir ressemblance et communauté de genre; mais
quoique le blanc et le noir soient de même genre, le blanc et le noir
n'ont pas en eux-mêmes une essence identique; il n'existe pas une même
matière essentielle qui soit la couleur; une simple similitude de genre
unit le blanc et le noir.

Ceci, rendu et clarifié en langage moderne, signifierait que l'idée de
substance est l'idée de quelque chose de stable, d'immuable en soi, et
qui ne peut être diversifié que par les attributs qui lui déterminent
une essence, tandis que dans ces attributs mêmes la substance est nulle;
il n'y a que communauté ou ressemblance dans la conception générique que
nous en formons; d'où il suit que des attributs sont du même genre, mais
sont, en eux-mêmes et en tout ce qu'ils sont, réellement des choses
différentes. Il n'y a pas de couleur, en un mot; il y a le noir, il y a
le blanc.

Ce qu'Abélard dit de la cause touche de bien moins près encore à ce que
nous voudrions apprendre de lui. Il y a en dialectique des lieux communs
des causes; ils sont classés parmi les lieux des conséquents de la
substance, _ex consequentibus substantiam_, et pour savoir comment
peut se discuter tout raisonnement qui roule sur les causes, il faut
connaître quelles sont les causes[497]. Abélard établit une division des
causes que Boèce donne assez confusément, en suivant la Métaphysique ou
la Physique plutôt que la Logique d'Aristote[498], et il commente cette
division avec développement. Il est remarquable que chez lui et même
chez Aristote, la cause est étudiée dans ses modes plus que dans son
principe. La causalité n'a été bien comprise que des modernes, et
peut-être encore reste-t-il à faire de nouvelles découvertes dans le
sein de cette idée primitive et nécessaire.

[Note 497: _Dial._, part. III. p. 410-414.]

[Note 498: _Arist. Analyt. prior._, II, XI.--_Met._, IV, II, et
_Phys._, II, III.--Boeth., _De Interp._, ed. sec., p.453.--_In Top.
Cic._, l. II, p. 778 et 784; l. V, p. 834.--_De Differ. topic._, l. II,
p. 809.]

Il y a, dit Abélard, quatre sortes de causes, la cause efficiente, la
cause matérielle, la cause formelle, la cause finale. Dans l'ordre, la
première est celle qui meut, celle qui opère, celle enfin qui produit
l'effet, comme le forgeron fabrique l'épée, en causant le mouvement qui
change le fer en lame; mais l'action et la nature de cette cause seront
mieux comprises après que nous aurons parlé des trois autres.

La cause matérielle est ce dont la chose est faite, non ce qui sert à
la faire; c'est le fer, et non l'enclume ni le marteau. La matière est
l'élément immédiat de la substance. Ainsi la farine ne doit pas être
appelée la matière du pain, puisqu'elle ne s'y trouve point à l'état de
farine; la matière du pain, c'est la pâte, ou plutôt même les mies
de pain (_micae_). Seulement, parmi les composés, les uns ont eu une
matière préexistante, comme le vaisseau ou le toit, qui ont été bois
avant d'être vaisseau ou toit; les autres sont nés avec leur matière,
comme les quatre éléments, créés les premiers pour devenir la matière
des corps. Les composés de cette nature, aucune matière préexistante ne
les a précédés; tels les accidents naissent avec la matière à laquelle
ils appartiennent. Mais soit que la matière ait ou non précédé le
matériel, proprement le _materié_[499], elle le crée matériellement,
elle le fait être; elle constitue l'essence matérielle. Ainsi l'animal
qui constitue matériellement l'homme, ou ce qui reçoit la forme de
rationnalité et de mortalité, n'est pas une chose autre que l'homme
même; les pierres et les bois qui sont constitués sous forme de
maison ne sont pas une chose autre que la maison même. Les parties de
l'essence, prises ensemble, sont la même chose que le tout.

[Note 499: _Materiatum_. Dans la terminologie de la science, le
_matérié_ est une combinaison de la forme unie à la matière ou une forme
matérialisée, c'est-à-dire une réalisation produite par l'union de la
matière et de la forme.]

La forme n'est pas proprement composante dans l'essence, mais, en
survenant à la substance, elle complète l'effet, elle achève la
production, et c'est là la cause formelle. Aucune substance ne peut être
composée sans matière ni se constituer sans forme. Cependant on ne doit
admettre au titre de cause que la forme nécessaire à la création d'une
nouvelle substance, et sans laquelle il n'y a point d'effet accompli,
point de chose effective produite. Ainsi les formes accidentelles,
comme la blancheur dans Socrate, ne peuvent être appelées causes; elles
dépendent du sujet, elles lui sont postérieures, elles n'existent que
par lui; c'est le caractère de tout accident.

La cause finale est le but; percer est la cause finale de l'épée.
Postérieure dans le temps, cette cause précède en tant que cause; car
elle est la fin à laquelle tend l'opération. La victoire est la cause de
la guerre; et cependant la guerre doit précéder la victoire.

Revenons à la cause efficiente, C'est celle qui, opérant sur une matière
donnée, imprime par cette opération sa forme à la chose à former, comme
le forgeron à l'épée et la nature à l'homme. Car le père n'est pas, à
proprement parler, la cause efficiente de l'homme, la mère le serait
autant que lui; c'est le créateur. Le soleil n'est pas non plus la cause
efficiente du jour, car il n'y a pas une matière sur laquelle il opère
pour faire le jour. L'opération créatrice n'appartient rigoureusement
qu'à Dieu. Créer, c'est faire la substance, ce qui ne convient qu'à
l'artisan suprême. Quant aux créations des hommes, ce ne sont que des
combinaisons de substances déjà créées. C'est dans cette limite que les
hommes sont _efficients_; c'est une création improprement dite. Plus
exactement, Dieu crée, l'homme joint. L'homme ne crée pas même la forme,
il adapte la matière pour la recevoir, et il n'opère qu'en adaptant.
C'est Dieu qui crée par l'intermédiaire de l'opération humaine, et qui
produit ce que l'homme a préparé. Cependant l'un et l'autre étant cause
efficiente, seulement dans une mesure différente, l'un et l'autre meut,
c'est-à-dire fournit le mouvement nécessaire à l'effet. De Dieu vient
le mouvement de génération; de l'homme le mouvement d'altération. Ceci
conduit à l'examen des diverses espèces de mouvements, parmi lesquelles
il faut distinguer seulement le mouvement de substance et le mouvement
de quantité[500].

[Note 500: _Dial._, p. 414-422.]

Le premier s'opère tontes les fois qu'une chose est engendrée ou
corrompue, ou plutôt produite ou dissoute substantiellement. Elle est
engendrée, lorsqu'elle prend l'être substantiel; par exemple, lorsqu'un
corps devient vivant, ou prend la substance de corps animé, soit animal,
soit homme. Elle se corrompt, lorsqu'elle quitte cette même nature
substantielle, comme lorsque le corps vivant meurt ou devient inanimé.
Ainsi le mouvement de substance se partage en génération et en
corruption, l'une l'entrée en substance, l'autre la sortie de la
substance. Le premier mouvement ne dépend que du créateur; le second
paraît dépendre de nous, puisque nous pouvons mettre un homme à mort,
réduire le bois en cendre ou le foin en verre. Mais, à ce point de vue,
la génération nous serait également soumise; car, en dissolvant une
substance, nous en produisons une autre, et toute corruption engendre;
la mort est la création de l'inanimé. Ainsi nous semblons à la fois
corrompre et engendrer, détruire et produire. Peut-être cela n'est-il
pas contestable en ce qui touche les générations qui ne sont pas
premières. Car pour les créations premières des choses, dans lesquelles
non-seulement les formes, mais les substances ont été créées de Dieu,
comme, par exemple, lorsque l'être a été donné pour la première fois aux
corps eux-mêmes, elles ne peuvent être attribuées qu'au Tout-Puissant,
ainsi que les dissolutions correspondantes. Aucun acte humain ne peut en
effet anéantir la substance d'un corps.

Les créations sont celles par lesquelles les matières des choses ont
commencé d'exister sans matière préexistante. C'est dans ce sens que la
Genèse dit: _Dieu créa le ciel et la terre_. Il y enferma la matière de
tous les corps, ou mieux les éléments qui sont la matière de tous les
corps. Car il ne créa point les éléments purs et distincts; il ne posa
point chacun à part le feu, la terre, l'air et l'eau, mais il mêla tout
dans chaque chose, et les éléments distincts tirèrent leur nom des
principes élémentaires qui dominèrent en chacun d'eux; ainsi l'air
vint de la légèreté et de l'humidité de l'élément aérien, le feu de la
légèreté et de la sécheresse de l'élément igné, l'eau de l'humidité et
de la mollesse de l'élément aquatique, et la terre de la pesanteur, de
la dureté de l'élément terrestre.

Les créations secondes ont lieu, lorsque Dieu, par l'addition d'une
forme substantielle, fait passer dans un nouvel être une matière déjà
créée, comme lorsqu'il créa l'homme avec le limon de la terre. Ici point
de matière nouvelle; il n'apparaît qu'une différence de forme, et ce
n'est que dans la forme substantielle que semble changer la nature de
la substance; ces créations postérieures paraissent soumises à la
génération et à la corruption. Moïse dit avec raison: «le Seigneur
_forma_ l'homme,» et non pas _créa_, pour montrer clairement qu'il
s'agit d'une création par la forme et non d'une création première[501].
Dans cette seconde création, la matière de la terre, déjà existante,
pouvait avoir le mouvement de génération, en ce que Dieu lui donnait
les formes de l'animation, de la sensibilité, de la rationnalité, et
le reste, ou le mouvement de l'altération (corruption), en ce qu'elle
quittait l'inanimé. Mais les créations même du second ordre ne sont pas
en notre pouvoir, et doivent, comme toutes les autres, être attribuées à
Dieu. Lorsque la cendre du foin est placée dans la fournaise pour être
convertie en verre, notre action n'est pour rien dans la création du
verre; c'est Dieu même qui agit secrètement sur la nature des choses par
nous préparées, et _pendant que nous ignorons la physique_, il fait une
nouvelle substance. Mais dès que le verre a été divinement créé, c'est
par notre opération qu'il est formé en vases divers; de même que nous
construisons une maison avec des pierres et des bois déjà créés, ne
créant jamais, mais unissant des choses créées. Aucune création ne nous
est donc permise; un père lui-même n'est le créateur de son fils, qu'en
ce sens qu'une partie de sa substance est, par l'opération divine,
amenée à produire une nature humaine. La corruption seule ou altération
peut paraître dépendre de nous, car il est en tout plus facile de
détruire que de composer, nous pouvons plus aisément nuire que servir,
et nous sommes plus prompts à faire le mal que le bien. Ainsi ne pouvant
former un homme, nous le pouvons détruire, et sous ce rapport, la
génération de l'inanimation semble dépendre de nous. Cependant il n'y
a là qu'un retranchement, ce qui est du ressort de la corruption; rien
n'est donné en substance, ce qui serait oeuvre de génération. Nous
faisons le non-animé, mais l'inanimation, Dieu seul la crée. Autre
en effet est le non-animé, autre l'inanimé. La négation n'est pas
là privation. La négation résulte de la corruption; la forme de la
privation résulte de la génération, et celle-ci ne peut venir que de
Dieu. Car lors même que nous ne ferions rien à la substance, Dieu ne
l'en convertirait pas moins un jour à l'animation où à l'inanimation;
seulement, il est possible que ce que nous faisons l'y amène un peu plus
vite.

[Note 501: Je crois cette distinction peu solide. J'ignore la valeur
des mots hébreux du commencement de la Genèse. Mais s'il y a dans le
texte latin au titre: «De creatione mundi et hominis formatione,» il y
a au verset 26: «Faciamus hominem,» et au verset 27: «Creavit Deus
hominem.» C'est pour la femme que le mot de création n'est pas employé.
Au reste, tout ce qui est dit ici de la création peut se comparer au
tableau tracé dans l'_Hexameron_. Voy. au l. III du présent ouvrage.]


«Ainsi donc le mouvement de substance que nous appelons génération, ne
doit être attribué qu'à Dieu, tant dans les créations premières que dans
les créations dernières. Dans les créations de la nature se placent les
substances générales et spéciales. Ce n'est pas un changement de la
forme, c'est une création de substance nouvelle qui fait la diversité
de genre et d'espèce. De quelque façon que varient les formes, si
l'identité demeure, l'essence générale ou spéciale n'en est point
touchée. Mais là où il n'y a point diversité de formes, il peut y avoir
diversité de genres; c'est ce qui arrive aux genres les plus généraux,
à ce qu'il y a de plus général, aux prédicaments pris en eux-mêmes, et
peut-être aussi à certaines espèces, comme nous l'accordons pour les
espèces des accidents, afin d'éviter une multiplication à l'infini. Mais
aussi longtemps que l'essence matérielle ou la nature de la chose sera
diverse, il y aura diversité de genres ou d'espèces; c'est donc la
diversité de substance, non le changement de la forme, qui fait la
diversité des genres et des espèces. Car, bien que dans les espèces de
la substance, la cause de la diversité des espèces soit la différence,
celle-ci vient de la diversité de substance des choses elles-mêmes.
Aussi a-t-on nommé ces sortes de différences, différences
substantielles. Ainsi nous ne devons comprendre au rang des genres et
des espèces que les choses que l'opération divine a composées en nature
de substance[502].»

[Note 502: _Dial._, p. 418.]

Le mouvement de quantité est de deux sortes, mouvement d'augmentation,
mouvement de diminution. L'augmentation et la diminution résultent d'une
jonction de parties, et la comparaison seule manifeste l'une ou l'autre.
Or l'accident est seul sujet à la comparaison, et celle-ci porte sur la
longueur, la largeur, l'épaisseur et le nombre. Ce n'est que par rapport
au nombre que le mouvement de quantité dépend de l'action de l'homme. En
effet l'opération humaine n'unit jamais les corps au point qu'il n'y ait
entre eux aucune distance. La longueur de la ligne, la largeur de la
surface, l'épaisseur du solide, qui sont autant de continus, ne sont
donc pas soumises à notre action, et nous ne pouvons rien que multiplier
le nombre par l'accumulation dans le même lieu; ainsi nous ajoutons une
pierre à des pierres, des bois à des bois pour une construction. Notre
création n'est jamais que de la composition. Les choses ainsi composées
sont dites unes ou plutôt unies par notre oeuvre, non par création
naturelle. Cependant il ne faut pas considérer les noms de ces sortes
d'assemblages ou d'unités factices, comme des noms collectifs, tels
que ceux de _peuple_, de _troupeau_, etc. En effet il faut l'union des
parties de la maison pour qu'il y ait maison ou vaisseau; tandis que,
même séparées, les unités des collections conservent leur propriété de
former une collection. L'unité d'un homme qui réside à Paris et celle
d'un homme qui demeure à Rome forment un binaire. La pluralité des
unités suffit pour faire un nombre, une réunion d'hommes, pour faire un
peuple, sans qu'il y ait besoin de l'union de combinaison. Celle-ci, au
contraire, est nécessaire pour former la maison et le navire, et même
cette combinaison n'est pas indifférente; il n'y en a qu'une qui
constitue le navire ou la maison.

Ces extraits nous ont fait sortir de la dialectique pour entrer dans
l'ontologie et même dans la physique. Abélard ne se contente plus de
discuter logiquement des idées; il s'efforce de retracer la génération
des choses. Pour le fond; il emprunte encore à son maître. Il suit la
Physique d'Aristote, qu'il ne connaissait pas, mais dont les principes
se trouvent rappelés çà et là dans la Logique et dans les commentaires
de Boèce. Seulement, il porte dans son exposition une clarté et une
méthode qui sont bien à lui, et c'est avec des citations éparses qu'il
a recomposé le système. Ce qui donne à ces passages un intérêt
particulier, c'est qu'ils sont en contradiction avec les opinions
communément attribuées à notre auteur touchant les universaux. Il nous y
donne la génération réelle des genres et des espèces. Ici point de trace
de conceptualisme, ni de nominalisme. Les genres et les espèces ne sont
admis que pour les choses qui, ayant une substance naturelle, procèdent
de l'opération divine: ainsi les animaux, les métaux, les arbres, et
non pas les armées, les tribunaux, les nobles, etc. La distinction des
genres et des espèces repose ainsi sur des causes physiques. Elle est
produite par ce mouvement de la substance qui interrompt l'identité et
fait succéder une nature essentielle à une autre. Du genre à l'espèce,
ce mouvement se résout dans la survenance de la différence; mais la
différence est substantielle, et dans toutes les transitions d'un degré
ontologique à un autre, c'est une forme substantielle qui survient et
qui agit comme cause altérante et productrice. Il me semble que nous
avons ici la physique des genres et des espèces; c'est, je crois, là du
réalisme. On pourrait dire que tout ce réalisme provient d'une seule
idée qu'Abélard ajoute à la théorie de la cause et du mouvement, dont il
prend le fond dans Aristote: c'est l'idée de la création.



CHAPITRE VI.

SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.--_Dialectica_, QUATRIÈME ET CINQUIÈME
PARTIES, OU LES SECONDS ANALYTIQUES ET LE LIVRE DE LA DIVISION ET DE LA
DÉFINITION.

Nous avons dit qu'Abélard ne connaissait pas les Seconds Analytiques
d'Aristote. Lors donc que pour copier en tout son maître, il a voulu
donner le même titre à la quatrième partie de sa Dialectique, il n'a
pu traiter le même sujet, et au lieu d'écrire sur la démonstration, il
s'est surtout occupé des matières comprises dans le livre de Boèce
sur le syllogisme hypothétique[503]. Rien de bien essentiel n'est à
remarquer dans cette partie; passons immédiatement à la cinquième, ou au
_Livre des divisions et des définitions_. Ce livre correspond aux
deux ouvrages de Boèce sur les mêmes matières, et dans la Dialectique
d'Abélard il tient la place des Arguments sophistiques, cette dernière
partie de l'Organon[504].

[Note 503: _Dial._, pars IV, De Propos. et Syll. hypoth. seu Anal.
post., p. 434-449.--Boeth. _Op._, De Syll. hyp., lib. II, p. 606.]

[Note 504: _Dial._, pars V, liber Divisionum et Definitionum, p.
450-497.--Boeth., _De Divis._, p. 638. _De Diffin._, p. 648.]

«Le talent de diviser ou définir est non-seulement recommandé par la
nécessité même de la science, mais encore enseigné soigneusement par
plus d'une autorité. Émule reconnaissant de nos maîtres, suivons
religieusement leurs traces; nous sommes excité à travailler sur le même
sujet, pour ton intérêt, frère, ou plutôt pour l'utilité commune. La
perfection des écrits antiques n'a pas été si grande en effet que
la science n'ait nul besoin de notre travail. La science ne peut
s'accroître chez nous autres mortels au point de n'avoir plus de progrès
à faire. Or comme les divisions viennent naturellement avant les
définitions, puisque celles-ci tirent de celles-là leur origine
constitutive, les divisions auront la première place dans ce traité, les
définitions la seconde[505].» Ainsi la division est une analyse dont la
définition est comme la synthèse. C'est une idée de Boèce, qui se sépare
en cela d'Aristote, peu favorable à la division, peut-être parce
que Platon l'employait volontiers[506]. Aristote ne trouve rien de
syllogistique, ni par conséquent de démonstratif, dans cette énumération
des parties, des modes, des espèces ou des cas, qu'on appelle la
division, et qui lui paraît se réduire souvent à l'assertion gratuite.
Mais si la division est bonne, la définition est valable, et
réciproquement, et elles peuvent se servir mutuellement de moyen de
contrôle et de garantie.

[Note 505: _Dial._, p. 450.]

[Note 506: _Analyt. prior._, I, XXXI.--_Analyt. post._, II, V.]

On entend donc ici par la division celle dont Boèce a prouvé que les
termes sont les mêmes que ceux de la définition[507]. «Nous entreprenons
de traiter des divisions telles que l'autorité de Boèce les a déjà
caractérisées, et si nous donnons du nôtre dans ces leçons, qu'on ne le
regrette pas (_non pigeat_).»

[Note 507: _De Div._, p. 643.]

La division substantielle, ou _secundum se_, est la division du genre en
espèces, du mot en significations, ou du tout en parties. La division
selon l'accident est celle du sujet en ses accidents, de l'accident en
ses sujets, ou la division de l'accident par le coaccident.

La première division substantielle, celle du genre en espèces, est comme
celles-ci: _La substance est ou corps, ou esprit; le corps est ou le
corps animé ou le corps inanimé_.

La division du mot est celle qui découvre les diverses significations
d'un mot, ou qui montre qu'un mot signifiant une même chose a diverses
applications. Dans le premier cas, elle explique l'équivoque d'un nom:
_Le chien est le nom d'un animal qui aboie, d'une bête marine_ (chien de
mer), _et d'un signe céleste_. Dans le second, on divise un mot selon
ses modes ou ses applications modales: _Infini se dit ou du temps, ou du
nombre, ou de la mesure_.

La division du tout a lieu, quand le tout est divisé en ses propres
parties soit constitutives, soit _divisives_. Que nous disions: _La
maison est en partie murs, en partie toit, en partie fondation_, ou
bien: _L'homme est ou Socrate, ou Platon, ou_ etc., nous faisons _une
division du tout_ ou _par le tout_ (_totius_ ou _a toto_); mais l'une
est celle de l'entier, l'autre celle de l'universel; l'une se fait en
parties constitutives, l'autre en parties divisives.

Commençons par la division du genre en ses espèces les plus
prochaines[508]. Celle-ci peut être aisément confondue avec la division
par différence; mais dans la division en espèces par les différences,
il ne s'agit pas des espèces elles-mêmes, mais des formes des espèces.
Ainsi l'_animal est ou homme, ou quadrupède, ou oiseau_, etc., est une
division du genre en espèces; l'_animal est ou homme ou non-homme_,
est une division par opposition; l'_animal est ou rationnel ou non
rationnel_, une définition par différence.

[Note 508: _Dial._, p. 464.]

Abélard n'ajoute ici à Boèce qu'un seul point. Par différences faut-il
entendre les formes des espèces, ou seulement de simples noms de
différences, qui, suivant quelques-uns, suppléeraient les noms spéciaux
pour désigner les espèces, en sorte que _rationnel_ équivaudrait à
_animal rationnel_, _animé_ à _corps animé_? Les noms des différences
contiendraient ainsi, non-seulement la forme, mais la matière,
c'est-à-dire la chose tout entière: «Opinion,» dit Abélard, «qui a paru
préférable à mon maître Guillaume. Celui-ci voulait en effet, je m'en
souviens, pousser à ce point l'abus des mots, que lorsque le nom de la
différence tenait lieu de l'espèce dans une division du genre, il ne
fût pas le nom abstrait de la différence, mais fût posé comme le nom
substantif de l'espèce. Autrement, suivant lui, on aurait pu appeler
cela division du sujet en accidents, les différences ne lui paraissant
plus alors appartenir au genre qu'à titre d'accidents. C'est pourquoi il
voulait, par le nom de la différence, entendre l'espèce elle-même, fondé
sur ce mot de Porphyre: _Par les différences nous divisons le genre en
espèces_[509].»

[Note 509: Porphyr. _Isag._, III.--Boeth., _In Porph. a se transl._,
l. IV, p. 81.]

Par un plus grand abus, il employait le nom _infini_ (indéterminé) pour
désigner l'espèce opposée. Ainsi, il disait: _La substance est ou le
corps ou le non-corps_. _Non-corps_ pour lui ne désignait que l'espèce
opposée à corps; ce terme infini par signification n'était plus qu'un
nom substantif et spécial[510]. Mais si, par une nouveauté de langage,
on prend les noms des différences ou les noms infinis pour ceux même des
espèces, «la lettre n'a plus aucun poids,» c'est-à-dire les textes sont
sans autorité. Que devient le soin particulier et le rôle à part que
Boèce accorde aux différences? Il ne voulait pas non plus que la simple
négation contînt l'idée de l'espèce, lorsqu'il disait: «La négation par
elle-même ne constitue point une véritable espèce.» _Le non-homme, le
non-corps_ n'est pas une espèce. Les noms négatifs ne remplacent
les noms d'espèces que lorsque ceux-ci manquent. Quant aux noms des
différences, ils ne sont pas substantifs au sens des noms de substances,
mais ce sont des noms _pris des différences_, c'est-à-dire les
différences prises substantivement; car ce que la scolastique appelle
des _noms pris_ revient aux noms abstraits des modernes, quand ces noms
ne sont pas des noms de genres ou d'espèces. Aussi, de la division du
genre par différence, Boèce tire-t-il la définition des espèces, par
la jonction du nom _divisant_ de la différence au nom _divisé_ du
genre[511]. Cela veut dire que si l'on divise le genre _animal_ en
_rationnel_ et _irrationnel_, ce qui est le diviser par différence,
la jonction du genre _animal_ et de la différence _rationnel_, ou
l'expression l'_animal rationnel_, sera la définition de l'espèce
_homme_; en sorte que c'est un axiome dialectique, que ce qui convient à
la division du genre convient à la définition de l'espèce. Or, cela
ne se peut dire que de la division du genre par les différences. Si
_différence_ équivalait à _espèce_, cela signifierait que la division
du genre en espèces définit l'espèce, ce qui n'a aucun sens. C'est pour
cela que Porphyre, d'accord avec Boèce, dit que les différences qui
divisent le genre sont toutes appelées différences spécifiques[512].

[Note 510: Le nom infini est le nom indéfini ou indéterminé qui
s'applique à des choses diverses de genre, d'espèce, ou de degré
ontologique, tandis que les noms universels sont déterminés à certains
genres, à certaines espèces; par exemple, le _non-animal_ est un nom
infini, car il s'applique à la substance, au métal, au fer, à l'épée,
à l'épée d'Alexandre, etc.; il y a, comme on voit, du rapport entre
l'infini dans ce sens et le négatif. Kant entend ainsi l'infini,
lorsqu'il traite du jugement, qu'il appelle _unendlich_. (_Crit. de la
rais. pure, Analyt. trans._, l. I, c. I, sect. II.)]

[Note 511: _De Div._, p. 642.]

[Note 512: [Grec: Eidopoioi], Porph. _Isag._, III.--Boeth., _In
Porph._, l. IV, p. 86.]

«La division en différences ou en espèces doit porter sur les plus
prochaines; car les plus prochaines sont naturellement les plus
analogues, et les plus propres à faire connaître le genre. Si la
division du genre se faisait toujours par les différences ou par les
espèces les plus prochaines, toute division serait à deux membres. C'est
du moins une opinion de Boèce que tout genre a, dans la nature des
choses, deux espèces les plus prochaines; et si nous en avions toujours
les noms, toute division pourrait s'opérer en deux espèces; si cela ne
se peut toujours faire, c'est disette de noms.

«Mais à cette opinion qui se rattache à la doctrine philosophique qui
soutient que les genres et les espèces sont les choses mêmes et non
simplement des voix, je me souviens que j'avais une objection tirée de
la relation.

«Si tout genre est contenu en deux espèces les plus prochaines,
la relation (_ad aliquid_) est dans ce cas: deux espèces les plus
prochaines de relatifs en forment la division suffisante (complète).
Car bien que nous n'en ayons pas les noms, elles n'en doivent pas moins
subsister dans la nature des choses. Or elles no peuvent être unies de
relation au genre suprême. En effet ce qui est antérieur a tous les
relatifs (le genre suprême) est le genre de tous, leur genre universel.
Il n'est donc pas ensemble avec eux; il ne leur est donc pas relatif;
car Aristote nous enseigne dans ses Prédicaments que dans la nature tous
les relatifs sont ensemble (ou simultanés)[513]. Par la même raison, les
deux espèces prochaines qui divisent le genre de la relation ne peuvent
être relatives à ce genre, parce que deux choses diverses d'un même
n'y peuvent être relatives, comme un même ne peut avoir plusieurs
contraires, plusieurs privations ou possessions d'un même, plusieurs
affirmations propres ou négations, d'après la règle _une seule négation
pour une seule affirmation_[514].

[Note 513: Arist. _Categ._--Aristote ne pose pas le principe d'une
manière absolue. [Grec: Dokei de ta pros ti hama tae physei einai kai
epi men ton pleiston alaethis estin.] «Il paraît que les relatifs sont
simultanés dans la nature; et cela est vrai de la plupart.»]

[Note 514: [Grec: Mia apiphasis mias kataphaseos esti.] Arist., _De
Int._, VII.--Boeth., _De Int._, ed. sec., p. 352.]

«Ces deux espèces ne peuvent non plus être relatives aux espèces
subordonnées; car si une d'elles est en relation (et par conséquent
simultanée) avec les espèces inférieures, c'est avec celle qui lui est
subordonnée, ou avec celle qui est subordonnée à l'autre. Or ce ne peut
être avec celle qui vient après elle, puisqu'elle est antérieure à
celle-ci dans la nature, comme étant un genre. Si c'est avec celle qui
est subordonnée à l'autre et si elles échangent ainsi leurs espèces
subordonnées, il suit que dans la nature chacune est antérieure et
postérieure à l'autre, car ce qui est antérieur ou postérieur à l'une
de deux choses simultanées dans la nature est nécessairement aussi
antérieur ou postérieur à l'autre. Or des deux espèces, celle-là,
étant comme le genre du relatif à une espèce contemporaine[515], est
l'antérieur de ce relatif, et devient en même temps l'antérieur de
l'espèce contemporaine. Pareillement, celle-ci est antérieure à
celle-là, en sorte que chacune des deux est, dans la nature, antérieure
et postérieure à l'autre et à soi-même. C'est ce qui deviendra plus
clair, si nous désignons par des lettres l'ensemble du prédicament.
Représentons l'ordre par celte figure:

  Relation
    B.        C.
  D.  F.    G.  L.

[Note 515: _Conquaero_, qui n'est ni antérieure ni postérieure.]

«Si d'un côté C et D, de l'autre B et L sont réciproquement relatifs
(B et C étant les deux espèces prochaines du genre le plus général
_relation_, D et L des espèces, l'un de B, et l'autre de C), B sera
antérieur à D comme à son espèce; D étant ensemble ou simultané avec C
comme avec son relatif, B précédera C. Ainsi B précédera son espèce D et
C le relatif de D, et par conséquent soi-même (puisqu'il est simultané
avec C son codivisant). En outre, il est évident que dans cette
relation, une des espèces inférieures détruite anéantit tout le
prédicament; si D est détruit, tant B que C périt nécessairement,
puisqu'ils comprennent le genre le plus général. Car D, étant relatif à
C, le détruit par sa propre destruction; mais C, étant le genre de L,
emporte L relatif de B, et ainsi B périt aussi. C'est pourquoi D une
fois détruit, tant B que C est détruit, et la _relation_ avec eux. Mais
plutôt, disons B et C mutuellement relatifs, ce qui est plus vrai, et
que toutes les autres espèces contemporaines sous leurs genres, soient
relatives l'une a l'autre, comme D et F entre eux, comme aussi G et L,
et ainsi des autres, tant qu'il y a d'espèces contemporaines. Si une
seule des espèces en relation existe, toutes doivent forcément exister,
de sorte que comme D existe, B son genre existe nécessairement; et B
existant, C son relatif existe nécessairement aussi. Mais si B existe,
il faut nécessairement que son relatif C coexiste. Or C no coexistera
que par quelqu'une de ses espèces qui, étant relative à une autre,
ne peut exister par soi seule, et il faut que celte autre existe
nécessairement. Donc, une des espèces relatives existant, il arrivera
que toutes existent; ce qui est très-évidemment faux, car une des
espèces n'exige l'existence d'aucune autre espèce que de celle avec
laquelle elle est ensemble ou simultanée, et à laquelle elle est
relative. Le père n'exige pas l'esclave ou le disciple, mais seulement
le fils.

«Si, en descendant des espèces prochaines de relatifs, par les genres
secondaires et les sous-espèces, aux individus, nous trouvons que les
espèces, contemporaines d'un même genre, ne sont pas relatives entre
elles, mais que ce sont les espèces de l'un des genres divisant qui sont
relatives aux espèces d'un autre, sous le même genre suprême (comme
le sont les espèces de l'_animé_ et de l'_inanimé_ entre elles), deux
espèces existant entraînent nécessairement l'existence de toutes les
autres. Si au contraire les espèces d'une espèce la plus prochaine sont
relatives ans espèces d'une autre espèce la plus prochaine (comme les
espèces du _corps_ aux espèces de l'_esprit_), cette nécessité n'existe
pas. Notez bien que le genre le plus général du prédicament où cette
condition se réalise est contenu dans deux espèces; mais aussi, ou nous
sommes en ceci plus subtil qu'il ne faut, ou, pour conserver l'autorité
sauve, il faut dire qu'elle n'a pas regardé aux genres de tous les
prédicaments. C'est ainsi qu'il[516] soutient dans beaucoup de ses
ouvrages que toute espèce est constituée de la matière du genre par
la forme de la différence; ce qui ne peut, à cause de l'infinité des
espèces, être maintenu pour toutes; cette règle ne doit donc être
rapportée qu'au prédicament de la substance. Il en est de même peut-être
de l'autre règle[517].»

[Note 516: Boèce.]

[Note 517: _Dial._, p. 458-460.]

On aura remarqué cette argumentation qui peut être prise comme un
spécimen du raisonnement scolastique. La singularité en sera plus
frappante si nous empruntons un langage plus familier aux lecteurs de
notre temps.

La division est l'origine et comme le fond de la définition. Soit
par exemple cette définition de l'homme, _l'homme est un animal
raisonnable_, elle suppose cette division, _l'animal est ou raisonnable
ou non raisonnable_. C'est une division, c'est-à-dire une proposition
dans laquelle le sujet est divisé en deux classes par deux attributs;
et c'est une division par différences, en ce que ces attributs sont
différentiels, c'est-à-dire constitutifs d'espèces proprement dites, non
de simples distinctions modales, mais des _différences spécifiques_:
c'est l'expression de la science.

La division par différences doit se faire par les différences les plus
prochaines. Admettez plusieurs espèces d'hommes, les uns ayant douze
sens, et les autres cinq; le genre _animal_ ne devrait pas être divisé
par ces différences; car elles sont éloignées, elles constituent des
sous-espèces, et non les espèces du genre _animal_; la différence
prochaine ou la plus prochaine, ici c'est la _raison_.

La différence prochaine, celle qui divise immédiatement le genre, est
celle qui le fait le mieux connaître, celle qui touche de plus près
la nature; c'est donc la plus réelle. Boèce dit que tout genre a deux
espèces prochaines[518], parce qu'il veut que toute division soit à deux
membres, toute division triple ou quadruple pouvant se ramener à la
division par deux. Si la division ne paraît pas toujours pouvoir se
faire en deux membres, c'est que les langues n'offrent pas toujours les
deux noms des _divisants_ et surtout des deux différences spécifiques
d'un même genre. Dans l'exemple, la _raison_ est une des différences
spécifiques; nous serions embarrassés pour nommer l'autre en français.
Le latin assez barbare des scolastiques dit _rationale, irrationale_; le
substantif abstrait répondant à _irrationale_ ce serait la _non-raison_.
Il serait facile de trouver des exemples pour lesquels la langue nous
ferait encore plus défaut; mais si la division du genre en deux espèces
prochaines est toujours possible, sans toujours être exprimable, il suit
que les espèces existent indépendamment d'un nom qui les désigne. Elles
existent sans les mots qui les nomment. Que devient alors la doctrine
qui veut que les espèces ne soient que des mots? Voilà l'argument
qu'Abélard dirige en passant contre Roscelin.

[Note 518: _De Div._, p. 643.]

Les modernes répondraient que les espèces peuvent exister dans l'esprit
sans être nommées, que toutes les idées n'ont pas nécessairement leurs
noms, et qu'ainsi le principe de Boèce peut être vrai comme principe
idéologique, sans qu'il en résulte aucun préjugé en faveur de la réalité
objective des espèces. Que dit en effet le nominalisme raisonnable? Les
individus seuls sont réels. Ces individus semblables ou dissemblables,
séparés ou rapprochés par des différences ou ressemblances essentielles
ou accidentelles, sont comparés et classés par l'intelligence, en
sorte que les genres et les espèces sont des vues de l'esprit fondées
seulement sur les différences et les ressemblances des individus,
seules réalités. Toute classe, genre ou espèce, se résout réellement en
individus. Il n'y a point de réalité autre qui corresponde au nom ou à
l'idée de la classe; il n'y a point _l'homme, l'animal_; il y a _des
animaux, des hommes_. Les genres et les espèces ne sont donc que des
idées, et comme les idées en général ne se constatent et ne se fixent
que par leurs signes, comme la langue s'unit indissolublement à
l'intelligence, on peut regarder les espèces comme des noms, ne
correspondant à aucune réalité substantielle qui soit l'espèce, si elle
n'est la réunion des individus; et en ce sens on peut aller jusqu'à dire
que les espèces ne sont que des noms. Tel est le nominalisme soutenable,
ou le conceptualisme éclairé.

A ce compte, le principe de Boèce pourrait rester vrai, tout genre se
diviserait en deux espèces, ne fussent-elles désignées par aucun nom
spécial, sans que le réalisme fût justifié, c'est-à-dire sans qu'il en
fallût conclure que les espèces hors des individus soient autre chose
que des abstractions. Mais Abélard ne procède pas ainsi; il attaque le
principe de Boèce dans sa généralité, et sans s'inquiéter de l'induction
que ce principe fournit en faveur du réalisme; voici par quel argument
de métier il pense le détruire.

Si deux espèces prochaines épuisent la division de tout genre, la
règle est applicable au genre _relation_. La _relation_ est un genre
supérieur, de ceux qu'Aristote appelle _generalissima_, car c'est le
troisième prédicament. Or, quelles sont les deux différences prochaines
qui divisent le genre _relation_? La difficulté de le dire peut prouver
seulement que les noms des deux espèces prochaines du genre _relation_
manquent, et ne prouve pas qu'elles n'existent point dans les choses,
faute d'exister dans les noms; elles peuvent être dans la nature et
manquer dans le langage. Mais c'est une règle de logique que tous les
relatifs sont ensemble dans la nature, tous les _ad aliquid_ sont
_simul_, [Grec: pros ti hama tae physei einai], ce qui signifie qu'ils
coexistent naturellement, en ce sens que si une chose est relative à une
autre, il faut bien que celle-ci le soit à la première. Elles sont donc
nécessairement corrélatives et simultanées. L'un des relatifs ne peut
disparaître que la relation ne disparaisse et n'entraîne avec elle la
disparition de l'autre. Cette règle admise, il faut bien que les deux
espèces prochaines qui divisent complètement le genre _relation_, étant
les deux espèces fondamentales de relatifs, soient simultanées. Or le
seront-elles avec la _relation_, leur genre suprême? Mais c'est un
principe que le genre suprême est antérieur aux espèces, qu'il a la
priorité sur elles; et si la _relation_, genre suprême des deux
espèces prochaines de relatifs, leur est antérieure, comment ceux-ci
pourraient-ils être simultanés avec elle? Cela répugne. Maintenant les
deux espèces prochaines de relatifs peuvent-elles être simultanées avec
celles qui ne sont pas prochaines? Non, car ou celles-ci leur sont
subordonnées, ou elles ne le sont pas. Si elles leur sont subordonnées,
elles viennent après les premières, qui ne peuvent être simultanées avec
celles qui leur sont postérieures. S'il s'agit d'espèces qui ne leur
sont pas subordonnées; si, par exemple, l'espèce prochaine A est
simultanée avec l'espèce D subordonnée à l'espèce prochaine B, tandis
que celle-ci est simultanée avec l'espèce C subordonnée à l'espèce
prochaine A, il arrive que A simultané avec B antérieur à D, est
simultané avec D postérieur à B, et par conséquent A est antérieur à D
comme B, et postérieur à B comme D. Et de même, B est tout à la
fois antérieur à C comme A et postérieur à A comme C. Sans plus de
développement, la contradiction apparaît.

Enfin, les deux espèces prochaines du genre suprême _relation_
sont-elles simultanées l'une avec l'autre? Soit; mais alors il en est
de même forcément des deux genres qui divisent chacune d'elles, et des
espèces subordonnées qui divisent chacun de ces genres; car toutes
ces divisions sont des divisions en deux relatifs. Et comme il y
a solidarité entre eux à tous les degrés, et qu'en outre les deux
_divisants_ supposent le divisé, un seul relatif à un degré quelconque
de l'échelle, suppose tous les autres; et conséquemment, il pourrait
arriver, par exemple, que l'existence de la relation de roi à sujet
entraînât nécessairement l'existence de la relation de maître à
disciple, ou de cause à effet; ce qui est évidemment absurde[519].

[Note 519: Supposez que le prédicament _relation_ ait pour espèces
les plus prochaines une X et une Y, dont la première sera un relatif
que nous nommerons _celui de qui on dépend_, et la seconde, _celui
qui dépend_. Elles seront corrélatives et simultanées; soit. Mais la
première aura, je suppose, pour genres qui la divisent _la cause_ et
_le supérieur_, la seconde, _l'effet_ et _l'inférieur_. _Cause_ et
_supérieur_ ne sont pas relatifs entre eux, mais ils ont le même genre
qu'ils divisent. _Effet_ et _inférieur_ ne le sont pas davantage; mais
ils divisent un même genre. Ces espèces se sous-divisent à leur tour;
par exemple _supérieur_ en _père_ et en _maître_, _inférieur_ en _fils_
et en _esclave_. Or _supérieur_, quoique de genre différent, sera
relatif à _inférieur_ et simultané avec lui, et réciproquement. _Père_,
espèce appartenant à un autre genre que _fils_, sera relatif
et simultané avec _fils_, comme _maître_ avec _esclave_, bien
qu'appartenant à des espèces de genres divers. Or, si _père_ est relatif
à _fils_, ils sont nécessaires l'un à l'autre, et ces deux sous-espèces
existant rendent nécessaire l'existence de toutes les autres. Car _fils_
étant rendu nécessaire par _père_, rend nécessaire _inférieur_, l'espèce
de laquelle il dépend, et celle-ci, son autre sous-espèce _esclave_,
puisque (c'est la supposition) ces deux sous-espèces _fils_ et _esclave_
divisent exactement leur espèce _inférieur_. J'en dis autant de
_père_ et de _maître_ par rapport à _supérieur_. Mais _supérieur_ et
_inférieur_ à leur tour appartiennent à deux genres différents, dont
l'un est divisé par _supérieur_ et par _cause_, l'autre par _inférieur_
et par _effet_, et comme _inférieur_ et _supérieur_ sont nécessaires
l'un à l'autre, l'existence de l'un et de l'autre entraîne celle
des deux autres espèces avec chacune desquelles chacun d'eux divise
exactement son genre respectif; et ces genres respectifs, tous deux
réunis et opposés, corrélatifs simultanés, sont les espèces les plus
prochaines du genre le plus général, la _relation_. Ainsi les rapports
dialectiques de toutes ces branches de la _relation_ établissent une
liaison ou solidarité entre des choses qui en réalité n'en ont aucune,
puisque l'existence du _fils_ ne fait rien à celle de _l'esclave_, celle
du _père_ rien à celle du _maître_, celle du _supérieur_ rien à celle de
la _cause_.]

Que faut-il donc penser de l'autorité? Que devient la règle de Boèce?
Il faut croire, dit Abélard, qu'il n'a pas entendu parler des genres
de tous les prédicaments; et la règle ne doit être appliquée qu'au
prédicament de la substance; c'est ainsi que son autre règle: «toute
espèce est constituée de la matière du genre par la forme de la
différence,» n'est vraie que des espèces de la substance.

On peut ici juger Abélard et la scolastique. Il s'agit d'un argument
qui, au fond, atteint le réalisme. Quelle en est la difficulté? c'est
qu'il est dirigé contre l'autorité, contre une règle de Boèce. Quelle
en est la force? c'est qu'il est appuyé sur l'autorité, sur une règle
d'Aristote. Il se réduit à ceci: la règle _tout genre se divise en
deux espèces prochaines_ est inconciliable avec cette autre règle _les
relatifs sont simultanés_. Voilà comme le raisonnement scolastique se
fonde toujours sur l'autorité, même quand il attaque l'autorité.

En admettant que le genre _substance_ se divise en deux espèces
prochaines, Abélard examine s'il en est de même du genre _relation_; il
traite hypothétiquement la relation comme la substance; et attendu que
la maxime de Boèce, au cas où elle serait vraie, suppose que les espèces
sont des choses et non des mots, puisqu'elle les admet comme existantes,
encore même qu'il n'y ait pas de mots pour les nommer, il suit que, si
elle est vraie pour la relation comme pour la substance, les espèces
de la relation sont des choses comme celles de la substance. Mais, en
vérité, comment des espèces de relations peuvent-elles être des choses?
Quelle valeur peut avoir un argument qui donne aux relations la même
réalité qu'aux substances? N'y a-t-il pas là une tendance à réaliser
indûment des abstractions? On voit comment la scolastique, si peu
ontologique dans ses bases, en ce sens qu'elle s'appuie si peu sur
l'observation de la réalité, tombe facilement dans une ontologie
artificielle et gratuite qui remplit et abuse l'intelligence.

Il serait facile d'attaquer l'argumentation d'Abélard en elle-même.
Attaquons-la jusque dans ses principes. Le premier est d'Aristote:
«les relatifs sont ensemble dans la nature;» c'est-à-dire, comme il
l'explique, simultanés et solidaires dans la réalité. Ce principe est-il
donc si clair et si juste? Sans doute il y a moitié, s'il y a double;
s'il y a disciple, il y a maître; mais la science est relative à son
objet, et l'objet de la science peut exister sans qu'effectivement la
science existe. De même, l'objet senti est antérieur à la sensation. Le
principe n'est vrai tout au plus que si on l'applique à la relation en
acte, non à la relation en puissance. La relation actuelle exige la
simultanéité des relatifs. Mais quelle espèce de relatifs sont les
deux espèces prochaines du genre _relation_? Le rapport des espèces
prochaines aux genres, des espèces entre elles, des espèces à d'autres
espèces, est-il la relation proprement dite, aristotélique, catégorique?
cela ne conduirait-il pas à cette idée outrée que tout rapport est un
rapport nécessaire? La catégorie de relation est le rapport nécessaire;
mais le rapport nécessaire n'est pas nécessairement le rapport de
simultanéité. De A à B il peut y avoir un rapport nécessaire, dès que
B existe; mais avant que B existe, il peut n'y avoir de A à B qu'un
rapport possible; si A est naturellement antérieur à B, on ne peut pas
dire que A et B soient ensemble ou simultanés, quoique A étant donné,
il en résulte nécessairement un rapport possible avec B, au cas que B
devienne réel; et quoique B étant donné, il en résulte nécessairement un
rapport nécessaire et actuel avec A, qui ne peut pas exister, dès que B
existe. Ainsi A et B sont relatifs et ne sont pas simultanés.

Mais si tous les relatifs ne sont pas simultanés, est-il vrai que cette
règle vraie ou fausse doive s'appliquer aux choses unies par le rapport
d'espèces à genre, ou d'espèces du même genre entre elles, ou de
celles-ci avec d'autres espèces? Nullement; la définition de la relation
ne s'applique pas à ces relations-là. Le genre est logiquement antérieur
aux espèces, et, bien que les espèces le supposent, il ne les suppose
pas, il ne suppose que des espèces possibles. Il n'y aurait pas d'hommes
qu'il y aurait encore des animaux. De même, point de relation nécessaire
entre l'espèce _homme_ et les espèces des plantes, ou les sous-espèces
des oiseaux ou des poissons, ou même les sous-espèces des nègres ou des
blancs. L'une ne suppose pas les autres. Ce qui est vrai, c'est que si
un genre est complètement divisé par deux espèces prochaines, poser
l'une comme espèce, c'est supposer l'autre. On ne peut dire: Il y a dans
le genre animal une espèce _raisonnable_, sans dire implicitement
qu'il y a une espèce _non raisonnable_. S'il n'y avait que l'espèce
_raisonnable_, il n'y aurait pas de différence entre le genre _animal_
et l'espèce _homme_. L'un se confondrait dans l'autre, l'animal ne
serait qu'un genre sans espèce. Bien plus, si l'homme a été créé après
les autres animaux, le genre animal, avant la naissance d'Adam, n'était
ni genre ni espèce qu'en puissance, et non pas en acte; et quoique la
race humaine ne pût naître sans que la division possible du genre devînt
nécessairement actuelle entre elle et les autres races, c'est-à-dire
sans qu'aussitôt le genre et les deux espèces fussent réalisés, il
n'y avait pas eu simultanéité entre l'espèce humaine et le reste des
animaux, en dépit du rapport nécessaire entre les deux espèces. Tous les
animaux ne coexistent pas nécessairement dans la nature.

Il faut donc modifier le principe d'Aristote, ou ne pas regarder les
deux espèces prochaines d'un genre comme de véritables relatifs. Au
reste, la question n'est pas si un genre se divise en deux relatifs,
mais s'il se divise nécessairement en deux espèces.

Nous touchons ici à la seconde règle et à l'autre autorité. Le genre se
divise-t-il exactement en deux espèces prochaines, oui ou non? Si l'on
parle d'une division verbale, soit. Posez une espèce du genre, vous
aurez certainement en regard de cette espèce tout ce qui, dans le même
genre, n'offre pas la différence spécifique. On peut toujours dire que
le genre se divise en ce qui a telle différence et ce qui ne l'a pas;
mais le second membre de la division n'est pas nécessairement une espèce
proprement dite. Ce peut être la collection formée momentanément par
l'esprit de tous les êtres qui n'ont pas la différence; ce n'est alors
que la négation en regard de l'affirmation. Par exemple, les animaux
sans raison constituent-ils nécessairement une espèce proprement dite,
et ne pourraient-ils pas offrir d'ailleurs de telles diversités, qu'ils
ne formeraient une classe une et spéciale que par opposition à l'espèce
raisonnable? Toute importante qu'est la division par l'affirmation et la
négation, elle n'est pas assez instructive, assez significative; c'est
plutôt une élimination, une abstraction, comme parle la logique moderne,
qu'une division scientifique. Par exemple, si l'on disait: _Tout être
est créateur, incréé ou créé_, on ferait une division à trois membres
et qui pourrait avoir une véritable valeur. Sans doute on peut toujours
réduire une division par espèces à deux membres; il suffit pour cela
d'affirmer une différence, et puis de la nier. Mais il ne suit pas que
l'on constituera toujours par là deux espèces réelles. Si l'on divise
l'être en créateur et créé, on aura d'un côté Dieu, et de l'autre la
matière, l'âme, l'ange, l'homme, la brute; le créé ne sera pas une
espèce proprement dite. On aura cependant une division à deux membres,
et qui comprendra tout le genre.

J'avoue toutefois que si l'on veut restreindre la division aux espèces
proprement dites, aux différences proprement dites, et non l'appliquer
à toutes les espèces transitoires et successives qu'enfante l'esprit
humain, la règle de Boèce reprendra plus de valeur. Admettez qu'il y ait
en effet des espèces et différences proprement dites, c'est-à-dire qu'à
tel degré déterminé de l'échelle de l'être soit le genre, et au degré
qui suit immédiatement, l'espèce, il sera vrai que vous ne passerez
jamais de l'un à l'autre que par la division à deux membres. L'animal
étant le genre, l'espèce humaine est bien certainement _animal_ par
la différence _raison_; et l'autre portion du genre _animal_ moins la
_raison_, peut être dite constituée du genre _animal_ par la différence
_non-raison_, ce qui donne forcément une seconde espèce. Mais on
conviendra qu'il y a un peu de symétrie artificielle dans tout cela,
et qu'il est difficile d'admettre réellement la _non-raison_ comme une
forme essentielle. De cette manière de procéder, il peut résulter une
création illimitée d'êtres de raison érigés tôt ou tard en être réels.
Ainsi, les nominalistes eux-mêmes sont tôt ou tard ontologistes.

Je n'ai raisonné que sur le genre substance; que serait-ce si je
m'occupais des genres des autres prédicaments! c'est alors que tout
paraîtrait fictif, et l'abus de l'ontologie dialectique éclaterait. Il
est tel qu'on ne peut supposer que les scolastiques habiles en fussent
les dupes, et certainement au fond Abélard savait bien que ce ne pouvait
être que par une assimilation fictive que l'on traitât la _relation_ ou
la _situation_ comme la _substance_; il laisse entrevoir, quoique trop
rarement, qu'il n'ignore pas que la _nature_, c'est ainsi qu'il nomme
la réalité, est autre chose que _l'art_, c'est ainsi qu'il nomme la
dialectique. Mais d'abord pourquoi ne le pas dire mieux? puis, pourquoi
ne pas étudier, pour la décrire et la circonscrire, cette disposition ou
cette faculté qui est en nous de convertir tout en être, et de raisonner
des rapports et des modes comme si c'étaient des substances? Il est vrai
que c'eût été là de la psychologie.

Remarquons cependant une distinction importante et qui prouve que ce
rare esprit ne méconnaissait pas la différence profonde qui doit séparer
l'ontologie naturelle de l'ontologie dialectique. Il revient ici à
l'idée qu'il a déjà exprimée, c'est que les règles qui sont bonnes pour
la catégorie de la substance ne sont pas absolument et de plein droit
vraies des autres catégories. Suivant lui, la division du genre s'opère
exactement par deux espèces prochaines, mais seulement quand ce genre
est de la catégorie de la substance. La division du genre par les
différences équivaut à la division par les espèces, mais seulement quand
il s'agit du genre de la substance. Tout cela n'est qu'une suite d'un
principe antérieurement posé; c'est que toute espèce est constituée de
la matière du genre par la forme de la différence, seulement quand il
s'agit de genres ou d'espèces du ressort de la substance.

Je ne vois pas que cette distinction fondamentale ait été jusqu'ici
remarquée; elle fait honneur à celui qui l'a aperçue et répond d'avance
à plus d'une censure dirigée contre lui[520]; mais passons à la seconde
espèce de division substantielle.

[Note 520: Voyez _Dial._, pars III, p. 400; et ci-dessus c. V, et
ci-après c. VI, VII et IX.]

«Après la division du genre en espèces vient celle du tout en
parties[521]. Le tout est quant à la substance, ou quant à la forme, ou
quant à l'une et à l'autre. Le tout quant à la substance est tel quant
à la compréhension de la quantité, c'est l'entier, ou quant à la
distribution de l'essence commune, c'est l'universel. Telle est par
exemple l'espèce distribuée entre tous ses individus. L'espèce peut bien
être appelée le tout quant à la substance des individus, puisqu'elle
est la substance totale des individus. Mais il n'en est pas de même des
genres; car il y a, outre le genre, la différence dans la substance de
l'espèce, tandis qu'au delà de l'espèce rien de nouveau n'entre dans la
substance de l'individu. Les individus sont des parties de l'espèce, non
des espèces (Porphyre); ce tout est un universel, parce qu'il se dit
de toutes les parties individuelles, mais il n'est pas un entier,
c'est-à-dire un tout qui résulte de l'assemblage de toutes les parties
combinées, comme la maison, qui est composée du toit, des murs, etc.
L'entier ne peut être l'universel, parce que l'universalité n'a point
ses parties dans sa quantité, mais en distribution dans la diffusion
de la communauté, c'est-à-dire divisées entre plusieurs à qui elle
est commune. L'entier a une _prédication_ (attribution) qui lui est
particulière; Socrate est composé des membres que voici.

[Note 521: _Dial._, pars V, P. 460-470.]

«Quand Platon a dit, au rapport de Porphyre[522], que la division
doit s'arrêter aux dernières espèces pour ne pas s'étendre jusqu'aux
individus, il a considéré non la nature des choses, mais la multiplicité
et le changement des individus. Leur existence est soumise à la
génération et à la corruption, elle n'a pas la permanence que possèdent
les universels, dont l'existence est nécessaire, dès qu'il existe
un quelconque des individus en lesquels ils sont distribués. Cette
infinité[523], qui n'est point l'oeuvre de la nature, mais de notre
ignorance et de la mobilité de l'existence, laquelle ne saurait
longtemps persister dans ces individus comme dans les premiers sujets
des animaux, ou dans des individus à accidents immobiles, empêche la
division actuelle, mais n'empêche pas qu'elle existe dans la nature: la
nature pourrait très-bien souffrir que les individus dont l'existence
aurait été permise, attendissent notre division et tombassent sous notre
connaissance....

[Note 522: Porphyr. _Isag._, II.--Boeth., _In Porph._, l. III, p.
75.]

[Note 523: L'impossibilité de déterminer le nombre des individus.]

«De ces touts qu'on appelle entiers ou constitutifs, les uns sont
continus, comme la ligne, qui a ses parties continues, et les autres
non, comme le peuple, dont les parties sont désagrégées. La division
de ces touts ne s'énonce pas au même cas que celle de l'universel,
c'est-à-dire au nominatif, elle se fait au génitif.... _De cette ligne_,
une partie est cette petite ligne, une autre partie, cette autre petite
ligne; _de ce peuple_, une partie est cet homme, une autre partie, cet
autre homme..., tandis qu'on ne dit pas que Caton, Virgile ... sont des
parties de l'homme (espèce), mais Caton, Virgile est homme.... Mais il
faut regarder au sens plutôt qu'aux paroles....

«Comme la division régulière du genre ne se fait point par ses espèces
quelconques, mais par ses espèces les plus prochaines, de même, la
division du tout ne doit pas se faire par les parties qu'on voudra, mais
par les parties principales. On blâmerait celui qui diviserait l'oraison
par syllabes ou par lettres, qui sont les parties des parties; l'ordre
naturel est que la division se fasse en ces parties, dont l'union
constitue immédiatement le tout, et que l'on décompose l'oraison en
expressions et celles-ci en syllabes.»

Mais quelles parties convient-il d'appeler principales, et quelles,
secondaires? Regardez-vous comment le tout se constitue, les principales
sont parties, non des parties, mais du tout, comme dans l'homme l'âme
et le corps. Regardez-vous comment le tout se détruit, les parties
principales sont celles dont la suppression détruit la substance du
tout, comme la tête dans l'homme.

La première classification est arbitraire. Elle veut, par exemple, que
les parties principales de la maison soient les murs, le toit et les
fondements. Mais s'il convient de diviser la maison en deux, mettant
d'un côté les murs avec leurs fondements, et de l'autre le toit, les
fondements ne seront plus partie principale, mais partie de partie. On
peut à volonté dans un composé quelconque rendre secondaire une partie
principale, et réciproquement. Dans l'autre opinion, on n'hésite pas à
admettre comme principales des parties de parties, dans l'homme, par
exemple, la tête, laquelle est une partie du corps qui est une partie
de l'homme, dont l'autre partie est l'âme; on regarde seulement quelles
sont les parties qui, en se détruisant, détruisent la substance du tout.
Mais si vous détruisez une petite pierre de la muraille d'une maison,
comme cette pierre est un des éléments de sa substance, cette substance
est atteinte, le tout cesse d'exister, la maison est détruite; ou ce qui
reste est un autre tout, une autre maison; ce n'est qu'une partie de la
première. En vain diriez-vous que la petite pierre de la maison existe
séparément, la maison existait comme composé, et il ne suffit pas pour
son existence que sa matière subsiste. Autrement, comme elle se compose
de bois et de pierres, on dirait que lorsqu'on a le bois et les pierres,
on a la maison. Donc, du point de vue de la destruction, toutes les
parties sont principales.

A cette argumentation, qu'Abélard dit toute neuve, _novissimae_, voici
comme on a tenté de répondre. Vous dites que si cette petite pierre
cesse d'être, le tout dont elle fait partie n'est plus; soit, pourvu que
la pierre soit vraiment partie principale, comme dans un tout de deux
pierres. Mais pour appliquer cette conclusion à un tout qui est le tout
des parties, mais qui est autre chose que ses parties, il faut ajouter
au raisonnement cette constante: _Les parties étant parties et parties
principales_. En effet, dans le conséquent, elles sont prises comme
tout, dans l'antécédent comme parties. Or une partie n'est pas le tout,
ou la substance se multiplierait à l'infini. Il faut donc rétablir
l'unité du raisonnement qui manque d'une condition essentielle en
logique, _la constance_, d'après la règle: «Où la constance n'est pas
conservée dans l'enchaînement, la conjonction des extrêmes ne suit
pas[524].»--Mais alors comment accordez-vous que dans ces conséquences
fort connues: _Si l'homme existe, l'animal existe, et si l'animal, la
substance_, la conjonction des extrêmes s'accomplisse? Car dans la
première conséquence, _animal_ suit comme genre, et dans la seconde, il
précède comme espèce. Faut-il donc, pour rétablir la constance, faire
l'insertion suivante: _Si l'homme existe, l'animal existe; et, si
l'animal existe, comme animal est l'espèce de la substance, la substance
existe_. En vérité, cela est inutile, le moyen terme peut également être
conséquent pour le premier membre et antécédent pour le second. Il est
donc vrai qu'une partie quelconque détruite détruit nécessairement le
tout, et que, du point de vue de la destruction de la substance, toutes
les parties sont principales.

[Note 524: «Ubi constantia non interseritur, conjunctio non
procedit.» C'est ainsi qu'Abélard donne cette règle du syllogisme: Les
extrêmes et les moyens doivent nécessairement être homogènes. (_Analyt.
post._, 1, vii.) Il n'avait pat sous les yeux le texte des Seconds
Analytiques.]

Mais si vous enlevez un ongle à Socrate, est-ce que toute la substance
de Socrate périt? non, parce que l'homme ne consiste pas dans ses
parties. Autrement, en des temps divers, le même homme vivant ne
subsisterait pas; car sa substance augmente ou diminue sans cesse. Il
faut donc chercher quelle est la partie, faute de laquelle l'homme ne se
retrouve plus; les uns diront que c'est la main, les autres que c'est la
langue; mais la destruction de l'une ni de l'autre n'est l'homicide;
et nous tenons pour principales les parties qui sont telles, que leur
mutuelle conjonction produise immédiatement la perfection du tout.
La conjonction du toit, des murs et des fondements, et non pas la
composition de leurs parties entre elles, produit la maison.

Il est des touts dont la nature paraît contraire, quoique ce soient
aussi des entiers: tels sont les touts _temporels_, comme _le jour_
composé de douze heures, et qui est pour elles un tout constitutif. Ces
touts n'ayant point de parties permanentes, la simultanéité ne leur est
pas applicable; leurs parties sont successives, comme celles du temps,
celles de l'oraison, et l'existence actuelle de ces parties est la seule
mesure de l'être de ces touts. A prendre rigoureusement la signification
du jour ou de l'oraison, jamais l'oraison ou le jour n'existe, puisque
jamais ni les douze heures, ni les mois dont se compose l'oraison,
ne coexistent. Aristote admet dans le temps la continuation sans la
permanence[525], mais ni l'une ni l'autre dans l'oraison. Il faudrait
plutôt dire que les parties du temps ont la permanence et non la
continuation; car les sujets étant discontinus, les accidents doivent
l'être aussi. On trouverait également une sorte de permanence dans les
parties de l'oraison, en faisant prononcer en même temps par divers les
lettres qui en sonnant ensemble composeraient les mots et l'oraison avec
les mots. Mais à dire le vrai, ni le temps, ni l'oraison, ne sont des
composés de parties. Un composé ne peut être contenu dans une seule
partie, et ce n'est pas une partie que ce que la quantité du tout ne
surpasse point. Là où il n'y a qu'une partie, elle est le tout. Or les
parties dans le temps ne sont jamais plusieurs, puisque la simultanéité
leur est interdite; il n'en existe jamais qu'une. Co n'est donc que par
figure qu'on peut dire que le jour existe, et ce qui en existe et qu'on
appelle partie n'en est pas une, elle est réellement un tout.

[Note 525: Arist. _Categ._, VI.]

«Je me souviens, ajoute Abélard[526], que mon maître Roscelin avait
cette idée insensée de prétendre qu'aucune chose ne résultât de parties,
et, comme les espèces, il réduisait les parties à des mots. Si on lui
disait que cette chose, qui est une maison, résulte d'autres choses,
savoir, le mur, le toit et le fondement, voici par quelle argumentation
il attaquait cela.

[Note 526: _Dial_., p. 471.]

«Si cette chose qui est la muraille est une partie de cette chose qui
est la maison, comme la maison elle-même n'est pas autre chose que le
mur, le toit et le fondement, le mur est partie de lui-même et du
reste. Mais comment sera-t-il partie de lui-même? Toute partie est
naturellement antérieure au tout; or, comment le mur serait-il antérieur
à soi et aux autres, lorsque l'antériorité à soi-même est impossible?

«La faiblesse de cette argumentation consiste en ceci, que quand on
parle du mur, et qu'on accorde qu'il est partie de lui-même et du reste,
on entend de lui-même et du reste pris et joints ensemble, ou d'un
composé dans lequel il est avec le toit et le fondement, en sorte que la
maison est comme trois choses, mais non prises séparément, combinées au
contraire, et ainsi il n'est plus vrai qu'elle soit le mur ni le reste,
mais elle est les trois ensemble. De la sorte, le mur n'est partie que
de lui-même et du reste combinés, ou de toute la maison, et non pas de
lui-même pris en soi: il est antérieur, non à soi-même pris en soi, mais
a la combinaison de soi-même et du reste. En effet, le mur a existé
avant que toutes ces choses eussent été jointes, et chacune des parties
doit exister naturellement avant de produire l'assemblage dans lequel
elles sont comprises.»

Ce long examen de la division du tout vient de nous conduire au milieu
de la grande question du réalisme et du nominalisme. Abélard y a touché
en s'occupant de la différence; il y est revenu en traitant de la
division de la substance par les espèces. Il la retrouve ici sous deux
formes, en étudiant la division du tout universel et du tout intégral.

Le tout universel est un des universaux; il est la collection soit des
genres, soit des espèces, soit des individus, qui en sont comme les
parties; en tant que collection des individus, le tout espèce peut
être appelé leur substance, puisqu'il est la totalité de la substance
répartie en eux; mais le genre n'est pas la substance totale des
espèces, puisqu'il y a dans l'espèce un élément qui n'est pas dans
le genre, la différence. Cette doctrine, qui admet bien une certaine
réalité dans les éléments des espèces et des genres, les présente
cependant comme des touts de convention; et il est vrai qu'en tant qu'on
les considère comme des touts, ce ne sont pas des touts naturels, si la
condition du tout naturel est l'unité numérique de substance; mais
ils sont des touts naturels, lorsqu'ils sont la totalité de genres
et d'espèces véritables, ou formés à raison de ressemblances et de
différences essentielles et permanentes. Les genres et les espèces de
convention, oeuvres d'une classification arbitraire et momentanée, sont
les seuls qui ne donnent naissance qu'à des touts conventionnels.

Quant à la division du tout intégral ou constitutif en ses parties, elle
serait indifférente à la question du réalisme, si Roscelin n'avait eu
la hardiesse de l'y rattacher. N'admettant de réalité que la réalité
individuelle, il se croyait obligé de nier la réalité des éléments de
l'individu, et comme l'individu est un tout, de nier les parties du
tout. Par quel subtil argument, on l'a vu. La réponse d'Abélard est
bonne, et résout la difficulté de dialectique que Roscelin avait
inventée. Le bon sens n'en pouvait être embarrassé un moment; mais le
bon sens n'est pas la logique.

«La division du tout selon la forme est, par exemple, celle qui partage
l'âme en trois puissances ou facultés, celle de végéter, celle de
sentir, celle de juger[527]. L'âme en exerce une dans les plantes, deux
dans les animaux; dans l'homme, elle les contient tontes trois: elle a
le conseil ou le jugement avec la végétabililé et la sensibilité, c'est
ce qu'on appelle la rationnanté ou la raison.

[Note 527: _Dial_., p. 411-476.]

«Voici donc une division régulière: la puissance de l'âme est ou de
végéter, ou de sentir, ou de juger. Mais cette division est-elle
applicable à l'âme universelle ou âme du monde, que Platon croit unique
et singulière[528], que d'autres appellent une espèce contenue dans
un seul individu, comme le phénix? Boèce paraît avoir appliqué cette
division à l'âme en général, quand il dit: _L'âme se composant de ces
sortes de parties, en ce sens non pas que toute âme soit composée de
toutes, mais une âme des unes, une autre âme des autres, c'est une chose
qu'il faut rapporter à la nature du tout_. Ces mots indiquent qu'il
croit que le nom d'âme, tel qu'il est défini par la division, convient
à toutes les âmes, ou, ce qui revient an même, qu'il désigne un
universel.... On donne donc aussi le nom de tout à ce qui consiste en de
certaines vertus ou facultés, comme l'âme en ses trois puissances[529].

[Note 528: Cette division triple de l'âme est comme dans toute
l'antiquité. Abélard l'avait rencontrée dans Boèce. (_In Porph_., p.
46.) Quant à la question de savoir si cette triplicité s'appliquait a
l'âme du monde, il aurait pu s'en assurer en relisant le Timée, si,
comme on le croit, il en avait une version sous les yeux. Là, Platon dit
que Dieu forma l'âme du monde d'une essence divisible, d'une essence
indivisible, et d'une essence intermédiaire, produit de l'union de l'une
et de l'autre. Ces trois principes, le premier, qui est l'être, le
second l'intelligence, le troisième qui participe des deux autres,
pourraient bien répondre à la division dont il s'agit, quoique dans le
Timée elle soit conçue d'une manière plus transcendante et qui a été
tout autrement développée et interprétée par les alexandrins. Voyez dans
les _Études sur le Timée_, de M. Henri Martin, le texte, p. 88, 94 et
98, et la note 22. t. 1. p. 316-383.]

[Note 529: Les citations, comme le fond des idées, sont prises de
Boèce (_De Div_., p. 646), et nous voyons comment s'est introduite
ou plutôt maintenue dans la philosophie du moyen âge cette ancienne
division de l'âme en végétative, sensitive et intelligente (ou
rationnelle).]

«Seule, en effet, l'âme fait végéter le corps, et elle donne seule au
corps le mouvement de croissance; seule elle discerne, c'est-à-dire a la
notion du bien et du mal; mais il semble qu'elle ne sente pas seule, on
croit même qu'elle ne peut sentir, car on ne dit pas les sens de l'âme,
mais du corps. Aristote attribue les sens au corps[530]; c'est que les
sens, c'est que les instruments par lesquels l'âme exerce ses sens,
sont fixés dans le corps et font connaître les corps qui, par leur
intermédiaire, arrivent à l'état de concepts, d'où l'on pourrait induire
qu'il y a une faculté de sentir dans l'âme, une autre dans le corps.
L'une et l'autre, en effet, sont dits sensibles (_sensibile_); mais la
vraie et première faculté de sentir est dans l'âme, quoique le corps
contienne les divers organes des sens....., ou plutôt quoique tous ses
membres soient pourvus du tact qui paraît être le seul commun à tout
animal, car il est certains animaux qui manquent de tous les autres
instruments, comme les huîtres et les coquilles, qui sont sans
tête, ainsi que Boèce le rappelle dans le premier Commentaire des
Prédicaments[531].

[Note 530: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proedic._, p 100.]

[Note 531: Il n'y a point ou il n'y a plus deux Commentaires des
Prédicaments, ni par conséquent de premier. C'est dans le livre II de
son unique commentaire sur les catégories que Boèce parle des huîtres et
des coquilles (p. 101).]

«Quant à cette sensibilité attribuée au corps de l'animal, comme si elle
était sa différence, elle paraît descendre et naître de celle qui est
dans l'âme, et l'animal ne paraît sensible qu'en tant qu'il contient une
âme capable d'exercer en lui la faculté de sentir. Le corps n'est dit
sensible que parce que l'âme est avec lui, que parce qu'il a une âme;
l'âme, au contraire, est sensible, non par l'effet du prédicament
de l'avoir, mais en vertu d'une puissance qui lui est propre.
Objectera-t-on que _sensible_, étant la différence substantielle
d'_animal_, est une qualité, apparemment parce que toute différence est
qualité, mais qu'avoir une âme n'est pas une qualité, étant au contraire
de la catégorie de l'avoir? Il faudrait alors entendre par la qualité la
forme, ou par le mot _sensible_ désigner dans le corps de l'animal une
certaine faculté qui serait nécessairement du ressort de la qualité,
puisque l'autorité a soumis toutes les puissances ou impuissances au
genre suprême de la qualité[532]. Cela revient à dire que l'animal naît
déjà apte à l'exercice des facultés de l'âme, grâce à une qualité des
sens par lesquels l'âme, comme par des instruments, s'acquitte des
fonctions de la puissance qui lui est propre.

[Note 532: Arist. _Categ._, VIII.--Boeth., _In Proed._, l. III, p.
170. Toute cette psychologie d'ailleurs ne vient point d'Aristote; on
trouverait plutôt quelque chose d'analogue dans Boèce (_De interp._, ed.
sec., p. 298)]

«Il faut qu'il y ait différentes sensibilités de l'âme et du corps,
comme il y a différentes rationnalités, car c'est une règle que les
genres qui ne sont point subordonnés entre eux, n'ont pas les mêmes
espèces ou les mêmes différences; or, tels sont le corps et l'âme, dont
l'on ne reçoit aucune attribution de l'autre[533].

[Note 533: C'est dire, en dialectique, que la sensibilité de l'âme
ne peut être celle du corps ou que la sensation n'est pas l'affection
organique; nouvelle preuve que le raisonnement, avec ses formes d'école,
remplace et quelquefois vaut les notions puisées dans l'observation des
faits de conscience.]

«L'équivoque qui se trouve dans les noms des différences de l'âme et du
corps s'étend aussi aux noms de leurs accidents. Il naît de certaines
choses qui sont dans l'âme certaines propriétés pour le corps. Ainsi
le fondement propre des sciences ou des vertus, c'est l'âme. Cependant
l'homme est un corps, et l'on dit de lui qu'il est savant ou studieux,
non qu'on entende par là une _qualité_ de la science ou de la vertu, car
elles ne sont pas en lui, mais un _avoir_ de l'âme, qui _a_ les sciences
et les vertus. L'homme est dit dialecticien ou grammairien, joyeux ou
triste, rassuré ou effrayé, et mille autres choses, à raison de toutes
les qualités de l'âme, dont l'exercice ne peut apparaître ou même avoir
lieu sans la présence du corps. Les corps eux-mêmes reçoivent des noms,
et il leur naît des propriétés qui ont le même caractère: par exemple,
Aristote dit qu'avec l'animal meurt la science[534]. Il parle de
la science par rapport au corps, car la suppression de l'animal
n'entraînerait point celle de la science, puisque l'âme, une fois
dégagée de la ténébreuse prison du corps, acquiert de plus vastes
connaissances; il ne veut parler que de cet exercice de la science qui
se manifeste seulement grâce à la présence du corps[535].

[Note 534: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proed._, p. 166.]

[Note 535: La division du tout par facultés a, suivant Boèce,
quelque chose de commun avec celle du genre ou de l'entier. Ainsi
la _prédication_ de l'âme suit de ses facultés, ce qui signifie que
l'énonciation des facultés de l'âme donne l'âme comme conséquence.
Exemple; _S'il y a végétalble, il y a âme_. Et cela revient à la
division du genre lequel suit de ses espèces: _S'il y a homme, il y a
animal_. L'âme est composée de ses facultés autrement que l'entier l'est
de ses parties. La composition de l'entier est matérielle ou relative à
la quantité de son essence, tandis que la composition de l'âme résulte
de l'addition d'une différence formatrice. «La qualité n'entre pas dans
la quantité de la substance, et ce qui est le même en nature ne peut
être matériellement composé de choses de prédicaments différents.»
C'est-à-dire qu'une quantité matérielle ou une nature _quantitative_,
comme un entier, ne peut être composée d'éléments d'une nature
_qualitative_, comme des facultés. (_Dial._, p. 474-475)]

«Quelques-uns appliquent celle division du tout virtuel ou du composé
de puissances, non à l'âme en général, mais à cette âme singulière que
Platon appelle l'âme du monde, qu'il a donnée à la nature comme issue du
_Noy_ ou de l'esprit divin, et qu'il s'imagine retrouver dans tous les
corps. Cependant il n'anime pas tout par elle, mais seulement les êtres
qui ont une nature plus molle et ainsi plus accessible à l'_animation_;
car bien que cette même âme soit à la fois dans la pierre et dans
l'animal, la dureté de la première l'empêche d'exercer ses facultés, et
toute la vertu de l'âme est suspendue dans la pierre.

«Enfin, quelques catholiques, s'attachant trop a l'allégorie,
s'efforcent d'attribuer à Platon la foi de la sainte Trinité, grâce
à cette doctrine où ils voient le _Noy_ venir du Dieu suprême, qu'on
appelle _Tagaton_, comme le Fils engendré du Père, et l'âme du monde,
procéder du _Noy_ comme du Fils le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit en
effet, qui, partout répandu tout entier, contient tout, verse aux coeurs
de quelques chrétiens, par la grâce qui y réside, ses dons qu'il est dit
vivifier en suscitant en eux les vertus[536]; mais dans quelques-uns,
ses dons semblent absents, il ne les trouve pas dignes qu'il habite
en eux, quoique sa présence ne leur manque pas, il ne leur manque que
l'exercice des vertus. Mais cette foi platonique est convaincue d'être
erronée en ce que cette âme du monde, comme elle l'appelle, elle ne la
dit pas coéternelle à Dieu, mais originaire de Dieu à la manière des
créatures. Or le Saint-Esprit est tellement essentiel à la perfection de
la Trinité divine, qu'aucun fidèle n'hésite à le croire consubstantiel,
égal et coéternel tant au Père qu'au Fils. Ainsi ce qui a paru à Platon
assuré touchant l'âme du monde, ne peut en aucune manière être rapporté
à la teneur de la foi catholique[537].»

[Note 536: «Fidelium cordibus per inhabitantem gratiam sua largitur
charismata quae vivificare dicitur suscitando in eis virtutes.»
(_Dial_., p. 475.) Cette génération de l'âme du monde emanée du _Noy_
(pour [Grec: nous], l'intelligence) est un dogme néo-platonique
qu'Abélard tenait de Macrobe plutôt que du Timée. (_In Somn. Scip_., I,
ii. xiii, xiv, etc.)]

[Note 537: Abélard, comme on le verra plus bas, n'a pas toujours
repoussé avec une aussi grande sévérité d'orthodoxie le dogme platonique
de l'âme du monde. Mais ce passage est un de ceux que l'on cite peur
prouver qu'il écrivit sa Dialectique après sa condamnation. Il est
très-probable en effet qu'il aura inséré à dessein dans ce passage la
rétractation d'une opinion, qui, bien que très-formellement exprimée
dans sa théologie, n'en fait point une partie essentielle; tandis qu'on
ne peut admettre qu'après l'avoir positivement condamnée, il l'ait
reprise plus tard et développée, le théologien se montrant ainsi moins
correct en sa foi que le philosophe. (Voyez l. III, c. II et III, et
dans Abélard, le l. II de _l'Introduction_, c. xvii, et le l. I de la
_Théologie chrétienne_, c. v.)]

«Mais une fiction de ce genre paraît éloignée de toute vérité, car elle
placerait deux âmes dans chaque homme. Platon imagine et veut que les
âmes de chacun, créées au commencement dans les étoiles correspondantes
(_in camparibus stellis_), viennent prendre appui en des corps humains
pour la création de chaque homme en particulier, et que les corps soient
animés par celles-là seules, dont la présence est partout suivie
et accompagnée de l'animation, et nos par celle dont une opinion
philosophique admet l'existence également, soit avant que le corps soit
animé, soit après qu'il est dissous et jusque dans le cadavre[538].

[Note 538: Cette phrase se rapporte à la distinction établie dans le
Timée entre l'âme du monde et l'âme ou les trois âmes de l'homme, l'une
immortelle, qui est l'âme intelligente ou connaissante, et les deux
autres mortelles, savoir: l'une mâle et l'autre femelle; l'une, celle
des volontés passionnées, l'autre, cette des impressions et affections
sensibles; l'une qui réside dans le coeur et l'autre dans le foie.
(Voyez dans les _Études sur le Timée_, le t. I, pv 96 et suiv., 187 et
suiv., not. 22 et le t. II, not. 136, 139 et 140.)]

«Ne nous occupons point de celle âme que la foi ne réclame point,
qu'aucune analogie réelle ne recommande, et revenons à l'application de
la division de l'âme générale (du genre âme). Il est demeuré en question
pourquoi on a admis tes facultés dans ce tout qui est âme plutôt que
dans les autres touts, ou pourquoi on a séparé cette division par
facultés des autres divisions des genres par différences. Pour ceux
qui par l'âme générale entendent cette âme du monde inventée par les
platoniciens, ils la mettent évidemment en dehors de toutes les
autres divisions, puisque dans cette seule et même âme ils admettent
substantiellement toutes les facultés différentielles, la substance de
cette âme les contenant également partout, quoique partout elle ne
les exerce pas. Ceux au contraire qui entendent par l'âme générale
l'universel âme (ou l'âme en général), ce qui est plus raisonnable, ils
n'ont pas de raison d'admettre au nombre des divisions par la forme
cette division de l'âme, plutôt que celle des autres touts par
puissances ou par impuissances, telles que rationnalité et
irrationnalité, ou toute autre forme de la substance; mais peut-être la
citent-ils de préférence pour exemple, parce que ses différences sont
plus connues d'avance.

«La dernière division est celle par la matière et par la forme. En voici
une: «L'homme est en partie substance animale, en partie forme de
la rationnalité ou de la mortalité.» L'animal compose l'homme
matériellement, la rationnalité et la mortalité formellement: car
celles-ci étant des qualités ne pouvent se convertir en l'essence de
l'homme qui est substance; mais la substance d'animal est la seule qui
constitue l'homme par _l'information_ de ses différences substantielles.
Les différences substantielles sont celles qui _spécifient_ ou changent
en espèces les genre divisés put elles (Porphyre)[539]. La rationalité
en effet et la mortalité, advenant à la substance d'animal, en font une
espèce qui est l'homme. Mais en convertissant en espèce la substance
du genre, elles ne passent pas elles-mêmes ensemble avec elle dans
l'essence de l'espèce; ce sont les genres seuls qui deviennent espèces,
sans rester toutefois séparés des différences; sans la survenance des
différences, l'espèce différenciée ne serait pas produite; c'est par
et non avec les différences que cette transformation a lieu. Si les
différences étaient avec le genres transportées dans l'espèce, nous ne
nous rendrions pas à la doctrine de ceux qui veulent quo l'homme soit un
autre plus la rationnalité et la mortalité, non pas seulement un autre
_informé_ par ces deux différences, mais un animal et ces deux choses;
dans le premier cas trois font un, dans le second les trois sont trois,
et l'homme uni à la muraille n'est pas la même chose que l'homme et la
muraille. Mais assurément nous serions forcés d'admettre que ces mêmes
différences ensemble avec le genre viennent à la fois et se réunissent
de même façon dans l'essence de l'espèce; d'où il résulterait qu'elles
sont de la substance de la chose et qu'elles entrent comme partie dans
la matière. Car rien no reçoit l'attribution de substance composée que
la matière, parce que rien ne doit être pris matériellement que la
matière déjà actuellement combinée a la forme; par la statua on no peut
entendre que l'airain figuré, et non l'airain et la figure, puisque
la composition de la forme n'est pas de l'essence de la statue. «_La
statue_, dit Boèce[540], _consiste dans ses parties_ (c'est-à-dire dans
les parties séparées d'airain qui, réunies, constituent la quantité de
son essence comme matière) _autrement que dans l'airain et l'espèce_
(c'est-à-dire dans la composition de la forme).» Cette composition
n'advient pas n la matière pour y être de l'essence de la chose, mais
pour que la substance de l'airain devienne ainsi une statue. La matière
actuellement jointe aux formes n'est que ce qu'on appelle le _matièré_,
comme l'anneau d'or n'est que l'or étiré en cercle, comme la maison
n'est que le bois et les pierres augmentées de la construction.

[Note 539: _Isag._, III.--Boeth., _In Porph._, l. IV, p. 89.]

[Note 540: _De Div._, p. 640.]

«La division dont nous traitons comprend avec la forme substantielle
la forme accidentelle; car la composition de la statue ne paraît point
substantielle, puisqu'elle ne crée pas une substance spécifique. La
statue ne semble pas en effet une espèce, car elle n'est pas une unité
naturelle, mais fabriquée par les hommes, ni un nom de substance, mais
d'accident, le nom de statue étant pris de quelque fait de composition.
En effet, de quelque substance que soit le simulacre, airain, fer ou
bois, dès qu'il offre l'image d'un être animé, c'est une statue. Le
mot de statue paraît donc appartenir plus à _l'adjacence_[541] qu'à
l'essence; mais quoique la formation de la statue ne donne pas une
substance spécifique, la composition est substantiellement inhérente
à la statue (elle y est comme dans son sujet d'inhérence), de la même
façon que la justice au juste. Le juste ne peut être sans la justice,
la statue sans sa composition; non, il est vrai, par une nature
substantielle, mais par une propriété formelle, qui fait qu'on dit le
juste et la statue. Boèce a dit que les différences substantielles du
tyran au roi étaient de prendre l'empire sur les lois et d'opprimer le
peuple sous une domination violente[542]; cependant _roi_ et _tyran_ ne
désignent pas des espèces, mais des accidents; l'homme est ce qu'il y
a de plus spécial; point d'espèces après lui. Le mot de Boèce signifie
donc que nul ne peut être investi de la propriété de roi ou de tyran,
s'il n'a fait ce qui vient d'être dit.»

[Note 541: _Ad adjacentiam_, nous francisons ce mot, parce qu'il est
expliqué par son antithèse avec _essence_.]

[Note 542: _De Differ. topic._, l. III, p. 873.]

La troisième division est celle de la voix ou du mot. Elle divise le mot
en significations ou en modes de significations[543].

[Note 543: _Dial._, p. 479-484.]

Les significations des mots dépendent de la notion qu'ils produisent
dans l'esprit de l'auditeur, et en général du sens qui leur a été
imposé; mais ces recherches ne tiennent pas à l'essence de la
philosophie. Une même signification peut avoir plusieurs modes,
c'est-à-dire qu'un mot peut s'appliquer diversement. De là une division
nouvelle. Le mot d'_infini_, par exemple, est divisé par Boèce en infini
de mesure, en infini de multitude, en infini de temps[544]. Dans
les termes vraiment équivoques, il y a pour un même mot plusieurs
définitions. Ici, au contraire, où il ne s'agit que des modes de la
signification, la définition ne change pas; l'infini demeure toujours
ce dont le terme ne peut être trouvé, mais l'infini est un mot qui
s'emploie de différentes manières. C'est la recherche et rémunération de
ces _manières_ ou modes qu'on appelle la division du mot par les modes.
Abélard va plus loin, et croit que l'infini ne désigne point une seule
et même propriété, commune, par exemple, au monde, au sable, à Dieu.
Chacun a sa manière d'être infini, et il penche à croire qu'il faudrait
ici une définition plutôt réelle que verbale. Les membres de la division
que Boèce donne de l'infini, ne supposent point nécessairement une
opposition, une même chose pouvant être infinie de diverses manières.
Dieu est infini quant au temps et par la quantité de la substance; car
il ne saurait être renfermé dans aucun lieu. Est-il sage d'ailleurs
d'employer le mot d'infini pour Dieu et pour la créature? ne risque-t-on
pas de tomber ainsi dans l'équivoque proprement dite, et n'y aurait-il
pas lieu à des définitions différentes? On dit que l'infini est ce dont
le terme ne peut être trouvé; mais Dieu est infini, en ce sens que sa
nature ne permet pas que l'on trouve le terme d'un être que rien ne
limite. Il est infini par essence. «Les créatures, au contraire, ne
peuvent être dites infinies que relativement à notre connaissance, et
non pas à leur nature. Toutes, en effet, connaissent leurs limites,
quand même notre science ne les atteint pas; et admettre l'infinité,
réelle ou naturelle, dans les créatures, fut une erreur chez les gentils
et serait une hérésie chez les catholiques; car ce serait assimiler à
son créateur la créature comme excédant toutes limites; or le créateur
lui-même ne connaît pas ses limites, puisqu'elles n'ont jamais été.»

[Note 544: _De Div._, p. 640.]

Cette analyse des diverses sortes de divisions ne serait pas
suffisamment instructive, si l'on ne les comparait entre elles pour
faire ressortir leurs différences[545].

[Note 545: _Dial._, p. 484-489.]

Si vous comparez la division du tout à la distribution du genre, vous
trouvez qu'elles diffèrent en ce que la première se fait suivant la
quantité, la seconde suivant la qualité. En effet, lorsqu'on distribue
un universel, on n'entend point le prendre dans son intégrité, mais
en montrer la diffusion entre tout ce qui y participe. S'agit-il, au
contraire, d'un tout intégral, ses parties en divisent la substance,
indépendamment de toutes qualités et quand même elles en seraient
dépourvues.

Toujours un genre est antérieur à ses espèces, un tout postérieur à ses
parties; car les parties sont la matière du tout, comme le genre est
la matière des espèces. Aussi, comme la destruction du genre supprime
l'espèce, quoique la destruction de l'espèce laisse subsister le genre,
la destruction de la partie détruit le tout, quoique le tout en
se détruisant n'entraîne pas la perte des parties, au moins comme
substance, si ce n'est comme parties.

Chaque espèce reçoit le genre pour prédicat; on ne peut dire la même
chose du tout pour chaque partie. Il les faut toutes prises ensemble,
pour qu'elles soient le sujet du tout. L'homme est animal, mais la
muraille n'est pas la maison; il y faut la muraille, le toit, etc., tout
pris ensemble, il n'y a d'exception que pour les touts factices,
comme une baguette d'airain, dont le tout divisé en deux donnera deux
baguettes d'airain. Mais aussi, comme étant un tout factice, on devrait
peut-être la classer parmi les substances universelles.

Comparez maintenant la division du mot à celle du genre. Elles diffèrent
en ce que le mot se partage en significations propres, le genre
en certaines créations tirées de lui-même. «Car le genre crée
matériellement l'espèce; l'essence générale est transférée dans la
substance de l'espèce, au lieu que la substance du mot n'est point
transportée dans la constitution de la chose qu'il signifie. Le
genre est plus universel dans la nature que l'espèce, son sujet;
_l'équivocation_ est dans sa signification plus compréhensive que le
mot unique. C'est que le mot n'est pas un tout naturel; il n'appartient
naturellement à aucune chose signifiée; c'est un nom imposé par les
hommes. Car le suprême artisan des choses nous a confié l'imposition des
noms, mais il a réservé la nature des choses à sa propre disposition.»

Aussi le mot est-il postérieur à la chose qu'il signifie, et le genre
antérieur à l'espèce. Par suite, les choses qui sont réunies dans la
nature du genre, reçoivent son nom et sa définition; tout ce qui se
dit du sujet en est prédicat de nom et de définition (Aristote).
Les significations, an contraire, ne se partagent que le nom de
l'_équivocation_[546].

[Note 546: _Categ._, V.--Boeth., _In Proed._, l. I, p. 130.
Pour bien comprendre ceci, il faut se rappeler que l'_équivocation_
(homonymie) est la propriété des choses équivoques (homonymes),
c'est-à-dire qui sous un même nom n'ont pas même substance. «Nomem
commune, substantiae ratio diversa.» On peut dire d'un homme vivant et
d'un portrait, c'est un homme. (Boeth., _In Proed._, p. 115.) Il y a
dans le texte d'Abélard, à la dernière phrase, _non participant_, je
crois que la négation doit être retranchée (p. 487).]

La division du genre exprime une nature qui est la même partout, la
division du mot un usage ou convention qui peut varier.

Comparez enfin la division du mot et celle du tout; le tout consiste
dans ses parties, qui le divisent, mais les significations qui divisent
le mot ne le constituent pas en lui-même. Aussi, pendant qu'une partie
du tout en entraîne la destruction par la sienne propre, le mot qui
signifie diverses choses peut perdre une de ces choses, sans que
l'anéantissement de cette chose anéantisse le mot, soit en substance,
soit à titre de signification.

Ces différences, ainsi résumées, ne sont paa sans intérêt; elles
accusent dans celui qui les a recueillies une tendance au nominalisme;
mais c'est une conséquence qu'il suffit d'indiquer[547].

[Note 547: Et cependant on y rencontre cette expression toute
réaliste, _essentia generalis_ (ibid.).]

Il faudrait donner un traité de dialectique ou commenter tout Boèce,
pour compléter l'analyse du traité d'Abélard sur la division. Il n'a
pas même été publié tout entier, et après la division substantielle, le
tableau des divisions accidentelles n'aurait qu'un intérêt médiocre.
Cependant cette partie si importante de la dialectique resterait trop
incomplète, si nous nous taisions sur ce qui fait en dernière analyse la
valeur de la division, sur la définition.

On a dû voir comment la division rend possible la définition, et la
définition dont le crédit a un peu baissé dans la philosophie, était au
premier rang dans celle du moyen âge. Mais avant de lui assigner son
rôle philosophique, disons, d'après Abélard, ce que c'est que la
définition[548].

[Note 548: _Dial._, pars V, p. 490-497.]

Ce mot aussi a plusieurs acceptions. Proprement, la définition est
constituée seulement par le genre et les différences[549], comme cette
définition de l'homme, _animal rationnel mortel_, ou de l'animal,
_substance animée sensible_, ou des corps, _substance corporelle_.
Ainsi, comme le dit Cicéron, la définition explique ce que (_quid_) est
le défini. Cependant on a souvent, avec Thémiste, entendu la définition
dans un sens large, et compris sous ce nom toute oraison qui, par une
équation entre la _prédication_ et une voix (_l'univoque_), en déclare
de quelque manière la signification. Dans la prédication, on dit que
l'oraison _fait équation_ au mot qu'elle définit, ou que la définition
est _adéquate_, lorsque dans un sujet quelconque il se trouve que ni
le nom n'excède l'oraison, ni l'oraison le nom. Ainsi, tout ce qui est
_homme_ est _animal rationnel mortel_, et réciproquement.

[Note 549: Abëlard suit ici Boèce, dont les idées sur la définition
ont prévalu dans l'école. La définition que donne Cicéron de la
définition même est dans ses Topiques, et Boèce, âpres l'avoir
commentée, la rappelle dans son «Traité de la définition» (p. 649), et
c'est là qu'Abélard la reprond. Au reste, cette définition ne diffère
pas de l'ideo générale qu'Aristote donne de la définition, [Grec: lomos
ton ti isti], (_Analyt. post._, II, x); mais Boèce, Abélard et en
général les scolastiques sont loin d'avoir jugé la définition avec une
sévérité aussi clairvoyante que l'a fait Aristote. (_Anal. post._, II,
III à XIII.--_Topic._, VI.--_Met._, VII, XII.)]

On distingue la définition de nom et la définition de chose. La première
est l'interprétation qui explique un mot d'une langue dans une autre,
surtout en le décomposant, comme lorsqu'on explique que _philosophie_
signifie _amour de la sagesse_. L'interprétation rentre souvent dans
l'étymologie; mais l'une et l'autre, en expliquant le nom, donnent
connaissance de la chose; autrement, le mot ne se comprendrait pas. La
définition fait la démonstration de la chose, quand non-seulement elle
en donne la substance, mais qu'elle la dépeint par quelques-unes de
ses propriétés. Le mot montre la chose enveloppée, la définition la
développe, en décomposant la matière ou la forme. Dans la définition
de l'homme, _animal_ indique la substance, _mortel_ et _rationnel_ les
formes; _homme_ signifiait tout cela confusément. Le nom de la substance
générique ou spécifique détermine, assigne la qualité à la substance, en
désignant la substance, en tant qu'_informée_ par les qualités; mais il
ne donne pas une pleine connaissance comme la définition qui décompose.

L'interprétation s'applique au nom; elle est nécessaire, notamment quand
le doute porte sur la substance nommée, et que l'on ne sait à quelle
substance le nom est imposé. Puis on y ajoute la définition, lorsque
la propriété formelle est ignorée. «La définition doit toujours être
convertible avec le défini; mais l'interprétation excède généralement
l'interprété. Ainsi nous n'appelons pas philosophes tous ceux qui aiment
la sagesse, mais seulement ceux qui ont bien saisi la doctrine de l'art
(la connaissance de la dialectique), tandis qu'on interprète le mot
_philosophe_ par _amateur de la sagesse_, c'est la composition et le son
du mot qui semblent le vouloir ainsi. Aussi cet exemple nous donne-t-il
la différence de la définition de nom à celle de chose.»

La définition de chose, comme la division, est ou selon la substance, et
c'est la définition propre, ou selon l'accident, et elle doit s'appeler
alors description. La définition substantielle est celle qui comprend en
ses parties la matière et la forme substantielle qui font la
substance de la chose, comme par exemple, le genre et les différences
substantielles. Les espèces seules peuvent donc être définies
substantiellement, car seules elles ont le genre et les différences
substantielles. Quant aux genres les plus généraux ou prédicaments,
ils ne peuvent admettre la définition, car ils n'ont ni genres, ni
différences constitutives, puisqu'ils ne tirent point d'ailleurs leur
constitution, et qu'ils sont suprêmes principes des choses. De même les
individus sont indéfinissables, parce qu'ils manquent de différences
spécifiques, n'ayant point par soi les différences auxquelles ils ne
participent que parce qu'ils font partie de l'espèce. Les individus
d'une même espèce ne se distinguent entre eux que par les accidents de
la forme, qui _altèrent_[550] seulement la substance et ne créent point
d'essence. Les accidents cesseraient d'être accidents, si l'accès et le
retrait en enlevait quelque chose à la substance; c'est là l'effet des
formes substantielles des espèces; d'elles dépend la génération et
la corruption de la substance, c'est-à-dire que seules elles peuvent
produire les substances nouvelles et en changer la composition.

[Note 550: _Altérer_ est ici pris dans le sens primitif, et signifie
que les accidents font qu'un individu est autre (_alter non alius_)
qu'un autre individu de même espèce. Ainsi, les accidents individuels
altèrent la substance, sans la changer en tant que substance spécifique.
Sous ce rapport, il faut se garder de confondre _altération_ avec
_corruption_. Les formes substantielles corrompent la substance, en
changent la nature (_cum rumpere_, composer autrement), et ne se bornent
pas à l'altérer (à l'individualiser).]

Il ne peut donc tomber sous la définition que les intermédiaires entre
les prédicaments et les individus, mais les uns et les autres ne se
refusent pas à la description, qui est la définition selon l'accident ou
improprement dite. Ainsi l'on dit que _la substance est ce qui peut être
sujet de tous les accidents_, et que _Socrate est un homme blanc, crépu,
musicien, fils de Sophronisque_. Ce sont des définitions incomplètes ou
descriptions qui n'admettent que les seules différences, ou qui posent
le genre sans les différences, ou l'espèce avec les accidents; elles
diffèrent des vraies définitions, qui ne comprennent que la matière et
la forme.

Parmi les noms soumis à la définition, on distingue les noms substantifs
proprement dits, qui sont donnés aux choses en ce qu'elles sont, et les
autres noms qu'on appelle noms pris, _nomma sumpta_ (noms abstraits),
et qui sont imposés aux choses à raison de la _susception_ de quelque
forme. D'où l'on distingue la définition quant à la substance de la
chose, et la définition quant à l'adhérence de la forme. Les
définitions des genres et espèces sont données quant à la substance ou
substantivement; les définitions des noms pris, comme l'_homme_, le
_rationnel_, le _blanc_, sont données adjectivement.

«A propos de ces dernières, une grande question est élevée par ceux qui
placent les universaux au premier rang parmi les choses, c'est celle de
savoir quelles sont les choses signifiées que les définitions de noms
définissent. En effet, la signification des noms abstraits est double,
la principale est relative à la _forme_, la secondaire relative au
_formé_. Ainsi _blanc_ signifie en premier lieu _la blancheur_ qui sert
à déterminer le corps sujet de la blancheur; en second lieu, le sujet
même dont _blanc_ est le nom. Or nous définissons le blanc _le formé par
la blancheur_ (ce qui a la _forme de la blancheur_). Maintenant on est
dans l'usage de demander si c'est seulement la définition du mot ou de
quelque chose que le mot signifie. Mais d'abord, comme nous définissons
les mots, non selon leur essence, mais selon leur signification, cette
définition paraît être en premier lieu celle de la signification; il
reste donc à chercher de quelle signification. Est-ce la première,
c'est-à-dire _la blancheur_, ou la seconde, c'est-à-dire _le sujet de la
blancheur_? Si c'est la définition de la _blancheur_, elle est _prédite_
d'elle-même (car c'est dire que la _blancheur_ est _formée du formé
par la blancheur_); _blancheur_ se dit de toute chose _blanche_, et
la définition se sert à elle-même de prédicat; or qui accorderait que
_blancheur_ ou _cette blancheur fût formée de blancheur_? tout ce qui
est _formé de blancheur_ ou _blanc_ est corps.

«Mais si la définition ci-dessus est celle de la chose qu'on nomme le
_blanc_, c'est-à-dire qui est le _sujet de la blancheur_, on demande si
elle est la définition de chaque sujet qui reçoit la _blancheur_ ou de
tous pris ensemble. Dans le premier cas, elle est aussi celle de la
perle, qui est blanche; alors, d'après la règle _De quocumque diffinitio
dicitur_ (la définition se dit de tout ce dont se dit le terme
défini[551]), celle-ci donne le prédicat de la perle, ce qui est
absolument faux. Si au contraire on veut qu'elle soit la définition de
tous les sujets pris ensemble, il faudra, d'après la même règle, que
tous les sujets, quelque divers qu'ils puissent être, soient définis
ensemble (c'est-à-dire par le même prédicat dans la même proposition),
ce qui est encore faux.

[Note 551: Je crois que cette règle est celle que donne Aristote en
ces termes: «Toute définition est toujours universelle.» (_Anal. post._,
II, xiii.)]

«Là-dessus, je m'en souviens, voici quelles étaient les solutions qui
pouvaient lever toutes les objections précédentes.

«Supposons que l'on dise que cette définition est celle de la
_blancheur_, entendue non selon son essence, mais selon l'adjacence (non
substantivement, mais adjectivement), c'est une conséquence qu'elle soit
aussi dite comme prédicat 1° de la blancheur adjectivement, en ce sens
que _tout blanc est formé par la blancheur_; 2° et aussi de toutes les
choses dont elle est le prédicat adjectif. (Ainsi toutes les choses
_blanches_ sont _formées de la blancheur_.)

«On peut dire aussi qu'elle convient à tout sujet quelconque de la
_blancheur_; mais ce n'est pas une conséquence nécessaire qu'elle
définisse tout ce qui a cette même définition pour prédicat; car cette
règle _la définition se dit d'un quelconque_, ne regarde que les
définitions selon la substance[552]; or celle dont il s'agit est
assignée à la substance _sujet de la blancheur_, non quant à ce qu'elle
est en elle-même, mais quant à une de ses formes.

[Note 552: J'ai supprimé dans le texte de cette phrase deux mots,
_et definitum_, qui me paraissaient en troubler le sens (p. 496).]

«Cette solution me paraît aussi tirer d'affaire tous ceux qui veulent
que la définition embrasse tous les _sujets de la blancheur_ pris
ensemble, quand même on concéderait qu'ils sont tous _prédits en
disjonction_, c'est-à-dire que ce qui a la définition pour prédicat est
ou perle, ou cygne, ou tout autre de ces sujets.

«On peut encore dire que la définition est celle de ce nom, _le blanc_,
non quant à son essence, mais quant à sa signification, et alors elle ne
risquera plus de lui servir de prédicat quant à son essence: on ne dira
pas que ce mot _blanc_ est le _formé de la blancheur_, mais que c'est ce
qu'il signifie; c'est comme si l'on disait que la chose qui est appelée
_blanche_, est _formée de la blancheur_. Définir le mot, c'est ouvrir
sa signification par la définition; définir la chose, c'est montrer la
chose même.

«Ainsi, que la définition fût une définition de mot ou qu'elle fût celle
d'une signification quelconque, la question pouvait être résolue: on ne
définit rien sans déclarer en même temps la signification d'un mot,
et nous n'accordons pas qu'aucune chose réelle puisse être dite de
plusieurs, c'est le nom seulement qui est dans ce cas. Comme toute
définition doit éclaircir le mot qui exprime ce qu'elle définit, il faut
qu'elle soit toujours composée de noms dont la signification reçue soit
connue, car nous ne pouvons éclaircir l'inconnu par des inconnus. La
définition est ce qui donne la plus grande démonstration possible de la
chose que contient le nom défini, car il y a cette différence entre la
définition et le défini que, bien que l'une et l'autre aient la même
chose pour sujet, leur manière de le signifier diffère (Boèce[553]). La
définition qui distingue en parties séparées chacune des propriétés de
la chose, la montre plus expressément et plus explicitement, tandis que
le mot défini ne distingue pas ces divers éléments par parties, mais
pose le tout confusément. Et quoique les mots définis contiennent
souvent plus de propriétés de la chose que la définition n'en énonce, là
où l'on a le mot et la définition, la définition est plus démonstrative
que le nom. Quant aux choses mêmes, la définition fait plus que le nom
pour la signification, quand elle est substituée à la chose même qui
est ignorée et qu'elle détermine distinctement dans toutes ses
parties[554].»

[Note 553: _De Div._, p. 665.]

[Note 554: _Dial._, p. 495-497. Cette dernière partie de la
discussion, donnée textuellement, aurait besoin peut-être, pour se faire
comprendre, d'une paraphrase nouvelle. Mais dans les deux chapitres
suivants on reviendra au sujet qu'elle traite, et tout sera peut-être
éclairci.]

Ici finissent les extraits que nous voulions donner de la Dialectique,
et aucune de ses parties, plus que ce dernier livre, n'aura prouvé
combien cette science consacrée à l'élude des procédés logiques de
l'esprit, est forcément et fréquemment entraînée à l'examen des
questions de métaphysique. On ne saurait trouver étrange que cette
nécessité se fasse sentir surtout dans les recherches sur la définition.
Qu'est-ce en effet que définir? c'est dire ce qu'est une chose. La
science de la définition est donc l'art de dire ce que sont les choses,
et comme l'art de le dire est celui de l'enseigner, c'est apparemment
aussi celui de le savoir. Apprendre à définir, c'est donc finalement
apprendre à connaître les choses; et cette partie de la logique est
l'introduction à l'ontologie. S'il y a une méthode sûre pour bien
définir, il y a un procédé certain pour connaître la vérité des choses.

D'où venait cette préférence pour la définition comme moyen de
connaître? de l'emploi presque exclusif du raisonnement dialectique. Ce
raisonnement n'est au fond que le syllogisme; or le syllogisme n'est, à
le bien prendre, que le moyen de tirer de la définition d'une chose
la définition d'une autre. Les propositions qui le composent sont des
définitions partielles ou totales, provisoires ou finales. Quand il
est général et définitif, il est (ce mot de définitif semble lui-même
l'indiquer) un procédé de définition. Si l'on remonte aux syllogismes
antérieurs, on arrive toujours à quelque proposition universelle qui
exprime qu'une chose convient à une autre, à toute cette autre, à rien
que cette autre, _omni et soli_. C'est donc une définition. Et, comme la
scolastique recourait peu à l'observation soit interne, soit externe, il
est tout simple que, suivant son procédé habituel, elle se soit
attachée à rechercher et à établir plutôt les conditions logiques de la
définition, que les méthodes les plus sûres de découvrir et de constater
la vérité, persuadée qu'elle était qu'une fois ces conditions connues,
elle n'aurait plus qu'à les appliquer, sans investigations lointaines,
sans expériences prolongées, pour faire de bonnes définitions ou pour
contrôler celles qui lui seraient présentées. Qu'était-ce pour elle,
en effet, qu'étudier une chose? c'était en chercher la place dans les
cadres de la dialectique; c'était déterminer à quelle catégorie elle
appartenait, si elle était genre le plus général ou prédicament, genre,
espèce, sous-genre, sous-espèce, espèce la plus spéciale ou individu,
si elle était mode ou nature, propre ou accident; et cela, moins en
retraçant les caractères effectifs de la chose dans la réalité, qu'en
rappelant les propositions d'Aristote, de Porphyre, ou de Boèce, où elle
avait figuré, pour faire concorder l'exposition logique de la chose avec
les assertions antérieures de l'autorité. La recherche de la vérité dans
un tel système aurait dû, pour atteindre parfaitement son but, aboutir à
un tableau dialectiquement encyclopédique de tous les objets nommés par
le langage; et ce tableau n'eût été qu'une collection méthodique de
définitions.

Si la définition a été depuis moins pratiquée et moins prônée, c'est
qu'on a reconnu combien était artificielle et hypothétique soit cette
manière de la trouver, soit la science dont elle devenait le fondement.
On a remarqué que la définition n'était jamais que relative à la
connaissance acquise, et ne contenait de vérité qu'en proportion de ce
qu'on en savait. La définition ne donne pas la science; elle la résume
ou la rappelle, elle ne la produit pas. Sans donc y renoncer, il vaut
mieux s'enquérir, par l'étude du raisonnement comme par l'expérience
externe, par l'examen du langage comme par la recherche des citations,
par l'analyse directe de tous les caractères de l'objet à connaître
comme par la décomposition de toutes les idées qui en constituent la
notion, s'enquérir, dis-je, par tout moyen, de la vérité des choses,
sauf ensuite à régulariser et, jusqu'à un certain point, à contrôler les
connaissances acquises par l'application des formes de la dialectique.
Au nombre de ces formes est sans contredit la définition, qui n'est
elle-même que la division retournée. La définition est la synthèse dont
la division est l'analyse.

Quoi qu'il en soit, rien de moins surprenant que la variété et
l'importance des objets et des questions auxquelles touche l'étude de
la définition. Ce qu'on vient de dire prouve que par la nature même des
choses cette étude était infinie, puisqu'elle n'était rien moins que la
clef de la science universelle. Aussi, à travers beaucoup de subtilités
oiseuses, avons-nous vu, sous la main d'Abélard, l'étude de la division
et de la définition amener dans son cours une théorie ontologique de la
nature de l'âme, une théorie psychologique de ses facultés, des vues sur
la nature de Dieu, sur celle de l'homme, sur le langage en général et
sur les langues, des recherches sur la vraie nature des accidents, et
avant tout et sans cesse sur la substance et les modes, conséquemment
sur le problème continuel et capital des universaux. Par les lumières
que l'analyse de cette cinquième partie de la Dialectique a jetées sur
ces diverses questions, elle peut être vraiment considérée comme la
transition aux ouvrages qu'il nous reste à faire connaître. Elle
nous conduit à l'examen plus direct des opinions psychologiques et
ontologiques de notre auteur; et elle nous montre en même temps comment
la dialectique, science purement abstraite, devient une science
d'application.



CHAPITRE VII.

DE LA PSYCHOLOGIE D'ABÉLARD.--_De Intellectibis_.

Lorsque l'on compare la philosophie du moyen âge et la philosophie
moderne, une première différence frappe les regards. L'une paraît
presque étrangère à l'étude des facultés de l'âme, à laquelle l'autre
semble consacrée. En d'autres termes, la psychologie passe pour une
découverte des derniers siècles. C'est en effet une vérité incontestable
que depuis deux cents ans l'étude de l'esprit humain est devenue la
condition préalable, la base, le flambeau, le premier pas de la science;
toutes ces métaphores sont justes. Mais c'est surtout cette importance,
c'est ce rôle de la psychologie dans la philosophie qui peut s'appeler
une découverte moderne; et l'on ne saurait prétendre d'une manière
absolue qu'à aucune époque l'homme ait entièrement renoncé à s'observer
lui-même, ou du moins à se faire un système quelconque sur sa nature
intérieure et sur ses moyens de connaître. 11 y a donc eu toujours une
certaine psychologie. Mais on en faisait peu d'usage; et l'on est resté
longtemps sans deviner qu'une grande partie des vérités philosophiques
ne sont accessibles que par l'observation de la conscience. Les disputes
du moyen âge, ces controverses fameuses dont le bruit retentit
dans l'histoire, roulaient sur des questions de dialectique ou de
métaphysique, et non sur la science directe de l'esprit humain. Aussi
trouvions-nous à peine dans les ouvrages déjà imprimés d'Abélard
quelques vues isolées sur les facultés de l'homme, et ne pouvions-nous
obtenir que par des inductions conjecturales et vagues une idée de sa
psychologie, jusqu'au jour où parut un petit traité qu'il nous reste à
faire connaître.

Le titre seul est singulier, _Tractalus de Intellectibus_[555]. Il ne
serait pas aisé de le traduire du premier mot; car bien que l'ouvrage
roule sur l'intelligence humaine, cette expression _de intellectibus_
désigne plutôt certains produits ou certaines opérations de
l'intelligence que la faculté qui les réalise. M. Cousin a raison
d'appeler l'ouvrage _un recueil de remarques sur l'entendement_; mais il
s'y agit surtout de ces actes de l'entendement désignés sous le nom de
concepts, et qu'on n'eût pas, il y a un demi-siècle, hésité à nommer des
idées. Nous n'intitulerons pourtant pas l'ouvrage _Traité des idées_; ce
titre est trop moderne; on comprendra mieux notre scrupule, lorsqu'on
aura lu les premiers mots de l'ouvrage. Ils seront le meilleur préambule
de notre analyse.

[Note 555: _P. Abaelardi tractalus de Intellectibus_; c'est le titre
du manuscrit qui provient de la bibliothèque du Mont-Saint-Michel. M.
Cousin l'a publié dans la 4'e édition de ses _Frag. phil_., t. III,
Append., XI, p. 448 et suiv.]

«Voulant traiter des spéculations, c'est-à-dire des concepts, nous
nous proposons, pour en faire une étude plus exacte, d'abord de les
distinguer des autres passions ou affections de l'âme, de celles du
moins qui paraissent le plus se rapprocher de leur nature; puis de les
distinguer les uns des autres par leurs différences propres, autant que
nous le jugerons nécessaire pour la science du discours.

«Il y a cinq choses dont il convient de les isoler soigneusement: le
sens, l'imagination, l'estimation, la science, la raison[556].

[Note 556: «Sensus, Imaginatio, existimatio, scientia, ratio.» Cette
distribution des principales facultés de l'esprit humain ne se trouve
nulle part énoncée en termes exprès dans Boèce; du moins je ne l'y
ai pas découverte. Il est impossible cependant d'en rapporter tout
l'honneur à Abélard, d'autant que c'est à peu près la division de l'âme
que l'on trouve exposée d'une manière si remarquable dans le l. III du
_de Anima_ d'Aristote, [Grec: Listhaesis, phantasia, doxa, epistaemae,
nous]. Il serait curieux de rechercher comment et par qui cette division
avait passé dans le commerce philosophique. Car tout semble prouver
qu'Abélard ne connaissait point le _de Anima_.]

1° Sens.--«L'intellect ou faculté de concevoir est lié avec le sens tant
par l'origine que par le nom. Par l'origine, car dès qu'un des cinq sens
atteint une chose, il nous en suggère aussitôt une certaine conception.
En voyant en effet quelque chose, en flairant, entendant, goûtant ou
touchant, nous concevons aussitôt ce que nous sentons; et il est si
vrai que la faiblesse humaine est provoquée par le sens à s'élever à
l'intelligence, que nous avons peine à donner à aucune chose la forme de
la conception, si ce n'est à la ressemblance des choses corporelles que
l'expérience des sens nous fait connaître.

«Quant au langage, nous abusons souvent du mot de sens pour exprimer
l'intelligence; par exemple nous disons le sens des mots, au lieu
de dire le concept des mots. La vision aussi est prise souvent pour
l'intelligence tant par Aristote que par la plupart des autres[557],
peut-être parce que le sens nous paraît ressembler davantage à
l'intelligence. En effet, l'esprit se représente la chose qu'il conçoit,
d'une manière analogue à celle dont nous contemplons, comme placée
devant nous, une chose prochaine ou éloignée.

[Note 557: Je ne vois que les représentations mentales, les
_fantaisies_ des Grecs, que Boèce propose d'appeler _visa_. (_In Porph.
a Victor., Dial._, I, p. 8.)]

«Le sens et l'intellect étant donc réunis par l'origine et le nom,
il m'a paru nécessaire d'assigner leur différence, vu qu'ils opèrent
ensemble dans l'âme[558].»

[Note 558: _De Intell._, p. 461-462.]

La différence, c'est que la perception d'une chose corporelle par le
sens a besoin d'un instrument corporel, c'est-à-dire que l'âme doit être
appliquée à un objet par un intermédiaire physique, comme l'oeil ou
l'oreille, tandis que l'intellect qui conçoit, c'est-à-dire la pensée
même de l'âme, n'a besoin ni de l'instrument corporel, ni même de
l'effet d'une chose réelle à concevoir, puisque l'intelligence se pose
des choses existantes ou non, corporelles ou non, soit en se rappelant
le passé, soit en prévoyant l'avenir, soit même en se figurant ce qui
n'exista jamais.

La seconde différence, c'est que le sens n'a aucune faculté de juger
d'une chose, c'est-à-dire d'en concevoir la nature ou la propriété;
aussi est-il commun aux animaux sans raison et aux animaux raisonnables.
L'intelligence, au contraire, n'opère que par la conception rationnelle
de la nature ou de la propriété des choses, même quand elle conçoit à
faux. Aussi point d'entendement sans la raison, ou sans la faculté par
laquelle un esprit capable de discernement parvient à distinguer et à
juger les natures des choses.

2° Raison.--Les animaux qui ont la raison ont, en langage scolastique,
la rationnalité. La science ne met entre ces deux choses qu'une
différence de degré. La seconde appartient à tous les esprits, tant des
hommes que des anges; la première, seulement à ceux qui sont capables
de discernement (_discretis_, aux personnes discrètes); quiconque peut
juger les propriétés des choses possède la rationnalité. Celui dont
le jugement, exempt des atteintes de l'âge ou des troubles de
l'organisation, s'exerce avec facilité, a seul la raison. Or la raison
est en essence la même chose que l'esprit (_animus_). La conception, ou
l'acte de l'intelligence en tant qu'elle conçoit, distincte des sens
comme de la raison, descend ou provient de celle-ci dont elle est comme
l'effet perpétuel; elle n'est donc pas la raison, quoiqu'il n'y ait pas
conception là où manque la raison.

3° Imagination.--La conception diffère aussi de l'imagination, qui n'est
qu'un souvenir du sens, ou la faculté par laquelle l'esprit retient
l'affection du sens, en l'absence de la chose qui l'avait produite. Ce
n'est pas qu'il ne puisse y avoir en même temps dans l'âme imagination
et conception, aussi bien que conception et sens, et dans les deux cas
il y a quelque jugement; mais c'est un acte de l'intelligence, et non
pas de l'imagination et du sens. L'une se rapporte aux choses absentes,
l'autre aux choses présentes; la conception se produit pour les choses
absentes comme pour les choses présentes. Mais nous pouvons sentir les
choses sans les concevoir, autrement nous penserions toujours au ciel et
à la terre, que nous voyons toujours. Quand le sens agit, l'imagination
ne peut agir avec lui et en lui; mais dès qu'il cesse, elle le supplée.
C'est une confuse perception de l'âme aussi bien que le sens. Ce qui est
capable de sens est capable d'imagination. Les bêtes elles-mêmes n'en
sont pas dépourvues, suivant Boèce[559]. Mais n'y a-t-il imagination
qu'à la condition du sens? Abélard penche pour l'affirmative; il veut
que non-seulement les objets insensibles et incorporels ne soient que
des concepts intellectuels, mais qu'il en soit, de même des objets
corporels que l'intelligence conçoit sans les avoir présents par les
sens. Si Aristote a dit que nos conceptions n'ont jamais lieu sans
imagination[560], cela signifie, selon lui, que lorsque nous tâchons
d'atteindre et de juger la nature ou la propriété d'une chose par la
seule intelligence, l'habitude du sens, d'où naît toute connaissance
humaine, _sensus consuetudo a quo omnis humana surgit notitia_, suggère
à l'esprit par l'imagination de certaines choses auxquelles nous
n'entendons nullement penser. Voulons-nous, par exemple, ne concevoir
dans l'homme que ce qui appartient à la nature de l'humanité,
c'est-à-dire le concevoir comme _animal rationnel mortel_; beaucoup de
choses que nous avons eu l'intention d'écarter se présentent à l'âme
malgré elle par l'effet de l'imagination, comme la couleur, la longueur,
la disposition des membres, et les autres formes accidentelles du corps;
en sorte que par un effet singulier, _quod mirabile est_, lorsque je
cherche à penser à quelque chose d'incorporel, l'habitude de sentir
me force à l'imaginer corporel; ce que je conçois comme incolore, je
l'imagine nécessairement coloré. C'est que les sens sont en nous ce qui
s'éveille d'abord; leurs opérations se renouvellent sans cesse;
ensuite l'esprit s'élève à l'imagination, puis à la conception de
l'intelligence.

[Note 559: _De Consolat. phil._, V, p. 944.]

[Note 560: Aristote dit cela dans le Traité de l'âme et dans celui
de la Mémoire. (_De Anim._, III, VIII.--_De Mem. et Remin._, I.) Abélard
ne les connaissait pas; mais Boèce cite textuellement un passage du _de
Anima_, et c'est là qu'Abélard s'est instruit. (Boeth., _De Interp._,
ed. sec., p. 298.)]

Toutefois, Boèce dit «qu'il est une intelligence qui appartient à bien
peu d'hommes, et à Dieu seul, laquelle dépasse tellement et le sens et
l'imagination qu'elle agit sans l'un et sans l'autre[561]; par elle,
rien ne s'offre à l'esprit que ce qui se pense et se comprend; pour
elle, point de perception confuse. Évidemment Dieu ne saurait avoir ni
sens ni imagination; son intelligence atteint et contient tout; car
comprendre, c'est savoir. Cette intelligence-là que Boèce accorde à
un petit nombre d'hommes, croyons, avec Aristote, qu'elle ne peut se
rencontrer dans cette vie, si ce n'est chez l'homme que l'excès de la
contemplation élève à la révélation divine. Et cet essor de l'âme, il
faut l'appeler science plutôt que simple intelligence, et le rapporter à
l'esprit divin plutôt qu'à l'esprit humain. L'âme qui vient de Dieu se
pénètre de Dieu, pour ainsi dire, et dans l'homme qui s'évanouit et
meurt en quelque sorte, Dieu paraît[562].»

[Note 561: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 296.]

[Note 562: _De Intell._, p. 467. Ceci semble un souvenir du Timée
plutôt que du _de Anima_. Voyez pourtant III, V.]

4° Estimation.--Distinguons encore l'entendement ou l'intelligence de
l'estimation et de la science. On confond quelquefois l'estimation avec
l'intelligence; car on doit estimer pour comprendre, et le mot de pensée
(_opinio_), synonyme de celui d'estimation, est quelquefois transporté
à la conception. Mais estimer, c'est croire; l'estimation est la même
chose que la créance ou la foi[563]. Comprendre, c'est apercevoir
(_speculari_) par la raison, soit que nous croyions ou non à ce que nous
apercevons. Je comprends cette proposition: _l'homme est de bois_, et je
ne la crois pas. Ainsi tout ce qu'on estime ou croit, on le comprend;
mais l'inverse n'est pas vraie. D'ailleurs il n'y a estimation que de ce
dont il y a proposition, c'est-à-dire conjonction ou division.

[Note 563: Ce passage serait au besoin la preuve que cet ouvrage est
d'Abélard. Celle analogie de l'_estimation_ avec la foi qu'il définit
l'une par l'autre, est une opinion qu'il avait empruntée au _de Anima_
(III, iii), et que saint Bernard lui a reprochée. Voyez dans cet ouvrage
le I. III, c. iv, et _Ab. Op., Introd._, I. I, p. 977.]

5° Science.--La science est cette certitude de l'esprit qui se soutient
indépendamment de toute estimation ou conception. Aussi la science
persiste-t-elle dans le sommeil, et Aristote place-t-il les sciences et
les vertus, à raison de leur durée, parmi les habitudes, _habitus_[564],
plutôt que parmi les dispositions de l'esprit.

[Note 564: L'habitude, n'est pas l'accoutumance, mais ce que l'on
a en propre comme une faculté naturelle, une _capacité_, suivant la
traduction de M. Barthélemy Saint-Hilaire. La disposition ou diathèse,
[Grec: tiùOttni], n'est qu'une affection peu durable. (_Categ._
VIII.--_De la Logique d'Arist._, t. 1, p. 167.)]

Maintenant, tout ce qui appartient proprement à l'intelligence,
entendement ou faculté de concevoir, ayant été séparé de tout le reste,
il faut distinguer les différents concepts entre eux. Ils sont simples
ou composés, uns ou multiples, bons (_sani_) ou mauvais (_cassi_), vrais
ou faux; en outre, il y a une distinction à faire entre le concept du
composant et celui des composés, entre le concept du divisant et celui
des divisés, ou entre la division et l'abstraction.

Les concepts sont simples, lorsque, ainsi que les actions ou les temps
simples, ils ne se constituent pas de parties successives; les composés
sont l'inverse. Il en est de la conception comme du discours qui la
suscite, lequel est simple ou composé. Dire ou entendre: _l'homme se
promène_, c'est passer par une suite d'énonciations significatives,
celle d'_homme_, celle de _se promener_, et joindre l'une à l'autre.
Il y a là des parties successives; car une énonciation, ainsi qu'une
conception, peut rester simple et avoir des parties, si elles ne sont
pas successives. Exemples: _deux, trois, troupeau, amas, maison_. La
combinaison qui résulte de la matière et de la forme, ou bien de
parties agrégées ensemble, n'exclut pas la simplicité. Exemple: le nom
d'_homme_, qui désigne en même temps la matière, _animal_, et la forme
de la _rationnalité_ et de la _mortalité_.

Les mêmes choses peuvent être conçues et par une conception simple et
par une conception successive. Je puis voir tantôt d'une seule et même
intuition, tantôt par succession et en plusieurs regards, trois pierres
placées devant moi. Ce que fait ici le sens, l'entendement le peut
faire. Là est la différence des conceptions exprimées par le mot
(_intellectus dictionis_) ou par l'oraison (_intellectus orationis_),
qui désignent d'ailleurs la même chose. Ainsi le nom _animal_ et sa
définition _corps animé sensible_ suggèrent la même pensée; toute la
différence, c'est que l'un donne à la fois trois choses, et l'autre
les donne successivement. Ainsi la conception donne les choses comme
jointes, ou joint les choses pour les donner. Elle est ainsi ou
simultanée ou successive.

La différence entre les concepts de mot et les concepts d'oraison
s'applique aux concepts qui donnent les choses comme séparées ou qui
en opèrent la séparation, et qu'Abélard appelle concept des divisés
et concept divisant. _Animal_ donne un concept de choses jointes;
_non-animal_ est un nom infini ou indéterminé; il signifie la chose
_qui n'est pas animal_, laquelle donne un concept de choses divisées
(_intellectus divisorum_); et comme la définition de l'_animal_ donne un
concept de jonction, la description du _non-animal_ donne un concept de
division, proprement un concept divisant (_intellectus dividens_)[565].

[Note 565: _De Intell._, p. 468-473.--Tout ceci concorde avec ce qui
a été dit au chapitre précédent sur la division, la description, etc.]

Les concepts simples ou composés sont uns, s'ils consistent dans une
seule jonction, ou dans une seule division ou disjonction; autrement ils
sont multiples. «La jonction, comme la division ou disjonction, est
une, lorsque l'esprit marche continûment d'un seul et même élan, et n'a
qu'une intention mentale, par laquelle il accomplit sans interruption le
cours une fois commencé d'un premier concept.» Ce langage un peu figuré
signifie qu'il y a unité dans un concept, fût-il composé de parties et
de parties successives, lorsque l'esprit le forme par un seul et même
acte, lorsqu'il n'y a du moins rien de successif dans l'opération
intellectuelle. En effet, quand même vous prendriez des choses
successives, si vous les combinez de telle sorte qu'en les parcourant
discursivement (_discurrendo_), vous posiez une seule essence; ou bien
quand, par la force d'une seule affirmation, voua assemblez et rendez
réciproquement unis des éléments divers par le lien de l'attribution,
par celui de la condition ou du temps, ou par tout autre mode; pourvu
qu'il y ait impulsion mentale unique, il y a unité de concept. Quand je
prononce continûment _animal raisonnable_, l'auditeur conçoit _animal_
et _rationnalité_ comme une seule chose, il en fait un tout; et
semblablement, quand je dis _animal non-raisonnable_. Peu importe
d'ailleurs que la chose soit réellement ou non comme elle est conçue;
le concept n'en existe pas moins. _Caillou raisonnable_ et _chimère
blanche_ sont des concepts uns, comme _animal raisonnable_ et _homme
blanc_. Cette unité se trouve même dans les propositions transitives,
et dans celles dont les termes sont liés par le cas oblique. Dans le
concept, _la maison de Socrate_, il y a unité comme dans celui-ci,
_maison socratique_. Dans un seul concept peuvent se faire plusieurs
jonctions, plusieurs divisions. Mais l'unité de concept disparaît avec
la continuité de l'acte. Les concepts sont bons (_sani_), lorsque par
eux nous entendons les choses comme elles sont; autrement, ils sont
mauvais (_cassi_), et on les appelle opinions plutôt que concepts.
«L'opinion, dit Aristote, est la pensée de ce qui n'est pas, plutôt que
de ce qui est.[566]» Suivant lui, les concepts sont bons, lorsqu'ils
ressemblent aux choses. Le concept d'_homme_ serait, comme le concept de
la _chimère_, un concept vain et mauvais, s'il n'y avait pas d'homme du
tout.

[Note 566: Abélard altère un peu la pensée d'Aristote et la
transforme en proposition générale. Aristote dit seulement que, bien
que ce qui n'est pas puisse être pensé (_opinabile_), il n'en faut pas
conclure que ce qui n'est pas soit quelque chose, puisque cette pensée
ou opination, _opinatio_, est, non qu'il est, mais qu'il n'est pas. Tel
est le sens de la version do Boèce qu'Abélard avait apparemment sous les
yeux (_De Interp_., ed. sec., I. V, p. 423). Dans le texte grec, il y a
littéralement: «Le non-être, parce qu'il est _pensable_ (_opinabile_),
n'est pas pour cela dit avec vérité être quelque chose de réel, _ens
quiddam_, puisque nous ne pensons pas qu'il soit, mais qu'il n'est pas.»
(_Hermen_., XI.) Au reste, si l'on voulait approfondir toute cette
partie de la logique d'Abélard, il faudrait se reporter à sa
Dialectique; là, à l'occasion de la proposition et du prédicat, il
expose sous une autre forme une partie des idées que nous retrouvons
ici. (_Dial_., p. 237-251.)]

La vérité et la fausseté né s'appliquent qu'aux concepts composés, soit
qu'ils joignent, soit qu'ils divisent, c'est-à-dire soit affirmatifs,
soit négatifs. Car il faut qu'il y ait possibilité de délibération ou de
jugement, pour que les concepts soient vrais ou faux. On juge suivant le
concept ou par le concept; et le concept par lequel on juge n'est pas la
même chose que le concept suivant lequel on juge; le concept par lequel
on juge, c'est-à-dire la conception du jugement, n'est que l'opération
par laquelle nous concevons une jonction ou une division d'où résulte
un jugement. Le concept suivant lequel (_secundum quem_) on juge,
c'est-à-dire le concept qui est la base du jugement, est cette partie
du concept total du jugement dans laquelle réside toute la force du
jugement; tels sont les concepts des prédicats. Le sujet n'est posé que
pour recevoir la chose que nous voulons lui assigner par jugement; mais
le prédicat est posé _pour dénoter l'état auquel nous voulons que la
chose soit rapportée par jugement_[567]; c'est-à-dire, en langage moins
technique, pour assigner une chose à une autre en vertu d'un certain
rapport. Le sujet est le terme posé en premier concept, et auquel est
substituée la chose que le jugement y joint ou en sépare; le prédicat
est dit du sujet, non le sujet du prédicat. La force de la proposition
étant dans ce qui _est dit_, toute la vertu de l'acte intellectuel qui
juge ou de la conception de jugement est dans le concept du terme qui
_est dit_ ou du prédicat.

[Note 567: «Ad denotandum statum secundum quem eam deliberari
volumus.» (p. 477.)]

Le concept divisant est le concept de négation. Il sépare quelque chose
de quelque chose: _un homme n'est pas un cheval, celui qui est
debout n'est pas assis_. Le concept de disjonction est un concept
d'affirmation; il ne sépare pas les choses; mais de plusieurs
conceptions de l'esprit, il en constitue une: _quelque chose est
homme ou cheval, sain ou malade_, etc. Les propositions disjonctives
hypothétiques sont des concepts de disjonction.

Tout concept qui donne la chose comme elle est, est-il bon? Tout concept
qui donne la chose comme elle n'est pas, est-il mauvais? L'affirmative
paraît vraie; cependant tout concept obtenu par abstraction, _omnis per
abstractionem habitus intellectus_, donne la chose autrement qu'elle
n'est. A peine existe-t-il un concept d'une chose non sujette aux sens,
qui ne la donne pas à quelques égards autrement qu'elle n'est.

«Les concepts par abstraction sont ceux dans lesquels une nature d'une
certaine forme, est prise indépendamment de la matière qui lui sert
de sujet, ou bien dans lesquels une nature quelconque est pensée
indifféremment, sans distinction d'aucun des individus auxquels elle
appartient. Par exemple, je prends _la couleur d'un corps_ ou _la
science d'une âme_ dans ce qu'elle a de propre, c'est-à-dire en tant que
qualité; j'abstrais en quelque sorte les formes des sujets substantiels,
pour les considérer en elles-mêmes, en leur propre nature, et sans
faire attention aux sujets qui leur sont unis. Si je considère ainsi
indifféremment la nature humaine qui est en chaque homme, sans faire
attention à la distinction personnelle d'aucun homme en particulier, je
conçois simplement l'homme en tant qu'homme, c'est-à-dire comme
animal rationnel mortel, et non comme tel ou tel homme, et j'abstrais
l'universel des sujets individuels. L'abstraction consiste donc à isoler
les supérieurs des inférieurs, les universaux des individuels, leurs
sujets de prédication, et les formes des matières, leurs sujets de
fondation. La soustraction (_subtractio_) sera le contraire. Elle
a lieu, quand l'intelligence soustrait le sujet de ce qui lui est
attribué, et le considère en lui-même; par exemple, lorsqu'elle
s'efforce de concevoir, indépendamment d'aucune forme, la nature
d'un sujet essentiel. Dans les deux cas, le concept qui abstrait ou
soustrait, donne la chose autrement qu'elle n'est, puisque la chose qui
n'existe que réunie y est conçue séparément.»

Or comme personne, en voulant penser une chose, n'est capable de la
penser dans toutes ses essences ou propriétés, mais seulement en
quelques-unes d'entre elles, l'esprit est forcé de concevoir la chose
autrement qu'elle n'est. Ainsi _ce corps_ est _corps, homme, blanc,
chaud_, et mille autres choses. Cependant, considéré en tant que corps,
il est conçu séparément de toutes ces choses, c'est-à-dire autre qu'il
n'est en effet. Le concept de corps, indépendamment de toute forme ou
qualité, est celui d'une nature quelconque prise comme universelle,
c'est-à-dire indifféremment ou sans application à aucun individu. Or
ce corps pur n'existe nulle part ainsi; rien dans la nature n'existe
indifféremment, d'une manière indéterminée. Toute chose est
individuellement distincte, une numériquement. La substance corporelle
dans ce corps, qu'est-elle autre chose que ce corps lui-même? La nature
humaine dans cet homme, dans Socrate, qu'est-elle autre chose que
Socrate même?

Quant aux choses absentes, insensibles, incorporelles, qui peut les
connaître comme elles sont? Qui ne les conçoit autrement qu'elles ne
sont? Représentez-vous, quand elle est absente, la chose que vous avez
vue; plus tard, vous la trouverez tout autre sous plus d'un rapport que
vous ne vous l'êtes représentée. Qui ne conçoit les choses incorporelles
à l'image des corporelles, et qui, pensant à Dieu ou à l'esprit,
n'imagine pas l'un ou l'autre avec quelque forme, ou quelque habitude
corporelle, quoique Dieu ni l'esprit n'en ait aucune? Qui ne conçoit les
esprits comme circonscrits localement, composés, colorés, investis
de modes propres aux corps, et cela, parce que toute la connaissance
humaine vient des sens?

Or, si l'expérience des sens nous pousse à figurer ainsi nos idées, et
si tout concept d'une chose dans un autre état que son état réel, doit
être tenu pour vain et mauvais, quelle conception humaine ne doit pas
être condamnée?

Passons à l'autre partie de la question. Tout concept qui donne la
chose comme elle est, doit-il être tenu pour bon? cela ne paraît pas
contestable. Cependant, concevoir qu'_un homme est un âne_, n'est pas un
concept faux, si l'on entend, par exemple, que l'_homme est un animal_
comme l'âne. Qu'est-ce donc que ce concept faux, qui donne la chose
comme elle est? Comment admettre que la vérité et la fausseté, formes
contradictoires des concepts, se réunissent dans le même concept, ou
soient combinées dans le même acte d'un même esprit indivisible?

En définitive, _concevoir une chose autrement qu'elle n'est_, peut
vouloir dire--ou que le mode de conception diffère du mode d'existence,
par exemple qu'on la conçoit séparée, quoiqu'elle ne le soit pas, pure,
quoiqu'elle soit mixte;--ou bien que la chose est conçue comme existant
dans un état, avec un mode autre que l'état ou le mode réel.--Dans le
premier cas, _autrement_ se rapporte à _concevoir_; dans le second, il
se rapporte au verbe exprimé ou sous-entendu dans la conception. Dans
le premier cas, la chose est _autrement conçue_ qu'elle n'est dans la
réalité, et la conception n'est pas vaine pour cela. Dans le second, la
chose est conçue comme _étant autrement_ qu'elle n'est, et c'est une
vaine conception.

De même, cette proposition: «Le concept est juste et valable, quand la
chose est conçue _comme elle est_,» n'est une proposition vraie, que
si l'on ajoute _comme elle est dans le sens où elle est conçue_. Tout
dépend de ce que l'esprit entend, quand il conçoit. Suivant le sens
qu'il attache à ce qu'il affirme, un même concept peut être vrai et faux
en même temps. C'est le cas de tout concept qui peut être ramené à la
forme d'une proposition hypothétique. Par exemple, _l'homme est un âne_,
peut être ramené à cette forme: _Si l'on entend que l'homme est un
animal comme l'âne, l'homme est un âne_. Tel est l'exemple fameux: _Si
Socrate est une pierre. Socrate est une perle_[568].

[Note 568: Toutes ces distinctions, ainsi que tout ce qui, dans le
_de Intellectibus_, appartient plus à la logique qu'à la psychologie,
ont été traitées plus complétement dans la Dialectique. (Part. II, p.
237-251.)]

La conception d'une proposition n'est pas le simple acte intellectuel
qu'on nomme concept, mais celui dans lequel une vue de l'esprit et une
notion qui la développe et l'explique s'unissent et forment un tout.
Ce qu'Abélard appelle _intellectus_, est proprement l'idée, selon la
plupart des philosophes modernes. Seulement, il ne réduit pas l'idée à
la simple perception; le concept n'est pas uniquement la chose en tant
que pensée; c'est la pensée qui en donne une connaissance déterminée.
Constituer un concept revient au même que signifier ou énoncer qu'une
chose est. Cependant il ne faudrait pas en conclure que le fait de
signifier une chose constitue un concept de la chose. Car chaque mot en
particulier signifie et le concept et la chose, ce qui ne veut pas dire
qu'il signifie une signification ni qu'un concept constitue un autre
concept. La signification rend le concept qu'elle suppose[569].

[Note 569: _De Intell_., p. 475-497.]

A part les formes de la dialectique, on doit reconnaître ici la théorie
tant répétée de la formation des idées. La sensation, l'imagination, le
concept (tant simple que composé, tant un que multiple), le jugement, le
concept exprimé ou le terme, le jugement exprimé ou la proposition, la
vérité ou la fausseté des concepts et des jugements, c'est bien là le
sujet et l'ordre habituel des psychologies élémentaires. Il ne faut pas
s'étonner de retrouver ici des notions si familières aux modernes; ce
n'est pas qu'Abélard les ait devancés, c'est qu'il a puisé à la même
source; le fond de tout cela est dans Aristote[570].

[Note 570: Toutefois ce n'est pas Aristote même qu'il a consulté. Il
a suivi Boèce, et il l'a rendu plus rigoureux et plus méthodique. (_In
Porph._, I, p. 54. et _De Interp._, ed. sec., _passim._)]

Quelle est la signification ou quel est le concept des mots universels?
quelles choses signifient-ils, ou quelles choses sont comprises en
eux? Lorsque j'entends le nom _homme_, nom commun à plusieurs choses
auxquelles il convient également, quelle chose entend mon esprit? c'est
l'homme en lui-même, doit-on répondre. Mais tout _homme_ est celui-ci,
celui-là ou tout autre. La sensation, nous dit-on, ne donne jamais que
tel _homme_ déterminé, et raisonnant de l'entendement comme du sens, on
affirme que le concept d'_homme_ ne peut être que le concept d'un homme
déterminé: _homme_ équivaut à _un certain homme_. Il faut répondre que
concevoir l'homme, c'est concevoir la nature humaine, c'est-à-dire un
animal de telle qualité. Lors donc qu'on objecte que _tout homme_ étant
celui-ci ou celui-là, concevoir l'_homme_, c'est concevoir celui-ci ou
tel autre, le syllogisme n'est pas régulier. Il faudrait dire que _tout
concept de l'homme_ est le concept de celui-ci ou de celui-là; alors le
moyen terme serait mieux maintenu, et la conjonction des extrêmes se
ferait en règle; mais l'assomption serait fausse. Quand je dis _une
cape[571] est désirée par moi_, ce qui revient à dire _je désire une
cape_; quoique toute _cape_ soit celle-ci ou celle-là, il ne s'ensuit
pas que je désire celle-ci ou celle-là. Mais si je disais: _Je désire
une cape, et quiconque désire une cape désire celle-ci ou celle-là_,
l'argumentation serait juste et la conclusion légitime. De même, on peut
dire: _Si j'ai la sensation d'un homme, tout homme étant tel ou tel
homme, j'ai la sensation de tel ou tel homme_; mais il ne s'ensuit
nullement ce qu'on en veut conclure. Qu'il soit de la nature du sens
de ne pouvoir s'exercer que sur une chose existante déterminée, qu'en
conséquence la sensation d'homme ne puisse être que la sensation causée
par cet homme-ci ou cet homme-là, accordez-le; mais l'entendement n'a
pas, comme le sens, besoin pour agir d'une chose réelle, puisqu'il
s'applique aux choses passées, futures, qui n'ont jamais été, qui ne
seront jamais. Pour penser à l'homme, pour avoir un concept dans lequel
entre l'idée de la nature humaine, il n'est donc pas nécessaire d'avoir
présent à l'esprit tel ou tel homme déterminé. La nature humaine peut
être l'objet de concepts innombrables, comme ce concept simple du nom
spécial d'_homme_ ou de l'_homme_ pris comme espèce, aussi bien que de
l'_homme blanc_, de l'_homme assis_, que sais-je? de l'_homme cornu_,
qui n'existe pas; en un mot, comme toutes les conceptions dans
lesquelles entre la nature humaine, soit avec la distinction d'une
personne déterminée comme Socrate, soit indifféremment ou sans aucune
détermination personnelle.

[Note 571: _Capa_, espèce de capuchon, _bardocucullus_.]

Abélard énonce ici brièvement certaines objections, mais à peine
indique-t-il à quoi elles tendent, et pourquoi il est intéressant de les
lever. Sous leur forme technique, leur importance échappe, et le texte
de cet ouvrage ressemble à un sommaire de principes et d'arguments,
applicables à des controverses usuelles, à des questions connues, et que
devaient éclaircir ou développer, soit l'interprétation orale, soit
au moins l'intelligence du lecteur, déjà familiarisé avec ce dont il
s'agissait[572]. Essayons de suppléer à l'une et à l'autre.

[Note 572: _De Intel._, p. 487-492.]

Il s'agit de savoir ce que signifient les noms des universaux, ou quels
sont les objets des conceptions générales ou spéciales. Abélard vient
de dire que ces noms désignent des conceptions universelles, et que
celles-ci, pour être valables et vraies, n'ont pas besoin de se
rapporter à des objets sensibles et déterminés, parce qu'elles
sont l'oeuvre de l'intelligence et non de la sensibilité. C'est
la sensibilité qui veut des objets certains, réels, individuels;
l'intelligence procède autrement, puisqu'elle conçoit ce qui est absent,
insensible, indéterminé, ce qui n'est pas. Les conceptions générales ne
sont donc pas nécessairement de purs mots, mais peuvent être de vraies
conceptions, quoiqu'elles ne se rapportent pas à des objets individuels.
A cela on aura trouvé une forte objection, si l'on démontre qu'il y a
des mots, ressemblant à des noms de conceptions, qui ne désignent ni des
conceptions réelles, ni des conceptions possibles; ce ne seront que des
semblants de conceptions; ces conceptions n'en auront que le nom; il
faudra bien reconnaître que tout nom ne suppose pas un concept, et le
nominalisme aura gagné un premier point fort important.

Ainsi, par exemple, je dis _tout homme_, et cependant je ne conçois pas
actuellement _tout homme_, car il faudrait concevoir _tous les hommes_,
et cela est impossible; on peut donc nommer une conception sans l'avoir.
Semblablement, de deux je dis que l'_un court_, et comme je ne sais
lequel, ni peut-être même de quel être il s'agit, je n'ai point la
conception de ce que je dis. A plus forte raison, ne puis-je avoir la
conception de la _chimère blanche_ ou simplement de la _chimère_, ni du
_non-intelligible_ ou _non-concevable_. Puis donc que je prononce ces
mots comme des conceptions et que j'en raisonne, et qu'en réalité je ne
les comprends pas, il suit que ce ne sont que des mots. Qu'est-ce que
des concepts qui ne sont pas conçus, des produits de l'entendement qui
ne sont pas entendus, de l'intellectuel sans intelligence? Ainsi les
concepts, autres que ceux qui correspondent à des choses individuelles,
ne sont pas même des idées, ce ne sont que des noms.

Abélard répond en expliquant dans quel sens on conçoit les diverses
propositions opposées comme des difficultés. Concevoir _tout homme_,
c'est, selon lui, concevoir, non-seulement l'oraison _tout homme_, mais
_un homme quelconque_, ou quiconque a la nature humaine. Ce n'est pas
tel ou tel homme, Socrate ou Platon, quoique tel ou tel homme, Socrate
ou Platon, soit compris sous le concept de _tout homme_. C'est la
conception de la nature humaine, sans détermination individuelle;
et cette conception comprend tous les individus, quoique aucune
intelligence ne suffise à les considérer tous individuellement et en
même temps. Dire _l'un de ces deux court_, c'est concevoir l'une ou
l'autre de ces deux choses vraies, savoir ou qu'_il y en a un qui
court_, ou que _c'est celui-ci_ et non _celui-là qui court_, et l'on
ne peut dire que ce concept ne se rapporte à rien de réel. Quant à _la
chimère_, elle n'est pas réelle, et elle est conçue comme n'étant pas
réelle. Ce qui n'empêche pas de concevoir que, si elle était réelle et
qu'elle fût blanche, elle serait blanche; et dans ce cas, il y
aurait lieu à cette proposition, _elle est blanche_. Quant au
_non-intelligible_, c'est un attribut général qui, en tant que général,
peut être conçu, quoique une chose particulière non-intelligible fût
précisément ce qui ne peut être conçu. Autre est de concevoir qu'une
chose est inconcevable, autre de concevoir une chose inconcevable. Ainsi
les exemples cités ne prouvent pas que certains mots, désignant des
idées qui ne représentent rien de sensible ou de déterminé, ne soient
que des mots, et ne signifient ni choses ni idées, c'est-à-dire ne
signifient rien. Ils ne prouvent pas davantage que, pour ne représenter
directement rien de déterminé ni de sensible, des idées soient vaines et
fausses, et par conséquent, on ne peut conclure des exemples cités, à
la vanité, à la fausseté, à la nullité des conceptions générales
quelconques.

Nous avons évidemment ici l'argumentation et la réfutation du
nominalisme. Abélard ne le dit pas en termes exprès, mais il le fait
comprendre, et en posant les exemples ci-dessus comme des difficultés,
il nous fait connaître, sans aucun doute, quelques-unes des objections
de Roscelin ou de ses partisans. Nous apprenons ainsi à quel point
le nominalisme différait du conceptualisme. Le premier ne niait pas
seulement les essences générales, mais les conceptions générales et
abstraites; il ne laissait aux genres, aux espèces, aux êtres de raison,
pas même une place dans l'esprit. Il était absolu. Cela nous explique
comment le conceptualisme, qu'on est souvent porté à confondre avec le
nominalisme, s'élevait alors à l'importance d'une doctrine positive,
distincte, déterminée. C'était un intermédiaire réel entre le réalisme
et le nominalisme. Le premier disait que les universaux étaient
non-seulement des idées et des mots, mais des réalités; le
conceptualisme, qu'ils n'étaient pas des réalités, mais des idées et des
mots; le nominalisme, qu'ils n'étaient ni des réalités, ni des idées,
mais des noms. Le fond du nominalisme était donc que nous n'avons
d'idées que des objets sensibles. La psychologie se réduisait donc à
la sensation et à la mémoire, pour toutes facultés fondamentales.
L'intelligence, purement passive, faculté à la suite de la sensation et
de la mémoire, se bornait à concevoir leurs objets, c'est-à-dire à la
simple représentation. Il ne lui restait en propre que je ne sais quelle
activité vaine qui se produisait dans le langage, lequel débordait
nécessairement la réalité et la pensée. Les langues étaient pleines de
fictions gratuites. On voit comment le nominalisme se ramenait à un
étroit sensualisme.

Abélard, quoiqu'il fût de l'école d'Aristote, et qu'il adoptât par
conséquent quelques-uns des principes du sensualisme, entendait les
choses plus largement, et s'il ne s'affranchissait pas de quelques-unes
des conséquences de ces principes avec la même hardiesse que son maître,
cependant il ne peut être confondu avec les sectateurs de cette étroite
doctrine. Il disait bien que toute connaissance _surgit des sens_[573].
Il admettait bien qu'il n'y a dans la nature que des choses déterminées,
que les réalités sont toutes individuelles; il croyait donc que
les genres et les espèces ne sont pas réels en eux-mêmes. Mais si
l'intelligence est instruite, excitée par les sens, si les sensations
suscitent des concepts[574], cependant l'intelligence est distincte
des sens; elle en est profondément différente; elle l'est même de
l'imagination, qui n'est que la faculté de se représenter les choses
sensibles. La sensation, l'imagination, tout cela n'est que perception
confuse. L'intelligence a des perceptions plus distinctes ou plutôt des
conceptions (concepts, intellects, idées), qui sont de plus en plus
indépendantes, de plus en plus dégagées des perceptions sensibles et
imaginatives; et elle peut même arriver très-près de l'état d'une
intelligence pure, qui comprend par elle-même et directement, à la
manière de l'intelligence divine. Or, elle a cette puissance à deux
conditions, c'est non-seulement de changer en idées les perceptions
sensibles, mais de se faire des idées, dont l'objet n'a pas été senti,
dont l'objet ne peut l'être, dont l'objet même n'existe pas. En d'autres
termes, l'intelligence a des idées sensibles ou de représentation, et
des idées purement intelligibles ou intellectuelles, savoir celles
des choses invisibles, celles des choses inconnues, celles des choses
universelles, celles des choses abstraites. Ainsi, l'homme est
non-seulement en communication avec la nature physique, mais il
l'excède; il est naturellement métaphysicien; voilà l'homme d'Abélard et
d'Aristote.

[Note 573: _De Intell._, p. 466 et 482.]

[Note 574: _Id._, p. 462.]

On voit que le conceptualisme, quoique venu à l'occasion d'une question
logique, est une psychologie. Cette psychologie est sommaire, succincte,
incomplète, je le veux; elle n'est pas inattaquable, j'en conviens
encore. Mais elle ne donne pas une trop mesquine idée de l'esprit
humain; elle est loin de limiter trop étroitement sa portée ni ses
forces. On peut la trouver hésitante, obscure, fautive sur la question
ontologique; elle ne jette sur la réalité qu'un regard de passage, et
peut-être ignore-t-elle les rapports mystérieux et certains qui unissent
le monde des idées avec le monde des choses. Mais les philosophies qui
peuvent lui en faire un reproche, ne sont pas fort nombreuses. Platon
n'avait pas réussi à persuader Aristote, et le néo-platonisme n'a rien
fondé. Chez les modernes, Locke et Reid n'en savent pas beaucoup plus
qu'Abélard; Kant en sait plus, mais il doute davantage. Quelques mots
de Descartes et de Leibnitz composent tout ce que nous avons gagné
sur l'antiquité. Aucune doctrine formelle, complètement développée,
définitivement reconnue, n'a encore réalisé le modèle difficile d'une
ontologie philosophique. Spinoza n'a laissé qu'un exemple redouté.
Peut-être Hegel n'a-t-il rien fait de plus. L'avenir jugera la tentative
créatrice de Schelling. Rien de lui n'est encore assuré que la gloire de
son nom.

Quoi qu'il en soit, vous venez de voir ici par l'exemple le plus
éclatant, comment une simple question de dialectique contenait ou
engendrait les plus hautes questions de métaphysique, et comment les
scolastiques pouvaient être conduits par la spécialité de leur art aux
grandes généralités de la science. L'art des scolastiques est celui de
décomposer le langage et le raisonnement. L'analyse des éléments de la
proposition les mène ou plutôt les oblige à rechercher quelles sont nos
diverses idées, comment nous les formons, quels sont les divers rapports
des êtres, leurs modes, leurs natures, leurs essences. Qu'y a-t-il au
delà? où sont de plus grandes, de plus fondamentales questions? Mais la
manière de les traiter est singulière; elle ne va pas droit au fond des
choses; elle les aborde obliquement, d'une façon détournée, incidente,
et à propos des questions logiques. La logique donne une certaine
définition de la substance, une certaine énumération des catégories;
comme introduction à cette double connaissance, on doit connaître la
définition de certains attributs des choses, qui constituent entre
autres les genres et les espèces; comment cette définition, une fois
donnée, concorde-t-elle avec celles de la substance et des diverses
catégories? De là plusieurs difficultés. Quelles sont ces difficultés?
elles portent toutes sur l'application de certaines règles logiques à
certaines propositions. Et comment cherche-t-on à les résoudre? par des
distinctions destinées à mieux fixer le sens de ces règles et celui de
ces propositions, en un mot, par de nouvelles recherches logiques. Et
c'est ainsi, c'est indirectement, artificiellement pour ainsi dire,
qu'en réussissant à éclaircir et à raccorder les différents principes
de la dialectique, on aborde et l'on résout les problèmes tant de la
formation des idées que de la constitution des êtres.

Ainsi se manifeste l'importance générale et la singularité particulière
de la controverse des universaux. Nous en jugerons mieux en étudiant
avec détail l'ouvrage qu'Abélard lui a spécialement consacré.



FIN DU TOME PREMIER.



TABLE.

       *       *       *       *       *

PRÉFACE

PREUVES ET AUTORITÉS DE L'HISTOIRE D'ABÉLARD

LIVRE 1er.--VIE D'ABÉLARD

LIVRE II.--DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD

CHAPITRE 1er.--De la Philosophie scolastique en général

CHAP. II.--De la Scolastique aux XIIe siècle, et de la question des
universaux.

CHAP. III.--De la logique d'Abélard.--_Dialectica_, première partie, ou
des catégories et de l'interprétation.

CHAP. IV.--Suite de la logique d'Abélard.--_Dialectica_, deuxième
partie, ou les premiers analytiques.--Des futurs contingents.

CHAP. V.--Suite de la logique d'Abélard.--_Dialectica_, troisième
partie, ou les Topiques.--De la substance et de la cause.

CHAP. VI.--Suite de la logique d'Abélard.--_Dialectica_, quatrième et
cinquième parties, ou les seconds analytiques et le livre de la division
et de la définition.

CHAP. VII.--De la psychologie d'Abélard.--_De Intellectibus_.


FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.





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